L’Encyclopédie Anarchiste — S
S
L’autorité toujours contestable des savants. Savants officiels et autres. Leurs bévues. Leur doute.
II. LA SÉCURITÉ PAR LES ARMEMENTS.
III. SÉCURITÉ PAR LE DÉSARMEMENT.
IV. LES ÉLÉMENTS DE LA SÉCURITÉ FRANÇAISE.
V. LE CARACTÈRE VÉRITABLE DE LA SÉCURITÉ.
SOCIALISME, COLLECTIVISME, COMMUNISME
II. — LE PROGRAMME : BUTS ET MOYENS.
SOVIETS (LES) : Leur naissance. Leur vie. Leur mort.
La naissance du premier Soviet.
La vie, la maladie et la mort des Soviets.
LES COURSES DE TAUREAUX. — LA TAUROMACHIE.
SUBJECTIF, SUBJECTIVISME, SUBJECTIVITÉ
a) Extrait de l’Encyclique Quanta Cura
LE SYMBOLISME ET SON ÉCOLE. (Fin du XIXème siècle).
SYMBOLISME (fétichisme ou fantaisisme) SEXUEL
L’existence des Syndicats après la Révolution.
Substitution de la notion de classe à la notion de parti.
SABBAT
n. m.
Repos sacré observé par les Juifs le septième jour de la semaine, en vertu de la loi de Moïse. Les Juifs s’abstenaient, ce jour-là, de tout travail, et celui qui enfreignait cette loi était puni de mort.
Le sabbat était également, dans les superstitions médiévales, l’assemblée nocturne des sorciers qui se réunissaient, sous la présidence de Satan, pour prendre part à des festins diaboliques, recevoir les initiés, préparer des maléfices et cueillir des herbes magiques. Il est possible que de telles réunions aient eu lieu quelquefois ; Michelet n’y voit que la révolte nocturne du serf contre le seigneur : les assemblées mystérieuses des sorciers parisiens autour du gibet de Montfaucon ne sont pas sans analogie avec le scandale d’Helsingfors, en Finlande, qui a révélé l’existence, en 1932, d’une société secrète internationale, dont les membres se réunissent la nuit dans les cimetières pour déterrer les cadavres et se livrer à des mutilations rituéliques ... Mais, le plus souvent, le sabbat médiéval fut la création de la féconde imagination populaire, création entretenue par les veillées. Des sorcières, brisées par la torture, ont pu avouer s’y être rendues sans l’avoir jamais fait, uniquement pour échapper aux tourments. Comme l’a dit Maxwel, le sabbat « est le fait de l’érudition des inquisiteurs et des juges interrogeant, et de l’ignorance suggestible des sorciers interrogés ». (Voir Sorcellerie.)
— Jean BOSSU.
SABOTAGE
n. m.
Selon le Dictionnaire Larousse, ce mot se rapporte simplement à la fabrication de sabots. Ce n’est pour lui qu’un nom masculin. Apprendre le sabotage, c’est apprendre le métier de sabotier. — C’est aussi l’opération qui consiste à entailler obliquement les traverses sur les voies de chemins de fer, pour y fixer les coussinets ou les rails. — Pourtant, ce Dictionnaire indique encore que :
« Sabotage, c’est l’action d’exécuter un travail vite et mal. — Imprimerie : acte malhonnête du typographe qui, volontairement, introduit des erreurs dans la composition ou détériore le matériel d’imprimerie qui lui est confié. »
Cette dernière définition du sabotage n’est pas la nôtre. Il n’est pas admissible qu’un ouvrier s’en prenne sans raison à son travail ou au matériel. Quand un travail est ainsi compris, c’est que l’ouvrier est un mauvais ouvrier qui n’aime pas son métier, qui n’a pas l’amour du travail qui rend- ou devrait rendre — l’homme fier et libre... Et puis, pourquoi citer l’imprimerie comme exemple et le typographe comme type de saboteur, alors qu’il y a tant d’autres métiers où le travail est plus sérieux et le matériel plus précieux ? Le saboteur du Larousse est un pauvre d’esprit ou un sournois mécontent qui se venge.
Ainsi, en peu de lignes, le Dictionnaire Larousse dit tout ce qu’il peut dire du sabotage. En quelques mots, il effleure cependant ce qui peut, ici, nous intéresser. Mais il est nécessaire de préciser, de mettre au point, la forme d’Action Directe que, dans notre théorie du Syndicalisme révolutionnaire, nous avons propagée, sous le nom de sabotage.
C’est justement parce que les ennemis de la classe ouvrière organisée n’ont cessé de dénaturer ou de ridiculiser le sens, l’action, le but du sabotage, qu’il a paru indispensable aux militants syndicalistes de l’expliquer, par la parole et par la plume, à chaque occasion.
Selon le Dictionnaire Larousse, le sabotage est simplement l’action d’exécuter un travail vite et mal. Le saboteur n’est autre que l’ouvrier, l’employé, le salarié qui, volontairement, exécute vite et mal un travail.
Voilà qui est clair et bref.
Mais ce bon Dictionnaire Larousse, à la portée de tous, n’agit pas inconsciemment en s’abstenant d’approfondir un peu l’action du sabotage et en oubliant volontairement de développer toute la valeur que nous lui attribuons dans la lutte quotidienne de revendication et de défensive des exploités contre leurs exploiteurs. Tâchons donc, ici, d’y suppléer.
D’une brochure, déjà vieille (1908), mais quand même d’actualité sur ce sujet, nous croyons bon d’extraire ceci :
L’Action Directe comporte aussi le sabotage. — Que n’a-t-on pas dit et écrit sur le sabotage ? En ces derniers temps, la presse bien pensante s’est appliquée à en dénaturer le sens. Heureusement, divers écrits des militants syndicalistes ou leurs déclarations devant les tribunaux ont rétabli le sens exact du sabotage ouvrier, qui ne doit pas être confondu avec le sabotage patronal.
Chez le patron, le « sabotage » s’attaque au public, par la falsification des denrées, la fraude des vins, du beurre, du lait, des farines, etc., la mauvaise qualité des matières premières et matériaux nécessaires aux travaux d’utilité publique. I1 faudrait un volume pour énumérer les vols, les escroqueries, les fraudes, les malfaçons dues à la crapulerie et à la rapacité des patrons et des entrepreneurs. De nombreux procès récents, de graves affaires de marchandage, des tripotages honteux ont montré combien peu les exploiteurs et les commerçants ont le souci de la santé du public et de son intérêt. Au point de vue militaire, les mêmes crimes des gros fournisseurs ont montré quel était le patriotisme de ces marchands. Ce qu’on ne sait pas, c’est le nombre de scandales étouffés par la seule puissance du jour : l’argent.
Le « sabotage » ouvrier, contre lequel les journaux ont saboté le jugement du public, contre lequel les juges ont saboté la justice et l’équité, est tout autre.
Il consiste d’abord, pour l’ouvrier, à donner son travail pour le prix qu’on le paie : à mauvaise paie, mauvais travail. L’ouvrier pratique assez naturellement ce système. On pourrait même dire qu’il est des travailleurs qui le pratiquent inconsciemment, d’instinct. C’est sans doute ce qui explique la mauvaise qualité et le bon marché de certains produits. On dit couramment d’un mauvais produit, vendu très bon marché : c’est du travail qui sort des prisons.
Mais le « sabotage » est parfois praticable d’une façon assez paradoxale. Par exemple, un employé de commerce, un garçon de magasin est un employé fidèle s’il soutient bien l’intérêt de son patron ; et souvent cet intérêt consiste à tromper, à voler le client. Pour saboter, cet employé n’aurait qu’à donner la mesure exacte au lieu de se tromper de mesure aux dépens du client et à l’avantage du patron, comme il fait d’habitude. Une demoiselle de magasin n’aurait qu’à vendre un mètre exact d’étoffe ou de ruban, au lieu d’en donner, comme à l’ordinaire 90 ou 95 centimètres pour un mètre. Ainsi, pour certains ouvriers, il leur suffirait d’être honnêtes avec le consommateur, scrupuleux avec le client, pour saboter l’intérêt patronal et n’être pas complice de ses vols.
Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui, ayant fabriqué un mauvais produit, dangereux à la consommation, en préviennent les consommateurs. Ils sabotent, et ils ont raison, ceux qui versent aux consommateurs la véritable boisson demandée au lieu de la boisson frelatée sur laquelle il y a gain de cent pour cent. Ils sabotent aussi, et ils ont raison, ceux qui, comme nos camarades boulangers, défendent leur pain et leur salaire, en sachant rendre inutilisables, en temps de grève, le four ou le pétrin où le patron escomptait les remplacer par des jaunes ou par des soldats. Ils sabotent enfin, et ils ont raison, ceux qui, pour un motif louable de solidarité ouvrière, coupent les fils télégraphiques et téléphoniques, éteignent les lumières, suppriment toutes communications, entravent tous transports et font, par ces moyens, capituler exploiteurs et gouvernants. Ce genre de sabotage est aussi de l’action directe superbement efficace contre les ennemis des ouvriers.
Le « sabotage » intelligent de l’ouvrier s’attaque en général à l’intérêt direct de l’exploiteur. Il est de bonne guerre ; il est défensif ; il est une revanche. Le « sabotage » patronal s’attaque seulement à l’intérêt du public, sans distinction. Il est toujours nuisible et bien souvent criminel, puisqu’il attente à la santé, à la sécurité, à la vie du public. La confusion n’est pas possible.
Le sabotage est donc de l’action directe, puisqu’il s’attaque au patron sans l’intermédiaire de personne Le « sabotage » est l’action directe qui peut s’exercer dans les moments de paix relative entre le Patronat et le Salariat, comme en temps de grève ou de conflit. (Extrait de l’A. B. C. syndicaliste.)
Voilà donc une définition du sabotage qui correspond assez bien à ce que l’ouvrier comprend lorsqu’il s’agit pour lui de protester ou de se défendre de la manière la meilleure qui soit à sa portée et qui, loin d’être néfaste à une collectivité quelconque, la protège aux dépens des intérêts du patronat.
On pourrait citer encore bien des exemples de sabotage. Ainsi, lors d’une grève des Inscrits maritimes, les grévistes firent acte de sabotage intelligent en dénonçant par affiches le sabotage scélérat des Compagnies Maritimes. Ces affiches prévenaient les voyageurs que tel bateau était dangereux à prendre vu le mauvais état de la chaudière (dûment constaté), ou des machines, ou du foyer ; que tel autre pouvait, en cours de navigation, s’arrêter subitement du fait, incontestable, que l’arbre-couche de la machine était fêlé et devait fatalement briser, d’un instant à l’autre, en plein service et, par conséquent, immobiliser le bateau en pleine mer. Il est bon de remarquer ceci : les inscrits qualifiés saboteurs prévenaient les voyageurs du risque couru par eux en se livrant avec confiance à l’impéritie des Compagnies Maritimes. Celles-ci, par rapacité criminelle, restaient muettes sur le danger qu’elles connaissaient, mais elles faisaient payer très cher, et d’avance, le voyage. Toutefois, elles ne payaient qu’après le voyage les hommes d’équipage du bateau et ne versaient jamais d’appointements à l’avance. Ce calcul intéressé des Compagnies est le même pour toutes. Ces administrations n’admettraient pas que fût qualifiée de sabotage leur malhonnête façon d’agir. Clientèle ou usagers des Compagnies de transports n’ont jamais protesté contre un tel système. Quant à l’État, il n’intervient jamais contre les Compagnies ; les poursuites sont pour les exploités de ces Compagnies, lorsqu’ils dénoncent leurs crimes. Les forces policières de provocation et de répression sont employées avec empressement contre les grévistes revendiquant sécurité, mieux-être, respect de leur dignité de travailleurs. L’État intervient toujours aussi, pour plaindre des mêmes discours les naufragés et pour « renflouer » ces pauvres Compagnies de navigation toujours en déficit. Ce genre de sabotage capitaliste et de sabotagegouvernemental n’a jamais fait verser autant d’encre que le simple fait d’un prétendu sabotage ouvrier, dénaturé sciemment par une presse servile et intéressée. Celle-ci sait toujours rendre criminel l’acte de sabotage. Elle excelle àsaboter les faits. Le sabotage de l’opinion publique est, pour le journalisme contemporain, au service du capitalisme, un devoir professionnel. Il y a donc sabotage et sabotage. — C. Q. F. D.
N’oublions pas encore de constater qu’il y a des lois et décrets qui surgissent presque toujours après de retentissantes protestations du parlement, de l’opinion et de la grande presse, au lendemain d’une catastrophe. Mais ces lois et décrets sont toujours inappliqués ou inapplicables et, le sabotage continue contre la vie des mineurs, des employés de chemins de fer, des inscrits maritimes et de tous les travailleurs qui risquent sans cesse la mort pour gagner leur vie et enrichir les exploiteurs de toutes catégories : ceux qui entreprennent, administrent, aussi bien que ceux qui profitent en ne faisant rien que palper les dividendes et en jouir toute leur vie.
Il y a différentes sortes de sabotages. Aussi nous ne prétendons pas les énumérer complètement et parfaitement. Nous n’y arriverions pas.
Qu’on imagine un avocat (sabotant sa jolie profession libérale en ne défendant jamais que ce qu’il croit juste et noble de défendre ; un juge, saboteur de la justice, refusant de reconnaître et de déclarer non coupable l’accusé volant pour manger, s’il a faim, étant sans ressource ; un saboteur policier secourant un vieillard au lieu de le molester en l’emmenant au poste pour flagrant délit de vagabondage ou de mendicité ; un prêttre laissant dormir et se chauffer dans son église un miséreux grelottant et rompu de fatigue ; un restaurateur n’appelant pas la police pour empoigner un affamé qui s’est restauré pour plus qu’il ne peut payer ; un gendarme n’inquiétant pas, sur la route, un maraudeur qui se sauve ou un trimardeur qui se cache ; un médecin donnant ses soins et n’ordonnant pas une copieuse fourniture de pharmacie ; un gradé n’insultant pas un inférieur ; un patron payant convenablement ses ouvriers ; un contremaître ne jouant pas, à l’usine ou sur le chantier, à l’adjudant Flic ou au mouchard, vis-à-vis de ses anciens compagnons ; un gardien de prison ayant de la pitié au lieu de la brutalité envers les détenus, etc., etc. Enfin, oui, imaginez tous ces saboteurs de l’ordre bourgeois dans l’exercice de leurs fonctions ; ne croyez-vous pas qu’il y aurait vraiment danger pour la .Société bourgeoise en présence de ce paradoxalsabotage difficile à concevoir et pourtant possible ?... Pourquoi pas ?...
Eh ! oui ; possible, puisque nous avons bien des saboteurs du journalisme, en ce qu’ils osent dire sur tous les événements, politiques et sociaux tout ce qu’ils pensent, si subversive que soit leur opinion ! — Eh ! oui ; possible, puisqu’il se trouve, en conseil de guerre, des officiers saboteurs de l’imbécillité militariste pour acquitter de braves jeunes gens trop fiers pour supporter la discipline et respecter les bourreaux galonnés ; il en est aussi de ses saboteurs qui, dans l’armée, commencent à comprendre, à admettre l’objection de conscience et s’inclineront demain devant les héros qui se refusent à porter une arme, à toucher un engin qui donne la mort à des êtres humains. — Voilà du sabotage conscient.
Ne désespérons pas de voir des saboteurs non seulement conscients, mais aussi organisés, pour se refuser collectivement à tout ce qui peut servir la Guerre et rendre plus facile la Paix. Qui sait même, s’il ne se trouvera pas des saboteurs héroïques pour saboter énergiquement la Guerre et les Guerriers, pour saboter surtout ceux qui la veulent pour les autres et ceux qui la font par sauvagerie, inconscience ou lâcheté ; pour saboter enfin, ceux qui en sont la cause, les organisateurs, ou les profiteurs ! Ce sabotage ne nous semble pas du tout déplacé et nous dirions même qu’il est d’extrême urgence à l’époque trouble où nous vivons.
Ce n’est pas saboter la raison humaine que de croire à un monde renouvelé par la bonne volonté et la cohésion dans l’effort des meilleurs parmi les hommes qui pensent, travaillent, s’élèvent et rêvent de l’affranchissement intégral de l’individu par une transformation sociale, favorable au règne de l’Entente entre tous et de la Liberté pour tous.
Le « sabotage » s’apparente à cet autre mot, moins connu peut-être, mais qu’il est intéressant de ne pas ignorer : c’est le mot Boycottage. Voici, d’abord, ce qu’en dit le Dictionnaire Larousse :
« Boycottage (rad. boycotter) n. m. Mise en interdit des propriétés ou des fermiers irlandais qui n’obéissent pas aux injonctions de la Ligue agraire.
« encycl. Vers 1880, un capitaine anglais, nommé James Boycott, gérant des propriétés que le comte Erne possédait dans le comté de Mayo (Irlande), fit preuve d’une telle dureté à l’égard des fermiers placés sous ses ordres qu’il s’en fit exécrer. Ils s’entendirent pour le mettre en quarantaine. Tout Irlandais dut lui refuser son travail ; il fut même interdit de lui acheter ou de lui vendre un objet quelconque, surtout des vivres. Le pacte fut fidèlement observé. Malgré l’intervention du gouvernement qui lui envoya une garde, et l’aide des dissidents de l’Ulster qui rentrèrent ses récoltes, Boycott fut obligé de quitter le pays.
Le nom de boycottage fut, depuis lors, appliqué aux excommunications du même genre, qui furent lancées, pour la plupart, par les associations secrètes irlandaises, notamment par la Ligue agraire. »
Le mot « boycottage » signifie donc : mettre en quarantaine, frapper d’interdit ; l’usage s’en étendit un peu partout. Lesabotage et le boycottage sont devenus deux formes de l’action directe, de défensive surtout. Déjà, en 1897, la question vint au congrès des Bourses du Travail de France, qui se tint à Toulouse. Un rapport sur le boycottage et le sabotage y fut discuté et des résolutions adoptées.
Les congrès ouvriers, constatant l’inefficacité relative des grèves partielles où s’épuisaient les forces et les ressources de résistance du prolétariat cherchaient donc des moyens de lutte plus efficaces.
Voici ce qu’on lisait à l’époque, dans les publications ouvrières :
« L’homme qui a donné son nom au boycottage est mort tout récemment. Le capitaine Boycott était le middleman de lord Erne, un des grands propriétaires du comté de Mayo, en Irlande. Le middleman est l’homme qui afferme, en bloc, au propriétaire foncier, une étendue plus ou moins considérable de terres, pour la sous-louer en détail à d’autres fermiers ou la faire cultiver par des ouvriers ruraux. Le capitaine Boycott se fit particulièrement détester par son oppression. Les tenanciers étaient incapables d’acquitter leurs fermages, en ce comté de Mayo où il était le maître et où, coup sur coup, pendant plusieurs années,, les récoltes avaient été dévastées par les intempéries. Malgré cela, il fit valoir ses droits de propriétaire.
« On n’a point oublié cette dramatique époque. Les soldats anglais, requis par le middleman, pénétraient dans la chaumière du fermier insolvable, saisissant le misérable mobilier, expulsant les habitants ; puis, pour que ces malheureux, dépourvus d’asile, ne cédassent pas à la tentation de réintégrer celui-ci, même vide, les soldats enlevaient le toit de la maison et les châssis des fenêtres. Il ne restait plus que les quatre murs de pierres.
« La haine des Irlandais contre le capitaine Boycott fut telle qu’on le mit à l’index dans le pays tout entier. La Ligue agraire décida de lui infliger la quarantaine. C’était l’inauguration d’un nouveau système de lutte. Défense fut faite à tout Irlandais de fournir au capitaine Boycott, non seulement du travail, mais aussi des vivres. Pendant plusieurs semaines il vécut seul dans sa maison, ne trouvant ni ouvrier, ni laboureur, ne pouvant rien acheter, même à prix d’or. S’il n’avait pas eu de provisions, il serait littéralement mort de faim. Enfin, il dut quitter la place et partir pour l’Angleterre.
« Les landlords ne tardèrent pas, à leur tour, à employer contre les malheureux Irlandais la méthode de combat que ceux-ci avaient employée contre le capitaine Boycott. Ils menaçaient les ouvriers de réduction de salaire, de privation de travail ; ils menaçaient les commerçants de leur retirer la clientèle de leurs fermiers ; enfin, ils allaient jusqu’à menacer les pauvres de ne plus donner d’aumônes. — (Telle fut l’origine du Boycottage).
« Ainsi « popularisé », le boycottage traversa la mer.
« À Berlin, en 1894, les brasseurs, cédant à la pression gouvernementale, refusèrent leurs, salles de réunions aux socialistes. Les brasseurs furent boycottés et si rigoureusement, qu’au bout de quelques mois ils durent se soumettre. — A Berlin, encore, la compagnie des chemins de fer circulaires, s’étant aperçue que le public fermait lui-même les portières des wagons, sup- prima les deux cents employés à qui, jusqu’alors, était confiée cette tâche. Aussitôt, les socialistes intervinrent, firent comprendre au public qu’il devait désormais s’abstenir de fermer les portières et obtinrent ainsi que la compagnie reprenne son personnel.
« A Londres, en 1893, les employés de magasins exigèrent de leurs patrons la fermeture des magasins un après-midi par semaine, pour compenser l’après-midi du samedi pendant lequel ils travaillaient, tandis que les ouvriers chômaient. C’est par le boycottage qu’ils forcèrent la main aux patrons ; les magasins qui refusèrent d’obtempérer aux désirs de leurs employés furent mis à l’index. Les employés allèrent plus loin. Ils n’hésitèrent pas, pour obtenir gain de cause, à recourir aux procédés révolutionnaires. Un jour, entre autres, ils entrèrent chez un marchand de jambons et lancèrent dans la rue toutes les victuailles. Les boycotteurs triomphèrent et, depuis cette époque, les magasins ferment leurs portes une fois par semaine entre 3 et 5 heures de l’après-midi. »
Telle fut l’origine du système.
En France, il y aurait trop à citer pour montrer l’efficacité du boycottage sous toutes ses formes, tant légales querévolutionnaires.
Eh ! oui, légales, car il est des règles et des méthodes qu’il suffirait de mettre en application pour paralyser les rouages les plus importants de la vie sociale. Il est des lois et décrets qui, s’ils étaient strictement respectés, bouleverseraient toute l’administration.
Le Boycottage et le Sabotage figuraient donc, en une seule question, à l’ordre du jour du Congrès de Toulouse (1897). La Commission chargée de l’examiner rédigea des conclusions et un rapport fut présenté où nous glanons ces passages intéressants :
« ... La Commission vous demande de prendre en considération les propositions qu’elle vous soumet. Elle est convaincue qu’après mûre réflexion vous pratiquerez le boycottage, chaque fois que vous en trouverez l’occasion, et elle est convaincue aussi que, s’il est mis en vigueur avec énergie, les résultats qu’en retirera la classe ouvrière vous encourageront à persévérer dans cette voie.
« Nous avons examiné de quelle façon peut se pratiquer le boycottage. Qui pouvons-nous boycotter ? Est-ce l’industriel, le fabricant ? Contre lui le boycottage reste inégal ; ses capitaux le mettent a l’abri de nos tentatives. L’industriel n’a que de rares rapports avec le public ; pour la diffusion de ses produits, il s’adresse aux commerçants qui, en général, sont des conservateurs de la société actuelle... Donc, laissons pour l’instant l’industriel de côté, nous réservant de dire bientôt comment l’atteindre. Parions du commerçant avec lequel nous sommes directement en contact et que nous pouvons boycotter.
« Il y a quelques semaines, a Toulouse, une petite tentative de boycottage a été faite contre les magasins qui refusaient de fermer le dimanche ; par affiches, les camarades toulousains engageaient le public à ne rien acheter le dimanche. « Ce que les employés toulousains ont fait en petit, nous vous invitons à le faire en grand. Que chaque fois que besoin sera, quand le commerçant voudra réduire les salaires, augmenter les heures de travail, ou quand le travailleur, désireux d’être moins tenu, de gagner plus, imposera ses conditions au commerçant ; qu’alors, avec toute l’activité, dont nous pouvons disposer, son magasin soit mis à l’index ; que, par tous les moyens dont l’initiative des travailleurs croira bon d’user, le public soit invité à ne rien acheter chez lui, jusqu’au jour où il aura donné entière satisfaction à ses employés.
« Ainsi ont fait nos camarades d’Angleterre et d’Allemagne qui, dans maintes circonstances, ont remporté la victoire.
« Quant aux industriels, le boycottage les atteint difficilement. Par contre, le fonctionnement de la société capitaliste leur permet normalement un sabotage qui, sous forme de boycottage spécial (consistant en baisse de salaire, augmentation d’heures de travail ou chômage partiel, ainsi que renvois brutaux) leur permet, répétons-nous, contre leurs ouvriers un boycottage meurtrier. Nulle contrainte ne s’oppose aux fantaisies malfaisantes du patronat qui boycotte même la conscience ouvrière en mettant à l’index les travailleurs osant revendiquer leurs droits, les empêchant ainsi, non seulement de propager les idées d’émancipation qui les animent mais même de vivre... Que de militants ont dû quitter les lieux où ils vivaient en famille, pour chercher du travail en d’autres lieux, loin du pays natal, parfois et plus souvent en d’autres régions, tout au moins quand ils en trouvaient. Car il est des régions industrielles où l’ouvrier n’est embauché que s’il a des papiers et certificats indemnes de tous reproches patronaux ou s’il fait partie de certaines organisations cléricales, patriotiques ou très bourgeoisement sociales.
« Cela existe en certaines villes du Nord, malgré des municipalités socialistes. Cela existe un peu partout, si la force syndicale n’y a pas mis le holà. Si la politique a pu y semer la division ouvrière, le règne du bon plaisir patronal n’a plus de limite ; il crée des grèves, les suscite, selon ses besoins. La masse ouvrière croit lutter d’elle-même, alors qu’elle est menée selon les intérêts patronaux. La. grève ainsi partie cesse ou dure et, de toute façon, épuise par la misère le travailleur qui fnit par se rendre, à discrétion et rentre vaincu, affamé, aux conditions que dicte le patron.
« Bien différente est la grève accompagnée du boycottage consciemment exercé par les gréviste et le sabotage intelligemment pratiqué contre l’intérêt direct du patron.
« Par quels moyens résister au boycottage patronal et arrêter l’expansion de l’œuvre réactionnaire et sinistre dont certains capitalistes, dans certaines villes, donnent l’exemple à leurs confrères ?
« Ici, votre Commission — disait le rapport — croit que le boycottage, que nous pourrions tenter contre les exploiteurs en question ne donnerait que des déceptions. Aussi vous propose-t-elle de le compléter par une tactique de même essence que nous qualifierons de sabotage.
« Cette tactique, comme le boycottage, nous vient d’Angleterre où elle a rendu de grands services dans la lutte que les travailleurs soutiennent contre les patrons. Elle est connue là-bas sous le nom de Go Canny. »
À ce propos, nous croyons utile de vous citer l’appel lancé dernièrement par l’Union internationale des Chargeurs de navires, qui a son siège à Londres : Qu’est-ce que Go Canny ? C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers, au lieu de la grève.
Si deux Écossais marchent ensemble et que l’un coure trop vite, l’autre lui dit :
« Go Canny. »
Ce qui veut dire :
« Marche doucement, à ton aise. »
Si quelqu’un veut acheter un chapeau qui vaut cinq francs, il doit payer cinq francs. Mais s’il ne veut en payer que quatre, eh ! bien, il en aura un de qualité inférieure. Et ainsi de suite pour toute marchandise.
Si une ménagère veut acheter une pièce de bœuf qui vaut trois francs et qu’elle n’offre que deux francs, alors on lui offre une autre pièce inférieure à celle qu’elle désirait. Le bœuf est aussi une marchandise en vente sur le marché. Or, l’on ne peut avoir même marchandise pour un prix inférieur à celui convenu pour une qualité supérieure. Eh ! bien, les patrons déclarent que le travail, l’habileté et l’adresse sont des marchandises en vente sur le marché tout comme le vêtement et la nourriture.
— « Parfait, répondons-nous, nous vous prenons au mot, comme le chapelier vend ses chapeaux, comme le boucher vend sa viande, nous vendrons aux patrons notre travail, notre habileté, notre adresse. Pour de mauvais prix, ils vendent de la mauvaise marchandise, nous en ferons autant.
« Les patrons n’ont pas droit à compter sur notre charité. S’ils refusent même de discuter nos demandes, eh ! bien, nous pouvons mettre en pratique le Go Canny, la tactique de : travaillons doucement, en attendant qu’on nous écoute. »
Voilà clairement défini le Go Canny, le Sabotage : à mauvaise paye, mauvais travail.
Cette ligne de conduite, employée par nos camarades anglais, nous la croyons applicable en France, car notre situation sociale est identique à celle de nos frères, les travailleurs d’Angleterre.
Il nous reste à définir sous quelle forme doit se pratiquer le sabotage. Nous savons tous que l’exploiteur choisit habituellement, pour augmenter notre servitude, le moment où il nous est le plus difficile de résister à ses empiétements par la grève partielle, seul moyen employé jusqu’à ce jour. Les résultats n’ont pas toujours été ce qu’on en espérait. Sans négliger le moyen de lutte qu’est la grève, il faut employer encore d’autres méthodes, avec ou sans la grève.
Faute de pouvoir se mettre en grève, les travailleurs frappés subissent les exigences du capitaliste.
Avec le sabotage, il en est tout autrement. La résistance est possible. Les exploités ne sont plus à la merci complète de l’exploiteur, ils ont le moyen d’affirmer leur virilité et de prouver à l’oppresseur qu’ils sont des hommes. Ils ont en mains l’arme défensive qui peut devenir l’arme offensive suivant les circonstances et la façon de s’en servir.
D’ailleurs, le sabotage n’est pas si nouveau qu’on pense : depuis toujours, les travailleurs l’ont pratiqué individuellement, quoique sans méthode. Il ne fut pas souvent sans efficacité. Il inspira dans le camp des profiteurs de l’exploitation une crainte salutaire qui n’a fait que croître lorsque s’est affirmée la puissance du sabotage collectif. Donc, d’instinct, les travailleurs ont su ralentir leur production quand le patron a augmenté ses exigences. Avec plus ou moins de conscience, les ouvriers ont appliqué la formule : à mauvaise paye, mauvais travail.
Le Patronat a cru parer à cette tactique défensive des esclaves de l’usine et du chantier en substituant la méthode fameuse du travail aux pièces ou à la tâche à celui du travail à la journée. Il a pu s’apercevoir que son intérêt moins lésé sur laquantité le devenait beaucoup plus sur la qualité. Si, par exemple, c’était le contraire, c’est-à-dire si le patron substituait autravail aux pièces le travail à la journée croyant asservir l’ouvrier, celui-ci, naturellement, employait aussi la méthode contraire pour aboutir au même résultat. Qu’on ne vienne pas dire que ceux-là étaient de mauvais ouvriers qui agissaient ainsi, car, nous affirmons que c’étaient les plus habiles, les plus intelligents et par conséquent les plus conscients de leur valeur. Le mauvais ouvrier est l’éternel saboteur et ne peut être autre chose et le patron le sait ; d’ailleurs, Celui-là n’a de valeur que par la collectivité dont il fait partie, car individuellement, il ne compte guère. Il a tout intérêt à suivre les plus audacieux pour ne pas être employé à de malpropres besognes pour conserver sa place.
Le sabotage s’adapte à toutes les sortes de travaux ; il se pratique dans tous les métiers et se modernise parallèlement aux progrès dans la production. Il devient redoutable avec le perfectionnement du machinisme. On ne peut tout dire ici sur l’application du sabotage ; mais les années 1900 à 1914, en France, ont amplement démontré la puissance redoutée du Syndicalisme révolutionnaire incitant à l’Action Directe du Prolétariat conscient et organisé, en vue de s’affranchir par lui-même de l’exploitation de l’homme par l’homme. Le rapport fourni au Congrès ouvrier de Toulouse (1897) Se terminait ainsi :
« Le sabotage peut et doit être pratiqué pour le travail aux pièces en s’attachant à donner moins de soin au travail, tout en fournissant la quantité pour ne pas amoindrir le salaire. Le patron pris ainsi, sera dans l’alternative d’accorder les revendications faites par ses ouvriers ou de perdre sa clientèle. S’il est intelligent, il remettra l’outillage dont il est possesseur aux seuls producteurs qui sauront l’utiliser au mieux sans le saboter. »
Mais ce serait le commencement de la fin du patronat et de l’exploitation. N’y comptons pas.
Le sabotage dans les usines, dans la production centralisée, sur les chantiers, dans les grandes entreprises, peut s’exercer avec discernement et intelligence sur l’outillage et les forces motrices sans le moindre danger pour le public et seulement au détriment du capitalisme. On se souvient encore de l’émotion produite dans le monde bourgeois quand le secrétaire du Syndicat des Chemins de Fer, il y a trente-trois ans, déclara qu’un employé, un chauffeur, un mécanicien des chemins de fer pouvait, avec dix centimes d’un certain ingrédient, paralyser complètement, pour longtemps, une locomotive ou plusieurs.
« Avec le boycottage, et avec son frère siamois, le sabotage, les travailleurs ont une arme de résistance efficace, qui, en attendant qu’ils soient assez puissants pour s’émanciper intégralement, leur permettra de tenir tête à l’exploitation dont ils sont victimes. Il faut que les capitalistes le sachent : les travailleurs ne respecteront la machine que le jour où elle sera devenue pour eux une amie qui abrège le travail, au lieu d’être comme aujourd’hui, l’ennemie, la voleuse de pain, la tueuse de travailleurs. »
On pourrait faire ici l’apologie du sabotage et du boycottage en ne citant que nos souvenirs.
Il y eut, en France, à Paris surtout, des événements de sabotage qui furent, les uns comiques, les autres tragiques ou menaçant de l’être. Ce que furent certaines journées et certaines nuits n’était pas sans nous faire espérer beaucoup pour la Révolution sociale et pour rendre impossible la guerre.
Les ordres du jour de nos Congrès ouvriers d’avant 1914, nous présageaient des triomphes qui n’ont été que des déceptions amères et cruelles sur lesquelles nous aimons mieux ne pas insister pour nous éviter de saboter les espoirs nouveaux qui nous animent encore, tellement sont indéracinables nos convictions révolutionnaires, tellement est inaltérable l’idéal anarchiste au cœur et à l’esprit de l’homme sincère et modeste qui croit à l’avenir de Liberté et d’Entente des homme de bonne Volonté entre eux.
— Georges Yvetot
SACERDOCE
n. m. (du latin : sacerdos, prêtre)
Le sacerdoce est la dignité et la fonction des ministres d’un culte. C’est aussi l’ensemble des prêtres attachés à ce culte. Nous avons au mot « prêtre » défini et résumé l’action de cet intermédiaire entre ce monde et l’autre. Nous allons étudier ici, l’action collective de la caste sacerdotale.
Ce que le primitif remarque d’abord dans le monde ambiant, c’est sa propre faiblesse en face des êtres et des choses au milieu desquels il vit. Cette observation lui est imposée par les misères mêmes dont il souffre : le froid, le chaud, la sécheresse, la pluie, la tempête, les animaux hostiles, la faim, la maladie, etc... Au milieu de ces inimitiés, il cherche à se faire des alliances. Ces premiers alliés seront les fétiches. Plus tard, le subjectivisme croissant de l’humanité ne se contentera plus de cet animisme primordial. L’homme détachera les phénomènes naturels de leurs formes visibles et leur en imposera une autre qui sera celle de l’homme lui-même. Les esprits des mondes terrestre, météorologique et sidéral deviendront autant d’êtres revêtus de la forme humaine, doués des mêmes passions, des mêmes sentiments, des mêmes besoins et des mêmes volontés que l’homme et ne différant de lui que par le privilège d’une puissance plus considérable. Ce sera l’aube du polythéisme et le commencement des cultes organisés. Le fétichisme n’a souvent ni culte, ni prêtre. Le polythéisme possède les deux. Pendant une longue suite de siècles, les pères de famille, les chefs de tribus offriront des sacrifices, selon un rituel déterminé mais assez simple d’abord. Peu à peu s’ajouteront des complications, à mesure que l’homme exercera son observation et sa sagacité sur les détails des phénomènes qui ont donné naissance au culte. Finalement ces complications élimineront les premiers sacrificateurs et les soins du culte passeront aux mains d’une catégorie spéciale d’hommes qui ont fait des rites une étude particulière. Cette catégorie d’hommes ce sont les prêtres. Après être restés longtemps au service des pères de famille, des chefs de tribus, qui se déchargeaient des soins du culte, moyennant une redevance, les prêtres qui surent presque partout s’organiser en caste, réclamèrent l’indépendance et la souveraineté.
L’Afrique noire nous présente l’ébauche de toutes les formes qu’a pu revêtir l’institution sacerdotale. Ici, la sorcellerie est une profession libre ; là, elle affecte déjà une hiérarchie. Assez souvent le sorcier cumule la médecine, la guérison des maladies, l’interprétation des songes avec le culte et les pratiques sacrées. Mais plus généralement, à chaque fonction correspond une classe de prêtres qui a un nom particulier et son rang dans la hiérarchie. Les uns s’occupent de la pluie, du tonnerre, des récoltes. D’autres jettent les sorts, consultent les oracles, prédisent l’avenir. Ou bien ceux-ci guérissent les maladies, assurent le succès des batailles, consacrent des gris-gris. Ceux-là évoquent les morts, purifient les maisons hantées, maîtrisent les esprits, préservent la tribu des calamités qu’elle redoute. La puberté, le mariage, la grossesse, l’enfantement, la mort ont leurs féticheurs spéciaux.
Intermédiaires entre les hommes et les dieux, dépositaires des secrètes formules qui savent désarmer les colères divines, armés de terribles pouvoirs magiques et, de plus, ayant pour complices l’ignorance générale, la crainte et l’espérance, les clergés sont arrivés au plus haut degré de puissance et ils ont usé, presque partout, du pouvoir que leur conféraient leurs momeries, pour organiser la société civile à leur profit.
Le « Chitouré » du Congo, comme le sorcier Polynésien, commande au peuple, au roi, aux puissants. Il frappe et punit à son gré. Personne ne discute ses ordres. Il réalise, en plus petit, l’idéal théocratique du pape Grégoire VII. A côté des clergés déjà fort puissants des tribus sauvages ou barbares, se situent des organisations sacerdotales vraiment achevées avec officiants, sacrificateurs, confréries régulières, concourant à des cérémonies pompeuses. Citons, en Amérique, les clergés du Mexique et du Pérou ; dans l’Antique Egypte où la pensée de la mort et le soin des cadavres occupaient toute la vie, tous les nomes étaient sous la main des collèges sacrés. L’histoire de l’Egypte est pleine de la lutte sans cesse renouvelée entre rois et prêtres. En moins de 500 ans le cléricalisme égyptien mit en pièces par deux fois le vaste édifice édifié par la monarchie thébaine. Sous la 20ème dynastie, les prêtres avaient envahi toutes les hautes fonctions. Ils étaient devenus généraux, magistrats, gouverneurs. Ils s’étaient octroyé le titre de princes de Kouch, jusqu’alors réservé exclusivement aux fils des pharaons. Finalement, le chef des prêtres d’Ammon déposséda le roi régnant et ceignit la couronne. En Inde, le brahmane s’est établi au-dessus de toutes lois et de toutes rivalités : les guerriers et les rois lui doivent la déférence ; quant au restant de la population, elle n’existe pas pour lui, sauf pour le nourrir, l’enrichir, l’adorer. Sans atteindre à ce degré de puissance, les clergés de la Perse, des Assyries et de Chaldée, occupèrent un rang très élevé. En Europe, les druides avaient la main-mise sur la justice et le pouvoir civil. Leur pouvoir spirituel savait très bien s’harmoniser avec la direction des affaires publiques et de la vie privée. En Grèce et en Italie, l’ambition et la soif du pouvoir furent les caractéristiques des clergés d’alors. Le sacerdoce chrétien a à son actif, tant de crimes, de spoliations, de dols, que son histoire demanderait, pour être bien contée, plusieurs volumes. L’Inquisition, les guerres de religion, la soif de richesses et de pouvoir des ordres religieux, les ambitions théocratiques de la papauté, les massacres d’hérétiques, les persécutions dirigées contre la pensée libre et les savants indépendants, la lutte sournoise ou déclarée du clergé moderne contre tout ce qui est vrai et juste, indiquent que le clergé catholique n’a jamais eu en vue que l’obtention et la conservation du pouvoir absolu, facteurs de richesses et de jouissances matérielles, les seules qui comptent pour lui.
Au sein de l’humanité, le sacerdoce constitue un embranchement où se succèdent et coexistent des classes, des espèces, des genres et des sous-genres qui tous ont un caractère commun : la prétention d’être les seuls et obligés intermédiaires entre l’homme et les dieux. C’est dans cette prétention que réside le fait capital d’où procèdent tous les actes sacerdotaux et qui persiste à travers les temps et les races. Tantôt le sacerdoce est libre : est prêtre qui peut se faire accepter comme tel. Tantôt il est conféré à la suite d’épreuves au cours d’une élection, ou imposé par l’arbitraire d’un chef. Il est exercé par le père, le magistrat, ou bien il est organisé savamment en hiérarchie compliquée. Mais quel qu’il soit, il est partout et avant tout : l’ensemble de ceux qui parlent, agissent, commandent, absolvent ou condamnent et s’enrichissent au nom des dieux.
