VACANCES

      VALEUR (LA) ET LES CONSÉQUENCES DE SON ABOLITION

      VANDALISME

      VANITÉ

      VAUTOUR

      VÉGÉTALISME

      VÉGÉTARIEN

      VÉGÉTARISME

      VÉNALITÉ

      VENT

      VÉRITÉ

      VERITE (LA) ET L’ÉGLISE CATHOLIQUE

      VERTU et VICE

      VIE

      VIOLENCE

      VIOLENCE

      VIOLENCE (RÉFLEXIONS SUR LA)

      VIOLENCE ANARCHISTE (LA)

      VIRGINITÉ

      VIVRE

      VOL

      VOLCAN

      VOLONTÉ

      VOLUPTÉ

VACANCES

Paul Lafargue a exposé avec beaucoup de clarté, dans Le Droit à la paresse, cette idée que la classe ouvrière est possédée par une « étrange folie » : l’amour du travail, la passion furibonde du travail. Et c’est bien, en effet, une des étranges maladies sociales qu’a engendrées le régime capitaliste. Paul Lafargue a montré, dans le cours de son exposé, que ça n’a pas été les peuples qui se sont exténués à des besognes serviles qui ont été grands dans l’histoire, mais au contraire ceux qui ont eu de nombreux moments de loisir et qui ont su les occuper en artistes et en rêveurs. La mercantile Carthage n’a rien créé d’original dans le domaine de l’art, le négoce ne laissant aucune place au rêve. La Grèce, qui a su apprécier les bienfaits de la paresse a légué à la postérité les trésors artistiques et les hautes spéculations philosophiques qui ont, au cours des siècles, fait l’émerveillement des hommes. Ce sont les peuples bergers qui ont découvert les lois de l’astronomie, parce qu’ils ont eu le loisir de contempler le ciel étoilé. Encore aujourd’hui, les créations géniales, les œuvres d’art, les inventions multiples, ne sortent-elles pas, en général, de l’esprit de rêveurs, souvent considérés comme d’inoffensifs maniaques, parce que, aux yeux du vulgaire, ils sont plus préoccupés de leurs chimères que du souci de leur fortune ou de leur pain quotidien ? Il est certain qu’un des droits les plus légitimes de l’homme est le droit au repos. Convenons que le travail est une malédiction (Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !), du moins le travail tel que la société actuelle l’impose à l’individu. Le travail, vu les progrès du machinisme, ne serait presque plus une nécessité. N’étaient les profiteurs du désordre mondial, le travail, organisé rationnellement, abolirait la plus-value, par suite le chômage et la misère. Alors, le temps de repos pour chaque individu pourrait être très grand ; d’amples vacances viendraient embellir la vie, et l’esprit libéré des soucis matériels pourrait se hasarder plus facilement vers des problèmes plus hauts. Actuellement, la nécessité des vacances s’impose d’autant plus que la production est rationalisée. (La diminution constante de la durée de la journée de travail le démontre). Il est certain qu’après une période d’activité, les muscles ou le cerveau ont besoin de se reposer. Détente et distraction sont des facteurs de régénération. Les machines – organismes d’acier – sont soumises à des révisions périodiques. Avec la machine humaine ne devrait-on pas, à plus forte raison, prendre toutes sortes de précautions ? Jamais Je proverbe n’a été aussi juste :

« Qui veut voyager loin ménage sa monture. »

Quel est l’être humain qui ne voudrait pas « voyager » aussi longtemps que possible, c’est-à-dire retarder à l’extrême limite le moment de la déchéance et de la mort ? Cette nécessité du repos est apparue dès qu’on a voulu faire travailler les enfants. Mais peu à peu s’est imposée aussi la nécessité des vacances pour les adultes ; et c’est sous ces deux aspects que nous allons envisager la question.

L’enfant éprouve un besoin impérieux de se reposer régulièrement, car il n’est susceptible d’exercer une attention soutenue que pendant un temps très court, d’autant plus court que son cerveau est moins mûr. (Voir Éducation). Un emploi du temps rationnel comprend des récréations journalières, des repos hebdomadaires, mensuels, annuels. Les vacances scolaires, sauf les vacances d’été, sont réglées selon les fêtes religieuses. Il est à regretter qu’elles ne soient pas déterminées d’une façon rigoureusement mathématique et que, dans ce domaine encore, la raison soit à la remorque de la foi. Dans le cadre du calendrier actuel nous verrions très bien quelques jours de repos à chaque fin de mois, à chaque fin de trimestre et à chaque fin d’année. Ce qui peut encore être passable pour la Noël devient par trop élastique pour Pâques qui oscille avec la pleine lune de Mars. Dans les pays du nord de l’Europe, il y a un mois de repos vers la Noël, ce qui coupe l’hiver long et rigoureux, et les classes vaquent de juin à fin septembre, afin que l’on puisse profiter de la belle saison. Par contre, les vacances s’allongent en été dans les pays chauds (de mai à novembre en divers endroits d’Afrique).

Des vacances réparties judicieusement dans l’année évitent à l’esprit la monotonie des occupations, la lassitude qu’occasionne un effort t trop prolongé, et même l’ennui ou le dégoût pour les natures qui répugnent à un trop long asservissement. Se reposer ainsi n’est pas perdre du temps, c’est laisser à l’esprit le loisir d’assimiler des acquisitions hâtives et de rejeter aussi tout le fatras livresque que des programmes parfois irrationnels – et surtout des maîtres trop imbus de la méthode de remplissage – voudraient empiler dans les crânes jusqu’à éclatement. Elles sont alors comme une sorte de lac régulateur où le fleuve des connaissances vient se clarifier. Malheureusement le déplorable système d’instruction – avec ses compositions, ses examens et concours qui empoisonnent toute la jeunesse studieuse – oblige les élèves à sacrifier jeudis, dimanches et jours de fêtes (et souvent toutes les vacances d’été pour les sessions d’octobre). Cela, au détriment de la santé morale et physique. Il n’y aura de remède que lorsqu’on éduquera la jeunesse selon des conceptions saines, lorsqu’on cherchera à avoir, selon le mot célèbre, non des têtes bien pleines mais des têtes bien faites. Il faut signaler cependant le mouvement sans cesse grandissant des « colonies de vacances ». La question est d’importance pour la population scolaire des grandes villes où, pendant la canicule, l’enfant s’étiole et souffre. L’idée de ces colonies est du pasteur W. Bion, de Zurich, et remonte à 1876. Ce pasteur emmena dans l’Appenzell un groupe d’écoliers de Zurich choisis parmi les plus pauvres et les plus débiles. L’effet sur la santé de ces écoliers fut merveilleux. L’idée suivit son chemin et le mouvement gagna successivement le Danemark, l’Allemagne, I’Autriche, la Russie, la Suède, l’Italie, la Belgique, la France, les Etats-Unis. Partout, on constata chez les enfants des accroissements de poids, de taille, de tour de poitrine, des habitudes de propreté et d’ordre, une faculté d’acquisition intellectuelle accrue, en même temps que le bénéfice de connaissances nouvelles obtenues au contact de la nature.

Devant ces succès et l’engouement légitime des populations, les colonies de vacances se sont développées, et dans ce domaine comme ailleurs, des spécialistes en charité publique et en distribution de dons se sont dépensés (moins par philanthropie que par intérêt bien compris : élection ou réélection, décoration, avancement ou besoin d’assurer une emprise profonde sur les familles). Tout au début, en 1884, par souscription publique, dans le IXe arrt de Paris, on recueillit 9.000 francs ; en 1885 près de 14.000 francs. Deux adjoints, MM. Champrenault et Duval acquirent un château et son parc à Mandres-sur-Vair (Vosges) et cela permit l’envoi de 100 colons par mois de mai à octobre 1889. On ne compte plus, depuis lors, les initiatives individuelles, les réalisations municipales, départementales ou d’organisations diverses. Des fêtes sont données ici au profit des « pupilles de I’Ecole » ou des « pupilles de la Nation » ; et là on ouvre des souscriptions, on procède à des loteries, à des quêtes, on vote des subventions. On acquiert de magnifiques domaines et c’est alors qu’on organise la plus flatteuse des publicités au bénéfice moral de l’organisation ou de l’organisateur. Seulement... on ne peut satisfaire qu’à un dixième des besoins ! C’est ainsi que, par exemple, la municipalité d’une grande ville de France a reçu, en 1932, 5.000 demandes pour ses colonies de vacances et elle n’a pu offrir que 480 places. Comme toujours, on a l’air de faire beaucoup ; en réalité on exploite un besoin, pour le plus grand profit d’un clan (politique ou religieux) ; et le peuple, au lieu d’exiger la justice, c’est-à-dire des vacances pour tous les enfants, se satisfait d’une misérable charité trop souvent offerte aux bien-pensants, aux quémandeurs, aux petits camarades... La tare du système est là. Et voilà pourquoi, essayant de faire vibrer la corde sentimentale, lorsque les dirigeants de ces œuvres disent aux révolutionnaires : « C’est pourtant une bonne œuvre ; il vaut mieux faire peu que de ne rien faire », ceux-ci répondent : « Votre œuvre est un masque qui cache la justice ; toute l’Eglise tient votre raisonnement dissimulant ainsi sa malfaisance sous une façade de philanthropie. Nous n’apportons pas notre concours aux œuvres sociales de l’Eglise ; nous n’allons pas l’apporter aux œuvres du capitalisme, car ces œuvres servent à le consolider alors qu’il doit être détruit ». Mais nous avons vu des organisations prolétariennes créer des camps de vacances où se sont rencontrés des enfants de divers pays. Ces initiatives ne peuvent qu’être encouragées, lorsqu’elles sont susceptibles de créer une mentalité internationale.

Si les vacances ne sont pas toujours profitables, comme elles devraient l’être, aux enfants de nos écoles, elles le sont aux maîtres, et cela d’une façon fort appréciable. On ne se représente pas toujours très exactement le degré d’épuisement physique et cérébral d’un éducateur auquel on a confié de 40 à 50 enfants pendant 10 mois consécutifs. Sans doute ces vacances sont-elles enviables et enviées, mais indispensables. Si les organismes jeunes sont rapidement redressés, il n’en est pas de même de ceux qui se sont usés sous le harnais. Certes, tout travail devient vite épuisant, et un travailleur manuel a tout autant besoin de repos qu’un travailleur intellectuel ; nous n’allons pas tomber dans le travers courant d’opposer l’un à l’autre. Selon ce que nous avons dit plus haut, des vacances sont nécessaires à tous. Que les avantages obtenus par une catégorie sociale soient reportés sur les autres, c’est tout ce qu’il faut demander et exiger. Le bien fondé de cette revendication n’est plus d’ailleurs mis en doute, et quantité d’organismes capitalistes ont admis la. pratique des vacances payées, ceci dans leur propre intérêt : le rendement du matériel humain s’en trouvant accru ou meilleur. En attendant la transformation radicale – et prochaine – de la société dans le sens libertaire, tous les travailleurs doivent exiger des vacances payées car les vacances sont, pour l’individu, bienfaisantes, régénératrices, vitales.

Ch. Boussinot.

VALEUR (LA) ET LES CONSÉQUENCES DE SON ABOLITION

Valeur intrinsèque et valeur mesurable.

Dire que les objets appropriables ont, par eux-mêmes, une valeur intrinsèque, c’est émettre une proposition évidente, un truisme que ne peut annuler ou battre en brèche aucun ergotage, aucun sophisme. On peut, certes, on pourra, par un dispositif légal, décréter que les utilités nécessaires à la vie de l’homme ne possèdent par elles-mêmes aucune valeur mesurable, c’est-à-dire aucune valeur qui les rende susceptibles d’être échangées de gré à gré contre d’autres utilités de valeur mesurable ; cela ne saurait empêcher qu’un morceau de pain, un verre d’eau, une couverture, un dictionnaire auront, dans tous les temps et dans tous les lieux, une valeur intrinsèque très considérable pour tout être humain qui a besoin de manger, de boire, de se réchauffer, d’être renseigné sur la signification exacte d’un vocable. Les choses appropriables ou, comme disent MM. les économistes, les utilités, possèdent donc une double valeur : une valeur absolue, la valeur qu’elles ont par elles-mêmes, correspondante au besoin humain qu’elles sont destinées à satisfaire, autrement dit une valeur intrinsèque... et une valeur relative ou mesurable par une autre valeur appelée valeur d’échange, grâce à laquelle l’utilité peut être troquée contre une autre utilité, être négociée, devenir un objet de commerce.

C’est de la valeur mesurable dont nous voulons nous occuper ici.

La valeur mesurable et le point de vue individualiste.

Étant donné la conception individualiste (anti-autoritaire ou anarchiste) de l’activité humaine au point de vue économique, et les revendications auxquelles elle donne lieu : possession individuelle et inaliénable pour chacun du moyen de production ; disposition libre et entière du résultat de l’effort strictement personnel ou « produit » ; absence d’interventionnisme sous tous ses aspects ; abolition de la domination de l’homme sur l’homme ou le milieu ou réciproquement, de l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu et vice-versa ; — étant donné cet exposé succinct des aspirations de cet individualisme : y a-t-il utilité ou profit pour l’individualiste — producteur ou consommateur — à ce que les objets appropriables ou utilités économiques soient doués de valeur mesurable, possèdent une valeur d’échange ?

Définition actuelle de la valeur mesurable.

En premier lieu, avant toute discussion, il est nécessaire de définir ce qu’il faut entendre par « valeur » dans les circonstances économiques actuelles.

La valeur est le rapport entre deux besoins et deux puissances : besoin d’échange et puissance d’offre de la part du producteur on détenteur de l’utilité économique — besoin d’appropriation et puissance d’achat de la part du consommateur ou intermédiaire.

Tout ce que l’on veut comprendre dans ce rapport : prix de revient, amortissement, quantité de travail matérialisé, équivalence de services humains et tutti quanti, tout cela n’est que subsidiaire. Étant donné les conditions de la vie économique actuelle, la valeur est le rapport entre l’offre et la demande de toute utilité ou objet de consommation.

Deux ou trois exemples « en feront foi » :

  • Il pleut : un camarade a besoin d’un parapluie. Il a en poche de quoi l’acheter. Il se rend chez un marchand de parapluies. Et il se produit ceci : c’est que s’il a besoin de s’approprier cette utilité et, grâce au contenu de sa bourse, la puissance de se le procurer, le marchand de parapluies ressent un besoin au moins égal au sien d’acquérir, grâce au bénéfice que lui laisse l’écoulement de sa marchandise, des utilités relatives à son entretien : aliments, vêture, gîte, etc. Deux besoins sont en présence, et il y a rencontre de deux puissances : puissance d’offre de son côté, puissance d’acquisition du côté du client. Le prix du parapluie peut varier : il peut être offert à 5 francs, à 10 francs, à 20 francs, à 100 francs, c’est-à-dire que la valeur peut différer en raison de la beauté ou de la solidité de l’étoffe qui a servi à le confectionner , du manche qui peut être en bois précieux ou posséder une poignée en argent massif. Mais ces variations ne sont que des accessoires ; s’il ne pleuvait pas, si ce camarade n’avait pas oublié son parapluie, ou encore si son porte-monnaie ne contenait que trente-cinq sous, on pourrait lui offrir pour 2 fr. 25 un parapluie tout soie avec manche en bois des îles, ce serait peine perdue.

D’où il s’ensuit que, pour qu’il il ait valeur mesurable, il est essentiel qu’il se produise une offre et une demande.

Là où il y a offre et point de demande, là où il y a demande et point d’offre, il n’y a pas lieu à valeur mesurable.

  • Second exemple : un autre camarade est sur le point de partir en qualité de commis-voyageur pour la Polynésie et, pour mieux réussir que ses concurrents, il a calculé qu’il lui serait extrêmement avantageux de posséder le dialecte plus ou moins maori qui se parle en ces îles lointaines et fortunées. Or, on ne trouve là où il réside que de rares méthodes ou vocabulaires de ce dialecte, et cela, à des prix très élevés : 200 à 250 francs l’exemplaire, bien que très inférieurs quant à l’exécution et à la qualité aux ouvrages semblables pour l’étude des langues courantes, qu’on trouve dans le commerce à des prix très modérés. Il n’ignore aucune de ces particularités, mais il n’hésite pas cependant à faire la brèche nécessaire dans ses économies pour se procurer le vocabulaire dont il s’agit.

La rareté de la demande est, dans ce cas, un déterminant effectif de la valeur de l’utilité. Mais vendrait-on une telle quantité de méthodes ou de vocabulaires de ce dialecte que l’éditeur pût les offrir à 2 francs l’exemplaire ; s’il n’en a pas besoin, ledit camarade n’en achètera pas. De même si, en ayant besoin et n’ayant en poche que 1,75 F, il ne pouvait découvrir un moyen de se procurer les 25 centimes qui lui manqueraient.

Alors même que, tenté par leur bas prix, on achète des utilités dont on n’a pas un besoin immédiat, on le fait parce qu’on prévoit qu’elles feront faute ultérieurement. Si on ne prévoyait pas cet usage ultérieur, on les laisserait chez l’offrant, fabricant ou détenteur.

Cette définition de la valeur en tant que rapport entre deux besoins et deux puissances fait comprendre tout de suite le mécanisme de la hausse et de la baisse des prix, phénomène relatif aux variations de l’offre et de la demande.

Plus on a besoin d’une utilité, plus son prix s’élève mais aussi plus s’accroît sa production.

L’augmentation dans la demande provoque, appelle l’augmentation dans l’offre.

Le nombre des offrants-fabricants ou détenteurs d’une utilité donnée, grossit en proportion de l’accroissement du nombre des acheteurs ; les offrants se font concurrence et le résultat de la concurrence est la baisse des prix.

C’est pourquoi la concurrence est le régulateur actuel du prix des utilités ou objets appropriables.

Abolition de valeur mesurable.

Il est évident que la définition de la valeur mesurable, telle que nous venons de la faire, ne laisse pas dans son application de susciter un très grand nombre d’abus.

On peut en effet avoir un besoin urgent d’une utilité économique et se trouver dans l’impossibilité de l’obtenir — autrement dit il y a des consommateurs incapables de se procurer — faute d’instruments d’échange, espèces ou marchandises leur permettant de traiter avec le producteur ou détenteur — les objets de consommation qu’ils désirent.

Il y a des pauvres, des déshérités, des misérables de toute espèce qui se trouvent dans l’impossibilité absolue de s’approprier des utilités de première nécessité, indispensables à leur alimentation, à leur vêture, à leur gîte, à leur culture intellectuelle. Et autant d’êtres, autant de besoins différents.

Des esprits généreux et des doctrinaires remarquables se sont rencontrés pour déclarer ou expliquer qu’il était facile de mettre fin à cet état de choses déplorable en abolissant — non pas la valeur intrinsèque, comme des ignorants se l’imaginent — mais la valeur mesurable des objets.

Tous les systèmes proposés se réduisent, en dernière analyse, à ceci : à la suppression de l’échange direct entre individus produisant ou consommant, et au remplacement de l’intermédiaire-individuel par l’intermédiaire-administration, intermédiaire tellement privilégié qu’en dehors de lui aucune transaction ne peut avoir lieu.

Ces systèmes supposent que chaque membre de la société ayant droit à un travail assuré, on peut lui assigner le devoir correspondant de déposer le résultat de son travail, de son effort producteur, dans un magasin ou entrepôt, ou autre établissement.

En échange de cette remise ou abandon, il possède la faculté de se fournir dans ce magasin, cet entrepôt, ou dans tout autre, tout ce dont il a besoin pour sa consommation.

Il existe plusieurs écoles, divers projets et des plans de réalisation différents, mais tous — et le communisme libertaire en fait partie — veulent aboutir au même but : l’extinction du paupérisme non seulement par la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme, mais encore par celle des rapports directs entre la production et la consommation.

L’abolition de la valeur mesurable et ses conséquences.

L’abolition de la valeur supprime le producteur individuel, à commencer par l’artisan. En effet, dès que le coût du produit ne peut pas être proposé par le producteur et discuté par le consommateur, dès que le produit ne peut plus être offert directement par l’offrant au demandant et demandé par le consommateur au producteur — dès lors enfin que toutes les transactions doivent avoir lieu par l’intermédiaire d’une administration impersonnelle et anonyme, il n’y a plus, il ne peut plus y avoir que production automatique, machinale, impersonnelle, collective. Le producteur ignore le consommateur de son produit — il travaille pour l’administration répartitrice. La production personnelle à domicile est condamnée à disparaître à bref délai, par crainte de fraude possible. — Comment le producteur possèderait-il un seul outil de production, le moindre fragment de matière première ? Comment détiendrait-il une parcelle de sa production ? — Qui l’empêcherait alors de trafiquer en cachette avec un consommateur voisin, ou de travailler en secret pour le compte de ce dernier ?

On peut douter que les systèmes de ce genre mènent à la disparition des inégalités économiques ; il semble, en revanche, qu’ils conduisent à une étroite limitation de l’autonomie humaine, si on veut les appliquer de façon à ce qu’ils aient le résultat qu’on leur prévoit.

Essayons impartialement de nous rendre compte jusqu’où peuvent atteindre ces limitations, en nous demandant — en amants impénitents que nous sommes de la dignité humaine — si les protagonistes de ces systèmes en ont bien calculé les conséquences logiques.

Il est évident que l’interdiction de mettre en rapport celui qui produit et celui qui consomme nivelle les besoins et donne à la production un caractère uniforme. L’ignorance du consommateur individuel mène à l’ignorance de la gamme des besoins personnels. Des vêtements taillés sur un même patron, des objets d’ameublement sans style, des édifices, des demeures ne se différenciant pas les uns des autres, ceci n’est pas nouveau. Le système de production appelé « confection » ou de fabrication dénommé en « séries », nous a accoutumés à l’absence d’originalité dans l’aspect de la plupart des choses dont l’homme se sert. Mais le règne de régimes semblables à ceux dont il est question ici, réduirait bientôt à néant tout ce qui reste encore chez le producteur d’esprit de création, d’initiative, de tendance au perfectionnement du procédé de fabrication,

Le producteur anonyme n’a aucun avantage à faire un effort pour produire un objet qui diffère de ceux qu’il a produits jusqu’ici, pour modifier le moindre rouage de la fabrication routinière, à laquelle il est attelé chaque jour pendant un nombre d’heures plus ou moins grand. D’ailleurs, la collectivité, l’ensemble social peut décréter, à la majorité, que telle production est inutile, en arguant qu’elle s’applique à des objets de luxe ou des utilités superflues très peu demandées, ou demandées par une si petite minorité qu’il ne vaut pas la peine de s’en préoccuper ; elle peut refuser ou défendre la reproduction ou la propagation d’une œuvre donnée parce qu’elle contredit le canon artistique ou économique en vigueur dans le milieu social. L’administration-arbitre, en tant que représentant ou délégué de la collectivité, peut également refuser à n’importe quel producteur manuel et intellectuel, désireux de s’évader du dogme ou de la doctrine en cours, les moyens d’exprimer, d’exposer, de diffuser son opinion sur telle méthode de fabrication, ou tel procédé d’enseignement. Dépourvu du moyen de production, il lui est impossible de résister, de réagir, de s’affirmer.

Supposons qu’un camarade veuille produire pour son usage personnel des meubles sculptés ou autres objets façonnés avec originalité, dans l’unique dessein d’en orner sa demeure. Où trouver, comment se procurer les outils ou les matières indispensables à la réalisation de ce désir, si la majorité du groupement auquel appartient ledit camarade, ne voit pas la nécessité de se mettre en relations avec les pays où croissent les bois précieux dont il a besoin ou d’accomplir les recherches indispensables pour lui procurer les instruments de travail voulus ? Et si, moins ambitieux, un autre camarade exprime tout simplement le désir de critiquer le régime exécutif, le mode d’élection des administrateurs, l’application des décisions des majorités, etc, — où trouvera-t-il imprimerie, papier, éditeur, si la grande majorité du milieu où il évolue refuse de lui accorder la disposition des caractères, des machines ou des presses qui sont en son pouvoir ? Artiste, le voilà exposé à ne point trouver une seule salle pour exposer ses sculptures ou ses peintures, ou pour se faire entendre s’il est musicien ou acteur, dès lors que sa façon de peindre, sa manière de sculpter ou son jeu froisse les préjugés ou heurte les conventions de la collectivité dont il dépend. Inventeur, il connaîtra plus de déboires que dans la société actuelle, où il peut encore nourrir l’espoir de trouver dans la concurrence un débouché pour son invention.

On n’aperçoit dans les systèmes proposant la disparition de la valeur rien qui garantisse la possibilité de produire un objet quelconque s’il sort de la catégorie des utilités courantes.

On comprend alors le mot de Proudhon faisant de la valeur la pierre angulaire de l’édifice économique.

Les bons de consommation.

On peut pallier certains des inconvénients énoncés ci-dessus, par l’emploi des « bons de consommation » délivrés à chaque producteur au fur et à mesure de son apport, de son dépôt au magasin commun, entrepôt central, etc. Ce système permet, jusqu’à un certain point, la possession d’outils ou engins de production au domicile du producteur. De plus, le bon de consommation qui peut être tout aussi bien « au porteur » que « nominatif » permet à celui qui le présente au guichet de l’administrateur-répartiteur, de se faire délivrer les utilités dont il a besoin et cela dans n’importe quel établissement.

Cette méthode, qu’on peut supposer pratiquée sans difficulté, bat en brèche la notion de l’abolition de la valeur mesurable. On ne saurait imaginer la délivrance de pareils bons sans contrôle. On peut concevoir qu’en échange de toute sa production, on garantisse à un être humain toute sa consommation. Il est inconcevable qu’on délivre un bon de consommation ayant même puissance d’appropriation — j’allais dire d’acquisition — à deux producteurs dont l’apport se chiffre pour celui-ci par deux paires de sabots et pour celui-là par cent ressorts de montre. Il faut un étalon, quel qu’il soit. Ce sera l’heure de travail, le poids, le volume de l’objet, la qualité de la matière qui a servi à le confectionner, — mais il faut une mesure. Et cette mesure servira à déterminer la quantité et l’espèce d’utilité de consommation à laquelle donne droit le bon délivré au producteur. Ce bon de consommation représentera donc un salaire. Comme tous les salaires, il sera susceptible de discussion si on ne l’impose pas. En outre, s’il est nominatif, il pourra être l’objet de « thésaurisation » et s’il est au porteur, de « spéculation ». Je ne parle que pour mémoire de la mise en circulation de faux bons de consommation. L’emploi des bons de consommation est un système bâtard. Il supprime les rapports directs entre la production et la consommation, mais il ouvre la porte à toutes les fraudes qu’on entendait extirper par cette suppression et il ne présente aucun des avantages qu’offre la méthode des tractations de gré à gré.

L’influence du monopole et du privilège dans la fixation actuelle de la valeur.

Il est évident que dans les conditions économiques auxquelles sont astreintes les sociétés actuelles, il n’y a que peu ou point de relations directes entre le producteur réel et le consommateur véritable. Le fait de l’exploitation, l’existence de privilégiés, de monopoleurs, d’intermédiaires de tous genres, donne au produit une valeur souvent arbitraire et parfois fictive, grossit son prix de frais de toutes sortes. Le producteur réel est fréquemment un salarié qui loue ses bras à un accumulateur d’espèces et de moyens de production ; il n’a, dans un grand nombre de cas, jamais affaire avec le consommateur réel.

Même lorsqu’il possède l’outillage de production, c’est le plus souvent avec un intermédiaire, un revendeur qu’il traite, et il arrive qu’avant d’être acquis par le consommateur véritable, un produit a passé par de nombreuses mains intermédiaires. Du propriétaire d’usine privilégié, détenteur de machines colossales et loueur du travail de milliers de bras, au dernier intermédiaire, petit détaillant en échoppe, chacun prélève un taux d’intérêt, un bénéfice, un profit quelconque.

Je ne citerai que brièvement l’action très importante des Trusts, des Cartels ou Corporations, — vastes associations de privilégiés douées d’une immense puissance d’achat, en possession de moyens de production énormes, organisées dans le but de « contrôler » la production d’un article ou d’une série d’articles de consommation, dans un territoire donné, et même à l’extérieur — parvenant ainsi à déterminer la quantité à produire et le prix de vente — ou encore monopolisant pour le monde entier l’extraction, la fabrication, la mise en vente d’un produit.

On peut donc affirmer que le libre jeu de l’offre et de la demande est vicié par les conditions dans lesquelles ont lieu actuellement la production et la consommation, ou plutôt par les conditions auxquelles sont astreints, pour entrer en rapport, le producteur et le consommateur réels. La fixation actuelle de la valeur n’a rien d’individualiste en soi. Elle ne dépend ni de ceux qui produisent ni de ceux qui consomment : elle dépend de ceux qui exploitent le travail d’autrui.

Une définition individualiste de la valeur.

Étant donné un milieu où (chaque individu étant considéré comme un producteur) le producteur possède à titre inaliénable le moyen de production, dispose à son gré et sans restriction aucune du résultat de son effort personnel — ne produit que cc qu’il est apte à produire par soi-même, qu’il travaille isolément ou en association ; étant donné un milieu où on ne connaît ni l’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu ou réciproquement, ni l’interventionnisme gouvernemental ou administratif à n’importe quel degré — sur quelles bases serait établie la valeur des utilités économiques ? Comment la définirait-on ?

Il est nécessaire de faire remarquer que dans pareil milieu humain, il n’y aurait plus d’accaparement possible — que l’épargne ne pourrait même pas se transformer en accumulation, vu la limitation des capacités productrices de l’unité humaine — qu’il n’y aurait plus en présence que des producteurs — non plus des acheteurs et des vendeurs — ou des associations de producteurs désireux de troquer l’utilité qu’ils produisent contre d’autres utilités qui leur font besoin.

Il est rationnel, dans ce cas, que la valeur soit l’expression normale de l’effort individuel du producteur, c’est-à-dire corresponde à ce que le produit a coûté de peine, de labeur, de travail. Proposée par le producteur-offrant, la valeur est discutée par le producteur-demandant, en raison de l’intensité plus ou moins vive de son besoin de l’utilité à laquelle elle s’applique.

Assigner à un produit une valeur qui corresponde à la peine qu’il a coûté, c’est l’équité même, car il est de toute évidence que sa confection plus ou moins parfaite dépend du soin qu’on y a apporté. Question de terrain et de phénomènes atmosphériques mise à part, un champ qu’on se sera donné du souci pour cultiver produira. — toutes choses étant égales — davantage que celui qu’on aura négligé. Et il en est de même dans tons les domaines de la production. Et la peine qu’a coûté un produit peut s’entendre non seulement de son obtention, mais encore de tous les efforts faits pour le présenter au consommateur. Baser la valeur d’un produit sur la peine qu’il a coûté, c’est de « consommateur » à « producteur » pratiquer la réciprocité, la base unique sur laquelle peuvent se fonder les rapports entre hommes animés de la volonté de ne léser jamais autrui. Évaluer un produit selon les efforts accomplis pour l’obtenir, cela revient à offrir pour telle utilité de consommation dont vous avez besoin, un produit on une valeur d’échange d’autant plus avantageuse ou profitable que cette utilité est mieux conditionnée.

Il est évident que dans les termes « effort individuel », « produit », « peine », « labeur », « travail », rentrent tous les éléments nécessaires à la détermination complète de la valeur : rareté de la matière première, frais de transports, amortissement d’outillage, etc, quels qu’ils soient.

Régulateurs de la valeur.

S’il s’agit d’utilités d’usage courant provenant d’un grand nombre de producteurs, la concurrence est tout indiquée pour servir de régulateur à la valeur, laquelle variera alors au dedans de limites très étroites et ces variations seront généralement relatives à la qualité ou à la perfection d’exécution des objets offerts.

S’il s’agit d’objets d’usage moins courant, rares, précieux, spéciaux, s’adressant à un petit nombre de personnes, il est clair que la concurrence étant restreinte, la valeur serait l’objet de tractations plus étudiées entre l’offrant et le demandant. Plus le producteur aurait montré d’originalité, d’initiative, de savoir-faire, de raffinement dans l’exécution de l’objet, plus la valeur de celui-ci s’en ressentirait. Il ne faut pas oublier, pour en revenir à la question du régulateur de la valeur, qu’aux associations de producteurs-offrants répondraient les associations de producteurs-demandants.

La concurrence — dans son sens absolu, — les associations de producteurs-demandants (ou consommateurs) — suffiraient, selon nous, dans un milieu individualiste, au rôle de régulateurs de valeur. S’il est vrai, en effet, que par suite de l’inexpérience du producteur le produit ne corresponde pas toujours à l’effort qu’il a coûté, il n’en est pas moins évident que par le jeu de la concurrence — une concurrence-émulation et non une concurrence-guerre-au-couteau — les négligents se trouveraient amenés naturellement à se soucier davantage de la qualité de leur production.

Raison d’être de la valeur mesurable.

A quoi servirait la faculté, pour le producteur, de fixer une valeur à son produit, si cette valeur n’était pas mesurable par une autre valeur ? Car — ne l’oublions pas — c’est cette qualité de mesurable qui rend un objet, une utilité économique, susceptible d’être échangée. On ne peut échanger, on n’échange pas, un objet dont on ne peut mesurer la valeur, peu importe le rapport auquel on a recours. Un roitelet nègre — s’il en existe encore — peut échanger un kilogramme de poudre d’or contre un habit d’académicien, ou bien une paire de défenses d’ivoire contre un bicorne de garçon de recettes ; il y a toujours un rapport entre les objets échangés, une valeur mesurable ; le kilogramme de poudre d’or par la défroque académique, la paire de défenses par le bicorne de l’encaisseur bancaire.

Un consommateur peut n’avoir pas besoin de l’objet même qu’il se procure, mais se l’approprier à titre d’instrument de troc destiné à se procurer une utilité qu’il trouvera chez un tiers qu’il sait soucieux d’obtenir ledit objet.

Il est donc utile, non seulement que la valeur du produit offert soit mesurable, mais qu’elle le soit de telle façon que le consommateur puisse, en l’échangeant, se procurer, le cas échéant, d’autres produits impossibles à obtenir, par exemple, dans l’endroit où a lieu d’échange.

Divers étalons de la mesure de la valeur.

Mesurable, mais par quoi ? Par une autre utilité ou objet de consommation. Et toutes sortes d’utilités ou d’objets de consommation — périssables et non périssables — peuvent servir de mesure à la valeur d’un produit donné. On peut estimer, s’il s’agit de la production en association, qu’une heure de travail moyen équivaut au temps nécessaire pour la production d’un demi-kg de blé par exemple — (à « Modern Times » , colonie créée par l’individualiste américain Josiah Warren, le temps fixait la valeur. On présenta à M. Daniel Conway qui la visita vers 1860, un bon ainsi conçu : « Dû à X... (médecin) cinq heures de services professionnels ou 80 livres de blé ») — ou de x kg d’avoine ou de x stères de bois, ou de x hg de houille, ou de x mètres d’une certaine qualité de drap, ou de x kg de fer, acier ou fonte. C’est-à-dire que si l’objet a coûté à fabriquer, transformer, façonner, transporter, etc, 6 heures, sa valeur est égale à 6 demi-kg de blé, ou à 6 x avoine, bois, houille, drap, etc.

On peut enfin avoir recours à un étalon de nature plus transportable et en revenir à un instrument d’échange employé de temps immémorial, c’est-à-dire les lingots des métaux rares et précieux, les moins oxydables comme le platine, l’or, l’argent. C’est ainsi que : 1 dag platine mesure x 1 dag. Or 11 1 dag. argent z heures d’un travail moyen et normal.

Quelques lignes expliqueront cette expression « d’un travail moyen et normal ». A supposer qu’un producteur, pour confectionner un objet donné, ait dû fournir un effort de x heures d’un travail sortant de l’ordinaire — par exemple se procurer certaines matières rentrant dans la composition de la chose offerte, — il est logique qu’il augmente la valeur moyenne et normale de l’objet d’un nombre d’heures de travail équivalent à l’effort spécial qu’il a dû faire.

Dans un milieu individualiste, un producteur ou une association de producteurs pourrait encore émettre des bons au porteur représentatifs de la valeur de leurs produits, et conserver ces derniers en stock. Ces bons représentatifs circuleraient, serviraient d’instruments d’échange, et au bout d’un temps plus ou moins long, reviendraient à leur lieu d’émission, afin d’être remboursés en produits — les produits mêmes dont ils représentent la valeur et dont le producteur ou l’association de producteurs détient le stock. Il se créerait d’ailleurs par la suite des associations de transporteurs qui épargneraient aux producteurs individuels de longs et ennuyeux voyages, bien qu’il faille prévoir le perfectionnement et l’universalité des moyens de locomotion individuels, tels les aviettes, De même il se formerait des associations de garde-produits, déchargeant le producteur ou l’association de producteurs du souci de la garde de leurs produits et chez lesquels le porteur du bon n’aurait qu’à se présenter pour obtenir les utilités auxquelles son bon lui donne droit.

Ce système de bons représentatifs peut remplacer avantageusement l’emploi des petits lingots de métaux précieux. Il demande moins de volume, il offre plus de transportabilité.

Dans un milieu individualiste où n’existerait ni domination, ni exploitation ou interventionnisme d’aucun genre, les étalons, les mesures de la valeur, les instruments d’échange varieraient à l’infini. Ils se concurrenceraient, et cette concurrence assurerait leur perfectionnement. Chaque personne, chaque association se rallierait au système cadrant davantage avec son tempérament, s’il s’agit d’individualités ; avec le but qu’elle se propose, s’il s’agit d’associations.

Autres opinions individualistes sur la valeur. Objections. Le rôle de la mentalité dans l’absence de la contrainte.

Ce point de vue individualiste de la valeur est d’ailleurs présenté uniquement ici à titre d’aspect particulier du problème des relations économiques entre les unités humaines. On trouve des individualistes qui ne relativisent pas la valeur du produit à la peine qu’il a coûté pour être mis au point. On en rencontre d’autres qui admettent l’idée de rétribution du service rendu en se basant uniquement sur les affinités qu’ils ressentent pour le producteur, sur le plaisir que leur procure sa fréquentation.

Il y a certains individualistes qui suppriment toute idée de valeur dans le procès de production ou de répartition à l’intérieur du groupe dont ils font partie.

On peut évidemment opposer à la conception individualiste de la valeur que nous venons d’exposer et aux conséquences où elle mène, des objections qui en reviennent toutes à cette base fondamentale : la fraude ou la mauvaise foi.

Les individualistes ne nient aucune de ces objections et voici pourquoi :

Ils ne sont pas de ceux qui prétendent que venant au jour, l’homme est « tout bon » ou « tout mauvais », c’est-à-dire s’insouciant ou non de nuire à autrui. Ils exposent que le principal souci de l’être humain est celui de sa propre conservation, et que s’il est influencé par l’hérédité, il l’est aussi par le milieu où il se développe. Néanmoins, ils pensent qu’il lui est possible de se cultiver soi-même au point d’utiliser le fait héréditaire et le phénomène des influences extérieures, et de les combiner pour en faire jaillir, pour ainsi dire, un déterminisme personnel, une mentalité particulière, un tempérament à lui comme l’on dit vulgairement.

Donc, qu’il s’agisse de milieux sociaux, étatistes, collectivistes, communistes et autres, leur existence économique dépend de deux facteurs : ou la mentalité de leurs composants sera telle qu’elle exclura tout recours à la contrainte légale, les conditions économiques du milieu répondant absolument aux aspirations de tous — ou les conditions économiques du dit milieu ne répondront ni aux besoins ni aux vœux de tous ceux qui le constituent, d’où recours à la force, aux mesures coercitives.

Il est impossible de s’évader de ce dilemme : ou mentalité adéquate aux règlements en vigueur dans le milieu — ou recours à la réglementation obligatoire avec son cortège d’inspecteurs, de surveillants, son tarif de répressions et ses geôles.

S’il est impossible d’échapper, à la mauvaise foi, à la tromperie, à la fraude, au dol, autrement que par la menace et l’application de mesures de répression, il n’y a plus qu’à en faire son deuil. La thèse individualiste « à notre façon » demeurera une opinion, une attitude, une tendance, ni plus ni moins. La constatation que son heure de réalisation n’a pas encore sonné ne saurait empêcher d’ailleurs qu’elle satisfasse l’entendement, qu’elle réponde à la conception de la vie économique de ceux qui l’ont adoptée.

Cela n’empêcherait pas non plus que les individualistes continuent à la considérer, sur le terrain économique comme dans les autres domaines de l’activité humaine, comme répondant plus que tout autre aux besoins, aux aspirations et aux désirs intimes de la personne humaine,

E. ARMAND.

VANDALISME

n. m.

Ce mot vient du nom des Vandales, peuple de la Germanie Orientale qui participa aux invasions barbares des premiers siècles chrétiens, et qui se serait particulièrement mis en évidence par ses dévastations dans l’Europe Occidentale et le nord de l’Afrique. Dans cette dernière contrée, il fonda, en 434, avec son chef Genséric, un empire dont la capitale fut Carthage, et qui fut détruit cent ans après par les Byzantins, sous la conduite de Bélisaire, général de Justinien, empereur de Constantinople.

Les exactions attribuées aux Vandales sont restées dans l’histoire comme l’exemple de la plus sauvage barbarie, et le mot vandalisme a pris place dans la langue pour qualifier « tout procédé destructeur qui anéantit ce qui commandait le respect par son âge, ses souvenirs ou ses beautés », (Littré). Le vandalisme est la destruction, la mutilation des belles choses, en particulier des œuvres d’art. Cette définition est d’origine latine moderne, or il y a lieu d’être très réservé sur le véritable rôle des Vandales, ceux-ci s’étant montrés, par de nombreux côtés, un des grands peuples du premier moyen âge, aux temps où l’empire romain était en pleine décomposition. (Voir E.-F. Gautier : Genséric, roi des Vandales). Leur plus grand tort fut d’avoir été, parmi les Barbares, ceux qui tinrent tête le plus opiniâtrement au christianisme ; cela explique la réputation que leur ont faite les chrétiens. Laborde a dit fort justement :

« Chaque époque ayant des méfaits de vandalisme à reprocher à sa devancière, et ne se sentant pas elle-même la conscience bien nette, on est tombé d’accord qu’on rejetterait le tout sur les Vandales qui ne réclameraient pas. »

Les barbares destructeurs furent ce que Flaubert a appelé « une force matérielle » ; ils furent comme les éléments inconscients, le vent, le feu, l’eau qui emportent, désagrègent, détruisent. Des vandales qui furent pires, et mille fois plus barbares, furent ceux conscients de leur destruction, qui l’organisèrent systématiquement, par fanatisme, par haine de tout ce qui pouvait servir une pensée différente de la leur, par stupide conviction qu’ils détenaient « l’Unique Vérité » la leur, qu’ils devaient imposer par tous les moyens, fût-ce le feu et le sang. Ce furent aussi ceux dont la méchanceté raffinée, l’ambition monstrueuse, le bas esprit de vengeance, la jalousie impuissante à manifester quelque grandeur, se plurent à souiller, à flétrir, à anéantir tout ce qui les dépassait. Or, de ce vandalisme, les Barbares furent bien innocents. Il fut le propre du monde chrétien et des temps qu’il a formés. Depuis la première statue païenne à laquelle les Polyeucte ont coupé le nez, jusqu’à la destruction de la bibliothèque de Shanghai par les Japonais, en 1932, toute l’histoire du monde appelé « civilisé » est déshonorée par ce vandalisme sauvage, pire que barbare, parce que dirigé par une volonté éclairée, consciente, persévérante, de malfaisance et de destruction.

