TABAC (DE L’INFLUENCE DE SA CULTURE SUR LA MENTALITE DU PAYSAN FRANCAIS)

      TABOU

      TACHERON

      TACHERONAT

      TARTUFE

      TAYLORISME

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      TÉLESCOPE

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        LE THÉÂTRE ET L’ÉGLISE.

        LE THÉÂTRE DANS L’ANTIQUITÉ.

        LA RENAISSANCE ET LA TRAGÉDIE CLASSIQUE.

        LE DRAME ET LA COMÉDIE MODERNES.

        LE THÉÂTRE PENDANT LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE.

        LE THÉÂTRE ROMANTIQUE.

        LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN.

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      TRANSITOIRE (PÉRIODE)

      TRANSITOIRE (PÉRIODE)

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      TRAVAIL (et SURMENAGE)

      TRAVAIL (LE) (AU POINT DE VUE INDIVIDUALISTE)

      TRAVAIL (OBLIGATOIRE ou FACULTATIF)

      TRINITÉ

      TRINITÉ

      TRIPATOUILLAGE

      TRÔLE

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      TRUST

      TUBERCULOSE

      TUMEURS

        CARACTERES CLINIQUES DU CANCER

        DIAGNOSTIC DU CANCER.

        THÉRAPEUTIQUE DU CANCER.

      TYRAN, TYRANNIE

TABAC (DE L’INFLUENCE DE SA CULTURE SUR LA MENTALITE DU PAYSAN FRANCAIS)

n. m.

Si l’action du tabac sur l’organisme humain est néfaste, on peut dire qu’en général la culture même de ce tabac produit des effets déplorables sur la mentalité du paysan français. Et cela vient du fait que cette culture est placée sous la surveillance et le contrôle permanent de l’Etat. Alors que pour le blé, la vigne, la pomme de terre, tout est laissé à la libre initiative du cultivateur (quoique l’Etat tende de plus en plus à s’immiscer dans l’économie pour la « diriger » : plantation limitée de la vigne, fixation d’un prix minimum du blé, etc…), le tabac est toujours propriété de l’Etat. Le cultivateur devient une sorte de domestique, une espèce de sous-fonctionnaire dont l’Etat utilise la compétence technique pour s’assurer la totalité de la production.

Nul ne peut planter du tabac, en France, sans y être autorisé, et l’autorisation n’est accordée, dans les régions où la culture est permise, que pour une certaine quantité de pieds ; quantité que l’administration n’augmentera chaque année qu’à la suite de sollicitations régulières, et si le planteur a donné toute satisfaction quant aux récoltes passées. La plantation peut être retirée par suite de malfaçons, d’inobservation du règlement, de procès-verbaux renouvelés. La culture du tabac, sans être trop pénible, nécessite une surveillance presque constante. Ceci est dû, en premier lieu, à la délicatesse de la plante, originaire des contrées chaudes d’Amérique, mais aussi à la réglementation en vigueur qui fait que les employés de culture suivent la plante dans toutes ses phases de développement. Le grand souci de l’administration est d’éviter la fraude et la contrebande. Source énorme de revenus pour l’Etat, il ne faut pas que la moindre feuille s’égare, surtout en des mains impures. Il faut dire que cette contrebande n’existe pas ; un contrôle jaloux s’exerçant avec vigilance. La liberté du planteur ne se manifeste qu’entre certaines limites d’époque et de temps. La graine nécessaire aux semis est fournie par l’administration, car il est interdit à chaque planteur de prélever la future semence sur sa propre production ; ceci contre toute logique. (Il est évident que sur des pieds adaptés au terrain on pourrait sélectionner des graines vigoureuses. On a reproché également à ce procédé d’avoir introduit dans les régions où elle n’existait pas cette redoutable maladie microbienne surnommée le feu rouge). Dès que les prélèvements de plants sont effectués dans les semis, ceux-ci doivent être détruits. Le tabac transplanté est alors écimé, épampré, les bourgeons de regain enlevés et le nombre de pieds comptés. De plus, il est « réglé » à un certain nombre de feuilles par pied (de 6 à 14). L’employé de culture passe alors et fait le total. C’est ce nombre de feuilles (avec une marge infime de déchet) qui devra être livré à l’entrepôt. Si, d’ici la récolte, un accident survient (grêle, pieds détruits pour une raison quelconque), une déclaration doit être faite à temps, afin qu’on défalque régulièrement le manquant. A tout cela, le cultivateur français se plie de bonne grâce. Lui, qui prendrait pour une vexation intolérable le fait d’être soumis à un contrôle quelconque dans tout autre travail ; lui qu’on pourrait soupçonner d’individualisme intransigeant, devient, dans ce domaine, d’une docilité qui confine presque à la servilité. Il se soumet avec le sourire. Il n’a constitué, comme organismes de défense, que des syndicats de planteurs, groupements aptes tout au plus à collaborer avec l’administration et à déterminer la façon par laquelle seront réparties, en fin de récolte, les diverses primes qu’on octroie aux planteurs pour mieux les diviser. L’Etat est pourtant parcimonieux dans le paiement de la récolte et dans l’attribution des primes. Lorsque le tabac est livré, au jour fixé par l’administration, les feuilles sont classées par catégories et, selon leur qualité, payées en conséquence. Si ces feuilles sont tant soit peu trouées par la gelée, elles sont dépréciées sans pitié. (Il semblerait pourtant que si elles ne peuvent pas servir à la confection des cigares comme celles qui sont sans défaut, elles ne devraient pas se différencier beaucoup des autres qui sont destinées à être déchiquetées pour fournir le tabac à fumer). Mais le cultivateur accepte tout cela, puisque l’Etat le veut ainsi, et puisque c’est l’Etat qui paie ! Car voici l’unique raison qui fait du planteur un nouveau serf tout dévoué à son seigneur l’Etat ; l’Etat paie ! Lorsque le paysan, après une année de dur labeur, après avoir fourni des journées d’interminable effort, après avoir tremblé au passage des calamités naturelles qui menacent d’emporter en quelques instants tout le fruit de son travail, après avoir engrangé son blé, mis son vin au cellier, croit enfin toucher quelque argent pour payer ses dettes ou améliorer son état — parfois pour souscrire aux emprunts patriotiques ! — il constate l’effondrement déconcertant des cours, c’est sa richesse sous-estimée qu’il est obligé de lâcher à bas prix, ou de garder improductive et sujette à se déprécier. Personne n’en veut. Les cours remonteront par la suite, mais le tour sera joué lorsqu’il aura été dépouillé. Il en va tout autrement avec le tabac. D’abord, l’Etat acheteur, c’est le débouché assuré. Au jour fixé, la récolte est prise et payée. Qu’importe si le prix du pied, en moyenne, n’atteint environ que dix sous ! Mais 40 ou 50 mille pieds, ce que cultive une famille moyenne), c’est de 20 à 25.000 francs. Et avec ces 25.000 francs qui tombent comme ça, d’un coup, on peut boucher pas mal de trous ! Sans doute, tout n’est pas bénéfice ; il faudra déduire l’argent des engrais et des frais divers et, pour le métayer, partager avec le patron ; mais cette liasse de billets bleus qui viennent à la fois, ne paie-t-elle pas toute la peine passée, en même temps que cette soumission continue imposée par l’Etat-patron ? Au fond, qu’importe au paysan de donner tous ses soins, tout son temps, tout l’amour dont il est capable pour la terre qu’il féconde, à une plante qui est un poison pour l’homme, pourvu qu’on le paie ! L’essentiel est que ça rapporte. La meilleure terre, les engrais les plus efficaces et les plus coûteux seront, demain, pour le pavot ou pour le haschisch, si le pavot et le haschisch paient sa peine largement. Et c’est d’aller au fond de toutes choses, en cette question comme en tant d’autres, et c’est de trouver dans ce fond, d’un côté l’immonde désir d’amasser coûte que coûte et d’obéir parce que le maître le veut ; d’un autre côté le besoin de dominer en abrutissant les ilotes, que naît notre immense ambition d’un monde renouvelé d’où seront rejetées les fausses valeurs qui font de l’humanité présente une inconcevable monstruosité.

Ch. BOUSSINOT

TABOU

n. m.

Vulgarisé chez nous par les ethnographes et les sociologues, ce terme, qui signifie sacré, s’écrit tabu, tapu ou kapu ; selon les dialectes, en polynésien. Il s’applique aux personnes ou aux choses soustraites au contact ou à l’usage ordinaire, et groupe des interdictions qui relèvent des idées, longtemps non dissociées, d’impureté et de sacré. Véhicules de forces magiques très dangereuses, les tabous doivent, ou n’être point touchés, ou n’être manipulés qu’avec une extrême prudence. Celui qui les viole s’expose à des châtiments surnaturels très graves : mort, folie, cécité, maladies diverses. Et, s’il échappe aux conséquences magiques de son infraction, la collectivité le frappe pour ne point encourir la vengeance d’entités redoutables. Le simple contact d’un être ou d’un objet, soit impur, soit sacré, suffit souvent à conférer la qualité de tabou.

Ce furent des motifs de nature religieuse, non des raisons d’ordre pratique, qui présidèrent à l’établissement des premiers tabous. Ces derniers résultaient du caractère magique des personnes, des objets, des actes, des lieux auxquels ils s’appliquaient. Par la suite, prêtres et chefs en édictèrent d’autres, pour mettre à l’abri des violences leur vie et leurs biens. Plusieurs semblent s’inspirer de l’intérêt du clan et, peut-être, de considérations hygiéniques. Gardons-nous pourtant d’interpréter les vieux préceptes en fonction de notre mentalité actuelle et d’attribuer aux anciens législateurs religieux des préoccupations qu’ils n’avaient à aucun degré. La défense de manger du porc faite aux Hébreux, l’interdiction de manger de la viande le vendredi de chaque semaine faite aux catholiques ont une origine purement superstitieuse et ne s’expliquent point par des raisons d’hygiène, comme certains auteurs le prétendent. De même, en prescrivant le repos sabbatique, Moïse se borna à codifier un vieux tabou, le samedi étant considéré comme un jour néfaste pour le travail.

L’étude des tabous, particulièrement facile dans la région polynésienne, a pu être faite aussi en Malaisie, en Australie, chez les indiens d’Amérique, chez les noirs d’Afrique et dans beaucoup d’autres pays. En outre, l’histoire démontre qu’il s’agit là d’une des plus vieilles institutions religieuses de l’humanité. Dans la Bible, l’existence de tabous est attestée à maintes reprises ; l’interdiction de manger les fruits de l’arbre de la science du bien et du mal, interdiction que l’on trouve dès la première page, rentre déjà dans la catégorie des prescriptions de cet ordre. Le code mosaïque est encore plein de tabous ; et c’est à des idées fort voisines qu’aboutissent les notions, essentielles chez les Hébreux, de pureté et d’impureté légales. Le Tu ne tueras point du Décalogue, pour citer un exemple, n’était qu’un tabou applicable aux hommes de même race. Il n’avait aucunement la valeur absolue que les meilleurs chrétiens lui attribuent maintenant. Les massacres fréquemment ordonnés par Jahveh en fournissent la preuve. Dans le second livre de Samuel, on voit qu’un homme fut, à cette époque encore, frappé de mort pour avoir touché l’Arche d’Alliance, cet objet étant tabou. Chez les Grecs, chez les Romains, et même chez des peuples civilisés actuels, l’on pourrait trouver de nombreux faits rappelant les prescriptions impératives et irraisonnées des Polynésiens. La crainte inspirée chez nous par le nombre 13, le refus d’accomplir certains actes tel jour ou à telle date, la répugnance pour certains lieux ou pour certaines personnes, les traditions relatives au mauvais œil, etc., résultent de croyances primitives aujourd’hui oubliées.

Quelques auteurs rattachent aux tabous les impératifs moraux et la notion même de devoir. Leur influence théorique et pratique fut certainement énorme dans le domaine social, ainsi qu’en matière de morale individuelle et de religion. Fruits de l’ignorance et de la peur, les tabous sont particulièrement nombreux chez les peuplades non civilisées. Les sauvages d’Australie, dont ils constituent presque tout le bagage scientifique, comptent parmi les races les plus arriérées. D’une façon générale, le sauvage n’est d’ailleurs aucunement l’homme libre, décrit par certains écrivains d’Europe. Lié par d’innombrables prescriptions traditionnelles, terrorisé par la crainte des entités surnaturelles et des forces magiques, il est privé de la véritable indépendance qui constitue le bien suprême du philosophe et de l’homme évolué. C’est en se libérant des superstitions puériles, des rites gênants, des tabous irraisonnés que les peuples, cérébralement bien doués, ont fait oeuvre civilisatrice.

Une première sélection de tabous fut accomplie par les chefs et les sorciers qui gardèrent seulement ceux qu’ils jugeaient utiles à leur prestige et à leurs intérêts. Même en Polynésie, un chef puissant viole les prescriptions sacrées sans risque d’aucune sorte ; mais, s’il agissait de même, un homme de rang inférieur s’exposerait à de très graves ennuis. Depuis, les autorités civiles et religieuses sont devenues conscientes du danger qui résulterait pour elles d’une disparition trop poussée de la superstition ; elles s’efforcent en conséquence de maintenir, chez le peuple, des croyances et des préceptes contraires à la raison. Nous le constatons en France, où des ministres francs-maçons favorisent secrètement les moines et les curés. Pourtant le progrès exige une laïcisation complète de la morale et du savoir humain.

Nous sommes encore loin de cet idéal Les préjugés théologiques, la peur de forces supérieures mal définies demeurent vivaces, même chez les nations qui se disent civilisées. Trop de savants affectent un respect de mauvais aloi à l’égard des croyances et des rites religieux. Et le prêtre, considéré comme l’un des plus fermes soutiens du Capitalisme et de l’Autorité, jouit d’une influence qui semblera incompréhensible à nos descendants, enfin libérés de tous les tabous ancestraux.

L. BARBEDETTE.

TACHERON

n. m.

« Ouvrier à la tâche ou à forfait, l’entreprise d’une tâche. » (Dict. Larousse)

Espèce de sous-entrepreneur qui se charge d’accomplir une tâche dans des conditions de prix et de temps avantageant le patron ou l’entrepreneur direct qui se trouve, ainsi en dehors des multiples soucis de surveillance et d’observation ; de l’embauchage et du débauchage des ouvriers ; d’évaluations diverses de la main-d’œuvre et de la répartition équitable des salaires ; Le petit et le grand Larousse ignorent tout cela, sans doute et n’en disent pas davantage sur ce mot. Il y aurait pourtant beaucoup à dire.

Les ouvriers du bâtiment : charpentiers, maçons, peintres, etc., savent mieux que personne ce qu’on doit penser des individus désignés par ce nom de tâcherons.

Ils ne sont pas seulement les entrepreneurs ou, plus exactement, les sous-entrepreneurs d’un travail ou même de plusieurs travaux à forfait : ils sont les intermédiaires entre le patron ou l’entrepreneur et les ouvriers. Leur but n’est pas de vouloir simplifier l’exécution du travail à l’avantage de l’ouvrier, mais au contraire de débarrasser l’entrepreneur de multiples soucis et tout particulièrement de celui d’exploiter, de pressurer, de voler ignoblement les salariés ; ils s’en chargent pour lui.

Les travailleurs de beaucoup d’autres corporations ont dû lutter et luttent encore contre le tâcheron.

Les ouvriers terrassiers ont énergiquement combattu ces sortes de jaunes sur les chantiers.

Les dockers ont eu, également, à combattre ce fléau. On ne peut pas énumérer toutes les grèves dont les tâcherons ont été la cause par les injustices et les façons inqualifiables d’agir dont ils illustraient leur tyrannie. On ne peut dire ici les drames sociaux auxquels donnent lieu les provocations de ces louches et lâches individus, capables de tout pour maintenir leur influence auprès des patrons et leur autorité néfaste sur les exploités, lesquels ont toujours sujet de se plaindre et de se révolter.

Aussi, ne faut-il pas m’étonner si les syndicalistes ont maintes fois exercé ou préconisé contre le tâcheron la méthode salutaire de l’action directe justifiant éloquemment l’emploi utile de la chaussette à clous. C’est le seul raisonnement à tenir vis-à-vis de tels individus. Ils ont, d’ailleurs, fait état de ce risque pour décider les patrons à se confier à eux pour obtenir du travail (vite et mal fait) à un prix défiant toute concurrence, en toute tranquillité.

Mais « à mauvaise paie, mauvais travail ». Tout ce qui n’émane pas de la volonté de bien faire de l’artisan et de l’ouvrier, de sa conscience et de son amour propre de métier s’approche fort du sabotage. Certains patrons l’ont compris, surtout s’ils ont été des ouvriers avant d’être des patrons. S’ils ont compris leur véritable intérêt, ils se passent du tâcheron. Le goût, l’orgueil, sagement raisonné, du travail bien fait, les incite à cela.

Le tâcheron est un gâte-métier, un salopard que nulle entreprise sérieuse, nul patron honnête, scrupuleux, intelligent n’emploiera.

Ainsi envisagé, le mot tâcheron n’est plus un substantif, mais un adjectif qualificatif pour désigner l’inqualifiable individu, l’égoïste, le faux frère qui trahit, pour son intérêt particulier, l’intérêt général de ses compagnons de travail, tout en trompant également ceux qui se servent de lui.

Le tâcheron est un produit stupide d’exploiteur, d’imbécillité patronale ou d’ignorance professionnelle.

Le tâcheron est exactement comparable à l’adjudant de semaine, chien de caserne ou de quartier qui, pour plaire à ses supérieurs par les galons, abuse des siens pour punir à tort et à travers les malheureux soldats sous ses ordres. Il en a la mentalité stupide et cruelle. La brutalité dont il fait preuve trop souvent envers les ouvriers qu’il domine, pressure, exploite odieusement, assimile la mentalité du tâcheron à celle du chaouch !

Adjudant, tâcheron, chaouch forment une trinité de qualificatifs appropriés à une même sorte d’individus en des milieux divers. Cette trilogie de brutes prétend également servir. Ils servent surtout à faire détester le système ou le régime dont ils sont les serviteurs ; tels maîtres, tels valets ! Mais les victimes ont le droit d’exécrer leurs bourreaux et le devoir de les supprimer à l’occasion.

Georges YVETOT

TACHERONAT

D’où vient le mot ? D’où vient la chose ? C’est le tâcheron qui a créé le tâcheronat. Cet intermédiaire, nocif à l’organisation actuelle du travail collectif, pouvait faire mieux que de créer un système malfaisant et parasitaire semblable aux individus qui l’engendrèrent.

L’exploitation de l’homme par l’homme, d’essence monstrueuse, ainsi que la bourgeoisie capitaliste, ne peuvent enfanter que des monstres. En essayant d’exposer la psychologie du tâcheron, je n’ai pas fait autre chose qu’exposer tout le système du tâcheronat.

Si le tâcheron est un phénomène individuel exécrable parmi la Collectivité des exploités, on se rend facilement compte que le tâcheronat est une plaie sociale à combattre, un fléau redoutable à éviter, à supprimer.

Les gars du bâtiment l’ont caractérisé ; ce fléau est un dessin et le titre d’une brochure de propagande contre le tâcheronat. Ce dessin représente une hideuse pieuvre. C’est bien la pieuvre qui s’étend sur le travailleur s’il n’est organisé pour s’en défendre. Il ne suffit pas de trancher une ou plusieurs des tentacules du Monstre, il faut le détruire complètement.

En différents congrès corporatifs, ont été exposés, mis en relief tous les méfaits du tâcheronat. Des rapports ont été discutés, des ordres du jour votés, des propositions émises et, cependant, le mal existe encore. Il n’y a que la force et la cohésion des victimes, leur entraide, leur action commune qui en viendront à bout. Lest syndicalistes révolutionnaires des corporations atteintes paf le fléau savent cela et ne manquent ni d’énergie ni de persévérance pour parvenir à triompher totalement de cette plaie sociale. Car il n’y a pas à compter sur une législation sociale impuissante. Il n’y a que l’action, répétons-le, pour aboutir à des résultas efficaces.

Le tâcheronat ne peut déplaire aux exploiteurs ni au gouvernement qui, de quelque nuance politique soit-il, est au service des exploiteurs, aux ordres des capitalistes. Or, nous savons trop ce qu’on en peut attendre.

C’est par l’action directe, isolée au collective, qu’un arrivera peut-être à détruire ce mal social qu’est le tâcheronat. Ce n’est pas par des mots mais par des faits que s’illustre la guerre sociale de chaque jour. On sait bien en haut lieu les malfaisances des tâcheront qui volent les travailleurs français et étrangers, en prélevant sur les salaires dont ils sont les distributeurs, en retenant sur ces salaires, si peu élevés, la nourriture et le logis ; car tout le monde sait que la plupart des tâcherons ou sous tâcherons sont gargotiers et logeurs. Ils nourrissent grossièrement, avec d’intéressants profits, la multitude embauchée par eux, et les abritent mal en des baraquements provisoires où l’hygiène est inconnue. Ainsi, le misérable salaire donné par le tâcheron au rude travailleur exploité lui est aussitôt retenu ou repris pour sa nourriture et son logis.

C’est la pieuvre !

Rien à faire contre cela ? Non, rien à faire si l’on compte sur les patrons ou les gouvernants, sur les politiciens ou sur les philanthropes !... Mais tout à faire par le syndicalisme révolutionnaire préconisant l’éducation, l’organisation et l’action pour écraser la pieuvre ! La sale bête, férocement suceuse du sang des travailleurs qui se laissent prendre, hélas !, par toutes les ventouses de ses tentacules, ne disparaîtra pas d’elle-même : il faut qu’on la tué ?

C’est le tâcheronat qui favorise (et qui en profite) la main-d’oeuvre étrangère odieusement exploitée, puis délaissée et sacrifiée.

C’est le tâcheronat qui attire en France des légions de miséreux, venus de partout pour vivre, en certaines époques de crise sociale. Les malheureux de nos colonies et des pays voisins, crevant de faim, sont faciles à exploiter en grand nombre.

On ne saura jamais combien il y eut de morts pour des travaux infects sur des chantiers dangereux, des usines, des ateliers, des locaux malsains, en des climats dangereux. Et combien on a trouvé d’autres ouvriers, remplacés si facilement, en les recrutant par des promesses mensongères ! On ne dit pas quelles hécatombes de prolétaires ont été faites pour des grands ou petits travaux dont se glorifient les gouvernements et dont se sont enrichis nos parasites de toutes espèces, y compris les tâcherons.

Georges YVETOT

TARTUFE

n. m.

L’origine de ce mot est assez confuse. Selon Littré, Molière, qui écrivait Tartuffe, l’aurait emprunté à l’italien tartufio (de tartufolo, truffe), lequel avait, dans cette langue, le sens d’ « homme à l’esprit méchant ». Du simulateur de piété — artificieux gredin — qu’incarnait Tartufe dans l’œuvre de Mo1ière, sa qualité s’est étendue à toutes les manifestations de l’hypocrisie ; et le sens de ce mot, devenu nom commun, s’est généralisé. Il embrasse aujourd’hui toute affectation intéressée, toute dissimulation qui vise à circonvenir son semblable, et la flétrissure qu’il comporte convient à tous ceux qui font de la morale et de la vertu le bouclier d’approche de leurs canailleries.

Tartufe (ou l’Imposteur) est le titre et le nom du principal personnage d’une des plus vigoureuses et des plus pénétrantes — et la plus sociale et, sans doute, la plus durable — des comédies de Molière. La pièce date de 1667. Dans ce milieu de bourgeois vaniteux, à la fois crédules et infatués de beau langage, et si portés à contrefaire les manières de l’aristocratie, Molière a mis à la scène le faux dévot, l’intrigant enveloppé d’astucieuse componction qui, sous le manteau d’une exigeante et rigoureuse religion, abrite d’entreprenantes gredineries. Au théâtre et à l’époque, il pouvait difficilement — et Michelet le regrette — mettre en action sa prodigieuse ascension :

« Le manège préparatoire, les longs circuits par lesquels il arrive, la patience dans la ruse, la lente fascination. »

Mais, avec un art consommé, en deux actes qui sont un chef-d’œuvre d’exposition, Molière, avant que ne paraisse son héros, dévoile ses tortueuses approches et l’étendue de son empire. Au troisième acte, lorsque Tartufe se présente, il est au faîte de son prestige et possède, sur Orgon et une partie de son entourage, cette influence qui met la famille à la merci de ses convoitises et déjà lui livre Marianne et bientôt les biens de son admirateur. Hors des atteintes de Tartufe, par delà la réserve d’Elmire, il ne reste, là encore, dernier carré de la mesure et du bon sens, que le frère et la servante, la sagesse lucide de Cléanthe et le rire cinglant de Dorine. En ce cadre aux situations familières où le comique poursuit l’intrigue ,et ne laisse rien fuir des vérités éternelles, le génie de Molière a situé, en traits alertes et cruels, les vivantes péripéties d’une satire impérissable. Sans doute, il s’attaque en propre au parangon de fausse humilité (« Laurent, serrez ma haire avec discipline ! »), au contrefacteur de vertu (« Cachez ... cachez ce sein que je ne saurais voir ! »), mais le caractère et les agissements du fourbe qu’est Tartufe dépassent ici le terrain de la dévotion sur lequel son siège s’organise, et l’imposteur est demeuré le type de l’hypocrite de tous les temps et de toutes les situations, comme de toutes les classes sociales.

De toutes ces gens — médecins, cocus, marquis, précieuses ... — dont Poquelin a joué si audacieusement le ridicule, les travers et les vices, il n’en est pas qui aient eu, de son temps, de réactions aussi violentes que ceux dont Tartufe est à jamais le symbole. Puissants à un point que Molière n’avait soupçonné, et perfides ainsi qu’il les avait — en un seul — fidèlement montrés, ils ne manquèrent point d’appeler contre lui l’arme même de leur nature et prétendirent que c’était la piété, non leurs mômeries, qu’avait raillée l’insolent. Dans sa préface, Molière se plaint amèrement de leurs cabales et de la « fureur épouvantable » que toute la cagoterie déchaînée met à pourchasser une œuvre « pleine d’abomination » et dont il n’est quelque ligne « qui ne mérite le feu »... Ces campagnes eurent pour effet d’en faire suspendre la représentation, et l’auteur adressa au roi deux placets pour sa défense. Avec adresse, il y plaide l’exactitude des manoeuvres rapportées, des caractères mis en relief, la vraisemblance du sujet. Il appuie sur « les desseins moralisateurs » qu’il avait cru réaliser en écrivant « une comédie qui décriât les hypocrites et mit en vue, comme il faut, toutes les grimaces étudiées de ces gens de bien à outrance, toutes les friponneries couvertes de ces faux-monnayeurs en dévotion qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistique ». A la fin, sa bonne foi et sa persévérance eurent raison pourtant des philistins acharnés à la perte de Tartufe et, en 1669, la pièce revit la rampe ... et le succès !

Des critiques timorés — tel La Bruyère — ont cru découvrir de l’outrance dans Tartufe et cependant rien n’y est forcé. Mais, ainsi mise en lumière, tant de noirceur déconcerte et paraît excessive. D’autres, comme Bourdaloue, ont redouté que la démarcation entre la vraie et la fausse dévotion ne fût insuffisante et que la religion ne pâtit de ces révélations publiques. Chamfort répond à ces appréhensions qui, voyant en Tartufe une sorte d’apogée où l’auteur « rassemble ses forces » loue, en outre, « la manière dont il sépare l’hypocrisie de la vraie piété ».

Sainte-Beuve estime que Molière, en fouaillant l’hypocrisie, a donné de l’air à la liberté et il voit une confirmation de son jugement dans la vogue qui, de 1794 à 1800, porta au triomphe, avec la verve libre de Beaumarchais, le rire salubre de Molière. Quant à Napoléon, sans doute sentait-il passer dans le Tartufe un souffle inquiétant de purification ; car, tout en reconnaissant la maîtrise de l’ouvrage, il y voyait aussi la dévotion malmenée et accusait d’indécence une scène capitale et déclarait que « si la pièce eût été faite de son temps, il n’en eût pas permis la représentation ». Et le RoiSoleil, à son aurore, apparaissait ainsi, rapproché du Corse soupçonneux, comme un champion du libéralisme !...

La religion est le domaine premier de Tartufe. Dans cette Eglise — syndicat d »exploitation du sentiment religieux — le monstre au masque séculaire a trouvé son champ de prédilection. Et s’y épanouit son esprit, s’y développent ses objectifs. Qu’il s’agisse de la solidarité avec les humbles, du mépris des richesses (hier encore les catholiques possédaient la moitié de l’Espagne !), du pardon des injures et de la charité, de la tolérance ou de la simplicité dans les mœurs, de l’humilité et du renoncement (l’Eglise est âprement tendue vers la puissance et ses chefs orgueilleux n’ont cessé de poursuivre la maîtrise du monde), des injustices sociales (qu’elle homologue !), de l’amour entre les hommes et de la paix entre les peuples (une haine souriante, onctueuse et tenace l’habite et elle fait s’entr’égorger, au nom des patries, ses adeptes fratricides), c’est du haut en bas de la hiérarchie ecclésiastique et jusqu’au fondement même de l’institution, la contradiction entre les prêches et l’action, la transgression des lignes proclamées, la souveraine hypocrisie. Et l’épithète et le jugement ne vont pas seulement — pour leur souple duplicité — aux porteurs de houlette, ils s’appliquent au troupeau des fidèles qui prodiguent les grimaces de la foi et en répudient l’inspiration, qui se réclament d’une tradition impérieuse du Christ et piétinent ses enseignements avec sérénité. A part ceux qui, dans l’inconscience d’une piété grossière, s’imaginent encore accorder leur sincérité sommaire avec les règles menteuses de l’Eglise, il n’est pas de vrais croyants qui puissent trouver place dans le cadre des organismes religieux où s’épanouissent toutes les passions, les appétits et les cruautés qui déshonorent l’humanité. (Voir Eglise, jésuites, papes, religion, etc).

Dans l’ordre de Tartufe, nous avons — à tout seigneur, tout honneur ! — assigné aux travestis du temple le rang qui leur convient. Mais la tartuferie mondiale ne se limite pas aux Eglises. Dans une société où presque personne ne se montre avec son vrai visage, elle altère pour ainsi dire tous les rapports humains. Plus méprisable chez les maîtres, dont elle secourt les ambitions et la rapacité, la hantise du règne et l’hypertrophie de la puissance, elle corrompt jusqu’à cette droiture foncière si longtemps réfugiée dans l’âme encore saine du peuple. Certes, tartuferie du capitalisme, de la loi, du travail, du philanthrope fabricant de produits toxiques, des marchands de canons pacifistes, des politiciens pots-de-viniers, de la presse « éducatrice et véridique », de la justice égale pour tous, des formules creuses de la démagogie, des gouvernements patriotes, des moralistes rongés de stupre et de luxure !... Mais tartuferie aussi de l’ouvrier qui n’est anti-patronal que par jalousie de position, qui trahit, pour monter, la cause de ses compagnons de chaîne, qui sert sans scrupule les institutions qui l’écrasent et sourit à ceux qui le pillent et l’assassinent, quémande les faveurs des politiciens qu’il dénonce, s’enrôle, contre lui-même et contre ses frères, dans les troupes mêmes du régime ... tartuferie de la vie sociale, économique, familiale, intérieure !...

Tartufe est partout dans la société et aussi dans l’homme, là où se dérobe la vraie nature des choses et des êtres, où la vérité languit et saigne, où triomphe le carnaval — hélas tout puissant ! — de la suprématie, du lucre, de l’intérêt et de l’envie.

Stephen MAC SAY.

TAYLORISME

n. m.

C’est vers le début de 1913, à la suite d’un voyage aux Etats-Unis, que M. Charles Faroux fit connaître le système Taylor en France. Il paraît, d’ailleurs, si j’en crois notre camarade Maurice Lansac — et je n’ai aucune raison d’en douter — que l’ingénieur Frédéric Winslow Taylor n’est pas l’inventeur du système qui porte son nom. Le taylorisme, système de mécanisation des gestes de l’homme pendant le travail, est d’origine française. C’est une application partielle de ce que l’Ecole Sociétaire appelait autrefois, au temps de Fourier, « le travail attrayant ».

Quoi qu’il en soit, ce n’est qu’après les expériences de Taylor aux fonderies de Pittsburg en 1910 et 1911, que le « Taylorisme », qui devait devenir plus tard l’élément fondamental de la « Rationalisation » fut propagée et qu’on tenta de le généraliser.

Comme tous les novateurs, bons et mauvais, Taylor ne manqua pas d’essayer, pour asseoir son système, de lui donner des bases à la fois morales et matérielles. Selon lui, les intérêts des patrons, des ouvriers et des consommateurs, loin d’être antagonistes, sont convergents. Taylor ne le démontre d’ailleurs pas ; il se contente de l’affirmer. C’est plus facile et moins dangereux. Il dit :

« Les patrons ont intérêt à faire produire le plus possible au taux le moins élevé ; les ouvriers bénéficient de l’augmentation quantitative de la production et les consommateurs de la diminution des prix de vente. »

Le raisonnement est simple, trop simple. Il est même séduisant a priori et peut paraître juste si on ne l’approfondit pas. Mais, si on cherche à examiner la question d’un peu près, on s’aperçoit immédiatement que le patron, en payant la même somme de salaires et de frais généraux, augmente sensiblement son profit ; que, pour toucher le même salaire, l’ouvrier doit produire beaucoup plus et que le consommateur paie le prix fort, comme précédemment et généralement, n’en a pas pour son argent. Et, en définitive, on constate que le seul bénéficiaire de l’application du « Taylorisme » est le patron.

En outre, lorsque Taylor prétend que son système repose sur des bases physiologiques et psychologiques certaines, il exagère et se moque du monde, à proprement parler.

En effet, nul ne peut admettre qu’un effort prolongé, à cadence accélérée, sans repos, ne comportant aucun moment de détente, accompli mécaniquement, sans réfléchir, sans intérêt ni attrait, ne produise point physiquement et et psychologiquement, une usure rapide des forces des facultés de l’homme.

A la vérité, le système Taylor n’a pour but que d’utiliser à son maximum l’effort physique de l’homme, sans se préoccuper le moins du monde de son état psychologique. Il le mécanise de façon telle, qu’il réduit le « temps perdu » à zéro. L’effort est si violent, la cadence est si vive, que l’homme sombre dans l’abrutissement après le travail et pense à peine à réparer ses forces pour le lendemain. A 40 ans, souvent avant, « l’homme taylorisé » est usé, fini, impropre à tout travail.

La pire condamnation contre le Taylorisme fut prononcée par Taylor lui-même.

N’est-ce pas lui, en effet, qui, répondant à cette question de Charles Faroux : Où sont vos vieux ouvriers ? lui montrait le cimetière d’un geste expressif ? Une telle réponse se passe de commentaires. Les esclavagistes de l’antiquité étaient tout de même plus humains, en général.

Lorsque Taylor commença à applíquer sa méthode au chargement des gueuses de fonte sorties des usines de Pittsburg, voici comment il pratiqua : il chronométra le temps employé, en décomposant chaque mouvement des ouvriers pour charger un tonnage déterminé. Il étudia les gestes accomplis librement par l’homme et élimina ceux qui lui paraissaient inutiles.

Il reprit son expérience, avec la même équipe, mais en l’obligeant à abandonner les mouvements jugés par lui « superflus » et établit ainsi une cadence constante de l’effort.

Le résultat obtenu ayant été favorable à ses desseins, Taylor constitua une équipe étalon, composée d’hommes jeunes et forts, qui travailla dans les conditions nouvelles et « poussa la charge » à son point maximum. Bien entendu, l’expérience fut concluante. Le rendement fut beaucoup plus considérable dans un temps équivalent.

C’est alors qu’il entreprit le « dressage », le mot n’est pas trop fort, des chargeurs de Pittsburg, sans se préoccuper si les gestes éliminés, qualifiés d’inutiles par Taylor, n’étaient pas, en réalité, des mouvements de détente, de récupération, de délassement physique et mental.

Il ne tarda guère à imposer à tous les ouvriers de l’usine, dans toutes les branches de la production, la tâche accomplie dans chacune d’elles par des sujets spéciaux, dans des conditions particulières de durée. Le système Taylor était né. Tous ceux qui ne purent atteindre le rendement imposé et suivre la cadence furent impitoyablement éliminés. Seuls, les forts résistèrent, pour un temps. Les autres n’eurent qu’à disparaître. Le cimetière les reçut. Jamais encore le travail à la tâche n’avait atteint un tel degré de barbarie.

Le système fut, pourtant, généralisé dans l’industrie américaine ; il ne disparut que pour faire place à d’autres méthodes, plus modernes mais aussi barbares : le travail à la chaîne, par exemple, aujourd’hui employé à peu près partout, même dans les bureaux.

Basé sur la décomposition des mouvements de l’ouvrier, assignant à chacun d’eux un temps d’accomplissement maximum, le nouveau système Taylor tend toujours d’obtenir de l’homme la production la plus élevée dans le temps minimum, pour le prix le plus bas. On ne cherche même plus, comme Taylor, à le justifier par des considérations physiologico-psychologiques. Au fond, c’est plus honnête et plus franc. C’est l’exploitation dans toute sa brutalité.

L’homme mécanisé d’aujourd’hui n’a plus un instant pour réfléchir. Incorporé à sa machine, il exécute comme un automate la tâche qu’il doit accomplir. Pour lui, les courbes de fatigue n’existent pas. Seul compte le graphique de production établi dans un temps record, ce temps que dans sa bêtise, il dépassera le lendemain sans se rendre compte que, pour maintenir son salaire au même niveau, il devra produire toujours plus et pour le seul bénéfice de son patron insatiable. C’est l’histoire de l’âne qui court autour du cirque pour attraper la carotte que lui tend, à bonne distante du nez, son cavalier facétieux.

Il a beau courir, il ne la saisit jamais. De même l’ouvrier a beau produire pour gagner plus, il n’arrive qu’à augmenter son rendement sans élever son gain ; à « se crever » à la tâche prématurément, sans avoir la joie de pouvoir vivre du produit de son effort. Qu’importe aux patrons l’état psychologique de leurs ouvriers ! N’ont-ils pas intérêt à ce que ceux-ci, abrutis par une besogne de bête, ne pensent ni ne raisonnent ? Qu’adviendrait-il de leurs privilèges si leurs esclaves pouvaient penser, raisonner... et agir ? Ils le savent fort bien. Disons, d’ailleurs, carrément qu’ils sont dans leur rôle, si ignoble qu’il soit et que ce sont les travailleurs, en se laissant imposer un tel traitement, qui ne sont pas dans le leur.

Pourquoi vouloir qu’un patron soit pitoyable, qu’il renonce à son profit, en cessant d’user, de rendre impropres au travail, en quelques années, les hommes qu’il emploie, alors que d’autres attendent, à la porte, d’être admis à l’honneur de pénétrer dans son bagne à n’importe quelles conditions ? Est-ce à lui d’être pitoyable ou à ses serfs de se révolter, de refuser d’être traités ainsi ? Poser la question, n’est-ce pas indiquer sa seule solution pour des hommes conscients ?

Le patron n’ignore pas que les chômeurs sont légion. Il tire de chacun de ses esclaves tout ce qu’il peut donner et le rejette rapidement « à la ferraille », dès qu’il ne peut plus suivre la cadence imposée et inexorable. La roue ne cesse de tourner, de broyer et de jeter dehors. La « matière » est là, en attendant son tour d’être laminée. Pourquoi se gênerait-il, cet homme, que d’autres hommes se disputent l’honneur d’enrichir ?

Naturellement, Taylor et ses imitateurs modernes ne se sont pas contentés de décomposer les mouvements de l’homme, de les classifier, de les ordonner, ils ont étendu la méthode à l’usine toute entière. Procédant de façon identique, ils ont étudié le fonctionnement de cette usine, partie par partie ; ils en ont décomposé le travail, ils l’ont sérié, puis ils ont totalisé les temps d’exécution, supprimé ici deux unités et quatre ailleurs, pour réduire les frais généraux.

Ils ont ainsi recherché « l’outil type », propre à plusieurs besognes ou accomplissant chacune d’elles avec la plus grande rapidité, toujours pour augmenter les rendements, sans se préoccuper de l’état de celui qui le manie et en est le prisonnier. Puis, ils ont institué des services d’instruction, de perfectionnement et de surveillance, qui réduisent à néant l’initiative de l’ouvrier, et fabriqué ainsi, en série, comme des pièces quelconques, des manœuvres spécialisés, qui « sortent », à l’année, des parties de machines ou d’objets dont ils ignorent l’assemblage, la destination et l’usage qui en est fait.

L’application de ce système a donné naissance au fameux « Bureau-cerveau » ce deus ex machina mystérieux auquel tout le monde obéit, sans le voir ni le connaître, ce bureau anonyme et énigmatique dont dépend tout un personnel de direction, de maîtrise et de surveillance, qui a augmenté dans des proportions considérables le nombre des « improductifs ». Cette augmentation des « improductifs » n’a, d’ailleurs, pas été sans alarmer le patronat, qui est pourtant hors d’état d’y porter remède, parce qu’il doit caser les siens, devant lesquels les débouchés se ferment de plus en plus.

C’est du point de vue capitaliste, la lacune du système. Michelin fut l’un des premiers à s’en apercevoir et à essayer d’y remédier dans ses usines de Clermont-Ferrand. Et c’est M. Fayolle, ingénieur, mort récemment, qui chercha à améliorer l’administration des Entreprises. Il modernisa le « taylorisme » et lança une nouvelle méthode qui porte son nom : la « fayolisation ».

Ses efforts ne paraissent pas avoir été couronnés de succès. La « fayolisation », comme le « taylorisme » dévore d’un côté ce qu’elle économise de l’autre. Et l’exploitation reste coûteuse et inhumaine. Fraser, après Ch. Faroux, l’a constaté à Philadelphie.

Le « taylorisme » est anti-scientifique à tous points de vue. Il confond la vitesse anormale avec la cadence normale, l’arrêt nécessaire avec la « paresse systématique ». Il détourne l’ouvrier d’un travail qui est devenu, pour lui, en raison de ses conditions d’exécution, sans attrait ni intérêt quelconque. Il a fait du travailleur le rouage inconscient et supplémentaire d’une machine infernale, au lieu de le libérer de l’emprise et de l’étreinte mortelle de celle-ci. Pour toutes ces raisons, je le condamne sans aucun appel. Son application, qui fut si néfaste à la classe ouvrière, aurait dû faire dresser contre lui tous les travailleurs.

Il est probable que, si la résistance à une telle méthode avait été vigoureuse, nous n’aurions sans doute jamais connu les « bienfaits » de la rationalisation qui sont à l’origine de la crise économique actuelle.

Qu’au moins l’expérience porte ses fruits, que ses enseignements ne soient pas perdus et, au lieu d’accepter les yeux fermés tous les systèmes qu’on tentera de leur imposer, les ouvriers cherchent à se rendre compte de leur valeur en ce qui les concerne. Et qu’ils se dressent vigoureusement contre tous ceux qui portent atteinte à leur vie, à leur dignité, à leurs intérêts... Qu’ils envolent se faire pendre ailleurs tous qu’à l’avenir, les Taylor et leurs émules.

Pierre Besnard

TÉLÉGRAPHIE

n. f. du grec tele (loin) et graphein (écrire)

Les télégraphes sont des appareils destinés à transmettre à distance, par l’intermédiaire de l’énergie électrique, des signaux conventionnels, ceux-ci étant interprétés par la personne qui reçoit les signaux, ou par un mécanisme approprié pour être traduits en langage courant.

Les premiers essais de télégraphie électrique remontent à 1774 : le français Lesage transmit des signaux par fil à distance en utilisant une source d’électricité statique. Il avait tendu 24 fils représentant 24 lettres ou chiffres ; le transmetteur était une machine statique avec laquelle on élevait le potentiel du fil correspondant au caractère que l’on voulait transmettre ; le récepteur était pour chaque lettre ou chiffre, une balle de sureau placée à proximité du fil correspondant.

En 1811, Sommering utilisa, le premier, les courants électriques et pour les déceler le seul système connu : le voltamètre. La ligne était un câble de vingt quatre fils chacun pouvant être mis en communication avec une pile de Volta., et transmettant ainsi une lettre ou chiffre. Le récepteur était une série de vingt quatre voltamètres ; celui qui correspondait à la lettre transmise l’indiquait par un dégagement de bulles dans le liquide.

Ampère, en 1820, substitua aux récepteurs voltamétriques des aiguilles aimantées que les courants faisaient dévier ; il conserva les vingt-quatre fils.

L’inventeur du télégraphe Morse, cet appareil simple mais génial, est un américain, le peintre Samuel Finlay Breesse Morse qui dut insister près des gouvernements, de 1832 à 1837, pour faire prendre en considération son idée et faire essayer son télégraphe, dont il avait fait construire un modèle encore grossier.

En 1837, Steinheil indiqua les avantages du retour par la terre.

Ce n’est qu’en 1853 qu’on installa des télégraphes électriques en France où la télégraphie aérienne inventée par Chappe rendait, depuis longtemps, des services. Le premier modèle de télégraphe installé dans les réseaux français fut le Foy-Bréguet dont le récepteur comportait deux bras reproduisant, par leurs positions, les signaux du télégraphe Chappe.

En 1912, la longueur des lignes télégraphiques était en France de 190.000 kilomètres, représentant plus de 700.000 kilomètres de fils.

Divers types de télégraphes.

D’une manière générale, quel que soit le système, la transmission des signaux se fait par émission du poste transmetteur de courants de faible durée, de même sens ou de sens contraire ; l’appareil récepteur fait connaître l’ordre, la durée, et le sens des courants émis.

Les durées d’émission sont, dans certains systèmes, de deux espèces : très courtes et longues (1/3 de seconde environ). Combinées avec le changement de sens du courant, elles donneraient 4 signaux conventionnels. Les appareils existants n’utilisent pas cette combinaison. Les signaux sont donc seulement au nombre de deux, différenciés soit par leur durée soit par le sens du courant qui les transmet.

En dehors des appareils imprimant, Hugues, Baudot et dérivés, on emploie un code de signaux appelé alphabet Morse, composé uniquement de points et de traits.

Dans les systèmes où le courant est de sens constant, les points sont évidemment représentés par les émissions très courtes de courant et les traits par les émissions longues. Dans les systèmes où le courant est inversé, on n’émet que des courants très courts, ceux d’un sens représentant les points de l’alphabet Morse, ceux de sens contraire représentant les traits.

De nombreux modèles de télégraphes ont été, à certaines époques, en faveur. Citons le télégraphe Breguet encore en usage sur de nombreuses lignes de chemin de fer français et qui consiste en un manipulateur tournant, conduit à la main par l’agent du poste transmetteur, qui lui fait parcourir un cadran horizontal sur le pourtour duquel sont inscrits les lettres de l’alphabet et les chiffres et en un récepteur constitué par une aiguille qui parcourt un cadran vertical sur lequel sont également marqués les lettres et les chiffres. Chaque signe de rang pair du manipulateur correspond à une partie en relief du manipulateur qui établit un contact et donne lieu à un courant commandant au poste récepteur l’attraction de l’armature d’un électro-aimant. Chaque signe de rang impair correspond à une encoche et le manipulateur au passage de ce signe rompt le courant et provoque au récepteur la libération de l’armature de l’électro. Celle-ci, rappelée par un ressort, entraîne, par un mouvement à ancre, une roue sur laquelle est montée l’aiguille, de sorte que celle-ci accomplit un mouvement rigoureusement synchrone de celui du manipulateur. Lorsqu’on arrête celui-ci sur une lettre, l’aiguille du récepteur s’arrête sur la même lettre et c’est ainsi qu’elle est transmise.

Il ne faut pas oublier de citer le pantélégraphe de Caselli qui transmettait les dessins et l’écriture.

Actuellement, on transmet régulièrement l’écriture autographe de Paris aux principales grandes villes à l’aide du téléautographe Edouard Belin, qui est l’appareil le plus parfait dans ce genre, lequel a donné lieu à beaucoup d’inventions.

Enfin, un appareil remarquable est celui qui imprime dans les banques les nouvelles financières émises à tout instant par un établissement central. Les mots et les nombres sont inscrits comme sur une feuille imprimée ; les retours à la ligne se font automatiquement ; le fonctionnement en est sûr.

Sounder.

Les agents de télégraphes peuvent déchiffrer les messages transmis par l’appareil Morse au son, et sans regarder la bande qui n’est plus qu’un moyen de contrôle. Dans certains pays, en Amérique en particulier, on supprime même cet enregistrement et le son est amélioré en remplaçant l’électro par un relais actionnant une sorte de récepteur téléphonique émettant un son musical et qu’on nomme sounder.

Système Wheatstone.

Ce système ne transmet que des points, mais les courants qui les produisent sont de sens alternés suivant qu’on veut représenter les points ou les traits du code Morse. La bande imprimée porte deux lignes de signes ponctuels. Ceux de la ligne du haut sont les points du code Morse, ceux de la ligne du bas sont les traits.

La transmission se fait mécaniquement par des bandes perforées au préalable dans des appareils spéciaux. La perforation suivant la ligne centrale est à espacement régulier, et sert à l’entraînement de la bande. La perforation de la ligne du haut correspond aux points. La perforation de la ligne du bas correspond aux traits.

Le débit de ce télégraphe est considérable. Il peut atteindre 300 ou 400 mots à la minute. Il faut plusieurs agents occupés à la perforation pour assurer ce débit. La réception se fait à l’aide d’un électro-aimant polarisé.

Reperforateur imprimeur Creed.

Cet appareil traduit mécaniquement, en écriture courante les bandes perforées à la réception par le récepteur Wheatstone et imprime le télégramme ; son débit est de 125 mots à la minute.

Téléqraphe Hugues.

Ce télégraphe imprime directement, en caractères courants, les lettres émises par un clavier à 28 touches.

Chaque touche du clavier commande une tige mobile correspondante d’une roue entraînée par un mouvement d’horlogerie et cette tige ne peut être soulevée qu’au moment de son passage dans une position, la même pour toutes les tiges. Au récepteur, une roue dite roue des types porte sur sa jante, en relief, les 28 signes correspondant aux touches du manipulateur ; elle tourne en parfait synchronisme avec la roue de celui-ci. Le soulèvement de la tige du transmetteur produit un courant qui détermine, au récepteur, l’abaissement de la roue des types et l’empreinte du caractère qui se trouve à ce moment en regard du papier.

Télégraphe Baudot.

Il représente un perfectionnement énorme et nécessite une explication un peu détaillée.

La transmission et la réception d’un courant électrique de faible durée ne sont pas instantanées. On calcule suivant la distance le temps minimum nécessaire pour qu’un courant émis à l’origine de la ligne ait produit son effet et se soit ensuite annulé à l’extrémité.

Ce temps, pour la distance Paris-Bordeaux, serait d’environ quatre centièmes de seconde ; il s’ensuit que, par seconde, on pourrait envoyer vingt-cinq signaux, alors que les manipulateurs ne peuvent en expédier que cinq. Le débit des lignes peut donc être quintuplé, si l’on arrive à mettre sur chacune cinq appareils émetteurs et cinq appareils récepteurs. Pour éviter le brouillage, on place à chaque poste un distributeur, le synchronisme de deux postes étant assuré, chaque distributeur est, pendant 1/25e de seconde, en relation avec un récepteur et un seul de l’autre poste, si bien que les signaux préparés sur les cinq transmetteurs à une cadence de cinq à la seconde, sont successivement transmis dans la ligne 0 la cadence de 1/25e par seconde, et ils sont recueillis à la même cadence par le distributeur du poste d’arrivée qui les transmet à chacun des récepteurs qui inscrivent à la cadence de 1/5e de seconde. Les signaux ne sont plus ceux du code Morse. Les lettres de l’alphabet sont représentées par des combinaisons réalisées avec cinq touches seulement, et chaque appareil récepteur transforme ces combinaisons en caractères imprimés ; chaque appareil débite 180 mots à la minute en moyenne.

Télégraphie en duplex.

Ce système double encore l’utilisation des lignes ; il permet de télégraphier d’un poste A à un poste B et vice-versa en n’utilisant qu’un seul fil.

On utilise à chaque poste une disposition en pont de Wheatstone.

Relais.

Le débit des lignes télégraphiques très longues deviendrait trop faible en raison du temps nécessaire pour la réception d’un signal à distance. On remédie à cet inconvénient en divisant les lignes en sections à l’extrémité desquelles se trouve un récepteur et un transmetteur ; mais l’intervention humaine n’est pas nécessaire pour recevoir les signaux transmis et les réexpédier, le récepteur commande directement le transmetteur ; l’ensemble constitue un relais. C’est un appareil très simple, constitué par un électro-aimant polarisé ou non, suivant les systèmes, et dont la palette établit ou rompt des contacts en tout semblables à ceux qui ont été établis et rompus au poste d’origine. Une pile fournit l’énergie nécessaire à chaque section.

Lignes téléqraphiques.

Pour les distances moyennes, le fil de fer galvanisé, un isolement moyen suffisent. Le retour se fait toujours par la terre, Pour les lignes sous-marines, on noie des câbles constitués par une âme conductrice en cuivre pur entourée d’un isolant en gutta-percha, d’un ruban de laiton pour la protection contre les tarets, d’une matelassure en jute et de fils de fer assurant la protection mécanique.

Télégraphie sous-marine.

La capacité et la résistance d’un câble d’une certaine longueur son représentées par des nombres considérables, de sorte que la période d’établissement et d’extinction d’un courant au poste récepteur est trop longue. Entre la France et l’Amérique, on ne pourrait guère envoyer qu’un signal toutes les 10 secondes, si l’on utilisait les procédés terrestres.

Pour éviter cet inconvénient, on n’attend pas que le courant soit établi et on n’utilise que le début de la période pendant laquelle le courant a une très faible valeur, mais qu’un galvanomètre très sensible peut déceler. On utilisait, au début, le galvanomètre à cadre mobile, et on lisait sur une règle les déplacements du spot lumineux. Lord Relvin rendit ce télégraphe imprimeur en adjoignant sur le cadre du galvanomètre un très petit siphon en verre dont la petite branche plonge dans une cuve contenant de l’encre, et dont l’autre est en contact avec un papier qui se déroule. Les déviations sont ainsi inscrites : celles d’un sens indiquent les points du code Morse, celles de l’autre les traits. Cet appareil est un siphon recorder.

On est d’ailleurs arrivé à monter des appareils Baudot en multiple aux extrémités des câbles, à l’aide de dispositifs d’amplifications appropriés.

Alexandre LAURANT

TÉLÉGRAPHIE SANS FIL

La télégraphie sans fil permet l’envoi de messages sans interposition de conducteur entre le poste émetteur et le récepteur. L’expérience fondamentale de l’induction en explique la possibilité.

Un courant électrique créait autour de lui un champ magnétique, partie de l’espace où une aiguille aimantée est déviée de sa position d’équilibre. Inversement, les variations d’intensité d’un champ magnétique donnent naissance dans un circuit fermé voisin, à un courant électrique, qui est appelé courant induit. Par conséquent, en disposant un premier circuit composé de plusieurs éléments de pile réunis par un fil de cuivre sur le parcours duquel nous plaçons un interrupteur, nous créons dans l’espace environnant un champ, magnétique. En manœuvrant l’interrupteur, nous faisons varier ce champ. Plaçons un deuxième circuit composé d’un simple fil de cuivre fermé sur un galvanomètre à une certaine distance du premier. L’aiguille du galvanomètre dévie à la cadence des mouvements de l’interrupteur. Par une combinaison de signaux longs ou courts, appelés traits ou points, nous envoyons des signaux Morse qui correspondent à des lettres, chiffres, ponctuations. Une communication sans fil a été établie.

Cette façon de procéder n’offrirait que peu d’applications, car les circuits dans cette expérience doivent être rapprochés. Mais elle donne une explication élémentaire de ce phénomène en apparence mystérieux.

Un premier perfectionnement fut l’emploi des condensateurs. La décharge oscillante de ces derniers, en fournissant des courants de fréquence élevée, de dix mille à trente millions de périodes à la seconde, augmenta la portée des stations émettrices. A la réception, un écouteur téléphonique monté avec un détecteur développa la sensibilité.

Expliquons ici ce que l’on entend par détection. Les courants reçus en T. S. F. sont alternatifs, la somme de leurs effets polarisés est nulle : par conséquent ils n’impressionnent pas directement la plaque vibrante des écouteurs. Le détecteur transforme le courant alternatif qu’il reçoit en un courant ondulé, toujours de même sens. Les variations d’intensité des alternances sont alors audibles au téléphone. A condition, bien entendu, que ces variations soient à fréquence musicale. La galène ou sulfure de plomb est le plus connu des détecteurs. Dans les réceptions sur cristal, la portion d’énergie captée par l’antenne est la seule qui fasse fonctionner les écouteurs. Ce qui explique la portée réduite de ces postes.

Vers 1913, un ingénieur américain Lee de Forest, mit au point la lampe à trois électrodes ou triode, qui fut l’une des inventions de ce siècle la plus féconde en applications. C’est avec ces lampes que la Télégraphie sans fil à grande distance, intercontinentale même, est devenue pratique.

Pour expliquer le fonctionnement de la lampe, il est plus simple d’examiner d’abord celui de la diode (deux électrodes seulement). Dans une ampoule vide d’air, un filament de matière incandescente, oxyde de thorium par exemple, est chauffé au rouge. Il laisse échapper des grains immatériels extraordinairement ténus d’électricité négative. C’est l’effet Edison. Dans le voisinage de ce filament, toujours à l’intérieur de l’ampoule, nous disposons une plaque qui sera chargée positivement par rapport au filament. Cette plaque attire les électrons, et un courant filament-plaque est établi, malgré que le circuit soit ouvert. Si la plaque est chargée d’électricité négative, aucun courant ne passe. Dans le cas d’une différence de potentiel alternative entre le filament et la plaque, le courant filament-plaque sera découpé, toujours dans le même sens. Il ne comprendra que les alternances positives. Ainsi, la diode peut servir à redresser les courants alternatifs. Remarquons, qu’en polarisant la plaque à une valeur convenable, on arrive quand même à faire passer un courant alternatif, mais sous la forme d’un courant ondulé. Il ne reste plus ensuite, par un artifice, qu’à ramener sa valeur moyenne à 0. Cet artifice pouvant être le passage à travers des condensateurs.

La lampe à trois électrodes diffère de la précédente par l’interposition entre le filament et la plaque d’une troisième électrode appelée grille. Cette grille remplit le rôle d’un robinet pour le courant filament-plaque. Chargée négativement, elle repousse les électrons ; positivement, elle favorise d’abord leur passage, ensuite, quand son potentiel augmente, elle les capte tous et il n’en vient plus sur la plaque. On peut encore comparer son rôle à celui d’un relais.

La lampe est utilisée comme détectrice, comme amplificatrice, comme oscillatrice.

Fonctionnement en détectrice.

Autour d’une certaine valeur du potentiel de grille, appelé polarisation, les alternances positives sont seules reproduites ou presque dans le courant filament-plaque. Cette dissymétrie permet, comme nous l’avons vu, la détection. Dans la réception sur lampe, l’énergie reçue dans l’antenne n’est pas celle qui fait vibrer la plaque des écouteurs ; elle est empruntée à la batterie d’accumulateurs, ou bien, avec les lampes modernes, au réseau. D’où portée plus grande des récepteurs à lampe, par rapport aux récepteurs à cristaux.

Fonctionnement en amplificatrice.

La fonction amplificatrice de la lampe résulte directement de son étude élémentaire. De petites variations de la tension grille peuvent donner, sous une différence de potentiel convenable, d’importantes variations du courant filament-plaque.

Ces notions élémentaires sur la détection et l’amplification permettent de comprendre le fonctionnement d’un poste simple à lampes.

Les courants qui prennent naissance dans l’antenne sont d’abord amplifiés dans une première lampe, la haute fréquence. La détectrice redresse ce courant alternatif pour le rendre audible. Les modulations de ce courant sont à nouveau amplifiées dans la basse fréquence. Elles viennent ensuite exciter les écouteurs. Dans des lampes disposées en cascades ou étages, ces effets peuvent être multipliés.

La liaison entre les différents étages, c’est-à-dire entre les circuits de chaque lampe a lieu soit par transformateur, par capacité ou par résistance. La combinaison de ces différents montages permet la construction d’un grand nombre de récepteurs, mais qui dérivent tous du même principe.

Fonctionnement en oscillatrice.

Par un réglage convenable de la capacité et de la self du circuit de la grille, couplé avec le circuit de plaque, on peut faire naître dans le premier un courant alternatif entretenu. La lampe oscille. Cette propriété est utilisée en émission pour avoir des vibrations électriques non amorties. La durée constante des oscillations est une caractéristique de l’émission. Elle permet de calculer la longueur d’onde en divisant trois cent mille kilomètres à la seconde par le nombre de vibrations dans cette unité de temps. Dans les postes récepteurs, on utilise aussi cette fonction, soit dans la réaction, soit dans les postes à changement de fréquence où la lampe qui oscille joue exactement le rôle d’un petit émetteur local.

Emission.

La télégraphie sans fil peut se faire de trois façons qui se différencient d’après la nature de l’onde émise.

Par ondes amorties ; dans ce cas, l’émetteur envoie dans l’espace un certain nombre de trains d’ondes amorties.

Par ondes entretenues pures, et enfin par entretenues modulées.

L’émission par ondes amorties est effectuée à l’aide de la décharge oscillante d’un condensateur. Ce condensateur étant périodiquement chargé par un alternateur (modèle à éclateur tournant). Dans ce système, le nombre de décharges à la seconde, qui est égal à la fréquence de l’alternateur, donne la note musicale de l’émission. La longueur d’onde n’a rien à voir avec cette fréquence, elle est seulement fonction des caractéristiques en haute fréquence des circuits, c’est-à-dire de leur self-induction et de leur capacité. Entre l’alternateur et le condensateur on place un transformateur dont le rôle est d’élever la tension, afin d’avoir le voltage le plus grand aux bornes du condensateur. La manipulation se fait sur le circuit primaire de ce transformateur. Ce genre de télégraphie est pratiqué en campagne par les armées, ou les explorateurs, à cause de sa rusticité et de son faible encombrement, mais son rendement en portée n’est pas très grand ; c’est tout juste si l’on arrive à communiquer à cent kilomètres. Les premiers postes d’aviation étaient de ce type là.

L’émission en entretenue pure se fait à l’aide de postes à lampes. C’est en faisant osciller une lampe, comme nous l’avons vu précédemment, que l’on arrive à avoir une émission. Ici, l’onde obtenue est rigoureusement alternative, c’est-à-dire que, pour chaque période, l’alternance positive est égale à la négative. Par un manipulateur, on interrompt ou on rétablit cette émission à la cadence du Morse. Dans ce système, nous allons voir que les récepteurs ordinaires, comme ceux qui pouvaient capter les amorties, seraient inutilisables. En effet, après détection, on obtiendrait pour un point, un court courant continu, et pour un trait un courant continu plus long. Mais le courant continu n’a aucune action sur l’écouteur téléphonique ; tout juste à l’interruption et à la reprise du courant pourrait-on entendre un toc provenant du collage ou du décollage de la plaque d’écouteur d’après l’électro-aimant. Il existe heureusement deux moyens pour faire vibrer la plaque de l’écouteur dans ces conditions. C’est le Tikkers et l’Hétérodyne.

Le tikkers est analogue au système d’une sonnerie fonctionnant sur courant continu. On arrive, par un artifice de plaque vibrante et d’électro-aimant, à couper et à rétablir le courant. Celui qui écoute la communication, par un réglage de l’élasticité de la lamelle vibrante (vis pointeau) arrive à modifier le son de son écouteur.

L’hétérodyne n’est pas autre chose qu’un petit émetteur local dont les ondes propres viennent s’ajouter à l’onde reçue. Lorsque les deux longueurs d’onde sont voisines, on entend des battements, phénomène connu de la physique vibratoire, et ce sont ces battements, coupés ou rétablis à la cadence morse que l’on entend dans l’écouteur. Remarquons que, par un réglage de la self ou de la capacité du circuit de la lampe hétérodyne, on change sa longueur d’onde et, par conséquent, la fréquence des battements. D’où réglage de la note à la réception.

Dans l’émission en entretenue modulée, c’est au poste émetteur lui-même que l’on ajoute l’onde de l’hétérodyne. A ce moment, n’importe quel poste récepteur peut l’écouter. C’est ce dernier système qui est le plus fréquemment employé. L’écouteur ne peut pas modifier la note de la transmission, qui ne dépend que des caractéristiques de l’émission.

Disons quelques mots sur la propagation des ondes entre deux points de la surface terrestre. Considérons sur le globe terrestre un point de sa surface où nous supposons placé le poste émetteur. Soit B le poste récepteur. Les ondes ne se propagent pas en ligne droite en pénétrant dans l’écorce terrestre. Elles glissent le long de la surface de la terre dans la direction du grand cercle allant de A à B. Cette hypothèse du glissement à la surface de la terre a du être admise dès le début de l’utilisation pratique des ondes électromagnétiques en T. S. F., car il est impossible de se rendre compte des réceptions à grande distance par propagation directe à travers la terre, par suite de l’absorption énorme que subiraient ainsi les ondulations.

La propagation par glissement superficiel, onde de surface, convient pour expliquer les portées effectuées à l’aide d’ondes longues. Mais les ondes courtes de 10 à 100 mètres sont de plus en plus fréquemment utilisées par les stations commerciales.

On a admis une réflexion sur une surface conductrice située dans la haute atmosphère, à quatre vingt kilomètres environ, et appelée couche de Heaviside-Kennelly des noms de ses deux théoriciens. Cette couche conductrice serait due à une ionisation de l’air raréfié, ionisation produite par les rayons émis du soleil.

Elle varierait en hauteur suivant les heures du jour et les saisons. La propagation des ondes courtes d’une station à une autre très éloignée pourrait donc se produire suivant un chemin brisé, donné par deux réflexions successives sur la couche ionisée. La station émettrice serait entendue très loin, et pas du tout dans son voisinage. C’est l’effet de rebondissement ou « skip effect » des Américains.

Au voisinage de l’émission, les ondes de surface interviennent seules dans la propagation et la proximité de la terre les arrête, les freine rapidement. Cette circonstance peut expliquer les réceptions faibles ou nulles en France de stations nationales sur ondes de 35 mètres, par exemple, et qui au même moment sont entendues avec beaucoup d’intensité au Brésil ou en Indo-Chine. Des zones de silence peuvent d’ailleurs résulter de l’interférence des ondes de surface et des ondes provenant de la couche de Heaviside. Il y a, d’ailleurs, une longueur d’onde optimum pour réaliser une liaison donnée et qui dépend de l’heure, de l’époque de l’année, des conditions barométriques, etc...

On observe très nettement sur les ondes inférieures à 600 mètres, moins nettement sur les grandes ondes, le phénomène du « fading » ou évanouissement. Ce phénomène se traduit à la réception par des variations considérables d’intensité d’audition, variation allant jusqu’à la disparition complète pendant quelques dizaines de secondes.

Ces extinctions sont le plus souvent suivies de courtes périodes de net renforcement. De nombreuses hypothèses ont été faites sur le mécanisme qui régit le « fading », il semble qu’il faille voir ici une action d’origine atmosphérique.

Les ondes très courtes, inférieur à 10 mètres de longueur, sont dites « quasi lumineuses » car leur propagation s’effectue de manière très analogue à celle de simples rayons optiques, propagation en ligne droite. Elles ne subissent aucune réflexion sur la couche de Heaviside-Kennelly.

Alexandre LAURANT.

TÉLÉPATHIE

n. f. du grec télé (loin) et pathos (affection)

Existe-t-il, « chez certains individus, une sensibilité spéciale, qui semble s’exercer autrement que par la perception sensible par laquelle nous prenons connaissance des objets matériels » ?

Certains répondent affirmativement.

« Ce phénomène se produit dans la télépathie. Des événements distants et hors de portée des sens sont perçus par certains individus ; des messages peuvent être transmis sans l’intermédiaire des organes des sens. Les faits sont affirmés par des personnes tout à fait dignes de foi. » (Dwelshauvers)

En matière de science, la foi ne suffit pas. Quant au témoignage des personnes même les plus scrupuleuses, nous savons de quelles erreurs involontaires il peut être entaché. Toutes les fois que nous sommes en présence de faits qui ne sont pas, qui ne peuvent être l’objet de vérifications rigoureuses et répétées, la vraisemblance est un critère.

« Or, c’est précisément ce critère de la vraisemblance qui nous fait défaut dans le cas des manifestations psychiques. Car les faits que l’on invoque, non seulement ne peuvent être reproduits à volonté, mais sont, en outre, excessivement rares ; un grand nombre de personnes n’ont jamais eu l’occasion de constater quoi que ce soit qui y ressemblât... Ce sont donc là des faits très extraordinaires. Ils sont aussi extravagants, dans le sens littéral du terme, puisqu’ils impliquent un exercice des sens dans des conditions d’espace et de temps tout autres que celles où nous avons accoutumé de les voir fonctionner. » (E. Meyerson)

Il est évident que des phénomènes qui prennent naissance à des distances considérables sont perçus par nos sens. Ce sont ces impressions de nos sens qui suscitent en nous des pensées ; pensées qui n’ont d’existence qu’en nous, qui nous sont personnelles, qui, pour un même phénomène, diffèrent d’un individu à l’autre. Les ondes sonores issues d’un canon, provoqueront chez l’un des pensées joyeuses en a’associant au souvenir de réjouissances publiques, chez un autre un sentiment de tristesse, car elles réveilleront les angoisses de la guerre. Nos sens ne reçoivent pas des pensées ; ils perçoivent des signes qui sont au nombre des éléments constitutifs de nos pensées.

Des phénomènes qui ne tombent pas directement sous nos sens peuvent également influer sur notre comportement. Par exemple, l’état électrique de l’air ambiant qui, par le malaise qu’il nous cause, agit sur notre bienêtre et notre caractère. Mais les troubles que nous fait éprouver l’état orageux de l’atmosphère sont des troubles qui prennent naissance en nous, qui dépendent de notre état du moment, de notre santé. Nous ne voyons pas à quelle idée claire peut répondre l’assertion que le trouble qualifié de notre mentalité a pénétré en nous de l’extérieur. Ces influences extérieures qui agissent sur nous, sans mettre en jeu un sens localisé, sans suivre les voies ordinaires de la perception sont comparables aux phénomènes météorologiques qui brouillent les communications téléphoniques sans faire émettre aux appareils aucune phrase, aucun mot. A supposer même qu’à notre insu une influence spéciale s’exerce sur une portion de notre tégument ou d’un viscère, organe inconnu d’une sensation ne serait pas une pensée trouvant asile dans notre cerveau après un long voyage.

Quelle est, en effet, l’origine de nos pensées ? Des impressions éveillent nos sens, des filets nerveux les canalisent vers certaines cellules qui les transforment aussitôt en réactions par la voie de filets efférents, ou bien les transmettent à des cellules appartenant à des centres supérieurs, par lesquelles elles s’associent à nombre d’autres impressions, provoquent des actes ou, au contraire, les inhibent, mouvements ou arrêts objets de pensées. Ces pensées ne prennent forme qu’en nous, par nous. Si elles se transmettent à d’autres, c’est par l’intermédiaire de mouvements, gestes ou paroles, qui impressionnent leurs sens, dont l’interprétation donne, chez eux, naissance à leurs propres pensées qui peuvent différer profondément de la pensée initiale.

Que notre énergie nerveuse émette, comme d’autres, des radiations dans l’ambiance, cela se pourrait. Ce seraient des mouvements ondulatoires du type courant, tels que ceux qui servent à la téléphonie sans fil, par exemple. Mais que se passe-t-il dans ce dernier cas ? Une pensée s’est, chez un interlocuteur, extériorisée en phrases, en ondulations de l’air ; un poste émetteur change les ondes sonores en ondes herziennes qui cheminent plus loin dans l’espace. Un poste récepteur en refait des sons qui, après le trajet ordinaire dans notre corps, sont traduits en pensées. Encore ne faut-il pas oublier le proverbe : traduction, trahison, et, de plus, il est nécessaire que les sons appartiennent à une langue connue de nous, sinon il faudra encore introduire dans le circuit un nouvel interprète. A aucun moment, les ondes herziennes ne sont des pensées ; elles ne sont qu’un agent de transport d’une énergie libérée en un point, reçue en un autre, énergie dépourvue de qualification psychique.

On comprend l’embarras des métapsychistes pour expliquer la transmission des pensées.

« Il est difficile de penser que l’organisme émet et dirige d’invisibles tentacules jusqu’a de grandes distances pour y recueillir l’impression cherchée. Il est aussi difficile de comprendre comment sa sensibilité serait transportée sous formes d’ondes qui s’éloigneraient de lui et resteraient en contact avec lui. » (Maxwell)

Ce mystère a une explication. Les témoignages que l’on nous apporte, sont, ou bien des rappels de rêves, ou des récits de dormeurs éveillés et de névropathes mythomanes.

Mais pourtant, dira-t-on, les prévisions ne se vérifientelles pas parfois ? Avant d’y voir un sujet d »étonnement, a-t-on calculé la probabilité de l’événement, a-t-on cherché à l’analyser pour découvrir les raisons qui en ont amené la production ? Des coïncidences d’apparence anormale trouvent une explication naturelle. Je puis citer à ce sujet, une observation personnelle. Prenant en lecture un livre à la bibliothèque de l’arrondissement qui rassemble plus de 3.000 volumes, j’y trouve une carte oubliée portant l’adresse du précédent lecteur. Le surlendemain, au siège d’une association de plus de 1.500 membres, on tire d’un fichier une fiche portant le nom de la même personne inconnue jusqu’alors de moi, bien qu’habitant le même quartier, dont on voulait me signaler l’activité. La probabilité de la rencontre était de un contre plus de quatre millions, et bien inférieure encore si l’on tient compte du nombre des lecteurs habituels de la bibliothèque, qui dépasse 200. Tout change si l’on reconstitue la chaîne des causes. L’association précitée est une association de techniciens. Il y a, dans l’arrondissement que j’habite, une Ecole d’Arts et Métiers. Le volume dont j’ai parlé est un livre de Proudhon, dont j’avais souvent exposé les idées dans le journal publié par le groupement de techniciens. La rencontre s’avère de moins en moins improbable à mesure qu’on en analyse les circonstances.

Discutons le cas de la divination en rêve. Un grand nombre de nos organes, le cœur, par exemple, n’interrompent jamais leur fonctionnement. Il en est très probablement de même du cerveau dont le jeu, pendant le sommeil, se manifeste par le rêve. Le docteur A. Marie écrit :

« Il ne manque pas de psychologues qui considèrent que tout sommeil s’accompagne de rêves, mais que ceux qui n’en croient pas avoir sont simplement ceux qui n’en ont aucun souvenir. Et, en effet, il est remarquable que ceux qui prétendent dormir sans rêve sont parfois ceux qui parlent et agissent en dormant, comme certains somnambules qui ont une amnésie totale rappelant celles des comitiaux (épileptiques)... Le rêve serait continu pendant le sommeil, mais oublié à mesure, sans quoi il y aurait réveil (rêve retenu). »

Mais la multitude innombrable des rêves qui paraissent échapper à notre mémoire a cependant, comme tout fonctionnement physiologique, laissé des traces dans les voies d’association de notre système nerveux. Une perception réelle similaire, au réveil, ou même plus tard, en ramène le souvenir et cela d’autant mieux que l’empreinte a été plus forte, c’est-à-dire le sujet plus dramatique. D’autre part, nous ne situons un événement dans le temps qu’autant qu’il se trouve intercalé dans une série d’autres événements réels, ce qui n’est pas le cas du rêve, sauf proche du réveil. Que plus tard un incident tragique intéressant un parent ou un ami, objet constant de notre intérêt vienne à la connaissance de qui est superstitieux ou nerveux, ce dernier n’aura pas de peine à tirer de son stock de rêves non explicites, l’un d’eux qui concordera à la catastrophe et qui, libre de toute attache dans le temps, sera automatiquement rapporté à la date exigée.

Ajoutons que de nombreux physiologistes nous avertissent qu’il n’est pas de rêve qui ne soit remanié après coup. J’en ai fait moi-même l’expérience. Il s’agit d’un songe ayant l’apparence d’une prémonition. J’étais désappointé de trouver fermé un magasin auquel je devais m’approvisionner le matin − fait qui s’était produit plusieurs fois dans les semaines précédentes. Réveillé au moment même, j’écrivis en quelques mots le sujet du rêve qui, justement, se réalisa dans la matinée. J’en rédigeai alors le récit et j’eus la curiosité de comparer avec mes notes nocturnes. Rien n’était inexact, mais, du fait même de la rédaction, des nécessités de langage, tout prenait un caractère de précision, d’exactitude, qui n’était nullement dans la réalité et qui eût trompé certainement un lecteur.

Dans tous les cas, avant d’accepter la possibilité d’esprits baladeurs capables d’aller faire des reconnaissances en de lointains pays, voire dans l’avenir, il est prudent de lui opposer des hypothèses qui, reposant sur des données minutieusement contrôlées, soient encore en harmonie avec les notions que nous devons il la saine méthode expérimentale. Le miracle laïque doit nous être aussi suspect que le miracle religieux. C’est pour mieux humilier notre personnalité réelle que l’on exalte une personnalité imaginaire.

Nous pouvons conclure avec E. Meyerson :

« Des thaumaturges ont prétendu et prétendent posséder une lucidité, une seconde vue, leur permettant de percevoir en dépit des obstacles du temps et de l’espace. Eh bien, il n’y a qu’à considérer l’attitude de l’historien à l’égard du miracle pour se convaincre de la différence entre son état d’esprit et celui du partisan de la recherche psychique. Car le miracle, l’historien le connaît fort bien, il est obligé de s’en occuper : les chroniques du Moyen Age, en particulier, même quand elles sont dues aux auteurs les plus sobres et les plus dignes de foi, en sont remplies. Mais l’historien, s’il ne met pas résolument de côté tout ce qui s’y rapporte, ne s’en sert tout au plus que pour caractériser l’état d’esprit du milieu, où le fait, ou du moins la croyance au fait, se sont produits ; le récit entier se transforme en document psychologique. »

C’est à titre de document sur la mentalité de notre époque que la télépathie méritait une mention.

G. GOUJON.

TÉLÉPHONE

n. m. du grec télé, loin et phoné, voix

C’est un appareil qui permet de transmettre la parole à distance. Le premier fut imaginé par Graham Bell, en 1876. Depuis cette époque, la téléphonie a fait d’immenses progrès, et un nombre considérable de brevets furent pris à son sujet. Cependant, de nos jours encore, c’est toujours le même principe qui est appliqué.

Ce principe est simple. Un téléphone est constitué par un aimant permanent sur lequel est bobiné un fil et dont l’armature est formée par une membrane de fer doux. Si l’on dispose de deux appareils identiques, et si l’on relie par deux fils conducteurs les enroulements réalisés autour des aimants, on obtiendra un circuit fermé électriquement. Tant que tout est au repos, le flux magnétique est constant dans chacun des électro-aimants. Mais supposons que l’on déforme le circuit magnétique d’un des appareils par exemple en déplaçant son armature, cela provoquera la naissance d’un courant induit dans le circuit ; ce courant induit passant dans l’appareil, fera varier la force d’attraction exercée par l’aimant sur la membrane qui lui sert d’armature. On conçoit que, si la membrane est constituée par un métal convenable, si elle est encastrée, si la valeur de l’entrefer est bien choisie, etc., la membrane prenne un mouvement correspondant à celui qui est imprimé à l’autre extrémité de la ligne. Si, en particulier, le mouvement imprimé à l’appareil émetteur est provoqué par des vibrations de la voix, on conçoit que la membrane de l’appareil récepteur puisse reproduire les mêmes mouvements et, par conséquent, le son qui a été produit devant la membrane de l’appareil émetteur.

Un ensemble téléphonique fonctionnant d’après ce système, serait plutôt une curiosité de laboratoire avec portée maxima de cent à deux cents mètres. Mais il résulte de ce que nous avons vu que le but à atteindre est simplement de provoquer dans le récepteur une variation de flux assez forte ; pour ce faire, on a trouvé un autre procédé. Il consiste à insérer le récepteur téléphonique dans un circuit où il est en série avec une source de courant continu et une résistance variable. Les variations de cette résistance provoqueront des variations de flux magnétique dans l’électro-aimant. En pratique, on utilise comme résistance variable un microphone : c’est un organe généralement constitué par deux électrodes entre lesquelles est enfermé du charbon en grenaille. L’une de ces électrodes peut vibrer quand on parle devant elle, ce qui entraîne des variations de pression des grains de charbon les uns sur les autres et sur 1es électrodes et, par suite, des variations de résistance. L’expérience prouve que le courant ainsi modulé par les variations de résistance du microphone, en passant dans l’électro du récepteur, imprime à la membrane des mouvements qui reproduisent les sons émis.

Si l’on analyse le courant téléphonique au moyen de l’oscillographe enregistreur, on note une courbe analogue à celle d’un enregistrement phonographique. Une étude de ces courbes montre l’existence de plusieurs harmoniques. La transmission exacte de ces harmoniques ou du moins des plus importants, permet de reproduire le timbre exact de la voix.

La portée des communications téléphoniques a été augmentée une première fois par l’emploi de transformateurs, Ensuite, la lampe à trois électrodes, étudiée sommairement au mot Télégraphie sans fil, employée comme relai, augmenta encore dans des proportions plus grande, cette portée. Et, par l’emploi de plusieurs relais, on arrive à téléphoner de Paris à Londres, de Paris à Alger.

Un perfectionnement intéressant de la téléphonie dû en grande partie aux études entreprises en T. S. F., permet d’avoir plusieurs communications sur la même ligne. Une façon de résoudre ce problème est l’emploi de la haute fréquence. Sur un même circuit, on peut faire passer plusieurs courants à haute fréquence, à fréquence différente. Chacun de ces courants étant modulé par la parole, un même circuit peut transmettre plusieurs conversations. Il suffit, à l’arrivée, de faire une sélection, comme en T. S. F. on arrive à sélectionner des stations à longueurs d’ondes différentes. Ces installations sont peu encombrantes, et facilement amovibles et on peut, ainsi, envisager leur emploi lorsqu’il y a lieu, en un point quelconque, de parer à un afflux de trafic momentané, comme cela se produit au moment des foires ou de la saison, dans les stations balnéaires. D’autre part, le fait de l’emploi de fréquences élevées rend la captation de ces communications extrêmement difficile et l’emploi de ce système garantit, d’une façon à peu près absolue, le secret des communications.

Voyons maintenant comment on coordonne un ensemble de lignes, pour former un réseau. Le problème ne présente aucune difficulté spéciale lorsqu’il y a peu de lignes ; on imagine alors aisément les solutions à envisager. C’est le cas, par exemple, des communes comprenant quelques abonnés ; ceux-ci sont desservis par des lignes entièrement aériennes, allant directement, par le chemin le plus court, du bureau téléphonique chez l’abonné. Les conducteurs de cuivre ou de bronze sont placés sur des solateurs fixés eux-mêmes, le plus souvent, par des consoles, à des potelets scellés dans les murs des maisons.

Lorsque le nombre de lignes augmente, il y a intérêt, lorsqu’on construit la ligne, à ne pas se borner à tirer des lignes droites, pour réduire la longueur des fils, mais à les grouper ensemble de façon à former des nappes de fils plus importantes, supportées par les mêmes potelets ou poteaux.

Lorsque les réseaux atteignent cinquante abonnés et plus, on est conduit à réaliser des réseaux dits aéro-souterrains. Les lignes des abonnés partent du central, dans des câbles sous plomb ; ceux-ci vont ensuite se ramifier en des câbles de moindre importance, pour finir en câbles de sept et vingt-huit paires qui aboutissent à des points de concentration d’où partent des lignes aériennes. C’est sur ce principe que sont constitués la quasi-totalité des réseaux urbains en France ; il n’y a guère que Paris et Lyon qui ne comprennent que des lignes entièrement souterraines.

L’étude du téléphone automatique date de 1880. Déjà en 1900, des villes américaines étaient entièrement équipées en automatique. En Europe, les premiers de ces postes furent installés en Allemagne. Quel que soit le système employé, la manœuvre à exécuter par l’abonné, ainsi que son poste sont les mêmes. Le poste de l’abonné est un poste à batterie centrale, simplement complété par un interrupteur normalement au repos, placé en série sur la ligne, et actionné par un cadran. Ce cadran est formé d’une partie fixe comportant un disque sur lequel sont figurés des numéros devant 1esquels peut se déplacer un disque percé de trous. On enfonce le doigt dans le trou correspondant au chiffre que l’on veut émettre et on fait tourner le cadran jusqu’à ce que le doigt rencontre une butée d’arrêt ; à ce moment on abandonne le disque mobile, celui-ci, en revenant au repos, entraîne une came isolante qui passe à travers des ressorts, au contact en position de repos. Ces ressorts sont placés en série sur la ligne de l’abonné. Chaque fois que la came passe entre eux, elle produit donc une rupture de circuit ; ces ruptures en nombre égal au chiffre composé, ont pour effet de matérialiser en quelque sorte le chiffre émis. Le rythme de ces ruptures de courant doit être déterminé avec précision : la cadence doit être de neuf à onze ruptures par secondes. Cette vitesse devant être indépendante de la personne qui manipule le cadran, celui-ci n’est actif que pendant le retour au repos sous l’action d’un ressort, l’abonné ayant abandonné le ressort. Supposons que nous soyons dans une installation de cent abonnés et que l’on demande le poste 24. Si nous provoquons, au moyen du cadran d’abord, deux interruption, puis quatre, on conçoit qu’un mécanisme au central puisse en déduire que c’est le numéro 24 qui est demandé.

Indiquons comment ce mécanisme fonctionne dans les systèmes pas à pas. Dans le système de beaucoup le plus répandu, le système pas à pas ou Stromger et ses dérivés Siémens et Halske, Automatic Electric. Co, etc., voici comment agissent ces impulsions : la ligne du demandeur aboutit à un appareil mécanique appelé connecteur, constitué par un arbre portant deux frotteurs reliés aux fils de la ligne du demandeur, et susceptible de se déplacer devant une série de 100 double contacts disposés en 10 rangées horizontales de 10 superposées. L’arbre peut prendre un mouvement d’ascension, puis un mouvement de rotation. On conçoit que si l’on fait monter l’arbre de deux rangées, puis si on l’amène dans cette rangée au quatrième contact, le frotteur relie les contacts de la ligne appelante à ceux de la ligne appelée. Il faudra donc que les deux premières impulsions émises agissent sur un organe faisant monter le connecteur, et les quatre autres sur un organe le faisant tourner. Ces organes sont des électro-aimants dont l’armature porte un cliquet qui agit sur un pignon denté. On distingue deux électros, celui d’ascension et celui de rotation.

Avec le téléphone automatique, on arrive, en Suisse, à communiquer avec un correspondant se trouvant à cinquante kilomètres. Dans le programme des téléphones français, on compte transformer tous les postes manuels en automatiques. Dans l’exploitation du service public des téléphones, un appareil qui se complique de plus en plus avec l’automatique, c’est le compteur taxeur de communications. Car, dans le prix que l’on fait payer à l’abonné, intervient à la fois la durée des communications, leur nombre et la distance à laquelle on téléphone.

Dans la vie moderne, on peut dire que les réseaux téléphoniques jouent un rôle de premier plan. C’est principalement dans le monde des affaires, des trafiquants et des agioteurs que ces appareils sont le plus utilisés.

Une particularité des communications téléphoniques, qu’on ne doit pas ignorer, c’est que le secret des communications n’existe pas. Il y a même, dépendant de la police parisienne, un système de tables d’écoute très perfectionnées où certains numéros particulièrement repérés sont l’objet d’une surveillance attentive. Alexandre LAURANT.

TÉLÉPHONIE SANS FIL ou RADIOPHONIE

Le problème de la radiophonie, c’est celui de la transmission du son par les ondes électro-magnétiques. Pour radiotéléphoner, il est nécessaire de disposer d’une onde entretenue pure que l’on module à la fréquence de la voix ou de la musique. Pour ce faire, on dispose d’un microphone devant lequel on produit les sons à transmettre. Le courant de sortie du microphone est, après amplification éventuelle, amené à agir sur un certain point du système producteur de l’onde porteuse par l’intermédiaire de ce qu’on appelle le dispositif de modulation : le courant d’antenne, et par suite l’onde porteuse, sont modulés à la fréquence du son à transmettre. Une étude mathématique de l’onde modulée par le son, indique qu’une émission radiotéléphonique occupe toujours une bande totale de 10.000 périodes par seconde, que l’on appelle bande de modulation. Cet « encombrement » constant en fréquence varie en longueur d’onde suivant celle de l’onde porteuse. Pour une onde porteuse de 20.000 mètres, la bande de longueur d’onde encombrée ira de 15.000 à 30.000 mètres, soit un encombrement très important de 15.000 mètres. Si, au contraire, l’onde porteuse est de 300 mètres, la région occupée par l’émission radiophonique s’étendra de 298 m. 5 à 301 m. 5, soit un encombrement très réduit de 3 mètres. Il en résulte que, plus on descend en longueur d’onde, plus on pourra augmenter le nombre de stations dans une bande donnée. De 200 à 600 mètres par exemple, on peut faire travailler simultanément, sans gêne réciproque, cent stations radiotéléphoniques. Tandis que de 600 à 1.000 mètres, il n’y a plus place que pour vingt stations. Enfin, dernier inconvénient des grandes ondes : pour recevoir une station radiophonique travaillant sur 20.000 mètres, il faudrait se trouver dans les mêmes conditions de sensibilité que pour la bande allant de 15.000 à 30.000 mètres ; ce qui correspondrait à un récepteur de sélectivité et, par suite, de sensibilité lamentable. On ne peut donc concevoir dans le spectre des fréquences, I’existence sans brouillage, de stations situées à moins de 10.000 périodes les unes des autres. Outre le chevauchement des bandes de modulation, il importe d’ailleurs d’éviter que les ondes porteuses de deux stations voisines en longueur d’onde ne s’hétérodynent audiblement, c’est-à-dire ne produisent des battements à fréquence acoustique. Ce phénomène de l’hétérodynage audible des ondes porteuses s’est observé fréquemment au cours de ces dernières années, au fur et à mesure que les stations de radiodiffusion augmentaient, La conférence internationale de Madrid a fait un partage des longueurs d’ondes entre les postes des différents Etats, ce qui a commencé à mettre un certain ordre dans l’éther, milieu théorique de propagation des ondes.

Emission.

Avant de songer à moduler une émission, il faut que cette émission corresponde à une onde entretenue rigoureusement pure. Une pareille condition n’est obtenue que si la tension appliquée à la plaque de la lampe oscillante est rigoureusement continue. On obtient ce résultat soit par des batteries d’accumulateurs, soit par des dynamos entraînées par moteurs électriques ou autres, soit enfin par courant alternatif, préalablement redressé et filtré. Il existe trois procédés principaux de modulation.

  1. Modulation par absorption. — Autour d’une bobine de l’antenne d’émission, on entoure une ou deux spires de gros fil isolé que l’on ferme sur un microphone du type « solid back ». Le courant d’antenne induit un courant de haute fréquence dans ces spires. Ce courant est modulé par les variations de résistance du microphone. De l’action secondaire des spires sur la bobine résulte la modulation du courant d’antenne.

  2. Modulation par grille. — On intercale le secondaire d’un transformateur de modulation de rapport 50, dans le circuit grille de la lampe d’émission. Dans le primaire se trouve le microphone et une batterie de 4 à 6 volts. Le primaire est schunté par une capacité de 500 micromicrofarads. Ce transformateur est placé à la partie inférieure du circuit oscillant de grille, afin d’éviter les pertes qui se produiraient dans ce transformateur s’il était porté à un potentiel de haute fréquence élevé.

  3. Modulation par « choc system ». — Une lampe oscillatrice et une modulatrice sont montées en parallèle sur un ensemble haute tension bobine à fer. Cette bobine dite « bobine de modulation » ou « self de parole » est destinée à empêcher les variations d’intensité à basse fréquence (courants acoustiques), produite dans le circuit-plaque par le microphone, de se répercuter dans la partie haute tension de l’alimentation commune aux deux lampes. Le courant qui traverse la bobine à fer est constant, d’où le nom donné quelquefois à ce système. L’espace filament plaque de l’oscillatrice, se trouve en définitive schunté par la résistance espace filament plaque de la modulatrice, dont la valeur varie au rythme de la modulation. Comme le courant débité par la haute tension est constant, lorsque le courant plaque de la modulatrice augmente, celui de l’oscillatrice diminue et vice-versa : le courant plaque de l’ oscillatrice suit donc fidèlement la modulation.