Après avoir imposé à la terre la constitution qui s’accorde le mieux avec les intérêts de leur caste, les prêtres ont étendu leur domination jusqu’au ciel et ont investi les dieux. Il existait avant eux une armée divine composée des dieux de la terre, de l’atmosphère et du ciel ; ils ont inventé et créé les divinités nées du sacrifice, les dieux médiateurs nés de la parole du prêtre et sans lui, impuissants. Ces dieux on les retrouvera partout où il y a des prêtres, mais ils n’occupent la première place dans les panthéons que là où la classe sacerdotale a dominé. Aux dieux terrestres, météorologiques ou célestes, ils ont substitué des dieux cachés, mystérieux, dont la puissance s’exerce par des canaux invisibles et qui se prêtent à la métaphysique absurde qu’ils préparent. On peut dire que c’est de l’invention de ces dieux médiateurs, de ces dieux fils du prêtre que date la véritable origine de la religion, car c’est d’alors que se précise la distinction du naturel et du surnaturel.
C’est le sacerdoce qui a introduit dans le monde l’absurde, le surnaturel pur ; c’est lui qui en a fait le signe caractéristique de la religion et qui a, par là, établi entre elle et la science ce fossé si profond qui va toujours en s’élargissant.
L’essentiel et la marque fondamentale par laquelle les conceptions religieuses se distinguent de toutes les autres, c’est qu’elles accentuent à mesure que s’accroît la puissance scientifique de l’humanité, chaque jour davantage, le caractère d’absurdité qui est leur essence même.
Sans le sacerdoce, l’évolution religieuse de l’humanité eût été inoffensive. D’époque en époque, une crédulité moins obtuse eût écarté les croyances vieillies, une erreur moindre eût remplacé une absurdité plus grossière, jusqu’au jour où la raison eût trouvé la vérité. La preuve, c’est que l’évolution des choses s’est accomplie ainsi. Mais, que de misères, que de stagnations, que de reculs, que de larmes et de sang répandus, que de souffrances et de peines subies avant que l’humanité n’ait trouvé peu à peu la vérité ! Cela parce que le sacerdoce avait tout envahi : terre et cieux. Parce que partout il s’est cramponné à ses autels, cherchant à maintenir, avant tout et à n’importe quel prix, sa puissance menacée par les claires découvertes de la raison humaine. Oui, nous pouvons considérer que le sacerdoce, parmi les autres éléments mythiques, fut un des facteurs principaux du maintien de la religion.
— Charles ALEXANDRE.
SACREMENT
n. m. (du latin Sacramentum)
Signe visible d’une chose invisible, institué de Dieu pour la sanctification et la purification des âmes. Dans l’Eglise catholique, le sacrement est un rite religieux institué par Jésus-Christ, pour donner ou accroître la grâce. La religion catholique compte sept sacrements : le baptême, la confirmation, l’eucharistie, le mariage, la pénitence, l’extrême-onction et l’ordre. Les derniers sacrements sont ceux que les catholiques reçoivent quand ils sont ou se croient en danger de mort : la pénitence, l’eucharistie et l’extrême-onction. Le pouvoir d’administrer les sacrements appartient aux évêques et aux prêtres. Toutefois, en cas d’urgente nécessité (in extremis) toute personne peut conférer le baptême.
Il me paraît que c’est dans l’institution des sacrements que s’affirme, de la façon la plus certaine, bien que fort habilement dissimulée, la volonté de domination dont l’Eglise catholique, apostolique et romaine n’a cessé de poursuivre et poursuit toujours la réalisation. — (Voir les mots Confession, Confessionnal).
— S. F.
SACRIFICE
(du latin sacrificium ; de sacrificare : sacrifier)
On appelle « sacrifice » toute offrande faite aux divinités au cours de certaines cérémonies solennelles. Le sacrifice est le corollaire de tous les cultes. On exprimerait difficilement toutes les formes qu’il a revêtues. Le sacrifice religieux a deux buts : 1° nourrir les dieux ; 2° réconcilier l’homme avec la divinité. Le principal souci de l’homme étant la nourriture, il est naturel que les dieux calqués à son image partagent ce souci élémentaire. Les premiers sacrifîces se composèrent donc d’aliments, de boissons, de liqueurs. L’homme a toujours cru que les dieux mangeaient et buvaient l’offrande ; qu’ils étaient doués d’appétit et d’organes digestifs. Le culte direct des animaux, encore pratiqué aujourd’hui en Afrique occidentale, a concouru à renforcer cette croyance et, plus tard, lorsque les animaux jadis adorés ne furent plus considérés que comme les représentants des divinités antropomorphes, ils continuèrent néanmoins à dévorer l’offrande au nom des dieux qu’ils remplacent. On peut encore citer comme exemple les éléphants sacrés et les vaches saintes de l’Inde moderne qui sont toujours abondamment pourvus de nourriture, ainsi que les alligators, soigneusement entretenus dans les bassins des temples indous. Si les divinités minérales et végétales ne mangent pas, elles savent tout au moins boire. On versait à leurs pieds, de l’eau, du lait, des liqueurs fermentées ; on les arrosait de sang, de graisse et de beurre fondu. On les nourrissait même, en insinuant dans les fentes de l’écorce ou de la pierre ou en suspendant dans les branches de l’arbre qui les abritait, des lanières de viandes que les animaux et les oiseaux se chargeaient vite de faire disparaître. Et, de cette disparition, les dévôts supposaient que l’offrande était agréée.
On s’est adressé aussi à la terre, au feu, an vent, aux eaux. Tous les fleuves, toutes les sources, tous les lacs sur le globe entier, ont reçu des offrandes de tous genres et les ont agréées. La terre, notamment, est une divinité qui a reçu le plus de sacrifices. L’air et le vent n’ont pas non plus été oubliés.
Le feu, qu’il ait été considéré comme un dieu ou comme un intermédiaire entre l’homme et les dieux, fut souvent le principal agent du sacrifice. C’est lui qui fut chargé, au cours des siècles et chez tous les peuples, de transformer l’offrande des fidèles : celle-ci étant consumée par le feu. Mais le suppléant de la divinité qui s’est montré partout le plus difficile à rassasier, ce fut le prêtre : le sorcier des sauvages s’empare des gâteaux et des victuailles destinées aux dieux ; le féticheur polynésien se charge de faire parvenir aux esprits les aliments à eux offerts ; le brahmane reçoit, moyennant finance, l’offrande de quiconque ne possède pas le feu sacré pour la consumer ; et le prêtre chrétien offre à son dieu le sacrifice de la messe et de ses prières, moyennant une honnête redevance !
Qu’a-t-on offert aux puissances surnaturelles ?
Dès les commencements, les viandes, les breuvages, les aliments de tous genres, ont été les aliments du sacrifice. On offrit aux dieux du sang, des parfums, la fumée des offrandes consumées ; on leur sacrifia les produits de la terre, des animaux, des parures, des objets précieux et rares, et souvent des créatures humaines. Les sacrifices humains s’accompagnant de cérémonies cultuelles compliquées eurent lieu un peu partout. Rappelons les coutumes barbares des aborigènes du Mexique et du Pérou ; les sacrifices humains de la Malaisie ; les offrandes humaines à Moloch et à Baal en Phénicie. Les écritures juives ne nous disent-elles pas que la fumée des chairs brûlées est une odeur agréable aux narines de Jéhovah ? ...
Plus tard, quand l’homme inventa que la nature des dieux était identique à celles des esprits, des fantômes, des choses mortes, il renonça à les nourrir de substances matérielles, il les supposa capables de déguster l’âme des offrandes. Les matières alimentaires ne furent plus offertes directement aux divinités, la vapeur odorante qui s’en échappe est censée les nourrir. Nous en arrivons ainsi aux parfums brûlés sur l’autel en l’honneur des êtres invoqués. La fumée de tabac, les résines odorantes, les bois odoriférants, les fumigations de plantes, l’encens et la myrrhe ont été offerts aux dieux. L’animisme ne voyait, dans ses pratiques, rien de choquant. Puisque les esprits et les dieux sont des fantômes impalpables, faits d’autre matière que celle des vivants, il est juste qu’ils se nourrissent de l’âme des êtres et des choses sacrifiées. De même que les fantômes des morts emportent avec eux les fantômes des esclaves, des femmes, des armes, des objets immolés sur leurs tombes ou brûlés avec eux, de même les dieux se repaissent d’essences réelles mais invisibles.
Evoluant, l’homme sans cesser de croire à l’appétit des dieux, à l’avidité des animaux sacrés, de l’eau, du feu, finit par restreindre le montant et la valeur des sacrifices. Tantôt la partie sera donnée pour le tout ; tantôt la substitution d’une personne à une autre ou celle, plus fréquente, d’un animal à un homme suffira à contenter le dieu.
Comme conséquence du sacrifice par substitution, apparut bientôt le sacrifice par effigie qui, lui aussi, fut en grand honneur. On a offert aux entités surnaturelles des figurines d’hommes et d’animaux, en bronze, en terre cuite, en farine, en cire, en pâte, en beurre. Ces figurines remplaçaient les victimes désignées et les dieux parurent fort bien se contenter de cette substitution. Les ex-votos offerts si libéralement par les dévôts aux dieux qu’ils implorent se rattachent au sacrifice par substitution et sont, actuellement, une des plus riches mines exploitées par les clergés.
Dans les temps où s’est développé le sentiment moral, où l’homme a idéalisé dans la personne de ses dieux, ses plus hautes facultés, on admit vite que l’hommage le plus agréable à une puissance céleste était une vie pure, la pratique de la vertu, l’effort vers le bien. De cette donnée du sacrifice moral, le mysticisme a tiré les plus étranges et les plus funestes conséquences. Il a placé la vertu dans l’étouffement des facultés naturelles, dans la suppression des qualités les plus nobles de l’homme ; il en est revenu aux mutilations physiques, aux ascétismes barbares faisant de la divinité un être malfaisant se complaisant aux douleurs, aux désespoirs, aux calamités de l’homme. La résignation passive et stérile aux pieds des autels est ainsi devenue l’instrument d’un salut imaginaire.
Ajoutons à la théorie du sacrifice l’aberration suprême : celle qui offre à la divinité, non plus les peines de l’homme mais les souffrances des dieux. On avait sacrifié aux divinités des victimes humaines, la vie des femmes, des enfants, des choses bonnes et belles ; on leur offrit finalement des dieux, fils de dieux. Des victimes humaines, considérées comme l’image, la réplique vivante des dieux, étaient nourries et soignées pendant des mois chez les Aztèques et les Colombiens avant d’être finalement offertes en holocauste à leur père céleste. Dans l’Inde Védique, le dieu Sorna — la liqueur sacrée — était immolé par Agni, aux puissances célestes. Le sacrifice chrétien, l’Eucharistie, n’est pas autre chose que l’offrande d’un dieu fils à un dieu père, comme gage d’expiation et de rédemption.
Mais, quelque forme qu’il prenne, le sacrifice religieux est, avant tout, un troc, un échange, donnant, donnant ! C’est un marché entre l’homme et les dieux. Il procède de la même conception que la prière et, comme elle, il se réduit à ce fait très humain que le meilleur moyen de gagner la bienveillance d’un ami ou de désarmer la colère d’un ennemi est de lui faire cadeau d’un objet qu’il soit heureux de posséder. Il est naturel, quand on achète, de s’en tirer à meilleur compte et d’essayer de faire accepter des valeurs médiocres, c’est pourquoi nous avons vu les dévôts offrir la partie pour le tout, l’image pour le corps, des paroles, des gestes pour des présents. D’un autre côté, l’intérêt dominé par la crainte et la vanité, a jeté le fidèle dans la voie de la prodigalité. Qui donne le plus reçoit davantage. Les dieux savent toujours réserver leurs faveurs à ceux qui peuvent les gorger de choses agréables. Mais, avant tout, le mobile moteur de tous les sacrifices, c’est la crainte ! L’homme ne traite pas d’égal à égal avec les dieux. Il doit réparer les fautes commises, expier les peccadilles, les péchés dont il s’est rendu coupable. En même temps qu’il négocie les bienfaits qu’il implore, il doit essayer d’alléger le joug des charges et des obligations que lui imposent les divinités. Le sacrifice, hommage et moyen d’expiation à la fois, lui fournit la possibilité de faire ces deux choses. Il faut donner, toujours donner, pour soi et pour les siens. Et il faut mesurer l’offrande non seulement à son intérêt, mais au rang de la divinité. Et les hommes ont offert aux dieux ce qu’ils avaient de plus précieux : captifs, femmes, bijoux, etc..., leur représentation humaine, leur image et, fantaisie ironique, des dieux à d’autres dieux. Plus tard, ce furent des actes méritoires : les vertus, les efforts, les épreuves, les travaux de l’humanité. Si bien que, finalement, les « dieux bons » se muèrent en despotes barbares appréciant plus les larmes et le sang que les bienfaits rendus à la race humaine ! Est-il besoin d’ajouter que les clergés trouvèrent amples bénéfices à cette théorie du sacrifice qu’ils ont su maintenir vivace à travers les siècles.
Le langage courant donne au mot « sacrifice », très abusivement du reste, le sens de désintéressement absolu. Une grande partie des hommes d’aujourd’hui ont cessé de sacrifier aux dieux, mais ils accomplissent quand même des sacrifices aussi inutiles que destructifs.
Faut-il parler des sacrifices consentis aux conceptions, imposées par l’éducation, du droit et du devoir, de la conscience, pour obtenir l’estime des autres ?
Est-il nécessaire de rappeler et d’insister longuement sur la nocivité des sacrifices consentis à la patrie, aux autorités de tous genres qui régentent les hommes ?
Est-il besoin de faire ressortir la puissance des mille et une concessions faites — dans un esprit de sacrifice — aux interdictions multiples des codes moraux qui enserrent l’homme dans un réseau serré qui réduit la liberté au strict minimum ? Les sacrifices laïcs, consentis à la patrie, aux gouvernants, aux morales officielles, aux us et coutumes de nos contemporains, se rattachent, par des affinités profondes aux plus vaines erreurs, aux plus stupides pratiques de nos aïeux et de leurs successeurs, fossiles attardés parmi nous. Ils sont juste bons à restreindre, au profit de quelques-uns, notre liberté et notre joie, car chacun d’eux est une concession faite aux mensonges et aux erreurs d’un passé lourd de souffrance.
Il nous reste cependant à parler d’une espèce de sacrifices accomplis par des hommes dignes de ce nom. Ce sont les sacrifices consentis, au cours de l’histoire, par tous les novateurs, les savants, les philosophes, les artistes, les chercheurs, pour le bonheur et l’éducation de l’humanité. Qui ne sait, au prix de quelles peines, de quelles souffrances, ces hommes, mûs par un noble idéal, ont pu, malgré les avanies et les persécutions dirigées contre eux par l’ignorance du peuple et la haine des puissants, dont ils menaçaient, par leur apostolat, les privilèges, se donner tout entiers à leur oeuvre d’émancipation intellectuelle et morale de l’humanité ! Oui, ces sacrifices accomplis, au cours des siècles par ces hommes, depuis le savant qui peine et cherche les remèdes efficaces contre la souffrance humaine, jusqu’à l’artiste qui synthétise dans son oeuvre le cri de révolte et la protestation de tous ceux qui peinent et qui souffrent, en passant par l’humble propagandiste ouvrier qui, malgré l’hostilité ambiante, sacrifie son repos et sa sécurité, pour apporter à ses frères de misère, un peu de la vérité que d’autres lui ont apprise ; ces sacrifices, dis-je, sont aussi dignes d’éloges et d’admiration que l’est celui de l’être qui risque sa vie pour arracher à la mort une existence menacée. Ce sont les seuls utiles, car ils ont pour but unique de soulager la peine des hommes et ils sont aussi éloignés de l’intérêt grossier et égoïste des sacrifices religieux et laïcs que nous le sommes de la plus lointaine étoile perdue aux confins de la Galaxie.
— Charles ALEXANDRE.
SAGE
Le mot « sage » est un cas assez rare en sémantique (science des changements de sens des mots). La plupart des mots se dégradent à l’usage. « Garce », longtemps, fut aussi peu injurieux que son correspondant masculin, le simple féminin de garçon. Pour prendre un exemple plus voisin de mon sujet, quel outrage est devenu le nom de « sophiste » qui, à l’origine, désignait un maître de sagesse ! Sage, au contraire, s’est plutôt ennobli. Et nous avons un sursaut quand nous lisons dans La Fontaine :
Or le fabuliste parle comme la haute antiquité grecque, celle qui a honoré, dans les Sept Sages, plus d’hommes habiles que de philosophes.
Les listes des sept sages ont beaucoup varié : à réunir tous les noms qu’elles donnent, les Sept seraient seize. Dans son Protagoras, Platon fait nommer par Socrate : Thalès, Pittacus, Bias, Solon, Cléobule, Myson et Chilon. A une exception près, c’est cette liste qui est devenue classique. Myson, dont nous savons uniquement qu’il était laboureur et que quelques-uns lui attribuent la paternité — ordinairement accordée à Chilon — du fameux « Connais-toi toi-même », est ordinairement remplacé par Périandre.
Ce Périandre était, à Corinthe, un abominable tyran. Il eut, sans doute, la sagesse de mépriser le tabou de l’inceste et de coucher, puisque ça plaisait à l’un et à l’autre, avec sa mère Cratéa. Mais sa cruauté froide était terrible, et aussi sa colère : dans un accès de fureur, il précipita du haut des degrés de son palais sa femme enceinte, et elle mourut de la chute. Un habitant de Corcyre ayant tué son fils Lycophron, il voulut faire des eunuques avec trois cents jeunes Corcyréens qu’il détenait en otages. Un hasard ayant arraché ces jeunes gens de ses mains, il mourut de rage à quatre-vingts ans. Mais on l’admirait comme général et comme subtil politique. Le geste fameux de Tarquin abattant symboliquement les fleurs les plus hautes était imité de Périandre conseillant son ami Thrasibule, tyran de Milet. Il disait :
« L’ami même d’un tyran doit lui être suspect. »
Est-ce à son habileté pratique qu’il doit surtout sa place dans la liste glorieuse ? Est-ce à quelques maximes nettes et bien frappées ?
« Sois modeste dans la prospérité, ferme dans l’adversité. » — « Que ton ami soit heureux ou malheureux, sois le même avec lui. » — « Le gain honteux est un trésor trop lourd. »
Celle-ci est plus digne d’un tyran et fait du prétendu sage un glorieux précurseur des inquisiteurs et du signore Mussolini :
« Punis non seulement le crime, mais l’intention. »
Un questionneur hardi demandait à Périandre pourquoi il n’accordait point, par une abdication, le repos à sa vieillesse inquiète. Il répondit :
« C’est qu’il est aussi dangereux de quitter volontairement le trône que d’en être renversé. »
Pittacus, tyran de Mytilène, semble, malgré les injures méritées dont l’accable le poète Alcée, avoir été moins inhumain que Périandre. Le hasard des combats ayant fait de l’injurieux Alcée son prisonnier, il lui rendit la liberté en disant :
« Il est meilleur de pardonner que de punir. »
Les sentences qu’on a conservées de lui sont, la plupart, de bons conseils d’arriviste :
« Saisis l’occasion. » — « N’annonce pas ton projet ; s’il échoue on se moquerait de toi. » — « Ne blâme jamais ton ami ; ne loue jamais ton ennemi. »
En voici une plus généreuse :
« Les véritables victoires sont celles qui ne coûtent point de sang. »
Il se fatigua de régner, quoi qu’il eût prononcé :
« Le commandement est l’épreuve de l’homme. »
C’est sans doute après son abdication qu’il formula :
« Parmi les animaux sauvages, le pire est le tyran ; parmi les animaux domestiques, le pire est le flatteur. »
Solon est-il beaucoup meilleur que ce tyran aux qualités mêlées ? Il est coupable d’avoir fait entreprendre et d’avoir conduit la guerre contre Salamine. Et, si ses lois sont moins dures que celles de Dracon qu’elles remplacèrent, est-ce à lui qu’on le doit ou à l’adoucissement général des mœurs ? Poète remarquable, il est probablement, avec Thalès, le mieux doué intellectuellement des sept sages. Il philosopha et resta poète jusqu’à la fin. Il disait :
« Je vieillis en apprenant toujours. »
Bias paraît bilatéralement noble, qui disait : « Je porte tout mon bien avec moi » et qui, très éloquent, ne voulut jamais défendre que les causes qui lui paraissaient justes. Ses sentences sont belles :
« Pendant que tu es jeune, prépare à ta vieillesse un viatique de sagesse : c’est le plus sûr des trésors. » — « Sois lent à entreprendre, persévérant quand tu as entrepris. » — « Désirer l’impossible est une maladie de l’âme ; une autre maladie de l’âme, c’est de ne pas songer aux maux d’autrui. »
Une autre de ses maximes est bien désenchantée :
« Aime comme si tu devais haïr un jour, car la plupart des hommes sont pervers. »
Chilon est l’auteur probable du « Connais-toi toi-même ». Voici d’autres sentences de lui :
« Si tu es puissant, sois bienveillant et applique-toi à inspirer plus de respect que de crainte. » — « Plutôt une perte qu’un gain honteux : la perte ne t’afflige qu’une fois ; le gain honteux te cause des regrets éternels. » — « Que ta langue ne devance pas ta pensée. » — « Sois plus empressé auprès de ton ami quand il est malheureux. »
Cléobule, vantant toujours la mesure et le juste milieu, est le précurseur d’Aristote moraliste.
Il y a, parmi les Sept Sages, un véritable grand homme, Thalès de Milet, père de la philosophie naturelle. Celui-ci a une doctrine systématique. C’est par lui que s’ouvre l’histoire de la philosophie et de la science grecques. Comme frappeur de sentences, on connaît surtout ses ingénieuses réponses :
« Qu’y a-t-il de plus grand ? — L’espace, qui contient tout. — De plus puissant ? — La nécessité, qui soumet tout. — De plus sage ? — Le temps, qui découvre tout. — De plus commun ? — L’espérance, qui reste même à qui n’a plus rien. »
Les sophistes — dont le nom signifie à peu près sages professionnels — sont, en moyenne, très supérieurs à la moyenne des Sept Sages officiels et ils comptent parmi eux des intelligences de premier ordre, comme Protagoras, Gorgias, Prodicus, Socrate ou Hippias. Prodicus et Socrate sont aussi, paroles et conduite, de véritables sages, ce qui leur valut d’être abondamment raillés par leurs contemporains et de boire la ciguë.
Entre la génération des Sept Sages (fin du VIIe siècle avant J.-C. et commencement du VIe) et la génération des sophistes (Vè siècle), Pythagore, très suivi dans cette voie, avait renoncé à un titre trop ambitieux et se disait non plus sage, mais simple Ami de la Sagesse (Philosophe). Pourtant, nous donnons volontiers le titre de Sages à Prodicus et à son élève Socrate, à Diogène, à Zénon de Cittium, à Cléanthe, à Epictète, à Dion Bouche-d’Or ou à Epicure. Nous n’hésiterions guère plus à en décorer Jésus, si nous étions certains que le Sermon sur la Montagne a quelque authenticité. Même parmi les modernes, un Spinoza, un Tolstoï, un Elisée Reclus ou un Gandhi (malgré, chez ce dernier, un fâcheux relent de nationalisme) sont des sages. Et ce titre ne doit-il pas encore être accordé à tous les hommes de bonté et de tolérance, aux célèbres et aux inconnus, à un Voltaire comme à un Castellion ?
A moins que nous ne voulions, avec les stoïciens, le réserver à un idéal si absolu, que personne ne peut l’atteindre, sauf peut-être, dans les rêveries des philosophes cyniques et dans sa légende mi-divine, Hercule lorsqu’il n’était pas fou jusqu’à tuer ses enfants.
— HAN RYNER.
SAGESSE
Le mot sagesse a quelques significations un peu folles, celles par exemple que Littré classe 2° et 3°.
« 2° La connaissance inspirée des choses divines et humaines. »
Bossuet qui, d’une langue éloquente, lèche les pieds puissants, nous apprend que Michel Le Tellier, grand artisan de la Révocation de l’Edit de Nantes, possédait :
« Cette sagesse qui vient d’en haut, qui descend du père des lumières et qui fait marcher les hommes dans les sentiers de la Justice. »
Plaisante sagesse, ou odieuse, et odieuse ou plaisante justice qui, étant infinie en Dieu, doit, d’après le même Bossuet, s’exercer « à la fin par un supplice infini et éternel ». La troisième signification enregistrée par Littré, greffier des usages successifs, n’est pas moins étourdissante. Cette Sagesse-là (avec une majuscule, S. V. P.) c’est le très lui-même Verbe et, quand on songe qu’au rêve du Quatrième Evangile, il s’est fait homme, on l’appelle : La Sagesse incarnée. Mais cette chasteté qu’on nomme sagesse « en parlant des femmes » est-elle beaucoup moins déraisonnable, ou même cette docilité endormie qui vaut aux petits enfants « le prix de sagesse » et aux grands bébés les prix et les fauteuils académiques ?...
Le terme sagesse a pourtant une signification que j’aime. I1 désigne la prudence persuasive des anciens par opposition avec le tyrannique et absurde dogmatisme des théologiens modernes, de ceux même qui se croient philosophes et indépendants ; Pour mon livreLa Sagesse qui rit, j’avais rédigé cette bande : A bas les morales, vive la Sagesse ! Oui, je méprise quiconque prétend imposer une morale, fausse science de la Vie : mais j’aime ceux qui ont connu et pratiqué la sagesse, art souriant et individualiste de la conduite.
Nulle part ne se rencontre une science du désirable. Toute discipline du désirable ne peut être qu’un art et garde la grâce d’être diverse avec les divers artistes. Désintéressée au point d’ignorer tout effort téléologique, la science cherche la vérité, non la beauté, ce qui est au réel, non ce que j’aimerais.
Devant les morales qui se prétendent scientifiques et universelles, qui osent affirmer et qui osent ordonner, rions et gaussons-nous en immoralistes. Mais nous pouvons considérer d’un œil fraternel et parfois admiratif les sagesses qui conseillent fraternellement et qui harmonisent.
Quand nous aimons ou admirons un artiste, nous ne lui faisons pas l’injure et nous ne faisons pas à nous-même le tort de l’imiter. Les seuls conseils que nous donnent notre amour et notre admiration pour ceux qui se sont exprimés, c’est de nous chercher et de nous réaliser nous-mêmes.
Et, comme nous aimons des poètes très différents, comme nous ne voulons sacrifier ni La Fontaine ou Paul Verlaine à Victor Hugo, ni Victor Hugo à Racine ou à Vigny, nous admirons dans leurs émouvantes divergences, Diogène et Cléanthe, Jésus et Epicure. Nous les aimons d’être aussi différents que Shakespeare ou Molière, que Marivaux ou Calderon.
Et nous ne voyons pas ici, comme dans la science, un progrès qui nous engage à écouter le plus récent de préférence aux plus anciens. Archimède sait moins de vérités physiques que M. Branly ou même que le plus vulgaire de nos licenciés ès-sciences. Tolstoï n’est pas plus avancé que François d’Assise ; l’individualisme d’Ibsen n’est pas plus complet que celui de Diogène ; la vérité d’Elisée Reclus ou de Sébastien Faure s’exprime en un langage plus voisin de notre langage, mais n’est pas, par elle-même, plus instructive et libératrice que celle chantée par Cléanthe ou précitée par Dion Bouche d’Or.
La morale se veut absolue, comme la religion ou comme le prétendu immoralisme du Surhomme. Leurs impératifs, pour parler allemand, se prétendent catégoriques.
Or il ne saurait y avoir — pour conserver le vocabulaire kantien — que des impératifs hypothétiques. L’hypothèse reste inexprimée quand on suppose que je veux la réaliser. Parce que le médecin suppose que je veux guérir et que j’ai confiance en lui, il appelle tyranniquement « ordonnances » ses conseils.
Impératif catégorique, devoir : mots grotesques. A qui est-ce que je dois le prétendu devoir ? Où est le créancier dont je serais le débiteur ? A moi seul, à mon bonheur, à ma beauté, à mon harmonie je puis faire tel ou tel sacrifice.
Mais mon rêve de bonheur et d’harmonie ne peut que me conseiller et me persuader. Et tout autre but que mon bonheur, si je ne suis pas fou, me touche moins et a moins d’autorité sur moi.
Quel autre but, d’ailleurs ? Le bonheur d’autrui. Je puis lui attribuer une valeur égale à celle que j’accorde au mien. La sympathie ne saurait aller au-delà et i1 n’y a aucune raison raisonnable pour que je me préfère qui que ce soit. Or je sais que je peux pour autrui moins que pour moi, que je risque de me tromper pour lui plus que pour moi. Les conseils qui le concernent sont plus hypothétiques que ceux qui me concernent : ils s’appuient et chancellent sur un monde de suppositions.
Des fins plus générales que le bonheur d’un homme ? Il y en a ; mais ma puissance s’y dilue vite, ou mon intelligence. Je ne réussis guère mes volontés générales et je me pardonne parce que, sachant encore ce que je veux ou plutôt ce que je voudrais, je ne sais plus ce que je fais. D’ailleurs, si universelle qu’on suppose une fin, dès que, comme un généreux canal d’irrigation, elle ne se divise pas en bras nombreux et en biens individuels, elle devient chimère et grimace.
La morale, la religion, le nietschéisme, tout ce qui est mensonge est condamné à ordonner. Les mensonges théologiques, patriotiques ou la volonté de puissance exigent toujours — et le conseil n’y saurait suffire — des sacrifices humains. Parfois les bûchers de Moloch, de l’Inquisition ou de l’Oeta deviennent internes. Même alors, ils me commandent de brûler un homme : moi-même. Pour me purifier, paraît-il, ou pour m’apprendre à me surmonter. Eh bien, non, ce n’est jamais à moi-même, à un moi réel et concret que j’offre l’étrange sacrifice. C’est toujours à quelque « dieu inconnu ». Quelque nom qu’il porte, Tu-Dois et Dieu personnel ou Je-veux et Surhomme, c’est un fantôme ; et c’est un aveugle ; et c’est un dément. C’est un des sous-hommes qu’il me faut mater en moi.
La sagesse veut l’homme complet et harmonieux. L’harmonie ne s’obtient ni par des amputations, ni par des ordres, ni par des brutalités. La sagesse sourit et conseille.
— HAN RYNER.
SAINT-OFFICE
Dans l’usage commun, Saint-Office est synonyme d’Inquisition (voir ce mot). Au sens propre, la Congrégation du Saint-Office n’est que l’inquisition de Rome. Deux caractères particuliers distinguent le Saint-Office : il montrait une douceur relative et on devine que, espagnol, Galilée n’eût pas évité le bûcher ; les autres Inquisitions ont disparu, mais le Saint-Office existe toujours, attente et menace.
— H. R.
SAINT-SIÈGE
Le siège ne se définit pas seulement un « meuble fait pour s’asseoir » ou « la partie inférieure du corps sur laquelle on s’asseoit ». Le même mot désigne un « évêché et sa juridiction ». Quand il s’agit de l’évêché de Rome, on dit le siège pontifical, le siège apostolique ou le Saint-Siège. Pourtant, le Saint-Siège fut assez longtemps transféré à Avignon et il y eut même, quelques années, un Saint-Siège à Perpignan.
La primauté du siège de Rome fut longue à s’établir et on n’ignore pas que, durant des siècles, chaque évêque était indépendant ou, comme on disait, autocéphale et prenait, avec autant d’humilité que ceux de Rome ou de Constantinople, les titres de pape et de patriarche. Depuis longtemps, on enseigne aux fidèles que la primauté de Rome est d’origine divine, puisque Jésus, qui est Dieu, a dit à Pierre : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église » et puisque Pierre fut, nous assure-t-on, le premier évêque de Rome. Or, dans la mesure où une négation historique peut se démontrer, il est prouvé que Jésus n’a jamais prononcé le précieux Tu es Petrus, et, aussi, que saint Pierre n’est jamais allé à Rome.
Remarquons, en souriant, avant d’entrer dans cette souriante démonstration, que Jésus, quand il parlait à Pierre, avait d’autant moins l’intention de s’adresser à Alexandre VI ou à Pie XI, que les deux interlocuteurs attendaient la fin du monde avant la fin de leur génération.
Saint Irénée, mort en 202, a écrit Un ouvrage célèbre Contre les hérésies. Il cite tout ce qu’il peut trouver dans les Ecritures en faveur de l’Unité et particulièrement, qui ne prouvent pas grand chose, les versets 16 et 17 du seizième chapitre de Mathieu. Mais il ignore les versets l8 et 19 qui forment ce qu’on appelle aujourd’hui un argument massue :
« Et moi je te dis aussi que tu es Pierre et que sur cette pierre je bâtirai mon Église et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre elle. Et je te donnerai les clés du royaume des deux ; et tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux. »
Irénée cherchant éperdument aux Évangiles tout ce qui peut affermir unité et orthodoxie citant de nombreux passages peu pertinents et négligeant la citation capitale, prouve, pour quiconque n’a pas la foi, que le Tu es Petrus lui est postérieur. (Or, du temps d’Irénée, les Évangiles sont relativement complets. Le révérend Père Lodiel, de la Compagnie de Jésus, qui s’est amusé à compter Nos raisons de croire, (p. 57), a trouvé dans Irénée 469 citations des Évangiles ; dans Justin martyr, mort 35 ans plus tôt, les recherches les plus minutieuses n’en découvrent encore que 18.)
Ajoutons à cette preuve des indications corroborantes : Jésus, au temps de la Synagogue, n’a pu prononcer le mot Église. Cet anachronisme date l’interpolation. D’autre part, si on lit le texte en supprimant les deux versets, trop favorables à Pierre, les idées se suivent de façon beaucoup plus naturelle. Pierre ayant déclaré (verset 10) que Jésus est le Christ, Jésus lui répond (Verset 17) que seul le Père a pu lui révéler cette vérité et il défend (verset 20) de la répéter à personne. Même la suture est assez maladroite, puisque Jésus est censé rattacher l’interpolation à un discours commencé par cette manière d’exorde :
« Et moi je te dis aussi. »
Quant aux preuves du séjour de Pierre à Rome, je les copie dans un ouvrage d’enseignement approuvé par deux évêques et un archevêque. Histoire de l’Église de l’abbé E. Beurlier.
Je lis, pages IX et X :
« Saint Ignace, contemporain de l’empereur Trajan, Saint Clément, qui vivait sous Domitien, parlent du martyre de Saint Pierre et de Saint Paul comme ayant eu lieu dans la capitale. (C’est moi qui souligne, on verra bientôt pourquoi, ces mots effrontés.) Bien plus, l’épître de Saint Pierre, datée de Babylone, est elle-même un témoignage irréfutable ; car on sait que ce nom désignait la ville impériale dans le langage symbolique des Juifs. A supposer même, avec les rationalistes, que ce document fût apocryphe, il serait encore un argument en faveur de notre thèse, car le faussaire n’aurait pas commis l’imprudence de dater la lettre d’un endroit où l’apôtre ne serait jamais allé. Enfin, le dernier chapitre de l’Évangile de Saint Jean suppose que l’apôtre connaissait la mort de Saint Pierre. »
Admirable faisceau de preuves. Sur l’ignorant qui lit vite — sur presque tout le monde — il produit conviction ou au moins ébranlement. Or il n’y a là qu’un hardi entassement de mensonges et d’apparences.
Accordons un certain nombre de choses inaccordables. Supposons que le tardif évangile, dit effrontément selon Saint Jean, présente les connaissances de Jean dit effrontément l’évangéliste. Ne supposons aucune interpolation dans son dernier chapitre. Oublions que l’aventure de Marc, dont les douze derniers versets sont encore ignorés des manuscrits du IVe siècle, nous met particulièrement en garde contre les derniers chapitres. Ne remarquons pas que la suite bizarre des idées dans Jean XXI, 15–19, oblige le critique à tous les soupçons. Lisons avec la plus imméritée des confiances. Que trouvons-nous dans ces fameux versets ? Une prédiction de la mort de Pierre par Jésus qui prouve, pour nous comme pour l’abbé Beurlier, que Pierre était mort quand cette prédiction fut écrite. Personne ne conteste à M. Beurlier que Pierre soit mort. Malheureusement, l’Évangile néglige le seul détail qui ferait du raisonnement à Beurlier autre chose qu’une fumisterie : il ne nous apprend pas en quel lieu Pierre est mort. Nulle mention ici, ni de Rome, ni même de Babylone. Ce premier témoignage est donc admirablement ridicule comme preuve du séjour de Pierre à Rome.
Examinons le second, probablement plus ancien que le premier. Saint Clément, que les listes catholiques des papes nous donnent comme évêque de Rome de 88 à 97 ou de 91 à 100, a écrit son épître aux Corinthiens avant le quatrième Évangile. J’emprunte à l’abbé Fleury (tome I, pp. 209–210) la traduction du témoignage de Clément :
« C’est par une jalousie injuste que Pierre a souffert, non une ou deux fois, mais plusieurs fois et, ayant ainsi accompli son martyre, il est allé dans le lieu de gloire qui lui était dû. »
C’est tout, et Rome n’est point mentionnée. Pourtant un savant catholique me prie de continuer ma lecture. Il est maintenant question du martyre de Paul. Clément ajoute à ces deux hommes « une grande multitude d’élus ». Et toutes ces victimes de l’envie « ont été parmi nous un illustre exemple ». Parmi nous, sous la plume de Clément Romain signifie clairement à Rome et l’allusion est lumineuse à la persécution de Néron. Ainsi triomphe le savant catholique. Je lui réponds que cet argument aurait une valeur si Clément ne citait pas d’autres victimes de l’envie que Pierre, Paul et les martyrs de l’an 64. Par malheur, il a nommé auparavant quelques autres personnages qui, je crois bien, ne sont pas tous morts à Rome : Abel, Jacob, Moïse, Aaron, Marie, sœur de Moïse, et David.
D’ailleurs, si Pierre est mort en 64, la confusion de Rome et de Babylone, inexplicable avant 70 et le Siège de Jérusalem, devient d’une telle bizarrerie... Selon la thèse catholique, Pierre serait à Rome dès l’an 42. Alors, comment Paul, en 58, écrit-il aux Romains qu’il se propose d’aller les évangéliser et leur envoie-t-il une longue dissertation bien inutile à des gens qui jouiraient de l’enseignement de Pierre ? Et comment, lui qui salue une vingtaine de fidèles, néglige-t-il de saluer Pierre ?
Si l’Epître aux Corinthiens de Clément ne fait aucune allusion au séjour de Pierre à Rome, il n’en est pas de même desRecognitions que plusieurs appelaient l’Itinéraire de Saint Pierre. Malheureusement, les critiques catholiques eux-mêmes reconnaissent depuis longtemps les Recognitions comme apocryphes. A supposer l’œuvre authentique et son témoignage véritable, Pierre aurait séjourné à Rome. Mais, loin d’avoir aucune primauté, il se serait reconnu l’humble subordonné de Jacques, évêque de Jérusalem, lui aurait adressé, pour obéir à un ordre, un rapport annuel sur ses actes et ses paroles. Il aurait salué en Jacques :
« l’évêque des évêques, qui dirige à Jérusalem la sainte Église des Hébreux et toutes celles que la Divine Providence a établies en quelque lieu que ce soit. »
D’après ce témoignage, Pierre aurait donc séjourné à Rome ; mais Rome et Pierre sont dégradés au profit de Jacques et de Jérusalem. Si nous consentons au titre anachronique, Jacques fut, pour le saint Pierre des Recognitions, le premier pape.
L’épître de Saint Ignace aux Romains, à la croire authentique et sans interpolation — mais Mgr Duchesne n’ose aucune des deux affirmations — contiendrait peut-être, suivant la façon de comprendre un passage, la première trace de la tradition du séjour de Pierre à Rome. Ignace adresse aux chrétiens de Rome des prières.
« Je ne vous ordonne pas — ajoute-t-il humblement — comme Pierre et Paul. »
Faut-il entendre : comme Pierre et Paul ordonnaient aux Romains ou comme ils ordonnaient à tous les chrétiens ? Ordonnaient-ils de vive voix ou, comme prie Ignace, par écrit ? Avec quelque complaisance, on trouve donc, vers l’an 110, le fragile commencement d’une tradition qui prendra des forces en vieillissant.
N’oublions pas la première épître de Pierre datée de Babylone. Elle est reconnue apocryphe par tous les critiques indépendants. D’ailleurs, une lettre écrite à Rome ne se datait pas de Babylone. Dans la littérature chrétienne primitive, nous ne trouvons l’identification des deux villes que dans l’Apocalypse, le plus symboliste des pamphlets. On croit généralement que la fausse lettre de Pierre a été fabriquée précisément pour donner à une église un titre de noblesse. La Babylone dont il s’agit ici n’est pas la grande ville de Mésopotamie qui n’eut d’église qu’assez tard. C’est la Babylone d’Égypte (le vieux Caire), dont l’Église voulut se donner pour plus ancienne et plus noble que sa voisine d’Alexandrie qui se réclamait de Marc.
Saint Paul a écrit une longue épître aux Romains et il ne les a pas appelés Babyloniens. Authentiques ou apocryphes, les épîtres que Paul écrivit à la fin de sa vie ou qu’on supposa écrites dans cette période sont datées de Rome, jamais de Babylone. On y trouve les mentions :
« Écrite de Rome aux Galates », « Écrite de Rome aux Ephésiens », etc...