Le vandalisme chrétien précéda celui des Barbares en Grèce, à Rome, dans les Gaules. L’évêque Saint-Martin de Tours, au IVe siècle, ne laissa :

« Pas un temple, pas une pierre-fitte, pas un chêne consacré par le druidisme, debout dans son diocèse. » (Zeller)

Lorsqu’en 410, le barbare Alaric saccagea Rome, ce furent les chrétiens qui lui ouvrirent les portes de la ville, comme ils auraient ouvert les digues d’un fleuve pour répandre la dévastation. Celle qu’Alaric sema dans Rome fut douce à leur cœur en n’atteignant que « l’œuvre des idolâtres ». Vainement ils voulurent pousser le barbare à faire la même besogne dans Athènes ; Alaric refusa et ce furent les moines qui brûlèrent le temple d’Éleusis. Edgar Quinet a dit comment l’Église catholique a détruit le paganisme, grâce à « l’avidité, l’acharnement avec lesquels les empereurs du Bas-Empire ont saisi l’unité catholique dès qu’ils l’ont entrevue... Longtemps avant d’être convertis au christianisme, ces despotes avaient vu tout ce que le despotisme aurait à tirer de l’Église catholique ». Bien avant d’être baptisé chrétien, Constantin « était déjà fanatique de ce nouvel instrument de domination ». Il inaugura la série des décrets impériaux qui ordonnèrent la destruction des monuments du paganisme, et que clôtura Théodose II en disant :

« Que tous les temples, sanctuaires, s’il en reste encore d’entiers, soient détruits par l’ordre des magistrats et purifiés par la croix. »

C’est ainsi que fut opérée cette « purification » du Colisée de Rome qui souleva l’indignation de Flaubert, en 1854 :

« Ce qu’ils ont fait du Colisée, les misérables ! Ils ont mis une croix au milieu du cirque et tout autour de l’arène douze chapelles ... Je comprends la haine que Gibbon s’est sentie pour le christianisme en voyant dans le Colisée une procession de moines ! A Cordoue, on a « purifié » la mosquée en l’enfermant dans les murs d’un immense couvent. Le sage Libanius, qui fut précepteur de l’empereur Julien, exprima les protestations les plus véhémentes contre le vandalisme stupide dont il fut le témoin au IVe siècle. Ses Lettres, qui nous sont restées, en sont le plus précieux des témoignages. Elles dénoncent les « hommes noirs » entrainant les foules ignorantes à la destruction des monuments ; « ces moines qui mangent plus que des éléphants, passent leur temps à boire et à chanter, et volent, pour les vendre, le bois, le fer et les pierres des temples. Ces voleurs, vêtus de noir, se répandent dans la campagne, saccagent les fermes, tuent ceux qui résistent, et si on leur demande en vertu de quel droit ils se livrent à ces violences, ils répondent qu’ils font la guerre aux temples !... »

Voilà les gens qui se permettraient, plus tard, de juger la « barbarie » des Vandales !...

Les moines poursuivirent dans la vieille Égypte la même besogne acharnée de destruction des villes, temples, œuvres d’art. Ce sont eux qui détruisirent à Alexandrie, en 390, la bibliothèque de Ptolémée Soter déjà brûlée en partie dans le siège de la ville sous Jules César, mais reconstituée sous le règne de Cléopâtre par l’appoint des 200.000 ouvrages grecs, à un seul exemplaire, de la bibliothèque de Pergame. Malgré les témoignages probants qui sont demeurés, entre-autres celui du prêtre Orose contemporain de l’événement, de pieux faussaires n’en continuent pas moins à imputer cette destruction aux Arabes venus plus tard. Les vandales modernes ont continué l’œuvre des moines contre les temples égyptiens pour prendre dans leur maçonnerie celle de leurs usines. L’arc de triomphe d’Antinoë a fourni la pierre à chaux nécessaire pour la construction d’une sucrerie !...

C’est le pape Grégoire 1er, appelé « le Grand », qui fit brûler la bibliothèque du Palatin, fondée par Auguste ; il fit détruire les derniers monuments païens et chasser les savants de Rome. Presque tous les livres anciens avaient alors disparu ; il ne resta, pour parvenir jusqu’à nous, que soixante-un volumes de la littérature grecque sauvés par les Arabes qui les conservèrent et deux volumes de poésie latine dont le second est presque entièrement d’auteurs chrétiens.

De tout temps les monuments et les bibliothèques eurent à souffrir de façon encore plus irréparable que les populations de la sauvagerie guerrière qui détruit pour détruire, avec la stupide imbécillité de ce qu’on appelle : la raison du plus fort ! De tout temps aussi s’est exercé le vandalisme civilisé qui prend pour une raison supérieure une rhétorique insane. Les destructeurs de livres ont toujours été aussi odieux et stupides, depuis ce Nabonassar, roi de Babylone, qui les faisait anéantir huit siècles avant J.-C, jusqu’aux hitlériens qui les brûlent dans l’Allemagne actuelle. Le type le plus caractéristique de la folie mégalomane qui préside généralement à ces destructions s’est présenté dans l’empire chinois, Chinguis, qui imagina, 200 ans avant J.-C., de faire détruire tous les livres du pays pour faire oublier aux Chinois ceux qui l’avaient précédé sur le trône !

L’Église ne cessa jamais de brûler la pensée écrite. Elle possède toujours parmi ses troupes des excités frénétiques comme cet abbé Bethléem qui met le feu à des journaux sur la voie publique. Quand elle n’a pas brûlé, elle a interdit, censuré, gratté, tripatouillé de toutes les façons. (Voir Tripatouillage). Toutes les églises, au nom de la « vérité » particulière à chacune et qu’elles affirment être la seule authentique et supportable, ont fait les mêmes besognes, ont pratiqué le même vandalisme. Les Romains précédèrent M. Hitler contre les livres juifs, et aussi le nommé Pfeffercorn (grain de poivre), dont, à quatre cents ans de distance, il réalise la criminelle insanité. Les protestants firent subir aux livres catholiques le sort que les chrétiens avaient inf1igé aux livres païens. Cromwell, sombre brute puritaine, fit mettre le feu à la bibliothèque d’Oxford.

Au temps des Grecs, on grattait déjà les manuscrits pour substituer un texte à un autre. Les manuscrits ainsi traités étaient appelés palimpsestes. Au moyen âge, ce grattage devint une véritable industrie et une profession monacale qu’on a cherché à justifier par la pénurie du parchemin. Elles s’exercèrent en particulier dans les monastères de Bobbio, de Wissembourg, de Fulda, de Saint-Gall, de Mayence, du Mont-Cassin. Des milliers de textes antiques furent ainsi détruits pour substituer :

« D’ineptes grimoires aux chefs d’œuvres sublimes que les moines ne comprenaient point. » (Michelet)

A partir du VIIe siècle, il n’y eut plus un seul exemplaire d’œuvres comme les véritables poésies d’Anacréon, les comédies de Ménandre, les écrits de Varron et une foule d’autres de l’antiquité. Une autre forme du vandalisme bibliophobe fut la guerre acharnée que les iconoclastes firent aux livres enluminés à partir du VIe siècle. Léon l’Isaurien fit brûler en un jour 50.000 volumes. Les chefs d’œuvres de la peinture antique furent anéantis comme ceux de la poésie.

Le Parthénon, temple d’Athéna., qui dominait la ville d’Athènes et fut l’œuvre de Phidias au 4e siècle avant J.-C., avait résisté à toutes les attaques du temps, à l’iconoclastie chrétienne, à l’invasion des Turcs, à l’imbécillité militaire qui faillit le faire sauter dans l’explosion d’une poudrière établie dans ses flancs. En 1816, un Anglais, lord Elgin, entreprit de le dépouiller de ses merveilles décoratives. Statues, bas-reliefs, frises, furent enlevés, arrachés, mis en débris pour être transportés en Angleterre, où, depuis, ils croupissent au British Museum ! Cc fut le commencement d’une industrie que, pour la honte de lord Elgin, on appelle l’elgénisme. Son fils la continua avec une sauvagerie encore plus grande en présidant, avec le général français Cousin-Montauban, au pillage et à l’incendie du Palais d’Été de Pékin, lors de la Guerre de Chine, en 1860. L’elgénisme s’est exercé depuis cent ans avec le plus déconcertant cynisme et la plus scandaleuse impunité. Il a donné à la guerre un caractère de banditisme jamais atteint jusque là, à la guerre coloniale surtout, les « civilisés » ayant, dans la transcendance de leurs turpitudes, tous les droits sur les « peuples inférieurs ». Il ne fut plus de monument qui fut respecté partout ce fut la destruction, et surtout le « chapardage ». Dans les cinq parties du monde, des individus, vrais « antiquaires de grands chemins », trouvèrent toutes les complicités excitées par l’esprit de lucre, et l’imbécillité de fonctionnaires, comme cet abbé Barthélémy qui aurait voulu faire transporter à Paris la Maison Carrée de Nimes !...

Aux colonies, le soldat chapardeur se livra à une dévastation inouïe. La Guerre de Chine, en 1901, fut la plus inimaginable expédition de brigandage international civilisé, sous la pieuse direction de l’évêque Favier. On envoya même en Europe des têtes coupées de Chinois ! (Voir U. Gohier : La Guerre de Chine.) Au Cambodge, aux Indes, en Syrie, en Égypte, on pilla et on dévasta les palais, les temples, les vieilles nécropoles royales, objets des cultes indigènes. Souvent, les archéologues furent complices de ces exactions. Les malfaiteurs qui se livrent à ces exploits hurlent d’horreur lorsque, chez eux, une sépulture quelconque est profanée !

En 1832, V. Hugo ajoutait une note à l’édition définitive de Notre-Dame de Paris pour protester contre le vandalisme acharné sur la cathédrale, vandalisme aussi redoutable dans ses inintelligentes restaurations que dans ses stupides démolitions.

« C’est, disait-il, une chose affligeante de voir en qu’elles mains l’architecture du moyen âge est tombée, et de quelle façon les gâcheurs de plâtre d’à-présent traitent la ruine de ce grand art. »

A Paris, l’ignorance de ces goujats qui « se prétendent architectes, sont payés par la préfecture ou les menus, et ont des habits verts », (V. Hugo), s’acharnait alors, sans aucune nécessité véritable, sur de vieilles églises qui étaient des joyaux, sur l’évêché du XIVe siècle, la chapelle de Vincennes, les vitraux de la Sainte-Chapelle, la tour Saint-Jacques, etc. Le mal s’est étendu en province. On est stupéfait de voir chez les marchands d’antiquailles, dans les ventes publiques, tant de trésors artistiques volés dans les églises, les musées, les bibliothèques. Le public, indifférent au vandalisme qui a dispersé ces trésors, ne s’émeut, parfois, que si un parti l’excite. Cléricaux et anti-cléricaux ne s’affrontent alors que pour des intérêts où l’art n’a rien à voir. Les dévastations que M. Barrés, parmi tant d’autres, a dénoncées dans sa Grande pitié des églises de France, ont eu pour auteurs autant des uns que des autres. Des curés, des fabriciens, toute la faune des rongeurs de sacristies, en ont tiré bénéfice quand ils se sont faits les pieux brocanteurs de ce qu’ils appelaient de « vieux bois », de « vieilles ferrailles », et qui étaient des stalles sculptées, des fers forgés, des tableaux, des statues, des objets précieux enlevés des vieilles églises dont ils avaient la garde. Les journaux donnent du « généreux mécène » à ceux qui restituent les œuvres d’art volées, comme cet Américain qui a fait don au Musée du Louvre de l’Ange de Reims, mais ils n’ont pas dit comment cet ange avait été enlevé à sa cathédrale, et comment le « mécène » était entré en sa possession.

Les « dynamiteurs de clochers » sont, paraît-il, des Homais, quand ils ne sont pas des Allemands, mais est-ce M. Homais ou un Allemand qui fit abattre, sur la façade de la cathédrale de Reims, les têtes des statues des saints, à l’occasion du sacre de Charles X, en 1824, parce qu’on craignait que « le canon et les cris de fête ébranlant l’atmosphère, ces têtes ne vinssent à tomber sur celle du monarque au moment où il entrerait dans l’Église » ? Vitet, qui a raconté cela en 1831, dans son rapport au Ministre de l’Intérieur sur les monuments historiques, a signalé nombre d’autres faits qui montrent un vandalisme aussi hypocritement clérical que stupidement administratif, civil et militaire. Ils sont constants. Aujourd’hui, les Vitet constatent la disparition d’un tableau de Philippe de Champaigne qui était au Palais de Justice de Rouen, les dégâts subis par de nombreuses toiles du Louvre dans le voyage qu’on leur fit faire à Toulouse en 1914, les mutilations du pavillon de la Reine au Château de Vincennes pendant l’occupation militaire de la Grande Guerre, et mille autres semblables.

Les « accroupis de Vendôme » qui ont établi des latrines publiques dans la tour d’une vieille église, et les « francs-maçons d’Avignon » qui font déposer et distiller les vidanges de leur ville dans l’église de Saint-Ruf, monument roman du XIIe siècle, sont évidemment d’affreux scatologues puisqu’ils ne sont pas des hommes d’église. Toute la France pieuse frémira d’indignation, des siècles durant, contre les « bandits de 1789 » qui saccagèrent tant de monuments, représentations d’un passé odieux à leurs yeux, et brûlèrent entre-autres la vierge noire de Notre-Dame de Liesse. Mais elle veut ignorer qu’en 1690, Louis XIV, le roi si solairement pieux, avait fait enlever et fondre à la Monnaie les objets précieux de cette église pour payer les dernières faveurs qu’il dispensa à Mme de Montespan tombée en disgrâce.

Une forme de vandalisme pieux, qui témoigne d’un esprit particulièrement dépravé, consiste à « cacher ces seins que l’on ne saurait voir », à dissimuler la nudité, habiller les peintures et sculptures, les affubler d’un cache-sexe. On a mis des feuilles de vigne à la statuaire antique que l’on n’a pas détruite. Dès la Renaissance, les « honnêtes gens » à la façon de l’Arétin protestaient contre les « nus » de Michel-Ange. Le gouvernement de M. Mussolini a fait vêtir les personnages des fresques de Pisano à la cathédrale de Pise !

Le Palais des Papes, à Avignon, servit longtemps de caserne. Ses sculptures furent brisées, ses fresques badigeonnées à la chaux, ce qui n’empêcha nullement le pullulement des punaises, attributs spécifiques de toutes les casernes. Combien d’autres monuments historiques subirent un sort semblable sous les règnes de princes « éclairés » comme sous le régime républicain, sous les curés comme sous les Francs-maçons !

Le vandalisme édilitaire actuel n’est pas moins calamiteux que celui du passé, quand il s’attaque à de vieilles choses, parures des cités qui pourraient être conservées pour leur charme et leur beauté. Dans la plupart des villes anciennes, on n’ose pas raser complètement de vieilles constructions pour faire de la place et apporter de l’air. Il y a les intérêts des propriétaires vautours, plus respectables aux yeux des politiciens que la santé et la vie des pauvres gens logés dans ces taudis foyers de crasse et de tuberculose, qui s’y opposent. On se rattrape sur le domaine public qui ne gêne personne et fait l’agrément de tous. Sournoisement, on déchiquète les remparts d’Avignon ; on agrippe à ceux d’Aigues-Mortes des excroissances parasites qui détruisent leur magnifique ensemble. De vieux châteaux et hôtels qui ne gênent personne et feraient d’admirables musées, sont démolis pour la seule satisfaction des chiffonniers et des brocanteurs à l’affut de ces déprédations. On projette le bouleversement des jardins des Gobelins, une des plus belles choses du vieux Paris, pour y construire des maisons modernes. Des centaines de monuments et d’œuvres, affirmation intellectuelle et artistique du passé, de l’effort humain pour embellir la vie, sont ainsi détruits, mutilés, par la rapacité affairiste des uns, par la sottise inesthétique des autres, et sans aucun bénéfice véritable pour la collectivité. On entretient la lèpre et on supprime la beauté.

Pour les avantages particuliers d’un prétendu utilitarisme, les plus beaux sites sont dévastés, livrés à des rongeurs cosmopolites qui les souillent de leurs usines, de leurs palaces, de leur publicité.

La petite ville de Cassis, la cité de Calendal est empoisonnée par une usine de ciment construite, malgré les protestations de la population, par une société que soutiennent des politiciens puissants intéressés dans ses affaires. Les « calanques » de Cassis, véritables merveilles naturelles, ont été attaquées par des marchands de pierres. Les jardins Biovès, à Menton, sont menacés de destruction pour faire place à un casino. Dans les vieilles villes où des arbres centenaires mettent encore un peu de fraîcheur et de couleur à côté des bâtisses lépreuses et des trop modernes « buildings », ces arbres sont abattus systématiquement. Marseille est favorisée, depuis dix ans, de cette sorte d’édilité. Sous prétexte de faciliter la circulation, on y met à bas les vieux arbres, mais on les remplace par des bustes de célébrités politiciennes et des tables de cafés !...

Le déboisement intensif, par la hache et par le feu, fait des déserts stériles des montagnes et des plateaux les plus fertiles. Les populations sont obligées de les abandonner pour aller s’entasser dans les villes où elles sont la proie des entreprises industrielles, du chômage, de la maladie. Et les criminels responsables gémissent contre l’abandon de la terre et la dépopulation !...

Enfin, nous ne pouvons en terminer avec le vandalisme sans dire quelques mots de la censure, bien qu’il en ait été déjà parlé dans cet ouvrage. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage, son emploi étant d’interdire, de supprimer ou de n’admettre que sur correction. Elle procède avec un véritable machiavélisme et une hypocrisie supérieure. Elle ne fait pas disparaître en détruisant — elle laisse cela aux « barbares », aux temps « d’intolérance », des tribunaux ecclésiastiques et des parlements qui livrèrent au feu tant de livres, et parfois leurs auteurs — ; elle fait disparaître en interdisant et en supprimant. Elle est à l’image des gouvernements libéraux qui remplacent la peine de mort par la prison perpétuelle. Elle ne tripatouille pas, — elle laisse cela aux goujats de l’écritoire ; — elle oblige l’auteur à se tripatouiller lui-même, quand il n’a pas assez de dignité pour l’envoyer se faire f... ! Elle est à la fois odieuse, par sa tyrannie et sa cafardise, et ridicule, par les mobiles rarement avouables qui la guident dans les voies du puffisme souverain contre toute intelligence et toute liberté. Il est des pays, comme l’Angleterre, où elle interdit les pièces de Molière, les tenant pour immorales !... Il est des pays, comme la France, où elle laisse commettre les pires attentats contre les chefs-d’œuvre littéraires par les « pignoufs » du cinéma et du roman populaire, où elle laisse ridiculiser bassement, par des pitres-provocateurs de tréteaux policiers, les sentiments et les opinions les plus dignes, mais où elle défend qu’on brûle autre chose que l’encens de la flagornerie sous le nez des déesses de la République, tout comme au temps des Pompadour, des Thérésa Cabarrus et des Nana.

Le rôle que la censure a exercé de tout temps contre la pensée humaine devrait valoir, à ceux qui s’y emploient, un mépris universel. Le plus cocasse est qu’ils prétendent être des artistes et des esprits libres ! Ne sont-ils pas particulièrement considérés dans le monde des lettres et des arts où il y a tant de larbins pour si peu d’hommes libres ? La censure représente ce que Baudelaire appelait « l’art et la littérature honnêtes », l’art et la littérature des messieurs « bien pensants » du Cercle de la Librairie dont le catalogue annonce Gamiani, édition illustrée par surcroît, mais demeure fermé à tout ouvrage dont les tendances philosophiques et sociales ne sont pas inspirées de ce que feu Barboux, académicien, appelait « les vérités chrétiennes »et de ce que les chroniqueurs nationalistes nomment « l’Ordre » !...

La censure, et ceux qui l’exercent, voici comment Flaubert les a jugés, et il sera inutile d’en dire davantage sur leur compte :

« Voilà le sieur Augier employé à la police ! Quelle charmante place pour un poète et quelle noble et intelligente fonction que celle de lire les liore destinés au colportage ! Mais est-ce que ça a quelque chose dans le ventre ces gaillards-là ? C’est plus bourgeois que les marchands de chandelle. Voilà donc toute la Littérature qui passe sous le bon vouloir de ce monsieur ! Mais on a une place, de l’importance, on dine chez le ministre, etc, et puis il faut dire le vrai ; il y a de par le monde une conjuration générale et permanente contre deux choses, à savoir la poésie et la liberté ; les gens de goût se chargent d’exterminer l’une, comme les gens d’ordre de poursuivre l’autre... , Augier, sans doute, croit faire quelque chose de très bien, acte de goût, rendre des services. La censure quelle qu’elle soit me parait une monstruosité, une chose pire que l’homicide ; l’attentat contre la pensée est un crime de lèse-âme. La mort de Socrate pèse encore sur le genre humain. »

Terminons en disant que le vandalisme est la forme exaspérée et violente de la stupidité nationaliste qui se traduit dans l’impérialisme. De même que l’assassinat est admirable quand il consiste à tuer l’homme de l’autre côté de la frontière, la destruction est louable quand elle sévit contre l’étranger ou contre l’adversaire de parti. Les véritables vandales, ce sont les fanatiques, les intoxiqués de préjugés nationaux et dogmatiques, qui n’admettent qu’une seule patrie et qu’une seule foi, la leur, faisant un instrument homicide de la formule : « Hors de l’Église, pas de salut ! » ; ce sont les iconoclastes qui ne détruisent des idoles méprisables que pour les remplacer par d’autres aussi méprisables, parce qu’elles ne peuvent avoir d’autre emploi que de tenir l’homme dans la servitude ; ce sont tous les tenants de l’autorité qui ne renversent une tyrannie que pour en établir une autre. Nous devons être des Barbares, nous devons être ces barbares qui jetteront à bas toutes les idoles et tous les temples de l’autorité pour dresser sur leurs ruines la Cité des Hommes, la cité où la vie sera libre, bonne et belle pour tous.

Édouard ROTHEN.

VANITÉ

n. f.

Ce mot a été formé de vain qui marque l’inutilité, la futilité, la fragilité des choses, ce qui est enflé et vide, ce qui est faux, illusoire, sans fondement réel. La vanité est particulièrement un faux orgueil qui pousse l’individu à briller, à paraître par des moyens inférieurs, par la sottise plus que par l’intelligence, par des excentricités plus que par des œuvres sérieuses, par la malfaisance plus que par un travail utile. La vanité est, comme l’orgueil, un sentiment naturel, mais tandis que l’orgueil exalte l’individu dans la supériorité d’un véritable effort, la vanité le dégrade dans l’infériorité de basses satisfactions. Nous avons vu, au mot Orgueil, ce qui différencie ces deux sentiments, et au mot Paraitre les formes et les conséquences de la vanité dans ses manifestations, le plus souvent d’ordre pathologique.

Vanitas vanitatum, et omnia vanitas ! (Vanité des vanités, et tout est vanité), répète volontiers l’Église, pour montrer la fragilité des choses humaines et opposer, à tout ce qui est sujet à l’erreur et ne dure pas, ce qu’elle appelle l’infaillibilité et l’éternité du divin qu’elle prétend représenter. Elle s’appuie sur cette formule catégorique pour condamner l’orgueil comme le premier des péchés capitaux, parce qu’il pousse l’homme à rechercher et à trouver la vérité en dehors d’elle et d’un divin aussi chimérique que malfaisant. Tous les hommes qui ont été vraiment grands, utiles à l’humanité et l’ont fait progresser dans les voies de la connaissance et d’un perfectionnement de ses conditions de vie et de bonheur, ont été stimulés par un légitime, un admirable orgueil. Tous ceux qui n’ont été que des fous, des malfaiteurs, n’ont occupé le monde que par un exhibitionnisme sanglant ou grotesque, n’ont obéi qu’à leur vanité. C’est l’orgueil qui a construit, sur le roc inébranlable de la science, le monument de l’humanité. La vanité n’a fait qu’édifier, sur le sable mouvant de la sottise, une gloire dérisoire que le vent et la vague emportent dans une nuit. « Votre humanité n’est pas plus solide sur le roc que sur le sable. Omnia vanitas ! », ricanent, en grinçant des dents, les coryphées de l’éternité divine. Ces imposteurs, qui détiennent la vanité la plus monstrueuse, oublient que leur divin n’est pas plus éternel que l’humain puisque c’est l’humain qui l’a fabriqué. Or, le fini, l’imparfait, le temporaire ne peuvent produire l’infini, le parfait, l’éternel, pas plus que ceux-ci ne peuvent produire sans se démentir eux mêmes le fini, l’imparfait, le temporaire, sauf dans les divagations théologiques qui font l’arithmétique trinitaire et réparent les virginités éculées. L’Église condamne l’orgueil, mais elle exploite la vanité. Dans son Histoire des oracles, qui a fourni à la critique philosophique du XVIIIème siècle presque tous ses arguments contre la religion, Fontenelle a montré comment l’ignorance des hommes les a poussés à adopter un merveilleux que la fourberie des prêtres n’était que trop disposée à leur servir. Mais il a fallu leur vanité pour leur faire imaginer qu’ils étaient l’objet de l’attention spéciale d’un Être Suprême. Sans elle, les prêtres n’auraient pu les faire croire à des oracles, des miracles et des mystères « impénétrables aux sens et à la raison humains », comme disait Bossuet en déclarant adorer le Seigneur qui les avait faits. La vanité a fait ainsi adorer aux hommes un insane capitulation de leur intelligence.

Il n’est de vanité que chez ceux qui recherchent des satisfactions illusoires. Pour ceux qui savent conserver dans toutes les circonstances la sérénité de l’esprit et la joie du cœur, rien n’est vain ; leur sérénité et leur joie demeurent autant qu’eux. Oscar Wilde disait :

« C’est curieux comme la vanité soutient l’homme qui réussit et comme elle abat celui qui échoue. »

C’est parce qu’il n’y a rien de noble et de réconfortant dans la vanité, et qu’elle n’est que vent et pétarades.

Balzac disait que la vanité était « l’art de s’endimancher tous les jours ». Le vaniteux, en effet, se voit toujours devant le photographe ou le peintre qui feront de lui le portrait le plus avantageux. Il ne cesse pas de poser pour sa statue partout où il est, quitte à se voir sifflé comme un cabotin ridicule.

Florian a dit :

« La vanité nous rend aussi dupe que sot. »

La vanité est tellement dans le caractère de la foule des hommes qu’on ne peut rien réussir sans elle, dans quelque situation publique que ce soit. Chez tous ceux qui sont arrivés, comme l’a constaté Flaubert, « la vanité a chassé l’orgueil et établi mille petites cupidités là où régnait une large ambition ». C’est elle qui fait des hommes politiques des politiciens, des écrivains des « gendelettres », des artistes des cabotins. Un marquis de la Pailleterie disait d’eux :

« Amoureux de la particule,
Ils oublient que le talent
Succombe sous le ridicule. »

Il y a toujours des Thomas Corneille que Molière pourrait railler en disant :

« Je sais un paysan qu’on appelait Gros-Pierre,
Qui, n’ayant pour tout bien qu’un seul quartier de terre,
Y fit, tout à l’entour, faire un fossé bourbeux,
Et de Monsieur de l’Ile en prit le nom pompeux. »

Flaubert disait encore :

« L’orgueil est une bête féroce qui vit dans les cavernes et dans les déserts ; la vanité, au contraire, comme un perroquet, saute de branche en branche et bavarde en pleine lumière. »

Le vaniteux est obligé de faire le beau, de plaire, de séduire, d’avaler sans rien dire toutes les couleuvres, d’encaisser avec un sourire tous les coups de pied dans le derrière et d’en redemander. C’est à lui que La Fontaine a donné, bien inutilement, de si sages conseils dans maintes fables. Il lui a dit :

« Ne forçons point notre talent,
Nous ne ferions rien avec grâce. »

Le vaniteux n’en a pas moins continué a jouer la mouche du coche, à se parer des plumes du paon, à s’enfler jusqu’à en crever.

Mlle Clairon, tragédienne du Théâtre Français, disait avec cette superbe des grands seigneurs qui la protégeaient :

« Quand un auteur a fait une pièce il n’a fait que le plus facile. »

Et elle donnait en ces termes congé à Sauvigny, que ses insolences avait obligé à retirer une de ses pièces :

« Allez, Monsieur, si vous avez du talent, vous nous reviendrez ! »

De son côté, Vestris, le « diou de la danse », déclarait avec conviction, en donnant sa jambe à baiser à ses admirateurs :

« Il n’y a que trois grands hommes en Europe, le roi de Prusse, M. de Voltaire et moi ! »

Le mot a servi depuis, arrangé par les flagorneurs qui guignaient les millions de l’imbécile Chauchard, propriétaire des magasins du Louvre. Ils lui disaient :

« Il y a eu trois grands hommes au XIXème siècle : Napoléon, Pasteur et Chauchard ! »

De vieux cabotins, qui ne savent pas prendre une sage retraite et présentent un Cid fourbu, rugissent indignés quand ils sont conspués par le public :

« Les misérables ! Ils sifflent Corneille !... »

La dame Sorel de Ségur, la plus prétentieuse cabotine de notre époque, interpelle en les traitant d’ « idiots » les spectateurs qui ne sont pas assez sensibles aux séductions douteuses de son « sex-appeal » !

La vanité des cabotins de théâtre n’est que comique et inoffensive. Celle des cabotins de la politique est autrement dangereuse, surtout chez les mégalomanes furieux et sanglants que la stupidité publique accepte pour chefs, les Mussolini, les Hitler et autres Soulouque moins bruyants mais aussi redoutables. Celle des généraux-maréchaux et autres guerriers supérieurs qui, par principe, devraient être « muets », les fait s’engueuler entre eux à la façon des héros d’Homère, et ce sont toujours, comme dans l’antiquité, les guerriers inférieurs qui paient la casse à leur place.

Dans les divers compartiments de la mégalomanie, la vanité ecclésiastique n’est pas la moins curieuse pour l’observateur ironique. Elle se continue, avec la vanité nobiliaire, en souvenir des temps où il était aussi noble d’être sorti des cuisses d’un archevêque que de celles de Jupiter. En ces temps-là, un évêque de Bonnecouille n’avait pas encore éprouvé le besoin de troquer son nom contre Bonnechose ou Bonnecorse. Les Rohan, généraux ou cardinaux, disaient, avec une vanité dont ils firent souvent un bien vilain usage : « Roi ne puis, prince ne daigne, Rohan je suis ». Un des plus grotesques de ces sots de cour et d’église fut le sieur François de Clermont-Tonnerre, évêque de Noyon, au XVIIème siècle. Il eût été digne de figurer dans la galerie molièresque, à côté de la comtesse dEscarbagnas pour qui un domestique ne pouvait s’appeler que Laquais. Cet évêque a servi de modèle à La Bruyère. Il s’était fait, disait-il, « une loi de ne jamais louer de roturier ». Dans ses discours, ne pouvant se décider à appeler ses auditeurs : « mes frères », il les traitait de « canaille chrétienne ». Au moment de mourir, il dit avec la plus profonde conviction :

« Dieu y regardera à deux fois avant de damner un homme de ma qualité ! »

La charité et l’humilité chrétiennes n’étouffaient pas, comme on le voit, cet évêque de « qualité » ! Elles n’ont jamais étouffé la plupart des gens d’église avec ou sans « qualité ».

Bien qu’ils affectent de mépriser la vanité pour des vertus plus édifiantes, les gens d’Église s’affublent, comme des charlatans, de titres auxquels ils s’attachent avec opiniâtreté. Ils jouent ainsi les ânes qui portent des reliques. Sans rire, du moins devant leurs dupes, ils se font appeler « Sa Sainteté », « Sa Grandeur », « Son Éminence », et ils se donnent à tort et à travers du « Monseigneur ». L’histoire de l’origine de ce dernier titre dont se parent MM. les Évêques, est vaudevillesque. Saint Simon l’a contée ainsi : « Dans une assemblée du clergé, les évêques, pour tâcher de se faire dire et écrire « Monseigneur », prirent délibération pour se le dire et se l’écrire réciproquement les uns les autres. Tout le monde se moqua d’eux et on riait de ce qu’ils étaient monseigneurisés. Malgré cela, ils ont tenu bon, et il n’y a point eu de délibération parmi eux, sur aucune matière sans exception, qui ait été plus invariablement exécutée ». Depuis, la loi de 1801 qui a établi le Concordat, a dit dans un de ses articles organiques :

« Il sera libre aux archevêques et évêques d’ajouter à leur nom le titre de citoyen ou de monsieur ; toutes tes autres qualifications sont interdites. »

Cette prescription légale demeure toujours ; mais ces messieurs ont « tenu bon », ils ont continué à se donner à tour de bras du « monseigneur », à s’en faire donner par leurs ouailles et même par le monde officiel de la République laïque. Il est, pour les évêques, des grâces d’État, comme il en est de divines, qui les mettent au dessus de la « canaille » laïque aussi bien que chrétienne. Renan appelait cette façon de se « monseigneuriser » une faute de français. Dernièrement, un décret de la Congrégation du Cérémonial auprès du Saint-Siège a conféré officiellement le titre d’ « Excellence » à nombre des dindons de la haute volière ecclésiastique.

La vanité nobiliaire n’a pas non plus disparu, malgré l’abolition des privilèges féodaux. Au contraire, elle a multiplié avec le nombre des gens qui se disent « de qualité », depuis qu’on est en démocratie. Aussi est-elle devenue de plus en plus bouffonne et ridicule. Le ver s’était introduit dans le fruit de l’orgueil nobiliaire lorsque celui-ci s’était laissé gagner par ce qui pourrissait tout ce qu’il pouvait y avoir de noble dans la bourgeoisie : l’argent. Lorsqu’un général de Castries disait d’un d’Alembert : « Cela veut raisonner, et cela n’a pas mille écus de rente ! », il résignait définitivement toute supériorité aristocratique pour tomber dans l’incongruité bourgeoise. La vanité nobiliaire s’est complètement ravalée et discréditée par la suite dans les compromissions les plus suspectes. Les « chroniques mondaines » du Figaro et autres moniteurs du muftisme aristocratique, révèlent une singulière promiscuité entre la noblesse « Vieille France » et la progéniture de Thénardier qui fait aujourd’hui l’aristocratie des « gangsters » du gouvernement, des affaires, du théâtre, des lupanars et autres « milieux de qualité » !... Il n’est plus possible de distinguer un « baron », barbeau de basse classe, d’un ruffian, authentique descendant des anciens preux. Les proxénètes qui gagnent la Légion d’honneur en fournissant des petites filles à des ministres de la République se trouvent en famille dans les palaces, les tripots, les bobinards, avec les petits-fils des du Barry qui étaient faits chevaliers de Saint-Louis quand ils donnaient leur nom, par un mariage saintement béni de l’Église, à des demoiselles Jeanne Bécu, catins royales. Seules des reines de concours de beauté, des dames de cinéma et leurs Alphonse peuvent être « épatés » par la vanité ostentatoire de cette aristocratie fangeuse, et seules aussi peuvent en avoir encore le respect les vieilles nouilles de l’Académie et du « noble faubourg », indécrottablement figées dans ce que E. Bergerat appelait la « costalgie du beauregard » !...

Ayons en nous l’orgueil libérateur, l’orgueil excitateur d’une « large ambition », celle de sauvegarder notre personnalité, notre Moi, dans une collaboration fraternelle avec tous ceux qui la méritent en nous la rendant. Mais combattons la vanité sordide établie sur « mille petites cupidités », celle qui veut faire de nous des inférieurs et des esclaves, qui veut entretenir son parasitisme de notre travail, cultiver son insanité aux dépens de notre intelligence, et gardons-nous de suivre ses exemples de servilité, de lâcheté et de sottise. Soyons orgueilleux, dans le bon sens du mot, et non vaniteux, ce mot n’ayant qu’un mauvais sens. Nous voulons être des hommes libres ; soyons, s’il le faut, des bêtes féroces des cavernes et des déserts, ne soyons pas des perroquets bavards, sans âne, sans rognons, sans conscience. Laissons les perroquets vider leurs ordures sur nos têtes. Comme le disait Tailhade :

« La fiente des choucas ne déshonore pas les métopos du Parthenon. »

Dans Calendal, Mistral a donné ce magnifique conseil à tous ceux qui veulent être des hommes libres : « Sieguès umble emé l’umble, é mai fier que lou fier ! » (Sois humble avec l’humble et plus fier que le fier !). C’est là le conseil d’un orgueil fraternel, généreux et digne. Il méprise la vanité, insolente devant les humbles, obséquieuse et rampante devant les puissants.

Édouard ROTHEN.

VAUTOUR

n. m. du latin Vultur

  • Zool. : Genre d’oiseaux rapaces, type de la famille des vulturidés.

  • Arg. : Monsieur Vautour. Usurier. « Propriétaire impitoyable. » (Dictionnaire Larousse.)

C’est exactement, en deux mots, la définition la plus brève de l’oiseau malfaisant dont nous voulons parler très brièvement ici.

Inutile de nous étendre sur l’oiseau à plumes. On le connaît assez comme vilain oiseau qui se repaît de la charogne animale ou humaine, que son œil perçant sait apercevoir de très haut et que son odorat extraordinaire fait se délecter d’avance, de très loin, par cette forte odeur de putréfaction qui l’attire. Après avoir plané quelques instants clans les airs, il se précipite sur sa proie avec avidité, et, de son bec puissant et crochu, il se hâte de déchiqueter le cadavre, de s’en gaver et de s’enfuir. Car le vautour n’est pas l’aigle : il est lâche et craintif ― c’est la nature qui l’a fait ainsi ― et ne s’attaque jamais seul à un être vivant. Il aime mieux la charogne, sans risque, que la chair fraîche avec le moindre danger. Il a bien les mœurs lâches et bourgeoises, telles que nous les connaissons chez la plupart des propriétaires. Aussi, nous ne contestons rien à ce que nous trouvons parfaitement d’accord avec nous dans Larousse :

« Arg. : Monsieur Vautour : Usurier. Propriétaire impitoyable... »

Et, les pires de tous, sont ceux qui vivent de la misère des pauvres ! Ceux-ci ne sont-ils pas souvent de mauvais payeurs... et pour cause ?... Mais si, individuellement, on rencontre des locataires payant difficilement l’un ou l’autre des termes dût annuellement à M. Vautour, c’est qu’il y a, chez le petit locataire, le locataire ouvrier, le ménage laborieux avec ou sans enfants, des calamités perpétuelles : maladie, chômage, naissances, décès.

C’est une mentalité spéciale que celle de M. Vautour. Il ne s’occupe pas si la maladie, fréquente chez ses locataires miséreux, est due à la mauvaise hygiène de ses locaux, ordinairement malsains, malpropres. Le cube d’air nécessaire à chaque habitant d’un logement ne lui donne aucun souci. L’architecte à ses ordres, n’est apprécié de lui que par son talent à utiliser les vides et à caser le plus de monde possible en le plus étroit espace, sans s’inquiéter de la facilité d’évoluer en si peu de place, où l’air est incontestablement très souvent, sinon toujours, trop rare et toujours vicié par la disposition incommode, insalubre des pièces qui composent un logement de petit loyer, toujours trop cher pour ce qu’il est.

Dans les faubourgs, dans les cités des petites et grandes villes, « sous le ciel bleu de notre France », ce ne sont partout que des amas de pierres et de plâtras où la lumière ne parvient pas, où l’humidité se maintient où la vie des parasites infectes et nuisibles est seule prospère.

Aussi, la famille ouvrière, première victime de M. Vautour, s’épuise, s’exténue, toute sa vie pour l’enrichir. Plusieurs familles et parfois plusieurs générations entretiennent ainsi l’immonde oiseau : le Propriétaire impitoyable et rapace. Il faut payer recta, sans retard, car la loi est toute à sa disposition, elle est faite pour lui seul et contre ses locataires. Et ceux qui appliquent cette loi, ou ces lois, sont tous à son service, docilement, aussi bien que ceux qui les ont rédigées et votées. Il faut s’y soumettre de gré ou de force.

M. Vautour n’a jamais compté les meurtres dont il est l’auteur direct ou indirect. C’est pour être logés, avoir un abri où se nicher quand même, que des travailleurs se prostituent de corps et d’âme en se soumettant aux volontés, à l’autorité d’un patron, aux baisses de salaires, aux vexations, à l’arbitraire, aux indignes exigences d’un exploiteur stupide et insolent qui les exploite et les pressure sans vergogne ! C’est pour avoir un abri et pour le conserver que des femmes triment dans les usines, à n’importe quel prix, de jour ou de nuit, et que des jeunes filles se prostituent une fois, deux fois, trois fois... puis toujours si, pour elles, la vie de plaisir a plus de bien-être et de tranquillité sinon de charme que la vie de misère !

M. Vautour sait bien tout cela, mais il en vit et, parfois, il en crève... de pléthore !... Car lui, n’est pas poussé au suicide.

On se demande comment il se fait que M. Vautour s’acharne tant à conserver des immeubles à nombreux locataires payant peu, payant mal ou ne payant pas ?

C’est simple : la quantité supplée à la qualité. Un cent de locataires à petits loyers rapportent plus que quelques locataires à logements bourgeois et ils sont bien moins exigeants. Les petits locataires s’usent plus vite dans les locaux meurtriers du criminel M. Vautour. Les locataires passent, l’immeuble reste.

L’ignoble guerre de 1914–1918 a eu, bien malgré elle certes, l’incontestable utilité d’anéantir quelques foyers pestilentiels où s’abritèrent et succombèrent plusieurs générations de malheureux. Ils parvenaient à payer leurs assassins, les bons bourgeois propriétaires. Ceux-ci se gardaient fort d’habiter leurs taudis..., ni même les quartiers où ils étaient !

Où sont-ils les fuyards, qui ne voulaient pas mourir sous les décombres d’immeubles que les Allemands (ou les Français) bombardèrent ? Peut-être sont-ils morts sur la route de l’exode ? Peut-être ont-ils été faire le bonheur d’autres commerçants, d’autres exploiteurs, d’autres propriétaires en d’autres lieux ?

Ils ont changé de pays, mais ils n’ont pas changé de sort sans doute !

Quant à M. Vautour, dont l’immeuble fut anéanti, il a patriotiquement fait état de son malheur. Et la Patrie, reconnaissante, l’a copieusement dédommagé de son sacrifice en le dédommageant amplement de la perte de son immeuble : s’il valait quelques milliers de francs, il a reçu quelques dizaines de milliers de francs. De même que les usines saccagées, les châteaux luxueux, les vastes habitations ont été réédifiés de façon généreuse et moderne et valent en millions ce qu’ils valaient en milliers de francs ! Ah ! la guerre fut, pour quelques possédants, une bonne, très bonne affaire... M. vautour ne fut pas oublié dans les compensations patriotiques !

Avant la guerre, les Vautours se plaignaient fort (tout en faisant très habilement et très odieusement leurs petits calculs) du rapport de leurs immeubles.

Ainsi, avant le 2 août 1914, ils durent payer une taxe d’ordures ménagères. Ils s’en lamentaient mais se rattrapaient facilement. La taxe était-elle de 20 francs ? Aussitôt, ils augmentaient de 20 francs chaque quittance locative (chaque immeuble contenait 20, 50, 100 locataires). Telles étaient les ruses de M. Vautour, qui savait jouer à qui perd gagne et ne perdait jamais.

Il y eut ― toujours avant guerre ― une certaine agitation populaire contre la hausse des loyers.

Des logements, des appartements se trouvaient vides, inhabités, des années entières... M. Vautour préférant ne pas louer que louer sans augmentation. À ce moment, il y avait aussi des familles entières, des familles nombreuses mises à la rue, parce que, dans divers arrondissements, tous les proprios suivaient le bon exemple. Un M. Vautour avait augmenté ses loyers et fait expulser les récalcitrants ; un autre Vautour ne voulait pas d’enfants, etc...

Enfin, c’était affreux de voir de pauvres gens mis dehors avec leurs pauvres meubles (quand ils en avaient), avec leurs misérables hardes, grelottant de froid. Tous les vautours se valaient.

La Préfecture de Police ne savait où donner de la tête et son aimable et courtois personnel avait « la manière » pour évincer les coupables d’être pauvres et les inviter à circuler.

Il y avait déjà un syndicat des locataires. Il y avait aussi une équipe de bons bougres qui savait gaillardement opérer ce qu’on appelle : un déménagement à la cloche de bois.

C’est à ce moment que survint le camarade Cochon. Il introduisit au syndicat des locataires les salutaires méthodes « d’action directe », dont usait la classe ouvrière dans sa lutte contre le patronat et que préconisaient avec ardeur les militants syndicalistes de la C.G.T. révolutionnaire d’avant guerre, ayant pour but d’action : la suppression du patronat et du salariat.

Ce sacré Cochon devint alors très populaire à Paris et dans la banlieue, par sa façon méthodique d’organiser des manifestations qui ne rendaient guère sympathiques les exploits des propriétaires, à la rapacité desquels collaboraient huissiers, commissaires de police, gendarmes et agents de la force publique. Hou ! hou ! les vautours !

Cochon savait ne pas prendre les choses au tragique. D’un sang-froid imperturbable, il parlementait avec les autorités de l’Ordre bourgeois et, discrètement, installait dans les immeubles inoccupés les Sans-logis de M. Vautour.

Mais cela n’alla pas toujours aussi simplement. Il y eut bien, pour Cochon et son action, les encouragements de la foule et le concours de quelques personnalités cossues et connues, heureuses de participer à l’accomplissement d’une action de justice et de solidarité !

Comme il était à prévoir, la presse prit parti pour ou contre et, de l’une ou l’autre façon qu’elle arrangeât les choses, sa publicité favorisa l’action et l’initiative du camarade Cochon. Celui-ci réunissait, autour de lui, chaque fois qu’il opérait, une foule toujours plus considérable, et M. Vautour palissait de rage impuissante devant l’impuissance même de la police qui avait ordre de ne pas aggraver les choses par des brutalités, se contentant de maintenir l’ordre et de protéger le cortège de M. Cochon qui, accompagné de la musique, conduisait où il fallait, vers un abri provisoire, mais sûr, les malheureux chassés par la rapacité de M. Vautour. La foule populaire qui restait seulement spectatrice, ne ménageait point ses applaudissements à M. Cochon et ses coups de sifflets à M. Vautour.