Réception.

Le problème de la réception en radiophonie est le même que celui de la réception en télégraphie sans fil. Le poste comprend principalement une amplification à haute fréquence, une détection, puis une amplification à basse fréquence. Les différents circuits d’accord de ces étages ne doivent pas être couplés d’une façon très pointue, c’est-à-dire doivent posséder un certain amortissement propre, pour être capable de recevoir, non seulement l’onde émise, mais toute la plage de la modulation qui, nous l’avons vu, occupe une bande de 10.000 périodes entourant la longueur d’onde de l’émission porteuse. Par conséquent, les réceptions de radiophonie sont toujours moins sélectives que celles de télégraphie sans fil, leur portée est aussi en général moins élevée.

Dans les récepteurs modernes, la source d’énergie n’est plus la batterie d’accumulateurs ou les piles. Les postes sont directement branchés sur le secteur qui sert en même temps d’antenne. Le circuit de chauffage du filament est constitué par le secondaire d’un transformateur, qui abaisse la tension du réseau aux environs de quatre volts. Si le filament est chauffé directement par le courant alternatif, on a le chauffage direct.

D’autres lampes possèdent un fil métallique, élément chauffant, qui porté au blanc, communique sa chaleur à un élément voisin dont le seul rôle est d’émettre des élections c’est-à-dire à jouer à proprement parler le rôle de cathode. C’est le chauffage indirect ou par rayonnement. Pour assurer le potentiel positif des plaques, le courant alternatif du secteur, après avoir été en général survolté, est redressé et filtré.

Les lampes à écran sont des lampes dans lesquelles la capacité grille plaque est annulée par la présence d’un écran. Ce sont les meilleures lampes amplificatrices ù chauffage indirect.

Les récepteurs modernes de radiophonie sont tous livrés dans une boîte ou « Midget » comprenant un haut-parleur. Ce haut-parleur est un reproducteur de sons puissant, composé d’un dispositif moteur transformant les oscillations électriques en vibrations mécaniques, et d’un dispositif acoustique renforçateur, destiné à provoquer la vibration de l’air, pavillon, écran, etc... Le haut-parleur permet de faire entendre un concert dans toute une salle, et les spéciaux de plein air, dans un rayon de quelques kilomètres.

Les haut-parleurs doivent être placés à la sortie d’une amplification basse fréquence d’autant plus poussée que le volume du son désiré est plus grand. Pour les auditions de petite intensité, une puissance modulée de 0,5 watt suffit. Pour les auditions plus fortes, il faut 1, 2, 3 voire même 5 watts modulés ou plus. On appelle moteur d’un haut-parleur le dispositif dans lequel les courants téléphoniques se transforment en mouvements mécaniques de même fréquence. Ces moteurs sont actuellement construits suivant deux types principaux : les moteurs électromagnétiques et les moteurs électrodynamiques. Les électromagnétiques conviennent particulièrement aux auditions de moyenne puissance habituellement recherchées par les amateurs. Les modèles les plus simples et les plus anciens sont basés sur le dispositif Ader, diaphragme circulaire plat, ou sur le dispositif Brown, à anche. Le diaphragme peut attaquer l’air du pavillon soit directement, soit par l’intermédiaire d’un diaphragme de plus grand diamètre et de forme conique, qui en est solidaire mécaniquement, L’anche n’attaque jamais directement l’air d’un pavillon ; cette attaque se fait par l’intermédiaire d’un cône, en aluminium dans le haut-parleur Brown.

Dans les moteurs dont il vient d’être question, le diaphragme ou l’anche doit se trouver dans un champ, uniforme que les oscillations à transformer en sons déforment asymétriquement. Faute de cette précaution, il se produirait un effet de doublage de fréquence et le diaphragme ou l’anche vibrerait à l’octave supérieure de la fréquence d’attaque. Ce champ uniforme est créé par un aimant permanent dont l’intensité d’aimantation varie suivant les modèles.

Un réglage de l’entrefer, c’est-à-dire de la distance entre les pièces polaires et le diaphragme ou l’anche, est très utile dans ces haut-parleurs. Plus cet entrefer est réduit, meilleures sont la sensibilité et la puissance du haut-parleur. Mais, ici comme dans le cas d’un écouteur ordinaire, il ne faut pas que le diaphragme touche les pièces polaires, il en résulterait une déformation considérable des sons, le fameux bruit de « casserole ». L’entrefer sera donc réglé de telle façon que, pour une intensité donnée de réception, intensité dépendant de la station d’émission et de la puissance de l’amplificateur utilisé, le diaphragme ou ce qui en tient lieu ne vienne jamais en contact avec les pièces polaires des électro-aimant. Le réglage des entrefers devrait s’effectuer ainsi sur chaque audition.

Un perfectionnement des moteurs simples, mais un peu primitifs, qui précèdent, est constitué par le moteur à deux pôles qui est basé sur le principe du relai polarisé. Dans ce moteur, on règle la position d’équilibre de l’anche de telle manière qu’elle coïncide avec le plan équidistant des pièces polaires.

Un dispositif plus récent encore est celui du moteur à quatre pôles où chaque groupe de deux pôles agit en sens contraire sur l’anche. Le point fixe de l’anche se trouve à son centre de gravité.

Moteurs à deux pôles et moteurs à quatre pôles ne présentent pas en général de réglage de l’entrefer. Cet entrefer est réglé une fois pour toutes par le constructeur.

En général les dispositifs à moteurs électromagnétiques sont de bon rendement. Leur sensibilité est assez poussée pour qu ils puissent être dans certains cas montés immédiatement à la sortie d’une détectrice à réaction opérant sur’ des potentiels haute fréquence suffisamment élevés.

Malheureusement le moteur électromagnétique présente, dans son principe, une cause de distorsion et une cause de reproduction médiocre des fréquences acoustiques basses si nécessaires à la fidélité des auditions.

En effet, au cours de ses vibrations, l’anche se rapproche et s’éloigne des pièces polaires ; l’action magnétique de ces pièces n’est donc pas uniforme puisque, comme le montre la loi de Coulomb, cette action est inversement proportionnelle au carré de la distance ; l’action antagoniste de cette action magnétique est produite par un ressort qui crée une « force de rappel » inversement proportionnelle à la distance. De l’inégalité algébrique de degré des deux forces en présence, résulte une inégalité entre les vibrations électriques lancées dans les enroulements et les vibrations mécaniques du diaphragme ou de l’anche, d’où distorsion et introduction d’harmoniques. On peut remédier à ce défaut par des artifices de résonance acoustique.

D’autre part, pour que la sensibilité soit bonne, l’espace dans lequel se meut l’anche d’un haut parleur électromagnétique, entrefer, est rendu aussi petit que possible ; le ressort de rappel est très tendu, afin que les vibrations de grande amplitude de l’anche n’amènent pas cette anche en contact avec les pièces polaires, contact qui produirait des bruits désastreux. Les notes basses, correspondent justement à des vibrations d’amplitude relativement importante, on s’explique que ces notes soient mal reproduites par les hauts parleurs électromagnétiques.

Le moteur électrodynamique est constitué par une bobine mobile dans un champ permanent de forte intensité, créé par un puissant électro-aimant excité en continu ou en alternatif redressé et filtré. Le courant téléphonique à transformer en sons est lancé dans une bobine mobile qui est solidaire d’un cône, en carton ou en étoffe bakélisée, à bords guidés, chargé de communiquer les vibrations à l’air environnant. Comme la bobine mobile est le plus souvent de faible résistance, il est nécessaire de la coupler au dernier circuit plaque de l’amplificateur par un transformateur abaisseur convenablement calculé. Ce transformateur est généralement compris dans le châssis du haut-parleur.

Ici l’entrefer reste absolument constant, la bobine mobile peut effectuer parallèlement à son axe des déplacements très importants : les notes basses sont reproduites avec une fidélité absolue. L’équipage étant d’autre part très léger, les notes élevées sont également respectées. Du fait de la faiblesse des champs produits dans la bobine mobile par les courants de sortie de l’amplificateur dont on dispose, le haut-parleur électrodynamique n’est pas très sensible. Il exige pour fonctionner normalement des puissances modulées considérables, de l’ordre du watt au moins. Pour loger la bobine mobile il faut un entrefer relativement important, comme d’autre part, la faiblesse des champs fournis par la bobine mobile oblige à disposer d’un champ permanent considérable, il faut créer ce champ avec un électro-aimant alimenté par une source locale, alternatif redressé et filtré par exemple ; c’est cet électro-aimant que l’on appelle l’excitation du haut-parleur électrodynamique. La nécessité de cette excitation en continu, contribue à compliquer l’emploi de ces hauts parleurs, aussi a-t-on proposé des électrodynamiques dans lesquels le champ magnétique est créé par un puissant aimant permanent. Les défauts de ces électrodynamiques à aimant sont leur poids (pour être puissant l’aimant doit être volumineux) et la tendance à se désaimanter, désaimantation lente, mais néanmoins sensible.

Le haut-parleur électrodynamique est l’appareil fidèle par excellence. Il procure des auditions très puissantes qui donnent l’illusion de la présence réelle des artistes et des orchestres, but recherché de tous les fervents de bonnes reproductions. Son défaut est la complication d’attaque, d’amplifications, et d’emploi, et son excitation spéciale.

La radiophonie, à sa naissance, a été saluée d’enthousiasme par tous ceux qui ont à cœur la libération des individus, libération de l’ignorance aussi bien scientifique que politique. A côté des magnifiques concerts qui tous les jours sont servis à ceux qui veulent bien capter les ondes, on aurait aimé des discussions philosophiques ou politiques entre les leaders des différentes opinions. Le peuple aurait pu choisir dans ce magnifique exposé public des idées celles qu’il préfère, auxquelles un souffle plus généreux lui fait sentir qu’elles approchent plus que les autres de la vérité. Par la volonté des gouvernants, la censure a été constituée, censure toujours dirigée vers les mêmes aspirations. Seules, la morale officielle, la doctrine politique qui encense les maîtres de l’heure ont droit de se faire entendre. La radio se présente actuellement, pour un esprit critique, indépendant, comme la plus magnifique entreprise de bourrage de crâne que peuvent posséder les gens du gouvernement. Comme ils sauraient, en cas de menace de conflit armé, par des discours enflammés, écoutés de tous les foyers, faire pencher les hésitants de leur côté, et fortifier la foi des patriotes attiédis.

Alexandre Laurant.

TÉLESCOPE

n. m. (du grec télé, loin, et skopein, examiner)

Le télescope est un instrument d’optique, fondé sur les propriétés des miroirs et servant à observer les astres du ciel. Avec la lunette astronomique, ils constituent les deux instruments fondamentaux pour l’étude des étoiles.

La lunette se compose de deux lentilles convergentes : l’objectif et l’oculaire. Elle est destinée à obtenir une image agrandie d’un objet situé à une distance infinie. L’objectif fournit de l’objet une image située dans le plan local de cette lentille. L’image ainsi fournie, réelle et renversée par rapport à l’objet, est observée au moyen de l’oculaire de la même façon que dans le microscope (voir ce mot).

Le télescope diffère de la lunette astronomique et de la lunette terrestre en ce que l’image primitive se produit par réflexion sur un miroir sphérique concave au lieu de se reproduire par réfraction au travers d’un objectif. Il se compose donc du miroir concave qui joue le rôle d’objectif et d’une lentille convergente jouant le rôle d’oculaire. Le miroir concave fournit d’un objet quelconque se trouvant à l’infini, une image réelle se trouvant dans le plan local du miroir, réelle et renversée par rapport à l’objet. Mais on ne laisse pas cette image se former, on intercepte les rayons réfléchis qui concourent à sa formation au moyen d’un autre petit miroir plan incliné à 45 degrés sur l’axe principal du miroir. Ce miroir-plan reporte l’image de l’objet dans une direction perpendiculaire à la première, le foyer se trouvant lui-même rejeté. On observe l’image réelle en se servant d’une lentille convergente fonctionnant comme loupe et on obtient ainsi de l’objet observé, une image virtuelle renversée par rapport à l’objet.

Cet appareil est donc, à tout point de vue comparable à la lunette astronomique et son éclairement observe la mène loi que pour la lunette. Le grossissement est égal au rapport de la distance locale du miroir concave objectif à la distance locale de l’instrument. Dans les grands télescopes modernes, l’oculaire n’est pas une simple loupe, mais un oculaire composé fonctionnant comme un véritable microscope.

Comme l’oculaire des télescopes peut être différemment placé par rapport au réflecteur, cette disposition variable de l’oculaire nous donne trois types de télescopes, à savoir : télescopes de Grégory, de Newton, de Cassegrain.

Dans le modèle le plus usité (télescope de Newton) pour observer l’image observée au foyer du miroir, un petit miroir plan ou un prisme à réflexion totale est disposé en avant de ce point. Il renvoie le rayon lumineux à angle droit vers l’oculaire qui est placé sur le côté du tube et monté à crémaillère. Dans les modèles de Grégory, le miroir concave est percé d’un trou au centre, trou par lequel passent les rayons lumineux qui sont alors réfléchis par un second miroir concave placé en avant du foyer. Au lieu d’être incliné comme dans le type précédent, ce miroir est normalement placé afin que l’image locale puisse être reprise par l’oculaire placé comme dans une lunette ordinaire. Le télescope du troisième type (Cassegrain) est disposé de même, mais la seule différence consiste en ce que le petit miroir est convexe au lieu d’être concave.

Le professeur Grégory, inventeur du télescope qui porte son nom, s’était borné à en donner la description dans un ouvrage, Optica promota, publié à Londres en 1636. Mais ce ne fut qu’un siècle plus tard, vers 1730, qu’il fut construit.

Newton employait, pour ses télescopes, des miroirs sphériques en bronze, mais ceux-ci s’altéraient vite au contact de l’air ; on était obligé de les repolir. Or, en les repolissant, on risquait fortement de les déformer ; l’opération, de ce fait, devenait assez compliquée et aussi coûteuse que pour l’établissement d’un miroir neuf.

Foucault, le premier, remplaça les miroirs métalliques par des miroirs de verre argenté. Actuellement, pour fabriquer un miroir de télescope, on commence par creuser, dans un bloc de cristal, une surface concave parfaitement régulière ; on argente le verre en y déposant, par un procédé chimique, un précipité à base d’argent. Quand celui-ci est altéré, on le dissout par un réactif approprié et on argente à nouveau le verre qui n’a subi aucune altération.

Comme on vient de le voir, il existe des différences profondes entre les lunettes astronomiques ou réfracteurs et les télescopes ou réflecteurs. De ces différences proviennent des avantages et des inconvénients inhérents à chaque type. Plus maniables et moins encombrants que les lunettes, permettant l’observation d’une façon plus commode, les télescopes donnent moins de clarté et ne supportent pas d’aussi forts grossissements. Néanmoins, leur usage est très répandu. On les utilise notamment pour certaines recherches de spectroscopie, en particulier pour celles qu’utilisent les radiations ultra-violettes. Tous les grands observatoires en possèdent et dans le passé, William Herschell, qui posséda longtemps le plus fort instrument du monde, découvrit, grâce à lui, de véritables merveilles célestes, notamment la planète Uranus. Le plus puissant instrument du monde se trouve actuellement aux Etats-Unis, à l’observatoire du Mont-Wilson, à Pasadena (Californie). Son miroir a 2 m. 57 de diamètre et pèse 4.500 kilos.

L’époque de l’invention des télescopes est inconnue. Certains indices permettent de conclure que quelques physiciens ont dû connaître, depuis les temps les plus anciens, des instruments de ce genre. Mais la question de savoir si ces instruments étaient de simples tubes ou s’ils étaient munis de verre, reste indécise. On n’a, jusqu’ici, rien trouvé de positif à ce sujet. Les premières nouvelles concernant la construction de télescopes et des lu nettes datent de la fin du XVIème siècle et il est probable que le célèbre mathématicien Jacques Metius prit une grande part à l’invention du télescope. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’en 1608 il remit aux Etats Généraux un écrit contenant la description exacte de cet instrument, mais en affirmant en même temps qu’un autre avant lui avait dû construire un instrument analogue. Cet autre semble avoir été l’opticien hollandais Lippersky. La question de savoir si, à cette époque, on n’inventa pas de télescopes dans d’autres pays n’est pas résolue. Ce qui n’aurait rien d’étonnant étant donné qu’à partir du commencement du XVIIème siècle, les nouveaux instruments se répandirent dans tous les pays et, au bout de peu de temps, beaucoup de savants en possédèrent.

Les premiers télescopes, appelés télescopes hollandais, d’après leur pays d’origine, étaient peu propices à l’étude des astres, leur agrandissement étant très faible. Seuls, des perfectionnements ultérieurs permirent la construction des véritables télescopes astronomiques.

Les savants des périodes suivantes surent utiliser ces instruments avec la plus grande précision et, grâce à eux, ils arrivèrent à reconnaître des vérités nouvelles jusqu’alors inconnues. En dehors des connaissances positives que ces instruments nous ont appris, ils ont encore été, par ailleurs, très utiles à l’humanité. Toujours la scholastique et l’Eglise s’opposèrent à toute vérité nouvelle. Les hommes qui, les premiers, annoncèrent au monde les faits nouveaux reconnus à l’aide du télescope furent exposés aux dangers qui, à cette époque, menaçaient les chercheurs. Mais, malgré le fanatisme des obscurantistes, la vérité ne s’en fit pas moins jour et, après de longs et durs combats, la science, par ces conquêtes impérissables, emporta définitivement la victoire sur les forces d’ignorance représentées par l’Eglise et ses suppôts.

Charles ALEXANDRE.

TÉLÉSCOPE

C’est un instrument optique utilisé pour l’examen des objets éloignés. On peut différencier les télescopes en deux classes, suivant la nature de leur objectif :

  • Les télescopes dioptriques ou lunettes. − Ils ont pour objectif une lentille convergente.

  • Les télescopes catoptriques ou télescopes proprement dits. — Ils ont comme objectif un miroir concave.

1° LUNETTE.
Principe.

La lunette a pour but de remplacer la vision directe d’un objet par celle d’une image virtuelle, vue sous un plus grand angle, et placée à la distance la plus favorable à la vision.

Généralement, une lunette est constituée par deux systèmes optiques :

  1. Un objectif convergent, donnant de l’objet que l’on regarde, généralement éloigné, une image réelle et renversée, située sensiblement dans son plan focal.

  2. Un oculaire, transformant cette image réelle renversée en une image virtuelle redressée et agrandie.

Pour la mise au point, l’œil se place au cercle oculaire, c’est-à-dire à l’image virtuelle de l’objectif donné par l’oculaire. En faisant varier la distance de l’objectif à l’oculaire, on arrive à faire occuper à l’image virtuelle de l’objet une place où l’œil de l’observateur la voit sans accommodation. Cette distance varie suivant les caractéristiques de l’œil de l’observateur. La mise au point est réalisée par le déplacement de deux tubes concentriques contenant l’un l’objectif, l’autre l’oculaire. Par extension, on a donné à ce mouvement de deux tubes l’un dans l’autre le nom de télescopique.

Dans une lunette, il est utile de considérer le grossissement, le pouvoir séparateur, le champ et la clarté.

Le grossissement, c’est le rapport entre les images rétiniennes, d’un même objet, vu à l’œil nu, puis à travers la lunette ; ce qui revient au même d’ailleurs que le rapport entre le diamètre de l’objet vu à l’œil nu et le diamètre apparent de l’image donnée par l’instrument.

Le pouvoir séparateur, c’est la distance angulaire minima perceptible, à travers l’instrument. Théoriquement, pour des lunettes parfaites au point de vue optique, c’est-à-dire n’ayant ni diffraction ni aberration, le pouvoir séparateur serait proportionnel au grossissement. En effet, plus le grossissement est grand, plus on a de chances de distinguer les détails d’un objet. Mais n’oublions pas que par suite des défauts signalés plus haut, commun à tous les instruments d’optique, l’image d’un point est une petite tâche, et on ne pourra séparer visuellement deux points que si la distance des deux tâches est plus grande que leur diamètre commun.

Le champ d’une lunette, c’est l’angle solide ou cône comprenant toute la région de l’espace observée, pour une position fixe de la lunette.

On distingue deux sortes de champs, le champ réel ou de pleine lumière et le champ apparent. Un point lumineux est situé dans le champ de pleine lumière ou dans le champ apparent suivant que le faisceau lumineux matérialisé par ce point et par l’objectif de la lunette rencontre en entier ou partiellement les systèmes optiques intérieurs.

Pour étudier la clarté d’une lunette, disons quelques mots sur ce qu’on entend par clarté d’un objet. C’est la quantité de lumière qu’il envoie sur la rétine de l’observateur. Elle est donc proportionnelle à l’éclat de l’objet et, inversement proportionnelle à l’ouverture de l’iris, car l’œil accommode toujours pour éviter les changements dans la lumière totale reçue.

On définira la clarté d’une lunette par le rapport entre l’éclairement de l’image rétinienne de l’objet, vu à l’œil nu ou à travers la lunette, l’iris de l’oeil de l’observateur étant dans les deux cas à la même ouverture. Pour une lunette théorique, ce rapport est évidemment égal à 1. Dans la pratique, il varie de 0,8 à 0,9.

Ces différentes qualités d’une lunette, qui sont d’ailleurs les mêmes pour les autres instruments d’optique, sont contradictoires. Par exemple, en augmentant le grossissement, on n’améliore pas le pouvoir séparateur, on diminue sûrement le champ et la clarté. Suivant le but poursuivi, on développera certaines d’entre elles au détriment des autres.

Différentes sortes de lunettes.

La lunette astronomique, comme son nom l’indique, sert à l’étude des astres. Il est indifférent d’avoir des images renversées, et l’oculaire n’aura pas à redresser l’image donnée par l’objectif.

La lunette terrestre, au contraire, devra donner la même orientation à l’image qu’à l’objet. Ce redressement s’obtient :

Par système de lentilles ; on a, alors, la lunette terrestre proprement dite, ou longue-vue.

Par système de prisme ; on a, alors, la lunette à prisme ; par l’oculaire lui-même, qui est divergent, on a la lunette de Galilée.

2° Télescope.

Un télescope, c’est une lunette dans laquelle on a remplacé la lentille objectif par un miroir concave. L’image donnée par ce miroir est examinée par un oculaire ordinaire à deux verres, après interposition d’un dispositif qui, par son action sur les faisceaux lumineux, permet à l’observateur d’examiner l’image objective sans entraver la propagation des rayons. Souvent, ce dispositif n’a qu’une action orientante sur les faisceaux lumineux ; on n’en tient pas compte dans l’étude des qualités optiques du télescope qui se définissent comme celles des lunettes.

Miroirs des télescopes.

Les premiers télescopes comportaient comme objectif un miroir sphérique en bronze poli. Les aberrations de sphéricité de tels miroirs étant notables, les images qu’ils donnaient étaient défectueuses et ne permettaient que l’emploi d’oculaires peu puissants ; par suite, les instruments devaient atteindre des dimensions considérables pour avoir des grossissements notables. En outre, le pouvoir réflecteur du bronze atteignait rarement 0,75 pour les miroirs neufs, et ne tardaient pas à baisser par suite du ternissement de la surface polie. Foucault fit faire un grand progrès aux télescopes en introduisant les miroirs paraboliques en verre argenté, et en étudiant les moyens de les tailler et de les vérifier. De tels miroirs sont rigoureusement stigmatiques pour un point à l’infini dans la direction de l’axe. Ils le sont sensiblement pour les points à l’infini dans des directions voisines, c’est-à-dire pour tous ceux du champ du télescope.

Outre cet avantage important résultant de leur forme, les miroirs en verre argenté ont un pouvoir réflecteur supérieur d’un dixième environ à celui des miroirs métalliques. Lorsque la clarté de l’instrument baisse, par suite de l’altération de l’argenture, il suffit de le dissoudre par l’acide azotique et de réargenter le miroir, opération beaucoup moins coûteuse et moins délicate que celle du repolissage d’un miroir métallique.

Tous les miroirs de télescopes modernes sont paraboliques et, le plus souvent en verre argenté. Ils ne diffèrent des miroirs de Foucault que par une épaisseur de verre beaucoup plus grande, ce qui en facilite le montage et réduit les déformations.

Équatorial.

Les lunettes astronomiques et les télescopes sont habituellement employés montés sur équatorial. On désigne ainsi une monture mobile, qui, à l’aide d’un mouvement d’horlogerie, donne à ces instruments, un déplacement convenable. Ce déplacement permet de corriger le mouvement apparent du ciel, et le point observé ne quitte pas le champ de l’appareil sans cette monture équatoriale ; avec les appareils à fort grossissement, on ne pourrait faire aucune observation. Pour les instruments de grande dimension, l’observateur est placé sur un siège faisant corps avec l’instrument, et qui participe, lui aussi, au mouvement équatorial. D’autres fois, l’oeil de l’observateur est remplacé par un appareil photographique, ce qui permet de découvrir des astres que l’œil, même appliqué à l’oculaire, n’arrive pas à distinguer.

Un artifice astucieux permet de se passer de la monture équatoriale. Il suffit de regarder la région du ciel à laquelle on s’intéresse non pas directement mais par l’intermédiaire d’un miroir en deux parties dont une moitié est fixe, l’autre suit le mouvement apparent des astres, à vitesse moitié. C’est le cœleostat.

Réticule.

Dans l’astronomie de position, pour les travaux d’arpentage, dans tous les cas où l’on a à mesurer des angles, il est nécessaire de viser exactement un point particulier. On l’observe à travers des lunettes où se trouvent disposés deux fils en croix, placés au foyer de l’objectif. C’est le réticule. Les appareils peuvent alors se déplacer par rapport à leur monture, ces déplacements étant mesurés sur des cercles gradués en angles. On peut même mesurer ces déplacements dans deux plans perpendiculaires. Il faut rattacher à cette famille d’instruments de mesure, le théodolite et le sextant des navigateurs.

Galilée étudia le premier télescope et ses études astronomiques portèrent d’abord sur la lune.

Du temps de Huygens, Hévelius, Cassini, Bianchini, qui vivaient au XVIIème siècle, on s’évertua à construire des lunettes monstres mesurant plus de 100 pieds. Mais l’imperfection de ces instruments ne permettait guère un grossissement de plus de 2.000. Parmi les télescopes les plus célèbres, on cite celui de Lord Rosse, le grand télescope de Lassel, la lunette de l’observatoire de Washington. Des appareils modernes, le plus important est le télescope du Mont-Wilson. Son miroir a deux mètres cinquante de diamètre et il pèse 4 tonnes. Il est abrité dans un bâtiment entièrement en acier et recouvert d’un dôme ou coupole hémisphérique mobile de 17 m. 70 de diamètre. Un volet permet de découvrir dans ce dôme une ouverture de 5 mètres de largeur par laquelle se font les observations.

Parmi les découvertes qui précédèrent l’époque scientifique moderne, celle du télescope fut une des plus fécondes en résultats.

Au point de vue philosophique, ces appareils amenèrent les hommes à réfléchir sur les mondes lointains. Toute la doctrine religieuse, qui faisait de la terre le centre de l’univers, subit un rude assaut. Dans la lutte que se livrent journellement la science et la foi, qu’on le veuille ou non, ce qui est gagné par l’une est forcément perdu par l’autre, et nous pouvons dire du télescope qu’il fut un magnifique outil d’émancipation pour la pensée humaine.

Alexandre LAURANT.

TÉLÉVISION

C’est le problème de la transmission à distance des images, que cette transmission soit effectuée avec fil ou sans fil. Cette technique n’est pas récente, et déjà en 1855, on envoyait des télégrammes de dessins ou d’autographes. Les images étaient tracées avec de l’encre conductrice sur un papier isolant. L’exploration avait lieu par contact, et la réception était basée sur la décomposition électrochimique.

La reproduction des images à distance est conditionnée par les dispositions réalisables pour l’émission et la réception et par les procédés de transmission : transmission sur fil ou radioélectrique.

Dans l’état actuel de la technique, il n’est pas possible de transmettre d’un seul coup l’ensemble d’une image ; il est nécessaire de la décomposer en un très grand nombre d’éléments qui sont transmis successivement et rassemblés à la réception. On se trouve donc en face de cinq problèmes :

  • Transformation de la lumière en courant électrique ;

  • Décomposition et exploration des images ;

  • Modulation de la lumière par un courant variable ;

  • Reconstitution de l’image à la réception ;

  • Synchronisation des mouvements de décomposition et de reconstitution ;

Transformation de la lumière en courant.

C’est la cellule photoélectrique qui permet cette transformation. A l’intérieur d’une ampoule de verre, une couche de métal alcalin est déposée sur une partie de la paroi ; la face opposée est claire pour laisser pénétrer la lumière. Au milieu de l’ampoule se trouve un anneau métallique formant anode ; le métal déposé est, lui-même, en communication électrique avec l’extérieur par un fil et forme cathode ; entre l’anode et la cathode est montée une pile. Dans l’obscurité, le courant traversant la cellule est négligeable, mais dès que celle-ci est éclairée, il s’établit un courant qui, dans des conditions convenables, est proportionnel au flux lumineux reçu.

Décomposition et exploration

Il est impossible actuellement de transmettre d’un seul coup une image tout entière ; on la décompose alors en un très grand nombre de points que l’on transmet successivement. Si ces points sont suffisamment rapprochés, l’œil qui regarde la reproduction est incapable de les séparer et a la sensation de la continuité. Un tel procédé est employé dans la reproduction typographique des photographies. Le nombre de points de la décomposition est d’autant plus élevé que l’on désire obtenir une reproduction plus parfaite. Pour obtenir la décomposition voulue, on explore l’image à transmettre par lignes successives. A un instant donné, une très petite région de l’image est seule éclairée ; la hauteur de cette région est naturellement égale à la largeur des bandes de décomposition, sa largeur est généralement égale à sa hauteur. Des dispositions mécaniques ou électriques permettent de déplacer cette région tout le long d’une ligne, puis, immédiatement après, sur la suivante et ainsi de suite.

Comme le mouvement de déplacement est continu, il n’y a pas, à proprement parler, une série de points distincts dans l’étendue d’une ligne ; la décomposition n’est pas égale à celle d’une reproduction typographique. Le courant engendré ne traduit pas, à un instant donné, l’éclairement d’une région de l’original, mais bien une sorte de moyenne entre son éclairement et celui des régions très voisines.

L’exploration que nous venons de décrire est naturellement reproduite de façon identique du côté de la réception, de telle sorte que, à un instant donné, les régions correspondant à l’émission et à la réception se trouvent placées de façon homologue sur des figures égales ou semblables.

L’image à transmettre, en téléphotographie, est enroulée sur un cylindre animé d’un mouvement hélicoïdal dont le pas est égal à la largeur des bandes. Une lentille concentre sur une portion de la surface de cette image la lumière provenant d’une source ponctuelle. Tout près de cette partie éclairée se trouve un micro objectif qui recueille les rayons réfléchis et les envoie sur la cellule photoélectrique. Un diaphragme limite la lumière atteignant la cellule à celle qui provient d’une très petite région de la partie éclairée et qui correspond à l’élément. Dans ces conditions, quand le cylindre en tournant se sera déplacé de toute sa longueur, tous les points de l’image seront passés dans la région éclairée et auront donné lieu aux courants à transmettre.

Pour les reproductions les plus fines, le point d’image a une largeur et une hauteur d’environ 0,2 millimètres, pour les reproductions grossières, ces dimensions atteignent 0,5 mm. Le cylindre tourne généralement à la vitesse de 1 tour par seconde.

En télévision, le principe de l’exploration est le même qu’en phototélégraphie, mais la réalisation est très différente. En effet, non seulement l’original n’est généralement pas représenté sur une feuille, mais à la réception, il n’y a plus enregistrement, mais vision directe. Il faut alors explorer toute la surface utile dans une durée inférieure à celle de la persistance de l’impression lumineuse sur l’œil pour que, au moment de l’exploration du dernier point, le premier soit encore vu. On estime, en général, que l’impression lumineuse persiste pendant 1/16 de seconde, mais les durées d’exploration utilisées varient entre 1/10 et 1/25 de seconde.

Naturellement, dès qu’une exploration est terminée, une autre doit commencer, de façon à donner l’impression d’une vue continue.

Pour obtenir ces résultats, le procédé le plus simple et déjà fort ancien — il date de 1884 — est celui du disque de Nipkow. Un disque tourne autour d’un axe et fait un tour pendant la durée d’une exploration ; il est percé de trous disposés en spirale. Une source lumineuse envoie, grâce à une lentille, un faisceau parallèle sur la région traversée par les trous pendant la rotation ; les pinceaux lumineux qui passent par ces trous arrivent sur l’objet. Le pas de la spirale est égal à la hauteur de l’image et la distance entre les deux trous est égale à sa largeur ; on voit aisément que, pendant la rotation du disque, les pinceaux lumineux successifs balayeront tout l’objet en y traçant des petites bandes que la dimension des trous rendra positives. Le nombre de trous varie de 30 à 100 environ.

Autour de l’objet, et en avant de lui, sont disposées de grosses cellules, montées en parallèles et placées de façon à pouvoir recueillir la lumière provenant de tous les points de l’objet.

Modulation de la lumière par un courant variable.

Il existe d’assez nombreux procédés pour réaliser cette modulation : le plus simple, théoriquement, et le plus employé pour la télévision est basé sur la décharge dans les gaz. Si l’on applique une tension convenable entre deux électrodes intérieures à un tube contenant un gaz sous faible pression, ce dernier laisse passer un certain courant et devient lumineux. Les gaz employés sont l’argon, le néon ou l’hélium ou un mélange des deux derniers sous une pression de quelques millimètres. Les tensions employées sont de l’ordre de 150 à 250 volts et, dans des conditions convenables d’emploi, la brillance est sensiblement proportionnelle au courant d’alimentation.

L’inertie de ces lampes est négligeable.

Réceptions phototélégraphiques.

Le mode d’exploration est le même que celui décrit pour l’émission.

Un papier sensible est enroulé sur le cylindre placé dans une enveloppe imperméable à la lumière et dans laquelle pénètre un petit tube amenant la lumière modulée de la lampe à cathode creuse. Ce tube se termine par un diaphragme placé au contact du papier sensible et dont l’ouverture a les dimensions du point d’image. La région éclairée est identique à celle qui, sur l’original, provoque l’éclairement de la cellule photoélectrique. On place souvent dans le tube une petite lentille qui concentre la lumière de la source dans la région utile.

Pour la réception en télévision, on peut encore faire usage de disque de Nipkow. La lampe à surface lumineuse est alors placée derrière un disque de Nipkow, identique à celui employé à l’émission et l’on regarde ses trous défiler devant la plaque. Comme la brillance de cette plaque est à chaque instant proportionnelle à l’éclairement du point de l’original éclairé au même moment, on conçoit facilement que si les deux disques tournent en synchronisme et ont la même phase, on verra des points ayant une brillance correspondante a ceux de l’original, au même instant et à la même place.

Synchronisation.

Pour que les images soient nettes, il faut évidemment que la vitesse de rotation de l’analyseur à l’émission et à la rotation soit identique. Il faut, de plus, qu’ils soient en phase, c’est-à-dire occupent tous les deux la même position au même instant. La première condition, identité de vitesse, est réalisée par diapason étalon. La deuxième, la concordance de phase, est obtenue en général par méthode stroboscopique.

Amplification.

Elle se fait selon les procédés habituels pour la haute et la basse fréquence ; mais on peut remarquer tout de suite qu’en phototélégraphie, les courants à amplifier pourront avoir une fréquence extrêmement basse ; si la teinte est uniforme dans une région étendue de l’original, le courant photoélectrique pourra rester constant pendant quelques secondes. Il serait alors nécessaire d’employer des amplificateurs à courant continu. Si l’on peut admettre leur emploi à l’émission dans certains cas particuliers où des techniciens avertis peuvent les surveiller, on doit les rejeter pour la réception courante.

On tourne alors la difficulté en provoquant des interruptions rapides et régulières de la lumière reçue par la cellule, de telle sorte que les courants à amplifier soient des courants alternatifs, modulés par les variations d’éclairement de l’original. Si l’emploi d’une fréquence auxiliaire ne se trouvait pas justifié par les facilités apportées à l’amplification, il s’imposerait d’ailleurs pour les transmissions sur câbles, car ceux-ci ne peuvent généralement transmettre correctement que des fréquences supérieures à 100 ou 200 par seconde. La fréquence de rupture, conditionnée par le mode de transmission, est comprise entre 1.000 et 2.000 par seconde,

Ainsi, actuellement, la télévision se contente de la transmission d’images. Ce qui, pour les services de la presse, par exemple, est déjà un résultat pratique fort appréciable. Mais il est évident que la transmission de scènes animées déclencherait un plus grand enthousiasme. La solution complète viendra certainement un jour, mais ce sera peut-être par une voie radicalement différente de celles employées aujourd’hui ; par exemple, par une méthode qui, supprimant le balayage, permettrait de passer d’un seul coup une image entière, comme, en radiophonie, on transmet d’un seul coup tous les sons d’un orchestre, si nombreux que soient les exécutants.

Alexandre LAURANT.

TEMPÉRAMENTS (ET GOÛTS)

Les besoins physiologiques se traduisent par l’avidité ou sensualité Cette avidité entraîne l’activité. La sensibilité, qui est caractéristique de la matière vivante, se différencie de l’émotivité dans la fonction cérébrale, en particulier chez l’homme. L’avidité, l’activité, la sensibilité (et plus spécialement l’émotivité) déterminent le tempérament de chaque individu.

Le tempérament est héréditaire, mais il ne se transmet pas en bloc comme une entité distincte et réelle. Il est la résultante imprévisible de plusieurs caractéristiques héréditaires venant d’ancêtres divers. Si donc les tempéraments sont héréditaires, et s’ils sont peu modifiables sinon dans certains cas et avec un traitement endocrinien, par exemple, ils échappent pourtant à un fatalisme étroit de transmission uniforme. Leurs variations sont dues au fonctionnement des glandes endocrines et à l’interaction encore mal connue des autres organes.

Sensualité et avidité sont primitivement la conséquence du fonctionnement des organes. Les besoins alimentaires et les besoins sexuels n’agissent pas seulement comme conséquence de leur fonction, c’est-à-dire comme facteurs de sensualité et d’avidité. Ils agissent sur l’organisme entier et sur le caractère. Un gros mangeur ou un individu ayant des besoins sexuels très développés n’ont pas la même morale ni la même moralité qu’un petit mangeur ou un individu frigide. Malgré l’éducation, la politesse et la maîtrise de soi, leur comportement sera assez différent.

Existent aussi l’avidité de l’exercice musculaire, l’avidité de savoir, etc. Toutes ces avidités, quelles qu’elles soient, dépendent du fonctionnement de l’équilibre des appareils digestif, sexuel, musculaire, respiratoire, circulatoire et déterminent une activité correspondante, qui est enfin influencée par le fonctionnement des glandes endocrines (thyroïde, surrénale, hypophyse, etc.).

Prenons l’exemple de la paresse (tendance à l’inactivité) considérée autrefois et souvent encore aujourd’hui comme un défaut moral, qu’on améliore avec les sermons et qu’on .réprime avec les châtiments. Elle peut être le résultat du surmenage musculaire ou cérébral. Elle peut être aussi la conséquence d’une insuffisance génitale : les castrats sont lents, mous et poltrons. Elle peut être la conséquence d’une insuffisance surrénalienne (fatigabilité), d’une insuffisance hypophysaire, d’une insuffisance musculaire (faiblesse physique), d’une insuffisance respiratoire ou cardiaque, etc. On constate la paresse au moment des poussées de croissance, et aussi chez certains obèses, chez les diabétiques, chez nombre de tuberculeux méconnus, chez les paludéens et les infectés de trypanosomiase, etc., chez ceux qui souffrent d’intoxication chronique, chez les arriérés mentaux, les faibles d’esprit, les déséquilibrés.

Et au point de vue moral que de nuances où l’accusation de paresse n’est qu’un moyen trop commode pour le pédagogue de mettre à couvert sa propre responsabilité. Les enfants timides ont besoin d’être encouragés. Pour les turbulents, il faut faire une part plus grande à leur activité physique et veiller à une alimentation rationnelle, d’où notamment les boissons alcoolisées et le café seront exclus. Une éducation trop sévère ou trop fantasque provoque des chocs émotifs et dépressifs répétés et amène une anxiété, une indécision, un déséquilibre persistants. Une instruction ennuyeuse, dispensée par un pédagogue idiot, provoque le dégoût. Combien d’enfants, prétendus paresseux, sont simplement rebutés par l’enseignement qu’ils reçoivent ! Enfin la paresse des adultes vient parfois de ce qu’ils sont astreints à une besogne qu’ils n’ont pas choisie, et pour laquelle ils n’ont ni goût, ni aptitude, ni intérêt pécuniaire. Reste la paresse qui est due à l’influence du milieu, milieu de vie facile, milieu d’oisiveté et de noce, où les adolescents, et surtout les adolescentes, peuvent se laisser engluer.

Les mêmes causes physiologiques, et en particulier la thyroïde, influent également sur la sensibilité (émotivité) ou l’apathie, etc.

Elles déterminent donc le tempérament et par conséquent en bonne partie le caractère, suivant l’activité fonctionnelle plus ou moins grande de chacune d’elles, et suivant leur association, entraînant ainsi les comportements les plus divers.

Là-dessus s’ajoutent les sentiments acquis au cours des âges, grâce à la vie sociale et transmis par hérédité. Je ne vois que le sentiment maternel qui paraisse primitif, en ce sens qu’il apparaît déjà assez tôt dans la série animale. A cause de la longueur de l’enfance, où les « petits d’homme » ont besoin de protection, il s’est développé davantage que dans les autres espèces animales. La douceur, le souvenir, la reconnaissance de cet amour et de cette protection se sont enracinés au cœur des enfants, même devenus grands. Point de départ d’une affectivité plus étendue, et qui s’est développée avec l’entraide sociale. Protection des adultes, et plus tard des pères, sur les petits. Amitié fraternelle entre camarades de la même génération. D’autre part, l’émotivité a été développée par les heurts de la vie en société, par la répression brutale exercée par la collectivité en cas de défaillance. La crainte et l’humiliation ont donné naissance à la honte, à la timidité, à la pudeur, l’approbation d’autrui à l’orgueil et à l’esprit de domination, qu’entretient la servilité craintive des faibles et que favorise l’inégalité sociale grandissante. Ces divers sentiments ont créé l’amour-propre, sorte de sensibilisation aux chocs moraux.

La conscience morale, qui est l’amour-propre vis-à-vis de soi-même, est venue plus tard. Elle a fini peu à peu par constituer le fondement de la nouvelle morale, La toquade de Socrate était d’apprendre à chacun à se juger soi-même. Les stoïciens surtout ont érigé en principe le perfectionnement de la personnalité. Pendant ce temps, les religions elles-mêmes évoluèrent. A la place des anciennes religions de clan, de tribu ou de cité qui « poursuivaient un intérêt collectif de caractère temporel » (Loisy) et qui ont vécu tant que le clan, la tribu ou la cité ont eu une vie indépendante, les religions nouvelles d’Attis, d’Isis ou de Mithra, et celle qui devait triompher, celle du Christ, ne s’occupaient plus que du bien spirituel des individus et de leur bonheur dans l’immortalité. Ainsi elles ont habitué leurs fidèles à l’examen personnel de conscience.

Mais la conscience morale ne s’oppose pas toujours à l’esprit de domination, et, prenant la forme de puritanisme, elle donne l’orgueil aux purs avec le droit de mépriser et de dominer ceux qui ne sont pas purs comme eux.

Les sentiments affectifs, ainsi créés, sont tellement implantés en nous que les philosophes les considèrent comme innés. En réalité, ce sont là réflexes coordonnés, acquis peut-être depuis des centaines de milliers d’années, et transmis. Cependant on rencontre encore aujourd’hui des gens chez qui les sentiments affectifs sont restés à des stades de développement fort différents. L’amour-propre, par exemple, n’est pas le même chez tout le monde. Les uns ne montrent qu’une réaction obtuse et qui frise l’indifférence, tandis que beaucoup d’autres ne sont sensibles qu’à l’opinion d’autrui, et que d’autres enfin, qui ne sont encore qu’une minorité, sont surtout sensibles à leur propre et silencieux examen de conscience. Dans le milieu même où nous sommes actuellement, nous vivons avec des gens dont les uns sont des infantiles ou des primitifs, d’autres à différents âges de l’adolescence, d’autres enfin des adultes ou des civilisés. Et chez le même individu les réactions affectives ne font pas toujours un tout harmonieux.

L’éducation n’agit pas directement sur les tempéraments. Elle agit indirectement sur les caractères dans le domaine affectif. Elle aura surtout de l’influence sur les enfants pourvus d’une affectivité déjà développée (sur les émotifs). Elle s’efforcera de favoriser chez les autres, par la confiance et l’amour, une affectivité plus grande. Elle n’aura presque pas d’influence ou pas du tout chez ceux qui en sont dépourvus et qu’on dénomme les pervers (mental insanity), et qui ne sont qu’en petit nombre.

En somme, tempérament et affectivité déterminent des caractères extrêmement différents les uns des autres et dont les comportements varient en conséquence. C’est ainsi que l’avidité (tempérament) et l’orgueil (sentiment) engendrent l’esprit de domination, tandis que l’apathie (tempérament) et la timidité (sentiment) donnent l’esprit de soumission. L’activité, en s’associant à l’orgueil, développera l’ambition. L’égoïsme et l’avidité, en s’associant à la peur, donneront l’avarice, tandis que l’exubérance et la vanité pousseront à la prodigalité. L’égoïsme et l’orgueil s’opposent au développement de la sensibilité affective et, en s’associant à la sensualité, peuvent donner lieu à la cruauté, qu’il ne faut pas confondre avec la brutalité. L’émotivité prédispose à la pitié et, avec l’appui de l’exubérance, à la générosité. Toutes ces associations peuvent se présenter avec des dosages variés et différents. Il n’y a pas que la timidité craintive, ou humilité. L’émotivité et l’orgueil peuvent donner une timidité fière, variable avec les autres composants et allant de l’amour jusqu’au mépris d’autrui et à l’esprit de dénigrement. Il ne suffit pas de l’avidité, de l’activité et de l’orgueil pour faire un arriviste et un ambitieux, il faut aussi des qualités intellectuelles. Sinon ces tendances, associées à une intelligence médiocre ou débile, feront ou bien un autoritaire insupportable à ses subordonnés (par compensation de son infériorité) lorsque celui-ci se sera haussé par la ruse, la flatterie, la protection à un poste d’autorité, ou bien un paranoïaque.

D’autres causes encore interviennent sur les formes du caractère, à savoir la différence et la multiplicité des aptitudes, des goûts, des curiosités. Les aptitudes sont moins faciles à percevoir que les sentiments. Ceuxci, qui sont de création sociale et qui s’ajoutent au tempérament et aux tendances de chacun, déterminent la vie morale ; et chacun est obligé de faire attention au caractère de ceux qu’il approche. Les aptitudes n’intéressent pas directement autrui ; et quelquefois ni les parents, ni les maîtres, ni personne n’en veulent tenir compte. Elles peuvent passer complètement inaperçues. Au surplus, il est plus facile de voir grosso modo, au point de vue moral, si un enfant est plus ou moins actif que de distinguer à quel genre d’activité il est le plus apte, d’autant que ses capacités n’éclosent parfois qu’avec lenteur.

Les aptitudes sont, d’ailleurs, assez rarement déterminées dans un sens précis et invariable. Il arrive pourtant que des adolescents se montrent orientés de bonne heure d’une façon nette vers telle ou telle aptitude. Les musiciens de vocation, les mathématiciens, et je parle non seulement des calculateurs comme Inaudi, mais de ceux qui occupent le premier rang dans la science mathématique, montrent déjà des facilités dès leur enfance. Certains dessinateurs aussi (Gustave Doré). Ces qualités dénotent une orientation héréditaire, sans que cette hérédité puisse être fatalement décelée à l’avance dans les aptitudes des parents, chez qui les coordinations ne sont pas toujours assemblées et disposées de façon à produire une sorte d’ébauche ou d’annonciation. Dans la grande majorité des enfants les orientations professionnelles proviennent d’aptitudes plus diffuses, qui se précisent grâce à l’éducation donnée par la famille, grâce à l’influence des lectures, grâce à celle de certains maîtres, grâce encore au spectacle d’un voisin travaillant à la forge ou à l’établi, etc ... L’enfant s’habitue à la pensée d’entrer dans telle ou telle profession, il y prend goût. Le penchant se développe par la pratique même du métier, surtout s’il est encouragé par le maître. Les aptitudes ont souvent besoin elles-mêmes d’être encouragées. Ainsi, l’apprenti ou l’élève travaille avec plus de cœur. Le travail fait avec goût est un travail d’art (Linert).

L’intelligence joue donc un grand rôle dans cet affinement. Par ses coordinations de plus en plus affinées et différenciées, le cerveau commande le travail manuel. Et l’individu est d’autant plus habile qu’il est plus intelligent.

En résumé, l’intelligence intervient en partie dans la genèse des aptitudes sous forme de goût intellectuel, c’est-à-dire de curiosité. Ensuite, elle participe à l’affinement de l’habileté technique ou artistique.

Le goût intellectuel est souvent lui-même sous la dépendance du goût moral. Les sentiments sont les conséquences de la vie des hommes en société. Les goûts moraux (ou sentimentaux) comportent tout le domaine des sympathies non seulement individuelles, mais sociales. Notre façon de concevoir la vie et le monde dépend beaucoup de l’éducation et des traditions familiales. Ces sortes de goûts rendent chacun de nous plus ou moins sensible à telle ou telle façon d’agir, influent sur nos sympathies et nos antipathies, sur le jugement que nous portons sur les actions d’autrui, sur nos idées sociales et morales.

Il n’est pas toujours nécessaire que nous ayons les sentiments correspondant à nos goûts. On peut avoir peu d’audace et admirer les audacieux, on peut être timide et effacé et avoir des goûts révolutionnaires, violents et indépendants et réclamer un dictateur, etc... Dans ce cas, le goût moral représente les aspirations conscientes ou inconscientes de l’individu. Parfois aussi les intérêts, au lieu d’agir directement sur les décisions à prendre, orientent les sympathies ou les antipathies, de telle sorte que les jugements sont subjectifs au lieu d’être objectifs. Les besoins agissent sur les sentiments d’abord, et ceux-ci, sur les opinions. Cette influence est loin d’être générale, sans quoi beaucoup d’opinions seraient incompréhensibles, et on ne s’expliquerait pas pourquoi tant d’ouvriers votent pour les partis conservateurs. La tradition qu’ils ont reçue pendant l’enfance continue à déterminer leurs opinions. D’où la variété des opinions parmi les hommes. En définitive, les opinions doivent être rangées dans la catégorie des goûts plutôt que dans celle des idées. La plupart des gens courbent les idées à la convenance de leurs goûts. Même nos tendances philosophiques sont certainement influencées par nos goûts sentimentaux.

Les goûts moraux, ce sont nos orientations dans le domaine affectif, y compris nos sympathies, nos aspirations, notre idéalisme. Ils ont donc une très grande importance sur le comportement des hommes et ont souvent plus d’importance que les intérêts.

En essayant d’analyser les caractères, nous avons passé en revue le tempérament avec les besoins et les impulsions, la sensibilité avec l’affectivité et les sentiments, enfin les aptitudes, tout cela formant une innéité variable avec chaque individu, et nous sommes arrivés dans le domaine des goûts, domaine qui s’ajoute au caractère, mais qui paraît échapper en grande partie à l’hérédité. Celle-ci peut tout au plus frayer une tendance de coordination à tels ou tels gestes, à tels penchants, à tels ou tels goûts. Mais la plupart des goûts semblent entièrement dépendre d’habitudes, dues au milieu et à l’éducation.

Les besoins et leurs impulsions, venus des organes divers de l’organisme et plus ou moins réglés par leur fonctionnement, en particulier par celui des glandes endocrines, ont leur centre dans ces régions du cerveau, encore mal explorées, tronc cérébral, mésencéphale, diencéphale, où s’étagent les réflexes permanents et innés, tandis que les réflexes temporaires, variables, acquis au cours de la vie individuelle, et que Pavlof a étudiés sous le nom de réflexes conditionnés, se situent dans l’écorce cérébrale.

Les goûts se conduisent comme des réflexes conditionnés qui s’établiraient dans le champ du désir. Ils orientent les désirs, ils les différencient, ils les affirment. Ils deviennent des habitudes.

Le besoin crée la faim, la curiosité, etc..., par conséquent le désir de manger ou celui de savoir. Pour un être indifférent ou pour un être affamé tout est bon pour assouvir le désir. Il n’est pas difficile pour la cuisine. Les clients des maisons de tolérance sont de cette même catégorie.

Le goût est indifférencié chez les tout jeunes enfants ; le nourrisson avalera de l’huile de foie de morue sans répulsion. De même la curiosité diffuse du jeune enfant n’est pas un goût ; elle ne le devient que lorsqu’elle commence à se spécialiser. Mais, de bonne heure, les goûts se précisent. Bientôt, les enfants acceptent difficilement tout aliment qui n’est pas de leur menu habituel. Comme les primitifs, ils ont de la répugnance pour tout ce qui leur est nouveau. Dans un autre domaine, ils ne se lassent pas de se faire raconter les mêmes histoires, mais ils n’acceptent pas les variantes, etc...

Plus tard encore, avec l’expérience, avec la possibilité de comparaisons plus étendues, les goûts prennent une extension plus grande et plus variée. De nouveaux réflexes naissent, c’est-à-dire de nouvelles coordinations. L’entraînement sportif amène un adolescent de faible complexion et qui n’avait aucun enthousiasme pour les exercices physiques à prendre goût à l’activité musculaire. L’entraînement amène l’accoutumance et même le besoin. Un enfant, après avoir fait la grimace devant du vin pur ou du fromage fort, en reprendra sans doute pour faire comme les grandes personnes. Même remarque pour le gamin qui se met à fumer malgré son dégoût, afin d’être « un homme ».

Donc les goûts ont assez souvent l’imitation pour point de départ. C’est pourquoi l’imitation a une grande importance, elle peut orienter l’individu dans des habitudes dont il pourra difficilement se déprendre.

La culture tend à l’affinement des réflexes conditionnés .et, en même temps, à leur différenciation, qu’il s’agisse de goût sexuel, de goût esthétique, de goût intellectuel ou de goût moral. Dans le domaine artistique, la masse du public portera une admiration unanime à un tableau dont tout l’intérêt est anecdotique, et Diderot ne semble pas avoir dépassé ce stade. Avec un peu plus de raffinement, beaucoup de gens seront sensibles à la beauté des corps ; mais ne faut-il pas faire intervenir ici simplement le goût sexuel, d’où l’attrait d’une femme nue sur une chromo-lithographie ? Enfin quelques-uns seront sensibles à la ligne, au volume, au mouvement et surtout au jeu des couleurs.

Dans le goût sexuel, au fur et à mesure que la femme gagne indépendance et importance, qu’elle n’avait pas dans l’antiquité et qu’elle ne commence à conquérir qu’à partir du XIème ou du XIIème siècle, à mesure aussi que le substratum sentimental se développe lentement par apports héréditaires dans le cerveau humain, l’amour s’enrichit d’une plus grande complexité. A l’attrait physique s’ajoute l’attrait sentimental, et dans la beauté d’une femme interviennent la distinction et l’intelligence.

Ainsi, au cours de l’évolution de l’homme et de l’humanité, le goût tend à s’affiner. Sauf en période de privation où l’affamé accepte n’importe quoi, le goût devient plus exigeant et prétend choisir. On n’a pas le temps de s’occuper de choisir quand la vie est très dure. Au point de vue moral on n’a pas le temps non plus, ni le souci de s’apitoyer sur son prochain. On s’habitue au spectacle de la souffrance, trop commun pour émouvoir. Il faut se défendre et défendre le groupe. D’abord vivre. C’est le régime de la brutalité, ce qui n’empêche pas l’amitié, surtout entre les compagnons du même âge, entre les compagnons d’armes, sorte d’égoïsme à deux, où l’homosexualité a quelquefois eu son influence.

Les arts ne sont nés, ainsi que la philosophie, la pitié et l’amour que lorsque la sécurité sociale a été tant soit peu assurée. Alors on commence à compatir aux souffrances et mêmes aux émotions intimes ou supposées d’autrui. L’ouvrier a le temps de soigner son travail, de se consacrer tout entier à sa besogne, d’y trouver la joie. On ne fait bien que ce qu’on fait avec goût. Un travail fait avec goût est un travail d’art. Ainsi nous arrivons à la définition de l’art donnée par Linert. L’art est l’effort de l’artisan, c’est un effort créateur, un travail fait avec amour, avec enthousiasme, avec émotion. D’où parfois la répugnance de l’artiste à se défaire de ses œuvres. Celles-ci n’ont de charme que pour ceux qui partagent, qui acceptent ou qui comprennent le plaisir et l’effort de l’ouvrier. C’est ce qui explique la pluralité des jugements sur les œuvres les plus sincères. C’est ce qui explique aussi que les profanes se laissent parfois séduire par un truquage qu’ils prennent pour un effort prestigieux, accompli avec amour.

Le goût donne l’affinement du plaisir, il donne toute sa plénitude à la vie, disons plus simplement aux fonctions vitales. Déjà on ne digère bien que ce qu’on digère avec goût (Pavlof). Avec le goût, la puissance génitale est augmentée ou réveillée. Avec lui, comme je viens de le dire, augmente l’habileté de l’ouvrier, et le travail d’artisan devient un travail d’art. Le goût est une véritable « activation » de la fonction cérébrale qui retentit sur tout l’organisme. A plus forte raison, dans le domaine intellectuel, le goût donne au travail de la pensée une force et une pénétration que ne saurait avoir la besogne faite sur commande.

Etant donné la multitude des ancêtres de chaque individu et la diversité des tendances parfois contradictoires dont il a hérité, étant donné la facilité du passage de l’une à l’autre des coordinations cérébrales au moindre excitant, ce sera l’influence de l’éducation et du milieu qui favorisera telle ou telle tendance héritée. Mais cette influence est souvent diverse et contradictoire, elle aussi ; et les réflexes conditionnés, acquis au cours de la vie individuelle, autrement dit les goûts, se greffent sur le tempérament, les instincts et les tendances, au hasard des circonstances.

La personnalité humaine est multiple, variable et incohérente. Il y a donc une très grande différence des hommes aux abeilles et aux fourmis, qui sont, elles aussi, des animaux sociétaires, mais qui forment des sociétés simples, à habitudes enracinées, à instincts fixés, sans grande complexité, où les actions sociales ont un caractère presque fataliste. Dans toutes les espèces animales, l’individu n’a relativement à l’homme qu’un cerveau très simple, très réduit, et qui, par le développement rapide de l’animal, est tout de suite fixé dans les instincts. Dans l’espèce humaine, la longueur de l’enfance pendant laquelle s’emmagasinent des réflexes conditionnés (acquis), multiples et variés, permet aux individus d’échapper en partie à l’emprise des habitudes héréditaires (instincts), qui sont ellesmêmes beaucoup plus diverses que dans les autres espèces.

Déjà, pour les chiens, Pavlof n’en a pas trouvé deux qui réagissent de la même façon au même excitant. Les différences sont encore plus marquées entre les hommes, car ils sont encore plus sensibles à la complexité des phénomènes et sont davantage soumis aux hésitations.

Ce sont les hésitations et même les incohérences qui sont le fondement de notre liberté, à condition que les incohérences soient floues et variables et non pas fixées dans des marottes, ce qui nous permet d’échapper au déterminisme rigoureux d’un caractère où la dominante serait trop fortement accusée.

Le raisonnement intervient pour régulariser les incohérences dans la mesure du possible, dans la mesure de l’adaptation au milieu. La culture donne au raisonnement des facilités d’investigation et de critique et prépare un meilleur choix. L’affinement des goûts, et spécialement des goûts moraux, nous soustrait à la domination brutale des impulsions.

Le refoulement des impulsions est une nécessité créée par la vie en commun. C’est l’origine tout à fait lointaine de la morale.

La doctrine épicurienne, fondée sur la recherche du plaisir, peut aboutir à un individualisme anti-social, car la recherche du plaisir brut laisse l’homme soumis aux impulsions égoïstes de ses désirs. Mais une morale sociale, morale spontanée et sans contrainte, peut très bien être fondée sur les goûts. Le summum du plaisir n’est atteint qu’avec la participation de l’être entier. Le plaisir de la table, par exemple, demande, pour être complet, non seulement l’excellence de la cuisine, mais aussi qu’on soit assis commodément, dans une salle chauffée ou rafraîchie suivant la saison, qu’on soit en bonne disposition d’esprit, sans soucis, sans préoccupations morales à l’égard de soi ou d’autrui, et qu’on se trouve en compagnie de joyeux convives et amis. La partie affective devient encore plus grande et souvent prépondérante dans le plaisir sexuel. En général, le plein épanouissement du plaisir ne peut se faire chez l’immense majorité des humains, sauf les pervers, qu’avec la participation des goûts moraux.

Si la prédominance des goûts moraux s’établit peu à peu, c’est d’abord et avant tout parce que l’affinement moral s’ajoute aux autres plaisirs pour les exalter, donc pour augmenter la volupté. L’affinement des goûts moraux consiste essentiellement dans l’affinement de l’affectivité.

L’affinement moral n’entraîne pas la faiblesse du caractère. Au contraire. Un être affiné ne se laissera pas entraîner à passer outre à la répugnance des goûts moraux. Il y a des choses qu’il ne pourra pas faire. L’affinement moral va avec la fermeté du caractère et une certaine estime de soi.

En résumé, la masse des réflexes hérités et acquis forme une personnalité plus ou moins bien équilibré, plus ou moins influençable, ayant une conscience morale plus ou moins différente de celle des autres humains, donc ayant un jugement et un comportement différents. Personnalité d’autant plus tenace dans son jugement et dans son comportement que ces goûts moraux sont plus affinés. L’harmonie sociale ne saurait se réaliser que dans la liberté et grâce au développement des goûts affectifs. Un dictateur peut entraîne temporairement une foule amorphe et aux réflexes indifférenciés et établir son pouvoir à la faveur d’une crise sentimentale collective. Il ne pourra tenir dans la suite qu’avec des mesures de terreur policière. L’opposition grandira d’autant plus vite qu’il y a, dans la masse, plus d’individus évolués et avec des goûts moraux plus affinés. L’homme aspire à la liberté.

M. PIERROT

TEMPÉRANCE

n. f. (du radical latin temperare, tempérer)

Les anciens indiquaient par ce terme l’état d’une âme capable de dominer ses passions et de rester ainsi dans un équilibre harmonieux. Chez les modernes, il est synonyme de mesure dans la satisfaction des besoins corporels en général et plus spécialement des besoins qui concernent la nourriture et la boisson. En nous apprenant à supprimer les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires, la tempérance assure notre bonheur, affirme Epicure.

« Il ne faut pas la rechercher pour elle-même, mais pour la sécurité qu’elle donne et le calme qu’elle apporte dans les esprits. »

Les stoïciens lui assignaient un autre but : elle devait nous détacher des faux biens qui ne dépendent pas de nous.

Epictète écrit :

« C’est un signe de sottise que de s’attarder aux soins du corps, comme de s’exercer longtemps, de manger et de boire longtemps, de donner beaucoup de temps aux autres nécessités corporelles.

« Toutes ces choses doivent se faire par accessoire ; que vers l’esprit soient tournés tous nos soins. »

La maîtrise intérieure, tel était, aux yeux des stoïciens, le but qu’il convenait d’atteindre.

La plupart des religions témoignent d’une défiance profonde à l’égard des plaisirs sensuels. Certaines sociétés primitives imposent à leurs membres des privations ou des mutilations atroces ; et l’initiation des jeunes gens comporte fréquemment de véritables tortures. Brahmanisme et Bouddhisme ont prêché un ascétisme dont les rigueurs nous paraissent contre nature. Dans le christianisme, nombre de saints, persuadés qu’ils devaient « mourir à la vie du corps » pour être dignes du ciel, se livrèrent à des macérations effroyables. Stylites, flagellants, moines de divers ordres se sont parfois montrés à l’égard d’eux-mêmes d’une cruauté qui confinait à la folie.

A l’inverse, les hédonistes ont placé le souverain bien dans le plaisir corporel, source et condition de tous les autres. Chez les Grecs, Gorgias, Calliclès et surtout Aristippe de Cyrène développèrent cette thèse. Ces penseurs accordèrent, d’ailleurs, une large place aux joies du cœur et de l’esprit. Diverses sectes religieuses et philosophiques soutinrent des idées de même ordre, au moyen âge. Au XIXème siècle Fourier et les Saint-Simoniens prêchèrent la « réhabilitation de la chair » ; des romanciers et des poètes romantiques développèrent ce thème sous une forme moins dogmatique. « Vivre dangereusement », telle sera un peu plus tard la formule préconisée par Nietzsche. Il écrira :

« Recommandons aux fort ces 3 choses les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent : la volupté, le désir de domination, l’égoïsme. »

Chasteté tempérance, humilité ne sont que des « vertus d’esclaves » ; loin de modérer nos désirs, il faut les laisser se développer sans entrave et largement. En proclamant que l’individu est un centre et qu’il porte en lui-même la mesure de tous les biens, Stirner prend également parti contre l’ascétisme des prêtres et des moralistes.

« L’Homme n’est pas la mesure de tout ; mais je suis cette mesure. »

Aussi n’ai-je pas à me préoccuper des règles ou préceptes que les autres veulent m’imposer.

Il est absurde, à notre avis, de considérer le corps comme une source de corruption et de jeter l’anathème sur les plaisirs sensuels. Une telle aberration découle de la croyance en une âme spirituelle et divine ; elle est à l’origine de cette haine contre la beauté corporelle, de cet amour des mortifications, de ce goût sadique pour la crasse et la souffrance que l’on rencontre aussi bien chez les saints catholiques que chez les ascètes d’Extrême-Orient.

« Que des souffrances passagères façonnent les esprits, qu’une maladie puisse devenir féconde en conséquences heureuses, nous le savons ; les mères enfantent dans la douleur et rien de grand ne se fait sans fatigues. Mais ce serait folie d’exalter pour elle-même la peine des hommes ; simple rêve d’un philosophe en délire ou machiavélique invention d’un défenseur des aristocraties. Trop rares sont nos joies pour que nous les méprisions ; et l’ascétisme, qui tue le corps ou réduit ses forces, prend rang parmi les aberrations ; prodiguer sa vie pour l’élargir est bon parfois, l’amoindrir jamais. Par ses effets, quoique pour des raisons contraires, la débauche est parente de la privation : s’épuiser en noces crapuleuses, empâter son esprit par la bonne chère ou le bon vin restreignent aussi notre puissance humaine, Malade par excès, malade par défaut, qu’importe, si l’on songe que, pour le corps, la santé reste le premier des biens. Elégance, beauté, souplesse en sont d’autres, et désirables certes, l’art gymnique apparaît précieux, tant qu’il ne développe pas les muscles aux dépens du cerveau. En matière organique, hygiène et médecine, au demeurant, ont seules mission d’édicter des lois. » (À la recherche du bonheur)

Vivre une vie aussi féconde et aussi pleine que possible, en s’inspirant des conseils de la raison et des leçons de l’expérience, en veillant à l’harmonieux développement de notre corps et à son maintien en bon état, voilà ce qu’enseigne une sagesse exempte de préjugés.

La même sagesse nous conseille d’éviter certains plaisirs dont les conséquences sont désastreuses, soit pour nous-même, soit pour les autres. N’abrégeons pas, par imprudence, une vie qui pourrait être longue encore et riche en joies variées ; ne creusons pas notre tombe avec nos dents, pour nous servir d’une expression aimée des stoïciens. Une hygiène alimentaire bien comprise, un judicieux emploi des méthodes raisonnées de culture physique, une modération intentionnelle dans la recherche de jouissances capables d’épuiser l’organisme, peuvent largement contribuer à rendre heureuse l’existence de l’homme ordinaire. Nous ne condamnons d’ailleurs nullement celui qui sacrifie la longueur de l’existence à l’intensité des plaisirs éprouvés ; avant de se décider, nous lui demandons seulement de réfléchir et d’observer. Pour l’alcoolisme et les questions concernant, la nourriture ou la sexualité, nous renvoyons aux articles où ces sujets sont spécialement traités.

L. BARBEDETTE

TEMPS (Mesure du)

L’idée de temps et celle de sa mesure, sont intimement liées à celles d’espace et de mouvement. Il est impossible de les séparer les unes des autres. C’est, avec de l’espace que nous représentons le temps. Le mouvement (voir ce mot) y introduit l’idée de division, de distinction. C’est lui qui crée, pour notre esprit, la division de l’espace : la notion de plan, de surface ne naissant que si l’étendue est parcourue par un mouvement de la main et des yeux.

Notre existence est une série de contacts avec le monde ambiant. Chacun de ces contacts – perceptions sensorielles, événements auxquels nous sommes mêlés – s’enregistre dans notre mémoire. Les heures, les jours, les années peuvent être considérés comme autant de casiers où nous classons les sensations résultant de ces contacts successifs avec le monde ambiant. Quand, grâce à la mémoire, ces casiers sont remplis et que nous pouvons en parcourir toute la série sans rencontrer d’intervalles, ils forment le temps. Une suite de points de repère, de procédés abréviatifs nous permettent de localiser les événements dans le temps. Pour localiser dans le temps, nous fixons des points de repère à l’espace. Le moment présent étant le point de départ de toute représentation du temps, nous ne pouvons donc concevoir celui-ci que du point de vue actuel duquel nous nous représentons le passé en arrière et l’avenir en avant. Ce point de vue est toujours quelque événement dans l’espace, une scène se passant dans un milieu matériel et étendu. Notre représentation du temps a donc nécessairement une forme spatiale. En croyant juxtaposer des durées, nous juxtaposons en réalité des images spatiales. Le temps est donc comme une quatrième dimension des choses occupant l’étendue. Comme il y a des lignes, des surfaces que nous ne franchissons qu’avec du mouvement, de même il y a une distance particulière – celle par exemple séparant un objet désiré de ce même objet possédé – qui ne se franchit qu’avec un intermédiaire : celui du temps. Notre vie se trouve ainsi subdivisée en parties où nous intercalons les principales scènes de notre existence. Ce classement et la distribution régulière de nos sensations dans l’espace a créé cette apparence que nous appelons : temps.

Mais ce triage, ce classement, ne nous donne aucune idée, aucune perception nette de la durée. Nous apprécions difficilement d’une manière précise l’égalité entre deux durées. Pour nous fixer il nous faut des instruments de mesures. De quelle unité de mesure allons nous nous servir pour mesurer le temps ? Nous ne saurions la trouver en nous-mêmes car l’appréciation de la durée varie non seulement d’homme à homme, mais dépend de la nature des événements que nous subissons. La douleur, l’anxiété, l’attente, allongent cette appréciation. La joie, le plaisir, l’abrègent comme considérablement : les belles heures passent trop vite à notre gré. Le rêve, qui fait défiler eu quelques minutes une suite d’événements demandant des jours pour s’accomplir, la rend plus inexacte encore.

Il nous faut donc choisir, pour mesurer le temps, une grandeur qui soit en dehors de nous. Cette grandeur, à laquelle nous comparerons les grandeurs de même espèce, sera le résultat d’une mesure. Et, pour obtenir cette mesure, qui se traduira par un nombre, nous la baserons sur l’idée suivante, conséquence du principe de raison suffisante : si on répète, dans des conditions strictement semblable, des phénomènes analogues, leurs durées seront les mêmes. Il existe dans la nature maints phénomènes analogues qui se répètent dans des conditions strictement semblables, tel le passage d’un même astre dans le plan du méridien d’un même lieu qui se produit toujours après un temps identique. En divisant d’une manière régulière le temps qui s’est écoulé entre deux passages successifs du même astre au méridien d’un même endroit, nous obtiendrons une unité de mesure se prêtant au calcul. Chacune de ces divisions nous fournira une grandeur susceptible d’être comparée à des grandeurs de même espèce et nous donnera une unité de mesure pouvant s’appliquer à toute tentative ultérieure de mesure du temps. Nous allons voir que toujours l’on a procédé, plus ou moins empiriquement, de cette façon, au cours des âges.

Mesurer le temps c’était, jadis, dans les ténèbres d’un immense passé, un besoin primordial. Dans le courant d’une vie brutale, dominée par l’instinct de nutrition, par la lutte contre le climat, les animaux, les choses hostiles, les descendants de l’Homo-Sapiens tournèrent leurs regards vers l’immense voûte étoilée. L’observation du Soleil dans sa course diurne, de la Lune en sa course nocturne, du mouvement apparent des étoiles, autant de points de repère qui permirent aux anciens vivant dans les plaines lumineuses de l’Orient de jeter les bases d’un calendrier primordial.

La succession du jour et de la nuit a fourni la première mesure du temps et, très tôt, le temps compris entre deux levers consécutifs du Soleil, fut pris comme unité. Les 29 jours et demi d’une lunaison devinrent des mois, bientôt divisés en jours et durant une longue période le temps fut ainsi divisé par jours et par mois avant d’être divisé en années. Le jour fut divisé en deux parties, par le milieu du jour qui fut, plus tard, remplacée par le midi. Alors, naquirent les heures, filles de la durée. Le mot heure n’eut pas toujours le sens précis que nous lui attribuons ; il se rapporta primitivement à des phases successives de temps. On distingua d’abord l’aurore, le milieu du jour, le crépuscule. Puis vinrent cinq périodes : l’aurore du milieu de la nuit au lever du soleil ; le temps du sacrifice, jusque vers midi ; la pleine lumière, jusqu’au déclin du soleil ; le lever des astres, jusqu’à l’apparition des étoiles et la récitation des prières, jusqu’à minuit. Ailleurs, on connut six parties de jour valant à peu près deux de nos heures actuelles, et trois parties de nuit. Les Romains eurent des divisions très complexes. Au début de notre ère, ils comptaient 12 heures de jour avec 4 parties de 3 heures qui se retrouvent encore dans les calendriers ecclésiastiques. Ils avaient quatre veilles de nuit, de longueur variable avec les saisons et, correspondant au temps de garde des sentinelles. Les lndous divisèrent le jour en 60 parties. Aujourd’hui, les modernes ont divisé le jour en 24 heures, l’heure en 60 minutes valant chacune 60 secondes qui furent divisés en 60 tierces, lesquelles valent chacune 60 quartes.

Primitivement, les sonneries des cloches réglèrent les étapes du jour et de la nuit, elles annonçaient à la foule, du haut des monuments publics, les heures mesurées aux instruments rudimentaires : astrolabes ou autres tubes de visée. Bientôt, conserver l’heure devint un besoin ; les instruments apparaissent. Ce sont d’abord des vases percés de trous, s’emplissant avec lenteur de l’eau dans laquelle ils flottent, des cierges gradués, des sabliers, des gnomons et autres cadrans solaires, des disques, des anneaux astronomiques, etc.. , etc... Douze siècles avant notre ère, les Chinois avaient conçu la gnomoaique. A Athènes, le premier cadran solaire fut placé vers l’an 434 avant. J.-C. ; à Rome, vers l’an 28O avant l’ère chrétienne. Entre temps, l’usage des clepsydres, originaires des plaines de Chaldée, s’implante ; elles apparaissent en Egypte, où Ctésibius en fait des horloges à eau à rouages capables de marcher un an. Platon les introduisit en Grèce et Scipion Nasica à Rome. Avec César, elles envahissent l’Occident. La plus ancienne horloge de la Gaule est celle de la cathédrale de Lyon, au Vème siècle. Le moyen âge les perfectionna avec art. Aux horloges à eau, succédèrent les horloges à poids, dont l’origine remonte au XIIème siècle. Citons celles Westminster Hall, établie en 1288 ; de Bologne, en 1356 ; de Charles V, à Paris, en 1364 ; de Strasbourg, en 1368. Le mouvement de ces horloges n’était pas régulier ; il fallait, matin et soir, modifier la longueur du balancier pour arriver à fractionner le jour et la nuit en 12 parties égales. En 1612, Sanctorius imagina de faire compter les oscillations par le pendule lui-même en le fixant à un rouage. Galilée le perfectionna eu 1644 et en 1658 Huygens restitua au pendule la force perdue, au moyen de l’échappement à roue verticale et l’on eut, depuis, de véritables horloges qui furent perfectionnées de plus en plus jusqu’à obtenir nos instruments si précis. Entre temps, Coudroy inventa la montre, en 1604, que Hookes perfectionna en 1674 par l’adjonction du ressort spiral et, en 1726, Harrisson construisit le premier chronomètre.

Le problème de la mesure du temps se présente à nous sous deux faces bien distinctes : la détermination de l’heure et celle de sa conservation. Nous avons expliqué (voir rotation) en quoi consistait le jour sidéral qui est l’intervalle de temps qui sépare deux passages successifs de la même étoile au même méridien. Pour mesurer le temps, les savants modernes se basent sur ce phénomène qui est la base fondamentale de la mesure du temps astronomique. Pour les besoins de la vie civile, c’est le Soleil qui règle l’emploi du temps et sa révolution diurne apparente sert de mesure. Nous appelons donc jour l’intervalle séparant deux midi consécutifs. Cette période a été partagée en 24 parties. Mais il y a lieu de distinguer entre le jour solaire vrai et le jour solaire moyen (jour solaire civil).

Le jour solaire vrai se compte sur le Soleil réel. Il commence pour un lieu déterminé à midi au moment ou le Soleil passe au méridien (voir ce mot) du lieu d’observation. Et. il se compte d’un midi au midi suivant. Le Soleil se déplace au milieu des étoiles et sa marche est assez illégale ; deux circonstances : variabilité de sa vitesse apparente sur l’écliptique et obliquité de la route écliptique par rapport à l’axe de rotation de la sphère céleste font que le jour solaire est plus long que le jour sidéral. Le jour solaire vrai ne peut donc être choisi pour unité dans la mesure précise du temps : la qualité d’une unité étant précisément sa constance. Pour tourner la difficulté, on a imaginé un Soleil hypothétique appelé : Soleil moyen qui, participant à tous les mouvements diurnes apparents du ciel, marche sur l’Equateur d’un mouvement uniforme vers l’Est de 0 degré 59 minutes, 8 secondes 3 par jour (vitesse angulaire). Le midi de ce soleil ne diffère jamais beaucoup de celui donné par le Soleil vrai et le temps déterminé ainsi est dit temps moyen, c’est lui qui règle le temps civil. Les astronomes ont construit des tables permettant de calculer jour par jour l’écart de deux Soleils. Ces tables donnent les équations des temps, c’est-à-dire les temps à ajouter ou à retrancher des temps vrais pour avoir les temps moyens ou réciproquent. Sans donner plus de développement à ces questions théoriques nous dirons que l’on peut considérer trois espèces de temps et, par conséquent, trois espèces d’heures :

  1. l’heure sidérale, régulière et donnée par la marche des étoiles ;

  2. l’heure moyenne, également régulière et donnée par la marche hypothétique du soleil moyen et, enfin,

  3. l’heure solaire vraie qui est un peu inégale et donnée par la marche du soleil réel.

Nous ne pouvons, sans dépasser les limites de cet article, nous attarder à expliquer la détermination exacte de l’heure (opération d’astronomie pure) ni expliquer tous les modes de transmission. Nous nous bornerons à dire que cette détermination se fait en notant l’heure marquée par une horloge perfectionnée au moment où se produit un phénomène astronomique déterminé dont l’heure exacte a été calculée d’avance avec une grande précision. Le mouvement diurne des étoiles est le phénomène généralement choisi pour cette détermination. Il nous donne l’heure sidérale qu’une relation très simple permet de convertir en heure civile sur laquelle nous nous basons pour les usages de la vie courante. Et il répond aux conditions demandées pour obtenir une unité précise de mesure, étant donné qu’il s’accomplit dans des conditions strictement semblables. L’exactitude à laquelle on est arrivé est telle qu’une horloge d’observation peut donner l’heure à 1/10 » de seconde près, maintenu pendant plusieurs jours et donnant à peine un écart d’une seconde par mois.

Ch. ALEXANDRE.

BIBLIOGRAPHIE : A. Berget : Le ciel ; Dr Foerster : Cosmographie ; Dr Neuberger : Utilisation des forces naturelles ; Vau de Vyver : Mesure du temps ; Guyau : Génèse de l’idée du temps ; Goutres : L’heure de précision.

TEMPS (MODERNES)

On appelle ainsi les temps nouveaux qui ont succédé au moyen âge (voir ce mot), et se continuent aujourd’hui.

L’histoire fait commencer ces temps à la Renaissance et, pour donner une date à ce commencement, à la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453. En fait, la Renaissance fut une longue époque amenée par une autre encore plus longue, celle de la pré-renaissance qui changea peu à peu le moyen âge dont elle fit partie. La prise de Constantinople fut l’épisode terminal de la débâcle féodale, dans l’entreprise des croisades commencées deux siècles et demi avant par l’Occident catholique romain contre l’Orient. Mais il n’y eut pas plus de solution de continuité entre le moyen âge et les temps modernes qu’il n’y en avait eu entre l’antiquité et le moyen âge. Il y eut une longue évolution qui changea le monde européen entre le XIème siècle et le XVème.

La prise de Constantinople eut surtout un caractère symbolique, comme aboutissement de cette évolution et départ d’une nouvelle étape humaine. Elle marqua la fin de l’hégémonie spirituelle du catholicisme médiéval par le retour à l’esprit de tolérance perdu par le monde occidental depuis l’établissement du christianisme. Elle fut le « signe » de cet esprit qui annonçait :

« La réconciliation du genre humain, l’adoption même des proscrits, des maudits, des Turcs, des juifs, des tribus sauvages, etc., dans lesquels l’humanité européenne reconnaîtrait ses frères. » (Michelet)

Grâce à cet esprit, la fermentation de pensée qui travaillait l’Occident comme en vase clos depuis plusieurs siècles, ferait éclater la voûte ténébreuse du fanatisme et de la terreur pour se répandre plus librement. On verrait alors, à défaut de la paix définitive et de la fraternité universelle, des rois et des peuples appelés « très chrétiens », avoir des rapports cordiaux avec les « infidèles » et même s’allier avec eux contre l’Eglise. On verrait, en même temps, l’imprimerie répandre à l’infini la science tenue jusque-là pour hérétique. Inventée, disait-on en Allemagne, par un enchanteur, le docteur Faust, l’imprimerie dresserait la science contre la foi, porterait dans les esprits la révolte pour l’obtention d’une félicité terrestre plus positive que les chimériques promesses du ciel. Vésale et Ambroise Paré feraient entrer, dans les Facultés, l’anatomie et la chirurgie. Zacharie Jansen inventerait le microscope révélateur du monde des infiniment petits, en attendant le télescope de Newton qui rapprocherait la terre des autres grands mondes. Le « langage du diable », le grec, serait enseigné au Collège de France, ainsi que l’hébreu, l’arabe, le syriaque, la philosophie, le droit, les mathématiques, la médecine. L’hérésie s’installerait dans les palais des monarques et les conseils des nations comme dans les chaires des Universités.

Un autre événement, encore plus important et non moins symbolique que l’arrivée des Turcs en Europe, fut le premier voyage de circumnavigation du monde de 1519 à 1522, voyage qu’Elisée Reclus a appelé « l’événement capital de l’ère nouvelle, la date par excellence qui sépara les temps anciens de la période moderne ». Il fut alors démontré que la terre n’était pas plate, qu’elle n’était pas un radeau flottant sur la mer, mais qu’elle était ronde et que, malgré les décrets du pape, elle tournait autour du soleil. L’homme allait acquérir la connaissance scientifique du monde et de l’univers, il deviendrait véritablement la conscience de la nature, il se dépouillerait de son ignorance générale et des superstitions maléfiquement employées contre lui, il redeviendrait créateur de l’humain comme il l’avait été dans l’antiquité. Il se remettrait, avec la Renaissance, à sculpter sa propre statue. Il ne connaitrait plus cette humilité qu’une scolastique perfide avait fait peser sur lui. La « volupté mystique » de la soumission, de l’anéantissement de l’être sous une volonté supérieure, ne serait plus qu’un cas pathologique et une façon de snobisme. L’homme ne se soumettrait plus que la rage au cœur, en gardant l’espérance tenace d’une liberté trop longtemps ignorée ou repoussée comme coupable. Bravant le bûcher de son ami Dolet, Rabelais écrirait audacieusement, dans une œuvre débordante de toute la vie, de toute la joie, de toute la foi humaine étouffées par douze siècles d’envoûtement de douleur, de désespérance :

« Les dieux ont peur ! »

Il inaugurerait cet esprit moderne qui croirait, contre le moyen âge et pour l’épanouissement d’un optimisme infini sans lequel la vie ne mériterait pas d’être vécue :

« Que l’homme est bon, que loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le coeur, l’esprit, le corps. » (Michelet)

Enfin, un Ulrich von Hutten, malgré les persécutions et les misères qui s’abattraient sur lui, saluerait la nouvelle aurore par ce cri :

« O siècle, ô belles lettres ! il plait de vivre quoiqu’il ne plaise pas encore de se reposer ! »

Mais tout cela était trop beau. En même temps que la science et la tolérance se répandaient de l’Orient sur l’Europe, la Bête médiévale, prenant un nouvel aspect, se redressait à l’autre confin, en Espagne et en Portugal pour la suprême résistance d’une inquisition exaspérée, arrivée au délire. Par l’exagération de son infamie, elle provoqua d’abord contre elle une réaction. En chassant les Juifs d’Espagne et du Portugal dans des conditions d’inhumanité inouïe, elle les fit se répandre en Italie et, en particulier, dans le Nord de l’Europe où ils apportèrent la plus active contribution aux idées préparatrices de la Réforme. Mais son règne n’était pas fini, la Bête, changeant de peau, allait prendre d’autres formes pour dominer, celles de la politique qui passerait avant la religion.

Le passage du moyen âge aux temps modernes n’en marqua pas moins l’effondrement de l’absolutisme religieux pesant sur les âmes. Il fut aussi dans un autre effondrement plus important parce qu’il eut des raisons et des conséquences économiques et techniques, plus que politiques et morales. Ce fut celui de la société féodale et de sa chevalerie bardée de fer que culbutèrent l’argent et le canon. La mystique médiévale, celle des moines et des chevaliers, ne fut plus que sujet de littérature, occupation d’enlumineurs de manuscrits, devant les préoccupations que des besoins différents apportèrent dans les relations humaines. Une nouvelle mystique, plus positive, fut en formation, celle de l’argent. Elle se masquerait fallacieusement de droit, le droit des gens, le droit des peuples. Elle prendrait des airs démocratiques pour mieux servir la plus fausse des aristocraties. Michelet a dit :

« Les trois grandes choses modernes apparaissaient : bureaucratie, diplomatie et banque – l’usurier, le commis, l’espion. »

Mais, a-t-il ajouté, ce n’était pas « franc et net ». La « détestable hypocrisie moderne » se montrait dans « l’effort d’accorder l’ancien et le nouveau, de coudre et de saveter la rapacité financière de férocité fanatique ! » Ainsi se dissimuleraient, sous de nouvelles sophistications, les monstrueux appétits qui provoqueraient et conduiraient les guerres de religion, et, même après la Révolution française les brigandages coloniaux et les boucheries internationales qu’on appellerait « guerre du Droit et de la Civilisation ». Anatole France pourrait conclure :

« On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels !... »

Une distinction formelle entre le moyen âge et les temps modernes serait d’autant plus arbitraire qu’elle ne vaudrait que pour l’Occident. Si sa soumission au catholicisme romain fit pour lui du moyen âge, une époque de ténèbres et, pire encore si l’on en croit l’historien Vico, un retour à la barbarie des temps les plus anciens, la résistance de l’Orient à cette soumission valut, au contraire, à celui-ci, une magnifique époque de lumière et de progrès dans toutes les sciences et dans tous les arts. L’Orient fut alors le foyer où s’entretint la culture grecque antique bannie par le catholicisme romain. C’est grâce à lui que l’Occident put la retrouver, quand les deux mondes se rapprochèrent à partir du VIIème siècle, grâce aux invasions arabes qui rétablirent la communication. Les relations devinrent plus nombreuses et plus régulières par suite des nécessités économiques. Il en sortit la pré-renaissance, qui fut la belle période du moyen âge occidental d’après l’an mil et prépara la Renaissance initiatrice des temps modernes.

  • Moyen âge : ignorance, fanatisme, servitude, douleur, mort.

  • Temps modernes : science, tolérance, liberté, joie, vie.

Le moyen âge avait courbé le front de l’homme sous la voûte romane. Les temps modernes lui apprirent à regarder le ciel en relevant la tête pour voir la flèche gothique.

Voila ce qui, schématiquement et symboliquement oppose les deux époques ; mais on comprend que dans les faits elles sont beaucoup moins tranchées. Ces faits sont bien plus complexes : ils semblent appliqués à déjouer les combinaisons de des faiseurs de systèmes, des constructeurs de « blocs », aussi dépourvus d’observation que de psychologie. C’est ainsi que le monde occidental n’a jamais connu un aussi beau temps de liberté, de prospérité et d’épanouissement populaire que dans les XIIème et XIIIème siècles ; or, ces deux siècles sont casés dans le « bloc » du moyen âge, tout comme les précédents qui furent le temps de la servitude, de la misère et de la douleur les plus sombres. D’autre part, les temps modernes, tout en produisant Luther, Voltaire, la Révolution française, la République, l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, l’aviation, la télégraphie avec et sans fil ,etc., n’ont pas cessé de brûler ou de massacrer, de condamner et de proscrire les hérétiques, ceux de la Raison d’Etat après ceux de la Déraison divine, d’exciter le fanatisme des partis politiques après celui des partis religieux, et d’entretenir l’esclavage des hommes « libres » après celui des hommes appelés « serfs ». Mais il y a quelque chose de changé dans le principe. La Raison d’Etat, la guerre, l’exploitation de l’homme sont considérés depuis les temps modernes comme des crimes, comme des hontes dont l’humanité doit se défaire ; elles ne sont plus vues comme des choses justes et parfaites qui doivent demeurer. L’homme du moyen âge ne savait pas et était impuissant contre son destin ; l’homme moderne sait, et la science lui a donné les moyens de changer son destin. S’il ne le fait pas, c’est qu’il ne le veut pas, c’est que sa science est sans conscience, comme l’était son ignorance. Les temps modernes ont fait la révolution politique ; ils n’ont pas fait la révolution morale, celle qui supprimera l’exploitation de l’homme par l’homme et sans laquelle il ne peut être de véritable progrès humain. Ils ont décrété la Liberté, l’Egalité, la Fraternité ; ils n’en ont pas fait pénétrer la volonté dans les cerveaux et dans les cœurs.

Si le servage succéda à l’esclavage, si les serfs furent ensuite de plus en plus affranchis, si des chartes commencèrent à reconnaître le vilain « personne inviolable », et si l’Eglise voulut bien lui concéder une âme, ainsi qu’à la femme, c’est que la propriété foncière, base de l’économie féodale, fut de plus en plus menacée par la propriété mobilière et qu’il fut nécessaire, pour la soutenir, de retenir le vilain à la terre en lui faisant un sort meilleur ; ce ne fut nullement parce que l’Eglise et la royauté naissante furent plus humaines que les rudes barons féodaux. Elles opposèrent, elles aussi, une longue résistance, et elles ne cédèrent que parce que leur intérêt y fut directement engagé, la turbulence et le désordre féodaux devenant trop dangereux pour elles. De même la bourgeoisie, bien que sortant à peine du servage, ne favorisa l’émancipation du vilain que dans la mesure où elle l’aida à devenir une classe dominante, quand elle pourrait faire « sa » révolution.