On peut vérifier toute la série. Quand une lettre était écrite à Rome ou qu’on voulait lui faire supposer cette origine, les exemples de Paul et de pseudo-Paul prouvent, comme nous nous en doutions, qu’on datait de Rome, non de Babylone.
La primauté de Pierre et son séjour à Rome d’où on tire, par un raisonnement hardi, l’infaillibilité d’Alexandre VI ou de Pie XI, sont deux mensonges. Mais n’y a-t-il pas prescription et ne devons-nous pas respecter, avec le Saint-Siège, d’aussi vénérables mensonges ?...
— HAN RYNER
SALAIRE
n. m.
Le salaire, a-t-on coutume d’affirmer, est la somme destinée à quelqu’un qui effectue un travail ou rend un service. Il est à peine besoin d’insister sur le caractère simpliste de cette définition. En effet, pour être exacte, il faudrait qu’elle spécifiât que la somme reçue représente, aussi justement que possible, la rétribution totale de l’effort produit, du travail accompli, du service rendu. En outre, le salaire représentant le pouvoir d’achat, la puissance de consommation du producteur, du travail, il faudrait qu’il correspondît toujours aux nécessités de l’existence, dans l’ordre social actuel et, pour le moins, qu’il suivît le coût de la vie dans ses fluctuations constantes.
Au cours de l’étude que j’ai consacrée : Chère (la vie) (pp. 330 à 332 de l’Encyclopédie anarchiste), j’ai montré quelle était la différence existant entre le salaire nominal et le salaire réel, en faisant intervenir, précisément, ce facteur : le coût de la vie (voir à ce sujet Etudes et Documents du Bureau International du Travail, série D, n°10, de juin 1925), dont les réactions sur le salaire nominal sont telles qu’elles déterminent de façon constante le salaire réel dans un endroit donné. C’est ainsi que le salaire réel de 1933, par rapport à celui de 1913, basé sur l’indice 100 à cette époque — en admettant qu’en 1913 le salaire réel et le coût de la vie étaient à égalité — se détermine comme suit :
Salaire réel = Salaire nominal × 100 / Coût de la vie
Encore, convient-il de faire remarquer que ces calculs ne sont qu’approximatifs, en raison des différences de conditions de vie existant aux deux époques considérées : 1913 et 1933 et d’admettre — ce qui est manifestement inexact — que les besoins de l’homme sont restés identiques. La loi du progrès condamne formellement une telle conception. A mon avis, l’homme a sans cesse des besoins nouveaux, différents en tout cas, et aucune assimilation n’est possible entre les deux époques dont il s’agit.
Quoi qu’il en soit, un fait indiscutable subsiste : l’individu ne reçoit, à tout moment et en toute circonstance, sous forme de salaire, qu’une rétribution partielle de son effort et cette rétribution, en vertu de la loi d’airain, mise en avant par Lassalle et assez justement formulée, ne permet à l’homme que de produire et se reproduire, c’est-à-dire : de satisfaire ses besoins immédiats et de se perpétuer, pour assurer la pérennité du système capitaliste. Le reste — la partie la plus importante — est conservé par l’employeur et sert à rétribuer d’abord le capital engagé par d’autres qui se partagent le fruit d’un travail effectué par autrui ; ensuite, à augmenter, sous le nom de bénéfice, ce capital initial. C’est le système de l’accumulation et de la plus-value sur lequel repose, depuis des siècles, le capitalisme quelle qu’en soit la forme : individuelle ou étatique.
La lutte, aussi vieille que le monde, menée par les travailleurs pour conquérir des salaires meilleurs et aussi adéquats que possible au coût de la vie, n’a guère modifié cette situation. Et on peut dire que, d’une façon constante, le salaire est resté inférieur aux besoins. Le patronat a toujours su — et par les mêmes moyens — rendre inopérantes toutes les augmentations de salaire arrachées, souvent au prix de luttes ardentes et parfois sanglantes, par les travailleurs. Il lui a toujours suffi d’augmenter parallèlement le coût de la vie pour diminuer le pouvoir d’achat du travailleur et ramener, ainsi, le salaire réel au taux précédent.
Avec ce système, on tourne en rond, dans un cercle infernal, sans pouvoir s’en évader. Il fallait en sortir ou, tout au moins, tenter d’en sortir.
Pour ce faire, la Confédération Générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire (C. G. T. S. R.) a déclaré dans son deuxième Congrès, tenu à Lyon les 2, 3 et 4 novembre 1928, que le coût de la vie ne pouvait servir exclusivement de base au calcul du salaire. Il a signifié au capitalisme qu’il entendait que les travailleurs mesurent et fixent eux-mêmes leurs besoins et il a engagé les prolétaires à exiger du patronat des salaires correspondant à ces besoins, à tous leurs besoins. Il a nié que le salaire soit une marchandise soumise, comme telle, à la loi de l’offre et de la demande. Il a proclamé le droit, pour le travailleur, au bonheur, à la jouissance des biens et richesses de ce monde, produit de la nature et de son effort créateur et transformateur.
Allant plus loin, après avoir refusé à l’employeur de déterminer le salaire du producteur et de mesurer ses besoins réels, il a pris position contre cette autre formule : A travail égal, salaire égal, toujours en honneur à la C. G. T. et à la C. G. T. U. et adopté cette autre formule, infiniment plus humaine et plus juste : A besoins égaux, salaires égaux, plaçant ainsi la femme et l’homme sur un plan d’égalité économique et sociale complète. Ce faisant, le Congrès a non seulement indiqué clairement que la femme, dont la somme des besoins est égale à ceux de l’homme, même si certains d’entre eux sont différents, ne devait pas être astreinte, dans chaque métier où son activité s’exerce aux côtés de l’homme, à produire une quantité de travail égale à celle fournie par l’homme pour recevoir un salaire égal à ce dernier.
La formule : à travail égal, salaire égal, est essentiellement barbare, inhumaine. Son application exige de la femme un effort physique que sa complexion ne lui permet pas de fournir et elle ne tient aucun compte des nécessités de l’existence en ce qui concerne la femme. Si on peut concevoir que le capitalisme l’accepte, quand il y a avantage, on a du mal à comprendre que des organisations ouvrières l’aient faite leur. Certaine d’être dans la bonne voie, la C. G. T. S. R. l’a rejetée. Et elle a eu pleinement raison d’agir ainsi. De ce fait, si le prolétariat comprend la valeur de la formule nouvelle, il obligera le patronat à reconnaître pour tous l’égalité du droit à la vie, sans distinction de sexe.
En outre et par voie de conséquence, il détruira cette conception qui veut que le salaire de la femme ne constitue qu’un appoint à celui de l’homme (sans même considérer que la femme est souvent seule et parfois chargée de famille) et que, partant, il est « normal » que le salaire féminin soit inférieur à celui de l’homme, même si elle produit autant que celui-ci. Enfin, ayant réalisé, sur le plan de la revendication, l’égalité entre les sexes, la C. G. T. S. R. a pensé qu’il fallait aller plus loin encore : réaliser l’égalité des salaires entre tous les travailleurs, quels que soient leurs métiers et les pays où ils exercent leur activité.
Dans ce but, elle a lancé la formule du salaire unique universel. En adoptant cette revendication, en spécifiant que le salaire unique doit être attribué à tout producteur, quels que soient son âge et son sexe, la C. G. T. S. R. a dépassé de loin — et elle le sait — le cadre des réalisations immédiates. Mais elle a considéré que c’était le seul moyen de faire sortir de l’ornière cette question des salaires, de la poser franchement sur un terrain nouveau, en s’inspirant d’un principe général d’une indéniable valeur à tous points de vue. Pour réaliser intégralement ce que contient cette revendication, le prolétariat sait qu’il doit faire des efforts considérables et répétés, mais il sait aussi qu’à l’encontre du passé, ces efforts seront fructueux et apporteront vraiment une solution et non plus des palliatifs sans portée ni durée.
En imposant au patronat le salaire unique universel, le prolétariat empêchera les immigrations massives qui viennent submerger de main-d’oeuvre à bas prix les pays où les travailleurs, par leur action, ont acquis des conditions de vie et de travail meilleures.
Lorsque le salaire sera identique en France, en Angleterre, en Italie, en Espagne, en Russie, aux Indes, en Chine, en Amérique et au Japon, les travailleurs ne seront plus tentés de répondre aux offres des recruteurs de main-d’oeuvre. S’ils se déplacent, ce sera de leur propre initiative, avec la certitude de retrouver partout des conditions de vie semblables.
De même que la réduction de la journée de travail permettra à tous de travailler, le salaire unique assurera à chacun — où qu’il se trouve — une vie décente. Le prix de la vie — à peu près partout identique — est d’ailleurs un argument de poids qui vient à l’appui de la revendication du salaire unique. La généralisation de la main-d’oeuvre non qualifiée, l’introduction du manoeuvre spécialisé dans les usines et les chantiers, aux lieu et place des professionnels complets, ont eu pour conséquence un nivellement général du salaire par le patronat.
C’est un autre argument de poids, au moins égal, qu’il convient d’utiliser. En opposant à la conception du nivellement par en bas, celle du nivellement par en haut, on obtiendra ainsi le salaire unique que le patronat ne peut plus combattre qu’avec des armes ébréchées par lui-même. Ah ! certes, il y aura, avant de parvenir au sommet, bien des paliers à franchir. Il faudra, sans doute, conquérir un salaire unique local, régional, corporatif, industriel, puis national, mais il ne faudra pas se décourager.
La réalisation du salaire unique, même local, fera plus pour faire tomber les barrières corporatives entre tous les ouvriers d’une même ville que toutes les réunions, tous les appels à la conscience. Le prolétariat, en plaçant la question des salaires sur ce terrain, est assuré de la poser sous son véritable aspect.
Le caractère international d’une telle revendication est évident et, sur ce terrain, face au capitalisme, le prolétariat a pris la seule position possible. En marchant vers l’homogénéité, en opposant au prix de vente unique — qui détermine la cherté de vie unique, qu’il subit comme consommateur — la revendication du salaire unique universel, il prouve son intelligence, sa clairvoyance, son esprit d’organisation et de méthode.
Par son caractère permanent et général, la revendication du salaire unique doit figurer au programme du Syndicalisme révolutionnaire international. Et le prolétariat doit avoir à coeur de la réaliser le plus rapidement, s’il veut qu’un jour, enfin, la question des salaires fasse vraiment un pas en avant.
Je considère, pour ma part, que c’est le seul moyen de sortir de l’impasse dans laquelle nous sommes enfoncés, sans espoir, depuis toujours.
— Pierre BESNARD.
SALARIAT
Etat de celui qui reçoit un salaire. Employé par opposition à patronat, état de celui qui paie un salaire.
— P. B.
SALUT (ARMÉE DU)
L’Armée du Salut est aujourd’hui une des institutions les plus en honneur dans le monde bien pensant et dirigeant. La presse publie ses communiqués et entonne ses louanges et elle jouit d’une réputation si bien établie (?) que, dans les milieux avertis et même dans les journaux qui se targuent de dire à leurs lecteurs la vérité, toute la vérité, on impose le silence aux reporters assez hardis pour oser s’y attaquer (Lectures du Soir, n° du 10 septembre 1932). Récemment, le « Commissaire » qui préside à ses destinées en France, M. Albin Peyrou-Roussel a été fait chevalier de la Légion d’honneur, et par M. Herriot, s’il vous plaît. M. Albin Peyron-Roussel est le fils d’un grand négociant de Nîmes, ancien président de la Chambre de commerce de Montpellier, protestant zélé, venu assez tard au Salutisme. M. Albin Peyron-Roussel épousa la fille du pasteur Napoléon Roussel, décédé récemment, qui eut des démêlés avec les autorités sous le second Empire. Ceci simplement pour situer le milieu où se recrutent les dirigeants de cette organisation qui fait beaucoup de publicité autour de ses oeuvres sociales, que des membres du gouvernement républicain et laïque honorent volontiers de leur présence aux jours d’inauguration.
Il y a un demi-siècle, lorsque les chapeaux 1830 des premières salutistes apparurent sur les boulevards, l’accueil fut loin de ressembler aux honneurs d’aujourd’hui. La fille aînée du fondateur de l’Armée du Salut, Miss Catherine Booth — plus connue sous le nom de la Maréchale — venait de débarquer à Paris, suivie d’un certain nombre de disciples enthousiastes et elle avait édifié son quartier général, non pas comme aujourd’hui, rue de Rome, ou naguère rue Auber, mais quai Valmy, mal éclairé alors, et plus mal fréquenté encore. Des réunions s’y tenaient chaque soir et chaque dimanche après-midi. Les costauds de la Courtille et du Combat s’amusaient fort de cette prédication intensive, de ces costumes bizarres, de ce journal En avant ! colporté dans les bouges et les assommoirs par des fillettes aux yeux candides dont l’accent trahissait la nationalité. Invités à assister aux réunions, les gars de la Villette obtempéraient, mais qui pourrait décrire le chahut dont était témoin la salle du quai Valmy, chahut homérique, inénarrable, où les imitations de cris d’oiseaux se mêlaient aux « aoh yes » et aux Interjections les plus grossières. Malgré la patience à toute épreuve des orateurs salutistes, ce chahut dégénérait parfois en des rixes qu’aucune intervention policière n’arrivait à calmer. Dans les rues, on poursuivait parfois à coups de pierre les vendeuses de l‘En avant ! dont le populaire ne pouvait supporter le fameux chapeau 1830 et l’accoutrement sans grâce (pas plus ridicule, après tout, que le costume des ordres féminins religieux).
L’obstination véhémente des apôtres salutistes, en majorité anglais, provoqua un tel scandale que le préfet de police d’alors — qui n’était autre que M. Andrieux — fit appeler la Maréchale et l’informa que si le tumulte ne cessait pas, il interdirait de par son pouvoir discrétionnaire le port du chapeau des salutistes du beau sexe ou tout au moins des S garnissant le col des uniformes ou du ruban rouge qui porte en lettres dorées l’appellation : « Armée du Salut ». Aujourd’hui, M. Chiappe assiste aux cérémonies d’inauguration d’asiles ou de restaurants populaires créés par les salutistes, Comment expliquer le revirement toujours croissant des gouvernants vis-à-vis de l’Armée du Salut ? C’est qu’il faut distinguer deux phases bien distinctes dans l’histoire de cette puissante organisation religieuse.
En 1865, un pasteur de Londres, encore jeune, et déjà nanti d’une certaine réputation, William BOOTH, qui exerçait son ministère dans les quartiers populaires de Londres, se séparait de l’église méthodiste, ne jugeant pas cette organisation assez combative. Il créa, dans l’est de Londres, une oeuvre d’évangélisation qu’il appela « Christian Mission ». dont le but était de s’occuper de l’état spirituel des classes misérables de Whitechapel et des districts environnants. William Booth, organisateur de grande envergure et prédicateur de talent, ne rencontrait — bien qu’aidé par une femme supérieure et pieuse, sa compagne Catherine Booth, — qu’un succès relatif, lorsqu’il eut, en 1878, l’idée géniale de rompre avec la façon traditionnelle dont on présentait. le christianisme au bas peuple et de transformer sa mission en une organisation militaire, avec des grades, des uniformes et des règlements, sans faire de différence entre les hommes et les femmes. J’ai dit que William et Catherine Booth rompirent avec la prédication évangélique traditionnelle ; en effet, ce ne fut plus uniquement dans des salles destinées à cet effet qu’Ils annoncèrent « la bonne nouvelle du Salut » , mais partout où ils avaient accès ou trouvaient une occasion : sous une tente, dans un cabaret, au fond d’une cave, sous une arche de viaduc, sous un hangar, dans un magasin ou un atelier abandonné, des salutistes s’installèrent qui lurent un verset du Nouveau Testament, le commentèrent à la bonne franquette, chantèrent des cantiques sur l’air de chansons il la mode, accompagnant les refrains, les chœurs, les soli et les duos d’instruments qui n’avaient que de lointains rapports avec l’orgue ou l’harmonium — cornets, trombones, saxhorns de toute taille, tambourins, caisses, etc. — et racontèrent comment leur conversion avait transformé leur vie. Tel ivrogne incorrigible était devenu un ardent abstinent ; tel qui battait sa femme comme plâtre, s’était mué en un agneau ; tel autre, pilier de prison, s’était transformé en un honnête homme, qui serait mort de faim plutôt que de toucher un sou ne lui appartenant pas. Cette prédication éveilla l’attention, la curiosité et, il faut bien ajouter, l’hostilité. Les mauvais garçons de l’est de Londres poursuivaient de leurs sarcasmes, de leurs injures et de leurs cailloux les défilés des salutistes, couvraient leurs chants de leurs hurlements, dispersaient brutalement leurs fanfares, rendaient impossibles leurs réunions, à l’intérieur des salles ou en plein air. Ce fut l’époque héroïque de l’Armée du Salut, celle où, pour narguer sa pauvreté apostolique, on promenait en avant et en arrière de ses cortèges, des placards portant comme inscription les mots « The Starvation Army » (L’armée de la famine), ridiculisant ainsi son appellation officielle de The Salvation Army.
L’Armée du Salut n’avait pas seulement contre elle la lie des quartiers populaires où elle opérait ; les églises établies persécutaient les salutistes, que leurs ministres accusaient de caricaturer la vraie religion avec leurs drapeaux sur lesquels se détachaient en lettres flamboyantes la devise « Blood and Fire » (Sang et feu), leurs costumes et leurs commandements militaires, leurs extravagances verbales ou musicales, leurs convertis sortis de la populace. Il faut dire aussi que la nouvelle organisation ne se confinait plus à Londres ; elle rayonnait à travers toute l’Angleterre, elle s’installait aux Etats-Unis, elle débarquait dans les autres pays protestants ! Dans les protestations et les critiques des autres sectes religieuses, il se glissait de la jalousie et de l’envie. Parfois assez basse. De leur côté, les autorités civiles en voulaient aux soldats de William Booth de provoquer le tumulte, d’entretenir le désordre.
« Certains officiers » zélés, comme les Pierre et les Paul du Christianisme primitif, résistèrent « en face » aux magistrats. On en jeta en prison, peu de temps il est vrai. En Suisse même, ce pays où cent sectes trouvent un abri, le salutisme engendra des troubles ; le vieux château de Chillon hospitalisa quelques semaines une officière, la « capitaine » Stirling — d’origine écossaise, si nous nous souvenons bien. De leur côté, les salutistes ne se laissaient pas faire. C’est ainsi qu’ils brisèrent les scellés posés par ordre du Grand Conseil sur les portes de leur salle de réunion, à Neuchâtel.
Voilà tracée, à grands traits, la première phase de l’histoire de l’Armée du Salut, jusqu’à la mort de Catherine Booth en 1890. A ce moment-là, on commençait déjà à s’accoutumer aux originalités de cette organisation et ses excentricités s’intégraient dans le train-train quotidien de la vie des pays protestants. Mais William Booth ne s’intéressait pas seulement à l’âme des pécheurs. Il se préoccupait de leur situation temporelle ; à sa manière, il se souciait de leurs misères sociales. En cette même année 1890, il lança un livre : In darkest Engtand and the way out (Dans l’Angleterre la plus ténébreuse et le moyen d’en sortir), qui fit plus pour sa renommée que toute sa prédication évangélique. C’est qu’en Angleterre — dans les périodes de prospérité comme dans les époques de crise — il a toujours existé une nombreuse classe déshéritée et des bas-fonds (Slums) : The submerged tenth : le « dixième submergé », Si l’exposé de William Booth était palpitant, le remède proposé était simpliste. Il consistait à procurer du travail aux inoccupés, grâce à l’intervention des classes riches, mandatant des institutions de relèvement économique ou moral, telle l’organisation qu’il dirigeait. Dès ce livre paru, multipliant ses œuvres sociales (maisons de relèvement pour filles perdues, asiles de nuit, restaurants et hôtels populaires, bureaux de placement, fabriques, ateliers, colonies agricoles, tant dans la métropole que dans ses dépendances, etc.), l’Armée du Salut va s’efforcer sinon de supprimer le paupérisme, tout au moins d’atténuer la misère sociale. Partant de ce principe que celui qui a recours à son assistance doit, par son travail, récupérer la dépense qu’il occasionne, l’Armée du Salut se défend de faire l’aumône, elle consent une avance à rembourser sur le travail qu’elle fournit.
Les Œuvres sociales prendront désormais une telle, importance dans l’organisation créée par le Général Booth — maintenant répandue dans toutes les parties du monde blanc, jaune, noir, éditant des journaux, des tracts, des brochures en de nombreuses langues — qu’elles viseront à reléguer au second plan l’œuvre spirituelle. Les classes aisées et les gouvernants, voyant dans l’Armée du Salut un nouveau moyen d’apaiser les exigences de ceux que la faim et les privations prennent à la gorge, lui accorderont leur appui pratique. C’est pourquoi Williarn Booth trouva cent mille livres sterling à la suite de la publication de son livre ; c’est pourquoi l’Armée trouve des réponses à ses appels quand elle sollicite des fonds pour édifier quelque « palais » qu’elle présente comme un extincteur de paupérisme : les classes dirigeantes savent fort bien qu’assagie, pacifique, absorbée par son activité à la fois religieuse et humanitaire, l’Armée du Salut enseigne la résignation à l’ordre social actuel et que ses représentants officiels, parce que la vie de leur œuvre en dépend, s’attacheront à éteindre toute étincelle de révolte qui couverait encore dans le cerveau du sans-travail ou du sans-logis qui vient frapper à la porte de l’une quelconque de ses institutions.
Les Eglises se sont réconciliées avec l’Armée du Salut ; elle n’est plus dangereuse pour l’ordre établi et cela explique pourquoi Edouard VII reçut William Booth quelque temps avant la mort de celui-ci (1912).
Nous avons fait allusion à la constitution militaire de l’Armée du Salut, qui présente une ressemblance marquée avec celle de certains ordres religieux catholiques. si bien que, se rattachant au protestantisme orthodoxe quant au dogme, elle s’apparente au catholicisme quant à l’importance qu’elle attache aux œuvres et à sa. hiérarchie. Au sommet, un chef suprême dénommé général (le titre Maréchale porté par Miss Catherine Booth — plus tard Mme Booth-Clibborn — n’était qu’une dénomination destinée à frapper l’esprit public), aidé par un chef d’état-major, contrôle l’activité de l’Armée du Salut dans le monde entier et ses ordres ne souffrent aucune contradiction. Au-dessous du général et du chef d’état-major qui surveille l’exécution de ses décisions, un quartier général comprenant de nombreux départements et occupant un personnel très important. Ce quartier général, situé à Londres, est Ie centre de l’administration de l’Armée. A partir du Général, s’échelonne une hiérarchie de grades : des Commissaires, placés à la tête des services les plus importants ou envoyés dans les différents pays où est installée l’Armée, pour les diriger. Des colonels, des lieutenants-colonels, des brigadiers, parmi lesquels se recrutent les secrétaires généraux des commissaires, etc. ; des majors, des capitaines d’état-major, des adjudants, des enseignes qui dirigent les provinces, les divisions, les districts, les sections, entre lesquels sont partagées les contrées où opère l’Armée ; un état-major subalterne auquel sont aussi confiés des missions temporaires et des services de second ordre. Au-dessous, la foule des « capitaines » et des « lieutenants » en charge des postes (ou localités consistant en un ou plusieurs villages, en une ville ou partie d’une ville), ou encore dirigeant des œuvres sociales de toutes sortes, ou enfin aidant dans leurs besognes les officiers des grades supérieurs. Il va sans dire que, comme la prédication, tous les grades sont accessibles aux femmes autant qu’aux hommes. Cette égalité des deux sexes, surtout dans la prédication, fut une des raisons qui, à l’origine, souleva l’opinion religieuse contre l’Armée du Salut.
Tous ces officiers se consacrent entièrement à l’œuvre de l’Armée, à laquelle ils doivent un minimum de travail quotidien de neuf heures. Selon l’état des finances de leur organisation dans les différents pays où elle opère, ils reçoivent un salaire qui leur permet de vivre mais pas plus, D’ailleurs, en entrant, ils s’engagent à ne faire aucune réclamation contre l’Armée du Salut ou contre qui que ce soit s’ils ne reçoivent aucun salaire. comprenant qu’aucune solde ne leur est garantie. (Il convient de rappeler qu’un ami leur ayant fait une rente viagère, William et Catherine Booth n’eurent point à recourir aux fonds de l’Année du Salut pour leur entretien personnel.) Ils renoncent à l’usage des boisons alcooliques et du tabac, au port de toute bijouterie, On ne saurait contester la foi, la conviction souvent naïve des officiers inférieurs, dépourvus en général de tout sens critique. Leur sincérité ne saurait être mise en doute, pions qu’ils sont sur un vaste échiquier où ils accomplissent une œuvre qui les dépasse. Dans certains pays orientaux comme les Indes, la Chine, le Japon, etc., les officiers, même européens, se vêtent comme les indigènes et s’astreignent à leur nourriture. Notons, en passant, que, pour le moment, la Russie soviétique ne tolère pas chez elle l’Armée du Salut.
Mais il n’y a pas que les officiers et les officières. Il y a des « soldats » et des « soldates » dont l’activité multiple est contrôlée par des officiers locaux ou sousofficiers : sergents-majors, sergents, caporaux, trésoriers, secrétaires, etc. qui continuent à travailler au bureau, à l’atelier, à l’usine. Ils sont la masse, le gros de l’Armée, recrutés en général dans les milieux les plus humbles, attirés par les allures bizarres ou la renommée de l’organisation. Ils sont les « venus à Jésus », les « convertis » qui se sont découverts un jour l’âme « noire », « remplie de péchés » et que le sang de l’agneau a « lavés ». Ce sont eux qui vendent dans les rues et à la terrasse des cafés le War Cry, le Cri de Guerre, l’En avant, constituent les fanfares, parlent aux prostituées, catéchisent les ivrognes et les débauchés, rendent « témoignage » dans les réunions publiques, c’est-à-dire racontent comment le Seigneur s’est « révélé » à eux, versent la dîme ou font les différentes collectes qui permettent à l’œuvre de subsister.
Un beau jour, les plus jeunes d’entre eux se sentent appelés à leur tour à se consacrer entièrement « à Dieu dans les rangs de l’Armée ». Le quartier général de leur pays examine leur candidature, soumise au préalable au chef du poste dont ils dépendent. Si l’examen est favorable, ils entrent en une espèce de séminaire dénommé « école militaire », à titre de « cadets » ou « cadettes », où ils séjournent peu de mois, au cours desquels on juge de leurs aptitudes aux fonctions d’officiers. S’ils sont agréés, promus au grade de cadet-lieutenant ou de lieutenant, ils s’en vont à leur destin, très souvent pour débuter dans quelque poste lointain dont le « capitaine » a perdu de son enthousiasme primitif, où les réunions sont peu fréquentées, où l’on a peine à boucler le budget, dans quelque Œuvre sociale ingrate, peut-être dans quelque obscure besogne bureaucratique, etc ... Une sélection s’opère : les plus aptes, les mieux doués, comme partout, gravissent plus ou moins lentement les échelons qui mènent aux paliers supérieurs de la hiérarchie.
Quant à ceux qui ne sont pas reçus on les ajourne le plus souvent, parfois on les refuse définitivement. Dans l’un ou l’autre cas, ils rentrent dans le rang, à moins qu’ils ne quittent l’organisation.
Un grand nombre d’officiers eux-mêmes — et non des moindres — ont quitté l’Armée du Salut. Les uns parce qu’ils n’ont pas pu s’accommoder, en fin de compte, de la dictature du Quartier Général ; les autres parce qu’ils avaient perdu la foi ou qu’ils étaient en désaccord avec les doctrines prêchées par l’Armée ; certains démissionnèrent enfin, parce qu’ils comprirent que l’organisation à laquelle ils appartenaient constituait une force redoutable de conservation sociale et morale, et que cela seul justifiait la considération dont elle jouit parmi les classes nanties des biens de ce monde. Parmi ceux qui se rebellèrent contre l’absolutisme du sommet, rappelons deux des enfants du Général Ballington-Booth, qui créa l’Armée des Volontaires aux Etats-Unis, et la Maréchale (Mme BoothClibborn), qui finit par entreprendre une œuvre d’évangélisation à son compte. D’ailleurs, si, à la mort de William Booth, on accepta la clause des Ordres et Règlements qui laisse au général la désignation de son successeur, en I’occurence, son fils aîné Bramwell Booth ; en revanche, lorsque celui-ci fut près de sa fin, il y a deux ans, un conseil de Commissaires le destitua contre sa volonté et, sans se soucier de son opinion, nomma Général à sa place un des leurs : le Commissaire Higgins. Cette substitution, qui reléguait à l’arrière-plan la dynastie des Booth, ne s’accomplit pas sans des scènes qui n’offraient rien d’évangélique.
Comme toute congrégation religieuse qui se respecte, surtout quand elle est organisée militairement, l’Armée du Salut possède ses Monita Secreta, sous la forme d’Ordres et Règlements pour les officiers. C’est un document peu connu, bien que, originairement, édité en anglais, il ait été traduit en plusieurs langues. A la vérité, il n’a rien de secret, puisque les officiers qui démissionnent de l’Armée ou en sont exclus peuvent le conserver. Une fois acquis, il demeure leur propriété. Ce volume définit ce que doivent être l’officier et son activité. C’est un véritable manuel de vie pratique qui vise à faire de celui qui le prend à cœur un « parfait » salutiste : il embrasse toutes les circonstances de la vie publique et privée de l’officier, lui indique comment résoudre les difficultés qu’il peut rencontrer dans sa carrière, lui inculque une profonde confiance en l’organisation à laquelle il a promis de se consacrer jusqu’à la fin de ses jours. L’Armée du Salut doit devenir, pour l’officier, une société mise à part par Dieu dans la grande société humaine, et il n’est rien dans le monde qu’on puisse placer au-dessus de son intérêt. Aussi, avant d’accomplir un acte, l’officier devra-t-il se demander s’il est ou non dans l’intérêt de l’Armée, s’il lui portera ou non préjudice de quelque manière que ce soit.
Sans doute, l’officier doit être un saint, c’est-à-dire être délivré de toute manifestation extérieure du péché, y compris l’esprit de légèreté ; sans doute il doit être convaincu qu’il est un instrument choisi par Dieu pour le relèvement et le salut des pécheurs ; mais cela ne doit pas lui faire perdre de vue les intérêts pratiques de l’Armée : il doit être en même temps « vrai soldat » et « homme d’affaires »,
Parmi les choses dont l’officier doit être convaincu, notons l’obéissance, qui est « un des principes essentiels de tout gouvernement » (O. et R., I, II, 7. Ed. 1892) ; le plan de Dieu qui a toujours été de « gouverner les hommes par I’entremise des individus » (O. et R., II, I, 2) ; la vraie discipline qui comprend :
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l’habitude pour tous d’obéir sans discuter ;
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la découverte de ceux qui sont désobéissants ;
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la réhabilitation de ceux qui ont pu être accusés faussement ;
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le repentir et le relèvement de ceux qui ont enfreint les règlements ;
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la punition des coupables. (O. et R., III, IV, 1)
Et le but légitime de la peine disciplinaire qui est :
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d’empêcher la personne de recommencer ;
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d’empêcher les autres de suivre son exemple ;
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d’amener le coupable au repentir et au relèvement (Id.)
Les officiers de l’Armée du Salut peuvent se marier, mais aucun d’eux ne peut contracter ou rompre des fiançailles sans l’assentiment de l’officier supérieur qui dirige la partie de territoire où il exerce ses fonctions. Les Ordres et Règlements fournissent toutes sortes de conseils sur le type de femme qui doit faire une bonne épouse salutiste. D’une façon générale, il faut trois ans de service actif, pour que l’officier de l’un ou l’autre sexe puisse convoler en justes noces,
Pour en finir avec les « Ordres et Règlements », ils constituent, en général, un manuel de morale religieuse et civique d’une telle orthodoxie, qu’aucune morale bourgeoise ne saurait en prendre ombrage.
Avant de conclure, notons encore que l’Armée du Salut fait un grand usage du chant : elle a compris la suggestion de la voix humaine modulée d’une certaine façon et quel parti on peut en tirer, accompagnée ou non de chants, pour jeter le trouble dans l’esprit. Combien de ceux qui sont venus au « banc des pénitents » ne l’ont fait qu’hypnotisés par un refrain, un chœur, une mélodie répétée à satiété, jusqu’à ce qu’ils aient perdu toute faculté de contrôle sur leur sensibilité.
L’Armée du Salut, conçue et hiérarchisée comme elle l’est, aurait pu jouer dans les pays protestants un rôle analogue à celui de la compagnie de Jésus dans les pays catholiques. Mais son recrutement s’opère dans des milieux en général déshérités au point de vue intellectuel. D’autre part, la mentalité des peuples protestants répugne il la mise en uniforme de la religion.
Les masses populaires profondes deviennent complètement indifférentes à la question du salut spirituel, et, quant à ce que leur offre l’armée, au point de vue temporel, elles n’y aperçoivent rien de libérateur. Cette organisation ne condamne aucunement le salariat comme système ; au contraire, les Ordres et Règlements recommandent la soumission et la docilité à l’égard des employeurs. Enfin, le peu de culture du troupeau salutiste lui interdit de jouer un rôle politique quelconque.
Alliance de religion et de philanthropie, tout ce à quoi peut viser l’Armée du Salut, c’est de servir de tampon entre les possédants et les dépossédés dont, en les secourant, elle retarde l’explosion de colère. C’est parce qu’elle est une fabrique à résignés que les riches l’assistent de leurs biens, que les gouvernants la protègent et que les philanthropes se pâment devant l’os qu’elle jette aux affamés.
Dans le mouvement qui entraîne le monde vers une conception et une pratique de la vie qui ignore toute religion révélée, qui considère la philanthropie comme un frein social, aucun avenir n’est réservé à l’Armée du Salut.
— AD HOC.
SANATORIUM
n. m.
Ce mot est dérivé d’un adjectif : sanatoire qui, en latin, sanare : guérir, indique : qui est propre à guérir ou qui opère la guérison. En termes précis, le sanatorium est une station hygiénique.
C’est un milieu particulièrement salubre, curatif par lui-même, indépendant des médicaments et des interventions chirurgicales. Les malades y font une cure d’air, complétée par l’emploi méthodique des mesures d’hygiène.
En France, existent d’abord les sanatoria maritimes pour la cure des enfants débiles, lymphatiques, rachitiques, scrofuleux ou atteints de tuberculose locale. Comme leur nom l’indique, ils sont situés sur le bord de la mer ; le traitement marin étant à la fois curatif et préventif, ils préservent ces mêmes enfants de la tuberculose pulmonaire à laquelle ils sont particulièrement disposés.
Les principaux sanatoria maritimes sont : Berck-sur-Mer, appartenant à l’Assistance publique de la Ville de Paris, fondé de 1861 à 1869 ; l’hôpital sanatorium Rothschild ; le sanatorium maritime d’Arcachon, fondé en 1887 ; celui de Pen Bron (Loire-Inférieure), fondé en 1887 ; celui de Banyuls-sur-Mer (Pyrénées-Orientales), ouvert en 1888 ; l’Asile départemental de Cap-Breton (Landes), ouvert en 1889 ; le sanatorium d’Hyères-Giens (Var), depuis 1890 ; celui de Saint-Pol, à Dunkerque, ouvert la même année ; de Saint-Trojan (Ile d’Oléron) ; celui d’Hendaye, appartenant à l’Assistance publique de la Ville de Paris ; de Roscoff, de Cannes, Malo-les-Bains, Cette, etc ...
Puis existent les sanatoria pour le traitement de la tuberculose pulmonaire, où les malades riches peuvent se procurer un traitement hygiéno-diététique. C’est la cure libre applicable à la majorité des malades.
A côté des établissements où, pour des raisons de fortune, les malades doivent renoncer à la cure libre, il a été créé des établissements où, sous la surveillance incessante des médecins, les malades sont méthodiquement soumis à la triple cure qui constitue le traitement hygiéno-diététique : cure d’air, alimentation généreuse réglée et surveillée, cure de repos ou d’exercice modéré.
En France, existent plusieurs sanatoria payants, très bien situés et parfaitement aménagés : au Canigou (Pyrénées-Orientales), à Durtol (Puy-de-Dôme), au Trespoey (Pau), à Meung-sur-Loire (Loiret), à Aubrac (Aveyron), au Gorbier (Alpes-Maritimes), etc ...
La Suisse compte également un nombre important de sanatoria, ils sont de haute altitude généralement et rendent particulièrement des services dans les formes du début de la maladie.
Celui d’Arosa est situé à 1.880 mètres ; celui de Davos à 1.558 mètres ; de Leysin à 1.450 mètres.
À Davos, la température moyenne varie considérablement suivant qu’on se place à l’ombre ou au soleil et, pour être bienfaisante, la durée du séjour doit être au moins de six mois.
Mois | à l’ombre | au soleil |
---|---|---|
Octobre | 15 | 56 |
Novembre | 2 | 41 |
Décembre | 4 | 42 |
Janvier | 2 | 42 |
Février | 1,5 | 44 |
Mars | 2 | 45 |
En Allemagne, où la cure hygiéno-diététique a été constituée en premier, on a obtenu dix pour cent de guérisons après un séjour prolongé.
Puis existent encore les sanatoria populaires pour le traitement de la tuberculose pulmonaire des ouvriers ou malades pauvres. C’est l’Allemagne qui en a ouvert le plus grand nombre.
En France, il en existe plusieurs : Hauteville (Ain), appartenant à l’Assistance publique de Lyon ; Angicourt, à l’Assistance publique de Paris ; Pessac (Gironde) ; Lay-Saint-Christophe, autour de Nancy ; Bligny, dans la banlieue parisienne ; Chécy (Loiret), etc... Un dernier sanatorium, dont les dépenses ont atteint une dizaine de millions se termine et va s’ouvrir à Enval (Puy-de-Dôme), près de Volvic, en septembre 1933. Edifié par les dons recueillis par Etienne Clémentel, sénateur du Puy-de-Dôme, destiné à accueillir des centaines de malades, c’est l’établissement départemental le plus approprié aux conditions rnodernes du traitement de la tuberculose pulmonaire. Un sanatorium situé à Chanat (Puy-de-Dôme) appartient particulièrement à l’usine Michelin ; bâti à environ 700 mètres d’altitude, il ne reçoit que des ouvriers des deux sexes ayant contracté la tuberculose, ou cette dernière s’étant aggravée, dans les grandes usines du roi du caoutchouc.
Les Allemands nous fournissent des statistiques d’après lesquelles 67 pour 100 des ouvriers tuberculeux sortent guéris de leurs sanatoria après trois mois de séjour et ces guérisons permettent à l’ouvrier un travail équivalent au tiers du travail d’un ouvrier bien portant ; ces guérisons se maintiendraient encore après un an chez 41 pour 100 ; après deux ou trois ans, chez 30 pour 100 ; après quatre ans, chez 27 pour 100 des malades ainsi soignés. Ces chiffres seraient à contrôler, car ils ont été fortement discutés par les médecins et les hygiénistes. On a cependant remarqué que l’amélioration d’un indigent ou même d’un ouvrier tuberculeux placé dans un sanatorium se fait sentir plus rapidement que celle d’un tuberculeux riche, parce que la différence favorable entre son régime habituel et son régime nouveau est beaucoup plus sensible. Cette même différence se retrouve en sens inverse quand, après quelques mois de cure, l’ouvrier reprend chez lui ses anciennes habitudes, ses mauvaises conditions d’habitat, de nourriture ou de vie de travail.
En dehors des établissements signalés plus haut, il existe encore des hôpitaux et sanatoria pour enfants tuberculeux et pulmonaires pauvres : Villepinte, Ormesson, Villiers et leurs annexes de Champrosay, asile Feignez, les colonies agricoles de l’oeuvre des enfants tuberculeux qui ont le désir de dresser un rempart entre les enfants frappés de ce mal et la mort.
Le sanatorium doit être disposé de préférence en montagne et même à une haute altitude à cause de la pureté de l’air et de l’absence de microbes dans les stations élevées, loin des villes importantes ; il doit être préservé du vent par des montagnes ou des arbres, notamment des pins ou des sapins. Regnard écrit que :
« Le feuillage de ce genre d’arbres persiste l’hiver et disperse le vent aussi bien qu’en été ; son ombre est épaisse sans être froide, il n’est pas tellement serré qu’il ne laisse circuler l’air et la lumière ; enfin, le tapis d’aiguilles sèches qu’il forme sur le sol est dur et assez lourd pour n’être pas soulevé par le vent ; il préserve donc admirablement l’air contre l’immixtion des poussières. »
L’exposition d’un sanatorium doit être au sud ou au moins au sud-ouest ; l’ameublement doit être sommaire : aucun tapis, aucun rideau, aucune tenture ; parquet couvert de linoléum, facile à laver ; suppression des angles des murs remplacés par des surfaces arrondies. Les fenêtres doivent être ouvertes continuellement, par n’importe quel temps. Les malades s’accoutument très rapidement à cette pratique. La chambre est chauffée et éclairée.
Les malades qui ne peuvent se promener s’allongent le matin sur une chaise longue, soit dans leur chambre, soit dans la galerie de cure. Regnard décrit ainsi la dite galerie :
« On appelle ainsi un long couloir placé en plein midi, où on accède sans passer dehors et qui est séparé par des planches mobiles à mi-hauteur et une série de chambrettes qui ouvrent toutes sur l’extérieur par une grande baie, devant lequel on peut lever ou abaisser un store. »
Dans un sanatorium, il est interdit, sous peine d’expulsion, de cracher par terre ; le malade porte continuellement sur lui un crachoir contenant une solution antiseptique ; le soir, il est vidé et son contenu brûlé, le linge est désinfecté comme la chambre du malade.