Le chahut de Saint-Polycarpe, ainsi que se nommait la bande à Cochon, fit, un moment, reculer les représentants de la loi. On riait, on ironisait, mais on songeait combien il était odieux qu’un propriétaire, au nom de la loi, pût mettre dehors des familles entières ne pouvant payer leur loyer par suite de maladie ou de chômage. Une certaine presse fit campagne contre M. Vautour. Des interpellations se produisirent à la Chambre, des projets de lois furent mis en chantier et des commissions parlementaires constituées ; le gouvernement, bien embarrassé, craignant de froisser l’opinion publique par des coups de force contre le fauteur de désordre Cochon et contre ses compagnons, prit des mesures autrement efficaces. La calomnie ne manqua pas de s’exercer. Par insinuations, par délation, avec le concours de la presse docile, on fit courir les bruits les plus infâmes contre Cochon et contre ses amis. Il est facile d’imaginer tout ce qu’on put dire. Il importait peu que ce fût vrai, pourvu que ce fût vraisemblable. Tout cela est dans l’ordre bourgeois. Néanmoins, les bons tours de Cochon ont bien fait mal à M. Vautour.

Mais, depuis, le vautour a eu sa revanche ; la guerre fut sa dernière épreuve, il s’est bien rattrapé depuis. Ses immeubles anciens n’ont pas souffert et si, pendant quelques années, ils ont peu rapporté, ils ont pris de la valeur et ils continuent...

Aux premiers jours de son avènement, la Commune de Paris rendit plusieurs décrets. L’un d’eux, celui du 29 mars 1871, toucha au cœur le gouvernement de Versailles, car il l’atteignait vigoureusement dans son sentiment le plus sacré : la Propriété.

Les Propriétaires, les VAUTOURS, furent défendus par le Gouvernement bourgeois fait homme, M. Thiers lui-même, qui promit vengeance à la tribune de la Chambre, à Versailles.

Voici donc l’un des premiers actes du Gouvernement de la Commune, siégeant à l’Hôtel de Ville :

« LA COMMUNE DE PARIS,

Considérant que le travail, l’industrie et le commerce ont supporté toutes les charges de la guerre, qu’il est juste que la propriété fasse au pays sa part de sacrifices,

DÉCRÈTE :

ARTICLE PREMIER. ― Remise générale est faite aux locataires des termes d’octobre 1870, janvier et avril 1871.

ART. 2. ― Toutes les sommes payées par les locataires pendant ces neuf mois seront imputables sur les termes à venir.

ART. 3. ― Il est fait également remise des sommes dues pour les locations en garni.

ART. 4. ― Tous les baux sont résiliables, à la volonté des locataires, pendant une durée de six mois, à partir du présent décret.

ART. 5. ― Tous congés donnés seront, sur la demande des locataires, prorogés de trois mois.

Hôtel de Ville, 29 mars 1871.

LA COMMUNE DE PARIS. »

Cela était bien un acte de justice, comme il ne s’en accomplit qu’en période révolutionnaire.

Autrement, ce ne sont que promesses fallacieuses et déclarations verbales vite oubliées. On le vit bien au lendemain de la guerre de 1914–1918. « Les vainqueurs de la Guerre du Droit et de la Civilisation, ces héros ― avait dit le vieux pantin Clemenceau ― ont des droits sur nous ! » ― Ils eurent, en effet, le droit de se taire, de subir la vie chère et de payer M. Vautour dont ils avaient protégé les biens. Des médailles et des croix pour les blessés ; des privilèges de priorité dans les transports en commun ; de misérables pensions et des flagorneries infâmes et stupides aux monuments aux morts.

Enfin, vis-à-vis de M. Vautour, le héros, le survivant, le rescapé n’est encore, aujourd’hui, comme hier, qu’un cochon de payant comme tout autre locataire : embusqué ou exempté du service pour une cause quelconque. Le Poilu sert de thème aux exploiteurs de tout ce qui peut perpétuer les crimes engendrés par les idées fausses de gloire nationale et de patriotisme infernal et délirant.

La guerre n’a pas appauvri les propriétaires : elle a simplifié et elle a amplifié, pour eux, les moyens de s’enrichir encore. Il serait fastidieux de le démontrer ici car on sait combien il est difficile de se loger convenablement aux gens qui ne vivent que de leur travail quotidien, de leur salaire frappé d’impôt.

Ce n’est pas la guerre qui, tue les corbeaux, les vautours : elle les engraisse et les multiplie. Seule, une révolution sociale les anéantira. En attendant, comme dit Eugène Pottier :

Combien de nos chairs se repaissent !
Mais, si les corbeaux, les vautours,
Un de ces matins disparaissent,
Le soleil brillera toujours !

Ces vers de l’Internationale datent de juin 1871. Et, depuis, les corbeaux, les vautours n’ont pas encore disparu. Sous la forme du grotesque et rapace M. Vautour, règne la Bourgeoisie.

A Paris, en 1882, Eugène Pottier, l’auteur de l’Internationale, fit un chant révolutionnaire qu’il dédia au citoyen Paul Lafargue, et qu’il intitula « Le Huit ». C’est un portrait ressemblant, réel, de M. Vautour !

Voici ce chant :

Toi, la terreur du pauvre monde,
Monsieur Vautour ! Monsieur Vautour !
Quittance en mains, tu fais ta ronde.
Déjà le huit ! Déjà ton jour !
Vautour !
Cet homme a donc créé la terre,
Le moellon, .. le fer et le bois !
Non ! cet homme est propriétaire,
Son terme vient tous les trois mois.
Oh ! c’est un rude personnage
Avant tout autre créancier,
Il peut vendre notre ménage,
Nous donner congé par huissier...
De par la loi sèche et bourrue,
Femmes en couches et moribonds,
Tant pis, s’il vous flanque à la rue
On ramasse les vagabonds !
Lorsque chômage et maladie
Attristent déjà nos foyers,
Sur nous, comme une épidémie,
Sévit la hausse des loyers.
Depuis dix ans, la vie afflue
Dans son quartier de terrains nus :
Encaissant seul la plus-value,
Il décuple ses revenus.
Avec nos pleurs, nos sueurs vaines,
Il a gâché tout son mortier.
C’est le plus pur sang de nos veines
Qu’il touche en rentes par quartier.
Un prompt remède est nécessaire...
Vautour est féroce et subtil :
Mais s’il pousse à bout la misère,
Comment cela finira-t-i ! ?
Il faut que le pauvre s’abrite,
On a sommeil comme on a faim.
Ne doit-on pas taxer le gite
Comme l’on a taxé le pain ?
L’usure a ses heures tragiques,
Foulon vous apprend, mes amours,
Comme on promène au bout des piques
La tête pâle des vautours.
Toi, la terreur du pauvre monde,
Monsieur Vautour ! Monsieur Vautour !
Quittance en mains, tu fais la ronde.
Déjà le huit ! Déjà ton jour !
Vautour !

Paris, 1882. Eugène POTTIER.

Oui, un prompt remède est nécessaire et il faudra bien se décider à l’appliquer. C’est sur lui-même, une fois de plus, que le Peuple doit compter pour cela. Quand un oiseau de si haut vol que le vautour ravage une contrée, on prend aussitôt la résolution de l’abattre. Il y a donc longtemps que le pauvre Peuple aurait dû l’abattre, ce bon M. Vautour !

G. YVETOT.

VÉGÉTALISME

n. m. (rad. Végétal)

Le Végétalisme n’est qu’une subdivision du Végétarisme qui a un sens plus large. Le mot « végétarisme » signifie simplement « vigoureux », sans indiquer plus spécialement ce que l’on doit manger, mais assurant que ce que l’on consomme est « revigorant ». Le végétarisme comprend trois subdivisions principales, dont les noms indiquent déjà le régime :

  1. Ovo-lacto-végétarisme ;

  2. végétalisme ;

  3. Fruitarisme.

Le végétalien consomme :

  1. les feuilles vertes, tendres, non acides, cultivées (et certaines espèces, connues comme comestibles, sauvages), crues et cuites. On peut citer comme feuilles comestibles rustiques : le pissenlit, la mâche, la lampsane, le salsifis, le laisseron, le laiteron, la chatrure (laitue sauvage) la renoncule ficaire, le lamier ou ortie blanche, la stellaire ou mouron-des- oiseaux, etc... Les feuilles notoirement acides à éviter sont : la rhubarbe, l’oseille, le pourpier.

  2. Les racines et les tubercules, comme les carottes, les radis avec leurs feuilles, les céleris-raves, les navets, le rutabaga, la betterave, la pomme de terre, le topinambour, etc...

    La pomme de terre est consommée principalement cuite. C’est un aliment composé essentiellement d’amidon, qui se digère plus facilement cuit. Les autres racines et les topinambours sont consommés en petite quantité, coupés finement, avec de la salade, de préférence crus.

    Les feuilles et les racines, consommées crues, nous apportent des sels alcalins. Elles sont acidifiantes quand elles sont cuites, car la cuisson ne fait perdre aucun élément acidifiant, tandis que les sels alcalins très solubles, s’en vont dans l’eau de cuisson. On pourrait conseiller d’employer l’eau de cuisson comme soupe, mais dans ce cas il y a surcharge de sels, ce qui fatigue les reins et occasionne la constipation. Mais la feuille a un double rôle à jouer :

    1. comme aliment hautement minéralisateur ;

    2. par sa richesse en albumine « complexe ».

    Le végétaIien consommera donc la feuille verte non-acide cuite, mais en ayant soin de rejeter l’eau de cuisson.

  3. Les fruits, bien mûrs, non-acides, autant que possible crus. Les fruits acides à éviter sont : le citron, l’orange, la groseille en grappe, les olives vertes, la tomate.

Le végétalien fait abstinence :

  1. De la chair des animaux (viande, poissons, coquillages, etc ... ) ;

  2. Des produits de l’animal (femelle) destinés à nourrir ses petits, comme le lait et les œufs.

La chair des animaux (aliment cadavérique) est tout à fait impropre à l’alimentation humaine. L’homme possède un tube digestif trop long pour la viande, aliment appelé par V. Lorenc « ouvert », car ses cellules ne sont pas entourées de membrane cellulosique, aliment qui se digère vite dans sa partie supérieure, laissant la partie inférieure sans emploi. Les glandes, chez les animaux carnivores, sécrètent la quantité d’ammoniac suffisante pour neutraliser les poisons (ptomaïnes). L’homme n’a pas ce moyen de défense.

Il y a d’ailleurs peu de personnes qui adoptent de leur propre gré un régime exclusif de viande, ou des oeufs, ou du lait. Ceux qui, comme les Esquimaux, refoulés vers l’extrême Nord par suite de guerres avec les Indiens, sont réduits à se nourrir de la viande, ont découvert qu’en mangeant les crottes de rennes ils y trouvent des restes non digérés des Lichens, qui leur apportent des sels et de la cellulose si utile pour diviser les matières dans l’intestin humain. La plupart des hommes consomment, en même temps que de la viande, des légumes et des fruits.

Le végétalien ne fait pas usage de sucre industriel, appelé par le Dr Carton aliment meurtrier ». Le sucre industriel, aliment mort, brutal, incomplet désorganise le fonctionnement de tous nos organes (lire : Sucre industriel et plante sucrée de V. Lorenc).

Le végétalien préfère l’arôme naturel des fruits et légumes aux épices de toutes sortes.

La boisson du végétalien est l’eau naturelle, pas bouillie. Toutes les boissons fermentées, ainsi que le café, le thé, le chocolat, constituent, avec la nicotine du tabac et la cocaïne, la morphine, etc ... , le groupe des alcaloïdes appelés par V. Lorenc « poisons overtoniens », du nom du biologiste Overton qui a découvert, presque en même temps que H. Meyer, que leur pénétration dans le système nerveux est fonction d’une propriété physique de double solubilité dans l’eau (respectivement dans le plasma sanguin) et dans les graisses (c’est-à-dire dans les lipoïdes, graisses phosphorées qui sont une des parties constituantes de toutes les cellules végétales et animales).

Le régime végétalien est séduisant, éthique, esthétique, même socialement incontestablement libérateur par ses conséquences, car il permet à l’individu de vivre en Robinson à l’écart de la vie des civilisés ou soutenir la lutte avec le capitaliste plus longtemps, par exemple dans le cas d’une grève, etc... Mais il est toutefois légitime de se demander si ce régime satisfait aux besoins de l’organisme ?

Dans l’ordre d’importance, l’organisme humain a besoin de : l’albumine, des matières hydrocarbonées (amidons, sucres), des sels minéraux, des vitamines, de la cellulose, de la graisse, de l’eau. Supposons un régime composé uniquement de feuilles.

« La feuille de la plante est riche en cellules vivantes, fonctionnant d’une manière active. Sauf quelques rares exceptions, elles ne contiennent que peu d’aliments de réserve. La feuille est le laboratoire de la plante. Son pigment vert, la chlorophylle, lui permet d’utiliser l’énergie de la lumière solaire. A partir de l’acide carbonique qu’elle absorbe de l’air et à partir de l’eau et des sels minéraux tirés du sol, la feuille construit l’albumine, le sucre et la graisse. Ces matières sont utilisées soit pour permettre la croissance des tissus de la plante, soit pour constituer des réserves dans les grains, tubercule ou autres organes. La surface de la feuille est une mosaïque de cellules vivantes. Elle contient toutes les substances nécessaires à l’alimentation des cellules animales. La feuille est au point de vue qualitatif un aliment complet. » (Mac Collum : The Newer Knowledge of Nutrition, p. 137.)

La feuille apporte en quantité suffisante l’albumine complexe, cc qui permet au végétalien d’écarter de sa consommation la viande, les œufs et le lait. On sait aujourd’hui, par l’analyse et par les expériences biochimiques (Mac Collum) sur les animaux, que l’albumine ordinaire ne peut pas former de l’albumine animale. La molécule d’albumine est très grande et d’une structure compliquée, elle se compose d’un certain nombre d’acides aminés, parmi lesquels la tryptophane, la lysine, la tyrosine et la cystine sont indispensables pour reconstruire l’albumine animale. Nous appelons « complexe » l’albumine qui possède en quantité suffisante ces acides aminés indispensables. D’ailleurs le besoin total d’albumine (ordinaire et complexe) est moins grand pour le végétalien, dont l’alimentation est en général alcaline, que pour le mangeur de viande et de pâtes cuites. Les expériences du Dr Hindhede au Danemark, du Dr Roese en Allemagne, et des végétaliens français ont démontré que le minimum nécessaire d’albumine varie selon l’alcalinité du régime. Avec un régime végétalien bien conduit, 40 grammes d’albumines suffisent. La feuille est très riche en sels minéraux. Un régime exclusif de feuilles vertes serait même dangereux par excès des sels. La cellulose y est en abondance et les vitamines au complet (A, B, C, D, E). Mais l’absence des sucres et de l’amidon qui se concentrent dans les racines, tubercules et fruits rend cette diète impraticable.

Un régime composé exclusivement des racines et des tubercules nous fournirait en abondance l’aliment de réserve (amidon et sucre), des sels, de la cellulose, de la graisse, mais la série des vitamines ne se trouverait pas complète et il y aurait manque d’albumine complexe. Il serait impossible de composer un menu synthétique avec des racines et des tubercules seuls.

Un régime exclusif de fruits nous fournirait des sucres en excès (danger de diabète), de la cellulose, des graisses en abondance, certaines vitamines, mais les sels ne se trouveraient pas au complet (manque de fer et de chaux) et l’albumine complexe en quantité presque nulle.

La combinaison des feuilles, des racines, des tubercules et des fruits permet de composer un repas synthétique, satisfaisant à tous les besoins de l’organisme, ayant un débit régulier qui, contrairement à la viande, utilise toute la longueur du tube digestif. A l’aube de la civilisation, c’était certainement le régime de l’homme primitif. Sa constitution n’indique-t-elle pas qu’il n’est pas fait pour manger ses « frères inférieurs », les animaux, Il ne court pas assez vite pour atteindre le gibier (il a fallu l’invention du fusil ou tout au moins d’un arc et des flèches), il n’a ni griffes, ni dents assez fortes pour dépecer l’animal et le broyer avec les os, comme fait le tigre et le chat. Il est doué d’une sensibilité nerveuse qui se développe toujours, ce qui lui. permet de posséder sa qualité « d’homme », tandis que ses mains industrieuses seules n’en feraient qu’une brute enrichie. Selon A. de Mortillet, chez les premiers hommes il n’y a pas de traces d’industrie avec de l’os des animaux. Et les légendes anciennes ne nous transportent-elles pas à l’âge d’or où « les bêtes parlaient », c’est-à-dire qu’elles pouvaient se faire comprendre par l’homme qui ne parlait pas encore et vivaient avec lui en paix. Il n’ y a rien d’extraordinaire à ce que, dans des couches géologiques, des ossements humains se trouvent à proximité des ossements d’animaux. Ils étaient tous mortels ... Ils pouvaient quelquefois être en lutte ... mais la présence d’un squelette animal dans le voisinage d’un squelette d’homme ne prouve nullement qu’il ait été mangé par ce dernier. Mais sous l’influence de diverses circonstances, comme la variabilité du climat qui s’accuse de plus en plus et aussi de l’industrialisation progressive du milieu, l’homme s’est habitué à l’alimentation carnée et à son inévitable cortège d’épices, d’acides et de boissons fermentées. Allez donc offrir à un homme dont le palais est brûlé par des sauces sucrées, vinaigrées, alcoolisées, épicées un repas naturel composé de feuilles, de racines et de fruits. Aussi, pour rendre ce régime moins « héroïque », les colons du Milieu Libre de Bascon (près de Château-Thierry, Aisne), fondé par G. Butaud, en 1920, ont réussi à présenter ces aliments naturels, revigorants sous forme d’un plat excitant, fort agréable au goût que nous appellerons « la Basconnaise ».

Voici sa formule :

Pour un poids total de 300 grammes (quantité moyenne pour une personne) :

  1. 1/10 du poids total, soit 30 grammes de racines et tubercules crus (carottes, betteraves, topinambours, pommes de terre, navets, céleris-raves, radis avec les feuilles), coupés finement au couteau, ou râpés dans une machine à râper le gruyère ;

  2. 4 fois autant de feuilles vertes que de racines, donc 120 grammes (dont 1/3 de choux et 2/3 de salades diverses, cultivées et sauvages) ;

  3. Autant de pommes de terre cuites que de verdure, donc 120 grammes ;

  4. 24 grammes d’huile d’arachide et 1 gramme de sel de cuisine ;

  5. On peut ajouter 5 grammes d’oignon, un peu de persil, de cerfeuil ou de fenouil. Les pommes de terre sont cuites en robe des champs. Il faut enlever la pelure.

Il est utile de consommer très peu de pain et d’ajouter à la Basconnaise une cuillerée de blé trempé dans l’eau salée au moins deux jours auparavant. Il faut mastiquer soigneusement, comme le reste d’ailleurs. On peut ajouter à la Basconnaise des haricots cuits, des châtaignes cuites. Il vaut mieux consommer les plats cuisinés séparément, pour faciliter la mastication et par raisons gustative.

Les racines et les tubercules sont nettoyés il l’eau avec l’aide d’une brosse, mais le topinambour demande à être pelé.

Les fruits sont mangés séparément, indifféremment à la fin ou au commencement du repas. L’argument de ceux qui préconisent de consommer les fruits les premiers, afin d’alcaliniser les humeurs, vaut pour ceux qui ont une alimentation acide ou acidifiante, cet argument n’a pas de valeur pour le consommateur de Basconnaise.

La composition de la Basconnaise varie avec les saisons. Mais, en chaque saison, on peut composer ce plat de façon à ce qu’il soit varié. On sait aujourd’hui que la vie est caractérisée par des processus chimiques simples, rapides et dus en grande partie à des ferments et des sels minéraux qui jouent le rôle de catalyseurs. L’organisme humain a besoin d’une foule d’éléments, des sels minéraux en petite quantité et qui sont quelquefois rares chez les plantes. Il est facile à comprendre que nous trouverons d’autant plus aisément tous les principes nécessaires à la vie que notre alimentation sera plus variée .

La Basconnaise est un plat synthétique ; il renferme les albumines, les amidons, les sucres, les sels, les vitamines, la cellulose et l’eau. Elle permet l’individualisation d’un régime. Dans une collectivité, connue par exemple une colonie libre ou un foyer végétalien, chacun étant son propre cuisinier, peut choisir pour la confection de sa salade mixte les éléments qui lui plaisent ou qui sont favorables à sa santé ou pour satisfaire à l’exigence de l’adaptation progressive à un régime nouveau. Au point de vue pédagogique, quel merveilleux centre d’intérêt que la confection d’une Basconnaise : elle éveille 1a curiosité de l’enfant et l’initie aux sciences physiques et naturelles.

Le régime végétalien a aujourd’hui de nombreux adeptes. Les foyers végétaliens servent journellement des centaines de repas. Le premier foyer, 40, rue Mathis, en plein quartier de la Villette, fut fondé par G. Butaud en 1924. Bientôt, grâce à l’initiative de J. Demarquette, d’autres foyers surgirent (La Source, Pythagore) ; ces derniers, avec le succès, ont perdu leur pureté théorique du début, mais ils avaient pris naissance avec le titre de foyers végétaliens. La Basconnaise est servie dans de nombreux restaurants végétariens, quelquefois appelée autrement : « hors-d’oeuvre en salade », « salade composite », etc ... Rimbault et son école, à Luynes (près de Tours), font une active propagande autour d’une Basconnaise « d’infinie variété » tendant à la panacée. Il présente son invention à la lumière de théories originales, mais souvent outrancières. Phusis (« La chute de l’Humanité », « Rajeunir ») nous conseille, sans sourire, de nous nourrir de l’azote de l’air, de kakis et de salades blanchies, jaunies dans la cave. A ce compte, paraît-il, entre autres miracles, l’émail des dents se refait.

Plus modestes et plus sobres en promesses sont quelques documents publiés par Le Végétalien, 131, rue Saint-Gratien, Ermont (S,-et-O.). (L’ Individualisme conduit au Robinsonisme ; Le Végétalisme permet le Communisme, par G. Butaud ; Victor Lorenc et sa contribution. au Naturisme, par S. Zaikowska ; Résumé de la doctrine, G. Butaud, V. Lorenc et Jean Laboulais, et sa critique, par le Dr Hemmerdinger). — Crudivégétalisme (G. Butaud) ; Réponse à l’enquête sur le Végétalisme (V. Lorenc) ; Sucre industriel ou plante sucrée ? (V. Lorenc). — Aux Editions Maloine : Les Poisons Overtaniens (V. Lorenc et J. Laboulais), etc...

Un travail sérieux a été fait par la Société Naturiste Française (48, rue Piard, à Brévannes, S.-et-O.) en éditant la série de nombreux ouvrages du Dr Carton, dans lesquels nous avons puisé souvent. (Traité d’alimentation, Les trois aliments meurtriers, Enseignements naturistes, etc... )

Le Dr Carton nous recommande de procéder avec prudence, car l’homme qui a l’appareil digestif du singe crudivégétarien n’ayant jamais pu s’adapter à l’aliment cadavérique de la Hyène, offert par la civilisation, a souvent la santé si délabrée que son organisme ne peut plus faire les frais d’une nouvelle adaptation vers le régime ancestral, le régime crudivégétal.

Sophie ZAÏKOWSKA.

VÉGÉTARIEN

n. m.

De l’adjectif latin vegetus qui signifie végéter, dont on a fait le synonyme de vigoureux en raison de ce que le mot végéter, pris dans son sens littéral, exprime tout ce qui croit normalement, par conséquent vigoureusement. — Celui qui pratique le végétarisme.

VÉGÉTARISME

n. m.

Système d’alimentation excluant tout ce qui est de nature à compromettre l’équilibre physiologico-mental et, par voie de conséquence, la vigueur de l’homme. Ainsi, la viande, les poissons, les spiritueux, les boissons fermentées (improprement dénommées hygiéniques), le chocolat, le café, etc., etc. Préconisé en mode préventif et curatif dans le traitement des maladies.

Ce concept diététique, loin de réunir tous les suffrages, a divisé le monde savant en deux clans antagonistes. Au sein même de la Faculté de Médecine, où certains membres éminents ont introduit ce brandon de discorde, règne semblable division.

Il semblerait cependant, a priori, que le monde médical, particulièrement qualifié pour trancher ce différend dans un sens non équivoque ait abouti à une solution définitive du problème. Il n’en est rien et, pendant que maints fils d’Esculape convient les foules à l’initiation végétarienne, d’autres prêchent, à son égard, une sévère mise en garde. Il convient donc de soumettre au lecteur la copieuse documentation, constituée aujourd’hui, de nature à éclairer ce passionnant sujet.

Une question préalable se pose : A quelle catégorie l’homme appartient-il ? Convient-il de le ranger parmi les carnassiers ou parmi les omnivores ? Devons-nous l’assimiler aux herbivores ou bien, imitant Cuvier, Flourens, Linné, et une foule d’anthropologistes, l’apparenterons-nous à la famille des frugivores-types, représentée par les anthropoïdes ?

Il semblerait, de prime abord, que cette question fût insoluble tant les mœurs alimentaires des multitudes humaines sont divergentes et contradictoires. Elle apparaît beaucoup plus simple si nous faisons intervenir la paléontologie, la palethnologie, l’ethnologie, l’anatomie et la physiologie comparées, l’analyse chimique et biochimique, la toxicologie, la statistique, etc...

Grâce il la science des comparaisons anatomico-physiologiques, nous savons aujourd’hui que, en raison des lois de l’adaptation, tous les êtres, et particulièrement ceux qui ont atteint les cimes de la hiérarchie généalogique, ont acquis une organisation digestive parfaitement caractérisée : denture, estomac, intestin, foie, ont abouti à une structure histologique et morphologique spécifiques, à une aptitude métabolique adéquate. C’est donc cette admirable pierre de touche que nous allons faire intervenir aux fins d’élucider ce point énigmatique.

Derechef, posons-nous donc cette question : A quelle classe appartient l’homme ? Son maxillaire s’orne-t-il de canines aiguës et démesurées, aptes à saisir une proie ; de molaires acérées, capables de sectionner la chair de ses victimes et de déchiqueter ses os, à l’instar des grands carnassiers (lions, tigres, loups, chiens), ou des omnivores, tels que l’ours, le porc, etc ... ? Ou bien dispose-t-il de larges molaires aplaties, véritables meules destinées à broyer la cellulose rebelle des herbes coriaces, comme c’est le cas des herbivores ?

Bien au contraire, semblable aux frugivores, représentés par l’orang-outang, le chimpanzé, le gibbon, sa mâchoire ne possède que de pseudo canines émergeant à peine des autres dents et ses molaires et prémolaires de forme cylindrique sont pourvues, sur le pourtour de la couronne, de petits mamelons propres à favoriser la mastication des fruits sauvages, grains, bourgeons, racines. Le gorille offre cependant une exception à cette règle. Quoiqu’étant, ainsi que le souligne M. de Mortillet, le plus herbivore du groupe, une double paire de formidables canines semble le l’approcher des grands fauves. Darwin a donné une explication plausible de cette apparente anomalie dentaire. Ces organes constituent pour ce grand simien, des armes redoutables, offensives et défensives. Quant à ses molaires, elles sont absolument comparables à celles de ses congénères précités. C’est donc seulement à cette dernière variété de dents que doit être conféré le caractère de critérium, en matière de classification zoologique, puisque le chameau, lui-même herbivore avéré, est nanti aussi de canines démesurées.

Notons également que le maxillaire inférieur de l’homme, semblable à celui des autres frugivores ainsi que des herbivores, est susceptible de mouvemente oscillants aussi bien sur le plan horizontal que dans le sens vertical, taudis que celui des carnivores et des omnivores ne peut manœuvrer qu’à la façon d’une cisaille.

Ces différences fondamentales, faciles à vérifier en raison de l’abondance de sujets de comparaison que nous avons journellement sous la main (homme, chien, chat) ne se limitent pas à la cavité buccale, L’estomac des nécrophages est beaucoup plus volumineux, sa paroi est plus puissamment musclée que ne l’est l’outre gastrique des mangeurs de fruits, de racines et autres végétaux. Ces particularités sont amplement justifiées. La trituration stomacale des viandes hâtivement dégluties, sommairement mastiquées, nécessite un péristaltisme particulièrement énergique. Par surcroît, il sécrète, en bien plus grande abondance, de l’acide chlorhydrique destinée à favoriser, non seulement l’élaboration plus rapide des chairs ingérées, mais aussi des os que l’homme ne peut digérer. Cela est important, car la digestion des masses osseuses permet aux carnassiers un copieux ravitaillement en sels minéraux dont le muscle est en partie dépourvu.

Si nous portons notre examen sur la portion intestinale du tube digestif. nous trouvons même dissemblance comparative, Très brève chez les « mangeurs de cadavres », puisqu’elle n’équivaut qu’à cinq ou six fois la longueur de leur corps, mesurée de l’extrémité du museau à la naissance de la queue, permettant ainsi une prompte expulsion du bol fécal de constitution éminemment fermentescible, elle égale dix à douze fois cette proportion chez l’homme et ses consanguins sylvestres (mesure prise du sommet de la tête à la naissance du coccyx) pour atteindre vingt à vingt-cinq fois ce développement parmi les représentants de la faune herbivore en respectant les mêmes procédés de mensuration.

Enfin, fait particulièrement suggestif et d’importance insoupçonnée de la plupart des profanes, le foie des carnophages possède, malgré une apparente similitude morphologique, le privilège, non seulement de neutraliser les toxines recélées par la viande ou celles engendrées au cours de son élaboration, mais aussi et surtout de métamorphoser les résidus albumineux, issus de la digestion, en ammoniaque, substance d’élimination facile, tandis que la glande hépatique des frugivores et des herbivores ne peut élaborer, au détriment de ces reliquats, que de l’urée et de l’acide urique, dont le taux sanguin est d’autant plus élevé que la ration carnée est en prépondérance.

Voici donc établi, du point de vue rigoureusement anatomique et physiologique, que l’homme est loin d’être, par destination, ou carnivore, ou omnivore, puisque sa structure dentaire, hépato-gastro-intestinale l’apparente, an contraire, d’une façon indiscutable, aux seules espèces s’accommodant exclusivement de la plus extrême frugalité.

Certains ne manqueront pas d’objecter, malgré l’évidence de cette démonstration, qu’en raison de pratiques culinaires hétérodoxes, usitées par une incommensurable lignée d’ancêtres, l’homme contemporain a acquis une adaptation l’autorisant à déroger au régime s’harmonisant a sa constitution primitive. Qu’en conséquence, sa « nature » actuelle la dispense des astreintes alimentaires ancestrales.

Ce raisonnement ne tient pas compte, malheureusement, du fait que son organisation digestive n’a même pas amorcé une révolution anatomico-physiologique démontrant le bien-fondé de cette thèse. Ce n’est pas sans raison que le tube digestif et ses annexes glandulaires diffèrent selon les différents modes alimentaires auxquels sont soumises les différentes espèces, Que, par conséquent, une véritable adaptation de l’homme au carnivorisme, partielle ou totale, ne peut logiquement résulter que de leur modification morphologique et histologique. Cette métamorphose organique n’eût d’ailleurs été possible que par l’addition d’un n ombre colossal d’années de pratique exclusivement nécrophagiques, condition loin d’être réalisée, ainsi qu’il est facile de vérifier.

Il nous faut, pour cela, remonter le cours des temps géologiques, jusqu’à l’aurore de l’âge tertiaire, A ce moment, le groupe anthropomorphe est constitué. Vers le miocène, puis au cours du pliocène, évoluait parmi la faune anthropoïde, le Dryopithèque, géniteur présumé de l’espèce humaine. Les mœurs de ce simien, analogues à celles de ses autres congénères, étaient rigoureusement fruito-végétaliennes. L’aube du quaternaire voit apparaître les premiers êtres humains, grossières caricatures de leurs descendants actuels, dont le type est l’homme de Néanderthal, homo-simien plutôt qu’homme, et qui évolue vraisemblablement au cours des deux étapes chelléenne et moustérienne. Son anatomie de grimpeur, aux membres inférieurs écourtés, atteste encore ses irréductibles habitudes fruitariennes.

Il nous faut atteindre les portions solutréenne et magdalénienne pour constater une révolution culinaire chez nos ascendants, se traduisant par une dérogation à la frugalité traditionnelle.

Quelle importance revêtit-elle ? C’est ce qu’il importerait de préciser. Affecta-t-elle toute l’humanité existante ou quelques fragments seulement ? Ne fut-elle qu’un pis aller momentané, émaillée de récidives, rares ou fréquentes, commandées par d’impérieuses nécessités (famines, etc ... ) ou imposée par un rituel dont le caractère nous échappe ? Persista-t-elle au cours d’interminables périodes, ou ne fut-elle que furtive ? Autant de questions vouées au silence, attendu qu’aucun témoin oculaire et avisé, contemporain de ces lointaines époques, n’a pu consigner les faits et gestes de cette naissante humanité.

Ce qu’il y a de certain c’est que, même au cours des longues périodes de revêtements glaciaires embrassant une vaste portion de l’hémisphère boréal, une végétation suffisante tapissait de nombreuses vallées profondes permettant aux pachydermes, aux bovins, aux solipèdes, etc ... , de subsister, nous autorisant à admettre que les hommes préhistoriques pouvaient trouver tout ou partie de leur subsistance sans être contraints à répudier d’antiques et frugales habitudes.

Ce qui témoigne de leur souci d’échapper à l’incertitude d’une végétation stérile ou capricieuse, c’est qu’avec l’âge néolithique, apparaissent de rudimentaires instruments aratoires qui se perfectionnent, s’amplifient, se multiplient avec l’âge du bronze, De nombreux indices historiques attestent également que les fils de la Gaule, véritables pionniers de l’agriculture, ne vivaient, eux aussi, « de chasses et de pêches » que d’une façon exceptionnelle, contrairement à ce qu’affirment nos manuels scolaires.

Par conséquent, le dogme du pseudo-carnivorisme outrancier do nos ancêtres préhistoriques est loin d’être fondé.

Si nous descendons le cours de l’histoire en brûlant les étapes, nous constatons qu’au cours de périodes prodigieusement longues, l’incroyable insuffisance des salaires dévolus aux masses laborieuses, citadines et rurales, qui oscillaient encore, il y a une centaine d’années, entre 0 fr. 50 et 2 francs par unité quotidienne, frappait d’interdit tous aliments coûteux, considérés comme luxe, la viande y compris. Le pain lui-même, cet aliment devenu démocratique, ne figurait pas sur toutes les tables en raison du faible pouvoir d’achat des foules besogneuses, Seule, l’infime minorité des classes aisées pouvait s’offrir les plaisirs de la bonne chère, ce dont elle ne se privait pas.

Cc rapide exposé démontre surabondamment que les récentes pratiques d’un carnivorisme généralisé et intensif remontent à peine à quelques générations, grâce aux hauts salaires pratiqués depuis quelques lustres,et qu’elles ne peuvent en rien légitimer la plus minime idée d’adaptation.

Il nous faut cependant encore, avant de pénétrer dans le vif du sujet, répondre à l’inéluctable objection que ne manquent jamais de soulever les détracteurs du végétarisme et tendant à accréditer, aux yeux des non-prévenus, cette version de l’adaptation : à savoir les Esquimaux. Il semble, en effet, a priori, que l’argument possède un dynamisme singulier. On oublie trop que ce peuple constitue un cas exceptionnel et qu’aucune exception n’a jamais infirmé une règle.

Il apparaît, en effet, que ces pygmées de l’Arctique ont, du moins d’une façon toute relative, réalisé ce tour de force de vivre uniquement d’un régime pour lequel, pas plus que nous d’ailleurs, ils n’étaient primitivement physiologiquement constitués. Comment interprèterons-nous, du point de vue adopté, cette curieuse anomalie ?

Notons d’abord que toutes les informations qui les concernent n’ont rien de bien précis ni d’étendu. Nous ne possédons aucun document touchant leur degré de longévité. Quant aux maladies qui les accablent, nous savons déjà, malgré le peu de renseignements en notre possession, qu’ils sont fréquemment atteints de rhumatisme, affection spécifique du régime carné puisqu’elle résulte d’un empoisonnement par l’acide urique, cc qui tendrait à prouver que leur prétendue adaptation laisse à désirer.

Nous savons également qu’ils consomment viandes et poissons crus, faute de quoi, d’ailleurs, ils ne pourraient subsister ; qu’ils dévorent parfois le contenu prédigéré de l’estomac de leurs victimes, riches en principes vitalisants et qu’ils absorbent de fortes masses graisseuses, sources d’énergie thermique, substance dédaignée par les civilisés parce que particulièrement indigeste. Depuis combien de millénaires ces malheureux sont-ils astreints à ce répugnant régime ? Dix ? ... Vingt ? ... Cinquante ? ... plus peut-être. L’origine remonte certainement à une époque extrêmement reculée ...

Mais si nous nous avisons de comparer ce peuple rabougri, ratatiné, dégénéré, aux splendides races végétariennes peuplant le monde, en particulier celles du Pacifique, que n’ont point encore exterminées leurs cyniques conquérants, nous sommes contraints de constater qu’il est le triste aboutissant d’une évolution rétrograde qui fait de lui un véritable déchet de l’humanité.

On pourrait objecter que maints facteurs sont intervenus pour accentuer cette pitoyable régression physique, le froid infernal, entre autres, sévissant parfois avec une redoutable intensité, dans les régions particulièrement désolées où ils gîtent. Ces considérations ne peuvent jouer, attendu que d’autres spécimens zoologiques, hôtes accoutumés de la banquise : l’ours blanc, l’éléphant marin, le phoque, etc ... , jouissent d’une stature, d’une corpulence, d’une vigueur qui ne le cèdent en rien aux espèces similaires vivant sous des cieux plus cléments. Le grand caribou lui-même, qui hante les plaines glacées de l’Alaska, où le thermomètre enregistre parfois des fléchissements insoupçonnables, est nanti d’une puissance et d’une résistance vraiment exceptionnelles.

Sans vouloir cultiver le paradoxe, on peut affirmer que, loin de nuire au développement et à la vitalité des êtres ayant adopté, par la force des choses, l’incommensurable habitat circum-polaire éternellement congelé, ses implacables rigueurs contribuent, au contraire, à les doter de virtualités souvent inconnues des autres espèces évoluant dans les régions chaudes ou tempérées. Dans ce pays affligé d’une température inexorable, les rejetons malingres, chétifs, ne peuvent subsister. Seuls, les êtres favorablement doués triomphent des traitrises de l’ambiance. Mais, seuls aussi, ils se reproduisent et une sélection automatique, merveilleuse, impitoyable, se réalise, préjudiciable à quelques-uns, souverainement favorable à l’espèce. On conviendra donc que si les Esquimaux sont handicapés au regard des autres races humaines, c’est surtout le régime qui est intervenu, opérant sur eux une décadence qu’une autre espèce spécifiquement carnivore n’eût point subie.

Nous conclurons donc que, si relative que puisse être l’adaptation de ces pygmées de la banquise à l’alimentation carnée, on ne saurait invoquer leur cas spécial comme la preuve d’une immunité contre les méfaits du carnivorisme chez l’homme.

Mais, objectera-t-on, pourquoi frapper d’ostracisme les produits de boucherie, jusqu’alors réputés, dont se repaissent cependant, sans risques de dommages et pour leur plus grand profit, tous les représentants de la faune carnassière et omnivore ? Que peuvent-ils recéler d’aussi dangereux pour justifier semblable sentence ?

C’est que, contrairement au préjugé courant, la chair des animaux, en raison des principes dangereux qu’elle contient et de ceux qu’elle engendre au cours de son élaboration, ne possède pas, pour l’être humain, le caractère d’interchangeabilité particulier aux comestibles végétaux. Par surcroît, il faut se pénétrer que la Nature n’a pas conféré, en raison des lois de l’adaptation, à tous les êtres vivants organisés, avec une égalité de répartition équitable, le privilège d’immunisation que certains d’entre eux possèdent à l’égard de maintes substances, inoffensives pour eux, dangereusement toxiques pour d’autres. C’est ainsi que le datura et la jusquiame, meurtriers pour l’homme n’offrent aucun danger pour le colimaçon qui s’en repaît. L’amanite phalloïde, dont un seul spécimen suffit pour envoyer ad patres toute une famille humaine, peut être impunément consommé par le lapin. Ce rongeur n’a rien à redouter du seigle ergoté qui tue, à dose modérée, le chien ; la cigüe, susceptible de nous faire emprunter la barque fatidique, n’incommode même pas la souris, la brebis, la chèvre, le cheval. Le crapaud absorbe de ]‘acide prussique dont les effets, même à quantité infinitésimale, sont foudroyants pour nous. Morphine et opium qui, à certaines doses, nous dépêcheraient chez Pluton, n’indisposent ni l’oie, ni la poule, ni le pigeon. L’alcool, indispensable aliment du ferment acétique, est un universel poison pour les autres êtres vivants.

Or la viande est farcie de purines, de ptomaïnes, de leucomaïnes,etc., poisons plus violents que l’aconit, décelés par l’analyse. Les premières proviennent de phénomène de la désassimilation qui a pour siège les tissus vivants, et toute viande, même de qualité irréprochable, en est saturée. Ce sont elles qui lui communiquent son goût acide que l’on reconnaît facilement lorsqu’elle est mangée crue ; les ptomaïnes, découvertes par Armand Gautier, résultent d’un phénomène spontané de décomposition cellulaire survenant après la mort de l’animal. Si nous ajoutons que la viande de boucherie n’est livrée au commerce que plusieurs jours suivant l’abattage, après l’extinction de toute rigidité cadavérique ; que cet « attendrissement », si apprécié des « gourmets », est l’œuvre des agents de la putréfaction, nous aurons suffisamment précisé que d’autres éléments toxiques sont intervenus, aggravant, par leur pernicieuse présence, celle de leurs sinistres devanciers.

Certes, ces indésirables toxines, pour si dangereuses qu’elles soient, n’ont pas des conséquences immédiatement mortelles pour l’homme parce que présentes en quantités restreintes. Elles n’en sont que plus redoutables en raison de ce que leurs effets désagrégateurs sont insidieux et lents. Tant que foie et reins n’ont pas subi une trop grave altération sous leur action caustique au point de défaillir et de se soustraire à leur mission neutralisante et éliminatrice, l’existence se déroule, apparemment normale. Ce n’est qu’après être amputés de leurs moyens d’action partiels par la destruction de contingents cellulaires nobles que, devenus impuissants à satisfaire à la complexité des exigences organiques, apparaissent les symptômes liminaires des morbidités latentes préludant à d’éventuels accidents pathogéniques d’une gravité plus accentuée.

Nous sommes déjà informés, par ce qui précède, que la désintégration d’origine hépatique des substances albumineuses que nous ingérons aboutit invariablement et définitivement, après un processus régulier, à de l’urée et de l’acide urique. Avec une alimentation hypo-albumineuse, c’est-à-dire rationnellement végétarienne, le taux urique et uréique du sang demeure normal. Leur élimination par le truchement de nos émonctoires s’effectue sans surmenage ni difficulté. Il n’en est plus de même lorsque nous introduisons dans notre ration une notable portion de viande, aliment essentiellement hyper-azoté. Les quantités d’acide urique et d’urée proportionnées à la somme de cette denrée ingérée se trouvent ainsi accrues dans le torrent sanguin, leur causticité ira parfaire l’œuvre funeste ébauchée par les toxines d’apports, tout le long du réseau musculaire, jusque dans les moindres parties interstitielles avant qu’une opportune et laborieuse expulsion ne réduise leur ténacité. C’est ce que l’analyse met en lumière en révélant que le sang charrie des masses d’acides résiduels allant presque du simple au double, selon que l’alimentation comporte peu ou beaucoup de protéiques.

Malheureusement, les méfaits du carnivorisme ne s’arrêtent pas là. Il en a d’autres à son actif.

Metchnikof fut parmi les premiers à signaler les dangers résultant des fermentations anormales et excessives ayant pour siège l’intestin. La plus élémentaire méthode de la logique consistait, en l’occurence, à déceler les causes de ces anomalies et s’attaquer à elles afin de neutraliser leurs effets. Plus simpliste, la médecine s’est efforcée de réduire ces derniers par une vaine asepsie intestinale appropriée, mais inopérante et dangereuse, tout en laissant subsister les véritables raisons C’est ce que démontrèrent deux physiologistes, Gilbert et Dominici, dans un rapport présenté à la Société de Biologie de Paris, lequel établissait le rôle perturbateur de l’aliment carné, Ayant soumis un individu au régime végétarien et analysé son contenu intestinal, ils trouvèrent 1.500 bactéries seulement par milligramme de matière examinée. Une analyse ultérieure, après qu’il eut été astreint, plusieurs jours consécutifs, à une alimentation carnée, décela 65.000 bactéries par égale quantité de substance fécale traitée. Il est facile de concevoir à quelles interminables épreuves est exposé un tube digestif infesté de micro-organismes plus ou moins corrupteurs, apparemment inoffensifs tant que la muqueuse intestinale triomphe de l’action corrosive de leurs sécrétions virulentes, Mais son invulnérabilité n’étant pas éternelle, les misères physiologiques apparaissent tôt ou tard au premier plan desquelles figurent : appendicites, entérites aiguës ou chroniques, entéro-colites, atonie, occlusions, ptoses, stases, atrophie on hypertrophie, etc...