C’est après l’an mil que les nécessités économiques devinrent irrésistibles au point de faire craquer l’armature féodale. Depuis toujours, l’homme attaché à la terre avait travaillé à sa conquête, à sa « colonisation » par le défrichement de la forêt de la lande, l’assèchement des marécages, la lutte contre les divagations fluviales, contre les animaux sauvages. Il l’avait poursuivie pendant des siècles, sourdement, péniblement, malgré l’opposition du maître, du seigneur. Elle porta ses fruits à partir du XIème siècle, dans le développement de l’agriculture et l’augmentation de la production naturelle. Les pâturages s’étendirent, les troupeaux se multiplièrent, l’élevage du gros bétail commença en grand. La charrue remplaça la houe et la bêche. On employa les engrais animaux. Les cultures se perfectionnèrent et de nouvelles furent adoptées. Les nécessités de l’industrie donnèrent plus d’importance aux cultures industrielles. L’Eglise et l’Etat furent les principaux bénéficiaires de ces améliorations dans leurs domaines de plus en plus considérables, mais elles favorisèrent aussi la propriété communale et la petite propriété privée qui se constitua en grignotant la propriété féodale. Les féodaux, poussés par des besoins d’argent, se mirent à émanciper leurs serfs contre finance, puis à vendre leurs terres qu’achetèrent le paysan libre et le bourgeois citadin. La propriété paysanne se forma et prospéra, donnant naissance à la bourgeoisie paysanne. Celle-ci devint puissante, surtout en Angleterre, faisant dire à Shakespeare :

« L’orteil du paysan touche de si près le talon du gentilhomme qu’il l’écorche. »

Mais, bien avant Shakespeare, le paysan avait participé énergiquement aux événements d’où sortit la Grande Charte de 1215 qui porta en germe la Révolution anglaise et fit de l’Angleterre le premier pays constitutionnel, la préservant de cette royauté despotique qui sévit en France et dans presque toute l’Europe.

En France, il se forma des communautés paysannes dans le Nord, les Alpes, les Pyrénées. Dans plusieurs pays, ces communautés furent assez fortes pour prendre le pouvoir et le conserver durant de longues périodes. Partout elles entretinrent une agitation révolutionnaire qui aboutirait, un jour ou l’autre, à la libération paysanne. La Confédération Helvétique naquit du groupement de trois communautés paysannes. Les transformations de la propriété et du travail ruraux eurent ainsi, à côté de l’œuvre des communes urbaines, une grande part dans l’amélioration des conditions humaines et la prospérité qui en résulta du XIIème au XIVème siècle ; jusqu’à la Guerre de Cent ans.

Les communes urbaines, où se concentrèrent les initiatives et les forces populaires pour créer la plus intense et la plus remarquable vie collective, ont été le creuset où a été fondu le monde moderne. Elles donnèrent naissance à la bourgeoisie, elles grandirent et prospérèrent avec elle tant qu’elle demeura unie aux éléments populaires dans une communauté d’intérêts et de défense à laquelle tous apportaient leur effort. Les communes, expression essentielle de la vie collective, populaire et libre, déclinèrent et succombèrent quand la bourgeoisie se forma en caste privilégiée, quand l’esprit individualiste croupissant dans l’impuissance de l’aboulie médiévale et du parasitisme féodal, se communiqua à elle. Dans l’ivresse malsaine de son élévation sociale, elle s’y adapta pour sa dégradation morale. Digne et grande tant qu’elle fut peuple, elle fut ridicule et malfaisante quand elle voulut être gentilhomme. Devenue parasitaire et oppressive, elle détruisit elle-même l’œuvre que, productrice et libérale, elle avait édifiée.

Le commerce, plus que l’industrie, fit la prospérité des communes. Relations, même intérieures, et progrès industriel avaient été arrêtés pour plusieurs siècles par les invasions et le régime féodal. Les besoins du domaine seigneurial s’étaient limités aux ressources qu’il tirait de lui-même. L’extension de la vie hors de ce domaine créa des besoins nouveaux ; les échanges agricoles et industriels s’établirent. Les trafiquants, les marchands reparurent et, avec eux, revint la nécessité de l’argent qu’avaient supprimée les échanges en nature. L’époque carolingienne avait vu le rétablissement des relations commerciales avec l’Orient. Des marchands étrangers apportaient dans les foires et les lieux de pèlerinages des étoffes riches et des objets de luxe. La monnaie fut de plus en plus nécessaire pour les acheter. Le monde féodal avait commencé par la mépriser. Pour lui, le marchand était un voleur et la richesse mobilière était le produit de la rapine. Il oubliait l’origine de sa fortune terrienne. Lorsqu’il s’aperçut qu’il ne pourrait plus se passer de l’argent pour continuer à vivre en parasite social, il devint le plus avide et le plus cynique des voleurs et des usuriers. Il avait accablé les juifs, commerçants en métaux précieux et prêteurs d’argent ; il continua à les accabler hypocritement en devenant plus voleur et plus usurier qu’eux. De l’aveu de Gerson lui-même, les revenus de beaucoup d’églises furent les produits de l’usure.

La rareté de l’argent fit naître l’industrie financière et l’organisation du crédit. Les commerçants formèrent une classe de plus en plus forte appuyée sur les banquiers. Les besoins du commerce obligèrent l’industrie à sortir de l’atelier féodal, à améliorer sa technique, à produire davantage. De tout cela, les communes se fortifièrent. L’atelier seigneurial fut transporté dans les villes y attirant la main-d’œuvre rurale. L’artisanat s’organisa dans l’atelier familial. Bientôt, la multiplication des ateliers pour des métiers de plus en plus variés et distincts amènerait la création des corporations. Le grand commerce prit une vaste extension. Certaines communes, en Italie particulièrement furent des républiques de marchands. Dès le XIIIème siècle, des sociétés commerciales, nationales et internationales, se formèrent. Les chrétiens prirent place à côté des juifs dans ces grandes entreprises. Le numéraire étant toujours insuffisant, malgré l’exploitation intensive des gisements de métaux et l’augmentation des espèces métalliques, ils admirent alors la rémunération des capitaux, base de la future hégémonie capitaliste. On fit une législation qui la légitima, protégeant les prêts à intérêts. Ceux-ci varièrent à des taux de 4 à 175 %, suivant les besoins du commerce et des particuliers. Les contrats et toutes les formes d’association financière et de crédit se pratiquèrent. L’industrie bancaire acquit ainsi ses lettres de noblesse. C’est qu’on n’était pas loin du temps où les grands financiers tiendraient sous leur coupe non seulement les petits féodaux, mais aussi les papes et les rois.

L’Italie était, au XIIIe siècle, maîtresse du grand commerce. En 1292, elle avait seize établissements à Paris. Pendant deux cents ans, les Lombards domineraient le marché international. Florence comptait quatre-vingts grandes banques. Les banquiers italiens, les Ricciardi, Bardi, Perrazzi, Scali, étaient créanciers des papes. Des sociétés commerciales s’étaient fondées aussi dans le Nord de la France, la Flandre, la Rhénanie, l’Angleterre. Des ghildes et hanses s’étaient créées. Elles prospéraient par la multiplication des moyens de communication : routes, ponts, navigation fluviale avec ses ports, messageries, etc... La poste fonctionna en Italie dès le XIIème siècle, et au XIIIème en Allemagne.

Les banquiers détinrent bientôt tous les pouvoirs du monde, payant toutes les complicités, achetant toutes les protections. Un Philippe le Bel pouvait faire gifler et emprisonner un pape, mais il devait s’entendre avec les banquiers pour falsifier les monnaies. En 1340, un roi d’Angleterre leur devait 60 millions ; sa faillite dépendait de leur bon plaisir. Un Jacques-Coeur serait le grand argentier de Charles VII et lui permettrait de raffermir sa royauté qu’il serait incapable de défendre par lui-même contre la coalition féodale. Au XVIème siècle, la banque allemande supplanterait la banque italienne. Les Fugger d’Augsbourg feraient l’élection de Charles-Quint et seraient les receveurs du pape dans la friponnerie des indulgences. Ils mèneraient toute la politique du siècle. La défaite de François Ier, vaincu par la défection des banquiers italiens, ferait écrouler tous les grands espoirs apportés par la Renaissance et la Réforme. Ainsi s’imposa la nouvelle puissance de l’argent, intelligente, active, productrice de travail et de bien-être collectifs, véritable force démocratique tant qu’elle ne devint pas l’instrument de la plus détestable des féodalités. Mais elle ne tarda pas, pour le malheur des peuples, à donner naissance à ce patriarcat des bonhommes, des prudhommes, des honorés, des seigneurs de la ville, en attendant de se joindre aux nobles pour faire les honnêtes gens. Elle établit, à côté du parasitisme héréditaire des familles féodales, celui des familles bourgeoises dans les conseils des gouvernements, les charges municipales, la magistrature, etc... Elle érigea une caste aussi insolente et aussi tyrannique que la caste nobiliaire.

La navigation, abandonnée depuis les Romains, qui avaient renoncé aux explorations dans l’Atlantique et cessé les rapports entretenus avec l’Asie par l’Egypte antique, n’avait repris dans la Méditerranée qu’à partir du VIIIème siècle. Elle se développa à l’occasion des croisades. De grands navires furent construits. En 1292, Gênes, à elle seule, en avait deux cents, avec vingt cinq mille, marins, autant que tous les ports français réunis. Une législation maritime fut élaborée et l’on signa les premiers traités de commerce. La boussole, apportée par les Arabes, permit la navigation de haute mer aux « traverseurs des voies périlleuses » (Rabelais). Les marins méditerranéens se lancèrent dans l’Atlantique. Les Vénitiens allèrent jusqu’à Léchese, le port de Bruges. Venise, à qui les voyages de Marco Polo avaient fait retrouver les voies terrestres de l’Extrême Orient, fut la reine de la Méditerranée durant le moyen âge. L’affaiblissement de cette cité livrerait cette mer aux pirates barbaresques, pendant que les chrétiens iraient porter la piraterie dans les océans. Ils commencèrent par la côte africaine où les îles Madères, Açores, Canaries furent découvertes au XIVème siècle. Un siècle suffit pour qu’une « évangélisation bien conduite » fît disparaître totalement les indigènes Guanches des îles Canaries. Au XVème siècle, l’exploration de plus en plus avancée vers le sud faisait découvrir la route de l’Inde. En 1445, Diaz atteignait le Cap Vert. Un autre Diaz allait jusqu’à Santa Elena puis, dépassant l’extrême pointe africaine, jusqu’à Algoa, en 1487. Vasco de Gama doublait le Cap de Bonne Espérance en 1497 et atteignait Zanzibar. Guidé par des pilotes arabes, il abordait ensuite sur la côte de Malabar où il rencontrait des marchands vénitiens venus par les terres et par la mer Arabique. On se lançait à travers l’Atlantique vers une nouvelle découverte des Indes Occidentales dont la route, trouvée cinq cents ans avant par les Normands, avait été perdue. Christophe Colomb atteignait les îles Bahamas en 1492. Pendant dix ans il parcourait les Antilles et les côtes de l’Amérique Centrale, préoccupé surtout de rapporter ces richesses qui feraient l’émerveillement de l’Espagne et exciteraient les convoitises de tant d’aventuriers. En 1497, les Gabotto, dits Cabot, suivant la voie des anciens chasseurs de baleine et pêcheurs de morue, découvraient dans le Nord la terre ferme de l’Amérique, puis Terre-Neuve, la Nouvelle Ecosse, la Caroline du Nord. Les années suivantes, ils descendaient jusqu’aux Florides où étaient déjà les Espagnols. L’Amérique du Sud commençait à être visitée en 1499–1500, et les Portugais, établis au Brésil, se partageaient avec les Espagnols la possession des Amériques. Les découvertes d’Americo Vespuce, qui était un véritable explorateur et non un trafiquant, faisaient l’objet de communications écrites traduites dans toutes les langues d’Europe. En 1513, Nunez de Balboa allait jusqu’au Pacifique à travers les terres de Panama. On commençait alors l’exploration des côtes occidentales américaines, au nord, vers le Mexique, au sud vers le Pérou. Sébastien Cabot cherchait au nord du Labrador, la route de l’Asie. Enfin, en 1519, une flottille conduite par Magellan partait d’Espagne pour l’Atlantique sud ; elle passait dans le Pacifique et atteignait les îles Philippines. Magellan périt dans ce voyage. Son aventure et celle de ses compagnons, dont 13 seulement sur 235 revinrent au bout de trois ans, fut une extraordinaire odyssée que Pigafetta raconta en français.

Le développement du commerce rendait indispensable celui de l’industrie. Il fallait surtout des métaux. Dès le XIème siècle des sociétés minières furent fondées. L’industrie métallurgique, quoiqu’encore primitive et réduite au travail à la main, accrut considérablement sa production. Les petites forges s’établirent en grand nombre. Dans les industries de transformation, la meunerie bénéficia de la généralisation du moulin hydraulique. Les moulins à vent tournèrent à partir du XIIème siècle. Les industries et commerces de l’alimentation s’installèrent. Des centres de fabrication textile, d’ameublement, de décoration, se formèrent et s’étendirent sans cesse. Milan avait 60.000 tisseurs au XIIème siècle. Florence produisait, en 1336, pour soixante millions de francs de tissus de laine. On fabriquait des draperies dans les Pays-Bas, des toiles fines en France, des cotonnades un peu partout. Les Arabes avaient apporté en Europe les industries orientales : tapisserie, teinturerie, broderie, cuiraterie, verrerie, miroiterie, orfèvrerie, céramique, mosaïque, émaillerie, parcheminerie, etc. Des entreprises commerciales créèrent, au XIIIème siècle, la première grande industrie. Ce ne fut pas encore l’organisation de la manufacture. Les marchands faisaient travailler les artisans, leur fournissant la matière première et payant leur travail. Jusqu’au XVème siècle, les petits métiers libres prédominèrent et, avec eux, une entente cordiale entre le capital et le travail. Les fortunes industrielles étaient modestes, pas encore anonymes ; patrons et ouvriers se connaissaient, travaillaient ensemble et se confondaient dans les corporations.

On ne saurait trop insister sur la remarquable expansion communale du temps qui s’écoula entre la pré-Renaissance, aube des temps modernes, et la Renaissance, crépuscule du moyen âge, dans le chevauchement des deux époques. Prospérité économique et grandeur artistique, activité sociale, débordement de vie et d’enthousiasme : c’est de tout cela et de la tradition humaniste transmise par Dante et Pétrarque, de la renaissance arabe, de l’épanouissement gothique, que sortit la Renaissance occidentale révélatrice de l’individu, excitatrice de son effort personnel et de son sens critique, libératrice de son esprit et de sa conscience. Un Jean de Meung, au XIIIème siècle, ouvrait la voie à Rabelais, à La Boétie, à Montaigne, et ceux-ci, au XVIème siècle, l’ouvraient aux Encyclopédistes et à la Révolution de 1789. Jean de Flore sortant de l’église avec les fidèles pour achever sa messe sous les rayons du soleil, ramenait au culte de la libre nature l’homme écrasé sous les pierres et sous les dogmes. L’Eglise elle-même se ferait savante et artiste avec ses papes et ses évêques qui nieraient Dieu pour affirmer la Beauté. Comme l’a constaté H. Heine, le protestantisme s’est produit dans l’art comme dans la religion :

« Léon X, ce somptueux Médicis, était un protestant aussi zélé que Luther ; de même qu’à Wittenberg on protestait en prose latine, à. Rome on protestait en pierre, en couleurs et en octaves rimées. Les images de Michel-Ange, les figures de nymphes de Giulio Romano, la joie de vivre qui règne dans les vers de l’Arioste, n’est-ce pas là une opposition protestante au vieux, sombre et morose catholicisme ? La polémique que soutinrent les peintres de l’Italie contre le sacerdotisme exerça peut-être plus d’influence que celle des théologiens saxons. »

Dans le domaine politique, l’action des communes eut parfois des conséquences considérables. Ainsi, l’opposition des cités libres allemandes à l’influence de Rome permit aux empereurs de rompre leur vassalité à l’égard du pape. Francfort devint, à partir de 1356, la ville électorale des empereurs qui n’allèrent plus se faire couronner à Rome. Ce fut le grand événement politique qui précéda la Réforme. D’autre part, en 1302, la bourgeoisie avait remporté sur la féodalité, à Courtrai, sa première victoire par les armes, en battant l’armée du roi Philippe le Bel. La leçon servit à ce dernier qui sut habilement associer la fortune de sa monarchie à celle de la bourgeoisie. L’esprit de liberté inspiré des communes fut si fort dans tous les Pays-Bas que malgré les luttes épuisantes qu’ils eurent à soutenir pendant plus de trois siècles contre les royautés espagnoles et françaises soudoyées par l’Inquisition, ces pays demeurèrent la citadelle imprenable de la liberté de conscience en Europe. Louis XIV lui-même dut s’avouer vaincu par la Hollande.

Des millions d’hommes furent émancipés de l’esclavage et du servage par la révolution économique, intellectuelle et morale apportée par le mouvement communal. Les communes étaient les lieux de refuge de tous ceux qui leur offraient leurs bras en échange de la liberté. Un dixième de la population rurale augmenta ainsi celle des villes. Palerme eut 500.000 habitants au XIIème siècle. Florence et Venise en eurent déjà plus de 100.000. Paris en avait 100.000 au XIIème siècle et 240.000 à la fin du XIIIème. Dès 976, Venise fut une république libre. Milan fit quatre révolutions contre son archevêque de 987 à 1067. Une foule de cités s’émancipèrent du joug des hauts seigneurs. Marseille conquit en 1214 cette autonomie municipale qu’elle conserverait, sous l’administration de ses consuls, durant quatre siècles. Les riches cités du Languedoc excitèrent la convoitise des pillards féodaux et ecclésiastiques du Nord qui firent l’ignoble croisade des Albigeois. Pendant trois siècles, les communes, grandissant en puissance et en liberté, bouleversèrent l’étroite et mesquine économie féodale, préparant celle des temps modernes. Pendant ces trois siècles, avant que l’économie nouvelle eût imposé des servitudes et des abus aussi révoltants que ceux de l’ancienne, on vit le plus magnifique épanouissement de travail, de pensée et d’art qu’eût jamais produit la libre initiative populaire.

Les famines avaient régné à l’état endémique sur toute l’Europe, durant le moyen âge. En France, de 970 à 1100, elles avaient sévi pendant soixante ans. Au XIIIème siècle, la proportion se trouva réduite à 10%. La situation matérielle de la campagne fut alors aussi favorable qu’elle le serait au milieu du XIXème siècle. Les villages et les bourgs se multiplièrent. Il y en eut plus qu’aujourd’hui. Ils diminuèrent en nombre quand le pouvoir royal fit du paysan un nouveau paria qui dut venir à la ville ou se faire soldat pour pouvoir vivre. Le paysan et l’ouvrier connurent alors une liberté et un bien-être que des millions d’entre eux ne possèdent pas aujourd’hui. Les salaires ouvriers étaient, proportionnellement au coût de la vie, bien supérieurs. Un maçon, un charpentier, gagnant alors 2 fr. à 2 fr. 60 par jour, vivait dans une aisance matérielle que même des salaires de 30 à 40 francs ne procurent pas de nos jours. On payait alors un mouton 6 francs, un poulet 6 sous, un douzaine d’œufs 12 centimes, un kilo de beurre 45 centimes, un hectolitre de vin 5 francs ! Il est vrai que l’on n’avait pas le cinéma!... Mais l’on avait, pendant le tiers de l’année qui était des jours de fêtes, les réjouissances populaires auxquelles toute la population prenait part, et notamment les spectacles des mystères qui duraient plusieurs jours consécutifs. Alors, les gens se lavaient. Il y avait de nombreux établissements de bains publics, appelés étuves, et les maisons privées avaient leurs cuves à baigner, ce que 1’on ne vit plus à partir du temps d’Henri IV où les honnêtes gens, les gens riches et de cour, donnèrent l’exemple de la saleté de corps la plus puante. Au XIIIème siècle, le paysan, et aussi l’ouvrier, pouvaient mettre la « poule au pot ». On disait alors qu’il mourait plus de gens de trop manger et boire que des maux de la faim. Aussi l’activité et l’initiative ouvrière étaient-elles stimulées. C’est à elles, uniquement, à l’invention de simples artisans, que furent dues une foule de transformations techniques dont les bénéfices seraient accaparés par les privilégiés industriels aux dépens du prolétariat. Dans plusieurs villes, la démocratie ouvrière partageait le pouvoir avec les nobles et les bourgeois. Les cités étaient des foyers de culture scientifique et littéraire autant que de production industrielle. Chaque ville avait ses artistes qui donnaient à ses monuments, à ses œuvres d’art, un caractère original propre à la cité. Sa substance intellectuelle n’était pas pompée, comme aujourd’hui, par des capitales tentaculaires où se fabriquent dans des Académies une pensée, une science, un art interchangeables qu’elles répandent ensuite dans les provinces bêtifiées par une centralisation idiote et criminelle ayant pour but d’unifier les cerveaux comme les monnaies et les poids et mesures!... Un véritable esprit de solidarité sociale se manifestait dans le goût du travail, le besoin de s’instruire, de défense collective contre les dangers, notamment contre les maladies contagieuses par l’installation d’hôpitaux, de léproseries, de lazarets. On recherchait un plus grand bien-être pour tous dans une communauté d’effort et de sentiment qui faisait de la cité une grande famille. Cette situation fut générale. Elle s’étendit dans l’Europe Centrale et dans celle du Nord jusqu’en Russie. Le monde occidental connut ainsi, dans des étapes diversement distribuées, plusieurs siècles de vraie prospérité et de douceur de vivre.

Cela cessa à partir du XIVème siècle pour les pays les plus avancés comme l’Italie et la France, du XVIème pour l’Espagne, quand elle eut chassé les Maures et les Juifs, du XVIIème pour l’Allemagne, avec la guerre de Trente Ans. En Italie, les villes n’ayant pas assez d’être attaquées par des envahisseurs étrangers, se firent aussi la guerre entre elles. Dès le commencement du XIIIème siècle, elles se divisèrent en Guelfes impériaux et en Gibelins papistes. A partir du XVème siècle, les invasions espagnoles et françaises précipitèrent la décadence de ce pays. En Espagne, le pays vidé des éléments étrangers actifs et productifs devint la terre de la fainéantise opulente des « hidalgos » et de celle crasseuse des moines et des « mendigos ». En France, au XIVème siècle, la guerre appelée de Cent Ans amena le déclin. La guerre anglaise durait depuis déjà deux siècles avec des intermittences, sans que la prospérité communale en fût atteinte. Mais à partir de 1337, elle se fit plus désastreuse. Elle continua jusqu’en 1453, et les trêves qui se produisirent n’en furent pas pour le peuple livré à toutes les exactions de la soldatesque tant française qu’anglaise. Les grandes compagnies, formées de pillards, parcouraient le pays, rançonnant, tuant et incendiant. Les villages et les bourgs en souffrirent particulièrement. Le paysan devint de plus en plus incapable de se défendre. La ruine était dans les campagnes. Les famines se reproduisirent. Celle de 1418 fit périr, rien qu’à Paris, plus de 100.000 personnes. Les loups vinrent dévorer jusqu’en pleine ville les cadavres qu’on n’enterrait plus. Les cités étaient livrées à la guerre civile et à tous les abus des factions qui y dominaient tour à tour.

Au milieu de tant de calamités, le peuple aspirait au repos et à l’ordre. Il crut les trouver en se tournant vers la royauté dont l’unité de gouvernement lui semblait devoir amener la paix. Il ne fit que choisir parmi les loups féodaux celui qui aurait les plus longues dents et lui apporterait l’unification de la servitude. Contre le libre fédéralisme producteur de richesse et de bien-être pour tous, la royauté établirait la puissance de l’Etat, pieuvre de plus en plus monstrueuse et avide dont les tentacules s’étendraient pour tout broyer, tout dissoudre dans son uniformisation, même après que la royauté serait renversée. Elle rendrait invincibles « le coffre, la caisse et le comptoir où s’assoierait l’éternel croupion qu’on appelle Bureaucratie » (Michelet), et qui l’écraserait elle-même pour dire ensuite :

« Le Roi, c’est moi ! »

Ces rois, « qui en mille ans ont fait la France », comme disent les bourreurs de crânes royalistes, n’étaient encore, à la fin de la guerre de Cent Ans, que les seigneurs du duché de France à côté d’autres plus puissants et n’occupaient que « la place qu’on voulait bien leur laisser » (Larousse). Jusque là, même dans leur duché, ces seigneurs avaient dû partager le pouvoir avec des évêques qui étaient ducs et comtes comme eux. Pendant tout le moyen âge leur souveraineté avait été à la merci des guerres féodales. Ces guerres n’avaient eu d’ailleurs pas d’autres causes que des rivalités particulières, des querelles de familles auxquelles toutes questions nationales et françaises, au sens où l’on entend aujourd’hui ces mots, étaient complètement étrangères. C’est ainsi que l’origine de la guerre de Cent Ans fut, bien avant 1337, dans les compétitions nées du divorce de Louis VII de France dont la femme, Eléonore d’Aquitaine, se remaria, en 1157 avec le duc d’Anjou, Henri Plantagenet, devenu peu après roi d’Angleterre, et qui voulut, ainsi que ses successeurs, être roi de France. Voilà à quoi tinrent trois cents ans de guerres qui aboutirent à l’établissement de la monarchie absolue et à la fin de la grandeur communale. Dans ces guerres, les Anglais eurent pour alliés la plupart des féodaux de France et, plusieurs fois, les ducs de France furent battus, mis en fuite ou faits prisonniers et menacés de perdre leur domaine. Les Bourguignons furent les arbitres de la situation dans la dernière période et, avec leur aide, les Anglais furent chassés de France. Mais ce résultat fut dû surtout à l’esprit national qui se manifesta dans le peuple et dont Jeanne d’Arc fut la personnification. Sans cet esprit qui produisit une levée des masses populaires contre la barbarie féodale de plus en plus périmée, la France serait très probablement devenue anglaise et les ducs de France, s’ils n’avaient pas disparu, auraient été des vassaux du roi d’Angleterre.

C’est l’esprit national, soulevé dans le peuple contre les abus féodaux que les ducs de France n’étaient pas les derniers à commettre, qui a fait « l’unité française » et non, comme on le raconte encore trop complaisamment, une royauté inspirée de Dieu qui lui communiquait les lumières de son Saint-Esprit par la cérémonie du sacre, effectuée depuis Clovis avec l’huile de la sainte ampoule apportée du ciel par un ange!... C’est avec de pareilles sornettes qu’on a imposé aux foules la crainte et le respect d’un pouvoir monarchique qui n’eut jamais d’autre souci, dans la sainteté de sa mission, que d’exploiter leur ignorance et leur stupidité. L’unité française n’a même pas été le produit d’un état de conscience du peuple ; elle a été uniquement formée au développement de ce phénomène de biologie sociale qui fait les groupements naturels d’affinités et les étend peu à peu de la tribu à la province et à la nation. Elle n’a nullement été la création, suivant un plan supérieurement conçu et admirablement conduit qu’on veut attribuer au pouvoir royal, alors que ce pouvoir ne pouvait, par son principe féodal, que lui être hostile et ne cesserait pas de l’être. Mais on a confondu machiavéliquement l’unité française avec l’unité monarchique. Celle-ci a montré ce qu’elle était, anti-française lorsque c’était son intérêt, notamment pendant et après la Révolution , en entretenant la guerre civile dans le pays avec le concours de l’étranger et en reconstituant la royauté grâce à l’invasion de 1815 et contre les vœux de la nation.

Le phénomène biologique qui a produit l’unité française et s’est développé uniquement dans les masses populaires, avait commencé par la séparation, la clarification, si l’on peut dire, ethnique et linguistique des éléments gallo-francs et germaniques arbitrairement réunis dans l’empire de Charlemagne. Cette séparation se fit en 843, par le traité de Verdun qui partagea l’empire. L’opposition féodale fut alors constituée contre l’unité française par les seigneurs de Lorraine, d’Alsace, de Bourgogne, de Provence qui, pendant longtemps, ne voulurent reconnaître d’autre suzerain que l’empereur d’Allemagne. Le mouvement des communes fut l’aspect le plus caractéristique de l’évolution biologique en incessante réalisation. C’est lui, en réalité, qui produisit la royauté, lorsque les communes cherchèrent l’appui dont elles avaient besoin pour assurer leur sécurité et la continuité de leur développement. C’est lui qui fut trahi par la royauté quand elle se fut agrégé la bourgeoisie contre le peuple. Au commencement du XIIème siècle, un Louis VI dit le Gros sut s’allier les communes dans sa longue lutte contre ses adversaires féodaux. Les ducs de France qui commencèrent à faire figure de rois dans l’histoire, les Philippe Auguste, Louis IX, Philippe le Bel, ne tirèrent l’illustration de ce qu’on a appelé leurs « règnes » que de la même alliance, à la belle époque de prospérité et de liberté communales des XIIème et XIIIème siècles. La victoire de Philippe Auguste à Bouvines, en 1214, victoire qu’il ne dut qu’au concours des milices communales et dont on a dit, pour exalter la royauté, qu’elle a fait l’unité française, n’ a pas empêché que cette unité s’est trouvée aussi inexistante après qu’avant et, jusqu’à la fin de la guerre de Cent Ans, c’est-à-dire deux siècles et demi après. Le rédacteur du Nouveau Larousse Illustré, a cru rendre hommage à Louis IX, dit Saint-Louis, en écrivant qu’il :

« Égala en majesté les empereurs de Rome, en sainteté le pape, les évêques et les ascètes. »

Ce sont là trop d’honneur et, surtout, trop d’indignité pour un roi, pauvre cagot fanatisé et exploité par l’Eglise. Philippe le Bel aurait certainement succombé dans sa lutte contre la papauté s’il n’avait eu l’appui de la bourgeoisie. Il fit appel pour la guerre aux milices communales ; des marchands, des financiers furent ses ministres, ses officiers, ses magistrats. Ce fut le temps où la bourgeoisie forma le Tiers-Etat et prit place aux Etats généraux, ceux de 1302. C’est là une autre date caractéristique de la formation des temps modernes. Quoiqu’à un rang inférieur, et à genoux, la bourgeoisie participait aux assemblées de la noblesse et du clergé, consommant officiellement sa séparation d’avec le peuple des vilains.

Il est non moins caractéristique de souligner que la théorie du pouvoir monarchiste absolu fut d’origine bourgeoise. Ce sont les légistes de Philippe le Bel qui ont eu l’idée de voir dans la royauté la « loi vivante » par opposition à la loi féodale, et dans le roi l’incarnation de l’Etat centralisateur contre les divisions de la féodalité. Ils ont ajouté ainsi une consécration civile à celle religieuse du sacre royal. Ils y mirent plus de zèle et de complaisance que la noblesse féodale, car celle-ci poursuivit encore pendant trois cents ans la lutte la plus ardente contre la royauté. Elle ne s’apaisa qu’en se laissant domestiquer. Jusque là, après Philippe le Bel, la théorie de la monarchie absolue subit une longue éclipse, durant la guerre de Cent Ans, puis pendant les guerres de religion. Elle fut si peu celle des factions politiques et religieuses que le régicide fut ouvertement prêché et pratiqué en France et dans toute l’Europe.

On peut dire qu’il n’y eut de véritable unité française qu’à partir du règne de Louis XI, lorsqu’il eut vaincu Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Le domaine royal se composa alors des deux tiers de la France actuelle ; il avait encore à se compléter, soit par adhésion volontaire, soit par conquête, des provinces de Flandre, Artois, Bretagne, Orléanais, Bourbonnais, Lorraine, Alsace, Franche-Comté, Roussillon. Le pouvoir royal absolu, s’établit à partir d’Henri IV, tout au moins sur la nation sinon sur les partis politiques. Louis XIII et Richelieu réduisirent ces partis et, après la Fronde, dernière convulsion de la féodalité, tous furent entièrement soumis à Louis XIV, qui put dire :

« L’Etat, c’est moi ! »

Toute autonomie municipale disparut, les seigneurs devinrent les courtisans de Versailles ou se firent oublier dans leurs gentilhommières. Il n’y eut plus d’Etats Généraux contrôleurs du roi, les Parlements furent les exécuteurs de ses volontés, il fut le maître des biens, des personnes, des consciences. La royauté divinisée trouva dans la noblesse les cadres de son armée et de ses domestiques de cour, jusqu’à ses porte-coton, dans la bourgeoisie ceux de son administration civile, dans le clergé ceux de sa gendarmerie spirituelle. La monarchie française avait fait un Concordat avec l’Eglise en 1516 ; celle-ci signa, en 1682, la déclaration gallicane de soumission à cette monarchie.

L’Eglise avait fort évolué depuis qu’elle avait dû renoncer à ses rêves d’hégémonie temporelle. La Réforme, en l’atteignant dans son hégémonie spirituelle l’obligea à modifier ses méthodes. Elle avait été la rivale de la royauté ; elle devint son alliée et le pouvoir absolu fut son œuvre. Ce sont les Jésuites qui l’ont faite, on petit dire le fer en main. Leur théorie faisait du christianisme la religion du pouvoir absolu qu’ils plaçaient au-dessus de la religion elle-même, et encore plus des hommes, même des rois dont ils feraient leurs instruments (De monarchia visibili Ecclesiœ. -1571). Dès Henri III, les rois eurent des confesseurs jésuites ; quand les Jésuites trouvèrent qu’Henri IV n’était pas assez docile à leur volonté, ils le firent assassiner. Dès 1522, avec leurs Exercitia, ils avaient commencé à forger les esprits. Ils surent s’adapter au monde ; avec eux l’Eglise brutale et rigide se fît insinuante et accommodante. Au protestantisme rigoriste, ils opposèrent un catholicisme libertin, permettant toutes les polissonneries pourvu qu’elles fussent accompagnées de restriction mentale, entretenant agréablement le péché par la pénitence. Les abbés de cour furent les pires corrupteurs de la société ; que risquait-on de pécher en compagnie de ces saints personnages, et d’être un coquin à l’exemple d’un Mazarin, d’un Alberoni, d’un Dubois ? Trente ans après la fondation de leur Ordre, les Jésuites s’étaient répandus sur tout le globe. Ils étaient les maîtres de l’Espagne dont ils menaient la politique partout où elle régnait. Ils sont ainsi responsables du massacre des 2.000 moines portugais qui s’opposèrent à Philippe II, de la Saint-Barthélemy et de la révocation de l’Edit de Nantes. Partout ils apportaient la trahison, la corruption, le crime et tuaient la liberté. Dès 1539, Charles Quint n’était plus qu’un être passif, perinde ac cadaver, entre leurs mains, et, un an après, le pape était contraint d’approuver leur institution. Ce sont eux qui fondèrent en France avec leurs complices, Diane de Poitiers, les Médicis et les Guise, le parti des honnêtes gens, gens de goût, gens distingués, gens bien pensants qui n’ont pas cessé depuis, de faire de l’hypocrisie une règle sociale et une vertu supérieurs. Ce fut le parti de Tartufe et de Bazile, le parti de toutes les réactions et de tous les coups d’Etat, le parti de tous les aventuriers par qui :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

Par les Jésuites, l’Eglise fut maîtresse absolue de l’enseignement à tous les degrés, jusqu’à la Révolution Française. Après, ils ont su revenir et s’imposer de nouveau jusqu’aux lois laïques de la IIIème République. Avant de faire le Deux Décembre, l’ancien carbonaro Louis-Napoléon eut bien soin de faire voter la loi Falloux. Tous les « honnêtes gens », tous les « amis de l’ordre » furent avec le « tas d’hommes perdus de dettes et de crimes » qui firent l’Empire. Et, aujourd’hui, on peut dire que les Jésuites sont toujours les maîtres du haut enseignement et de l’académisme, comme ils sont toujours les inspirateurs des réactionnaires et des prétoriens qui ont trouvé, depuis cent cinquante ans, chez tant de prétendus démocrates, républicains et révolutionnaires, de si malpropres et cyniques complicités. Si notre époque est toujours incapable de faire la véritable et intégrale révolution qui doit changer la face du monde, c’est parce qu’elle charrie encore dans son sang le virus que l’Eglise et les Jésuites en particulier lui ont inoculé, celui du respect de l’autorité, du culte de la force, de l’obéissance à tous les credos malfaisants : patrie, religion, propriété, argent, qui dressent l’homme contre sa liberté. On trouve toujours l’Eglise et les Jésuites derrière toutes les turpitudes sociales.

Voilà ce que la royauté absolue a apporté dans les temps modernes : la servitude économique, la trahison intellectuelle, la déchéance morale. Elle a aussi apporté autre chose, corollaire de tout cela : l’impérialisme des mégalomanes ivres de puissance et des peuples « stupidifiés » de sottise. L’impérialisme n’est pas une création moderne. Il fut romain dans l’antiquité. Mais les temps modernes, en le ressuscitant, ont répandu sur la terre entière cette lèpre que les Romains s’étaient bornés à faire régner en Europe et dans le bassin méditerranéen. Ce sont les Romains, dont la seule industrie fut de « faire la guerre et de spolier le vaincu » (E. F. Gautier), qui établirent dans le monde cet impérialisme que M. Carpocino a défini :

« La manière de penser et d’agir d’un peuple qui prétend se subordonner les autres. »

La guerre et le pillage devaient suffire à tous les besoins de l’Empire. Ce peuple, chez qui il n’y eut de bonne heure, comme travailleurs, que des esclaves étrangers, ne voulait plus payer d’impôts, escomptait les produits du pillage pour suffire aux nécessités publiques. Ces produits, fruits du travail des vaincus durant plusieurs siècles, furent vite dissipés, et Rome en fut réduite à retourner à l’économie primitive des échanges en nature qui serait celle du moyen âge. C’est le même esprit impérialiste féroce et aveugle, car il est incapable de voir et de réfléchir, qui a fait dire dans un monde de « vainqueurs » imbéciles conduit par des banqueroutiers : « l’Allemagne paiera ! », mais où ces « vainqueurs » ont payé et paieront encore plus eux-mêmes les turpitudes des malfaiteurs qui ont exploité leur sottise. Le bouleversement de l’Europe durant les invasions, le mélange des « barbares » et des « civilisés » dans les premiers temps de l’ère chrétienne, étouffèrent chez les peuples, sinon chez les individus, l’esprit impérialiste.

Pendant le moyen âge, on n’en vit la manifestation que chez les empereurs et dans leur entourage féodal dont la chevalerie ne trouvait à s’employer qu’à la guerre et au pillage. Un Charlemagne fut hanté par cet impérialisme quand il fonda le Saint Empire romain, devenu ensuite germanique, pour exercer au temps de Charles Quint une hégémonie universelle. Le soleil ne se couchait pas sur cet empire. Plus moderne mais plus néfaste fut l’impérialisme à partir du XVIIème siècle ; il emporta tous les rêves humanistes pour recommencer à infecter les peuples, après qu’un Louis XIV, le Roi-Soleil, le Jupiter chanté et peint par les flagorneurs du « Grand Siècle », eut donné l’exemple et répandu en Europe les effets d’une mégalomanie désordonnée. « L’orgueil national » commença à prendre chez les peuples, malgré les misères dont ils étaient accablés, les formes agressives, haineuses, d’une xénophobie étroite, boutiquière, bourgeoise, que les gouvernements s’appliqueraient à entretenir. La Révolution française, avec ses promesses de liberté et de fraternité universelles, ne parvint pas à enrayer cette mentalité. Au contraire. A la mégalomanie des rois elle substitua celle de la nation que Bonaparte sut si bien exploiter. Après avoir défendu la patrie au nom de la liberté, elle voulut conquérir celle des autres au nom de la même liberté. Elle sombra dans l’Empire qui lui enleva sa liberté et tua l’esprit révolutionnaire semé en Europe. La faillite démocratique générale de 1848 fut la conséquence des traités de 1815 ; elle ouvrit la porte à toutes les aventures de l’impérialisme contemporain : entreprises colonialistes, guerre de 1914, fascisme, hitlérisme, par lesquelles le banditisme capitaliste, arrivé à l’apogée de sa puissance et de son insanité, ne peut plus que se détruire lui-même dans la destruction de l’humanité.

A tous les parasites de haut rang, aristocrates, ecclésiastiques, bourgeois, qui vivaient de la misère du peuple, s’ajoutait la vermine des intendants royaux, des chats-fourrés, des percepteurs d’impôts, des gabelous, des routiers soldats affamés et pillards, de tous les hume-veines qui lui suçaient le sang et épuisaient la substance qui lui restait. Pressuré, volé, battu, il devait par surcroît être content, ce « au nom du roi ! ». Depuis l’établissement du pouvoir royal au XVème siècle, le peuple ne retrouva à aucune époque l’heureux temps du XIIème au XIVème. Plus la royauté grandit en puissance et en possibilités de faire le bien public, plus le pays fut dépouillé, appauvri par son insatiable parasitisme, et plus le peuple redevint malheureux, réduit au désespoir au point de tomber dans les campagnes à l’état de ces « animaux farouches » dépeints par La Bruyère, et dont le spectacle décontenançait les étrangers, frappés par son contraste avec la magnificence de Versailles. A côté de la situation des paysans, celle des ouvriers n’était pas plus brillante. La grande industrie avait commencé à s’établir, grâce aux améliorations techniques du travail ; les premières machines furent employées, les premières manufactures s’ouvrirent, mais tout cela pour aggraver la condition ouvrière au lieu de la faire meilleure. Les premières manifestations patronales furent une déclaration de guerre à l’ouvrier, l’affirmation d’une volonté d’exploitation impitoyable qui ne se démentirait à aucun moment, même pendant la Révolution, et aboutirait à la situation actuelle. Dès le temps d’Henri IV, les principes de la « loi d’airain », qui vole à l’ouvrier la plus value de son travail, et ne lui paie qu’un salaire le mettant dans l’impossibilité d’échapper un jour à l’esclavage prolétarien, furent formulés cyniquement par le patronat, sanctionnés par le pouvoir royal comme ils le seraient par la Révolution Française elle-même, et par tous les régimes qui lui succéderaient, même et surtout l’actuel qui menace les prolétaires de les mobiliser pour le travail comme pour l’abattoir patriotique !...

Avec la monarchie absolue commença, pour le peuple, ce qu’un annaliste du XVIème siècle appela « le temps de pleurs et de douleurs ». Dès le milieu de ce siècle, l’Europe fut un immense charnier. « Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots, paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France au temps d’Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV ?... » (Michelet) La pompe calamiteuse de Louis XIV élèverait pour ces « résidus » un temple avec un dôme d’or, afin que le fétichisme patriotique des foules imbéciles pût s’exalter en vue des futures boucheries. Dès 1550, toutes les royautés étaient financièrement ruinées. En France, en Espagne, en Allemagne, les peuples étaient épuisés. Les dettes d’Etat augmentèrent sans cesse. Pendant deux cent cinquante ans, toute la politique économique des rois fut, non pas de faire le bien-être des peuples, mais uniquement de rechercher des expédients pour éviter la banqueroute royale en les pressurant. Avec Louis XV, la royauté s’écroula dans « l’égoïsme répugnant de la basse crapule » (E. Reclus). Les illusions du peuple dans le « roi bien-aimé », le « bon tyran », tombèrent rapidement. Entre autres images satiriques de l’époque, l’enseigne des Cinq Tout de Dulaure dépeignait ainsi la situation :

« Le roi : je mange tout ;
Le noble : je pille tout ;
Le soldat : je défends tout ;
Le prêtre : j’absous tout ;
L’homme en blouse : je paie tout ! »

Tout cela amena la Révolution de 1789.

Nous nous arrêterons ici dans notre étude des temps modernes. Les cent cinquante années qui se sont écoulées depuis la Révolution jusqu’à nos jours ont été abondamment étudiées, sous tous leurs aspects, dans cet ouvrage. Nous renvoyons, pour notre contribution personnelle, aux mots : Elite, Liberté individuelle, Mufflisme, Opportunisme, Ouvriérisme, Papauté, Peuple, Politique, Presse, Propriété, Révoltes, Servage, etc...

Nous concluons. Le moyen âge fut le temps où l’homme meurtri par des conditions d’existence trop primitives et réduit à l’impuissance, s’abandonna au désespoir et à la mort. Les temps modernes sont les temps où l’homme découvrant le monde et ses possibilités d’une existence meilleure, a retrouvé l’espérance et la volonté de la vie. Au moyen âge, l’homme mourait de faim parce qu’il n’y avait pas assez de pain, il était ignorant parce qu’il n’y avait pas assez de science, il était malheureux parce qu’il n’avait pas les moyens de faire son bonheur. Aujourd’hui, il meurt encore de faim bien qu’il y ait trop de pain, il demeure ignorant bien que tous les champs de la science lui soient ouverts, il reste malheureux bien que tous les moyens de bonheur s’offrent à lui. L’homme n’a su devenir qu’un conducteur de machines compliquées, une machine lui-même ; il a su s’éclairer à l’électricité mais toujours dans un taudis ; il a trouvé la pâture intellectuelle et morale qui lui manquait, mais dans le journal abrutisseur et au cinéma. Il a une vie aussi misérable, une âme aussi désemparée que son ancêtre, qui taillait sa hache de silex, dont la caverne s’éclairait d’une torche résineuse, qui n’avait d’autres concerts que ceux des bêtes sauvages. Les temps modernes ont fait faillite à leurs promesses parce que leur magnifique idéologie n’est pas passée dans la pratique, que leur prodigieux progrès scientifique ne s’est pas accompagné d’un progrès moral parallèle. Science est restée sans conscience, comme au temps de Rabelais ; elle est restée sans justice, a constaté Langevin. L’homme est devenu une parfaite mécanique, il lui reste à trouver une parfaite conscience et la volonté de justice qui lui feront établir les temps nouveaux, où il y aura le pain, la science, la bonté et la beauté pour tous.

Edouard ROTHEN

TERRE

n. f. (Proviendrait du sanscrit « tars ».)

C’est le nom donné au sol sur lequel on marche ; c’est aussi celui de la planète habitée par l’homme, la troisième dans l’ordre des distances au soleil.

La terre est une des neuf planètes principales appartenant au système solaire et gravitant comme des compagnes autour du soleil. Quoiqu’elle soit la plus grosse des quatre planètes inférieures, elle n’est qu’un point dans l’immensité et un des plus petits astres parmi les innombrables mondes parsemant l’infini.

C’est un globe de forme sphérique entièrement isolé dans l’espace. Mais sa forme n’est pas parfaitement sphérique ; c’est un ellipsoïde de révolution aplati aux pôles et renflé à l’équateur. Cette forme lui a été imposée lors de sa formation, alors qu’étant à l’état pâteux, la force centrifuge développée par le mouvement de rotation a précipité les matériaux vers l’équateur. Son aplatissement peu marqué est de 1/2979. Son diamètre équatorial est de 12.756 kilomètres. Son diamètre polaire vaut 12.712 kms. La circonférence du globe passant par les pôles est de 40.008 kilomètres, tandis que sa circonférence équatoriale est égale à 40.076 kilomètres. Sa surface dont les trois-quarts sont occupés par les eaux est de 510.082.700 kilomètres carrés et son volume s’élève à 1.083.260 millions de kilomètres cubes. En disant qu’un kilomètre cube vaut 420 fois le volume de la grande pyramide d’Egypte, nous aurons une idée matérielle du volume de notre terre, tributaire du soleil 1.300.000 fois plus gros qu’elle. La terre est animée de treize mouvements différents. Parmi ceux-ci, deux ont des conséquences immédiatement sensibles à notre appréciation et doivent, de ce fait, retenir particulièrement notre attention. Le premier de ces mouvements est la rotation du globe sur lui-même. La terre étant sphérique, elle n’est, comme toute sphère illuminée par une sphère lumineuse, qu’à moitié éclairée par le soleil. Par suite de ce mouvement, chaque point de la surface terrestre passe donc alternativement dans la partie éclairée et dans la partie obscure, nous donnant ainsi la succession du jour et de la nuit. Ce mouvement de rotation s’accomplit en 23 heures 56 minutes 4 secondes 091 et s’effectue d’Occident en Orient. Il produit aussi le mouvement diurne apparent de la voûte céleste et donne la mesure constante du jour sidéral, base de la mesure du temps. Le second mouvement de la terre auquel nous devons nous arrêter est le mouvement de translation. La terre décrit annuellement autour du soleil une ellipse dont le centre de cet astre occupe un des foyers. Cette route elliptique qu’elle suit dans l’espace se nomme orbite et son rayon moyen est de 149.500.000 kilomètres. La terre parcourt son orbite d’Occident en Orient en 365 jours 6 heures 9 minutes 9 secondes 15, avec une vitesse variable dont la moyenne est 29 kilomètres par seconde et telle que le rayon qui joint la planète au soleil décrit des aires égales dans des temps égaux (deuxième loi de Kepler). Ajoutons que l’axe idéal autour duquel la terre effectue sa rotation est incliné par rapport au plan suivant lequel il circule autour du soleil. Cet axe fait un angle de 23° 27’ avec la verticale au plat de l’orbite. Cette inclinaison détermine les saisons et les inégales durées des jours aux diverses latitudes.

La densité moyenne des matériaux dont la terre est constituée est de 5,5, c’est-à-dire cinq fois et demi celle de l’eau. Elle va en croissant de la surface au centre ce qui porte à croire, quoique les matières qui composent les différentes parties de la croûte superficielle aient une densité voisine de 2,5, que la partie centrale de la terre se trouve constituée par des matières métalliques à l’état de fusion et soumises à des pressions énormes. Nous pouvons donc considérer notre planète comme une sphère de matières en fusion entourée d’une croûte solide dont l’épaisseur est d’environ 70 kilomètres. Cette épaisseur est proportionnellement moins grande que celle de la coquille d’un œuf par rapport au diamètre de celui-ci. Le plus étonnant est que cette fragile écorce ne soit pas plus bouleversée, plus secouée, qu’elle ne l’est par des séismes ou des éruptions volcaniques.

Notre globe est enveloppé d’une couche gazeuse dans laquelle nous sommes immergés et au fond de laquelle nous respirons et vivons. Cette couche gazeuse appelée l’atmosphère est composée de gaz (oxygène, azote, acide carbonique, hydrogène, argon, néon, krypton, xénon, hélium) et de vapeur d’eau qui s’élève constamment des océans, des lacs, des eaux courantes. C’est à cette atmosphère dont la hauteur effective est de 80 kilomètres environ que nous empruntons, par l’acte de la respiration, l’air qui nous fait vivre. C’est elle, qui n’étant pas absolument transparente, colore d’azur la voûte céleste et nous empêche de voir les étoiles en plein jour. Son rôle est considérable. C’est elle qui transporte l’eau nécessaire à la vie végétale et animale ; qui amène les nuages ; c’est dans son sein que se forment et se détruisent les orages, les tempêtes, les cyclones ; c’est à la circulation des masses gazeuses que nous devons tous les phénomènes de la vie depuis les splendeurs de l’aurore jusqu’à la fertilité des terres produisant la nourriture et la vêture de l’homme.

Notre planète vit encore d’une vie astrale que nous ne comprenons pas très bien. Des courants magnétiques et électriques à peu près parallèles et dirigés de l’est à l’ouest la parcourent sans cesse. Dus à l’action calorifique et magnétique du soleil, ces courants affolent l’aiguille aimantée et produisent divers phénomènes parmi lesquels il convient de citer les aurores polaires, les variations magnétiques et les orages magnétiques.

La terre est divisée en deux parties bien distinctes : le domaine des eaux et celui des terres émergées. Les terres occupent 136 millions et demi de kilomètres carrés et forment trois continents : l’ancien continent, le nouveau continent et le continent austral. Ceux-ci se divisent en cinq parties nommées « parties du monde » et qui sont : l’Europe, d’une étendue d’environ 10 millions de kilomètres carrés ; l’Asie occupant 44 millions de kilomètres carrés ; les deux Amériques ayant une surface de 42 millions de kilomètres carrés ; l’Afrique, s’étendant sur 30 millions de kilomètres carrés et l’Océanie se répartissant sur une étendue de 9 millions de kilomètres carrés.

L’écorce terrestre n’est pas lisse, elle présente un ensemble de creux et de saillies auxquelles on donne le nom de relief. Les saillies peuvent atteindre des altitudes considérables, le point culminant de la terre s’élevant à 8.840 mètres au-dessus du niveau de la mer (pic Everest) et les creux ont, dans leur plus grande profondeur reconnue, 9.636 mètres (mesurée dans le Pacifique entre les îles Mariannes et les Carolines). Les montagnes sont les parties les plus hautes du relief. Citons en Europe, les Alpes, les Pyrénées, les Karpathes, les Monts Caucase et Oural. En Afrique, mentionnons : l’Atlas, les monts Abyssins et le massif équatorial. En Asie, nous remarquons le Liban, le Taurus, le Pamir et l’Himalaya, la plus haute chaîne de montagnes de la terre. En Amérique, nous trouvons la chaîne des Cordillères et le massif des Andes. En Océanie, il convient de citer le massif de Bornéo celui de la Nouvelle-Zélande, les monts des îles Hawaï, les massifs de l’Australie. Malgré ces saillies énormes et ces creux profonds, notre globe est proportionnellement plus uni qu’une écorce d’orange ; à la vérité, il est aussi lisse qu’une boule de billard puisque ces hauteurs et ces profondeurs qui nous semblent énormes ne sont que la 1.500ème partie du diamètre terrestre.

L’effet produit par l’inclinaison de l’axe terrestre a fait partager la terre en cinq zones :

  1. La zone torride ou équatoriale, située de part et d’autre de l’Equateur jusqu’aux Tropiques, à 23° 27’ de latitude et qui comprend tous les points de la Terre où le Soleil passe au zénith à certains moments de l’année ;

  2. Les deux zones tempérées situées entre la zone tropicale et les zones glaciales ;

  3. Les deux zones glaciales tracées autour des pôles à la latitude de 66° 33’. La zone torride embrasse les 40/100èmes de la surface totale du globe ; les deux zones tempérées les 52/100èmes soit plus de la moitié de l’étendue de la planète et les deux zones glaciales les 8/100èmes. On conçoit que le climat, c’est-à-dire l’action combinée de la température, des vents, des pluies et du relief du sol diffère d’un point à l’autre de la terre. Dans la zone équatoriale où se trouvent les régions les moins influencées par le balancement de l’axe, la température est à peu près fixe et oscille autour de 25 degrés au-dessus de zéro pendant toute l’année. Dans les régions tempérées, zones les plus favorables à l’établissement et au développement de l’espèce humaine, la moyenne de la température est de 10 degrés pour les climats dits réguliers ou marins et de 15 degrés pour les climats appelés continentaux. Quant aux zones glaciales, régions inhospitalières où, pendant un court été de trois mois, le soleil réchauffe parcimonieusement un sol glacé, le thermomètre dépasse rarement 0 degré pour descendre, pendant les longs hivers, à 45 degrés sous 0 en moyenne !

Il convient de remarquer que les indications qui précèdent ne doivent pas être prises à la lettre : la température d’un même lieu pouvant présenter des variations excessives. Les écarts de température observés à la surface du globe peuvent être énormes. Ainsi on a noté, dans le Sahara, les températures de +51° à l’ombre et, dans le voisinage de la Mer Rouge, +56°. Le thermomètre à minima a, par contre, enregistré, à Verkhoïansk en Sibérie Orientale, en décembre 1893, une température de -71° ! Notons qu’il s’agit, ici, des températures extrêmes de l’atmosphère dans 1esquelles l’homme est appelé à vivre et que les dernières ne sont jamais accompagnées de vent, car, alors, nulle créature humaine ne résisterait à ces froids intenses.

Notre Terre est vieille, bien vieille. Elle a derrière elle un passé d’une durée telle que les évaluations de la Bible, concernant l’âge de la terre, ne méritent même plus une réfutation, tant ils sont en contradiction avec les acquisitions les plus récentes de la science moderne. A l’origine, notre planète était incluse, ainsi que les autres terres du système solaire, dans la nébuleuse originelle s’étendant bien au-delà de l’espace occupé par le système solaire tout entier. Formée de matière obscure et très dispersée, mais qui se condensa progressivement, la nébuleuse s’échauffa lentement et devint peu à peu lumineuse. Des condensations diverses, des mouvements tourbillonnaires la transformèrent en une seule sphère lenticulaire et la masse entière se mit à tourner avec une vitesse prodigieuse autour d’un axe idéal unique. Conformément aux lois de la force centrifuge, cette masse prit une forme sphéroïdale telle que celle de la terre, puis la région correspondant à la zone équatoriale s’est, à des époques successives, détachée en formant une série d’anneaux comparables à ceux de la planète Saturne ; anneaux continuant leur mouvement de rotation en s’éloignant de la masse dont ils sont issus. Chacun de ces anneaux finit par se briser et sa matière se concentra en un sphéroïde qui, tournant sur lui-même, accomplit un mouvement de translation autour de la masse centrale. Ainsi fut formée la Terre par la condensation lente d’un anneau gazeux détaché de la nébuleuse solaire. Ainsi condensée, échauffée par le choc incessant des matériaux qui la composent, la Terre brilla pendant des millénaires, soleil éblouissant dans la sombre nuit des espaces. De gazeuse, elle devint liquide, se couvrit de taches, puis une croute solide se forma qui subit des bouleversements et des cataclysmes formidables pour s’affermir enfin lentement et devenir apte à recevoir les eaux et se peupler d’êtres vivants. on divise l’histoire de la terre en quatre parties, à savoir :

  1. L’âge primaire, qui se compte à partir de l’époque à laquelle la Terre est devenue habitable. A l’âge primaire, l’écorce à peine refroidie est bouleversée par la surrection d’énormes chaines de montagnes ; de nombreux volcans s’allumèrent et une température élevée permit la croissance d’immenses forêts qui, fossilisées, sont devenues la houille que nous utilisons.

  2. A l’âge secondaire, qui lui succéda, des splendides conifères et des sauriens gigantesques firent leur apparition et atteignirent leurs pleins développements.

  3. La troisième époque, l’âge tertiaire, fut troublée par la surrection des chaînes de montagnes actuelles et un réveil intense du volcanisme.

  4. A l’âge quaternaire, la terre prit la forme qu’elle a encore actuellement et l’espèce humaine fit son apparition.

Diverses estimations, toutes concordantes, fixent l’âge de notre globe à près de deux milliards d’années. L’âge primaire paraît avoir occupé, à lui seul, les 75% du temps qui s’est écoulé depuis l’instant où la Terre est devenue habitable ; l’époque secondaire les 19% suivants ; l’époque tertiaire 6% seulement et l’époque quaternaire occupe à peine 1% dans l’échelle des temps.

Notre Terre est née, elle mourra ! D’abord elle est soumise à des causes continuelles de destructions, d’usure. L’eau de pluie, l’eau solide, le vent, l’action des vents et des organismes vivants tendent constamment à détruire le relief du sol et à transformer la Terre en une immense plaine nivelée. Quoique d’autres forces : soulèvement des continents, apports alluvionnaires des fleuves, îles coralliennes, essaient de reconstruire ce que les premières font disparaître, les forces destructives l’emportent et finiront par faire disparaitre le relief émergé de notre planète. Ensuite elle est condamnée à une mort inévitable, soit par l’absorption lente de ses éléments vitaux (air et eau), soit par l’extinction du Soleil. Il arrivera un jour où la Terre sera devenue un immense champ de glace qui tournera, tombe planétaire, autour d’un Soleil moribond, jusqu’au moment où le système solaire sera, tout entier, rayé du livre de la vie ! On évalue à six millions d’années le temps que doit encore durer notre globe avant de n’être plus qu’une immense tombe.

La vie de notre planète se manifeste par les plantes qui embellissent sa surface ; par les animaux qui la peuplent, par l’homme qui l’habite. La population de notre globe est évaluée à près de deux milliards d’individus, répartis sur toute la surface émergée. Parmi ceux-ci, il est des familles de peuples plus civilisées, plus cultivées que d’autres, mais toutes sont faites pour la liberté et cette liberté, hélas!, peu la comprennent et la désirent. Les barrières que les préjugés et les vues intéressées ont élevées entre les peuples et les hommes doivent disparaître et l’humanité tout entière doit, sans distinction de races, de nations et de religions, être considérée comme une immense famille de frères, comme un corps unique marchant vers le même but : le libre développement des forces morales. Elle doit coloniser la terre pour en faire un jardin d’Eden que les rêves de nos pères avaient placé au début de l’histoire humaine et qui se trouve, en réalité, dans le futur. Demain, les hommes, plus humains, plus fraternels, auront peut-être compris que leur bonheur est dans la fraternité et dans la liberté et cesseront de se haïr et de s’opprimer au nom d’une morale fausse autant qu’archaïque, de principes vénéneux échappés des âges d’ignorance et d’intelligence, pour construire un monde nouveau. Lorsque l’espèce humaine descendra dans le sommeil final, espérons que l’histoire des hommes ne sera pas qu’une page sanglante de luttes, de crimes et d’angoisses, ainsi qu’elle l’a été jusqu’à présent mais qu’elle comportera aussi le récit de lutte ardente mais noble, pour la conquête de l’indépendance matérielle, morale et intellectuelle pour tous les fils de la Terre.

Charles ALEXANDRE

TERRORISME

n. m.

La terreur est une crainte poussée à un très haut degré, une peur d’une intensité exceptionnellement grande. On appelle terrorisme le système de gouvernement qui s’appuie sur la terreur pour contraindre les membres d’une collectivité à l’obéissance. Mais c’est arbitrairement que l’on réserve ce terme à de très rares périodes de l’histoire. En réalité, la peur fut toujours, et demeure, à notre époque, le principal moyen d’action de l’Autorité.

« Avec raison, les anciens choisirent comme symboles du pouvoir suprême des instruments de supplice et de mort. Sans le gendarme, le geôlier et le bourreau, un chef d’Etat perdrait sa flamboyante auréole ; force et contrainte, voilà les attributs essentiels qui caractérisent l’autorité. Inopérantes seraient la pompe carnavalesque dont les souverains s’entourent, la superbe orgueilleuse de leurs discours, toute la mythologie profane ou sacrée dont s’enveloppe leur personne, si derrière ce somptueux décor l’on n’entrevoyait prisons, bagnes, guillotine, chaise électrique, corde pour la pendaison. A un degré moindre, ceci reste vrai de quiconque détient une parcelle d’autorité, même minime. Percepteur, douanier, garde champêtre ne sont obéis, dans l’exercice de leur fonction, que par crainte des peines qui frappent le récalcitrant. Pouvoir gouvernemental, puissance administrative, se ramènent à une question de force et reposent sur la peur. Toute infraction aux ordres des chefs, aux prescriptions du code, aux lois édictées par les parlements, entraîne des représailles ; la police, voilà l’institution fondamentale qui permet à l’Etat de subsister. » (En marge de l’Action)

Mais nous reconnaissons que la peur inspirée par les chefs comporte des degrés, qu’un gouvernement peut être plus ou moins tyrannique, plus ou moins respectueux de la vie et de l’indépendance des individus. Toutefois, même si l’on préfère, au point de vue historique, limiter le terrorisme gouvernemental à certaines époques particulièrement sanglantes, il faut reconnaître que les écrivains officiels font preuve d’une insigne partialité dans l’étude de ces époques tragiques. Chez nous, par exemple, ils racontent avec un grand luxe de détails les crimes de Robespierre et de ses partisans, mais parlent à peine des meurtres commis par les royalistes au début de la Restauration, ou de la répression qui suivit le coup d’Etat du 2 décembre 1851, ou encore du massacre des Communards, ordonné par le gouvernement de Thiers.

La Terreur Blanche débuta à Marseille, le 25 juin 1815, par le meurtre de 200 personnes. A Avignon, l’on égorgea 300 prisonniers ; à Nîmes, 150 individus furent mis à mort en moins de deux mois. Des bandes royalistes, comme celles desMiquelets ou des Verdets, parcoururent la, vallée du Rhône et le bassin de l’Aquitaine, incendiant les maisons, égorgeant leurs adversaires politiques avec des raffinements de cruauté. Et les autorités locales laissaient faire, quand elles n’encourageaient pas les assassins. Bientôt, d’ailleurs, les violences et les meurtres furent organisés d’une façon parfaitement, légale. Sous prétexte d’empêcher tout complot contre l’autorité royale, les Chambres votèrent des mesures draconiennes. « Il faut des fers, des bourreaux, des supplices, s’écriait le comte de la Bourdonnaye. La mort, la mort seule peut mettre fin à leurs complots. Ce ne sera qu’en jetant une salutaire terreur dans l’âme des rebelles que vous préviendrez leurs coupables projets ». Dans chaque département, une cour prévotale jugea sans appel les accusés politiques, et ses sentences impitoyables étaient exécutoires dans les 24 heures. Les victimes furent nombreuses, les peines de mort et de bannissement étant distribuées à profusion.

Après le coup d’Etat, exécuté au profit du président Louis-Napoléon dans la nuit du lundi, 1er au mardi 2 décembre 1851, coup d’Etat organisé sous la haute direction du franc-maçon Morny et qui, en fait, marqua la fin de !a Seconde République, un régime de terreur s’installa en France. Vainement, quelques braves dressèrent des barricades et, se firent tuer courageusement. Le 4, la troupe tira au hasard sur des femmes, des enfants, des citoyens inoffensifs qui se promenaient sur les grands boulevards de Paris. Un rapport officiel déclare qu’il y eut 26.800 arrestations ; en réalité, elles furent beaucoup plus nombreuses. L’état de siège fut proclamé dans 32 départements. Des commissions mixtes, composées du préfet, du procureur et d’un général, jugèrent les emprisonnés ; elles se montrèrent féroces. Le gouvernement reconnut qu’il avait déporté 9.581 personnes en Algérie et 239 en Guyane ; mais ces chiffres ne donnent qu’une faible idée de ce que fut la répression exercée par le président Louis-Napoléon. Devenu empereur, il continuera pendant de longues années à bâillonner complètement ses adversaires et à rendre impossible toute expression de la pensée indépendante.

Lorsque les troupes du gouvernement de Versailles pénétrèrent à Paris, le dimanche 21 mai 1871, après une héroïque résistance des Communards, elles commirent d’inqualifiables atrocités. Les soldats de Mac-Mahon, encouragés par l’ignoble Thiers, massacrèrent, sans nul souci de la justice ou de l’équité, quiconque leur semblait suspect. Un maire de Paris, qui n’était point du côté des rebelles, a déclaré :

« J’ai la conviction profonde que l’on a fusillé plus d’hommes qu’il n’y en avait derrière les barricades. »

Et les historiens bourgeois, dont la partialité est révoltante dès qu’il s’agit de la Commune, reconnaissent que 20.000 malheureux au moins furent sommairement exécutés par les Versaillais. Jusqu’en 1876, les conseils de guerre continuèrent de prononcer des milliers de condamnations à mort, au bagne, à la déportation. Et les assassins qui présidèrent à ces tueries occuperont longtemps les plus hautes charges de l’Etat. Ainsi, la Troisième République a débuté, tout comme la Restauration et le Second Empire, en installant un terrorisme de droite.

Aujourd’hui, la Terreur règne en maîtresse sur la plus grande partie de l’Europe : terreur rouge en Russie, terreur blanche en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, etc... L’installation d’une dictature marxiste en Russie provoqua, par contre-coup, une violente et durable réaction fasciste dans de nombreux pays. Après une tentative de révolution bolchéviste, la terreur blanche s’est installée en Hongrie avec le régent Horthy. En octobre 1922, Mussolini, aidé par les réactionnaires, par de nombreux francs-maçons et par des marxistes traîtres à la classe ouvrière, s’empara du pouvoir par un coup de force. Implacable a l’égard de ses adversaires, le duce ne s’est pas montré plus bienveillant. à l’égard de quelques-uns de ses anciens alliés, les francs-maçons par exemple. Mais il a baissé pavillon devant le pape et s’est fait le protecteur du catholicisme. La malheureuse Pologne étouffe sous la botte de Pilsudski, que les socialistes contribuèrent en 1926 à investir, sinon en droit du moins en fait, du souverain pouvoir. En Allemagne, Hitler et ses lieutenants sont les maîtres absolus du pays. Pour sa propagande, le chef des nazis avait reçu des sommes énormes de grands industriels allemands et même de capitalistes étrangers, de Schneider du Creusot par exemple. Ni les communistes, ni les socialistes, ni la franc-maçonnerie, ni les syndicats ouvriers ne se dressèrent contre le nouveau et tout puissant chancelier ; ils se soumirent dans l’ensemble, avec un empressement et une bassesse qui ne les honorent pas. Pour les récompenser de leur servilisme, Hitler a dissous leurs groupements et s’est emparé de leurs biens. Des mesures draconiennes ont été prises contre les juifs et contre tous ceux qui pensent autrement, que les nazis. La liberté de la presse est abolie ; les prisons regorgent ; les condamnations à mort pour crime politique sont fréquentes ; les camps de concentration sont remplis de suspects auxquels on inflige les supplices les plus raffinés. En Autriche, le pieux chancelier Dollfuss a fait massacrer les ouvriers courageux qui tentaient de lui résister. Approuvé par le pape, soutenu par Mussolini, il s’est révélé sanguinaire, dès qu’il a pu jeter sans danger le masque doucereux qui lui permit d’endormir ceux dont il méditait la perte. En Espagne, radicaux et socialistes ont égalé, surpassé même, dans le crime, le dictateur Primo de Rivera. Au Portugal, le terrorisme sévit pareillement, ainsi que dans les pays balkaniques où les souverains ont d’ailleurs toujours exercé une autorité tyrannique.

On voit qu’en fait de terrorisme, les hommes d’ordre, les soutiens de l’autorité détiennent le record. Mais, comble de l’hypocrisie, les écrivains bien-pensants affectent de ne songer qu’aux excès commis lors des révolutions populaires ou aux attentats dûs aux organisations ou aux individus d’avant-garde, lorsqu’ils parlent de terrorisme. Ces excès, ces attentats sont pourtant bien peu de chose à côté des crimes innombrables et monstrueux que perpètrent, chaque jour, au nom de la loi et de la morale, les séides du Pouvoir. Simples ripostes aux attaques injustifiées de chefs inhumains, ces actes de désespoir s’expliquent sans peine, hélas ! Et le droit de légitime défense les justifie en bien des cas. Celui qui se résigne à toutes les servitudes mérite le mépris, en effet.

L. Barbedette.

TERTIAIRE

adjectif (Du latin tertius, troisième, qui occupe le troisième rang.)

Terme de botanique : pédoncule tertiaire : second degré de ramification d’un pédoncule composé. Se dit aussi du rameau de la branche qu’émet ce pédoncule.

Géologie. — Ère tertiaire : troisième époque géologique. On appelle Ère tertiaire, la troisième des grandes divisions de l’histoire de la terre (voir ce mot). L’Ere tertiaire se situe immédiatement après l’ère secondaire et précède l’ère quaternaire, celle que nous vivons actuellement et qui a vu apparaître et se développer l’espèce humaine. L’ère tertiaire se divise en deux grandes périodes ou systèmes : la période éogène et la période néogène. Celles-ci se subdivisent à leur tour en époques ou séries ; les époques éocènes et oligocènes pour la période éogène ; les époques miocènes et pliocènes pour la période néogène. C’est durant l’âge tertiaire que la terre prit l’aspect que nous lui connaissons aujourd’hui ; car c’est au début du tertiaire que les conditions physiques du globe, et par suite, les conditions biologiques commencèrent à se différencier, annonçant l’aurore d’un âge nouveau. Jusqu’à la fin du secondaire, les climats avaient, sur toute l’étendue du globe, un caractère frappant d’uniformité, ainsi que l’atteste l’identité de la faune et de la flore. La nouvelle époque géologique va connaitre les zones de climat et se caractérisera par de nombreuses modifications.

Le régime fluvial a acquis, durant le tertiaire, une puissance encore inconnue. De grands fleuves amèneront, des continents aux mers, des alluvions considérables. A différentes reprises, de nombreuses oscillations du sol, auront pour conséquence, des retraits et des envahissements de la mer qui modifieront complètement l’aspect des régions émergées. De plus, le sol sera bouleversé par de puissants soulèvements. C’est à l’âge tertiaire que les montagnes des Pyrénées, des Alpes, des Carpates, de l’Himalaya se sont formées ou ont achevé de se former. La surrection des Pyrénées a eu lieu à l’époque éocène, celle des Alpes à l’époque miocène. C’est aussi durant cette époque que le volcanisme, en repos depuis la fin de l’ère primaire, va se réveiller et se manifester avec une extraordinaire intensité, dans toutes les parties du monde. En Europe, la plaine centrale d’Allemagne, la Hongrie, la Transylvanie, l’Auvergne et le Plateau central, l’Italie seront les régions où ces manifestations seront les plus actives.

A la fin du secondaire, trois vastes continents se partageaient la surface du globe. Le premier, le continent Américain boréal ou Nord-Atlantique, comprenait une grande partie de l’Océan Atlantique nord et presque toute l’Amérique Centrale, le nord et l’ouest de l’Amérique du Sud, s’étendait sur une partie de la place occupée par l’Atlantique Equatoriale, couvrait l’Espagne, une partie de l’Afrique du nord, l’Italie, la Turquie, la Grèce, l’Asie Mineure, la Perse, l’emplacement de l’Himalaya et s’étendait jusqu’en Chine. Au sud de cette mer existait le continent Brésilien-Africain qui comprenait la partie émergée de l’Amérique du sud, la partie méridionale de l’Océan Atlantique jusqu’aux Indes, en embrassant toute l’Arabie et toute l’Afrique, à l’exception des Etats du Nord qui étaient encore sous les eaux.

A l’Est de ce dernier continent s’étendait la troisième partie du monde, le continent Australien comprenant l’Asie orientale, les Indes orientales, l’archipel indien, la Nouvelle-Hollande jusqu’à la Nouvelle-Zélande. Il embrassait, au nord, le Japon et une partie de la Chine actuelle et se prolongeait à l’ouest par deux presqu’îles séparées par une mer étroite d’une grande île située en Asie Centrale. L’Europe n’était qu’un vaste archipel où se remarquait la grande île scandinave qui s’étendait des îles Féroé jusqu’au fond de la Finlande, sur toute l’étendue de la Scandinavie et de la mer Baltique. Un vaste continent, occupant une grande partie de l’Océan Pacifique, était, depuis le jurassique, en voie de s’effondrer définitivement sous les eaux.

C’est en comparant une carte du monde actuel avec celle que nous pourrions tracer des terres émergées au début du tertiaire, que nous pourrions facilement nous rendre compte des changements importants qui se sont produits dans la répartition des terres et des mers depuis le commencement de la troisième période géologique. Les plus importants sont :

  1. La formation du Pacifique par l’effondrement définitif du continent Pacifique déjà très morcelé à la fin de l’âge secondaire ;

  2. La formation du continent américain par le soulèvement de l’Amérique centrale unissant le nord et le sud du continent américain actuel et formant une barrière entre l’océan Pacifique et l’océan Atlantique ;

  3. La formation définitive de ce dernier qui recouvre une grande partie de l’ancien continent Nord-Atlantique et du continent Brésilien-Africain, Cap Vert, Sainte-Hélène et Saint-Paul ;

  4. La formation définitive du continent asiatique qui, graduellement, prend la forme que nous lui voyons aujourd’hui, en même temps que son système montagneux se développe.

En Europe les changements ne sont pas moins importants : formation de la Méditerranée actuelle ; soulèvement des Pyrénées, des Alpes ; diminution graduelle de l’espace occupé par la mer du nord ; et en Afrique, soulèvement des monts Atlas isolant de l’Europe, l’Afrique toute entière. Ce vaste mouvement géologique ne s’est accompli généralement très lentement et s’ est réparti sur toute la durée des temps tertiaires. Il a été accompagné d’une modification radicale de la faune et de la flore, qui ont évolué en se modifiant sans cesse, jusqu’aux formes actuelles

Au début de l’âge tertiaire, les zones tropicales n’étaient, pas encore nettement différenciées. A côté de nos chênes, de nos noyers, de nos érables, on pouvait voir s’élever, lauriers, magnolias, figuiers, palmiers et cocotiers. Au point de vue botanique, la période éogène peut se diviser en trois époques : l’éocène inférieur, avec les arbres que nous venons de citer et dont la présence simultanée sur tout le globe atteste que le climat était celui de la zone torride nord sur la majeure partie dl’ l’étendue de la planète ; l’éocène supérieur, qui témoigne d’une recrudescence de chaleur et l’oligocène qui marque, par la prédominance des arbres à feuilles caduques, l’apparition des saisons. La terre était couverte de forêts immenses composées d’essences les plus variées et d’une végétation herbacée excessivement florissante. A la période néogène, la végétation prit l’aspect que nous lui connaissons et marque, par la composition des forêts qui continuent à orner la surface de la terre, le retour périodique de saisons, alternativement chaudes et froides.

La faune, elle aussi, subit des changements profonds et définitifs durant l’ère tertiaire. Les mammifères qui, apparus durant le secondaire, avaient cédé le pas devant les gigantesques créations du second âge du monde, vont évoluer rapidement et conquérir la suprématie sur tout le règne animal. Au début de l’époque éogène, les nummulites, les foraminifères envahissent les mers pour disparaitre à l’époque oligocène. Parmi les mollusques, les lamellibranches et les gastéropodes pullulent. La classe des poissons atteint un grand développement : plus de deux cents espèces ont été identifiées, rien que dans la formation éocène. Les reptiles sont encore nombreux, mais les dinosauriens terrestres, les sauriens aquatiques ainsi que les ptérosauriens sont disparus ; seuls, les crocodiles, les lézards, les tortues et les serpents sont en grand nombre. Les insectes se multiplient et atteignent leur apogée : coléoptères, hémiptères, névroptères, diptères sont largement représentés. Les oiseaux se dégagent définitivement des reptiles et prennent tout leur développement pendant la période miocène. Les hirondelles, les cigognes, les cormorans, les oies et beaucoup d’oiseaux aquatiques existent et voisinent avec des espèces disparues, dont certaines, tels les gastornis, mesuraient deux fois la taille d’un homme.

Mais, comme nous l’avons fait remarquer, ce sont les mammifères qui caractérisent l’ère tertiaire. Issus des marsupiaux du jurassique et des protothériens, plus anciens encore, les mammifères se sont multipliés avec une rapidité inconcevable. Les ongulés dominent à l’époque éogène ; les pachydermes se rapprochant plus ou moins des tapirs, des rhinocéros, des chameaux, dominent paléothériums, lophiodons, anoplothériums, adapis, etc... Les premiers carnassiers et les rongeurs existent également et bientôt atteindront leur apogée.

A l’âge néogène, la faune se rapproche beaucoup de la faune actuelle qui compte encore environ 90% des types de cette époque. Les insectes sont arrivés dans leurs formes à la perfection après avoir, pour la plupart, traversé les âges géologiques précédents, sans éprouver de grands changements dans leurs structures. Les poissons, les amphibies, les reptiles ne sont pas tout à fait identiques aux espèces actuelles mais s’en rapprochent de plus en plus. Les mammifères atteignent, au miocène, leur apogée : zeuglodons, dinothériums, hipparions (ancêtres directs du cheval), machairodus, etc... Tous les ordres sont représentés : pachydermes, carnassiers, chéiroptères, amphibies, rongeurs, etc... Les édentés prennent une extension extraordinaire au pliocène. Les carnassiers pullulent : tous les groupes de carnassiers plantigrades et digitigrades sont reliés par une série continue de transition et ils font leur proie de gigantesques herbivores dont la terre est peuplée. Les ongulés et parmi eux l’hipparion, atteignent leur développement maximum à l’époque pliocène. Les ruminants apparaissent dans le miocène, atteignent leur apogée au pliocène et supplantent définitivement, par le nombre et la diversité des groupes, les autres ongulés. Le genre des éléphants qui se réduit aujourd’hui à deux espèces, était très riche au tertiaire. Citons le ganessa, précurseur immédiat du mammouth ; le gigantesque mastodonte qui est le type de transition conduisant à l’éléphant actuel et le monstrueux dinothérium, le plus grand des mammifères connus. Mais ce qui fut particulier à l’âge tertiaire, ce fut l’apparition des véritables singes. L’époque éocène vit apparaitre les lémuriens ou prosimiens, êtres intermédiaires entre les chéiroptères et les singes. Les véritables singes apparaissent à l’époque suivante et vers le milieu du miocène, les principales variétés de singes existent et parmi elles, les singes anthropomorphes desquels l’homme est issu.

Avec l’oligocène qui voit finir l’âge tertiaire, la terre a pris la forme que nous lui connaissons ; la faune et la flore ne contiennent plus que les types d’animaux et de végétaux actuels. Les dernières espèces fossiles vont bientôt mourir et l’âge quaternaire, qui succédera au troisième âge du monde, verra la bête humaine naître et se développer pour conquérir toute la terre avec son intelligence, et affirmer sa prédominance sur le monde animal. L’ère de la pensée va bientôt commencer et ajouter un fleuron magnifique aux créations antérieures de la nature.

Charles ALEXANDRE

TEST

n. m.

Qu’est-ce qu’un test ? Une définition précise et complète est difficile. Les tests ont d’abord été seulement des épreuves objectives destinées à mesurer le développement mental, les aptitudes ou les connaissances acquises par les individus (enfants, adultes). Actuellement, les applications de la méthode des tests sont telles que le sens de ce mot s’est considérablement étendu.

Pour indiquer clairement ce qui caractérise les tests, il est indispensable de les comparer aux examens.

Prenons comme exemple le plus simple et le plus répandu de ceux-ci : le certificat d’études primaires. En 1933, les candidats à cet examen qui se présentaient à Amplepuis (Rhône), eurent à subir l’épreuve de dictée et les questions qui suivent :

« La timidité. -La timidité est une infirmité chronique commune à l’espèce humaine et à certaines espèces d’animaux. Le lièvre est timide. Le loup aussi. Le singe et le chien ne sont pas timides. La souris est timide. La chauve-souris encore plus. Le moineau n’est pas timide. La taupe l’est au point de rentrer dans le sous-sol comme le lombric ou ver de terre ; moins que le ténia ou ver solitaire qui, par timidité, reste toujours caché et toujours célibataire. Ce n’est pas une question de taille, de force ou de prestance. Cette timidité est de la prudence. G. de la Fouchardière. »

Questions :

  1. Qu’est-ce qu’une infirmité chronique ? Citez une ou deux maladies généralement chroniques ?

  2. Que pensez-vous de l’affirmation de timidité concernant le ténia ? Comment pourriez-vous la qualifier ?

  3. Que faut-il pour avoir de la prestance ? A qui en attribue-t-on d’ordinaire ?

En présence d’un tel sujet d’examen, choisi par un inspecteur primaire, la commission d’examen, prévoyant que de nombreux échecs, non mérités, résulteraient de la difficulté des questions, en ajoutèrent une quatrième, plus facile, destinée, dans leur esprit, à permettre aux candidats de relever leur note.

La même année, à Pierre-Buffière (Haute-Vienne), les candidats eurent affaire à une commission d’examen moins prévoyante qui constata, mais un peu tard, que 56 élèves sur 84 avaient obtenu la note zéro en calcul. On nota 3 toutes les copies portant zéro et on augmenta d’autant toutes les notes de calcul. Malgré cette mesure et des repêchages, 28 candidats restèrent sur le carreau. Il est évident que les 56 candidats qui avaient tout d’abord obtenu zéro à Pierre-Buffière auraient obtenu des notes différentes si on leur avait donné des problèmes ni trop faciles ni trop difficiles mais de difficulté moyenne qui, seuls, permettent un classement des candidats. Des épreuves mal choisies ne permettent pas de distinguer les cancres des bons élèves.

Dans les examens actuels, le choix des épreuves n’est pas seul condamnable : la correction des épreuves ne mérite pas moins de critiques. Prenons deux exemples, empruntés aux résultats de 1933 : en Ardèche, à Saint-Pierreville, 27 candidats : 10 échecs ; à Rochemaure, avec les mêmes épreuves, 54 candidats : 5 échecs. En Seine-Inférieure, à Saint-Valéry-en-Caux, 51 candidats : 3 échecs ; à Foucarmont, avec les mêmes épreuves, 38 candidats : 27 échecs.

Au sein même des commissions d’examen, que de différences ! Chaque membre d’un jury a sa façon de noter et cette façon varie elle-même suivant le temps et l’humeur du correcteur ; tel travail jugé bon en juin apparaitra — au même examinateur — médiocre à quelques semaines de là.

Bref, les résultats des examens dépendent, dans une trop faible mesure de la valeur des candidats. Inégalité des épreuves, inégalité lors de la correction sont deux gros défauts que les auteurs de tests s’efforcent d’éviter.

Un test est une épreuve étalonnée : cette épreuve a déjà été donnée à un nombre assez élevé d’enfants (au moins cent du même âge et du même sexe). On dit qu’une épreuve est caractéristique d’un certain âge lorsqu’elle est réussie par 75% des enfants de cet âge. Une épreuve étalonnée permet de comparer un enfant avec les enfants de son âge et de dire, par exemple : Paul, en problèmes, a obtenu une note qui lui fait attribuer le rang percentile 40, c’est-à-dire que 60 p. 100 des élèves de son âge se classent avant lui et 39 après.

Un test est une épreuve standardisée : « Les résultats du test sont isolés de façon objective. En effet, de nombreuses épreuves sont conçues de manière à ne présenter qu’une solution correcte ; dans d’autres, le sujet doit choisir entre plusieurs réponses indiquées d’avance et arrangées de manière à ce qu’il y en ait une qui soit la meilleure ; d’autres fois, on laisse le sujet libre d’envisager une réponse et le problème peut comporter plusieurs solutions admissibles ; mais, dans ce cas, les réponses possibles sont tablées d’avance et cotées empiriquement d’après un barème établi » (Mlle Weinberg).

La façon de donner et de corriger le test est si nettement précisée, que deux correcteurs, faisant usage de ce test, noteront de même façon.

Un test est une épreuve dont le but est précisé et limité.

« Ainsi, dans les tests de connaissance, on peut distinguer le bagage des connaissances, la compréhension des problèmes, le maniement des techniques. »

Dans les tests d’aptitude, les épreuves sont adaptées à l’aptitude à dépister « de telle sorte que cette aptitude soit à peu près la seule qui puisse se manifester quand on les exécute ». (On a ainsi des tests d’attention, de mémoire, de raisonnement, de jugement, d’habileté motrice, etc.)

A côté des tests de connaissance (examens plus objectifs que les examens ordinaires), il existe des tests de développement, qui permettent de savoir si l’enfant testé est au-dessus ou au-dessous de son âge, s’il est avancé ou retardé, et des tests d’aptitudes qui révèlent certaines dispositions naturelles, par exemple de dire que tel enfant a une mémoire des mots au-dessus de la moyenne des enfants de son âge et préciser en indiquant le percentile.

« Si l’on vous dit qu’un enfant de huit ans a pu répéter 5 mots sur 15, qu’il a pu faire en une minute 8 additions, qu’il écrit 90 lettres à la minute... ces chiffres ne vous permettent aucunement de déterminer ni même de deviner laquelle de ces aptitudes est prépondérante chez lui. Un coup d’œil sur les tables de percentilage, qui ramènent ces valeurs diverses à une même échelle, vous apprendra qu’il se classe ainsi :

Percentile :

  • Mémoire des mots : 50

  • Additions : 100

  • Rapidité d’écriture : 75

et que, par conséquent, c’est chez lui le calcul qui dépasse les autres aptitudes considérées. » (Claparède)

Il y a aussi des tests d’entraînement ou tests correctifs qui ne rappellent en aucune façon les examens et sont des exercices destinés à remédier aux points faibles des élèves. (Exemples : tests pour apprendre à faire les retenues dans les soustractions ; tests pour apprendre à écrire correctement, sans confusions, les infinitifs en er, les participes passés en é et les imparfaits en ait, etc...).

Enfin, les tests d’enquête, employés par les inspecteurs, ne renseignent pas sur l’élève très individuellement, mais sur le rendement moyen d’une école.

Après avoir indiqué en raccourci une classification des tests selon les buts poursuivis, nous devons indiquer une autre classification qui tient compte de leur mode d’emploi. Il y a, en effet, des tests collectifs employés simultanément avec des groupes d’individus et des tests individuels qui exigent que les individus à tester soient pris isolément. Les premiers sont d’un emploi plus rapide, mais ils n’ont, généralement, pas autant de précision que les seconds.

Exemples de tests :

  1. La cruche est au lait ce que (?) est aux fleurs.

    1. tige ;

    2. feuille ;

    3. eau ;

    4. vase ;

    5. racines.

  2. Un proverbe dit : « Qui sème le vent récolte la tempête », ce qui veut dire :

    1. Qu’il faut semer pour récolter ;

    2. que le temps va changer ;

    3. Que celui qui fait du mal aux autres en supporte parfois les conséquences ;

    4. Qu’il faut cultiver la terre.

  3. Phrase à mettre en ordre : « Sommes la pour de heure bonne nous campagne partis ».

  4. Test de raisonnement : Si Georges est plus âgé que Louis et si Louis est plus âgé que Jacques, alors Georges est (1) que Jacques.

    1. Plus âgé que ;

    2. plus jeune que ;

    3. aussi âgé que ;

    4. on ne peut pas dire.

Ces exemples ne sont que des extraits abrégés ; ainsi, le 3° est accompagné de deux autres phrases en désordre d’indications pour l’emploi et la notation :

« On dit : voici une phrase dont les mots sont tous mélangés, et qui n’a point de sens. Si les mots étaient rangés en ordre, ça ferait une bonne phrase. Regarde bien, et tâche de me dire comment la phrase devrait être. Si le sujet ne réussit pas la première phrase, la lui lire correctement en lui montrant chaque mot. Puis continuer. Une minute par phrase.

Notation. — Réussir deux phrases sur trois. Compter 1/2 pour toute phrase qui, quoique complète, est mal construite, exemple : Pour la campagne, nous sommes partis de bonne heure. Autoriser les corrections et modifications spontanées. »

Cette épreuve fait partie d’une série de tests de développement de 12 ans. Il en est de plus difficiles qui conviennent au classement des intellectuels et nos lecteurs en jugeront par les deux questions suivantes qui font partie d’un même test.

« I. — D’après les renseignements sur les tailles respectives des diverses personnes désignées ci-dessous par leur prénom, répondez aux cinq questions qui vous sont posées, en mettant dans les trois premières le mot qui manque (plus, moins, aussi) si la réponse vous paraît possible, et sinon, on écrivant en marge : « réponse impossible », en donnant le nom qui convient pour les deux dernières :

« Paul est plus grand que Pierre et moins que Jacques ; Emile est plus grand que Paul et moins que Louis ; André est plus grand qu’Henri et moins qu’Emile ; Jacques est plus grand que Lucien et moins que Louis ; Lucien est plus grand que Pierre et moins qu’Henri ; Joseph est plus grand qu’Etienne et moins que Pierre.

Henri est ........ grand que Pierre ; André est ....... grand que Paul ; Joseph est ........ grand que Jacques ; Le plus grand de tous est........ ; le moins grand de tous est ......... ».

II. — Le test primitif comprenait trois épreuves mais nous laissons de côté la deuxième, trop facile et peu classante ».

III. -Vous êtes en possession d’une série de quatre couples d’anneaux fermés. Vous avez besoin de réunir ces anneaux en une chaîne continue et solide, dont tous les anneaux soient fermés. Or, on ne vous permet pas de couper ou de souder à votre gré vos anneaux : tant en coupures qu’en soudures, on n’autorise que quatre opérations en tout : est-il possible, avec ces quatre opérations seulement (tant coupures que soudures), de constituer votre chaîne continue, à anneaux tous fermés, avec vos quatre couples d’anneaux ? Si la chose est possible, décrivez comment vous la réaliserez en indiquant les numéros des anneaux sur lesquels seront pratiqués coupures et soudures, et l’ordre des anneaux constituant la chaîne au moyen de ces opérations. »

Nous croyons inutile de reproduire les instructions très précises données aux expérimentateurs sur la façon de donner les épreuves et les notes.

Emploi des tests.

Les tests pourraient permettre de répartir les élèves en classe. En particulier, dans les villes où il existe des classes spéciales pour attardés, anormaux et surnormaux, ils permettraient un triage systématique — mais cependant sujet à révision — dès le début de la carrière scolaire de l’enfant.

Plus tard, lorsqu’il s’agirait de sélectionner les mieux doués avant de les admettre dans des écoles secondaires ou supérieures, il conviendrait de tenir compte des résultats fournis par les épreuves d’intelligence et de connaissance comme aussi des observations des maîtres. On aurait tort de se fier alors uniquement aux résultats d’épreuves assez brèves, qui comportent toujours une certaine part de hasard et qui ne permettent pas de se rendre un compte très exact de la réelle valeur des enfants émotifs.

Nous avons vu que certains tests sont employés comme exercices correctifs. Les tests contribuent ainsi doublement à l’enseignement sur mesure mieux adapté à l’enfant.