J’ai constaté qu’à Durtol par exemple, le personnel, presque sans exception, est choisi parmi les tuberculeux améliorés ou guéris. J’estime qu’il y a là un excès de prudence car les personnes saines qui séjournent dans les sanatoria pour tenir compagnie aux malades ne sont jamais atteintes de leur maladie.
Nous avons lu, plus haut, les résultats indiqués par une statistique allemande. Knopf a dressé une autre statistique qui porte sur 60.000 malades. Sur ce nombre, il trouve 8.400 guérisons absolues, 8.400 guérisons relatives, 25.200 améliorations.
Dans son numéro du 20 juillet 1901, la « Revue Universelle » a donné un article publiant les impressions d’un malade sur la vie dans un sanatorium. M. Félix Le Dantec écrit :
« Que faire sur une chaise longue pendant six heures ? Quelques-uns lisent, d’autres jouent aux dames ou aux échecs ; mais le repos absolu vaut mieux et l’on s’y fait très vite ; on arrive à ne plus s’ennuyer, à jouir de ce farniente obligatoire comme d’une chose agréable ...
En dehors des heures de repos forcé, chacun peut se promener à sa guise. C’est que les tuberculeux ne sont pas des malades ordinaires : sauf quand des poussées aiguës les forcent à garder le lit, ils ont tout à fait l’allure de gens bien portants ; plusieurs même ne toussent pas ...
Souvent ils s’amusent comme de grands enfants ; ils se lancent des boules de neige, ils jouent à la main chaude et les francs éclats de rire accompagnent les bons coups, étonnent le visiteur qui croyait entrer dans le temple de la douleur et de la mort.....
Pour qu’un malade que l’on met à l’engrais profite de son traitement, il faut qu’il soit gai, et l’administration s’occupe d’égayer les malades. Pas une occasion n’est manquée : chaque fête est marquée d’une réjouissance, d’une distraction ayant un caractère familial...
Je n’aurais jamais cru qu’il fût si facile d’apprendre l’hygiène à des gens dépourvus pour la plupart d’éducation bourgeoise. Il est naturellement défendu de cracher par terre, à cause des bacilles des crachats, et chacun a intérêt à ce que les autres se conforment au règlement ; c’est peut-être pour cela que tous s’y soumettent si facilement. »
Il y a, généralement, trois variétés de sanatoria :
Celui d’altitude élevée, au-dessus de 1.000 mètres ; celui de moyenne altitude, de 500 à 800 mètres ; celui de basse altitude ou sanatorium de plaine.
Enfin, existent encore les sanatoria des colonies. Ces derniers doivent toujours être placés sur des hauteurs. Les principaux sont, pour Madagascar et l’île de la Réunion même, Salazie (872 mètres), dans cette dernière île ; pour l’Indo-Chine, le cap Saint-Jacques ; le camp Jacob à la Guadeloupe ; les camps de Balara, de Chazeau et des Prêcheurs à la Martinique.
Examinons, pour finir, à quoi servent les sanatoria.
À peu de chose, attendu qu’ils sont impuissants à assurer la guérison des tuberculeux ; la minorité de ces derniers arrive à avoir la vie prolongée dans une existence de misère morale et de dépression physique, mais les établissements payants ou gratuits sont absolument inopérants pour combattre la tuberculose.
Il faudra trouver d’autres remèdes et, seule, la transformation de la société actuelle, en donnant à chacun la faculté et la possibilité de consommer, d’améliorer l’existence des individus par tous les moyens de confort et d’hygiène, parviendra à vaincre le fléau social de la tuberculose.
Déjà, à côté des sanatoria, s’instituent des préventoria qui ont pour but de prévenir la maladie.
Peu à peu, lorsque, dans la société, s’élaboreront les lois inéluctables attribuant à chacun le travail librement consenti au lieu des travaux forcés des usines capitalistes actuelles, lorsque les individus cesseront de vivre dans les taudis des vieilles maisons empuanties d’odeurs nauséabondes et remplies des microbes les plus malsains, lorsque le soleil de l’aisance aura remplacé les ténèbres de la misère ; alors, peu à peu, les sanatoria qui coûtent des prix fabuleux de construction, d’installation et d’exploitation pour ne rendre que des services insignifiants, disparaîtront pour faire place à des édifices appropriés à la vie intense, à la joie et à la beauté : palais artistiques qui laisseront loin derrière eux, ce que notre pauvre société actuelle a cru utile d’édifier à grands frais et sans grande utilité : les actuels sanatoria.
— Pierre COMONT.
SANTÉ
n. f. (du latin sanitas)
Equilibre psycho-physiologique des organismes vivants, se traduisant par un fonctionnement normal, régulier, parfait de tous leurs organes.
Si nous observons autour de nous les représentants de l’espèce humaine, nous constatons qu’un nombre très restreint jouit de cet équilibre intégral malgré, parfois, de rassurantes apparences. Cependant, en raison de leur avance intellectuelle, de l’énorme acquisition philosophique qu’ils ont réalisée, les peuples dits civilisés devraient, semble-t-il, jouir d’une intégrité physico-mentale inconnue aux races moins évoluées et, à plus forte raison, aux espèces animales qui n’ont, à travers le labyrinthe de la vie, pour guide que leur instinct. Mais, au contraire, il apparaît que plus la civilisation s’amplifie, mieux l’esprit humain triomphe des énigmes les plus diverses, plus, en un mot, l’intellectualité domine l’espèce, et plus décroît en même temps son immunité pathogénique générale. Progrès — ou ce que l’on a coutume d’appeler de ce nom — et santé suivraient ainsi des courbes inverses ...
Sans doute, certains fléaux qui, aux siècles passés, faisaient peser sur l’humanité leur menace endémique et frappaient périodiquement et avec violence presque toutes les races — tels le choléra, la peste, la variole — ont régressé sous les assauts de la science et sont, en Europe du moins, virtuellement jugulés. Propreté, hygiène générale croissante de l’individu et de son habitat en espacent et localisent l’éclosion, d’une part et, d’autre part, des mesures rapides de prophylaxie, le développement des services sanitaires et de voierie triomphent aisément des foyers isolés.
Mais si les épidémies, les maladies catastrophiques pourrait-on dire, ont été vaincues, par contre — paradoxe macabre et ironique — nombre d’affections à caractère infectieux, et de portée collective plus qu’on ne le croit généralement, se sont implantées victorieusement, ou même ont fait une récente apparition dans nos sociétés raffinées, mais aussi hypertendues, jouisseuses et surmenées. C’est ainsi que le diabète, le cancer, la tuberculose, la syphilis, le rhumatisme, l’urémie, l’albuminurie, l’hépatisme, les néphrites, l’appendicite, etc..., qui, dans un passé tout proche encore, étaient numériquement insignifiantes au point que certaines (maladies d’excès) avaient reçu, dans le langage populaire le qualificatif de « maladies de riches », atteignent aujourd’hui indistinctement toutes les classes de la société.
Une morbidité générale, latente, s’est installée, sournoise et redoutable. Il en est résulté, depuis nombre d’années, une mortalité accrue que n’ont pu réduire, malgré leur amplitude, les moyens de défense mis en oeuvre, et qui inquiète les pouvoirs publics. C’est ainsi qu’au cours de l’année 1932, M. Legros, rapporteur de la commission parlementaire d’hygiène, poussait un cri d’alarme en déclarant à la tribune du Parlement que la France était le pays d’Europe possédant le triste privilège de la plus forte mortalité « puisqu’elle dépasse le chiffre impressionnant de 17 pour 1.000 habitants ».
Cette précarité sanitaire, qui atteint particulièrement ce pays, non seulement n’épargne pas les autres états européens, mais elle est aussi le lot des autres continents. Dans son livre « Restez jeunes », le Docteur Pauchet nous conte qu’un industriel des Etats-Unis prit la curieuse initiative de soumettre à un rigoureux examen médical, confié à des spécialistes, tous les postulants aux emplois vacants de son établissement. Cette investigation révéla que 97 p. 100 des solliciteurs étaient affligés de tares insoupçonnées de la plupart des intéressés.
Cet état morbide engendre une mortalité de beaucoup plus élevée que la normale et particulièrement prématurée. C’est ainsi que, pour la France, la longévité moyenne est de 43 ans. Octogénaires, nonagénaires et surtout centenaires deviennent d’une excessive rareté. Combien disparaissent avant l’âge adulte, fauchés en pleine adolescence ? Combien meurent avant la trentaine ?
Cependant, si nous nous en référons aux enseignements de l’anatomie et de la physiologie comparées, les hommes, pour accomplir le cycle normal de leur existence, devraient atteindre au moins 125 à 150 ans. En effet, tous les animaux vivent environ 5 à 6 fois le laps de temps que leur squelette met à s’ossifier. C’est ainsi que le chien, lorsqu’il est convenablement traité, vit de 15 à 20 ans, réalise en 3 ans son ossification complète. Le cheval qui atteint 25 à 30 ans voit son armature squelettique s’ossifier définitivement à 5 ans, etc... Et encore avons-nous affaire ici à des animaux relativement dégénérés en raison de la domesticité qui leur est imposée ... Par conséquent, l’homme qui accomplit la soudure de son épiphyse claviculaire (la dernière) aux abords de la 25ème année, devrait logiquement atteindre et dépasser le cap des 125 et même 150 ans. Mais ce phénomène de longévité ne se rencontre plus guère que dans certaines parties du monde où les mœoeurs simples, faites de sobriété et de frugalité, subsistent encore ; les régions turco-balkaniques, par exemple, où abondent encore de robustes centenaires et plus-que-centenaires. Ce sont toutes ces observations qui ont amené Metchnikoff à cette conclusion que la vieillesse précoce affectant les peuples civilisés n’est autre qu’une décrépitude pathogénique résultant de causes évitables et correctives.
Quelles sont donc les causes mystérieuses de ces déchéances anticipées qui font de l’homme contemporain un valétudinaire avant l’âge, un moribond précoce, soldant, bien avant l’heure qui lui est assignée au cadran de la Nature, son tribut à la Parque symbolique ? Dès l’antiquité la plus reculée, depuis que l’humanité connaît la maladie, ce problème tourmenta les chercheurs. Docteurs, savants, philosophes, tentèrent de déchiffrer l’énigme. Les plus avisés, les mieux inspirés opinèrent pour une réconciliation de l’homme avec la Nature, pour une observation scrupuleuse des lois tutélaires et intangibles qui régissent tous les êtres vivants. Mais la simplicité, l’esprit de clairvoyance ne sont pas des apanages humains. Accoutumé à marcher dans la voie, absurde ici, de l’insubordination, l’orgueilleux roi de la création, plus raisonneur que raisonnable, estima davantage profitable de souscrire aux suggestions de mauvais conseillers, habiles manœoeuvriers, retors de l’empirisme, mais aussi profiteurs habiles d’une science fourvoyée. Une médecine officielle, orthodoxe, souvent puérile et inepte, s’édifia, dédaignant les causes, ne s’attaquant qu’aux effets. C’est cependant — malgré d’universels et retentissants échecs — ses dogmatiques méthodes qui prévalent encore et rallient tous les suffrages. Ses pontifes officient toujours devant le même public, indécrottablement crédule et borné, qui, répudiant tout effort critique et régénérateur, continue à accorder ses préférences aux pilules et aux onguents, aux potions souveraines et aux remèdes « guéris-tout », plutôt qu’aux pratiques d’hygiène préventives et curatives, les seules allant à la source du mal et visant à en prévenir tout retour offensif.
Cette impuissance d’une médecine égarée fut mise en évidence non seulement par de scrupuleux savants n’ayant aucune attache avec elle, mais aussi et surtout par des praticiens ayant grandi sous son aile, et qui se sont abreuvés à ses sources.
Autour de 1929, le Docteur Rist a publié (Masson, éditeur), un ouvrage intitulé : « Qu’est-ce que la Médecine ? », dans lequel il analyse et souligne l’inaptitude de la médecine à soulager l’humanité de ses maux.
« Les maladies que nous sommes en état de guérir, au sens propre du mot, dit-il, on pourrait presque les compter sur les doigts et les médicaments exerçant une action curative spécifique tiendraient dans une pharmacie de poche. »
Voilà qui est catégorique et peut se passer de commentaires.
Sir John Forbes, médecin de la reine Victoria, disait, un jour :
« Certains malades guérissent grâce aux médicaments ; il en est davantage qui guérissent sans médicaments, et il y en a un plus grand nombre qui guérissent malgré les médicaments. »
N’est-ce pas là la condamnation d’un système ? Mais continuons à énumérer d’autres sentences.
Dans une lettre adressée au Docteur Tissot, voici ce que lui écrivait son confrère, le Docteur Trouchein :
« Je gémis du désordre du plus beau et du plus dangereux des arts. Le temps et les Arabes ont fait moins de mal à Palmyre que l’ignorance des médecins ont fait à la médecine. »
Sénac, auteur de l’anatomie d’Heister, racontait que Charles II reprochait au médecin Willis de lui avoir enlevé « plus de sujets que n’aurait pu faire une armée ennemie ».
Le médecin hollandais Boerhave disait :
« Si l’on vient à peser mûrement le bien qu’a procuré aux hommes une poignée de fils d’Esculape, et le mal que l’immense quantité de médecins a fait au genre humain, depuis l’origine de l’art jusqu’à nos jours, on pensera sans doute qu’il serait plus avantageux qu’il n’y eut jamais eu de médecins dans le monde. »
Dans une séance de l’Académie de Médecine, le 8 janvier 1856, le professeur Malgaigne prononçait ces paroles :
« Absence complète de doctrine scientifique en médecine et de principes dans l’application de l’art, empirisme partout, voilà l’état de la Médecine. »
Magendie, le célèbre physiologiste, enseignait au Collège de France, en 1846 :
« Sachez-le bien, la maladie suit le plus habituellement sa marche sans être influencée par la médication dirigée contre elle. Si même je disais toute ma pensée, j’ajouterais que c’est surtout dans les services où la Médecine est la plus active que la mortalité est la plus considérable. »
Et ces paroles de l’illustre Guy Patin :
« Je le dirai à la honte de mon art, si les médecins n’étaient payés que du bien qu’ils font eux-mêmes, ils ne gagneraient pas tant. »
Soyons assurés que si Molière renaissait, sa verve pourrait, avec les mêmes raisons qu’à son époque, s’exercer aux dépens des innombrables Diafoirus et Purgon qui n’ont fait que croître et se multiplier depuis.
On pourrait objecter qu’avec les découvertes de Raspail, de Béchamp, de Pasteur, la Faculté est armée de nouvelles méthodes et que si la chimie purement médicale a fait faillite, l’opothérapie, la vaccinothérapie, la sérothérapie lui ont ramené assez de gloire pour redorer son blason. Nous allons voir que ces louanges sont loin d’être justifiées.
D’abord, quel crédit pouvons-nous accorder au fameux traitement anti-rabique de Pasteur ? Le Docteur Henri Boucher, dans une brève étude, parue sous le titre : « Les méfaits de la Science des vivisecteurs » se charge de nous répondre.
Avant la découverte et l’application de la méthode pasteurienne, il résulte, de statistiques officielles établies par Tardieu et Boulay, tous deux membres de l’Académie de Médecine, qu’il mourait annuellement, en moyenne, en France, depuis de nombreuses années, une trentaine de personnes atteintes de la rage. Depuis qu’elle est appliquée, la mortalité s’est élevée à quarante décès pour cause d’hydrophobie.
En Italie, mêmes constatations. Le Professeur Carlo Ruata, ému des nombreux décès survenant après que le traitement anti-rabique fut appliqué sur des gens ayant été mordus par des chiens suspects, entreprit des recherches. Il aboutit à ce résultat que, alors qu’il mourait, en Italie, une moyenne de 60 personnes avant l’adoption de la thérapeutique pasteurienne, il en décédait ultérieurement 85.
Le Docteur Rubinoff fit, en Russie, semblables constatations : de nombreux individus mordus par des chiens supposés enragés et cependant immédiatement traités par la dite méthode, étaient frappés de mort après que les effroyables symptômes caractéristiques de la rage se fussent manifestés.
La « Revue Médicale de l’Afrique du Nord » relatait, il y a quelques années, que de nombreux cas de rage paralytique suivis de mort avaient été constatés chez des indigènes à qui on avait cependant inoculé le fameux sérum.
A Paris, des cas typiques furent signalés. Entre autres, celui d’un garçon d’amphitbéâtre, nommé Rendu, qui s’était coupé en pratiquant l’autopsie d’un sujet mort de la rage. Il subit trois inoculations successives par mesure de précaution et mourut ensuite de rage paralytique.
Celui de Mme Robina n’est pas moins troublant. Mordue par son chien qui ne présentait cependant aucun symptôme morbide mais, malgré tout, inquiète et redoutant le pire, elle se fit traiter à l’Institut Pasteur et mourut quelque temps après, des suites de la terrible maladie, alors que son chien indûment suspecté, mourait longtemps après, de mort naturelle.
Ce sont ces faits associés à cent autres de même nature qui amenèrent le Professeur Péter à prononcer en pleine Académie de Médecine ces sentencieuses paroles :
« M. Pasteur ne guérit pas la rage, il la donne. »
Les sphères médicales, le public même, semblent pénétrés de « l’immunité » que confère la vaccination anti-varioleuse. L’Angleterre étant en quelque sorte le berceau de la vaccine décréta, l’une des premières, le traitement vaccinal obligatoire. Au cours de la période de contrainte, on enregistra 41 décès d’origine variolique par million d’habitants. La proportion tomba à 7 lorsque la vaccination fut redevenue libre.
En France, pendant l’année 1907, toute la population fut soumise au traitement préventif de la variole : 2.679 succombèrent cependant des méfaits de cette maladie. De 1910 à 1912, période où il y eut un relâchement dans l’application de la méthode, dans soixante départements, la mortalité générale pour infection variolique fléchit à 172.
Récemment, la presse publiait une statistique hollandaise relatant qu’au cours de 1929, 18 individus des deux sexes étaient morts des suites de la variole cependant que 21 autres avaient succombé à l’encéphalite et à la méningo-myélo-encéphalite d’origine vaccinale. Si bien que, à la suite de ces faits, s’inspirant des conseils de médecins définitivement fixés, le ministre de l’instruction publique néerlandais a, par une circulaire, formellement interdit la vaccination des éléments scolaires et du personnel enseignant.
Que devons-nous penser du fameux sérum anti-tuberculeux du Docteur Calmette, à la suite de l’hécatombe des 73 malheureux nourrissons de Lübeck qui trouvèrent la mort quelques jours après son application ?
Et quelle attitude observerons-nous à l’égard du sérum anti-diphtérique dont le passé n’est pas plus encourageant ? Mentionnons, entre cent autres, les mortels accidents survenus aux deux fils du Professeur Laugerhaus de Berlin.
A Berlin, au cours d’une épidémie de croup, l’un des deux fils contracta une angine simple. Redoutant qu’elle ne dégénérât en angine diphtérique, le père inquiet fit appeler le Docteur Behering — l’inventeur du sérum spécifique allemand — qui vaccina préventivement le petit malade. Une fièvre violente se déclara immédiatement, accompagnée de frissons, et la mort survint rapidement. Behering, par sa magie verbale, réussit à convaincre le malheureux père que sa mirifique invention était étrangère à la mort de son fils. Si bien que, l’année suivante, une nouvelle épidémie diphtérique s’étant déclenchée dans la capitale allemande, le père infortuné n’attendit pas que quelque symptôme du mal se manifestât chez son dernier enfant ; sans plus de délibération, il lui fit inoculer le fatal vaccin. Quelques jours après, la mort, à nouveau, emportait le garçonnet, après qu’on eut observé le même processus pathogénique que dans le premier cas.
La presse du 27 janvier 1933 enregistra, par une indiscrétion vivement réprimée, les accidents morbides ayant affecté 172 enfants venant d’être soumis au traitement préventif de l’anatoxine du Docteur Ramon. Un enfant décéda même des suites de cette intoxication. Le lendemain de cette nouvelle, un adroit communiqué réduisait le nombre des victimes, en laissant toutefois subsister le décès, et mettant sur le compte de souillures vaccinales intempestives la cause de ces troubles.
En conclusion de ce qui précède, nous estimerons donc, en accord parfait avec les Docteurs Boucher, Durville, Carton, et tous les médecins, savants et hygiénistes hostiles à cette thérapeutique d’inoculation que l’introduction dans l’organisme de virus, même à virulence atténuée, est une hérésie si l’on considère quelles substances morbides ils tiennent en suspension. Poisons chimiques, opothérapiques ou sérothérapiques, ne peuvent remédier ni s’opposer aux situations déficientes en apportant avec eux des éléments corrupteurs et perturbateurs. Ils contribuent, au contraire, à précipiter l’effondrement des résistances organiques en faussant par surcroît le jeu des automatismes de défense. Les statistiques truquées des mythomanes cyniques, avides de gains et d’honneurs, susceptibles de fausser le jugement de gens mal informés ne peuvent abuser les esprits avisés ni les chercheurs préoccupés de faits. Et ceux-ci sont là, irrécusables : une mortalité effrénée et affirmant un crescendo inquiétant.
Si, parmi l’élément médical, les ânes bâtés du doctorat persistent sincèrement dans de regrettables et funestes errements et contribuent par ignorance ou négligence, aussi par incompréhension des phénomènes naturels, à envoyer au trépas une humanité toujours soumise au bouillon de culture de la bêtise, c’est en toute conscience que les affairistes de la corporation — mercantis diplômés — cultivent, dans le public crédule, le magnifique et productif jardin des préjugés. N’oublions pas que les intérêts du médecin et du malade présumé sont antagoniques. Que les maladies disparaissent parce qu’on aura vaincu leurs causes, et c’en est fait de ces honoraires princiers qu’il soutire au patient. Eclairer la masse des profanes sur les raisons profondes de ses souffrances et mettre à sa portée les moyens — simples en eux-mêmes — propres à y remédier, ce serait tarir les sources d’une réjouissante fortune. Aussi, tant que l’aisance — et les appétits de richesse — du morticole dépendra de la maladie... et des malades, nous ne pouvons guère espérer en sa sincérité, ni en son désintéressement. Nous devons même reconnaître, pour être équitable, que les modalités d’un état social, sur lequel pèsent l’intérêt et le lucre, le contraignent souvent à oeuvrer dans ce sens immoral. Ce n’est pas lui seul, mais toute la collectivité qui est responsable des maux causés par les fils d’Esculape.
Dans une société intelligente, les honoraires médicaux devraient, au moins, non pas croître au prorata des maladies, mais, au contraire, accompagner la santé conservée. L’intérêt du médecin aurait ainsi un stimulant profitable au bien-être général....
Mais, sans attendre ces temps peut-être utopiques, il faut nous garder avec soin des manoeuvres de praticiens « à la page », et nous tourner vers les enseignements des vrais apôtres de la médecine qui, de tous temps, se sont efforcés d’éclairer l’objectif à atteindre ...
* * *
D’ailleurs, sont-ce véritablement et uniquement les microbes et bactéries qu’il faut incriminer dans la genèse et la diffusion de la plupart des maladies ? Ou n’est-ce pas plutôt l’effondrement de nos immunités naturelles, par suite d’erreurs répétées qui nous exposent à l’emprise maléfique des infiniments petits ? ..
La cuti-réaction démontre que, la race nègre exceptée, tous les humains hébergent le bacille de Koch à partir de la première quinzaine ou du premier mois de la naissance. Le colibacille est le commensal habituel, permanent et inoffensif de notre intestin. Le pneumocoque, le streptocoque, le staphylocoque, etc., sont les hôtes coutumiers de notre bouche, de notre épiderme. Le vibrion cholérique se réfugie parfois dans le tube digestif de certains individus sans occasionner de dommage, etc., etc. Tous ces parasites microscopiques vivent habituellement en saprophytes inoffensifs, à l’état de symbiose, en parfaite harmonie avec les organismes porteurs et sustentateurs, tant que l’aptitude défensive de ceux-ci demeure intacte. Nous sommes donc contraints d’admettre que ce ne peut être qu’à la faveur d’une réduction de notre système de défense, de l’affaiblissement du « terrain », que l’offensive microbienne, qui se traduit par des affections polymorphes, peut être déclenchée... Il importe donc de connaître les raisons profondes de cette décadence vitale qui nous livre, pieds et poings liés, à nos redoutables et minuscules adversaires.
Demandons-nous d’abord pour quelles raisons les animaux sauvages, qui sont exposés nuit et jour et en toutes saisons, aux douloureuses intempéries jouissent d’une magnifique santé. Parce que, à l’encontre de l’homme, ils obéissent passivement aux lois naturelles qui les régissent. L’herbivore n’ira pas emprunter au régime carné tout ou partie de son indispensable ration. Et c’est à l’abreuvoir fluvial qu’il ira étancher sa soif. Constitué pour la vie au grand air, il ignore les désastreux effets du calfeutrement. La satisfaction de ses besoins, le souci de sa sécurité l’astreignent à une activité constante qui met en jeu la totalité de son appareil musculaire interne et externe et le soustrait à cette redoutable inertie dans laquelle se complaisent la plupart des humains, particulièrement les civilisés.
Certes ! il n’est nullement question de restituer à notre bipède, la dure et pénible existence ancestrale propre à l’ancêtre des cavernes ; il est cependant urgent qu’il connaisse et pratique au moins les rudiments d’un comportement très différent de celui qu’il a, de longue date, cultivé. L’alcoolisme gradué et polychrome est, au premier chef, préjudiciable à sa santé. On ne sait en vertu de quelle aberration, de quelle altération du goût, il abandonna l’eau pure des sources pour les aigres et corrosifs breuvages qualifiés — ô ironie ! — d’hygiéniques. Il est certain qu’à elle seule, cette malfaisante habitude doit être tenue pour comptable de bien des catastrophes. La proportion des décès, en général, et l’énorme mortalité tuberculeuse, en particulier, sont rigoureusement liées à l’importance de la consommation des boissons alcooliques. La France, par exemple, qui s’est approprié l’effarant record de cette consommation avec 24 litres d’alcool absolu par an et par individu (chiffre qui laisse de côté les « suppléments » clandestins des bouilleurs de cru) détient, non seulement le record de la mortalité, mais aussi celui des décès d’origine tuberculeuse, avec le chiffre annuel de 150.000. La Hollande, au contraire, qui a vu décroître la consommation nationale du meurtrier breuvage (elle n’est plus, aujourd’hui, que de 2 litres, annuellement, par tête d’habitant), est le pays d’Europe où la mortalité est la plus faible. L’Angleterre qui a entrepris une lutte systématique contre l’alcoolisme et qui a vu la consommation de l’alcool passer de 10 litres à 7 litres par unité et par an, a bénéficié non seulement d’une amélioration générale de la santé, mais a enregistré une diminution du chiffre des décès, pour cause de tuberculose, qui, de 50.000 par an, a fléchi jusqu’à 35.000.
Voici quelques documents puisés dans le livre des Docteurs Sérieux et Mathieu : « L’Alcool » (édition Coste), établissant à quels dangers expose l’alcoolisme, même modéré, représenté par exemple, par une consommation d’un verre de vin par repas. Ils sont extraits de bilans obtenus par certaines sociétés « d’assurances sur la vie » anglaises, pour l’obtention de bases sérieuses ayant trait à leurs opérations financières. Leur impartialité ne fait, par conséquent, aucun doute.
Morts calculées | Morts effectives | Pourcentage | |
---|---|---|---|
Section des abstinents | 249 | 143 | 52,42 % |
Section générale, tempérants et buveurs | 569 | 434 | 76,27 % |
Il est à noter que le « Sceptre » assure surtout des personnes religieuses et que, par conséquent, la section générale contient presque exclusivement des tempérants.
Morts calculées | Morts effectives | Pourcentage | |
---|---|---|---|
Section générale | 4.080 | 4.014 | 99 % |
Section des abstinents | 2.418 | 1.704 | 70 % |
Donc 29 p. 100 de cas de mort de moins chez les abstinents. Aussi certaines compagnies anglaises, américaines et canadiennes accordent-elles des réductions sur les primes à payer par les clients abstinents, qui atteignent jusqu’à 25 p. 100 et elles trouvent encore un bénéfice dans cette initiative.
Ces constatations sont corroborées par ce qui suit. Le Docteur Meller a comparé les opérations, durant cinq années consécutives, de deux sociétés de secours mutuels, l’une n’admettant que des abstinents, l’autre comprenant abstinents et non abstinents, mais refusant les alcooliques fieffés. Les abstinents ne donnaient que 17 jours 12 heures de maladie ; dans la seconde, la moyenne atteignait 65 jours 15 heures.
Ci-dessous, également, une statistique anglaise publiant les chiffres proportionnels de la mortalité sur mille habitants. Elle date de 20 à 30 ans environ. Membres du clergé : 8,05 ; agriculteurs : 9,78 ; brasseurs : 21,09 ; cabaretiers : 23,57 ; domestiques de cafés et d’hôtel : 34,15.
Voici donc, par quelques aperçus, établi le rôle néfaste joué dans l’économie organique par l’insidieux alcool, même consommé modérément. Malgré son rôle prépondérant, il trouve dans d’autres breuvages tels que le café, le thé, le chocolat qui contiennent chacun un excitant toxique, des auxiliaires précieux de dégénérescence. L’alimentation carnée (voir nourriture, végétalisme, végétarisme) génératrice de toxines, de fermentations intestinales putrides, d’acide urique, etc., contribue elle aussi puissamment à faire, de l’homme frugivore, une proie facile pour la secte bactérienne. Mais il est un autre facteur de morbidité ignoré de nombre de personnes et qui cependant intervient activement dans l’affaiblissement progressif de nos défenses, si nous n’avons le souci d’y remédier : l’air confiné. Peu de gens soupçonnent l’influence capitale exercée par l’oxygène dans le jeu vital. L’homme qui en serait cependant totalement privé pendant quelques minutes seulement serait irrémédiablement condamné. C’est grâce à ce précieux comburant (qui pénètre par osmose au travers des parois pulmonaires et qui se trouve charrié par les globules rouges du sang) que l’organisme entier est copieusement ravitaillé. Combiné au carbone d’origine alimentaire, il pourvoit l’immense réseau nerveux et musculaire en énergie thermo-dynamique, intellectuelle et physique. Il assure, par surcroît, par combustion, la destruction de certains déchets organiques dont l’accumulation constituerait un danger redoutable pour les fonctions normales. Il importe donc au plus haut point, de ne pas limiter ses apports et, pour cela, de renouveler le plus possible, jour et nuit, l’air des appartements. C’est d’ailleurs au cours de la portion nocturne de la journée que l’aération des locaux habités est le plus facile à réaliser (et ce, l’hiver comme l’été : il suffit de se couvrir en conséquence). C’est d’ailleurs grâce à cette louable pratique de l’aération continue que préventoria et sanatoria obtiennent une amélioration notable de maints hospitalisés. Il sera d’ailleurs facile de s’imaginer à quels dangers on s’expose à respirer constamment un air pollué par la respiration, lorsque l’on saura que l’eau de condensation provenant de l’expiration pulmonaire tue infailliblement l’animal auquel elle est injectée.
L’hydrothérapie fait partie intégrante des mesures préventives et curatives d’hygiène susceptibles de maintenir intactes ou de les renforcer en cas d’affaiblissement, nos immunités naturelles. Sachons nous rappeler que notre épiderme fait partie de notre système respiratoire et qu’un quart environ de la somme totale d’oxygène absorbé pénètre dans l’organisme par voie cutanée. En revanche, de nombreux déchets toxiques provenant de la désassimilation sont expulsés par les conduits épidermiques qui parviendraient, en cas de malpropreté systématique, soit à être partiellement résorbés, soit à obstruer l’orifice des pores par où se font ces intéressants échanges. Tous les animaux à qui l’on supprime la respiration de la peau, par l’application d’un enduit obturant tel que le goudron, par exemple, périssent par asphyxie et par intoxication. Les ablutions générales fréquentes, quotidiennes même, constitueront donc une excellente mesure complémentaire au service de la santé, en débarrassant l’épiderme des sédiments qui l’enduisent et chatouillent désagréablement l’odorat.
Une gymnastique (voir : culture physique) rationnelle s’imposera donc, afin de pallier au danger du sédentarisme actuel, rendu de plus en plus fréquent et plus complet du fait du développement du machinisme, des moyens de locomotion mécaniques, par suite aussi de la spécialisation du travail, de l’existence de professions où l’effort musculaire est réduit à zéro (employé de bureau, écrivain, etc.). Si l’on peut compléter cette mesure par la pratique d’un ou plusieurs sports dépourvus de brutalité, tels que : marche, course, natation, saut, gymnastique d’agrès, la réception microbienne sera virtuellement vaincue. Les malingres, les chétifs, les tarés congénitaux dotés d’une désastreuse hérédité pourront briguer, à bien des titres, une rassurante santé.
L’exposition à l’air libre de la peau, pratiquée le plus fréquemment possible (voir nudisme), agrémentée d’un convenable et judicieux ensoleillement, lorsque les conditions atmosphériques et climatériques le permettent, complèteront admirablement cette cure d’ensemble. Les enfants surtout, au cours de leur développement physique, seront les bénéficiaires particulièrement privilégiés de l’influence solaire. D’incroyables cures de régénération infantile ont été obtenues sur des sujets atteints de rachitisme, d’anémie, de prétuberculose, etc.., par le nudisme et l’héliothérapie combinés. Une prudente progressivité présidera à l’adaptation ainsi, d’ailleurs, que pour chaque méthode innovatrice en matière d’hygiène. Il est nécessaire de tenir compte d’une foule de considérations dans l’application de chacune d’elles : des idiosyncrasies personnelles, de l’hérédité, des tares congénitales ou acquises qui influent diversement selon les possibilités de réaction et d’adaptation individuelles. C’est au médecin, au conseiller hygiéniste, à toute personne chargée de cette complexe réalisation, à faire intervenir souplesse éclairée et mesure dans leur appel aux nouveaux agents régénérateurs. Mais tous ont à gagner à l’introduction d’une sage méthode naturiste. Quelques faits suggestifs, entre mille, contribueront, mieux que les plus brillantes dissertations, à souligner l’importance du respect de certaines règles hygiéniques.
Mme Boussard, la mère de l’auteur du « Tour du Monde d’un Gamin de Paris », fut atteinte, à l’âge de 36 ans, d’une très grave maladie du foie qui faillit l’emporter. Sur les conseils de Lamartine, elle adopta le régime végétarien et mourut, sans récidive et sans autre accident, à l’âge de 106 ans. Elle attribuait, d’ailleurs, sa longévité au régime qu’elle avait adopté.
L’anecdote suivante n’est pas moins curieusement caractéristique : le Docteur Huchard était parvenu, grâce à la diète végétarienne, à sauver un homme fort mal en point. Il se portait admirablement bien depuis dix-huit mois, lorsqu’un beau jour, il eut la fâcheuse idée, étant entré dans un restaurant, de commander de la langouste et du gibier. Le jour même, il dut réintégrer l’hôpital, atteint de troubles caractéristiques d’intoxication d’origine alimentaire et il mourut quelques jours après, des suites de son imprudence.
Evidemment, tous les faits ne sont pas identiques, tous les cas n’ont pas le même processus et chaque erreur, chaque imprudence ne comporte pas semblables sanctions pathogéniques. Mais les petits ruisseaux font les grands fleuves ; les plus minimes écarts, les plus insignifiants manquements parviennent, totalisés, à une somme imposante susceptible, à la longue, d’influer fâcheusement sur la santé. D’autre part, il serait absurde d’imaginer que chacun est en droit de briguer le centenariat, sous le puéril prétexte d’un rigoureux et permanent respect de toutes les prescriptions d’hygiène. Mais leur judicieuse observation permet à celui que le destin a fait hériter d’une hérédité déficitaire d’en soulever assez le redoutable poids pour assurer à son existence, le gain de nombreuses années sereines. Au contraire, l’inconscient qui dilapide son capital-santé par une conduite absurde s’acheminera inéluctablement au tombeau, dès cet âge chanté par le poète et où la vie magnifique ne devrait lui prodiguer que des sourires .... Combien de bambins, d’adolescents, d’adultes enfin, tués prématurément qui eussent pu ou qui pourraient jouir d’une longue et paisible existence, s’ils avaient été soumis à une judicieuse et supportable discipline, s’ils avaient connu et observé les principes essentiels qui constituent une règle intelligente de vie ! « L’homme ne meurt pas, il se tue », affirmait Sénèque, au lointain des siècles, dénonçant dans sa clairvoyance attristée, les énormes bévues de l’humanité. Aujourd’hui, comme au temps de Néron, la sentence a conservé sa dure exactitude.
Ah certes ! nous ne l’ignorons pas, ce n’est pas sans efforts, sans lutter contre soi-même, contre les mille tentations quotidiennes que l’homme parvient à triompher de l’atavisme, de l’éducation, des habitudes tenaces. Mais la volonté s’acquiert, se développe au cours de ces multiples combats et permet bien d’orgueilleux retours sur soi-même. A son aide viendra aussi l’autosuggestion, si secourable lorsqu’elle est invoquée opportunément. Il faut bien se pénétrer qu’à la base de toute réalisation individuelle, qu’elle soit d’ordre physiologique ou social, le principe du refoulement est acquis. L’individu ne peut espérer instaurer des harmonies sans réagir contre l’ancestrale bestialité qui somnole en chacun de nous. Il n’est pas d’autonomie personnelle qui se conçoive sans que la poigne souveraine de la volonté ne maîtrise les sourds élans de l’instinct, les soubresauts du subconscient. Il importe par dessus tout que chacun soit son propre législateur, l’ordonnateur de sa loi. Mais si l’être humain, véritable cellule sociale, est impuissant à commander à ses comportements passionnels, si ses instincts étroits — individuels ou sociaux — dominent ses décisions, c’en est fait du doux rêve poétique du bonheur par l’entr’aide, d’une existence sérieuse faite du respect mutuel des droits de chacun.
Celui qui a conscience de ces conditions, qui est pénétré de la nécessité d’une forte personnalité sociale ne peut donc — dans le domaine de la santé comme ailleurs — délibérément récuser la valeur de cette méthode de contrôle averti et volontaire sans laquelle rien ne peut subsister d’objectif et de durable. Et, à l’introduire dans son existence, il goûtera cette satisfaction délicieuse de jouir de la plénitude de ses moyens physiques et intellectuels ; et il s’assurera à la fois l’équilibre qui garantit la durée du bonheur et la longévité qui le couronne.
— J. MÉLINE.
BIBLIOGRAPHIE. — La Cure naturiste (Dr Durville) ; Rajeunir (Phusis) ; Le Naturisme intégral (J. Demarquette) ; Le Décalogue de la Santé (Dr Carton) ; Enseignement et traitement naturiste pratique : 1ère, 2ème et 3ème séries (Dr Carton) ; L’éducation physique ou l’entraînement complet par la méthode naturelle (G. Hébert), ainsi que les ouvrages mentionnés aux bibliographies de « nourriture, culture physique, végétarisme, végétalisme, etc... ». Revues à consulter : Naturisme, Régénération, Vivre, Rajeunir, etc...
SATIRE
Le mot satire (substantif féminin) ne doit pas être confondu avec satyre (substantif des deux genres). Ils sont d’origine et de sens différents.
Les Grecs, puis les Romains, appelèrent Satyre — Satyrus, en latin — un demi-dieu, homme de la nature, habitant des bois, dont les jambes et les pieds étaient ceux d’un bouc. Un sens malveillant ayant été attaché à ce nom, on l’emploie aujourd’hui pour qualifier un homme débauché, brutal, cyniquement entreprenant auprès des femmes. On l’a donné aussi à certains singes, à des insectes et au champignon appelé « phallus ». En Grèce, puis à Rome, on appela satyre, au féminin, une pièce de théâtre dont les personnages étaient des satyres et dont le caractère était simplement amusant, contrastant avec celui de la tragédie et différent de celui de la comédie. (Voir Théâtre.)
Le mot satire, dont nous nous occuperons particulièrement ici, vient du latin satira, ou satura, qui désignait un mélange bariolé, un plat composé de différents mets, la réunion des fruits variés de l’offrande à Cérès. Ce sens primitif se retrouve dans lanx satura, nom donné à un compotier de fruits divers. Par extension, on appela, à Rome, satira, des farces imitées des satyres grecques, de plus en plus mêlées de fantaisie et de raillerie, qui firent de véritables pots pourris scéniques et poétiques. Ainsi fut formé le genre littéraire de la satire, le seul qui soit originalement latin. Quintilien disait :
Satira tota nostra est. (« La satire nous appartient toute. »)
Lucilius l’inaugura au IIème siècle avant J.-C. ; elle s’est continuée depuis, soit entièrement en vers, soit mêlée de vers et de prose, soit encore entièrement en prose. Ce fut la satire classique de Terrentius Varron, auteur des célèbres satires ménippées, en souvenir du philosophe Ménippe, celle d’Horace, de Sénèque, de Perse, de Lucain, de Martial (inventeur, dit-on, de l’épigramme), de Juvénal, de Pétrone, de Suétone dont la Vie des douze Césars constitue l’envers du plutarquisme dévoué à ces personnages, de Lucien, le seul grec dans cette énumération, et le plus grand rieur de tous, le plus véritablement satirique. Car il faut le constater : la satire ne fut si brillante à Rome que parce que l’esprit romain était incapable de s’illustrer dans un autre genre. La satire fut à Rome la revanche de l’esclavage et non la manifestation de libres esprits. C’est de cette satire romaine à laquelle les puissants laissaient la liberté de s’exprimer, qu’E. Despois a dit assez durement :
« La liberté de la satire n’a rien que de très compatible avec la servitude ; c’est la liberté des limiers au moment où on les découple et où on les lâche sur le gibier. »
Il y a, de la satire grecque à la satire romaine, la distance qu’il y a de la liberté à l’esclavage.