L’extrême toxicité du régime carné est attestée d’ailleurs, par l’expérience de la fistule d’Eck, dont la description détaillée figure dans le traité de physiologie d’Artus. Si l’on supprime chez le chien, animal carnassier, la fonction du foie par le raccordement de la veine-porte à la veine sus-hépatique, il succombe rapidement, après avoir présenté tous les symptômes de l’empoisonnement, lorsqu’il est alimenté de viande. Il continue à survivre, malgré cette amputation, lorsqu’il est nourri de pâtée lacto-végétarienne.

Cette haute toxicité consécutive à l’alimentation incendiaire adoptée aujourd’hui par toutes les classes de la société et pratiquée depuis un demi-siècle, avec crescendo marqué, par une majorité, ne peut manquer d’avoir de graves et regrettables retentissement sur l’état sanitaire général. Nous l’avons exprimé par ailleurs (voir Santé), si les fléaux épidémiques ont marqué un notable recul, les affections chroniques et aigües, dites infectieuses, ont, au contraire, enregistré des progrès tels qu’il serait malséant de le contester.

A quoi devons-nous imputer cette malfaisante recrudescence ? Certainement pas à l’hygiène qui a marché, malgré son insuffisance, à pas de géants. Pas plus que la réduction des heures de travail ni au développement du machinisme industriel et agricole, qui ont réduit singulièrement le surmenage. Pas davantage à la multiplication des maisonnettes pimpantes, et de conception plus rationnelle, qui ont vaincu de nombreux taudis ! Nous devons donc admettre, bon gré mal gré, que c’est au changement des mœurs culinaires (qui, de simples et sobres qu’elles étaient autrefois pour la majorité du peuple, sont devenues dangereusement compliquées) que nous devons faire grief de cet inquiétant accroissement. de la morbidité.

Le problème de la recherche des causes n’a jamais été abordé dans le sens désirable, ni envisagé d’un plan supérieur par l’ensemble du corps médical qui s’obstine à la chimérique poursuite de la gente microbienne considérée comme étant exclusivement fautive, alors qu’elle ne constitue qu’un pâle accessoire. Cette idée a cependant hanté suffisamment quelques chercheurs pour les inciter à des investigations dans ce sens. Rompant avec la traditionnelle routine, deux médecins français, Lucas Championnière, de l’Académie des Sciences, et Robin, de l’Académie de Médecine, entreprirent, de concert, une enquête de style mondial qui aboutit à cette conclusion que, seuls, les peuples carnivores étaient la proie de l’appendicite. Fait particulièrement typique, les membres des communautés religieuses astreints au régime végétarien par leurs règles monacales, se trouvant enclavées au milieu des cités carnophiles où sévit cette maladie aujourd’hui si répandue, jouissent, à cet égard, d’une absolue immunité. Cette constatation fit, à l’époque, l’objet d’un sensationnel communiqué à l’Académie de Médecine.

Le branle était donné. Malgré l’étrange et inexplicable inertie de la Faculté, se refusant obstinément à suivre la voie que venait de tracer deux de ses plus illustres représentants, d’autres médecins « dissidents », soucieux de l’intérêt public, s’y engagèrent résolument. Le Docteur Simionesco est de ceux-là. Ses travaux sur la tuberculose et surtout sur le cancer le situent parmi les étoiles de première grandeur scintillant au firmament médical. Directeur du Dispensaire Marie de Roumanie, secrétaire de la Ligue Internationale contre le Cancer et la Tuberculose, il est. en relation constante avec tous les organismes mondiaux que préoccupe cette lugubre dualité, et se trouve particulièrement bien situé pour traiter ce sujet. Voici l’opinion qu’il exprima à propos du cancer :

« Une longue enquête, dit-il, et de nombreux exemples, me permettent, en effet., de penser que l’alimentation joue un rôle considérable dans la propagation du cancer. Savez-vous les pays où il y a le plus de cancéreux ? C’est l’Amérique du Nord. Nous a-t-on cependant assez vanté l’hygiène des Etats-Unis ! Pas une maison où il n’y ait une salle de bains, partout le confort, les jeux de plein air, etc ... Mais les Etats-Unis sont le pays où l’on consomme le plus de conserves et de viande. Or, les conserves, au cours des préparations qu’elles subissent, perdent leurs vitamines et 1eurs diastases, et le manque de ces substances est. justement l’une des causes prépondérantes du cancer. La viande, d’autre part, est un aliment fortement azoté et les cellules cancéreuses prolifèrent par surabondance d’azote. J’ai fait une enquête dans les pays où l’on ne mange pas de conserves et où l’on consomme très peu de viande et je n’ai pas trouvé de cancéreux. Cela m’a amené à constater à la suite du reste de nombreuses expériences que c’est dans les végétaux que se trouvent les principes prophylactiques du cancer ». (Interview du Quotidien).

Dans sa brochure : Le Cancer, le Dr Victor Pauchet, l’éminent chirurgien de l’hôpital St-Michel, l’auteur de Restez Jeunes et du situe au sommet de la hiérarchie des causes intervenant dans la genèse du cancer : la viande, l’alcool, etc ... Selon lui, les populations méridionales de l’Europe, moins carnophiles que celles du Septentrion, payent un moins lourd tribut au fléau. Les docteurs Gaston et André Durville opinent dans ce sens ajoutant à ces facteurs, celui de sédentarisme, de la cinémophobie, etc. D’après M. de Parandel, Dr du Laboratoire de Bromatologie de Vitry, les Américains des Etats-Unis du Nord de l’Amérique, recordmen de la consommation carnée, sont également détenteurs de la plus forte mortalité cancéreuse avec un chiffre annuel de 5.000 à 10.000 cas mortels pour 100.000 décès. Tandis que les pays à prépondérance fruito-végétarienne n’enregistrent que 5 ou 6 cas seulement pour ce même chiffre de 100.000 décès.

Dans son ouvrage : Le Naturisme Intégral, le Dr Demarquette apporte une documentation précise sur ce cas troublant. Il nous enseigne qu’aux Indes où fourmille une population de plus de 300 millions d’habitants, 230 millions environ observent les rites végétariens en raison du principe de la métempsychose. Aussi, le cancer se manifeste rarement parmi eux. Par contre, les 70 millions d’ Européens et de Musulmans vivant au sein de cette vaste communauté, subissant par conséquent les mêmes influences telluriques et climatériques, mais qui affectionnent la chair animale, sont lourdement et cruellement frappés par l’épouvantable mal.

Même constatation enregistrée en Egypte. Les Fellahs, fidèles observateurs de la tradition végétarienne de leurs pères, jouissent de l’immunité anticancéreuse cependant que les Coptes des villes qui ont adopté la méthode culinaire des Anglais partagent avec ces derniers les malveillantes attentions de ce redoutable Moloch.

Dans les provinces catholiques de l’Irlande où il est fait une moindre consommation de viande que dans l’Ulster protestant, les cas de cancer y sont beaucoup moins nombreux.

Ajoutons qu’au cours de la guerre mondiale de 1914–1918, la plupart des maladies infectieuses, y compris le cancer, subirent, dans les Empires Centraux, une très notable régression, atteignant, selon les cas, jusqu’à 95 %. L’impossibilité où se trouvaient ces importantes nations de se ravitailler en animaux de consommation imposant à la majorité de leurs membres, un végétarisme quasi-complet et obligatoire, sans être cependant parfait, ne montre-t-elle pas le bien fondé de la thèse végétarienne ? Le parallélisme de la consommation carnée et de la marche cancéreuse s’avère, ici, comme en de multiples cas, tout à fait patent.

Que penser, après ce qui précède, de l’importance accordée jusqu’à ce jour au traitement préventif et curatif de la tuberculose par l’alimentation carnée. Devrons-nous lui accorder encore le caractère sacré d’antidote spécifique que lui confère le grand public et les « sommités » médicales ? Ou estimerons-nous avec quelques novateurs de la Faculté que, dans ce domaine, comme dans tous les compartiments de la pathologie, son action sclérosante, arthritisante, prépare organiquement le « terrain », favorisant, en quelque sorte, la réceptivité bacillaire, trahissant ainsi, une fois de plus, l’espoir des foules crédules et désemparées ?

Certes ! tout indique que l’alcoolisme, même modéré, est le plus puissant facteur de délabrement à forme tuberculeuse. La France, qui est par excellence la plus forte consommatrice de boissons fermentées et de vins en particulier puisqu’elle totalise, bon an mal an, une consommation officielle de près de 24 litres d’alcool absolu par tête d’habitant (en 1932, il s’est consommé, par individu, 146 litres de vin) atteint non seulement l’effrayant record de la mortalité générale mais aussi celui de l’hécatombe tuberculeuse avec, selon les auteurs, cent mille à deux cent mille décès d’origine tuberculeuse annuellement. Malgré la multiplication des Préventoriums, Sanatoriums et autres Dispensaires, « l’épidémie » persiste à « plafonner » tandis qu’en Angleterre où la lutte anti- alcoolique a fait fléchir la consommation du sinistre breuvage qui est passé de 10 litres à 7 litres par individu et par an, il n’est plus enregistré que 35.000 décès tuberculeux au lieu de 50.000 précédemment. On n’en continue pas moins, en France, à préconiser et appliquer le décevant traitement antituberculeux par le système de la suralimentation carnée et vinée pour des résultats immuablement identiques.

Parce que des physiologistes obtinrent la guérison de chiens tuberculeux par le système de la viande crue, on s’évertue à imposer cet absurde traitement à des hommes atteints du même mal sans préoccupation aucune des divergences physiologiques qui nuancent les espèces. Rien de plus normal que le chien, animal carnivore, victime de carences, bénéficie d’une excellente mesure qui s’harmonise admirablement à sa constitution. L’appliquer à l’homme est faire preuve d’aberration pour ne pas dire plus.

C’est, en quelque sorte, l’opinion qu’exprime dans sa brochure le Dr Georges Petit qui dirigea longtemps le Dispensaire antituberculeux du 11ème arrondissement. La suralimentation des tuberculeux placés sous sa direction, au moyen de la viande crue, aboutissait, certes, dans la plupart des cas, à un engraissement considéré au début comme devant être de bon augure. Mais comme il s’accompagnait généralement d’un état congestif se traduisant presque invariablement par de redoutables hémoptisies aux conséquences souvent mortelles, le remède s’avérait pire que le mal.

Cet engraissement obtenu, en somme artificiellement, n’a rien de comparable à l’accroissement de la masse musculaire, seul digne d’intérêt, que l’on ne peut obtenir que par le truchement d’un exercice intelligemment appliquée (voir Physique ; Culture). Ce n’est autre chose qu’une dégénérescence adipeuse des tissus, phénomène pathogénique par excellence. Il n’en est pas moins considéré par nombre de praticiens ainsi que par toute la multitude comme étant un indice de bon augure.

Le maquignon retors, désireux de se débarrasser d’une rosse étique difficilement négociable, s’assure un résultat analogue par le traitement arsénical. Il obtient, grâce à lui, sur son carcan délabré, ce que le morticole détermine chez les malheureux tuberculeux : une grossière et trompeuse apparence tout simplement.

D’ailleurs, si le régime carné intensif devait aboutir à l’immunité antituberculeuse comment interpréter le fait que c’est la corporation des bouchers qui fournit le plus fort contingent proportionnel de décès d’origine tuberculeuse ? C’est ce qui ressort d’une statistique empruntée au Dr Schlemmer, par le Dr Carton et qui figure dans son intéressant ouvrage : La Tuberculose par Arthritisme. Nous ne ferons pas l’injure aux bouchers d’imaginer qu’ils boycottent les produits de leur sanglante industrie qu’ils savent, d’ailleurs, arroser de copieuses rasades de breuvages multicolores. C’est, cependant, si nous nous inspirons de la logique orthodoxe primant dans tous les milieux médicaux et profanes, la profession qui devrait être la plus épargnée. Elle précède, dans l’importance de l’ordre numérique et nécrologique, celle des terrassiers, des dockers, des débitants d’alcool, etc .. , toutes catégories appartenant à la classe des suralimentés, des ... sur-intoxiqués !... Les bouchers cumulent également, d’après le Dr Carton, cet autre peu envié privilège d’être les plus atteints par le diabète, les affections du foie, des reins, etc ... Ce sont eux également qui fournissent le plus grand nombre de morts par suicide.

L’hypothèse du contact fréquent des bouchers par des animaux contaminés étant susceptible de les exposer à une éventuelle contagion a été envisagée. Nous ne saurions nous y arrêter attendu que le personnel médical des établissements antituberculeux (médecins, infirmiers, etc ... ) gravement exposé lui aussi à la contamination par le bacille de Koch, n’enregistre, comparativement, qu’un chiffre de mortalité pour cause de tuberculose inférieur à la moyenne qui est de 320 sur 10.000 décédés alors qu’il atteint le taux impressionnant de 860 trépas sur 10.000 décès également, dans le monde de la boucherie. D’ailleurs, l’idée de contagiosité tuberculeuse s’effrite de jour en jour dans les sphères médicales parce que dénuée de fondement.

Ce bref exposé, limité volontairement à quelques types de phénomènes pathogéniques, démontre que le facteur alimentaire intervient puissamment dans l’action préparatoire des maladies lorsqu’il s’inspire de concepts erronés, Et que, malheureusement, il est à l’origine de la plupart, sinon de toutes les graves déficiences organiques, précédant les infections microbiennes et amicrobiennes. Conséquemment, il ne peut manquer d’avoir un inéluctable retentissement sur notre longévité.

Il n’était guère facile, il y a quelques années, d’apporter à ce sujet, des témoignages probants, caractéristiques, massifs, en raison de l’absence de documents précis et contrôlables. Aujourd’hui, nous n’avons plus rien à regretter sous ce rapport.

Au cours de l’année 1929, la presse française et mondiale fit état, dans ses colonnes, d’une sensationnelle statistique. Il venait d’être dénombré dans le petit Etat bulgare, le chiffre impressionnant et inégalé par aucune nation européenne d’importance cependant beaucoup plus élevée, de cent cinquante-huit centenaires, dont certains avaient, depuis plusieurs lustres, franchi le cap de la centaine. Quatre-vingt-quinze pour cent de ces centenaires, c’est-à-dire cent cinquante environ, n’avaient jamais mangé de viande au cours de leur existence ; trois pour cent en consommaient irrégulièrement ; deux pour cent en absorbaient quotidiennement. Désireuse de vérifier cette information pouvant paraître tendancieuse, la direction du journal Le Matin pria son collaborateur Henri de Korab d’aller enquêter sur place ; toutes les investigations auxquelles il se livra ne purent que confirmer les données de la dite statistique.

L’émoi causé par cette révélation était à peine calmé lorsque, en 1930, une autre nouvelle aussi sensationnelle était relatée par les journaux. On venait de découvrir dans le petit village de Cellio, situé dans le Piémont, l’existence de cinq centenaires et de trente-trois nonagénaires jouissant tous d’une magnifique santé. Intrigué à juste titre, le Dr Humberto Gabbi, membre du Sénat italien, enquêta sur les lieux et apprit ainsi que tous ces robustes vieillards n’avaient jamais absorbé ni viande, ni vin, ni fumé de tabac.

Si nous ajoutons, à titre de complément, que les détenteurs de la plus longue vieillesse tels que : de Cheikh Ibraïm et Hatham qui exploite encore une ferme en Haute-Egypte et qui accuse 157 ans d’âge ; Wa ho Gunta, chef de tribu indienne du Canada crédité de 149 ans d’existence ; de Don

Joana, roi des Mousserouges qui vient de s’éteindre à l’âge de 162 ans à Santo Antonio de Zaïre (Afrique Occidentale Portugaise), etc ... ; après avoir observé les uns et les autres la plus intégrale frugalité, doublée d’une irréductible sobriété, on conviendra que le régime dépourvu de viande et de boissons alcooliques n’a pas d’équivalent.

Ajoutons, avant de terminer ce chapitre que tout récemment des archéologues ont exhumé de leur tombeau de nombreuses momies égyptiennes ayant appartenu à un peuple végétarien-crudivore dont toutes les dents étaient usées jusqu’au collet. De l’avis des anthropologistes qui les ont examiné, ces momies auraient dû vivre cent cinquante à deux cent ans pour aboutir à semblable usure.

Cette importante question étant élucidée, demandons-nous si le régime carné qui, par ailleurs, accumule tant de méfaits, n’offre pas en regard quelques compensations : l’octroi d’une puissance musculaire amplifiée, d’une résistance physique plus accusée, par exemple.

Malgré tous les travaux précis, établissant d’une façon irréfutable que les éléments ternaires et particulièrement les hydro-carbones sont pour l’être humain à peu près les uniques pourvoyeurs d’énergie thermodynamique, incalculable est encore le nombre de ceux qui persistent à attribuer à la chair des animaux toutes sortes de vertus énergétiques.

Or, la viande est un aliment essentiellement albumineux, privé absolument d’hydrates de carbone et généralement débarrassée en grande partie de sa graisse par ceux qui l’affectionnent. On imagine difficilement qu’elle puisse procurer au moteur humain la somme de combustible exigée pour son rendement maximum puisqu’elle en est dépourvue. C’est ce que les faits suivants vont démontrer surabondamment.

Il existe dans le langage courant une expression lapidaire pour évoquer la puissance physique de quelqu’un : on dit qu’il est fort comme un Turc. Cela résulte de ce que les portefaix de Constantinople, de Smyrne, etc., sont doués d’une vigueur extraordinaire et d’une résistance à la fatigue quasi-légendaire. Jusqu’à ces derniers temps, en Turquie, la plupart des transports urbains et suburbains s’effectuaient à dos d’homme. Aussi rencontrait-on communément de ces portefaix véhiculant sur leurs robustes épaules et sur des parcours étendus d’énormes fardeaux pesant parfois plus de 500 kilogrammes. Dioscaride, du Journal, eut l’occasion d’en croiser deux, il y a quelques années, gravissant la côte de Péra, à Constantinople, en chantant à gorge déployée, bien qu’étant lourdement chargés, l’un : d’un pesant piano ; l’autre : d’une volumineuse armoire pleine de linge. Leur nourriture ne se composait, semblable à celle de tous leurs compagnons, que de pain, d’oignons crus, de raisin, d’aqua simplex !

Le grand Darwin, lors d’un voyage qu’il effectua au Chili, fut stupéfait de voir avec quelle désinvolture les mineurs chiliens s’acquittaient de leur formidable tâche. Douze fois par jour ils remontaient du fond de la mine des blocs de minerai pesant cent kilogrammes au moyen d’échelles verticales mesurant soixante-dix mètres de haut. Leur régime habituel se composait de pain noir, de fèves cuites, de blé rôti, de figues, le tout arrosé d’eau pure.

C’est surtout au cours de la guerre Russo-Japonaise que le régime végétarien prouva sa supériorité. Les minuscules soldats nippons exclusivement alimentés de riz cuit à l’eau, dominèrent d’une écrasante façon, tant en vitesse de déplacement qu’en résistance physique, leurs corpulents adversaires, cependant confortablement nourris selon les principes erronés de la diététique orthodoxe. Pendant que les Russes franchissaient péniblement 25 kilomètres par jour, les troupes du Mikado parcouraient 45 kilomètres bien que lourdement équipées et en terrains difficilement praticables. C’est grâce à cette extrême mobilité, de l’avis des techniciens, que l’armée insulaire triompha d’une façon aussi complète des légions moscovites. (Mémoires de Ludovic Naudeau sur le conflit Russo-Japonais).

Si nous tirons les enseignements que comporte l’ouvrage de l’Américain Irwing Haucock, Le Jiu Jitsu, nous constatons qu’il ne fait que corroborer la documentation précitée. Pratiquant des sports athlétiques et ayant passé une partie de son existence au Japon, cet auteur est particulièrement qualifié pour traiter de cet important sujet. Au cours d’un des chapitres de son livre ayant trait à la révolte des nationalistes chinois surnommés Boxers, en 1900, il nous apprend que les soldats japonais qui coopèrent en liaison avec le corps expéditionnaire constitué par les grandes puissances pour réprimer, avec l’aménité que l’on sait, ce mouvement xénophobe, bien que n’étant, eux aussi, nourris que de quelques poignées de riz et d’un peu de haricots cuits à l’eau, éclipsèrent d’une façon humiliante, grâce à leur étonnante vigueur physique, tous les autres contingents y compris les gigantesques Sammies cependant rompus à la pratique des sports mais qui, hélas ! apprécient mieux qu’il ne convient de le faire, copieuses côtelettes et respectables biftecks.

Lorsque la Rome décadente fut assaillie par les Barbares, elle enrôla dans ses légions, les gladiateurs. Ceux-ci, que l’on gorgeait de viande afin d’accroître, à tort ou raison, leur férocité, se révélèrent incapables de résister aux fatigues de la guerre que supportaient allègrement les autres légionnaires, alimentés plus frugalement.

Pénétrons maintenant sur le terrain sportif, ce critérium par excellence de la force pure. Nous y trouverons confirmation de ce qui précède. Qui ne connait les inégalables exploits du finlandais Paavo Nurmi, qualifié par toute la presse mondiale et par tous les critiques sportifs, de « phénomène de la course à pied » ? Pendant plus de dix ans il triompha de tous les compétiteurs et brilla d’un éclat tout particulier dans presque tous les compartiments du sport pédestre, en s’attribuant par la même occasion, d’innombrables records mondiaux, tant officieux qu’officiels. C’est ainsi qu’il détint ou détient encore les records du monde du 3.000 mètres, du 5.000 mètres, de la demi-heure, de l’heure, du « Marathon ». sans compter tons les records intermédiaires. Il conquit les palmes olympiques aux Jeux d’Anvers, de Paris, d’Amsterdam, au cours de nombreuses épreuves disputées et se fut très certainement classé premier, aux récents Jeux Olympiques de Los Angelès, dans la compétition marathonienne, si une intempestive disqualification pour faits de professionnalisme ne l’eût évincé de ce tournoi. Eh bien ! Nurmi est végétarien et fils de végétariens.

Son initiateur en matière sportive et compatriote Kollemainen, autre virtuose de la course à pied, qui s’affirma à son époque le meilleur coureur pédestre de demi-fond en battant le célèbre Jean Bouin considéré jusqu’alors comme étant invincible, dans une course de 5.000 mètres, tout en s’adjugeant le record mondial de la distance pendant les Jeux Olympiques de Stockholm, était lui aussi fervent végétarien.

Fort de cet enseignement, un jeune coureur à pied français, Jules Ladoumègue, grand admirateur des athlètes précités, hanté par le désir de s’illustrer dans la carrière sportive, et convaincu que le régime adopté par les deux redoutables Finlandais était à la base même de leur supériorité n’hésita pas à proscrire la viande de son alimentation. Cette initiative lui permit de s’approprier certains records pédestres mondiaux et, conséquemment, la gloire qu’il briguait tant. (Lire ses mémoires parues dans le Miroir des Sports).

Au cours de 1932, l’Intransigeant, puis Naturisme, nous entretinrent des légendaires exploits pédestres de certains coureurs mexicains, des Tarahumaros, observés par le professeur norvégien Lumoltz. L’un d’eux avait parcouru 36 k. 600 sur piste en terre battue en deux heures ; un autre 270 kilomètres au cours de la même journée, cependant qu’un troisième avait franchi en cinq jours près de 1.000 kilomètres sur route. Ces temps constituent des records mondiaux officieux. Or, ces Tarahumaros sont également abstinents et végétariens.

Le professeur Jules Lefèvre, dans son Examen Scientifique du Végétarisme fait une narration des grandes compétitions pédestres qui mirent aux prises, avant 1914, en Allemagne, des représentants de clubs végétariens, avec les coureurs de grands fonds réputés invincibles. Au cours des épreuves Berlin-Vienne et Dresde-Berlin ce furent les équipes végétariennes qui triomphèrent en s’appropriant les cinq et six premières places. Si bien que la presque totalité des records mondiaux pédestres sont littéralement « trustés » par des pratiquants du végétarisme.

Nous croyons inutile d’insister outre mesure sur ce chapitre d’autant plus édifiant qu’il n’existe, de par le monde, que quelques centaines d’athlètes végétariens en opposition aux trente et quelques millions d’athlètes omnivores et que, toutes proportions gardées, aucun des premiers ne devrait accéder à cette gloire tant enviée qui leur est si chaudement mais ... vainement disputée.

Ces exemples suffiront, nous osons l’espérer, à mettre en évidence l’inutilité d’une diététique hyper-azotée et, par conséquent, carnée, attendu que tant expérimentalement que théoriquement, ce sont les régimes à prédominance amylacée, harmonieusement vitalisés et minéralisés qui s’avèrent comme étant logiquement doués de plus grandes vertus.

N’ayons pas la naïveté de nous imaginer, après ce qui précède, que notre fantaisie culinaire pourra, sans limites aucune, s’exercer, tyrannique, dans le champ relativement étendu des comestibles végétaux. Certaines variétés, en raison de sérieuses incompatibilités, doivent alerter notre méfiance sinon dicter un ostracisme prudent. Maints procédés de cuisson et de préparation culinaire en honneur appellent également de sévères proscriptions car ils jouent un rôle important clans la pratique d’un régime.

Malgré leur généreuse richesse en hydrates de carbone, sels minéraux et vitamines qui les situent au faîte de l’aristocratie alimentaire : pois, haricots en grains, lentilles, fèves se discréditent par leur teneur exagérée en matières protéiques. S’ils n’offrent pas, comme la viande, le grave inconvénient d’hospitaliser des légions de toxines, le fait qu’ils titrent 23 à 25 % d’éléments albumineux n’autorise guère, à leur égard, de tolérance valable. Ce sont de puissants générateurs d’urée et d’acide urique et les dangereuses fermentations intestinales qu’ils favorisent ne militent guère en faveur de leur défense.

Toutefois, les fins gourmets, doués d’une constitution véritablement robuste, pourront se permettre, de loin en loin, de les faire figurer à leurs menus. Mais ils devront se souvenir que les récidives fréquentes ne seront .pas sans avoir de fâcheuses conséquences ... Quant aux arthritiques (hélas ! qui peut se vanter aujourd’hui de ne l’être peu ou prou) ils agiront sagement en se refusant toute licence. C’est pour des motifs analogues que nous devons restreindre la consommation des œufs. Leur titre élevé en albuminoïdes (14 à 15%) les classe parmi les aliments fermentescibles et arthritisants. Réservons-les surtout pour les confections de pâtisseries et d’entremets sans nous croire cependant obligé d’en agrémenter tous nos repas (mêmes remarques que ci-dessus concernant les arthritiques).

Bien que moins toxique et beaucoup mieux équilibré que les oeufs parce que contenant tous les principes nécessaires à la nutrition, sans réaliser cependant l’équilibre désirable, les adultes ne devront jamais regarder le lait comme un aliment de base en dépit de l’opinion de beaucoup de médecins. N’oublions pas que c’est avant tout l’aliment du nourrisson en bas-âge et que l’estomac de l’adulte ne secrète plus le lab-ferment indispensable à son intégrale digestion (Dr Durville). La façon la plus rationnelle de le consommer, c’est de l’adjoindre à certains potages, céréales, entremets, etc ... Liquide, cru ou cuit, mélangé à chocolat, thé ou café, il a une tendance marquée à favoriser dilatations et ptoses stomacales en n’incitant que médiocrement à l’insalivation si nécessaire aux parfaites digestions (Dr Durville).

Les fromages, véritables concentrés de caséïne, sont également générateurs d’urée et d’acide urique. Il faut impitoyablement radier ceux atteints de fermentation avancée (putréfaction), donnant naissance à de fâcheuses purines. Ne les consommer que modérément, frais ou à peine fermentés.

Lorsqu’il est de provenance recommandable et dans un état de fraîcheur relatif, le beurre, usité sans excès, est parmi tous les corps gras d’origine animale celui qui mérite le plus d’attention parce que plus digeste, plus assimilable et nourrissant. Ne l’utiliser qu’au moment de servir, sans cuisson préalable, en l’ajoutant tel quel aux aliments. Cuit, il perd ainsi que tout corps gras, la plus grande partie de ses propriétés digestives et nutritives.

Les huiles végétales, lorsqu’elles ne sont pas dénaturées par de malencontreux traitements destinés à les rendre plus présentables, commercialement parlant, ou pour des facilités d’extractions quintessenciées, peuvent rivaliser avec les meilleurs beurres sous le rapport de la digestion et de la nutrition. Malheureusement. à notre époque de mercantilisme outrancier, les qualités intrinsèques des produits sont souvent sacrifiées à la présentation au détriment de notre santé, et bien des graisses végétales, liquides ou solides, sont privées de précieuses qualités.

Nous nous devons d’exclure énergiquement de nos pratiques culinaires : fritures, rôtissures, ragoûts, sauces épicées et compliquées. Les graisses cuisant à une température excessivement élevée sont d’abord indigestes parce que devenues rebelles à l’action dos sucs gastro-hépatiques, d’où, stases et fermentations stomacales puis intestinales. Au surplus, dévitalisées elles-mêmes, elles contribuent à la destruction des principes vitaux inclus dans les aliments cuits par leur concours. Souvenons-nous que la pomme de terre frite ou rôtie exige quatre à cinq fois plus de temps pour sa digestion que cuite à l’eau ou au four.

Soupes et potages liquides ne sont pas à conseiller étant donné qu’ ils sont peu nourrissants. Ils incitent à la déglutition hâtive sans mastication préalable et entravent la digestion par dilution de sécrétions gastriques. Pour pallier à ces inconvénients, donnons-leur une consistance plus solide avec laquelle on se familiarise rapidement.

La cuisson, invention humaine, inconnue de nos robustes géniteurs simiens et homo-simiens a pour conséquence la dévitalisation partielle ou totale, selon les catégories des aliments.

C’est ainsi que la viande, en raison de son extrême indigence en vitamines perd, une fois cuite, la possibilité de nourrir le chien, animal carnivore. Par contre, une pâtée lacto-végétarienne peut encore satisfaire, dans une mesure relativement appréciable, aux exigences physiologiques de cet animal malgré qu’elle ait subie l’action du feu.

Cette inégalité de richesse en principes importants témoigne supplémentairement de la supériorité des comestibles végétaux sur les aliments d’origine animale.

Néanmoins, une nourriture exclusivement cuite expose, quelle que soit sa richesse liminaire et naturelle, à de regrettables carences susceptibles de dégénérer en accidents morbides, bénins ou graves. Il est donc important de remédier à cette éventualité en réservant, dans notre quotidienne ration, une large place aux aliments crus (voir Végétalisme) destinés à combler ces lacunes. Quantité de fruits, choisis parmi les moins acides, de qualité et de maturité irréprochables, figurent parmi les plus indiqués. Ils possèdent, au surplus, l’énorme privilège d’être alcalinisants et se révèlent ainsi les plus valeureux auxiliaires du traitement anti-arthritique.

Les salades sont, elles aussi, sous ce rapport, d’excellents serviteurs. Mais nous gagnerons à réserver nos suffrages à celles qu’un blanchiment inopportun n’aura pas privées de leur pigmentation chlorophyllienne, laquelle s’accompagne généralement de la cohorte des vitamines et des sels minéraux, les parties décolorées s’en trouvant quasiment dépourvues. Par exemple, le vinaigre ne devra pénétrer, sous aucun prétexte, dans leur assaisonnements en raison de ses propriétés décalcifiantes et acidifiantes. L’huile, le sel, l’oignon ou l’ail, le cerfeuil, etc ... le remplaceront avantageusement. Le jus de citron ne sera utilisé qu’au cours de la période de transition devant préluder à la nouvelle accoutumance.

Avec de l’initiative, de l’ingéniosité, qui devront présider à cette partie des menus comme à celle ayant trait aux autres plats de résistance, où figureront riz, céréales, pommes de terre, châtaignes, pâtes, légumes divers, etc .. , il est possible de confectionner des salades composites dans lesquelles entreront à l’état cru : carottes, pommes de terre, navet, rutabagas, pommes, noix, noisettes, amandes, salades, choux, oignons, persil, etc ... additionnés de pommes de terres cuites en robe des champs, épluchées après cuisson et divisées en rondelles, salées et huilées. Découpés finement, surtout au moyen d’appareils rotatifs à lames interchangeables relativement parfaits, qu’il est possible de se procurer dans le commerce, ces mélanges harmonieusement composés et combinés constituent des hors-d’œuvre vraiment délectables qui font les délices des vrais gourmets.

D’autres combinaisons existantes (telle la basconnaise) et à créer où interviennent une foule de végétaux cultivés ou sauvages peuvent assurer d’utiles et agréables compléments culinaires. Mais les uns et les autres seront justiciables d’une soigneuse mastication (voir ce mot) ainsi que tous aliments cuits, d’ailleurs, faute de quoi il y aurait risques de bouleverser le processus de la digestion et de la nutrition.

Il est un aliment dont il faut se garder d’abuser : le sucre industriel. Les innombrables manipulations et triturations tendant à le rendre agréable à l’œil et d’utilisation pratique ont littéralement détruit ses attributs diastasiques et vitaux au point d’en faire une substance morte. Mieux vaut réduire son emploi ménager et lui préférer avec les végétaux sucrés, le miel qui peut présenter de minimes inconvénients mais qui a l’avantage d’être un sucre vivant et quintessencié... Le chapitre concernant l’alcool, le café, le chocolat, etc... ayant été abordé à l’article Nourriture (voir ce mot), nous jugeons inutile d’y revenir ici.

Nous voici amené, par la force des choses, à ce point crucial des jouissances culinaires qui ont si grande tendance, malheureusement, à dominer les préoccupations de chacun. Le végétarisme, étant donné les amputations qu’il comporte, les innombrables restrictions qu’il impose, n’expose-t-il pas à rendre plus morne encore une existence déjà passablement dépourvue de franche gaité ? Et les avantages certains égalent-ils les pertes subies ? En privant l’individu des plaisirs sensuels engendrés par la bonne chère, n’est-ce pas lui enlever les raisons primordiales, sinon l’unique, de vivre ? Qu’importe, en somme, une vie dénuée d’agréments ! Qu’elle soit brève, mais excellente ! entendons-nous proclamer à maintes occasions...

Cette philosophie à courte vue n’est au fond qu’une vaste mystification. Si les comportements de chacun n’aboutissaient qu’à cette unique sanction d’une mort prématurée après une vie élaguée de soucis, et toute tissée de jouissances raffinées, intensives et irremplaçables, sans que les longs et douloureux préludes que nous connaissons ne précèdent sa funèbre intervention, ce raisonnement et ce choix pourraient à la rigueur, se soutenir. Mais il y a loin de la coupe aux lèvres. Dans la réalité, combien de malheureux, au contraire, sont accablés par une vieillesse précoce et tourmentés de cruelles souffrances, interminables souvent avant que ne sonne l’heure de la délivrance. Tous ces tuberculeux, tous ces cancéreux, ces hépatiques, ces uréïques, véritables moribonds ambulants ; tous ces asthéniques, ces névrosés, valétudinaires, vains fantômes dont le regard exhale épouvante et souffrance et dont l’épiderme suinte une mort lente et hideuse : de quels prix ne soldent-ils pas leur ignorance et leurs imprudences, aussi leurs inconscientes bravades ?

Ah ! s’ils avaient la claire vision de ce qui les attend ; s’ils étaient à même de dénombrer par anticipation, les avantages et inconvénients que comporte cette monstrueuse boutade qu’est « la vie courte et bonne », chaque jour proférée par un « perroquétisme » de mauvais aloi, il est certain que bien des fronts se plisseraient devant ce problème et que nombreux seraient ceux qui refuseraient de souscrire à ce marché de dupes. Ce n’est là cependant qu’un aspect de la terrible échéance qu’il leur faut acquitter. Il en est d’autres dont les exigences peuvent être aussi décevantes. Non content de s’abuser soi-même on est porté à induire en erreur son entourage, à égarer les êtres qui nous sont chers. Qu’une amante adorée, qu’un enfant chéri, qu’un aïeul vénéré, qu’un ami, enfin, chaudement affectionné, succombent inopinément sous les coups d’un sort imprudemment défié, n’êtes-vous pas cruellement frappé, plongé dans l’affliction ? Combien de ruines, de désastres, sont chaque jour consommés, accumulés, qui eussent pu être évités si vous aviez tenté de cultiver dans votre esprit et dans celui de ceux que vous aimez une saine et sage conception du bonheur ? Car nous recueillons tous les fruits de l’arbre que nous avons planté ...

Mais est-il aussi formellement établi, ainsi qu’on le prétend, que, intrinsèquement, la formule d’existence prônée par nos contemporains hyper-civilisés atteint les cimes interdites à des mœurs plus simples ? Ne sommes- nous pas dominés par une colossale suggestion, maitresse de nos pensées, de notre sensibilité, faussant ainsi nos jugements, nos sensations, nos sentiments ?

Il est évident que celui qui est, dès sa prime enfance, accoutumé à une discipline alimentaire, éprouve des sensations gustatives inconnues du quidam n’ayant pas le même étalon. Nous évoluons, ici, en plein dans le relatif. Celui dont le palais est familiarisé, de longue date, avec les saveurs fortes des viandes, des rôtissures, des sauces savantes, ne peut évidemment trouver près de mets simples, faiblement mais finement aromatisés, les impressions nuancées, les délicates sensations papillaires qu’il eut éprouvées avec un sens gustatif autrement éduqué.

L’ouvrage d’Hector France : Les préjugés de Cuisine est, à ce point de vue, pleinement édifiant. Il met d’emblée en évidence, que tel mets dont raffole telle peuplade n’a d’autre résultat que de provoquer la nausée et le dégoût chez d’autres individus. Vous délecteriez-vous de pâtes confectionnées avec la partie charnue des cafards hantant vos appartements ? Ils constituaient cependant, autrefois, le plat de prédilection des habitants de certains Comtés d’Angleterre.

Savoureriez-vous certains mets où auraient préalablement macéré un grand nombre de fourmis ? Ils faisaient jadis les délices des indigènes de maints de nos villages du Midi. En Sibérie, certaines peuplades n’apprécient le poisson que lorsqu’il est convenablement putréfié. Et en France même, bien des « gourmets » ne consomment-ils pas le gibier que lorsqu’il est à point « faisandé », c’est-à-dire en proie à une odorante putréfaction ?

Si l’Esquimau se repaît avec délectation de son lard de phoque cru et des entrailles fumantes de ses victimes ; si l’Arabe savoure ses dattes, le Chinois son riz cuit à l’eau, l’Italien sa polenta et son macaroni, ne pouvons-nous logiquement affirmer que chacun enregistre un total de « vibrations » gustatives inconnues des autres ? Et qu’il est bien difficile d’en fixer l’équivalence ou la supériorité ? En matière alimentaire, comme dans n’importe quel autre domaine s’y rattachant, seule l’habitude compte .. Dès lors, lorsque nous avons la notion très nette de nous être fourvoyés, pourquoi ne point réagir ? Pourquoi ne point tenter, au bénéfice de notre état général, la rééducation de notre goût oblitéré ? Ce ne peut être, ce n’est assurément qu’une question de temps.

Nous ne contestons pas, certes, que l’entreprise soit hérissée de difficultés. L’habitude est tenace et sait se défendre. Il ne faut pas moins de toute la somme de volonté, de sa puissance suggestive, mobilisées contre ses forces d’inertie pour obtenir le triomphe final. Mais pénétrons-nous bien de cette idée que l’humanité ne diffère véritablement de l’animalisme que dans la claire et vigoureuse association des forces intellectuelles et volitives et que l’Individu ne doit avoir d’ambitions que dans le sens de cette réalisation synthétique...

Outre l’assurance d’un meilleur équilibre, d’une propension à la vie simple dont les régimes nouveaux goûteront l’harmonie, le végétarisme est encore, dans le milieu présent et pour le combat quotidien une arme insoupçonnée. Mettons en balance les faibles dépenses qu’il impose et les sacrifices résultant du régime alcoolo-carné et nous apercevrons sans peine qu’il jouit de la suprématie. De quels généreux espoirs de libération économique ne s’avère-t-il pas le générateur présumé ? Quelles sommes de possibilités ne recèle-t-il pas dans ses flancs ? Collectivement, il se révèle aussi un auxiliaire précieux. En permettant. à maintes virtualités sociales de s’épanouir ; en réduisant les charges innombrables incombant à la communauté ; en restituant aux incalculables « poids morts » remorqués par la société, une vitalité gravement compromise ... Et combien de violences et de brutalités qui font cortège au carnivorisme que sa pratique éloignerait ? Combien, avec lui, les moeurs se débarrasseraient de spectacles cruels, de scènes sanglantes dont l’humanité ne sent encore toute la honte et l’indignité !

Quelles peuvent être les destinées du Végétarisme ? L’essor dont il est le bénéficiaire actuel permet-il d’augurer favorablement de son avenir ? Certes ! son ascension fut laborieuse et lente. Il eut cependant d’illustres adeptes et précurseurs. Pythagore, Sénèque, Lamartine, Michelet, Tolstoï, Elisée Reclus, Bernard, Shaw, pour n’en citer que quelques-uns, plaidèrent âprement et éloquemment sa cause. Mais c’est surtout l’expansion du carnivorisme avec ses conséquences catastrophiques pour l’organisme humain qui fut son meilleur agent de diffusion. Il réunit aujourd’hui sous son égide de nombreux disciples répandus sur tous les points du globe. De nombreux journaux, revues, livres et brochures, inspirés de sa forte et persévérante philosophie, contribuent à percer dans l’immense forêt des préjugés la sage voie que l’humanité ne pourra indéfiniment mépriser, si, toutefois, elle désire se prolonger et se survivre.

Jules MÉLINE.

INDEX BIBLIOGRAPHIQUE : L’Examen Scientifique du Végétarisme, par le Pr Jules Lefèvre ; Faut-il être végétarien, par le Dr Collière ; La base de tonte réforme, par Otto Carqué, traduction de Nyssens ; La Table du Végétarien, La Cuisine Simple du Dr Carton, etc ... et les revues Hygie, Régénération, Naturisme, Le Natuiste et les ouvrages du Dr Bircher-Benver, de Zürich, etc... ainsi que tous les ouvrages conseillés aux articles Nourriture, Santé. ..

VÉNALITÉ

La vénalité est la qualité de ce qui est vénal, c’est-il-dire de ce qui se vend ou peut se vendre. Les deux mots ont pris de plus eu plus un caractère d’immoralité quand il y a eu lien de les appliquer à des personnes, à des sentiments, à des objets qui, généralement, ne se vendent pas et reçoivent une flétrissure quand on les paie. L’amour vénal devient la prostitution, les amitiés, les affections vénales inspirées du seul intérêt sont de la fourberie, une plume vénale est celle de l’homme qui met son talent d’écrivain au service de n’importe qui. Des fonctions sociales qui devraient être remplies gratuitement, ou du moins affranchies des marchandages de l’offre et de la demande et conserver le caractère d’un sacerdoce, telles celles de magistrat, de médecin, d’avocat, de professeur, d’écrivain, d’artiste, sont trop souvent rendues suspectes, immorales, dangereuses par la vénalité de ceux qui les exercent.

L’homme vénal est celui qui, vendant son travail et ses services, fait en même temps trafic de sa conscience, résigne sa personnalité. C’est l’homme qui change d’opinion suivant ses intérêts et tire profit de ses palinodies, On a dit de l’homme qui ne varie pas dans ses opinions qu ‘il est un imbécile. On peut dire plus justement que celui qui varie est dans la plupart des cas un homme vénal.