Les tests peuvent servir à de multiples enquêtes pédagogiques. Ils peuvent contribuer à déterminer les meilleurs procédés et les meilleures méthodes d’enseignement Il serait dangereux cependant de leur accorder à ce sujet un crédit excessif : certaines méthodes ne peuvent être jugées sur leur résultat qu’après une expérimentation de trois ans ou plus ; or, pendant un si long temps, les élèvent se développent, évoluent, sont soumis à d’autres influences que celles de la méthode dont on voudrait juger les résultats d’autre part ; il est assez aisé de mesurer l’acquisition des connaissances, il est plus difficile d’apprécier l’influence d’une méthode sur le développement intellectuel. Les tests peuvent aider les inspecteurs à contrôler le rendement d’une école, à constater les différences importantes de niveau qui existent entre les diverses régions.

Enfin l’emploi des tests est tout indiqué en orientation ou sélection professionnelles. Dans ce cas encore, l’emploi des tests ne doit pas être exclusif. Il faut tenir compte aussi : 1° Des rapports ou fiches fournies par les instituteurs ou les professeurs sur les inaptitudes ou les aptitudes, les défauts et les qualités de caractère qu’ils ont eu l’occasion de constater dans la dernière année d’études de l’élève ; 2° des résultats d’un examen médical et plus particulièrement de contre-indications nettes concernant le métier que désirerait exercer le candidat (par exemple, le métier de tanneur qui prédispose aux maladies occasionnées par le froid est incompatible avec les affections respiratoires et rhumatismales, etc...) ; 3° Des résultats d’un examen des aptitudes motrices et psychomotrices qui sont plus ou moins fines et plus ou moins régulières ; 4° Des données statistiques sur l’état du travail et l’encombrement de certaines professions.

Les difficultés. Les inconvénients.

Les tests sont d’un emploi relativement récent et le succès qu’ils avaient connu en Amérique à la suite de l’examen des soldats et de leur sélection lors de la grande guerre, a eu un lendemain assez bref.

Comme toute nouveauté, ils ont eu contre eux la foule des conservateurs et des routiniers. Ce n’étaient pas des adversaires bien terribles.

Ils ont eu pour eux non seulement de véritables savants, mais encore une foule de gens non qualifiés, prenant leurs hypothèses pour des vérités démontrées. Ces partisans, plus dangereux que des ennemis déclarés mais sages, ont causé aux tests le plus grand tort. Alors que les personnes vraiment qualifiées n’ignoraient pas que la méthode des tests n’en était encore qu’à son aurore ; qu’elle était encore d’un maniement délicat et ne pouvait, surtout en ce qui concerne l’orientation professionnelle, donner de bons résultats qu’à la condition d’être employée par des spécialistes compétents et prudents, des illuminés et des toqués ont attribué à la méthode en général et à leurs procédés en particulier des qualités que n’avaient ni l’une ni les autres. Qu’il en soit résulté quelque discrédit sur la méthode n’a rien qui puisse surprendre. Aux Etats-Unis surtout, on a eu la superstition des statistiques et des enquêtes. Il eût mieux valu moins de statistiques et moins d’enquêtes mais un peu plus d’esprit critique et de finesse.

De nombreux propagateurs de tests parfaitement stupides se sont heureusement heurtés au bon sens d’une grande partie de la population de leurs pays.

La grande difficulté réside dans l’appréciation de l’intelligence. Comment trouver une norme qui permette de juger les réponses ? Certains ont pris comme modèles les réponses fournies par des gens occupant une haute situation : directeurs, ingénieurs, etc., et c’est d’après les réponses types des individus supposés intelligents qu’ils ont jugé du degré d’intelligence des autres réponses. De tels tests permettaient de juger le conformisme et non l’intelligence.

La France n’a point commis de tels excès ; l’application des tests dans l’enseignement y a été timide ; de rares novateurs seuls les ont employés. Il n’en a pas été tout à fait de même en ce qui concerne la sélection et l’orientation professionnelles. Il existe même un Institut National d’Orientation Professionnelle qui a des professeurs d’une réelle valeur et publie un bulletin mensuel depuis 1929. Ceci s’explique sans peine si l’on songe que les intérêts des employeurs capitalistes sont plus directement en jeu. Il est certain que l’orientation professionnelle, et, partant, l’emploi des tests, a permis, dans de nombreux cas, d’augmenter le rendement et de diminuer le nombre des accidents.

Comme toujours, la société capitaliste n’utilise les travaux des savants que dans l’intérêt des capitalistes.

E. DELAUNAY

THAUMATURGE

(du grec thauma, merveille ; ergon, œuvre)

On appelle thaumaturge l’individu qui opère des miracles et thaumaturgie l’art d’accomplir ces derniers. L’attrait du merveilleux, le désir d’entrer en rapport avec la divinité, de participer à sa science et à son pouvoir, telles sont les raisons d’être de ce goût pour les prodiges que l’on trouve à l’aurore des temps historiques et qui, de nos jours encore, assure la fortune de nombreux faiseurs de miracles et même de véritables officines qui vendent grâces et secours célestes, comme d’autres débitent de la choucroute ou du boudin. Chez les primitifs, sorciers ou prêtres monopolisèrent à leur profit la puissance surnaturelle ; c’est par leur intermédiaire que se manifestaient les esprits bons ou mauvais ; leurs incantations et leurs prières savaient rendre favorables ou hostiles les entités de l’au-delà. Les sauvages d’Océanie, les noirs d’Afrique, les indiens d’Amérique continuent de croire à la vertu miraculeuse des opérations magiques faites par leurs sorciers. D’officiels ministres des cultes parlèrent et agirent au nom des dieux chez les peuples civilisés ; art et poésie contribuèrent à la beauté des rites ; mais le résultat final resta sensiblement le même. En Grèce, Zeus, Héraclès, Aphrodite, etc., se manifestèrent souvent aux hommes, s’il faut en croire la mythologie, A Delphes, la Pythie annonçait l’avenir que lui révélait Apollon, Hector apparut maintes fois aux habitants de la Troade et Achille se montra à de nombreux matelots du Pont-Euxin. Comment les simples n’auraient-ils pas aperçu les dieux, quand un sage, tel que Socrate, avait à son service un démon familier ? La Grèce eut même un centre de thérapeutique céleste, où les guérisons miraculeuses étaient aussi remarquables qu’à Lourdes : nous voulons parler du temple d’Esculape à Epidaure. Après un jeûne rigoureux, un bain préalable et le sacrifice rituel d’un porc et d’une chèvre, le malade passait une ou plusieurs nuits sous le portique du temple. Puis les portes du sanctuaire s’ouvraient d’elles-mêmes devant lui et la statue du dieu apparaissait brillante, au milieu d’un décor d’une féérique splendeur. On le conduisait, la nuit venue, dans un dortoir obscur et, pendant son sommeil, il recevait en songe des conseils concernant sa santé. Les guérisons immédiates et soudaines étaient fréquentes ; dans d’autres cas, Esculape se bornait à prescrire un traitement hygiénique ou des remèdes appropriés. La multitude des ex-voto découverts à Epidaure, les éloges donnés à ce centre thérapeutique par tous les auteurs anciens témoignent de la prodigieuse vogue dont il a joui durant de nombreux siècles. Beaucoup d’autres temples, à Rome et dans diverses villes furent aussi le théâtre de guérisons miraculeuses et jouirent d’une grande renommée. En somme, Esculape, Apollon, Proserpine, Isis, etc., jouèrent, chez les anciens, le rôle dévolu, chez nous, à la Vierge de Lourdes, au Sacré-Cœur et à la foule des saints thaumaturges qui peuplent le panthéon chrétien. Après avoir exaucé les prières des païens durant de longs siècles, dieu est venu au secours des catholiques, leurs mortels adversaires. Tant il est vrai que le miracle a sa source dans l’homme seulement, non dans une force qui lui serait extérieure.

Parmi les premiers chrétiens, thaumaturges et voyants furent particulièrement nombreux. Il est vrai qu’on élevait au rang de miracles des faits simplement burlesques comme la glossolalie, ou des manifestations d’un caractère pathologique très accentué, ainsi les crises, de nature épileptique probablement, auxquelles était sujet saint Paul. Si grandes étaient l’ignorance et la crédulité des fidèles, qu’ils voyaient partout la main du Très-Haut. De l’avis des historiens catholiques eux-mêmes, les premières communautés chrétiennes servirent d’asile à une multitude de détraqués, de frénétiques, d’hallucinés. La lecture des Evangiles acceptés par l’Eglise et celle des Evangiles qu’elle déclare apocryphes, mais qui datent, en réalité, de la même époque et possèdent une valeur équivalente, nous renseigne sur la soif du merveilleux qui tourmentait les âmes, durant les premiers, siècles de notre ère. Et le diable rivalisait avec le bon dieu, témoin les miracles de Simon le Magicien, d’Apollonius de Tyane, de Jamblique et de beaucoup d’antres thaumaturges qui relevèrent pour quelque temps le prestige du paganisme alors agonisant.

Favorisés par l’incommensurable naïveté des fidèles et par la disparition complète de tout esprit critique, les faiseurs de prodiges pullulèrent au moyen âge. Le culte des reliques prit des proportions invraisemblables ; certaines églises se vantèrent de posséder le prépuce enlevé à Jésus le jour de la circoncision ou du lait de la Vierge Marie ou le membre viril d’un bienheureux en renom. On canonisa des individus d’une moralité douteuse, parfois de vrais criminels ; on honora des saints qui n’avaient jamais existé. Des personnages excentriques, comme saint Bernard et saint François d’Assise, acquirent de leur vivant une réputation de thaumaturges que des légendes posthumes grossirent démesurément. Nombre de saints se spécialisèrent dans la fabrication de tel ou tel genre de miracles : saint Cloud guérissait les furoncles, saint Ouen la surdité, saint Fiacre les hémorroïdes. Parce qu’ils étaient nantis d’un pouvoir surhumain, les rois de France pouvaient guérir le goitre et les écrouelles par simple attouchement. Certains malades avalaient la poussière recueillie sur le tombeau du saint qu’ils invoquaient, ou la mèche des cierges qui brûlaient en son honneur. Quotidiennement, de pieuses personnes recevaient la visite des habitants des cieux ; des saints qui n’existèrent que dans l’imagination des hagiographes n’hésitaient pas, eux aussi, à se montrer. C’est ainsi que Jeanne d’Arc vit fréquemment sainte Catherine qui, de l’avis du pieux Jean de Lannoy, de Mgr Duchesne et de tous les historiens catholiques sérieux, n’a jamais vécu ni à Alexandrie, ni ailleurs. Des légions de diables s’abattaient également sur notre malheureuse planète ; des milliers de sorcières et de magiciens se rendaient chaque semaine au sabbat pour rencontrer messire Satan. Beaucoup payèrent de leur vie ce commerce avec les puissances infernales, car les moines inquisiteurs estimaient qu’un crime si atroce appelait impérieusement les flammes purificatrices du bûcher.

Comme les catholiques orthodoxes, les hérétiques eurent aussi leurs thaumaturges. Ils ne manquèrent point parmi les albigeois et les sectes mystiques écloses au moyen âge. Confirmation éclatante, disaient leurs chefs, de l’excellence de leur doctrine et du caractère diabolique des persécutions dirigées contre eux par le clergé catholique. Plus tard, le don des miracles sera départi avec prodigalité aux camisards des Cévennes, odieusement persécutés par l’autorité royale. Mais le plus fameux des thaumaturges hérétiques fut le diacre Pâris qui devait, après sa mort, causer tant de tracas aux pouvoirs publics. Ce pieux personnage n’avait pu être ordonné prêtre, parce qu’il refusait obstinément d’accepter la bulle Unigenitus. Il s’était retiré dans une petite maison du faubourg Saint-Marceau à Paris, et l’austérité de sa vie ainsi que son inépuisable charité lui valurent une réputation de sainteté que le clergé catholique ne parvint pas à ternir. Pâris mourut en 1727 et fut enterré dans le cimetière Saint-Médard. Bientôt l’on apprit que des guérisons s’opéraient sur son tombeau ; une foule de malades et de dévots vinrent implorer le nouveau saint ; et les miracles se multiplièrent d’une façon surprenante. Epouvanté de voir que le ciel se prononçait en faveur des jansénistes, le clergé obtint la fermeture du cimetière Saint-Médard, sous le ministère du cardinal Fleury. Les autorités ecclésiastiques n’admettent, en effet, jamais d’autres prodiges que ceux qui cadrent avec leurs desseins ou peuvent servir leurs intérêts. Les historiens catholiques insistent de préférence sur le caractère extravagant des scènes qui se déroulèrent. Un tremblement convulsif saisissait les assistants les plus impressionnables et gagnait, par contagion, l’ensemble des personnes présentes ; des cris aigus étaient poussés par ceux que visitait l’esprit divin. Mais des guérisons merveilleuses s’opéraient indéniablement. Charcot rapporte le cas de Mlle Coirin, atteinte depuis quinze ans d’un cancer du côté gauche, et qui fut guérie en août 1731. On pourrait multiplier les exemples de ce genre, démontrant que, malgré ses dires, l’Eglise catholique n’a point le monopole des prodiges divins.

Aux XIXème et XXème siècles, la source des miracles ne s’est point tarie. Les catholiques continuent d’avoir des thaumaturges et des centres thérapeutiques renommés, mais ils sont dépassés par des hérétiques, par des non-chrétiens et quelquefois, chose horrible à dire ! par de notoires matérialistes. Dieu, ayant sans doute perdu la tête, néglige de plus en plus ses adorateurs et favorise des athées !

En 1846, un berger et une bergère virent la Vierge sur la montagne de La Salette, dans l’Isère. S’il faut en croire un jugement rendu le 25 février 1855 par le tribunal de Grenoble, il s’agirait seulement d’une pieuse supercherie de Mlle de la Merlière, une dévote fanatique. Mais, comme l’autorité épiscopale s’était prononcée dès 1847 en faveur de la réalité de l’apparition et que le pape confirma cette approbation, les catholiques ont continué d’aller en pèlerinage à La Salette ; et de nombreux miracles se sont produits sur cette sainte montagne. En 1858, c’est à Lourdes, dans les Hautes-Pyrénées, que la Mère de Dieu se montra plusieurs fois à une petite fille inculte et d’esprit arriéré, Bernadette Soubirous. Une source miraculeuse opéra des guérisons qui valurent à Lourdes une renommée extraordinaire, et en firent le principal centre de la thérapeutique sacerdotale. Nulle part on n’a su exploiter la crédulité humaine d’une façon plus savante et plus méthodique. Tout est disposé pour provoquer le délire mystique, pour engendrer une formidable émotion chez les assistants. Des masses vibrantes et suggestionnées chantent, vocifèrent, implorent ; un immense frisson traverse la foule des pèlerins qui s’agenouillent les bras en croix, se prosternent, pleurent, gesticulent comme des déments. De vrais malades quelquefois, souvent des hystériques ou des simulateurs hurlent avec force qu’ils sont guéris. Alors ce sont des cris d’enthousiasme, d’ardentes invocations, des appels passionnés que dirige un prêtre à la voix tonitruante. Aidée par des médecins ignares ou peu consciencieux, la presse dévote transforme ensuite ces faits parfaitement naturels en miracles de premier ordre. Et, dans la caisse des Pères de la Grotte, ces commerçants d’une adresse sans égale, s’entassent, à un rythme accéléré, les pièces et les billets. Pour le pape et pour les moines, Lourdes est une source inépuisable de revenus. Ni au point de vue des écus, ni au point de vue des miracles, Paray-le-Monial, Pont-main, Pellevoisin, etc., n’obtiennent un rendement comparable. Fatima, au Portugal (où la Vierge se montra en 1917 et annonça la fin de la guerre pour le 13 octobre de la même année : légère erreur comme on le voit!) attire de nombreux malades et possède même un bureau des constatations qui, comme celui de Lourdes, entérine les miracles et les arrange à sa façon. Les apparitions d’Ezquioza, en Espagne, et celles de Beauraing, en Belgique, ont fait couler beaucoup d’encre ces dernières années ; on ne sait encore à quels résultats pratiques elles aboutiront.

Au XIXème siècle, le catholicisme n’a pas manqué non plus de saints thaumaturges. Le plus célèbre fut le curé d’Ars qui était quotidiennement en rapport avec les habitants des cieux, en particulier avec sainte Philomène qui se montrait souvent à lui et guérissait les malades par son entremise. Pourtant un religieux, le Père Delahaye, démontra plus tard, d’une façon irréfutable, que cette sainte n’a jamais existé ! Quant au démon, il jouait, assure-t-on, mille niches au curé d’Ars, surtout pendant la nuit. Sainte Thérèse de Lisieux, aujourd’hui si populaire, n’opéra aucun miracle durant sa vie ; c’est seulement après sa mort que de pieux charlatans firent, à son sujet, un battage aussi ignoble que fructueux. Un jeune cancre, qui mourut à douze ans, le 24 janvier 1925, et dont la mère fut une grande amie du nonce Ceretti, Guy de Fontgalland, commence, lui aussi, à opérer des prodiges. C’est une savante publicité qui a permis d’obtenir ce résultat, car ceux qui l’ont connu parlent sans bienveillance de sa dissipation en classe et de son indécrottable paresse : ils s’indignent en voyant qu’on veut faire un saint de ce garçonnet ridicule.

Narguant les catholiques, une secte protestante, la Christian Science, opère des miracles bien supérieurs à ceux que les papistes enregistrent à Lourdes. Elle fut fondée à Boston, vers 1880, par Mary Eddy, une femme adroite mais dépourvue de scrupules qui se moqua de ses contemporains avec audace et sang-froid. Thaumaturges et prophètes abondent dans les pays anglo-saxons, où l’on continue de prendre au sérieux les histoires rocambolesques racontées dans la Bible. Parmi les faiseurs de miracles des Etats-Unis, citons Dowie qui fonda une religion nouvelle vers 1894. Son temple était tapissé de béquilles, de bandages herniaires et d’autres « trophées de la Cure divine » par la seule imposition des mains, il accomplit des guérisons innombrables. La fille d’un banquier fut instantanément guérie d’une déviation de l’épine dorsale, des rachitiques, des incurables de toutes sortes retrouvèrent la santé ; mais il ne put sauver sa propre fille. Ce commerce lui permit du moins d’encaisser des millions de dollars. Schlatter, un autre thaumaturge fameux, fut plus désintéressé ; il disparut brusquement le 13 novembre 1895, avertissant ses admirateurs que son Père Céleste le rappelait à lui. Cancer, phtisie, tumeur, surdité, cécité, paralysie, rien ne résistait à l’influence de son action curative ; pour être guéri, il suffisait de toucher un de ses gants. Aussi apportait-on d’énormes monceaux de gants autour de sa demeure ; Schlatter les touchait pour en faire des agents du miracle. Les mormons, ces prosélytes de la polygamie, prétendent eux aussi que leurs saints accomplissent de fréquents et merveilleux prodiges. On voit combien est encore enfantine la mentalité de certains anglo-saxons.

Spirites, occultistes, théosophes ont leurs guérisseurs ; quelques-uns éclipsent même, et de beaucoup, les faiseurs de miracles approuvés par les autorités ecclésiastiques. Pour ne parler que des disparus, rappelons le souvenir du père Antoine et celui du zouave Jacob. A Jemmapes-sur-Meuse, où habitait le père Antoine, se renouvelaient, chaque jour, les scènes qui se passent à Lourdes au moment des pèlerinages. Riches et pauvres, accourus de toute la Belgique, des nations voisines et parfois des contrées du globe les plus reculées, se pressaient autour de sa pauvre maison, et au contact de sa main salvatrice, les paralytiques se levaient, les sourds entendaient, les aveugles voyaient, les cancéreux, les phtisiques se déclaraient guéris. Le père Antoine fonda une nouvelle religion qui compte, aujourd’hui encore, de nombreux adhérents. C’est à Paris que le zouave Jacob opéra ses merveilleuses cures. Dans son officine, les personnages officiels coudoyaient les ignorants, tous également désireux de s’imprégner du fluide rédempteur qui faisait fuir la maladie. Il guérit le maréchal Forey, le comte de Chateauvillers et beaucoup d’autres notabilités de l’époque ; son succès fut prodigieux. Enfin, de nos jours, sont apparus des thaumaturges qui ne rattachent leurs miracles à aucune croyance religieuse, qui, parfois, sont des athées convaincus. Ils ont pour ancêtre Mesmer, le créateur du magnétisme animal, qui connut, au XVIIIème siècle, une vogue éclatante. Le Docteur Charcot et beaucoup d’autres psychiatres foncièrement irréligieux ont réalisé des miracles de tous points comparables à ceux qu’opèrent les thaumaturges chrétiens. Ce n’est pas en faisant appel à des forces surnaturelles, mais en s’adressant aux énergies latentes de l’inconscient, que Coué put guérir tant de malades déclarés incurables. Contrairement à ce que l’on admit longtemps, la pensée exerce une action efficace, non seulement sur les troubles nerveux, mais encore sur les troubles organiques. Les petites tumeurs de la peau appelées verrues résistent rarement à la suggestion, ainsi que l’ont établi d’une façon rigoureuse les docteurs Farez et Bonjour. La laïcisation du miracle apparait comme un fait accompli ; la thaumaturgie n’est plus qu’une branche de la médecine ordinaire. Et voilà qui démontre que jamais, et nulle part, l’on n’a constaté sur notre globe une intervention de dieu ou d’entités immatérielles.

L. BARBEDETTE

THÉÂTRE

Dans le sens général, un théâtre est un lieu où l’on assiste à un spectacle. Plus spécialement, on appelle théâtre tout ce qui concerne la production et la représentation des ouvrages dramatiques.

Le verbe grec théâstai, d’où sont sortis les mots grec theatron et latin theatrum, signifie : regarder, voir, contempler avec admiration. Dans toutes les langues anciennes, les racines des mots correspondant à théâtre avaient le sens de miracle, prodige, merveille, chose propre à étonner. Et ce sont là toute la psychologie du théâtre, toute la raison de son invention.

De tout temps, l’homme s’est fait une représentation imagée, plus ou moins merveilleuse de la vie, à laquelle il demandait les émotions et les joies qu’elle ne lui procurait pas dans la réalité. Avant toute réalisation plastique et forcément bornée dans ses moyens matériels, le cerveau humain fut un prodigieux « cinéma » sur l’écran duquel passèrent toutes les images nées de son imagination. Ses rêves, durant son sommeil n’étaient-ils pas des « films » que créait son subconscient ? Le désir de voir ses images intérieures en action, sous une forme objective, mouvante, colorée, oratoire, lui fit créer le théâtre. On peut dire qu’il est pour lui une deuxième existence, celle de son double, de cette ombre qui ne le quitte pas, le précède ou le suit, suivant que la lumière de ses cogitations détermine sa vie réelle et ses actes ou qu’elle est leur conséquence. C’est dire toute l’importance que le théâtre a prise dans la vie sociale, tant comme distraction que comme moyen d’instruire.

Voltaire a fort justement remarqué que :

« Le théâtre instruit mieux que ne fait un gros livre. »

Parce qu’il frappe plus vivement l’esprit, il y incruste son enseignement par le souvenir de l’image. L’imagerie populaire a plus fait pour la transmission des légendes que tous les livres. L’image crée le souvenir sans qu’il soit besoin de réfléchir ; de là le succès universel du cinéma.

Le théâtre inspire au spectateur des passions qu’il ne posséda jamais, des sentiments nouveaux pour lui. Il lui offre des exemples héroïques qui lui plaisent parce qu’il se substitue facilement et volontiers au héros. Pendant la durée du spectacle, et après, par le prolongement du charme, le miséreux, la tête à gifles, le mal fichu, le capon, se voient en Crésus, Spartacus, Apollon, le Cid, en « ver de terre amoureux d’une étoile », puis retourne plus résigné à sa condition misérable. Les Deux Orphelines et les Deux Gosses trouvent tous les soirs cinq cents femmes, blanchisseuses ou comtesses, dont le cœur frémit maternellement pour eux, qui sont prêtes à leur ouvrir leurs bras, à les adopter, à en faire leurs héritiers, mais qui, à la sortie, passent indifférentes et dégoûtées à côté des vraies orphelines et des pauvres gosses crachant prématurément leurs poumons en criant les journaux du soir. Ces femmes sensibles, tout comme leurs maris et leurs amants, ont épuisé la provision de sensibilité qu’elles s’étaient découvertes au spectacle de la fiction dramatique.

Le théâtre, c’est-à-dire l’expression dramatique, tragique ou comique, a toujours été la plus exacte interprétation de la vie populaire, le reflet le plus fidèle de ses états de civilisation. Chaque peuple a eu le sien qui s’est formé comme sa littérature, avec lui, indépendamment de toute influence étrangère ou d’un art plus avancé. Ainsi, le théâtre antique n’eut aucune influence sur celui du moyen âge occidental. Celui-ci sortit du peuple, comme était sorti le théâtre grec. Ce ne fut que lorsque des conventions de plus en plus étrangères à la vie populaire se mêlèrent à l’art dramatique qu’on ressuscita le théâtre antique, ou plutôt qu’on tenta de le ressusciter littérairement, esthétiquement, mais non comme le retour à une forme de vie qui n’était plus et ne pouvait plus être.

Le premier but du théâtre semble avoir été de distraire, d’amuser ou d’émouvoir. C’est son but vu par la doctrine de « l’art pour l’art ». Mais il était inévitable que, mêlé à la vie, il prît une portée morale comme tout ce qui s’offre à l’observation et au jugement humains. Il était non moins inévitable que les créateurs des fictions dramatiques eussent l’idée de leur donner un sens moral plus ou moins inspiré d’une éthique particulière à eux ou à des groupes. Le théâtre, tout en étant un déroulement d’action et d’images plus ou moins merveilleux, propres à amuser ou à terrifier, a pris un caractère pédagogique, philosophique et social. Aristophane a fait dire à Eschyle, dans la comédie des Grenouilles : « Le poète est à l’âge viril ce que l’instituteur est à l’enfance ; nous ne devons rien dire que d’utile ». Victor Hugo n’était pas moins convaincu de la puissance éducative et du rôle social du théâtre comme des autres arts. Il disait : « Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde ». Il estimait que le théâtre est « une chose qui enseigne et civilise ». Il pensait qu’on n’assiste pas impunément à de mauvais spectacles, pas plus qu’on ne lit sans en être flétri de mauvais livres.

Suivant les conceptions des uns ou des autres, la valeur morale du théâtre, ses rapports avec le Bien et le Mal, son rôle éducateur et social, sont diversement appréciés. Déjà Platon avait proscrit le théâtre de sa République. Solon l’interdit pendant vingt-cinq ans, J.-J. Rousseau a estimé, avec son école, que « le théâtre qui ne peut rien pour corriger les mœurs peut beaucoup pour les altérer ». Il ne tenait pas compte que ce sont les mœurs qui font le théâtre tout comme elles font les formes plus ou moins franches ou hypocrites de la morale, et que si :

« Le théâtre est un lieu glissant pour une fille. » (Rigaud),

c’est que la fille est prête à glisser n’importe où, dans les prés où elle garde les oies ou dans le salon de madame sa mère. Le théâtre a été de tout temps le retugium peccatorum des mœurs et des professions inavouables, ce qui a valu et vaut encore à ses gens une mauvaise réputation avec l’ostracisme des cafards de tous les milieux, bien que les gens de théâtre ne fussent pas plus mauvais que quiconque et qu’ils fussent même meilleurs parce que moins embarrassés de préjugés hypocrites. Dès qu’il y eut des comédiens de profession, à partir du XVIème siècle, le théâtre fut considéré comme « l’antichambre de la prostitution ». Il fut le champ du proxénétisme aux XVIIème et XVIIIème siècles, époque où il fut impossible à une chanteuse, danseuse ou comédienne d’entrer à l’Opéra ou à la Comédie Française sans passer par les bras de quelque grand personnage, et parfois de plusieurs. Un engagement dans un de ces théâtres était « un passeport de mauvaise vie et de mœurs », aux yeux du lieutenant général de la police. On comprend ainsi pourquoi les caprices de ces dames régnèrent plus souvent que l’art et que, par tradition, il continue d’en être ainsi car, si le métier d’artiste de théâtre s’est quelque peu libéré du vasselage de la prostitution, celle-ci a de plus en plus envahi le théâtre. Il y a de moins en moins de rapports entre l’art dramatique et les dames qui se disent « artistes », surtout depuis que le cinéma, s’emparant du théâtre, a substitué à tout ce qu’il représentait d’art dramatique les grotesques et pornographiques approximations des « cinéastes » sans scrupules et les « supervisions » du « sex-appeal ».

L’immoralité du théâtre, s’il y a immoralité, n’est jamais que celle des mœurs ; elle en est le produit. Si on veut corriger le théâtre, il n’est rien de tel que de se corriger soi-même. S’il n’y avait pas tant de sales individus, de brutes illettrées, de renifleurs de sang et d’ordures parmi les gouvernants, les directeurs de consciences, censeurs, critiques et autres tartufes préposés à la garde de la « moralité publique », le théâtre pornographique aurait, comme les violences sportives et les abattoirs tauromachiques, vite fini de faire recette.

LE THÉÂTRE ET L’ÉGLISE.

Il est curieux de remarquer, d’abord que le théâtre dramatique est né dans l’Eglise, ensuite, que l’ostracisme le plus ostensible, sinon le plus farouche, qui le frappe vient aussi de l’Eglise. On peut dire comme Racine :

« Le flot qui l’apporta recule épouvanté. »

Mais il est impossible de prendre au sérieux l’attitude d’une Eglise dont la morale est, dans les perpétuels flottements d’un opportunisme qui loue ou blâme, soutient ou condamne les mêmes choses selon le temps ou les circonstances. Si les Pères de l’Eglise, voulant soumettre les mœurs à la doctrine, furent relativement logiques en condamnant le théâtre, leurs successeurs le furent beaucoup moins en accommodant la doctrine selon les mœurs. Jamais comme en matière de théâtre, l’hypocrisie religieuse ne fut plus élastiquement fourbe et odieuse. Après avoir traité Molière en réprouvé et l’avoir laissé enterrer de nuit, sans pompe et dans l’indifférence générale, le 8 décembre 1694, dans l’église Saint-Eustache on inhumait Scaramouche en grande pompe avec le concours « d’une foule extraordinaire de toutes sortes de personnes ». (Vie de Scaramouche, par A. Constantini.) L’explication est que Scaramouche avait été « l’homme qui avait eu l’honneur de faire rire Louis XIV au berceau » (Larousse) et qui le fit rire toute sa vie, tandis que ce roi imbécile ne comprit jamais rien à Molière et l’abandonna aux intrigues dévotes.

Au XVIIIème siècle, l’Eglise de France, plus rigide dans ses principes que la papauté elle-même, faisait encore peser sur les comédiens cette excommunication prononcée jadis contre les farceurs et les bateleurs, mais levée par le pape en faveur des comédiens italiens. « Vérité en deçà, erreur au-delà » ; mais... l’Eglise est infaillible ! A Paris même, la danseuse italienne, Camille Véronèse, fut enterrée religieusement, malgré « sa vie trop voluptueuse... courte et bonne » (Bachaumont). Mais Adrienne Lecouvreur, une des plus grandes tragédiennes de l’époque, fut « jetée à la voirie », comme l’avait été Molière. La dépouille de Mlle Chameroy, danseuse française, ne put entrer à l’église Saint-Roch ; le curé des Filles Saint-Thomas, plus accommodant, voulut bien la recevoir. La crainte des rigueurs religieuses fut pour beaucoup dans la retraite prématurée de Melle Clairon, des Comédiens français. L’avocat Huerne de la Motte, ayant écrit un mémoire pour protester contre ces rigueurs, se vit rayer du tableau des avocats et son mémoire fut condamné à être brûlé. Les comédiens ne pouvaient obtenir le sacrement du mariage que s’ils renonçaient au théâtre, mais... ils pouvaient y rentrer après ! La ville voyait à ce propos les pires farces et les ecclésiastiques n’étaient pas les derniers à s’en amuser en y prenant part. Car la sévérité de l’Eglise n’empêchait pas ses princes d’entretenir des femmes de théâtre, et une foule de petits abbés « dînant de l’autel et soupant du théâtre », d’être leurs greluchons. On vit en 1762, l’archevêque de Paris solliciter la conservation du Théâtre de la Foire dont il recevait le quart des recettes « pour ses pauvres ». Le même archevêque fit punir, quelque temps après, le curé de Saint-Jean de Latran pour avoir célébré une messe demandée par les Comédiens français pour le repos de l’âme de Crébillon ! En 1815, le curé de Saint-Roch causa un scandale public en refusant dans son église le corps de Mlle Raucourt, des Français ; mais il avait été, du vivant de l’artiste, le plus assidu des pique-assiettes de sa table!...

Par contre, le prestige de Talma était tel que, la veille de sa mort, en 1826, l’archevêque de Paris crut devoir se présenter deux fois à sa porte, sans qu’il l’eût fait appeler. Chaque fois il fut éconduit, Talma faisant répondre dignement qu’il ne voulait ni abjurer son art ni renier ses camarades. 20.000 Parisiens firent au tragédien des obsèques autrement émouvantes que celles que lui aurait faites l’Eglise. Mais tous les comédiens n’ont pas la dignité d’un Talma devant les grimaces ecclésiastiques. Aussi, l’opportunisme clérical sait-il exploiter leurs hésitations. Il existe aujourd’hui une Union catholique du Théâtre. Des prédicateurs expliquent à Mascarille, qui en reste pantois, et aux « Marcheuses » des Folies Bergères qui en pleurent sur la croix de leur mère, « la force d’ascension spirituelle » du théâtre, moyennement quoi les comédiens peuvent être munis des sacrements de l’Eglise pour s’en aller les pieds devant. « Je te passe le blanc gras et le « sex appeal », passe-moi les huiles saintes », dit l’Eglise encore plus farceuse que les farceurs de la scène.

LE THÉÂTRE DANS L’ANTIQUITÉ.

Une étude complète du théâtre nécessiterait la recherche de ses origines chez tous les peuples car, chez tous, les divertissements dramatiques (danse, pantomime, chant, déclamation, etc.) ont été une des premières manifestations de la vie en société. Il y a 3.500 ans qu’il est chez les Chinois un des organismes de la vie sociale. Il y est essentiellement moral et national. La musique y tient une aussi grande place que la connaissance des lois civiles et religieuses. Chez les Indous, où le théâtre est presque aussi ancien, il participe de la religion et de la division des castes. La mythologie brahmanique, inspirée du naturisme, lui a donné sa poésie. Dans les deux théâtres chinois et indou, existe le mélange de tragique et de comique de la tétralogie grecque. Celle-ci semble avoir reçu d’eux ses traditions.

Nous nous bornerons ici à voir le théâtre dans son origine grecque et à suivre son développement jusqu’à nos jours. Son origine a été dans les fêtes en l’honneur des dieux, de Cérès et de Bacchus (Dionysos) en particulier, célébrées en pleine nature, dans le creux d’un vallon formant un hémicycle que la foule occupait. Devant était l’autel où le prêtre officiait. Des danses, des chœurs, des cortèges, une action dramatique représentée par des acteurs, s’étant ajoutés à la cérémonie religieuse, il fallut leur faire une plus grande place. On établit la scène (lieu de l’action). Des gradins en maçonnerie ou des échafaudages furent disposés pour faire asseoir les spectateurs ; ce fut la salle. Un cercle réservé aux chœurs, sur le devant de la scène, fut l’orchestre. Dans le théâtre moderne, les chœurs sont montés sur la scène et l’orchestre est en contrebas, sur toute une ligne séparant la scène de la salle et où se tiennent les instrumentistes. Ces dispositions générales : scène, orchestre et salle en demi-cercle, n’ont pas changé malgré les modifications et perfectionnements apportés au théâtre. On construisit des théâtres en pierre. Le plus anciennement connu jusqu’ici était le théâtre de Dionysos construit à Athènes au temps d’Eschyle, cinq cents ans avant J.-C. On aurait découvert récemment, à Phaistos, en Crète, les ruines d’un théâtre plus ancien qui remonterait à 2.000 ans avant J.-C. ! Le plus complet des théâtres antiques est celui, gréco-romain, d’Herculanum, du premier siècle de l’ère chrétienne. A la scène (proscenium) et à la salle s’ajoutaient des dépendances importantes : loges et vestiaires des artistes, magasins d’accessoires et de décors. Le théâtre étant découvert, un portique servait de refuge pour les spectateurs en cas de pluie. Des tentes (velarium) soutenues par des mâts protégeaient du soleil. A l’époque romaine, bien que le théâtre fut de plus en plus abandonné pour l’amphithéâtre et le cirque (voir Spectacle), certains théâtres furent d’une magnificence inouïe, comme celui de Scaurus (58 ans avant J.-C.), avec ses ornements de marbre, de cristal et d’or, ses 360 colonnes et ses 3.000 statues de bronze. Ce qui reste du théâtre antique d’Orange, avec son « mur » de cent mètres de longueur et trente-huit mètres de hauteur, ses gradins qui pouvaient contenir 50.000 spectateurs, donne une idée des proportions et de la masse architecturale des théâtres antiques.

Nous ne pouvons nous faire qu’une très faible idée de ce que fut le drame antique, en Grèce, par les rares œuvres qui en restent, et celles-ci nous sont elles-mêmes mal connues par les traductions et les adaptations qui les ont défigurées de toutes les façons. Comment les Œdipe, les Oreste, les Hippolyte, les Clytemnestre, les Iphigénie, les Phèdre, même « arrangés » par Corneille, Racine, Voltaire, et trahis encore plus par de moins illustres, tripatouilleurs indignes à la mode de Versailles, comment auraient-ils pu susciter les formidables émotions qui soulevaient le peuple d’Athènes ? Les femmes et les enfants n’assistaient pas aux spectacles de comédie à cause de leur indécence de langage, mais ils allaient à ceux de tragédie ; or, a-t-on raconté, ceux-ci effrayaient parfois les spectateurs au point que des femmes s’évanouissaient ou avortaient et des enfants mouraient dans des convulsions !

L’origine classique du premier art dramatique grec est dans les fêtes de Dionysos, célébrées par des chants et des danses. Des chœurs se disputaient le prix du chant et leurs compositions étaient appelées dithyrambes : L’icarien Thespis (VIème siècle avant J.-C.) s’étant distingué dans ces concours, devint une sorte d’organisateur des fêtes, ou plutôt des débauches dionysiaques. Il parcourait les campagnes dans un charriot, avec des compagnons chantant et dansant ensemble, mais surtout s’enivrant et adressant des injures à la foule. Du dithyrambe et du sacrifice d’un bouc qui accompagnaient la fête, sortit la tragédie ou « chant du bouc ». Des vociférations de la troupe de Thespis naquit la première forme de la comédie, la satire, appelée ainsi du costume des satyres que cette troupe revêtait. D’après certains, le chariot de Thespis aurait été celui de Susarion, véritable créateur de la comédie à la même époque. Successivement des poètes : Phrynicus le tragique, Chœrilus, Pratinas, développèrent les deux genres. Ils donnèrent plus d’ampleur et de solennité au dithyrambe bacchique en lui adjoignant des chants funèbres à la mémoire des chefs et des rois, tels ceux d’Epigène de Sicyone en l’honneur d’Adraste, un des sept chefs de la guerre contre Thèbes. D’après Suidas, Thespis fut le seizième poète dramatique après Epigène. Les légendes homériques avaient, de leur côté, apporté leur fonds inépuisable de splendeur épique à la tragédie. Eschyle disait que ses œuvres étaient « les reliefs des festins d’Homère ». Il composa une centaine de pièces, il n’en est resté que Prométhée, les Perses, les Sept contre Thèbes, la trilogie de l’orestie, et les Suppliantes.

Eschyle commença la grande époque du théâtre grec, celle du IVème siècle avant J.-C.. Avec lui, ce théâtre prit toute sa puissance dans la dramatisation philosophique et poétique des mythes et des légendes de la vie hellénique. Les éléments se déchaînèrent dans la tragédie ; il y apporta toute la force et toute la poésie de la nature. Il fut le Titan de la tragédie comme Shakespeare serait celui du drame moderne, comme Michel Ange celui de la sculpture et Wagner celui de la musique. Ses rivaux et successeurs, Sophocle et Euripide, furent plus artistes ; ils n’eurent pas sa puissance. Le chœur, qui tenait souvent la première place dans Eschyle par sa véhémence et son énergie, y était la véritable voix populaire. Il commença à perdre de son importance dans Sophocle et ne fut plus, dans Euripide, qu’une figuration bavarde n’ayant plus aucune influence sur l’action dramatique. Le dithyrambe perdit sa puissance populaire pour gagner en forme poétique particulière aux auteurs. Sophocle fut plus psychologue qu’Eschyle, plus attentif à l’être humain. Avec Euripide, le farouche Destin exprimé par la vigueur rustique du dithyrambe s’humanisa encore plus pour faire place à la passion. Les héros épiques descendirent de leurs nuages et se substituèrent au chœur pour dialoguer dans une rhétorique plus subtile. Schlegel a dit d’Euripide : « Parmi une foule de qualités aimables et brillantes, on ne trouve en lui ni cette profondeur sérieuse d’une âme élevée, ni cette sagesse harmonieuse que nous admirons dans Eschyle et dans Sophocle. Il cherche toujours à plaire sans être difficile sur les moyens ». Aristophane, grand admirateur d’Eschyle, railla souvent Euripide :

« Habile artisan de paroles et éplucheur de vers, qui rongera le frein de l’envie, dissèquera les phrases d’Eschyle et les mettra en pièces. »

Dès Pisistrate, chef d’une aristocratie dont la culture artistique s’élevait, de plus en plus, on était revenu des préventions de Solon contre le théâtre. On arriva ainsi au « siècle de Périclès » qui vit Eschyle, Sophocle, Euripide. Ils laissèrent au monde des œuvres d’une beauté éternelle. On ne peut juger exactement de leurs successeurs ; leurs ouvrages sont perdus. Il ne reste que leurs noms, et des appréciations contemporaines comme celles d’Aristote sur Chérémon.

Pendant que la tragédie portait à la scène la vie épique de la Grèce, la comédie dépeignait ses mœurs. Elle sortit de la satire mais ne s’éleva véritablement au-dessus d’elle qu’à partir d’Aristophane, de Phrynicus et d’Epigène les comiques durant le « siècle de Périclès ». Une longue étude d’Aristophane serait à faire pour montrer toute l’étendue de sa satire qui s’attaqua à tout, aux plus grands événements politiques et sociaux, aux plus hauts personnages, comme à toutes les formes les plus insignifiantes de la vie domestique et des mœurs particulières. La comédie aristophanesque devint de plus en plus celle des mœurs lorsque, au commencement du IIIème siècle, des lois réprimèrent les attaques contre les personnages publics. Aristophane ferma la grande époque du théâtre grec commencée par Eschyle. Il fut le satirique dans la tétralogie immortelle qu’il forma à côté des trois grands tragiques Eschyle, Sophocle et Euripide.

Jusqu’aux derniers jours de la liberté athénienne, le théâtre fut populaire. En ce temps-là, il était ce que Lucrèce a appelé « la nouveauté fleurie du monde ». Il traduisait librement les multiples sensations de la vie. Aristophane, qui a si souvent choqué le bégueulisme de ses traducteurs, mettait dans ses œuvres, à côté de grossièretés ordurières, d’exquises impressions de nature et des pensées élevées. La « canaille » d’Athènes, qui jugeait au théâtre, avait une délicatesse de sentiment qu’on aurait vainement demandée deux mille ans plus tard à « l’élite » de la cour de Versailles. M. Despois a très justement remarqué que l’Hippolyte d’Euripide, le « jeune chasseur pur et vierge comme les prairies qu’il aime à parcourir, et qui veut toujours ignorer l’amour », aurait été « impossible et ridicule » au temps de Louis XIV si Racine ne l’avait accommodé à la mode de ce temps, c’est-à-dire, en en faisant un coquebin façonné par la morale trouble des jésuites et des « honnêtes gens ». Le théâtre tenait une telle place dans les préoccupations populaires que les frais de ses représentations étaient en premier lieu dans les budgets de l’Etat et qu’on n’en pouvait rien distraire, même pour la guerre. Longtemps, le théâtre fut entièrement gratuit. Il le demeura pour les indigents quand on fit payer une obole à son entrée à Athènes. Bien que subventionné par l’Etat, le théâtre en était indépendant. Le peuple était seul juge des œuvres que les auteurs, à la fois poètes, organisateurs de spectacles et parfois acteurs, lui présentaient. Il n’était pas plus sujet à erreur que les prétendues « compétences » régissant le théâtre d’aujourd’hui. Le cas du triomphe poétique d’un Denys, tyran de Syracuse, était une exception due à la corruption politique. Aujourd’hui, la corruption est devenue la règle et le théâtre en est empoisonné comme toutes les formes de la vie sociale livrées à l’insanité souveraine.

A Rome, chez un peuple qui manquait totalement de lyrisme, n’aspirait qu’à des conquêtes et ne vénérait que la force prétorienne, l’art dramatique n’eut aucun intérêt. Les « héros », plus féroces les uns que les autres, ne manquaient pas pour alimenter la tragédie, mais celle-ci se traduisait en action, l’art des poètes lui était inutile. Les plus beaux vers d’Eschyle ne valurent jamais un combat de gladiateurs où l’empereur lui-même égorgeait des victimes complaisantes. La comédie seule intéressa, non comme manifestation de l’esprit de l’élite, mais comme satire. Elle amusa la plèbe et les esclaves par l’étalage des ridicules des maîtres. Plaute, Térence, Cécilius, furent des esclaves avant de régner au théâtre. Quand la République eut fini, il n’y eut plus de Plaute et de Térence. Les Romains ne s’intéressèrent plus, en dehors des jeux sanglants du cirque, qu’aux pantomimes, aux danses, aux manifestations cabotines des empereurs. Néron mit alors le feu à Rome, pour se payer un « beau spectacle », et Héliogabale joua, nu, le rôle de Vénus ! La déesse hellénique dut en frémir de dégoût.

Faisons crédit à la tragédie romaine en constatant que les œuvres de ses Andronicus, Nevius, Ennius, Pacuvius, etc., dont on fait si grand cas par ouï-dire, n’existent plus et que nous ne pouvons en juger. Ovide aurait écrit une Médée. Il ne reste que quelques tragédies de Sénèque. Elles sont plus littéraires que scéniques et entièrement d’inspiration grecque, comme tout ce qui a quelque grandeur dans la littérature romaine.

LE THEATRE AU MOYEN AGE. -Tant que la domination romaine demeura, le théâtre fut ce qu’il avait été dans l’antiquité, avec des époques d’activité et d’autres de stagnation, mais la sève dramatique était épuisée. On vécut sur les tragiques grecs. Des cuistres férus de latin tripatouillèrent Sénèque et des bateleurs accommodèrent Térence à l’usage des barbares du roi Chilpéric. Puis, ce fut le silence, la mort, comme pour toute pensée, jusqu’après l’an mil. Car on ne peut considérer comme les signes d’une véritable vie théâtrale les vagues documents qui sont restés de ce temps : une sorte de chronique dramatique d’un Ezéchiel dit « le tragique », une Vie de Moïse et un Christ souffrant attribués sans preuve à Jean Chrysostome, une Passion du Christ qui serait de Grégoire de Nazianze, un Querotus, type de misanthrope dans le genre de l’Aululaire, de Térence, et un Ocipus qui inaugurait la comédie allégorique dans une dispute entre la Goutte, la Douleur, un médecin et un chœur de goutteux. Entre les VIème et Xème siècles se produisirent des pièces dramatiques de caractères divers ; on recherchait une voie. A partir du VIIème siècle on donna dans les églises d’Orient de pompeux spectacles, mais qui ne devinrent du théâtre que lorsque l’inspiration populaire l’emporta. Le Xème siècle eut le théâtre de Hroswita, religieuse de Gandersheim. On a vu, dans ce théâtre, écrit dans un couvent et peut-être représenté, la naissance du drame chrétien.

Quand, après l’an mil, le monde vit qu’il vivait toujours malgré les prédictions de la sorcellerie religieuse, il se reprit à respirer. Alors, la religion sortant des cryptes et des catacombes redevint spectaculeuse. La sève populaire, si longtemps endormie, se réveilla impétueusement. Le théâtre renaquit du culte chrétien comme il était né du culte païen. Les Evangiles, les légendes pieuses fournirent avec les chansons de geste, les romans d’aventures, les fableaux, cet extraordinaire grouillement de saints et nobles personnages mêlés familièrement à tous les suppôts de l’enfer, aux bourgeois, aux vilains et à la plus misérable humanité pour commenter, à l’occasion d’une aventure miraculeuse mise en action, la chronique de la cité, les histoires du château, les commérages de la ville, les heurs et malheurs du temps. Notre-Dame, généralement, jouait le principal rôle, intervenant dans les circonstances les plus curieuses et avec une pitié toute humaine, contrastant avec la sombre dureté monacale. L’esprit populaire, jovial et railleur, corrigeait la sévérité dogmatique. Le théâtre eut pour cadre la cathédrale. Il commença par le drame liturgique. Aux grandes fêtes celles de Noël et de Pâques, les prêtres ajoutèrent à l’office des scènes évangéliques mimées, ensuite dialoguées d’abord en latin, puis mélangées de langue vulgaire. Quand celle-ci remplaça complètement le latin dans la représentation évangélique, le théâtre sortit de l’église et s’installa sur son parvis. Cela se produisit au XIIème siècle.

Le premier que l’on connaît de ces drames fut celui d’Adam. L’humain se mélangea au divin. Dieu sortait de l’église pour prendre part à l’action au milieu du peuple. Il y rentrait après, enveloppé de vapeurs d’encens et escorté des bienheureux chantant des cantiques. Le diable surgissait d’un trou infernal pour séduire la femme et il s’y replongeait dans des fumées nauséabondes avec toute une diablerie poussant des hurlements sauvages. La poésie dramatique, le métier théâtral, commencèrent en France avec des œuvres comme le Saint-Nicolas, de Jean Bodel, et le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, qui sont du XIIIème siècle. Le miracle fut le véritable drame de cette époque. Mélange de mysticisme et de réalisme, effusion naïve et sincère de l’âme populaire, il confondait le ciel et l’enfer, Notre-Dame et la plus humble pécheresse dans les mêmes sentiments, les mêmes joies et les mêmes souffrances. La vie l’emportait sur les formules et les conventions. Il a été conservé une quarantaine de ces miracles appelés de Notre Dame, qui sont du XIVème siècle. Plusieurs, parmi lesquels ceux de Robert le Diable, de la Femme d’Othon, du Jongleur de Notre-Dame, etc., ont eu des adaptations modernes. Parmi les rares miracles où Notre Dame n’intervenait pas, celui de Grisélidis est le plus connu par sa légende, souvent traitée depuis Marie de France jusqu’à Pétrarque, et dénaturée au XIXème siècle par des auteurs qui ont voulu la faire encore plus médiévale qu’elle n’était.

A côté du miracle, venu après lui, fut le mystère, véritable drame religieux plus étroitement régenté par l’Eglise. Le mystère sortit directement du drame liturgique. II avait été le ludi. Il fut, au XVème siècle, par sa représentation de sujets généralement sacrés, une réaction religieuse contre le théâtre de plus en plus profane. Mais il ne faut pas donner un caractère trop étroit aux différents termes : jeux, miracles, mystères, appliqués au drame du moyen âge pour le distinguer du théâtre comique. Les deux théâtres se mêlèrent souvent et, malgré l’Eglise, le mystère, comme le jeu et le miracle, s’accompagna de sujets profanes et de farce amusante et satirique. Le mystère fut la manifestation artistique la plus caractéristique de la vie populaire au moyen âge. La ville entière se rendait à son spectacle qui parfois durait plusieurs jours. Tout travail et toutes affaires étaient abandonnés à cette occasion par l’artisan comme par le commerçant et le magistrat. Seul, le guet avait plus de besogne que jamais pour surveiller contre les rôdeurs les maisons désertées. Les quatre mille représentations du Martyre de Sainte Apolline données, rien qu’à Paris, durant le XIVème siècle, permettent de juger de la vogue de ce genre de spectacle dont la population fournissait à la fois les acteurs et les spectateurs. Le mystère finit avec la vie populaire et les libertés communales de son temps. Il a laissé quelques survivances provinciales, comme les pastorales de Provence, représentations plus ou moins modernisées de la Nativité, et le drame de la Passion qui se joue toujours à Oberammergau (Bavière) où une entreprise théâtrale en a fait un des spectacles du snobisme universel.

Les principaux mystères furent ceux du Vieux et du Nouveau Testaments, et ceux des Saints. On a réuni sous le titre : Mystère du Viel Testament quarante-cinq drames composés au cours du XVème siècle sur des sujets bibliques. Ils ont été publiés d’abord par Geoffroy de Marnef, vers 1500 ; puis, de nos jours, par M. J. de Rothschild. Les mystères du Nouveau Testament furent très nombreux sur la vie de Jésus et surtout sa Passion. Les principaux, qu’on a conservés, sont la Passion d’Arnoul Gréban, d’environ 35.000 vers, écrite vers 1450. Une autre Passion est celle de Jean Michel (vers 1486). Le mystère le plus considérable est celui des Actes des apôtres, des deux frères Gréban, qui compte près de 62.000 vers ! Il fut joué intégralement à Bourges, en 1516. La représentation dura quarante jours !

Malgré leur caractère religieux et la censure ecclésiastique, les mystères sont essentiellement d’inspiration populaire, aussi ne se séparent-ils pas nettement, non seulement des miracles, mais aussi du théâtre comique. Le mélange des genres était d’ailleurs nécessaire pour que le spectateur ne fût pas lassé par la longueur du spectacle. La farce, poussée jusqu’à l’obscénité, s’étant mêlée de plus en plus aux mystères, le Parlement de Paris interdit leurs représentations en 1548.

Même sorti du drame liturgique, le théâtre eut toujours un fond comique et satirique. Les agapes de la primitive Eglise l’enfermaient en germe, avec les fêtes hiératiques, celles des fous et autres bouffonneries. Dès le Vème siècle, les fêtes religieuses où étaient mimées des scènes de la vie et de la mort de Jésus, s’accompagnaient dans l’église même de processions où des animaux fabuleux, des monstres de toutes formes, étaient promenés avec force gambades. Le drame religieux était complété de parodie par l’esprit populaire qui voyait fort bien la fourberie ecclésiastique et la raillait, sans pour cela profaner la vraie religion. Les fêtes des Fous, de l’Ane, des Innocents, des Cornards, des Diacres soûls, et d’autres semblables, n’avaient d’autre but que l’amusement populaire par la satire des « oiseaux sacrés » qui avaient fait de la religion le culte de leur panse et la pourvoyeuse de leurs bénéfices. Ces fêtes bouleversaient la hiérarchie des prébendiers du divin. Le maigre claque-patins, le vilain qui n’avait que la peau sur les os, se vengaient spirituellement des gras évêques, des chanoines à la trogne rouge et à trois mentons. Ils s’installaient dans leurs stalles pour brailler à tue-tête et inlassablement :

« Déposuit potentes sede et exaltarit humiles. » (Dieu a déposé les puissants de leur siège et il a élevé les humbles.)

Il n’y avait pas là impiété ; Jésus n’avait-il pas dit :

« Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. »

Et lorsqu’on célébrait la Messe de l’Ane, née de la représentation de l’histoire de Balaam, pouvait-on s’effaroucher de voir la simple bourrique coiffée d’une mitre et paissant sur l’autel ? Cet animal ne symbolisait-il pas les êtres simples dont l’exemple ramenait les égarés dans la voie de Dieu ? Ce peccata mundi , n’était-il pas plus sage et plus digne que bien des prêtres, et n’avait-il pas, de plus, réchauffé de son souffle l’enfant Jésus dans l’étable puis porté le Seigneur à son entrée à Jérusalem ?

Pendant longtemps l’Eglise ne s’était pas effarouchée de ces fêtes et des fantaisies auxquelles elles donnaient lieu. « Sire âne » faisait solennellement son entrée dans l’église, salué par un chœur qui le priait de chanter, lui promettant une abondante ration :

« Hez ! sire asnes, car chantez,
Beile bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l’avoine à plantez ! »

Il y avait tout un rituel appelé « prose de l’âne » qui réglait ces cérémonies, comme celles des fêtes des Fous dont on attribue un des « Offices » à l’archevêque Pierre de Corbeil. Un jeune clerc représentait l’évêque ou le pape des Fous (Episcopus stultorum). On dansait dans le chœur en chantant des chansons obscènes. On mangeait des boudins et des saucisses sur l’autel, on jouait aux cartes et aux dés et on brûlait dans des encensoirs de vieilles savates sous le nez du pape ou de l’évêque impassible. Ces joyeusetés se célébraient dans les cathédrales, les collégiales et jusque dans les couvents des deux sexes, car les clercs n’étaient pas les moins excités. Ce sont certainement eux qui ont prononcé en chaire les premiers Sermons burlesques, macaroniques parodies des prêches pieux auxquelles les Maillard, Tenot, Jean Bourgeois et cent autres apportèrent une verve extraordinaire. Les Epitres farcies, chants alternatifs du peuple et du clergé, en langue vulgaire et en latin, eurent certainement la même origine et le même théâtre.

Quand l’Eglise entreprit « d’épurer » les mœurs de son clergé et de ses ouailles en chassant de ses temples la joie populaire, elle rencontra les plus grandes difficultés. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses fêtes locales, persistent certains vieux divertissements auxquels le clergé lui-même prend encore part. Mais le drame religieux, miracle et mystère, ne résista pas devant les défenses ecclésiastiques. Il intéressait d’ailleurs de moins en moins le peuple qui n’avait plus de loisirs que ceux de la misère. Par contre la satire et la comédie se multiplièrent dans les diverses formes qu’elles prirent alors. Le théâtre devint un spectacle organisé par des entrepreneurs, avec des comédiens de profession séparés des anciens jongleurs qui fournirent les saltimbanques.

La fin du théâtre antique n’avait pas fait disparaître les histrions et les mimes romains. Ils se continuèrent au moyen âge avec les jongleurs. Ceux-ci ne furent pas exactement des comédiens, mais des récitants, chanteurs, danseurs, faiseurs de tours. Les plus considérés, récitants et chanteurs, doublés souvent d’un poète-musicien, devinrent les trouvères et les troubadours qui reçurent l’hospitalité plus ou moins opulente des châteaux. Au XIVème siècle, groupés dans les villes, ils formèrent des corporations régulières de ménestrels ou ménétriers, tenant boutiques de ménestrandie, écrivant et vendant des chansons. Les autres jongleurs demeurèrent les amuseurs de la foule sur la place publique. Ils furent les clercs errants des XIIème et XIIIème siècles qui chantaient la messe de Bacchus en parodiant les cérémonies de l’Eglise, et alimentaient la littérature goliatique dont l’audace satirique est parfois remarquable. Le jongleur fut en particulier le satiriste « débiteur des opprobres sur le compte des absents », mais les dits, comme celui de l’Erberie, véritable boniment de charlatan, de Rutebeuf, les débats, comme le Plaidoyer de la Simple et de la Rusée, de Coquillart, les disputes, jeux-partis, fableaux, etc..., constituèrent l’essentiel de leur répertoire. Ils furent les premiers comédiens, avant les amateurs locaux puis les professionnels nomades qui se formèrent en troupes à partir du XIVème siècle. Ces troupes furent recrutées surtout chez les écoliers et les basochiens. A côté des confréries pieuses, comme celle de la Passion, à Paris, et des puys, sociétés littéraires et académiques populaires qui représentaient les miracles et les mystères, elles transportèrent de ville en ville les joyeusetés bannies de l’Eglise. De la transformation de ces joyeusetés naquit la farce proprement dite dont la satire s’étendit de l’Eglise à la société tout entière.

Au plus bas de la hiérarchie de ces comédiens étaient, à Paris, les Enfants sans Souci. Rouen avait les Connards ou Cornards, Dijon les Enfants de la Mère folle, Lyon les Suppôts de la Coquille, Beauvais les Momeurs du mont Pinard, Cambrai l’Abbaye joyeuse de Lescache-Profit, Chalon-sur-Saône, les Enfants de Ville et les Gaillardons, Chauny les Trompettes-jongleurs, Laon les Mauvaises braies, etc... Tous avaient pour chefs le Prince des Sots et la Mère Sotte. Ils étaient la bohême de l’époque réunissant de pauvres diables sans feu ni lieu, dépourvus de pécune mais riches de paresse et de gaieté. Villon en a été, avec ses compagnons des repues franches. Ils furent, au commencement du XVIème siècle, les joyeux garçons chantés par Clément Marot dans la Ballade des Enfants sans Souci, dont le vers répété dit :

« Car noble cœur ne cherche que soulas. »

Tous ces bons lurons étaient subordonnés par les règlements administratifs aux Basochiens.

Le Royaume de la Basoche, formé des clercs du Parlement de Paris, gens bien apparentés et généralement riches, reçut ses droits et titres de Philippe le Bel, vers 1303. A côté se formèrent d’autres basoches, celles du Parlement, celle du Châtelet et celle dite Empire de Galilée, toutes très agitées et rivales. Elles organisèrent des spectacles divers devant et dans le Grand Châtelet, sur la « table de marbre ». Au XVème siècle, sur l’initiative des Confrères de la Passion dont l’existence légale avait été signée par Charles VI en 1402, les Enfants sans souci et les Basochiens se joignirent à eux pour mêler aux représentations des mystères celles des farces et des sotties. Ce fut la plus belle époque du théâtre satirique en France, la plus hardie, grâce surtout à la liberté que lui laissa Louis XII. Ce roi fut souvent écorché par la satire, mais elle lui était utile dans ses démêlés avec le pape Jules II. Le poète Gringore, dit Gringoire, qui était alors « mère sotte » des Enfants sans souci, inaugura brillamment, à cette occasion, la comédie politique dans son Prince des Sots et son Homme obstiné. Moins favorisés sous François Ier et les règnes suivants, les Basochiens se turent comme comédiens à la fin du XVIème siècle.

Le plus célèbre des Enfants sans souci fut, comme acteur, Jean de l’Espine, dit du Pont-Alais, du nom du pont où ses tréteaux étaient dressés. Le dernier prince des sots fut Nicolas Joubert, décédé en 1615. A ce moment-là, le théâtre du moyen âge était mort pour faire place au théâtre classique. Mais ses traditions demeuraient dans le répertoire comique où elles perpétuaient l’esprit populaire.

Le théâtre du moyen âge fut d’une grande variété. Il embrassa en somme toutes les manifestations de la vie populaire et traduisit toutes les nuances de l’esprit du temps, comme le faisaient les autres formes littéraires. L’allégorie et l’intention moraliste inspirèrent les moralités, comédies de mœurs à la fois sérieuses et comiques, représentations de la vie sociale où toutes les classes étaient plus on moins jugées et raillées. La moralité du Bien Avisé et du Mal Avisé fut le type du genre. La satire se donna cours dans la farce, parodie des mœurs, et dans la sottie, comédie politique. La farce, aux XVème et XVIème siècles mit au théâtre les fableaux des XIIIème et XIVème. Pathelin est demeuré son personnage le plus célèbre. Elle fut le genre le plus caractéristique de l’esprit populaire du moyen âge. On a sévèrement jugé cet esprit comme grossier, sans art, exagérément naturel et d’une révoltante crudité d’expression. Les gens du moyen âge s’en accommodaient fort bien sans être pour cela moins délicats et plus dépravés que ceux d’aujourd’hui. Au contraire, car ils étaient moins hypocrites. Ils riaient franchement, de bonne humeur. Ils ignoraient l’obscénité inventée par les tartufes quand ils firent de la morale une cochonnerie bien pensante, et, de ce qui était naturel, une saleté compliquée.

Le véritable théâtre comique, littéraire et musical, commença au XIIème siècle avec des fableaux dialogués et chantés, comme celui d’Aucassin et Nicolette. Plus remarquables furent, au XIIIème siècle, les œuvres d’Adam de la Halle, dit le Bossu d’Arras, auteur des jeux de la Feuillée, du Pèlerin, de Robin et Marion. Mais un grand nombre d’œuvres sont disparues ou sont d’auteurs anonymes. A partir du XIVème siècle on connaît les noms de quelques auteurs plus ou moins importants, les frères Gréban, Jean Michel, Mercadé, J. Millet, G. le Doyen, Andrieu de la Vigne, Jean d’Abondance, P. Taserie, N. de la Chesnaye, Gringore, Marguerite d’Angoulême, etc..., qui ont produit dans tous les genres. On peut classer dans le théâtre deux pièces comiques d’E. Deschamps (XIVème siècle) : le dit allégorique des Quatre offices de l’hôtel du roi et un dialogue, Maître Trubert et Antoignart, véritable ébauche de Pathelin qui verrait le jour un siècle après. Paru en 1470, il eut un succès prodigieux. Il était le produit tardif mais complet d’une longue formation collective où l’esprit populaire trouvait un aboutissant. En même temps qu’il terminait le théâtre du moyen âge, il commençait celui des temps modernes. Par lui, il n’y eut pas de solution de continuité entre les deux théâtres, car il n’a pas cessé de tenir une brillante place dans le répertoire lorsqu’il n’a pas été tripatouillé par des cagots comme cet abbé Bruyes qui prétendit « tirer l’or de son fumier »!.. Molière a été l’héritier direct des « farceurs » moraux et satiriques du moyen âge qui firent le théâtre vivant, et le maintinrent en dehors de tous les académismes et au-dessus de toutes les convenances hypocrites.

(Voir sur le théâtre au moyen âge les ouvrages suivants : Jubinal : Mystères inédits du XVème siècle, 2 volumes, Collection Jannet ; Ancien théâtre français, 10 volumes ; G. Paris et Robert : Miracles de Notre Dame, 7 volumes, Collection des Anciens textes français ; Le mistère du Viel Testament, 6 volumes ; P. de Julleville : Les Mystères, 2 volumes ; La Comédie et les mœurs en France au moyen âge ; Les Comédiens en France au moyen âge ; Répertoire du théâtre comique en France au moyen âge ; J. Mortensen : le Théâtre français au moyen âge.

LA RENAISSANCE ET LA TRAGÉDIE CLASSIQUE.

La Renaissance fut, au théâtre plus que dans les autres arts, le retour à l’antique. Elle n’inventa rien de nouveau, sauf l’individualisme et l’aristocratisme de l’esprit dans les formes conventionnelles le réservant à une élite, ou soi-disant telle. On commença par faire des tragédies et des comédies à l’imitation de Sophocle et de Sénèque, de Térence et de l’Arioste, imitateur lui-même de Plaute et de Térence. Le théâtre fut réservé aux comédiens de profession dont le répertoire se modifia et perdit le caractère populaire.

Le classicisme commençait. Il adaptait conventionnellement le théâtre antique à un monde qui n’en avait aucun sentiment. Un Racine, qui composa les plus parfaits modèles de la tragédie moderne, connut très bien le drame antique. Il s’inspira particulièrement de Sophocle et d’Euripide, mais pour les adapter au goût français et, plus fâcheusement, à celui de la cour qui était l’antipode du goût populaire et encore plus de ce qu’avait pu être celui du public athénien. La tragédie fut enguirlandée des roses de la grâce et de faveurs sentimentales. Après Racine, le XVIIIème siècle, qui aggrava encore la fausseté de la tragédie, ignora le théâtre grec ou ne le connut que par la traduction du jésuite Brunoy d’une incompréhension ahurissante. On comprend que ce siècle préféra Crébillon à l’Eschyle de Brunoy, mais il faut aussi constater que Brunoy ne cherchait qu’à satisfaire le mauvais goût de son temps tourné vers le style « rococo ». Il fallut attendre le Cours de littérature dramatique, de Guillaume de Schlegel, pour commencer à connaître, vers 1809, le théâtre antique autrement que par les mélasses de traducteurs effarouchés qui diraient encore, en plein XIXème siècle :

« Notre plume s’est dérobée sous nos doigts (sic) devant l’obligation de transcrire des scènes plus que lascives, des tableaux hideux d’immoralité, enfin des idées, des expressions d’une crudité et d’un cynisme tels que jamais peut-être, grâces au Ciel ! pareilles souillures n’ont été articulées en français, pas même dans la langue de Rabelais, etc... » (André Feuillemorte : Comédies d’Aristophane)

On sait comment — grâces au Ciel... et à Tartufe ! — la lascivité et l’immoralité ont disparu, avec la crudité du langage. Avant M. Feuillemorte, on avait eu Delille, Mme Dacier, Naudet, dont les périphrases, « bandeaux sur l’œil, cataplasmes, feuilles de vigne et caleçons de bain », a dit Tailhade, corrigèrent la truculente nudité et la salacité pittoresque des personnages d’Aristophane, de Plaute, de Pétrone et autres satiriques.

« On dirait qu’ils ont lavé leurs estomacs d’ivrognes dans le thé suisse de Nisard et fait leurs ongles dans le tub académique de M. Paul Deschanel. » (L. Tailhard)

La tragédie naquit en Italie, au commencement du XVIème siècle, avec la Sophonisbe de Trissin. En France, Du Bellay traduisit Electre et Hécube. Jodelle fit jouer, en 1552, sa Cléopâtre, première tragédie française. En fait, la tragédie ne fut que la tragi-comédie, genre transitoire, jusqu’au jour où Corneille lui donna sa forme définitive et fit triompher le genre « noble ». Avant Malherbe, Jodelle avait entrepris de démolir le moyen âge et prétendu donner à la France la première comédie digne de ce nom. Il voulait renouveler la poésie dramatique contre les vieux poètes traités déjà d’ « épiciers » par Du Bellay et, précurseur des « honnêtes gens » de la Ligue, soulever l’Eglise contre leur rude franchise. Mais Jodelle avait plus de présomption que de talent et le théâtre comique, tout au moins, continuerait dans sa voie et découvrirait les seins de Dorine malgré le mouchoir de Tartufe. La Cléopâtre de Jodelle, et sa comédie Eugène, n’eurent de succès qu’auprès des « précieux », les snobs de l’époque.

La tragi-comédie française s’inspira surtout de l’espagnole sortie de la déformation plus ou moins satirique, à la façon de Cervantès, de la littérature chevaleresque. Le genre naquit à la belle époque de la comédie espagnole, inaugurée par la Célestine de Rojas (1499), et illustrée par Encina, Lucas Fernandez, Gil Vicente, Naharro, Lope de Rueda, puis Lope de Vega, Guillen de Castro, Tirso de Molina, Alarcon, Guevara, Moreto, etc., jusqu’à Calderon, le plus grand de tous. Calderon prolongea le drame religieux dans le théâtre espagnol. Il apporta à ce théâtre son plus bel éclat avant l’envahissement du gongorisme et des équivoques douceurs mystiques des Rosaires. La tragi-comédie mêla le comique au sérieux, le romanesque au dramatique, la satire à l’épopée. Elle fut picaresque, parodique et elle créa le burlesque. Ses auteurs furent, en France, Jodelle, Garnier, Hardy, Ryer, Mairet, Rotrou, Boisrobert, Desmarets, Scudéry, Scarron, Cyrano de Bergerac, etc... Corneille lui donna son chef-d’œuvre : Nicomède. Racine, faisant l’éloge de Corneille, ne prisait guère ses prédécesseurs et rivaux qui prétendaient pourtant purifier le théâtre, et il disait : « Quel désordre, quelle irrégularité!... Toutes les règles de l’art, celles mêmes de l’honnêteté et de la bienséance partout violées.... ». C’est ainsi que :

« Un pur trouve toujours un plus pur qui l’épure. »

Fontenelle dirait de Racine lui-même :

« Les caractères de Racine ont quelque chose de bas il force d’être naturels. »

La tragédie l’emporta sur la tragi-comédie et la fit bannir du théâtre classique. Elle ne reparaîtrait que lorsque le drame romantique l’emporterait à son tour sur la tragédie.

Les premières tragédies, celles des Jodelle, Grévin, les frères de la Taille, Garnier, Montchrestien, ne sortirent guère du milieu des écoles où elles étaient jouées. Au commencement du XVIIème siècle, le comédien Hardy, auteur fécond de plus de huit cent pièces, tira le genre du pédantisme scolaire et le fit plus vivant, plus scénique. Schalandre, Théophile de Viau, Racan, Mairet, Rotrou et d’autres le suivirent dans cette voie, mais ce fut Corneille qui donna à la tragédie française ses règles définitives et ses premiers chefs-d’œuvre, Le Cid, en 1636, suivi d’Horace, Cinna, Polyeucte, Pompée, Rodogune, Héraclius, Œdipe commença le déclin du génie cornélien. Suréna fut la dernière œuvre de Corneille, en 1674. Le genre ne pouvait se soutenir que par des chefs-d’œuvre, son « sublime » ne pouvait s’accommoder de productions médiocres. Seul Racine, après Corneille, l’éleva à sa hauteur passionnelle et plastique. Après eux, Voltaire fut un auteur honorable, mais son génie n’était pas tragique. Il apporta à la tragédie quelques nouveautés par le choix des sujets pris en dehors de l’antique, la pensée philosophique et l’influence de Shakespeare, bien que cet écrivain fût à ses yeux un « barbare ». Contemporains ou successeurs de ces trois auteurs, Scudéry, Thomas Corneille, Pradon, Campistron, Lagrange-Chaucel, Crébillon, La Motte, Marmontel, La Harpe, Chénier, Lemercier, Delavigne, Ponsard et vingt autres firent de la tragédie un genre de plus en plus momifié dans la tradition classique et qui ne se soutint plus que dans le livret d’opéra.

La tragédie fut un genre essentiellement français, particulier à une époque française comme l’éloquence de Bossuet et les jardins de Le Nôtre. Elle fut à l’image de cette société qui réalisa le plus totalement le plan monarchique où la vie de tous les peuples comme l’histoire de tous, les temps devaient aboutir à cet unique objectif : l’exaltation d’un Roi-Soleil ! Elle ne pouvait se soutenir que par cette monarchie et elle ne pouvait lui survivre. Aussi, la tragédie n’exista à l’étranger que comme imitation littéraire ou genre français. Malgré la primauté chronologique de la Sophonisbe de Trissin, la tragédie italienne ne compta guère en dehors d’Alfieri (XVIIIème siècle), et encore, sa valeur a été bien surfaite dans un but de propagande nationale. Manzoni, Niccolini, Monti, ne furent aussi que des imitateurs. En Allemagne, la tragédie n’eut que des traductions d’œuvres françaises et des essais de Gœthe.

LE DRAME ET LA COMÉDIE MODERNES.

Autrement grand, humain, vivant et universel que la tragédie fut le théâtre, drame et comédie, tel que le conçut et le produisit le génie anglais dans cette période appelée « élisabéthaine » qui commença vers 1570 avec le Gorboduc de Sackville et Norton et finit cent ans après avec James Shirley. Cette époque est la plus belle du théâtre de tous les temps ; Shakespeare, qui la domine, est au-dessus de tous les tragiques, même grecs, parce qu’il est plus humain. Livrés au Destin, les personnages d’Eschyle et de Sophocle les plus émouvants, Œdipe, Oreste, Antigone, Iphigénie, nous apparaissent comme des entités, des êtres en dehors de notre monde. Les Lear, Othello, Hamlet, Cordélia, Desdémone, Juliette, sont des êtres humains de tous les temps et de tous les pays, dont les sentiments sont les nôtres et que la fiction théâtrale fait vivre intensément. Le drame et la comédie shakespeariens sont une immense synthèse de tout ce que la vie et le théâtre ont amassé en quinze siècles d’expérience, de pensée et de force, l’expression la plus vaste et la plus profonde, la plus tragique et la plus bouffonne, la plus idéaliste et la plus réaliste, des gestes, des rêves, des instincts, des passions, de la vie intime et sociale, de la psychologie individuelle et collective de toute l’humanité. L’infiniment petit de l’âme humaine est aussi illimité que l’infiniment grand de l’univers. Jamais aucun art n’a été représentatif de la vie avec une vérité et une audace plus indifférentes à n’importe quels dogmes, quelles théories, quelles convenances éthiques ou esthétiques, particuliers ou sociaux. Des hommes pensent et agissent pour tous les autres hommes, dans les bouges où vocifèrent les matrones de Périclès, dans les tavernes où Falstaff entretient sa précieuse bedaine avec toute sa séquelle de truands, comme dans la tempête qui poursuit Lear et Cordélia, devant le tombeau de Juliette et dans les espaces éthérés où circule Ariel.

Lorsque nous parlons de l’œuvre shakespearienne, nous n’envisageons pas l’ouvrage d’un homme qui a été Shakespeare, ou ne l’a pas été d’après ceux qui contestent qu’il a existé ; nous parlons de tout un ensemble d’œuvres, procédant les unes des autres et formant comme un microcosme de la pensée de leur époque. Aucune ne serait originale, d’après M. Abel Chevalley qui a dit :

« Il n’y a pas plus de théâtre exclusif de Shakespeare au temps d’Elizabeth, que de théâtre élisabéthain d’ où Shakespeare serait exclu. »

Ils seraient environ deux cents auteurs qui auraient édifié le drame et la comédie shakespeariens dans une période de quatre-vingts ans. Les plus connus, à des degrés divers de célébrité, sont John Lily, Th. Loodge, G. Peele, Th. Kyd. Chapman, R. Greene, Drayton, avant Shakespeare, et ses contemporains ou successeurs, Marlowe, Th. Nasbe, Th. Dekker, Middleton, Ben Jonson, ,T. Marston, Th. Heywood, J. Webster, Tourneur, Flechter, Beaumont, Massinger, J. Ford, Randolph, Brome, Cartowright, Th. May, Marmion et enfin J. Shirley qui termina le grand cycle. Tous les esprits, tous les caractères, toutes les philosophies sont réunis chez ces hommes venus de tous les milieux, ayant vécu à tous les étages sociaux, comme leurs personnages, et représentent toute la pègre sociale et toute l’aristocratie. Tous ont plus ou moins travaillé pour ce Théâtre du Globe fondé par Shakespeare en 1599, et qui est plus célèbre que l’Illustre théâtre de Molière. (Voir les Etudes sur Shakespeare, de Ph. Chasles, les ouvrages d’A. Mézières, et le numéro des Cahiers du Sud, juillet 1933, sur le Théâtre élisabéthain).

Le drame shakespearien, précurseur de la Révolution anglaise, le fut aussi de la Révolution française par l’influence qu’il exerça sur la formation de l’esprit romantique. (Voir Romantisme). Le XVIIIème siècle français, tout pénétré de classicisme, ne le comprit guère ; il n’en influença pas moins la tragédie et fut à la naissance du drame bourgeois. Arden de Feversham fut, en 1592, en Angleterre, la première œuvre d’un genre dont Nivelle de la Chaussée fut le père, en France, et dont les parrains furent Sedaine (Le Philosophe sans le savoir), Diderot (le Fils naturel), Voltaire (L’enfant prodigue et Nanine), Beaumarchais (Eugénie, et la Mère coupable). Ce fut le drame vertueux, larmoyant, lénitif, célébrant la morale et les attendrissements familiaux. Au XIXème siècle, le romantisme en ferait le mélodrame à tendances sociales, et l’hypocrisie bourgeoise lui communiquerait toute la nocivité du roman-feuilleton. Mentionnons que, dès la fin du XVIIIème siècle, Mercier fut au théâtre le précurseur du romantisme, en attaquant vivement la tragédie et en produisant les premiers drames historiques.

La comédie est, dans sa plus large acception, la véritable manifestation collective de l’esprit humain. Il n’y a qu’une façon de pleurer ; il y en a cent de rire. Chaque peuple a la sienne, comme il a son terroir, son langage, ses formes lyriques et satiriques, C’est pourquoi, s’il y a discontinuité dans le drame dominé par des formes conventionnelles, il n’yen a pas dans la comédie où la convention scénique est tout à fait secondaire. Pathelin amuse aujourd’hui comme il y a cinq cents ans. On retrouverait dans Plaute tous les types à qui la faveur populaire a toujours été constante et qui sont passés successivement dans la farce, la comédie italienne, le théâtre moderne et contemporain. Après le moyen âge, la moralité, la sottie, la farce continuèrent. On leur donna d’autres noms : comédie de caractère, de mœurs, d’intrigue, de genre, épisodique, historique, féerique, musicale, vaudeville, etc...

Le mot comédie fut apporté d’Italie en France par les comédiens, gens salariés par un directeur de théâtre pour jouer la comédie. La première troupe qu’on en vit en France fut celle qui représenta à Lyon, en 1548, la Calandria, de Bibbiena, Après eux, les Gélosi, appelés par Henri III, apportèrent à Paris, en 1576, la comedia dell’arte, née en Italie de l’improvisation populaire, ressuscitant les types éternels de la comédie humaine sous la défroque des Arlequin, Pantalon, Polichinelle, Colombine, etc... Les Gelosi furent remplacés par les Fedeli qui continuèrent la comédie italienne jusqu’en 1652. Le prince des Sots et ses compagnons étaient devenus des professionnels. Ils jouèrent à l’Hôtel de Bourgogne jusqu’en 1608, partageant le local avec une autre troupe à qui les confrères de la Passion avaient cédé leur privilège en 1588. L’année 1600 vit fonder le théâtre du Marais. Bellerose fut le grand comédien de l ‘Hôtel de Bourgogne ; Mondory fut celui du Marais. Les précieux, qui affectaient les bonnes manières et le beau langage, commencèrent à se fâcher lorsque Bruscambille, ne « sucrant pas assez sa moutarde », débita ses prologues dans le ton de l’ancienne farce. Celle-ci trouva asile au théâtre de l’Estrapade où Gros Guillaume, Gaultier-Garguille et Turlupin la mêlèrent à la comédie dell’arte. Gros Guillaume ayant été mis en prison pour avoir raillé un magistrat, y mourut de peur, et sa troupe se dispersa. La farce était montée aussi sur les tréteaux de Tabarin, au Pont-Neuf. Elle s’installa enfin à la foire Saint-Germain où une troupe de comédiens fut autorisée à élever un théâtre en 1595.

C’est au Théâtre de la Foire que, sous l’impulsion populaire, se manifesta le plus d’ingéniosité, d’invention et l’on peut dire de vrai talent comique. Jusque là les spectacles de la Foire avaient consisté en exercices d’acrobatie, exhibitions d’animaux sauvages ou savants, parades, etc... La farce, que les théâtres privilégiés voulurent faire interdire à la Foire, détermina ses comédiens à aborder tous les genres du théâtre. On leur dut la plupart des nouveautés qui firent la fortune des théâtres réguliers et plus d’un grand acteur, chanteur ou danseur débuta parmi eux avant d’entrer aux Français ou à l’Opéra. La première nouveauté du théâtre de la Foire fut celle des marionnettes de Brioché qui s’y installa en 1646. Le pauvre homme faillit être brûlé vif comme sorcier parce que ses acteurs mécaniques disaient trop de vérités sur les hommes et sur les choses. Datelin ajouta des danses au spectacle des marionnettes. En 1678, une pièce intitulée : Les Forces de l’Amour et de la Magie réunissait tous les genres du théâtre de la Foire : acrobatie, pantomime, danse et dialogue. Les pièces dialoguées avaient pris du développement à la Foire. Les Comédiens Français, établis depuis 1680, les firent interdire. La Foire recourut alors au chant que lui permit l’Opéra. On fit le vaudeville à couplet, puis l’opéra-comique dont le premier vrai succès fut la Princesse de Carisme, de Lesage, jouée en 1718. Entre temps, la troupe italienne, où s’était illustré Scaramouche, avait été chassée de France, en 1697, pour avoir osé présenter Mme de Maintenon sous les traits de la fausse prude. Les comédiens de la Foire jouèrent alors la comédie italienne, mais il y eut de nouvelles interdictions des Français. La Foire tint bon et ce ne fut qu’en 1710 que le Parlement condamna définitivement son théâtre au profit des Comédiens français. Les pantomimes, les danses et surtout l’opéra-comique, dont il y eut deux théâtres, à partir de 1713, aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent, eurent un succès immense. Le public populaire lui était de plus en plus favorable et ses acteurs étaient de plus en plus brillants. En 1728, un opéra-comique, Achmet et Almexuzin, de Lesage, Fuzelier et Dorneval réunissait les danseurs Nivelon et Melle Sallé. Après que l’ouvrage eut été joué pendant deux mois, sans interruption, les deux danseurs entrèrent à l’Opéra.

Lesage fut le plus fécond des auteurs du théâtre de la Foire, avec Fuzelier et Dorneval, puis Panard, Fagan, Boissy, Pirou et d’autres. Favart apporta en 1740 et 1741 sa Servante justifiée et sa Chercheuse d’esprit. Jusqu’en 1752, la musique de l’opéra-comique avait été faite d’airs connus adaptés à des couplets. Dauvergne, le premier, composa une musique originale pour ce genre d’ouvrage. Ce fut alors le véritable opéra-comique que Monnet installa dans un théâtre spécial où, dès 1754, fut jouée la Servante maîtresse, de Pergolèse. Privée de la comédie et de l’opéra-comique, la Foire en fut réduite aux marionnettes, à la danse acrobatique et à la pantomime. La troupe de Nicolet, qui réunissait en 1785 trente acteurs, vingt musiciens et soixante danseurs appelés les « sauteurs du roi », attirait la cour. Ce fut son dernier succès. Le théâtre de la Foire mourut en 1786 avec les deux foires Saint-Germain et Saint-Laurent. (Voir le Théâtre de la Foire, par E. d’Auriac).

Les spectacles de la Foire se continuèrent, avec des intermittences, dans de petits théâtres dit théâtres « à côté ». Ils mériteraient d’être suivis dans leurs différents avatars. Nous ne parlerons pas de la chanson qui, après une brillante carrière dans des « caveaux » plus ou moins littéraires a sombré de nos jours dans la scatologie patriotique. Mais d’autres mériteraient mieux que la simple mention que nous pouvons en faire ici, entre autres les marionnettes qui ont une longue histoire, depuis les statuettes, images des dieux de l’antiquité que les Chinois, bien avant les Grecs, firent mouvoir par des moyens mécaniques, en passant par les mariettes ou les mariolettes du moyen âge, les fantoccini, puppi et pupalzi du théâtre italien, les pantins du théâtre Guignol apportés par Mourguet, en France, en 1795, jusqu’à leurs adaptations actuelles dans le Guignol lyonnais, successeurs de celui de Mourguet, et dans les théâtres de marionnettes toujours en vogue dans différents pays.

Il faudrait aussi parler de la pantomime ressuscitée par Debureau, au théâtre Bertrand, après 1830, et dont les derniers interprètes ont été les mimes marseillais, Rouffe, Onofri, Séverin, Bernardi et d’autres, et aussi des différents auteurs qui écrivirent ses scénarios depuis Nodier, G. de Nerval, Th. Gautier jusqu’à Catulle Mendès.

Enfin, il faudrait encore parler du vaudeville à couplets qui ne cessa pas d’alimenter un répertoire où Désaugiers, en particulier, s’illustra en créant des types comme M. Vautour, immortel tant que la propriété existera pour la calamité des pauvres gens.

Sous les outrances de ses farces et de ses parodies, le théâtre de la Foire entretint la vérité dramatique. Celle-ci prit, avec la grande comédie, une éclatante revanche sur la pompeuse et conventionnelle tragédie. Molière l’imposa dans les plus authentiques chefs-d’œuvre du théâtre français. Avec Corneille (Le Menteurs), en même temps que Racine (Les Plaideurs), Molière fit une véritable création de la comédie de caractère et de mœurs. A l’encontre de la tragédie, elle ne cesserait pas d’être bien servie, et ses meilleurs auteurs, après Molière, seraient Dancourt, Regnard, Lesage, Marivaux, Sedaine, Beaumarchais. En Italie, elle remplacerait la comedia dell’arte et Goldoni serait son Molière. Ce rôle, dans 185 pays scandinaves, serait échu au danois Holberg qui serait le père du théâtre et de la langue dramatique de ces pays. Molière, après avoir parcouru la France pendant plus de dix ans avec sa troupe de l’Illustre théâtre, jouant les œuvres qu’il avait données à la farce, s’établit en 1658 à Paris. Sa troupe prit le titre de Comédiens lie Monsieur. Sept ans après sa mort, en 1680, cette troupe réunie à celles de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais devint celle des Comédiens Français. Ce fut l’origine du théâtre de la Comédie Française.

Les études et les critiques du théâtre classique abondent. Le monde académique, qui affecte de ne connaître que ce théâtre-là, a copieusement écrit à son sujet, et ses ouvrages sont assez connus et répandus, pour qu’il soit inutile de les citer ici.

LE THÉÂTRE PENDANT LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE.

Même dans ses œuvres les plus détachées de toute intention politique, le théâtre, durant la Révolution française, fut une véritable tribune des partis. On trouva, dans les œuvres classiques comme dans toutes celles de circonstance où les événements étaient mis à la scène suivant l’esprit de chacun, des allusions propres à justifier des manifestations. C’est ce qu’on voit aujourd’hui quand les amateurs de dictature prennent prétexte de certaines tirades mises au compte de Shakespeare par son traducteur, pour manifester aux représentations de Coriolan. De la même façon, la Comédie Française, en représentation en Italie, a dernièrement fait sa cour à M. Mussolini en coupant, dans Britannicus, des vers où le personnage aurait pu voir une flétrissure de sa sinistre dictature!... Le plaisant ou l’odieux, qui se produisit souvent pendant la Révolution, fut lorsque l’auteur, étant compris à l’envers rie ses intentions, se trouva mis malgré lui au service d’une cause qui n’était pas la sienne ! Inutile de dire que Corneille fut le grand excitateur de l’héroïsme révolutionnaire. Son « Qu’il mourut ! » d’Horace, souleva alors une exaltation patriotique encore inconnue. Mais l’on vit surtout des pièces de circonstance parfois improvisées, sans même êtres écrites, sur les événements de chaque jour. Il n’en resta aucune qui fut, vraiment remarquable. Le seul résultat de ces improvisations dramatiques fut de faire perdre l’habitude des règles classiques et d’ouvrir la voie au théâtre romantique.

Le théâtre de la Révolution avait eu ses chefs-d’œuvre, avant que celle-ci éclatât, dans Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Figaro avait proféré des vérités qui avaient frappé comme des gifles sur les mufles de la monarchie pourrissante. Jamais la satire n’avait été si véhémente dans les formes polies du théâtre classique. M.J. Chénier, dans sa tragédie Charles IX, mit à la scène la Saint-Barthélemy, ce que personne n’avait osé faire jusque là. Le fanatisme religieux fut, comme dans le despotisme monarchique, violemment attaqué dans des pièces de circonstance. L’Eglise fut vivement raillée, entre autre dans Le Mariage du pape, dans les Victimes cloitrées, dans des vaudevilles comme Encore un curé où l’on chantait :

« Baptiser les enfants d’autrui,
C’est un fort joli ministère ;
Mais il vaut mieux, prêtre et mari,
Baptiser ceux dont on est père. »

Durant la Révolution, la Comédie Française fut généralement d’esprit royaliste et réactionnaire, comme il convenait à une aristocratie de cabotins fort honorés de servir les grands dans leurs plaisirs même les moins intellectuels. Certains de ses membres furent emprisonnés. Menacés de la guillotine, ils devinrent de « bons patriotes ».