La véritable satire s’était exprimée bien avant que les Romains en eussent fait un genre littéraire. Elle avait emprunté toutes les formes de l’art, et s’était même exprimée sans art, pour :
« Censurer, tourner en ridicule, les vices, les passions déréglées, les sottises des hommes. » (Littré)
Pour intervenir dans tous les événements et prendre la défense de la liberté de l’esprit contre l’autorité, de la libre humanité contre l’asservissement social. Dès les premiers conflits humains, la satire, c’est-à-dire la raillerie, la moquerie, l’ironie cinglante, le rire vengeur, a dû être l’arme du faible contre le puissant. Elle a été la fronde de David, le glaive de Siegfried, la flèche de Guillaume Tell. Elle est l’aiguille qui pique et fait se dégonfler les outres énormes de la sottise. Elle est le « chétif insecte » qui déclare la guerre au lion. Elle est l’esprit contre la matière ; Ariel contre Caliban. Elle cloue au pilori les faux grands hommes, les pitres malfaisants qui empoisonnent le monde de leur imposture, l’accablent de leurs dogmes et tiennent sous leur puissance les foules fanatiques et abruties. Elle arrache leur masque aux Jupiters de théâtre, aux Mercures de tripot, aux Jurions de lupanar, aux Césars de carton. Elle met à nu leur viduité intellectuelle, leur indigence sentimentale, leur laideur physique, leur saleté morale. Elle révèle les tares secrètes des Hercules et des Apollons de tréteaux, la lâcheté de leur héroïsme statufié, l’infamie de leur gloire perpétuée par les « Patries reconnaissantes », l’aliénation de leur jugement. Elle montre le gâtisme maître du monde, la débauche législatrice de la vertu, la friponnerie dirigeant les affaires, la forfaiture distribuant la justice, le proxénétisme patronnant les bonnes moeœurs. Elle sème le rire, vengeur de la solennelle imbécillité pontifiante. C’est elle qui souffle dans les roseaux que Midas a des oreilles d’âne. Elle est nécessaire à l’humanité contre les fausses « élites » qui ne doivent leur prééminence qu’à leur insanité. Elle est la justice immanente qui remet en place le monde à l’envers où le coquin triomphe. Le malheur est que cette justice immanente vient trop souvent trop tard, quand le coquin est mort dans la gloire et le profit de ses turpitudes.
M. Brunetière (Grande Encyclopédie) nous paraît avoir exactement caractérisé la satire lorsque, la séparant de la comédie, il a dit qu’elle est une forme du lyrisme, c’est-à-dire de la façon de sentir et de l’expression particulières à l’individu. Elle est la forme indignée ou ironique de ce lyrisme, comme l’ode est celle de son enthousiasme et l’élégie celle de sa tristesse. Tous les genres de l’art et de la littérature qui ont pour but de représenter la vie, les moeœurs, les caractères, peuvent être satiriques ; mais ils ne le sont que si l’auteur ne se borne pas à une représentation impersonnelle de son sujet, qu’il y mêle une attaque, une critique, une raillerie, une intention morale, réformatrice. L’auteur comique montre la société et les hommes sans même chercher, parfois, à provoquer le rire et sans intention morale ou sociale. Il n’est qu’un artiste. Le satiriste, au contraire, prend parti, avant toute chose ; la raison de son œoeuvre, son but, est d’exprimer son indignation ou sa raillerie, de réformer le monde, de corriger les hommes. Il n’est pas toujours un artiste ; il est toujours un partisan, un militant, un moraliste. Il se jette dans la bataille que l’auteur comique se borne à observer et à dépeindre. Il arrive cependant que sans avoir d’intention sociale ou morale l’artiste fait œoeuvre satirique par la simple peinture d’une réalité haïssable, honteuse, blâmable par elle-même. C’est par là que la satire trouve un appui très important dans l’art naturaliste. Les artistes et les poètes les plus grands ne sont pas ceux qui ont édifié les chefs-d’œoeuvre de « l’art pour l’art », se contentant, en tant qu’hommes, de paître dans le gras pâturage du mensonge social où les « mauvais bergers » et les chiens de l’Ordre contiennent les moutons dociles ; ce sont ceux qui ont brandi le fouet de la satire pour cingler les « mauvais bergers », les chiens et les moutons eux-mêmes. Il n’est pas d’époque où l’esprit vigilant de la satire n’ait dressé contre le crime sa protestation indignée et, contre la sottise, son ironie vengeresse. Taine a dit :
« La satire combat contre les oppresseurs. »
Le rire moqueur est l’antidote de l’imbécillité pontifiante.
La fable du Lion et le Moucheron, comme toutes les fables auxquelles les La Fontaine ont donné la forme classique moderne, les contes, les légendes satiriques, remontent, avec toute la littérature, dans la nuit des temps, aux premiers vagissements de la pensée humaine. (Voir Littérature.) Ils nous viennent des époques préhistoriques où hommes et bêtes s’identifiaient, et les bêtes ont probablement appris aux hommes à railler comme elles leur ont appris tant d’autres choses. La satire est peinte sur les parois des cavernes, elle est gravée dans la pierre et le bronze millénaires avec tout ce dont ils ont voulu conserver la mémoire.
Bien avant que le romain Lucilius fit de la satire un genre littéraire académique, Archiloque de Paros lui avait donné son expression la plus véhémente et inventé, pour cela le « vers iambique » qu’Horace appelait « l’arme de la rage ». Le nom d’Archiloque fit l’adjectif archiloquien qui qualifia pour les Grecs ce qui était furieux et mordant. Trois siècles après Archiloque, cinq siècles avant J.-C., Aristophane, créateur dramatique qui fut l’Homère du théâtre antique, apporta à la scène la satire universelle, rugueuse, cynique, cinglante, avant que la satyre l’eût réduite à un amusement rassurant pour les gens « comme il faut », respectueux des maîtres et des dieux. Et Lucien vint, à la fin des temps académiques, jeter le rire vengeur de la pensée grecque, de sa lumière, de sa splendeur, bannies du monde par le triomphe de la lourde soldatesque romaine, avant-garde de la sombre et sanglante tyrannie de la Croix abrutisseuse du genre humain.
La vie publique avait fourni son aliment à la satire dans l’antiquité. Dès les premiers temps chrétiens, ce fut l’Eglise, dominatrice de plus en plus indigne, qui lui procura son élément le plus important et le plus inépuisable. Contre cette satire qui l’avait assaillie dès sa fondation, l’Eglise n’eut et ne put avoir jamais d’autre recours que ceux de la fourberie et de la violence. L’Eglise n’avait que quelques années d’existence lorsque l’apôtre Barnabé écrivait déjà, prophétiquement :
« Elle entrera dans la voie oblique, dans le sentier de la mort éternelle et des supplices ; les maux qui perdent les âmes apparaîtront ; l’idolâtrie, l’audace, l’orgueil, l’hypocrisie, la duplicité du cœoeur, l’adultère, l’inceste, le vol, l’apostasie, la magie, l’avarice, le meurtre, seront le partage de ses ministres ; ils deviendront des corrupteurs de l’ouvrage de Dieu, les courtisans des rois, les adorateurs des riches et les oppresseurs des pauvres. »
Les « hérésies », si nombreuses dans les premiers siècles, furent le résultat de la critique exercée par une satire plus ou moins grave ou gouailleuse contre les insanités annoncées par Barnabé. Il n’est pas de Pères de l’Eglise qui n’ait dénoncé avec plus ou moins d’indignation et de véhémence les agissements des boutiquiers ecclésiastiques. Saint Jérôme, le plus remarquable des écrivains du christianisme, fut aussi le censeur le plus énergique des vices des chrétiens de son temps. Il fut un terrible satirique. Lorsque les mœoeurs dépravées du clergé obligèrent les empereurs romains à édicter l’interdiction pour les prêtres d’aller dans les maisons des veuves ou des filles seules et de recevoir, à titre de donation ou par testament, les biens de leurs pénitentes, Jérôme disait :
« Je n’ose pas me plaindre de la loi, car mon âme est profondément attristée d’être obligé de convenir que nous l’avons méritée et que la religion, perdue par la convoitise insatiable de nos prêtres, a forcé les princes à nous appliquer un remède aussi violent. »
Jérôme écrivait à Eustochie contre « les hypocrites qui briguent la prêtrise ou le diaconat pour voir les femmes plus librement ». Il ajoutait :
« Des évêques mêmes, sous prétexte de donner leur bénédiction, étendent la main pour recevoir de l’argent, deviennent esclaves de celles qui les paient, et leur rendent avec assiduité les services les plus bas et les plus indignes, pour s’emparer de leurs héritages. »
Naturellement Jérôme, comme Jean Chrysostome et nombre d’autres, fut calomnié et persécuté par ceux qu’il dénonça, et il dut quitter Rome.
On ferait une immense bibliothèque de tous les écrits satiriques contre l’Eglise, depuis ceux des Pères jusqu’à ceux des journaux anticléricaux d’aujourd’hui. Et ce ne serait pas ces derniers qui seraient les plus violents. Depuis longtemps, l’Eglise a été jugée et flétrie, bien jugée et bien flétrie, par les siens eux-mêmes : papes, princes, clercs et bedeaux de tous les degrés qui, nourris dans le sérail, en connaissaient les détours mieux que personne. L’indignation et la colère de Dante et de Pétrarque n’ont pas été plus accusatrices et plus flétrissantes que celles de Jérôme dont, malgré ce, l’Eglise a fait un saint en se l’annexant astucieusement.
La littérature du moyen âge, qui fut didactique au point que certains contestent encore son esprit satirique, trouva l’élément principal de sa satire dans le monde religieux. Avant que l’imprimerie répandît la satire écrite, l’orale s’exprima surtout dans la prédication religieuse dont la forme changea complètement lorsque, à partir du XIIème siècle, les Abélard apportèrent en chaire ces critiques des moeœurs ecclésiastiques que les saint Bernard n’exprimaient que par écrit. Au XIIIème siècle, les sermons furent envahis par le langage macaronique, mélange de latin et de langue vulgaire, que Folengo colporterait en Italie et, qu’après Gilles d’Orléans, les Olivier Maillard emploieraient pour se faire comprendre du peuple de France. Avec ce langage, la plus audacieuse satire envahit les églises. Dante protestait, indigné ; mais Boccace en prenait son parti ironiquement et écrivait dans la conclusion du Décaméron :
« Considérant que les sermons faits par les prédicateurs pour reprendre le peuple de ses péchés sont le plus souvent aujourd’hui pleins de gausseries, de railleries et de brocards, j’ai cru que les mêmes choses ne seraient pas mal séantes en mes contes que j’ai écrits pour chasser la mélancolie des dames. »
Dante était le dernier représentant de cette satire enflammée, vengeresse, inspirée du premier christianisme implacable dans sa foi. Boccace préludait au scepticisme ironique, joyeux, des papes eux-mêmes qui écrivaient contre l’existence de Dieu, scepticisme qui se gausserait de l’Inquisition et de Tartufe et s’exercerait avec une verve aussi éclatante que dépourvue de frein. En même temps, la chaire serait la tribune la plus furieuse. Plus violents que personne, les moines y prêcheraient même le tyrannicide. Gens d’église, ils étaient les « oiseaux sacrés » même contre l’Eglise. Les rois eux-mêmes n’osaient les toucher, et Maillard répondait hardiment à un messager de Louis XI qui le menaçait de le faire jeter à la rivière :
« Va dire à ton maître que j’irai plus vite en paradis par eau que lui avec ses chevaux de poste. »
On ne touche pas davantage aujourd’hui, dans la République laïque, aux « oiseaux sacrés » qui prêchent l’assassinat. Le 25 mars 1912, le Père Janvier, à l’église Notre-Dame, appela ses ouailles au « massacre des hérétiques ». Il le fit impunément. Qu’un laïque parle ou écrive contre l’Eglise et sa séquelle, même sans montrer un aussi sauvage fanatisme ; la République et ses « lois scélérates » ne le rateront pas. Un récent procès de l’Emancipation de La Mayenne l’a démontré, parmi tant d’autres. Le crime de lèse-religion se retrouve inscrit dans la jurisprudence républicaine laïque, en attendant qu’il le soit de nouveau dans le code.
La simonie (voir ce mot) et le commerce des indulgences, les mœoeurs dépravées de la cour et du clergé paillardant avec le Diable, excitèrent particulièrement la faconde des Menot, des Messier, des Maillard, des Jacques Legrand, des Guillaume Pépin, des Jehan Petit, tous gens d’église. Rabelais n’aurait pu être aussi violent impunément ; Des Périers, Servet et d’autres payèrent de leur vie une audace bien moins grande. Cet esprit satirique anticlérical produisit, parmi des milliers d’ouvrages : en France, les Sérées, de Bouchet, le Cymbalum Mundi, de Des Périers, le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville ; en Allemagne, la Nef des fous, de Brandt, l’Eloge de la folie, d’Erasme, les Epistoloeœ obscurorum vivorum, d’Ulrich de Hutten, les prédications de Murner contre tous les clergés catholiques ou protestants, les productions des « moines bouffons » et des « espiègles » allemands. Tous, avec d’innombrables pamphlets, préparèrent et firent triompher la Réforme. Cet esprit atteignit jusqu’au sombre Savonarole qui le mit au service de la révolution démocratique qu’il prêchait en Italie. Même chez ceux qui réprouvaient les licences du langage macaronique, chez les saint Bonaventure, saint Bernard, Nicolas de Clémangis, Gerson, Pierre d’Ailly, graves docteurs qui voulaient réformer noblement l’Eglise, la satire était terriblement accusatrice contre le monde clérical. Clémangis écrivit le De Corrupto Ecclesia statu ; on a dit qu’un pape en mourut de douleur !
Pour la plupart des oeœuvres du moyen âge, la question a été posée, avons-nous dit, à savoir si elles appartiennent à la satire. La réponse n’est pas douteuse pour les oeœuvres qui ne sont pas purement didactiques. Il est d’ailleurs à remarquer que, pendant longtemps, les genres ne furent pas nettement tranchés entre ce qu’on a appelé la littérature chevaleresque et la littérature bourgeoise. La séparation vint de la distinction grandissante des classes sociales. La satire dut aider puissamment à la réforme des moeœurs dites « chevaleresques », à la réprobation de l’inhumaine hostilité de l’Eglise contre la femme et à la formation de l’amour courtois. De même, aux protestations contre les seigneurs, les moines, les sergents, toutes les engeances de rafle-pécune et de perce-boyaux qui pillaient et maltraitaient le pauvre monde. Le Roman de la Rose, dont on conteste l’esprit satirique, est à ce sujet caractéristique. Pour le Roman de Renard, « épopée des animaux », son esprit satirique est encore moins contestable. Il est de la fable, dit-on. Oui, mais de la fable étonnamment proche de la vérité humaine, d’une vérité si crue, si peu reluisante, qu’on l’a mise sur le compte des animaux pour pouvoir critiquer avec plus de liberté. Peut-on nier la satire des Fables de La Fontaine et leur intention sociale et morale ?
Une remarque est à faire ici. C’est que l’esprit satirique a un caractère particulier chez chaque peuple. Il est essentiellement son expression foncière, demeurée à l’abri des influences étrangères. Les peuples peuvent subir, successivement ou alternativement, les influences les plus diverses ainsi qu’on l’a vu si souvent en littérature ; leur esprit critique, né de leur façon particulière de sentir, leur rire, le ton de leur raillerie leur demeurent strictement personnels. C’est ainsi qu’on discute toujours sur l’intention satirique de Cervantès écrivant Don Quichotte. La satire de Shakespeare, toute dans la forme de « l’humour » anglais, échappe encore plus aux étrangers, alors qu’ils éprouvent toute la puissance dramatique et poétique de son œoeuvre. C’est le caractère populaire de l’esprit satirique qui l’a fait si vivant sous la croûte scolastique du moyen âge. Il a débordé dans toutes les formes, littéraires et artistiques, religieuses et politiques, pour se mêler, bien plus étroitement qu’aujourd’hui, à la vie sociale. Il est monté de la terre dans le fableau, du pavé des villes dans le roman et le théâtre ; il semble descendu du ciel par les flèches et les tours des cathédrales et des beffrois, par les voix de la chaire. Au-dessous d’un certain degré de la hiérarchie ecclésiastique, le clerc était plus du peuple que d’église. Il n’était pas encore sous la tutelle de la discipline perende de cadaver ; il avait femme, enfants, famille, il dansait avec eux jusque dans l’église où il participait aux joyeusetés populaires les moins édifiantes, comme les Fêtes des fous, la Messe de l’Âne, parodies du culte, dont il était le principal animateur.
La satire, au moyen âge, forme une immense littérature dans celle de ce temps-là. Elle la domine et il est nécessaire de la connaître pour savoir ce que fut réellement l’esprit de cette époque. La place nous faisant défaut, nous ne pouvons mieux faire que de renvoyer pour cette connaissance à l’ouvrage de C. Lenient : La satire en France au moyen âge. Trouvères et troubadours dénonçaient l’avidité du clergé, la sodomie qu’il pratiquait. Jean de Vitry constatait, devant les scandales de la sodomie monacale, que celui qui entretenait publiquement une ou plusieurs concubines était un homme exemplaire. Le pape Innocent III lui-même disait de ses cardinaux, évêques et autres pieux personnages :
« Ils ne connaissent d’autre Dieu que l’argent, ils ont une bourse à la place du coeœur. »
Dans sa Bible, Guyot de Provins s’exprimait violemment contre la fourberie, la paresse, la gloutonnerie, les débauches cléricales. Les sirventes des troubadours furent une protestation véhémente contre la Guerre des Albigeois. L’oeœuvre la plus remarquable de la satire de la société féodale et religieuse est le Roman de la Rose, dans la seconde partie dont Jean de Meung est l’auteur. Des esprits « distingués » affectent de nos jours de dédaigner cette Œoeuvre « incompréhensible et ennuyeuse ». Avec juste raison, R. de Gourmont a observé que le Roman de la Rose connut pendant deux siècles un succès ininterrompu auprès d’un « large parti d’esprits libres, amoureux de la vie et de la beauté », et d’un « public singulièrement intelligent et délicat ». On retrouverait difficilement un tel parti et un tel public aujourd’hui. Rutebeuf, dans sa défense de l’Université contre les moines, le roi et le pape, Villon, dans ses Testaments, Olivier Basselin et ses compagnons, dans leurs chansons contre les « goddams » du temps de la Guerre de Cent ans qui venaient bousculer les tables autour desquelles ils buvaient joyeusement, firent aussi Œoeuvre satirique.
Entre le moyen âge et les temps modernes, deux oeœuvres dominent de très haut cette époque de formation de l’esprit critique et mettent la satire au-dessus de toute autre littérature. Ce sont l’Enfer, de Dante, et le Gargantua et Pantagruel, de Rabelais. L’une a apporté, au crépuscule du moyen âge, la condamnation hautaine, impitoyable, formulée avec une puissance d’accent qui n’a d’égale que la passion magnifique de son inspiration, de la société féodale et de son oeœuvre d’écrasement de la vie, d’étouffement de la pensée. L’autre a fait entendre à l’aurore des temps modernes les aspirations d’un monde nouveau, la voix fraternelle de la sagesse, appuyée sur la science « nourricière du monde » et la conscience, contre l’ignorance, la superstition et la violence. Sous la forme joyeuse de la raillerie énorme, truculente, parfois scatologique que la prudence imposait à qui ne voulait pas être brûlé vif, Rabelais a exprimé la protestation anticipée, et non moins énergique, de la nouvelle espérance humaine contre toutes les forces qui cherchaient à entraver sa marche vers la vie, la lumière et la liberté. Et Rabelais est allé si loin au fond des choses et dans le lointain de l’avenir que depuis quatre cents ans sa satire est toujours actuelle, qu’elle est toujours redoutée, et qu’on ne cesse pas d’amoindrir la portée de son Œoeuvre au lieu de la mettre en évidence. Dernièrement, encore, la plus récente critique affectait de ne voir dans la « dive bouteille » en quoi « toute science est enclose », que le flacon des joyeux buveurs. (Larousse mensuel, mai 1933.) Qui donc dira aujourd’hui, dans une presse de plus en plus farcie d’imposture, que la « dive bouteille » de Rabelais est celle de cette sagesse que les hommes n’ont toujours pas su trouver ? « Science sans conscience est la perte de l’âme », disait-il. Après quatre cents ans de progrès scientifique et de développement intellectuel, le savant Langevin fait aujourd’hui cette constatation :
« Le problème actuel est, en réalité, un problème de justice et non pas de technique. Il vient de ce que les nouveaux moyens d’action se sont développés trop vite dans un monde mal préparé pour les recevoir, et parce qu’au lieu de profiter à tous les hommes, ils ont été exploités surtout par des égoïsmes, individuels ou collectifs, et cela par suite d’un développement insuffisant de la justice sociale, d’une part, et de la justice internationale d’autre part. » (Vu, 1er mars 1933.)
Là où Rabelais disait : conscience. le savant Langevin dit : justice. Or, c’est la même chose. Là où il y a conscience, il y a justice, et là où il y a justice, il y a conscience. Mais il n’y a pas plus justice aujourd’hui qu’il n’y avait conscience au temps de Rabelais, et la satire gargantuine et pantagruéline est toujours d’actualité. Car le monde est toujours la proie des va-t-en-guerre, des chats fourrés, des papimanes, des sorbonistes, des taupetiers, des gourmandeurs, des apedeftes, et l’on a vu se multiplier la malfaisance des Picrochole, des Toucquedillon, des Trinquamelle, des Grippeminaud, des Bridoye, des Papegaut, des Holoferme, des Janotus, tous odieux ou ridicules, « oiseaux sacrés » dévorateurs sinistres de la substance du monde, « vieux tousseux » abrutisseurs qui « abâtardissent les bons et nobles esprits et corrompent toute fleur de jeunesse ».
C’est ainsi que du bouillonnement des esprits étouffés durant douze siècles, sortirent d’abord les deux œoeuvres les plus considérables de la satire, celle de Dante et celle de Rabelais, et que commença la formidable éruption des trois autres siècles qui firent la Réforme, la Révolution française et le XIXème siècle.
Si l’on ignore trop, dans la littérature française, Jean de Meung et Rabelais, on oublie trop aussi, dans la littérature allemande, les « espiègleries » de l’époque appelée « sensualiste » au XVIème siècle. On voit généralement la littérature allemande dans l’idéale poésie des Minnesänger, dans leur solennité et dans leur formalisme trop souvent ridicule. On refuserait volontiers à la « lourdeur » allemande la possibilité du rire satirique comme on refuse la grâce et la légèreté à sa musique. « L’honneur national » français est, paraît-il, engagé dans ce débat ! On ne voit pas assez ce que l’esprit allemand a apporté, dans son interprétation de la réalité, de vérité et de vie, et dans la satire, de fantaisie, de gaieté, de vivacité, de raillerie et d’imagination. Le mot français espiègle vient de l’allemand Eulenspiegel (le miroir des hiboux, l’Espiègle), qui est le type le plus populaire dans la littérature d’Allemagne. Il a Panurge pour frère français. C’est lui qui a porté les plus rudes coups aux romans chevaleresques en montrant dans leurs héros de véritables chevaliers d’industrie, des « gentilshommes fripons » ne craignant pas de se compromettre dans des aventures dignes des vulgaires escrocs d’aujourd’hui. Jamais satire ne cingla plus profondément, parce qu’elle fut vraie, la superbe seigneuriale que dans les narrations de Hans de Schweinichen. Jamais aussi satire ne fut plus agressive et violente, jamais farce ne fut plus amusante, contre les gens d’église que celles de ces « espiègles » qui créèrent les types du moine Rush, du curé du Calemberg dont le nom semble avoir produit les mots français : calembour et calembredaine, et du curé Ameis. Cette satire, moins savante, était plus à la portée du peuple que celle des Brandt, Erasme, Reuchlin, Ulrich de Hutten. Luther portait à l’Eglise des coups non moins profonds que ceux des savants occupés à la grande querelle née des exploits de Pfeffercorn (Grain de Poivre), grotesque juif converti parce qu’il n’avait pas réussi à se faire prendre pour le messie par ses coreligionnaires, et qui avait entrepris de faire brûler les livres des juifs et ceux-ci en même temps ! C’est dans cette querelle, pour la défense de Reuchlin, qu’Ulrich de Hutten lança ses Epistoloe. Aujourd’hui on voit l’odieux Hitler renouveler les sottises de Grain de Poivre ! L’esprit satirique allemand fut étouffé par la terreur et les misères des deux siècles qui suivirent la sinistre Guerre de Trente ans. L’esprit de Till Eulenspiegel se transmit timidement au XVIIème siècle à ce Simplicissimus, dont le descendant vient de capituler devant Hitler. Il fut plus hardi dans le pré-romantisme et le romantisme, dans Jean-Paul Richter en particulier.
Le temps de la Renaissance vit refleurir la satire littéraire avec Clément Marot, inventeur du coq à l’âne, Du Bellay, auteur du Poète courtisan, Ronsard qui écrivit les Discours sur les misères de ce temps. Ils firent intentionnellement Œoeuvre satirique, mais la littérature fut dominante chez eux. Avec D’Aubigné, la satire fut plus ardente et combative. Dans ses Tragiques, il mit au pilori le règne d’Henri III , et dans la Confession de Sancy, il voua au mépris public les consciences élastiques d’Henri IV et de ses amis qui changeaient de religion suivant leurs intérêts. A cette satire littéraire et combative, Henri Estienne apporta son Apologie pour Hérodote, Pasquier, le Livre des recherches, Régnier de la Planche, le Livre des marchands et l’Etat de la France sous François II. Pierre Viret avait préludé aux pamphlets des guerres de religion par ses Satyres chrétiennes de la cuisine papale. Ces pamphlets se multiplièrent, s’élevant aux hauteurs lyriques de la Satire Ménippée ou s’abaissant jusqu’aux libelles les plus fangeux et les plus violents. Auprès de ces derniers, les homélies pâteuses et trop richement rimées d’un Duverdier, seigneur de Vauprivas, contre la corruption du siècle, n’étaient que de la guimauve.
Il fallait alors plus de courage pour dire la vérité dans la satire littéraire que pour provoquer à l’assassinat dans le libelle ordurier. Les grands redoutaient la première ; ils s’amusaient du second, même quand il levait le poignard sur un Henri de Guise ou un Henri III. Marot écrivait :
Je la dirais ... mais garde les fagots !
Et des abus dont l’Eglise est fourrée
J’en parlerais ... mais garde la bourrée ! »
Marot dut s’exiler pour échapper aux moines et cagots. Etienne Dolet, auteur du Second enfer, fut brùlé vif. Berquin fut étranglé puis brûlé. Bonnaventure Des Périers dut se percer de son épée pour échapper au bûcher. Ramus fut assassiné. Rabelais faillit plusieurs fois être victime des papimanes enragés contre lui. François Ier, dit le « protecteur des lettres », alla même jusqu’à faire fouetter un pauvre diable d’abbé Couche « qui gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre la cour qu’avait tolérées le bon Louis XII ». Michelet a raconté cela en ajoutant ironiquement :
« Paris comprit alors ce qu’était un roi gentilhomme. »
Paris le comprit encore mieux lorsque le roi gentilhomme s’entoura du parti des « honnêtes gens », le parti des tartufes, des ruffians des affaires que soutinrent les Diane de Poitiers, puis les Catherine de Médicis, « maquerelles royales ».
La satire de combat, où la violence ne bannissait pas toujours l’esprit, se continua par les Mazarinades de la Fronde. Elle ne se manifesta plus, ensuite, que par des pièces isolées, pamphlets ou libelles, comme les pièces satiriques réunies sous le titre : Tableau du gouvernement de Richelieu, Mazarin, Fouquet et Colbert, où on lit entre autres :
Nous avons de quoi l’employer.
Colbert, Mazarin, Berrier, Sainte Hélène, Pussort, Poncet, le chancelier ;
Voilà bien des voleurs à pendre,
Voilà bien des fous à lier. »
La satire philosophique et religieuse, inspirée par la Réforme, eut ses derniers échos dans les Provinciales de Pascal, et divers écrits jansénistes. La polémique religieuse devenant plus calme, perdit de plus en plus l’esprit satirique pour prendre le ton académique et soporifique des Bossuet et des Fléchier.
Les traditions de la satire littéraire antique, ressuscitées par la Pléiade, furent reprises par Mathurin Régnier qui fut un des plus grands poètes français. Estimant que « souvent la colère engendre de bon vers », il usa de la satire en lui donnant un caractère épicurien et libertin. Se vantant de ne pas « sucrer sa moutarde », il dit leur fait aux courtisans, aux poètes galants, à tous les sots qui estimaient plus qu’un honnête homme « un gros âne pourvu de mille écus de rentes ».
Il fut dédaigné de l’académisme naissant et aussi de Boileau qui lui fut souvent inférieur. Boileau, plus grave, plus circonspect et plus académique en sa qualité de « législateur du Parnasse », commença cette satire des moeœurs et des hommes à laquelle Molière, La Fontaine, puis La Bruyère donnèrent toute sa profondeur. Ecrite dans une prose admirablement sobre et précise, la satire de La Bruyère (Les Caractères), dépouillée de toutes fioritures littéraires, atteignit plus directement son but. Elle commença admirablement, à côté de toutes les protestations contre les misères indicibles d’un temps que des flagorneurs ont appelé le « Grand Siècle », l’œoeuvre critique du XVIIIème siècle qui fit à la satire une si grande place.
La satire du XVIIIème siècle fut burlesque avec le Diable boiteux, de Le Sage, politique en même temps que mondaine avec les Lettres persanes, de Montesquieu, philosophique avec les Contes, de Diderot, et l’oeŒuvre nombreuse de Voltaire. Dans tous les genres, elle atteignit profondément les institutions et les moeœurs. Parny, à la fin du siècle, parodia la Bible dans sa Guerre des Dieux. La satire qui porta le plus fut celle de Beaumarchais au théâtre. On prête à Louis XVI ce mot prononcé après la représentation du Mariage de Figaro : « Mais, c’est la révolution ! ». C’était, en effet, la révolution du serviteur qui avait plus de vertus que le maître, mais qui avait toujours tort parce qu’il n’était pas le maître. La satire n’était plus ardente et fanatique comme au XVIème siècle ; elle était raisonneuse et sceptique. Elle n’en frappait que plus fort les esprits nonchalants qui semblaient prendre leur parti de l’écroulement du monde. La Régence avait eu sa Ménippée avec les Philippiques de Lagrange-Chancel. Le prince Philippe d’Orléans en était demeuré définitivement flétri devant l’histoire, plus que les Jésuites qui firent la Saint Barthélémy.
A côté de la grande satire, la multitude des faiseurs de libelles et d’épigrammes poursuivait sa besogne de termite, creusant ses sapes souterraines dans l’édifice social devenu le sépulcre blanchi d’une royauté épuisée par sa stupidité et d’une noblesse pourrie par ses vices. Les lettres de cachet, qui occupaient tout un ministère, ne pouvaient faire taire les satiristes et les empêcher de montrer, avec une véhémence toujours accrue, « les vertus allant à pied et le vice à cheval ». La satire classique ne fut plus représentée, à la fin de cette époque, et bien faiblement, que par Gilbert, auteur du Siècle et du Dix-huitième siècle, où l’invective dépasse la valeur poétique. Il est fâcheux pour l’œoeuvre de Gilbert qu’elle ait été trop personnelle et subventionnée par la cour et l’archevêque de Paris contre les Encyclopédistes.
En Angleterre, la satire de Shakespeare eut la fantaisie, sinon la portée sociale, de celle de Rabelais. Son Falstaff est le type de l’humour anglais comme Don Quichotte est celui de la chevalerie espagnole. Hall, qui avait revendiqué à la fin du XVIème siècle le titre de premier poète satirique anglais, avait été une sorte de Juvénal, mais plus par la forme que par le fond. Les temps difficiles de la tyrannie des Stuarts, qui avaient supprimé la liberté de la presse vers la fin du XVIIème siècle, virent les Satires de Rochester, violentes et d’une grande crudité de langage contre les princes, leurs maîtresses et leurs courtisans. Moins violente et plus littéraire fut à la même époque l’oeuvre de Druden, entre autres son Absalon et Achitophel contre les partisans de Monmouth. Le même siècle avait vu le grave Milton se faire satiriste dans sa Défense du peuple anglais (1651). L’Angleterre eut son grand écrivain satirique dans Swift (1667–1745). Son œoeuvre très variée est généralement d’un esprit pessimiste. L’invective y est féroce et d’une ironie parfois désespérée, comme dans la Proposition pour empêcher les enfants des pauvres d’être à charge en en faisant un article d’alimentation. Les ouvrages de Swift les plus connus sont le Conte du tonneau et les Voyages de Gulliver. Par le premier, il se rattacha aux polémistes religieux allemands de la Réforme, et il devança les romantiques dans la satire du faux savoir et de la cuistrerie pontifiante. Il eut une grande influence sur les romantiques anglais et allemands. Dans le même siècle, Pope, auteur de diverses satires, parmi lesquelles la Dunciade ou Guerre des sots, fut trop préoccupé par ses querelles particulières. Son oeuvre a souvent le caractère du libelle. Au XIXème siècle, Byron fut un satirique brillant en politique et en art. Il écrivit Bardes anglais et critiques écossais pour défendre son Œoeuvre poétique, la Vision du jugement, contre Southey, la Valse, contre cette danse. L’esprit satirique est répandu dans toute son oeœuvre, notamment dans Don Juan qui le brouilla définitivement avec la haute société anglaise, « fille de l’intérêt qui ne peut être corrigée par la raison » (Stendhal). Il est regrettable que les propres préjugés aristocratiques de Byron et l’affectation de son dandysme aient si souvent contredit et diminué la portée de sa satire.
En Allemagne, après la grande période de combat philosophique et social du XVIème siècle, Joachim Rachel fut, au XVIIème, le premier satirique classique. Il fut un Régnier allemand par sa franchise et la vigueur de son style. La satire fut continuée, au XVIIIème siècle, par Hagedorn, par Liscow qui s’attaqua plus aux personnes qu’aux moeurs, par Rabener qui s’en prit aux petits hobereaux, aux bourgeois, aux pédants, et par Wieland, pâle imitateur d’Horace. Signalons encore, dans la période romantique allemande, la satire de Jean-Paul Richter, vrai rabelaisien qui railla avec une verve étincelante les Jonatus, cuistres applicateurs de la scolastique gothique, notamment dans le Voyage du professeur Fülbel et dans la Vie de Maria Wutz. On lit, entre autres, dans ce deuxième ouvrage, ceci :
« Dans les anciens couvents, la science était une punition ; seuls les coupables devaient apprendre les psaumes latins ou copier les auteurs ; dans les bonnes écoles un peu indigentes, on ne néglige pas cette punition, et un peu de science, à faible dose, y passe pour un moyen inoffensif de corriger et de mortifier les pauvres élèves. »
Jean-Paul fit aussi de la satire anti-militariste et anti-guerrière, renouvelant la vieille satire paysanne du Métayer Helmbrecht contre le parasitisme de la soldatesque grossière et pillarde. Citons encore les Xénies, épigrammes à la façon de Martial, que Goeœthe et Schiller écrivirent contre les littérateurs de leur temps et qui jetèrent une perturbation que Goeœthe compara à celle causée par « les renards en feu lancés dans le camp des Philistins ». De la satire allemande au XIXème siècle, mentionnons celle de Louis Bœoerne, traducteur des Paroles d’un croyant, de Lamennais, qui dut se réfugier en France à cause de ses idées libérales ; il écrivit les Tableaux de Paris et les Lettres de Paris. Enfin, Henri Heine, réfugié aussi en France à la suite de la publication de ses Reisebilder, de 1826 à 1830. Aristocrate et romantique d’esprit, en même temps poète de la Révolution, Heine attaqua toutes les formes d’asservissement social, mais il recula devant les conséquences populaires de la liberté. Son ironie aiguë s’exerça contre les hommes et les moeurs, avec une sorte de mécontentement de lui-même. Il vécut à Paris de 1831 à 1856, année de sa mort.
En Italie, Dante et Boccace paraissent avoir épuisé la sève satirique. Il semble que cette sève eût dû être plus vivace dans ce pays où les luttes politiques furent plus ardentes que partout ailleurs. Elle se résorba au théâtre, dans la comédie dont les personnages qui ont illustré les tréteaux de la Foire, furent à la fois des flagorneurs et des pitres. Le pays qui produisit les Concini, les Mazarin, les Alberoni fut fécond en faquins de toutes sortes qui fournirent les types d’Arlequin, Scapin, Pantalon, Cassandre, etc... (voir Théâtre). Plus sérieusement, la comédie satirique avait inauguré le théâtre italien avec la Calandria, de Bibbiena, puis la Mandragore, de Machiavel. L’Arioste, au début du XVIème siècle, cultiva la satire en poète-artiste. Son Roland furieux est burlesque plus que satirique. Alamanni, Bentivoglio, dans le même siècle, puis Alfieri au XVIIIème, suivirent les voies de l’Arioste. Alfieri, écrivain classique, manquait trop de combativité pour que la satire fût pour lui autre chose qu’un passe-temps littéraire. Salvator Rosa lui donna plus de vigueur en attaquant les mauvais artistes, les méchants poètes, les despotes et le pape. La satire la plus violente et qui eut souvent le caractère de l’assassinat, fut celle de l’Aretin. Véritable « faisan », ruffian de plume et d’épée, superbe d’arrogance mais aussi lâchement plat devant qui lui résistait, ou le payait, il fut exactement le produit de son époque de corruption.
En Espagne, la satire a eu pour auteurs Jean Ruiz et Lopez de Ayala, au XIVème siècle, Juan de Mena, imitateur de Dante, au XVème. Durant la grande période littéraire espagnole (XVIème et XVIIème siècles) et après Cervantès, elle a été à peu près abandonnée littérairement pour la peinture des moeurs picaresques. Le gongorisme et l’hypocrisie pieuse la refoulèrent dans la production populaire. Citons comme caractéristique de cette production, en raison des circonstances politiques qui l’accompagnèrent, la chanson Tragâla, que le peuple chanta à l’occasion des évènements de 1812 obligeant la royauté espagnole à accepter une Constitution libérale :
Cette Constitution que tu n’aimes pas !
....
Il est passé le temps
Où l’on grillait comme le saumon
La chair humaine ! »
Mais, deux ans après, grâce au concours de l’armée française et après sa « glorieuse victoire » du Trocadéro, la Révolution était vaincue en Espagne, comme elle l’avait été en France, et l’Inquisition recommençait à griller comme du saumon la chair humaine !
Terminons ces rapides indications sur la satire à l’étranger en citant, pour la Russie, Nicolas Gogol, ses Ames mortes et son Revizor.