Dans les temps de mœurs corrompues, comme on en voit tant dans l’histoire, les hommes sont à vendre « comme cochons en foire ». Napoléon, que la moralité n’embarrassa jamais, professait que tous les hommes étaient à vendre du moment qu’on y mettait le prix, et il fut un des plus grands corrupteurs de conscience que l’on vit jamais. Par sa propre vénalité et celle de son entourage, il conduisit la Révolution à l’abîme. Par ses titres, ses dotations, sa Légion d’honneur qu’il découpa dans le bonnet rouge le jour où il le remplaça sur sa tête par une couronne de dictateur, il sut faire fondre les dernières résistances, faire des hommes vénaux de tant d’incorruptibles Catons, de farouches Brutus, qui n’avaient été au fond que des démagogues,

La cupidité, la vanité, la lâcheté, le défaut de caractère, l’absence de scrupules, font l’homme vénal. Il ne faut pas confondre avec lui le mercenaire. Dans l’état social tel qu’il est constitué, avec son système d’exploitation, il est peu d’hommes qui ne soient obligés, pour vivre, de vendre leurs services. Ils sont des mercenaires ; ils échangent le travail de leurs bras ou de leur cerveau contre un salaire. Mais cette tractation est le résultat d’une nécessité impérieuse, celle de manger ; elle n’engage, en principe, le travailleur que pour les services convenus, elle le laisse libre de penser et d’agir comme il lui convient en dehors de sa profession, elle ne l’atteint pas dans l’intégrité de sa personne morale, Le métier fait de l’homme un mercenaire ; il ne le corrompt que s’il veut se laisser corrompre, s’il est un homme vénal. On peut vider des pots de chambre, trafiquer de son bas ventre, fabriquer des balais ou de la lingerie en prison, et n’être qu’un mercenaire, rester un être libre. On peut être un patron, une « épouse fidèle », un gouvernant ou un magistrat qui envoie les gens en prison, et être un individu vénal. Dans toutes les situations sociales, en haut comme en bas, la vénalité est la forme la plus basse de la corruption et de la prostitution, la plus incompatible avec la dignité humaine et la liberté morale.

Il ne semble pas que dans l’antiquité les dignités de l’Etat et de la judicature aient été vénales, a remarqué Rollin. La vénalité des charges, des offices, des dignités, est une invention des temps modernes ; elle est née de la prépondérance de l’argent dans toutes les formes de la vie sociale. Voltaire a dit que « l’opprobre de la vénalité avait souillé la France ». Il a souillé le monde entier livré à l’argent. Cette vénalité a été un des moyens d’établissement et de conservation de la royauté absolue. Elle a commencé sous Louis XII qui vendit des offices de finance pour se procurer de l’argent. Sous François Ier, le chancelier Duprat rendit vénales les charges de judicature. Ainsi fut établi le brigandage des financiers, des magistrats et de leur suite de commis et de robins. Ayant acheté leurs charges et offices, ils cherchèrent à leur faire produire le plus possible en accablant le malheureux peuple de procès, de condamnations, d’amendes, de saisies, d’expropriations, de prises de corps par les procédés qui rendirent si tristement célèbres les Laubardemont et les Fouquet, les chicanous et les maltotiers, hume-veines et rafle-pécune, pillards de toutes les catégories, prébendiers de procédure et de fiscalité.

Dès le règne de François I’ », les méfaits de la magistrature vénale furent dénoncés, notamment par Montaigne. Ils provoquèrent tant de protestations qu’une réforme sérieuse dut être apportée pour que des fonctions demandant, malgré tout, une certaine compétence et des garanties sérieuses d’intégrité, ne fussent pas livrées, comme tant d’emplois ecclésiastiques, à des hommes indignes, pourvu qu’ils pussent les payer !

Mais la réputation d’honneur et de probité des familles chez qui les charges de magistrats devinrent héréditaires, fut faite surtout de la corruption supérieure à la leur de la monarchie. La vénalité de ces charges parut être alors un moindre mal, même aux yeux d’un Montesquieu ; au pays des aveugles, les borgnes étaient rois. Des scandales nombreux, comme ceux dénoncés dans un pamphlet de Beaumarchais, à la veille de la Révolution, montraient combien la justice était tributaire des épices.

La monarchie absolue ne vécut que de la vénalité des charges de l’Etat et de celle des individus qui soutenaient cette monarchie. L’argent que lui rapportait la vénalité des charges lui permettait d’entretenir celle d’une noblesse qui vivait d’elle comme des poux dans une crinière. Le Tiers Etat établit sa puissance politique en achetant les charges de la magistrature dans lesquelles il se fit craindre de la noblesse en la dépouillant chaque fois qu’il en eut l’occasion. Dès le XVIe siècle, Claude de Seyssel constatait ceci : « On voit tous les jours les officiers et les ministres de la justice acquérir les héritages et seigneuries des barons et nobles hommes et iceux hommes venir à telle pauvreté qu’ils ne peuvent entretenir l’état de noblesse ». Cela n’empêchait pas que le Tiers Etat. parlait à genoux devant la noblesse dans les assemblées des Etats Généraux. Il vengeait sa dignité ainsi offensée sur le peuple, « taillable et corvéable à merci », qu’il traitait comme la noblesse le traitait. La noblesse, devenue pauvre, forma la classe odieusement vénale des courtisans entretenus parmi la valetaille de cour et avides de tous les emplois, même celui de porte-coton qu’elle remplissait avec une vanité toute aristocratique. Torcher le derrière du roi n’était pas un privilège ordinaire. Henri IV réduisit l’opposition protestante en achetant les consciences de ses chefs, Louis XIII, Richelieu et Mazarin en finirent de la même façon avec les dernières résistances féodales. Les seigneurs courtisans furent d’insatiables sangsues qui s’engraissèrent de faveurs et de pensions de toutes sortes.

Sous Louis XIV, où l’on eut plus que jamais besoin d’argent. pour faire la guerre et entretenir une royauté solaire, non seulement toutes les charges devinrent vénales, mais on en créa de nouvelles aussi inutiles qu’invraisemblables. On établit des offices de crieurs héréditaires d’enterrements, de vendeurs d’huitres et jusqu’à des contrôleurs de perruques !... On vendit aussi les charges militaires. Avec l’argent qu’ils tiraient des faveurs royales et du maquereautage qu’ils

pratiquaient sous toutes ses formes, les seigneurs achetaient des régiments pour eux ou leurs enfants. Certains étaient colonels en venant au monde. Les régiments pouvaient être ainsi battus à la guerre sans que le roi eût rien à dire. De même, des abbés opulents achetaient des évêchés et faisaient des princes d’une Eglise sans religion. L’appareil monarchique sauvait toutes les apparences devant l’histoire que des auteurs vénaux falsifiaient avec la plus tranquille désinvolture. Le maréchal de Soubise, réduit à chercher son armée avec une lanterne, après sa défaite de Rosbach, n’en fait pas moins figure de grand homme de guerre dans cette histoire. La magnificence du solaire imbécile qui commandait à tout cela, dissimulait et dissimule encore pour toutes les consciences vénales ce que Saint-Simon appelait alors « une gangrène qui ronge depuis longtemps tous les ordres et toutes les parties de l’Etat ».

Les fermiers-généraux, ou traitants, qui avaient la ferme des impôts, furent la plus épouvantable vermine que la vénalité répandit sur le pays pour le dévorer au nom du roi. Bien qu’ils devaient être complaisants pour ces pillards qui remplissaient les caisses de l’Etat tout en garnissant les leurs, les rois durent sévir plus d’une fois en raison des protestations et parfois des révoltes que soulevaient trop d’exactions. En 1716, une Chambre de justice fut réunie « pour la recherche et la punition de ceux qui avaient commis des abus dans les finances », 726 de ces rongeurs furent condamnés à restituer plus de 160 millions. Mais il n’en rentra pas le quart dans les caisses publiques. D’autres voleurs bien en cours, les favoris, les maîtresses, les juges, intervinrent pour vendre la réduction de ces taxes. C’est ainsi qu’un traitant condamné à rembourser 1.200.000 livres répondit à un seigneur qui lui offrit de l’en faire décharger pour 300.000 livres :

« Monsieur le Comte, vous venez trop tard. J’ai fait marché avec Madame pour 150.000 livres !... »

Moufle d’Angerville qui a raconté ces choses, et beaucoup d’autres non moins édifiantes, dans sa Vie privée de Louis XV, a publié la liste des traitants condamnés. Ce faisant, a-t-il dit, il n’a pas eu pour but de « réprimer l’impudence de ceux qui, se prévalant d’une fortune flétrie dès son origine, croient pouvoir le faire impunément, parce que la trace en est perdue ; ce serait une peine inutile dans ce siècle où l’on ne rougit de rien » ; il a seulement voulu peindre la corruption « plus énergiquement, d’un seul trait, dans ce tableau d’Une foule d’hommes nouveaux, entés sur les tiges les plus illustres et les plus anciennes de la France ». Et Moufle d’Angerville a ajouté :

« Quel spectacle, pour un lecteur philosophe, de voir leurs descendants, loin de gémir dans la retraite du crime de leurs pères, occuper les premières places de la finance, de la magistrature, de l’épée, s’élever jusqu’au ministère et aux dignités de la cour, enfin prouver qu’il n’est point d’infamie que ne couvre ou n’efface l’argent ! ».

Le « lecteur philosophe » en a vu d’autres, depuis Moufle d’Angerville. Il peut voir aujourd’hui que, non seulement on continue à « ne rougir de rien », non seulement « il n’est point d’infamie que ne couvre ou n’efface l’argent », mais que le brigandage, la rapine, les malversations, la concussion, le péculat et même l’assassinat, sont les meilleurs moyens, pour ne pas dire les seuls, d’obtenir la considération publique et d’occuper les premières places dans l’Etat. L’histoire de tout le XIXe siècle est là pour le démontrer, et plus encore celle de la IIIe République, depuis que les tripotages de l’opportunisme gambettiste ont ouvert les écluses de tous les Panamas du régime. Moufle d’Angerville n’avait pas prévu que les libéraux à la Guizot diraient à tous ceux qui n’avaient pas encore enté leur fortune sur les tiges de la Révolution :

« Enrichissez-vous ! »

Il n’avait pas prévu non plus ce Monsieur Thiers qui enseignait, à l’usage des bourgeois libéraux de son temps, de ceux radicaux-socialistes d’aujourd’hui, que :

« La propriété s’épure par la transmission légitime et bien ordonnée. »

Il n’y avait donc pas à « rougir », pas plus qu’à « gémir dans la retraite du crime de leurs pères » acquéreurs d’une fortune « flétrie dès son origine », pour les descendants des Rapinat, des Thénardier et des Robert Macaire ; il n’y avait qu’à les imiter et, dans la vénalité, être les plus vénaux !

Aujourd’hui, tout ce qui est public est vénal. Jadis, on voyait encore certaines fonctions, électives entre-autres, qui n’étaient qu’honorifiques. Des gens se faisaient un honneur de servir la collectivité sans en tirer d’autres profits que ceux de leur conscience ou de leur vanité, suivant qu’ils étaient de plus ou moins nobles caractères. Mais aujourd’hui, toutes les fonctions, électives en particulier, sont devenues cette vaste « assiette au beurre », à l’assaut de laquelle se ruent tous les faméliques de la vénalité, et où se vautrent avec un impudent cynisme tous ceux qui ont pu s’en gaver. Dans cette innommable curée, on ramasse des fortunes que jamais un travailleur honnête ne pourrait gagner dans une quelconque profession. On devient moins respectable qu’un bandit de grand chemin qui, lui, risque au moins sa peau. Mais on a de hautes protections, et s’il arrive qu’elles faillissent au point de vous laisser passer devant un tribunal comme un vulgaire objecteur de conscience ou un de ces pauvres bougres qui ne surent tondre du pré de la fortune que la largeur de leur langue, on est triomphalement acquitté par des magistrats serviles qui disent obséquieusement :

« Trompe qui peut ! »

Comme s’ils disaient au trompeur :

« Ne m’oubliez pas dans votre distribution. sportulaire !... »

L’argent, qui pourrit tout, a ainsi pourri tous ceux qui devraient être à un degré quelconque des conducteurs et des arbitres de la mécanique sociale. Il n’est plus de sacerdoce, d’acte désintéressé, gratuit, sauf chez quelques-uns, volontaires d’une générosité périmée, véritables apôtres dont généralement on se moque ou qu’on suspecte parce que dans un monde définitivement vénal on est devenu incapable de comprendre pourquoi ils ne tirent pas profit des services qu’ils rendent. La vénalité est devenue, encore plus que la vacuité, le mobile des actions humaines. Elle caractérise un état social où les scrupules de conscience sont devenus une névrose comme la pauvreté (Lumbroso), un vice honteux, un crime, que la loi et les juges condamnent aussi hypocritement qu’ils assurent l’impunité de toutes les friponneries de la vénalité triomphante.

La vénalité la plus caractéristique à l’époque actuelle est celle de la presse. Par cette presse, maîtresse de l’opinion, toutes les autres formes de la vénalité sont souveraines et peuvent exercer impunément leurs méfaits. Par elle, les pires ruffians du tripot politicien, qui se gavent de tous les plats et mettent ce qui leur sert de conscience à toutes les sauces, peuvent parler effrontément au nom de la vertu ! de l’honneur ! ! du désintéressement !! ! pour flétrir ceux de leurs compères « qu’on sonne comme des domestiques pour leur remettre les reliefs du festin électoral, et qu’on siffle comme des chiens pour leur offrir un os à ronger » (Le Temps, 20 août 1934).

Il a été déjà parlé plusieurs fois de la vénalité de la presse dans le présent ouvrage (voir Journalisme, Presse, etc.). Une fois de plus, elle a été étalée à l’occasion des événements fascistes qu’on a vus en France, depuis la tentative de coup d’Etat du 6 février 1934. Elle est, avec la vénalité des gens de gouvernement et de toute la valetaille politicienne, le grand instrument de domination capitaliste et de réaction sociale qui pèse cent fois plus lourdement sur le monde par l’arbitraire et la corruption que tous les régimes anciens disparus. La vénalité ne disparaîtra des sociétés humaines qu’avec l’exploitation de l’homme sur laquelle elles sont basées, et avec l’argent corrupteur des consciences qu’il avilit dans le culte du Veau d’Or.

- Edouard ROTHEN.

VENT

n. m. (du latin : ventus)

Le vent n’est autre chose que de l’air en mouvement. À première vue, il n’y a rien de plus capricieux que le vent, il change constamment de direction et de force. Il peut souffler dans l’intervalle de quelques jours de tous les points de l’horizon ; il peut faiblir, au point d’être nul, pour acquérir, d’autres fois, une vitesse redoutable. Et pourtant il ne souffle pas au hasard ; il obéit, dans sa formation et sa direction, aux lois suivantes : il souffle toujours des zones de hautes pressions aux zones de basses pressions. Il souffle en forme tourbillonnaire. Sa vitesse est d’autant plus grande que l’écart de pression existant entre deux zones est plus considérable.

Quelles causes déterminent les vents ? ― Ils résultent généralement de la différence de température sur deux points de la terre. Si, de deux régions voisines, la première est plus échauffée que la seconde, il se produira un vent inférieur qui ira des parties froides vers les régions chaudes et un second courant supérieur qui se dirigera du point échauffé vers les parties froides. Les portions d’air échauffées se dilatent, deviennent plus légères et s’élèvent comme un bouchon qu’on tient immergé, monte à la surface quand on le lâche. L’air chaud étant plus léger que l’air froid doit donc s’élever et être remplacé par le bas par de l’air affluant latéralement. Ils se produira ainsi au dessus de la région échauffée deux courants contraires, l’un transportant l’air chaud, l’autre amenant l’air plus froid des régions voisines.

L’air est donc en perpétuel mouvement. C’est le soleil qui est la cause première de ces mouvements de l’atmosphère auxquels on donne le nom de vent. On a groupé les vents en quatre classes : les vents réguliers, les vents périodiques, les vents variables et les vents locaux.

Les vents réguliers sont les alizés. Ils soufflent de l’Équateur aux Pôles et des Pôles à l’Équateur. Les premiers ou « contre-alizés » soufflent à une grande hauteur, les seconds ou alizés proprement dits soufflent à la partie inférieure de l’atmosphère. L’alizé ne souffle pas normalement à l’Équateur en raison du mouvement de rotation de la terre ; l’alizé nord souffle dans la direction N.-E., S,-W ; l’alizé sud dans la direction S.-E.-N.-W, c’est ce qu’on nomme la déviation des vents.

Les vents périodiques sont les moussons qui règnent sur toutes les mers tropicales et qui changent de direction tous les six mois. Ces courants aériens soufflent alternativement d’octobre à mars, du continent asiatique, siège de hautes pressions, vers les Océans Pacifique et Indien, siège des basses pressions. C’est la mousson d’hiver. En été, le phénomène contraire se produit. Les vents soufflent des Océans vers les continents. Ces mouvements de l’atmosphère se produisent surtout en Asie, en raison des déséquilibres de pressions existant entre l’énorme masse continentale de l’Asie et l’immense surface liquide du Pacifique. En hiver, la mousson ralentit ou interrompt complètement la vie agricole, mais la mousson d’été ramène, sur les pays de l’Asie, du Sud-Est, la pluie qui favorise la culture des céréales.

Les vents variables sont amenés par des déplacements fréquents des zones de hautes et de basses pressions. Ils règnent surtout sur l’Europe, qui située entre des mers à température très opposées est exposée à des conditions très variables de l’état des couches d’air.

Quoique n’ayant pas la régularité des alizés et des moussons, ces vents observent cependant des tendances dominantes. Le régime des vents d’Ouest est le plus habituel. Ces vents venus de l’Atlantique soufflent souvent pendant près de la moitié de l’année. De même les vents d’Est et du Nord-Est peuvent régner pendant une assez longue période, nous donnant des hivers secs et froids ou des étés chauds et secs. Les vents du sud sont plutôt rares en nos pays. Il faut aussi citer les vents « étésiens » qui soufflent d’Europe en Afrique à travers la Méditerranée et qui sont attirés par la haute température du Sahara.

Les vents locaux soufflent sur de faibles espaces et ne produisent que des effets limités. Citons le simoun, sec et brûlant qui soulève les sables du Sahara ; le siroco, chaud et humide, soufflant du sud sur l’Italie et la France méridionale. Le fœhn, autre vent chaud du Sud-Ouest, activant, dans les Alpes, la fonte des neiges ; le mistral, vent froid du Nord-Ouest soufflant en hiver et au printemps sur la Provence. Il faut y ajouter les « brises de mer » propres aux côtes des pays chauds, et les « brises de vallée et de montagne » particulières aux pays au relief très accentué. Ils sont dû aux variations diurnes de la température.

En dehors de leurs mouvements normaux, les vents peuvent acquérir, pour des causes non définies encore, des vitesses formidables accompagnées de mouvements giratoires : ce sont les cyclones et les trombes, dont les manifestations moins violentes sont les ouragans et les bourrasques. Les cyclones portent leur action dévastatrice dans l’Océan Indien et les Antilles et se produisent aux changements de moussons. Ce sont des masses atmosphériques dont le diamètre peut atteindre plusieurs centaines de lieues, dont le centre est calme et qui se déplacent à une vitesse pouvant atteindre 60 kilomètres à l’heure. Ce mouvement de translation est accompagné d’un mouvement tourbillonnaire dont la vitesse peut être de 100 kilomètres à l’heure. Rien ne résiste à de pareils cyclones : les navires sont engloutis ou jetés à la côte ; les habitations renversées, les arbres arrachés et transportés au loin. Ceux du Gange (1737), de Calcutta (1865), du Bengale (1876), du Golfe d’Aden (1886), de la Martinique (1891), des Antilles (1898), ont coûté la vie à de nombreuses personnes et causé d’incalculables dégâts. Les cyclones dévastent chaque année, les États-Unis et y sont toujours désastreux et meurtriers. Les typhons qui se manifestent dans les mers de Chine doivent être rapprochés des cyclones.

Le vent peut atteindre des vitesses variables allant de 2 à plus de 30 mètres par seconde (108 kilomètres à l’heure). À cette dernière vitesse, on conçoit que rien ne résiste à son action : les constructions les plus solides sont renversées.

Les vents réguliers, comme les alizés et les contre-alizés impriment aux eaux de la mer des mouvements de translation généraux appelés courants marins. Ces courants marins chauds ou froids, selon leur lieu d’origine, viennent réchauffer ou tempérer les pays qu’ils baignent en y régularisant, par leur apport, la température.

La circulation de l’atmosphère met en mouvement les masses gazeuses qui sont transportées d’un point à un autre du globe avec tous les éléments divers qu’elles contiennent, en particulier la vapeur d’eau, facteur de vie. Sans cette dernière il ne peut exister aucune vie, car sans elle aucune vie animale ni végétale n’est possible. Or l’eau, indispensable à l’existence des êtres organisés, provient de la condensation faite sous forme de pluie ou de neige, de la vapeur d’eau contenue dans l’air. Cette pluie ruisselle le long des pentes montagneuses, forme des ruisseaux, des rivières, des fleuves et retourne à la mer après avoir tout fécondé sur son passage.

Charles ALEXANDRE.

VÉRITÉ

n. f. (du latin : véritas, même signification)

Qualité de ce qui est. La vérité avait une place importante dans l’idéologie du XVIIIe siècle, « Vitam impendere vero » ; consacrer sa vie à la vérité, était la devise de Rousseau. Depuis quelques dizaines d’armées, surtout depuis la guerre, la vérité, dans l’universelle révision des valeurs, est sortie très diminuée.

Il y a à cela plusieurs causes. D’abord le système d’Einstein qui a remis en question les vérités les plus inattaquables, les vérités mathématiques. Si le système d’Euclide est contestable, tout l’est à plus forte raison ; la science n’est pas plus solide que les constructions de l’imagination. Il faut voir une autre cause dans les théories nouvelles de la physique. Avant elle, la matière apparaissait comme ce qu’il y a de solide par excellence, ce qui est. Le matérialisme était la philosophie de la réalité, par opposition au spiritualisme : philosophie du rêve. La théorie des quanta qui a fait de l’atome une unité d’énergie, les ion et électron, a, en quelque sorte, spiritualisé la matière, faisant de la suprême réalité quelque chose de compliqué, accessible seulement à une petite minorité de savants.

Naturellement, les hommes de la religion, de toutes les religions, se sont précipités avec joie sur ces nouvelles conceptions qui donnaient un renouveau à leurs doctrines. La religion cessait d’être une absurdité indigne d’un esprit cultivé et bonne tout au plus pour l’enfant et le sauvage. Si la science ne représentait plus la vérité, si tout devenait relatif, changeant, contestable, la religion n’était pas plus fausse que le reste.

Les classes dirigeantes sentant le monde capitaliste crouler, abandonnèrent leur voltairianisme, et leur libre pensée. Elles comprirent que l’idée était, avant toute chose, un outil et que la religion était un outil qui pouvait les servir en maintenant le peuple dans la résignation.

Les esprits qui trouvaient décevante la philosophie matérialiste parce qu’elle fait de l’homme un animal qui, après une vie plus ou moins longue, disparaît complètement, furent heureux des nouvelles doctrines. Ils pouvaient, sans honte, se remettre à espérer.

Ce fut une belle floraison pour toutes les superstitions : spiritisme, théosophie, christianscientisme, adventisme, sectes religieuses de tout genre. Les voyants et voyantes, les fakirs de l’Inde et d’ailleurs, les guérisseurs font fortune. On fait la queue à la porte de leur cabinet et on donne avec joie une forte somme d’argent pour se faire faire l’imposition des mains qui enlèvera la maladie que les médecins n’ont pu guérir.

Quant au clergé, il a repris sa place dans les cérémonies officielles. Les gouvernements, même de gauche, l’admettent comme n’étant pas seulement le représentant d’une doctrine qui, comme les autres, a droit à la liberté, mais comme une autorité. Le sorcier officiel, dont, seuls, les siècles d’existence ont pu faire oublier l’origine de tromperie, est traité comme le représentant d’une force sociale respectable,

Mais si le relativisme a fait beaucoup de mal, en accordant droit de cité aux pires superstitions, il a, d’autre part, fait quelque bien en ébranlant les morales. Il y a une huitaine d’années, on passait facilement pour un monstre lorsqu’on doutait du caractère absolu du devoir et du bien. Maintenant, on peut dire, sans se faire honnir, que la morale est une convention, que le bien de chez nous est le mal d’ailleurs et que, du moment qu’il n’y a que des conventions, la révision en est possible.

Certes, le relativisme est, en quelque manière, un progrès. Dans les questions complexes, la vérité est bien individuelle. Chacun est l’aboutissant de sa formation propre, de tout un système d’idées si nombreuses qu’il est bien difficile de retrouver leur origine.

Néanmoins, il n’y a guère de vie sociale possible s’il n’y a pas, entre les esprits humains, des points communs ; si chacun ne peut espérer convaincre autrui par la force de ses arguments, par la logique de leur ordonnance. Universalisé, le relativisme aboutit au confusionnisme et aussi au découragement moral de l’individu qui se persuade que toute oeuvre est inutile et que, seule, la vie animale, sans pensée, peut avoir un sens. Il faut croire à une vérité, au moins temporaire, pour trouver dans l’action un sens à la vie.

Doctoresse PELLETIER.

VERITE (LA) ET L’ÉGLISE CATHOLIQUE

Ce qui me plonge dans une stupeur indicible, ce qui est, à mes yeux, la marque par excellence de l’étonnante autorité dont jouit encore l’Eglise catholique et le trait décisif de l’empire qu’elle exerce sur l’esprit de ses adeptes, c’est l’aisance invraisemblable avec laquelle elle est parvenue à s’imposer comme étant la dépositaire de la Vérité éternelle et totale.

La Vérité !... Est-il possible que, de nos jours, une doctrine, une école, une philosophie, une religion ait l’outrecuidance de penser et l’impudence d’affirmer qu’elle est en possession de la Vérité ! Est-ce possible ? Voyons : depuis des milliers d’années, les hommes les mieux doués et les plus studieux ont consacré le constant et fécond effort de leur activité intellectuelle à arracher à la nature quelques-uns des secrets qu’elle garde jalousement enfermés dans ses entrailles ; ils sont parvenus, dans la lenteur des siècles, en groupant méthodiquement les résultats graduellement obtenus, en se les transmettant, comme le dépôt le plus précieux, à déchiffrer péniblement les premières lettres de cet énigmatique alphabet.

A force de recherches, auxquelles ils ont appliqué le meilleur de leurs facultés et le plus pur de leurs connaissances, quelques-uns de ces penseurs, de ces savants — rares, très rares — sont parvenus à la découverte de quelques notions rudimentaires, de quelques connaissances primaires, sur lesquelles ils ont fait reposer quelques présomptions basées sur la répétition constante des mêmes faits, sur l’observation mille fois réitérée d’un enchainement rigoureusement et incessamment le même dans la succession et la dépendance des phénomènes constatés ; ces quelques présomptions, imperturbablement confirmées dans le temps et l’espace, ont acquis peu à peu le caractère et la force d’une notation sérieuse. Les probabilités ainsi enregistrées se sont, à la longue, progressivement solidifiées ; en l’absence de tout fait nouveau ruinant les hypothèses et explications antérieures et faisant échec aux affirmations du monde scientifique, ces probabilités se sont transformées en certitudes.

Ces quelques certitudes sont les tout premières lettres de cet alphabet que le savoir humain a pour mission de déchiffrer jusqu’au bout.

Avec quelle ferveur ceux qui, sur les cinq parties du globe, sont épris de Vérité et de Science, épèlent, balbutient et répètent ces premières lettres ! Avec quelle foi ils espèrent ajouter à ces premières conquêtes ! De quelle confiance en l’avenir de la Science, ils sont imprégnés, quand ils contemplent les résultats acquis, si parcellaires et faibles qu’ils soient ! Ils savent bien que ces vérités fragmentaires ne sont que des lambeaux arrachés au voile sous lequel la Vérité, la Vérité complète, totale, universelle se dérobe à notre anxieuse curiosité,

Réunissez ces princes de la Science ; qu’ils s’assemblent, ces représentants illustres de toutes les civilisations, de tous les pays et de toutes les branches de l’arbre scientifique. Demandez à chacun d’eux ce qu’il sait, ce dont il est certain, ce qu’il peut affirmer. Chaque membre de cet incomparable aréopage, dont l’ensemble est pourtant la quintessence de l’esprit humain, répondra, timide, hésitant, qu’il ne sait presque rien, ou si peu qu’il n’ose en parler ; il dira que, s’il lui est permis d’être affirmatif, c’est uniquement sur quelques certitudes définitivement acquises en certaines matières ; il déclarera que les certitudes à acquérir et, après contrôle sérieux et vérification concluante, à enregistrer comme désormais indéniables, sont infiniment plus nombreuses que celles qui sont déjà acquises.

L’affirmation de tous, précise, assurée, hors de doute, sera que le domaine du connu, du certain, du prouvé, de l’établi est encore excessivement restreint, alors que sont d’une incommensurable étendue les régions à explorer, constituant le domaine de l’ignoré,

Et tous déclareront aussi qu’il n’y a pas de Vérité unique, totale, absolue, qu’en d’autres termes et pour parler net et précis, la Vérité (au singulier et avec majuscule) n’existe pas en soi et concrètement, qu’elle n’existe que comme terme abstrait tendant à grouper ce qui est Vrai, à le distinguer de ce qui n’est pas vrai, à l’opposer à ce qui est faux, inexact, erroné, bref, à exprimer, par un mot qui totalise et condense, la somme des vérités progressivement connues et démontrées (voir Trinité : le Vrai, le Juste, le Beau).

Composé de toutes les sommités de la pensée, réunissant tout ce que les siècles écoulés ont produit et tout ce que les temps présents comptent de lumières éclatantes, ce cénacle confessera modestement que, sur les origines du Monde, sur les fins auxquelles il tend, sur les formidables problèmes de causalité et de finalité, sur ce qu’on a coutume d’appeler avec justesse « les énigmes de l’Univers », on ne sait rien de positif, de certain, d’irréfragable et que, vraisemblablement, ces problèmes resteront toujours enveloppés d’une certaine obscurité et incertitude.

L’Eglise catholique, elle, n’a pas cette modestie. (Il est juste d’étendre cette critique à toutes les Eglises, puisque toutes ont cette folie de se prétendre en possession de la Vérité fondamentale et définitive et chacune s’évertue à persuader que se trompent ou mentent les Eglises rivales). L’Eglise catholique, elle, se croit, pour le moins elle se dit dépositaire et gardienne d’une Révélation à la fois si complète et si précise, qu’elle n’hésite pas à se proclamer en possession de la Vérité souveraine qui embrasse la totalité des domaines et dans chaque domaine, la totalité des problèmes qu’il soulève ; de cette Vérité qui, sachant tout, n’ignorant rien, ne connaît pas l’hésitation, est étrangère au doute et procède par voie d’assertion nette, tranchante, catégorique ; de cette Vérité qui, projetant partout ses éblouissants rayons, ne laisse dans l’ombre aucune parcelle du terrain et porte la clarté jusqu’au sein des ténèbres les plus épaisses ; de cette Vérité qui est à tel point sure d’elle même, qu’elle ne peut tolérer aucun démenti et que le simple doute lui est une mortelle offense passible des plus rudes châtiments ; de cette Vérité qui, pour tout dire, venant de Dieu lui-même est, ainsi que lui, éternelle et immuable.

Telle est la Vérité dont l’Eglise se targue d’avoir reçu la révélation et qu’elle se dit chargée de révéler à son tour.

Et, maintenant , entrez dans cette chaumière ; prenez ce jeune garçon à la figure insignifiante et béate ; envoyez-le passer quelques années au petit séminaire ; il y apprendra les éléments de la grammaire et du calcul ; on lui enseignera la lecture et l’écriture ; on le bourrera de catéchisme, on le farcira d’histoire sainte et on le truffera d’un patois latinisant. Sortez-le de ce petit séminaire où il a fait son temps et s’est quelque peu dégrossi ; et envoyez-le au grand séminaire, après lui avoir laissé entrevoir qu’il y est appelé par une vocation irrésistible et après lui avoir fait comprendre que le métier de curé nourrit convenablement son homme et ne l’accable pas de fatigue. Quand il en sortira avec la soutane et la tonsure, quand il aura suffisamment appris à lire son bréviaire, quand il se sera convenablement exercé à bredouiller à peu près distinctement quelques oremus, à lever deux ou trois doigts de la main droite pour bénir ; quand il se sera décemment préparé, par une lecture attentive du « Manuel du. Confesseur » à recevoir les vieilles et jeunes dévotes qui se présenteront à son confessionnal, enfin quand il saura dire la messe et quand il aura été ordonné prêtre, ce gamin de vingt-cinq ans enseignera, sans sourciller les Vérités Eternelles et, quoique d’une ignorance, en dehors des choses de la foi, à faire honte à un simple bachelier, il parlera, de haut, avec aplomb, d’un accent pénétré, exprimant la certitude absolue de la Vérité, sur les problèmes les plus ardus et les questions les plus inaccessibles à la raison humaine.

Ce serait à mourir de rire, tellement ce personnage est ridicule et grotesque, si ce n’était pas triste à en pleurer. Car s’il est lamentable de constater que plusieurs milliards — oui, plusieurs milliards — d’êtres humains, que la nature avait cependant doués de compréhension et de jugement, ont renoncé dans le passé à faire usage de ces nobles et précieuses facultés afin de ne pas s’exposer à la tentation de perdre la foi, il est plus douloureux encore d’avoir à observer que, par dizaines et, peut-être, par centaines de millions, au vingtième siècle, des êtres qui ne sont dépourvus ni d’intelligence, ni de raison, abdiquent tout recours aux lumières de celles-ci et, sans chercher à comprendre, admettent inconsidérément, lâchement, idiotement, les sornettes et élucubrations qui leur sont enseignées par l’Eglise comme Vérités évidentes et intangibles.

Que ne vient-il à la pensée de ces croyants que, si dieu existe, c’est lui qui les a créés comme il l’a voulu, que s’il les a créés et les a dotés de certaines facultés, c’est qu’il a prévu qu’ils en auraient besoin et veut qu’ils en fassent usage ; que ne pas se servir de ces facultés, c’est méconnaître le prix de ces dons de dieu, se montrer ingrat envers lui et lui faire offense ?

Si l’Eglise disait à ces gens-là de ne pas se servir de leurs mains, si le curé leur interdisait de faire usage de leurs jambes, obéiraient-ils au curé, se soumettraient-ils à l’Eglise ? Se condamneraient-ils, sorte de paralytiques volontaires, à l’immobilité de leurs bras et de leurs jambes ? Je ne le présume point. Et je me demande par quelle inconcevable stupidité ces mêmes gens se laissent convaincre — mutilés par persuasion — qu’ils doivent renoncer à l’usage de leur entendement et de leur raison.

Pauvres estropiés de cervelle ! Comme vous seriez à plaindre, si vous ne cédiez pas à une paresse ou lâcheté d’esprit criminelles, et si ce renoncement à l’usage de vos facultés intellectuelles avait au moins l’excuse d’être pur et désintéressé, au lieu de tendre à éviter l’Enfer et à gagner le Ciel !

Sébastien FAURE.

VERTU et VICE

Ces deux notions sont étroitement liées à celle du bien et du mal et, par conséquent, dépendantes de la morale. On peut prendre une attitude négative vis-à-vis de celle-ci, nier l’existence objective du bien et du mal, et conséquemment celle de la vertu et du vice, mais si ces notions sont en elles-mêmes discutables, il est impossible d’en nier les effets sur le comportement des humains et même sur les êtres vivants fortement organisés. Partout où il y a vie et sensibilité s’impose la perception et la connaissance plus ou moins obscure du bien et du mal. Avec l’être humain doué d’une vaste mémoire et de la faculté de conserver, de transmettre et d’échanger ses impressions, apparaît un fait nouveau : la tradition. Nous pouvons désigner sous ce nom toutes les connaissances que les hommes se transmettent d’une génération à l’autre par de multiples moyens. L’homme isolé meurt en détruisant avec lui tout le fruit de ses innombrables expériences qu’ignorera un autre homme isolé. L’homme en société conserve le savoir de ceux qui l’ont précédé et ajoute à ses connaissances antérieures son savoir propre.

La tradition est donc un fait essentiellement social, le fruit de l’expérience collective, la richesse commune d’un groupement qui dure à travers toutes les luttes qu’il soutient pour ne pas disparaître.

Il semblerait donc que cette tradition, issue de l’expérience ne puisse engendrer que des concepts favorables à la vie du groupe qui l’a créée et la conserve à travers les siècles ; et que la morale, le bien et le mal, la vertu et le vice soient un ensemble de concepts nets et précis s’appliquant à des actes avantageux ou désavantageux, pour tous les individus d’un même groupement, ou même pour tous les groupements humains.

L’observation de ces groupements nous montre, au contraire, une telle contradiction dans les moeurs qu’engendrent ces concepts, et dans l’interprétation même de ces concepts, qu’il nous paraît intéressant de rechercher quelles peuvent être les causes de ces divergences profondes, et d’essayer d’établir sur une base solide les deux concepts du vice et de la vertu.

Par le fait même que la morale, qui devrait assurer une vie avantageuse à l’individu, s’oppose très souvent à son épanouissement, quand elle ne met pas sa vie en danger, nous nous trouvons devant un problème difficile à résoudre, car il est peu aisé de comprendre pour quelles raisons l’homme s’est ingénié à se créer des causes de souffrance, et même de mort. La morale étant l’oeuvre de l’homme, quelles peuvent être les causes qui l’ont amené à la créer hostile à sa vie ?

Une réponse facile est que la morale est l’œuvre des maîtres et qu’elle est faite par ceux qui commandent pour ceux qui obéissent. Mais une telle explication ne fait que reculer l’explication véritable car il fut un temps, dans .la vie des hommes où les maîtres n’existaient point. Or, nous savons que la sensation du bien et du mal, inhérente aux premières ébauches de la vie consciente chez les animaux à système nerveux très développé, a précédé de longtemps l’apparition de la tradition et, conséquemment, de la morale. Si donc les vagues concepts du bien et du mal ont précédé l’apparition du maître, ils ne s’ y sont point opposés, Ce n’est par conséquent point le maitre qui a inventé le bien et le mal, puisque lui-même est le produit de circonstances postérieures à ces concepts. Il resterait d’ailleurs à expliquer l’apparition du maître lui-même. Ce qui est un problème aussi difficultueux à résoudre que celui de la morale.

L’explication de la morale nous la trouvons dans le fonctionnement cérébral de l’être humain, Nous savons que l’individu agit selon les représentations qui sont en lui. Ces représentations peuvent se classer en trois groupes :

  1. celles qui correspondent à une connaissance exacte des faits ;

  2. celles qui sont le produit de son imagination (interprétations erronées des choses) ;

  3. celles qui sont également subjectives mais représentent l’activité propre de l’individu avec ses besoins, ses désirs, sa volonté, son activité conquérante, son sens de la vie.

S’il est possible de classer objectivement ces trois sortes de représentations, subjectivement elles font un tout qui permet difficilement, à l’esprit non averti, de les distinguer entre elles et de faire la part exacte de l’imagination et de la réalité. Pour l’homme ordinaire, cette distinction est impossible. La tradition est acceptée en bloc. Comme celle-ci est le produit de toutes les connaissances d’un groupement, elle est inévitablement un mélange de connaissances exactes, d’erreurs et de concepts qu’élabore l’esprit conquérant des humains formant ce groupement. Ne pouvant distinguer la réalité de la fiction, l’homme, non doué d’esprit critique, ne peut également classer les actes bons et mauvais selon une norme objective mais selon les caractéristiques de la tradition qui l’a formé et par conséquent avec cette forte part d’erreur et d’esprit conquérant que renferment toutes les traditions.

Il peut sembler extraordinaire que l’imagination humaine ait interprété désavantageusement ses propres expériences et se soit inventé des explications malfaisantes de l’univers, de même qu’il paraît surprenant que l’esprit conquérant des humains n’ait point abouti à des concepts harmonieux.

Pour l’esprit critique qui observe l’univers, cela s’explique aisément car l’univers n’est qu’un vaste chaos en instabilité perpétuelle, et l’harmonie n’est qu’une invention humaine, un ralenti de la marche des mondes fixant, pour des durées à l’échelle de l’homme, un désordre dont le rythme le dépasse prodigieusement. L’homme produit de cet univers ne peut vivre qu’à un certain rythme, précisément celui de la substance en mouvement qui l’engendre, et il appelle harmonie cet équilibre qui s’établit entre lui et le monde objectif, et que sa conscience fixe sous forme de durée, laquelle est une sorte de stabi1isation subjective du mouvement contraire à la réalité des faits. La réalité c’est l’infinité des heurts de la substance dans l’infini.

Il est flagrant que tout se transforme incessamment, que rien ne dure et que toutes les formes s’anéantissent définitivement.

Il n’est donc pas surprenant que l’humanité ait porté jusqu’ici la marque essentielle de l’univers qui est non pas l’harmonie mais le chaos.

Eu fait, l’esprit conquérant de l’homme est un effet de la substance vivante qui se développe aux dépens du milieu. Comme le pouvoir conquérant de cette substance est infiniment plus étendu que les possibilités de conquête, il en résulte inévitablement une lutte entre les êtres vivants pour la réalisation de ce pouvoir. C’est la lutte pour la vie.

Une morale semblerait donc plutôt difficile dans de telles conditions mais plusieurs nécessités biologiques ont l’approché les humains les uns des autres et, parmi elles, la sexualité, l’habitude et le profit. La sexualité est il l’origine de tous les groupements ; elle rapproche les sexes, crée des affinités, développe les habitudes sociales, avantage les membres d’un même groupement. L’ habitude détermine l’homme à se plaire dans la compagnie de ses semblables et engendre l’amitié. Enfin, le milieu social favorise l’individu dans sa lutte contre la nature.

L’ homme est donc balancé entre l’altruisme qui le détermine à favoriser son semblable et l’égoïsme qui le détermine également à s’en insoucier, sinon à lui nuire. Ces deux déterminismes sont eux-mêmes caractérisés par les trois sortes de représentations qui meuvent les humains. Une question surgit alors. Comment se fait-il que la tradition ne crée pas une morale uniforme, avantageuse à tous ?

En fait les morales ne sont pas absolument malfaisantes. Elles sont, nous l’avons vu, un mélange de réalités, d’erreurs et de concepts conquérants. Si tous les hommes étaient déterminés de façons identiques, la morale serait uniforme ; mais, bien que la tradition tende à créer ce type uniforme et que la morale se cristallise selon la tradition, celle-ci porte en elle-même des éléments contradictoires qui en détruisent la stabilité, car les représentations imaginaires sont différentes d’un homme à un autre et en conflits permanents entre-elles et avec la réalité. Chacun oppose en effet son imagination à l’imagination des autres, et son expérience propre et son sens de la vie à l’expérience collective et à l’intérêt collectif.

Mais de même que les idées générales se forment par répétitions d’impressions identiques, l’idée de vertu se précise lentement dans un groupement par répétition de circonstances dans lesquelles chacun aurait été avantagé (ou cru être avantagé) si telle chose s’était produite. Il est évident que cette chose désirable est inévitablement un triple produit des nécessités réelles, de l’interprétation erronée des faits et de l’esprit conquérant individuel et collectif du groupement. Une sorte de moyenne s’établit entre les interprétations imaginaires de chacun, créant les croyances communes de la collectivité, et les désirs, les espoirs, l’esprit conquérant des individus finissent, après bien des heurts, par se coordonner en une sorte de désir collectif de ce qui est avantageux ou désavantageux à tous. Les hommes appellent alors vertueux l’acte qui les favorise, ou les favoriserait s’il était accompli ; et vice celui qui leur nuit. Mais il est bien évident que cette morale, moitié imaginée par l’homme, moitié imposée par la nécessité des faits, ne peut être suivie et observée totalement par tous ; car, d’une part, l’esprit critique individuel tend à la modifier dans ses erreurs d’interprétation des faits ; de l’autre, chacun, tout en désirant que les autres soient vertueux, tend à satisfaire son sens de la vie, qui ne cadre jamais totalement avec le sens rigide et cristallisé de la morale collective.

Nous avons ici l’explication du conflit entre la morale et la raison individuelle, ou simplement la raison. Celle-ci recherche les rapports exacts des choses, non déformés par l’imagination ; de même qu’elle recherche tous les points communs où les humains peuvent. réellement s’entraider et intensifier leur joie de vivre, alors que la morale crée le plus souvent des barrières et des hostilités entre les groupements.

Si l’esprit. de groupe, issu de la horde et de la famille, a créé une certaine solidarité, il a de même créé la haine de l’étranger, le nationalisme et exacerbé l’esprit conquérant. Si les croyances ont été une forme de coordination des hommes, elles ont également divisé sauvagement ces mêmes hommes, engendré le fanatisme et d’innombrables maux.

Il ressort de cela que les idées de vertu et de vice de la morale courante n’ont absolument aucune valeur objective ; qu’elles varient d’un groupement à un autre et ne pourraient servir à l’établissement d’une morale rationnelle.

La chose est pourtant possible en écartant précisément tout ce qui est imaginations, ou interprétations imaginaires des faits, et en prenant comme assises fondamentales le fonctionnement biologique des humains.

On pourra objecter, peut-être, que favoriser le fonctionnement du croyant c’est lui laisser toutes ses croyances et les moyens de les satisfaire, mais nous pouvons faire remarquer que le croyant est déjà un produit de l’imagination, interprétant les faits contrairement à la réalité, et que, si l’éducation des enfants était simplement objective, il n’y aurait pas de croyant.