Parmi les pièces d’opposition antirévolutionnaire, L’Ami des lois, de Laya, provoqua le plus l’agitation et fut interdite jusqu’à la réaction de Thermidor. Après cette réaction, et sous le Directoire, la satire politique fut sévèrement réprimée. On eut un avant-goût du régime napoléonien. Cette répression eut l’avantage de faire se retourner la satire contre les mœurs, et elle eut particulièrement à faire dans ce domaine. Maillot créa le type de Madame Angot ou la poissarde parvenue dont on fit diverses moutures, en attendant qu’une Fille de Madame Angot fournit au musicien Lecocq le sujet d’un des chefs-d’œuvre de l’opérette. Nombre de vaudevilles attaquèrent les enrichis de la mercante de guerre qui commençaient leur carrière sous les ailes de la victoire. Un gros fournisseur disait avec la joviale assurance que ses victimes ne lui demanderaient aucun compte :

« Notre pays s’est agrandi
Et mon ventre s’est arrondi,
Ces chers enfants de la Victoire,
Je les fais marcher à la gloire
Sur des semelles de carton. »

Sur un de ces fournisseurs appelé Rapinat, on chantait :

« Le bon Suisse qu’on assassine
Voudrait au moins qu’on décidât
Si Rapinat vient de rapine
Ou Rapine de Rapinat. »

Rapinat était bien indifférent et tranquille ; il deviendrait grand dignitaire de l’Empire, serait fait noble par Louis-Philippe, ministre par Badinguet, grand muphti de la Légion d’honneur et membre de l’Académie des Sciences morales, (sic) et politiques par la IIIème République, tout en fabriquant des canons pour de nouveaux assassinats du « bon Suisse » !... Mais dès 1802, Napoléon ne voulut plus qu’on touchât aux parvenus, aux mercantis, aux girouettes politiques qui seraient la fine fleur de son empire, et pour qui il découpait les rubans de sa légion d’honneur dans le bonnet rouge de la Révolution ! Dupaty faillit connaitre la déportation, après les pontons de Brest, pour un petit vaudeville : l’Antichambre. Lemercier, auteur de Charlemagne, dont Napoléon, ne sachant où trouver un Corneille, aurait voulu faire le poète de sa cour, refusa dignement cet emploi et se condamna ainsi à une vie obscure, tourmentée de plus par la cabale impériale. Lemercier était républicain. Le royaliste Ducis repoussa non moins dignement les avances napoléoniennes. Dupaty resta suspect de pacifisme. En dehors d’eux et de J.M. Chénier, le théâtre, au temps de l’Empire, fut par sa platitude à l’étiage des courtisans qui l’écrivirent, les Barré, Radet, Desfontaines, Baour Lormian, Legouvé, Esmenard et autres Rougemont qui prodiguèrent leur encens à « l’usurpateur », comme ils le prodigueraient ensuite, avec la même impudeur, à la « légitimité restaurée » !

Napoléon fut aussi néfaste au théâtre et à l’art dramatique qu’il le fut à toutes les formes de l’esprit et de la liberté. Tous les théâtres où l’art dramatique montrait encore quelque esprit et quelque indépendance furent fermés. Il ne demeura que quelques-uns à côté des subventionnés comme l’Opéra pour lequel Napoléon voulait bien dépenser 800.000 francs par an, parce que ce monument « flattait la vanité nationale » ?... Quand les spectateurs se permettaient de montrer leur mécontentement au théâtre, on les envoyait en prison, où à la caserne pour faire des soldats s’ils étaient de jeunes gens. On n’eut plus ce droit de siffler qu’au temps de Molière on achetait en entrant au théâtre. On n’eut plus que le droit de payer et se taire devant les pires insanités que favoriseraient l’arbitraire gouvernemental et la censure. C’est le doux régime qui a fini, de nos jours, par dégoûter du théâtre la majorité du public de plus en plus considéré uniquement comme un « cochon de payant » !...

(Voir sur le théâtre pendant la Révolution et l’Empire : Le Théâtre et la Révolution, et la Censure sous le premier Empire, par H. Welschinger, La Comédie française et la Révolution, par A. Pougin).

LE THÉÂTRE ROMANTIQUE.

La platitude où le théâtre classique était tombé, après Voltaire, dans la tragédie, et après Beaumarchais, dans la comédie, rendait la révolution romantique nécessaire, En attendant, le règne de Scribe avait commencé en 1810 en pour perpétuer, à côté de Collin d’Harleville, de Picard, de C. Delavigne, de Souillet, la tradition de la médiocrité classique transportée dans l’hypocrisie bourgeoise, avant de la remettre aux Ponsard, Emile Augier, Dumas fils, Th. Barrière, Sardou et toute leur suite des abrutisseurs vaudevillesques qui ont fait du théâtre de France, suivant le mot de V. de l’Isle Adam, « l’opprobre de l’art moderne ».

Il ne s’agissait plus de corriger les mœurs, même en riant. Depuis que la bourgeoisie était au pouvoir, ses mœurs, si elles n’étaient pas plus pures, étaient souveraines. Il s’agissait de les ériger en vertus et, si on se permettait de les fronder, de ne pas dépasser ce sourire qui, s’il n’est pas une louange, n’est pas non plus une raillerie. Il s’agissait de faire prendre la prudoterie pour la pruderie, le bégueulisme pour la délicatesse, l’insanité prudhommesque pour le bon sens. Il s’agissait d’inspirer cet aimable scepticisme qui aboutirait au « tout s’arrange » des Capus, pour faire accepter les pires capitulations de conscience, les plus malpropres et les plus cyniques combinaisons politiques et affairistes. Cela commença sous la Restauration par l’exploitation vaudevillesque du militarisme et du chauvinisme. Tout un monde de pantouflards, de prévaricateurs cyniques qui avaient livré leur patrie et monnayé son invasion, pleurait d’émotion quand on chantait :

« La timidité ne vaut pas la vaillance ;
Mille revers ne font pas un succès !
La France, amis, sera toujours la France,
Et les Français seront toujours Français ! »

On vendait aussi la Pologne dont on laissait faire le dépècement, mais on n’en chantait pas moins :

« Les Polonais de la Pologne
Seront toujours les Polonais ! »

Alfred Jarry n’a pas inventé le Père UBU. Il y a plus de cent ans, il incarnait déjà la bourgeoisie, c’est la disgrâce de Béranger d’avoir été le poète de ce monde-là. L’homme pauvre et indépendant qui chanta la Muse en fuite et les Conseils de Lise, le satiriste du Chant u cosaque, de la Cocarde blanche, de la Censure, du Ventru, des Révérends pères, méritait mieux que cette admiration. La révolution romantique au théâtre commença avec la publication en France des œuvres de Shakespeare, de Calderon, Lope de Vega, Schiller, et les représentations du théâtre anglais à Paris, en 1822. Les « bons Français » qui cabalaient contre ce théâtre chantaient

« Nous retrouvons dans le meilleur des princes
Tous les grands rois que la France a perdus. »

Ils retrouvaient leurs grotesques couronnés dans ce Louis XVIII que Marx appela irrévérencieusement « Tête de lard » ; ils ne retrouvèrent ni un Corneille ni un Racine. Cinq ans après, Shakespeare était rejoué sans incidents. Des événements comme la guerre de Grèce, l’impopularité de Charles X, instrument des ultras et des jésuites, favorisaient le romantisme. Vigny débarrassait Othello de la perruque de Ducis, Mérimée écrivait le théâtre de Clara Gazul, V. Hugo publiait la préface et le drame de Cromwell. L’Henri III et sa cour, d’A. Dumas, commença la bataille en 1829. Un an après, la première d’Hernani était au théâtre ce que seraient les « Trois Glorieuses » en politique. C’était la fin de l’ancien régime restauré. Le romantisme des barricades et des tirades hugoliennes donna l’illusion que le parapluie de Louis-Philippe abriterait « la meilleure République ». Jusqu’en 1848, V. Hugo put dire :

« Ce siècle est grand et fort ; un noble instinct le mène. »

Mais après, ce « noble instinct » ne sut que livrer la liberté au ruffian du 2 décembre.

Le théâtre suivit toutes les vicissitudes politiques et fut plus la tribune des partis que de l’art dramatique véritable, malgré des œuvres comme Marion Delorme, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, Ruy Blas, de V, Hugo, la Maréchale d’Ancre, Chatterton, de Vigny, Antony, d’A. Dumas. Toutefois le public demeurait divisé entre ces Œuvres où la convention romantique n’était pas moine arbitraire que la convention classique, et celles qui défendaient désespérément les vieilles traditions, notamment Marino Faliero, Louis XI, les Enfants d’Edouard, Don Juan d’Autriche, de C. Delavigne. La tragédienne Rachel avait apporté à la cause de Corneille et de Racine une flamme nouvelle, Ponsard arriva à la rescousse et, en 1843, sa Lucrèce triompha bruyamment contre les Burgraves et fut, pour les « classiques », leur revanche d’Hernani. Mais cinq ans après, la Charlotte Corday de Ponsard échoua. Le moment arrivait où l’hyperbole et la grandiloquence ne suffiraient plus à soutenir une tragédie et une tragi-comédie périmées. Les trucs et les ficelles romantiques furent bientôt aussi usés que ceux des classiques. Des deux côtés on trouva indigeste le « porc aux choux » de Tragaldabas, que A. Vacquerie essaya de faire jouer, en 1848, et qui était une exagération picaresque du César de Bazan de V. Hugo.

L’œuvre théâtrale la plus intéressante de l’époque romantique est celle d’A. de Musset, et ses comédies plus que ses drames. Il y a continué les qualités classiques dans la sobriété, dans une action plus subjective qu’objectivé en y ajoutant celles, romantiques, de l’unité individualiste et de la variété psychologique de ses personnages. L’invention habile et gracieuse, le naturel des sentiments et la poésie du dialogue rappellent parfois chez Musset les plus jolies scènes de Shakespeare.

Le romantisme du théâtre sombra comme le romantisme révolutionnaire dans la platitude prudhommesque et l’hypocrisie bourgeoise pour n’être plus qu’une chose sans enthousiasme et sans beauté, sans cœur et sans rognons. Scribe fut le M. Thiers du théâtre qui convenait à un tel monde. Dans Bertrand et Raton, il avait montré que le succès justifie toutes les immoralités. M. Lanson lui-même, peu suspect de subversion, a dit ceci de ce théâtre :

« Cette morale est de la plus vulgaire médiocrité ; partout l’argent, la position, la carrière, la fortune ; le plus bas idéal de succès positif et d’aise matérielle, voila ce que Scribe et son public appellent la raison. Pour qu’un jeune homme se marie sans amour, 25 ou 50.000 livres de rente chez une veuve, 500.000 francs de dot chez une ingénue sont les arguments sans réplique ; et le devoir de rompre un amour coupable est impérieusement dicté par la nécessité de ne pas nuire à sa carrière ; cela dispense de pitié, de délicatesse et d’honneur. On ne peut s’empêcher d’être dégoûté de voir tout acte de probité, de bonté, de dévouement, inévitablement payé en argent, d’une grosse dot ou d’un bel héritage. Scribe ferait aimer les excentricités morales de la passion romantique. »

Le théâtre romantique eut un succès bien plus éclatant et durable dans le genre populaire du mélodrame où l’aventure était plus truculente, la tirade plus emportée, le panache plus agité que dans le drame littéraire. Le théâtre d’Hugo, dépouillé de sa magie verbale, est d’une pauvreté d’invention et d’une maladresse scénique incroyables à côté de la richesse d’imagination et de l’adresse prestigieuse à emmêler et démêler l’intrigue dramatique d’un A. Dumas. Le mélodrame était né de ce romantisme « noir », anglais et allemand, dont le fantastique et les violences excitaient une curiosité très vive. Pixérécourt avait été le grand homme du genre ; on l’appelait « le Corneille du mélo ». Dumas assura au mélodrame une carrière inépuisable en prenant la matière de ses pièces, comme de ses romans, dans l’histoire. Le mélo fut l’illustration vivante du feuilleton. Les idées sociales ne pouvaient manquer d’y trouver place. On eut ainsi les drames d’E. Sue ; les Mystères de· Paris, le Juif errant, etc., etc. ; celui de F. Pyat ; le Chiffonnier de Paris. Ce fut le théâtre d’une classe ouvrière débonnaire, qui se nourrissait plus d’illusions humanitaires que de pain. On lui faisait chanter, après février 1848 :

« Ouvriers ! à l’ouvrage,
Maîtres ! rassurez-vous ! »

Et ceci à quoi répondirent les journées de juin :

« Entre enfants de la France,
il n’est pas de vaincus !... »

Les vaudevillistes Clairville et Cordier étaient les grands fournisseurs de ces drogues stupéfiantes auxquelles ils ajoutaient leurs railleries antirépublicaines. Le « bon peuple » de 1848 pleurait aussi, au théâtre, sur le sort de Louis XVI et de Marie Antoinette et laissait interdire une pièce contre le pape et contre l’expédition de Rome. Les pauvres tentatives de liberté théâtrale furent brutalement interrompues par le Coup d’Etat. Un plat flagorneur, A. Houssaye, proclama à l’usage des arts :

« L’Empire c’est la paix ! »

Et le règne d’A. Dumas fils commença au théâtre avec celui des ruffians et des catins de la cour des Tuileries, de la Bourse, de la presse et du boulevard. A côté du théâtre bourgeois, le mélodrame populaire subit la même dégradation pour tomber dans les basses ratatouilles feuilletonnesques des D’Ennery, Ponson du Terrail, Montépin, Richebourg, etc., qui ne donnerait que trop de motifs à leur public d’abandonner de nos jours le théâtre pour le cinéma.

Un autre succès populaire du théâtre romantique fut dans la satire des mœurs politiques et affairistes. L’idée semble en être venue du Bertrand de Scribe, dont le prototype était Talleyrand, l’aventurier d’ancien régime adapté à la politique du nouveau. Mais cette satire prit une autre envergure quand on vit sortir Robert Macaire, l’aventurier bourgeois pour qui la politique et les affaires furent l’escroquerie. Il parut dans un mélodrame, l’Auberge des Adrets, et Frédéric Lemaître qui joua le rôle lui donna un relief extraordinaire en en faisant le type de la fripouille affairiste triomphante par l’exagération de son audace et de son cynisme. Doublé de Bertrand, triplé du baron de Wormspire, Robert Macaire, paradoxale création, s’est multiplié ù l’infini dans le monde, grâce à l’encore plus paradoxale imbécillité de M. Gogo, citoyen, électeur, ancien et futur combattant, cocu, volé ct toujours content. Robert Macaire fait comprendre l’extraordinaire fortune des Rochette, des Oustric, des Stawiski dans un monde où il n’y a pourtant pas que des crapules et des niais, mais où ils dominent. Pas plus que Thénardier et sa bande, Robert Macaire et ses compères ne prévoyaient le bel avenir qu’ils avaient devant eux. Ils se voyaient plutôt ramant un jour sur des galères, ou balancés au bout du pantagruélion rabelaisien, que statufiés pour avoir « bien mérité de la Patrie » en faisant tuer dix millions d’hommes et en tripotant dans tous les scandales.

LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN.

Dévoué, pour la recette, au fumier bourgeois, ce théâtre a été, pour l’art, plus noblement inspiré par le naturalisme et le symbolisme (Voir ces mots). Ils ont apporté une saine réaction rendue indispensable par l’insanité des Dumas et sous-Dumas et de leurs admirateurs, les Sarcey et sous-Sarcey, bien que ces derniers bavent toujours, dans ce qu’on appelle la critique, contre tout ce qui est indépendance et vérité. Malheureusement, cette réaction n’a pas eu des assises assez solidement populaires. Après plus d’un siècle de baratage bourgeois, l’esprit populaire a fini de penser et s’est réfugié, comme le voulaient ses maîtres, dans des distractions d’esclaves : les spectacles sportifs et le cinéma (voir Spectacle).

Pour ceux qui ont persisté à penser, le naturalisme et le symbolisme ont fait pratiquement, en dehors de toutes différenciations d’écoles, des efforts méritoires. Ils ont soutenu des entreprises théâtrales « à côté » de la faisanderie bourgeoise, le Théâtre Libre d’Antoine, le Théâtre de l’Œuvre, de Lugné-Poe, et d’autres d’une existence plus ou moins éphémère : le Théâtre d’Art, de Paul Fort, les Eschotiers, le Théâtre des Arts, a Batignolles, le Vieux Colombier et, après la Guerre de 1914, les Compagnons du Tréteau, la Grimace, l’Atelier, la Comédie des Champs-Elysées, etc. Ces entreprises ont défendu le théâtre d’idées contre le théâtre boulevardier bassement amuseur et pornographique. Ils ont servi la véritable littérature dramatique, française et étrangère. Le Théâtre Libre et celui de l’Œuvre ont surtout fait connaître Ibsen dont ils jouèrent presque toute l’œuvre, après qu’Antoine eut révélé, avec les Revenants, le « Shakespeare scandinave ». En même temps, se succédaient les pièces inconnues en France de Bjornson, Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev, Tolstoï, Hauptmann, Strindberg, Sudermann, O. Wilde, etc. On connaissait enfin un Shakespeare dépouillé des maquillages académiques. Un théâtre nouveau se formait en France sous le parrainage d’Henri Becque qui soulevait, dès ses premières œuvres, une haine sauvage chez les critiques officiels. Becque apportait un théâtre de vérité, découvrant énergiquement, sous sa carapace d’hypocrisie, l’infamie sociale et les basses âmes qui y prospèrent. Depuis Molière, le théâtre français n’a pas produit d’œuvres aussi justicières et vengeresses que les Corbeaux et la Parisienne, de Becque. Après lui, Courteline, J. Renard et Mirbeau donnèrent au théâtre contemporain ses autres chefs-d’œuvre : Boubouroche, Poil de Carotte, et les Affaires sont les Affaires. Il faudrait parler longuement du « comique » parfois si douloureux de Courteline, de « l’ironie » si désenchantée de J. Renard, de « l’amertume » si profondément humaine de Mirbeau, et il faudrait aussi pouvoir insister sur tout ce théâtre, inspiré généralement du naturalisme, qui a apporté une vérité parfois brutale, mais saine et vivifiante, dans un cloaque où on ne l’entendait plus depuis longtemps. Zola, Goncourt, Hennique, P. Alexis, Brieux, Jean Julien, Ancey, Curel, Descaves, Donnay et nombre d’autres ont accompli cette besogne salutaire avec Becque, Renard, Mirbeau et avec les étrangers que nous avons cités.

A côté du Théâtre libre et précédant le Théâtre de l’Œuvre, le Théâtre d’Art fut fondé par Paul Fort en 1890 pour opposer l’art dramatique idéaliste au naturalisme, et surtout au réalisme exhibitionniste, dépourvu d’art et de littérature, dont la seule recherche était d’aguicher la curiosité malsaine et badaude avec ses « tranches de vie » trop souvent purulentes. Patronné par des écrivains ct des artistes symbolistes, le Théâtre d’Art eut une existence trop brève mais noblement remplie. Il joua V. de l’Isle-Adam, Verlaine, Laforgue, R. de Gourmont, Rachilde, Roinard, Ch. Morice, Quillard, Schuré, Saint Pol-Roux, etc. Le premier, il représenta les œuvres de Maeterlinck toutes de poésie de l’âme et du rêve. Ces œuvres, et les conditions dans lesquelles elles furent mises en scène, bouleversèrent toutes les notions et les habitudes des gens et du public de théâtre, non moins qu’à l’autre pôle du symbolisme l’énormité de la satire de l’Ubu-Roi d’A. Jarry, quand le monstre fut présenté par Gémier au Théâtre de l’Œuvre. Le Théâtre d’Art joua aussi des pièces étrangères comme Des Flaireurs de Van Lerberghe, Les Cenci de Shelley, Faust de Marlowe, Le Corbeau d’E. Poe, et des œuvres françaises de caractères particuliers comme le Bateau ivre d’A. Rimbaud, Axel et Elèn de V. de l’Isle-Adam, la Dame à la Faux de Saint Pol-Roux, etc.

Nous devons renoncer à mentionner, tant elles ont été nombreuses, toutes les manifestations trop souvent isolées, sans retentissement, et qui n’en sont que plus méritoires, de tous ceux qui se sont efforcés et s’efforcent encore d’élever et de maintenir le théâtre dans les véritables régions de l’art, de l’arracher à cet opprobre où l’a plongé l’insanité bourgeoise. De belles œuvres comme celles de Péladan ct de Verhaeren ont été, dans des voies différentes, la création d’une véritable nouvelle tragédie. L’ardent idéalisme de R. Rolland a allumé d’une haute flamme lyrique ses drames historiques et sociaux. Jules Romains a rendu à la comédie la vigueur d’une satire d’autant plus puissante qu’elle va droit au but et n’est pas noyée, pour la faire passer, dans les orangeades de la morale bourgeoise.

Et il nous faudrait parler aussi des rapports des travailleurs avec un théâtre qui a perdu tout véritable caractère populaire, qui est de moins en moins pour eux, qui est de plus en plus infréquentable pour ceux qui aiment l’art dramatique et la musique. Ils en sont d’ailleurs systématiquement chassés par les mœurs mondaines et les procédés des mercantis directeurs et auteurs pour faire « suer le cochon de payant ». Il est impossible pour ceux qui ne sont pas des oisifs pouvant faire la grasse matinée, d’aller autrement que par exception à un spectacle qui ne se termine qu’après minuit.

Le théâtre a actuellement besoin d’un renouvellement complet. Il est devenu une des formes les plus odieuses de l’exploitation bourgeoise égoïste et stupide, parce qu’‘elle affecte l’homme dans les moments où, échappant à ses préoccupations matérielles, il cherche un peu de délassement physique, de vie intellectuelle, de pensée et d’art dont « il a besoin autant que de pain », a dit Octave Mirbeau. Malgré l’état d’abjection où il est tombé, comme toutes les formes de la vie populaire diminué et écrasé, le théâtre n’en demeure pas moins, pour le jour où les hommes sauront faire un monde meilleur, le domaine enchanté du merveilleux qui s’oppose par toutes les forces de la vie aux réalités trop cruelles.

-Edouard ROTHEN

THÉISME

n. m. (du grec theos, dieu)

On appelle « théisme » la doctrine qui affirme l’existence personnelle d’un dieu et son action providentielle dans le monde.

Cette croyance à l’existence et â l’intervention continuelle dans le monde d’une divinité a été l’objet, dans tous les temps, de critiques serrées qui en ont démontré l’inanité. De plus, les multiples découvertes des sciences s’opposent non seulement à cette intervention providentielle mais conduisent à nier purement et simplement l’existence d’un démiurge quelconque.

Nous allons, en indiquant l’origine de cette croyance, démontrer qu’elle a la même origine que toutes les autres croyances religieuses et qu’elle ne possède rien de surnaturel comme certains veulent le croire.

Auparavant, il convient de constater que l’idée de dieu est loin d’être commune à tous les hommes. Bon nombre de peuples n’en ont jamais eu la moindre notion. Des écoles philosophiques importantes ont nié, d’une part la personnalité de dieu en identifiant celui-ci avec l’univers (panthéisme) ; d’autre part, les « déistes » ont nié son action dans le monde et ont fait de la divinité une espèce de « vertébré gazeux » vivant totalement en dehors de l’univers.

L’animisme a été la première forme du sentiment religieux. C’est la croyance qui suppose, dans tous les objets existants, une vie, des passions, des sentiments semblables ou analogues à ceux de l’homme. A cette période du développement du sentiment religieux, le monde apparaît aux hommes, peuplé de formes dissemblables animées d’âmes identiques. Les minéraux, les végétaux, les animaux, les humains étaient, à leurs yeux, des êtres plus ou moins semblables par le dedans, quoique différents par l’aspect extérieur. Cette similitude et cette différence s’étendaient à tout : aux bêtes, aux choses, comme aux astres, au soleil, à la lune, aux phénomènes de l’atmosphère. L’animisme disséminait toutes les formes de l’univers en une multitude infinie de fétiches indépendants les uns des autres. Il suppose que tout ce qui existe, chose, ou être, possède une âme comme l’homme lui-même et, par conséquent, des besoins, des désirs, des passions, des pouvoirs plus ou moins limités. Parmi ces puissances, le sauvage ou le primitif se choisit un ou plusieurs protecteurs dont il invoque le secours dans toutes les circonstances où il croit devoir le faire et, en revanche, il lui offre des liqueurs, de l’huile, des viandes, des fruits. De l’animisme procède alors le fétichisme, encore en honneur parmi la grande majorité des peuplades sauvages. Sous sa première forme, le fétichisme est individuel. Chaque homme a son ou ses fétiches qui lui appartiennent et ne protègent que lui. Mais le fétichisme ne reste pas immobile. Il participe nécessairement au développement des intelligences dont il constitue la religion. Le fétichisme primitif confond absolument l’objet et l’âme qu’il lui suppose. Bientôt lui succède un fétichisme plus raffiné qui distingue l’âme des choses qu’elles animent. Toutes ces âmes sont des dieux et tous les objets sont habités par des dieux. Cette distinction a pour corolaire la foi à l’existence individuelle de chacun de ces esprits, même en dehors de l’objet ou de l’être qu’ils habitent. A cette catégorie appartiennent les âmes des ancêtres, les fétiches supérieurs imposés par les sorciers, les totems, les grands fétiches de l’atmosphère et du ciel, que personne ne peut s’approprier pour son usage personnel. Si l’animisme peuplait le monde d’une multitude de fétiches indépendants les uns des autres, rebelles à toute discipline, à toute classification, le fétichisme, en parvenant, par transformation successive à la conception de puissances distinctes des choses et supérieures aux phénomènes naturels, permit de classer les objets et les faits par catégories en subordonnant chacune d’elles à des intelligences directrices.

Arrivé à ce point, naît le théisme. Les dieux sont nés de la conception de puissances essentiellement distinctes des phénomènes qui seront désormais considérés comme le résultat de leur volonté. Nous trouverons la transition historique par laquelle le fétichisme a pu se transformer en théisme, dans le fait de la substitution des grands fétiches génériques, collectifs ou nationaux tels que la terre, le soleil, les astres, le vent, le feu, les ancêtres, etc., aux humbles fétiches individuels. Une fois établi chez des races capables de généralisation, leur puissance a rapidement absorbé celle de leurs adorateurs et la multiplicité de leur action a vite amené leurs adorateurs à remarquer la diversité des effets de leur puissance. C’est ainsi que se sont formés et partagés, en catégories bien distinctes, les groupes de phénomènes appartenant à chacune de ces puissances.

Cette multiplicité même interdisait de confondre la cause avec l’effet et l’on s’habitua progressivement à les distinguer l’une de l’autre comme l’homme se distingue de ses actes.

Cette multiplicité et cette diversité des phénomènes, en imposant l’obligation de les distribuer en catégories précises, eurent pour conséquence logique de forcer les esprits à concevoir des causes également séparées : c’est pourquoi la première forme du théisme primitif fut presque nécessairement le polythéisme. Ce polythéisme a eu pour résultat de classer les phénomènes, naturels par catégorie et d’instituer, dans la fonction des dieux, des divisions correspondantes à ces catégories. Plus tard, par la comparaison de ces phénomènes et de ces fonctions, on établira, entre les dieux, des degrés d’importance qui auront pour résultat d’établir entre les divinités qui y président une hiérarchie correspondante. Les panthéons auront des dieux suzerains et des dieux vassaux ; des dieux supérieurs et des dieux inférieurs (voir Mythologie). Ce régime féodal aboutira, au ciel comme sur terre, à la monarchie. A mesure que l’esprit humain parviendra à une généralisation plus compréhensive, toutes les diversités s’absorberont dans le monothéisme ou le panthéisme, jusqu’au jour où la science, de progrès en progrès, viendra détruire les idoles inutiles et muettes. Tels sont les trois étapes qui marquent l’histoire du développement des idées religieuses de l’humanité : animisme, fétichisme, théisme. D’abord l’animisme grossier peuplant le monde d’une foultitude d’âmes liées aux choses qu’elles animent. Ensuite, les âmes, d’abord intimement liées aux choses elles-mêmes s’en détachent pour vivre une vie indépendante. Puis une nouvelle transformation se produit : les objets, les phénomènes et les êtres se classent par espèces, par catégories et les esprits suivent le même mouvement. Ensuite, les divinités grandies par généralisation se partagent les fonctions de l’univers et une hiérarchie s’établit entre elles. La généralisation qui donne naissance à ces divinités supérieures les distingue des phénomènes auxquelles elles président et cette supériorité suffit pour qu’on leur attribue, en même temps que les passions et l’intelligence humaines, la forme que l’homme considère comme nécessairement liée à ces passions et à cette intelligence (anthropomorphisme). Il est inutile de faire remarquer que la progression que nous indiquons ici est loin de s’être produite dans les faits avec toute la rigueur que lui attribue la nécessité logique d’une exposition de cette nature. Les éléments mystiques n’ont pas tenu partout la même place à la fois. Mille causes physiques, intellectuelles ou morales ont précipité, attardé ou faussé ce développement. La théologie des sauvages contient parfois, en germe, un polythéisme partiel qui s’accorde plus ou moins avec le fétichisme le plus grossier, comme les grandes religions monothéistes actuelles s’accommodent très bien de pratiques superstitieuses, résidus du fétichisme le plus arriéré.

Quoi qu’il en soit, le théisme, comme toute autre conception religieuse, dérive avant tout de la conception anthropo-animique des choses et des êtres. Il n’est, si intellectualisé qu’il puisse être, que l’écho puissant, quoique dissimulé, de cette horrible panique qui assaillait nos aïeux des temps antéhistoriques devant les phénomènes et les dangers d’une nature hostile. Si le concept divin persiste et se maintient dans nos sociétés civilisées, C’est parce qu’il fournit aux humains l’apparence d’une explication des choses. Son domaine est l’inconnu. A mesure que l’inconnu diminue, le dieu subit les mêmes réductions jusqu’au jour où la série logique du l’évolution intellectuelle de l’humanité aboutira à sa conclusion la plus nécessaire : l’élimination totale du surnaturel et la substitution des solutions certaines de la science aux applications fantaisistes de l’ignorance.

Ch. ALEXANDRE (Cette étude est extraite de l’ « Homme et ses dieux », étude parue en édition à l’ « Emancipateur », Flémalle-Grande, Belgique).

THÉODICÉE

n. f. (du grec theos, dieu et dike, justice)

La théodicée occupe une place d’honneur dans la philosophie cléricale — deux mots qui jurent d’être accouplés — car elle vise à démontrer l’existence de Dieu au moyen de preuves aussi invraisemblables les unes que les autres, On doit avoir ici la foi du charbonnier. L’une de ces preuves est celle dite preuve de Saint-Anselme, du nom de son fondateur, qui vivait au XIème siècle, reprise au XVIIème siècle par Descartes, et qui consiste en ce raisonnement :

« L’existence est une perfection, Dieu est 1’être parfait par excellence. Donc, Dieu existe. »

Ce n’est pas plus difficile que cela. Seulement, il fallait le trouver. L’idée de Dieu suffit à prouver l’existence de Dieu ! Dieu se démontre géométriquement. La preuve de Saint-Anselme est l’une des preuves « métaphysiques » de l’inexistence de Dieu. Mais laissons le soin aux libres-penseurs (qui ne valent guère mieux que les cléricaux) de nier l’existence de Dieu, avec des arguments dont tous les Homais du monde, respectueux de tous les préjugés, sauf du préjugé religieux, croient accabler leurs adversaires. Ces messieurs sont patriotes, capitalistes, amis du sabre et de l’autorité, vénèrent tous les dieux, en somme, sauf Dieu, ce qui est illogique car tous les dieux se ressemblent. Ils saluent le drapeau et bafouent le goupillon. Ils s’effacent devant l’officier, mais bousculent le prêtre. Ils se contentent d’être anticléricaux. C’est tout ce qu’ils peuvent être. L’anticléricalisme est un cléricalisme à rebours. Pour tout le reste, sauf le fait d’aller à l’église, ils ressemblent à tout le monde. Ce sont de vulgaires bourgeois, esprits obtus, désirs bornés. Ils ne valent pas mieux que leurs ennemis. Ce sont des mercantis comme eux à genoux devant le veau d’or et serviles devant la force. Répugnants personnages, non-évolués, testés à mi-chemin de la civilisation. On se demande comment la guerre peut exister entre certains individus qui ont la même conception de la vie. Cléricaux et libres-penseurs s’embrassent quand la patrie les appelle à mourir pour elle.

C’est le sort le plus beau...

Ils portent le même uniforme, ils marchent dans les mêmes rangs. Ils attendent la paix pour recommencer à se chamailler. C’est un mystère!, comme on dit dans le catéchisme. Il y a beaucoup trop de libres-penseurs, et pas assez de penseurs libres.

La théodicée, mot forgé par Leibniz, qui veut dire justice de Dieu, diffère de la théologie en ce que celle-ci consiste dans l’interprétation des textes sacrés, tandis que la théodicée est l’étude philosophique de la divinité.

Gérard de LACAZE-DUTHIERS.

THÉOLOGIE

n. f. du grec theos, dieu, logos, discours

Fausse science qui prétend nous renseigner sur Dieu et sur l’au-delà, grâce à l’étude des traditions sacrées et des fables de la révélation. Dédaigneuse de l’expérience et de la raison, elle s’appuie de préférence sur les textes des livres saints, sur les décisions des autorités ecclésiastiques, sur les divagations des mystiques ou les frivoles croyances des écrivains pieux. Alchimistes et astrologues avaient du moins le mérite de procéder à des observations minutieuses et précises ; malgré des erreurs de tous genres, ils furent les précurseurs de la science contemporaine. Parce qu’elle s’oppose sottement au savoir positif et à la philosophie, la théologie n’est plus, depuis plusieurs siècles déjà, qu’un ramassis de sottises, où les chercheurs sérieux ne trouvent rien à glaner. Et son goût pour les raisonnements abstraits, pour les disputes quintessenciées, la dépouille du charme poétique, de la naïve beauté qui plaisent dans les vieux récits mythologiques et dans les légendes dont s’entoure la naissance des principaux mouvements religieux. Comment des hommes sensés peuvent-ils prendre au sérieux les stupides élucubrations qui remplissent les ouvrages des théologiens ? On se l’expliquerait mal, si l’on ne tenait compte des intérêts secrets qui guident les individus, si l’on ne remarquait combien la véritable intelligence est rare, même dans le monde des diplômés et des érudits. Toutes les théologies du monde ne valent pas dix minutes de sérieuse attention : leur ensemble constitue un immense sottisier qui parviendra peut-être à faire rire ceux qui nous succéderont. Pourtant de prétendues sommités intellectuelles, des professeurs de Facultés, des membres de l’Institut font l’apologie de ces insanes élucubrations ; et leurs vaines recherches sont portées aux nues par les autorités académiques, par les critiques en vogue, par les journaux et les revues qui, à volonté, font et défont la réputation d’un écrivain.

Alors que les Grecs donnaient le nom de théologiens aux poètes qui, comme Hésiode, racontaient l’histoire des dieux ou aux penseurs qui tiraient des Leçons de sagesse des récits mythologiques, les modernes ont réservé ce titre à des ergoteurs, chargés de fondre en un tout cohérent les données parfois contradictoires, d’une foi habituellement absurde. Toutes les religions, grandes ou petites, ont leurs théologiens qui se chicanent et s’injurient avec ardeur. Brahmanistes, bouddhistes, juifs, protestants, catholiques, musulmans, théosophes, etc., se traitent mutuellement de scélérats et d’imposteurs ; ils ne tombent d’accord que pour maudire le penseur indépendant qui répudie tous les cultes et ne porte d’offrande à aucun temple. Volontiers, nous reconnaissons néanmoins que la sottise et la mauvaise foi théologiques présentent des degrés ; dans l’ensemble, les pasteurs protestants sont moins déraisonnables que les prêtres catholiques, et certains théosophes sont assez voisins des incroyants. Mais aucune religion, qui se prétend d’origine surnaturelle, ne peut se dispenser d’organiser ses postulats fondamentaux, de les fondre en un système harmonieux et logique, d’en poursuivre l’application dans le domaine pratique, moral, spéculatif. Et parce qu’elle repose en définitive sur des données irrationnelles, de confuses intuitions mystiques, des erreurs et des préjugés qui ne cessent point d’être tels parce qu’ils sont millénaires, toute théologie est une construction dépourvue de solidité ; ses déductions les plus rigides s’avèrent fausses, car elles partent de principes erronés ; ses formules les plus séduisantes n’éliminent jamais complètement l’absurdité des dogmes quelles traduisent ou des croyances qu’elles exposent. Ajoutons que c’est une prétention singulière de la part d’un homme de vouloir parler des choses divines avec plus de clarté et de logique que dieu, les prophètes ou les auteurs inspirés. Or telle est la prétention du théologien qui interprète les textes sacrés, les adapte et les corrige de façon à leur donner un sens conforme à l’intérêt de sa secte ou de son Eglise, mais souvent tout à fait contraire à sa primitive signification.

Alors que les théologies musulmane et juive sont assez simples, les théologies brahmaniste et bouddhiste sont d’une complexité extraordinaire. Les premières répondent à la mentalité de peuples essentiellement pratiques, les secondes au goût pour les subtilités métaphysiques et les abstractions échevelées qui caractérise certaines races d’Extrême-Orient. Si le catholicisme possède une dogmatique touffue et quintessenciée, il le doit d’abord aux Grecs chrétiens des premiers siècles : passionnés pour les querelles idéologiques, ces derniers apportèrent à l’étude des choses saintes un amour des chicanes et des disputes transcendantes bien caractéristique de leur tempérament particulier. Les Romains, plus positifs, comprenaient mal ces discussions à perte de vue sur des questions futiles ; c’est l’aspect juridique et moral du christianisme qui retint de préférence leur attention. Pour le théologien catholique, d’innombrables difficultés résultèrent, en outre, du fait que les décisions des conciles œcuméniques et des papes sont considérées comme infaillibles, au même titre que les Saintes Ecritures. Moins gênés par un dogmatisme étroit et des formules vieillottes, les plus évolués des protestants rajeunissent, de temps en temps, leurs concepts théologiques, et les adaptent au goût de l’heure. Malgré son caractère mesquin et sa faible valeur philosophique, la théologie catholique s’impose d’ailleurs tyranniquement chez les nations occidentales ; pendant toute la durée du moyen âge, art, science, philosophie devinrent ses esclaves ; elle régna en maîtresse absolue dans les Universités et les écoles ; ses décisions s’imposèrent même aux souverains ; et le bûcher purificateur expédia dans l’autre monde les téméraires assez audacieux pour braver ses décrets. Aux héros du paganisme, enflammés de désirs indomptables, furent substitués des saints d’une apathique indolence ; des anges privés de sexe remplacèrent les dieux sensuels et belliqueux du panthéon grec ou romain ; l’antique Zeus, épris des jouissances terrestres, fut détrôné par un dieu ami de la souffrance et qui n’hésitait point à faire mourir son fils dans des supplices ignominieux. La nature et la raison, corrompues par le péché originel, parurent des ennemies qu’il fallait couvrir de chaines pour les atteler au char de la révélation. D’où l’inhumaine civilisation du moyen âge, son mépris sadique de la douleur et de la vie du pauvre, l’ascétisme fou dont ses saints donnèrent l’exemple, sa haine de la pensée indépendante et du progrès.

Au XVIème siècle, la Réforme porta un coup terrible au prestige de la théologie catholique, en rejetant l’autorité du pape et des conciles. Culte et dogmes furent simplifiés ; mais la Bible, devenue la suprême règle de la foi, fut le mauvais génie des protestants. C’est la Renaissance qui, repoussant avec vigueur la tradition chrétienne, réhabilita la nature et la raison. La diffusion de l’esprit critique, les progrès de la science, les recherches de l’exégèse biblique indépendante ont rendu de plus en plus difficile la position des théologiens. Avant 1914, beaucoup de rationalistes s’imaginaient naïvement qu’il convenait de respecter la religion, comme on respecte ces vieilles choses, autrefois redoutables, qui n’offrent plus qu’un intérêt de curiosité. Il était de bon ton, même dans les milieux de gauche, de ne parler des croyances ancestrales qu’avec une sympathie non déguisée. Pour bien montrer qu’ils n’étaient point sectaires, les pontifes radicaux et socialistes, les dirigeants de l’Université et des grandes administrations, les francs-maçons libres penseurs prenaient, ouvertement, sous leur protection les pieux catholiques que de saintes femmes, des écrivains renommés ou des financiers opulents recommandaient à leur bienveillance. Aujourd’hui, la désillusion de quelques-uns doit être grande. Ils sont bafoués par les enfants de Marie qu’ils ont si tendrement réchauffés dans leur sein. Ne les plaignons pas ; plusieurs se firent sciemment les complices des chefs d’Etat qui prévoyaient la guerre et des patrons qui craignaient pour leurs coffres-forts. Malgré l’adresse indéniable des théologiens, la religion disparaîtra du globe ; mais c’est une erreur de croire qu’elle n’est plus dangereuse, qu’elle a épuisé tout son venin.

L. BARBEDETTE

THÉOSOPHIE

n. f. du grec theos, dieu et sophia, sagesse

Le nom de théosophes fut d’abord réservé à des philosophes qui croyaient posséder des lumières spéciales, souvent de nature intuitive, sur les secrets arcanes du monde occulte et divin. Mysticisme et raison, science et tradition, érudition et foi se mêlaient chez eux d’une manière souvent fantasque. Au dire de certains, Paracelse, Cornelius Agrippa, Valentin Weigel, Van Helmont, Jacob Bœhme, Saint-Martin, etc., seraient des théosophes. Mais nous devons remarquer que chacun de ces penseurs a son système personnel, et que les ressemblances constatées entre eux résident moins dans le fond que dans la forme. Aussi, les historiens actuels de la philosophie ont-ils cessé de réunir dans une même école des alchimistes, des astrologues, des médecins, des mystiques qui furent, certes, des précurseurs de l’occultisme contemporain, mais professèrent des doctrines bien différentes du syncrétisme théologico-métaphysique qui porte, de nos jours, le nom de théosophie. Ce dernier fut propagé par Hélène Pétrovna Blavatsky et le colonel Henry Steel Olcott qui, en 1875, fondèrent à New-York, la Société théosophique. Née à Ekaterinoslaw, le 31 juillet 1831, d’une ancienne famille du Mecklembourg, fixée en Russie, Hélène von Hahn perdit sa mère à onze ans et fut mariée à seize au général Blavatsky qui avait près de soixante-dix ans. Elle le quitta bientôt et mena une vie d’aventures en Asie Centrale, dans l’Inde, dans l’Amérique du Sud, en Afrique, en Europe Orientale. Elle rentra en Russie en 1858 ; en 1871, nous la trouvons au Caire. Après un court séjour à Paris, en 1873, elle se rendra à New-York où elle fera la connaissance du colonel Olcott. Tous deux quittèrent l’Amérique pour l’Inde ; ils s’installèrent à Bombay au début de 1879, et en 1882 à Adyar, qui est resté depuis cette époque le siège de la Société Théosophique. Hélène Blavatsky revint en Europe, très sérieusement malade, en 1884 ; elle changea souvent de résidence, fit même un nouveau voyage dans l’Inde et finalement mourut à Londres en 1891. Ce fut un curieux type d’aventurière. Malgré des allures brusques, elle avait bon cœur ; mais elle était peu scrupuleuse dans le choix des moyens capables d’assurer le succès de ses entreprises. Sachant les hommes épris de merveilleux, elle leur servit des miracles dont les trucs et les ficelles furent aisément mis en lumière par des savants moins naïfs que les imbéciles qui l’applaudissaient. Pour composer ses ouvrages, elle a plagié sans vergogne des auteurs qu’elle évite soigneusement de citer. Moins turbulent que son amie, Henry Olcott joua néanmoins un rôle de premier plan dans la création de la Société Théosophique. Né à Orange (New-Jersey), le 2 août 1832, il avait obtenu le grade de colonel pendant la guerre de Sécession. Son calme, son aménité inspiraient confiance à ceux que la pétulance d’Hélène Blavatsky pouvait indisposer. En réunissant leurs efforts, ces joyeux lurons firent preuve d’un remarquable savoir-faire. Comme son associée, il fabriqua des miracles qui auraient fait sourire en Europe, mais qu’on prit au sérieux dans l’Inde, terre de prédilection des charlatans. Au moins, il resta humoriste et plaisant jusqu’aux approches de sa mort, survenue à Adyar, en 1907.

Olcott fut remplacé à la tête de la société théosophique par Annie Besant. Cette dernière vit le jour à Londres, en 1847. A vingt ans, elle épousa le révérend Besant, dont elle se sépara en 1871, après une vie conjugale orageuse. Elle fait alors du journalisme et de la politique ; ses idées la portent à défendre les classes populaires. C’est en 1889 qu’elle se lie d’amitié avec Hélène Blavatsky. Propagandiste éloquente et enthousiaste, elle parcourt l’Angleterre, l’Europe et l’Amérique, elle se rend dans l’Inde pour y répandre la pensée théosophique. C’est en 1913 que commence son action politique dans l’Inde. Malgré son internement par les autorités anglaises en 1917, internement qui lui valut un accroissement de popularité, elle joua un rôle qui me semble équivoque. Consciemment ou non, elle fut un instrument de division aux mains du gouvernement britannique. Aussi son influence fut-elle considérable à Londres ; et les journaux du continent, qui passent périodiquement aux guichets des ambassades anglaises, la couvrirent d’éloges. Elle vient de mourir récemment. Ses dernières années furent assombries par les déboires que lui a donnés Krisnamurti, en qui elle avait découvert une nouvelle incarnation du Christ. Fatale imprudence qui a produit des résultats que ni les autorités britanniques, ni elle-même n’attendaient.

Parmi les théosophes connus, mentionnons encore C.-W. Leadbeater qui devait atteindre une très haute vieillesse. Né le 17 février 1847, en Angleterre, il se fit clergyman. Converti à la théosophie, il partit pour Adyar et c’est là qu’il écrivit la plupart de ses nombreux ouvrages. Il s’est installé depuis en Australie, et, comme il a fondé une Eglise nouvelle, on l’a nanti du titre de Monseigneur. Sa conduite privée donna lieu à des rumeurs qui eurent un épilogue fâcheux devant les tribunaux ; mais c’est un des plus grands voyants de notre époque, assure-t-on, et les autorités anglaises ont oublié le passé de l’évêque Leadbeater. Nous parlerons plus loin de J. Krishnamurti, dont l’indépendance de caractère porta un si rude coup à la Société Théosophique.

Au point de vue doctrinal, la théosophie manque complètement d’originalité. Elle admet un dieu, mais donne à ce mot un sens plus imprécis que les chrétiens. Bon dieu, principe dispensateur de la vie, ne juge ni ne châtie. En tant que guide et directeur de notre univers, il devient le Logos doué de sagesse, d’amour et d’omniscience qui commande le plan divin d’où dépendent les habitants de notre terre. Il n’y a ni ciel, ni enfer. Pourtant l’âme ne meurt pas, elle se réincarne autant de fois que l’exigent ses fautes et ses imperfections, avant d’aboutir à la souveraine béatitude, à la réabsorption au sein de la divinité. Ces réincarnations successives sont commandées par la loi du Karma. Tout acte porte en soi ses résultats mauvais ou bons ; chaque faute dans la vie présente, appelle une inévitable sanction dans l’existence qui suivra. De même qu’on distingue trois parties dans l’homme : le corps, le périsprit, l’âme, de même l’on distingue trois plans dans l’univers : le plan physique, le plan astral, le plan mental. Sortie du Logos, au cours de l’involution, l’âme s’entoure du perisprit et descend dans la matière ; par une marche évolutive contraire, elle doit remonter vers le principe qui lui donna naissance. Si la théosophie admet la réalité des faits spirites, elle insiste sur les dangers qui menacent les médiums, sur l’inutilité ou la malfaisance habituelle de l’évocation des morts. D’ailleurs, sur de nombreux points, ses écrivains sont loin d’être d’accord ; comme les autres, cette religion nouvelle a vu éclore des écoles rivales qui se disputent sans aménité. Un syncrétisme assez naïf de doctrines empruntées au bouddhisme, au christianisme et au brahmanisme, voilà ce qu’est la théosophie.

Son succès était grand dans nos contrées occidentales, et beaucoup voyaient déjà en elle la religion de l’avenir. Une fausse manœuvre d’Annie Besant a tout compromis. Depuis longtemps elle prétendait qu’un Grand Initiateur renaissait d’âge en âge pour instruire les hommes et les éclairer. 0r, voici quelques années, la présidente de la Société Théosophique se flatta d’avoir découvert le messie des temps modernes ; et la presse d’Europe et d’Amérique, complaisante pour les radotages de la vieille anglaise, annonça au monde étonné que le Christ était revenu parmi nous. Ce nouvel instructeur, déjà connu dans le monde théosophique, était J. Krisnamurti, né à Manadapalle de parents brahmanes, le 11 mai 1895. Confié à Annie Besant en 1909, il fut élevé à Adyar et reçut les leçons de sa mère adoptive, ainsi que de C.-W. Leadbeater. Il compléta son éducation en Angleterre, et, pendant un séjour de quelques mois en France, il suivit même des cours en Sorbonne. Dès l’âge de quatorze ans, il avait écrit un ouvrage, Aux Pieds du Maître, qui faisait présager un talent exceptionnel. De plus, son élégance et sa grâce charmaient tous les cœurs féminins. Lorsqu’on fit de lui une nouvelle incarnation du Christ, le jeune hindou ne protesta point, et les autorités britanniques se réjouirent d’avoir à leur disposition un messie qui pourrait seconder leurs desseins. Mais J. Krisnamurti s’émancipa rapidement de la tutelle d’Annie Besant et de C.-W. Leadbeater. Il prêcha bientôt une doctrine qui ne répondait point à ce que 1’on attendait de lui. Refusant d’avoir des sectateurs, de décréter de nouveaux dogmes et d’établir un nouveau culte, il énonça, dans un langage très poétique, des maximes qui s’inspiraient manifestement de la conception anarchiste : « Vous ne pouvez, écrivait-il, trouver le bonheur et la libération si vous vous contentez de suivre une autorité, si vous ne faites qu’écouter et obéir. L’autorité des livres ou des individus ne peut épanouir l’esprit et le cœur ; au contraire, elle ne peut que les étouffer. Aussi, la grande presse ne fait-elle plus l’éloge du prophète dont les débuts lui semblaient si prometteurs. Plusieurs estimèrent, par contre, qu’il rendrait peut-être des services à la cause libertaire. Pour cela, il faudrait qu’il répudie les préjugés religieux qui continuent d’imprégner sa pensée, qu’il se déclare anarchiste dans l’ordre social comme dans le domaine de l’intelligence, qu’il cesse de préférer les riches et belles pécores du grand monde aux laborieux qui gagnent péniblement leur pain. Le mieux d’ailleurs pour lui, serait de se taire, s’il reconnait avec franchise qu’il n’est pas le Christ, ainsi qu’il le laissa croire un moment. Sans le vouloir, Annie Besant aura contribué à jeter un discrédit durable sur la Société Théosophique ; cette pensée empoisonna sans aucun doute les derniers jours de son existence. Le ridicule est néfaste aux religions ; et c’est à des scènes de haute comédie, elle s’en rendait compte, que la sienne avait abouti.

L. BARBEDETTE

THÈSE

n. f. (du radical grec tilhèmi : je pose)

Au sens originel, une thèse c’est une proposition qui doit faire l’objet d’une discussion ; au sens large, c’est toute conception accompagnée de preuves, toute doctrine dont l’argumentation, si développée soit-elle, aboutit à une idée centrale. Le mot thèse sert enfin à désigner des feuilles imprimées ou des livres concernant des discussions d’école.

Souvent l’on parle d’un roman ou d’une pièce à thèse pour indiquer que l’auteur a soutenu dans son œuvre une conception ou un système bien déterminé. Bazin, Barrès, Bordeaux, Bourget par exemple se sont faits les champions du militarisme, du cléricalisme et des autres sornettes réactionnaires dans leurs divers romans. Un trop grand nombre d’historiens se bornent aussi à choisir entre les faits ceux qui s’accordent avec leurs idées préconçues. C’est le cas d’Hanotaux, de Bainville, de presque tous les historiens catholiques et patriotes. Orateurs et journalistes se tiennent, ordinairement, encore plus loin de la vérité ; à tout prix, ils veulent démontrer les thèses chères à ceux qui les emploient et qui les payent. La littérature contemporaine n’est d’ailleurs, dans son ensemble, qu’un immense bourrage de crâne, en faveur d’une oligarchie financière chez nous, d’une hiérarchie de fonctionnaires marxistes chez les Russes, d’un chef encadré de partisans organisés dans les pays fascistes. Karl Marx n’avait pas prévu que le capitalisme trouverait dans le journal un auxiliaire capable, chez bien des peuples, de faire contrepoids aux justes réclamations des ouvriers. Ici encore son matérialisme historique est gravement pris en défaut. Les événements survenus à Paris, le 6 février 1934, ont montré aux plus aveugles qu’en dehors de considérations spécifiquement économiques, la presse est capable d’engendrer des émeutes et de renverser un gouvernement. Mais très peu, hélas, parmi les partisans de l’intégrale libération humaine se rendent encore exactement compte du rôle formidable joué à notre époque par les journaux. Les ennemis du peuple ont, au contraire, organisé d’une façon méthodique l’empoisonnement des intelligences ; leurs thèses sont défendues dans les publications les plus humbles, comme dans les périodiques les plus luxueux.

Dans les écoles, on continue d’appeler thèses des propositions que l’on discute publiquement. Ce genre d’exercice fut particulièrement en honneur durant tout le moyen âge. Dès le premier jour de son entrée à l’université, l’étudiant apprenait à discuter d’une manière conforme aux règles de la logique aristotélicienne ; il devait continuer jusqu’à sa sortie. Ces joutes de paroles habituaient le jeune homme à masquer le vide de sa pensée sous un ensemble impressionnant de mots et de raisonnements captieux. D’où l’art de parler à l’infini, sans se soucier des faits qu’une observation patiente et méthodique parvient seule à découvrir. La soutenance des propositions choisies par le candidat ou données par les professeurs constituait la partie essentielle des grands examens universitaires. De nos jours, la soutenance de thèses subsiste dans l’enseignement supérieur, en particulier lorsqu’il s’agit d’obtenir le doctorat. Les sujets traités sont moins burlesques qu’autrefois, car l’esprit scientifique a lentement pénétré dans tous les domaines. Néanmoins, dans leur immense majorité, ils sont dépourvus d’utilité réelle et ne contribuent nullement au progrès intellectuel. A quoi servent par exemple les études interminables de nos latinistes sur la versification chez Horace ou Virgile ? Pourquoi d’énormes ouvrages pour commenter quelques vers obscurs d’Homère ou d’Hésiode ? En droit et en médecine, les candidats se bornent, en règle générale, à ressasser une idée chère aux professeurs ; aussi leurs thèses sont-elles universellement considérées comme dépourvues de toute valeur sérieuse. En science et en lettres, elles jouissent d’une réputation meilleure. Le public ne sait pas, en effet, que la flagornerie à l’égard des examinateurs, une docilité complète à l’égard de leurs plus sottes fantaisies constituent, dans ce domaine comme dans les autres, le facteur essentiel du succès. Situation sociale, parenté, relations jouent aussi un rôle de premier ordre. On n’a pas oublié la mésaventure survenue à Palante, quand il présenta sa thèse de doctorat. Pour ma part, j’ai conservé un souvenir nauséabond des pontifes de la Sorbonne, comme aussi des professeurs d’Universités étrangères avec qui j’ai dû entretenir des rapports. Avec l’âge, mon mépris pour eux n’a pas cessé de croître, car j’ai parfaitement connu les raisons secrètes qui dictèrent leur façon d’agir. Comble de l’hypocrisie, des Sorbonnards m’ont écrit pour me féliciter des études que je faisais paraître dans une revue savante. Mais ils apprirent qu’il s’agissait d’extraits d’une thèse qui, autrefois, ne leur convenait point ; et dès lors ils s’empressèrent d’intervenir pour que la revue en arrête la publication. Beaucoup d’autres ont souffert de procédés semblables. Pour ma part, je ne regrette point ces déboires passés ; et les pontifes, à qui j’inspirais déjà de la crainte, n’avaient pas tort de penser que mes dispositions étaient peu rassurantes pour les défenseurs de l’ordre établi.

Dès qu’il s’agit d’une thèse quelconque, scolaire ou non, le danger qui guette l’auteur, même bien intentionné, c’est de faire œuvre partiale, c’est de négliger les observations contraires à ce qu’il suppose, pour ne retenir que des éléments choisis d’une façon arbitraire. Ainsi, d’avance, le catholique pose comme une vérité certaine que la Bible et les Evangiles sont des livres inspirés ; et cette persuasion l’empêche de voir les erreurs, les méprises grossières, les monstruosités morales qui fourmillent dans ces œuvre sacrées. Parce qu’il a voulu plier les faits historiques à ses idées préconçues sur la race, le milieu, le moment, Taine a écrit des ouvrages dépourvus de valeur objective. Si la lecture des œuvres communistes est peu intéressante, d’ordinaire, pour l’individu intelligent et renseigné, c’est que la réalité y subit une déformation systématique, conforme aux thèses marxistes ou aux intérêts du parti. La majorité des études faites par les politiciens, de n’importe quelle nuance, mérite des reproches semblables. Pour être bien vus des nazis, maints professeurs allemands émettent, touchant la race aryenne, des hypothèses absolument contraires à la vérité. Et, comme Mathiez me l’a répété bien souvent, il faut beaucoup d’ignorance on de mauvaise foi pour continuer à dire que la Révolution de 1789 fut l’œuvre de la franc-maçonnerie. Reconnaître avec simplicité les erreurs qu’on a pu commettre, rester toujours sincère avec soi-même, se défier des hommes ou dès institutions qui se disent infaillibles, voilà une attitude qui déplaît aux fabricants de mythes, mais qui nous charme particulièrement. Pour agir de façon efficace, le savant s’appuie sur la simple réalité, non sur de consolantes suppositions.

L. BARBEDETTE

TOLÉRANCE

n. f.

Lorsque les individualistes antiautoritaires, les individualistes anarchistes — c’est-àdire les individualistes intégraux — réclament, revendiquent la possibilité de coexistence et de fonctionnement parallèle et simultané d’associations de toute espèce et de toute intention ; lorsqu’ils revendiquent pour l’unité humaine — pour l’isolé comme pour l’associé, pour le solitaire comme pour le sociable — la possibilité de « vivre sa vie » sans avoir à redouter qu’autrui (son semblable, l’Etat, le Gouvernement, l’ambiance sociale ou morale) intervienne dans ses faits et gestes, empiète sur sa liberté d’être et d’avoir, les individualistes n’attendent pas la réalisation de leurs aspirations d’une mentalité faisant de la tolérance la base des relations entre les humains.

On a vu précédemment que c’est sur la réciprocité que les individualistes à notre façon voudraient voir se fonder les rapports entre les hommes. Et la réciprocité n’a rien à démêler avec la tolérance, régime de pur arbitraire et de bon plaisir. Il n’y a aucune fierté, aucune dignité à être toléré par ses adversaires. Qu’ils soient mus par la crainte ou par la pitié, par la politique ou la nécessité, il ne s’agit, en réalité, dans tous les cas, que d’une charte aléatoire dont les articles seront abolis dès que ceux qui l’auront octroyée se sentiront plus forts ou n’auront plus besoin de leurs antagonistes.

La tolérance est un autre mot pour humiliation. On vous tolère, c’est-à-dire on vous permet de vous manifester, d’exister, plutôt de végéter ; on vous accorde tout ou partie de l’exercice de votre activité mentale ou physique, quitte à retirer licence ou autorisation dès que la bienveillance ou la patience des privilégiés, des dirigeants ou des multitudes — selon le cas -se seront lassées ou épuisées. Ou encore dès que la Raison d’Etat ou la Souveraineté Populaire prescrira de mettre un terme à cette tolérance, tout simplement parce que sa pratique devient dangereuse pour le Pouvoir établi ou le conservatisme du Milieu social.

La Tolérance nous apparaît donc comme un régime tout au plus bon pour les esclaves auxquels l’absence de chaînes fait imaginer qu’ils sont libres.

Ce n’est pas la tolérance qu’exigent, que revendiquent les individualistes à notre manière. Ils réclament, ils veulent la possibilité entière, inaliénable, de vivre leur vie, à leur goût, à leur gré, peu importe que cela scandalise ou épouvante ceux dont la conception de vie diffère de la leur. Ils veulent vivre leur vie à leur façon, sans se mêler de la façon de vivre des autres. Ils ne tolèrent pas autrui : ils laissent autrui poursuivre en toute tranquillité son évolution ; ils se contentent de demander de lui qu’il agisse de même à leur égard. Ils peuvent s’associer pour éprouver, essayer, réaliser telle théorie, tel projet, tel dessein, mais c’est encore à leurs risques et périls, et en se défendant bien d’intervenir dans les buts, les objets, le fonctionnement des autres associations. Les individualistes ne veulent pas plus être des gêneurs que des gênés. C’est sous le régime de la « liberté égale » qu’ils veulent vivre et non sous celui de l’abaissante « tolérance ».

E. ARMAND

TOLSTOÏSME

Le Tolstoïsme (doctrine enseignée, propagée et vécue par L. Tolstoï) a des adeptes un peu partout. Le comte Léon Tolstoï, romancier, sociologue, philosophe et moraliste, a laissé une œuvre littéraire considérable. Longtemps il fut — et par beaucoup il est encore — considéré comme fortement anarchisant et même anarchiste. À ce titre, l’Encyclopédie Anarchiste se devait d’exposer le Tolstoïsme, ne fût-ce que pour ne pas passer sous silence un des aspects de la pensée libertaire.

Négateur de l’autorité, volontaire de la révolte, l’anarchiste est l’homme doué d’intelligence logique, animé de la haine du mensonge, astreint à la plus grande sincérité, possédé par l’amour du peuple, voué à la bonté. Tolstoï fut-il cet homme-là ?

Nul pamphlétaire n’asséna sur les diverses formes de gouvernement et leurs titulaires respectifs d’aussi terribles coups et aussi efficaces. S’il est possible de discuter l’originalité des idées, car « tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent », en retour, il faut s’incliner devant la clarté, la force, la beauté de l’expression. Pareille ampleur dans l’élaboration équivaut à un renouvellement de la matière. Et souvenons- nous que le premier ouvrage de pure critique sociale « Que devons-nous faire ? » parut en 1884. Beaucoup des conceptions de l’auteur, devenues banales aujourd’hui, paraissaient neuves à ce moment. Combien de théoriciens et propagandistes ultérieurs lui en empruntèrent sans le dire ?

Surpris de voir les paysans et ouvriers entièrement dépossédés de leurs moyens et instruments de travail, curieux de s’expliquer ce phénomène paradoxal, le propriétaire d’Isnaïa Poliana médita la question avec sa bonne foi habituelle et arriva à la seule conclusion honnête : les producteurs de la terre et de l’usine sont dépouillés de la matière et du fruit de leur labeur, au profit d’une minorité d’oisifs et de parasites, par le stratagème d’une entité : l’État.

« Cette superstition... consiste à affirmer que l’homme n’a pas seulement des devoirs envers l’homme, mais qu’il en a de plus importants envers un être imaginaire. Pour la théologie, cet être imaginaire c’est Dieu ; pour la science politique, cet être imaginaire c’est l’État. » (Que devons-nous faire ? Stock, p. 807)

Sous le fallacieux prétexte d’assurer l’ordre, la justice et la paix, en réalité pour maintenir une société inharmonique, fondée sur l’iniquité, déchirée de luttes intestines, l’État recourt aux vieilles armes du brigandage primitif : le mensonge et la violence. Cette pure abstraction a cependant des appétits formidables, exige des peuples réduits en esclavage le tribut de leur argent et de leur sang sous la forme des impôts et du service militaire.

C’est que les prêtres du culte politique entendent vivre dans l’opulence et satisfaire des besoins multipliés par l’oisiveté, génératrice de vices et turpitudes.

« Un homme d’Etat vertueux est une contradiction aussi flagrante qu’une prostituée chaste, un ivrogne sobre, ou un brigand pacifique. » (Guerre et Révolution, Casuelle, pp. 31 et 44)

« Les gouvernants sont toujours les plus mauvais, les plus insignifiants, cruels, immoraux et par dessus tout les plus hypocrites des hommes. Et ce n’est point là le fait du hasard, mais bien une règle générale, la condition absolue de l’existence du gouvernement. » (Guerre et Révolution, Casuelle, pp. 31 et 44)

Tolstoï les connaissait bien, lui qui par sa situation familiale et sociale fut appelé à vivre longtemps dans l’intimité de la classe dirigeante russe. Il ne croyait pas davantage à leur compétence :

« Les hommes faillibles ne peuvent pas devenir infaillibles par ce seul fait qu’ils se réunissent en une assemblée à laquelle ils donnent le nom de Sénat ou quelqu’autre analogue. » (Le Salut est en vous, pp. 205, 327)

Les constitutions monarchiques, libérales ou démocratiques renforcent encore le despotisme d’antan par l’extrême dilution de la responsabilité et l’assurance d’une quasi impunité.

« Dans l’ancien temps on accusait les tyrans des crimes commis ; tandis qu’aujourd’hui des forfaits impossibles sous les Nérons se commettent sans qu’on puisse en accuser personne. » (Le Salut est en vous, pp. 205, 207)

Le parlementarisme moderne donne ainsi une apparence de légitimité aux fictions spoliatrices issues de la fourberie des oppresseurs coalisés.

« L’esclavage contemporain est dû évidemment aux lois humaines sur la terre, sur les impôts, sur la propriété. » (Les Rayons de l’aube, Stock, pp. 341, 357)

« Les lois sont les règles instituées par les hommes qui dirigent la violence organisée. » (Idem)

« L’affranchissement des hommes n’est donc possible que par la destruction des gouvernements. » (Idem)

Mais, disent les défenseurs de l’Etat, si les gouvernements disparaissaient, la société serait bouleversée de fond en comble, détruite par le déchaînement des haines, des convoitises, des passions. « Le méchant dominerait le bon », affirment les tartufes de la politique et répète après eux la cohorte innombrable des naïfs. Or :

« Ce ne sont pas les meilleurs mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore. » (Le Salut est en vous, p. 255)

Le renversement des institutions politiques et la suppression des lois avec tout l’appareil de leurs sanctions iniques et cruelles non seulement n’aggraveront pas le mal, mais le diminueront, puisqu’ils briseront entre les mains des méchants leurs armes les plus puissantes, le parlement et l’armée.

Sans conteste, une orthodoxie libertaire n’existe pas, ne peut pas exister. Cependant, au cours du XIXème siècle surtout, le classement de notions bien définies précisa un ensemble doctrinal appelé anarchisme. Les citations précédentes permettent d’y rattacher d’une manière catégorique la pensée tolstoïenne.

L’impuissance des gouvernements à faire régner l’ordre et la paix entre les individus comme entre les nations, la faillite de leur mission pour ainsi dire historique, l’énorme accumulation de leurs crimes et de leurs violences les condamnent sans appel, imposent la destruction des formes actuelles de la société établies sur et pour l’Etat. Un changement aussi radical dans l’organisation traditionnelle constitue une révolution. Le prophète des temps nouveaux l’annonça prochaine, terrible, sans la souhaiter telle ni la maudire.

Dès 1893, il écrivait :

« Est-ce que nous pouvons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meurtrière, auprès de laquelle, comme disent ceux qui la préparent, les horreurs de 93 seront des enfantillages, est-ce que nous pouvons parler du danger hypothétique inventé par les gouvernants pour maintenir et augmenter leurs arguments ? Il est douteux que n’importe quelle révolution puisse être plus funeste pour la grande masse du peuple que l’ordre, ou plutôt le désordre actuel, avec ses victimes habituelles du travail surhumain, de la misère, de l’ivrognerie, de la débauche, et avec toutes les horreurs de la guerre prochaine qui engloutira en une année plus de victimes que toutes les révolutions du siècle présent. » (Le Salut est en vous, Perrin, pp. 273 et 368)

Malgré sa conviction de la révolte nécessaire, malgré sa sympathie avouée pour les révolutionnaires, Tolstoï n’approuvait pas l’activité des partisans de la rébellion armée, blâmait leur méthode regardée par lui comme illogique, impuissante et nuisible. Le mal profond dont souffre l’humanité provient de la violence organisée, systématisée, gouvernementale. Il ne peut être combattu par une identique violence révolutionnaire. L’axiome marxiste, « la force accoucheuse des sociétés », s’applique à la marche historique des groupes sociaux jusqu’à ce jour et pendant l’ère ancienne et longue de la domination brutale, autocratique, constitutionnelle ou républicaine. Il est périmé, inadéquat, inopérant pour l’avènement d’une ère nouvelle et prochaine de délivrance individuelle, d’association volontaire, d’assistance fraternelle, d’organisation libertaire.

Sans aucun doute, une révolution politique n’apporterait aucun changement dans le régime d’oppression impitoyable.

« Si les prédictions de Marx s’accomplissaient, il n’en résulterait qu’un déplacement du despotisme. Actuellement ce sont les capitalistes qui dominent, mais, alors viendrait le tour des ouvriers et de leurs représentants... Marx se trompe lorsqu’il suppose que les capitaux privés passeront au gouvernement, et que ce gouvernement, qui représentera le peuple, les passera aux ouvriers. Le gouvernement ne représente pas le peuple, il est composé la plupart du temps d’éléments qui diffèrent peu des capitalistes... Aussi le gouvernement n’abandonnera-t-il jamais les capitaux aux ouvriers. Que le gouvernement prétende représenter le peuple, c’est une fiction, une imposture. » (Journal intime des quinze dernières années de sa vie. Ed. Agence générale de librairie, pp. 277 et ss.)

Les enseignements donnés par la révolution et l’État bolcheviste offrent à chacun la possibilité de décider qui, de Marx ou de Tolstoï avait raison.

Pas davantage, une révolution économique ne procurerait au prolétariat sa libération même par la suppression du patronat et du salariat. Les modes présents de la fabrication industrielle emprisonnent les ouvriers dans les usines, les rivent à la machine, les condamnent à la production intensive. Et cela continuerait après le triomphe de la « doctrine socialiste, qui considère la multiplication des besoins comme un indice de civilisation » (Conseils aux dirigés, Casuelle, pp. 6, 11, 13). En décrétant bienfaisante la fameuse « loi de la division du travail », l’économie politique officielle et aussi la dissidente consacrent l’incapacité de l’homme à se suffire par son propre labeur, suppriment l’artisan, enchaînent les esclaves volontaires ou inconscients du même métier à la barre commune de la grande manufacture. Or :

« Seul l’affranchissement de la terre peut améliorer le sort des ouvriers... (Conseils aux dirigés, Casuelle, pp. 6, 11, 13) et la possibilité de vivre sur la terre, de s’en nourrir par son travail, a été et restera toujours une des principales conditions de la vie indépendante et heureuse. » (Idem)

« L’affranchissement, le peuple russe ne peut l’atteindre que par l’abolition de la propriété foncière et par la reconnaissance de la terre comme bien national. » (Le Grand Crime, Casuelle, pp. 44, 196)

Devant l’inanité du socialisme marxiste, il ne reste plus au chercheur affamé de vérité qu’à scruter la doctrine anarchiste pour en déterminer la valeur pratique.

En principe, Tolstoï se trouve en communauté d’idées avec Godwin, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tucker et Stirner :

« Tous les anarchistes, comme on nomme les propagateurs de cette doctrine, s’accordent pour répondre à la première question : pour détruire réellement l’autorité, il ne faut point recourir à la force, mais reconnaître tout d’abord son caractère inutile et nocif. A la deuxième question : — comment pourrait-on organiser une société sans gouvernement ? — les anarchistes répondent diversement. » (Le Grand Crime, Casuelle, pp. 44, 196)

Les uns font appel à la raison, à un idéalisme supérieur ; croient, après la disparition de l’Etat établi par l’usurpation et maintenu par le mensonge, au triomphe de la vérité et des notions du bien commun, de la justice, du progrès. Les autres, nourris de conceptions matérialistes, laissent à l’intérêt individuel, délivré des contraintes extérieures, le soin de s’épanouir harmonieusement et de s’unir à d’autres suivant certaines affinités, pour fonder des groupements où le bonheur de tous serait fait du bonheur de chacun.

Tolstoï se croyait moins naïf et n’attribuait pas à des entités imaginaires le pouvoir de maintenir parmi les peuples la paix et la félicité sans l’intermédiaire d’une règle précise, inéluctable.

« Tous les théoriciens anarchistes, hommes érudits et intelligents, depuis Bakounine et Proudhon jusqu’à Reclus, Max Stirner et Kropotkine, démontrent irréfutablement l’illogisme et la nocivité de l’État ; et cependant, dès qu’ils se mettent à parler de l’organisation sociale en dehors des lois humaines qu’ils nient, ils tombent dans le vague, la loquacité, l’éloquence, se lancent dans les conjectures les plus fantaisistes. Cela provient de ce que tous ces théoriciens anarchistes méconnaissent la loi divine commune à tous les hommes, puisqu’en dehors de la soumission à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune société ne saurait exister. Il n’est possible de se libérer de la loi humaine que sous condition de la reconnaissance de la loi divine commune à tous. » (La révolution. russe, Casuelle, 1907, pp. 89, 90)

Mais dans l’hypothèse où ce « Dieu » n’oserait pas une entité imaginaire dans le genre du « bien public », de la « justice », de « l’intérêt général », nous savons comment son apôtre lui refusait toute méchanceté ; lui déniait l’esprit de vengeance ; lui attribuait la suprême indulgence, qui interdit les jugements, les condamnations, les obligations, les sanctions et ne promulgue aucune loi, puisqu’une loi est par définition une violence. Par mégarde peut-être, en recréant Dieu à son image, Tolstoï le dépouilla de l’autorité, en fit un pur libertaire. Lui-même, à son corps défendant et à l’instar de Christ, de Bakounine, d’Elisée Reclus, de Kropotkine, fut un pauvre homme, un simple anarchiste.

Partisan de la révolte, convaincu de la nécessité et de l’imminence d’une révolution, comment Tolstoï remplit-il la mission pour laquelle il se sentait désigné ?

Tout d’abord par la propagande acharnée contre l’emploi de la force matérielle envers l’adversaire, la diffusion verbale et écrite de la thèse de la non-résistance au mal :

« Au lieu de comprendre qu’il est dit : ne t’oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la violence ; on comprend (et je crois même à dessein) : ne t’oppose pas au mal, c’est-à-dire sois-y indifférent. Or, lutter contre le mal est le seul but extérieur du christianisme, et le commandement sur la non-résistance au mal par le mal est donné comme le moyen le plus efficace de le combattre avec succès. » (Conseils aux dirigés, Casuelle, p. 118)

« C’est pourquoi, autant pour garantir plus sûrement la vie, la propriété, la liberté et le bonheur des hommes... nous acceptons de tout cœur le principe fondamental de la non-résistance. » (Le Salut est en vous, Perrin, p. 8)

Car :

« La pire des pertes c’est celle de vies humaines, douloureuse, inutile, irréparable. » (Guerre et révolution, Casuelle, pp. 84, 92)

Pourquoi vouloir réaliser l’idéal du bonheur humain par le meurtre ?

« La grande Révolution française a été l’enfant terrible qui, au milieu de l’enthousiasme de tout un peuple, devant la proclamation des grandes vérités révélées et devant l’impuissance de la violence, a exprimé, sous une forme candide, toute l’ineptie de la contradiction dans laquelle se débattait alors et se débat encore l’humanité : liberté, égalité, fraternité, ou la mort. » (Guerre ou révolution, Casuelle, pp. 84, 92)

La façon la plus simple, la plus facile, la plus efficace d’anéantir le despotisme et l’Etat réside dans la non-participation à son fonctionnement.

« Tout gouvernement sait comment, avec quoi se défendre contre les révolutionnaires ; aussi ne craint-il pas ses ennemis extérieurs. Mais que peut-il faire contre les hommes qui démontrent l’inutilité et même la nocivité de toute autorité, qui ne combattent pas le gouvernement, mais simplement l’ignorent, peuvent s’en passer et, par conséquent, refusent d’y participer. » (Le Salut est en vous, Perrin, p. 224)

Les véritables destructeurs de la tyrannie monarchique ou parlementaire seront ceux qui refuseront l’impôt et le service militaire, ne voteront pas, ne prêteront pas serment, n’iront pas en justice, Tolstoï fut officier d’artillerie, juge de paix, mais à cinquante-cinq ans, après sa conversion, refuse d’être juré. Sa femme paie les impôts à sa place.

Il serait vain de songer à bâtir un nouvel édifice social avant la transformation de la vie morale et matérielle de chacun, sans renoncer individuellement aux vanités de la gloire ct aux privilèges de la fortune. Qui prétend renouveler la face du monde doit commencer par réformer sa propre existence. Eternel précurseur, Rousseau fournit à son disciple russe le modèle d’une révolution domestique. Cet ancien apprenti graveur, au début de ses succès littéraires, sur le point d’être présenté au Roy de France et d’en recevoir une pension, fuit la Cour, vend ses habits brodés, choisit pour compagne une humble et ignorante servante d’auberge, prend le métier de copiste de musique, vit et meurt dans une médiocrité dédorée. Parti de plus haut, le boyard moscovite n’alla pas si loin. Cependant, tandis que le fier républicain genevois fréquentait exclusivement les palais des grands, l’anarchiste d’Isnaïa, vêtu en moujik, partageait la peine des paysans, labourait, moissonnait, fauchait et fanait en leur compagnie. Il voyait dans le travail manuel et le retour à la terre deux conditions indispensables de la rénovation humaine.

« Tout ce que je viens de dire peut être ramené à cette vérité simple, indiscutable et accessible à tous : pour que la bonne vie se généralise, il faut que les hommes soient bons. Quant au moyen de réaliser ce but, il n’en est qu’un : c’est que chacun de nous s’efforce à être bon. » (Le Grand Crime, Casuelle, p. 225)

L’amour et la bonté : la théorie et la pratique de l’enseignement tolstoïen. Aimer même son ennemi, c’est-à-dire ne pas avoir d’ennemis, ne se connaître que des frères : heureux ou malheureux, sages ou égarés, ignorants ou éclairés. Etre bon, c’est-à-dire faire aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent, partager leurs joies, soulager leurs peines, les aider et les secourir.

Les écrits de Tolstoï respirent la bonté, l’amour, cette solidarité profonde qui unit les hommes sous les divergences apparentes. Son activité pédagogique en est imprégnée, et les documents publiés (Sur l’Instruction du Peuple et Articles pédagogiques, Tomes XIII et XIV des Œuvres complètes, Stock) sur l’école d’Isnaïa-Poliana livrent de délicieux cantiques à la gloire de l’enfance. Pour bien instruire les jeunes, il faut les connaître, les laisser libres et surtout les aimer. Et l’instituteur improvisé appliquait la bonne méthode puisque durant la classe, les élèves s’accrochaient au dossier de sa chaise et, pendant les promenades, se disputaient sa main.

L’étude de la vie et de l’œuvre de Tolstoï laisse à celui qui l’entreprit un sentiment émouvant : celui d’avoir rencontré et aimé un grand écrivain, un puissant analyste, un apôtre inspiré, un sincère anarchiste, un homme.

F. ELOSU

TOTEM, TOTEMISME

n. m.

Ce mot quelque peu barbare est, de nos jours, presque tombé en désuétude. Il n’éveille, en nous, que de très vagues idées et de vieilles images. Le visiteur d’une Exposition Coloniale jette, en passant, un regard amusé sur des poteaux naïvement sculptés où les têtes grimaçantes se superposent à des pyramides d’animaux. D’une polychromie brutale, ils se dressent, plantés de travers dans l’herbe, devant les portes des cases. Sait-on que ce sont là les emblèmes de la plus vieille religion que l’humanité ait conçue et pratiquée ?

Le grand sociologue Freud a publié récemment une étude (Totem und Tabu) où il traite avec l’autorité qu’on lui reconnaît de la question du « Totémisme ».

Depuis quelque temps, en effet, les démopsychologues s’occupent beaucoup des origines du Totémisme. Il faut d’abord le définir.

Le Totémisme est une institution religieuse adoptée par les peuplades sauvages ou à demi sauvages de l’Australie, de la Polynésie et de l’Amérique du Nord, sans compter l’Inde et l’Afrique. Le mot « Totem » a été rapporté par Longsin en 1791, qui le trouva chez les Peaux-Rouges. Pourquoi les savants, aujourd’hui, s’intéressent-ils tant aux institutions sauvages du Totem ? C’est assurément parce qu’ils espèrent en tirer profit pour l’étude de l’essence et de l’histoire de l’esprit humain. Mais voyons.

Les tribus des sauvages se divisent en clans dont chacun est nommé par son « Totem », qui est généralement un animal, comme l’éléphant, l’hippopotame, rarement par une force de la nature, comme l’eau, la pluie, le vent, etc...

Le Totem est considéré comme le progéniteur et le génie tutélaire de tous les hommes du clan ; c’est lui qui transmet les oracles. Quiconque tue ou détruit un Totem, ou mange de sa chair, reçoit une punition, mais automatiquement.

Mais, de temps en temps, dans certaines fêtes, les hommes du clan se livrent à des danses qui imitent les mouvements caractéristiques du Totem. Ces fêtes se terminent par l’immolation du Totem, dont tous les membres du clan mangent crus la chair, le sang et les os. Le crime collectif est ensuite réparé par des regrets et des pleurs publics. A ce deuil collectif succède une période de joie effrénée et d’orgies pendant laquelle tous les individus se croient sanctifiés par l’ingestion même de la chair du Totem, et autorisés à se permettre toute licence et à satisfaire tous leurs instincts.

Puis la vie reprend, normale, les instincts des sauvages étant contenus par l’habitude et par une discipline parfois sévère.

Le nouveau Totem redevient sacré : défense de le tuer ; défense aussi aux hommes du clan d’épouser une femme du même clan, car hommes et femmes se considèrent comme les enfants du Totem et comme ayant entre eux une parenté étroite qui défend le mariage et ordonne l’exogamie. L’homme qui transgresse cette loi est poursuivi et tué impitoyablement ; la femme, considérée comme incestueuse, est frappée à coups de pointe jusqu’à la mort.

La paternité du Totem est prise très au sérieux et ne permet pas l’inceste. Un homme du clan qui a pour Totem le « kangourou » épouse, par exemple, une femme du clan de Totem « hémou » ; elle a des fils qui sont tous « hémou », selon la loi « totémique » : aucun de ces fils ne pourra épouser une femme « hémou ». Celui qui a commis un inceste est puni par les hommes du clan. Celui auquel il arrive de tuer un Totem l’est automatiquement — nous l’avons dit — par une force mystérieuse emprisonnée en lui, car le Totem est « tabou », mot purement polynésien qui rappelle le mot « sucer » des Romains, le mot « aghios » des Grecs, le mot « kadosh » des Juifs.

Sans aller plus loin, retenons que le tabou (voir ce mot) représente l’interdiction d’un acte que chacun serait bien tenté d’accomplir. Mais une défense n’est pas absolument inviolable. Une courageuse rébellion peut vaincre la puissance du tabou ; alors, celui qui réussit devient « tabou » lui-même, c’est-à-dire sacré en lui-même et dangereux pour les autres. Et la pénitence que subit celui qui a violé une prescription tabouique est, on une renonciation à un bien ou une renonciation à une liberté, le tabou étant en somme une fonction. Mais c’est aussi la perception intérieure d’une condamnation pour la satisfaction d’un désir que, seul, et sans l’intervention des forces extérieures provenant de l’autorité de prêtres ou de chefs, on serait incapable de réprimer.

Mais on est loin d’être d’accord sur la complète signification du « totémisme ». Pour quelques-uns, l’institution totémique aurait été une espèce de société coopérative magique (la Cooperative magie, de Fraser) de production et de consommation. Tout clan, en ménageant son propre tabou, se serait donné la charge, en face d’un autre clan, de pourvoir à une large production d’un aliment déterminé. D’autres ont vu, dans l’animal « Totem », une des métamorphoses de l’âme humaine, etc...

Quant au tabou, c’est de toute évidence, une défense que, sans s’en rendre compte, se fait l’individu à lui-même, alors qu’il formule un désir. Ce conflit entre ces deux oppositions conférerait aux personnes et aux objets tabouiques ce caractère double, démoniaque qui, malgré la menace d’une peine, induit l’homme en tentation. De là naît inévitablement le sentiment de la faute dont la punition est constituée par le regret, le remords, le désespoir. C’est, clairement, le sentiment de la conscience naissante.

Freud, dans l’ouvrage que nous avons cité, donne une interprétation psychanalytique de l’institution totémique. Il se base sur la fable d’Œdipe dont il voit le crime réprouvé par les premiers sauvages ; il voit une concordance entre la mésaventure d’Œdipe et les deux préceptes tabouiques : ne pas tuer le Totem, père naturel du clan, et ne pas s’accoupler avec des femmes de même parenté,

Le totémisme est donc une étape dans la marche de la civilisation. Il faut y voir une institution sociale destinée à empêcher chez les sauvages, héritiers immédiats des peuples primitifs, la répétition du crime contre le père, la répétition du double aime d’Œdipe.

L’animal « Totem » est le père et le despote du clan, Freud continue à plonger son regard plus avant chez les hommes « prétotémiques », dans les ténèbres d’une époque, déjà vaguement explorée par Darwin, antérieure aux dieux et aux héros. Il serait périlleux de l’y suivre.

J.-A. MAY.

TRADITION

n. f. (du latin traditio, action de transmettre)

Idées, croyances, sentiments, façons d’agir et de se comporter peuvent se transmettre d’un individu à l’autre, comme aussi de génération en génération. La parole, l’écriture, l’art sous toutes ses formes, l’instruction et l’éducation, la contrainte exercée sur leurs membres par les collectivités, l’imitation inconsciente ou volontaire contribuent à cette transmission qui, bien comprise, permettrait à l’espèce humaine d’accroître indéfiniment ses richesses intellectuelles et son savoir-faire. Nul progrès ne serait possible, si chaque inventeur ne bénéficiait des découvertes faites par ses prédécesseurs, si chaque génération ne recevait un bagage déjà lourd des générations précédentes. Grâce à la tradition :

« L’humanité peut être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Mais cette mémoire collective est dépourvue du pouvoir créateur qui permet à notre espèce de dépasser sans cesse le présent ; elle se borne, comme la mémoire individuelle, d’enregistrer des faits ou des attitudes, sans intervenir pour les modifier. Si elle consacre les conquêtes de l’esprit, en le dispensant de recommencer constamment les mêmes opérations ou les mêmes actes, elle n’est pas le primitif artisan de ces conquêtes. Sans le contrepoids d’une volonté hardie et d’un continuel besoin de nouveauté, elle immobiliserait les peuples comme les individus dans une routine rapidement mortelle. Fort utile, indispensable même à titre de servante, elle sombre dans un automatisme irréfléchi, dans une banalité stupide et machinale, dès qu’elle règne en maîtresse. Essentiellement conservatrice par nature, la tradition vaut seulement comme tremplin pour des envols plus audacieux. Sous peine d’entraver fâcheusement la marche en avant de l’humanité, elle ne doit en aucune manière abolir l’esprit d’initiative et le goût de l’effort.

En aucun cas, la tradition ne saurait donc être érigée en suprême règle du savoir ou de l’action, ainsi que le prétendent de trop nombreux contemporains. Dépourvue des incomparables mérites, des mystérieuses vertus que lui accordent de pseudo-philosophes et des écrivains charlatans, elle a besoin d’être soumise au contrôle de l’expérience et de la raison. Une erreur ne se transforme point en vérité du fait qu’elle a cours depuis très longtemps ; une institution injuste, un préjugé inhumain ne cessent pas d’être condamnables en devenant millénaires. La valeur intrinsèque d’un acte ou d’une idée reste indépendante et de son lieu d’origine et de la date de naissance. Certaines pratiques barbares, en honneur chez les sauvages, remontent probablement à l’époque préhistorique ; et les plus cruelles habitudes des Hindous et des Chinois sont bien antérieures à l’ère chrétienne. Elles n’en sont pas moins absurdes et dangereuses, la répétition ne pouvant suffire à légitimer un acte inique en soi ou déraisonnable.

Les apologistes des anciennes coutumes, les thuriféraires patentés du bon vieux temps se bornent d’ailleurs, dans l’ensemble, à prôner la Tradition, avec la stupide ingénuité du dévot qui adore sans chercher à comprendre. A tout propos et hors de propos, ils répètent ce grand mot sonore dont ils seraient incapables de préciser la vraie signification. Quelques penseurs, s’appuyant sur les chimères de la théologie, ont voulu en faire le canal essentiel d’une primitive et divine révélation ; en parlant du traditionalisme, nous noterons l’échec complet de leur tentative. Du point de vue rationnel et scientifique, la tradition n’est qu’un instrument trop souvent infidèle qui permet à la pensée réfléchie de fixer, dans la mémoire collective d’un groupe, les résultats de ses investigations. En faire une divinité dont les oracles infaillibles tranchent toutes les difficultés, c’est méconnaître complètement et sa vraie nature et les étroites limites de ses possibilités.

Chez les catholiques, la tradition joue un rôle de premier ordre. Papes et conciles l’invoquent à l’appui de leurs dires, quand ils ne trouvent rien dans la Bible qui légitime leurs élucubrations. Elle renferme le dépôt de la révélation au même titre que les Livres Saints, assurent les théologiens de Rome. L’Evangile ne contient pas une phrase permettant de justifier la croyance à la virginité de Marie, à sa conception immaculée, à l’existence du purgatoire et à beaucoup d’autres dogmes ; mais une tradition remontant jusqu’aux apôtres servirait de base, paraît-il, à ces pieuses affirmations de la foi catholique. Et comme des érudits déclarent, avec preuves à l’appui, que les premiers chrétiens ignoraient totalement la plupart de ces dogmes, on parle d’une tradition purement orale, n’ayant laissé aucune trace écrite durant de très longs siècles. Moyen peu honnête mais fort commode d’esquiver les innombrables objections faites par les historiens sérieux. Avec une tradition aussi fuyante, aussi instable, le pape a beau jeu pour décréter n’importe quel dogme pouvant favoriser son prestige ou ses finances. Aux formules d’autorité le protestantisme a préféré le principe du libre examen et c’est aux seuls textes inspirés qu’il demande de nourrir sa foi.

Dans maintes loges, la tradition maçonnique est aussi l’objet d’un respect superstitieux. Cette tradition n’implique d’ailleurs aucune continuité au point de vue soit politique, soit anticlérical, soit philosophique. En France, la franc-maçonnerie s’est ralliée successivement à Napoléon Ier, à Louis XVIII et à Charles X, à Louis-Philippe, à la République de 1848, au second Empire, à la troisième République pendant le seul XIXème siècle. Son anticléricalisme ne date que des derniers lustres de ce même XIXème siècle ; il lui valut, à bon droit, de profondes sympathies de la part des esprits indépendants ; ce fut, pour cette association, une période glorieuse. Mais cet anticléricalisme disparut dès 1914 ; il faut la mauvaise foi des théologiens catholiques pour ne pas reconnaître que la franc-maçonnerie est aujourd’hui l’alliée des religions plus que leur ennemie. Joseph de Maistre, qui fut un haut dignitaire de la franc-maçonnerie au début du XIXème siècle, aurait sa place toute marquée dans certaines loges du XXème. Au point de vue philosophique, nous constatons de même de perpétuelles variations ; une vague religiosité, un spiritualisme assez imprécis, voilà ce que l’on retrouve le plus habituellement. Par contre, la tradition maçonnique transmet avec un soin jaloux les rites et les symboles qui intriguèrent si longtemps les profanes. Dans un groupement ne disposant ni d’un plan d’ensemble, ni d’un credo uniforme, formules et signes traditionnels ont, en effet, l’avantage d’assurer une certaine continuité.

Aussi bien à gauche qu’à droite, les aigrefins de la politique invoquent très volontiers la tradition. Nos radicaux parlent des jacobins et de 1793 ; ces avortons pourris, ces courtiers marrons du parlementarisme se donnent des allures de Conventionnels, afin de mieux tromper les gogos. Mais leur énergie ne s’exerce que contre les travailleurs ; à l’égard des banquiers, des généraux réactionnaires, des cléricaux influents, ils sont d’une platitude qui écœurerait un Robespierre. Ce ne sont pas des jacobins, ce sont des comédiens, et de mauvais comédiens seulement. Quant à la tradition royaliste, invoquée chaque jour par l’Action Française, elle inspire un insurmontable dégoût à quiconque étudie avec impartialité l’histoire des Capétiens. Des lubriques sanguinaires, des crétins orgueilleux, de véritables monstres au point de vue moral et humain, voilà ce que furent généralement les anciens rois. Et leurs modernes rejetons, héritiers des tares ancestrales, sont la proie d’instincts sadiques. Sous des habits rutilants ils cachent un corps usé par de précoces débauches, ou miné par les maladies que leur léguèrent de glorieux ancêtres. Aujourd’hui comme autrefois, la plupart des trônes sont occupés par de vrais fumiers ambulants. Ne soyons pas surpris qu’une tradition de ce genre soulève l’enthousiasme de Maurras et de Léon Daudet.