En France, au XIXème siècle, l’œoeuvre de la satire a été considérable dans tous les genres. Il est peu de penseurs, de réformateurs sociaux, de poètes et d’artistes, qui ne l’aient employée. Elle va des lettres de B. Constant à celles de Proudhon, de Bakounine, de Marx, des pamphlets de P. L. Courier, de Cormenin, de Tillier, de Veuillot, à ceux de Vallès, de Zo d’Axa, de Tailhade, des Epitres et Satires de M. J. Chénier, de Viennet, aux Jambes d’A. Barbier, aux Chansons de Béranger, à la Némésis de Barthélémy et Méry, aux Châtiments de Victor Hugo, des comédies d’E. Augier à celles de Becque, de Mirbeau, de Courteline, de Tristan Bernard, des vaudevilles de Désaugiers aux farces chatnoiresques, des opérettes d’Offenbach à celles de Claude Terrasse, du feu Figaro de la Restauration, accaparé depuis par les affairistes et les Jésuites (voir Presse), au si vivant et si libre Canard Enchaîné, de la caricature des « Girouettes » de Œ1815 à celle des « Gavés » de la République en 1933. Ses personnages sont Tête de lard (Louis XVIII), Mercadet, Vautour, Giboyer, Pipelet, Mayeux, Gavroche, Vireloque, Rodin, Robert Macaire et Bertrand, Monsieur Prudhomme, Badinguet, Foutriquet, Gamelle, Lechat, et Monsieur Leygues, dont « l’élégance progressiste », suivant le mot d’O. Mirbeau, incarne si bien, depuis cinquante ans, la sénilité républicaine. Puis les Tout-en-Or de la curée de 1914, les « pots de viniers », les « requins », les « topazes », les « nervis », les « resquilleurs », les « flaougnards », les « ruffians, les « trublions ». les « mercantis », les « grues », les « poules », les « barbones » et tous les « barbeaux », tous les squales, tous les barbillons qui nagent dans les « milieux » spéciaux du marécage social : politiciens, boursicotiers, banqueroutiers, maîtres-chanteurs, mouchards, « l’élite du rebut et le rebut de l’élite », a dit M. Michel-Georges Michel. Et, planant sur tout cela, le synthétisant, l’indécente bedaine, le crâne en pain de sucre du Père Ubu, incarnation solaire, symbolique, funambulesque, malodorante, du Muflisme Souverain. Flaubert n’avait pas seulement annoncé le muflisme ; il avait vu ses personnages dans ces petits bourgeois aux ventres de crapauds enflés et aux cervelles étroites d’électeurs à qui il a fait chanter :
Nos pères l’ont été plus,
Nous le sommes davantage,
Nos enfants le seront encore plus. »
Encore plus que le pamphlet et le libelle, la caricature est, par les arts du dessin, la forme militante, agressive de la satire. Sa portée est supérieure en ce qu’elle s’incruste dans l’esprit par l’image, le trait, la couleur qui frappent instantanément et forcent à la réflexion. Relativement peu répandue jusqu’au XIXème siècle, à cause des difficultés de reproduction, elle a pris, avec le développement des arts graphiques, une importance et une influence considérables qui ont dépassé celles de la satire littéraire. Elle a abondé cependant au moyen âge, et depuis, comme illustration de cette satire dans les monuments de l’architecture, notamment les cathédrales. L’image satirique est dans la pierre sculptée, dans le bois taillé, dans les enluminures des vitraux, des livres d’heures, des manuscrits. Elle y a des traits particulièrement incisifs, et telles images de papes, de rois, ont flétri encore plus puissamment ces personnages que la véhémence d’un Dante. Aucun grand du monde n’échappa à la caricature des Danses des morts, notamment de celle d’Holbein qui illustra aussi l’Eloge de la folie, d’Erasme. Breughel le Vieux avait, avant Holbein, caricaturé dans sa peinture les mœoeurs et les types de son temps. Les Songes drôlatiques furent les premières illustrations de l’Œoeuvre de Rabelais. Callot et Puget ont buriné et sculpté des aspects caractéristiques de la misère de leur temps, des mendiants et des bagnards. Ils sont, par les types qu’ils ont représentés et par leur puissance, des précurseurs de Daumier. Dans le même esprit, l’Angleterre a eu Hogarth. Goya a été, en Espagne, aussi puissant mais plus romantique et fantastique. G. Doré montra la plus grande fantaisie et non moins de force dans ses illustrations de l’Enfer, de Gargantua et de Don Quichotte.
P.-L. Courier a signalé l’usage de la caricature qui était fait contre le peuple au temps de la Restauration. Avec cette délicatesse spéciale aux aristocraties de parvenus, les anciens valets d’écuries devenus princes et barons de l’Empire, associés à leurs anciens maîtres émigrés revenus comme des rats affamés dans les fourgons des Alliés, faisaient railler par de bas mercenaires de la plume et du crayon le peuple qu’ils avaient dupé. Mais l’esprit populaire prenait d’éclatantes revanches qui vengeaient la vérité et la justice bafouées, si elles ne les établissaient pas. La caricature satirique, qui ne se borne pas à amuser par la déformation des images et l’exagération des défauts, mais qui a une intention critique et morale, poursuivant la vilaine conscience sous le vilain visage, montrant les travers des mœurs dans les « gueules de travers », cette caricature fut magnifique d’audace et de génie au XIXème siècle. Elle eut à la fois son Dante, son Cervantès et son Rabelais dans Daumier. Autour de lui, une foule d’artistes exercèrent leur verve satirique, moqueuse, vengeresse. Louis-Philippe, qui inspira à Daumier son Gargantua, le « roi-parapluie », le roi à la tête en poire répandu par la Caricature de Ch. Philippon et qui fit la joie du monde entier, ce roi, « symbole de la royauté juste-milieu » (Larousse), fut le plus bafoué de tous les polichinelles souverains, ainsi que son digne acolyte, le « bourgeois », qui demeure sous les traits impérissables du Joseph Prudhomme d’Henri Monnier. Traviès, Grandville, Gavarni, Cham, Charlet, Devéria, André Gill et cent autres furent intarissables durant de longues années. André Gill s’en prit spécialement à Courbet, puis à Gambetta et aux premiers ventres solaires de la IIIème République. Cham fut particulièrement odieux contre la Commune, parmi toute une bande de chacals de la plume et du crayon. Faustin s’attaqua surtout aux Trochu, Ducrot et autres badernes aussi peu reluisantes du siège de Paris. Nous recommandons la lecture, dans le Dictionnaire Larousse, de l’article sur la Caricature, le journal de Philippon. Avec lui, une centaine de journaux, depuis la Silhouette, de Balzac, (1829) jusqu’au Canard Enchaîné d’aujourd’hui, représentent un siècle de caricature, vivante, hardie, émouvante, et qui, plus d’une fois, aida à soulever les pavés des rues. Les « charlatans », marchands de pâte à rasoir et de coricide, que Frison et Jacques avaient montrés faisant leurs boniments sur les places publiques, étaient de bien innocents banquistes auprès des charlatans politiciens dont Daumier a étalé la sinistre lèpre dans son Ventre législatif. Dans les trente dernières années du XIXème siècle, et depuis, la caricature satiriste a été brillamment représentée par Caran d’Ache, Toulouse Lautrec, Léandre, Willette, Steinlen, Hermann-Paul, et tous les dessinateurs de l’Assiette au beurre, au début du XXème siècle. Puis Forain, spirituel avant qu’à l’occasion de l’affaire Dreyfus il fût passé, suivant son expression, « au parti des c ... » ! Depaquit, à la fois tendre et féroce, Grandjouan et Delannoy dont les condamnations demeureront une flétrissure pour les gouvernements Clémenceau, Laforgue, H-P. Gassier dont les Empapahoutés sont l’illustration la plus spirituelle des imbécillités de la guerre de 1914.
La parodie est une forme du burlesque. Tous deux sont de la satire, quand leur but est de critiquer, pour attirer l’attention sur une erreur, un travers quelconque, en soulignant ce qu’ils ont de ridicule. Mais le plus souvent, le but de la parodie n’est que d’amuser par une imitation bouffonne, un grossissement caricatural, et celui du burlesque, de faire rire par un comique exagéré et trivial. Il faut une tournure d’esprit particulière pour pratiquer le burlesque, et ses auteurs sont peu nombreux. Scarron, auteur de l’Enéide travestie, est le plus remarquable, avec certains de ses contemporains, comme Cyrano de Bergerac dont le burlesque se mêle à des conceptions philosophiques audacieuses et à des anticipations scientifiques curieuses, telle celle de l’invention du gramophone. Le burlesque fut la première forme de la comédie italienne (voir Théâtre). La parodie est plus ancienne et plus répandue. Les Grecs s’en servirent dans le genre appelé aujourd’hui héroï-comique qui exprime, dans un langage pompeux, des sentiments vulgaires et montre comme des héros des personnages ridicules. On n’a pas cessé de la voir au théâtre, depuis Aristophane, et en France, depuis la formation du théâtre classique, au XVIIème siècle. Le Chapelain décoiffé, parodie du Cid par Racine et Boileau, vengea Corneille de Chapelain et de ses autres détracteurs. La parodie trouva un élément inépuisable dans les invraisemblances et le ton trop souvent héroï-comique du théâtre classique, de même que dans les exagérations fougueuses du romantisme ; elle montra leurs ridicules. Quand elle n’a pas un but de critique, de véritable satire, la parodie est le plus souvent d’esprit bas, envieux, jaloux, comme celui du mauvais pamphlet et du libelle. Elle contribue à faire perdre le goût du beau, à faire confondre ce dernier avec le vulgaire, l’art avec ses imitations et toutes les camelotes de ses contrefaçons. Ainsi, le cinéma est la parodie du théâtre (voir Spectacle) et le public y apprend à ne connaître les chefs-d’œoeuvre littéraires et dramatiques que par d’infâmes adaptations opérées par de malpropres tripatouilleurs (voir Tripatouillage). La parodie avilit d’abord le goût, puis le caractère de celui qui s’y plaît. C’est un amusement d’eunuque incapable d’avoir une pensée forte, et d’esclave indifférent devant la dégradation de l’esprit.
L’épigramme est une petite pièce de vers où l’intention satirique est exprimée par un trait d’esprit qui la domine. Boileau en a dit :
N’est souvent qu’un bon mot de deux rimes orné. »
Il en est resté de piquantes de l’antiquité, mais pour nous, son époque fut surtout le XVIIIème siècle où toutes les préoccupations trouvaient en elle leur forme et leur exutoire. On en écrivait à tout propos. Elles composaient entre autres ce répertoire « d’agréables ordures qui plaisaient infiniment à la cour » (Bachaumont) et que Voisenon, en particulier, alimentait de ses « petits vers polissons ». Mais nombreuses étaient les épigrammes qui atteignaient à la vraie satire, faisaient réfléchir et préparaient la Révolution autant que les traités philosophiques. Plus d’un auteur d’épigrammes alla méditer à la Bastille sur l’inconvénient d’avoir trop d’esprit.
Tant que les hommes penseront — ce à quoi ils semblent de plus en plus renoncer — la satire existera. Si elle est parfois une plante vénéneuse poussée sur le fumier social, elle est surtout le souffle pur qui vient du large de la pensée pour assainir l’air empuanti par le mensonge et répandre la vérité, la justice et la révolte. Sans elle, l’esprit critique, impuissant devant le lourd monument de la sottise, aurait été depuis longtemps écrasé. A cette sottise brutale, stupide de l’enivrement d’une force qui ne veut pas raisonner, la satire dit avec un sourire ironique le mot de Thémistocle :
« Frappe, mais écoute ! »
Elle est la réaction de l’intelligence irritée par la cuistrerie, de la sensibilité violentée par la goujaterie, de la bonté mise en fureur par la méchanceté. C’est la satire de Flaubert, de Baudelaire, de Villiers de l’Isle Adam, de Mirbeau, de Tailhade, contre la sottise « au front de taureau ».
« Frappe, mais écoute ! » Nous sommes au temps où la satire doit le crier plus que jamais, alors que la brutalité sportive, la sauvagerie militariste, la duplicité politicienne emportent de plus en plus les hommes pour les empêcher de penser et les conduire aux dictatures. Les cavernes ont de nouveau lâché leurs fauves sur le monde : que l’esprit se réveille.
— Edouard ROTHEN.
SAVANTS (LES) ET LA FOI
Leur argument.
Souvent, il nous a été donné, de la part de nos adversaires, d’entendre ce raisonnement :
« Ce qu’il y a de plus impressionnant c’est que tous les grands esprits qui sont la gloire de l’Humanité ont été convaincus de l’existence de Dieu. Platon, Aristote, Kant, Descartes, Saint Thomas, Lamartine, V. Hugo, etc ... ont employé les ressources de leur génie à glorifier le Créateur, et cette idée leur a inspiré leurs plus belles pages. Les encyclopédistes même ont combattu l’athéisme et Voltaire a cru en Dieu. Il n’est pas jusqu’aux grands révolutionnaires de 1789 qui n’aient été des déistes convaincus : Robespierre, lui qui voulait qu’on inscrivît sur tous les monuments : « Le peuple français croit à Dieu et à l’immortalité de l’âme », a glorifié l’Être Suprême. Et personne n’ignore que les plus grands savants contemporains, les Pasteur, les Roux, ont été des croyants sincères. Enfin, il a été constaté, après enquête rigoureuse, que, sur 100 savants, 85 se proclament déistes. L’infime minorité restante se classe parmi les indifférents et les athées. Eh bien , Messieurs, ces simples constatations vous montrent qu’entre la science et la foi, il n’y a nulle opposition, au contraire, et nous sommes fiers de nous ranger résolument du côté des savants ! »
Que vaut une telle affirmation ? Tout de suite, on peut répondre : l’argument du nombre, ou de la majorité, n’a jamais prouvé la véracité d’un raisonnement. Ce n’est pas parce que tous les chrétiens croient ou feignent de croire et affirment que 1 + 1 + 1 = 1, que je suis obligé de les suivre. Ce n’est pas parce que tous les hommes ont cru jadis que la terre était immobile et plate que la chose était vraie. 85 %, ou même 100 % des savants en faveur de l’existence de Dieu, qu’est-ce que cela prouve si un seul être humain nie Dieu ? Et, si l’universalité de la croyance était reconnue aujourd’hui, pourrait-on être assuré que, demain, un homme ne se lèverait pas pour crier l’erreur ? Devant tout ce qui n’est pas rigoureusement démontré par l’expérience, la seule attitude raisonnable est le doute ; mais peut-on demander à des croyants de rester dans une position dubitative ? Leur disposition d’esprit s’y oppose.
Et cette réplique suffirait à détruire l’argument exposé plus haut. Cependant nous allons pousser plus avant notre examen afin de montrer irréfutablement comment on peut tromper les esprits superficiels avec des arguments spécieux.
Les savants.
Tout d’abord, il n’est pas niable qu’on se fait, en général, illusion sur le mot : savant. L’esprit humain, à peine dégagé de la gangue des siècles d’ignorance, attribue à ce mot — plus ou moins inconsciemment — la valeur mystérieuse nuancée de respect déléguée jadis aux mots : devin, prophète, thaumaturge ou sorcier. Qu’est-ce qu’un savant ? Le Larousse dit :
« Celui, celle qui a de la science. »
Qu’est-ce qu’un homme savant ? L’homme « qui a la science de quelque chose » (être savant en mathématiques). Qui a des connaissances étendues : un savant professeur. Qui est bien informé de quelque chose : « parler d’une chose en homme savant ». Il résulte de ces définitions qu’un savant n’est savant que pour une partiede la science. Avoir la science de quelque chose, avoir desconnaissances étendues, être bien informé de quelque chose, cela n’a jamais voulu dire : avoir la science de tout, connaître tout ; être bien informé de tout. Il fut peut-être une époque où un savant pouvait être considéré comme un être possédant un savoir universel ; les connaissances humaines étaient relativement peu étendues ; un individu d’intelligence supérieure pouvait les embrasser toutes. Il ne peut en être de même aujourd’hui. Le champ des explorations scientifiques est tellement vaste qu’il est impossible à un seul individu de le parcourir en entier. La vie humaine n’y suffirait pas. Force a été de se spécialiser. Et, d’ailleurs, rares seraient les hommes aptes à avoir « des clartés de tout ». Celui-ci limitera ses recherches à une branche de la chimie, cet autre passera son existence à se pencher sur les infîniment petits, ce troisième enfin sera un mathématicien hors pair ; mais il n’y en aura aucun qui touchera, avec un égal succès, à tous les arts et à toutes les sciences. C’est tellement vrai que les œoeuvres encyclopédiques nécessitent la collaboration d’un nombre imposant de savants, tous spécialisés dans l’étude de quelques questions très précises. Tel savant en paléontologie, par exemple, peut être un parfait ignorant en musique ; tel physicien de valeur peut ne rien connaître en sociologie. H. Fabre, le célèbre entomologiste, raconte, dans ses souvenirs, que Pasteur ignorait les métamorphoses du ver à soie lorsqu’on le chargea de combattre une maladie microbienne qui, tuant ce ver, ruinait les sériciculteurs du Midi, et comment il se fit expliquer ces notions tout élémentaires.
D’ailleurs combien de vrais savants, en dehors des officiels, qui n’ont jamais été consacrés par la Faculté ! Le petit inventeur, le chercheur, l’homme persévérant qui approfondit au-delà des limites connues la technique de son métier, le rêveur qui, à la suite de longues méditations et d’expériences multiples, aboutit à savoir davantage que tous ceux qui l’ont précédé, ne sont-ils pas des savants ? Des savants parfois raillés par les officiels, mais dont les découvertes bouleverseront le monde plus que ne le feront jamais les élucubrations de quelques dizaines de membres de l’Institut. Est-ce que Forest, l’inventeur du moteur à explosion, simple forgeron, n’était pas un savant ? Dire maintenant : tel savant grammairien croyait en Dieu ; tel autre, botaniste distingué, était déiste, de même ce troisième, dont la valeur en ichtyologie n’est contestée par personne ; est-ce que cela prouve l’existence de Dieu ? Cela prouve tout simplement que le grammairien, le botaniste, l’ichtyologue, n’ont probablement jamais apporté à l’étude du problème de Dieu la méthode rigoureuse qu’ils ont employée à leurs autres recherches et qu’ils sont restés, à ce point de vue, des produits du milieu, soumis, comme la majorité des humains, aux croyances, aux préjugés, aux opinions communes de leur entourage. Victor Ernest, répondant sur ce sujet à l’abbé Desgranges, disait : « La raison profonde qui enlève toute valeur à la preuve invoquée consiste dans l’indépendance des manifestations diverses de l’intelligence ; un savant de valeur peut n’avoir pas d’aptitudes philosophiques, comme être dépourvu d’aptitudes artistiques. Victor Hugo, un des plus grands génies poétiques, a fait montre d’une philosophie souvent puérile. Sainte Thérèse, mystique et hallucinaire, témoigne d’un esprit d’organisation remarquable dans la fondation de plusieurs couvents de femmes. Lamartine était réfractaire aux mathématiques. La Fontaine n’avait pas le sens des affaires. Et Rockefeller n’a pas celui de la poésie. Les croyances métaphysiques ou religieuses de Pasteur ne l’empêchaient pas de procéder d’une façon rigoureuse et avec un esprit positif à ses expériences. Mais c’est à cette méthode rigoureuse, non à ses croyances, que Pasteur devait ses succès. Et rien ne démontre qu’il ait soumis ses croyances à cette méthode. »
La Science et la Foi.
« La raison et la foi sont de nature contraire. » (Voltaire, Dict. phil., art. âme.)
Nous affirmons qu’il y a opposition absolue entre la Science et la Foi dans tous les domaines qui touchent de près ou de loin la question de Dieu. Et cela s’explique. Comment procèdent et la Science et la Foi dans la recherche de la vérité ? La Science part de zéro, tout terrain déblayé, net. Le savant se pose l’éternelle et féconde question : que sais-je ? Et, pour savoir, il expérimente. C’est par l’expérimentation, c’est-à-dire « l’emploi systématique de l’expérience », qu’il fait pas à pas son chemin.
« L’expérimentation, préparée par les recherches des alchimistes, a fait la puissance et le développement rapide des sciences de la nature ... La valeur et la puissance de l’expérimentation viennent d’abord de ce qu’elle réalise des conditions meilleures d’observation, en mettant le phénomène à l’échelle de nos moyens, en le produisant au moment voulu, et, autant de fois qu’il est nécessaire, ensuite et surtout de ce qu’elle a créé des séries de phénomènes, dans lesquelles la variation continue d’un élément donne des éléments très sûrs de comparaison ; par suite, en raison de ces variations, et aussi grâce aux déterminations très précises que permet la technique des expériences, aidée de toute la science acquise, elle réalise une analyse de plus en plus poussée du phénomène. » (Larousse.)
Décomposer le phénomène, comparer de multiples réactions, regrouper les éléments dispersés, en deux mots faire l’analyse et la synthèse, voilà comment procède la Science. Elle n’admet donc pour vérité démontrée que ce que chacun, employant ses procédés, doit retrouver nécessairement. Certes, elle avance ainsi lentement ; mais le terrain est solide et sûr. Ce qu’elle gagne sur l’inconnu est définitivement gagné. On lui doit le merveilleux essor de l’esprit humain dans la période contemporaine. L’homme doit avoir, par la Science, la connaissance totale de l’Univers.
« La grande épopée, à côté de laquelle toutes les autres pâlissent, c’est l’histoire de l’esprit humain s’élançant, de siècle en siècle, à la poursuite du vrai, atteignant un jour l’atome, un autre jour la galaxie, et dominant la matière par l’image intelligible qu’il en donne. » (Albert Bayet.)
Et la Foi ? Disons tout de suite que la Foi ne recherche pas la vérité ; elle la possède tout entière — ou plutôt elle croit la posséder. Nous lisons ceci dans l’Encyclopédie :
« Les philosophes et les logiciens peuvent bien faire des distinctions entre la certitude et la foi. Ceux qui ont la foi n’accorderont jamais qu’ils ne sont pas certains que leur foi n’enveloppe pas la certitude. Il semble cependant que tout le monde peut admettre que, si la foi atteint la certitude, elle y arrive par d’autres chemins que la science proprement dite ou la raison. Avoir foi en un homme, en une institution, en une idée, en un système ; avoir foi dans l’avenir ; avoir une foi politique ou religieuse, toutes ces expressions supposent et impliquent que l’esprit fait usage d’autre chose que de la raison pour atteindre la vérité, qu’il est éclairé d’une autre lumière que celle qui brille pour la seule intelligence. »
Cette « autre lumière » n’atteignant que quelques humains, vague à souhait, imprécise, indéfinissable, produit de l’imagination plus ou moins maladive et non de la raison, cette « grâce », c’est elle qui révèle la vérité ! Et, ici, comment ne pas s’étonner que cette « vérité », atteinte depuis si longtemps, repose sur des bases si peu sûres qu’il suffit du raisonnement méthodique d’un logicien pour la mettre en échec ; qu’il ait fallu, aux époques de foi profonde, dresser des bûchers pour la défendre, et que toute la chrétienté s’alarme sans cesse des progrès incessants de l’athéisme ? Mais le monde ne peut revenir en arrière, et comme on ne peut arrêter l’essor de la science, le déiste est bien obligé de composer en proclamant qu’il n’y a nulle opposition entre la raison et la foi. Il faut voir « en quels termes galants ces choses là sont dites », c’est-à-dire avec quelle impudence et quelle perfidie.
« La foi et la raison, non seulement ne peuvent jamais se contredire, mais elles se prêtent une aide réciproque, parce que la droite raison établit les bases de la foi et, éclairée par sa lumière, cultive la science des choses divines, tandis que la foi, de son côté, la libère ou la préserve de l’erreur et l’enrichit de connaissances diverses. C’est pourquoi l’Eglise, bien loin de s’opposer à la culture des arts et des sciences humaines, l’aide et la favorise de beaucoup de manières. Car elle n’ignore ni ne méprise les avantages qui en résultent pour la vie de l’humanité ; elle répète même que ces sciences issues de Dieu, qui est le Maître des Sciences, doivent, avec sa grâce, si elles sont traitées comme il faut, conduire à Dieu. Et elle ne s’oppose en aucune manière à ce que ces sciences, chacune dans leur champ d’action, usent de principes et de méthodes qui leur soient propres ; mais, tout en reconnaissant cette juste liberté, elle veille avec soin pour empêcher que, par hasard, se mettant en contradiction avec la doctrine chrétienne, elles ne tombent dans l’erreur, ou bien qu’en sortant de leurs frontières elles n’envahissent pour le bouleverser le terrain de la foi. » (Con. Vat., sess. 3, C. 4.)
Et encore :
« Dire que l’Eglise voit de mauvais oeœil les formes plus modernes des systèmes politiques et repousse en bloc toutes les découvertes du génie contemporain, c’est une calomnie vaine et sans fondement. Sans doute, elle répudie les opinions malsaines, elle réprouve le pernicieux penchant à la révolte, et tout particulièrement cette prédisposition des esprits où perce déjà la volonté de s’éloigner de Dieu ; mais comme tout ce qui est vrai ne peut procéder que de Dieu, en tout ce que les recherches de l’esprit humain découvrent de vérité, l’Eglise reconnaît comme une trace de l’intelligence divine ; et comme il n’y a aucune vérité naturelle qui infirme la foi aux vérités divinement révélées, que beaucoup la confirment, et que toute découverte de la vérité peut porter à connaître et à louer Dieu lui-même, l’Eglise accueillera toujours volontiers et avec joie tout ce qui contribuera à élargir la sphère des sciences ; et ainsi qu’elle l’a toujours fait pour les autres sciences, elle favorisera et encouragera celles qui ont pour objet l’étude de la nature. » (Encyc. Immortale Dei Léon XIII, 1er nov. 1885.)
En somme, c’est toujours l’antique :
« Hors de l’Eglise, point de salut ! »
Dieu dit aux savants :
« Touchez à tout ce que vous voudrez ; étudiez les moeœurs des escargots, des oursins et des bélugas ; inventez des troncs inviolables pour que le denier du culte ne soit plus en danger ; et puis des mitrailleuses, des tanks et des gaz asphyxiants pour la prochaine ; intéressez-vous à « l’influence des queues de poissons sur les ondulations de la mer » ; bref, débrouillez-vous à rendre votre Terre, que j’ai laissée en plant, jadis, plus habitable que du temps d’Adam, plus sanguinaire que du temps de Caïn, cela tant que vous voudrez ; je vous donne pleine liberté. Mais je vous préviens : traitez les choses comme il faut, n’ayez pas d’opinions malsaines ; et si, par hasard, vous vous mettiez « en contradiction avec la doctrine chrétienne », si vous « bouleversiez le terrain de la foi », d’abord vous ne seriez point des savants, mais de vulgaires bafouilleurs hérétiques et suppôts de Satan, et ensuite malédiction sur votre enveloppe terrestre, si le bras séculier obéit à nos saintes sentences et malédiction sur votre âme, lorsque vous comparaîtrez devant Moi... »
Non, il n’y a pas contradiction entre la Science et la Foi si celle-là se fait l’humble servante de celle-ci ; c’est-à-dire si elle se renie elle-même. Dans ce cas, elle n’est plus qu’une science étriquée, diminuée, châtrée ; elle n’est plus la Science tout court pour laquelle rien n’est inviolable, rien n’est sacré, tout étant sujet à expériences, tout étant soumis au jugement de la raison, même l’Eglise, même les dogmes, même Dieu !
Les Savants selon l’Église.
Car il y a eu des savants selon l’Eglise. Ou alors, comment appeler ces lumières (!) qui ont osé expliquer la nature sans que l’ombre d’un doute assombrît leurs pensées ; tranchant souverainement, avec l’aide de la grâce divine ? Certainement le pape Zacharie (741) était de ceux-là. Il faut être un Voltaire pour écrire sur son compte qu’ « il anathémisa ceux qui démontraient qu’il y a des antipodes : l’ignorance de cet homme infaillible était au point qu’il affirmait que, pour qu’il y eût des antipodes, il fallait nécessairement deux soleils et deux lunes. » (Annales de l’Empire.)
Et citons :
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Nider, dominicain, une des lumières du concile de Bâle, qui expliqua, vers 1431, dans son Formicarius, « comment les sorciers s’y prenaient pour soulever des tempêtes, faire tomber la grêle, transporter chez eux la moisson de leurs voisins, rendre les femmes stériles ».
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Hollen, moine (1481), écrivant le Praceptorium, raconte « l’histoire d’une femme de Norvège qui vendait le vent dans un sac fermé par une corde à trois nœoeuds. Un vent doux s’élevait quand le premier nœoeud était défait. Le vent devenait violent après la disparition du second noeœud. Enfin, une tempête furieuse s’élevait quand le troisième noeœud était dénoué ». (Janssen, 8.525.)
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Sprenger, dominicain — dans le Maillet des sorcières (1486), qui fut le manuel des inquisiteurs, couvert par le patronage du pape Innocent VIII — nous apprend (2-1-15) « que pour produire de la grêle, les sorcières font un trou, y versent de l’eau, et remuent avec le doigt ». (Turmel, Histoire du Diable, p. 196.)
N’est-ce pas aussi Origène, qui disait :
« À parler rigoureusement, si les démons jouent ici quelque rôle, ce qu’il faut leur attribuer, c’est la famine, la stérilité des arbres et des vignes, les excès de chaleur, la corruption de l’air qui détruit les fruits, tue les animaux et amène sur les hommes le fléau de la peste. Les auteurs de ces maux sont les démons dont la justice divine se sert comme de bourreaux ... » (Turmel, op cit., p. 139.)
Et voilà ! Ce n’est pas plus difficile que ça. Quand Dieu daigne vous éclairer d’une si éclatante façon, on se demande pourquoi certains s’obstinent encore à inventer, par exemple, des liquides pour tuer mouches et moustiques. Que n’adoptent-ils la méthode du grand Saint Bernard, de celui qui avouait ingénument, à propos de la Vierge Marie, qu’ « il est grand d’être vierge ; mais être vierge et mère en même temps, c’est ce qui dépasse toute mesure » ? Qu’ils sachent donc comment opérait le saint homme :
« A Foigny, près de Laon, lieu infesté de mouches, Saint Bernard s’écrie : Je les excommunie. Les mouches, immédiatement, passèrent de vie à trépas, et on les enleva à la pelle. » (Première vie de Saint Bernard, I 52.)
Voici également, à titre documentaire, un autre procédé employé par les « savants » selon l’Eglise dans le même but que plus haut : C’est une « lettre adressée au clergé de Langres, en 1552, par le Vicaire général » :
« De l’autorité du Révérend Père en Dieu, Monseigneur Claude de Lougni, par la miséricorde de Dieu, cardinal prêtre de la sainte Eglise romaine, du nom de Givry, évêque, duc de Langres et pair de France, moi, son vicaire général au spirituel et temporel, par l’autorité de la sainte et indivisible Trinité confiant en la miséricorde divine et plein de pitié, je somme, en vertu de la sainte croix, armé du bouclier de la foi, j’ordonne et je conjure, une première, une deuxième, et une troisième fois, toutes les mouches, vulgairement appelées urébires ou uribères, et toutes les autres bestioles nuisant aux fruits des vignes, qu’elles aient à cesser immédiatement de ravager, de ronger, de détruire et d’anéantir les branches, les bourgeons et les fruits ; de ne plus avoir ce pouvoir dans l’avenir ; de se retirer dans les endroits les plus reculés des forêts, de sorte qu’elles ne puissent plus nuire aux fidèles, et de sortir du territoire. Et si, par les conseils de Satan, elles n’obéissent pas à ces avertissements et continuent leurs ravages, au nom du Seigneur Dieu, et en vertu des pouvoirs ci-dessus indiqués, par l’Eglise, je maudis et lance la sentence de malédiction et d’anathème sur ces mouches urébires et leur postérité. »
Turmel ajoute :
« La malédiction, il va sans dire, c’était la peine de mort. » (Hist. du Diable, p. 204)
Savants ? Certes oui, à l’époque, l’opinion de ces hommes-là faisait autorité dans toute la chrétienté. Ah ! ils ne possédaient pas ce « pernicieux penchant à la révolte » ; ils n’avaient pas de ces « opinions malsaines » que d’aucuns possédaient déjà. Ils ne méritaient que la bénédiction de Dieu. Mais si les connaissances humaines ont progressé, on ne doit rien à ces moines, à ces prêtres, à ces saints. L’évolution s’est faite malgré eux, contre eux. On doit tout, au contraire, aux hérétiques, non-conformistes, qui n’ont pas craint de « bouleverser le terrain de la foi », de « s’allier à Satan », et de braver les rigueurs de l’Inquisition, car ils voyaient poindre à travers les flammes des bûchers l’image ardente de la vérité.
Les savants contre l’Église
Toutes les fois qu’un esprit curieux, chercheur, hardi, arrive, par la logique de son raisonnement, à formuler des propositions qui s’opposent à l’Écriture, il trouve l’Église devant lui qui met tout en œuvre pour lui barrer la route. Aujourd’hui, la Bête est, en général, impuissante, et le savant se rit de sa ridicule sentence d’excommunication. Il n’en a pas toujours été ainsi. Il n’en serait pas de même si l’Eglise pouvait recouvrer son antique puissance. Les leçons du passé et les paroles des pontifes ne laissent aucun doute à ce sujet. C’est le cardinal Lépicier qui écrit dans son livre « De la stabilité et du progrès du dogme » (p. 194) :
« Si les hérétiques professent publiquement leur hérésie et excitent les autres, par leur exemple et par leurs raisons à embrasser les mêmes erreurs, personne ne peut douter qu’ils ne méritent d’être séparés de l’Eglise par l’excommunication et d’être enlevés par la mort du milieu des vivants ; en effet, un homme mauvais est pire qu’une bête féroce et nuit davantage, comme dit Aristote ; et comme il faut tuer une bête sauvage, ainsi il faut tuer les hérétiques. »
C’est la même idée qu’exprimait Saint Augustin :
« Qui de nous ne loue les lois rendues par les empereurs contre les sacrifices païens ? De telles impiétés ne méritent-elles pas le sacrifice capital ? » (Epistola, 93.)
Le pape Célestin Ier, dans sa lettre aux évêques de Calabre et de la Pouille, déclarait aussi :
« Le peuple doit être enseigné et non pas écouté ; nous seuls avons le droit de lui apprendre ce qui est licite ou non. S’il se trouvait quelqu’un d’assez audacieux pour juger par lui-même les choses défendues par nous, il sentirait ce que peut la censure épiscopale : car si nos admonitions sont impuissantes, nous devons employer la sévérité et la rigueur. »
Ainsi, l’esprit de l’Eglise, au long des siècles, n’a pas varié. L’Inquisition — qui a sa source dans la Bible — est en puissance dans la pensée des Pères de l’Eglise ; comme elle vit encore dans celle des évêques, cardinaux et papes. Elle est une conséquence logique du fanatisme de ces sectaires, hommes de foi, persuadés de posséder la vérité totale. Ah ! qu’on veuille faire un retour vers ce passé, où toute lumière semblait venir de la flamme tremblante des cierges brûlant dans les sanctuaires ! Qu’on se reporte, par la pensée, à ces époques de misère, où les âmes simples croyaient entrevoir dans leurs prières les joies éternelles du paradis, en compensation à leur existence toute de souffrance et de malheur ! Qu’on se représente la chrétienté à genoux, s’humiliant avec ferveur devant le Christ-Roi ; et qu’on suppose alors, en face des chefs tout-puissants, une frêle conscience humaine venant tout à coup formuler l’ombre d’un doute, ou même énoncer une certitude qui ébranle le dogme ; et on comprendra la terrible colère du Dieu pressentant sa fin, on comprendra la sauvage agression contre la pensée libre naissante, on comprendra le Saint-Office, la question du feu, la corde, les garrots, le supplice de l’eau, les pinces ardentes, l’emmuraillement ; on comprendra tout ! Il fallait bien peu de chose alors pour que l’audacieux pérît dans les plus affreux tourments. Quelques exemples, entre tant !
Le célèbre Pierre d’Abano enseignait (1250), à Padoue, la médecine et l’alchimie. Il fut dénoncé à l’Inquisition comme magicien et accusé de travailler de concert avec le diable. Il mourut avant la fin de son procès et, d’après quelques auteurs, son cadavre fut exhumé et brûlé par ordre de l’Inquisition (1316).
François Stabili Cecco, professeur à Bologne « par l’audace de sa science, sondait les choses défendues ». Il fut accusé d’attaquer la religion. Condamné à la peine du feu, il fut brûlé vif à Bologne.
Mais le procès le plus typique et que tout le monde connaît fut celui de Galilée. Né en 1554, à Pise, Galilée occupa, à 25 ans, la chaire de mathématiques à l’université de Padoue. Admirateur de Copernic, en 1597, il écrit à Képler :
« J’ai recueilli beaucoup d’arguments et de preuves que je n’ose publier, car je redoute le sort échu à notre maître Copernic. »
Il est l’auteur de nombreuses découvertes. Avec le télescope « sa vue plongeait dans l’infini ». On le surnomma « Le Christophe Colomb de l’empyrée ». L’Église romaine fut épouvantée. Quoi : cet homme osait saper les bases de la sainte religion ? L’Inquisition va « analyser et juger ces théories absurdes et impies ». C’est le cardinal Bellarmin qui parle :
« Nous vous ordonnons de ne plus défendre et soutenir une théorie que la Bible condamne. »
Après un silence de seize ans, il publie un nouvel ouvrage : « Quatre dialogues ». Dénoncé à l’Inquisition (10 fév. 1633), il est soumis à de nombreux interrogatoires et jeté dans les cachots du Saint-Office, puis condamné. Il faut connaître cette condamnation, ce monument de sottise et d’iniquité :
« Au nom du Père, du Fils et du Saint Esprit ! Nous tous rassemblés en ce lieu, sous l’inspiration de l’Esprit Saint, éclairés par les lumières du souverain pontife, nous décidons qu’aucun fidèle ne doit croire ni soutenir que le soleil est placé immobile au centre du monde ; nous décidons que cette opinion est fausse et absurde en théologie, aussi bien qu’hérétique, parce qu’elle est expressément contraire aux paroles de l’Ecriture, et impliquerait une accusation d’ignorance envers Dieu, la source de toute science et le révélateur des livres saints. Nous défendons également d’enseigner que la terre n’est point placée au centre de l’univers, qu’elle n’est pas immobile et qu’elle a un mouvement journalier de rotation, parce que cette seconde proposition est, pour les mêmes motifs, fausse, absurde, même en philosophie, autant qu’erronée en matière de foi. »
Galilée s’agenouille et abjure ; il avait 70 ans !
« Et pourtant, elle tourne ! »
Cri de la conscience, cri de la vérité qui, s’il n’a pas été prononcé par l’illustre savant, est la protestation de l’humanité pensante contre le dogme étouffant et absurde.
En prison, Galilée est obligé de réciter les psaumes de la pénitence. Puis, interné dans sa villa, toujours sous la surveillance de l’Inquisition, il écrit :
« Ici, je suis vaincu par la tristesse et par une mélancolie immense. »
Il meurt, aveugle, à 78 ans, surveillé par ses bourreaux jusqu’à son dernier souffle.
Voilà ce que fait l’Eglise des savants qui ne savent pas retrouver, dans le calme de leur laboratoire ou dans la profondeur des cieux, les traces de la main divine ; ou plutôt voilà ce qu’elle en ferait si elle pouvait redevenir souveraine. Car le savant, ici et là , se heurte nécessairement au dogme ; il démolit, sans que ce soit précisément son but, mais en passant, par surcroît, l’erreur embusquée derrière le psaume ou la prière. Mallet du Pan, écrivain genevois et protestant, écrit en 1784 :
« Galilée ne fut point persécuté comme bon astronome, mais en qualité de mauvais théologien. On l’aurait laissé tranquillement faire marcher la terre s’il ne se fût point mêlé d’expliquer la Bible. »
Malheureusement, Galilée ne pouvait point être bon astronome sans que, en conséquence, il se révélât mauvais théologien.
L’autorité toujours contestable des savants. Savants officiels et autres. Leurs bévues. Leur doute.
D’une façon générale, il n’est pas de vérité absolue. Ce qui a été reconnu pendant des années et parfois des siècles comme l’expression même de la vérité est mis un jour en doute, et bientôt ne résiste plus aux investigations nouvelles. L’hypothèse ancienne, avec toutes ses conséquences fécondes, est désormais périmée ; un coin de l’inconnu est éclairé ; mais, à côté, c’est encore la nuit. Alors on découvre des routes parallèles inexplorées et, placé dans de nouvelles conditions de vie, on se rend compte que ce qui paraissait hier comme un roc indestructible présente de profondes lézardes, qu’il faut aller plus loin, regarder ailleurs et de façon différente. Il ne reste de l’antique créance qu’une poussière de vérité, brillante, précieuse, certes, mais si légère, si ténue ! Et l’on est surpris que si peu de chose ait suffi à alimenter pendant si longtemps les passions humaines.
Qu’on se représente seulement le chemin parcouru depuis Ptolémée jusqu’à Einstein. Avant Copernic et Galilée, toute l’antiquité a considéré la terre comme le centre immobile de l’univers. Einstein modifie, à son tour, la théorie newtonienne de la gravitation universelle. Ici, pourtant, le savant raisonne devant des réalités ; il peut vérifier ses hypothèses, constater l’exactitude ou la fausseté de ses calculs : l’univers entier est à la portée de son regard, ou le sera au fur et à mesure de la perfection des instruments d’optique. Mais que dire du Dieu-Esprit, insaisissable, impondérable, du Dieu éternellement caché ? Cela n’empêche pas certains savants d’affirmer qu’il existe. Il y aurait là, en vérité, de quoi troubler les âmes inquiètes, si l’on ne savait depuis longtemps ce qu’il faut penser de la science pontifiante plus ou moins officielle. Qu’on en juge par ces quelques faits :
Baumé, à l’Académie des Sciences, s’élève contre les théories « subversives » de Lavoisier. Celui-ci prétendait, en effet, que l’air est composé de deux éléments. Ne savait-on pas, depuis deux mille ans, qu’il était intangible, au même titre que l’eau et le feu ? Voltaire était allé encore plus loin :
« J’ose regarder l’existence de l’air comme une chose peu probable. » (Dict. phil. Air.)
Et il a démontré cette inexistence en sept points bien développés. Il est vrai qu’il dit ailleurs (art. Amour de Dieu) :
« Si chaque ergoteur voulait bien se dire à soi-même : Dans quelques années, personne ne se souciera de mes ergotismes, on ergoterait beaucoup moins. »
On ne peut se condamner avec plus d’humour. Il semble que la docte Académie des Sciences (déjà nommée) a le monopole des bévues colossales et des hilarantes méprises. C’est elle qui s’opposa obstinément aux idées de Boucher de Perthes (1788–1868) et de ses précurseurs qui proclamaient l’existence de l’Homme fossile. Rien ne put la convaincre, ni les découvertes de Tournal, d’Emilien Dumas, de Christol, de Marcel de Serres, de Schmerling, ni l’obstination et les preuves qu’apportait Boucher de Perthes. Et cependant :
« Les innombrables découvertes faites depuis ont démontré l’exactitude de ses conclusions. » (Larousse)
En somme, on pourrait presque affirmer qu’il n’est pas de savant plus hâté qu’un membre de l’Institut. Qui ne connaît aussi la fameuse séance où Du Moncel, le physicien, présenta le phonographe à cette même assemblée ? C’était le 11 mars 1878. M. Brouillaud se jeta sur l’opérateur, représentant d’Edison et s’écria en le saisissant à la gorge :
« Misérable, nous ne serons pas dupes d’un ventriloque ! »
Le dit Brouillaud, qui avait de la constance dans ses idées, déclara six mois plus tard, avec le sérieux de M. Homais :
« Il n’y avait là que de la ventriloquie, car on ne pouvait admettre qu’un vil métal puisse remplacer le noble appareil de la phonation humaine. »
On pourrait citer encore M. Thiers, ministre des Travaux publics en 1832, disant que les chemins de fer ne seraient jamais que des jouets pour amuser les Parisiens ; Arago, qui déclarait que la basse température des tunnels, avec le passage subit du chaud au froid, procurerait aux voyageurs des fluxions de poitrine ; d’autres encore qui prédisaient qu’au croisement de deux trains, l’air serait tellement comprimé que les voyageurs périraient asphyxiés ! Est-ce que la déclaration de l’Abbé Moreux, parue dans le Petit Journal du 8 avril 1918, prouve une grande élévation morale, digne d’un savant ?