Nous prenons donc le fonctionnement physiologique de l’individu comme base et nous pouvons établir ainsi cette morale sur les caractéristiques essentielles de la vie qui sont la conquête et la durée. Il y a des conquêtes avantageuses à tous les humains et des conquêtes qui leur nuisent mutuellement. Est vertueux tout acte, toute conquête qui avantage en jouissance et en durée la vie de l’individu sans nuire physiologiquement à la vie des autres, ou même leur est favorable. Est vicieux tout acte qui détruit la vie et le plaisir de vivre.

Sur ces bases élémentaires les idées de vertu et de vice pourraient être universellement comprises et acceptées, car elles sont l’expression des seules conditions permettant réellement de vivre dans la joie et de durer.

IXIGREC.

VIE

n. f. (du latin vita, même sens qu’en français)

A l’article protoplasma nous avons parlé des conditions physico-chimiques de la vie et nous avons montré que la substance animée ne se distingue pas essentiellement de la matière inorganique. Tout ce que les métaphysiciens racontent sur ce sujet n’est que verbiage ; seuls les biologistes ont qualité pour nous renseigner sur le problème de la vie. Il faut donc que ce chapitre de la métaphysique descende des nébuleuses cimes où le maintiennent intentionnellement les philosophes spiritualistes, pour n’être qu’un résumé des observations et des recherches que nous devons aux spécialistes et aux hommes de laboratoire. La métaphysique n’est qu’une annexe des sciences expérimentales, quand elle cesse d’être une pure logomachie et de coller des étiquettes pompeuses sur nos ignorances. Comme les spiritualistes sont toujours nombreux et que leurs représentants, un Bergson et un Brunschvieg par exemple, disposent souverainement du haut enseignement philosophique en France, il est utile néanmoins de rappeler les doctrines de ceux qui déclarent la vie irréductible aux réalités du monde physique.

Loin de séparer nettement la substance vivante de la matière brute, les premiers penseurs grecs expliquaient les phénomènes physiques aussi bien que biologiques par un ou plusieurs éléments animés. Par la suite, on opposa l’activité de l’esprit à la passivité de la matière ; néanmoins jamais, chez les anciens, cette dernière ne fut conçue connue absolument inerte. Aristote lui-même affirmait qu’en un sens « tout est plein d’âme ». C’est assez tardivement que l’on considéra la vie comme une réalité sui generis, distincte de la matière inorganique. Mieux inspiré que lorsqu’il s’agit de l’âme, Descartes s’est élevé contre cette théorie ; sa doctrine des animaux machines est sans doute trop simpliste, elle eut du moins le mérite de préparer la voie aux conceptions physico-chimiques modernes. Quant à Leibniz, s’il n’oppose pas les corps inertes aux corps vivants, c’est qu’à ses yeux la matière elle-même reste de l’esprit, mais de l’esprit fruste et à l’état d’extrême dispersion. La vie correspondrait aux degrés intermédiaires qui séparent la matière brute de la monade douée de perceptions et d’appétitions claires.

L’animisme, qui compte parmi ses défenseurs saint Thomas, l’allemand Stahl et de nombreux spiritualistes contemporains, admet que l’âme est le principe de la vie comme de la pensée. C’est elle, assure Stahl, qui commande les mouvements et les secrétions, qui fait digérer l’estomac, battre le coeur, monter le lait aux mamelles à la fin de la gestation ; c’est elle qui préside aux phénomènes de l’assimilation et qui résiste aux influences nuisibles, quand l’organisme est malade. Barthez et l’école dite de Montpellier soutiennent au contraire qu’à côté de l’âme, cause profonde de la vie psychologique, il y a place pour un principe vital, d’essence immatérielle, mais inconscient, qui dirige toutes les fonctions corporelles. Broussais, Pinel, Bichat et les autres défenseurs de l’organisme font dériver la vie de propriétés particulières, les forces vitales, qui se greffent sur les énergies physico-chimiques, mais s’opposent à elles constamment. Bichat disait :

« La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort. »

Cette dernière conception fait déjà une part au mécanisme ; beaucoup de savants et de philosophes finalistes lui ont fait des concessions encore plus grandes.

Chez les biologistes allemands Reinke et Driesch, les entités métaphysiques font une réapparition à peine voilée, sous les noms de dominantes et d’entéléchies. Le naturaliste F. Houssay veut que l’on épuise tout son effort « dans la découverte de l’efficience », avant de recourir à la finalité. C’est pour compléter et justifier le déterminisme, non pour le détruire, que le philosophe Lachelier veut lui surajouter une finalité interne. Comme Kant, Hamelin situe la finalité hors de l’ordre temporel ; elle est une essence, un concept « qui est pur objet sans savoir encore se poser comme tel ». Goblot a le mérite de bannir toute interprétation métaphysique et de ne voir dans la finalité qu’une causalité orientée vers certains avantages. Chez .l’homme c’est la causalité de l’idée ou du désir, chez l’être dépourvu d’intelligence c’est la causalité du besoin.

Avec Bergson, nous revenons aux vieilles duperies néo-vitalistes et même néo-animistes, puisque ce romancier de l’invisible identifie le principe de la vie au principe de la pensée. Il écrit :

« Tout se passe comme si un large courant de conscience avait pénétré dans la matière, chargé, comme toute conscience, d’une multiplicité énorme de virtualités qui s’entre pénétraient. Il a entraîné la matière à l’organisation, mais son mouvement en a été à la fois infiniment ralenti et infiniment divisé. D’une part, en effet, la conscience a dû s’assoupir, comme la chrysalide dans l’enveloppe où elle se prépare des ailes, et, d’autre part, les tendances multiples qu’elle renfermait se sont réparties entre des séries divergentes d’organismes, qui d’ailleurs extériorisaient ces tendances en mouvement plutôt qu’ils ne les intériorisaient en représentations. Au cours de cette évolution, tandis que les uns s’endormaient de plus en plus profondément, les antres se réveillaient de plus en plus complètement, et la torpeur des uns servait l’activité des autres. Mais le réveil pouvait se faire de deux manières différentes. La vie, c’est-à-dire la conscience lancée à travers la matière, fixait son attention sur son propre mouvement ou sur la matière qu’elle traversait. Elle s’orientait ainsi soit dans le sens de l’intuition, soit dans celui de l’intelligence. »

On peut difficilement trouver une page dont la grandiloquence soit plus creuse ! Bergson prétend dépasser à la fois le mécanisme et le finalisme ; en réalité, il se borne à donner au problème de la vie une solution purement verbale. L’élan vital (c’est dans l’invention de cette mystérieuse et poétique expression que réside sa principale originalité) suffit, croit-il, à tout expliquer ; il réalise une abstraction et s’imagine avoir fait une découverte géniale.

Pour n’avoir pas à répondre aux innombrables objections que soulève sa théorie, notre philosophe déclare que l’intelligence humaine est « caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie ». D’ailleurs la matière n’est qu’un « geste créateur qui se défait », en un sens donc quelque chose de négatif. « La vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse ». Merveilleuse jonglerie des mots qui permet à Bergson d’avoir un air profond, tout en parlant pour ne rien dire. Alors qu’il est esclave du plus grossier anthropomorphisme, qu’il ne peut déchirer le voile d’illusions subjectives qui lui cache le réel, notre phraseur s’imagine atteindre l’absolu. Il a su décrire dans un langage subtil des états d’âme fort difficiles à saisir, c’est un mérite du point de vue littéraire et psychologique, ce n’est pas suffisant pour qu’on prenne au sérieux ses fantaisies métaphysiques.

Seule, l’interprétation physico-chimique de la vie nous fait pénétrer dans le secret du monde organique ; seules les théories mécanistes se sont révélées fécondes du point de vue pratique. Certes notre ignorance est encore profonde concernant maints phénomènes biologiques de première importance, mais les plus beaux espoirs nous sont permis, si nous sommes persévérants. Par contre, ni le verbiage animiste ou vitaliste, ni celui de Bergson n’ont abouti à des découvertes notables.

L. BARBEDETTE.

VIOLENCE

n. f.

C’est la qualité de ce qui est impétueux, emporté, irascible, quand il s’agit du caractère d’une personne ; c’est l’état de ce qui est d’une intensité anormale, lorsqu’il s’agit d’une chose. On dit également : « la violence de la tempête » ; « la violence des passions ».

Faire violence à quelqu’un, c’est le contraindre par la menace, ou par des mauvais traitements, soit à se soumettre à nos exigences, soit à se livrer à des actes en désaccord avec sa conscience, ou ses désirs personnels. Dans le langage sociologique, la violence c’est, par opposition à l’action légale et au prosélytisme pacifique, le recours à la force contre le droit commun, quel qu’en soit le motif. On dira, par exemple :

« La crainte d’une révolution sociale prochaine a suscité la violence fasciste. »

Nous voyons par là que violence et autorité sont des mots apparentés par leur signification. La seule différence est en ceci : que la violence est toujours belliqueuse, brutale dans ses moyens, et qu’elle a pour objectif d’imposer sa loi, dans tous les cas, tandis que l’autorité peut être purement morale, et s’exercer sans contrainte sur les esprits, par le prestige du savoir ou l’évidence de la démonstration. On dira, par exemple : « Le nom de ce grand chirurgien fait autorité, et suffit à dissiper la méfiance. » Cependant, ce n’est guère que dans le domaine intellectuel et celui de la moralité que l’autorité s’exerce de cette manière. Au sein de la mêlée sociale, il en va tout autrement, et l’autorité, quand elle exige de milliers, et même de millions de citoyens, l’obéissance, est appelée inévitablement à user de sanctions diverses contre les récalcitrants, donc à s’appuyer, en dernier ressort, sur la violence. Il est, en conséquence, loisible de prétendre que l’autorité, dans le sens législatif du mot, représente la consécration de la violence triomphante, chaque fois que celle-ci, parvenue à ses fins, se pare de prétentions à la légitimité. On lit souvent, dans les textes, des phrases de ce genre :

« La violence des factieux s’oppose à l’autorité du pouvoir constitué. »

Mais c’est des deux côtés qu’il y a violence, et celle qui s’exerce au nom de l’État n’est pas forcément celle qui offre les garanties les meilleures,

Si un amant jaloux frappe une jeune fille, pour l’obliger à se donner à lui, ceci est qualifié de violence criminelle, parce que cet abus de pouvoir est illégal. Cependant, si le père de la jeune fille la fait emprisonner jusqu’à sa majorité dans une maison de correction, pour avoir voulu suivre celui qu’elle aime, il est dit que cet acte est légitime, parce qu’il relève de l’autorité paternelle et se trouve en conformité des dispositions légales en vigueur. À la vérité, il y a eu, dans les deux circonstances, contrainte par la force, et ce n’est pas le caractère licite de l’un, ou illicite de l’autre, qui est de nature à conférer à l’un quelconque de ces deux méfaits une apparence de justification.

Dans leur haine de l’organisation sociale actuelle, beaucoup de révolutionnaires ont été amenés, non à une interprétation rationaliste des faits sociaux, mais à un ensemble de conceptions paradoxales antibourgeoises, comme s’il n’y avait qu’à penser et agir exactement à l’opposé des classes dirigeantes pour approcher, en toutes choses, de la formule exacte. D’où, une tendance marquée à ne voir des abominations que dans la violence codifiée des institutions officielles, et à ne découvrir jamais ce que comporte d’aussi odieux et tyrannique la violence hors-la-loi, celle d’en bas, comme si les humains des classes exploitées, et ceux des tribus sauvages n’étaient, et ne pouvaient être capables, que de belles actions et de nobles sentiments. C’est une illusion dangereuse. Chez les primitifs enfants de la nature qui ne possèdent aucun écrit législatif, chez les illégaux qui vivent en marge de la société, chez nombre de travailleurs, il est des coutumes qui ont force de loi, et dont l’injustice et la barbarie, voire les pénalités atroces, ne le cèdent en rien aux dispositions de l’ordre capitaliste. Je sais telles régions où, de douter publiquement des miracles et de combattre les cultes religieux, expose le conférencier à être massacré ou jeté à l’eau, non par la police ou les prêtres, mais par les indigènes ou les paysans. Des Noirs, sans contact avec la civilisation, dévorent leurs prisonniers ou les réduisent en esclavage. Il est encore des campagnes où l’on jugerait fort mal les parents qui ne mettraient point à la porte leur fille non mariée quand elle est sur le point d’être mère.

Le gros de la population laborieuse n’est pas l’esclave mais le meilleur soutien des dictatures qui l’oppriment. Si la plupart des époux, dits légitimes, considèrent leur femme comme un bien mobilier, le souteneur, en son âme et conscience, condamne à mort le faux ami qui lui a ravi sa marmite. Et là où le juge se serait peut-être contenté de gratifier de quelques années de prison un homme de couleur trop galant, le bon peuple puritain des États-Unis, estimant la ration trop faible, arrose le coupable d’essence, afin de se procurer le régal de le voir brûler vif. Enfin, comme la guerre tout court, les guerres civiles comportent des cruautés inutiles, du pillage et des excès de tout genre.

C’est l’évidence même que la violence criminelle s’épanouit dans les milieux les plus variés et pas seulement chez les minorités au pouvoir. Les moyens dont celles-ci disposent lui permettent plus de publicité et d’extension. Telle est la principale différence. Il importe peu, par ailleurs, que la violence criminelle opère sous le couvert de textes imprimés, ou réponde simplement à de vieilles superstitions installées dans les mœurs. Pour le non-conformiste, qu’il soit délinquant, réfractaire ou hérétique, le lynchage par la foule furieuse, sur simple dénonciation, ne représentera jamais aucun avantage sur la sentence du tribunal que seconde le bourreau. Et les brimades et souffrances qu’inflige aux êtres d’exception l’opinion publique moyenne sont à la hauteur des législations scélérates.

Voici pourquoi, en raison de la quasi-universalité des pratiques de violence millénaires entre les humains, il apparaît comme utopique que ces mœurs puissent disparaître soudain de la surface terrestre, par le seul fait de l’anéantissement d’une partie de la société, ni meilleure ni pire que les autres, quant au fond, composée seulement d’individus qui furent mieux armés pour le combat ou plus chanceux.

Ces pratiques de violence ne sont pas la conséquence de l’adhésion universelle à une formule abstraite, qui serait le principe dit d’autorité. Celui-ci n’est pas la cause première et unique des conflits sociaux, mais la consécration philosophique et l’essai de justification d’un état de fait qui lui est antérieur, dont l’origine se rattache à la lutte pour la vie, telle qu’on la constate dans les règnes animal et végétal, depuis les premiers âges du monde. En effet, l’espèce humaine, ayant vaincu toutes les autres, et n’étant plus dominée par aucune, s’est multipliée de façon prodigieuse, dans des conditions qui, à toute époque, ont été hors de proportion avec l’augmentation de ses ressources en moyens de subsistance. D’où des compétitions sanglantes pour la possession du sol nourricier ; la division des humains en groupes ethniques concurrents ; et des mesures de défense contre les pillards pour la conservation des biens acquis. D’où, encore, la part du lion prélevée dans le partage de la récolte ou du butin par les plus aptes, en raison des services rendus à la collectivité, par leur force physique ou leur intelligence exceptionnelle. D’où, enfin, la soumission de la femme, en échange de l’entretien assuré, pour elle et ses enfants ; puis, l’exigence de la fidélité, afin que le patrimoine soit réservé, tout entier, à la progéniture conçue des œuvres du chef de famille, et non éparpillé sur des fils d’étrangers. À ces motifs de compétition — comme il en existe dans 1es espèces animales, pour la conquête de la femelle ou le rapt des meilleurs morceaux -, des motifs d’un ordre différent sont venus s’ajouter : l’ambition, la recherche du moindre effort, la soif du luxe, le goût du commandement. Et ces besoins superflus, devenus souvent plus nécessaires que le nécessaire lui-même, ont occasionné autant, sinon plus, de meurtrières hostilités que la simple bataille pour le pain quotidien. Ajoutons à ces considérations, l’impulsivité bestiale, la crédulité déconcertante, de populations énormes, qui n’ont pas été éloignées de la nature, mais sont, au contraire, par leur ignorance et leur insuffisante éducation, demeurées beaucoup trop près de la nature — celle de la jungle où le combat pour la sélection est la règle permanente -, et nous aurons l’explication de la persistance séculaire, jusque dans notre époque de progrès scientifique à outrance, d’un état de choses qui, envisagé seulement du point de vue de la morale pure, ne serait guère explicable que par des crises d’aliénation mentale, héréditaire et collective.

Si l’autorité est amenée presque inévitablement à s’appuyer sur la violence, celle-ci, en revanche, aboutit presque immanquablement à l’autorité, c’est-à-dire à l’essai de légitimation philosophique et à la codification des buts qu’elle se propose et des moyens dont elle se sert. En effet, pourquoi ferait-on violence à quelqu’un, si ce n’était pour défendre, aux dépens des siens, nos intérêts, lui imposer le respect de notre règle morale, ou de nos préférences intellectuelles, ou encore lui infliger, pour sa conduite, jugée par nous détestable et dangereuse, un châtiment exemplaire ? Or, pour nous faire des alliés et mériter l’approbation d’autrui, voire, si nous ne sommes pas dépourvus de scrupules, pour nous mettre d’accord avec notre propre conscience, nous sommes portés, en pareil cas, à présenter nos actes comme en fonction d’une norme juridique d’importance universelle. Nous voici donc en possession d’un code que nous estimons devoir être adopté par tous les hommes. Mais, comme son application ne va ordinairement pas sans résistance de la part de ceux dont elle menace la sécurité, ou compromet les satisfactions, il y a lutte. Bonne ou mauvaise, la loi du plus fort s’impose au vaincu. Et il ne peut en être autrement, car si le vainqueur poussait la générosité jusqu’à donner à son adversaire la possibilité de reprendre l’avantage, les rôles ne tarderaient pas à être intervertis.

Que des fanatiques apportent avec régularité le trouble dans des réunions de discussion libre, et l’on se trouvera en présence d’un dilemme : ou renoncer à ces réunions, ou organiser, pour chacune d’elles, une police de la salle, en conformité d’un règlement établi par les animateurs du groupe, et qui aura pour sanctions : d’abord le rappel à l’ordre, ensuite l’expulsion par la force. C’est un véritable décret. Que de faux camarades se présentent chez des militants révolutionnaires pour solliciter d’eux des subsides, en abusant de leur confiance, et l’on se trouvera en présence d’un autre dilemme : ou se laisser dépouiller jusqu’au dernier centime par des aigrefins de plus en plus nombreux ; ou, comme cela se fait d’habitude, les dénoncer dans la presse, leur infliger, à la première incartade, une « bonne correction ». Voici qui rappelle singulièrement les sentences des tribunaux, au temps où les châtiments corporels faisaient encore partie de l’arsenal des lois. Qu’une insurrection se produise demain dans notre pays, et fasse bon marché des hommes au pouvoir, mais sans réussir à faire disparaître de l’âme des foules ces vieilles empreintes : le goût de la concurrence et de la propriété, la foi religieuse ; et il faudra : soit céder devant le capitalisme et l’Église, aux racines encore très puissantes, soit prendre contre eux toutes mesures utiles de surveillance et de coercition, jusqu’à parachèvement de l’œuvre difficile que la bataille des rues a seulement permis d’ébaucher. Déjà, il est permis d’entrevoir les prochaines assemblées nationales et de futurs commissariats du peuple... Cependant, ce serait une grave erreur que de vouloir assimiler, sous prétexte qu’elles recourent à des procédés analogues, la violence-autorité au service des antiques esclavages — le salariat, l’ignorance, les superstitions — et la violence-autorité qui a pour objet leur extinction, au profit de l’aisance généralisée du rationalisme scientifique et, sinon de « la liberté sans rivage » — qui aboutit, en fait, à la licence et à la tyrannie réciproque — du moins au maximum de liberté individuelle compatible avec la vie en société. De même que les soldats de l’armée de Versailles, les combattants de la Commune avaient des canons. Mais il serait injuste de ne pas rappeler que, si les uns défendaient la plus noble des causes, les autres soutenaient des privilèges de scélérats. La morale est dans le but poursuivi plus que dans le choix des moyens pour y parvenir.

L’instauration d’un ordre social communiste-anarchiste durable, comportant l’absence d’autorité, sous quelque forme que ce soit, suppose préalablement résolu le problème de la violence entre les hommes, puisque la violence engendre la lutte, qui aboutit inévitablement à l’autorité. Mais pour que disparaissent sans retour les coutumes de violence, il est indispensable qu’aient disparu, tout d’abord, les motifs, non seulement intellectuels et moraux, mais encore économiques, qui armaient les uns contre les autres humains, notamment l’insuffisance permanente — aggravée par une organisation sociale défectueuse — des ressources alimentaires, par rapport à l’énorme accroissement de la population terrestre. Cet absolu dans l’harmonie sociale, que représente l’idéal communiste-anarchiste n’apparaît donc pas comme susceptible d’être le résultat direct et immédiat d’une catastrophe mettant aux prises les éléments les plus divers, mais comme l’aboutissement final d’une longue évolution éducative, occasionnellement activée par des coups de force, dont les moyens d’action, comme l’objectif transitoire, ne peuvent être, en fait, qu’autoritaires.

Si, par scrupule moral, on veut user d’autorité sous aucune forme, sous aucun prétexte ; si, plutôt que de consentir à l’exercer, on accepterait d’en subir, de la part d’autrui, tous les inconvénients, il n’est qu’à se conformer à la doctrine de la non-résistance au mal par la violence, telle que la pratiquent les Doukhobors du Canada, ces communistes chrétiens, émigrés de Russie en Colombie britannique, au début du xxe siècle. Ils y occupent, au nombre de quinze mille, de vastes domaines ; ils ne recourent à d’autres moyens de propagande que le bon exemple de leur existence saine, de leurs coutumes fraternelles, et se laisseraient massacrer plutôt que de se servir d’une arme contre quiconque.

En effet, qu’il s’agisse de l’acte d’un seul individu, à la fois plaignant, exécuteur et juge, ou bien d’un appareil judiciaire compliqué ; que les procédés de contrainte soient le poing fermé ou la prison, le pistolet automatique ou la guillotine, c’est toujours, en définitive, sous des aspects divers, la loi et l’autorité, que nous avons en perspective, quoique avec des motifs plus ou moins moraux, des sanctions plus ou moins humanisées. Et c’est pourquoi, dès l’instant que l’on admet le recours à la violence spontanée, révolutionnaire, pour la défense légitime des intérêts prolétariens, il apparaît comme une inconséquence que l’on se refuse à l’utiliser pour le même objet, dès qu’elle prend un caractère administratif et de délégation, même sous le contrôle direct et permanent des masses populaires.

Ma conclusion sera la suivante : la non-résistance au mal par la violence est une doctrine mystique, charitable, qui ne se justifie que par la foi en une divine providence et l’espérance en la vie éternelle. Elle aboutit, par voie de conséquence logique, non seulement à cette formule :

« Plutôt l’invasion que la guerre. »

Mais encore à cette autre formule :

« Plutôt le servage que l’insurrection. »

Pour l’incroyant, matérialiste ou agnostique, la violence est le résultat des compétitions entre les êtres, en raison directe de l’importance morale, intellectuelle ou vitale de celles-ci. Donc, sans faire de la violence l’objet d’un culte, et tout en la réduisant au minimum, il y a lieu de l’accepter, sous quelque forme que ce soit, en tant que condition de défense indispensable chaque fois que la lutte comporte inéluctablement d’y recourir car, une fois le combat engagé, celui qui cesse de s’imposer par la violence à ses adversaires, doit s’attendre à ce qu’il s’imposent à lui.

Toute violence exercée au nom d’un principe comporte une forme d’autorité. Mais il y a lieu de distinguer entre, d’une part, l’autorité défensive qui garantit l’exercice des droits individuels contre la licence d’autrui ; et, d’autre part, l’autorité tyrannique qui soumet des populations entières à l’arbitraire de quelques-uns, ou ne laisse à l’individu aucun recours contre l’étouffement de l’ensemble. Ces deux formes d’autorité, totalement à l’opposé l’une de l’autre, par leurs objectifs, ne sont pas l’une à l’autre assimilables et ne devraient jamais être confondues. Mais il y a lieu de considérer que, tant que subsistera l’autorité tyrannique, c’est-à-dire tant qu’il n’y aura pas adhésion, quasi universelle du genre humain, à une formule sociale unique et rationnelle, dans un cadre économique approprié, l’autorité de la violence défensive conservera sa raison d’être et son utilité.

Contre l’autorité tyrannique, capitaliste, religieuse ou grégaire, il est deux attitudes également fondées, selon le point de vue auquel on se place, le tempérament et la situation sociale de ceux qui consentent à leur prêter attention : l’individualisme anarchiste, à la condition qu’il conserve intact son caractère de réaction individuelle idéaliste contre l’ensemble, et ne s’égare point à l’instar de Benjamin Tucker, en des visées d’adaptation collective, sur des données obscures autant qu’impraticables ; le socialisme libertaire, à la condition qu’épurant la généreuse doctrine communiste-anarchiste-révolutionnaire de Pierre Kropotkine de ce qu’elle comporte d’erroné dans sa base, et d’utopique dans ses espérances, d’une catastrophe, intégralement purificatrice dans l’ordre social, il soit substitué, à l’action conforme à des principes de philosophie abstraite, la lutte journalière pour des résultats positifs, dans le sens du maximum de bien-être et de liberté pour tous, compatibles avec chaque circonstance.

Jean Marestan

VIOLENCE

Ce n’est pas tout le problème de la violence que nous entendons traiter ici, mais celui de la violence meurtrière.

Le principe du respect de la vie humaine, le devoir de ne pas tuer, comporte-t-il des exceptions ?

Le meurtre collectif organisé est-il moins condamnable que le meurtre individuel ? L’assassinat peut-il être un droit moral ou un devoir social ?

L’horreur de l’effusion du sang humain peut-elle être une faiblesse ?

Le massacre peut-il être, devant certaines contingences historiques, une condition nécessaire du progrès humain ?

Cette question grave, angoissante, mérite que les rédacteurs de cette encyclopédie y consacrent quelques méditations approfondies.

La solution que nous proposons, si incomplète soit-elle, pourra servir de base à leurs réflexions.

Nous croyons, contrairement à Tolstoï et aux partisans de la non-résistance au mal, que l’emploi de la force meurtrière se justifie en cas de véritable légitime défense. Mais nous pensons qu’en dehors des cas extrêmes ou l’usage d’armes est le seul moyen de protection de la vie humaine contre ceux qui y attentent, tout meurtre doit s’appeler assassinat et tout assassinat individuel ou collectif, est un crime.

Ce principe nous fait condamner toute guerre de peuple à peuple, même défensive.

La défense nationale par la guerre a pour résultat, non de sauvegarder les existences les plus précieuses, mais, au contraire, d’accroître le nombre des victimes innocentes. La guerre multiplie les injustices et ne saurait s’identifier avec la défense du droit.

En ce qui concerne la guerre civile, le problème est, certes, plus complexe.

La formule de Russell : « Pas un seul des maux qu’on entend empêcher par la guerre n’est un mal aussi grand que la guerre elle-même », ne saurait s’ appliquer, dans tous les cas, à la guerre civile.

Mais pourtant, il nous semble que pour être conséquent avec lui-même, un pacifiste complet doit répudier le meurtre organisé, même comme moyen de solution des conflits sociaux.

Il ne s’agit nullement, ici, de considérer comme suffisantes, pour abolir ou diminuer le mal social, les armes purement spirituelles : propagande, persuasion, force de l’exemple, puissance de l’amour. La contrainte est nécessaire, mais ceux pour qui la vie humaine est sacrée, doivent employer les méthodes de contrainte non-violentes, ou tout au moins non sanglantes.

Nous savons que l’affranchissement des travailleurs ne peut être réalisé que par leur effort autonome, et que, seule, l’action de classe, la solidarité de classe, permettra de réaliser une société sans classes. Mais il y a, comme nous le fait remarquer Rappoport dans son ouvrage sur la Révolution Sociale, une loi historique de violence décroissante et de conscience croissante, selon laquelle, plus le prolétariat développe sa cohésion et sa vraie force, moins il a besoin d’user de la violence sanglante.

La grève ouvrière, par exemple (partielle ou générale) est, dans son essence, sinon dans ses conséquences, un mode pacifique de lutte.

Il nous semble que le révolutionnaire pacifique, qu’il ait comme idéal une société anarchiste ou une démocratie sociale complète, ne devra repousser aucun des moyens, légaux ou illégaux, pouvant contribuer à éviter ou à réduire la violence meurtrière : action politique, action syndicale, perfectionnement des institutions démocratiques, grève, résistance dite passive, désobéissance civile, non coopération, toutes ces armes peuvent être utilisées. Il faut avoir la volonté de donner leur plein rendement aux formes non sanglantes, non meurtrières de lutte et de coercition. C’est seulement à cette condition que la résistance par la force à la violence non provoquée, peut avoir un caractère strictement défensif.

Une étude impartiale de l’histoire nous montre que les progrès durables sont entravés et non hâtés par la violence meurtrière. Le régime terroriste de 93, loin de servir l’idée révolutionnaire, n’a fait que compromettre la cause des droits de l’Homme.

Cet exemple atteste qu’un gouvernement, un régime même, n’a pas le droit de se maintenir à tout prix.

Aucune considération de soi-disant intérêt public ne saurait donner à quelques dirigeants un droit de vie et de mort sur les dirigés.

Nous entendons condamner ici, non seulement la peine de mort, surtout pour motif politique, mais encore tout usage d’armes par la force publique, qui ne soit pas directement nécessitée par la protection même de la vie humaine.

Certes, en ce qui concerne l’idée de dictature républicaine ou prolétarienne, une distinction est à faire : un ensemble de mesures dictatoriales contre la résistance des privilégiés, une période de vacances de la légalité ne saurait être confondues avec la terreur. Ce peut même être un moyen indispensable pour arrêter ou prévenir des troubles sanglants.

Répétons donc que nous ne prêchons ni au peuple, ni aux nations, ni même aux gouvernements, la faiblesse. Mais nous voulons la force sans le meurtre.

Ni réformisme, ni modérantisme, ni légalisme, ni tolstoïsme, ne sont impliqués dans l’attitude anti-violente.

Mais nous affirmons notre culte de la vie humaine, nous proclamons sans réserve le droit à la vie, et nous nions le droit au meurtre.

Tuer pour ne pas se laisser tuer peut être une nécessité, si l’on ne dispose d’aucun autre moyen de défense. Mais détruire en masse des vies humaines pour protéger l’indépendance d’un pays, pour maintenir un gouvernement au pouvoir, ou pour le renverser et imposer par la force la domination d’une minorité, ou pour mettre fin à une protestation populaire, cela n’est pas le prolongement de la défense légitime ; c’est la violation du devoir primordial de respect de la vie. Le devoir s’impose autant aux détenteurs du pouvoir, aux juges, aux agents de la force publique et aux chefs des mouvements d’opposition, qu’aux simples mortels. Ce devoir limite, à la fois, les droits de tout gouvernement établi et le droit de résistance à l’oppression.

Si on se place au point de vue vraiment chrétien, c’est-à-dire conforme à la morale de l’Évangile, on condamnera tout acte contraire à l’amour du prochain. Au point de vue individualiste, on répudiera l’immolation des individus à des fins collectives quelconques,

Au point de vue utilitaire, on constatera les résultats presque toujours décevants, presque toujours nuisibles à l’intérêt commun, de la violence meurtrière. La vraie conscience de classe nous amènera il éviter de faire verser le sang prolétarien.

Le libre-penseur rationalisera, dénoncera l’absurde thèse catholique du libre-arbitre ; si diverses que puissent être ses vues sur le problème du déterminisme et de la liberté morale, il tiendra compte des influences physiques héréditaires et sociales qui conditionnent les actes de chacun et sera affranchi de toute haine et de tout désir de vengeance.

Aucun principe moral n’a une importance plus primordiale, une valeur rationnelle plus effective, un caractère plus universel que le principe :

« Tu ne tueras pas. »

Et, sur le plan social, moins la route est bordée de tombeaux, plus vite elle conduit au bonheur commun et à la justice.

René VALFORT

VIOLENCE (RÉFLEXIONS SUR LA)

Georges Sorel est l’auteur d’un livre qui porte ce titre : « Réflexions sur la Violence ». La parution de ce livre fit un bruit considérable. Dans les milieux qui s’intéressent à la thèse de la violence révolutionnaire ou de la non-violence, l’œuvre de Georges Sorel provoqua une vive curiosité et suscita d’ardentes controverses. La Revue Anarchiste de novembre 1922 a publié, sous la signature de notre excellent collaborateur, le Docteur F. Elosu, une remarquable critique de la thèse développée par Georges Sorel considéré comme l’apologiste et le théoricien de la violence révolutionnaire.

Nous reproduisons ici cette critique et nous la faisons suivre de la réponse que lui fit Sébastien Faure, dans le même numéro de la Revue Anarchiste. Le lecteur connaîtra, de la sorte, les deux aspects de la question.

Voici d’abord l’article de F. Elosu, intitulé : « Georges Sorel et la violence ».

Si, d’habitude, les morts vont vite, Georges Sorel fait exception il la règle générale ; et les fascistes italiens attestent la survivance de ses enseignements, dont ils se réclament pour la justification de leur activité brutale et meurtrière. Il n’est donc pas trop tard pour exposer et tenter de réfuter, ce que J.-R. Bloch appelait déjà, dans le numéro de janvier 1913 de « L’Effort Libre », les « bienfaisants sophismes de Sorel ».

La guerre de 1914, génératrice de crimes monstrueux, a peut-être modifié l’opinion de cet universitaire et publiciste d’avant-garde sur la « bienfaisance » des paradoxes en question. Elle ne change certainement rien aux sophismes eux-mêmes, dont l’erreur reste entière avant comme après la bataille. D’ailleurs, le sophisme n’est-il pas, par définition, l’erreur ? et la « bienfaisance d’une erreur », dans le domaine de l’esprit, n’est-elle pas une absurdité logique ?

De l’avis général, les « Réflexions sur la violence » constituent l’œuvre la plus typique de l’ex-ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, celle qui lui valut les colères aveugles de la bourgeoisie, le mépris des socialistes parlementaires, l’admiration des syndicalistes-révolutionnaires, la sympathie des libertaires. Certes, il faut rendre hommage à l’immense érudition et au beau courage intellectuel de l’ancien fonctionnaire d’État. Mais ces deux éléments ne suffisent pas pour établir la suprématie d’une pensée. La prédominance d’une thèse réside en la fermeté de ses conceptions, la logique de ses raisonnements, l’unité et l’harmonie de ses déductions, l’exactitude de ses conclusions.

Par une singulière ironie du sort, la force manque dans les études sorelliennes sur la violence. Ce défaut de vigueur n’avait pas échappé à l’auteur qui l’avoue avec une modestie peu commune :

« C’est pourquoi j’aime assez à prendre pour sujet la discussion d’un livre écrit par un bon auteur ; je m’oriente alors plus facilement que dans le cas où je suis abandonné à mes seules forces. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 8.)

L’absence de fil conducteur n’est pas due à un vice de méthode, comme se l’imaginait Sorel, à un détachement dédaigneux des « règles de l’art » ; elle tient à l’impuissance créatrice d’un cerveau de critique et non de constructeur. Beaucoup de ses lecteurs s’y trompèrent et prirent un bon ouvrier pour un génial architecte.

La débilité congénitale et le pénible développement des théories sorelliennes naquirent de l’union contre nature d’une observation juste et d’un postulat faux. Après Marx, et avec le matérialisme historique, l’écrivain du « Mouvement Socialiste » suit le cours multi-séculaire de l’humanité, y constate le triomphe perpétuel de la violence. Les institutions politiques les plus variées : absolutisme monarchique, aristocratie, oligarchie, démocratie grecque, tribunat plébéien romain, républiques modernes, en résumé toutes les formes de l’État ont été successivement établies, maintenues, attaquées, détruites, restaurées au moyen de la force ou de sa fille hypocrite et dégénérée, la ruse, Nul ne contredira cette assertion, l’évidence même. — Donc, une nouvelle transformation de la société ne s’effectuera que par la violence.

Cette conséquence est erronée. Car Sorel ne voit pas dans une l’évolution éventuelle une simple modification de surface, une mutation dans le personnel gouvernemental, mais une refonte complète, une rénovation totale des rapports sociaux. Il découvre dans l’émergence d’un prolétariat solide, constitué en une classe bien distincte un des phénomènes sociaux les plus singuliers que l’histoire mentionne. (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5° édition, page 5.) En saine logique, un « phénomène singulier » exigeait une attention spéciale, nécessitait une critique neuve, requérait des conclusions originales. Le marxisme s’ en montra incapable, et le néo-marxisme sorellien aussi.

Sorel ne doutait pas de la « mission historique » du monde ouvrier, c’est-à-dire de son accession à la souveraineté, à la direction de la vie collective. Il y marquait un processus fatal, l’accomplissement d’une fonction organique conditionnée par l’épanouissement du capitalisme. Parvenu à son apogée, celui-ci réalisait ses fins et cédait la place au salariat jusque-là maîtrisé et asservi. Par ses splendides progrès économiques, la bourgeoisie préparait à son insu le lit somptueux de son héritier présomptif : le prolétariat.

Malgré ce caractère de nécessité, en dépit du pessimisme, négateur de l’action apostolique et de l’utopie paradisiaque, il demeurait évident que le capitalisme ne se résignerait pas à mourir en beauté sans y être un peu aidé. La main de fer du destin devait être dirigée dans son étreinte par un idéalisme issu de forces intellectuelles indiscutablement efficientes. Cette circonstance de l’intervention indispensable de la pensée s’impose, à leur corps défendant, aux purs matérialistes en histoire.

La démocratie républicaine ne procédait pas de cette volonté destructrice. Arme forgée par la bourgeoisie pour sa défense suprême et dissimulée sous le manteau de la paix sociale, elle paraît à Sorel aussi nuisible à l’inventeur qu’à l’adversaire ; elle dévirilise l’un et le rend inférieur à sa tâche ; affaiblit l’action de l’autre et la fait hésitante ; retarde la lutte finale sans utilité pour personne. D’ailleurs la grossièreté du mensonge nuit à son efficacité : les esprits les moins avertis comprirent la cautèle d’une prétendue collaboration entre le patron omnipotent et l’ouvrier éliminé de la gestion financière, administrative et technique.

A son tour, le socialisme parlementaire subit, de la part de Sorel, une critique sévère et une condamnation sans appel, tandis que les socialistes parlementaires essuient des attaques furieuses et sans portée : ainsi, et sur le plan intellectuel tout d’abord, la violence prouve sa stérilité ; elle se retourne contre son auteur dont elle ruine l’argumentation par le soupçon de jalousie qu’elle soulève.

L’antiparlementaire le plus farouche ne souscrira pas sans réserves, ou sans gêne, à cette appréciation sur Jaurès :

« Les chefs (socialistes) qui entretiennent leurs hommes dans cette douce illusion démocratique voient le monde à un tout autre point de vue ; l’organisation sociale actuelle les révolte dans la mesure où elle crée des obstacles à leur ambition ; ils sont moins révoltés par l’existence des classes que par l’impossibilité où ils sont d’atteindre les positions acquises par leurs aînés ; le jour où ils ont suffisamment pénétré dans les sanctuaires de l’État, dans les salons, dans les lieux de plaisir, ils cessent généralement d’être révolutionnaires et parlent savamment de l’évolution. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris, 5e édition, pages 242, 243.)

Nul n’a oublié qu’à l’époque du combisme et du bloc des gauches, Jaurès eût saisi le pouvoir s’il l’eût voulu.

En revanche, les libertaires donneront leur pleine approbation aux paragraphes sur l’impuissance révolutionnaire du parlementarisme, son incapacité d’assurer l’accession du prolétariat à la souveraineté. Sans en faire le procès dans son ampleur, Sorel dénonce dans l’État le promoteur et le bénéficiaire de toutes les violences, des horreurs de l’Inquisition, des rigoureuses exécutions capitales de la royauté, des folies sanguinaires de la Terreur. Il ne craint pas d’accuser les politiciens collectivistes d’aspirer à une si terrible succession :

« Les socialistes parlementaires conservent le vieux culte de l’État, ils sont donc prêts à commettre tous les méfaits de l’Ancien Régime et de la Révolution. — J’ai simplement feuilleté ce bouquin, l’ « Histoire Socialiste » de Jaurès, et j’ai vu qu’on y trouvait mêlées une philosophie parfois digne de M. Pantalon et une politique de pourvoyeur de guillotine. J’avais depuis longtemps, estimé que Jaurès serait capable de toutes les férocités contre les vaincus. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 157.)

Contre la dictature du prolétariat, la satire n’est pas moins incisive et décisive :

« Selon les charlatans du socialisme, la meilleure politique pour faire disparaître l’État consiste provisoirement à renforcer la machine gouvernementale. Gribouille, qui se jette à l’eau pour ne pas être mouillé par la pluie, n’aurait pas raisonné autrement. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, page 157.)

« La dictature du travail correspond à une division de la société en maîtres et en asservis. » (Ibid., pages 171. 251, 524.)

Dès lors la conclusion s’impose : une transformation radicale au profit de la classe des producteurs ne saurait s’effectuer par le moyen ni d’une démocratie malhabile et couarde, ni d’un socialisme vague, utopique et surtout menteur.

Après l’insuccès de la tragi-comédie politique républicaine ou collectiviste électorale, devant l’incompatibilité de la forme surannée et périmée de l’État, avec un agencement entièrement nouveau de la société, comment le prolétariat parviendra-t-il à remplir sa mission historique ? Par son action propre : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ; par la pratique d’une méthode : le syndicalisme, élaboré dans l’existence quotidienne du salarié.

Pas un syndicalisme étroit, médiéval, corporatif, réformiste ; attardé à des préoccupations mesquines et fallacieuses d’accroissement des gains balancé aussitôt par la hausse des prix à la consommation ; ou muré dans la défense de privilèges professionnels, Mais un syndicalisme large, moderne, social, révolutionnaire ; poursuivant un but élevé, généreux, décisif : la suppression du salariat et du patronat et leur remplacement par la libre association des producteurs.

Une arme, une seule, solide, trempée par Sorel : la grève générale prolétarienne. Une tactique habile, efficace, éprouvée : la violence.

Eh quoi ! Cette violence, création et apanage de l’État, s’identifiant avec lui au point d’en être la réalisation concrète ; cette violence, instrument de l’asservissement des hommes, serait aussi l’outil de leur libération ; et, à l’instar de M. Prud’homme, elle vaudrait autant pour combattre les institutions que pour les défendre !

Cette contradiction profonde, cette antinomie irréductible n’échappèrent point à la logique métaphysicienne de l’ex-ingénieur. Pour essayer de la tourner, il s’inspira davantage du Pascal des « Provinciales » que de celui des « Pensées » et commit ces phrases :

« Tantôt on emploie les termes force et violence en parlant des actes de l’autorité, tantôt en parlant des actes de révolte. Il est clair que les deux cas donnent lieu à des conséquences bien différentes. Je suis d’avis qu’il y aurait grand avantage à adopter une terminologie qui ne donnerait lieu à aucune ambiguïté et qu’il faudrait réserver le terme violence pour la deuxième conception ; nous dirions donc que la force a pour objet d’imposer l’organisation d’un certain ordre social dans lequel une minorité gouverne, tandis que la violence tend à la destruction de cet ordre. La bourgeoisie a employé la force depuis le début des temps modernes, tandis que le prolétariat réagit maintenant contre elle et contre l’État par la violence. » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, pages 257, 225.)

La meilleure volonté, une extrême complaisance ne découvriront pas dans ces lignes une définition des deux termes opposés ; encore moins une différenciation ou discrimination. En dialectique, ce mode de raisonnement sans naïveté ni habileté constitue une belle pétition de principes.

Égale obscurité quant à la « grève générale prolétarienne ». Son Pierre l’Ermite sait qu’elle n’est pas, comme « la grève générale politique », une grande démonstration en masse comprise « entre la simple promenade menaçante et l’émeute » (Georges Sorel : Réflexions sur la violence. — Marcel Rivière, Paris. 5e édition, pages 227, 173) ; qu’elle n’offre pas « cet immense avantage de ne pas mettre en péril les vies précieuses des politiciens » ; (Ibid.) ; et qu’elle présente par conséquent l’énorme inconvénient d’exposer au danger la vie non moins précieuse des travailleurs. Mais il ne s’arrête pas à ces infimes détails et donne sa grève générale prolétarienne comme un mythe, c’est-à-dire une fiction dont la vraisemblance, ou l’absurdité, n’a aucune importance pratique :

« Nous avons vu que la grève générale doit être considérée comme un ensemble indivisé ; par suite aucun détail d’exécution n’a aucun intérêt pour l’intelligence du socialisme : il faut même ajouter que l’on est toujours en danger de perdre quelque chose de cette intelligence quand on essaie de décomposer cet ensemble en parties. » (Ibid.)