Pour comprendre à quels méfaits conduit le culte de la tradition, rappelons, en terminant, l’exemple de l’ancienne Chine. Totalement subordonné au sentiment de solidarité qui le rattachait à sa famille et à ses ancêtres, le Chinois rejetait comme sacrilèges toute innovation et tout progrès. Télégraphe, chemin de fer, etc... n’étaient que des inventions diaboliques puisque ses aïeux ne les connaissaient pas. La routine régnait sans contrepoids dans le Céleste Empire. Or, ces belles maximes ont valu au peuple chinois des malheurs et des souffrances qui le font plaindre par le reste du globe. Mais ceux qui prônent, chez nous, les bienfaits de la tradition oublient toujours de nous parler de la Chine.

L. BARBEDETTE

TRADITIONALISME

Ceux qui prônent la tradition manquent habituellement d’esprit critique et s’abstiennent de fournir un exposé philosophique et cohérent de leurs idées. Les arguments qu’ils invoquent sont d’ordre historique ou sentimental ; de préférence, ils se cantonnent même dans le domaine des dissertations littéraires ou des récits de pure imagination. Néanmoins, un petit nombre de penseurs, plus soucieux de servir les classes possédantes que la vérité, ont cherché à donner une base solide au culte de la tradition. Comme ils ne pouvaient justifier leur système par l’expérience ou la raison, ils ont eu recours à une métaphysique mêlée de théologie, qui, parfois, confine à la pure et simple divagation. D’où le traditionalisme, doctrine implicitement contenue déjà dans les écrits de Joseph de Maistre, et dont le vicomte de Bonald donna l’exposé le plus méthodique et le plus complet.

Joseph de Maistre fut un écrivain vigoureux, mais un très piètre philosophe. Ce théocrate enragé prétend que :

« Nulle langue n’a pu être inventée ni par un homme, qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. »

Aussi rabaisse-t-il la raison au profit de la théologie. Son système, s’il est permis d’appeler ainsi l’ensemble des thèses qu’il développe avec le plus de prédilection, n’a rien d’original ; il pousse seulement à l’exagération quelques idées chères à tous les catholiques orthodoxes. L’homme, affirme-t-il, mérite les malheurs qui l’accablent car il est coupable. Adam et Eve ayant désobéi à Dieu, leurs descendants ont hérité d’une nature foncièrement mauvaise et corrompue : d’où la nécessité de châtiments impitoyables ; d’où l’obligation de répandre à flots le sang humain. Et Joseph de Maistre fait l’apologie de la guerre, du bourreau, des grandes catastrophes qui terrifient les peuples, de toutes les tortures infligées à l’individu par la nature ou la société. Absolutiste féroce, il veut les sujets prosternés devant leur souverain ; aussi parle-t-il .avec horreur de la Révolution française. Fervent catholique, bien que franc-maçon, il a fait, en termes invraisemblables, l’éloge de l’Inquisition et des Papes, que l’on doit considérer comme infaillibles. En un mot, il s’est fait le champion de la tradition catholique dans ce qu’elle a de plus absurde et de plus inhumain.

Moins éloquent que Joseph de Maistre, le vicomte de Bonald est plus méthodique. C’est dans l’origine surnaturelle de la parole qu’il cherche le fait primitif capable de servir de base aux vérités métaphysiques. Selon lui, l’invention du langage est au-dessus des forces humaines ; elle supposerait, en effet, une intelligence très développée, et ce développement de l’esprit n’est, lui-même, possible que grâce à la parole :

« Il est nécessaire, écrit-il, d’avoir l’expression de la pensée pour penser, car l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. »

Sans la parole, l’idée ne pourrait pas même être conçue :

« Notre entendement est ce lieu obscur où nous n’apercevons aucune idée, pas même celle de notre propre intelligence, jusqu’à ce que la parole humaine, dont on peut dire aussi, comme de la parole divine, qu’elle éclaire tout homme venant en ce monde, pénétrant jusqu’à notre esprit par le sens de l’ouïe, porte la lumière au sein des ténèbres et donne à chaque idée, pour ainsi dire, la forme et la couleur qui la rendent perceptible pour les yeux de l’esprit. »

En conséquence, le langage suppose une révélation primitive, un commerce direct du créateur avec sa créature ; c’est un don de dieu. Et, par son intermédiaire, les générations successives reçoivent les idées métaphysiques, morales, sociales, qui permettent aux collectivités de subsister :

« Nous les retrouvons toutes et naturellement dans la société à laquelle nous appartenons et qui nous en transmet la connaissance en nous communiquant la langue qu’elle parle. »

Ainsi l’homme, radicalement incapable d’inventer quoi que ce soit, se borne à dissocier et à combiner les idées qui lui sont transmises grâce à une tradition remontant jusqu’à ses premiers pères. Ce système théologico-métaphysique permit à l’auteur de légitimer le despotisme dans l’ordre politique et l’intolérance en matière de religion. Il suscita de vifs enthousiasmes sous la Restauration ; depuis longtemps son influence est nulle au point de vue religieux, même dans les milieux catholiques.

Le traditionalisme a trouvé d’autres défenseurs, dont les conceptions diffèrent beaucoup de celles que professait de Bonald. Citons l’abbé Bautain, Bonnetty, le père Ventura. Bautain déclare la raison impuissante à découvrir la vérité. Il s’efforce de le prouver par l’histoire des systèmes philosophiques et refuse en outre d’admettre que les premiers principes nous sont transmis par l’intermédiaire du langage. Il écrit :

« Tout ce qui est humain est contestable, variable, incertain. »

C’est à la révélation chrétienne, à la foi (d’où le nom de fidéisme donné à ce système), qu’il faut s’adresser d’abord ; la raison n’interviendra utilement que plus tard :

« La parole sacrée doit fournir au vrai philosophe les principes, les vérités fondamentales de la sagesse et de la science ; mais c’est à lui qu’il appartient de développer ces principes, de mettre ces vérités en lumière ; en d’autres termes, de les démontrer par l’expérience, en les appliquant aux faits de l’homme et de la nature, donnant ainsi à l’intelligence l’évidence de ce qu’elle avait d’abord admis de confiance ou cru obscurément. »

S’appuyant de la sorte sur la Bible, Bautain distinguera l’esprit psychique et l’esprit physique de la nature, qui s’associent tous deux pour donner l’esprit du monde. Chez l’homme, il découvrira aussi un esprit physique et un esprit intelligent qui, en s’unissant, donneront un esprit intermédiaire, la raison. Les auteurs ecclésiastiques eux-mêmes déclarent son système extravagant. Bonnetty et le père Ventura ont des idées fort proches de celles de Bautain concernant le rôle de la révélation, mais n’admettent ni sa métaphysique, ni sa psychologie. Dans son Essai sur l’Indifférence, Lamennais se rapproche du traditionalisme par sa théorie du sens commun. La raison individuelle est radicalement incapable, assure-t-il, de découvrir la vérité ; elle ne peut s’élever qu’à une certitude de fait, purement instinctive. Mais la raison collective et le consentement universel du genre humain, qui est sa manifestation essentielle, nous mettent en possession des vérités dont notre esprit a besoin. Dans la tradition catholique nous trouvons la forme la plus pure de ce sens commun, de cette raison générale qui, hors de l’Eglise romaine, est corrompue ou déformée par des erreurs et des préjugés sans nombre. Après sa condamnation par le pape et sa rupture avec Rome, Lamennais modifiera profondément ses conceptions. Dans son Essai d’une Philosophie, où il expose un panthéisme hétérodoxe, il réhabilite la raison personnelle et néglige la tradition ainsi que l’autorité.

Solennellement condamné en 1870 par le Concile du Vatican, le traditionalisme philosophique n’est plus enseigné dans aucune école catholique. Mais il existe toujours un traditionalisme politique qui compte de nombreux partisans. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les doctrines professées par les écrivains d’Action Française, et plus spécialement par Charles Maurras, son principal théoricien. Ce dernier, qui se proclame un clérical athée, reprend les arguments de Joseph de Maistre et du vicomte de Bonald, mais il les sécularise et leur donne une teinte moderne. Les hommes ne peuvent faire la loi, disait de Bonald, puisqu’elle doit réprimer leurs passions ; autant vouloir « que la digue naisse du torrent ». Ch. Maurras affirme, dans un langage un peu différent, que chaque individu étant disposé à sacrifier l’intérêt général de la nation à son intérêt personnel, c’est un non-sens de vouloir fonder l’autorité sur le consentement du peuple. Dans la conscience d’un roi, au contraire, l’intérêt dynastique se confond avec l’intérêt personnel ; d’où une affinité naturelle entre le bien public et l’hérédité du pouvoir. Touchant la nécessité d’une hiérarchie sociale inégalitaire, de Bonald invoquait l’existence de lois fondamentales qui découlent de l’immuable volonté du créateur :

« Les hommes, êtres semblables, mais non égaux de volonté et d’action, sont tous, par le fait seul de cette similitude et de crue inégalité, dans un système ou un ordre nécessaire de volontés et d’actions appelé société ; car, si l’on suppose égalité de volonté et d’action dans les êtres, il n’y aura plus société. »

Ch. Maurras critique de même la notion d’égalité, mais au nom de l’hérédité, de la différenciation des éléments sociaux, et de la concurrence qui fait triompher les plus aptes :

« Il faudrait nous conduire autrement si notre univers était construit d’autre sorte et si l’on pouvait y obtenir des progrès d’une autre façon. Mais tel est l’ordre... Contredire ou discuter l’ordre est perdre son temps. »

D’une façon générale, d’ailleurs, les néo-monarchistes font étalage d’une pseudoscience qui n’est qu’un tissu d’erreurs et de fantaisies.

« La solution monarchiste, dira Paul Bourget, est la seule qui soit conforme aux enseignements les plus récents de la science. »

Et, dans plusieurs romans, ce fossile émettra la prétention d’apporter des preuves scientifiques de cette mensongère affirmation. Ajoutons qu’à l’instar de Joseph de Maistre, bien que pour d’autres motifs, Ch. Maurras est sans pitié pour l’humanité souffrante. Il condamne la bienfaisance et la miséricorde. Il écrit :

« Cette pitié dénaturée a dégradé l’Amour. Il s’est nommé la Charité : chacun s’est cru digne de lui. Les sots, les faibles, les infirmes ont reçu sa rosée. De nuit en nuit s’est étendue la semence de ce fléau. »

Parfois même il semble regretter la disparition de l’esclavage. N’en soyons pas surpris, car « la seule vraie vertu, qui est la force » résume toute sa morale. Pourtant, pas plus sous sa forme pseudo-scientifique que sous sa forme théologique, le traditionalisme ne peut être pris au sérieux. Il repose sur ces vieilles sornettes que sont les notions d’Autorité, de Gouvernement, d’Intérêt National, de Tradition. Il se ramène à un jeu idéologique, que la science positive ne confirme en aucune manière. Pour se laisser prendre aux divagations d’un Maurras, il faut n’avoir qu’un cerveau très peu apte à la réflexion.

L. BARBEDETTE

TRANSITOIRE (PÉRIODE)

Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd’hui même, dans nos pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d’instaurer sans délai, sur les ruines de l’ordre ancien, une organisation sociale communiste-anarchiste, c’est-à-dire une organisation viable, n’ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte — police, armée, gouvernement, ou autre — et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée, sans rémunération aucune, par le simple jeu des libres initiatives ?

Répondre, sans ambiguïté ni réticences, par l’affirmative, c’est se prononcer nettement pour le communisme anarchiste révolutionnaire. Prétendre que les circonstances de la vie sociale actuelle, au triple point de vue des ressources économiques, de l’éducation des masses, et de l’état des mœurs, sont tellement peu en rapport avec les conditions, matérielles et morales, indispensables à un essai de ce genre, que l’on n’en saurait attendre d’autre résultat qu’un désordre inouï, rapidement suivi d’une répression sanglante, c’est reconnaître, en conformité des thèses socialistes communistes, qu’entre la phase insurrectionnelle, destructive, de la Révolution, et l’accomplissement intégral de son programme, il pourra être nécessaire de faire face aux exigences d’une « période transitoire », réglementée, dirigée, comportant des sanctions et des institutions de défense, pour la sauvegarde et l’extension des conquêtes révolutionnaires, en l’attente du jour où l’universalisation d’une vie sociale communiste, et le développement des consciences individuelles, ainsi que des habitudes collectives, auront rendu inutiles ces mesures.

La question est d’importance capitale. Au point de vue de la doctrine révolutionnaire, dans ses applications immédiates et pratiques, en elle réside la principale frontière qui sépare, dans le mouvement d’émancipation du prolétariat, les éléments anarchistes communistes des éléments socialistes, considérés dans leur ensemble, sans distinction de partis. Elle s’impose à l’attention de tous ceux qui, à un titre quelconque, ne se désintéressent ni de l’avenir social, ni même de ce que pourraient nous réserver, d’un instant à l’autre, désirés ou non, des événements décisifs. En effet, si de tels événements devaient, dans un temps prochain, se produire sans que, à défaut d’une solution unique, un accord fût intervenu, sur ce point, entre les diverses fractions révolutionnaires, les conséquences d’une pareille division pourraient être de la plus haute gravité, en causant, dès le début, au sein des forces insurrectionnelles, des compétitions sanglantes, pour le plus grand profit de l’ennemi commun.

Pour qu’une insurrection fût de nature à faire « table rase » du passé, et organiser, d’emblée, sans contrainte aucune, une société communiste anarchiste, il faudrait de toute nécessité :

  1. Que le mouvement révolutionnaire n’eût pas été seulement national, mais mondial ;

  2. Que dès la fin de l’insurrection, l’ordre nouveau, non seulement ne comptât plus d’ennemis d’aucune sorte, mais qu’il bénéficiât de l’adhésion quasi universelle du genre humain ;

  3. Que les ressources alimentaires et, d’une façon générale, tout ce qui est nécessaire à l’existence d’une société moderne, fussent en quantité très supérieure aux exigences de la consommation ;

  4. Que les citoyens de la nouvelle république, éduqués déjà selon des formules rationalistes et scientifiques, fussent exempts des instincts de domination, comme de servitude et de barbarie, qui, durant des millénaires, furent cause d’inégalité, de souffrance et de meurtres, dans l’histoire des précédentes générations.

Un concours aussi favorable de circonstances n’est pas impossible en soi. Mais il ne s’est encore jamais présenté, et il apparaît à échéance plutôt lointaine. Jusqu’à présent, les foyers d’insurrection sont demeurés localisés ; les révolutions victorieuses, alors même que leurs objectifs étaient incomparablement plus modestes ont eu à faire face à nombre de difficultés, notamment à vaincre par les armes la coalition des puissances demeurées fidèles au passé, comme ce fut le cas de la Révolution française, de la Révolution russe, de la Commune de Paris. Etant donné que le plus grand nombre des chances est, de nos jours, pour qu’il en soit encore de même, à la première occasion, la prudence comporte, sans qu’il soit imposé à l’avenir des directives absolues, de se prémunir contre ce qui a le plus de probabilité d’exister.

Un suffisant concours de circonstances n’étant pas encore réalisé, et la guerre civile éclatant néanmoins, quelle sera la tactique anarchiste communiste révolutionnaire pour demeurer, à la fois, conséquente avec elle-même, et en rapport avec les exigences de la situation ? Conscients de l’impossibilité matérielle de réaliser pleinement leur idéal, les anarchistes communistes révolutionnaires s’acharneront-ils à détruire, quand même, à l’encontre de toute logique, les barrières opposées par d’autres aux menées de la contre-révolution, sous prétexte que ces mesures, pourtant indispensables, sont incompatibles avec les données essentielles de leur philosophie abstraite ? S’abstiendront-ils, plus sagement, de s’immiscer dans les conflits violents, chaque fois qu’ils estimeront que ce qu’ils en pourraient retirer n’est pas en proportion de ce qu’ils y pourraient perdre ? Ou bien, ce qui serait préférable encore, pratiqueront-ils, à l’égard de révolutionnaires plus réalistes, une tactique de soutien, en l’attente de conditions sociales plus en rapport avec leurs projets ?

Il serait de la plus grande utilité d’être fixé sur la question de savoir si les espérances de liberté élargie, ou de bien-être accru, que comporte toute insurrection prolétarienne, même limitée dans ses possibilités immédiates, doivent être sacrifiés à des principes intangibles, fixés hors du temps et de l’espace , ou bien si, au contraire, les principes ne doivent pas être, en considération de la relativité des circonstances, d’utiliser, sans préjugé, en faveur du progrès humain, jour par jour, tout ce qui est susceptible de le favoriser ?

La formule : « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins », est inspirée par de nobles sentiments. Du point de vue de la morale pure, on ne peut trouver mieux. Cependant si, comme il arrive fréquemment, une insurrection éclate dans une période de disette ct de troubles, alors que le rationnement s’imposerait, et que les usines devraient fournir à plein rendement, commettra-t-on l’irréparable imprudence de faire de cette formule la règle de la production et de la consommation ? Si, comme c’est, hélas, fort probable, les citoyens — ceux que nous voyons, en nombre excessif, se précipiter à l’assaut des voitures publiques, sans égard pour les femmes, les vieillards et les enfants — n’ont pas cette conscience de respecter d’eux-mêmes la règle temporaire ou rationnement, abandonnera-t-on au pillage des plus forts les stocks alimentaires, plutôt que de faire garder ceux-ci par des hommes en armes, sous prétexte qu’il ne faut pas user d’autorité ? Le mouvement insurrectionnel demeurant localisé, et la Révolution trouvant en face d’elle, au lendemain de ses premières victoires, la Sainte-Alliance des nations demeurées soumises aux grandes sociétés financières, à l’Eglise, et aux états-majors impérialistes, abandonnera-t-on la lutte, en plein succès, s’exposera-t-on bénévolement au massacre et aux persécutions, plutôt que de résister militairement aux frontières ? Et, si l’on prend le parti de se défendre militairement, ne découvrira-t-on pas alors qu’il serait vain, dans une guerre du XXème siècle, de recourir à des bandes de volontaires, sans cohésion ni directives sérieuses, et que le seul moyen de se défendre utilement est dans la constitution d’effectifs disciplinés, pourvus d’un matériel suffisant ? Si l’on admet l’opportunité de tels recours, que devient la philosophie de l’action anarchiste ? Si on ne la reconnait pas, quel sera le sort de la Révolution sociale ?

L’argument dilatoire qui consiste à déclarer que nul n’étant capable de prophétiser, nul ne sachant quand et comment se déclenchera la prochaine révolution, il serait téméraire de tracer à son égard, dès à présent, un plan d’action quelconque, est un argument captieux, mais sans valeur positive. Prévoir n’est pas prophétiser, mais se mettre en garde contre la surprise d’événements possibles, dont la nature est connue, et dont rien ne permet de nier la réapparition, d’un jour à l’autre. Les faits révolutionnaires ne sont pas du domaine des constatations vagues, imprécises. L’histoire en foisonne. Certains se sont passés sous nos yeux, depuis moins de vingt ans, et qui comptent parmi les plus graves. Les conditions dans lesquelles ils se produisent, pour ne pas être identiques, ne sont pas tellement contradictoires, et mystérieuses, qu’il n’en soit pas fait état, au même titre que de n’importe quelle autre source d’expérience. Or, sans rien nier, à l’avance, de ce qui pourrait être, et en faisant la part de l’imprévu, il y a lieu, pour tout homme raisonnable, de prendre en considération, d’abord, l’enseignement de ce qui a été.

Se basant sur l’expérience acquise, il y a lieu de supposer que, si une insurrection communiste anarchiste se produisait, de nos jours, sur un point quelconque du globe, et si elle y obtenait la victoire sur les forces gouvernementales — ce qui n’est qu’une première étape de la Révolution, et peut-être la plus facile à réaliser — elle n’en serait pas moins, à bref délai, en présence de ce double dilemme : s’imposer à ses adversaires de l’extérieur, comme à ceux demeurés à l’intérieur, ou disparaître sous leurs coups ; instaurer la nouvelle société, avec toutes les mesures de défense appropriées à la situation, ou sombrer dans un désordre économique sans précédent.

Ma conclusion est la suivante : Une société communiste-anarchiste ne peut être le produit d’un hardi coup de main, jetant à bas quelques puissances despotiques. Elle ne peut être considérée, selon toute vraisemblance, que comme l’aboutissement lointain d’une évolution considérable des masses, au triple point de vue des mœurs, de l’intelligence, et du régime économique, évolution dont il n’appartient à personne de brûler à volonté les étapes, mais dont un certain nombre de secousses brutales, et des dispositions transitoires, sont susceptibles de favoriser la marche. Tant que cette évolution, coupée ou non par des catastrophes révolutionnaires, ne sera pas un fait accompli, le rôle des anarchistes qui ne voudront pas se mettre dans le cas d’être obligés de recourir aux méthodes du socialisme communiste, mais demeurer fidèles à leurs principes, sera nécessairement limité à la culture individuelle, et l’éducation, c’est-à-dire la lutte contre les superstitions et les préjugés, à la lumière du libre-examen, sans dogmatisme étroit. Ce rôle n’est pas dépourvu d’intérêt. Il n’est pas négligeable, en effet, que, dans le mouvement social actuel, qui semble devoir enliser dans le collectif toutes les initiatives hardies et les caractères d’exception, des hommes demeurent en marge des embrigadements, pour la sauvegarde des libertés non déraisonnables, grâce auxquelles a été édifié, dans le labeur des grands ouvriers de la pensée, tout ce qu’il est de bon et de beau dans le monde.

Jean MARESTAN

TRANSITOIRE (PÉRIODE)

Dans l’étude que j’ai consacrée à la « Révolution Sociale » et, notamment, dans la partie de cette étude qui a pour objet d’examiner ce qu’on qualifie de « période transitoire » (pages 289-90-91), j’ai, par avance, répondu à l’article qui précède celui-ci. Je ne m’attarderai donc pas à opposer dans le détail ma conception de la dite période transitoire à celle de mon ami et collaborateur Jean Marestan.

Je me bornerai à quelques remarques et observations dans le but d’attirer l’attention du lecteur sur certains points d’importance.

Première observation. — L’article de Marestan débute ainsi : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d’instaurer sans délai, sur les ruines de l’ordre ancien, une organisation sociale communiste anarchiste, c’est-à-dire une organisation viable, n’ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte — police, armée, gouvernement, ou autre — et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée sans rémunération aucune, par le simple jeu des initiatives ? »

Etant donné que c’est à cette question et à la réponse qu’il sied de lui faire que l’article de Marestan est, quant au fond, d’un bout à l’autre, consacré, il convient, avant tout, de se demander si c’est bien dans ces termes que le problème doit être posé. Et, sans hésitation, j’affirme que les données du problème à résoudre étant totalement faussées, la solution du problème lui-même est fatalement condamnée à subir toutes les erreurs qui en sont la suite.

L’auteur du précédent article confond un peu légèrement un mouvement insurrectionnel victorieux avec ce que les Anarchistes entendent par la Révolution Sociale. Dans l’état actuel des choses, il se pourrait, à la rigueur — et encore!... — qu’une insurrection prolétarienne éclatât et renversât les Pouvoirs établis. Ce pourrait être le résultat d’un coup de force parti d’en bas et exécuté, par surprise, par le brusque soulèvement en masse des travailleurs. Il se pourrait même que, dans un élan magnifique et unanime de colère et de révolte, toutes les forces révolutionnaires se rassemblassent et missent en déroute la police, l’armée, tout l’appareil de résistance dont disposent les détenteurs de l’Etat capitaliste. Mais il est certain qu’une telle victoire ne saurait, « aujourd’hui même », c’est à dire en 1934, comporter l’anéantissement définitif des institutions sur lesquelles reposent le Capitalisme et l’Etat.

Le champ destructif de toute insurrection, je dirai même de toute révolution se limite nécessairement aux objectifs visés par les inspirateurs et acteurs d’un tel soulèvement ; on peut même affirmer, à la lueur de ce qui s’est passé partout et toujours, que ces objectifs ne sont que très rarement réalisés et que les conséquences immédiates d’une révolution insurrectionnelle (je me sers, ici, des termes employés par Marestan lui-même) restent toujours en deçà du but que se sont assigné les insurgés.

Or, il n’est pas douteux que, si l’on admet l’hypothèse dans laquelle se place Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd’hui même, dans notre pays », une telle révolution n’aboutirait certainement pas à l’anéantissement des autorités constituées, parce que : d’une part, ces autorités ne sont pas encore suffisamment discréditées et disqualifiées, elles ne se sont pas assez avérées incapables et malfaisantes ; leur ruine morale (indispensable facteur de leur ruine matérielle) n’est pas encore poussée assez loin ; et parce que, d’autre part, l’état de division qui non seulement disperse mais encore oppose les diverses fractions du prolétariat voue celui-ci à un affaiblissement voisin de l’impuissance et, par suite, rend tout à fait inadmissible la supposition, à l’heure présente, d’une révolution triomphante.

Je signale donc, sans aller plus loin, la mortelle contradiction dans laquelle est tombé mon collaborateur et à laquelle, au demeurant, il lui était interdit d’échapper, emporté et en quelque sorte aveuglé par le désir qui le possède de justifier son point de vue. Cette contradiction est flagrante.

Elle consiste : d’un côté à bâtir tout l’échafaudage de sa thèse sur la possibilité d’une Révolution entraînant « l’anéantissement de toutes les autorités constituées » — relisez le texte que je cite plus haut et qui définit les termes mêmes du problème à résoudre — et, de l’autre côté, à se prévaloir de « l’insuffisance actuelle des ressources économiques, de l’inéducation des masses et de l’état des mœurs » pour en inférer que l’anéantissement de toutes les autorités constituées conduirait inévitablement à un désordre inouï, rapidement suivi d’une répression sanglante.

Eh bien ! De deux choses l’une : ou bien il est exact que les ressources économiques sont insuffisantes, que les masses sont inéduquées et que l’état des mœurs ne cadre pas avec l’anéantissement des institutions politiques, économiques et morales qui régissent, à l’heure présente, la société et, dans ce cas, il faut abandonner, sous peine de choir dans l’invraisemblance, voire l’absurdité, l’hypothèse d’une révolution prolétarienne insurrectionnelle faisant table rase de toutes les clauses du contrat social en vigueur ; ou bien il faut prendre au sérieux cette hypothèse et, dans ce cas, il faut cesser d’invoquer l’insuffisance des ressources économiques, l’ignorance des masses et l’immoralité des foules, parce que l’anéantissement des autorités constituées présuppose, que dis-je, exige une moralité en voie de transformation avancée, une éducation des masses poussée jusqu’à la volonté de destruction totale des institutions établies et des possibilités de production surabondantes.

La contradiction que je souligne, dès le début, vicie la thèse que je combats et lui enlève toute valeur.

Hâter l’heure à laquelle les ressources économiques atteindront un niveau plus élevé, où les masses se seront haussées jusqu’à un degré culturel suffisant, où l’état des mœurs sera prêt à s’adapter à un milieu social libertaire : tel est, à mon sens, le travail auquel se doivent tous ceux et toutes celles qui ont en vue l’instauration d’une organisation communiste-anarchiste.

Ce labeur énorme c’est celui qui, ayant pour objet de saper, d’ébranler, de ruiner peu à peu la structure sociale présente, d’en assurer aussi promptement que faire se pourra, l’effondrement total et définitif et de préparer le plan et les matériaux d’une structure sociale basée sur l’entente libre, ce labeur gigantesque, c’est celui qui répond aux nécessités de la période transitoire ; mieux : c’est la période transitoire elle-même, et tout entière.

Je ne saurais trop le répéter (voir à l’article Révolution Sociale, les pages 2388 et suivantes) cette période transitoire ne suit pas la Révolution, elle la précède, elle l’enfante. C’est d’elle que sort la véritable Révolution Sociale, toutes les autres n’étant que des avortements.

Finira-t-on par comprendre et admettre cette vérité élémentaire ?

Deuxième observation. — L’Humanité ayant, depuis des millénaires, vécu sous la férule des Maîtres qui, par la force ou la ruse, se sont imposés et qu’elle a eu la sottise et la lâcheté de subir, il est fatal que l’humanité se laisse, plus ou moins longtemps encore, aller à l’espoir qu’elle trouvera, demain, des Maîtres moins cruels, moins injustes et moins haïssables que ceux d’hier et d’aujourd’hui. Mais elle finira par ouvrir les yeux ; elle constatera que monarchie, république, fascisme, dictature, etc., sont des vocables qui s’appliquent à des formes constitutionnelles et gouvernementales variables, mais que ces divers pavillons, bien que porteurs d’étiquettes différentes, couvrent la même marchandise : oppression politique, exploitation économique, inégalité, injustice, rivalité, guerre.

Un jour viendra où, après avoir fait le jeu de tous les Partis qui se proclament prolétariens, après avoir porté au pouvoir les chefs de ces Partis, après leur avoir, en toute confiance, attribué la glorieuse mission de les affranchir et d’assurer leur bonheur, les masses laborieuses se rendront compte de l’erreur dans laquelle elles seront ainsi tombées. Elles constateront inévitablement que, capitaliste ou prolétarien, l’Etat et les institutions qui, forcément l’accompagnent, c’est toujours l’Etat, et que ce sont toujours ses institutions d’oppression, de domination, d’abrutissement, de répression, de gabegie et de servilité, corollaire fatal de tout gouvernement. Un jour viendra où les travailleurs s’apercevront que, si le troupeau qu’ils forment n’est plus tondu et dévoré par les Maîtres dont « la Révolution insurrectionnelle prolétarienne » les aura délivrés, ils n’en continuent pas moins à être le troupeau dont les nouveaux Maîtres persistent à tondre la laine et à manger la chair.

Ce jour viendra.

Anarchistes, nous en avons la certitude et notre clairvoyance en entrevoit, d’ores et déjà, l’aube. Anarchistes, nous avons la rude, ingrate, mais noble tâche d’abréger la durée de la nuit qui nous sépare encore de cette radieuse aurore. Résistances, lenteurs, difficultés, injures, persécutions, rien ne nous arrêtera dans l’accomplissement de cette tâche qui est précisément celle de la période transitoire. Aujourd’hui, cette tâche est exceptionnellement ardue ; elle cessera de l’être demain ; elle le sera de moins en moins, grâce aux événements de toute nature qui ne cessent de travailler pour nous, de confirmer l’exactitude de nos conceptions ; de faire pénétrer dans l’esprit des multitudes qui souffrent les convictions qui nous animent et les espoirs qui nous habitent ; grâce, enfin et surtout, à l’usure de tous les Partis politiques — socialistes et communistes compris — usure, c’est-à-dire discrédit et disqualification qui se poursuivent à un rythme de plus en plus accéléré.

Oui, un jour viendra... Ce qui veut dire qu’il n’est pas encore venu et que, conséquemment, c’est déplacer et fausser totalement les données du problème à résoudre, que de le poser connue le fait Marestan :

« Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays. »

Et c’est, par surcroît, enlever tout caractère de vraisemblance à ce qui suit :

« Et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties... »

Il serait cruel d’insister, et je passe à un autre ordre de considérations.

Troisième observation. — Dans le but de justifier la nécessité de ce qu’ils appellent « la période transitoire » les tenants de cette conception qui aboutit — qu’on le veuille ou non — à l’établissement d’une Dictature, invoquent le besoin de défendre les conquêtes de la Révolution.

Examinons impartialement la valeur de ce point de vue.

Et, tout d’abord, de quelle Révolution s’agit-il ? S’il s’agit d’une Révolution — même insurrectionnelle, même prolétarienne — ayant eu pour résultat de chasser du Pouvoir les représentants de la bourgeoisie pour installer, à leur place, ceux du prolétariat et d’exproprier la classe capitaliste des richesses qu’elle détient pour en transférer la propriété et la gestion souveraine à un Capitalisme d’Etat, il n’est pas douteux qu’un tel mouvement révolutionnaire n’a rien d’anarchiste et qu’il ne saurait avoir pour conséquence l’anéantissement de toutes les autorités constituées ; ce point admis (et nul, je pense, ne s’avisera de le contester), il est évident que, tout au contraire, une Révolution de ce genre, loin d’affaiblir le Capitalisme et l’Etat, aura pour effet de les consolider, ne fût-ce que par le rajeunissement dont ils bénéficieront.

Au lendemain d’une telle pseudo-Révolution, le sort du prolétariat se sera-t-il sensiblement amélioré ? En apparence, oui ; en réalité, non.

Dans sa remarquable étude sur la Révolution russe, mon excellent collaborateur Voline a dépeint, en termes saisissants, la situation du paysan et de l’ouvrier russe au nom de qui, cependant, sous le prétexte de défendre les conquêtes révolutionnaires et d’installer, en Russie, le communisme, le parti bolcheviste impose sa dictature, depuis près de dix-sept ans, à une population de cent soixante millions d’individus.

Voici ce que dit Voline (pages 2430 et 2431) :

« Puisque tout ce qui est indispensable pour le travail de l’homme — autrement dit tout ce qui est capital — appartient, en Russie actuelle, à l’Etat, il s’agit, dans ce pays, d’un Capitalisme d’Etat intégral. Le capitalisme d’Etat, tel est le système politique, économique, financier et social en U. R. S. S., avec toutes ses conséquences logiques dans le domaine moral, spirituel ou autre.

Pour le travailleur, l’essentiel de ce système est ceci : tout travailleur, quel qu’il soit, est, en fin de compte, un salarié de l’Etat. L’Etat est son unique patron. Si l’ouvrier ou le paysan rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l’Etat-patron peut faire avec l’ouvrier tout ce qu’il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu’à crever de faim, à moins qu’il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n’est pas tout : le système veut que l’Etat-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout citoyen, de tout travailleur. L’Etat lui fournit du travail ; l’Etat le paye ; l’Etat le surveille ; l’Etat l’emploie et le manie à sa fantaisie ; l’Etat l’éduque ; l’Etat le juge ; l’Etat le punit ; l’Etat l’emprisonne ; l’Etat le bannit ou l’exécute... Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau ; tout, absolument tout dans la même personne : celle d’un Etat formidable, omniprésent, omnipotent.

Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux ; esclavage physique, intellectuel et moral. »

Que reste-t-il, de nos jours, des fameuses conquêtes révolutionnaires que, par la soi-disant Dictature du Prolétariat, le Parti Communiste devait défendre et sauvegarder ? Cette défense, ce maintien, ce salut des conquêtes de la Révolution d’octobre 1917, est, nous affirme-t-on, la seule justification et l’unique raison d’être du régime d’inégalable oppression qui, depuis sévit en Russie, régime qui, au dire de ses profiteurs, ne devait pas durer un jour de plus qu’il ne cesserait d’être absolument indispensable. Est-ce ainsi qu’on supprime le salariat, ce qui est l’abcd de toute révolution prolétarienne, et qu’on construit le communisme ? Bref, est-ce de la sorte qu’on prétend conserver aux masses les avantages de la victoire révolutionnaire qui a couronné leurs efforts?...

Qu’on y réfléchisse ! Et on constatera que tous les gouvernements qui ont fait suite aux insurrections et révolutions populaires que, depuis cent cinquante ans, l’histoire a enregistrées ont tous, sans exception, proclamé qu’ils considéraient comme l’essentiel de leurs attributions la charge de défendre et de développer les progrès et conquêtes issus de ces insurrections et révolutions et que, en fait, leur action n’a été qu’une astucieuse et lente confiscation de ces conquêtes à leur exclusif profit et au détriment des masses peu à peu frustrées des fruits de leur victoire. Les exemples foisonnent, frappants et décisifs :

En 1789, c’est la Révolution française confisquée par la bourgeoisie succédant à la noblesse ; en 1870, c’est, après la capitulation de Sedan, la déchéance de l’Empire et la proclamation de la République, le régime des Thiers, des Mac-Mahon, des Opportunistes, des Radicaux, des Poincaré, des Tardieu, des Herriot, des Marquet et des Doumergue. En Allemagne, c’est la social-démocratie qui, succédant au Kaiser, conduit, par ses timidités et ses trahisons, à l’avènement triomphal de l’Hitlérisme. En Italie, après la prise des usines et leur occupation par les travailleurs, ce sont les défaillances et la veulerie des chefs socialistes qui déterminent la marche sur Rome et le triomphe du bourreau du peuple italien : l’odieux Mussolini. En Espagne, c’est après le mouvement magnifique de colère et de mépris qui a culbuté la monarchie et proclamé la République, la suppression des libertés démocratiques et l’étouffement, par une répression sauvage, des revendications les plus légitimes des travailleurs de l’usine et de la terre. En Autriche, ce sont encore les hésitations et les faiblesses de la social-démocratie qui ont ouvert la route à Dolfuss.

C’est en vain que, las d’être opprimés, bernés, trahis, exploités, les peuples s’insurgent. A peine sont-ils parvenus à renverser un trône, à balayer un régime de sang et de boue, que se présentent à eux les aventuriers de la politique. Ceux-ci, qu’ils soient de gauche ou de droite, leur affirment que les masses populaires sont incapables de se conduire et s’offrent à les diriger ; ils font le serment de se consacrer, avec autant de désintéressement que d’énergie à la réalisation de l’Idéal de bien-être et de liberté qui, dans tous les pays du monde, est inscrit dans le cœur des multitudes qui pâtissent de l’exploitation et de la domination dont elles sont victimes.

Ces bons apôtres disent :

« Rassurez-vous. Ce ne sera qu’un régime provisoire ; il durera tout juste le temps qu’il faudra pour abattre définitivement et réduire à l’impuissance les criminelles entreprises de ceux qui, à l’intérieur ou de l’extérieur, tenteraient de vous ravir le fruit de vos efforts et de vos sacrifices. Heureusement pour vous, nous sommes là, nous, les expérimentés, les compétents, les dévoués, les prévoyants. Fiez-vous à nous ; ne craignez rien ; nous répondons de tout !... »

Et c’est la fameuse période transitoire qui commence.

Malheur aux masses laborieuses qui, dans leur ignorante crédulité, se laisseront prendre au piège que leur tendent ainsi les « perfides » et les « malins » ! Je ne répéterai jamais trop, que, si la population insurgée ne réagit pas incontinent, si elle ne repousse pas sur l’heure de telles propositions, si elle permet la constitution d’un gouvernement provisoire de Défense révolutionnaire, si elle abandonne, ne fut-ce qu’un jour, la gérance de ses propres affaires et la direction de ses propres destinées, en un mot, si elle consent à se donner de nouveaux maîtres, cet acquiescement équivaudra à la confiscation par ceux-ci, dans un délai très bref, de toutes les conquêtes révolutionnaires.

Mais les anarchistes seront là pour mettre en garde le Monde du Travail contre de telles manœuvres, pour faire comprendre aux révolutionnaires que personne n’est autant qu’ils le sont eux-mêmes en état de veiller à la défense de la Révolution triomphante ; que, s’ils ont eu le courage et la force de mettre en déroute leurs adversaires quand ceux-ci avaient à leur service le Pouvoir et l’Argent, il ne leur sera pas impossible de briser toute tentative de retour offensif à laquelle, ne disposant plus des mêmes avantages, les contre-révolutionnaires se livreraient.

Les Anarchistes seront là pour s’opposer à la résurrection et même à la survivance, sous quelque forme que ce soit, des « Autorités que la Révolution aura anéanties ». Ils élèveront une digue infranchissable aux agissements intéressés des aspirants dictateurs. Sans perdre un jour, ils s’attelleront au travail de reconstruction nécessaire ; ils appelleront les travailleurs des champs et des villes à la constitution immédiate de leur organisation communale, régionale, nationale et internationale ; ils s’appuieront sur les syndicats pour assurer la production, sur les coopératives pour assurer la répartition entre tous des produits obtenus par l’effort de tous. Et la population tout entière étant appelée, dans ces conditions, à bénéficier des conquêtes de la Révolution, s’attachera tout de suite et si ardemment à la défense de ces conquêtes dont elle aura perçu d’une façon pratique et tangible les incomparables bienfaits, qu’elle saura sauvegarder ces conquêtes et, promptement, les mettre définitivement à l’abri de toute agression.

« Faisons nos affaires nous-mêmes ; ne confions à personne le soin de les faire pour nous. »

Tel sera le mot d’ordre que les Anarchistes propageront et, donnant l’exemple, ils entraîneront avec eux les masses et couperont court à tout essai de gouvernement provisoire ou d’Etat prolétarien à qui incomberait la tâche d’assurer, en période transitoire, la défense des conquêtes révolutionnaires et l’édification de la nouvelle société.

Quatrième et dernière observation. — Tout est soumis aux lois inflexibles de l’évolution : les régimes et les civilisations, comme les organismes vivants. Ceux-ci traversent trois phases : la naissance, le développement et la disparition, ou, si l’on préfère : la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Quand un organisme vivant atteint le seuil de la vieillesse, il entre dans cette phase qu’on peut qualifier de période transitoire, puisque c’est au cours de celle-ci que, devenu vieux, l’organisme s’achemine, plus ou moins lentement mais d’une façon certaine, vers sa disparition-transformation.

La civilisation actuelle, c’est-à-dire le régime capitaliste et l’Etat qui a pour fonction de le protéger, de le maintenir (car, sans le Gendarme qui le défend, le Capitalisme serait sans force), la Civilisation actuelle, dis-je, a atteint son apogée ; on peut même affirmer qu’elle l’a dépassée ; elle est entrée dans le stade de la vieillesse, du déclin, de la décrépitude qui précède la mort et, par une pente fatale, l’y conduit inéluctablement.

Ce stade, c’est celui durant lequel, le Capitalisme et l’Etat (deux associés, deux complices) perdent, de jour en jour, la puissance et l’énergie acquises pendant la jeunesse et conservées durant la maturité. Cette période est ouverte ; c’est la véritable période transitoire. Nous y sommes en plein. Combien de temps durera celle-ci ? Seul, l’avenir peut nous le dire. Mais nous avons la certitude que le milieu social engendré par l’Etat et le Capital porte au flanc, dès aujourd’hui, une blessure qui ne se fermera plus. Cette blessure est mortelle. Médecins et chirurgiens pourront prolonger plus ou moins l’existence du régime vieilli et infecté, mais celui-ci est incurable et lorsque la Révolution enfoncera le fer dans la plaie, le Capitalisme et l’Etat succomberont. La véritable révolution marquera la fin de la période transitoire et non le moment ou celle-ci s’ouvrira.

Sébastien FAURE

TRAVAIL

n. m.

On nous vante sur tous les tons la nécessité du travail. Nul ne doit s’y soustraire. On va même jusqu’à dire :

« Le travail, c’est la liberté. »

Ceci est vrai en théorie, mais en pratique, c’est bien différent. Le travail est une exploitation de l’homme par l’homme. L’ouvrier n’est qu’un manœuvre, au lieu d’être un créateur. Le capitalisme en a fait une machine dont il se sert pour satisfaire des fantaisies. La ploutocratie des grands trusts voit dans l’ouvrier le rendement seul. L’exploité est une éponge que l’exploiteur presse jusqu’à la dernière goutte. Il faut qu’il meure à la tâche. L’ouvrier est un matricule, comme le soldat. Il lui est défendu d’avoir une originalité. Il n’a qu’à exécuter les ordres, même s’ils sont inintelligents, qu’on lui donne. Si son bon sens lui démontre qu’en obéissant il ne fera que du mauvais travail, il n’a qu’à s’exécuter, sans mot dire. La société qui prétend avoir tant fait pour les travailleurs, en réalité Il tout fait contre eux. Elle en a fait des brutes. Pardon, elle a fait le métro...

« Le métro a été fait pour l’ouvrier. »

Il est des âmes simples qui le croient. Le plus clair de cette sollicitude toute maternelle, c’est l’alcoolisme et la prostitution. Ce que la société a fait pour le travailleur, cela se lit dans les livres.

Le travail a cependant sa beauté. Mais ce n’est pas ce que l’on nous offre de nos jours, sous le nom de travail, qui est beau. C’est, au contraire, la forme la plus basse de la laideur. La tâche, c’est l’attache. Le machinisme a fait plus de mal que de bien. Le machinisme retire d’une main ce qu’il donne de l’autre à l’ouvrier : celui-ci n’a retiré du machinisme aucun profit. Sa tâche n’en a pas été facilitée. La société n’a pris du machinisme que ses mauvais côtés. C’est un nouvel esclavage.

Il y a des métiers idiots, qui ne riment à rien. Quant aux métiers intelligents, j’en vois bien peu dans notre société. Les gens qui vivent du travail des autres ne comprendront jamais l’abnégation et le sacrifice qui résident dans certains travaux, les plus humbles, et l’héroïsme du travailleur leur échappera toujours. Il est certain que le travail n’est pas souvent une sinécure, qu’il y a de durs travaux, et dangereux, que l’on ne peut enlever au travail sa part de risque, de danger et de fatigue. Mais combien noble, et joyeux, serait le travail, même pénible, dans une société qui ne serait pas la chose des paresseux et des parasites ! Songez que cette beauté latente qui réside dans les travaux des hommes, si on la faisait éclore, au lieu de l’étouffer, le monde en serait renouvelé. Tout travail, si humble qu’il soit, a sa beauté. Le travail doit être une joie, comme le voulaient Ruskin et William Morris. Alors, il sera vraiment la liberté. Il réalisera la liberté même de l’esprit et du corps. Une humanité de travailleurs heureux de remplir leur tâche avec amour, et de créer de l’harmonie sous toutes ses formes, serait une humanité libre. Au lieu d’aller à leur travail avec dégoût, comme si on les menait au supplice, les hommes puiseraient dans leur besogne une énergie toujours nouvelle. Au lieu de s’abrutir, ils vivraient. Il est des travaux sans beauté, dont le monde pourrait se passer : ils reflètent nos occupations terre-à-terre et notre politique ; leur suppression ce serait la plus utile des révolutions. Une joie et une libération, tel devrait être le travail, qui est une géhenne, un enfer, dans notre société à l’envers, peuplée d’êtres inutiles. Il faut des patrons pour faire vivre les ouvriers, affirme-t-on dans les sphères bien pensantes. Dans un monde meilleur, il n’y aurait ni patrons ni ouvriers : il n’y aurait que des hommes librement associés dans leurs travaux, contribuant, par la diversité de leurs besognes, à la richesse matérielle et morale de l’humanité. Ce n’est, hélas ! « qu’un rêve ». Tout le monde doit travailler, certes, non pas comme le prêchent les ouvriéristes, aussi autoritaires que les capitalistes, et qui sont les pires tyrans (malheur à ceux qui sont sous leurs ordres s’ils ont la chance de devenir patrons, ce qui est souvent leur unique ambition dans la vie) — pour eux, il n’y a d’intéressants que les terrassiers et les cordonniers -, le reste, ça ne compte pas, les travailleurs intellectuels doivent s’adonner à une besogne manuelle, mais travailler à la tâche qu’il a choisie, qu’il aime, pour laquelle il se sent des aptitudes et qui n’est que l’expression de son tempérament. Nul ne doit travailler contraint, ou bien son travail sera mal fait. Le travail forcé n’a jamais rien valu. Que le travail soit librement choisi, comme l’être qu’on aime.

La division du travail tel que les économistes-sociologues, ou les sociologues-économistes l’imaginent, est une absurdité. Qu’ils écrivent de gros volumes pour nous convaincre du contraire, ils n’y parviendront pas. Ce n’est pas dans une société aussi mercantile que la nôtre que la division du travail peut avoir une signification. La religion du travail n’exige pas qu’on se mette un silice, qu’on se mutile, qu’on se châtre et se diminue, comme toutes les religions ; elle exige qu’on reste soi-même, car ce n’est qu’à cette condition qu’on crée vraiment. Travailler, c’est créer. Tout travail sérieux est une création, où l’artisan a mis le meilleur de lui-même. L’artisan est un artiste. Celui qui observe le travail en un temps où la société regorge de parasites, de gens oisifs dont l’existence ne comporte aucune beauté, se rend compte que cette condition est loin d’être observée. C’est que le travail n’est qu’un moyen de gagner sa vie pour l’individu. C’est un pis-aller qui lui fait dire, aux heures de découragement : « Si seulement on avait des rentes ! ». Le travail, c’est la liberté..., disent ceux qui ne font rien. La plupart des gens vivent du travail... des autres. D’où les riches tiennent-ils leur fortune ? De ceux qu’ils font travailler — qui leur doivent une reconnaissance infinie..., ou de leurs parents, qui ont fait travailler les autres. Les gens travaillent aujourd’hui à des métiers quelconques pour faire fortune, s’acheter un lopin de terre et finir leurs jours à la campagne. Ils gagnent leur pain à la sueur de leur front. Cela leur est égal d’être emprisonné pendant un demi-siècle dans un bureau ou un atelier, si, complètement abrutis, ils peuvent, sur leurs vieux jours, arroser un carré de choux. Ceux-là supportent tout, car l’espoir les soutient. Mais, dès qu’ils quittent leur métier, la mort les emporte, car ils ne sont plus bons à rien, qu’à faire du fumier pour cette terre dont ils convoitaient un morceau. J’entends souvent dire de certaines personnes : « C’est un bourreau de travail », ce qui veut dire pour moi : c’est une brute. Ces personnes sont plus royalistes que le roi : elles exigent du travail, et n’arrêtent pas de faire une besogne quelconque. Qu’on ne s’étonne plus que ceux qui exploitent autrui abusent de sa crédulité. Une partie de l’humanité vit du travail de l’autre partie, se prélasse pendant que celle-ci meurt d’anémie ct de misère, résultat des métiers qui lui sont imposés.

La majorité des gens ont le travail qu’ils méritent, travail abrutissant, à la hauteur de leurs conceptions, qui ne dépassent pas les mastroquets du coin. De même, les dirigeants occupent des emplois faits pour eux. Ils sont conformes à leurs goûts et à leurs mœurs. Ceux qui aspirent à n’être ni dirigeants ni dirigés ne sont pas à leur place. Ils font un métier pour lequel ils ne sont point faits. Aussi le font-ils sans enthousiasme. Travailler, dans notre société, est un supplice. Tous les métiers se valent : le meilleur ne vaut rien. C’est partout l’asservissement. Partout on a affaire à des brutes qui commandent ou à des brutes qui obéissent. Travailleurs manuels et travailleurs intellectuels sont logés à la même enseigne : ils sont pareillement esclaves. C’est qu’ils le veulent bien. Ils subissent les caprices des maîtres de l’heure. Ils courbent l’échine, en remerciant. Ils sont forcés de passer par les caprices de leurs patrons, sous-patrons, demi-patrons et toute leur domesticité. Au lieu de se tendre la main, travailleurs manuels et intellectuels passent leur temps à se déchirer. Cette division fait leur faiblesse. Ce qui prouve qu’ils ne sont guère intelligents. Ils se reprochent mutuellement leurs tares, au lieu de s’améliorer. Les uns et les autres ont des torts. Qu’ils les réparent. Pourquoi manuels et intellectuels s’opposeraient-ils, alors qu’il entre dans tout travail une part de matière et une part d’idéal. Le travailleur manuel est intellectuel en un certain sens et le travail intellectuel est manuel par certains côtés, tant la pratique et la théorie ne vont pas l’une sans l’autre, Cessons d’opposer ceux qui travaillent dans quelque branche que ce soit. Ils appartiennent à la même famille : celle des exploités. Si les intellectuels se rangent du côté des dirigeants, ils cessent d’être intéressants : ce sont des hommes comme les autres. De même pour les manuels : que leur situation s’améliore tant soit peu, ils cessent d’être sympathiques. Mais ceux qui ne consentent pas à se vendre doivent former, par leur union, une force avec laquelle la bourgeoisie devra compter. Ouvriers manuels et intellectuels doivent, aujourd’hui, s’unir plus que jamais pour désarmer leurs adversaires, améliorer leur sort et préparer une société meilleure dans laquelle le travail aura cessé d’être un esclavage. Travail manuel et travail intellectuel ont chacun sa beauté et son utilité, quand ils sont accomplis dans un but idéal. Cessons de les opposer ; chacun a sa noblesse et exige l’effort. Abaisser l’un pour élever l’autre, quoi de plus stupide ? C’est la preuve d’un esprit médiocre que de procéder ainsi.

Le travail ne doit pas être une fatigue mais un repos.

Ce doit être un délassement. Existe-t-il plus grande joie que celle qu’éprouve l’artiste en créant, malgré la douleur qui se mêle à son travail, une œuvre de beauté pour tous, — ou le laboureur dans son champ, malgré la patience dont il doit se munir pendant de longues semaines avant de constater le résultat de ses efforts -, quand leurs besognes librement consenties sont l’expression même de leur sincérité ? Quand elles ne leur sont pas imposées du dehors ? Tout travail exécuté avec amour et sincérité est sacré. Il représente quelque chose de divin, qui réclame le respect. Mais quand un artiste ou un artisan font autre chose que ce qu’ils peuvent faire, quand un ouvrier exerce un métier qui lui répugne, combien grandes sont leurs souffrances, et stériles leurs efforts ! Le travail n’est plus ici un besoin du corps et de l’esprit, un repos et une joie, une œuvre d’ara, mais une torture. Tel est pourtant le genre de travail imposé à l’individu par la société, travail infécond, fait sans goût et sans amour, comme une corvée dont on a hâte de se débarrasser. Quand une besogne est matérielle, au lieu de la rehausser d’un peu d’art, il semble qu’on s’évertue à la rendre plus laide. Ne donnons pas à ces inepties le nom de travail ; donnons-leur celui de néant. Cessons de prostituer ce mot. Réservons-le pour la création librement consentie, matérielle ou idéale — toute besogne harmonieuse renferme de l’idéal — et refusons d’accomplir toute besogne dénuée d’intérêt, sans beauté et sans art, faite sans enthousiasme dans un but mercantile.

Que notre travail soit un refuge contre les laideurs qui nous entourent. Ennoblissons-le chaque fois que nous le pouvons, et quand nous sommes obligés de faire un travail qui nous déplaît, pour pouvoir vivre, profitons de notre liberté pour nous appartenir et être nous-mêmes. La vie double s’impose à l’intellectuel comme au manuel : une fois la tâche sociale finie, la tâche essentielle commence : embellir notre esprit, combattre la bêtise ambiante, consacrer nos heures de loisirs à penser et à rêver.

GERARD DE LACAZE-DUTHIERS

TRAVAIL (et SURMENAGE)

Le mot surmenage, n. m. (rad. surmener, de sur, indiquant l’abus, et mener) désigne l’action, le fait de se surmener et aussi l’état qui en dépend, c’est-à-dire :

« L’ensemble des troubles morbides qui résultent de la fatigue répétée des organes. » (Larousse)

C’est de l’absence de repos d’abord qu’est fait le surmenage dans sa conception classique... Dans l’antiquité, malgré l’esclavage, au moyen âge, en dépit du servage, c’est-à-dire, en somme, jusqu’ à l’apparition du machinisme, le travail était, d’une façon générale, entrecoupé de pauses, d’arrêts qui en allégeaient le poids. Hormis les cas particuliers où une contrainte violente précipitait l’exécution, les « espacements », qu’on retrouve encore dans la manière besogneuse du paysan d’aujourd’hui, permettaient ces longues journées à tort opposées au labeur concentré des travailleurs de l’usine, des manufactures ou de la mine. Si pénible qu’il fût dans son ensemble, et surtout à certaines heures, le travail, en son mode séculaire, n’était pas exténuant, ni surtout démoralisant, comme l’est le labeur moderne. Les lassitudes qu’il engendrait, même répétées, se différenciaient nettement de cet épuisement endémique qui saisit, pour ne plus les quitter, certaines catégories d’ouvriers de notre siècle civilisé. Notre camarade Pierrot dit (dans sa brochure : « Travail et surmenage », à laquelle nous empruntons une partie importante de notre documentation et quelques citations caractéristiques) :

« La dépense des forces s’ajoutait à la misère et aux privations dont l’influence morbide l’emportait de beaucoup en importance chez les pauvres paysans et les pauvres artisans ».

Le surmenage n’intéresse pas seulement les organes (muscles moteurs, cellules nerveuses, etc.) mis en jeu dans le travail de production, dans l’activité indifférente ou distractive. Il s’étend, comme nous le verront tout à l’heure, au dérèglement de tous les organes détournés de leur fonction régulière, soustraits à leur rythme normal...

Il y a à considérer dans le travail musculaire (le premier que nous allons examiner), l’effort et la répétition de l’effort, ou effort violent « retentit sur la circulation » et peut entraîner divers accidents (rupture cardiaque, congestion cérébrale, apoplexie, hernie, emphysème pulmonaire).

« La répétition de cet effort provoque la fatigue. Et celle-ci se répercute d’abord sur le cœur (cœur « forcé », insuffisance aiguë : asystolie), ou le cœur, par réaction, s’hypertrophie... La fatigue répétée, exagérée entraîne d’autre part un épuisement musculaire qui se traduit par de la courbature et une inaptitude à la récidive. »

Cet état musculaire est :

« La conséquence d’une accumulation dans les muscles des déchets produits par une combustion exagérée des tissus. »

D’autre part, si l’usure produite par la combustion correspondante à l’énergie dépensée ne peut se réparer normalement par le repos, « le muscle brûle sa propre substance et se détériore ». Les résidus abondants provenant de la combustion excessive des albuminoïdes ne subissent plus « l’oxydation complète et la transformation en urée » et, dans l’organisme, s’accumulent de véritables poisons (créatine, tyrosine, xanthine, etc.) dont les méfaits vont de l’intoxication lente à l’empoisonnement aigu... Mais ce sont là plutôt des accidents, Et quand la fatigue ou le « coup de collier » entraînent des crises caractérisées, le mal se trouve dépisté — ou peut l’être — en raison de sa soudaineté, de sa violence même. Et, s’il n’a pas d’issue fatale, il en résulte néanmoins cette incapacité à continuer qui lui est consécutive et le surmenage catastrophique voit de toute façon son cours interrompu...

Il en va différemment lorsque se prépare, par accumulation insidieuse de fatigues en apparence anodines, provenant d’un excédent régulier d’effort, un surmenage chronique longtemps insoupçonné. La ligne du travail, ici, n’est pas brisée, la détente réparatrice, faute d’être impérieuse, n’intervient pas. Cependant cœur, estomac, foie, cerveau, nerfs se révèlent à la longue incapables d’assurer leur fonction. Des déficiences toujours plus étendues et profondes s’installent à demeure dans l’organisme et y causent ces lésions anciennes et progressives trop souvent irréparables. Le remède spontané — presque toujours emprunté à quelque panacée chimique — perd alors, quoiqu’on en croie, ses vertus déjà douteuses et seules des années de redressement méthodique, de ménagements, de régime, d’exercice tempéré, c’est-à-dire une véritable réfection et une rééducation des organes atteints peuvent avoir raison, s’il en est temps encore, de déchéances graves et prématurées.

Le travail immodéré est facteur de vieillesse (seuls y résistent des tempéraments exceptionnels). Et cela d’autant plus que des fautes multiples, de véritables attentats contre la résistance organique sont commis quotidiennement, dans des domaines voisins et connexes, par des humains éloignés de toute règle de vie naturelle. Le surmenage chronique contribue à cette « usure avant l’âge », si fréquente dans nos sociétés modernes. Prompte lassitude, essoufflement, vertiges, c’est-à-dire inaptitude précoce à l’activité productrice, risques accrus d’apoplexie, d’artériosclérose, d’urémie, de toutes les maladies qui guettent la sénilité.

Mais, bien avant, le surmenage produit ses effets pernicieux. Il rend plus redoutables les mauvaises conditions d’hygiène.

« Il aggrave d’une façon certaine toutes les tares déjà existantes : maladies du cœur, des reins, des voies respiratoires. Il précipite la terminaison fatale des tuberculoses en évolution. Plus sérieux, avec lui, devient le danger des maladies intercurrentes : un individu fatigué se rétablira lentement d’une pneumonie, d’une fièvre typhoïde, etc. ; souvent même il en mourra. Une simple grippe pourra devenir une affection d’une gravité extrême. D’autre part, le surmené offre un terrain propice à la contagion. Il réagit mal contre l’invasion microbienne. Il est davantage exposé aux maladies infectieuses... »

La sous-alimentation constitue pour tout fatigué — et surtout pour le fatigué permanent — une circonstance aggravante. Les apports énergétiques sont neutralisés, débordés par la débauche musculaire. L’amaigrissement, une moindre résistance s’ensuivent. Les maladies que le froid favorise sont plus facilement contractées...

Pour des raisons identiques, les faibles, les débiles sont les premiers exposés à subir les effets du surmenage et ils en sont aussi plus profondément atteints. De même les jeunes gens, à l’âge de la croissance ct de la puberté, qui est en même temps celui où ils doivent déjà « gagner leur vie ». Les femmes enceintes et les nourrices, sont vite touchées par le surmenage et elles sont frappées aussi dans l’enfant, dans le nourrisson privés du support maternel normal et voués à l’étiolement, à l’anémie, à la dégénérescence.

Avant de parler de la fatigue cérébrale, mentionnons la fatigue nerveuse consécutive à la dépense musculaire.

« A la consommation de force nerveuse, proprement dite, il convient aussi et surtout d’ajouter les effets de l’intoxication ; les déchets produits par les contractions musculaires exagérées viennent gêner, empêcher le fonctionnement des organes nerveux. »

Il est évident que chez les travailleurs manuels surmenés, cet état dépressif étend sa répercussion à toutes les facultés. Sensibilité générale, perception, attention, compréhension se trouvent amoindries et toutes les opérations intellectuelles deviennent lentes, pénibles et incomplètes.

Nous avons donné la préséance — et accordé aussi une plus grande importance — au surmenage musculaire, au surmenage dit « physique ». Il se rattache, en effet, au mode de travail de la majorité des humains et en particulier des ouvriers. Il n’en est pas moins vrai que l’activité plus proprement cérébrale — activité caractérisée par l’attention — qu’elle soit celle du travailleur intellectuel (instituteur, secrétaire, comptable, correcteur, etc.), de l’ouvrier dont le métier exige une constante précision (typographe, horloger, graveur, etc.) ou de l’intellectuel imaginatif (artiste, écrivain, compositeur), aboutit à des résultats identiques. Le labeur cérébral violent, intensif, presque toujours accompagné d’ailleurs de contention (application exagérée et sans relâchement) provoque un état congestif au cours duquel les combustions s’exagèrent et avec elles la somme des résidus nocifs. Le même processus, mais au ralenti -ainsi que cela nous est apparu dans le surmenage musculaire chronique — se produit lorsque, sans être précipité, impérieux, l’effort de l’attention se prolonge au delà des limites raisonnables. Moins perceptible ici aussi, le surmenage n’en étend pas moins traîtreusement ses ravages. Après les insuffisances et les inaptitudes qui accompagnent, comme nous l’avons vu, toute fatigue nerveuse quelle que soit son origine — fatigue plus grave encore ici puisqu’elle frappe le cerveau, pivot même du labeur — surviennent non seulement les accidents, les altérations qui affectent la fonction cérébrale (anémie localisée, ébranlement mental, folie même), mais aussi les crises qui intéressent l’organisme tout entier (épuisement nerveux, neurasthénie, etc.) dans sa vitalité et auxquels se surajoutent les troubles dus au mauvais fonctionnement des divers organes, également perturbés.

Il a souvent été question, et parfois officiellement, du surmenage scolaire. Nous savons combien l’enfant est astreint prématurément au travail intellectuel. Et que l’abstraction y parait dès les premiers pas qui ne devrait venir qu’en couronnement. Nous savons aussi que, davantage encore dans un enseignement surtout mnémotechnique et livresque et qui vise à l’engrangement des connaissances plus qu’à la compréhension et au jugement, on demande aux cerveaux enfantin un effort hors de proportion avec leur résistance, et que, circonstance aggravante, à l’âge où tout est mouvement, spontanéité, changement, l’étude précoce s’accompagne d’assiduité et d’immobilité. Nous comprenons que de telles méthodes sont préjudiciables aux petits et que le surmenage, qu’elles appellent, favorisent ou « justifient », constitue un frein redoutable pour le développement d’un être en plein essor...

Nous ne quitterons pas l’examen des fatigues nerveuses sans dire un mot de celle qui, sans être à proprement parler causée par le travail, apparaît néanmoins avec le caractère d’un véritable surmenage : nous voulons dire la fatigue émotionnelle. (« Avec l’expérience, m’écrit Pierrot, je vois que ce qui « démolit » le plus un homme, ce sont les émotions ». Par émotions, il faut entendre non seulement les chocs affectifs et nerveux (fortes contrariétés, chagrins, pertes douloureuses), mais aussi les préoccupations morales, les soucis (nés de l’insécurité permanente, par exemple : privations, lendemains précaires, aléas d’affaires, marche d’entreprises, etc.), les angoisses répétées, les secousses de toute nature qui, dans la vie moderne, ébranlent de plus en plus la machine humaine et accélèrent son dérèglement et son usure... « Une émotion vive retentit fortement sur l’organisme ; elle entraîne des troubles circulatoires très nets (vasodilatation, palpitations, syncopes) ; des troubles de digestion (inappétence, indigestion et vomissement, diarrhée), des troubles menstruels, etc... Ces troubles laissent à leur suite une fatigue générale... L’émotion peut être si forte qu’elle se traduise non par une excitation mais par une dépression immédiate. La frayeur, par exemple, « coupe bras et jambes ». Les émotions douloureuses sont d’ailleurs dépressives au maximum » (M. Pierrot).

Ce qui est vrai des fatigues musculaires, cérébrales, nerveuses l’est aussi de la fatigue émotionnelle.

« Une dépression morale passagère a, d’ordinaire, peu d’effets sur la santé. Cependant les tares constituent toujours une prédisposition et une aggravation : ainsi l’émotion peut amener une syncope mortelle pour un cardiaque ; un choc nerveux peut entrainer une perturbation grave de l’organisme (hystérie, diabète) chez certains individus, etc. Mais, sauf ces accidents, il faut la répétition d’excitations déprimantes pour arriver au surmenage nerveux par l’incapacité de réagir. Les déceptions (ambition, jeu, etc.), les soucis (pertes d’argent, préoccupations d’avenir, réprimandes, etc.), les malheurs de tous genres peuvent aboutir plus ou moins vite à cet état. La misère (chômage, salaires dérisoires, charges familiales) est une cause très importante de dépression morale, avec découragement, allant d’un côté jusqu’à la répugnance à l’attention et, de l’autre, jusqu’à l’incapacité d’une révolte salutaire. Dans le surmenage nerveux émotionnel, le symptôme prédominant est l’ennui (fatigue morale) qui diminue l’entrain au travail manuel et mental, affaiblit la force musculaire et l’attention cérébrale. » (M. P.)

Et, ici encore, les traces du surmenage persistent longtemps après la disparition de la cause. Le surmené moral demeure souvent en état d’infériorité permanente.

Tout travail pénible, exagéré, appelle une réparation rapide des forces. L’intéressé la demande à une ration alimentaire supérieure quand ce n’est pas, « solution » pire, à l’alcool. Et la surabondance de matière nutritive, faisant irruption dans un organisme déjà perturbé par la fatigue, aggrave encore les insuffisances fonctionnelles engendrées par le surmenage... C’est une erreur commune à ceux qui travaillent fort de s’imaginer qu’absorber beaucoup suffit à contrecarrer les effets de la fatigue. Pléthore et pénurie de nourriture sont toutes deux préjudiciables au corps humain surmené. L’équilibre rompu par le travail désordonné ne peut renaître si ne cesse l’excès et n’intervient le repos...

Si les matériaux d’apport et de réserve trouvent un emploi plus fréquent, plus massif lorsque l’effort est plus vigoureux, le travail plus assidu, les déchets correspondants atteignent aussi, dans ce cas, un débit d’autant plus considérable et accéléré qu’un effort d’amplitude inusitée, ici prolongé, ailleurs renouvelé, contrarie le rythme d’absorption, d’assimilation et de rejet et voilà les résidus s’attardant, séjournant anormalement dans l’organisme où ils vicient les humeurs (et, par voie de conséquence, les colonies cellulaires) par leur acidité caustique et désagrégeante... Le travail musculaire ou intellectuel devenu abusif, accablant, aboutit inéluctablement à cet état de sursaturation résiduelle aux conséquences redoutables.

La diététique a fixé dans une mesure relative et surtout expérimentale la ration alimentaire quotidienne exigée par la satisfaction des besoins primordiaux de l’individu actif ou sédentaire. Elle a établi que nos dépenses permanentes justifient des apports d’une importance déterminée en matériaux plastiques, thermo-dynamogènes, minéralisants, vivifiants. Et l’observation a démontré que ces apports doivent être strictement limités, selon l’âge, l’effort, le tempérament aux matériaux nécessaires à l’entretien général, aux réparations du corps humain.

Nos organes digestifs sont, eux aussi, constitués en vue d’un travail donné. Sans doute les bornes en sont-elles suffisamment extensibles pour se prêter à quelques exigences exceptionnelles résultant d’adaptations préalables. Mais le cadre de ces dernières ne peut indéfiniment s’étendre. Lorsque nous l’oublions, notre estomac, notre foie sont les premières victimes de cet autre surmenage gros, lui aussi, de conséquences. Aussi les risques et les dangers du surmenage d’ordre alimentaire se trouvent-ils accrus lorsque l’homme fait appel, parfois avec une aveugle insistance, à des aliments qui, tels les albuminoïdes, imposent à tous nos émonctoires une tâche plus ardue en raison des difficultés de métamorphose et d’élimination dont s’accompagne leur incorporation. Par conséquent, non seulement il est sage d’éviter toute surcharge alimentaire, mais il importe qu’au dosage quantitatif général s’ajoute la sélectivité et qu’on retienne, en même temps que les plus saines, les plus naturelles et les plus vitalisantes, les substances qui laissent le moins de résidus toxiques et dont l’assimilation est relativement aisée et complète (Voir Jeûne, Nourriture et Santé, et aussi Végétalisme et Végétarisme).

Il est un niveau moyen du travail, au delà duquel il nous apparaît non seulement abusif mais indésirable et dangereux. Et nous ne sommes pas d’accord sur ce niveau avec les moralistes officiels, protagonistes souvent intéressés de ce travail « tout honneur, vertu et santé », dont les profiteurs de l’effort social ont, dans tous les temps, tiré habilement parti. En opposition sur le niveau organique, rationnel et humain du travail, nous n’avons pas non plus le même regard pour les maux que le labeur tient en germe. Pour ceux-là, le surmenage trouve avec peine sa ligne de départ (existe-t-elle vraiment pour eux?) et ils ne l’aperçoivent guère que dans des cas isolés, exceptionnels, avant tout individuels. Alors qu’il existe pour nous un surmenage multiple et quotidien, endémique et social.

D’autre part, notre conception du travail fait intervenir un élément — ailleurs méconnu ou tenu pour accessoire — c’est le plaisir. Les émotions réjouissantes, agréables sont à la fois réparatrices et amplificatrices. La satisfaction, l’agrément, la joie facilitent nos acquisitions. Ils activent nos sécrétions, secondent nos digestions. Ils favorisent nos assimilations, servent nos accroissements physiques comme nos progrès intellectuels. Nos dons naturels en sont secourus ; à leur contact s’affirment des qualités anciennes, naissent ou se développent des possibilités inconnues, et s’anime l’initiative créatrice... Par delà le travail courant, l’enthousiasme avive l’imagination de l’artiste, délivre l’œuvre encore endormie aux limbes du cerveau... Atmosphère heureuse, excitation bienfaisante dont bénéficient le fonctionnement de l’organisme, l’activité des organes, l’amélioration et le relèvement dans la maladie, la force et la santé mêmes. Et aussi les dispositions altruistes, l’optimisme, la sociabilité...

Travail qui plaît est à demi-fait, dit-on. Le goût qu’on apporte à une tâche la rend légère et en modifie avec bonheur l’accomplissement. Il recule aussi les bornes du surmenage... Outre ses circonstances hostiles et appauvrissantes, le travail moderne (le travail imposé du prolétaire, le travail du grand nombre pour le gagne-pain) est en opposition avec nos aspirations libertaires et les exigences de notre nature. Et nous l’accusons de dépouiller l’homme, qu’il doit enrichir... Une société qui, après l’avoir rendu libre, ferait appel — sollicitation chère à Fourier — au travail dans le plaisir, multiplierait, par surcroît, les plaisirs du travail. Et elle y trouverait de précieux éléments de stabilité, de richesse et d’harmonie.

Le travail d’autrefois comportait, en général, des occupations diversifiées. Il faisait appel, tour à tour, à tous les groupes musculaires et chacun d’eux, successivement, prenait aussi sa part de repos. Normale et proportionnée, leur mise à contribution ne détruisait pas l’équilibre et un développement harmonieux, en même temps qu’une saine conservation, demeuraient possibles... Mais :

« Aujourd’hui, la plupart des ouvriers ne font qu’une infime partie d’un objet manufacturé ; ils sont astreints à faire toute la journée les mêmes mouvements. Cette continuité dans les efforts aboutit à la fatigue des groupes intéressés et à la fatigue générale du corps (par intoxication) sans que cette activité partielle puisse avoir à aucun moment une heureuse influence sur l’organisme... L’immobilité qu’exige souvent le service de la machine est une cause de fatigue rapide. La station verticale n’est pas une position de repos ; elle n’est possible qu’avec la contraction de certains muscles. A la monotonie de la division du travail et à l’immobilité vient s’ajouter l’ennui, facteur de fatigue lui aussi... Enfin le machinisme a entraîné la rapidité des mouvements tout en demandant une exactitude dans l’exécution, à mesure plus difficile. Il a bien supprimé les grands efforts ; mais la violence des efforts s’opposait à leur répétition prolongée et surtout à la rapidité du travail, sous peine de surmenage aigu avec repos forcé pendant plusieurs jours. Les mouvements modérés, au contraire, peuvent être renouvelés d’une façon exagérée et permettre soit la prolongation, soit la vitesse (ou intensité) du travail. L’aboutissement est ainsi le surmenage chronique dont nous avons parlé. C’est la rapidité dans le travail que le machinisme a imposée. Or tout le monde sait que la précipitation des mouvements aboutit très vite à la fatigue : on connait par exemple la différence entre une course de vitesse et une course de fond ; la première ne peut pas se prolonger très longtemps sous peine d’amener l’épuisement. C’est un principe bien connu en mécanique que ce qu’on gagne en vitesse on le perd en force et réciproquement. D’une façon générale, on peut dire que la machine (voir ce mot) qui aurait dû, suivant le rêve d’Aristote, soulager les hommes — et le pourrait dans une organisation sociale mieux comprise- a servi à utiliser la force humaine jusqu’à la limite extrême. Au fur et à mesure des améliorations techniques, l’industriel ne diminue pas le labeur de ses ouvriers : c’est ainsi que les perfectionnements dans les métiers à tisser, les tours, etc..., ont permis aux patrons de faire conduire non plus un métier, une machine-outil, mais deux, trois et davantage par un seul individu. » (M. Pierrot)

A la tyrannie physique (disons le mot) abrutissante d’insensibles rouages s’ajoute la sensation permanente — pénible et démoralisante — de l’asservissement à la mécanique indifférente, avide, inexorable... Dirons-nous en passant (car ses répercussions sont innombrables et vicient jusqu’au sens de la vie) que du machinisme vient d’ailleurs cette hâte fébrile dont est secouée toute l’existence moderne et qui, des cités trépidantes gagne peu à peu les campagnes et en poursuit le calme séculaire. Départs fiévreux à l’ouvrage, transports accélérés, puis, entre deux périodes de labeur intensif, le repas écourté, bousculé. Hors du champ du travail, dans le temps même d’un illusoire apaisement, parmi les plaisirs, les réjouissances du foyer ou de l’extérieur, jusqu’au fond de la vie quotidienne règnent des passions de vitesse, des besoins de bruit, d’insolites exubérances, une soif d’agitation, de coudoiements tapageurs et comme une peur du silence que les ondes « propices » d’une radio envahissante viennent « à point » refouler. Tension épuisante, épreuves sans relais, incessant frémissement auxquels la délicate horlogerie humaine tente une adaptation désespérée. Mais — angoissant symptôme — est-il une époque qui ait connu autant d’énervés, de désaxés, de débiles mentaux, d’hystériques, de demi-fous ?

Pour revenir au vif de notre sujet, signalons que la lassitude, le dégoût du travail serf et monotone contribuent à accroître le nombre des accidents du travail que la machine, par elle-même, quotidiennement multiplie. Plus la fatigue pèse et s’accentue, plus l’attention se relâche et les mouvements deviennent malhabiles, et plus l’accident fait du travailleur sa victime. Les tableaux horaires de fréquence établis par les compagnies d’assurances démontrent éloquemment que les accidents sont d’autant plus nombreux que la journée s’avance...

L’entraînement est, pour le travail, un facteur d’allègement. Il aboutit à une adaptation à l’effort primitivement abusif en renforçant les automatismes, en les situant à la hauteur de leur nouvelle tâche. Mais si l’entraînement recule les limites du surmenage, il ne le supprime pas cependant. Et quand elles sont franchies, l’équilibre entre les recettes et les dépenses, entre l’encombrement résiduel et les facultés de déblaiement se trouve rompu et c’est l’intoxication massive, le surmenage.

A un autre point de vue, si l’habitude, née de la récidive, réduit la difficulté et atténue la fatigue, on aurait tort de conclure qu’elle est forcément favorable à l’individu qui travaille. A un certain degré d’effort, elle ne soulage plus et ne libère l’attention qu’en apparence. Surtout à un rythme accéléré, le même travail toujours répété conduit, nous l’avons vu, à la passivité et à la réduction intellectuelle. L’altération nerveuse est ici d’un autre ordre, tout simplement. Plus est poussée la spécialisation, plus la continuité est requise pour une tâche toujours identique, plus l’homme est astreint au labeur parcellaire, enfermé dans quelques mouvements, et davantage il se dégrade. C’est à cet abaissement, animal d’abord et demain « machinal » (car l’homme ainsi diminué perd jusqu’aux qualités de l’esclave), qu’aboutit le taylorisme, méthode à haut rendement de l’industrie du jour ...

On a vu, par ailleurs, dans cet ouvrage même (voir Culture physique) les bienfaits de l’exercice, de l’effort musculaire. Autant le labeur, privé des relâches nécessaires, est préjudiciable à la santé, autant le jeu, le mouvement, le travail et le sport modérés favorisent la croissance et la formation de l’enfant, le bon équilibre et l’entretien de l’adulte. Ni paresse, ni surmenage, mais une judicieuse et salutaire activité. Activité variée, multiple, agréable (ou du moins dégagée, par essence ou par raison, par condition aussi, de la répulsion). Activité empruntant le plus possible son cadre au plein air et faisant intervenir, avec méthode, l’entraînement, ponctuée par des temps de repos bien dosés, soutenue par une alimentation rationnelle...

« L’activité musculaire et intellectuelle est un besoin pour les hommes, et ce besoin est un plaisir lorsqu’il est satisfait dans des conditions normales, si l’on évite la fatigue et la satiété, si l’on varie les occupations, si par exemple les besognes utilitaires sont assez réduites pour laisser aux hommes des loisirs nécessaires à d’autres activités, à des satisfactions personnelles (jouissances artistiques, etc.) au libre développement des individualités... L’équilibre de l’organisme exige l’exercice de toutes les fonctions. C’est pourquoi il est bon de varier nos occupations. Considérées à ce point de vue, les jeux, les distractions deviennent des exercices utiles, en assurant la diversité des activités organiques aussi bien musculaires que cérébrales. Repos actif en quelque sorte, mais à déconseiller aux surmenés pour lesquels ne vaut, primordialement, que le repos passif. » (M. Pierrot)

Changement d’occupation manuelle, s’il s’agit de l’atelier ou des champs. Alternance du travail cérébral et du labeur physique, s’il s’agit de l’écolier, du professionnel intellectuel, diversion chez l’ouvrier d’usine et pour les métiers insalubres ; pour tous, repos en temps opportun. S’il faut au citadin des détentes périodiques au sein de la nature, dans un air pur et un milieu tranquille, une suspension de travail complète, à certains moments, est nécessaire quiconque, fût-ce par agrément, côtoie de trop près les sommets de l’effort. Enfin, même dans un système social ou le travail se trouverait équitablement réparti, le machinisme, facteur possible de loisir, de confort et de libération ne peut s’accommoder de poses décousues, de dérangements et d’à-coups. Mais la continuité favorable à son rendement collectif n’est nullement incompatible avec un abaissement sérieux du temps de présence pour chacun, une réduction des heures de travail dont bénéficierait l’ensemble des producteurs. Journées brèves, garanties sanitaires, ambiance affranchies, conscience d’une besogne dont les participants goûtent enfin les fruits : sous de tels auspices la machine, aujourd’hui tueuse de vie, peut devenir un instrument du bonheur général.

Mais ce sont là perspectives futures, sinon utopiques.

Et de dures réalités nous enserrent. Il y a le présent, avec ses chaînes et ses obstacles et l’impossibilité, pour le grand nombre, d’ordonner sagement l’existence. En deçà du seul remède efficace, qui est la refonte économique du système de travail, la normalisation des mobiles de l’effort et son épuration individuelle et sociale, que peut-on faire, au sein du capitalisme, pour lutter, dans une certaine mesure, contre le surmenage, pour en atténuer les effets morbides, se défendre contre ses conséquences lointaines, pour réduire les risques d’accidents ?

D’abord se rappeler que le repos, la réparation des forces a souvent plus d’importance que la nourriture même. Il faut que l’organisme ait eu le temps de se débarrasser des poisons accumulés pour que l’assimilation puisse se faire et que la réparation des tissus commence... La règle d’hygiène à suivre serait d’éviter toute fatigue. Valable pour l’homme normal, à plus forte raison l’est-elle pour les tarés et les débilités (tuberculeux, albuminuriques, cardiaques, etc.). Dans la pratique, nous reconnaissons la fatigue par la lassitude, soit musculaire, soit intellectuelle. Par un entraînement rationnel et progressif, nous pouvons reculer la limite de cette fatigue ; on arrive moins vite à l’essoufflement, aux défaillances du muscle et de l’attention. Mais il y a toujours un moment, variable suivant la valeur individuelle, les conditions de vie et le genre de travail, où la fatigue survient. C’est avant ce moment qu’il faudrait s’arrêter, surtout si le même travail doit être recommencé tous les jours. » (M. P.) Lorsque les ouvriers s’unissent pour améliorer leur sort, leurs campagnes ont le plus souvent pour objectif un relèvement des salaires. Si légitime qu’il soit d’amener les ressources au niveau du coût des choses, nous savons dans quel cercle vicieux s’agite ce problème de la rétribution. Et que, seule, une production socialisée et rythmée sur la consommation peut la résoudre. Mais, d’ordinaire, le bien-être apparaît aux travailleurs, dans leurs luttes préparatoires, sous l’angle étroit de l’abondance. Et les facilités matérielles qu’ils aperçoivent chez les privilégiés de la fortune et qui sont liées à la possession de l’argent, altèrent pour eux le sens des avantages poursuivis. On se désintéresse (sauf secondairement et parce qu’on cède à l’entraînement des plus avertis, des meneurs cultivés et clairvoyants) de ces biens qui touchent au fond même de la libération véritable de l’individu et qui sont le repos, le loisir, la libre disposition de soi. Ces garanties n’ont pas le caractère de « conquêtes positives ». On les tient pour un simple appoint. Les masses en comprennent si mal l’utilité qu’elles apportent peu de chaleur au maintien du repos hebdomadaire et de la journée de huit heures par exemple. Alors que la réduction des heures de travail, la multiplication et l’étendue du repos sont des étapes, modestes certes, mais précieuses, dans cet arrachement de l’existence à l’étau du travail. Sans doute, les maux premiers sont de misère, de privations, d’insuffisance ; mais ceux qu’engendrent le travail sans mesure, la maison insalubre, le logis sans soleil et parfois sans lumière, l’air vicié des jours et des nuits, le manque d’hygiène générale et corporelle, l’usage alimentaire de produits falsifiés ou impropres, ces maux — plus sûrement peut-être encore — apportent la mort au travailleur et aux siens. Ce n’est pas dévier de sa route que de porter au premier plan des revendications immédiates du prolétaire le droit à la santé, que de lutter contre le surmenage, de batailler pour des conditions saines de vie au foyer comme à l’usine.

STEPHEN MAC SAY

TRAVAIL (LE) (AU POINT DE VUE INDIVIDUALISTE)

Le petit dictionnaire Larousse donne comme définition du Travail :

« Peine que l’on prend pour faire une chose. »

Le Larousse du XXème siècle, dans sa partie encyclopédique, est plus explicite en fournissant la définition économique orthodoxe :

« Le travail est le facteur essentiel de la production ; c’est lui qui, en transformant la matière, la rend propre à satisfaire les besoins humains, lui confère « l’utilité ». »

Comme nous supposons que d’autres collaborateurs de l’Encyclopédie s’occuperont de ce mot au point de vue de sa portée économico-politique, nous nous confinerons, dans ces quelques pages, à l’envisager plutôt dans un sens éthico-philosophique.

Le travail, tel qu’il est organisé dans nos sociétés modernes, nous apparaît comme une peine, pour le moins comme une obligation pénible qu’on n’accomplit que parce qu’on est forcé de le faire. La Bible nous le présente même comme un châtiment consécutif au péché, qui n’existait pas dans un état de choses antérieur, où l’homme n’était pas forcé de gagner son pain à la sueur de son front.

Cet état antérieur — le Paradis ou Eden — est analogue à « l’âge d’or » des Grecs, où dominait la loi naturelle, où « les hommes n’avaient pas besoin de lois » (Platon). Dans l’Antiquité, dans le moyen âge et au XVIIIème siècle, les classes déshéritées et les philosophes se tournèrent vers ce passé hypothétique et fabuleux où le travail n’était pas une peine ni la conséquence du péché originel. On essaya même de retrouver chez les sauvages — les « bons » sauvages — ignorés de la civilisation et l’ignorant — des représentants de cette période que les admirateurs de l’âge d’or, qu’ils l’avouent ou non, auraient bien voulu assimiler à une époque d’oisiveté générale.

Il faut donc entendre par travail l’effort quotidien organisé, réglementé (musculaire, cérébral ou autre) auquel doit s’astreindre la MAJORITÉ de l’espèce humaine pour suffire à la consommation de tous ses composants.

Cette définition implique qu’un certain nombre des unités de la totalité humaine ne travaillent pas, d’où il s’ensuit qu’on peut vivre, c’est-à-dire accomplir les fonctions indispensables à la conservation de l’être, sans travailler, sans faire un effort quotidien, réglementé, organisé, etc., à la façon des parasites.

Il existe, en effet, des oisifs qui ignorent l’astreinte du travail et cependant vivent très longtemps et en bonne santé. On peut donc en conclure que le travail n’est pas une nécessité comparable à celle de la respiration, de la circulation du sang, de l’assimilation et de la désassimilation. Le fait que certains privilèges d’ordre social permettent à ce petit nombre d’inoccupés de ne rien faire ne change rien à cette constatation que le travail-peine n’est pas une nécessité.

Que l’espèce humaine, à son apparition sur la terre, ait vécu tout entière dans l’oisiveté est une tout autre question. Une chose paraît évidente, c’est qu’avant qu’ils se groupent en agglomérations toujours plus compliquées, policées, civilisées, les hommes ont ignoré le travail organisé. Ils vivaient vraisemblablement comme le font les grands primates : quand ils avaient faim, ils se procuraient la nourriture à leur portée ; quand ils l’avaient absorbée, ils digéraient tout en se reposant, puis erraient jusqu’à ce que la faim ou le sommeil mette un terme à leur vagabondage. Quand ils ne trouvaient pas la nourriture voulue, ils succombaient, à commencer par les moins robustes ou les moins débrouillards. Ils ne pouvaient tirer d’un territoire donné plus de subsistances que celui-ci pouvait fournir : racines, fruits, coquillages, poisson ou gibier, peu importe.

Ce que l’homme primitif a ignoré c’est le travail fixe, assujetti à des règles sociales, tout comme l’ignore le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outang. L’homme primitif passait à paresser, à folâtrer, à rôder, une grande partie de son existence.

La question du travail réglementé se pose avec la découverte du feu et l’apparition de l’outil, sans que ce soit ici le lieu de se demander qui de l’outil ou du feu a précédé l’autre, autrement dit avec la naissance de la civilisation, dont les résultats immédiats sont : augmentation de la population, création de besoins nouveaux, l’un et l’autre conduisant à l’accroissement de la consommation et des moyens d’y satisfaire (élevage, agriculture, construction, métiers, urbanisme, ateliers, fabrique, machinisme). Plus la population croît et plus les besoins s’amplifient, plus le travail s’organise, plus il devient obligatoire, plus aussi le nombre des paresseux, des errants, diminue (je parle à un point de vue général, le chômage s’intégrant dans l’organisation du travail), plus le loisir, l’oisiveté, le farniente, sont restreints à une minorité privilégiée.

Le travail, comme on l’entend actuellement, est une conséquence directe de la civilisation : surpeuplement et besoins nouveaux qu’elle a engendrés, dont beaucoup peuvent être considérés comme superflus au sens profond du mot. Le travail n’était pas fatal ; l’homme n’était nullement destiné ni déterminé à travailler comme esclave, comme serf, comme ouvrier, toute la journée, jusqu’à ce qu’il tombe épuisé de fatigue, ou une partie de la journée 16, 14, 12, 10, 9 ou 8 heures au moins. La découverte de l’outil, celle du feu sont des accidents, opiner autrement serait tomber dans le « finalisme » et dans tout ce que ce concept traîne à sa suite.

Si Fourier interprétait la condamnation portée par la Genèse comme frappant l’esclave et le salarié pour lesquels le travail est « une peine » alors qu’il est « un plaisir » pour l’homme libre, le professeur argentin F. Nicolaï admet que la conception biblique du travail considéré comme une fatigue corresponde à une réalité historique : le caractère extérieur et obligatoire du travail consécutif à la transformation de l’homme naturel en homo faber. Quoi qu’il en soit, comme l’a fait remarquer Max Nordau, la partie la plus ancienne et la plus légendaire de la Bible représente le travail comme quelque chose d’étranger à la nature humaine primitive.

Ces observations faites, il convient de remarquer que les individualistes à notre façon se préoccupent peu de savoir ce qui s’est passé lorsque l’homme a émergé de l’animalité ou, s’ils s’y intéressent, c’est à titre uniquement personnel ou documentaire. L’idée que le travail puisse constituer une expiation quelconque ne suscite aucune résonance en leur cerveau. Les individualistes savent fort bien qu’il n’est pas de vie sans mouvement. Le bon sens indique que, sous peine de périr, tout organisme vivant est astreint à dépenser une certaine somme d’activité. Or, les êtres humains, organismes vivants mieux doués par suite de l’extension ou de l’hypertrophie de leurs facultés cérébrales — que ce soit par hasard, peu importe — ont été amenés, conséquence de leur développement particulier, à dépenser une activité spéciale en vue de s’assurer non seulement la subsistance, condition de toute vie, mais encore certaines utilités nécessaires à leur habillement, à leur habitation, à leur culture intellectuelle, activité qu’on appelle le travail.

Normal, le travail est fonction de la vie individuelle, l’être humain qui ne travaille pas, c’est-à-dire qui n’emploie pas son cerveau ou ses muscles à la satisfaction de ses besoins intellectuels et matériels ne vit pas en réalité.

Les individualistes savent que les accumulateurs de capitaux et intermédiaires ne se préoccupent aucunement des besoins réels de la consommation. Ils ont pour moteur unique la spéculation, c’est-à-dire le désir de faire rendre le plus possible d’intérêt aux fonds qu’ils engagent dans les entreprises qu’ils dirigent ou dont ils se préoccupent. Les accumulateurs de capitaux et les intermédiaires activent ou restreignent la production non pas selon le plus ou moins de mouvement de la consommation, mais bien selon qu’ils entrevoient une occasion d’acquérir des profits plus ou moins considérables. Quant à la qualité de la production, elle dépend tout entière de la puissance d’achat des consommateurs et non de leurs besoins : à consommateur aisé, produits de qualité supérieure ; à consommateur pauvre, produits de qualité inférieure.

Le producteur concourt à la fabrication ou à la manufacture de produits destinés à le maintenir dans sa condition de salarié ou en contradiction ouverte avec ses opinions. On le voit s’employer, par exemple, à la confection de bijoux, étoffes et meubles somptueux, boissons ou aliments de luxe ou autres objets rares absolument superflus quand ils sont produits par tout autre que le consommateur. On voit un typographe libre-penseur composer un ouvrage religieux, un tailleur antimilitariste confectionner des uniformes d’officier, un cultivateur communiste labourer un champ pour le compte d’autrui.

Les individualistes n’ignorent pas non plus que le travail actuel s’accomplit sans méthode, chaotiquement et sont au courant de la lutte acharnée que se livrent les uns aux autres les gros détenteurs des moyens de production, si bien qu’à l’heure où une masse de déshérités manquent des objets de consommation les plus nécessaires, les magasins regorgent de produit manufacturés !