« Mais je gage que, lors de la ruée boche sur Amiens, nos artilleurs préféreraient encore « taper dans le tas » avec nos élégants obus de 75, qui n’empoisonnent pas à la façon des vitrioleurs, mais anéantissent proprement des bataillons entiers. »
Faut-il rappeler enfin, plus près de nous, l’affaire dite « de Glozel ». On pouvait lire, dans les journaux du 9 mars 1931, le compte rendu de l’audience de la 12ème Chambre correctionnelle, dans lequel nous trouvons ces phrases :
« M. Dussaud, membre de la Société de Préhistoire de France, a expliqué comment, étant conservateur du Louvre, il a cru de son devoir d’étudier les objets de Glozel qui pouvaient être proposés aux collections nationales. Il a trouvé que c’étaient indiscutablement des faux et il l’a publiquement déclaré. Puis c’est un défilé à la barre de savants convaincus de l’authenticité des objets glozéliens : le docteur Gorlet , de Vichy, MM. Salomon Reinach, Romand, etc ... Avec une conviction égale, les savants cités par la défense et qui sont notamment : MM. Vaison, Champion, Randoin, Maheu, sont venus affirmer que les objets trouvés à Glozel n’étaient que des faux grossiers. »
Nous ne citerons pas les cas, très nombreux, où des savants renommés furent mystifiés par des prestidigitateurs, spirites, et autres charlatans.
Même lorsque le savant affirme qu’il croit, il se garde bien de baser sa croyance sur une démonstration rigoureuse, scientifique, de l’existence de Dieu. Au contraire, il dit :
« Je crois en Dieu, parce que je crois en Dieu. »
Proposition inverse de celle de Le Dantec :
« Je suis athée, parce que je suis athée ! »
Mais avec la différence qu’à celui-ci on ne peut pas demander de fournir des preuves d’une chose qu’il méconnaît, alors qu’on serait en droit d’être beaucoup plus sévère envers celui qui affirme l’existence de cette chose. Quoi qu’il en soit, c’est ici l’impasse qui coupe court à toute discussion. Pascal, qui fut sans doute le plus tourmenté des humains parce qu’il cherchait à se convaincre de la véracité des Ecritures, malgré la tyrannie implacable de sa raison, nous a laissé dans ses Pensées le reflet de son doute et du terrible combat qui se livra dans son coeœur. Chercher Dieu, en effet, et ne pas le trouver, quelle torture pour un croyant ! Il disait :
« Je n’entreprendrai pas de prouver par des raisons naturelles l’existence de Dieu ou l’immortalité de l’âme, parce que je ne me sentirais pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre les athées. »
Et aussi :
« S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque n’ayant ni parties, ni bornes, il n’a nul rapport à nous : nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. » (Section III-233.)
Puis :
« C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi : Dieu sensible au coeur, non à la raison. » (Section IV-278.)
Encore :
« La foi est un don de Dieu. Ne croyez pas que nous disions que c’est un don de raisonnement. Les autres religions ne disent pas cela de leur foi ; elles ne donnaient que le raisonnement pour y arriver, qui n’y mène pas néanmoins. » (IV-279)
Etc...
Enfin, Pasteur, tant de fois mis en avant par les déistes, s’exprimait ainsi :
« En chacun de nous il y a deux hommes : le savant, celui qui a fait table rase, qui, par l’observation, l’expérimentation et le raisonnement veut s’élever à la connaissance de la nature, et puis l’homme sensible ; l’homme de tradition, de foi ou de doute, l’homme qui pleure ses enfants qui ne sont plus, qui ne peut, hélas ! prouver qu’il les reverra, mais qui le croit et l’espère, qui ne veut pas mourir comme meurt un vibrion, qui se dit que la force qui est en lui se transformera. Les deux domaines sont distincts et malheur à celui qui veut les faire empiéter l’un sur l’autre, dans l’état si imparfait des connaissances humaines. » (Discours à l’Académie de Médecine).
Les croyants ne font donc pas preuve de beaucoup de sérieux lorsqu’ils s’appuient sur l’autorité des savants pour prouver Dieu.
Les savants athées.
Et puis enfin, quand on cite les savants croyants — avec toute la série de leurs découvertes, comme si le fait d’avoir résolu un problème devait donner par surcroît un éclat nouveau aux antiques preuves (!) de l’existence de Dieu, — on ne nous montre qu’un seul côté de la barricade. Car il y a eu, et il y a, des savants athées. Sans nous arrêter à Descartes, Mallebranche, Arnauld, Nicole et Pascal, considérés comme athées d’après le Père Hardouin (Volt., dict. phil.) nous pourrions citer un nombre imposant d’esprits de valeur qui ont vécu sans Dieu. A titre purement documentaire nous nommerons :
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Hobbes (1588–1679), qui, nous dit Voltaire, passa pour athée ;
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Spinoza (1632–1677), était non seulement athée, mais il enseigna l’athéisme (Volt.) ;
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Lalande (1732–1807), astronome, disait :
« On a beau fouiller le ciel dans toutes les directions, avec les meilleurs télescopes, on n’y a jamais vu trace de Dieu » ;
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Laplace (1749–1827), mathématicien et astronome, inventeur du système cosmogonique qui porte son nom, s’occupa de la mécanique céleste. Pour lui, Dieu était « une hypothèse inutile » ;
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Pigault-Lebrun (1753–1835), écrivain, auteur du célèbre Citateur ;
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Berthelot (1827–1902), chimiste, qui reproduisit artificiellement (1855) un certain nombre d’espèces chimiques existant dans les êtres vivants ;
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Vogt Karl (1817–1895), naturaliste et anthropologiste allemand, défenseur du transformisme ;
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Paul Bert (1833–1886) , physiologiste, membre de l’Académie des Sciences ;
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Giard Alfred (1846–1908), biologiste, partisan convaincu de la théorie transformiste ;
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Virchow (1821–1902), médecin, fondateur de la pathologie cellulaire, disait notamment :
« On ne peut avoir de discussion scientifique au sujet de la foi, car la science et la foi s’excluent » ;
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Loeb, (1859–1924), physiologiste américain, chef de la section de physiologie à l’Institut Rockefeller ;
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Delage Yves (1854–1920), zoologiste-biologiste dont l’influence fut si grande sur la science moderne ;
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Curie Pierre (1859–1906), physicien, Prix Nobel 1904, dont la renommée est mondiale par suite de ses découvertes du polonium et du radium ;
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Metchnikoff Elie (1845–1916), chef de laboratoire des recherches à l’Institut Pasteur ;
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Herrera, directeur de l’Institut biologique des Sciences de Mexico, qui atteste être parvenu à créer des cellules vivantes douées de mouvement ;
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Littré Emile (1801–1881), érudit, philosophe et philologue , de l’Académie Française (son élection provoqua la démission de Mgr Dupanloup), auteur du merveilleux « Dictionnaire de la Langue française ». Il s’est exprimé ainsi :
« Quelque recherche qu’on ait faite, jamais aucun miracle ne s’est produit là où il pouvait être observé et constaté » ;
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Elisée Reclus (1830–1905), savant géographe, auteur de la « Géographie Universelle », de l’ « Homme et la Terre », anarchiste, révolutionnaire, révolté permanent contre la société capitaliste et les dogmes sur lesquels elle repose ;
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Perrin Jean, de l’Institut, écrit :
« En face d’un Univers si prodigieusement riche et dont rien ne nous annonce encore la limite, comment peut-il se faire que nous ne nous sentions pas écrasés ? Sans doute, c’est d’abord parce que nous sommes affranchis de l’oppression que nous faisions peser sur nous-mêmes, au nom de fantômes nés de notre seule ignorance, et c’est parce que nous acceptons un monde qui nous ignore, plus volontiers qu’une tyrannie qui nous étouffe. » (Préface au livre de Paul Couderc : l’Architecture de l’Univers).
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Félix Le Dantec (1869–1917), biologiste, transformiste convaincu, auteur, entre tant d’ouvrages de haute valeur, de l’Athéisme (1906), écrivait :
« Je ne dis pas que la Science vous donnera une démonstration de la non-existence de Dieu ; elle vous démontrera seulement que tout se passe exactement comme si Dieu n’existait pas, et puisque Dieu n’explique aucun mystère sans le remplacer par le mystère encore plus grand de sa propre existence, peut-être renoncerons-nous à cette notion qui nous vient de nos ancêtres plus ignorants. » (Le Conflit, Ch. I).
Pour finir — car il faut se limiter — citons encore Joseph Turmel, le vieux prêtre excommunié, qui, sous une quinzaine de pseudonymes (Delafosse, Coulange, Dulac, Herzog, Dupin, Lagarde, Perrin, Gallerand, Lawson, Michel , Letourneur, etc.), a, par la méthode historique, détruit le Dogme, sapé la foi, et cela, de la façon la plus sûre et la plus complète. De l’aveu même de l’abbé J. Rivière (Le Modernisme dans l’Eglise) :
« Il comptait parmi les illustrations du clergé de France dans l’ordre scientifique. »
Mais pénétré de l’imposture religieuse, il a voué à l’Eglise une haine acharnée, disant :
« Je déteste l’Église ; j’exècre la bête ... »
Puis :
« J’ai prononcé le serment d’Annibal, le serment de faire sans trêve ni relâche la guerre à la bête. »
Les savants et Dieu.
Il nous reste un dernier point à élucider, c’est celui de savoir quel est le Dieu dont se réclament les savants déistes. Nos adversaires, en général, n’insistent pas outre mesure sur le Dieu anthropomorphe de la Bible. Cela se comprend. Le Dieu philosophique, pur esprit, paraît beaucoup moins vulnérable. Cependant, ni catholiques, ni protestants, ni juifs, ne peuvent renier le premier. Pour leur confusion, il ne résiste pas à l’examen. Ignorant, jaloux, faillible, malhonnête, brigand, plaisantin, lutteur, cruel et sanguinaire par dessus tout, voilà ses principaux attributs. Ce Dieu, répondant à la mentalité grossière d’un petit peuple ignorant d’Asie Mineure vivant il y a 4 ou 5000 ans, est rejeté aujourd’hui par tous les esprits réfléchis et sérieux et les soutiens des diverses religions le bannissent de leur cœur lorsqu’ils sont intelligents.
Il reste le Dieu « pur esprit », créateur, gouverneur et justicier. Nous n’entreprendrons pas de démontrer ici l’impossibilité d’existence d’un tel Dieu. Cela a été fait ailleurs et magistralement. (Voir par exemple : Sébastien Faure, Douze preuves de l’inexistence de Dieu.) Nous dirons seulement que le problème du mal restera toujours insoluble pour les croyants. L’existence de ce mal condamne le Dieu puissant, gouverneur et justicier. Voltaire n’admet que le Dieu créateur, mais ...
« Où est l’éternel géomètre ! Est-il en un lieu ou en tout lieu, sans occuper d’espace ? Je n’en sais rien. Est-ce de sa propre substance qu’il a arrangé toutes choses ? Je n’en sais rien. Est-il immense sans quantité et sans qualité ? Je n’en sais rien. Tout ce que je sais, c’est qu’il faut l’adorer et être juste. » (Dict. Phil. Athéisme)
Cela frise de bien près l’incrédulité totale. Voltaire était suffisamment averti pour sentir en lui-même le point faible de son raisonnement sur « l’horloger ». Un horloger a des ascendants et Dieu n’en aurait pas ? Mais Voltaire était aussi d’esprit assez pratique — car il était riche — pour affirmer la nécessité d’un Dieu pour ... autrui !
« On demande ensuite si un peuple d’athées peut subsister ; il me semble qu’il faut distinguer entre le peuple proprement dit et une société de philosophes au-dessus du peuple. Il est vrai que, par tout le pays, la populace a besoin du plus grand frein, et que si Bayle avait eu seulement cinq ou six cents paysans à gouverner, il n’aurait pas manqué de leur annoncer un Dieu rémunérateur et vengeur. »
Et encore :
« Et je vous demanderai toujours si, quand vous avez prêté votre argent à quelqu’un de votre société, vous voudriez que ni votre débiteur, ni votre procureur, ni votre notaire, ni votre juge ne crussent en Dieu. » (Dict. Phil. Athéisme)
Toujours ce leit motiv en maints endroits de son œuvre :
« Il est clair que la sainteté des serments est nécessaire, et qu’on doit se fier davantage à ceux qui pensent qu’un faux serment sera puni qu’à ceux qui pensent qu’ils peuvent faire un faux serment avec impunité. Il est indubitable que, dans une ville policée, il est infiniment plus utile d’avoir une religion, même mauvaise, que de n’en avoir point du tout. »
Il est donc absolument nécessaire, pour les princes et pour les peuples, que l’idée d’un être suprême créateur, gouverneur, rémunérateur et vengeur, soit profondément gravée dans les esprits. (Dict. Phil. Athéisme).
Mais Voltaire n’était pas dupe lui-même de son raisonnement « pour la populace », car il a écrit ailleurs :
« L’intérêt que j’ai à croire une chose n’est pas une preuve de l’existence de cette chose. » (Remarques sur les Pensées de M. Pascal)
Alors, pas de Dieu Justicier ? Pas de Dieu gouverneur ? Pas de Dieu créateur ? Eh bien, vous pouvez croire à « quelque chose qui est au-dessus de nous », à l’X mystérieux, indéfinissable ; cela ne gêne pas les athées, du moment que cet X n’a plus la prétention de s’immiscer dans la conduite de leur vie. Mais alors athées et croyants seront bien près de s’entendre ; il est vrai que ceux-ci sentiront certainement le fagot.
Conclusion.
À la base de la croyance en Dieu il n’y a, au fond, qu’un désir d’implorante justice. Justice contre les hommes par renonciation à la révolte contre la société inique, par manque de virilité pour l’établissement de rapports plus fraternels entre les individus. Justice aussi contre la vie par peur de la mort. (Voir ce mot). Car la mort, sans survie de « l’âme », reste incomprise de la part des croyants. Cicéron envisageait la chose avec plus de sérénité :
« Quel mal lui fait la mort ? Nous rejetons toutes les fables ineptes des enfers, qu’est-ce donc que la mort lui a ôté ? Rien, que le sentiment des douleurs ? »
Epicure pensait aussi que :
« La mort en elle-même n’est pas un mal, puisque tant que nous sommes elle n’est pas, et que lorsqu’elle est, nous ne sommes plus. »
L’athée, en être conscient, débarrassé des vains espoirs et des vaines fumées, dont l’origine remonte aux paniques ancestrales, transformiste et matérialiste par raison, méconnaît Dieu.
Ce n’est pas l’opinion imprécise et sujette à caution de quelques savants qui sera assez forte pour le détourner de sa voie.
— Ch. BOUSSINOT.
SAVOIR
Lorsqu’on essaie de préciser la nature intime du savoir et celle de son mécanisme, on éprouve une très grande difficulté par le fait évident que l’on se sert du savoir lui-même pour cette fin et qu’il est, ainsi, peu aisé de saisir les premiers éléments conscients, bases de toute connaissance. C’est alors que se précisent ces questions ardues : l’homme qui sait, que sait-il exactement ? Qu’est-ce que la connaissance, qu’est-ce que la réalité ? Que saisissons-nous de l’existence des choses ? Qu’est-ce que la conscience ? Comment se fait-il que nous sentons que la réalité est autre chose qu’une spéculation de l’esprit ; que nous distinguons la différence absolue entre le moi et le non moi, entre le souvenir et le fait actuel, entre le passé et le présent, entre l’inconscient et le conscient ?
Le fait que la conscience ne sait rien d’elle-même nous démontre tout d’abord que cette conscience ne peut être la cause réelle de la connaissance, mais plutôt qu’elle n’en est que l’effet puisqu’elle apparaît ou disparaît selon des circonstances particulières. C’est donc seulement par l’analyse de quelques faits psychiques que nous saisirons le mécanisme délicat et complexe de la connaissance et de la conscience.
Prenons le cas le plus clair d’un état conscient : la vue d’un livre. Ce fait paraît absolument inanalysable au premier abord. Je sais que je vois un livre. Et c’est tout. J’en ai une conscience nette, inattaquable. Mais qui est-ce ce « je » ? Si j’essaie de penser à ce même fait, mais en supprimant mentalement le « je », j’éprouve déjà une première difficulté et je m’aperçois que mon état conscient est moins net. Si j’essaie de réaliser la même pensée, mais en supprimant tout langage, toute phrase se rapportant à cet acte visuel, alors cette pensée se résout insensiblement à une simple sensation. Le fait conscient s’atténue ainsi graduellement. Mais ce n’est pas tout ; la sensation elle-même peut perdre sa signification consciente et se réduire à une totale incompréhension. Lorsque nous voyons un objet connu, avant toute pensée nous le reconnaissons et nos réflexions peuvent ensuite s’exercer sur son usage. Si l’objet est totalement inconnu le fait conscient s’arrête aussitôt et se limite à la simple sensation, visuelle ou autre. Mais si la sensation elle-même est absolument nouvelle, alors le fait conscient disparaît pour faire place à un état d’inconscience, sans repère dans l’espace et dans le temps.
Ces cas paraissent extraordinaires, mais on connaît quelques cas d’aveugles de naissance qui, ayant acquis ultérieurement l’usage de la vue, n’ont absolument rien compris à ce qu’ils « voyaient ». Encore avaient-ils d’autres éléments pour coordonner leurs sensations et leurs pensées. Que serait l’état d’un être privé de toutes sensations, n’ayant aucun souvenir sensoriel ?
Si donc la conscience est fonction de l’importance des documents sensoriels, nous sommes amenés à penser qu’elle est nulle chez le nouveau-né. Mais alors, dira-t-on, d’où vient elle et qu’est-elle réellement ?
Nous répondrons : elle est le résultat des réactions de notre sensibilité contre le milieu ; elle n’apparaît qu’avec la complexité de ces réactions. C’est donc la nature de celles-ci qui nous indiquera ce qu’est réellement la conscience. Remarquons que nous délaissons momentanément l’idée de savoir si la connaissance est la représentation exacte des objets dans l’espace et dans le temps. Nous nous contenterons de considérer la connaissance comme une réaction de notre sensibilité contre le milieu.
Ces réactions nous sont particulièrement connues sous la forme de réflexes se produisant dans les divers étages du système nerveux et déterminant soit un acte moteur, soit un fonctionnement organique interne, soit enfin une simple dispersion de l’influx nerveux sans conséquence motrice ou organique immédiate.
L’observation de l’enfance nous démontre le caractère automatique des premiers réflexes, liés aux seules fonctions organiques. L’enfant saisit et suce n’importe quoi. Mais les sensations se précisent, se coordonnent assez vite ; les réflexes conditionnels enrichissent et compliquent le fonctionnement nerveux de telle sorte que la vie organique se trouve alors étroitement liée aux diverses variations du milieu. C’est ici que commence la connaissance réelle, non pas une connaissance formée de la pénétration de tous les secrets du monde environnant, mais une connaissance faite de la relation de divers états de l’organisme avec les influences du milieu. C’est ainsi que l’eau sera perçue et connue tout d’abord comme une chose agréable ou désagréable ; il en sera de même pour tout ; pour les aliments, les bruits, les odeurs, les sons ; pour la pluie, le vent, la chaleur, le froid, etc.... A chaque réflexe organique s’adjoindront quelques réflexes conditionnels, formés eux-mêmes, pour la plupart, par l’influence directe du milieu sur la sensibilité de l’enfant.
Nous voyons donc qu’ici la connaissance n’est qu’une incessante relation d’influence entre le milieu et l’enfant. Si toute l’énergie déclenchée par la réaction nerveuse du sujet était utilisée dans cette réaction, il ne resterait pas grand chose pour le souvenir et la pensée. Mais il est rare qu’il en soit ainsi. Une partie de l’influx nerveux se disperse dans les zones supérieures du système nerveux, laissant des traces, des liaisons, des constructions, lesquelles influeront ultérieurement sur les actes moteurs de l’organisme entier. Ce qu’il importe surtout de démontrer, c’est que la connaissance initiale n’est qu’une réponse de l’être au milieu, une adaptation de son organisme et non, comme veulent le faire croire les spiritualistes, une divination de l’état nouménal des choses. L’être agit comme un automate prodigieux sous la double action des phénomènes objectifs et des phénomènes organiques. Toute action, toute pensée, toute méditation est une réponse automatique aux variations du milieu et non pas un fait de conscience pure, devinant les secrets de la chose en soi. Il suffit de suivre une pensée pour saisir l’absence de conscience pure, pour s’apercevoir que ce n’est qu’un prodigieux mécanisme de réflexes se traduisant par du mouvement. L’homme reçoit, transforme et transmet du mouvement.
Prenons par exemple le spectacle d’une rue. J’ai conscience de tout ce que j’y vois et entends, mais cet état conscient total, je puis le diviser en un très grand nombre de faits sensoriels créés antérieurement par le mouvement et décomposable en dernière analyse, soit en mouvements musculaires, soit en modifications organiques diverses. Et ces états de conscience de sensations internes, je puis encore les dissocier jusqu’au simple réflexe automatique sans conscience.
Nous savons également, par l’observation des cas pathologiques, par l’étrangeté des sommeils et des rêves, par les oublis, par la perte graduelle de la conscience dans l’habitude ; enfin par la certitude que nous avons que tout notre savoir gît inconsciemment en nous et ne se révèle qu’au fur et à mesure de l’action présente, que le « moi » indivisible n’existe pas et que cette impression d’unité vient précisément de ce que la conscience n’étant que le heurt de notre sensibilité avec le milieu dans le présent, nous ne pouvons vivre et être que dans une seule situation, un seul état à la fois. Nous sommes « un » dans l’espace, mais non dans le temps puisque nous changeons et vieillissons.
Pouvons-nous alors préciser ce qu’est la réalité, ce qu’est le présent, le passé, l’identique, le dissemblable ? Y a-t-il une vérité sur l’existence des choses ? Pouvons-nous démontrer des erreurs ?
En prenant comme base de la connaissance les réflexes, nous voyons qu’il s’établit nécessairement une relation entre l’être et le milieu, et cette relation, dans sa forme la plus simple, est une vérité. Mais les associations de réflexes ne sont pas toujours des vérités et les réflexes conditionnels peuvent orienter l’être vers des faits inexistants ou dangereux. C’est le cas pour le chien électrisé pendant ou avant le repas et qui, réagissant tout d’abord douloureusement sous l’influence du courant, finit par éprouver du plaisir, parce que l’excitation anormale est liée au repas. On pourrait aller ainsi jusqu’au suicide. Ce qui est d’ailleurs le cas pour les ivrognes, les morphinomanes, etc...
Nous pouvons considérer le patriotisme, le nationalisme, la religiosité et les mysticismes divers comme des réflexes conditionnels nuisibles et dangereux, conduisant à des faits inexistants ou désavantageux.
Ceci nous amène à rechercher ce qu’est la réalité et comment nous la différencions du souvenir et de l’imagination.
La réalité est essentiellement sensuelle, consciente et par conséquent uniquement applicable au présent. Le mécanisme cérébral qui la différencie du souvenir peut se comprendre ainsi : dans le présent l’être est soumis à une multitude de sensations, d’excitations créant des réflexes qui l’adaptent étroitement au monde extérieur et qu’il ne peut supprimer d’aucune façon (sauf dans le dérangement cérébral). Dans le souvenir il se présente deux cas : ou le souvenir est pur, simple, dégagé de toute relation (homme, maison, chaise, etc....) et par son abstraction même il se situe immédiatement comme un souvenir pur ; ou bien il est lié à un ensemble de réflexes complexes reproduisant des parties de la vie passée. En ce cas, les divers éléments le composant ne correspondent point aux éléments présents perçus par les sens. D’où différenciation immédiate aidée par l’inégalité d’intensité nerveuse entre le souvenir et le fait présent. Autrement dit, les faits présents sont plus intenses que les faits passés. Remarquons qu’en réalité il n’y a pas de passé, car le fait d’être ne se conçoit que d’une seule façon : au présent. Si donc il existe en nous quelque chose, ce quelque chose est toujours dans le présent. Seulement ce quelque chose est comme un livre fermé ne s’ouvrant que sous les nécessités vitales du présent.
Toute la connaissance humaine étant réduite à des associations hasardeuses de sensations et à des liaisons nerveuses dénommées pensées et imagination pouvons-nous accorder une valeur réelle à cette connaissance et que vaut-elle exactement !
Examinons le cas de la théorie atomistique. Ici, il semble, au premier abord, que la pensée a dépassé le cadre du subjectif pour pénétrer le secret de l’objectif. Pourtant il n’en est rien. Pour que les idées de mouvement, de masse, de rayonnement, d’ondes, de rotations, etc., aient un sens, il est nécessaire qu’un minimum de sensations fixent le point de départ des raisonnements ; sinon, la chose dont on s’occuperait aurait aussi peu de réalité que l’âme des spiritualistes. Et les raisonnements eux-mêmes ne représenteront que des possibilités d’actions de la substance, actions connues antérieurement par des expériences et constituant la base essentielle mais sensorielle de la science. Et lorsqu’une théorie sera imaginée, c’est encore par l’intermédiaire des sens que s’en effectuera la vérification. Nous voyons que la certitude est toujours d’origine expérimentale et que l’expérience s’effectuant nécessairement au présent constitue par la force des choses la seule réalité.
Mais avons-nous pénétré les secrets de la substance et du mouvement ? Pas le moins du monde !
Nous ignorons totalement ce qu’est la substance en elle-même et le mouvement en soi. Nous n’avons saisi que des modalités d’un monde microscopique, mais toujours sensoriel. Nous n’avons saisi que des relations.
Mais cela n’empêche que ces relations soient exactes et que notre représentation du fonctionnement des choses soit conforme à la réalité. Connaître la vérité c’est donc connaître une succession de réalités perçues dans l’espace et dans le temps. La vérité est une sorte de collection illimitée de faits présents. Enseigner une ou des vérités, c’est affirmer qu’une succession de faits à venir répèteront identiquement des réalités passées.
Il est pourtant des vérités, objectera-t-on, que l’expérience ne peut aucunement vérifier et qui ont cependant un caractère de certitude absolue. Par exemple la certitude de notre propre mort. Nous pouvons répondre que précisément cette vérité est une des plus riches collections de réalités que l’homme ait jamais expérimentées. Car nul n’a jamais connu d’homme immortel. La répétition à travers les siècles des mêmes phénomènes, sans aucune exception, crée en nous le caractère de la certitude absolue, sans qu’il soit nécessaire pour cela d’épuiser tous les cas, parce que précisément tous les cas possibles n’ont aucune chance d’échapper à la règle commune.
C’est donc l’identité des cas, des faits, des circonstances qui, par leur répétition, crée en nous la connaissance applicable aux faits à venir.
Ou peut encore ajouter qu’une vérité peut être déduite du passé, sans ressembler à ce passé et annoncer une réalité nouvelle. Cela est certain. L’imagination peut construire des concepts semblables aux modifications ultérieures et plus ou moins rapides du milieu ? C’est là une des plus remarquables caractéristiques de l’intelligence et spécialement du génie. C’est aussi la forme la plus intéressante du savoir, car la connaissance, qui ne s’applique qu’à des répétitions de faits identiques, ne constitue qu’une faible partie de l’activité intellectuelle des êtres pensants. Mais le monde étant en perpétuel changement, l’être ne se trouve jamais devant des situations absolument identiques. Il lui faut donc improviser des adaptations, inventer, prévoir le futur, jouer l’avenir pour ainsi dire et se préparer aux faits éventuels.
Dans mon étude sur la raison, j’ai décrit le mécanisme subtil de l’invention, produit des liaisons nerveuses, créées sous l’influence des centres affectifs. Nous savons que les émotions violentes sont anti-intellectuelles par le fait connu que l’influx nerveux libéré en excès, s’écoule violemment vers les mécanismes moteurs les plus faciles, déclenchant par les voies réflexes les plus anciennes et les plus immédiates des mouvements plus ou moins adaptés aux événements. La pensée est, au contraire, le produit d’un lent cheminement de l’influx nerveux se dispersant dans des voies multiples dont aucune n’est assez importante pour déclencher l’acte moteur.
Des réseaux peuvent alors fusionner, créant des liaisons nouvelles dont l’effet objectif se traduira par une modification plus ou moins avantageuse de l’être vis-à-vis des faits nouveaux.
C’est ainsi que la vengeance, acte émotif par excellence, peut faire place, chez l’homme de raison, à la compréhension de l’inutilité totale de cet acte, puisque sans effet rétrospectif sur les faits passés ; tandis qu’il trouvera peut-être les moyens efficaces pour modifier, à l’avenir, les causes créant la malfaisance d’autrui.
L’invention et l’imagination sont donc bien parmi les éléments essentiels du vrai savoir. Mais au cours des siècles, les hommes ont ainsi annoncé des milliers de vérités ; les prophètes, les devins, les messies de toutes les croyances ou de tous les partis, tout comme les vulgaires tireuses de cartes, ont proclamé des vérités plus ou moins pharamineuses. Seule l’impitoyable réalité, l’expérience, a réduit à néant ces affirmations erronées.
Cette manière d’envisager la connaissance n’est nullement pessimiste. Elle sépare le savoir véritable du faux savoir. Elle nous fait voir que le monde est en perpétuel mouvement ; que tout évolue et se transforme ; et que, parmi ces mouvements, il en est dont le rythme et la répétition se prêtent à la prévision. Ce qui constitue le savoir. Il en est d’autres dont les irrégularités s’opposent à toute classification définitive.
L’astronomie, la physique, la chimie, se prêtent en partie à nos prévisions et nous permettent d’établir des vérités.
La météorologie, la biologie, la psychologie, la sociologie s’y prêtent beaucoup moins bien, quoique la psychologie, purement objective et physiologique (méthode de Pavlov), ait fait d’énormes progrès.
C’est par la collaboration de tous les efforts humains, par la coordination de toutes les réalités et de toutes les vérités que le savoir se fondera progressivement, hors des inventions et des révélations des sorciers laïques et religieux.
Une dernière question se pose. Nous avons dit que le savoir était fait de répétitions, d’identités, d’invariabilités. Or, le monde étant en perpétuelle transformation, quelle peut être la valeur exacte de notre savoir vis-à-vis des lois naturelles ? Ne dit-on pas excellemment qu’il n’y a de science que du général. Quelles peuvent être les généralités permanentes dans un monde mouvant ?
Nous pouvons considérer l’univers comme une horloge colossale dont tous les rouages seraient étroitement solidaires les uns des autres. Si cette horloge possédait des cadrans et des aiguilles marquant depuis les millièmes de seconde jusqu’à des durées dépassant des milliards de siècles, nous considérerions les diverses rotations d’aiguilles comme autant de variations évidentes. Pourtant certaines aiguilles nous paraîtraient absolument immobiles, quelle que soit la durée de nos observations Nous appellerions alors vérités ces immobilités apparentes, bien que soumises à une lente évolution.
Il en est probablement ainsi des lois naturelles. Elles nous paraissent fixes actuellement et notre courte durée, adaptée à cette stabilité relative de notre univers, établit des lois et invente une certaine harmonie qui n’est, en fait, qu’un lent désordre qui dure indéfiniment plus que notre humanité, mais n’est, au regard de l’infinité du temps, qu’un éclair fugitif dans la profondeur de l’éternité.
En résumé, nous pouvons préciser les points suivants :
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La connaissance n’étant qu’une modification atomique de notre substance nerveuse par la substance objective dont elle ne diffère pas essentiellement, il s’ensuit que notre substance ne sachant rien d’elle-même ne peut pas savoir davantage quelque chose de l’autre. La substance ne sait rien d’elle-même.
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La conscience n’est donc pas à la base du savoir ; elle est un effet, une conséquence du heurt de notre sensibilité avec les phénomènes objectifs. La sensibilité est antérieure à la conscience.
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Nous appelons présent le moment précis de ce heurt et réalité l’ensemble des perceptions subies à ce moment-là.
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Tous les souvenirs sont dans l’espace, donc présents, mais inutilisés et inconscients.
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Le fait actuel se différencie du fait passé par la qualité et la quantité des éléments sensoriels associés soit au fait passé, soit au fait présent et surtout par la plus grande intensité des perceptions présentes.
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Le savoir ne nous fait pas connaître l’essence des choses, mais le rapport de notre sensibilité avec le milieu.
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Le savoir véritable est donc une adaptation de notre être aux influences du milieu. Savoir, c’est agir en s’adaptant aux réalités.
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L’erreur est une mauvaise association de réflexes conditionnels créant des concepts différents de la réalité. Elle est toujours démontrable dans le domaine expérimental.
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La vérité est l’ensemble des réalités dont est formé un concept. Ne peuvent prendre le nom de vérité que les concepts soumis au contrôle de l’expérience.
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Il n’y a pas de vérité a priori. Toute connaissance est essentiellement acquise sensoriellement.
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Il y a trois degrés dans la connaissance : les réalités strictement personnelles ; les réalités générales ; les concepts généraux.
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L’accord des humains ne peut s’effectuer que sur les réalités générales ou sur les concepts généraux appuyés par des démonstrations expérimentales. La connaissance réelle est impersonnelle. Elle tend à l’universel. C’est-à-dire à l’élaboration de vérités spécifiques et non individuelles.
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La principale cause de division entre les hommes consiste dans le fait de donner comme vérité, ou comme un fait général et impersonnel, ce qui n’est qu’un fait particulier ou indémontrable expérimentalement.
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La méthode scientifique est la seule méthode pour former la connaissance réelle et le savoir. Elle utilise les réalités générales et crée des concepts généraux susceptibles de s’adapter aux variations du milieu. Mais toute utilisation de ces concepts ne peut s’effectuer sans un coefficient personnel d’appréciation qui ôte précisément à cette adaptation tout le caractère rigoureux de causalité ou de convenance infaillible de cause à effet.
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Il y a donc la méthode scientifique et il y a les hommes l’utilisant. Il est nécessaire de se servir de la méthode. Il est prudent de se méfier des hommes et de leurs affirmations.
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Le savoir peut être considéré comme un moyen ou comme un but. Les techniciens en font un moyen. Les savants et les philosophes en font un but. L’homme de raison doit être harmonieux ; c’est-à-dire : technicien, savant et philosophe.
— IXIGREC.
SCANDALE
n. m.
L’étymologie du mot scandale est un terme grec qui signifie piège. Les théologiens désignent par ce nom les discours, les actes, les mauvais exemples qui sont pour l’homme une occasion de tomber dans l’erreur, une incitation à commettre des fautes. Plus communément on considère comme scandaleux les faits qui froissent les sentiments professés — sinon toujours éprouvés — par la généralité des membres d’une société, faits qui provoquent des démonstrations d’inquiétude, de répulsion, d’indignation.
Ceux qui, avec Durkheim, admettent que « l’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre » que l’on peut appeler « conscience collective ou commune », possédant « des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte », ceux-là diront que le scandale est une atteinte à la conscience collective. Toutefois, cette conscience commune, qui n’est l’attribut d’aucun sujet réel, est un concept trop vague, pour que nous l’admettions sans réserve, autrement que comme une expression permettant d’abréger le discours. Plutôt qu’aux sentiments de la moyenne des citoyens, cette expression correspond au maximum de discipline morale qu’une minorité dirigeante peut leur faire accepter sans provoquer de leur part de trop vives réactions.
Le scandale se produit d’autant plus couramment, il est d’autant plus intense, que la cohésion du groupe humain repose davantage sur l’instinct grégaire que sur l’adhésion conditionnée d’individus jaloux de leur autonomie. Ce n’est pas à dire que la personnalité gagne à s’abstraire du milieu social. Bien au contraire, une puissante individualité est particulièrement sensible à l’évolution de ce milieu. Novatrice elle-même, les idées neuves ne la scandalisent pas ; la raison les lui fait accepter ou rejeter sans susciter chez elle des mouvements passionnels. L’homme est donc d’autant plus enclin à se scandaliser qu’il a aliéné aux mains d’une collectivité une plus grande part de sa personnalité. S’il ne lui cède rien, il est lui-même objet de scandale. Comme l’a dit un philosophe contemporain, G. Belot : « Le scandale dernier, le scandale limite, c’est l’existence même, en face de la collectivité, de l’irréductible ferment de différenciation qu’est l’individu ». L’individu indépendant est un être d’exception. Celui que nous coudoyons tous les jours n’est libre ni de ses actes, ni même de ses pensées, qui doivent rester en harmonie avec les coutumes et les préjugés du groupe. Conscience et réactions d’une collectivité n’ont, nous l’avons dit, qu’un caractère symbolique ; sentiments, émotions, mouvements sont des impressions et des manières d’être personnelles. Si la faculté de les éprouver est inégalement départie aux membres de la société, elle ne s’exerce que par l’intermédiaire de personnes concrètes qui traduisent l’opinion dominante. Etudier les conséquences du phénomène scandaleux revient, en définitive, à examiner ce qu’elles sont chez un sujet individuel dont la mentalité est façonnée par le groupe auquel il est incorporé.
Les effets du scandale rentrent dans la catégorie des émotions. Les excitations physiques ou psychiques qui lui donnent naissance doivent être au-dessus d’un minimum qui correspond à la perception. Une fois ce seuil de la perception franchi, l’émotion qui résulte du scandale, qui en donne la mesure, s’étend sur une vaste plage qui se refuse aux délimitations précises. Superficielle au début, l’émotion n’a le plus souvent que des effets passagers ; dans la zone moyenne elle agit énergiquement sur la personnalité qu’elle finit par ébranler et désagréger lorsqu’elle la secoue dans ses profondeurs.
Il faut encore distinguer, parmi les atteintes aux opinions régnantes, celles qui sont accidentelles, de celles qui sont persistantes ou souvent répétées. Le premier effet de la contradiction est de consolider l’opinion combattue.
« Il arrive parfois qu’en disputant contre les infidèles, on les induit de nouveau en péché, loin de les convertir. C’est pourquoi ceux qui possèdent la vérité doivent la répandre avec prudence. » (A. France.)
Quand elle s’adresse à un certain nombre d’individus, imbus des mêmes principes, la contradiction inopinée « tourne en scandale ». L’opposition de chacun se renforce de celle de ses compagnons et motive des protestations véhémentes qui attestent la solidarité du groupe et affermissent les croyances dont l’autorité est récusée.
Le renforcement de l’esprit de conservation est encore plus accentué lorsque, dépassant la simple contradiction au sein d’un cercle étroit, l’atteinte subite aux règles traditionnelles prend d’emblée les proportions du scandale d’intensité moyenne. Parce que les sentiments offensés... :
« ...se retrouvent dans toutes les consciences, l’infraction commise soulève chez tous ceux qui en sont témoins ou qui en savent l’existence, une même indignation. Tout le monde est atteint, par conséquent tout le monde se raidit contre l’attaque ... Il n’y a qu’à voir ce qui se produit, surtout dans une petite ville, quand quelque scandale moral vient d’être commis. On s’arrête dans la rue, on se retrouve aux endroits convenus pour parler de l’événement et on s’indigne en commun. De toutes ces impressions similaires qui s’échangent, de toutes les colères qui s’expriment, se dégage une colère unique, plus ou moins déterminée, suivant les cas, qui est celle de tout le monde sans être celle de personne en particulier. C’est la colère publique. » (Durkheim)
Puis bientôt l’émotion se calme, la vie habituelle reprend son cours, les vieux errements sortent de l’épreuve confirmés.
Il en est tout autrement lorsqu’il s’agit d’atteintes moyennes et même minimes, prolongées, multipliées, ou fréquemment répétées. Au lieu de provoquer la répulsion, le scandale finit alors par prendre un attrait particulier.
« Ici, il ne s’agit plus de l’attrait directement exercé par ce que l’on considère comme mauvais ou comme défendu, il s’agit du plaisir que l’on prend au fait même du scandale, de l’intérêt que l’on ressent à constater cet accroc à la conscience sociale, à assister au débat dramatique, tantôt plutôt comique, tantôt vraiment tragique, entre ceux qui ont transgressé la règle et ceux qui la défendent. » (G. Belot)
Si nous nous rapportons à l’une des définitions du scandale qui l’envisage comme cause de diminution de foi, nous apercevons un paradoxe dans cette attirance du fait scandaleux. Alors que :
« Toute foi cherche ce qui peut la confirmer, évite ou méconnaît tout ce qui la contredirait ou l’infirmerait ... , dans la recherche du scandale, il semble que nous allons au-devant du risque, que nous nous exposons plus ou moins volontairement au danger ... pour nous croire en droit d’affirmer, nous essayons d’abord de nier et presque de nous renier nous-mêmes. » (G. B.)