Dans son vertige métaphysique, le philosophe de la violence considère son entité : la grève prolétarienne, comme une « intuition » bergsonienne (Ibid.), relevant d’une connaissance immédiate, totale et impérieuse, telle une révélation, et échappant à l’analyse logique, à la raison ! Si l’intuition se présente admissible, séduisante et parfois féconde dans le domaine du sentiment individuel, elle devient inacceptable, révoltante et désastreuse sur le terrain de l’action collective. Et quand elle prétend à l’effroyable pouvoir de décréter sans jugement et sans appel la mort des autres, (de beaucoup d’autres, elle confine au sadisme sanguinaire.

Au surplus, la grève générale sorellienne ne ne possède pas la valeur d’un mythe. Car un mythe est un récit, une légende, une croyance intégralement imaginaire ; une fable ou une construction soit religieuse suit politique, sans vérité objective mais composée d’événements circonstanciés, avec des personnages allégoriques évoluant dans un paysage irréel et parmi une faune et une flore fantastiques ; l’ensemble déroulant les phases successives et variées d’une action chimérique. — En se refusant à l’analyse et l’amplification de la notion grève générale prolétarienne, son virulent promoteur la dépouille de tout contenu, de toute valeur idéologiques, d’une formule cabalistique analogue à celles employées par les thaumaturges pour l’écroulement des murailles et la découverte des trésors.

Militant de cabinet, Sorel ne s’incarna ni en un royaliste, ni en un républicain, ni en un démocrate-collectiviste. Non syndiqué, pas syndicable, il se croyait syndicaliste et « ne faisait aucune difficulté de se reconnaître anarchisant au point de vue moral ». (Ibid, page :343.) Au fond un idéal lui manquait pour la direction de sa vie intellectuelle, et cela explique les stupéfiantes palinodies éparses dans ses « Réflexions ». Après avoir, au début de son livre, anéanti d’une manière définitive la nocive institution de l’État, le contempteur de la dictature, sans excepter celle du prolétariat, tresse, à la fin, d’immortelles couronnes à Lénine :

« Le plus grand théoricien que le socialisme ait eu depuis Marx et un chef d’État dont le génie rappelle celui de Pierre le Grand ... il aura contribué à renforcer le moscovisme. » (Ibid.., pages 442, 44R).

Il s’imaginait avec ingénuité honorer un révolutionnaire et il encensait un « maître ». Dans sa retraite, l’ancien fonctionnaire de la République emporta son uniforme, conserva sa livrée.

Ce rentier était animé d’esprit guerrier, hanté par le génie militaire de Bonaparte :

« Dans un pays aussi belliqueux que la France ... chaque fois qu’on en vient aux mains, c’est la grande bataille napoléonienne (celle qui écrase définitivement les vaincus) que les grévistes espèrent voir commencer. » (Ibid., pages 95, 96.)

Le stratège de la grève générale prolétarienne néglige d’énumérer l’armement des ouvriers eu face des mitrailleuses, des autos blindées et des lance-flammes des troupes du gouvernement. S’il suppose que l’armée se rangera aux côtés du prolétariat, il n’y aura plus de combats, et Napoléon Sorel doit renoncer à ses attaques foudroyantes.

Coutumier du paradoxe, il déclare ne pas conserver beaucoup d’illusions sur l’après-guerre civile. De même qu’il écrivait à propos de 1789–93 :

« Que reste-t-il de la Révolution, quand on a supprimé l’épopée des guerres contre la coalition et celle des journées populaires ? Ce qui reste est peu ragoutant. »

Il prophétise :

« Qu’est-il demeuré de l’Empire ? Rien que l’époque de la Grande-Armée. Ce qui demeurera du mouvement socialiste actuel, ce sera l’épopée des grèves. » (Ibid., pages 140, 136.)

L’obsession martiale touche à la folie :

« Il n’est donc pas exact du tout de dire que les incroyables victoires françaises sous la Révolution fussent alors dues à des baïonnettes intelligentes ... — La guerre sociale en faisant appel à l’honneur qui se développe si naturellement dans toute armée organisée ... » (Ibid, pages 374, 435.)

Il serait cruel d’insister sur les aberrations syndicalistes d’une mentalité parfois si lucide.

Sorel mourut naguère sans avoir répondu d’une façon précise à la question posée par lui-même : comment le prolétariat. accomplira-t-il sa mission historique de successeur prédestiné du capitalisme ? Convaincu de l’efficacité de la grève générale prolétarienne, il se la représentait comme une grande bataille rangée entre les ouvriers et les bourgeois, se défendait et interdisait d’en donner un plan stratégique ou d’en développer les phases tactiques possibles. La période consécutive à la lutte acharnée ne l’intéressait. pas au point. d’examiner si les qualités belliqueuses des vainqueurs leur suffiraient pour organiser la production économique et intellectuelle, selon des modes sans précédent.

L’erreur initiale de la pensée sorellienne réside dans une conception puérile, fausse, banale, bourgeoise, de la révolution prolétarienne. Perdu dans une érudition historique vaste et chaotique, imprégné de ce pessimisme social, forme fruste et insidieuse du conservatisme traditionnel, isolé dans sa bibliothèque, éloigné de la vie matérielle et sentimentale des hommes, l’auteur des « Réflexions » croyait une transformation complète et la suppression des classes réalisables à coups de poings, à coups de sabre, à. coups de bombes, par la brutalité, le meurtre et les ruines. Il oublia que la violence est l’arme des faibles, des autocrates, des dictateurs, des parlementaires, minorités oppressives puissantes du seul aveuglement de la foule des esclaves dressée contre elle-même ; que la mansuétude est l’arme des forts, du peuple innombrable et producteur, plein de miséricorde pour une infime poignée de despotes dépouillés de leur prestige, démasqués dans leurs ruses, égalés dans leur savoir-faire ; qu’une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le travail, pour le travail. La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieux du présent. La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c’est une idée qui a brisé les baïonnettes.

Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste.

F. ELOSU

VIOLENCE ANARCHISTE (LA)

Et, maintenant, voici la réplique de Sébastien Faure à l’article précédent. de F. Elosu.

Je ne me propose pas de plaider pour Sorel. Je ne me ferai pas davantage le défenseur de la thèse Sorellienne avec laquelle, sur des points multiples et importants, je suis en désaccord.

De la longue et savante attaque dirigée par mon ami F. Elosu contre les « Réflexions sur la violence » et leur auteur, je ne veux retenir que les dernières lignes ; parce que, d’une part, j’ai l’impression que cette étude critique du Sorellisme a eu pour but, dans la pensée d’Elosu, la condamnation sans réserve de la violence, jusques et y compris la violence révolutionnaire, considérée par bon nombre comme une nécessité douloureuse mais inévitable ; parce que, d’autre part, c’est la conclusion de cette étude et cette conclusion seule qui vise directement et en plein l’Anarchisme.

Je reproduis ces dernières lignes :

« Sorel oublia qu’une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais une prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. — La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans les consciences, entre les conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs sincères, doux et radieux du présent. — La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes. — Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste. »

Intentionnellement, j’ai séparé, à l’aide d’un trait, les quatre phrases ci-dessus, parce que j’ai l’intention de m’expliquer et d’insister sur chacune.

A.

« Une rénovation véritable n’est pas un chambardement tumultueux et incohérent, mais « une prise de possession sereine pet méthodique par le Travail, pour le Travail. »

Je crains bien que, pour donner plus de force à sa pensée, Elosu n’ait ici outré à plaisir le contraste qu’il tend à établir entre le chambardement tumultueux et incohérent. et la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail. Je sais que pour produire son plein effet, il faut. que le contraste soit, dans sa forme, brutal, impressionnant, saisissant, total. Mais quand il s’agit d’un débat d’Idées, il importe que la forme ne soit que l’expression claire, exacte et sans boursouflure de la pensée.

Elosu a raison de prétendre qu’un chambardement tumultueux, incohérent, c’est-à-dire sans ordre et sans but, n’est pas une rénovation véritable. Mais il a tort d’opposer à cet hypothétique chambardement dépourvu de causes précises et de fins déterminées, une prise de possession qu’il imagine, tant il désire qu’elle soit telle, sereine et méthodique.

De quelles données part-il pour qualifier à l’avance d’incohérent et de tumultueux le chambardement que nous appelons plus communément la Révolution sociale ? Et de quoi s’autorise-t-il pour prévoir une prise de possession méthodique et. sereine par le Travail, pour le Travail ?

La Révolution Sociale nous apparaît comme le point culminant et terminus d’une période plus ou moins longue d’éducation, d’organisation, d’agitation intérieure, d’effervescence extérieure, de préparation et d’entraînement à une action des masses ; nous ne saurions la concevoir autrement. Elle sera vraisemblablement précédée de chocs multiples et multiformes, provoqués par les circonstances ; elle s’inspirera des enseignements dont ces chocs de plus en plus conscients, sans cesse mieux organisés et toujours plus méthodiques lui fourniront les matériaux ; à la lueur de ces enseignements, le prolétariat acquerra une compréhension constamment plus juste, plus éclairée de la propagande à faire, de l’organisation à fortifier, des dispositions à prendre et de l’action à réaliser. En sorte que, lorsque les événements détermineront le choc suprême, la bataille décisive, ce que Elosu appelle péjorativement le chambardement — oui, le chambardement, puisqu’il s’agira de culbuter les institutions iniques et meurtrières et de réduire à l’impuissance les Pouvoirs qu’elles défendent — ce chambardement, bien loin d’être tumultueux et incohérent totalisera et coordonnera toutes les forces de rénovation indispensables à la prise de possession par le Travail, pour le Travail.

Mais Elosu a-t-il la candeur d’attribuer sérieusement à cette prise de possession ce caractère de sérénité dont il puise l’espérance dans la générosité de son cœur ?

Croit-il ingénument que les détenteurs du sol, du sous-sol, de tous les moyens de production se dépouilleront volontairement ou se laisseront dépouiller sans opposer à cette expropriation les forces d’extermination dont ils disposent ?

Pense-t-il que, reconnaissant la légitimité des exigences formulées par les travailleurs et se rendant aux sommations ouvrières, les parasites du Capital et de l’État donneront à leurs défenseurs l’ordre de mettre bas. les armes et céderont la place, sans coup férir ?

Elosu n’est pas, il ne peut pas être à ce point naïf : il ne croit pas aux miracles.

Et alors ?

Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l’une : ou bien attendre que le miracle s’opère (car l’abdication bénévole des parasites en serait un et un fameux), et, dans ce cas, ce serait indéfiniment ajourner l’heure pourtant nécessaire de la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ; ou bien se résoudre à employer la violence et, alors, recourir au chambardement ?

B.

« La lutte libératrice a lieu non dans la rue, mais dans « les consciences, entre les « conceptions mensongères, sanguinaires, obscures du passé et les espoirs « sincères, doux et « radieux du présent. »

Encore les contrastes, si chers à Elosu : espoirs sincères ,doux, et radieux du présent, luttant contre les conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé ! Encore l’opposition : lutte dans les consciences et non dans la rue !

Il se dégage de ces antithèses une force merveilleuse de séduction, force d’autant plus dangereuse que, dans ces contrastes, tout n’est pas erroné.

Je dirai même qu’il s’y trouve une grande part de vérité.

Il est parfaitement exact que la lutte libératrice a lieu entre le Mensonge et la Vérité, la Barbarie et la Mansuétude, l’Obscurité et la Lumière.

Tout le Progrès social est résumé dans l’effort millénaire de la Clarté dissipant les Ténèbres, de la Paix s’opposant à la Guerre, de la Vérité bataillant contre le Mensonge. Tout mouvement éloignant l’homme du point de départ : ignorance, férocité, dénuement et le rapprochant des destinées magnifiques qui s’ouvrent devant lui : savoir, solidarité, bien-être, est incontestablement un progrès, une victoire, un acheminement vers la libération.

Pas un libertaire ne méconnaîtra l’exactitude de ce point de vue. Aussi dirai-je de grand cœur, avec Elosu, que la lutte libératrice est dans les consciences ; mais tandis qu’il ajoute : « pas dans la rue », je dis : « et dans la rue ».

Elle est dans les consciences, c’est incontestable et c’est pour cette raison que nous multiplions notre effort de propagande et attachons le plus grand prix au travail d’éducation. Former des consciences de sincérité, de paix et de lumière ; c’est à quoi sans cesse et depuis toujours les anarchistes consacrent le meilleur d’eux-mêmes.

Eh bien ! les consciences, les voici : elles ont horreur des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures du passé : elles sont altérées de sincérité, de douceur et de clarté.

Que doivent-elles faire ? Doivent-elles se contenter de concevoir, au fond d’elles-mêmes, la haine du Mensonge de la Guerre et de l’Obscurité ? Doivent-elles se borner à se nourrir des espoirs sincères, doux et radieux du présent et en rester là ?

N’est-ce pas leur devoir et, mieux encore, une nécessité, pour ces consciences libérées : d’abord, d’aider, par l’éducation et l’exemple, à la libération des autres consciences et, ensuite, de réaliser, pour elles-mêmes et pour les autres, les espoirs sincères, doux et radieux et de les transformer en bienfaisantes et fécondes réalités ?

Or, comment concevoir l’avènement de ces réalités autrement que par l’anéantissement des conceptions mensongères, sanguinaires et obscures ?

Comment anéantir ces conceptions qui ont pour elles la force et la violence systématiquement organisées, si ce n’est en brisant cette violence et cette force ?

Encore un coup Elosu pense-t-il qu’il suffira de former des vœux ardents, d’adresser des suppliques, de faire circuler des pétitions, de propager par la plume et par la parole des protestations indignées contre le Mensonge, la Guerre et l’Ignorance, de voter des ordres du jour, de se prodiguer en mises en demeure, de se ruiner en sommations et en menaces ? Croit-il que, les consciences libérées, fussent-elles devenues très nombreuses en dépit des obstacles les qui retardent désespérément leur formation, il suffira de les opposer, sans autres armes que leur sincérité et la fermeté de leurs convictions, aux puissances de mensonge, de sang et de ténèbres, pour vaincre celles-ci ? Ne sait-il pas que ces moyens, d’une valeur morale que je ne conteste pas, sont toujours restés inopérants et que, plus que jamais, leur faillite s’avère ?

Et alors ?

Alors ? Ne faudra-t-il pas de deux choses l’une :

ou bien attendre que le miracle s’opère, pour le triomphe sereine et méthodique de la Vérité sur le Mensonge de la Paix sur la Guerre, de la Clarté sur les Ténèbres, comme pour la prise de possession sereine et méthodique par le Travail, pour le Travail ? et, dans ce cas, ce sera indéfiniment ajourner le triomphe pourtant nécessaire de la Sincérité, de la Douceur et de la Lumière ;

ou bien se résoudre à descendre dans la rue, à. employer la violence et à, terrasser par la force les puissances mensongères, sanguinaires et obscures.

Elosu déclare que la lutte a lieu dans les consciences et non dans la rue. Moi, je dis que la lutte a lieu d’abord dans les consciences, ensuite dans la rue.

C.

« La Révolution n’est pas une idée qui a trouvé des baïonnettes ; c’est une idée qui a brisé les baïonnettes. »

La phrase est belle, elle fait image, elle est captivante, mais l’erreur sait parfois se parer et se faire aussi belle que la vérité.

Je rectifie :

« La Révolution est une idée qui a trouvé des baïonnettes, pour briser les baïonnettes. »

Briser les baïonnettes, c’est le but ; trouver baïonnettes des pour briser les baïonnettes, voilà le moyen.

Cette simple rectification suffit, selon moi, à chasser l’erreur et à rétablir la vérité.

Voyons, Elosu, de quelle Révolution s’agit-il ? et quelles baïonnettes brisera-t-elle ?

Il s’agit bien, je pense, de cette Révolution qui abolira les deux adversaires de toute libération : le régime capitaliste qui engendre l’exploitation et l’État, qui fatalise l’oppression ? Quand tu parles de la lutte libératrice, je pense que tu ne qualifies ainsi que celle qui affranchira, qui libèrera tous les humains de cette double tyrannie : le Capital et l’État ?

J’aime à croire que sur ce point nous sommes en parfait accord et qu’ainsi les baïonnettes que brisera la Révolution sont, pour parler un langage dépouillé de tout amphigourisme, les violences, les contraintes et tout le système de répression et de massacre que le régime capitaliste et l’État, son complice armé, font peser sur le prolétariat.

Pour la troisième fois, je te pose la question : crois-tu, peux-tu croire que ces deux bandits armés jusqu’aux dents : le Capital et l’État, renonceront, sans y être absolument contraints, à l’armature de force qui, seule, permet au Capital d’exercer ses rapines et à l’État de maintenir son autorité ? Admets-tu, peux-t li admettre que l’Idée seule parviendra à briser les baïonnettes ? Admets-tu, peux-tu admettre la force efficiente d’une idée sans qu’elle arme le bras qui agit ?

Perçois-tu, peux-tu percevoir un moyen de briser les baïonnettes sur lesquelles l’État et le Capital s’appuient et par lesquelles ils défendent leurs usurpations et leurs crimes, un moyen qui exclurait l’usage d’autres baïonnettes aux mains de leurs ennemis ?

Espères-tu, peux-tu raisonnablement espérer que, pour faire tomber les murailles de cette nouvelle Jéricho : l’État, il suffira de porter en grande pompe l’arche d’alliance précédée de sept prêtres sonnant de la trompette et escortée par un peuple priant et silencieux ?

Il est impossible que tu possèdes une telle espérance. Et alors ?

Alors, ne faudra-t-il pas de deux choses l’une :

ou bien attendre que le miracle se renouvelle et, dans ce cas, ce sera ajourner jusqu’à la consommation des siècles la Révolution qui, sans baïonnettes, brisera les baïonnettes ;

ou bien se résoudre à trouver des baïonnettes pour briser les baïonnettes.

D.

« Autoritaire, guerrier, césarien, Sorel ne se réclama jamais de l’idéal libertaire. Il sentait, s’il ne le savait, que la violence n’est pas anarchiste. »

C’est ainsi qu’Elosu termine son étude sur Sorel et le Sorellisme et c’est en ces termes que, au nom de l’idéal anarchiste, il condamne sans restriction aucune le recours à la violence.

Point n’est besoin d’une exceptionnelle perspicacité pour comprendre qu’entre Elosu et l’anarchiste que je suis, tout le présent débat est clans ces quelques mots :

« La violence n’est pas anarchiste. »

Elosu a tôt fait d’affirmer que la violence n’est pas anarchiste ; et, s’il raisonne dans ce qu’on pourrait appeler l’absolu, s’il se cantonne dans le domaine de la spéculation philosophique et si, se refusant à faire état des réalités, il ne tient compte que de l’idée pure de l’Anarchisme en soi, il ne se trompe pas en déclarant que « la violence n’est pas anarchiste », car, spécifiquement, intrinsèquement, l’Anarchisme n’est pas violent, de même que la violence n’est pas spécifiquement, intrinsèquement anarchiste.

Sur le plan exclusivement spéculatif, j’irais volontiers plus loin qu’Elosu. Je ne me bornerais pas à dire comme lui que la violence n’est pas anarchiste, j’affirmerais que la violence est anti-anarchiste.

Notre idéal consiste à instaurer un milieu social d’où seront éliminées toute prescription ou interdiction s’exerçant par voie de contrainte ou de répression. L’Anarchisme réalisé, c’est la mise en application de la fumeuse devise de l’abbaye de Thélème :

« Fais ce que veux. »

Être libertaire c’est ne vouloir être ni maître, ni esclave, ni chef qui commande, ni soldat qui obéit ; c’est tenir en égale horreur l’Autorité qu’on exerce et celle qu’on supporte ; c’est n’accepter aucune violence et n’en pratiquer soi-même sur personne.

Il est donc certain que, spéculativement, qu’elle soit exercée ou subie, la violence est anti-anarchiste.

On en peut encore trouver la preuve dans notre volonté ardente autant que sincère, de briser à tout jamais la violence organisée, érigée en moyen de gouvernement, Cette volonté, commune à tous les anarchistes, ne saurait être mise en doute ; elle s’affirme éclatante, indéniable dans le cri de guerre inlassablement poussé par nous contre l’État qu’elles que soient sa forme, son étiquette, sa constitution, ses bases juridiques et son organisation. C’est ici que se trouve le point où se produit nette, tranchante, brutale, la rupture entre ceux qui sont anarchistes et ceux qui ne le sont pas.

Mais supprimer l’État et toutes les manifestations de violence par lesquelles s’affirme pratiquement le principe d’Autorité qu’il incarne, c’est l’œuvre de demain, d’un « demain » dont nous sommes séparés par un laps de temps qu’il est impossible de fixer. Et, en attendant cette abolition de l’État, force génératrice et synthèse de la violence légalisée, il y a lieu de se préoccuper d’aujourd’hui, c’est-à-dire de la période de lutte âpre, de bataille acharnée qui précédera nécessairement et amènera, l’heure venue, l’effondrement de la violence, unique méthode de Gouvernement.

Je connais des libertaires pour qui le problème social est et n’est qu’un problème moral, un problème de conscience. Ils estiment que, pour vivre en anarchiste, il n’est pas indispensable que, sur le plan historique, l’Idéal anarchiste .se soit socialement réalisé. Ils entendent apporter au problème social autant de solutions isolées qu’Il y a d’individus ; ils considèrent que, l’éducation individuelle étant seule capable de former des êtres moralement libertaires et matériellement libres, il y a lieu d’étendre à tous et à toutes les bienfaits de cette éducation individuelle et que le moyen le plus sûr et le meilleur — sinon le plus rapide — de ravir à ceux qui font des lois et, en application de celles-ci, commandent, l’autorité dont ils jouissent, c’est d’arracher ceux qui obéissent à l’habitude de se soumettre, au respect de la légalité et au culte des Maîtres.

Ces libertaires se déclarent satisfaits quand, dans la mesure du possible, ils ont fait leur propre révolution. Quant à la Révolution sociale, celle qui a pour objet et aura pour résultat . l’affranchissement de tous dans le domaine social par l’effondrement du Régime Capitaliste et l’abolition de l’Autorité, ils vont jusqu’à. s’en désintéresser à peu près totalement. Tout au plus se décident-ils à aspirer, à soupirer, à espérer.

Mon anarchisme est moins strictement personnel et plus agissant : il n’envisage pas, mieux : il juge irréalisable une libération qui se limiterait à moi-même. Je sens trop vivement que « je suis homme et que rien de ce qui touche à l’humanité ne m’est étranger ou indifférent » pour que je ne m’attache pas avec passion à la libération commune. Je sais que mon affranchissement individuel est indissolublement lié et subordonné à l’affranchissement de mes frères en humanité et qu’il est conditionné et mesuré par l’émancipation de tous.

Je sais enfin que cette émancipation commune, indispensable à la mienne, ne peut résulter que d’un geste d’ensemble, d’un effort collectif, d’une action concertée et de masse, geste, effort et action qui feront et seront la Révolution sociale.

Les anarchistes sont des tendres, des affectueux, des sensibles. A ce titre, ils détestent la violence. S’il leur était possible d’espérer qu’ils réaliseront par la douceur et la persuasion leur conception de paix universelle, d’entraide et d’entente libres, ils répudieraient tout recours à la violence et combattraient énergiquement jusqu’à l’idée même de ce recours.

Mais pratiques et réalisateurs, quoi qu’en disent leurs détracteurs intéressés ou ignares, les anarchistes ne croient pas à la vertu magique, au pouvoir miraculeux de la persuasion et de la douceur : ils ont la certitude réfléchie que, pour faire de leur rêve admirable une réalité vivante, il faudra tout d’abord en finir avec le monde de cupidité, de mensonge et de domination sur les ruines duquel ils bâtiront la Cité libertaire ; ils ont la conviction que pour briser les forces d’exploitation et d’oppression, il sera nécessaire d’employer la violence.

Cette conviction s’appuie sur l’étude impartiale de l’Histoire, sur l’exemple de la Nature et les données de la Raison.

L’Histoire — je ne parle pas de cette Histoire que les thuriféraires de la Force triomphante et des Pouvoirs despotiques ont écrite, mais de celle dont les peuples ont creusé le sillon dans la lenteur des siècles — cette Histoire nous enseigne que dans ce sillon ont abondamment ruisselé les larmes et le sang des déshérités ; que s’y sont entassés les corps meurtris des innombrables et héroïques victimes de la révolte ; que chaque réforme, amélioration et perfectionnement a été le salaire des batailles sanglantes dressant les opprimés contre les oppresseurs ; que jamais les Maîtres n’ont renoncé à une parcelle de leur pouvoir tyrannique, Que jamais les riches n’ont abandonné une portion de leurs vols, une fraction de leurs privilèges, sans que l’action révolutionnaire des asservis et des spoliés ne les ait obligés à céder à la menace, à l’intimidation ou à la force populaire exacerbée que, seules, les émeutes, les insurrections, les révolutions sanglantes ont affaibli quelque peu la lourdeur des chaînes que les Puissants font peser sur les Faibles, les Grands sur les Petits et les Chefs sur les Sujets.

Telle est la leçon qui se dégage de l’étude minutieuse, de l’examen impartial de l’Histoire.

La Nature unit sa grande voix à celle de 1 ‘Histoire en plaçant sous nos yeux le spectacle incessant de la violence brisant, à un moment donné, les résistances qui font obstacle à la naissance et au développement des forces en transformation et des formes constamment renouvelées que comporte l’éternelle évolution des êtres et des choses :

C’est le travail qui, avec une inéluctable lenteur, se produit dans la profondeur des Océans ou dans les entrailles du sol et qui, après s’être poursuivi, imperceptible et quasi inobservable, s’affirme brusquement par de formidables convulsions géologiques, incendiant, inondant, bouleversant, abaissant, nivelant, rasant ici et édifiant là.

C’est, dans les régions volcaniques, la masse des matières embrasées qui, après avoir agité la montagne de secousses de plus en plus rapprochées et de plus en plus puissantes, se fraie violemment un passage jusqu’au cratère et vomit des tourbillons de feu.

C’est le sous-sol sillonné d’infiltrations qui, se rejoignant, forment peu à peu une nappe d’eau, exercent sur la croûte terrestre une pression violente et, crevant brutalement la surface, font jaillir la source.

C’est l’enfant qui, après s’être développé durant neuf mois dans le ventre de la mère, s’évade, la gestation terminée, de la prison maternelle, en fait éclater les parois, entr’ouvre, déchire et broie tout ce qui s’oppose à son passage et naît dans la douleur et l’effusion du sang,

Enfin les données de la Raison confirment celles de la Nature et de l’Histoire.

L’élémentaire et simple raison proclame qu’escompter le bon vouloir des Gouvernements et des riches, c’est pure folie ; que ceux-ci et ceux-là, estimant que leurs privilèges sont équitables et que leur sauvegarde est indispensable au bien public, considèrent comme des malfaiteurs et traitent comme tels tous ceux qui tentent de les déposséder du Pouvoir ou de la Fortune : que s’ils s’entourent de policiers, de gendarmes et de soldats, c’est pour les lancer, à la moindre révolte, contre leurs ennemis de classe ; que s’il advient par hasard qu’ils consentent à rogner quoi que ce soit de leur exploitation ou de leur domination, c’est pour faire la part du feu et sauver le reste ; mais que jamais ils ne consentiront à tout perdre et qu’en conséquence il faudra tôt ou tard le leur arracher par la force. Voilà ce que dit la Raison, d’accord en tous points, ici, avec la Nature et l’Histoire,

Il me reste à indiquer de quelle nature est la violence que les anarchistes sont, par les nécessités de la lutte qu’ils ont engagée et qu’ils sont inébranlablement déterminés à mener sans défaillance jusqu’à ses fins, dans l’obligation d’envisager comme une fatalité regrettable mais inéluctable,

C’est André Calomel qui va répondre :

Si les violences devaient seulement nous servir à repousser la violence, si, nous ne devions pas lui assigner des buts positifs, autant vaudrait renoncer ci participer en anarchistes au mouvement social, autant vaudrait se livrer à sa besogne d’éducationniste ou se rallier aux principes autoritaires d’une période transitoire. Car je ne confonds par la violence anarchiste avec la force publique. La violence anarchiste ne se justifie pas par un droit ; elle ne crée pas de lois ; elle ne condamne pas juridiquement : elle n’a pas de représentants réguliers ; elle n’est exercée ni par des agents ni par des commissaires, fussent-ils du peuple ; elle ne se fait respecter ni dans les écoles ni par les tribunaux ; elle ne s’établit pas, elle se déchaîne ; elle n’arrête pas la Révolution, elle la fait marcher sans cesse ; elle, ne défend pas la Société contre les attaques de l’individu : elle est l’acte de l’individu affirmant sa volonté de vivre dans te bien-être et dans la liberté. (Le Libertaire, n°201, 1ère page, 6éme colonne.)

Enfin, il me reste à préciser dans quelles conditions, dans quel esprit, pour quel but et jusqu’à quelles limites les Anarchistes entendent faire usage de la violence.

C’est l’indomptable et pur militant Malatesta qui se charge de nous le dire :

La violence n’est que trop nécessaire pour résister à la violence adverse et nous devons la prêcher et la préparer si nous ne voulons pas que les conditions actuelles d’esclavage déguisé où se trouve la grande majorité de l’humanité persistent et empirent. Mais elle contient en elle-même le péril de transformer la révolution en une mêlée brutale, sans lumière d’idéal et sans possibilité de résultats bienfaisants. C’est pourquoi il faut insister sur les buts moraux du mouvement et sur la nécessité, sur le devoir de contenir la violence dans les limites de la stricte nécessité.

Nous ne disons pas que la violence est bonne quand c’est nous qui l’employons et mauvaise quand les autres t’emploient contre nous. Nous disons que la violence est justifiable, est bonne, est morale, est un devoir quand elle est employée pour la défense de soi-même et des autres contre les prétentions des violents et qu’elle est mauvaise, qu’elle est « immorale » si elle sert à violer la liberté d’autrui.

Nous ne sommes pas pacifistes, parce que la paix est impossible si elle n’est voulue des deux parties.

Nous considérons que la violence est une nécessité et un devoir pour la défense, mais pour la seule défense. Naturellement il ne s’agit pas seulement de défense contre l’attaque matérielle, directe, immédiate, mais contre toutes les institutions qui par la violence tiennent les hommes en esclavage.

Nous sommes contre te fascisme et nous voudrions qu’on le vainquit en opposant à ses violences de plus grandes violences. Et nous sommes avant tout contre tout gouvernement qui est la violence permanente.

Mais notre violence doit être résistance d’hommes contre des brutes et non lutte féroce de bêtes contre de. bêtes.

TOUTE LA VIOLENCE NÉCESSAIRE POUR VAINCRE, MAIS RIEN DE PLUS NI DE PIS. (Le Réveil de Genève, n° 602, page 4, colonnes 1 et 2.)

Je n’ai pas épuisé les arguments que je pourrais opposer à la thèse d’Elosu : il y a tant à dire sur un tel sujet !

Je pourrais justifier le recours à la violence anarchiste par toutes les considérations se rattachant au cas de légitime défense.

Je pourrais démontrer qu’en propageant l’esprit de révolte dans ses très nombreuses expressions sans en excepter la révolte à main armée, je reste fidèle aux origines les plus lointaines du mouvement anarchiste et à sa constante tradition.

Je pourrais prouver que la violence quotidiennement exercée par tous les Gouvernements est d’une férocité que ne pourra jamais dépasser celle dont nous proclamons la nécessité et qu’elle cause des misères, des souffrances, des deuils que ne saurait égaler la violence anarchiste la plus farouchement déchaînée.

Je pourrais citer l’exemple du chirurgien qui, pour sauver le corps tout entier, pratique l’ablation d’un membre et que personne ne songe à accuser de cruauté.

Je pourrais citer cette déclaration lapidaire, cet aveu cynique mais exact, que tout le monde connaît : « Entre les partisans et les ennemis du régime actuel, ce n’est qu’une question de force ! ».

Mais cette réfutation de la thèse soutenue par Elosu est déjà trop longue et j’espère qu’elle apparaîtra décisive aux lecteurs de cette encyclopédie.

— Sébastien FAURE

VIRGINITÉ

(du latin virginitas ; de virgo, vierge)

La virginité c’est l’état dans lequel se trouve une personne vierge, c’est-à-dire ayant vécu dans une continence parfaite. Par extension, le mot : virginité est employé, dans un sens figuré, pour désigner, au moral et au physique, l’état de ce qui est intact. On dit : la virginité du cœur, en faisant allusion aux sentiments des personnes qui n’ont jamais aimé ; la virginité d’une forêt ou d’un gisement, lorsqu’ils n’ont jamais été exploités et sont tels que la nature les a produits.

Au point de vue sexuel, le terme s’applique aussi bien à l’homme qu’à la femme ne s’étant pas encore livrés à l’accouplement. Mais étant donné que, dans la plupart des sociétés humaines, on fait très peu de cas de la virginité masculine, alors que l’on attache une importance considérable à la virginité féminine, c’est presque toujours lorsqu’il s’agit de la femme que le mot est utilisé.

Il n’est pas à ceci que des raisons d’ordre social. En effet, l’homme peut connaitre les joies de l’exquise étreinte, sans que sa constitution anatomique soit en rien modifiée. Il n’en est pas de même de sa compagne : sauf circonstances tout à fait exceptionnelles, lorsque celle-ci s’abandonne pour la première fois à l’assaut du mâle, et que ses organes sont pénétrés, dans toute leur profondeur, par le membre viril en érection, cet acte ne peut avoir lieu sans que soit rompue la membrane hymen barrant l’entrée du vagin, à peu de distance de la vulve. Alors se produit ce que l’on nomme : la défloration. Celle-ci est définitive, la membrane lacérée ne se reconstituant plus. D’où possibilité, par un examen médical, de constater si une personne du sexe féminin a subi les derniers outrages d’une brute, ou bien accueilli les suprêmes hommages d’un galant.

Dans l’esprit du public, il ne peut y avoir virginité réelle, chez une fille, qu’autant que celle-ci est capable d’en fournir la preuve sur le fauteuil du gynécologiste. Ce procédé de contrôle n’est pas infaillible : le coït peut avoir eu lieu sans entraîner ni déchirure ni effusion de sang, notamment en cas d’hymen corolliforme, lorsque l’épousée eut affaire à un conjoint disgracié par un pénis à la fois trop mince et trop court. D’autre part, il se peut que la membrane hymen soit naturellement absente ou qu’elle ait été détruite par accident. Enfin il est à considérer qu’une jeune fille ardente, mais avisée, aura toujours faculté de conserver jusqu’au jour du mariage légal sa virginité anatomique, même en accordant ses faveurs à une série d’amants, si, en se donnant à eux de toutes les manières dont une femme est capable de se donner, sauf la principale, elle possède assez d’empire sur elle-même pour ne pas succomber à la tentation de l’offrande décisive.

Ce qui rend précieuse, pour la plupart des hommes, la conservation de l’hymen jusqu’au soir des noces, ce n’est pas seulement la satisfaction d’amour-propre de penser qu’ils sont élevés au rôle d’initiateur, c’est encore et surtout la quasi-certitude que n’était pas enceinte déjà la femme dont ils ont accepté devant le maire la responsabilité, dont, par conséquent, les enfants seront à leur charge, inscrits à l’état civil comme étant nés de leurs œuvres.

Il est absurde de présenter la conservation indéfinie de la virginité sexuelle comme une vertu, parce qu’elle est plus souvent le résultat de la sécheresse du cœur et de la frigidité des sens, ou encore de la peur de la grossesse et du scandale, qu’elle n’est le signe d’une moralité élevée. Il est non seulement absurde, mais inhumain, de considérer comme une souillure la défloration, alors qu’il s’agit d’un acte entièrement normal, conséquence de l’amour, et sans lequel ne pourrait être assurée la perpétuité de l’espèce.

S’il n’est pas bon que des rapports conjugaux aient lieu entre des sujets trop jeunes, encore inaptes à la procréation, s’en abstenir totalement n’est pas chose meilleure, lorsqu’il s’agit de personnes formées, ayant atteint l’âge où ceci acquiert la valeur d’une nécessité d’ordre physiologique, pour l’équilibration de l’être humain.

Chez les hommes, l’abstinence sexuelle détermine des pertes séminales involontaires, des névralgies testiculaires, des maux de tête, de la dépression morale et de la surexcitation nerveuse, un sommeil agité accompagné de rêves épuisants. Cela peut conduire aux formes les plus graves de la neurasthénie.

Chez les femmes, on voit apparaître la langueur, l’insomnie, les digestions pénibles, une irritabilité capricieuse remplaçant la gaieté, des troubles menstruels, l’anémie, des perturbations émotives et génésiques. Il n’est pas rare de voir de fort belles filles, pleines de santé et de vigueur, se transformer en quelques années, sous l’influence d’un célibat qui se prolonge, et devenir maigres, jaunes, mélancoliques ou acariâtres, précocement hommasses.

Pour l’homme comme pour la femme, la virginité stagnante c’est encore, sans profit aucun pour l’intellect, une propension dangereuse aux déviations sexuelles, suites fréquentes de refoulements prolongés.

Se résigner à tous ces maux peut être justifié par d’impérieuses nécessités sociales. Il est insensé de les accepter par scrupules moraux, ou fanatisme religieux, lorsque l’on pourrait jouir d’une existence plus heureuse et conforme aux exigences naturelles.

C’est dans l’harmonieux développement de toutes, pour le plus grand bénéfice de chacune, que nous pouvons porter nos facultés, quelles qu’elles soient, au maximum de puissance durable et non dans la compression barbare d’une moitié de notre être, soi-disant au bénéfice de l’autre moitié.

Jean MARESTAN.

VIVRE

La plupart des individus ne vivent pas, ils végètent seulement, soit par la faute de la société, soit par leur propre faute. Parfaire son être constamment, ne s’interdire aucune forme d’activité, goûter tous les plaisirs sains, voilà l’idéal d’une existence vraiment humaine. C’est par un harmonieux développement de nos virtualités intimes, non par une mutilation de la personnalité profonde qu’il convient d’atteindre au bonheur. Ne voir dans le corps qu’une vile prison de l’âme, arracher du cœur toutes les fibres émotives, extirper le désir jusque dans ses racines, bien d’autres préceptes encore de la sagesse traditionnelle nous semblent absolument déraisonnables. Cette chirurgie morale ne serait admissible que s’il existait, chez l’homme, un principe mental distinct du corps. Or, un tel dualisme est une folie ; simple billevesée métaphysique, il est à ranger parmi les vieux contes, même si l’on se fait une conception très éthérée de la vie et de la matière. Ascètes ou mystiques de notre époque, fâcheusement trompés par des chimères du même genre, continuent d’imposer silence à leurs aspirations les plus normales. Et, quand leur organisme exténué ne réagit qu’avec peine, quand ils ont endormi leurs sens et vidé leur esprit, pour mieux s’imprégner d’effluves extraterrestres, ces détraqués proclament leur sort digne d’envie. Intoxiqués par les méditations dévotes, comme d’autres le sont par l’opium ou la cocaïne, ils connaissent une ivresse soi-disant divine qui aboutit souvent à de sérieux troubles mentaux.

Comme les théologiens, nombre de philosophes ont conseillé de mépriser la douleur physique et de subir passivement le joug qu’impose la société. Vaincre ses désirs, limiter ses souhaits vaudrait mieux que multiplier les découvertes scientifiques ou transformer lois et mœurs d’une contrée. Contre ces violences faites à la nature humaine, au nom d’une fausse sagesse ou d’une altière théologie, nous nous élevons résolument. Découvrir ses inclinations dominantes, prendre une claire conscience de ses virtualités bonnes ou mauvaises, pour mieux coordonner ses énergies mentales et permettre à sa vraie personnalité de s’épanouir harmonieusement, voilà ce que doit faire l’individu. « C’est de lui-même, non du milieu ambiant, ni d’un autre, qu’il voudra recevoir les principes directeurs de ses décisions. Loin d’être un simple reflet du inonde environnant, un décalque fidèle des préceptes imposés par la famille et la collectivité, sa conscience repoussera toute maxime contraire à ses goûts personnels et aux conseils d’une raison éclairée. Rester nous-mêmes, ne point renoncer à nos meilleures aspirations par snobisme, crainte ou persuasion, nous développer sans faire tort à quiconque mais libre de toute contrainte, telle sera notre préoccupation fondamentale, si nous voulons que notre vie soit chose belle, heureuse, utile. Elle s’étiole, la plante privée d’espace et de grand air ; il n’acquiert qu’un développement incomplet, l’arbre constamment maintenu dans l’ombre glacée d’une cour étroite ; pour ne point végéter, l’individu a besoin, lui aussi, d’autonomie morale et d’indépendance. Les personnalités vigoureuses ne vivent jamais longtemps dans une atmosphère étouffante pour l’esprit et pour le sentiment ». (Aux Sources de la Douleur). A condition de respecter les droits d’autrui et de ne point dépasser les limites assignées par une raison et une science impartiales, chacun peut ériger ses désirs en normes suprêmes de son vouloir et de ses actes.

Mais la réalisation de l’idéal individuel est généralement le résultat d’un effort volontaire ; c’est la récompense d’un travail prolongé et persévérant. Toutes nos facultés mentales peuvent être l’objet de tares et de maladies, qui ne requièrent point, d’ordinaire, l’intervention de l’aliéniste, mais qui empoisonnent l’existence lorsqu’on néglige de les guérir. Une sensibilité excessive, une émotivité trop grande prédisposent certaines personnes à un véritable martyre moral. Jamais tranquilles, toujours inquiètes, elles réagissent sans mesure et vibrent avec une intensité inouïe, même devant des faits d’une importance minime. D’autres apportent presque en naissant ou du moins voient se développer très vite une passion qui devient effroyablement tyrannique. Pieuvre insatiable, cette dernière suce toute leur énergie et ne laisse aucune force capable de lui faire contrepoids. Sans être victimes d’une passion unique, beaucoup sont atteints d’une incontinence de désirs, qui les empêche de jouir des résultats obtenus et leur fait toujours souhaiter autre chose que ce qu’ils possèdent déjà. Si agréable soit-il, le présent ne peut les satisfaire ; ils ont besoin d’espoirs nouveaux et vivent surtout dans l’avenir. Erreurs de jugement, fausses déductions troublent aussi l’existence. Combien sont malheureux parce qu’ils voient hommes et choses à travers le prisme déformant de leurs préjugés. Une déplorable myopie mentale ou une presbytie non moins fâcheuse affligent des cerveaux par ailleurs bien équilibrés. Besoin de dénigrer, de contredire, manie des constructions idéologiques, des raisonnements à perte de vue, des généralisations abusives, horreur ou recherche excessive de l’originalité obnubilent parfois complètement l’intelligence. L’imagination, cette éternelle vagabonde, oriente maints esprits vers le gouffre d’une passivité stupide, de la désespérance ou de la folie. Merveilleusement utile lorsqu’on la discipline, elle entraîne à sa perte l’imprudent qui la suit sans parvenir à la maîtriser. Quant aux habitudes acquises, aux instincts héréditaires, chaînes souvent plus solides que celles du forçat, ils retiennent captive la volonté désireuse d’adopter un comportement nouveau. Pour obtenir de l’existence toutes les joies qu’elle procure, pour vivre intensément et harmonieusement, il faut veiller sur la santé de notre esprit comme sur celle de notre corps.

Ne négliger aucun bien, ne mépriser aucun plaisir, sans être esclave de rien, ni de personne, sans oublier non plus qu’il est toujours utile de consulter la raison, voilà le secret des vies fécondes et heureuses.

L. BARBEDETTE.

VOL

Le droit de posséder est un droit naturel. Il fut tout d’abord commun. Par la suite des temps, il s’individualisa. Il fut commun dans les sociétés primitives ; chez les sauvages, il l’est encore.

Il a des bases légitimes, car il est corrélatif des besoins imposés par la nature :

  • Il faut manger ;

  • Il faut se reproduire ;

  • Il faut jouir, autrement dit lutter contre le Mal dont la jouissance est l’antinomie.

Nécessité fait loi, d’où suit que le primitif a le droit de puiser dans l’ambiance ce qui lui est de première nécessité. Tout attentat à ce droit naturel est une spoliation, un vol. Le sentiment commun de la défense a créé la propriété commune des armes, des habitations, des aliments. Même communisme chez certaines colonies animales.

C’est l’esprit commercial, fonction de l’égoïsme et de l’ambition, qui, détruisant ce communisme anonyme, a créé le besoin individuel de posséder.

Considérons l’individu dans l’état de société. Il a, par définition, les mêmes droits que dans l’état de nature ou de communauté. Ses besoins normaux sont les mêmes, les mêmes aussi de jouir. Le superflu devient parfois le nécessaire. Pour satisfaire ses besoins, l’Homme a le droit de posséder. C’est la consécration du principe de propriété.

Corollairement, le principe de propriété exige le droit d’acquérir. Pour posséder, il faut acquérir.