Les individualistes savent parfaitement que le producteur ignore le plus souvent la destination de son produit ; que le salaire qu’il est contraint d’accepter ne correspond pas du tout à son effort de production ; que, très fréquemment, alors qu’il lui est donné de présumer la destination de sa production, qu’il sait qu’elle est destinée à ses camarades de misère quelque part dans le monde, ceux qui l’emploient le forcent à produire des objets de qualité inférieure ; qu’il apporte son concours à la manufacture de produits de toute sorte dont le but est visiblement de perpétuer sa condition inférieure.

Les individualistes n’ignorent pas, non plus que le plus grand nombre des ouvriers, des travailleurs des usines, des ateliers, des champs, employés de commerce, de bureau, d’administration, acceptent leur état et ne font aucun effort réel pour s’en libérer, satisfaits des préjugés en cours sur la considération due à la fortune, sur le respect que mérite tout arriviste, imbus de conceptions rétrogrades sur l’accaparement, le patronat, les monopoles, etc., esclaves des préjugés moraux et intellectuels qui visent au maintien des choses établies et forment la base de l’enseignement d’Etat. Apeurés par la menace d’un renvoi ou du chômage, les malheureux produisent, n’ayant pas d’autre but dans la vie que de passer inaperçus, favorisés quand le surmenage ou le dégoût ne les conduit pas à l’alcoolisme ou à toute autre forme de « diminution ».

Enfin, les individualistes ne font aucunement fi du travail manuel, de l’être adonné aux occupations qu’on a coutume de dénommer « manuelles » — de l’homme employé aux besognes vulgaires, qui bêche, pioche, plante, scie, coupe, taille, cloue, martèle, tire, frappe, pousse, arrache, lève, rabote, fond, forge, concasse, broie, tisse, porte, pèse, transporte, conduit, actionne, convoie, autrement dit accomplit l’une de ces tâches qu’on a coutume d’appeler « petites » et « humbles ». Mais ce n’est pas spécialement par rapport à sa « fonction » que le travailleur, manuel ou intellectuel, intéresse les individualistes, car ils savent que tout producteur contribue à ce que perdure la société — qu’elle soit capitaliste, collectiviste ou communiste. Ce qui attire ou retient leur attention dans l’ouvrier, c’est l’individu — l’individu en voie de se passer de dieux et de maîtres, l’individu en état de révolte intime ou ouverte contre le contrat social imposé (peu importe qui l’impose) contre l’obligatoire et le coercitif.

On peut être un excellent producteur, un ouvrier adroit, un cultivateur entendu, un manœuvre excellent, un technicien sans rival et vivre en esclave des préjugés les plus discutables. On peut manier à la perfection l’outil qui transforme la matière, tout en n’étant soi-même qu’un instrument de stagnation intellectuelle et morale. On peut savoir conduire vingt machines à la fois et se montrer partisan de systèmes de dictatures ou de contrainte sociale, qui réduisent à néant l’initiative individuelle.

On peut « travailler » sans relâche toute une vie durant et ne posséder aucune valeur intrinsèque — n’être qu’un reflet, un écho, une copie, une ombre...

Les individualistes n’ignorent certes pas au prix de quelles douleurs, de quels sacrifices s’accomplit le travail manuel et intellectuel. La fabrique, l’usine, l’atelier — leurs murs noircis, leur aspect terne et monotone — ne leur sont pas inconnus. Ni la cloche qui sonne, ni le sifflet qui vibre, ni la sirène qui mugit. Ni les contremaîtres, ni les surveillants. Ils n’ignorent rien de l’influence grégaire qui rayonne des conditions dans lesquelles s’accomplit actuellement la production, ni des difficultés que rencontrent pour s’arcbouter contre cette influence, les individualités éparses dans la masse ouvrière. Tout semble combiné, ligué pour réduire, refouler, anéantir la moindre velléité d’affirmation personnelle.

D’ailleurs la production « en séries » rend inutile toute initiative individuelle. La machine puissante et à grand rendement postule l’uniformité dans la confection des pièces produites. Le mode de production moderne a, en outre, sa répercussion en dehors de la fabrique. Le producteur à façon s’adresse de plus en plus fréquemment au gros fabricant ; son rôle se réduit déjà presque exclusivement à monter et à assembler des pièces détachées, ou encore à réparer. D’artisan, il devient intermédiaire, courtier, mercanti.

Tout ceci étant entendu, l’individualiste tel que nous le concevons ne saurait modifier son attitude bien connue parce qu’il se trouve en face du fait « travail ». Que ce soit sous le régime de la contrainte capitaliste ou sous celui de la contrainte socialiste ou de tout autre régime constrictif — et il reste à prouver que la question économique puisse encore de longtemps se résoudre sans contrainte — l’individualiste demeure antiautoritaire. Son attitude demeure donc conditionnée par la réaction de la recherche de son bonheur individuel contre l’autorité de l’intérêt économique

D’où il s’ensuit que pour que le travail lui devienne une joie — idéal si souvent exprimé — le travail doit être libre.

Le travail a été et sera ou libre ou forcé. A travail forcé correspond une mentalité de manœuvres, de traditionnalistes, de misonéistes, d’uniformistes, de conformistes, de protectionnistes. A travail libre correspond une mentalité de créateurs, d’artistes, de chercheurs, de novateurs, d’expérimentateurs, de différenciateurs, de non-conformistes, de libre-échangistes. A travail forcé : savoir-faire, habileté, routine. A travail libre : génie, talent, originalité.

L’individualiste est donc, par principe, l’adversaire de tout système sociétaire où le travail sera obligatoire, imposé, contraint ; où, à l’égard du milieu social, le travailleur se trouvera dans une dépendance aussi grande que celle où il se trouve actuellement à l’égard du capitalisme.

Pour que le travail devienne plaisir, il lui faut perdre tout ce qui le fait ressembler à une peine, à une condamnation, à une expiation, à une loi, à une oppression, à une sujétion, voire à une sublimation ou à une exaltation mystique de la fatigue.

En attendant que s’affirme la mentalité générale indispensable pour faire du travail une joie positive et libératrice, il ne reste à l’individualiste tel que nous le comprenons, tantôt seul, tantôt associé, que de se débattre pour résoudre « sa » question économique. Quoi qu’il fasse, il sait qu’il consacre, qu’il perpétue le régime de production auquel il coopère bon gré, mal gré et il n’ignore pas que, dans la mesure où il échappe au labeur réglementé, il subsiste sur les besoins plus ou moins artificiels de ses congénères. Le producteur légal, à ce sujet, n’a rien à reprocher à l’illégal qui pratique la reprise individuelle.

Il faut se souvenir que la loi protège autant l’exploiteur que l’exploité, le dominateur que le dominé dans les rapports sociaux qu’ils ont entre eux. Dès qu’il se soumet, l’anarchiste le plus véhément est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; le code lit les règlements valent autant pour l’un que pour l’autre, si tous les deux obtempèrent aux injonctions du contrat social. Qu’ils s’en insoucient ou non, les anarchistes qui se soumettent, patrons, ouvriers, fonctionnaires, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission. Quand elles contraignent, par la persuasion morale ou la force de la loi, l’employeur archiste à payer son employé anarchiste, les forces de conservation sociale se soucient peu que, théoriquement, le salarié soit hostile au système du salariat. Au contraire, lorsqu’il exerce un métier non inscrit au registre des professions autorisées ou n’a aucune occupation avouable, l’insoumis au contrat social, l’objecteur de raison économique, l’illégal individualiste en un mot, a contre lui toute l’organisation sociétaire. Mais ceci est une digression tendant à reconnaître que, réfractaire ou soumis, l’individualiste — sauf cas exceptionnels — résout très mal « sa » question économique.

Il la résout très mal, parce que, quelle que soit sa condition, ses gestes ne sont pas guidés exclusivement par l’intérêt.

Au-dessus de l’intérêt économique, l’individualiste placera la satisfaction éthique, la poursuite de la sérénité intérieure, la jouissance du plaisir des sens. Aucune satisfaction ne vaudra pour lui celle de se sentir aussi dégagé que possible de l’assujettissement production-consommation. La question n’est pas de savoir si l’emploi d’un machinisme toujours plus perfectionné, le travail en troupe, la pratique du communisme imposé ou du solidarisme obligatoire lui procureront plus d’avantages matériels — mais bien ce qu’il deviendra en tant qu’unité individuelle, consciente, insubordonnée, pensante par et pour elle-même.

L’individualiste veut vivre, soit, mais « librement ». Plutôt médiocrement que grassement si « sa liberté » est menacée par une importance trop grande donnée au fait économique.

Plutôt médiocrement s’il n’a pas un tempérament d’associé — en produisant maigrement pour sa propre consommation — que grassement en travaillant en promiscuité même restreinte.

Le travail, soit, mais comme générateur de liberté individuelle, non comme facteur d’écrasement de l’un sous le laminoir sociétaire.

E. ARMAND

TRAVAIL (OBLIGATOIRE ou FACULTATIF)

Certains considèrent que, dans l’organisation d’une société moderne, et plus particulièrement d’un milieu social à base capitaliste, le problème du travail, de ses principes, de son mécanisme, de ses méthodes et de leurs applications, l’organisation du travail, indispensable et unique créateur de toute production, est le problème fondamental, on pourrait même dire « le problème des problèmes ». Ceux qui professent cette opinion déclarent que : d’une part, aussi longtemps qu’on n’aura pas apporté à ce problème une solution équitable, rationnelle et favorable aux intérêts individuels et collectifs, on n’aura rien fait et que, d’autre part, quand on aura résolu cette question rationnellement, équitablement dans un équilibre exact entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, la solution de toutes les autres questions deviendra simple, naturelle, facile et, pour ainsi dire, indiquée d’avance.

Si l’on admet ce point de vue, on est invinciblement conduit à enfermer la transformation sociale, dont les esprits avertis et les consciences droites reconnaissent l’urgente nécessité, dans les limites de ce problème unique. On peut en élargir les données et, par exemple, les étendre à la répartition des produits obtenus par le travail ; mais, alors, il faut, même à la suite de cette extension faire entrer dans ce cadre la totalité des questions que soulève la réalisation de cette transformation sociale et n’envisager celle-ci que sous l’angle de la production et de la consommation, la vie intellectuelle, affective et morale devenant fonction pure et simple de l’organisation du travail et n’étant plus que cela.

Ainsi conçue, la Révolution sociale (voir ce mot et, notamment, pages 2379, 2380, 2381 et suivantes) ne dépasse pas les frontières d’une Révolution exclusivement économique.

Cette conception révolutionnaire me parait beaucoup trop limitative ; car, à mon sens, la véritable Révolution sociale n’a pas uniquement pour but et ne doit point se proposer comme résultat unique la libération de l’individu en tant que producteur et consommateur, mais son affranchissement intégral en tant qu’homme, je veux dire : total et définitif.

Cette réserve faite — et j’espère que le lecteur en saisira la portée et la haute signification — je n’hésite pas à affirmer que la Révolution sociale devant être et ne pouvant être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes (c’est là une assertion en quelque sorte classique, unanimement acceptée par toutes les fractions socialistes et en tous points exacte), ceux-ci doivent inscrire au premier rang de leurs objectifs révolutionnaires l’émancipation de leur classe par l’abolition du patronat, par la suppression de la classe capitaliste et par une réorganisation du travail, telle qu’il n’y ait plus et ne puisse plus y avoir : ici exploiteurs et là exploités.

Je suis fort éloigné de sous-estimer la place considérable qu’il sera nécessaire et, partant, raisonnable d’attribuer à la réorganisation immédiate du travail au lendemain de la véritable Révolution sociale. Donc, bien loin de moi la pensée de méconnaître le caractère urgent et primordial de cette réorganisation. Ne faut-il pas « vivre d’abord et philosopher ensuite ? » Or, pour vivre, deux actions sont de toute nécessité : produire et consommer, mieux encore : produire pour consommer, car on ne peut consommer que ce qui a été, au préalable, produit. Production d’abord, consommation ensuite sont à la base de toutes les nécessités vitales.

Equilibrer les possibilités de la production et les nécessités de la consommation, telle est l’obligation dans laquelle se trouvera, avant tout, une société qui s’assignera le devoir d’assurer aux membres qui la composeront une existence saine, large et heureuse.

Toutefois, si je reconnais volontiers que le problème du fonctionnement économique de la société est le premier de tous les problèmes que, au lendemain de leur victoire, les révolutionnaires auront à étudier et devront résoudre sur l’heure, je ne consens pas à estimer qu’il soit, pour ainsi dire, le seul, encore moins celui dont la solution comprendra, emportera celle de tous les autres ; car s’il est impossible de vivre sans produire et consommer, l’existence ne s’arrête pas à ces deux gestes indispensables, et la plus élémentaire observation démontre que aussitôt que les besoins inhérents à la vie spécifiquement économique de l’individu sont satisfaits, tous les autres besoins réclament impérieusement la satisfaction à laquelle ils ont droit.

L’organisation du travail, faisant suite à la Révolution sociale dresse l’un contre l’autre le socialisme autoritaire : collectivisme ou communisme et le socialisme libertaire : anarchisme.

C’est ici qu’éclate, dans une de ses conséquences les plus graves, l’opposition de ces deux Ecoles socialistes, dans le domaine idéologique et tactique : l’une procédant du principe d’Autorité, l’autre découlant du principe de Liberté ; la première, expropriant les capitalistes et les patrons au profit de l’Etat-Patron ; la seconde expropriant la classe possédante, au bénéfice de la masse entière, et par conséquent, de tous les individus sans aucune exception, toutes les classes ayant disparu ou, pour être plus précis, s’étant fondues en une seule classe embrassant toute la population.

L’erreur des partis socialistes autoritaires consiste à nier la puissance créatrice et organisatrice des masses laborieuses ; en sorte que, les proclamant frappées d’incapacité à se diriger elles-mêmes, le collectivisme et le communisme autoritaires déclarent qu’il est indispensable de confier à une élite — et c’est le fait de chaque Ecole de prétendre que cette élite se trouve chez elle, pas ailleurs — le mandat de tracer un plan de réorganisation du travail et d’appuyer l’exécution de ce plan sur un Etat armé d’un pouvoir souverain et d’un appareil de force répressive en mesure d’assurer, par les sanctions les plus rigides, l’observation des dispositions et règlements que nécessite la mise en pratique de ce plan.

Pour dissimuler leur âpre désir de domination, les partis socialistes se servent du mot « Élite » de préférence au mot « État ». Cette petite manœuvre est fort adroite ; mais elle ne peut tromper personne. L’Etat s’est, en tout temps, flatté de représenter l’Elite de la Nation : la réunion des plus hautes valeurs en compétence et en intégrité. Seulement, les siècles qui sont derrière nous ont à tel point accumulé les preuves de l’incompétence des pseudo-compétents et de la scélératesse des soi-disant intègres, que les théoriciens du socialisme autoritaire, s’ils consentent à renoncer au maintien de l’Etat, c’est-à-dire de cet ensemble d’institution qu’on appelle ainsi, sont résolus à en assurer la survivance sous le séduisant mais trompeur euphémisme de « l’administration des choses succédant au gouvernement des hommes ».

Administration des choses, Gouvernement, Etat, le contenu de ces trois expressions est absolument le même. La définition qui convient à « l’administration des choses » est celle que Malatesta a donnée de l’Etat. Je rappelle cette définition :

« L’État, c’est cet ensemble d’institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc., par lesquelles on soustrait au Peuple la gestion de ses propres affaires, la direction de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité, pour les confier à quelques-uns qui, — usurpation ou délégation — se trouvent investis du droit de faire des lois sur tout et pour tous, de contraindre le Peuple à s’y conformer et se servent, à cet effet, de la force de tous. »

Le socialisme autoritaire (le Collectivisme et le Communisme) entend assurer la continuité de l’Etat, puisqu’il se propose de prendre en mains la direction et la gérance des affaires publiques, gestion et direction dont les masses laborieuses seraient dépossédées ; tandis que le Socialisme libertaire (l’Anarchisme), irréductible adversaire du principe d’Autorité, ne peut naître et se développer qu’en l’absence de l’Etat et à la condition que le Peuple prenne en mains la gestion de ses propres affaires, la direction de sa propre conduite et le soin de sa propre sécurité.

Ici s’ouvre l’abîme qui sépare l’Anarchisme de toutes les autres théories et conceptions sociales.

Ces explications étaient indispensables. Sans elles, le lecteur eût difficilement compris le sens de la question que je pose dans cet article : « travail obligatoire ou facultatif » et il n’eût probablement pas approuvé la réponse qu’on va lire.

Tous les théoriciens et militants du collectivisme, du communisme et de l’anarchisme ont peu ou prou étudié ce que sera ou pourra être l’organisation du travail au lendemain d’une transformation sociale ayant mis fin au régime capitaliste. Le travail sera-t-il obligatoire, c’est-à-dire imposé ou ne le sera-t-il pas ? La nouvelle organisation du travail comportera-t-elle l’obligation de contribuer à la production, sous peine de sanctions matérielles ? En un mot, sera-t-on libre de travailler ou de ne pas travailler, sans encourir un châtiment corporel ?

Ainsi posée, cette question est tranchée dans un sens diamétralement opposé (et il ne peut en être différemment) par le socialisme autoritaire et le socialisme libertaire. Le premier se prononce en faveur du travail obligatoire et prévoit, en cas de refus, des peines sévères ; l’autre, repoussant toute mesure de contrainte, admet le principe du travail facultatif.

Dans un de mes livres : « Mon Communisme » (le Bonheur universel), j’ai longuement exposé mon point de vue. Imaginant que, au sein de l’assemblée communale d’un centre important, cette grave question se trouve en discussion, voici le compte rendu (Mon Communisme, pp. 104 et suiv.) d’un discours prononcé, au cours de cette séance mémorable ; compte rendu rédigé par un de mes personnages, membre lui-même de ce conseil communal. (Il s’agit de la ville de Bordeaux).

« Évidemment, nous étions en droit de sommer les paresseux de faire quelque chose. Il n’eût pas été injuste de leur signifier que, s’ils persistaient à ne pas participer à l’effort commun, ils se placeraient, d’eux-mêmes, en dehors de la communauté et que, n’apportant rien à celle-ci, ils n’en recevraient rien... Nous aurions pu sans injustice leur appliquer la fameuse règle : Qui ne travaille pas ne mangera pas.

Nous eûmes à envisager la décision à prendre ; la discussion fut chaude et laborieuse. Les partisans de la méthode intransigeante furent sur le point de l’emporter.

Un de nos collègues prononça un discours, petit chef-d’œuvre de précision et de clarté, qui finit par nous rallier tous. »

Il dit :

« Mes chers camarades, le problème que nous avons à résoudre est des plus graves ; mais sa solution ne souffre aucun retard ; il s’agit, pour nous, de prendre, sur l’heure, une résolution ferme et d’en poursuivre loyalement l’application.

Le vieux Monde, le Monde de privilèges et d’iniquités a vécu et, tous, ici, nous sommes décidés à nous opposer à sa résurrection. Il faut donc organiser le Monde nouveau, le monde d’Egalité, de Justice et de Liberté qui en est à ses premiers jours. Tout est à transformer et ne nous dissimulons pas l’énormité de la tâche : c’est un labeur colossal que nous avons le devoir de mener à bien. Il n’est pas douteux qu’il faut, avant tout, vivre. Pour vivre, il faut consommer ; on ne peut consommer que ce qui a été produit : il faut donc produire.

Nous avons appelé à cette production indispensable tous les hommes et femmes de bonne volonté. Le résultat de cet appel a dépassé les espérances des plus optimistes. Nous avons, toutefois, le regret de constater que toutes nos sollicitations se sont heurtées au refus systématique d’une poignée de réfractaires. Tous nos efforts — et nous ne les avons pas ménagés — ont échoué. Ces gens-là restent irréductibles.

Qu’allons-nous faire ? A quelle résolution allons-nous nous arrêter, si ces gens qui, n’ayant jamais fait œuvre utile de leur cerveau ni de leurs bras, se déclarent résolus à continuer ? Telle est, mes chers amis, la question qui se pose et qu’il nous faut résoudre à tout prix et incontinent.

Deux méthodes s’offrent à nous ; elles s’opposent et nous devons opter. Il faut que nous nous prononcions pour la Force ou pour la Raison, ou, si vous le préférez pour la Violence ou pour la Persuasion. Ne caressons point le séduisant espoir de concilier ceci et cela ; si nous optons pour la Force, nous abandonnons tout recours à la Raison ; si nous optons pour la Persuasion nous renonçons à tout recours à la Violence.

Au fond, voyez-vous, il s’agit, comme toujours, de choisir entre ces deux principes opposés aboutissant à deux méthodes contradictoires : le principe de l’Autorité et le principe de la Liberté. Je ne surprendrai personne en disant que mon choix est fait et que je reste fidèle au principe de la Liberté. En l’occurrence, Liberté est synonyme de Raison et de Persuasion, comme Autorité est synonyme de Force et de Violence. Je suis pour la Liberté ; je suis donc pour la Persuasion, pour la Raison.

Ne me faites pas le tort, mes chers collègues, de croire que je suis un de ces fanatiques nouveau modèle qui placent au-dessus de tout le respect des « Sacro-Saints Principes » et préféreraient voir périr le Monde plutôt qu’un de ceux-ci. Vous me connaissez tous depuis longtemps et vous savez que je suis, en effet, profondément et sincèrement attaché aux Principes que je n’ai, du reste, adoptés que dans la plénitude de ma conscience. Mais je vous prie de croire que, en l’espèce, mes principes se trouvent en accord parfait avec les intérêts sacrés dont nous avons accepté là charge.

Je vous le dis très nettement : si j’estimais que la Persuasion mît en péril ces intérêts et que la Violence les sauvegardât, j’opterais, si non sans regret, du moins sans hésitation, pour la Violence. Mais, j’ai le sentiment que la Violence serait néfaste à l’intérêt public et que la Persuasion le servira ; c’est pourquoi, avec plaisir et sans hésiter, je me prononce en faveur de la Persuasion.

Supposons, chers camarades, que nous nous décidions pour la Force et examinons froidement et sans esprit préconçu les conséquences qu’entraînerait une telle détermination : nous décrétons que le travail est obligatoire pour tous. C’est bien ; mais après ?

Après ? — La première chose à faire, ce sera de dresser la liste des dérogations que comportera nécessairement ce décret. Il faudra fixer l’âge auquel les adolescents seront dans l’obligation de travailler et l’âge auquel les personnes âgées cesseront d’être astreintes au travail. Cette question d’âge soulève mille problèmes délicats touchant le sexe des personnes, l’apprentissage à faire, le métier à exercer, le stage à subir ; que sais-je encore ?

Il va de soi que les malades et les infirmes échapperont au travail obligatoire. Mais encore faudra-t-il soumettre à un examen médical sérieux les maladies et les infirmités en question. Nous serons très probablement entrainés à établir la liste des travaux — les travaux d’art et d’inspiration par exemple — dont il est impossible de fixer la durée quotidienne et le temps d’exécution.

Je vois d’ici un règlement administratif très précis, très minutieux, procédant d’une sorte de législation pointilleuse et subtile, source d’intarissables discussions, de chicanes et de contestations sans fin.

Mais il ne suffira pas de rédiger le Code du Travail ; il faudra veiller à ce que personne ne puisse se soustraire aux prescriptions de ce code. Il faudra que les délinquants soient frappés ; il faudra donc, d’une part, préciser les sanctions dont ces délinquants seront passibles et, d’autre part, assurer l’application des peines prononcées.

Et nous voilà ramenés au rétablissement indispensable de tout ce fatras de législation, de tribunaux, de police et de répression que nous avons aboli.

C’est le phénix qui renaîtra de ses cendres et quel phénix !

Il faudra entourer d’une surveillance étroite ces malfaiteurs, ces insoumis, ces déserteurs d’un nouveau genre. Il faudra veiller à ce qu’lis ne s’introduisent pas dans les domiciles à l’heure où, les ateliers étant pleins, les logis seront vides. Il faudra pourvoir tout le monde d’un carnet de travail constamment à jour, tenir une comptabilité régulière des heures réellement faites, ouvrir dans chaque atelier un registre de présence, proportionner mathématiquement la part de chacun dans la répartition des produits à l’exacte mesure du travail qu’il aura effectué ; il faudra faire la chasse aux embusqués et réfractaires, instruire et juger leur cas ; il faudra... mais, que ne faudra-t-il pas ?

Il saute aux yeux, mes chers collègues, que pour emplir ces multiples fonctions de législateurs, de médecins, de juges, de policiers, de contrôleurs, de vérificateurs, d’enregistreurs, de surveillants, de pointeurs et de gardiens, etc., il sera nécessaire de prélever une partie de la population active. Cette partie de la population travailleuse, affectée à ces fonctions spéciales, sera dérobée à la production utile. Et le plus clair résultat de toutes ces mesures destinée à truquer les fainéants, ce sera d’avoir ajouté à ceux-ci un certain nombre d’improductifs.

Autre chose : nous ne sommes pas, nous ne serons jamais des bourreaux ; hier encore, la société capitaliste nourrissait, dans ses prisons, les malheureux qui y étaient enfermés. Je pense bien que nul, parmi nous, ne songe à faire mourir de faim les insoumis du travail ; il faudra donc les nourrir ; ils seront à la charge de la communauté. Et nous commettrions la faute de mettre, par surcroît, à la chargé de cette communauté d’autres improductifs ? Au lieu d’alléger cette charge, nous l’alourdirions de propos délibéré ? Ce serait, mes amis, une solution digne de Jocrisse ou de Gribouille. Pour ma part, je la repousse.

Il apparaît et, en réalité, il est injuste que ceux qui collaborent au bien-être collectif et ceux qui s’y refusent soient traités sur le même pied. La solution par la Force semble plus conforme à l’équité : mais elle serait maladroite et d’un mauvais calcul ; je crois l’avoir suffisamment démontré. Au fait, la solution par la violence serait-elle plus juste ? Je n’en suis pas bien sûr et, à la réflexion, je pense que non ; car, où est la Justice ? En quoi consiste-t-elle ? Quel en est le critère, l’étalon, la pierre de touche ? Ce qui est juste, c’est ce qui est favorable à l’intérêt public. Or, je viens d’établir que la solution par la Violence serait nuisible à l’intérêt public : elle serait, par conséquent, injuste. C’est l’autre solution, la solution par la raison, par la persuasion, par la douceur, celle que je propose, c’est celle-là qui est équitable, puisqu’elle sert l’intérêt commun.

Je ne prévois qu’une seule objection ; je n’en conteste pas la gravité et c’est pourquoi je veux y répondre :

« N’est-il pas à craindre, nous dira-t-on, que ces réfractaires ne donnent le mauvais exemple et que, les voyant vivre aussi bien que les autres, ceux qui travaillent ne soient tentés de faire comme eux, de déserter l’atelier ? L’exemple est contagieux. »

Voilà l’objection dans toute sa force. Et voici, mes chers collègues, ma réfutation.

Oui, l’exemple est contagieux, c’est incontestable.

Mais le bon exemple a la même force d’entraînement que le mauvais : le bien est contagieux autant, sinon plus, que le mal. La vertu et le vice sont comme deux aimants attirant à eux tout ce qui est à leur portée et la puissance d’un aimant est déterminée par son volume et sa surface. Nous avons, à Bordeaux, plus de cent mille personnes qui, ayant joyeusement accepté l’obligation morale de travailler, donnent le bon exemple. Nous en avons dix mille à peine qui donnent le mauvais. Telle est la surface des deux aimants. L’une est représentée par cent et l’autre par dix. La puissance d’attraction du premier est dix fois supérieure à celle du second. Concluez.

Prétend-on qu’il est plus facile de quitter le travail que de s’y mettre ? Je dis que cette appréciation est erronée et je soutiens que, tout au contraire, il est plus facile de se mettre au travail que d’y renoncer. Je m’explique :

L’homme est un être actif, naturellement, instinctivement, essentiellement actif. Il fait partie de l’Univers ; il y vit ; son existence participe de la vie universelle et la vie universelle conditionne l’existence humaine. Tout, dans la nature, se meut, s’agite, fonctionne, est mouvementé. Quel que soit l’état de la matière, qu’il soit solide, liquide ou gazeux, la matière est constamment en mouvement ; on ne l’a jamais observée à l’état de repos ; l’inertie n’a jamais été constatée ; l’immobilité n’existe pas. Plus on se rapproche du règne animal, plus la vie apparaît active et mouvementée : le végétal s’agite plus que le minéral ; l’animal est plus actif que le végétal.

Tous les animaux naissent, se développent et meurent. Dans chacune de ces phases, ils déploient une activité plus ou moins vive ; mais à aucun moment ils ne se reposent. Les animaux que nous sommes ne font pas exception à cette règle constante et universelle. Je n’insiste pas.

Penser que le minéral, le végétal et l’animal se meuvent, s’agitent, fonctionnent sans but et par pur hasard serait une grossière erreur. Tous leurs mouvements tendent à entretenir, développer, fortifier, enrichir leur vie. Tous les naturalistes ont constaté ce fait et ils l’ont prouvé avec un luxe de détails étonnant, en s’appuyant sur des milliers et des milliers d’observations concordantes. Dire que l’espèce humaine se meut, s’agite, se déplace, fait effort, en un mot est active, sans que cette activité ait une fin ; dire que cette activité se dépense d’une façon désordonnée, incohérente et qu’elle est le fait de la pure fortuité, serait une stupidité. Ce qui est exact, c’est que l’activité de l’espèce humaine, comme celle de tous les organismes vivants a un but et que ce but, c’est la vie.

Or, vivre, c’est consommer ; consommer, c’est produire ; produire, c’est travailler. En conséquence, il est dans la nature de l’homme de travailler. Les philosophes qui ont avancé le contraire n’ont aperçu que les apparences et ils se sont mépris ; et les ignorants qui les ont écoutés ont été induits en erreur. En soi, le travail n’est pas une peine ; comme tous les mouvements, tous les exercices auxquels l’homme se livre en vue de dépenser les énergies dont son corps est un accumulateur, le travail est plutôt un plaisir ou, plus exactement, un besoin.

Mais, si l’homme ressent le besoin de travailler et s’il éprouve du plaisir à satisfaire ce besoin, il lui devient pénible d’excéder les limites du besoin ressenti. Si l’un de nous était privé de nourriture, il en éprouverait une grande souffrance ; mais si, ayant mangé à sa faim, il était mis dans l’obligation de manger encore, il ressentirait à manger trop autant de déplaisir qu’à ne pas manger assez. Il en est de même du besoin de travailler : lorsque, ayant dépassé sa réserve de forces, l’homme est condamné à prolonger son effort, il en souffre. Travailler quelques heures chaque jour n’est pas un châtiment ; mais c’en est un que de travailler douze et quinze heures, les courtes journées de travail sont agréables ; les longues journées sont pénibles et douloureuses.

Il y a aussi les conditions mêmes dans lesquelles le travail est accompli et il convient d’en tenir compte. Dans les pays où sévit encore le régime capitaliste, le travail est une véritable condamnation, parce que le sort du travailleur y est lamentable. Quand le travail est imposé, sale, dangereux, excessif, humilié et ma1 rétribué, il est rebutant et il ne faut pas être surpris qu’on y trouve si peu de goût. Mais, quand le travail est libre, quand il est honoré, respecté, considéré, quand il n’est pas excessif, quand il assure au travailleur une vie large et confortable, il cesse d’être une peine et devient une joie.

Que nos ateliers soient vastes, aérés, lumineux et sains ; que la journée moyenne de travail corresponde aux forces que l’ouvrier peut, sans fatigue, dépenser chaque jour ; que chacun travaille du métier qu’il connaît et qu’il choisira librement : que le travailleur ait l’assurance que sa famille et lui ne manqueront de rien ; qu’il se sente, à l’usine, libre et non sous la férule d’un patron exigeant ou d’un contremaître grincheux ; qu’il soit appelé à fixer lui-même, d’accord avec ses camarades, le règlement d’atelier et les conditions générales du travail, et il est certain que personne ne rechignera à la besogne.

Je vais plus loin, mes chers amis : je dis que, si je pouvais admettre un châtiment, dans le milieu social que nous venons d’édifier, le pire de tous consisterait à condamner un homme bien portant, vigoureux ou simplement normal et apte à produire, à le condamner, dis-je, à ne rien faire au milieu de l’activité universelle.

C’est en m’appuyant sur toutes ces considérations que je disais, il y a quelques minutes, qu’il est plus facile de se mettre au travail que de l’abandonner quand on y est fait. Vous êtes-vous demandé ce que feraient, au bureau ou à l’usine, ces gens qui n’y fieraient amenés que par la force ? Que produiraient-ils ? — Pas grand-chose : on travaille peu et mal quand on travaille contraint et forcé. Quel voisinage répugnant ce serait pour les autres ! Vous redoutez le mauvais exemple ? Soit. Mais, alors, ne vaut-il pas mieux que ces mauvais ouvriers soient hors de l’atelier que dans l’atelier ?

Les autres, ceux qui travailleront, seront furieux contre ces réfractaires ? — Je l’espère bien et je m’en félicite. Ils les mettront en quarantaine, ils les tiendront à l’écart, ils les traiteront comme on traite les lépreux et les pestiférés. Ce sera le châtiment de ces tristes individus.

Cette sanction morale est la seule qui convienne à leur cas ; et, si toute dignité n’est pas morte en eux, s’il reste encore au fond de leur cœur le vague sentiment, l’obscure sensation de ce qu’ils devront aux autres en échange du bien-être que l’effort d’autrui leur assurera, ces lépreux se guériront de leur lèpre et viendront se mêler à leurs frères de travail. »

J’ai reproduit, sans y rien changer, ce long discours, parce qu’on y trouve l’essentiel de l’argumentation sur laquelle repose la thèse que je soutiens, ici, en faveur du travail facultatif contre celle du travail obligatoire. A vrai dire, dans un milieu social libertaire, le travail sera obligatoire : tous ayant le droit de participer à la répartition des produits, tous auront, c’est évident, le devoir de collaborer à l’obtention de ces produits. Mais cette obligation ne sera que morale ; car elle ne découlera que de la notion du devoir qui sera indissolublement liée à la formation, au développement d’un état de conscience que feront naitre les rapports d’égalité effective, de réelle réciprocité et de solidarité positive qui uniront tous les individus.

Il y a cependant un point sur lequel je crois utile de revenir et d’insister. C’est celui de la durée approximative de la journée de travail à accomplir afin que la production obtenue corresponde plus que suffisamment aux besoins de la population. J’ai dit — et j’espère que cette affirmation n’est pas contestée — que la durée du travail étant réduite aux proportions de la dépense d’énergie musculaire et cérébrale dont l’être normal dispose, le travail n’est pas une obligation pénible, mais une satisfaction, voire un plaisir et qu’il ne devient une nécessité désagréable, une corvée, que lorsqu’il exige un effort excédant cette limite tracée par la nature elle-même.

Il est donc fort important d’évaluer, sur les données précises que nous possédons actuellement, la durée moyenne du travail journalier que comportera, au lendemain de la Révolution, la nécessité de pourvoir, par une production plus que suffisante, aux exigences de la consommation afin que la vie soit assurée largement, pleinement, à la totalité de la population.

Ces données, les voici :

  1. en 1912 et 1913, les statistiques sur le mouvement commercial de France établissaient que le montant des exportations dépassait légèrement celui des importations. Il y avait entre celui-ci et celui-là un écart si insignifiant, qu’il est permis de dire que la balance commerciale était en équilibre. La production nationale pouvait donc être considérée comme suffisante, puisque les produits achetés à l’extérieur équivalaient, à très peu de chose près, les produits vendus à l’étranger ;

  2. En 1928, l’administration des Douanes a communiqué les précisions suivantes relatives à l’exercice 1927 : Exportations : 55 milliards, 225 millions de francs ; Importations : 52 milliards, 853 millions de francs, soit un excédent de produits exportés de 2 milliards, 372 millions de francs ;

  3. L’annuaire statistique publié par la Société des Nations (Annuaire 1931–1932) me fournit pour les deux exercices 1928 et 1929 les chiffres que voici :

    • Moyenne des Importations : Fr. 54.700.000.000

    • Moyenne des Exportations : 51.300.000 000

    • Exportations en moins : 3.400.000.000

Comme on le voit, la différence entre les importations et les exportations s’est, au cours des années 1928 et 1929, assez sensiblement accrue. Mais il faut tenir compte que : d’une part, dans certains pays où les produits obtenus en France trouvaient, en temps normal, des débouchés appréciables, la crise économique battait déjà son plein, en sorte que certaines nations qui, en période ordinaire, étaient les clientes de la France : l’Angleterre, l’Allemagne, les Etats-Unis, etc. avaient fermé leurs frontières à l’importation des produits étrangers sur leur territoire ; et que, d’autre part, la crise et le chômage ne s’étant pas encore étendus jusqu’à la France, celle-ci, en 1928 et 1929 n’a pas été dans la nécessité d’élever ses tarifs douaniers. La balance commerciale, en 1928–29, se trouve, ainsi, faussée et cette circonstance, attribuable à une situation mondiale exceptionnelle, ne doit pas m’empêcher de dire que notre pays est un de ceux dont la production est suffisante à répondre aux demandes de la consommation.

Ce point acquis, il s’agit, maintenant, de savoir : d’abord quel est le nombre de travailleurs collaborant à cette production et, ensuite, quel est le nombre d’heures de travail effectuées par ces producteurs.

Je soumets au lecteur le résultat des recherches auxquelles je me suis livré, dans le but de parvenir, à défaut de chiffres rigoureusement exacts, à des chiffres très approximatifs.

En premier lieu, me plaçant sur le terrain de la production, j’ai cherché à établir le nombre des producteurs utiles (et j’entends par là ceux qui, adultes des deux sexes, travailleurs de l’agriculture et de l’industrie, travailleurs attachés à un service public indispensable : transports, P. T. T., enseignement, santé, etc., etc., sont aujourd’hui et resteront toujours indispensables au bon fonctionnement de la vie économique.

En France, comme dans tous les pays parvenus au même degré de développement, la population forme dans le domaine de la production, quatre groupes :

Premier groupe.

Il comprend : ceux et celles qui, du berceau à la tombe, ne se livrent à aucun travail et vivent dans l’oisiveté totale. Ces gens consomment, mais ils se croiraient déshonorés si, sous une forme quelconque, ils prenaient part à un travail productif. Ils vivent de leurs rentes, des revenus de leurs propriétés, du produit des coupons attachés à leurs titres, de tous les profits que le Capital vole au Travail. Tout ce joli monde de fainéants est celui qui mène la vie la plus large ; il ne se refuse rien, il se plaît à gaspiller... Il est juste de faire entrer dans ce premier groupe les parasites de toutes sortes : escrocs, flibustiers, rastaquouères, prostitués et prostituées du monde dit « sélect », constamment à l’affût de toutes les circonstances qui leur permettront, sans faire œuvre de leurs dix doigts, de s’introduire dans ce milieu où il est de bon ton et même de règle de n’exercer aucune profession.

Deuxième groupe.

Il se compose de toutes les personnes qui ont une occupation, un emploi, qui, par conséquent travaillent, mais ne produisent rien. Extrêmement nombreux, ce groupe comprend : le clergé séculier et régulier ; la magistrature debout, assise et à plat ventre ; l’armée, la gendarmerie, la police (y compris les indicateurs et mouchards), toute cette vermine qui grouille sur le corps social.

Ensuite : la multitude des fonctionnaires et assimilés que nécessite l’agencement politique et financier de l’Etat. Je mets à part certaines catégories de fonctionnaires ou assimilés attachés à la bonne marche d’un Service public qui, quelle que soit l’organisation sociale, devra être maintenu : corps enseignant, employés des P.T.T., cheminots, travailleurs municipaux, etc...

Tous ces travailleurs auront, dans la société de demain, leur incontestable utilité.

Il y a encore, dans ce deuxième groupe, toutes les personnes qui exercent des professions dites libérales : avocats, hommes d’affaires, médecins, notaires, avoués, tous les gens de la basoche, de la procédure et de la chicane : huissiers, greffiers, gratte-papier de toutes espèces, barbouilleurs de grimoires, etc. Ensuite, les journalistes, hommes de lettres, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, gens de théâtre, de music-hall, de cinéma, de cirque, de sport, depuis les vedettes jusqu’aux ouvreuses et figurants. Ici encore, je fais deux exceptions : la première, en faveur des médecins ; la seconde, en faveur des artistes véritables, c’est-à-dire de talent.

Toujours dans ce deuxième groupe, nous rencontrons la foule presque incalculable des personnes qui doivent leurs moyens d’existence à ce vol organisé, toléré, encouragé, respecté, décoré qu’on désigne sous le nom de « commerce ». Armée innombrable qui va du notable négociant au plus humble boutiquier. Ce vol organisé occupe une nuée d’acheteurs, de vendeurs, de réceptionnaires, de magasiniers, de livreurs, de manutentionnaires, de caissiers, de comptables, d’inspecteurs, de contrôleurs, de garçons de magasin, de placiers, de dépositaires, de représentants, de voyageurs, etc...

Je me garderais bien de prétendre que ces gens-là ne travaillent pas. Ils travaillent, au contraire, beaucoup, souvent autant et, parfois, plus que les travailleurs des champs et de l’usine ; mais il est certain qu’ils ne produisent rien d’utile et qu’ils ne dépensent leur activité que dans le but de recueillir quelque profit entre le prix d’achat payé au producteur et le prix de vente supporté par le consommateur.

Il convient d’ajouter à tout ce monde de la mercante celui des camelots, des individus qui vivent de trafic mal défini, sons oublier l’effort énorme de publicité que, par journaux, par affiches, catalogues, prospectus et cent autres moyens, comporte la concurrence et que nécessite le besoin de courir après la clientèle des acheteurs. N’oublions pas, enfin, de clore cette liste déjà fort longue d’individus qui incontestablement travaillent mais, incontestablement aussi, ne produisent rien, par la multitude des domestiques des deux sexes : valetaille, larbins, palefreniers, cochers, chauffeurs, valets et femmes de chambre, martres d’hôtel, cuisiniers, bonnes d’enfant et femmes de ménage ; sans compter (on les classe parmi les travailleurs de l’alimentation, mais ils font, en réalité, fonction de domestiques attachés à un établissement et à ses services et non à des particuliers) tous ceux et toutes celles qui constituent le personnel des hôtels, restaurants, bistrots, bars, auxquels il faut ajouter les cireurs de bottes, les commissionnaires, les crieurs de journaux , les porteurs, les ouvreurs de portières, les tenanciers des kiosques de journaux, des chalets de nécessité et des maisons de tolérance.

Est-ce tout ? — Non ; pas encore. Restent tous les gens de banque et de Bourse, tous ceux qui travaillent dans les compagnies d’assurances, tous ceux qui vivent des courses, cercles, casinos, tripots, spectacles sportifs, etc... Par la pensée, supputez le nombre prodigieux de tous ces individus de tous les âges et des deux sexes qui appartiennent à ce groupe de personnes qui travaillent sans donner naissance à un produit quelconque ; ça foisonne, ça pullule ...

Troisième groupe.

C’est le groupe de ceux qui travaillent et produisent, mais des choses inutiles ou nocives : producteurs inutiles — non pas, certes, dans la société capitaliste et autoritaire d’aujourd’hui ; mais ils le seront dans la société communiste-libertaire de demain — ceux dont le travail a pour objet de produire quelque chose destinée à la sauvegarde de la propriété individuelle ou à la défense de l’autorité, par exemple : la construction des murs qui entourent les propriétés, l’élévation des haies et barrières qui séparent les parcelles de terre appartenant à des propriétaires différents et servent à distinguer le tien du mien ; la fabrication des coffres-forts, des serrures de sûreté, des meubles à compartiments et à tiroirs secrets, des coffrets destinés à préserver des voleurs les titres, bijoux et matières précieuses ; voilà pour la sauvegarde de la propriété privée. Producteurs inutiles — toujours dans la société communiste-libertaire issue de la véritable Révolution sociale — ceux qui travaillent à la construction, l’aménagement, l’ameublement et l’entretien des casernes, des gendarmeries, des prisons, des palais de justice, des préfectures, des églises, des banques, des compagnies d’assurances, des bourses des valeurs et du commerce, des caisses d’épargne, des monts de piété, etc. ; tous établissements que nécessitent le Capital ct l’Etat et qui n’auront plus aucune raison d’être quand l’Etat et le Capitalisme auront été balayés par la tourmente révolutionnaire.

Enfin, je classe dans le groupe des travailleurs affectés à des besognes nuisibles tous ceux — et ils sont, hélas ! nombreux — qui sont employés à des œuvres de destruction et de massacre, tous ceux qui, dans les manufactures d’armes, dans les poudrières, dans les arsenaux, dans les ateliers et chantiers de la marine de guerre, dans les usines métallurgiques, dans les forges et aciéries, dans les ateliers d’aviation, dans les manufactures et établissements publics ou privés, travaillent, directement ou indirectement pour la guerre, pour la destruction, c’est-à-dire pour le carnage et la mort, au lieu de travailler pour la Vie. Et je songe encore à ces hommes de science qui, dans leurs laboratoires, multiplient les expériences tendant à arracher à la nature le secret des combinaisons et procédés qui, plus sûrement et plus en grand, asphyxient, incendient, empoisonnent et assassinent.

Détournons nos regards de ce désordre inqualifiable, de ce gaspillage effréné d’intelligences et de forces, de ce labeur colossal mais insensé. Spectacle inimaginable de démence sur lequel s’arrête, avec admiration et orgueil, la classe qui se flatte de représenter la sagesse et la vertu et qui nous traite de fous et de malfaiteurs, nous qui voulons mettre de l’ordre dans ce désordre, de la raison et de la méthode dans cet effroyable chaos.

Oui, détournons nos regards de cc monde stupide et criminel et arrivons au quatrième et dernier groupe.

Quatrième groupe.

Celui-ci comprend tous ceux qui travaillent pour produire des choses utiles, nécessaires à la satisfaction des besoins de la population, tous ceux et toutes celles qui, à la ville et à la campagne, sur le sol et dans le sous-sol, à l’atelier, au chantier, à l’usine, à la fabrique, à la manufacture, se livrent au travail productif, tous ceux qui, intellectuels et manuels, hommes de science et d’art, techniciens, spécialistes, ouvriers qualifiés ou simples manœuvres, accomplissent la tâche quotidienne, qui, seule, permet à la population de se nourrir, de se loger, de se meubler, de se vêtir, de s’instruire, de se hausser jusqu’à l’amour du Beau, de vivre dans la Paix.

Il est malaisé d’évaluer de façon précise le nombre des travailleurs utiles qu’embrasse ce quatrième groupe. Cependant, défalcation faite des personnes qui entrent dans les trois premiers groupes et déduction faite des enfants, des vieillards, des malades, infirmes, accidentés, femmes en couche, etc..., qui ne sont pas en état de produire, on peut arrêter à huit millions environ pour la France qui compte 41 millions d’habitants, le nombre de ces producteurs réellement utiles. Au surplus, ce nombre est généralement admis par les économistes et sociologues qui ont étudié la question.

Huit millions seulement de travailleurs utiles sur une population de quarante millions, ce chiffre surprend : il y a, en réalité, si peu de personnes qui ne font positivement rien ! — C’est exact ; les paresseux cent pour cent, les fainéants intégraux ne forment qu’une petite, très petite minorité : tout au plus 5 %. Mais si, à cette faible proportion on ajoute la masse écrasante de ceux qui travaillent mais ne produisent rien et le nombre important de ceux qui travaillent et produisent, mais produisent des choses inutiles ou nuisibles, on cesse d’être surpris.

Nous avons vu, plus haut que, en France, la production correspond à peu près à la demande consommatrice. Nous savons, en outre, que cette production est l’œuvre de huit millions de producteurs utiles. Demandons-nous, à présent, quelle est la somme de travail fournie par ces producteurs et exprimons cet effort en heures de travail. J’engage le lecteur à calculer avec moi : ces 8 millions de producteurs utiles travaillent, en moyenne, en période normale, 8 heures par jour et 300 jours par an. Si je multiplie 8 millions par 8 heures, j’obtiens un total de 64 millions d’heures de travail par jour ; et si je multiplie ces 64 millions par 300 jours ouvrables, j’obtiens un total de 19 milliards, 200 millions d’heures de travail par an.

De l’examen de ce qui est à l’heure actuelle en régime capitaliste, passons à l’étude de ce qui sera ou, pour dire mieux, pourra être, dans un milieu social communiste-libertaire et établissons tout d’abord la durée moyenne de la journée du travail à effectuer, dans un tel milieu, pour obtenir une production équivalente à celle que fournissent les huit millions de producteurs utiles.

La population actuelle de la France est, en chiffres ronds, de 40 millions. Les quatre groupes que j’ai fait défiler sous les yeux du lecteur ont disparu. Il n’yen a plus que deux. Le premier comprend toutes les personnes qui, par leur âge ou leur état de santé, sont les « dispenses du travail » ; le second embrasse tout le reste de la population.

Dans le premier groupe.
Les enfants au-dessous de 15 ans 10 millions
Les vieillards au-dessus de 55 ans 5 millions
Les malades, infirmes, accidentés, etc. 3 millions
Ensemble 18 millions

Le reste de la population, soit : 22 millions, forme le second groupe. Ces 22 millions de travailleurs auront à exécuter 19 milliards 200 millions d’heures de travail par an. Je divise ces 19 milliards 200 millions par le chiffre de la population adulte et valide : 22 millions. Le quotient est de 873 heures par an. Je divise ces 873 heures par 300 (nombre de jours de travail dans l’année), et je trouve, au quotient, un peu moins de trois heures par jour : 2 h 54’.

Ainsi, pour que la production fût égale à ce qu’elle est présentement, il suffirait qu’y prissent part toutes les personnes entre quinze et cinquante-cinq ans et en état de santé satisfaisant et que chacun, s’astreignît volontairement à un travail quotidien de trois heures.

Toutefois, quand je dis que la production actuelle, eu France, est suffisante, il faut s’entendre. Je veux dire par ce mot « suffisante » que cette production suffit à la capacité d’achat de la masse consommatrice. Mais cette capacité d’achat, bien loin d’être déterminée par la somme des besoins à satisfaire, est strictement limitée par les ressources dont dispose la clientèle des consommateurs et ces ressources ne représentent, pour bon nombre, que la possibilité de se procurer le strict nécessaire. Il y a même une partie de la population qui manque de celui-ci.

Il faut donc envisager la nécessité dans laquelle on se trouvera, en régime libertaire, de produire beaucoup plus et, conséquemment, de travailler davantage. Je prévois sans difficulté la décision prise par les travailleurs eux-mêmes de porter la journée moyenne de travail à 4, 5 et même 6 heures dans les temps qui suivront immédiatement l’organisation de la production par les producteurs eux-mêmes.

Mais les possibilités de production augmentant sans cesse, par suite des progrès constants et merveilleux de la technique et grâce à la multiplication et au perfectionnement prodigieux de l’outillage mécanique, je prévois aussi une organisation sage, rationnelle, équitable du travail et de la répartition des produits, qui ramènera la journée de travail, assez promptement, à 5, 4, à 3 heures, tout en maintenant le niveau de la production à la hauteur des exigences d’une population abondamment pourvue du nécessaire d’abord, du confortable ensuite.

Que résulte-t-il de cette sorte d’étude comparative qui précède ? Il est permis d’en tirer cette conclusion : que, au sein d’une société qui réalisera l’idéal anarchiste, il n’y aura vraisemblablement pas de réfractaires à la loi naturelle qui exige de l’homme qu’il travaille pour produire, qu’il produise pour consommer et qu’il consomme pour vivre.

La race parasitaire et fainéante que le régime de la propriété individuelle et, plus particulièrement, celui de la propriété capitaliste a fait naître, a développée et multipliée ne durera pas toujours. Elle est appelée à disparaître et les générations contemporaines en pressentent déjà la disparition.

Quand la révolution sociale — la véritable aura passé par là, quand son souffle aura purifié et assaini l’atmosphère sociale, il n’y aura plus de paresseux, ou il y en aura si peu, ce genre de monstres ou de malades se refusant systématiquement à toute occupation sera devenu si rare, qu’il n’y aura nul inconvénient grave à les laisser croupir dans leur honteuse fainéantise.

Il n’y aura plus — ou presque — d’incorrigibles parasites, parce que l’individu, étant un être doué d’activité, dépensera volontiers la somme d’énergie intellectuelle et manuelle qu’il reçoit de la nature, lorsque, d’une part, le travail se limitera à un effort modéré et quand, d’autre part, les conditions mêmes de l’effort à accomplir s’étant transformées de fond en comble, le travail cessera d’être un châtiment.

Sébastien FAURE

TRINITÉ

n. f. du latin trinitas, de trinus, triple

Un seul Dieu en trois personnes. C’est, nous assure-t-on, le dogme fondamental de l’Église catholique et de plusieurs sectes protestantes. La certitude en est si bien établie que Calvin fit brûler Michel Servet parce que cet impie refusait de voir Dieu comme « un monstre à trois têtes ». Servet était indulgent pour le ridicule « mystère ». Un monstre à trois têtes est chose concevable. Mais non la trinité. Car, pour copier le Catéchisme du Diocèse et de la Province de Paris, « chacune des trois personnes est Dieu et possède la trinité tout entière » et cependant « les trois personnes ne sont qu’un seul et même Dieu ». Malebranche avoue (Recherche de la vérité, livre III, deuxième partie, chapitre VIII) :

« On croit, par exemple, le mystère de la Trinité, quoique l’esprit humain ne le puisse concevoir. »

Qu’est-ce que croire quelque chose qu’on ne conçoit pas ? Malebranche continue :

« Et on ne laisse pas de croire que deux choses qui ne diffèrent point d’une troisième ne diffèrent point entre elles, quoique cette proposition semble le détruire. »

Semble est indulgent. C’est que :

« On est persuadé qu’il ne faut faire usage de son esprit que sur des sujets proportionnés à sa capacité et qu’on ne doit pas regarder fixement nos mystères. »

Il faut donc répéter des mots sans leur donner aucun sens et affirmer qu’on croit sans savoir ce qu’on croit. L’aveu célèbre de saint Augustin au livre VII de son traité De la Trinité, est plus court et plus net :

« On parle de trois personnes, non pour dire quelque chose, mais pour ne pas se taire. »

Dictum est tamem tres personœ, non ut illud diceretur sed ne taceretur.

Les trois dieux (pardon ! il n’y en a qu’un) ; les trois morceaux de Dieu (pardon ! chacun « possède la divinité tout entière ») : les trois ce que vous voudrez ; les trois personnes, — puisqu’il est entendu, depuis Saint Augustin, que le mot n’a aucun sens, — sont également éternelles et pourtant le Fils est engendré par le Père ; le Saint-Esprit n’est pas engendré mais, pour l’Église grecque et pour les Pères de Nicée, il procède du Père, pour l’Église latine, il procède du Père et du Fils. Prière de ne donner aucun sens aux mots engendrer et procéder, si on ne veut pas tomber dans quelque hérésie.

N’essayons pas une histoire de ce dogme ou de tout autre dogme. Croyons-les et croyons qu’ils remontent tous aux apôtres. Car, affirme Bossuet (préface de l’Histoire des Variations) :

« Le Saint-Esprit répand des lumières pures et la vérité qu’il enseigne a un langage toujours uniforme... Tout ce qui varie, tout ce qui se charge de termes douteux et enveloppés a toujours paru suspect et non seulement frauduleux mais encore absolument faux, parce qu’il marque un embarras que la vérité ne connaît point. »

Car « la vérité catholique, venue de Dieu, a d’abord sa perfection ». Et :

« L’Église, qui fait profession de n’enseigner que ce qu’elle a reçu, ne varie jamais. »

C’est pourquoi, dans le Symbole dit des Apôtres, le Père est le seul créateur ; mais, au symbole de Nicée, c’est par le Fils que « toutes choses eurent l’existence », si je traduis littéralement le texte grec ; et, si je m’en tiens au latin, « par lui toutes choses ont été faites ». Acceptons ce changement d’une Église « qui ne varie jamais » et ne lui rappelons pas que « tout ce qui varie a toujours paru... absolument faux ».

Pourquoi ai-je la mauvaise idée d’ouvrir le Catéchisme du Concile de Trente ? Après avoir étudié l’article du Symbole des Apôtres qui présente le Père comme le « créateur du ciel et de la terre », il ajoute :

« En voilà assez pour l’explication de ce premier article, pourvu toutefois que nous donnions encore cet avertissement que l’œuvre de la Création est commune à toutes les personnes de la Trinité sainte et indivisée. Car nous confessons ici, d’après la doctrine des Apôtres, que le Père est créateur du ciel et de la terre. »

Après ce précieux aveu, on ajoute le Fils et le Saint-Esprit, en se référant — mais terriblement on « se charge de termes douteux et enveloppés » — à des textes de la Sainte Écriture tendancieusement ou plutôt follement commentés.

Les divers symboles se débarrassent rapidement du Père tout-puissant, seul créateur dans le premier, demi-créateur dans le second, tiers de créateur dans le troisième. Ils ne sont pas non plus très longs sur le Saint-Esprit. Mais ils s’attardent sur la deuxième personne. Le symbole de Nicée, par exemple, après avoir affirmé « un seul Seigneur Jésus-Christ, fils unique de Dieu et né du Père avant tous les siècles, Dieu de Dieu, lumière de Lumière, vrai Dieu du vrai Dieu, qui n’a pas été fait mais engendré, consubstantiel au Père », nous détaille sa folle incarnation humaine. Un Dieu fait homme, dit à peu près Spinoza, c’est un triangle revêtant les propriétés du cercle.

C’est dans le Symbole dit de Saint-Athanase parce que personne ne croit plus depuis longtemps qu’il soit de ce Père, que l’Église expose le plus clairement — si l’on a la cruauté d’employer ce mot — son dogme de la Trinité. Copions ce symbole : il sera utile à qui voudra faire une histoire de la folie humaine :

« Quiconque veut être sauvé doit garder la foi catholique, qui adore un seul Dieu dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité sans confondre les personnes ni diviser la substance. Car autre est la personne du Père, autre celle du Fils, autre celle du Saint-Esprit ; mais la divinité du Père, du Fils et du Saint-Esprit est une, leur gloire égale, leur majesté coéternelle. Tel qu’est le Père, tel est le Fils, tel est le Saint-Esprit. Tous trois sont incréés, incompréhensibles, éternels, tout-puissants ; et pourtant ils ne sont pas trois incréés, trois incompréhensibles, trois éternels, trois tout-puissants ; mais un seul incréé, un seul incompréhensible, un seul éternel, un seul tout-puissant. Ainsi le Père est Dieu, le Fils est Dieu, le Saint-Esprit est Dieu ; et pourtant, ils ne sont pas trois Dieux mais un seul Dieu. De même le Père est Seigneur, le Fils est Seigneur, le Saint-Esprit est Seigneur, et pourtant ils ne sont pas trois Seigneurs mais un seul Seigneur.

« D’autre part, tandis que le Père incréé n’est ni fait ni engendré, le Fils incréé aussi est né pourtant du Père, non pas fait mais engendré, et le Saint-Esprit, incréé à son tour, est de par le Père et le Fils, n’étant ni fait ni engendré, mais procédant. Ce qui fait qu’il y a un seul Père et non Trois Pères, un seul Fils et non trois Fils, un seul Saint-Esprit et non trois Saint-Esprits. Mais de ces trois personnes, aucune n’est antérieure ou postérieure à l’autre, aucune n’est supérieure ou inférieure, de sorte que par tous les côtés, comme nous l’avons dit, il y faut adorer l’Unité dans la Trinité et la Trinité dans l’Unité. »

J’admire la solidité du prêtre Malebranche qui, lisant pieusement chaque semaine ces paroles dans son Bréviaire, ne laissait pas d’affirmer, honnête géomètre, que :

« Deux choses qui ne diffèrent point d’une troisième ne diffèrent point entre elles. »

HAN RYNER.

TRINITÉ

Les anarchistes ne sont pas des croyants. Le mouvement libertaire ne s’apparente à aucune forme de la pensée et de l’action religieuses. Il combat toutes les Eglises : le but de celles-ci − de toutes, sans exception − étant de courber l’humanité sous le joug de la croyance aveugle aux Dogmes et de la soumission passive aux enseignements sur commande et aux morales imposées qui en découlent. Mais, contrairement à ce qu’imaginent ceux qui ignorent ou connaissent mal et insuffisamment les conceptions anarchistes, les libertaires ont un Idéal très précis et cet Idéal aboutit à la formation d’une manière de Trinité engendrant un triple culte.

Ce culte, c’est celui du Vrai, du Juste et du Beau. Telle est la Trinité, réelle et sacrée celle-là, dont les anarchistes sont les adeptes fervents et convaincus.

Culte du « Vrai ». Nous sommes constamment à la poursuite de ce qui est vrai. Nous savons bien que ce qu’on appelle communément la Vérité n’existe pas. On a beau écrire ce mot avec un V majuscule, comme on a coutume d’écrire le mot Dieu avec un D majuscule, dans le but et l’espoir de conférer à l’être ou à la chose qu’il exprime une majesté et une puissance souveraines, on ne parvient pas à nous donner le change. Libre aux croyants d’estimer que la vérité est en dieu, puisque leur dieu (s’il existait) serait lui-même la vérité éternelle et absolue, totale et définitive. Moi qui nie l’existence de dieu, je nie logiquement l’existence de cette vérité.

Mais je sais qu’il y a des vérités ; je sais que l’acquisition de ces vérités, toujours partielles et toujours susceptibles de révision, est extrêmement lente et malaisée ; je sais que, à l’exception de certaines propositions qui ont, jusqu’à ce jour, triomphé de toutes les expériences et confrontations, nulle de ces vérités ne possède un tel caractère de certitude qu’on peut, sans crainte de se tromper, affirmer que rien, jamais, ne l’ébranlera, ne la ruinera. (Voir l’article « La Vérité et l’Eglise catholique ».)

C’est pourquoi, dans l’énoncé de ce que j’appelle ici Trinité, je ne me sers pas du mot Vérité, mais du mot Vrai, voulant entendre par là cet ensemble de vérités fragmentaires et. momentanées que les chercheurs, en quête de connaissances de plus en plus vastes et de plus en plus solidement établies, s’évertuent inlassablement à consolider et à multiplier.

Du sens que j’attache à cette expression « le Juste », je dirai ce que je viens de dire à propos de « le Vrai ». La Justice n’existe pas en soi plus que la Vérité ; concrètement elle ne représente rien ; elle n’a de signification qu’en tant que terme abstrait, tendant à grouper l’ensemble de ce qui est juste, à le distinguer de ce qui est injuste, à l’opposer à ce qui est inique, à exprimer, par un substantif qui condense, totalise et synthétise, la somme des actions progressivement classées comme étant équitables, reconnues et démontrées telles, du moins jusqu’à plus ample informé.

Mêmes observations en ce qui concerne la Beauté. Inutile d’entrer, sur ce point, dans des explications qui ne seraient qu’une fastidieuse et superflue répétition de ce qui précède.

Je rejette le culte de la trinité catholique : le Père, le Fils et le Saint-Esprit (voir l’article qui précède). J’ai renoncé depuis longtemps à celui de la Trinité républicaine et démocratique : Liberté − Egalité − Fraternité. Ce culte a donné naissance à tous les abus et à tous les scandales qu’il avait pour but de supprimer. S’en étonne qui voudra ; encore qu’il ait été inévitable que, dans un milieu social autoritaire et conséquemment hiérarchique, cette trinité se soit, dans la pratique, avérée essentiellement contradictoire à ce qu’elle annonçait, puisqu’elle a donné : oppression, au lieu de liberté ; inégalité, au lieu d’égalité ; haine, au lieu de fraternité.

Mais j’adopte et travaille à pratiquer le mieux possible le culte de cette trinité qui est et ne peut être qu’anarchiste : le Vrai, le Juste, le Beau. Cette Encyclopédie est comme un temple édifié à une Vérité toujours mieux établie, à une Justice toujours plus effective, à une Beauté toujours plus éclatante. En parcourant cet ouvrage, en en dégageant l’idée maîtresse et la pensée directrice, le lecteur impartial constatera que chaque étude est comme une pierre de ce monument que des hommes ayant la passion du Vrai, du Juste et du Beau ont bâti en l’honneur de cette magnifique Trinité.

Dénoncer le Mensonge, flétrir l’Injustice, honnir la Laideur, afin d’inspirer au lecteur le mépris de l’Imposture, la haine de l’Iniquité et le dégoût de la crasse, de la platitude et de la banalité. Par contre, proclamer le Vrai, acclamer le Juste, exalter le Beau, afin de hâter l’effondrement d’une société où ne peuvent ni s’épanouir les fleurs de la Vérité, ni mûrir les fruits de la Justice, ni resplendir les merveilles de la Beauté.

Tel est le dessein que nous poursuivons, ici, depuis près de dix ans et dont les formidables difficultés d’exécution n’ont pu parvenir à nous détourner.

Sébastien FAURE.

TRIPATOUILLAGE

Ce mot vient du néologisme tripatouiller inventé et employé pour la première fois par E. Bergerat, dans une lettre parue au « Figaro » en 1877, à l’occasion des retouches que M. Porel, directeur de l’Odéon, voulait apporter au Capitaine Fracasse, pièce commandée à Bergerat d’après le roman de Th. Gautier. Il inventait le mot et pratiquait la chose ! ...

Par la suite, tripatouiller et tripatouillage sont passés dans la langue. Ils sont le fait de « modifier par des additions, des retranchements, des remaniements faits contre le gré de l’auteur, une œuvre dramatique ou littéraire », et son résultat. C’est ainsi que le Nouveau Larousse définit les deux mots auxquels il ajoute tripatouilleur − celui qui tripatouille, − et il les cantonne dans l’argot du théâtre et de la littérature.

Depuis très longtemps, la langue française avait les mots patouiller et patrouiller, le premier signifiant : patauger, et le second : marcher, s’agiter dans de l’eau bourbeuse, manier malproprement. Par extension, et au figuré, on peut patouiller, patauger dans une œuvre dramatique ou littéraire, et patrouiller en en usant malproprement. Le tripatouillage serait un triple patouillage ou patrouillage. Il y a aussi dans le tripatouillage du tripotage, comme disait Flaubert, c’est-à-dire : « un mélange peu ragoûtant ». Une rectification à apporter au Nouveau Larousse est celle-ci : il y a non moins tripatouillage quand l’opération s’effectue avec l’assentiment de l’auteur, alors qu’il a donné à son œuvre un aspect définitif en la publiant. L’auteur laisse alors patouiller et patrouiller dans son domaine.

Nous avons vu au mot plagiat les rapports étroits qui existent entre cette industrie et le tripatouillage, parmi les supercheries littéraires, Des rapports semblables unissent le tripatouillage et le vandalisme (voir ce mot). Quand celui-ci ne détruit pas l’objet qu’il attaque, quand il se borne à le mutiler, à le déformer, il est du tripatouillage, celui qui s’exerce en particulier sur les œuvres d’art. Le tripatouillage est plus odieux que le vandalisme. Flaubert disait :

« Supprimez, d’accord, mais ne corrigez pas ; dans la suppression complète vous obéissez à la force matérielle, mais en corrigeant vous êtes complice. »

Et il ajoutait :

« Les iconoclastes sont pires que les barbares. »

Les iconoclastes, en brisant les images, corrigeaient le temple, les barbares le détruisaient. La censure est à la fois du vandalisme et du tripatouillage parce qu’elle détruit, interdit ou corrige (voir vandalisme).

La simple contrefaçon artistique et littéraire, qui fait crier si fort les auteurs et les éditeurs parce qu’elle les atteint davantage dans leurs intérêts commerciaux, n’a rien de commun avec le tripatouillage et le vandalisme quand elle laisse intactes la pensée et l’œuvre de l’auteur. Elle n’est plus qu’une question de propriété relevant des tribunaux, mais totalement indifférente au point de vue de l’art et de la littérature. Les amateurs n’hésiteront pas à préférer une des éditions originales de Madame Bovary et de Salammbô contrefaites en Allemagne et présentées sur du beau papier, dans un texte scrupuleusement exact, aux éditions sur papier d’épicier dont l’impression est illisible, et aux éditions de luxe, dites « d’art » où l’on s’est permis d’ « illustrer » les œuvres de Flaubert contre sa volonté formellement exprimée, comme nous le verrons. Si peu scrupu1eux qu’ait été l’éditeur « braconnier », à l’égard de l’éditeur « légitime », il l’a été au moins autant que lui à l’égard de ces œuvres et de leur auteur, et c’est la seule chose qui intéresse les amateurs d’art et de littérature.

Dans un monde qui aurait le respect de l’individu et de sa pensée, le tripatouillage serait impossible. Dans la société appelée « civilisée », basée sur les violences et les falsifications du puffisme, le tripatouillage s’est développé au point de devenir l’industrie littéraire la plus honorée et la plus profitable. Qu’un écrivain produise un chef-d’œuvre ; s’il est pauvre et n’est pas intrigant, il restera ignoré, dédaigné, et mourra sur un grabat. Qu’un tripatouilleur arrive et s’empare du chefd’œuvre ; après l’avoir dépiauté, déchiqueté, vidé de toute substance, pensée et style, et l’avoir réduit à l’état de guano de librairie et de cinéma, il s’en fera une renommée universelle et une fortune. Son tripatouillage lui rapportera des millions, lui fera grimper tous les étages de la Légion d’honneur, lui ouvrira toutes les portes académiques que ne franchirent jamais les Molière, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Goncourt, Mirbeau et Courteline, pour ne citer que les écrivains principaux sur lesquels les Thénardiers tripatouilleurs exercent leur malpropre industrie. Ils ne se contentent pas de faire les poches des morts ; ils s’acharnent sur ce qu’ils ont laissé le plus vivant : leur œuvre, pour la rendre idiote ou ridicule.

Flaubert a souverainement et définitivement jugé les tripatouilleurs, bien que de son temps leurs dégâts étaient encore assez limités. Le cinéma, qui est dans la guerre à l’intelligence humaine ce que les gaz asphyxiants sont dans la guerre à la vie organique, n’avait pas encore été inventé. Qu’aurait dit Flaubert s’il avait pu voir les innommables ratatouilles que deviendraient ses œuvres à ce cinéma ? Quelle douleur aurait été la sienne s’il avait pu savoir que cela se ferait avec l’assentiment, la complicité de ses héritiers, de ceux que son affection et sa confiance avaient constitués les gardiens et les défenseurs de son œuvre et de sa pensée ? .. Mais, par anticipation, il a cloué tout ce monde au pilori. Ils peuvent, après cela, user de toute leur subtilité pour défendre la « liberté d’adaptation », la faire confondre avec la liberté de la presse pour faire admettre la liberté du tripatouillage et ce qu’ils appellent le « droit moral » qu’ils auraient de piller autrui. La liberté et le droit du tripatouillage ne sont, comme la liberté et le droit du plagiat, que ceux de l’escopette braquée dans le domaine théâtral et littéraire, comme à la Bourse, dans le maquis des affaires, et au Parlement, dans les égouts de la politique.

En 1857, lorsqu’on voulut tirer une pièce de Madame Bovary, Flaubert s’y opposa formellement. Le 23 janvier 1858, dans une lettre à Mlle de Chantepie, il écrivit ceci :

« ... On voulait faire une pièce avec la Bovary. La Porte Saint-Martin m’offrait des conditions extrêmement avantageuses, pécuniairement parlant. Il s’agissait de donner mon titre seulement et je touchais la moitié des droits d’auteur. On eût fait bâcler la chose par un faiseur en renom, Dennery ou quelqu’autre. Mais ce tripotage d’art et d’écus m’a semblé peu convenable. J’ai tout refusé net et je suis rentré dans ma tanière. Quand je ferai du théâtre, j’y entrerai par la grande porte, autrement non ... »

Au sujet de « l’illustration de ses œuvres », Flaubert n’était pas moins catégorique. Il écrivait, le 10 juin 1862, à Jules Duplan :

« ...Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra PAS UNE. Ainsi, il est inutile de revenir làdessus. Cette idée seule me fait entrer en « phrénésie ». Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. Jamais ! Jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit définitivement au fond de mon tiroir ... La persistance que Lévy met à demander des illustrations me f ... dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me te montre, le coco qui fera le portrait d’Hannibal, et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte ... »

Deux jours après, Flaubert ajoutait dans une lettre à Ernest Duplan, frère du précédent :

« Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que : la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout… Tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration. »

En 1879, il écrivait encore non moins catégoriquement à G. Charpentier :

« Toute illustration en général m’exaspère, à plus forte raison quand il s’agit de mes œuvres — et de mon vivant, on n’en fera pas. Dixi. »

Mais Flaubert est mort et, depuis, le « coco » et le « pignouf » sont venus. Non seulement ils ont fait le portrait d’Hannibal et le dessin d’un fauteuil carthaginois, mais des spécialistes du « sex-appeal » ont joué et représenté Emma Bovary et Salammbô au théâtre, au cinéma, et, en librairie, Flaubert a été « illustré » de toutes les façons. A côté, des compères se sont trouvés pour dire que le « coco » et le « pignouf » avaient « servi très utilement et très largement Flaubert » !...

Enfin, Flaubert a donné encore plus de précision à sa pensée contre tous les tripatouillages lorsqu’il a écrit ceci à M. Charles Edmond, en juin 1867 :

« Ah ! que j’ai raison de ne pas écrire dans les journaux et quelles funestes boutiques ! La manie qu’ils ont de corriger les manuscrits qu’on leur apporte finit par donner à toutes les œuvres la même absence d’originalité ... Du moment que vous offrez une œuvre, si vous n’êtes pas un coquin, c’est que vous la trouvez bonne. Vous avez dû faire tous vos efforts, y mettre toute votre âme. Un livre est un organisme compliqué. Or, toute amputation, tout changement pratiqué par un tiers, le dénature. Il pourra être moins mauvais, n’importe, ce ne sera plus LUI. »

Ces textes de Flaubert, sur lesquels. il n’est pas possible d’équivoquer, sont sans appel aux yeux de tout artiste véritablement digne de ce nom. Mais pour être un artiste véritable, il faut comprendre Flaubert lorsqu’il écrivait encore ceci :

« Si la littérature moderne était seulement morale, elle deviendrait forte ; avec de la moralité disparaîtraient le plagiat, le pastiche, l’ignorance, les prétentions exorbitantes ; la critique serait utile et l’art naïf, puisque ce serait alors un besoin et non une spéculation. »

Flaubert était fixé sur la « moralité » des tripatouilleurs, mais il ne pouvait savoir jusqu’où irait « l’immoralité » de ceux qui s’attaqueraient à lui. En 1906, Madame Bovary était mise en pièce — ou plutôt en pièces — par un nommé Busnach et jouée au théâtre de Rouen. Ce fut un « four noir ». Le tripatouilleur n’eût même pas l’excuse de la recette. Dès 1916, on tripatouillait Salammbô pour le cinéma, et de quelle façon !... On y voyait le mariage de Matho et de Salammbô ... tout simplement ! Attendons-nous à voir sortir, un jour ou l’autre, une Fille de Salammbô ! Madame Bovary, d’abord tripatouillée en Amérique, l’a été ensuite en France. L’Education Sentimentale, Un Cœur simple, Saint Julien l’ont été aussi. Saint Antoine sera un morceau plus difficile, mais les « cinéastes » ne reculent devant rien. Le « pignouf », un de ces jours, « supervisionnera » Saint Antoine et surtout son cochon.

L’infamie du tripatouillage est ainsi marquée définitivement. Malgré ce, il trouve toutes les complicités au près des pouvoirs publics, dans la presse, dans le public, et même dans la Société des Gens de Lettres qui consacre ainsi l’indignité de tant de ses membres. En soutenant les intérêts des tripatouilleurs, cette Société résigne toute conscience artistique. A côté, les ministres les « honorent » en les décorant, les tribunaux mettent au service de leurs abus appelés des « droits » les sanctions de la loi, la presse leur fait une charlatanesque publicité, et le public, de plus en plus idiotifié, se tait, indifférent quand il n’est pas admiratif, devant des mœurs de foire d’empoigne. Parmi les « gens de lettres », dans la presse, le tripatouilleur n’en est pas moins, et plus que quiconque, le « cher confrère » dont on vantera la « probité professionnelle », dont on louangera « le talent sérieux, l’art personnel, la haute conscience ennemie des compromissions, etc ... ». On lira parfois, dans un coin de journal, la protestation très mesurée, presque apeurée, de quelqu’un trouvant que le « cher confrère » va « un peu trop fort ». On dira que cette protestation a été inspirée par l’envie, et elle sera d’ailleurs noyée dans le flot publicitaire qui remplit le journal.

Il a fallu le cinéma pour que le banditisme du tripatouillage trouvât définitivement, dans la presse, une complicité n’ayant plus de retenue. Le cinéma paie bien. Son industrie possède plus que nulle autre « l’argument irrésistible » cher à Basile ; or, la presse est de plus en plus vénale. S’il est, dans une salle de cinéma, quelques « grincheux » qui sifflent, ils sont, dans des journaux, traités de « snobs », de « chahuteurs », de saboteurs de la liberté d’autrui, de l’art, des entreprises de spectacles « qu’il faut considérer comme de simples perturbateurs, et expulser avec énergie », M. Jean Chataigner a écrit cela dans le Journal, et l’Œuvre l’a trouvé si bien qu’elle a été « heureuse » de le reproduire dans son numéro du 21 février 1930 !

Le tripatouillage est devenu une référence académique. L’Académie Française refuserait ses « prix de vertu », (quelques cents francs), il une « fille-mère » trompée et abandonnée qui s’exténuerait au travail pour faire vivre et élever son enfant ; mais elle a donné le « Grand Prix Gobert », (10.000 francs), à un personnage dont une Histoire de l’Art n’est composée que d’une série de tripatouillages, et elle patronne le dit personnage pour une élection académique ! Il est vrai que lorsqu’on a vu l’élection d’un fabricant de canons à l’Académie des Sciences morales (sic) et politiques, on peut tout voir en fait d’insanité académique.

L’histoire des tripatouillages éventés remplirait toute une bibliothèque. Bornons-nous à les voir sommairement dans leurs principaux domaines.

Les religions, d’où sont venues aux hommes les exemples de toutes les sophistications, ont été bâties sur des tripatouillages sans nombre pour faire accepter leurs dogmes. Les premiers livres religieux ont été des tripatouillages des légendes orales primitives, et ceux qui les ont suivie des tripatouillages de ces premiers. Les védas, le Zend-Avesta, puis la Bible avec ses deux Testaments, et toutes les farceries canoniques, ont été composés de cette façon, par toute une série de supercheries, de maquillages, d’interpolations, comme celles qui ont servi à fabriquer les lettres d’un prétendu Ignace d’Antioche. Le tripatouillage des Antiquités judaïques de Josèphe, fut une des premières besognes de l’apologétique chrétienne. Les apocryphes, bien que rejetés officiellement par l’Eglise, n’en ont pas moins servi à faire croire à la virginité de Marie, qui fut mère de sept enfants, d’après l’évangéliste Marc. Des interprétations tendancieuses ont imposé le célibat des prêtres et fait obligation aux fidèles d’entretenir le clergé, etc..., etc… Le tripatouillage religieux le plus éhonté a été, à notre époque, celui du commandement disant, pour faire marcher les consciences catholiques dans la Guerre de 1914 :

« Homicide point ne seras,
De tait, ni volontairement. »

En marge des tripatouilleurs canonistes, l’Eglise inspira toujours toute une organisation de clercs ou de pieux laïques, depuis la haute et puissante administration de l’Index jusqu’aux plus ignorantins des frater de l’école privée, qui prohibent, expurgent, tripotent tous les textes. On a ainsi, à l’usage de l’enseignement et à toutes ses échelles, les tripatouillages les plus grossiers et les plus savants. Les auteurs classiques sont « corrigés » par des « moralistes » préposés à la conservation des bonnes mœurs et des Ames pures qui fleurissent dans les séminaires, les maisons d’éducation, les œuvres catholiques. Le modèle de ces tripatouillages est celui des Plaideurs, de Racine, par un nommé Hervo, que nous avons signalé dans l’Ecole Emancipée du 15 avril 1922, mais qui n’a ému personne. Des abbés Lemire font feu des quatre fers, à la Chambre des Députés, des journalistes « bien pensants » sont pris de convulsions, devant un Bourueville ou un Bouillot qui, ridiculement, auront supprimé le mot : Dieu dans une fable de La Fontaine ou dans des vers de M. Francis Jammes. Le pal et les petits bouts de bois enfoncés dans les « oreilles » seraient des supplices trop doux pour ces « cambrioleurs de nos richesses littéraires », ces « bêtes malfaisantes qui osent porter sur les chefsd’œuvre leurs mains impies », etc ... M. Jammes fait condamner Bouillot, mais il se tait, comme tous les cafards de sa suite, devant le cas Hervo ! Il se tait, comme tous ces journalistes-pa.triotes, qui ont marché derrière M. J, de Bonnefon pour dénoncer un prétendu « massacre » de Molière, en Allemagne, et restent muets comme des carpes devant l’authentique assassinat de Racine perpétré par le sieur Hervo et dédié à ses fils « futurs volontaires », sans doute pour la défense de Racine ... contre les Allemands ! Ces farceurs ne disent rien non plus lorsque, dans des Morceaux choisis de littérature, un Lebaigue corrige André Chénier en faisant dire à la Jeune Captive :

« Pour moi Palès encore a des asiles verts
L’avenir du bonheur... »

Au lieu de, au second vers :

« Les amours des baisers… »

Tout y passe dans les tripatouillages moraux et pieux ; les lettres d’un Arthur Rimbaud indignement truquées pour faire de ce libertaire incorrigible un monsieur bien pensant, comme les Contes de Perrault ! ...

A la bibliothèque d’un lycée de jeunes filles, lycée de l’Etat s’il vous plait, et laïque dans la mesure où la laïcité n’est plus considérée comme un attentat à la pudeur des jeunes pucelles bourgeoises, on trouve Possession du. Monde, de G, Duhamel, dont huit pages ont été enlevées au commencement du livre et remplacées par des approximations administratives !... On a intercalé dans l’Oiseau, de Michelet, des pages de l’Histoire Naturelle de Buffon !... A la façon de Faguet composant un Musset des familles, on châtre les poètes, on en fait des eunuques de tout repos au près des vertus fragiles. Un M. Formey a fait de l’Emile de Rousseau un Emile chrétien « consacré à l’utilité publique » !... Il n’est pas jusqu’à Mme Hanau, dont le patriotisme financier collabore avec de vieux messieurs de la « Société d’encouragement au Bien » (sic) dans la pratique de la filouterie boursicotière, qui ne tripatouille la Ballade Solness, de L. Tailhade. La chanson, vive et gaillarde, est encore moins épargnée. Nous ne savons si on a « arrangé » le C ... de ma Blonde et Monsieur Dupanloup pour les séminaristes et les Enfants deMarie, mais on a corrigé même l’innocent Cadet-Rousselle. Les petits enfants de France ne doivent pas chanter au couplet des trois chevaux :

« ... Et quand il va voir sa maîtresse,
Il les met tous les trois en tresse ... »

Ce serait aussi indécent que le : « ils ont pissé partout ! », pudiquement supprimé par M. Hervo, dans Les Plaideurs. Ils doivent chanter :

« Pourtant parfois avec adresse,
Il les met tous les trois en tresse !... »

Si le « poète-arrangeur » avait eu l’adresse de mettre aussi dans son premier vers un « mais » et un « cependant », ce serait tout à fait admirable.

A côté de ces tripatouillages par les pattes sales de Tartufe et de sa séquelle, il y a ceux de la politique et de la diplomatie au service de la Raison d’Etat. Ce sont les tripatouillages historiques, œuvre de tous les partis dans le plutarquisme (voir ce mot). Les tripatouillages patriotiques ont été particulièrement nombreux pou ramener et faire durer la Guerre de 1914. J. de Pierrefeu les a dénoncés dans ses ouvrages. D’autres ont raconté les criminelles falsifications des documents diplomatiques de chaque belligérant, et les stupéfiants autant que grotesques exploits de la censure de guerre.

Enfin, les tripatouillages de textes les plus nombreux et les plus courants sont, aujourd’hui, ceux de la presse. Il n’est aucune information de journal, dans le monde entier, qui n’ait été préalablement mise au point, c’est-à-dire tripatouillée pour tromper le lecteur suivant les intérêts les plus divers des maîtres du monde et de leur valetaille gouvernementale et publicitaire. Il n’est pas un journal qui ne soit une boutique de tripatouillage au service du « mensonge immanent » qui règne sur la société (voir Vénalité).

Un autre aspect du tripatouillage est celui de la langue. Il se rattache par ses intentions malveillantes au précédent. Nous avons vu, au mot néologisme, avec quelle virtuosité, et dans quels buts équivoques voisins de la filouterie, il est pratiqué dans les différents mondes des affaires, de la politique, du théâtre, de la presse, par les administrations privées et publiques ou par l’Académie elle-même. Celle-ci a consommé le tripatouillage de la langue française lorsque, se souvenant que, depuis deux cent cinquante ans, elle avait pour mission de donner une Grammaire officielle à cette langue, elle eut l’idée saugrenue de remplir cette mission. (Voir Grammaire.) Mais le cinéma « parlant » a élevé le tripatouillage de la langue à des hauteurs himalayennes. Il a produit entre autres un « A très bientôt ! » qui eût mérité d’être mis en flacons par M. Coty. Là, le « pignouf » pataugeant à pleines bottes dans son marécage, « morvant dans sa soupe » (Rabelais), et « patrouillant dans ses crottes » (Scarron), « refait » les textes des malheureux auteurs qu’il entraîne, Mélusine de l’égout, dans le bourbier de la « supervision » et dans les cochonneries du « sex-appeal ». Ces messieurs « refont » les textes des morts, qui n’en peuvent mais, comme les vivants qui les laissent faire. Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard, qui savaient quelque peu écrire, sont « corrigés » par les « rataconeurs de bobelins » et les « lèche-casse » opérant au cinéma. « Henaurme ! », aurait dit Flaubert. Le public qui n’a jamais appris à bien parler ou a pris l’habitude de mal parler, ne dit rien ; il est à son aise et croit que les Hugo, Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola, Courteline, J. Renard ont écrit comme ça !...

Il y a encore les formes innombrables du tripatouillage dramatique et littéraire, formes moins brutales, moins cyniques qu’au cinéma, assez « comme il faut » pour conduire à l’Académie. Jadis Marmontel et Colardeau refaisaient Venceslas de Rotrou. Saint Foix arrangeait l’Iphigénie de Racine pour la Comédie Française. De nos jours Lorenzaccio a été tripatouillé pour la même Comédie, et Britannicus a été émondé par cette Comédie pour ne pas choquer les oreilles délicates de M. Mussolini !... A l’Odéon, on a joué Clavigo, de Gœthe, complété d’une scène qui n’était pas de lui mais a été, de l’avis de M. E. Sée, « le plus dramatique, le plus pathétique moment de la soirée », si bien que celle-ci, « fort honorable pour Gœthe » a été « tout à l’honneur de ses adaptateurs » ! Qu’est-il resté alors pour Gœthe dans tant d’ « honneur » ?... Un M. de Noussanne à refait les Polichinelles de Becque avec un tel mépris, que cet auteur n’est plus bon à prendre, même avec des pincettes !... M. Léo Sachs a « arrangé » les Burgraves en aggravant son tripatouillage d’une musique à sa façon !... Les Mystères de Paris et le Juif errant ont subi un double tripatouillage, d’abord pour le cinéma, ensuite sous forme de nouveaux romans fabriqués d’après le cinéma ! Dans le Juif errant, les Jésuites sont devenus les Ardents qui n’ont plus rien de commun avec la confrérie de Rodin !... Le tripatouilleur des Mystères de Paris a été fait chevalier de la Légion d’honneur ! On lui devait bien ça.

Les repopulateurs s’en mêlent. L’un d’eux a refait l’Hymne aux morts de V. Hugo en commençant ainsi :

« Ceux qui pieusement PROCRÉENT pour la Patrie ... »

Les traducteurs (traduttoretraditore) ont été de tout temps des tripatouilleurs plus ou moins inconscients. Les auteurs russes se sont vus particulièrement favorisés lorsque la horde s’est jetée sur eux, à l’occasion du snobisme moscovite qui s’est manifesté il y a cinquante ans. Il n’est pas d’auteur étranger qui n’ait eu à souffrir de leurs méfaits. De leur côté, les étrangers tripatouillent avec non moins d’impudeur les auteurs français. Un Américain a ajouté, en français, deux chapitres à Candide !... En Angleterre, des marchands de préservatifs que l’hypocrisie française a appelés « anglais », présentent, sous des couvertures et annonces pornographiques, les œuvres de Flaubert, A. Dumas fils, A. Daudet, Zola, A. France, Maupassant, Richepin et même Rabelais !

La littérature a enfin les tripatouilleurs de bas étage du roman-feuilleton, ceux qui adaptent Shakespeare, Gœthe, Hugo pour les concierges et les dactylos sentimentales. De même que Cyrano de Bergerac n’est connu que par la tragi-comédie de M. Rostand, Juliette et Mignon n’ont accès dans les loges et dans les administrations que par les ragougnasses tirées de Shakespeare et de Gœthe par M. Morphy. Ce monsieur Morphy, trouvant que V. Hugo « écrivait mal » (sic), l’a corrigé quand il lui a emprunté l’Histoire de Cosette !... Hugo a eu autant de tripatouilleurs que d’insulteurs. Souvent ils ont été les mêmes. Ce lion a nourri de sa substance toute la vermine qui grouille à tous les étages littéraires. Parodié sur les tréteaux forains, il est plagié à l’Académie pour « appâter les imbéciles » (M. Pierre Benoit). Avant M, Morphy, gargotier littéraire, un grotesque académique, nommé Courtat, avait prétendu traduire Hugo « du baragouin en français !...».

Au cinéma, qui est le vaste champ d’exploitation, le « milieu » des « gangsters » du spectacle, le « droit d’adaptation », complété du « droit moral », permet d’assister à cette farce de la plus réconfortante moralité : les tripatouilleurs se tripatouillent entre eux, les voleurs se volent entre eux ! Un « cinéaste », ou « cinémiste », comme vous voudrez, refait pour un Ali-Baba de la « camera » un roman ou une pièce quelconque. Son film est retouché par un second et, finalement, ne paraît que sous le nom d’un troisième ou d’un quatrième. Les voleurs volés crient au nom du « droit moral » ; seul, le premier volé n’a que le droit de ne rien dire ; il se rattrapera, s’il le peut.

Voici quelques exploits caractéristiques, entre mille, des tripatouilleurs et surtripatouilleurs du cinéma. Un banquier a entrepris un film « inspiré de Shakespeare, Pouchkine, Gœthe, et quelques autres », Un banquier est riche, il peut tout se permettre !... Après avoir marié Salammbô, le cinéma fait mourir Julien Sorel sur une barricade et non sur l’échafaud, dans Le Rouge et le Noir ! ... Vautrin, de Balzac, est devenu un « Brave la mort » du « milieu » staviskiste et va danser au Bal des Quat’z’Arts !... L’Abbé Constantin a pris les façons « poilues » des curés de M. Vautel !... En attendant de s’attaquer à Beethoven, suivant le projet d’un « pianiste réputé », le cinéma a fait de Chopin un grotesque amoureux de mélo !... Anna Karenine et nombre d’autres œuvres russes dont on a fait des « super-productions » américaines, ont perdu tout caractère spécifiquement russe. Malgré le « respect » dont on prétend avoir entouré l’action, les « vamps » ignorantes et illettrées dont la prétentieuse sottise est interchangeable pour tous les films ont idiotifié ces œuvres, On a fait des Monte-Christo, les Trois Mousquetaires, Sapho, l’Assommoir, Nana, Poil de Carotte, Boubouroche, le Roi Pausole et d’une foule d’autres, des bouillies invraisemblables. Il y a actuellement au cinéma au moins deux versions de Madame Bovary et de Salammbô ; il y en a trois de Manon Lescaut, de Vautrin, des Misérables ; il y en a quatre des Mystères de Paris, de la Vie de Bohème, de la Dame aux camélias, etc. C’est de plus en plus « Hénaurme » !…

Tout naturellement, les tripatouillages historiques du plutarquisme devaient trouver leur place au cinéma et profiter de sa puissance de rayonnement publicitaire. Le cinéma révise les jugements historiques les plus définitifs de la façon la plus imprévue et la plus sommaire. Il suffit ainsi de deux heures de « supervision » −le mot est juste, le spectateur en a plein la vue − pour démontrer que Catherine de Russie, la plus grande des catins impériales, fut un modèle de vertu et de chasteté !...