Dans la nature, on prend, tout simplement. La plante puise sans compter, sans discuter, là où elle peut, l’eau qu’elle boit, l’air et les calories. L’animal fait de même. On le taxe de voleur, comme la pie, quand il prend avec malice ou habileté et collectionne par précaution et prévoyance. Dans la société organisée, on ne prend pas, on trafique, on échange.

Le trafic est une nécessité parce que, dans la société organisée, tout individu ayant assuré son droit de propriété, possèdelégitimement. (Le soi-disant progrès humain lui interdit de prendre purement et simplement, comme il ferait s’il était resté Individu. C’est la loi humaine qui invente le vol-délit).

Or, si l’humain possède légitimement, on ne peut accaparer son bien sans le léser. D’où la notion de vol, acte nuisible.

Dans l’état d’organisation, il est une autre base légitime de la propriété. C’est le principe de justice.

Toute acquisition nécessite un effort (travail) en proportion de la valeur de l’objet et en proportion stricte du besoin à satisfaire (disons stricte, car si elle est dépassée, nous touchons au trafic, amorce du capitalisme).

Or, tout travail mérite salaire, lequel est une nécessité pour vivre en société. La propriété devient donc la récompense du travail. Par suite, priver l’individu du produit de son travail, c’est le léser.

Enfin, un autre principe est à la base du droit de posséder ; il est d’ordre moral. Il est moral d’acquérir, de posséder parce que c’est un stimulant, un encouragement au travail, à la prévoyance. Il développe la dignité humaine, qui n’est pas un vain mot.

Il est moral d’acquérir (et ici il s’agit d’un sentiment très supérieur, éminemment social, fruit de l’évolution) parce que la société dite organisée a des malheureux, des infirmes, des malades, des éclopés et qu’un principe de solidarité impose de consacrer une part de ses acquisitions aux malheureux. Le droit du malheureux est entier, par suite la charité est une obligation. Elle n’est que la réparation du dommage subi par les vaincus. Elle est donc aussi justice, car partout l’équilibre doit être rétabli. Sans l’harmonie, tout est chaos.

La loi conventionnelle se superposant à la loi naturelle, consacre le principe de propriété en frappant l’accaparement dans la mesure où il dépasse les besoins réels et où il n’est pas l’objet d’un consentement entre les parties qui échangent.

Mais, ici, deux facteurs sont en présence et en concurrence : 1e voleur, le volé. La définition du vol, je l’ai rappelé, n’est qu’un artifice, une convention. Et une sanction réparatrice (morale ou pénale) n’est admissible que s’il y a rupture d’équilibre entre les besoins normaux de l’un et de l’autre. D’où nécessité de considérer, dans l’application, les excès des deux facteurs, du voleur et du volé. La marge est énorme.

Lequel des deux nuit le plus à l’autre ? C’est évidemment l’accapareur. Car il n’y a pas de geste plus fréquent, plus spontané que celui de prendre, parce qu’il est naturel. C’est une forme primordiale de défense automatique, inscrite dans la subconscience. L’homme, par nature et simple logique, est égoïste, avide et insatiable.

Nos mœurs sont d’une iniquité flagrante, et cela même en dehors des combinaisons voulues et raisonnées. La révolte humaine est un réflexe excusable. Son inhibition, automatique ou imposée, n’est que le produit de l’éducation.

Le principe de la répression légale peut être dangereux, car il crée chez celui qui échappe à la loi, chez le possesseur non poursuivable, l’illusion qu’il a des droits indéfinis de posséder.

Que d’abus en dérivent !

Collectivement, c’est l’apparente légitimation de toutes les tyrannies, que l’on tente de justifier par la raison d’État ; les droits du plus grand nombre ; l’intérêt public ; c’est l’écrasement de l’unité sans défense. L’impôt aveugle, les tripotages des requins de la finance, les guerres de conquête ou le dépouillement systématique des faibles, la colonisation et ses hypocrisies sous le vocable de civilisation, en fait vol organisé, misère effroyable parmi des primitifs qui ne demandent qu’à vivre de l’air du temps, attentat (vol) à leur liberté en les incorporant à une patrie dont ils n’ont aucun besoin et cela jusqu’à la, mort sur nos champs de bataille ; l’ineptie, l’ignominie des traités de paix, laissant les nations vaincues râler de faim devant des biens naturels, dont on les a dépouillées ; le commerce lui-même : nombre d’industries créant la richesse au profit de quelques-uns, au détriment du plus grand nombre.

Individuellement, les abus sont les mêmes. Rien n’entrave le besoin d’acaparer au delà du nécessaire, d’entasser et de créer le capitalisme. Capitaliser est un droit et même une gloire, un mérite, une habileté. On comble d’honneurs les plus insignes larrons quand des populations meurent de faim. Cette spoliation est tolérée internationalement : l’opium pousse à la place de riz ; des ballots de marchandises sont jetés à la mer sans que la conscience mondiale en soit affectée. Or capitaliser ainsi est un crime, car il dépasse les besoins réels et cesse d’être la juste rémunération du travail.

Tous ces abus ne sauraient être supprimés ; toutes ces situations ne sauraient être équilibrées par la seule .intervention de la loi écrite qui est arbitraire et sans se référer au Droit humain.

Le mot de Proudhon n’est pas une facétie : la propriété, telle qu’elle est comprise, admise, excusée, est le plus souvent le vol.

Mais le volé, lui aussi, peut avoir des torts. Quiconque use et jouit sans travailler est un voleur, même quand il a figure de volé. Il n’y a peut-être pas de plus grande faute que la mendicité ; c’est un petit grand délit quand il a la paresse pour inspiratrice, réserve faite pour les faibles, les déprimés, les anénérgiques, les tarés, irresponsables de leur infirmité, par quoi ils redeviennent des volés.

Toutes ces considérations d’ordre général étant mises au point, la conclusion s’impose. Le vol, acte nuisible, quelque idée qu’on se fasse du droit d’acquérir et de posséder, existe bien. Il n’entre pas dans le cadre de cet article d’en décrire les modalités objectives figurant au catalogue judiciaire, depuis le vol simple jusqu’au vol qualifié, qui permettent de promener le voleur de la correctionnelle à la cour d’assises. (Le vol à la tire, le vol au poivrier, les variétés d’escroquerie, le vol à l’étalage, le vol à l’esbrouffe font honneur à l’esprit inventif des larrons dont l’imagination n’est jamais en reste. Intrinsèquement, ils n’intéressent en rien le philosophe ni l’économiste, si ce n’est qu’ils indiquent la juste mesure de l’état d’esprit des victimes, inattentives, ou stupides, avides elles-mêmes de posséder en dehors du droit naturel. La pauvre intelligence des joueurs à la Bourse, des clients de casino ou de course, des adorateurs du dieu Hasard est la curieuse contrepartie de la haute intelligence des sacripans, écumeurs de tous acabits, qui figurent de l’autre côté de la barre. Ces deux antinomies pullulent parmi une société décadente où la probité ingénue est perle rare, où l’honnêteté, aux défaillances faciles, est valeur marchande. Laissons aux romanciers dits de mœurs le soin d’en dépeindre les aspects pour le musée pathologique social.

Je n’aurai pas davantage à envisager la thérapeutique du vol. On comprend que cette étude supposerait une refonte complète de l’état social. Le vol est la forme la plus accomplie de l’égoïsme. Il présuppose une ignorance ou un mépris des droits et il postule une transformation des rapports normaux entre citoyens.

Faudrait-il parler de la sanction légale et de sa légitimation ? Elle suppose (je l’ai admis) la possibilité du vol-délit et, par conséquent, la légitimité de son atteinte dans un état social devant lequel on est bien tenu de s’incliner dans l’attente du mieux. Mais il faudrait distinguer entre les sanctions morales (application d’une pénalité) et les sanctions réparatrices.

Une sanction morale présuppose une responsabilité du coupable et un droit de punir de la part de la société.

C’est ici que, plus que partout ailleurs, il est urgent de faire une balance. Et la justice distributive dont nous jouissons en est-elle capable ? C’est douteux, car les répressions dont on use sont encore profondément imprégnées du droit de la force ; les textes sont sans pitié, et la place à l’arbitraire reste énorme, du moment qu’il convient de faire intervenir l’Homme-Juge, imprégné lui-même des droits imprescriptibles d’une société marâtre qu’il est tenu de servir à moins de se démettre et de passer sa lourde tâche à un autre.

Le voleur qui se présente devant un juge est un monde ; aussi bien le miséreux qui vole un pain que le banquier millionnaire qui emporte la caisse. Où est le juge qui passera au crible la vie entière du vaincu qu’il a devant lui pour équilibrer ce qui ressortit au droit naturel dans l’acte incriminé et ce qui est d’ordre vraiment blâmable. Où est surtout le juge qui osera mettre en balance la part de responsabilité qui incombe au milieu et finalement fera juste poids ? Il semble que nous touchions à l’utopje en une matière pourtant si simple.

En tout état de cause, le seul élément à retenir en matière de délit sur le terrain de la propriété est d’ordre purement équitable et se traduit en ces mots : tout dommage causé, sciemment ou non, vaut réparation. Mais, là encore, intervient la balance, et la réparation s’inspirera tout autant des possibilités matérielles du coupable que des responsabilités du milieu. Nous n’en sommes pas encore à cet équilibre et la justice sociale criera encore longtemps : Haro sur le baudet !

Plus intéressante en ces pages est peut-être l’étude psychologique de l’acte de voler, dont je voudrais sommairement décrire l’histoire naturelle. Elle expliquera bien des problèmes.

Psychologiquement, le geste de prendre, l’expression de l’intention de prendre, répond à toute une série de déterminismes dont le facteur tout à fait initial est l’instinct d’acquisivité. J’ai dit assez que cet instinct est universel et pourquoi il existe. Pour en bien comprendre la genèse et le mécanisme, il faut l’envisager dans sa plus grande simplicité. Tel le geste du dément, du paralytique général qui, passant devant un étalage, y plonge la main au vu de tout le monde et empoche le premier objet venu. C’est du pur automatisme ; cela ne répond même pas à un besoin élémentaire, hormis celui de répondre à une attraction, probablement sen-sasorielle. On rapporte et on ramène tout à soi. Jugez-en. par le geste du bambin, à peine sorti des limbes, qui ramasse d’un geste circulaire tout ce qui se présente et, par surcroît, le porte à sa bouche comme pour indiquer que le geste mécanique de prendre est au service du tube digestif, avant tout autre but.

L’enfant continue du reste à voler. Pas de plus fréquent acquisiteur que l’enfant et son délit inconscient, qui se poursuivra machinalement dans la première et la seconde enfance, sauf redressement, l’amènera devant le tribunal. Le vol est, neuf fois sur dix, le délit qui amène l’enfant devant la juridiction compétente.

Le délit ne va pas plus loin dans sa simplicité automatique, chez l’enfant accessible à l’éducation. Il n’est que le prélude du vol tardif de l’adulte chez un grand nombre. Il n’y a pas d’exception que l’on ne rencontre pas le vol infantile dans les antécédents des voleurs adultes.

(L’enfant vole naturellement ; les acquisitions sociales, l’exemple seuls enseignent que voler est défendu. On cesse d’ailleurs de le faire avant d’avoir compris. Malgré cela, les larcins, les chapardages sont légion, et l’on professe, en général, une indulgence à leur égard.

Mais, partant de cette forme simple, le vol s’élève bien vite à des complexités, plus ou moins motivées, jusqu’aux cas où, s’accomplissant sans motif, il est d’ordre pathologique. Nous allons suivre plus loin cette progression.

Les déterminismes sont variés à l’infini : c’est l’intérêt, l’ambition, l’orgueil, la superjouissance, la démoralisation de l’ambiance, le moindre effort, l’agio, la Bourse. C’est la faillite du travail, c’est la faillite de la dignité et de l’auto-respect ; c’est celle du devoir aussi chez les dirigeants qui volent eux-mêmes et laissent faire ; c’est le scandale universel des grosses fortunes des corsaires qui suscitent l’envie ; c’est un mirage où les alouettes pauvres se laissent prendre.

Quoi qu’il en soit, entre le simple vol, geste circulaire de la main guidée par l’inconnu, et le vol complexe, s’échelonnent toujours les mêmes étapes.

Deux gestes antagonistes sont normaux chez l’homme : le mouvement centripète du bras et le mouvement centrifuge, le geste attracteur et le geste distributeur. L’attitude de la main lui correspond : la main fermée, la main ouverte.

On donne la main ouverte en esquissant un geste de soi vers autrui ; on garde, on accapare en fermant la main et en traçant le geste qui ramène vers soi. Tel est le symbolisme psycho-physiologique de l’égoïsme et de l’altruisme.

Cette mécanique, qui dénonce l’instinct de propriété, est inscrite dans notre subconscience et trahit une longue file de transmissions héréditaires.

La première base objective de l’acquisivité est donc d’ordre attractif. C’est l’obsession de l’objet aperçu, séducteur et, par suite, désiré. On connaît, en psychiatrie, ce qu’on appelle le délire du toucher, obsession irrésistible qui porte à s’emparer de tel ou tel objet ou de toucher tel ou tel objet sans autre but que de toucher.

A l’attraction fascinatrice que l’on retrouvera chez certains voleurs morbides, succède le geste erratique, centripète, d’accaparement, geste ou, mieux, succession de gestes concentriques que je compare volontiers au vol de l’aigle traçant des cercles dans l’espace jusqu’à ce qu’il « touche » la proie de ses désirs.

Ce geste erratique, on le connaît chez le simple fureteur ; il est dans les habitudes de chacun de nous, dès que nous aimons à fouiller de-ça de-là, dans une collection, un tiroir, une bibliothèque.

Un temps de plus, le furetage amène le besoin, le plaisir, la manie de palper (artomanie). On saisit l’objet machinalement, on aime à le retourner en tous sens, il semble qu’on y éprouve une jouissance, une sensation d’agrément. Suivez bien le geste de l’artomane. Il ne se conclut pas toujours ni longtemps par la remise en place de l’objet touché : le cercle s’étrécit de plus en plus et vous voyez le palpeur empocher automatiquement, par distraction ou légèreté, sans intention bien précise. Nombre de voleurs occasionnels, demi-morbides, ne seront que des palpeurs. Il faut l’avoir observé cent fois chez les gens normaux pour comprendre qu’il peut être sur le chemin du vol proprement dit, pour peu qu’un témoin intéressé l’observe et le signale.

Mais puisque nous sommes sur un terrain de psychologie pratique féconde en conséquences, allons plus loin et pénétrons nettement dans le domaine de la maladie.

Le geste de palper, d’empocher, d’assembler des objets plus ou moins utiles et disparates, nous le retrouvons chez les collectionneurs morbides : amasseurs, ramasseurs pour le plaisir unique de collecter, entasser au grenier des centaines d’objets semblables, sans nécessité, satisfait seulement du geste accompli. Que d’avares qualifiés ne sont que des collectionnistes (sylle-gomanie).

Du même acabit sont les amasseurs qui achètent pour collecter des objets sans intérêt, et ne peuvent y résister (oniomanie).

On voit apparaître nettement le geste obsédant d’accaparer. Ce geste devient tout à fait redoutable quand il se conclut par l’empochage automatique de l’objet palpé, sorte de vol que les magistrats, et même les médecins connaissent fort peu et aboutit à cette curieuse forme de vol que j’ai appelé le vol à répétition. On flétrit à tour de bras le récidiviste du vol qui, bien souvent, jouit d’une intéressante et sympathique mentalité. Que de récidivistes de cet ordre sont acculés à la relégation, qui ne sont, au demeurant, que des obsédés, à plaindre. Dans ces cas, il s’agit du vol habituel et répété du même objet : le voleur de vélo ne prendra jamais que des vélos qu’il dépose en un coin, après un simulacre d’usage, pour rechercher un autre vélo. Des centaines de vols à l’étalage n’ont pas d’autre mécanisme.

Et nous arrivons à la forme parfaite, théorique, stéréotypée du vol qui est la kleptomanie. Ordinairement récidivante, elle coïncide alors avec un état d’âme parfaitement pur de toute mauvaise intention. C’est le type de l’obsession irrésistible, parfaitement consciente, et qui torture cruellement l’obsédé.

Du simple chapardage a la kleptomanie, le cycle est complet. Nous avons vu toutes les étapes du geste accapareur centripète.

Notons que les sujets peuvent s’arrêter et s’en tenir à l’une des étapes ci-dessus décrites, ou glisser sur la pente qui les conduira au syndrome parfait.

Telle est la progression psychologique, naturelle du geste de voler. Le lecteur pourra aisément suivre, d’un côté, le geste utile intéressé, raisonné, logique qui, du simple désir, conduira vers le vol-délit et, d’un autre côté, le même geste acquisitif, utile ou non, mais entaché de morbidité.

Au fond, le mécanisme intime reste le même et procède des mêmes éléments subjectifs.

Docteur Legrain

VOLCAN

n. m. (du latin Vulcanus : Vulcain, dieu du feu)

Un volcan est une sorte de cheminée mettant en communication le noyau central liquide et incandescent de la terre avec la surface.

Le volcan prend généralement la forme d’un cône traversé par la cheminée, dont l’ouverture du sommet est appelée cratère. Il peut se développer dans une région accidentée, voire même dans une plaine, mais, le plus souvent, il occupe le sommet d’une montagne. Un volcan se compose de trois parties : le cône, formé par l’accumulation des déjections : laves et débris ; le cratère, par où s’échappent les laves et les gaz ; la cheminée, par laquelle ces matières viennent de l’intérieur. Le cratère est l’ouverture plus ou moins évasée qui surmonte immédiatement la cheminée. Il commence à l’extrémité supérieure de celle-ci et se termine à la crête supérieure du cône principal. Il est appelé « central » lorsqu’il occupe le point culminant du volcan, mais il peut se trouver sur les flancs de celui-ci. Il arrive fréquemment qu’un même volcan possède plusieurs cratères (cratères adventifs). On en compte ainsi, 30 sur le Vésuve et 700 sur l’Etna. Certains cratères présentent de grandes dimensions, celui du Pichincha a 1.600 mètres de diamètre ; celui du Vulcano, 550 mètres. Plusieurs cratères des îles de la Sonde dépassent 6 kilomètres de diamètre.

Il est rare qu’un volcan soit en activité constante. Le plus souvent, il est intermittent. Durant les périodes de repos, le cratère est obstrué par une masse de laves solidifiée : le culot. Mais il dégage souvent des gaz et des vapeurs. Lorsqu’une éruption doit se produire, elle est annoncée par un dégagement plus intense de vapeurs, des secousses sismiques et des grondements souterrains. Des manifestations explosives se produisent ensuite et se manifestent par une colonne de fumée caractéristique, immense jet vertical d’une hauteur considérable et terminé par un panache en forme

de parasol. Ces manifestations cessent dès l’arrivée des laves. Au cours d’une éruption, un volcan émet trois espèces de déjections : des produits liquides (laves), des produits solides (cendres et scories), des produits gazeux : vapeur d’eau, hydrogène sulfuré, gaz carbonique, etc ... Les laves, dont la composition est variable, tiennent la plus grande place dans les formations volcaniques. Elles ne sont autre chose que de la roche en fusion qui s’écoule par le cratère ou les crevasses s’ouvrant dans les flancs du volcan ; elles forment de gigantesques coulées recouvrant souvent d’immenses surfaces. Leur température varie entre 1.000 et 2.000 degrés au-dessus de zéro.

Les cendres sont des gouttelettes de lave chassées à l’état liquide par les gaz de l’éruption ; elles se solidifient dans l’atmosphère. La quantité de cendres émises par un volcan est toujours énorme. Après s’être élevées à plusieurs kilomètres dans les airs, elles peuvent être entraînées par le vent à de grandes distances. En 1876, au cours de l’éruption de l’Hekla, en Islande, les cendres rejetées par le volcan retombèrent à Stockholm, à deux mille kilomètres du lieu de l’éruption. Quand ces cendres sont mêlées à de l’eau provenant soit des pluies, soit de neige ou de glace fondue, elles forment des masses de boue qui, en se solidifiant, forment des « tufs ». Les scories, qui offrent une grande ressemblance avec le coke, semblent provenir de la dislocation des parois du volcan. Les « nuées ardentes » formées de projection de vapeur d’eau et de gaz à haute température se précipitent en lourdes volutes très serrées qui anéantissent toute vie où elles passent. Ces nuées ravagèrent, en 1902, le nord de l’île de la Martinique et la ville de Saint-Pierre.

Il existe des volcans en activité constante, tels le Stromboli, dans la Méditerranée, et le Mauna Loa, dans l’île Hawaï. Ce dernier s’élève à 4.200 mètres au-dessus du niveau de la mer. Ses flancs sont déchirés par une immense ouverture, le Kilouéa, au fond de laquelle s’agite un lac de feu. Ce cratère a une circonférence de plus de 35 kilomètres. La présence des eaux de la mer, et la pression produite par leur masse sur le fond, n’arrêtent pas l’action du feu central qui provoque des éruptions sous-marines amenant l’émersion d’îles nouvelles.

Il y a des volcans dans toutes les parties du monde. On en connaît plus de 800, dont 139 en activité constante ou intermittente. La plupart sont dans des îles, les autres dans le voisinage de la mer. Les plus nombreux entourent l’Océan Pacifique d’une chaîne continue, Au Nord, ce sont les volcans du Kamtschatka, des Iles Aléoutiennes et de l’Alaska ; à l’Est, ceux de la Cordillière, couvrant les deux Amériques ; à l’Ouest, ceux des îles de l’Asie, Kouriles, Japon, Mariannes, Archipel Malais, Nouvelle-Guinée ; au Sud, ceux des Iles Salomon, de la Mélanésie, de la Polynésie et de la Nouvelle-Zélande. L’Océan Atlantique est moins riche en volcans. En dehors de ceux de l’Islande, il existe ceux des Açores, des Iles Canaries, des Iles du Cap Vert et des Antilles. En Europe, il faut citer le Stromboli et le Vulcano (Iles Lipari) ; en Italie, le Vésuve, et, en Sicile, l’Etna. Mentionnons les volcans Erebus et Terror, situés dans les solitudes glacées du Pôle Sud. Les époques primaire et tertiaire, périodes géologiques ayant précédé la nôtre, ont été caractérisées par une activité volcanique intense, résultat de la surrection d’énormes chaînes de montagne.

Les théories expliquant le volcanisme sont diverses et ne peuvent être considérées comme définitives.

Il est à remarquer que les chaînes volcaniques suivent ordinairement les lignes de dislocation de l’écorce terrestre. Les volcans occupent le versant le plus abrupt de ces dislocations ; ils se trouvent au voisinage de la mer et près des grandes profondeurs. A l’intérieur des terres, ils sont localisés sur les bords des grandes dépressions, c’est-à-dire, dans les deux cas, aux lignes de moindre résistance caractérisées par de nombreuses fractures du sol. Aussi, beaucoup de géologues ont admis que la vapeur d’eau joue un rôle primordial dans les manifestations volcaniques. La quantité de vapeur rejetée par un volcan est, en effet, considérable. L’eau de la mer, pénétrant à travers les fissures de l’écorce terrestre, se vaporiserait sous une pression énorme, au contact du feu central, pour y produire les éruptions. Mais il reste à expliquer l’origine de la vapeur d’eau en si grande quantité au centre de la terre. Les uns l’explique en faisant remonter la dissolution de la vapeur d’eau dans le milieu igné au temps de la première solidification de l’écorce terrestre ; les autres alimentent ce milieu par les eaux de la mer se précipitant sur le centre à la faveur des fractures de la croûte solide. Mais, une grande partie des savants admet que cette eau pénètre au sein de la terre par le mécanisme des mouvements orogéniques résultant de la contraction lente de l’écorce terrestre.

Quoi qu’il en soit, le volcanisme est un facteur d’insécurité pour les populations vivant à proximité des volcans. Faut-il rappeler les éruptions constantes du Vésuve et de l’Etna ; la catastrophe du Krakatoa (1883) (40.000 victimes) ; celle de la Montagne Pelée, en 1902, anéantissant la ville de Saint-Pierre en quelques minutes, pour se rendre compte du danger des phénomènes volcaniques ?...

Ch. ALEXANDRE

VOLONTÉ

n. f.

Quiconque rentre en lui-même découvre aisément des états intellectuels ou affectifs ; par contre, la volonté échappe aux efforts de l’introspection. Genèse des alternatives possibles, délibération, décision, toutes les phases que distingue la psychologie traditionnelle, dans l’activité réfléchie, se réduisent en définitive à des combinaisons de désirs et de jugements. Et, si l’abstraction dissocie ces synthèses en leurs premiers composants, toujours ils sont d’ordre intellectuel ou affectif ; jamais l’on ne rencontre d’états spécifiquement volitifs. La décision même, le fiat, dont maints philosophes font tant de cas, se réduit à déclarer une action possible et, de plus, désirable ; c’est la proclamation, en langage intellectuel, de la clôture du débat. Ainsi, dans le processus qui, selon les intimes préférences du moi, aboutit à l’acceptation ou au rejet d’un voyage de longue durée, images lointaines et magnifiques, associés au désir de connaître, au besoin d’émotion, à l’amour du risque, et, parmi les forces antagonistes, crainte des fatigues, de l’imprévu tragique, goût du bien-être, douce vision du milieu où s’écoule l’existence quotidienne seront les facteurs rencontrés. Néanmoins, la volonté existe, associant les phénomènes psychologiques ou les dissociant ; elle répond à la propriété qu’ont les états mentaux de se prolonger en mouvement, et désigne le côté actif de tout sentiment comme de toute pensée.

Idées, désirs tendent à se réaliser tels des forces ; en fait ils se réalisent, quand ne les contredisent pas représentations ou besoins opposés. Chez l’enfant, chez l’anormal, une image sans contrepoids déclenchera des actes irraisonnés, parfois terribles ; d’où la néfaste influence, sur les jeunes cerveaux, du cinéma et des romans policiers ; d’où la contagion, même parmi les adultes, de l’exemple et de l’émotion. Une lutte surgit, chez l’homme sain, entre inclinations ou idées antagonistes ; dans la conscience, elle se traduit par la délibération. La décision marque le triomphe de l’alternative qui concorde avec les affinités du moi, avec la synthèse personnelle des états d’âme hiérarchisés. Si je choisis la voie douloureuse, un sentier solitaire, non le chemin accessible au grand nombre, c’est pour réaliser l’idéal où se concrétisent les plus chers de mes souhaits. Cette intervention de la personnalité entière différencie le mouvement réfléchi de celui que provoquent représentations ou désirs isolés ; le second se réduit à des réflexes idéomoteurs, le premier intéresse tout l’individu. En définitive, vouloir c’est assurer le premier rang à la raison, c’est remplacer le règne des images incohérentes, des impulsions aveugles par celui de la pensée logique, des sentiments intellectualisés. La volonté domine, dans la mesure seulement où joies et douleurs morales se surajoutent à celles du corps, où l’esprit critique se développe ; non qu’elle se confonde avec l’entendement, mais elle le suppose, n’étant que l’application, dans le domaine pratique, de notre aptitude à juger. Soit comme frein, soit comme puissance d’initiative, elle n’a rien de la faculté mystérieuse que les spiritualistes ont supposée. Essentiellement, elle se ramène à une coordination de tendances, d’images, d’idées ; sa base plonge dans les données sensibles, alors qu’à son sommet brillent les pures clartés de la raison. A ces dernières de rester maîtresses, de commander souverainement, car, sans déprécier les besoins du corps, ceux de l’esprit passent avant.

Mais ne soyons pas surpris que très peu parviennent à la liberté totale, au vouloir pleinement intellectualisé, ni que le grand nombre reste esclave et des tendances les plus viles et des contraintes imposées du dehors. Un obstacle sérieux s’oppose au triomphe pratique de la raison : sans être dépouillée de toute propulsion motrice, l’idée pure s’extériorise peu en action ; au contraire, espoir, passion, émoi et autres états affectifs s’avèrent générateurs de mouvements énergiques. Ambition, amour, désir des richesses, peur de l’enfer sont les pivots solides d’une agitation ininterrompue ; pour prolonger leur existence, fuir la maladie, obtenir honneur ou pouvoir, amasser de l’or, nulle extrémité n’arrête les humains. Mais, seuls, des spécialistes rarissimes ne vivront que pour le calcul différentiel ou la philosophie ; encore des motifs intéressés les soutiennent-ils parfois dans leurs difficiles recherches. C’est à cause de leur utilité pratique que les sciences expérimentales plaisent aux contemporains ; et, s’ils ne délaissent pas complètement métaphysique et religion, c’est afin de se prémunir contre les risques d’un problématique au-delà.

Les spéculations pures, les vérités qui demeurent étrangères à nos douleurs comme à nos plaisirs, sont jugées inutiles d’ordinaire ; elles s’avèrent dénuées d’influence sur notre comportement. Par bonheur, raison et cœur ont associé leurs qualités hétérogènes ; idées morales, vrai, beau, bien sont devenus générateurs d’états affectifs intellectualisés, les sentiments, qui, moins vifs que les sensations organiques, sont plus durables. Soumis à l’action de la volonté, inséparables de l’entendement, ils apparaissent comme un compromis entre les concepts et la sensibilité physique, comme une extension de la pensée réfléchie au monde de l’affectivité. Au moi, ils permettent de refréner les manifestations d’une exubérante énergie ou d’intervenir activement dans le sens de nos meilleures aspirations ; désirs inhumains, instincts sanguinaires sont mis en échec par l’idéal que conçoit la raison. D’effroyables tortures, et physiques et morales, furent supportées par certains sans une larme, sans une plainte, tant leur esprit restait maître de leur corps. L’histoire a retenu le nom de bien des martyrs, elle en a oublié beaucoup, dont les souffrances furent non moins terribles mais restèrent cachées. Aujourd’hui, le sang du juste continue de couler ; pour que la vérité triomphe, sur l’autel du sacrifice, des apôtres ne cessent de s’offrir. Dirai-je qu’à l’heure actuelle leur phalange est plus glorieuse, mieux fournie que dans les siècles écoulés ? Non, car les circonstances, pour une large part, font les héros et l’histoire du vouloir humain est encore à écrire. Mais une constatation s’impose, faite par maints psychologues : il paraît croître avec le temps le nombre des adultes peu sensibles aux grandes joies et aux douleurs excessives. Très vive chez le bambin, chez l’adolescent, l’affectivité s’émousse en général quand la maturité arrive. A beaucoup les enthousiasmes de nos pères sont devenus incompréhensibles ; une exaltation pareille ne convient, croient-ils, qu’à de tout jeunes gens ; et notons que ceux d’aujourd’hui sont plus positifs que leurs devanciers. Qu’on s’en réjouisse ou s’en afflige, il appert que les civilisés avancent vers une sorte d’ataraxie ; avec assez de lenteur toutefois pour que se rassurent les amateurs d’émotions fortes.

Insérée dans la trame de nos représentations et de nos désirs, la volonté les oriente dans un sens que d’eux-mêmes ils n’auraient pas. Comme toute cause relative, seule l’espèce que nous connaissions, elle est dénuée de puissance créatrice et suppose des antécédents ; à la règle suprême : « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme », elle est soumise à coup sûr. Comme toute cause aussi, elle a des conséquents et se prolonge en effets qui sans elle ne seraient pas : effets d’ordinaire imprévisibles, tant sont multiples et variables les éléments impondérables qui entrent dans une volition. Sur l’efficacité pratique de notre activité réfléchie, aucun doute n’est possible si, délaissant le vain domaine des abstractions métaphysiques, nous situons le problème dans le plan des données positives. La volonté s’avère facteur primordial dans le déterminisme de la vie ; voilà qui suffit pour proclamer sa valeur essentielle, sans recourir à un libre-arbitre inintelligible même pour ses partisans. Et c’est la condamnation d’un épiphénoménisme qui creuse un abîme entre la matière et la pensée, qui, de plus, oublie qu’aucune force ne disparaît si toutes se transforment. Moyen d’action du vouloir sur notre vie mentale, l’attention maintient, au foyer de la conscience claire, les seuls états qui lui agréent. Images, sensations, idées font alors l’objet d’un examen minutieux ; d’où les arts, les sciences, les techniques multiples engendrées par la réflexion. Puis au monde extérieur, tant matériel qu’organique, nous apportons, grâce au mouvement, des modifications conformes à nos désirs. Sur l’univers nous avons prise ; dans les séries causales, il nous est loisible d’introduire des facteurs nouveaux.

Quant à l’impression de libre choix qui accompagne les décisions volontaires, ce n’est point de l’ignorance des causes génératrices qu’elle résulte, comme le croyait Spinoza. Cette impression s’affirme d’autant plus forte, en effet, que nous connaissons mieux le pourquoi de nos décisions, les motifs et les mobiles auxquels notre vouloir obéit ; elle naît du sentiment qu’a l’individu d’être l’auteur conscient d’actes soit mauvais, soit bons. Notre moi dans ce qu’il a de profond, idées, tendances, besoins, non dans ses éléments superficiels ou peu durables, désirs subits, brusques émotions, s’affirme cause et raison d’être de faits déterminés. S’ils résultent d’une impression isolée ou morbide : accès de fièvre ou de colère, aucunement de la personnalité essentielle, gestes et paroles ne comportent qu’une responsabilité minime, nulle même. Mais nous estimons libres, réfléchies, préméditées, les actions qui découlent de la synthèse hiérarchisée d’éléments psychiques que l’on dénomme volonté. Déjà, le pouvoir personnel existe chez l’animal et chez l’enfant, d’où une attente joyeuse ou triste que l’éducation et l’habitude développent singulièrement ; néanmoins il ne s’épanouit que chez l’homme adulte. La liberté, dont témoigne la conscience, apparaît signe et conséquence de l’activité efficiente du moi, de sa causalité psychologique. Elle est l’équivalent, pour l’énergie mentale, des données sensibles à l’égard du monde extérieur. Toujours la causalité intellectuelle provoque le sentiment de liberté, comme, dans le monde physique, les ondes sonores engendrent des sensations auditives, les vibrations lumineuses des impressions colorées. Pas plus que ne sont mensongères les perceptions provoquées par les objets qui nous environnent, ce sentiment n’est illusoire ; il a, comme elles, une valeur symbolique et relative. Quant à l’imprévisibilité des réactions volontaires, c’est une résultante soit de l’infinie complexité des antécédents, soit de la diversité incroyable des conditions de temps et de milieu.

Les volontés fortes, réfléchies, persévérantes, sont rares, même parmi les individus normaux et sainement équilibrés. Beaucoup sombrent par manque de courage. Ne maudissons pas trop la peur de souffrir, elle est à la base de mille inventions utiles et de l’ensemble du progrès ; aux époques favorables, elle incite à prévoir les jours mauvais pour en atténuer les rigueurs. Mais il arrive, et maintes fois, hélas ! que la perspective de douleurs, d’avance et faussement jugées insupportables, fasse déserter l’arène sans avoir engagé le combat. Beaucoup s’avèrent les artisans de leur propre défaite ; pareils aux naufragés que l’espoir abandonne, d’eux-mêmes, ils desserrent l’étreinte qui les retient à la bouée de sauvetage. Que de belles actions ne furent point faites, que d’œuvres remarquables ne virent jamais le jour, parce qu’une crainte excessive paralysa les muscles, engourdit les cerveaux. Le vrai, le seul vaincu, c’est l’homme qui croit l’être, même dans les fers il ne l’est pas, celui qui ignore le découragement. Au courage, joignons la patience, une patience active qui n’est pas la résignation chère aux théologiens. Loin de s’engourdir dans un sommeil fataliste, que l’esprit reste vigilant, prêt à saisir toute occasion d’agir qui s’offre. Répondre par la douceur aux violences de tyrans bien organisés n’excite point mon admiration ; se laisser insulter par quiconque, jouer les rôles de souffre-douleur et de bon chien, c’est le fait d’un pleutre ou d’un sot. Qui attend tout du hasard, de ses chefs ou d’un bon dieu qu’il flagorne, s’avère dupe incorrigible. Mais, pour que les semences confiées au sol donnent une moisson superbe, il faut de longs mois ; de nos impatiences ou de nos prières la nature se moque ; c’est en fonction de règles implacables que se déroulent ses processus. Les travaux à longue échéance, les luttes gigantesques de notre espèce contre la nature ou des précurseurs contre l’injustice humaine exigent aussi la persévérance. Aux volontés tenaces sont dues, en général les œuvres qui durent. Rénovations de la pensée, de l’art, du savoir, réformes des directives morales exigent une rare constance chez leurs promoteurs, qu’environne l’indifférence ou l’hostilité. Malgré la répugnance qu’inspirent maintes de leurs idées, un saint Paul, un Mahomet, un Luther étonnent, aujourd’hui encore, par l’opiniâtreté infatigable de leur apostolat. Même remarque touchant l’effort d’un Christophe Colomb, d’un Bernard Palissy, d’artistes, de savants innombrables qui peinèrent de longues années, une vie entière parfois, avant d’atteindre le but qu’ils s’étaient proposé. A l’inverse, chez beaucoup, les plus belles qualités restent infécondes, parce que leur vouloir instable ne parvient à se fixer nulle part. Ils essayent tout, mais s’éloignent sans avoir rien approfondi ; la première difficulté les rebute. Au lieu de prendre la voie droite, ils n’avancent un peu que pour revenir en arrière, s’égarent dans des sentiers tortueux, obliquent souvent à la croisée des chemins. Sans doute, les volontés les plus fermes défaillent à de certains moments ; joie et douleur, espoir et crainte, enthousiasme et découragement se succèdent, chez tous, selon un rythme variable mais fatal. Du moins l’homme persévérant se ressaisit avant qu’il soit trop tard.

L. BARBEDETTE.

VOLUPTÉ

n. f. (du latin voluptas, dérivé fort probablement de volupe, chose agréable, plaisir, et de velle, vouloir ardemment. Volupie est, dans la Mythologie, la déesse du plaisir, du bien-être et de la santé ; fille de l’Amour et Psyché)

Vif sentiment de plaisir soit physique, soit moral. Interprété dans son double sens, volupté a une très grande extension et se prend tantôt en bonne, tantôt en mauvaise part. Les voluptés du corps. La volupté de boire quand on a bien soif, de manger quand on a très faim. Les savants trouvent de la volupté dans la découverte des vérités. Aristippe faisait consister le souverain bien dans la volupté. Se plonger, languir dans les voluptés. Les raffinements de la volupté. Ivre de volupté et d’amour. La volupté de certains parfums. Un océan de voluptés. La volupté des courbes qui rappellent la forme des croupes, des seins, des ventres. Employé dans le sens absolu, volupté signifie presque toujours plaisir des sens ; cependant on l’emploie aussi dans l’expression d’un grand enchantement spirituel : les voluptés de l’âme :

« Les justes seront abreuvés dans un torrent de voluptés. » (Ecrit. Sainte)

La vertu fut toujours la volupté suprême.

Voici quelques citations d’auteurs en guise d’illustration :

« La volupté est une libertine qui se déplaît dans le mariage parce qu’il y a des liens trop serrés qui l’y attachent. » (Le Père Du Bosc)

« La volupté est une création humaine, un art délicat où quelques-uns seulement sont aptes, comme à la musique et à la peinture. La Nature ne s’inquiète pas du plaisir, l’acte lui suffit. » (Rémy de Gourrnont)

« La volupté est ce qui nous fait toucher du doigt la seule idée rationnelle qu’on puisse avoir du Paradis. Mahomet ne s’y est pas trompé. » (P. Berthoud)

« Ô Sainte Volupté qui coules dans mes veines,
Toi qui me tords les nerfs et réchauffes mon sang,
Toi qui m’as délivré de mes sublimes chaînes,
Je suis ton fils et ton disciple obéissant. » (Jules Bois.)

« On ne quitte guère la volupté que par lassitude, tant elle nous enchante, tant elle est notre paradis sur terre. » (Saint-Evremond)

« Le plaisir qu’on m’accorde par devoir cesse pour moi d’être un plaisir, et je dispense ma maîtresse de tout devoir envers moi. Qu’il m’est doux d’entendre sa voix émue exprimer la joie qu’elle éprouve, et me prier de ralentir ma course pour prolonger son bonheur ! J’aime à la voir, ivre de volupté, fixer sur moi ses yeux mourants, ou, languissante d’amour, se refuser longtemps à mes caresses. »

« Si tu veux m’en croire, ne te hâte pas trop d’atteindre le terme du plaisir ; mais sache, par d’habiles retards, y arriver doucement. Lorsque tu auras trouvé la place la plus sensible, qu’une sotte pudeur ne vienne pas arrêter ta main. Tu verras alors ses yeux briller d’une tremblante clarté, semblable aux rayons du soleil reflétés par le miroir des ondes. Puis, viendront les plaintes mêlées d’un tendre murmure, les doux gémissements, et ces paroles agaçantes qui stimulent l’amour. Mais, pilote maladroit, ne va pas, déployant trop de voiles, laisser ta maîtresse en arrière ; ne souffre pas non plus qu’elle te devance : voguez de concert vers le port. La volupté est au comble lorsque, vaincus par elle, l’amante et l’amant succombent en même temps. » (Ovide)

La volupté était représentée par les anciens artistes sous les traits d’une belle femme dont les joues sont colorées, les regards languissants et l’attitude lascive. Elle est vêtue d’une robe de gaze, couchée sur un lit de fleurs et tient à la main une boule de verre qui a des ailes.

La volupté en amour est un art et une science tout à la fois. Cette recherche de l’intensité dans le plaisir, qui procède généralement d’une nature ardente et d’une délicatesse des sens, a été souvent blâmée par ceux qui ne veulent voir dans la vie qu’une épreuve ou une pénitence, une épreuve pour accéder à une plus haute destinée, comme chez les spirites, une pénitence en raison du péché originel commis par nos premiers parents, selon le dogme catholique. Il est bien évident que pour tous ceux qui croient à l’immortalité de l’âme, la vie n’étant pas une fin en soi, les hommes et les femmes ont le devoir de s’astreindre à des purifications, voire à des mortifications pour mériter le ciel et l’infini ; d’où une morale faite de renoncement aux plaisirs matériels et physiques, un code des devoirs à remplir, des prescriptions à suivre, des commandements à observer en vue d’une autre ou d’autres vies. Cette morale, généralement répandue dans les pays où règne la civilisation occidentale — mais rarement pratiquée par ceux-là mêmes qui l’enseignent — nous fait comprendre le pourquoi du discrédit dans lequel est restée la philosophie épicurienne ; n’appelait-on pas ses disciples : les pourceaux d’Epicure ! On conçoit fort bien que les choses bonnes, de qualité supérieure, étant très limitées dans le monde, les « profiteurs » de tous les temps, de toutes les religions et de tous les régimes aient enseigné aux peuples soumis à leur égoïste entreprise cette morale de résignation, de renoncement aux biens matériels, aux plaisirs et à la volupté : En vérité, cette misérable escroquerie, sous prétexte d’une autre vie gagnée par l’abandon réel de celle-ci, ne laissait aux pauvres ouailles que le devoir, le travail et la reproduction. La volupté charnelle, recherchée pour elle-même, fut condamnée. Cette néfaste influence de la morale anti-physique et anti-naturelle se fait encore sentir partout, même dans les milieux où l’on se targue d’être libérés des dogmes de l’Eglise, et il est constant d’entendre parler des personnes voluptueuses ou de ceux qui recherchent la volupté en termes méprisants ou tout au moins péjoratifs.

Et cependant, pour tout être normal, sensé, non intoxiqué par l’hypocrisie d’une fausse civilisation et par les sophismes de religions abêtissantes, la recherche de la volupté est chose légitime et saine. Il est bon, il est juste, il est utile que la peine des hommes pour assurer leur pain, pour aménager la planète, pour combattre leurs maux soit récompensée par le plaisir et par la joie ; autrement la vie serait haïssable et le monde condamnable. Il faut réhabiliter la volupté, lui rendre la place qui lui revient dans la somme de nos sensations et dans la vie ; je dirai mieux : une société qui aurait le souci du bonheur de ses membres devrait en enseigner l’art, en dévoiler les sources Térence disait :

« Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »

J’ajoute :

« Rien de ce qui est bon ne doit nous être interdit. »

« Fils du hasard qui lança un spermatozoïde aveugle dans l’ovaire », l’homme trouve, en naissant, un monde où, le plus souvent, les peines l’emportent, et de beaucoup, sur les joies ... et il sait que sa vie est brève, que la mort le guette à chaque pas. Pour quoi, pour qui se priverait-il du bonheur de jouir largement de tout ce que lui offrent la nature et ses semblables ? La volupté est partout et dans tout : fleurs, fruits, animaux, sites, couleurs, sons, lignes, saveurs, odeurs, toucher ; elle entre en nous par tous nos sens et charme autant qu’elle avive et développe notre intelligence. Si la volupté n’était pas, il faudrait la créer. Los à la volupté qui consolera toujours l’homme sage d’être né !

Eugène HUMBERT.