Il y a dans le cas des tripatouilleurs du cinéma tant d’inconscience imbécile mêlée à la plus insolente fatuité qu’on se demande si l’histoire suivante est bien une farce d’humoriste. Un journal américain a protesté contre A. Dumas qui aurait interprété trop librement, dans son roman le Vicomte de Bragelonne, le film du « grand Douglas Fairbank », le Masque de Fer !...

Enfin, la musique a aussi ses tripatouilleurs. Nous l’avons déjà vu au mot : Plagiat. Plus ou moins odieux ou grotesques sont ceux qui ajoutent des instruments aux partitions anciennes, notamment ceux qui, disait Berlioz, « trombonisent » à tort et à travers Haendel, Beethoven, Mozart, Gluck, etc .., mêlant « d’abominables grossièretés à l’orchestre des pauvres morts qui ne peuvent se détendrent ». (Berlioz : A travers chants.)

II y a le chef d’orchestre qui fait de la sonate en si bémol une Xe symphonie de Beethoven !... Il y a celui qui a « achevé » la Symphonie inachevée de Schubert !... Il y a les adaptateurs pour la T. S. F. et pour les « boites de conserves » à échappement « haut parleur » du cinéma appelé « sonore », et dont les noms, sur les affiches, écrasent ceux des compositeurs, leurs victimes !... Il y a les lieder d’H. Heine, traduits avec une telle inconscience qu’ils n’ont plus aucun rapport avec la musique de Schubert et de Schumann sur laquelle on les chante en français. Heine avait un tel dégoût de ces traductions qu’il se réjouissait quand un éditeur oubliait de mettre son nom à côté de celui de son traditore !... Il y a sous le titre : Beaumarchais, opérette, une ollapodrida de toutes les œuvres de Rossini. Dans une autre opérette, la Maison des trois jeunes filles, ou Chanson d’amour, Schubert est ridiculisé comme amoureux sur des airs pris dans son œuvre !... Il y a les Castil-Blaze, « musiciens-vétérinaires », disait Berlioz, qui prétendent assurer par leurs tripatouillages le succès d’un Weber, et le taxent d’ingratitude parce qu’il a osé se plaindre de la déformation de ses opéras !... D’autres Castil-Blaze ont tripatouillé pour l’Opéra de Paris les ouvrages de Mozart, notamment Don Juan. Mozart n’était plus là pour protester. Ce n’est qu’en 1934 que le Don Juan original a été représenté à Paris. Il y a tous les tripatouilleurs de la virtuosité vocale et instrumentale, les ténors crevés, les rossignols efflanqués, les pétrisseurs du clavier, les acrobates de la chanterelle, les batteurs de mesures à contre-temps, qui prétendent nous « révéler » Beethoven, Mozart, Berlioz, Wagner, Debussy, et qui les révéleraient à eux-mêmes s’ils étaient encore vivants !... Fétis, Kreutzer (pas celui de la sonate), Habeneck, Costa, ont « corrigé » Beethoven qui, parait-il, ne savait pas écrire musicalement !... Il y a enfin les directeurs de théâtre, les impresarios, marchands de soupe dramatique et musicale, et les plus effrontés banquistes.

Berlioz fut aussi indigné que Flaubert coutre les tripatouillages qu’il appelait une « monstrueuse immoralité ». Il disait aux tripatouilleurs :

« Non, non ... Vous n’avez pas le droit de toucher aux Beethoven et aux Shakespeare pour leur faire l’aumône de votre science et de votre goût ... Un homme, quel qu’il soit, n’a pas le droit de forcer un autre homme, quel qu’il soit, d’abandonner sa propre physionomie pour en prendre une autre, de s’exprimer d’une façon qui n’est pas la sienne, de revêtir une forme qu’il n’a pas choisie, de devenir de son vivant un mannequin qu’une volonté étrangère fait mouvoir, et d’être galvanisé après sa mort ... N’est-ce pas la ruine, l’entière destruction, la fin totale de l’art ? Et ne devons-nous pas, nous tous épris de sa gloire et jaloux des droits imprescriptibles de l’esprit humain, quand nous voyons leur porter atteinte, dénoncer le coupable ? » (Berlioz : Mémoires)

Nous nous arrêterons là, sur ce jugement de Berlioz non moins motivé et non moins catégorique que celui de Flaubert, Malgré ce, pas plus que celle de Flaubert, son œuvre n’a été respectée par les « pignoufs » et les « musiciens-vétérinaires ». Sa Damnation de Faust a été deux fois tripatouillée, pour le théâtre et pour le cinéma !

En conclusion, le tripatouillage est-il une chose si grave que cela ? Certains pourront penser que cette question est bien secondaire, et aussi toutes celles qui concernent l’art, à côté des questions vitales et de l’angoissante réalité posées devant les hommes, les travailleurs prolétariens en particulier. Nous répondons ceci :

La question est primordiale et Berlioz l’a posée sur son véritable terrain lorsqu’il a parlé des « droits imprescriptibles de l’esprit humain ». Ce n’est pas seulement la liberté et le respect de l’art qui sont en cause, ce sont ceux de toute la pensée dont l’art est le plus beau fleuron parce qu’il est la manifestation la plus élevée de toutes les espérances humaines. L’homme qui veut être libre doit avoir la préoccupation de la liberté et de la culture de son esprit autant que de son corps. Une liberté ne va pas sans l’autre. On ne peut échapper à la servitude du corps si on accepte celle de l’esprit ; on est incapable d’être un homme libre si l’on n’exige pas l’intégrale liberté de sa pensée autant que de ses bras. C’est pourquoi l’état social qui veut faire des esclaves s’occupe avant tout d’empêcher l’homme de penser d’autre façon que bassement, de l’avilir dans son esprit pour le dominer dans la matière. C’est pourquoi cet état social cherche à rompre la communication avec toute pensée supérieure en la méconnaissant, en la diminuant, en la tripatouillant pour la rendre sotte et ridicule, la discréditer, étouffer toute sa force d’expansion noble et généreuse auprès des foules qu’il veut dominer. Voyez tous les hommes dont l’existence n’a été qu’une longue lutte pour la libération humaine ; on a toujours tenté de les salir, de les atteindre dans leur vie intime pour les discréditer. Voyez tous les chefs-d’œuvre qui ont honoré l’esprit humain ; on a toujours cherché à diminuer leur portée par d’infâmes tripatouillages. Tout ce qui vient de l’autorité, toutes les sophistications dirigeantes, ne sont que des entreprises d’avilissement humain. Nous ne serons des êtres libres que lorsque nous saurons rejeter tout ce qui parodie et atteint l’esprit, lorsque nous repousserons à leur égoût originel tous les tripatouillages, toutes les exploitations qui font de nous des esclaves et des ilotes grimaçants dans le triple domaine : physique, intellectuel et moral.

Edouard ROTHEN.

TRÔLE

n. f. (de l’allemand trollen, courir)

Action d’un ouvrier qui va de magasin en magasin offrir de vendre un meuble qu’il a fabriqué (Larive et Fleury). Vente par l’ouvrier lui-même des meubles qu’il a fabriqués et qu’il offre aux marchands en boutique ou aux passants. Trôleur, ouvrier qui fait la trôle (Vagabond) (Larousse).

La trôle fut un fait spécial des ébénistes parisiens dans le faubourg Saint-Antoine. Les causes initiales furent, en général, les crises commerciales dans l’industrie du meuble, les arrêts de commandes chez les industriels qui ne travaillaient que sur plans et dessins, la mévente des fabricants d’articles courants qui avaient leurs magasins complets. Les patrons débauchaient leurs ouvriers ; les chômages quoique n’étant pas aussi longs que ceux de 1931-32-33, se renouvelaient périodiquement, surtout après les grandes expositions universelles et dans les intervalles qui suivaient les années de grande production. Les secours de chômage n’existaient pas, les ouvriers du faubourg ne voulaient pas mendier aux bureaux de bienfaisance. Malgré que le prix du travail était faible et les vivres moins chers qu’aujourd’hui, les économies étaient tôt épuisées, il fallait manger et faire subsister la famille. Alors, l’ouvrier ne voulant pas d’aumône, dans un coin de son logement ou chez un petit patron qui lui louait un établi, s’ingéniait à construire un meuble qu’il allait lui-même offrir chez les marchands en magasin ou au public : il devenait trôleur.

Une nouvelle forme d’exploitation dans le meuble s’est produite vers 1850 : celle des commissionnaires qui s’adressent aux petits fabricants, intermédiaires qui exigent de gros pourcentages ; connaissant leurs besoins quotidiens, leur manque d’avances financières, ils en profitent pour acheter à bas prix.

Un autre genre d’intermédiaires apparut sous le Second Empire, les porte-faix auvergnats comme les forts des halles, tenaient les coins des artères des rues de Charonne, d’Aligre, de Saint-Nicolas, de la Roquette ; ils allaient chez les petits artisans et se chargeaient de vendre leur travail soit aux commissionnaires, soit dans les magasins du faubourg et de Paris. Des maisons aujourd’hui cotées furent fondées par ces intermédiaires et ont fait fortune sur la sueur des pauvres fabricants.

Avant 1870 et jusqu’en 1880, la trôle se pratiquait par ces mêmes auvergnats. Sur un crochet ils se chargeaient à dos l’armoire finie, sans glace, et allaient offrir leur marchandise d’une boutique à une autre. Peu à peu, les auvergnats, qui prélevaient de gros profits, disparurent en partie ; les producteurs transportèrent eux-mêmes et offrirent directement leur travail ; les uns, leur meuble sur l’épaule s’il n’était pas trop lourd, les autres les véhiculaient sur des voitures à bras. De nombreux petits artisans, ouvriers en chambre, façonnaient ainsi dans les rues de Reuilly, de Montreuil, dans le quartier de Charonne, à Montreuil et dans le Bas-Bagnolet. Ils exécutaient des meubles de tous genres.

Jusqu’en 1885, la vogue fut au style gothique en chêne (inutile de dire que l’ensemble était grossier et impur), bibliothèques, buffets, chaises, tables à colonnes torses et à chimères sculptés à l’envolée, lits vulgaires en noyer, armoires à cadres en acajou. Après, succéda le buffet et la desserte Henri II, les lits Louis XV, les tables à abattants et à allonges, les vide-poches, tables à ouvrage et de nombreux petits meubles massifs ou plaqués, des guéridons, tables de salons, etc.

Beaucoup de marchands (comme encore aujourd’hui) n’avaient pas d’ateliers, ils garnissaient leurs magasins en s’approvisionnant au marché des trôleurs.

Après la guerre de 1870 et la Commune de 71, la trôle déclina, parce que les demandes d’achats étaient considérables, les employeurs manquaient de bras. Cette période de prospérité dura jusqu’à ce que les dégâts causés par les méfaits de la guerre fussent comblés ; la trôle de ce fait était insignifiante et ne tenait que par les auvergnats qui commerçaient avec les petits fabricants. A cette époque, il y eut une intense production qui, non seulement remplit les vides, mais accumula des stocks ; l’Exposition Universelle de 1878 donna encore de l’extension aux affaires.

En 1882, les ouvriers en profitèrent pour déclencher une grève quasi-générale ; les prix étaient de 60 et 70 centimes ; ils obtinrent 80 centimes à l’heure et une hausse dans les prix des travaux aux pièces, forfaits. Mais toutes ces augmentations acceptées et signées par les patrons et le syndicat ouvrier ne furent que momentanées.

En 1884, commença une forte crise qui dura jusqu’à l’Exposition de 1889. A défaut de commandes, les ateliers fermaient et le personnel était licencié. En cet état aigu, de nombreux ébénistes, sculpteurs, chaisiers s’employèrent à faire chez eux, toutes sortes de meubles qu’ils vendaient le samedi à la trôle.

Les marchands du faubourg, de Paris et des environs s’y fournissaient ; entre eux, ces mercantis se concertaient pour acheter (comme à l’Hôtel des Ventes), et attendaient jusqu’au soir pour fatiguer les trôleurs ; ces derniers, lassés, craignant de ne pas vendre leurs bahuts, voyant la nuit arriver, donnaient leur travail à un prix dérisoire, pour la bouchée de pain qui leur permettait, tant bien que mal, de donner à manger à la famille.

Vers 1890, après le percement de l’avenue Ledru-Rollin et de la rue Trousseau (ancienne rue Sainte-Marguerite), le marché se tient sur cette nouvelle avenue. Les trôleurs l’envahissent sur toute la chaussée, empêchant totalement la circulation des voitures.

Le travail des trôleurs, exécuté dans des conditions défectueuses d’installation, d’outillage, de matières premières, ne peut être que de qualité inférieure. Avec subtilité et boniments, les vendeurs se chargeaient de prouver aux naïfs acquéreurs, la solidité et la qualité de la marchandise. Le proverbe que l’acheteur n’est pas toujours connaisseur est bien vrai.

Le marché de la trôle fit une véritable concurrence aux magasins et aux fabricants de meubles courants et ordinaires. Il fut aussi une cause de la diminution des prix aux ouvriers dans les ateliers patronaux. Les marchands et les fabricants adressèrent des pétitions au Conseil Municipal pour la suppression de ce marché, prétextant une concurrence déloyale et l’encombrement de la voie publique. Les deux chambres syndicales patronales, celle de l’Ebénisterie de la rue de la Cerisaie et celle du Meuble sculpté de la rue des Boulets éditèrent des manifestes contre les trôleurs. La chambre syndicale ouvrière de l’Ebénisterie et du Meuble sculpté, faisant chorus avec les exploiteurs, réclama de même leur suppression en disant qu’ils étaient la cause de la diminution des prix de main-d’œuvre.

Si les exploiteurs étaient logiques pour conserver leurs privilèges qui se trouvaient atteints, le syndicat ouvrier ne l’était pas, il voyait l’effet sans en chercher les causes, qui étaient dans la misère des travailleurs atteints par le chômage.

Dans les 11ème, 12ème et 20ème arrondissements, un noyau d’anarchistes comprit le problème dans sa réalité ; il se détacha de la Chambre syndicale pour former l’Union syndicale des Ouvriers ébénistes, et une propagande se fit pour faire comprendre aux travailleurs toute la vérité. On imprima des tracts qu’on distribuait partout dans les ateliers et aux tôleurs. On y indiquait que, pour supprimer la trôle, il fallait supprimer la misère. Et l’idée de révolte et d’expropriation se répandit dans tout le faubourg Saint-Antoine. Des groupes révolutionnaires : les Egaux du 11ème rue Basfroi, le Drapeau noir de Charonne, rue des Haies, aidèrent à la propagande de la nouvelle Union syndicale. Les camarades anarchistes voyant le moment propice à la diffusion des idées libertaires fondèrent le journal Le Pot à Colle, qui tirait à 6.000 exemplaires, se vendait cinq centimes et se lisait ardemment parmi les ouvriers de l’ameublement.

En 1891, la misère grandissant, la trôle prit une extension considérable. Les quotidiens en donnèrent de longues chroniques favorables au patronat ; une ligue se fonda contre la trôle (Eclair du 19 octobre 1891, Intransigeant de décembre 1893) ; les patrons se plaignent qu’il y ait 12.000 chômeurs qui travaillent pour la trôle. En 1893, la question est de nouveau agitée. Une pétition réunit 4.500 signatures, sous la direction du patron Guérin, président de la Ligue, après une réunion tenue au Café de l’Espérance, dans le faubourg ; elle est portée, par une commission de sept ouvriers, sept négociants et sept patrons, à la Préfecture de la Seine pour sa suppression. Les Pouvoirs publics n’osèrent intervenir, ils craignirent les sursauts populaires.

Les anarchistes veillaient et entretenaient l’esprit de révolte, des animateurs libertaires visitaient les chômeurs et les trôleurs, organisaient des secours, ceux qui ne pouvaient payer leur loyer aux propriétaires étaient déménagés à la Cloche de Bois (voir le mot Vautour), des logements leur étaient trouvés avec de bons renseignements, savamment préparés. La propagande des idées anarchistes fit un pas immense ; le peuple voyait chez les anarchistes le désintéressement, la solidarité, il était avec eux.

Aux approches de 1900 et de l’Exposition Universelle, les demandes d’ouvriers dans les ateliers firent beaucoup diminuer le marché de la trôle. Elle n’en continua pas moins, mais n’eut plus un caractère misérable ; des petits artisans et patrons continuèrent à trôler, patrons sans vergogne qui exploitaient les malheureux Belges et Luxembourgeois qui arrivaient à Paris dénués de ressources, patrons qui tenaient en même temps un débit de vin et logeaient aussi leurs ouvriers, qui couchaient souvent dans l’atelier, sur les copeaux ; à la fin de la semaine, ces infortunés étaient souvent redevables à leurs mercantis exploiteurs.

Après 1900, on mena une forte campagne contre les travaux aux pièces et pour l’unification du prix de l’heure ; elle commençait à donner de bons résultats quand survint la guerre en 1914, laquelle anéantit ce qui avait été conquis. L’égoïsme individuel remplaça la solidarité qui avait fait un grand pas dans l’esprit des travailleurs de l’ameublement.

Depuis qu’est terminée l’horrible guerre, le marché de la trôle a disparu ; la mort atteignit 1es travailleurs qui devinrent moins nombreux, les démolitions des villes et des villages par le feu et la mitraille, mobiliers et agencements, durent être remplacés d’ abord par du provisoire, puis par des meubles plus stables, De 1918 à 1930, le meuble s’est fabriqué sans trêves très marquées ; les demandes affluant, tous les ouvriers sont occupés, la trôle n’existe plus.

Ce qui ressort de cette dernière période où tous travaillent intensément avec des machines perfectionnées qui spécialisent et rationalisent le travail, où on voit les salaires s’élever, c’est que presque tous ne virent plus qu’ils n’étaient quand même que des salariés, esclaves du Capital. La plupart, parce qu’ils possédaient quelques économies croyaient que cela était une fin et qu’ils étaient à l’abri de la misère.

En 1931, on commence à se rendre à la triste évidence, on déchante ; par la surproduction, de nombreux exploiteurs sont devenus des fortunés millionnaires ; la trôle n’est plus et le spectre de la misère apparaît sans qu’on en aperçoive la fin, tandis que le Capitalisme reste le maître du monde. Le chômage, par la surproduction, est général ; chaque jour, les ateliers se ferment ; que sera demain ? Si les travailleurs tombent dans l’avachissement de l’aumône, ne comptent que sur les secours du chômage ; si, enfin, ils ne prennent pas conscience de sujets qu’ils sont de la finance. Les gouvernants garantissent le règne du capitalisme par le cataplasme antirévolutionnaire des indemnités aux chômeurs, palliatif qui assure à la bourgeoisie, par la veulerie populaire, la continuation de sa suprématie sur le travail.

Souhaitons que les travailleurs s’unissent dans les syndicats révolutionnaires qui mènent la lutte de classe contre les exploiteurs, l’Etat et les politiciens ; qu’ils s’entendent pour détruire les causes de leur misère qui est entièrement dans leur soumission au Capital et à l’Etat. Qu’ils soient enfin des êtres libres dans une société libre, où les dieux et les maitres auront disparu.

L. GUERINEAU

TROMBE (ou TORNADES)

n. f.

Nom donné à une colonne d’eau ou de vapeur mue en tourbillon par le vent.

Pendant la belle saison, quand l’air est agité, de petits tourbillons se produisent souvent. Ils soulèvent de la poussière, des feuilles mortes, de la paille, secouent violemment les rameaux des arbres. Ces petites trombes se forment aux endroits où la terre est nue et fortement chauffée par le soleil. Elles semblent être produites par une rupture de l’équilibre de l’air, due à un échauffement local. Elles n’amènent aucun dégât.

Les vraies trombes sont constituées par des nuages opaques noirâtres. Ce sont des appendices des nuages avec qui elles se déplacent de concert. Elles forment des tourbillons dont le diamètre ne dépasse pas quelques centaines de mètres. Elles sont accompagnées généralement d’un vent violent, soufflant en tempête et produisant éclairs, pluie ou grêle. Sur terre, elles sont animées d’un mouvement de rotation aspiratoire qui peut dessécher de petits cours d’eau, des étangs peu étendus, des mares. Sur mer, les trombes d’eau résultent de l’aspiration des eaux par le mouvement tourbillonnaire du vent. Elles se déplacent ordinairement très rapidement en produisant un grand bruit. Parfois, mais rarement, on a vu des trombes rester stationnaires. Elles apparaissent volontiers lorsque la situation atmosphérique générale est orageuse. Elles semblent dues à une rupture d’équilibre se produisant à une grande hauteur dans l’atmosphère. Une fois engendrés dans les nuages, les tourbillons se propagent vers la terre. Mais une température élevée n’est pas indispensable pour la formation des trombes. Il s’en est produit, en décembre 1887, à Upsal, avec une température maximum de 6 degrés. Elles peuvent causer de grands dégâts. La terre et les objets placés à la surface du sol sont soulevés par les trombes. Elles brisent ou renversent les arbres, démolissent les toits et même les maisons. Citons les trombes désastreuses de Saint-Claude (Jura), en 1800 ; Cette (Hérault) et Maisons-Laffitte (Seine-et-Oise), en 1892 ; Asnières, en 1897 ; Ath, en Belgique, en août 1900 ; Florennes, en 1902. Les Etats-Unis d’Amérique sont plus souvent ravagés que d’autres régions par des trombes désastreuses.

Ch. ALEXANDRE

TROUBADOUR, TROUVÈRE

Ces deux mots se rattachent au verbe trouver, pris au sens ancien de composer en vers ; mais trouvère est la forme du cas sujet dans la langue d’oïl (le cas régime est troveor), tandis que troubadour (ou plutôt trobador est la forme régime dans la langue d’oc (le cas sujet est trobaire).

N. m. LITTER. : poète ayant composé dans l’ancienne langue française. Le premier de ces deux mots désigne les poètes en langue d’oc, le second ceux en langue d’oïl (Dictionnaire Larousse).

De même source, nous trouvons encore sur ces mots :

Encycl. Les ancêtres des troubadours et des trouvères sont les jongleurs. De bonne heure, à l’art de réciter des vers, quelques jongleurs joignirent celui d’en composer : ce sont ceux-là qui furent qualifiés « trouveurs ». Les troubadours allaient ordinairement de Cour en cour, séjournant plus ou moins longtemps dans chacune d’elles, selon le succès qu’ils y obtenaient. Au nord, au contraire, nous voyons d’assez bonne heure des trouvères attachés à la personne des grands seigneurs : Robert d’Artois et Charles d’Anjou, au XIIIème siècle, en avaient plusieurs à leurs gages. C’est surtout dans ce milieu seigneurial que le rôle et la condition des trouvères se transforma. Bientôt, en effet, quelques-uns furent jugés capables d’écrire et de transmettre à la postérité les faits et gestes de leurs protecteurs : ils devinrent alors de véritables historiographes ; ainsi, Froissart, Chastellain, Molinet et Meschinot. La condition du trouvère était surtout fort rehaussée s’il savait le latin : on lui demandait alors de traduire ou d’imiter les œuvres de l’antiquité, où l’on croyait qu’était renfermée toute science. C’est le rôle que jouent, à la cour des rois d’Angleterre, Wace et Benoit de Sainte More. Enfin, il va sans dire que l’art de composer n’était pas le privilège de cette caste plus ou moins asservie : des bourgeois, et même de fort grands seigneurs y acquirent ce qu’on appellerait aujourd’hui un beau talent d’amateur ; tels, au XIIIème siècle, Jacques Bretel, Thibaut de Champagne, le châtelain de Coucy et, au XVème siècle, Charles d’Orléans,

« Il ne saurait être question de citer ici même les plus connus parmi les trouvères et troubadours ; nous nous bornerons à les classer par groupes en indiquant sommairement les caractères dominants de chacun de ceux-ci. C’est le Limousin et le Périgord qui furent le berceau de la poésie courtoise ; c’est aussi à cette région qu’appartiennent les poètes les plus anciens et les plus estimés, dans ce genre : Bernard de Ventadour, Guiraud de Borneil, Arnaut de Mareuil, Arnaut Daniel ; quelques-uns des troubadours les plus anciens sont originaires de la Gascogne et avaient commencé par être jongleurs (Cercamon, Marcabrun, Marcoat). A l’Auvergne et au Velay appartiennent Peire d’Auvergne, Pierre Cardinal, le Moine de Mautoudon ; au Languedoc, Peire Vidal, Raimon de Miraval, Aimeric de Peghilhan, Guilhem Figueira, Guiraut Alquier ; à la Provence, Rambaut d’Orange, Folquet de Marseille, Rambaut de Valqueiras, Bertran d’Alamanon. Dans le Midi, les troubadours reçurent bon accueil surtout en Provence, dans le comté de Toulouse, chez les seigneurs de Foix, de Rodez, de Narbonne, etc...

« Au Nord, les cours où les trouvères jouirent de la protection la plus efficace furent celles de Normandie, de Champagne, de Blois, de Flandre et de Hainaut. La Picardie et l’Artois furent aussi des centres d’intense production poétique ; les poètes trouvaient, dans ces grandes villes commerçantes, un public bourgeois, d’un goût moins raffiné, mais plus large que celui des grands seigneurs. Les bourgeois, eux-mêmes, formés en corporation, tour à tour pieuses et badines, s’adonnaient à la littérature et poussaient fort loin la verve satirique et la maligne observation des caractères. Il y eut, à Arras, toute une école de poésie lyrique, et cette région qui produisit une innombrable quantité de fabliaux dits moraux et satiriques, fut aussi le berceau du théâtre français profane et comique (Jeu de la Feuillée, Robin et Marion, d’Adam de la Halle). Ce sont les provinces, toutes voisines, de la Flandre et du Hainaut qui virent éclore, aux siècles suivants, l’école historique si brillamment représentée par Jean Le Bel, Froissart et les chroniqueurs de la cour de Bourgogne, A partir du XIVème siècle, le rôle des troubadours est fini, puisque la langue nationale a été, au Midi, remplacée par le français dans l’administration et la littérature. Quant aux trouvères, il n’y a pas lieu de prolonger leur histoire au delà du XVème siècle, puisque alors, connue nous l’avons vu, leur condition se transforme et que le nom qui les désignait d’abord fait place à d’autres, correspondant mieux à leur nouvel état social. » (G. Paris, La Littérature française au moyen âge, 2e série.)

Voici maintenant, glané ailleurs que dans le Dictionnaire Larousse, des appréciations documentaires sur le sujet que nous étudions.

M. Nisard remonte au troubadour Guillaume de Lorris l’auteur de la première partie du Roman de la Rose et à Jean de Meung, clerc savant, libre qui en composa la seconde partie. Il écrit alors :

« Guillaume de Lorris n’avait rêvé que la conquête d’une rose, symbole de l’amour chaste et chevaleresque des troubadours. Jean de Meung a flétri la rose en la cueillant. »

La langue s’est enrichie du fait que troubadours et trouvères ont travaillé à la rendre expressive.

La langue du Xème siècle nous est surtout connue par une cantilène en l’honneur de Sainte Eulalie, et celle du XIème par les lois que Guillaume le Conquérant donna aux Anglais après avoir soumis leur pays.

La langue d’oïl et la langue d’oc se développèrent avec des alternatives diverses. La langue d’oc, plus sonore, plus harmonieuse, plus poétique, aura son époque de splendeur au moyen âge, avec les troubadours, et son influence se fera largement sentir sur la langue d’oïl. Celle-ci, toutefois, dotée plus certainement des qualités propres à l’esprit français : la clarté, la lucidité, l’ordre, la méthode, finira par l’emporter sur sa rivale, grâce, peut-être, aux circonstances exceptionnelles qui ont favorisé le développement de son caractère. Mais au XIème siècle, la langue d’oc domine en souveraine ; nous en trouvons la preuve dans les manuscrits précieux qui encombrent nos bibliothèques. C’est un curieux et intéressant travail que la comparaison des dialectes encore subsistants de la France méridionale avec la langue que parlaient alors les troubadours et les trouvères ; on y découvre le fonds même de la langue que parlaient tous ces poètes ; les mots abondent qui ont la même orthographe et la même assonance qu’alors. Les copistes on plutôt certains étymologistes, ont pu, sous prétexte de science, les « enrichir » de lettres inutiles ; le français de nos jours ne s’y reconnaît pas.

Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que c’est par la chanson que s’est perfectionnée, simplifiée, clarifiée la façon d’émettre des idées accessibles à tous par les vers chantés des troubadours et des trouvères.

Plus tard, ce sont encore les poètes et les orateurs du grand siècle qui lui donneront l’éclat majestueux du beau langage et les écrivains du XVIIIème siècle lui donneront la clarté, la simplicité.

Pour arriver à constater quelques caractères d’un idiome littéraire, il nous faut attendre qu’il ait pu se dégager, mais bien imparfait encore et grossier des éléments divers qui vont concourir à sa formation ; il nous faut arriver jusqu’à la bifurcation du français en langue d’oc et en langue d’oïl, idiomes qui ont eu leurs plus illustres interprètes dans les troubadours et les trouvères, premiers représentants de l’esprit français au moyen âge. Cet honneur revient surtout aux troubadours, dont les tensons ont précédé de cent ans les sirventes des trouvères. M. Michelet nous paraît avoir été bien sévère pour cette première efflorescence de notre littérature ; à son avis, elle est légère, immorale ; elle est pédantesque et subtile ; ce n’est qu’une fleur éphémère que la lourde main des hommes du Nord aura raison d’écraser. Nous pensons que le poète de l’Oiseau et de l’Insecte, le poète au style pailleté, miroitant, fouillé, forcé, le poète dont un critique très fin, M. Charles Monselet, a pu dire avec quelque raison : son langage est un patois ; nous pensons, disons-nous, que M. Michelet aurait dû apporter plus d’indulgence dans son jugement sur Arnaud de Marteil, Sordel, Bernard de Ventadour, Bertrand de Born, etc. « Pour jouir, dit Schlegel, de ces chants qui ont charmé tant de preux chevaliers, tant de dames célèbres par leur beauté, il faut écouter les troubadours eux-mêmes et s’efforcer d’entendre leur langage. Vous ne voulez pas vous donner cette peine ? Eh ! bien, vous êtes condamné à lire les traductions de l’abbé Millot ». Si nos premiers poètes du Midi avaient besoin d’une réhabilitation, nous opposerions au jugement de M. Michelet deux autorités bien autrement compétentes, quelque respect que nous professions pour la sienne : nous voulons dire Dante et Pétrarque. Dante, l’immortel Florentin, ne le prenait pas de si haut avec cette poésie éclose au soleil de la Provence ; pour le prouver, nous n’aurions qu’à rappeler sa rencontre aux enfers avec Bertrand de Born, et au purgatoire avec Sordel, qu’il compare à un lion reposant, calme en sa force. Citons ici, de ce troubadour, un passage qui légitime bien cette fière imagé :

« Je veux, en ce rapide chant, d’un cœur triste et marri, plaindre le seigneur Blacas, et j’en ai bien raison, car en lui j’ai perdu un seigneur et un bon ami, et les plus nobles vertus sont éteintes avec lui. Le dommage est si grand que je n’ai pas soupçon qu’il se répare jamais, à moins qu’on ne lui tire le cœur et qu’on ne le fasse manger à ces larrons qui vivent sans cœur, et alors ils en auront beaucoup.

Que d’abord l’empereur de Rome mange de ce cœur ; il en a grand besoin s’il veut conquérir par force les Milanais, qui maintenant le tiennent conquis lui-même, et il vit déshérité malgré ses Allemands.

Qu’après lui mange de ce cœur le roi des Français, et il retrouvera la Castille qu’il a perdue par niaiserie : mais s’il pense à sa mère, il n’en mangera pas, car il parait bien, par sa conduite, qu’il ne fait rien qui lui déplaise.

Je veux que le roi anglais mange aussi beaucoup de ce cœur, et il deviendra vaillant et bon, et il recouvrera la terre que le roi de France lui a ravie parce qu’il le sait faible et lâche. » (Trad. du M. Villemain)

Tous les princes, tous les seigneurs de l’Europe ont ainsi successivement leur part à cette sauvage invitation, à cette sanglante invective, dont aucun poète n’a jamais surpassé le ton vigoureux et la couleur éclatante.

Et qu’on n’aille pas croire que ce chant soit une exception, une page isolée dans ce livre du Gay Saber que tant de critiques ne se sont pas même donné la peine d’ouvrir ; qu’on en juge par les vers suivants, dus à l’autre troubadour rencontré par Dante an batailleur Bertrand de Born :

Bien me sourit le doux printemps
Qui fait venir fleurs et feuillage ;
Et bien me plait lorsque j’entends
Des oiseaux le gentil ramage.
Mais j’aime mieux quand sur le pré
Je vois l’étendard arboré,
Flottant comme un signal de guerre ;
Quand j’entends par monts et par vaux
Courir chevaliers et chevaux,
Et sous leur pas frémir la terre,
Et bien me plait quand les coureurs
Font fuir au loin et gens et bêtes !
Rien me plaît quand nos batailleurs
Rugissent ; ce sont là mes fêtes !
Quand je vois castels assiégés,
Soldats sur les fossés rangés,
Ebranlant fortes palissades ;
Et murs effondrés et croulants,
Créneaux, mâchicoulis roulants
A vos pieds, braves camarades !
..........................................
Je vois lance et glaive éclatés
Sur l’écu qui se fausse et tremble ;
Aigrettes, casques emportés,
Les vassaux férir tous ensemble,
Les chevaux des morts, des blessés,
Dans la plaine au hasard lancés,
Allons ! que de sang on s’enivre !
(Trad. de M. Demogeot)

Tels étaient les sirventes des troubadours, leurs chants de colère et d’indignation, faits pour être accompagnés du cor guerrier ; quant à leurs tensons, composés sur un mode plus harmonieux et plus doux, ils ont charmé les oreilles de toutes les belles châtelaines du moyen âge.

Les chants des troubadours et leur gay saber furent étouffés dans les flots de sang que fit verser la guerre des Albigeois ; leur héritage passa aux poètes du Nord, aux trouvères : le règne de la langue d’oïl commençait.

Il n’est pas nécessaire, après cela de remonter plus haut et de s’étendre davantage. Aussi bien, les 4.000 vers de la première partie et les 18.000 de la seconde du Roman de la Rose ne prouveraient pas moins ni plus la charmante épopée littéraire des troubadours.

Quand, de nos jours, nous voyons des chanteurs ambulants autour desquels s’assemblent les curieux, il nous vient à l’idée que ces chanteurs sont une réminiscence des troubadours et des trouvères.

Certes, ils n’en ont plus le caractère, ni la notoriété.

Les temps sont bien changés. Cependant, ils ont leur charme et leur utilité aussi, ces chanteurs actuels, dans nos faubourgs, sur nos boulevards, provisoirement installés sur des emplacements également provisoires à cause de travaux des voies ; ils sont tolérés surtout au moment de certaines fêtes. On les rencontre encore sur les foires et marchés, dans les fêtes locales, enfin, partout où il y a affluence. Ils chantent souvent accompagnés de musiciens et vendent la chanson ou le recueil de chansons, popularisant ainsi les succès du jour des cafés-concerts et music-hall ou vulgarisant les couplets les plus faciles et les plus goûtés d’opérettes et pièces de théâtre, réputées ou nouvelles.

Ce sont les vulgarisateurs de la chanson. L’on a souvent le spectacle agréable d’apprécier la vivacité d’esprit, de mémoire et la délicatesse d’oreille des auditeurs qui apprennent ainsi, sur place, romances, chansons ou chansonnettes en accompagnant, en chœur, surtout au refrain, les troubadours modernes. C’est un tableau de mœurs parisiennes et populaires qui ne manque pas de couleurs et de caractère. Et si la chanson est bonne et bien faite, s’il y a du sentiment naturel et poétique, c’est, on peut le dire, de la beauté qui s’envole, de l’enseignement qui se répand. Et, si la chanson est de la critique intelligente des mœurs, de la stupidité ambiante, des préjugés courants, c’est alors de bonnes idées semées à plein vent et c’est de la bonne propagande qui ne peut qu’effaroucher les pudibonds, les bien pensants hypocrites et les cagots. Malheureusement, ce sont aussi et trop souvent, des inepties égrillardes, des romances imbéciles, des chants sans rimes ni raison, tout ce qui opprime, abrutit et maintient le peuple soumis, servile et résigné à tout. Cela est déplorable. Boycottons-les.

Les chanteurs des rues, les chanteurs ambulants ont eu leur gloire. Ils ont également leurs titres de noblesse.

Ne sont-ils pas, en effet, les descendants professionnels des troubadours et des trouvères ? Ceux-ci furent les propagandistes, par la chanson, d’une époque historique.

Troubadours et trouvères ont leur histoire, qui fut belle. Résumons-la :

Au moyen âge, les violoneux, les jongleurs, les ménétriers et autres amuseurs publics formaient sous le nom collectif de troubadours une corporation qui a compté plusieurs célébrités. L’esprit de groupement naissait du besoin de solidarité. Le syndicalisme existait.

Ces troubadours, jouissant de privilèges spéciaux, étaient respectés partout et par tous, même des routiers. Parmi eux, se trouvaient de véritables artistes, aimant leur métier et s’honorant de l’honorer. On peut imaginer qu’ils étaient indépendants et braves. C’est avec ces qualités qu’ils osaient s’aventurer au milieu des gens de guerre et des routiers dont les campagnes de France étaient, à l’époque, infestées. Mais la chanson passe partout.

Quand un ménestrel survenait dans un bivouac, il recevait aussitôt bon accueil, on lui donnait la bonne place, on lui servait les meilleurs morceaux et on lui versait force rasades, sans rien lui réclamer d’autre qu’une chanson.

C’était la bonne vie pour le troubadour, aussi bien au bivouac que dans les bourgs et les cités ; aussi bien sur la place de la ville ou du village que dans les manoirs et dans les châteaux. C’est pourquoi les troubadours s’appliquaient à se faire aimer.

Chez le serf aussi bien que chez le seigneur, le troubadour trouvait porte ouverte et table mise de bon cœur.

En ce temps-là, comme en tout temps, on aimait les chansons d’amour et d’espoir !

On les aimait d’autant plus qu’à cette époque troublée où les gens, les pauvres gens, passaient leur vie dans des transes perpétuelles, la moindre distraction était la bienvenue parmi eux ; c’était une diversion aux sombres tableaux qu’ils avaient journellement sous les yeux. Le troubadour, c’était la joie.

Les seigneurs ne dédaignaient pas d’offrir l’hospitalité en leur seigneurie à ces poétiques vagabonds, qui savaient mettre en chansons les événements du jour, les espoirs du lendemain.

Les hauts barons ne s’amusaient pas toujours au fond de leurs vieux manoirs, surtout pendant l’hiver. Les jours sont courts, les soirées sont longues.

La chasse, quand ce n’est pas la guerre, donne lieu à bien des conversations, à bien des récits. Les exploits du cerf, les colères du sanglier, les dangers courus, les obstacles surmontés. Cela se raconte avec plaisir et est écouté de même. Mais cela finit par être toujours la même histoire, racontée par les mêmes historiens ou témoins. Aussi, quand un troubadour se présentait à la poterne du château, était-il reçu à bras ouverts. Il allait intéresser, divertir et charmer... Et en quel style, quels accents, quelle musique ! Lui aussi connaissait des histoires de chasse, de guerre et de pays voisins ou éloignés, d’où il venait, disait-il. Aussi, probablement, il amplifiait ; peut-être exagérait-il : « a beau mentir qui vient de loin ». On le croyait, car c’était toujours beau, puisque c’était toujours brave.

Le repas des châtelains terminé, le ménestrel, assis au coin de la vaste cheminée, où brûlait un chêne entier, entonnait, en s’accompagnant d’un instrument à cordes, quelque mélodie ou quelque ballade mélancolique. Les chansons gaies étaient réservées aux villageois. Les récits des troubadours plaisaient autant que leurs chansons, surtout aux guerriers, plus batailleurs et rudes que musiciens et poètes. Mais les jeunes femmes et les jeunes filles aimaient mieux la musique et les beaux vers. Elles savaient bien qu’on y parlait souvent d’amour.

Le troubadour savait plaire à tout le monde et il en était récompensé. Il ne se contentait pas de pincer de la guitare ou de la mandoline pour être seulement agréable au beau sexe. Il savait aussi se faire valoir auprès du haut seigneur et de toute sa famille. Comme les diseuses de bonne aventure, il s’enquerrait préalablement le long de la route, du nom du châtelain et de celui de la châtelaine, de leurs aïeux, de leurs exploits. Aussitôt, il improvisait des histoires ou des chansons exaltant la valeur de l’un et la beauté de l’autre. Il arrangeait quelque flatteuse ballade sur un air charmant. Le tout plaisait fort et portait juste : la bravoure du châtelain, la douceur de la châtelaine et le mérite des aïeux, composait le bouquet poétique par lequel payait son écot à ses hôtes généreux le troubadour de passage, l’enfant du gai savoir.

Les troubadours avaient surtout le mérite de répandre les nouvelles, d’exalter les exploits, de flétrir les méfaits et d’apprendre beaucoup en vagabondant, pour enseigner gaîment leur savoir mis en chansons.

Ils n’étaient pas tous des lettrés, mais ils aimaient les belles lettres. Ils savaient rire ou pleurer eux-mêmes pour égayer ou attendrir les autres. C’étaient de vrais poètes.

Leurs connaissances littéraires étaient pourtant assez étendues. Ils ne manquaient surtout ni de verve, ni d’à-propos, ni d’inspiration. Leur talent était fait de tout cela.

Il n’était pas question de syndicalisme à leur époque ; cependant, il est à noter qu’ils s’étaient groupés en une confrérie joyeuse et solidaire. D’importants personnages, ai-je lu quelque part, ne dédaignaient pas de s’y affilier. On y voyait des chevaliers, bardés de fer, rimant des virelais ou chantant des couplets, en touchant de la viole.

N’est-ce pas le puissant seigneur Guillaume IX, comte de Poitiers, qui ouvrit l’ère des troubadours ?...

Et n’est-ce pas un prince du sang, le duc d’Orléans, fait prisonnier à Azincourt, qui la ferma ?...

Et Thibaut, comte de Champagne, ne fut-il pas membre de cette confrérie des troubadours ?...

Et aussi Charles IX, écrivant à Ronsard, rend hommage au poète :

« Tous deux, également, nous portons des couronnes :
Mais roi, je la reçois ; poète, tu la donnes. »

Il y eut d’autres nobles encore qui illustrèrent la confrérie des troubadours, qui, sans doute, aidèrent les gueux à être heureux, en s’aimant entre eux.

Il ne faut pas exagérer leur influence sociale, sur leur époque déjà si loin de nous. Toutefois, il faut tenir compte qu’ils se sont souvent élevés avec éloquence et grand courage contre certains excès féodaux dont les vilains souffraient. Un poète du XIIème siècle n’a pas craint de dire des nobles, au temps de leur toute-puissance :

« Que leur corps ne vaut une pomme
Plus que le corps d’un charretier. »

Les romanciers, les poètes et les historiens n’ont rien dit, en parlant des troubadours qui ne leur soit un hommage. L’histoire des troubadours s’imprègne d’influence plutôt heureuse sur leur époque, influence favorable aux arts, aux mœurs, au beau, au bien !

Quant à nous, qui ne croyons voir en tout chansonnier qu’un bel esprit et un bon cœur, nous ne pensons vraiment pas qu’on puisse avoir l’instinct de Liberté et d’Amour, le désir humain d’indépendance et le sentiment de solidarité, sans avoir aussi l’esprit de révolte contre toute injustice. A cause de cela, les troubadours nous ont paru intéressants et sympathiques.

Georges YVETOT.

TRUST

n. m.

Mot anglais qui se prononce treusst, bien que Trusteur, mot servant à désigner quiconque organise un trust, se prononce trusteur, de même que truster qui signifie : action d’accaparer par un trust.

La définition la plus courante de ce terme est la suivante : Association, syndicat de spéculateurs, formé dans le but de provoquer la hausse soit d’une valeur soit d’une marchandise quelconque mais ordinairement de première nécessité, opération qui se réalise par l’accaparement de la valeur ou de la marchandise visées. Si le vocable n’est entré que depuis peu dans notre langue, il convient de dire que la chose à laquelle il s’applique est extrêmement vieille. L’illustre philosophe Aristote dont la mort, comme on le sait, remonte à près de 23 siècles, parle déjà, dans son ouvrage : Politique, d’un Syracusain qui avait accru très rapidement sa fortune en trustant les Mines de Sicile dont il était, par suite, le seul à vendre le minerai de fer qu’on y extrayait !

Il faut toutefois examiner cette forme d’association sous l’angle du développement considérable, vertigineux, pris, depuis quelque trente à trente-cinq ans, par l’économie capitaliste dans le cours évolutif du Capitalisme contemporain. Dans l’impossibilité où nous sommes de faire tout l’historique du trust (ceci, vraiment, exigerait par trop de place), nous nous bornerons — ce qui sera peut-être préférable à l’exposé d’une longue théorie — à citer quelques exemples qui aideront mieux à saisir le processus rigoureux de la concentration industrielle et financière qui caractérise le trust et vers laquelle semble s’acheminer toute la production capitaliste.

Plaçons-nous donc à l’aurore de ce siècle et faisons choix de l’Amérique, où le trust a rencontré le terrain le plus favorable, puisqu’on peut dire que le Capitalisme cent pour cent y est à l’état, en quelque sorte, chimiquement pur.

Une lutte vive, implacable s’engage entre l’Ane, l’Eléphant et l’Elan, ces trois emblèmes ayant été adoptés par le parti démocratique, le parti républicain et le parti progressiste. Et voici que la victoire des démocrates porte au pouvoir Woodrow Wilson, l’homme d’Etat qui devait jouer, quelques années plus tard, dans l’effroyable tuerie de 1914–18, un rôle de premier plan et qui appelait les trusts, des « oppresseurs de la classe laborieuse ». Mieux que quiconque, le nouveau président connaissait, en raison du poste important qu’il avait occupé comme gouverneur de l’Etat de New-Jersey, la toute-puissance en même temps que l’avidité et la malfaisance des grands trusteurs. En de retentissants discours, prononcés d’ailleurs en pure perte, il déclare que les monopoles doivent cesser ; il engage, sans le moindre succès, des poursuites contre de puissantes coalitions : contre le trust de l’acier, contre celui de l’argent, contre d’autres encore.

Mieux que qui que ce soit, Wilson sait qu’un Pierpont Morgan, le trusteur de l’Océan, et un John Rockefeller, le trusteur du pétrole, contrôlent, à eux seuls, plus d’un tiers (exactement 36 %) des capitaux actifs des Etats-Unis ; que l’actif des sociétés soumises à la domination financière des deux groupes Rockefeller et Morgan s’élevait (nous étions alors en 1913) à quelque 40.000.000.000 (40 milliards) de dollars ; groupes englobant les services publics, les chemins de fer, les entreprises industrielles, les établissements de crédit, les mines et les pétroles, d’autres entreprises encore. Il est facile, grâce à de tels chiffres, d’imaginer la redoutable puissance de certains magnats de la finance, aussi bien dans le domaine du commerce et de l’industrie que dans celui de la politique, en Amérique comme dans tous les pays du monde, les partis et plus encore ceux qui en ont la direction, n’étant pas du tout insensibles aux subventions ! Outre-Atlantique, comme partout, les politiciens ne sont que les chargés d’affaires des oligarchies industrielles ou financières et c’est ainsi que l’on voit le trusteur Morgan, dont la tentative d’accaparer toutes les grandes lignes maritimes de l’Océan avait échoué, venir, en 1907, faire au Marché américain une petite avance de 150 millions de francs, prélevés sur sa fortune personnelle, en vue d’éviter une débâcle plus considérable des grandes valeurs industrielles.

On comprendra mieux encore le processus de ce phénomène capitaliste qu’est le trust si l’on envisage, par exemple, la plus puissante combinaison industrielle de capitaux que le monde connût à la veille de la grande guerre : l’United States Steel Corporation, autrement dit : Trust de l’Acier.

Sa formation remonte aux premiers mois de l’année 1901 ; elle résultait de la fusion de la Société Carnegie et du Trust Morgan-Moore. Carnegie, qui n’était, vers 1860, qu’un très modeste industriel, étendit très rapidement ses affaires et, à la fin du siècle dernier, il n’employait pas moins de 50.000 ouvriers. Le groupe Morgan-Moore qui, de son côté, contrôlait les plus grandes entreprises sidérurgiques des Etats-Unis, n’hésita pas à payer l’apport de Carnegie de plus de 1.500.000.000 de francs ! Et c’est ainsi que s’était constitué le Trust de l’Acier qui, par suite d’ébauches successives, de la réalisation d toute une série de combinaisons, d’ententes, parfois de luttes féroces entre groupes hostiles, de l’absorption d’une poussière de petits intérêts et en s’abstenant de traiter avec des centaines de manufactures mais visant, au contraire, la jonction, l’assemblage des intérêts de quelques gros propriétaires possédant chacun de nombreuses usines, c’est ainsi que s’était constitué le Trust de l’Acier qui disposait, en fin de compte, d’un capital de 4 milliards et demi de francs!...

A côté de ces trusts de grande envergure qui sont plutôt le fait du capitalisme américain, une foule d’autres, mais de moindre importance, virent le jour tant dans notre Europe qu’aux Etats-Unis. Tout a été trusté : viande, blé, sel, sucre, papier, chemins de fer, bois, poudres, jusqu’au tabac à priser et à chiquer !

On devine aisément de quel monstrueux pouvoir de spéculation disposent ces géants de la production. En se plaçant sur le terrain purement capitaliste, on peut dire que les trusts sont comme une sorte de défi aux libertés économiques, tant exaltées cependant par nos économistes officiels ; puis, en raison de l’accaparement constant et progressif auquel ils se livrent, ils aboutissent, en fait, à la monopolisation et, du même coup, détruisent, tuent toute concurrence ! Soufflant, tout à tour, le chaud et le froid, faisant, comme on le dit couramment, la pluie et le beau temps, ils pourraient même, s’ils n’avaient à craindre les représailles de leurs victimes, pousser à ce point leur appétit d’accaparement d’un produit ou d’une denrée indispensables à la vie, qu’ils condamneraient des populations entières à la plus affreuse pénurie, peut-être même à mourir de faim !

Mais ne constituent-ils pas également, les trusts, de très graves dangers pour la paix des peuples ? Ne sait-on pas déjà que l’une des raisons (que, certes, l’on n’avouera pas, mais qui n’en sera pas moins décisive) du prochain massacre d’hommes sera l’accaparement du pétrole, de ce précieux liquide dont on a osé dire que « chaque goutte valait une goutte de sang » et que « qui aura le pétrole aura l’empire » ! Trois grands groupes, on le sait, contrôlent tous les gisements et la plus féroce des luttes s’est engagée entre la Standard Oil des Rockefeller-Teagle, le Grand Trust pétrolier russe des Soviets et la Royal Dutch Shell de Deterding, le grand patriote anglais qui n’en fut pas moins l’un des premiers commanditaires du tortionnaire Hitler ! Quand le pétrole américain sera totalement épuisé et l’échéance en est bien proche — les puits de Bakou seront, plus que jamais, l’objet des plus âpres convoitises...

Et le sang du pauvre, de nouveau, coulera à torrent... à moins que l’Humanité, conquise enfin par cette sagesse qui veut que l’homme cesse d’être sous la dépendance et à la merci d’un autre homme, n’ait, d’ici-là, pris possession d’elle-même, en utilisant, pour la joie et la satisfaction des besoins de tous, les inépuisables richesses que noire planète recèle en son sein, et que les hommes, librement associés pour un commun effort, feront, chaque jour, sortir de leurs mains industrieuses !

A. BLlCQ.

TUBERCULOSE

n. f.

Maladie infectieuse qui, comme son nom l’indique, provoque la formation de tubercules dans une partie de l’organisme, quelquefois même dans l’organisme tout entier, la tuberculose est due au bacille de Koch, découvert par le médecin allemand du même nom en 1882. Villemin avait déjà prouvé qu’elle était contagieuse ; mais, parce qu’on manquait de colorants assez énergiques, les premières recherches bactériologiques ne révélèrent la présence d’aucun germe. Les bacilles de Koch se présentent sous la forme de bâtonnets un peu incurvés, de 1,5 à 3,5 microns de longueur et de 1 micron d’épaisseur. Dans un seul crachat de tuberculeux, on en rencontre des milliers ; dans les cultures, ils sont souvent groupés par deux et forment même de petits amas en broussaille. La lumière solaire atténue rapidement leur virulence, mais ne les tue qu’après 6 ou 7 jours d’exposition. A 50°, la chaleur humide les détruit en 12 heures ; à 70°, en dix minutes ; à 95°, en une minute. Mais ils sont très peu sensibles au froid, et résistent bien aux antiseptiques : l’acide phénique à 3 pour 100 ne les tue qu’au bout de 20 heures. Desséché, le bacille de Koch garde longtemps sa nocuité, surtout à l’abri de la lumière et à basse température. C’est un bacille acido-résistant que les uns rangent parmi les bactéries ordinaires, que d’autres rapprochent des moisissures.

La découverte d’un virus filtrant tuberculeux, déjà annoncé par le Brésilien Fontès en 1910 et bien étudié depuis, a complètement transformé les théories médicales concernant le bacille de Koch ct la tuberculose. Cet ultravirus, qui traverse les filtres Chamberland, rendrait possible la transmission intra-utérine des germes de la maladie. Il aurait d’abord l’aspect de grains excessivement petits, puis de granules cocciformes ; à leur tour, certains de ces derniers se transformeraient en bacilles très ténus qui donneraient finalement les bacilles acido-résistants de Koch. Ainsi, l’on n’avait découvert, en 1882, que l’un des stades d’évolution et l’une des formes de résistance du virus tuberculeux. Par ailleurs, la transmission héréditaire, autrefois admise, rejetée ensuite, apparait comme certaine bien que moins habituelle que la contagion post-natale. Ainsi s’expliqueraient des infections et des morts jusqu’à présent énigmatiques, comme aussi ce syndrome de dénutrition progressive qui n’est point rare chez les nouveau-nés dont les parents étaient tuberculeux.

C’est dans les ganglions trachéo-bronchiques et médiastinaux que l’ultravirus se localise de préférence ; il s’y transforme en bacilles de Koch. Mais ces derniers ne deviennent virulents et ne déterminent de lésions que s’il y a successivement plusieurs passages ou réinoculations. Une mort rapide peut néanmoins survenir par toxémie. A la suite de ces découvertes, Calmette proposa de distinguer, en matière de tuberculose :

  1. la granulémie prébacillaire, caractérisée par l’absence de bacilles de Koch mais avec production par l’ultravirus d’affections généralement aiguës ;

  2. la granulie où quelques bacilles normaux sont associés au virus filtrant ;

  3. la bacillose ou tuberculose classique, caractérisée par la présence de nombreux bacilles acido-résistants.

Il est à prévoir que des recherches plus approfondies modifieront encore les conceptions actuelles ; en médecine, comme dans les autres branches de la science expérimentale, les théories changent fréquemment. Du moins les faits demeurent, et nos hypothèses successives sont elles-mêmes des approximations qui ne sont point dépourvues de mérite.

La tuberculose peut atteindre tous les organes, en particulier la peau, les méninges, la langue, le larynx, les os et les articulations, les intestins, les reins ; mais la tuberculose pulmonaire est l’infection la plus fréquente, et c’est elle que nous étudierons ici d’une façon exclusive. Sur ce sujet, il existe d’ailleurs une littérature abondante ; nous n’entreprendrons pas de la résumer. Nous voulons seulement donner quelques indications générales qui ne peuvent ni remplacer un examen médical approfondi, lorsqu’on craint d’être tuberculeux, ni dispenser de la lecture des ouvrages spéciaux traitant de cette redoutable maladie.

Au début, des symptômes généraux, comme l’élévation thermique (38°7), le soir ou après un effort physique, une marche par exemple, doivent retenir l’attention. L’amaigrissement est assez habituel ; néanmoins il existe des tuberculeux obèses et joufflus. Dépression physique et morale, pâleur du teint, excrétion de phosphates en excès par les urines constituent des signes importants. Parmi les symptômes fonctionnels, mentionnons une toux quinteuse et souvent matinale, la dyspnée et les points de côté, les hémoptysies passagères, la tachycardie et l’hypotension, des troubles digestifs et ici perte de l’appétit. Etroitesse et aplatissement du thorax, submatité du sommet à la percussion, accroissement des vibrations à la palpation constituent, en outre, des signes physiques importants pour le médecin. A l’auscultation, il se rend compte des modifications survenues dans le murmure vésiculaire (diminution, expiration prolongée et soufflante, respiration rude et granuleuse, respiration saccadée), ainsi que des bruits surajoutés, perceptibles surtout au sommet et après la toux (craquements, râles crépitants froissements pleuraux). Radioscopie ou radiographie constituent de précieux moyens d’investigation ; lorsqu’il s’agit de lésions très petites, ils peuvent néanmoins ne rien révéler. La présence des bacilles de Koch dans les crachats constitue un signe presque constant, et parfois dès le début. On n’utilise plus guère l’injection de tuberculine, ni l’ophtalmo-réaction qui ont provoqué des accidents ; d’autres procédés font plus souvent employés. Ajoutons que l’étude des antécédents ne doit pas être négligée.

Habituellement, la tuberculose pulmonaire évolue d’une façon chronique ; les poumons, à leur sommet surtout, s’indurent, puis se ramollissent ; les tissus tuberculeux se transforment en pus et des cavernes apparaissent. C’est par poussées successives que s’accomplit cette évolution ; elle est entrecoupée de phases non fébriles et de périodes d’amélioration, assez longues quelquefois pour faire croire à la guérison ; puis de nouveaux foyers d’infection réapparaissent entraînant une issue fatale.

La tuberculose pulmonaire chronique revêt d’ailleurs différentes formes ; citons, parmi d’autres, la tuberculose ulcéro-caséeuse extensive, la tuberculose pulmonaire fibreuse, la bronchite chronique tuberculeuse. Age, conditions de vie et d’alimentation, présence de troubles pathologiques d’un autre ordre exercent une influence non douteuse sur le cours de la maladie. Fréquemment, la mort survient au bout de six mois, de deux ou trois ans ; mais le dénouement peut être beaucoup plus lent : certains vieillards catarrheux mènent longtemps une vie normale, semant autour d’eux des bacilles qui tueront leurs enfants et leurs petits-enfants ; la tuberculose pulmonaire fibreuse dure vingt ans et plus. Ajoutons qu’une guérison persistante n’est pas impossible et il convient de ne rien négliger pour l’obtenir.

La tuberculose aiguë, si rapidement mortelle, revêt trois formes.

  1. Dans la granulie, le follicule tuberculeux reste à l’état de granulation ; les troubles rappellent parfois ceux de la fièvre typhoïde : fièvre élevée, ventre douloureux ; dans d’autres cas prédominent les signes de bronchite ou de broncho-pneumonie. La mort survient en quelques semaines ;

  2. Dans la pneumonie caséeuse, un lobe du poumon subit une poussée évolutive et se ramollit en brûlant les étapes : beaucoup de fièvre, la toux est incessante, l’amaigrissement prodigieux, l’anémie extrême. La terminaison fatale arrive après une période allant de un à trois mois ;

  3. Dans la broncho-pneumonie tuberculeuse ou phtisie galopante, la fièvre est irrégulière comme dans le cas précédent, les hémoptysies sont fréquentes, les sueurs abondantes, l’amaigrissement est rapide. Cette forme n’est pas rare chez les jeunes gens ; il faut de trois à six mois pour que la mort survienne. D’une façon générale, on observe surtout les formes aiguës chez l’enfant ; elles sont encore fréquentes chez les adolescents ; par contre, ce sont les formes chroniques que l’on rencontre ordinairement chez les adultes, et la transformation fibreuse est loin d’être une exception rarissime.

Contre la tuberculose, il convient de prescrire un ensemble de mesures hygiéniques qui ont déjà fourni d’innombrables preuves de leur efficacité. Le repos sera partiel dans la majorité des formes chroniques ; il sera total si le malade est fébrile, ce qui survient souvent dans les formes aiguës. La cure d’air est essentielle, mais elle requiert une connaissance préalable du climat. Certaines contrées trop froides, trop chaudes, trop exposées au vent ou encore humides sont à éviter ; de plus il existe des climats excitants, d’autres sédatifs, et pour connaître leur action précise sur un sujet il faut généralement un séjour d’une ou deux semaines. Les questions de durée, d’orientation, d’heure, etc..., ont aussi leur importance. D’où la nécessité d’un contrôle médical sérieux. A la cure de repos et d’air, l’on doit joindre une alimentation abondante et substantielle qui ne provoque pas néanmoins de troubles digestifs : quatre repas par jour et une nourriture reconstituante sont conseillés au malade. Ces mesures conviennent non seulement lorsque la tuberculose est à ses débuts, mais comme moyens prophylaxiques. Elles sont appliquées d’une façon rationnelle et méthodique dans les nombreux sanatoriums et préventoriums que l’on trouve maintenant un peu partout. Peut-être changera-t-on d’idées plus tard concernant l’alimentation des tuberculeux ; les expériences des naturistes devraient être examinées d’une façon impartiale par les savants qui ne redoutent point de contredire les routines officielles. Malheureusement, en médecine comme ailleurs, la vérité ne s’impose d’ordinaire qu’après des luttes pénibles et longues.

Intentionnellement nous ne dirons rien des innombrables médicaments ou drogues, ni des interventions chirurgicales, tendant à immobiliser le poumon, que l’on a préconisés. Certains médicaments ont donné de bons résultats, certaines interventions chirurgicales ont eu des conséquences heureuses. Mais, seul, un médecin qui connaît le tempérament du sujet et qui suit l’évolution de la maladie peut donner d’utiles indications, lorsqu’il s’agit de questions aussi délicates. Jusqu’à présent, aucun sérum, aucun vaccin ne s’est révélé capable de guérir la tuberculose nettement déclarée. Par contre, on conseille l’emploi du vaccin Calmette-Guérin, à titre préventif, chez les enfants nés de parents tuberculeux. Ce vaccin est une culture vivante d’un bacille bovin, dépouillé de toute propriété tuberculigène. Le nourrisson doit en ingérer trois doses dans les dix jours qui suivent sa naissance ; l’immunité contre la tuberculose dure, paraît-il, environ cinq ans. On peut renouveler la vaccination dès la fin de la troisième année et à l’expiration de la septième, puis de la quinzième année. L’avenir dira ce qu’il faut penser exactement de l’invention des docteurs Calmette et Guérin.

Peste, choléra, typhoïde, diphtérie ont engendré des épidémies redoutables, mais comme leurs apparitions, ainsi qu’en témoigne l’histoire, furent intermittentes et rares, elles n’ont pas fait autant de victimes que la tuberculose. Seuls, la syphilis et le cancer exercent des ravages comparables à ceux de la maladie que nous étudions. En France, où les pouvoirs publics ne firent rien pour enrayer ce fléau jusqu’à la guerre de 1914–1918, il se révèle particulièrement meurtrier. C’est à 150.000 que la Commission permanente de préservation contre la tuberculose a évalué le nombre des décès annuels qui, chez nous, lui seraient imputables ; et les plus optimistes n’abaissent pas ce chiffre au dessous de 100.000. Des statistiques sérieuses semblent démontrer que, certaines années, la moitié ou presque des individus décédés entre 20 et 40 ans sont morts de tuberculose. Ajoutons qu’il est très difficile d’arriver à des évaluations exactes, car un grand nombre de décès tuberculeux sont attribués à d’autres maladies ou à des causes mal précisées. Les villes sont plus éprouvées que les campagnes ; et, du moins jusqu’à ces dernières années, Paris avait le triste privilège de détenir le premier rang, aussi bien par rapport aux principales agglomérations françaises, que par rapport à toutes les grandes villes d’Europe et même, assurent certains, du monde entier. La situation serait-elle meilleure, depuis que la lutte contre la tuberculose est à l’ordre du jour, je le souhaite, mais je manque de documents bien établis me permettant de l’affirmer. Durant les années de guerre, plus de 100.000 soldats furent réformés pour tuberculose ; beaucoup d’autres furent atteints du même mal sans parvenir à le faire reconnaître par les commissions de réforme. Un accroissement de la mortalité tuberculeuse s’en suivit : elle devint si grande, même à la campagne, que nos ineffables politiciens acceptèrent de voir prendre des mesures hygiéniques, d’ailleurs bien insuffisantes.

En Belgique, aux Pays-Bas, en Angleterre, en Allemagne, etc., la lutte contre la tuberculose, entreprise bien avant 1914, avait donné des résultats très encourageants. Alors que le nombre des décès tuberculeux était de 10 p. 100 en France, il était seulement de 6,2 en Belgique, de 7,02 en Angleterre, de 8,3 en Allemagne, de 8,0 aux Pays-Bas. Mais, chez les peuples qui prirent une part active à la dernière guerre, la recrudescence du fléau devint très sensible. C’est à la misère engendrée par l’injustice de notre organisation sociale que la tuberculose doit, d’ailleurs, de rencontrer un terrain si favorable. Alcoolisme, taudis, privations alimentaires, manque d’air salubre, facilitent singulièrement sa propagation. Les statistiques prouvent que des liens très étroits relient l’alcoolisme à la tuberculose : cette dernière sévit de préférence dans les contrées où l’on consomme beaucoup d’eau-de-vie ou chez ceux que leur profession conduit souvent au cabaret. Les logements obscurs et mal aérés ont aussi une influence néfaste ; dans certaines maisons particulièrement insalubres, la mortalité tuberculeuse s’élève à 5,54 ou même 12 p. 1.000, alors qu’elle est seulement de 1,34 pour 1.000 dans des habitations du même centre construites d’une manière conforme aux règles de l’hygiène. Cuisines, water-closets, chambres d’hôtel sont, en outre, des lieux où les bacilles de Koch abondent, dans certaines demeures pourtant confortables et propres. Parce qu’elles débilitent l’organisme, les privations alimentaires diminuent la résistance de l’individu contre les germes de la maladie ; chez les jeunes surtout, elles aboutissent à des résultats désastreux. Or combien de familles ouvrières, ne mangent pas à leur faim, même en temps normal, à plus forte raison lorsque le chômage sévit ! Quant au manque d’air salubre et d’espace, il se fait vivement sentir dans tous les centres surpeuplés. L’atmosphère confinée des usines, des salles de spectacle, des écoles, des bureaux, des cafés, etc..., favorise la contamination d’une façon extraordinaire. Dans bien des bourgs ruraux, l’habitation du paysan est, d’ailleurs, aussi malsaine que le taudis ouvrier des grandes agglomérations. Jamais le soleil ne pénètre dans maintes demeures villageoises ; l’air n’y circule pour ainsi dire pas ; et une malpropreté repoussante achève d’en faire des foyers d’infection. Les professions qui ne permettent pas le travail à l’air libre prédisposent, d’une façon générale, à la tuberculose. Si la proportion atteinte pour les maçons, par exemple, est de 35 p. 100, elle variera de 64 à 85 p. 100, lorsqu’il s’agira d’ouvriers sédentaires vivant dans une atmosphère poussiéreuse. La mortalité tuberculeuse est particulièrement forte dans les prisons, dans les asiles d’aliénés, dans certaines administrations, surtout dans l’enseignement.

De toutes ces remarques il résulte que les ravages du bacille de Koch sont imputables à la société autant qu’à la nature. La rapacité des capitalistes s’est unie à l’orgueilleuse incompétence des gouvernants pour faire oublier les plus élémentaires règles de l’hygiène à nos contemporains. Par son aspect social, le problème de la tuberculose peut intéresser même ceux qui n’ont qu’un goût très limité pour les recherches médicales.

L. BARBEDETTE

TUMEURS

n. f. (du latin tumor)

D’après Brault, les tumeurs sont des néoformations irrégulières assez souvent désordonnées, mais qui rappellent toujours, par l’agencement et le groupement de leurs cellules, les organes et les tissus d’où elles dérivent. Il ne faut donc pas comprendre dans ce groupe les lésions parasitaires, tuberculeuses ou syphilitiques.

On divise les tumeurs : en tumeurs bénignes qui ne récidivent pas après l’ablation, et en tumeurs malignes qui récidivent après l’opération et tuent sûrement l’individu qui en est atteint.

Parmi les tumeurs bénignes, nous citerons : les fibromes, constitués par du tissu conjonctif fibreux, les lipomes, formés par du tissu graisseux, les chondromes, formés par du tissu cartilagineux, les angiomes, formés par des vaisseaux sanguins dilatés, les lymphadénomes, formés par du tissu réticulé lymphoïde, par exemple : le tissu des ganglions lymphatiques. Ces lymphadénomes peuvent se généraliser dans tous les organes, à la façon des cancers. Citons encore les tumeurs composées qui sont formées par plusieurs tissus distincts : ce sont les kystes, qui proviennent soit de la fonte d’un tissu, soit de la distension d’une cavité préexistante, les papillomes, dus à la prolifération exagérée du tissu conjonctif et épithélial de la peau et des muqueuses, les adénomes, formés par la prolifération du tissu glandulaire.

Les tumeurs malignes comprennent les sarcomes et les épithéliomas, c’est-à-dire des tumeurs cancéreuses. Les sarcomes sont des tumeurs malignes, envahissantes, et donnent naissance à des noyaux à distance. Elles peuvent s’étendre de proche en proche en détruisant tout sur leur passage. Aucun tissu, même le tissu osseux, ne peut résister à leur action. Signalons que les sarcomes contiennent du glycogène en abondance.

Les épithéliomas sont dus à la prolifération anormale et exagérée des cellules épithéliales. On retrouve toujours en eux les épithéliales. On retrouve toujours en eux les épithéliums aux dépens desquels ils se sont développés. On les divise donc en épithéliomas pavimenteux ou malpighiens qui se développent à la surface de la peau ou des muqueuses à revêtement pavimenteux, telle que la muqueuse de la langue ou de l’œsophage, les épithéliomas cylindriques qui se développent sur les muqueuses à épithélium cylindrique et que l’on l’encontre surtout dans l’estomac et l’intestin, les épithéliomas glandulaires qui se développent dans les glandes, tels que le sein, le rein, les glandes salivaires.

Suivant la densité du tissu interstitiel, on aura une tumeur molle ou une tumeur dure (squirrhe). Quand la tumeur gagne de proche en proche et s’étend par infiltration dans le tissu conjonctif voisin, c’est un carcinome. Cette évolution carcinomateuse se rencontre fréquemment dans les épithéliomas glandulaires.

Quel que soit le type suivant lequel se développent les tumeurs épithéliales, elles évoluent progressivement et leur pronostic est très grave. Le noyau primitif se développe d’abord sur place ; puis il augmente de volume, envahit les tissus voisins et finit par s’ulcérer. Plus tard des cellules cancéreuses, par des vaisseaux lymphatiques ou sanguins, vont se greffer dans les ganglions voisins, puis dans les organes à distance où se forment des noyaux secondaires. On rencontre ces derniers dans tous les organes, le foie, la rate, les poumons, la colonne vertébrale. Ces noyaux secondaires reproduisent toujours dans leur forme la forme cellulaire du noyau primitif, mais sur un type plus jeune. Tous les épithéliomas ne se généralisent pas de la même façon. Les épithéliomas pavimenteux, généralement, s’étendent de proche en proche et forment rarement et tardivement des noyaux secondaires. Les épithéliomas cylindriques, au contraire, se généralisent très tôt et forment de nombreux noyaux secondaires. D’un autre côté les tumeurs diffèrent beaucoup dans leur durée d’évolution : les squirrhes, par exemple, ont une marche très lente, tandis que les carcinomes évoluent plus rapidement, ce qui les rend très dangereux.

On ignore, jusqu’ici, la cause de cette prolifération anormale des cellules épithéliales ; sans vouloir entrer dans de nombreux détails à ce sujet, rappelons que deux théories principales sont en présence : la théorie parasitaire et la théorie cellulaire. Mais disons tout de suite qu’on n’a pas pu prouver la valeur de la théorie parasitaire ou bactérienne, pas plus que celle de la théorie cellulaire. On peut seulement dire que le cancer consiste en une véritable anarchie cellulaire.

CARACTERES CLINIQUES DU CANCER

Le cancer se développe, en général, d’une façon insidieuse : ce n’est qu’ultérieurement, lorsque son volume a atteint des dimensions plus importantes, qu’apparaissent des symptômes fonctionnels qui attirent l’attention.

  1. La douleur. — La douleur n’est pas un symptôme du début du cancer ; lorsqu’elle apparaît la tumeur est déjà avancée. Ainsi, par exemple, dans le sein, une tumeur douloureuse au début, est toujours d’ordre inflammatoire. Tandis qu’au contraire, lorsqu’on décèle, au début, une tumeur non douloureuse, il s’agit généralement d’un cancer.

  2. La compression des organes voisins. — La présence d’un cancer dans un point de l’organisme peut produire des phénomènes de compression différents selon les organes ou les tissus comprimés. Ainsi, par exemple, dans le cancer du poumon, il peut y avoir une compression des vaisseaux d’où œdème ou épanchement pleural ; du cœur, d’où accidents cardiaques ; de la trachée, d’où étouffement, etc...

  3. Les adhérences. — Le cancer contracte des adhérences avec les organes qui en sont le siège au point de faire corps avec eux ; il est impossible de mobiliser la tumeur soit du côté de la peau ou de la muqueuse qui la recouvrent, soit du côté des plans profonds sur lesquels elle est située. Ainsi, par exemple, dans le cancer du sein, si on saisit la peau entre le pouce et l’index pour essayer de former un pli, ce pli ne se forme pas et la peau reste déprimée en se fronçant. De même, si on saisit la tumeur à pleine main, et qu’on lui imprime des mouvements pendant que le muscle grand pectoral est contracté, on s’aperçoit qu’elle est immobile et qu’elle adhère au muscle.

  4. Les adénopathies. — Le cancer envahit les ganglions lymphatiques correspondant aux régions qui en sont voisines. Ces adénopathies indiquent un stade déjà avancé du mal et assombrissent le pronostic.

  5. Les ulcérations. — Elles se produisent à la période terminale des cancers et provoquent de grandes complications, l’infection de la plaie et les hémorragies. Ces dernières constituent un des accidents les plus redoutables du cancer. Les ulcérations sont plus précoces dans les cancers de la peau et des muqueuses ; elles se produisent plus lentement dans les cavités internes. Ainsi le cancer de l’utérus peut provoquer une fistule du côté de la vessie ou du rectum, de même que le cancer du sein peut pénétrer dans la plèvre.

DIAGNOSTIC DU CANCER.

Étant donné qu’un cancer est curable à la période du début, on conçoit, facilement l’intérêt considérable d’un diagnostic aussi précoce que possible.

Lorsque la tumeur est accessible, dans les cancers de la peau ou des muqueuses tapissant les cavités internes, il est facile de faire une biopsie, c’est-à-dire d’enlever un fragment de la tumeur qui sera examiné au microscope.

Lorsque la tumeur est située profondément dans les organes internes : estomac, intestin, poumons, il faut s’adresser à la radiographie qui donnera un résultat exact pour établir le diagnostic.

On a tenté, à de nombreuses reprises, d’établir des réactions sérologiques pour le diagnostic du cancer comme il en existe pour la syphilis par exemple. Mais aucune d’elles ne donne de résultats probants.

Mais, dira-t-on, pour arriver à établir un diagnostic, il faut que le malade ait l’attention attirée à temps sur son cas.

Les associations contre le cancer ont fait établir des affiches où sont condensés quelques conseils susceptibles d’amener les malades à consulter leur médecin. Les affiches sont placées surtout dans les centres anticancéreux ; il serait désirable qu’elles fussent distribuées en aussi grand nombre que possible dans les établissements publics. Voici, en résumé, ce qu’elles indiquent :

  1. Se défier d’une tumeur à la peau, d’une ulcération aux lèvres ou à la langue ;

  2. Se défier, chez un malade âgé de 50 ans environ, de gastralgie tenace avec vomissements et hématémèse ou mœléna ;

  3. Chez un malade de la cinquantaine, jusque-là bien réglé dans ses fonctions intestinales, apparaît une constipation opiniâtre, avec selles noirâtres, une radiographie est utile ;

  4. On constate, dans le sein, une petite tumeur indolore, faisant corps avec la glande ; il faut faire une biopsie aussitôt ;

  5. Une femme, dans l’intervalle des règles, à des hémorragies plus ou moins importantes, une femme ayant passé l’âge de la ménopause perd quelques gouttes de sang ; il faut faire un examen gynécologique et une biopsie, s’il y a lieu.

THÉRAPEUTIQUE DU CANCER.

De nombreux traitements ont été employés contre le cancer. Nous ne retiendrons que ceux qui, actuellement, ont fait la preuve de leur efficacité : la chirurgie, les rayons X, le radium.

L’exérèse chirurgicale doit être précoce et aussi large que possible, de façon à enlever la totalité de la tumeur ; malgré cela, il reste une possibilité de récidive. Pour tâcher d’éviter cette dernière, on fait sur le champ opératoire une application de rayons X, pour stériliser les dernières cellules cancéreuses qui ont pu échapper au bistouri. Les plus beaux résultats chirurgicaux sont obtenus dans le cancer du corps de l’utérus. Les résultats sont moins beaux dans le cancer du sein, de l’estomac, de l’intestin.

La radiothérapie est née à la suite d la découverte des rayons X, en 1895, par Rœntgen. Les plus beaux résultats ont été obtenus dans les cancers de la peau ou des muqueuses superficielles. Mais, actuellement, on a tendance à employer, de préférence, le radium qui donne des résultats supérieurs. Différents auteurs continuent des recherches très intéressantes sur l’action des Rayons X, dont on augmente de plus en plus la puissance ; d’où la radiothérapie ultra-pénétrante.

Le radium, découvert par M. et Mme Curie, permet d’obtenir des résultats très intéressants dans le traitement du cancer de la peau, des lèvres, de la bouche, du col de l’utérus. Un des gros avantages des applications de radium est d’obtenir de très belles cicatrices sans grands délabrements des tissus.

Malheureusement, tous les cancers n’ont pas la même forme histologique ; il existe, de ce fait, des cancers radiosensibles et des cancers radiorésistants. Ces derniers résistent à l’action des radiations. On connait donc l’intérêt qu’il y aurait de transformer en radiosensibles les cancers radiorésistants, en sensibilisant ces derniers par un moyen approprié. C’est dans ce sens que nous employons, en même temps que les Rayons X ou le radium, des injections de complexes colloïdaux, au sujet desquels nous avons fait une communication à la Société de Biologie, en février 1908, et à l’Académie des Sciences, en mars 1920. Les premiers résultats paraissent encourageants et seront publiés ultérieurement, dès que le nombre d’années écoulées permettra d’éliminer toute possibilité de récidive.

Dr G. RIQUOIR

TYRAN, TYRANNIE

Parler des tyrans en particulier et de la tyrannie en général, n’est-ce point s’obliger, en quelque sorte, à brosser une fresque gigantesque de toute l’histoire de l’Humanité ? N’est-ce pas s’engager, par avance, à retracer, pas à pas, l’évolution douloureuse non moins que grandiose d’un monde où se déroula, en d’innombrables et saisissantes péripéties, une millénaire tragédie où l’homme apparaît successivement comme l’auteur ou le témoin des actions les plus sublimes et des turpitudes les plus ignobles ?

Traiter de la tyrannie n’est-ce pas aussi s’efforcer de mettre en relief les tentatives, en nombre incalculable et souventes fois désespérées, faites par l’ homme, depuis qu’il s’est évadé de la grossière animalité, en vertu de cette irrésistible tendance qu’on lui découvre à l’aurore des toutes premières civilisations, de se soustraire, toujours davantage, à l’emprise d’un autre homme ; n’est-ce pas enfin exalter, magnifier les victorieux efforts accomplis, à travers les âges, dans le sens de la liberté, par une immunité accablée des mille maux qui procèdent tant de sa nature propre que du monde extérieur auquel elle fut si longtemps soumise ?

Mais, si passionnant que pourrait être un tel récit, on voudra bien nous excuser si, étant donnée la place forcément limitée dont nous disposons, nous renonçons à d’aussi ambitieux desseins, en nous bornant à considérer l’homme dès l’époque où nous le voyons évoluer au sein de civilisations ayant précédé immédiatement la nôtre et que l’Histoire, de mieux en mieux informée, relate dans ses faits essentiels.

Nous n’observerons donc pas l’individu dans les nombreuses manifestations d’une activité très industrieuse déjà et aux fins passablement complexes, à une époque assez indéterminée mais qu’on estime toutefois antérieure de 50 à 60 siècles à notre ère où, sur les bords de ce Nil immense, se laissent entrevoir les premiers contacts des groupes humains desquels sont issues ces pyramides fameuses dont les puissantes assises bravent l’injure des siècles ; pas plus que nous ne le suivrons dans la fertile vallée de l’Euphrate et du Tigre où Chaldéens et Assyriens construisirent, voici quelque cinq mille ans, des villes qui connurent une si longue célébrité ou encore dans ce vaste plateau de l’Iran, d’une antiquité et aux traditions fabuleuses, où durant plusieurs millénaires se préparèrent — en grande partie du moins — les éléments les plus appréciables de notre avoir intellectuel ainsi que ceux qui devaient favoriser nos progrès futurs. Et, si tentés même que nous serions de le faire, nous ne nous arrêterons pas à l’histoire de la Grèce antique, de cette Grèce à qui nous devons tant ; qui fit, en somme, l’éducation du monde entier et dont on connaît l’influence persistante sur la civilisation en général ; de même que nous passerons sur l’histoire de l’Empire romain qui connut cependant les premières révoltes d’esclaves et qui, en devenant la proie de peuplades avides de ses scandaleuses richesses, va favoriser l’essor d’une religion bâtie sur le légendaire crucifié de Nazareth et qui imposera à une grosse partie de l’Europe quinze siècles d’abêtissante servitude et de dégradant renoncement !

Portant toutefois nos regards sur un passé déjà lointain, nous fixerons le début de notre étude à la toute première moitié du IVème siècle de notre ère. Grâce à la complicité du cruel et tyrannique empereur Constantin, le christianisme vient de triompher. Bénéficiant du prestige dont jouit encore l’Empire qui s’effondre, il emprunte à celui-ci son écrasante hiérarchie et, aidé de mille circonstances auxquelles il ne paraît pas nécessaire que nous nous attardions, il assoit définitivement sa domination.

La Religion nouvelle sera-t-elle, ainsi que pouvaient le faire espérer certains enseignements attribués à son fondateur, une religion qui tendra à affranchir l’individu de toutes les servitudes sociales qui l’accablent ? Le Christianisme, héritier, en somme, du prodigieux acquis de toutes les civilisations qui ont précédé sa venue, va-t-il s’ingénier, autrement qu’en fallacieuses sentences ou en mensongères promesses de bonheur posthume, à libérer l’homme de toutes les contraintes nées des luttes constantes qu’il avait eu à soutenir pour l’appropriation de subsistances dont la précarité, dont l’insuffisance entretenait entre les cellules humaines, ignorantes et mal outillées, un perpétuel état de guerre, d’où naissaient les chefs dont l’unique souci était d’opprimer, de tyranniser les foules soumises ? Non, mille fois non ! Le christianisme, au contraire, ne saura que mettre très habilement à profit cette croyance en un Dieu juste, capable de récompenser et de punir. Et ceux qui se chargeront de le répandre, parmi les foules assoiffées de justice, rechercheront surtout la division des hommes entre profiteurs habiles pratiquant ostensiblement la religion parce qu’il est avantageux pour eux que les autres — leurs éternelles dupes — croient, et une masse d’asservis qui se soumettront avec docilité à toutes les obligations et charges que comporte une doctrine faite d’abnégation et d’obéissance !

L’esprit de tyrannie en même temps que d’abjection ne pouvait, on le conçoit, que se développer à la faveur de tels enseignements et d’une telle pratique et l’on sait toute l’horreur de cette sombre nuit du moyen âge où, dix siècles durant, l’individu ne se reconnut d’autre droit que celui d’abdiquer et de s’avilir !

Certes, bien avant le triomphe du christianisme, l’homme s’était révélé comme un animal domesticable. La flatterie, tout autant que la terreur, l’avaient aisément maintenu dans la servitude et, en vertu de cette grande loi de l’accoutumance qui se fait sentir dans tous les domaines, l’individu, de plus en plus, laissait prendre ses forces, sa vie même par celui — le chef religieux ou guerrier — qui possédait ou la volonté ou la ruse et envers qui cependant, de par le jeu de ce sentiment fait d’affection, de respect et parfois de vénération que l’homme en général porte en lui, il témoignait, à l’encontre de toute dignité, de la plus abjecte des soumissions !

« Chien couchant qui rampe aux pieds du maître qui l’insulte et le frappe ! »

Dépeignant toute l’inhumanité, toute la cruauté, toute la tyrannie du paganisme parvenu à son déclin, le grand historien Michelet raconte que lorsqu’il y avait eu, au Colisée de Rome, un grand carnage, que les fauves, repus, se couchaient saouls de chair humaine, on songeait à divertir le peuple en lui donnant une farce. On jetait dans l’arène un misérable esclave condamné aux bêtes et à qui l’on avait mis un œuf dans la main. S’il parvenait jusqu’au bout, il était sauvé ! Les convulsions de la peur qui tourmentaient le malheureux jetaient, paraît-il, tous les assistants dans les convulsions du rire ! Le supplice qui guettait l’infortuné s’ingéniant à ne point troubler l’assoupissement des grands carnassiers, déchainait une tempête, des rugissements de joie !

Veut-on savoir, à présent, de quelle façon la religion du Dieu d’Amour et de Fraternité respectait la vie humaine et entendait réaliser légalité ? Plaçons-nous à la fin du XVIIème siècle, alors que la toute-puissance de l’Eglise catholique s’incarne en ce roi très bigot et très corrompu : Louis XIV. Sur la pression des jésuites, ses confesseurs, et d’une courtisane, vieille pécheresse et également soumise aux disciples de Loyola, il vient de révoquer l’Edit de Nantes, événement accueilli, on le sait, avec délire par la papauté et qu’on célébra par un Te Deum. Et voici comment, à cette occasion, se comportèrent les Dragons si chers au cœur de la très catholique Mme de Sévigné :

« Les soldats, lisons-nous dans les Mémoires de la famille protestante de Portal, laquelle fut presque totalement massacrée, les soldats pendaient les hommes et les femmes par les pieds, les cheveux, les aisselles, par les parties les plus sensibles du corps, soit au plancher, soit aux crochets de la cheminée dans laquelle ils allumaient du foin mouillé pour les asphyxier à moitié. Ils les jetaient un instant sur les charbons et les retiraient à demi-brûlés, leur arrachaient les dents, les ongles, les épilaient, les flambaient nus. Ils leur lardaient le corps, les seins avec des épingles, les enflaient avec des soufflets jusqu’à les faire crever. Les femmes n’étaient pas épargnées. Ces missionnaires bottés attachaient les pères aux quenouilles du lit sur lequel ils violaient les épouses et les filles. Partout où pénétraient ces dragons d’enfer, on voyait se reproduire les diverses scènes de martyre ! »

Si l’on ne peut tenir les fondateurs du Christianisme pour les inventeurs de l’esclavage et de la tyrannie, ayant hérité d’un monde qui était infecté de ces vices, on voit néanmoins, par le seul fait qui vient d’être reproduit que, non seulement ils n’ont pas eu le courage de les combattre, mais que, de plus, ils n’ont fait, eux et leurs continuateurs, qu’en accroître l’ignominie et l’horreur !

Vint le XVIIIème siècle. Première offensive vraiment sérieuse de la raison humaine. L’esprit de révolte nait en l’homme. L’Eglise et la Monarchie perdent la plus grande part de leur prestige et de leur autorité, bien qu’ils ne cessent de se donner la main en vue d’asservir l’individu qui semble vouloir leur échapper. Le respect aveugle tend à disparaître. Les liens se relâchent. Un esprit nouveau se fait jour ! L’homme songe à prendre enfin possession de lui-même ; en lui s’émousse la séculaire habitude de se courber devant autrui. Il a de plus en plus conscience de sa force, de sa dignité et, du même coup, les pieux — le christianisme au premier chef — reçoivent de terribles atteintes. Nous sommes au siècle des immortels Encyclopédistes, au siècle des Voltaire, des Diderot, des d’Alembert, admirables penseurs qui s’élèveront avec force et courage contre le « despotisme théologique » qui, pendant des siècles, étouffa la liberté des esprits et « qui ne craignit point de recourir à la pire des contraintes pour aboutir à ce but ». Ils déclarent :

« L’abus de la puissance spirituelle, réunie à la temporelle, forçant la raison au silence ; et peu s’en fallut qu’on ne défendît au genre humain de penser. »

Il nous faut toutefois arriver au XIXème siècle pour voir se coordonner en doctrines hardies autant que régénératrices, les désirs, les aspirations, les vouloirs qui s’étaient amassés dans le cœur des hommes au cours d’innombrables générations, mais que l’homme de guerre, de loi ou d’Eglise avait si longtemps refoulés par l’emploi de la ruse, du mensonge ou de la force brutale.

Proudhon est né. Dans un mémoire célèbre publié en 1840 : Qu’est-ce que la propriété?, il réclame l’égalité absolue entre tous les membres de la société. Et, remontant à la source même de l’inégalité, il demande la suppression de la propriété — cause essentielle de cette inégalité — dont il étudie, avec une rare conscience et un sûr instinct de divination, les origines qu’il attribue à la capture, à la guerre sous ses mille formes, démentant ainsi l’assertion coutumière des économistes prébendés qui se plaisent à trouver à l’appropriation du sol et des diverses richesses naturelles l’origine la plus noble : le travail !

Poussant plus avant ses investigations, Proudhon découvre que, par la suppression de la propriété, les hommes, n’ayant plus aucun avantage les uns sur les autres, ne se diviseront plus en tyrans et en esclaves. La liberté absolue, telle qu’elle existera dans un avenir plus ou moins rapproché, avec l’égalité également absolue, ne comporte aucun gouvernement quel qu’il soit, faisant ainsi disparaître la soumission des gouvernés (les esclaves) aux gouvernants (les tyrans) et, conséquemment, l’inégalité de ces deux parties du corps social.

La véritable doctrine de rédemption humaine : la doctrine anarchiste était fondée ! Ni maîtres, ni sujets, l’égalité totale par le seul fait que chaque individu a désormais conscience d’être l’équivalent d’un autre. Nulle suprématie émanant de je ne sais quelle puissance céleste ou terrestre. Arrière les dieux et place aux hommes devenus égaux et tout naturellement libres !

D’autres pionniers, non moins illustres, vont venir qui préciseront la doctrine salvatrice et établiront, à la lueur de certains faits mis de plus en plus en évidence, toute la malfaisance, toute la tyrannie de ce principe d’autorité, cause suprême, initiale, fondamentale de toutes les souffrances, de toutes les misères sociales !

Désormais, l’homme n’aura plus foi qu’en lui-même et, débarrassé de tous ses dieux — tyrans de l’au-delà et d’ici-bas -, il ne se souciera que de vérité et de justice, les seuls mobiles qui soulèveront son orgueil, sa volonté, ses efforts !

Il ne respectera plus la Loi faite par les forts contre les faibles ! Il n’obéira plus à cette entité qui s’appelle l’Autorité, dont l’obéissance irraisonnée, négation de soi-même et de sa propre liberté, forme toute la base et la substance, et qui a fait couler des torrents de larmes et de sang !

Il aura une conscience de plus en plus nette de cette vérité : qu’il ne saurait y avoir des meneurs sans suiveurs, de dieux ou prêtres sans croyants, de tyrans sans esclaves, ainsi que la claire notion de ce fait : que l’autorité qui s’exerce étant non moins détestable que celle qu’on subit, il commencera par s’affranchir lui-même de toutes les petites ou grandes tyrannies qu’un long atavisme a déposées et comme cristallisées en lui et ne trouvera la sauvegarde de sa dignité autant que de ses droits que dans la constitution d’une société de vrais égaux, d’autant plus aimants et solidaires qu’ils vivront libres et indépendants les uns des autres.

A. BLICQ.