Il arrive que l’épreuve tourne contre celui qui la tente qui souvent finit par perdre ses anciennes convictions, sans trouver une base suffisante pour en asseoir de nouvelles. Et si l’on considère l’effet d’ensemble, il n’y a plus seulement fléchissement de la personnalité, mais désagrégation de la société, corruption des moeurs. Pourquoi n’agirais-je pas aussi comme ceux qui ont donné l’exemple du mépris des conventions, surtout s’ils en ont tiré quelque profit matériel ? Et cela principalement lorsqu’il s’agit de médiocres délits, de légères dérogations à la morale, dont la répétition accoutume à la licence sans trop compromettre le lien social. Une suggestion lente, progressive, consciente cependant, diminue la confiance dans les normes usuelles, dérègle le comportement individuel et rend d’abord plus indécises les réactions collectives.
Dès que, sans devenir excessive, la violence du scandale s’accroît, ces réactions tendent à retrouver leur vigueur. Ceux qui sont fortement et obstinément scandalisés cherchent à détruire les causes, et souvent même les responsables, des attentats à la légalité. Mais :
« Même vainqueurs, peuvent-ils sortir indemnes du conflit ? A être témoins, et témoins irrités, donc attentifs et « esveillés » de façons de sentir, de croire et d’agir opposées aux leurs, n’auront-ils pas vu leur esprit envahi par une foule de représentations qui tendront à l’acte à leur tour ? Ne seront-ils pas, dans quelque mesure, devenus autres, et semblables à ceux qu’ils ont d’abord réprouvés ?.. Voilà le second aspect du scandale et peut-être le plus important et le plus intéressant au point de vue moral et social. » (G. B)
« Un conflit peut surgir, et il existe toujours virtuellement, entre l’affirmation spontanée et la négation réfléchie. Celle-ci « loge son ennemi avec elle », puisqu’elle exige en principe, la présence de son objet dans l’esprit. » (G. B.)
Et l’ennemi poursuit son cheminement à l’insu même de ceux qui le logent dans leur cerveau, dont l’attention est distraite, la défiance écartée par les besognes de la vie quotidienne. Dans les périodes de détente il reparaît sous la forme de suggestion, d’obsession même. Chose remarquable, chaque fois que le fait scandaleux initial se reproduit, ils résistent d’autant plus énergiquement que l’ennemi a un caractère plus agressif et qu’eux-mêmes sont plus atteints dans leur moral et plus près de rendre les armes. Ils affectent d’être d’autant plus fermes que leur volonté est plus chancelante.
Qu’un acte délictueux soit commis dans la rue : vol, voies de fait, qui s’attroupe ? Qui se passionne ? Qui injurie et frappe le coupable présumé ? Le riche bourgeois qui passe ? Non. C’est le pauvre hère mal assuré du lendemain. Est-ce à des sentiments généreux, à la pitié qu’obéit le premier ? Bien plutôt à l’indifférence : il ne se sent pas menacé dans ses biens ; sa fortune le garantit de la déchéance. Le second cède-t-il à quelque penchant cruel, à une sauvagerie native ? Non, il a peur, et l’origine de sa peur, c’est l’instabilité de sa condition, la perspective de la détresse qui le menace et le portera peut-être, un jour, aux actes qui le scandalisent maintenant. C’est au cauchemar qui l’obsède, au spectre de l’être déchu latent en lui qu’il montre le poing.
Nul n’a mieux mis en relief l’emprise et la progression du scandale qu’Anatole France, dans « Thaïs ». Après une jeunesse dissipée, Paphnuce s’est converti au christianisme. « Depuis dix ans qu’il s’était retiré loin des hommes, il ne bouillait plus dans la chaudière des délices charnelles, mais il macérait dans les baumes de la pénitence ». Or, un jour, dans sa retraite :
« il lui souvint d’avoir vu jadis au théâtre d’Alexandrie une comédienne d’une grande beauté, nommée Thaïs. Cette femme se montrait dans les jeux, et ne craignait pas de se livrer à des danses dont les mouvements, réglés avec trop d’habileté, rappelaient ceux des passions les plus horribles ... Après quelques heures de méditation, l’image de Thaïs lui apparut avec une extrême netteté. »
« Pénétré de douleur à la pensée qu’il y a dans Alexandrie une courtisane nommée Thaïs qui vit dans le péché et demeure pour le peuple un objet de scandale », il dit :
« J’irai trouver cette femme dans Alexandrie, et, avec le secours de Dieu, je la convertirai. »
Chacun sait que la pensée de ce scandale ne cesse plus de hanter l’esprit du moine et comment il parvient à réaliser son dessein, comment il résiste à toutes les tentations, et que les violences des débauchés ou des marchands exploitant le vice, les objurgations ou les railleries de ses anciens amis ne font que renforcer sa volonté.
Cependant, si le scandale a pris fin, son souvenir continue à obséder Paphnuce, l’interprétation de ses manifestations subit seule quelques changements.
« L’image de Thaïs ne le quittait ni le jour ni la nuit. Il ne la chassait point parce qu’il pensait encore qu’elle venait de Dieu et que c’était l’image d’une sainte. »
Mais cette transfiguration n’est que passagère et bientôt c’est le fantôme lubrique de la courtisane qui occupe les rêveries et les songes du possédé.
« Il ne lui restait plus de doutes : l’image de Thaïs était une image impure. »
Dès lors, malgré les macérations, les dures épreuves auxquelles se soumet le malheureux, il ne tarde pas à succomber :
« Fou, fou que j’étais de n’avoir pas possédé Thaïs quand il en était temps encore ! Fou d’avoir cru qu’il y avait au monde autre chose qu’elle ! O démence ! J’ai songé à Dieu, au salut de mon âme, à la vie éternelle, comme si tout cela comptait pour quelque chose quand on a vu Thaïs. »
Et le scandale produit des effets analogues lorsque au lieu d’exploiter le domaine de l’instinct, il s’attaque à la pensée religieuse. Lorsqu’au banquet de Cotta vient s’asseoir Marcus l’arien, Paphnuce pâlit d’épouvante. Mais aussitôt il se reprend, si choquants que soient les propos de l’hérétique, ils n’ébranlent pas sa foi, il n’y répond même pas, il persévère « dans son silence sublime ». Pourtant, les affirmations scandaleuses qui, tout d’abord, n’ont fait que consolider 1’orthodoxie de l’anachorète, poursuivent obscurément leur travail dans son esprit et, plus tard, lorsque, dans sa détresse, il invoque le Sauveur, sa prière est une profession d’arianisme et une voix intérieure lui crie :
« Voilà une oraison digne du bréviaire de Marcus l’hérétique. Paphnuce est arien. »
Nous verrons tout à l’heure l’explication de cette chute et de ce reniement.
Si tels sont les effets du scandale, on peut se demander s’il ne peut être un puissant auxiliaire de la propagande, un moyen à employer pour retourner l’opinion d’une société. Dans une certaine mesure, sans doute ; mais moins étendue qu’on ne le supposerait. Nos tendances sont innées. Jusqu’à quel point peuvent-elles subir l’influence des événements dont le milieu social est le théâtre ?
« Le milieu n’est pas un agent de formation à proprement parler, mais bien de réalisation : il permet aux localisations germinales de déployer leurs propriétés morphogénétiques propres, mais il ne leur en confère pas de nouvelles. Néanmoins, bien que réduit à ces proportions modestes, son influence ne doit pas être sous-évaluée. » (Brachet)
À la naissance, l’être est doté des caractères généraux de l’espèce et de ceux de la lignée à laquelle il appartient.
« Mais l’épanouissement de ces caractères dépend, lui aussi, des conditions extérieures du développement, qui n’atteignent jamais l’idéal complet. »
« L’éducation sera donc capable de faire donner aux potentialités psychiques et morales du cerveau d’un individu tout ce qu’elles peuvent, mais elle pourra aussi leur faire donner moins, les enrayer et laisser dans l’ombre des défauts et des qualités, qui autrement dirigés se seraient peut-être mis à l’avant-plan. » (Brachet)
L’homme, au cours de son existence, est incorporé à différents groupes qui lui imposent leur discipline, qui favorisent certaines de ses dispositions, en refrènent d’autres, sans pourtant les abolir. De là ces combats intérieurs, ces renversements d’attitude. Penchants érotiques et penchants mystiques coexistent dans l’âme de Paphnuce. Vivant dans une société dissolue, les premiers gouvernent sa jeunesse. Après sa conversion, les seconds prennent le dessus. Mais lorsqu’il fait un retour sur lui-même, revit son passé, non pas même un scandale présent, mais le rappel d’un scandale ravive en lui la passion assoupie. Avant d’être chrétien, il a été païen, élève des philosophes, et les propos de Marcus « qu’on nommait le Platon des chrétiens » trouvent en lui des voies toutes tracées pour réveiller des idées qui sommeillaient. Sa vie reflète à la fois l’opposition de deux civilisations et celle des deux tendances qui coexistent en lui.
Durant les périodes de stabilité, la loi ou la coutume réprime toutes les tendances qui pourraient compromettre l’équilibre social.
« Mais la tendance, les aspirations ainsi réprimées n’en sont pas moins vivaces au fond de la personnalité ou de la collectivité, et prêtes à se manifester à la première occasion. »
L’homme :
« Se sent arrêté par il ne sait quoi.... C’est souvent un incident fortuit qui vient lui dénoncer ce véritable sentiment, son désir, sa tendance, son aspiration, masquées jusque-là par une répression latente, inconsciente... Mais que surviennent des circonstances qui se prêtent à la réalisation de ces tendances cachées, et, à partir de ce moment, elles se renforcent, leur répression devient consciente, et il cherche lui-même les moyens de s’en libérer. » (Dr P. Sollier)
Le scandale est précisément un de ces incidents qui fournissent l’occasion de cette libération subite ou progressive d’une tendance chez ceux qui en sont déjà imbus. Le scandale produit l’effet d’un révélateur. Dans une société qui se croyait homogène il se produit une disjonction des éléments. La révélation d’aspirations jusqu’alors contenues produit un effet de surprise chez ceux mêmes qui ne les ressentent pas ; ils en mesurent la puissance et leur foi est ébranlée ; si le groupe adverse est entreprenant, ils sont prêts à capituler. Ils réfrèneront à leur tour leurs tendances particulières, jusqu’au jour où quelque circonstance favorable permettra à celle-ci un nouvel essor. Ainsi se succèdent réformes et réactions.
Il arrive pourtant que la réaction soit immédiate ; c’est le cas du scandale extrême que nous avons laissé de côté. Ce ne sont plus seulement quelques privilèges injustifiables, quelques coutumes désuètes qui sont attaquées mais tout l’ensemble des institutions qui est menacé d’un bouleversement. Si les bases d’un nouvel ordre social ne sont pas immédiatement proposées, si l’avenir est abandonné aux fluctuations d’opinions insuffisamment éclairées, l’instinct individuel de conservation domine tout autre sentiment, l’affolement général fait obstacle à l’instauration d’un ordre nouveau.
Cependant :
« Comme la religion l’ordre aura ses fanatiques. Les sociétés modernes offrent cette particularité, qu’elles sont d’une grande douceur quand leur principe n’est pas en danger, mais qu’elles deviennent impitoyables si on leur inspire des doutes sur les conditions de leur durée. La société qui a eu peur est comme l’homme qui a eu peur : elle n’a plus toute sa valeur morale. Les moyens qu’employa la société catholique au XIIIème et au XVIème siècle pour défendre son existence menacée, la société moderne les emploiera, sous des formes plus expéditives et moins cruelles, mais non moins terribles. » (E. Renan)
« Des dictateurs d’aventure » se chargeront d’une telle besogne, si les gouvernements traditionnels la jugent indigne d’eux. Ainsi le scandale, dont l’efficacité comme moyen de propagande est indiscutable, est, par contre, un instrument d’un maniement délicat, dangereux même lorsqu’il est porté à l’extrême. Il est plus prudent de ne pas le provoquer, mais de mettre uniquement en relief ceux qui se produisent spontanément dans nos sociétés modernes. Ils sont assez fréquents pour fournir l’occasion de combattre toutes les routines, tous les préjugés, tous les abus, pour inspirer à tous ceux qui en souffrent et voudraient édifier une société meilleure le désir de mettre de l’ordre dans leurs idées et d’unir leurs forces.
Si c’est le sentiment qui provoque la critique des institutions et la révolte contre elles, c’est à la raison, plutôt qu’à la passion qu’il faut faire appel pour leur faire produire des effets durables. L’émotion consécutive au scandale, comme nous l’avons signalé, n’imprime une nouvelle orientation spirituelle qu’à ceux que leur innéité prédisposait à l’adopter. Chez les réfractaires dont la mentalité n’est pas modifiée, les arguments logiques sans les convaincre, rabattent l’assurance et, à un antagonisme actif, substituent de simples regrets du passé.
La recherche du scandale présente d’autres dangers. Des professionnels sans conviction peuvent la choisir comme carrière, et, ce qui est plus néfaste encore, des gens de bonne foi peuvent en abuser. Il est inutile d’insister sur l’effet démoralisant des manoeuvres des provocateurs ou des beaux gestes des fantaisistes. La réprobation qui devait ne s’attaquer qu’à leur personne, finit par rejaillir sur les idées dont ils se faisaient les propagandistes.
Ceux qui, sans arrière pensée, sont portés à l’outrance, sortent, en général des rangs de la jeunesse bourgeoise. Jusqu’à une époque assez rapprochée et, dans une certaine mesure encore maintenant, l’éducation bourgeoise est basée sur la contrainte : contrainte dans la tenue, dans le langage et même dans les distractions. L’établissement d’instruction, surtout s’il s’agit d’un internat, impose une discipline assez rigoureuse. Aussi, lorsque l’adolescent accède à l’enseignement supérieur, qui souvent l’éloigne de sa famille, et toujours lui laisse une certaine liberté, il s’empresse d’en user et même d’en abuser. Suivant ses tendances propres, souvent au hasard des camaraderies, il s’agrège à un groupe, et la générosité du caractère, la fougue naturelle à cet âge le conduisent à adopter de confiance les principes qui ont présidé à la formation du groupe, à en observer les rites, à les exagérer. Si le clan est révolutionnaire, il sera au nombre des plus ardents, des plus audacieux dans l’action (sans qu’il se l’avoue à lui-même, il sent bien qu’il a une position de repli).
Une fois en possession d’une situation, dans l’administration, dans l’industrie ou toute autre profession libérale, le jeune bourgeois en voie d’émancipation est arrêté par de nombreux obstacles. Les uns viennent du dehors, réglementations administratives ou patronales, esprit de corps, action des parents directs ou par alliance.
« D’autres viennent de notre constitution même, qui comporte des tendances contradictoires. Nous puisons alors dans les règles constituant les obstacles du premier ordre les raisons de favoriser tantôt les unes, tantôt les autres. » (Sollier)
La plupart subissent passivement ces nouvelles contraintes et deviennent indifférents à toute action sociale. D’autres, surtout des littérateurs en quête de renommée ou d’honneurs académiques, se rangent de nouveau sous la houlette de leurs anciens pasteurs, et sont les adversaires les plus acharnés des doctrines qui les avaient séduits un instant. Ces déviations doivent nous mettre en garde contre les excès de parole, les manifestations tapageuses qui tendent à provoquer le scandale et aboutissent à détourner la classe ouvrière de l’oeuvre indispensable d’organisation syndicale, coopérative et également civique.
L’idée fait lentement son chemin, mais elle tient solidement le terrain conquis. Pour qu’elle s’implante dans le cerveau, il faut à la fois l’aide patiente d’un initiateur et un effort personnel, ce qui tient à l’écart les versatiles et les impulsifs, qui portent le désordre dans le mouvement social.
— G. GOUJON.
SCEPTICISME
n. m.
Tirés du verbe grec qui signifie examiner, les mots scepticisme et sceptique sont relativement récents. Le plus grand des sceptiques français, Montaigne, les ignore. Pascal aussi. Pourtant le célèbre suisse François de Bonivard (1493–1570), un peu plus ancien que Montaigne, avait déjà employé exceptionnellement le mot « sceptique ». Mais on disait d’ordinaire, et Bayle dit encore, pyrrhonien et pyrrhonisme.
Ce que l’on appelait le pyrrhonisme, ce que nous appelons le scepticisme, s’oppose au dogmatisme et Pyrrhon est peut-être, en effet, le premier qui ait, si l’on ose dire, professé un antidogmatisme universel et absolu. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il avait été précédé par Protagoras et par tout le mouvement de la sophistique. La raison — disent à peu près Pyrrhon dans Diogène Laërce et son disciple Sextus Empiricus dans son livre Contre les mathématiciens — est souvent trompeuse. Nous ne pouvons nous fier à elle que si elle établit les titres de sa véracité. Où les chercherait-elle, sinon en elle-même ? Accepter la raison conme garant de la raison, c’est consentir à un cercle vicieux. Et Montaigne, sous une forme plus piquante (Essais, liv. II, ch. 12) :
« Pour juger des apparences que nous recevons des sujets (sujetest, à cette époque, à peu près synonyme d’objet dans la philosophie moderne) il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. »
Descartes, si dogmatique à l’ordinaire, mais qui appuie naïvement son dogmatisme sur la véracité de Dieu, soupçonne, quelque part, que ce Dieu pourrait être un mauvais génie « qui emploie toute son industrie à tromper les hommes ». À dégager sa pensée de toute gangue théologique, il se demande si la raison n’est pas le jouet d’une illusion perpétuelle. Qui répondra, sinon la raison ? Ainsi ma raison ne peut établir sa véracité qu’à condition que je consente à supposer sa véracité. Le cercle vicieux est bien fermé. Aussi Bayle (Dictionnaire historique et critique, art. Pyrrhon), constate :
« Il est impossible, je ne dirai pas de convaincre un sceptique, mais de raisonner juste contre lui, n’étant pas possible de lui opposer aucune preuve qui ne soit un sophisme, le plus grossier de tous, je veux dire la pétition de principe. En effet, il n’y a point de preuve qui puisse conclure, qu’en supposant que tout ce qui est évident est véritable, c’est-à-dire qu’en supposant ce qui est en question. »
Kant remarque que, dès que, franchissant les limites de l’expérience, je veux savoir, sur l’univers, quoi que ce soit d’absolu, ou je ne trouve rien d’absolu, ou je dépasse les limites de mon intelligence qui ne sait atteindre que les phénomènes. Je puis, par des arguments également forts ou plutôt également faibles, soutenir, par exemple, que l’univers a commencé ou qu’il est éternel ; qu’il est infini ou qu’il est limité. Je dis ces arguments d’une faiblesse égale, car on ne démontre la thèse qu’en réfutant l’antithèse ou l’antithèse qu’en réfutant la thèse. Travail également facile, car non seulement l’une s’oppose à l’autre, mais la thèse comme l’antithèse contiennent une contradiction interne. Notre raison semble exiger que nous choisissons entre le oui et le non ; mais, que nous examinions critiquement le oui ou le non, nous les trouvons impossibles l’un et l’autre.
Refuges : le positivisme, le refus d’étudier des questions insolubles ; ou la poésie, le consentement souriant à une ou plusieurs métaphysiques désarmées du venin de l’affirmation. Dès que je veux du solide, je m’écarte de toute métaphysique et je répète avec Montaigne :
« Ni comme ceci, ni comme cela, ni autrement. »
Mais, si j’ai du goût pour les métaphysiques, je les purge les unes et les autres de toutes affirmations et, consentant dans un rire à la pétition de principe sur quoi s’appuie chaque philosophie, je rêve joyeusement :
« Comme ceci, comme cela et de mille autres façons encore. »
— HAN RYNER
SCEPTICISME
n. m.
On donne parfois le nom de scepticisme à la négation de certains dogmes religieux et de certaines doctrines morales ou philosophiques. C’est une confusion de mots et d’idées. Nier positivement, être fermement persuadé par exemple que dieu n’existe point, ce n’est pas douter ; c’est affirmer, au contraire, et d’une façon très catégorique. Au sens rigoureux du terme, le scepticisme est l’opposé du dogmatisme. L’esprit humain, dans sa naïveté première, donne à ses concepts une valeur absolue ; spontanément il s’élance vers les choses, persuadé qu’il peut les saisir en elles-mêmes et les expliquer aisément. Puis il constate qu’il est sujet à des erreurs et à des contradictions fréquentes ; il s’interroge sur leur origine, fait un retour sur lui-même et se prend à douter que la raison soit capable de nous mettre en possession de la vérité. A la confiance absolue du début succède une défiance universelle et systématique ; un doute illimité remplace le dogmatisme originel. Non que le doute du sceptique porte sur les apparences sensibles ou qu’il ne reconnaisse pas les idées comme certaines en tant que faits mentaux. Sans peine, il déclare que la gentiane lui semble amère et que le monde physique paraît soumis à des lois inflexibles. Mais sensations et concepts répondent-ils à la réalité ? Pouvons-nous, dépassant les apparences, porter des jugements sur les choses elles mêmes ? Parce qu’il s’estime incapable de sortir hors du cercle des phénomènes de conscience, pour poser l’être, le sceptique refuse de se prononcer sur la valeur objective de nos connaissances. Il n’affirme rien, il ne nie rien ; son attitude est le doute, un doute complet, définitif. Et, comme le jugement implique la prétention de sortir de soi-même, il s’abstient de juger. De même il se refuse à énoncer aucune définition, car définir c’est déterminer l’être, en reproduire l’essence : chose manifestement absurde.
Ce scepticisme philosophique, qui échappe entièrement aux critiques que les esprits superficiels ont coutume de lui adresser, fut enseigné chez les Grecs par Pyrrhon d’Élis : d’où le nom de pyrrhonisme qu’on lui donne assez souvent. Dans le doute, Pyrrhon (qui florissait vers 340 avant notre ère, mais dont la vie est fort mal connue) voyait un moyen commode de parvenir à la tranquillité et au bonheur. Sa doctrine fut reprise et développée par Oenésidème, Agrippa, Sextus Empiricus, chez les anciens, et, à une époque plus récente, par Montaigne, La Mothe le Vayer, Hume. Ce dernier estime toute science vaine et toute induction impossible, car notre certitude s’arrête aux impressions et aux idées : les relations associatives établies entre ces éléments n’ont qu’une nécessité subjective ; elles contraignent l’esprit sans s’imposer aux choses. Des croyants, comme Pascal et l’évêque Huet, ont utilisé le scepticisme pour rabaisser la raison, mais dans le but avoué d’exalter la foi. Quant aux philosophes et aux savants qui, à la suite de Descartes et de Claude Bernard, pratiquent le doute méthodique, on aurait tort de les ranger parmi les sceptiques. Leur doute est provisoire ; ils ont confiance en la raison et veulent seulement écarter de leur route préjugés ou erreurs capables de les égarer.
En faveur de leur doctrine, les sceptiques invoquent le fait de l’erreur. Sens, conscience, mémoire, sentiment, imagination, raisonnement, toutes nos facultés, sans en excepter une seule, nous trompent. Et les croyances de la foule ignorante et moutonnière ne sont guère plus extravagantes que celles des philosophes qui prétendent n’écouter que la raison. L’homme ne dispose, en effet, d’aucun critérium lui permettant de distinguer le vrai du faux. Nos certitudes sont souvent mensongères, nos évidences illusoires, et, parce que tout homme est faillible, l’affirmation d’un savant, si grand soit-il, ne suffit pas à garantir la vérité d’une proposition. Or, en l’absence d’un moyen sûr de discerner les cas où la pensée reste d’accord avec son objet de ceux où elle ne l’est pas, rien ne prouve que nous ne sommes point le jouet de continuelles erreurs. De plus les hommes se contredisent sans cesse ; la variété des opinions est infinie ; sur la même chose, les appréciations diffèrent selon l’époque et le milieu. L’erreur d’hier est la vérité d’aujourd’hui ; ce qu’on approuve en France, on le condamne en Italie ; maintes de nos croyances actuelles seront rejetées par les générations futures. Et le même homme se contredit aux divers âges de son existence : adulte, il n’aura plus les idées qu’il avait dans son enfance ; vieillard, il adoptera souvent des opinions autres que celles qu’il professait à l’âge mûr. Comment choisir entre ces croyances opposées ; comment sortir de cet imbroglio de perpétuelles contradictions ? Si de tels faits n’autorisent pas à dire que l’intelligence nous trompe toujours, ils la rendent du moins très suspecte et ébranlent singulièrement la confiance que nous pouvions avoir en elle.
Ajoutons, et c’est le principal argument des sceptiques, qu’il est impossible de justifier la raison. Car les preuves invoquées en sa faveur reposent sur elle nécessairement, et elle ne peut, sans commettre une pétition de principe, témoigner en faveur de sa propre véracité. Sextus Empiricus disait :
« La raison est un témoin souvent trompeur. Si elle veut qu’on se fie à ses dépositions, il faut qu’elle établisse les titres de sa véracité ; mais il faudrait pour cela que la raison cessât d’être suspecte, c’est-à-dire qu’elle cessât d’être elle-même. Ainsi, ou bien on admet aveuglément toutes les représentations de la raison, et alors on se condamne à la contradiction ; ou bien on fait un choix, et dans ce cas on tourne dans un cercle vicieux, ou l’on se perd dans un progrès à l’infini. »
Cet argument a été, depuis, répété par de nombreux auteurs, sans qu’on ait rien ajouté d’essentiel. Dans un passage célèbre de ses Essais, Montaigne le présente sous cette forme :
« Pour juger des apparences que nous recevons des sujets, il nous faudrait un instrument judicatoire ; pour vérifier cet instrument, il nous faut de la démonstration ; pour vérifier la démonstration, un instrument : nous voilà au rouet. Puisque les sens ne peuvent arrêter notre dispute, étant pleins eux-mêmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison ; aucune raison ne s’établira sans une autre raison : nous voilà à reculons jusques à l’infini. »
Sous une forme piquante et dans un style excellent, nous retrouvons ici l’argument du cercle vicieux cher à l’école pyrrhonienne.
Incontestablement, la position du scepticisme est très forte, lorsqu’on le considère du point de vue théorique, car il part de constatations difficilement réfutables. Il n’existe pas de critérium infaillible de la vérité ; et, parce que le faux ne se distingue pas du vrai, psychologiquement, nous lui donnons parfois une adhésion entière, sans soupçonner aucunement notre erreur. En outre, il est évident que la raison ne peut se justifier elle-même ; toute tentative pour démontrer sa valeur enveloppe une pétition de principe. Les arguments qu’elle apporte en sa faveur ne sont recevables que si elle possède une vraie valeur, ce dont on discute justement. Néanmoins, le scepticisme absolu ne compte plus guère de partisans ; depuis que la science positive est parvenue à énoncer des propositions qui s’imposent à tous les esprits indistinctement, il s’est vu remplacé par un probabilisme et par un relativisme dont les formes sont d’ailleurs fort variables. Pour triompher définitivement, le pyrrhonisme aurait dû démontrer que l’erreur est essentielle à l’intelligence, qu’elle découle d’une organisation radicalement vicieuse de l’esprit. Il n’a pu le faire ; et, en déclarant que l’homme se trompe, il a posé par là-même l’existence de la vérité, puisque le faux ne saurait exister que par rapport au vrai. D’autre part, bien des contradictions, survenues dans les appréciations humaines, découlent uniquement des méthodes défectueuses utilisées par les savants ou le vulgaire ; dans certains domaines, leur nombre a sensiblement diminué : résultat qui doit faire naître de grands espoirs pour l’avenir. Enfin, si la raison n’est pas en mesure de se justifier, elle est pareillement incapable de se détruire. Pour démontrer son impuissance, il faut invoquer des arguments qui supposent, au préalable, la croyance en la valeur de la raison. Aussi, bien qu’elle soit chose relativement récente et que ses imperfections, son insuffisance, l’instabilité de ses conclusions paraissent scandaleuses à de nombreux contemporains, la science positive a-t-elle porté un coup mortel au pyrrhonisme, aujourd’hui relégué au rang des faits historiques. Mais il a joué un rôle important et rendu de grands services, car il a mis l’esprit humain en garde contre des erreurs très répandues, contre le prestige trompeur des systèmes philosophiques, contre les écueils que doit redouter la raison. Il a indiqué en outre les difficultés que soulève le problème de la perception intuitive et montré les limites que la pensée ne saurait franchir.
A égale distance du scepticisme et du dogmatisme se place une autre doctrine qui nous déclare incapables de savoir s’il existe une correspondance parfaite entre notre représentation et son objet, mais affirme que certaines représentations sont vraisemblables, probables ; elles possèdent en conséquence une réelle valeur pratique et peuvent nous servir de guides pour l’action. Ce système était déjà celui d’Arcésilas. Entre le vrai et le faux, déclarait-il, on ne trouve pas de différence absolue ; mais, si la spéculation pure parvient à se passer de critérium, il en faut un pour vivre et agir : ce critérium, c’est la vraisemblance. Carnéade développa la même idée d’une façon originale et donna une analyse pénétrante de la probabilité, de ses degrés et de ses signes. Les adversaires de cette conception firent remarquer que la vraisemblance suppose la vérité puisqu’elle se mesure sur elle. Chassée de l’entendement, la certitude y rentre donc à la suite de la probabilité. Cette objection, que beaucoup jugent définitive, n’apparaît cependant pas concluante à plusieurs : ils estiment qu’elle ne serait valable que si nous pouvions atteindre la vérité pleine et entière. Or nos certitudes sont trop souvent illusoires pour que, parfois, ne subsiste absolument aucune crainte d’erreur. En fait le probabilisme répond à l’état véritable de nos connaissances, même en matière de science expérimentale. Nos concepts atteignent en certains cas un très haut degré de vraisemblance ; ils sont parfaitement logiques et s’accordent avec tout ce que nous savons par ailleurs. Ce serait trop s’avancer, néanmoins, de prétendre qu’ils ne subiront jamais aucune retouche, aucun remaniement.
— L. BARBEDETTE.
SCHISME
n. m.
D’un mot grec qui désigne ce qui est fendu, séparé. Étymologiquement, le même sens que scission, qui vient du latin. Mais schisme ne s’emploie qu’en matière religieuse.
Il se produit des schismes dans toutes les religions qui comptent de nombreux fidèles. Le plus ancien schisme que nous connaissions est le Boudhisme. Le second est celui des Samaritains. Le troisième grand schisme est le christianisme détaché du judaïsme. Simple schisme d’abord, le christianisme commença, avec Saint Paul, à devenir la plus vaste des hérésies. (Le schisme est une séparation de la communion, mais non de l’essentiel de la doctrine. L’hérésie porte sur la doctrine. Toute hérésie s’accompagne de schisme. Le schisme peut ne pas s’accompagner d’hérésie.)
On m’assure que le schisme des Samaritains existe toujours. Les Samaritains sont, paraît-il, plus sévères que les autres Juifs dans l’observation des fêtes. Ils rejettent toute l’Écriture moins le Pentateuque. Ils s’obstinent à l’écrire en caractères archaïques et refusent d’employer les points voyelles.
Le fameux schisme des Grecs, commencé sous le patriarche Photius, devenu définitif sous Cérulaire, n’eut guère d’autre cause que les ambitions rivales des évêques de Rome et de Constantinople. Le romain, sous le titre de pape, prétendait gouverner toute l’Église chrétienne ; le byzantin, sous le titre de Patriarche œcuménique et universel, avait la même prétention.
L’Église d’Occident était d’ailleurs devenue hérétique en faisant, par une addition sournoise, procéder le Saint-Esprit du Père et du Fils, contrairement à la doctrine du Concile de Nicée, qui le fait procéder du Père seul. Comme celui qui procède est exactement aussi éternel que celui ou ceux dont il procède les mots n’ont aucun sens et, dans de tels cas, les divisions deviennent irréparables. En outre, l’Église latine consacre du pain sans levain et l’Église grecque du pain ordinaire. Il y a là de quoi se haïr éternellement.
Les Arméniens sont-ils hérétiques ou schismatiques ? Rome leur donne ordinairement ce dernier titre quoiqu’ils rejettent le Concile de Chalcédoine et ces deux natures qui en Jésus font, pour les orthodoxes, une seule personne. Pour l’Arménien, unité de nature comme de personne, ce qui est proprement l’hérésie des Eutychiens ou Monophysites. Mais le grand crime des Arméniens, c’est que leurs prêtres, pour affirmer la nature unique de Jésus-Christ, ne mettent pas, au moment de la consécration, quelques gouttes d’eau dans leur vin.
Par la dogmatique, la religion anglicane se sépare si peu de la secte romaine qu’on parle plutôt du schisme d’Angleterre que d’une hérésie.
Le Grand Schisme d’Occident établit des papes concurrents à Avignon, à Rome et même quelque temps à Perpignan. On n’en sortit, et difficilement, et après beaucoup de salive, d’encre et de sang répandus, que parce que le Concile était alors supérieur au pape. Si les papes avaient déjà été supérieurs, le concile de Constance n’aurait pu déposer l’infaillible Jean XXIII[1] et l’infaillible Benoît XIII, pour les remplacer par son élu Martin V.
Nous jouirions toujours de deux ou trois papes et, au lieu de faire la guerre au nom des Patries, nous aurions le plaisir, sans doute, de nous entretuer au nom des Obédiences.
— Han RYNER.
SCIENCE
n. f. (du latin : scientia ; de scire, savoir)
On donne communément le nom de science à tout ensemble de connaissances humaines, vraies ou supposées. J’insiste sur ces deux mots, qui terminent ma définition : « ou supposées ». En effet, il est courant encore, au XXème siècle, de désigner, sous le nom de « sciences occultes » : l’alchimie, la chiromancie, l’astrologie, la cabale ; de croire à la réalité de la « science infuse », qui nous viendrait directement de Dieu, par inspiration ; de déclarer, enfin, que la métaphysique est la « science des abstractions », comme la théologie est la « science des choses divines », alors qu’il s’agit de données fort douteuses, contestables et contestées. Honorer du nom de « science » des choses aussi peu certaines, c’est faire un abus du mot. Si l’on ne veut pas rompre délibérément avec de très vieilles coutumes installées dans la langue, encore y aurait-il lieu de distinguer, très nettement, entre les sciences et la Science, celle-ci étant considérée comme le savoir humain par excellence, sans confusion possible avec ses soeurs inférieures.
La Science se compose exclusivement des connaissances qui, étant fondées sur l’expérience positive, et, par cela même, évidentes pour tout le monde, ne sont plus contestables par personne. Un fait est d’ordre scientifique lorsque sa réalité ne souffre plus aucun doute, c’est-à-dire lorsque quiconque peut contrôler son existence à volonté, à la seule condition de se placer dans les conditions requises pour cette constatation.
Il y a lieu de distinguer entre les faits scientifiques d’observation et les faits scientifiques d’expérimentation. Ces derniers sont ceux dont nous connaissons si bien les conditions déterminantes, et dont celles-ci sont tellement aisées à réunir, qu’il nous est loisible d’en opérer, chaque fois que nous le voulons, la démonstration. A cette catégorie appartiennent les expériences de physique et de chimie, journellement présentées dans des laboratoires, devant des élèves, par les professeurs chargés de leur enseignement, et qui ont cette haute conscience de n’affirmer rien qui ne soit de suite prouvable, par la production du phénomène confirmant la théorie. Les faits scientifiques d’observation sont ceux qui, en raison de leur nature, ne peuvent être produits à volonté, mais dont l’apparition régulière, enregistrable, et souvent prévisible, ne laisse prise à aucune contestation à l’égard de leur authenticité. Tel est le cas des éclipses de soleil et des aurores boréales, pour ne citer que des exemples bien connus.
Alors que les raisonnements de la philosophie abstraite n’ont donné lieu qu’à des systèmes incertains et contradictoires, tous plus ou moins discutables, selon le point de vue auquel on se place, le fait scientifiquement démontré, et démontrable, a ceci de particulier qu’il s’impose à tous par la force de l’évidence, et réduit à néant la possibilité des controverses.
Il a été dit de la Science qu’elle avançait parmi des ruines, la vérité du jour étant l’erreur du lendemain. Cette affirmation n’est pas conforme à l’exactitude. La réalité d’un fait scientifiquement prouvé est définitivement acquise, toujours. Ce qui change parfois, c’est l’interprétation du fait quant à sa nature exacte, et les hypothèses, c’est-à-dire les suppositions, auxquelles, de le constater avait donné lieu. Ce n’est point la même chose.
A mesure qu’un aviateur s’élève au-dessus du sol, le paysage apparaît pour lui beaucoup plus vaste qu’au moment du départ, et avec des aspects nombreux qu’il ne soupçonnait pas, mais ceci n’infirme point l’existence, et le souvenir, du terrain d’aviation dont il a pris son vol, et qui continue, quoique dans des proportions plus modestes pour l’oeil de l’observateur, à faire partie du paysage. Ainsi en est-il pour l’homme de science, sans cesse avide de nouvelles découvertes.
Si ce que nous connaissons de l’univers, grâce aux méthodes scientifiques d’observation et d’expérimentation, ne fournit pas à tous les problèmes qui se posent devant notre conscience, une solution, il n’en demeure pas moins que la somme de nos connaissances positives s’accroît chaque jour, donnant aux humains des certitudes qui, pour être relatives, n’en sont pas moins autrement dignes d’intérêt que les données, imprécises ou suspectes, du mysticisme et de la raison pure.
Le rationalisme scientifique n’est pas une doctrine philosophique, mais une attitude intellectuelle, qui s’offre comme préférable à toute autre, jusqu’à nouvel ordre, en raison de l’excellence de ses résultats acquis. Alors que la raison pure s’efforce d’imposer à la réalité des faits, coûte que coûte, l’arbitraire de ses concepts, le rationalisme scientifique fait dépendre constamment la théorie de l’expérience et n’hésite pas à sacrifier les données de la théorie à celles de l’expérience, chaque fois qu’il existe entre elles deux un conflit. Le rationalisme scientifique ne condamne point la théorie, indispensable à l’explication des faits, et qui est d’une aide très précieuse pour faciliter les recherches, mais il n’accorde à la théorie que la valeur d’une supposition — disons : d’une donnée contestable et provisoire — tant que la théorie n’a pas reçu de la pratique une indiscutable confirmation.
— Jean MARESTAN
SCOLASTIQUE
adj. et n. f. (du latin schola, école)
Beaucoup s’imaginent que la philosophique scolastique constitua un tout homogène, un système unique et que ses partisans adoptèrent les mêmes principes et les mêmes conclusions. En réalité elle comprit une nombreuse collection de doctrines contradictoires, enseignées dans les écoles d’Occident depuis Charlemagne jusqu’à la diffusion de l’imprimerie. Historiquement, Scot Erigène, Amaury de Chartres, David de Dinan sont à ranger parmi les scolastiques, malgré leur panthéisme hétérodoxe. Néanmoins, de cet amas confus d’idées adverses et de disputes quintessenciées un système général s’est dégagé, que l’on s’est remis à enseigner dans les séminaires, et qui réduit la philosophie à n’être que l’auxiliaire très humble, la servante de l’orgueilleuse théologie catholique, ancilla theologiae.
Au moyen âge, l’Eglise fut souveraine maîtresse en matière d’enseignement. Commenter l’Ecriture Sainte et les Pères, telle était la préoccupation essentielle des savants d’alors. Avant d’aborder les spéculations théologiques, les étudiants devaient toutefois subir une formation préalable, et d’ailleurs longtemps très rudimentaire, assurée par la connaissance du trivium (grammaire, logique, rhétorique) et du quadrivium (arithmétique, musique, géométrie, astronomie). C’est sous le couvert de la logique que la philosophie reparut ; elle fut appelée scolastique ou philosophie de l’école. Comme pour la grammaire et la rhétorique, on utilisait la méthode herméneutique ou interprétative ; les professeurs se bornaient à lire à leurs élèves l’Isagoge de Porphyre puis les Catégories et l’Hermeneia d’Aristote, accompagnant leur lecture d’explications et de commentaires. Aussi toute question philosophique était-elle pour eux d’ordre logique ; ce qui explique leur goût pour les querelles de mots, les distinctions d’une subtilité outrancière, toutes les arguties d’une dialectique formaliste et purement verbale. C’est au début du XIIIème siècle seulement, et grâce aux écrits des savants arabes, que les philosophes scolastiques connaîtront les autres ouvrages d’Aristote. D’où les confusions et les erreurs prodigieuses qu’ils ont commises concernant la doctrine du Stagirite.
De plus, l’Eglise apportait des solutions toutes faites aux principaux problèmes et ne laissait qu’un champ fort limité aux discussions. Sous peine d’excommunication, et l’on sait que cette dernière aboutissait normalement à la prison ou au bûcher, il était interdit d’attaquer les dogmes ou d’y rien changer. Démontrer que foi et raison se concilient, apporter des arguments en faveur du credo catholique, fabriquer une fausse philosophie pour donner plus de vraisemblance aux grotesques assertions des théologiens, voilà le travail préféré des scolastiques. Mais on leur permit, dans le domaine restreint qu’on leur abandonnait, de se livrer à d’extravagantes acrobaties de langage, à des querelles de mots, à des disputes aussi bornées que celle qui mit aux prises les réalistes et les nominalistes. Constatons pourtant que les plus célèbres logiciens du XIIème siècle ne conservèrent qu’un médiocre crédit au siècle suivant, après l’introduction dans les écoles de la Physique, de la Métaphysique et du Traité de l’Ame d’Aristote. La diversité des sujets étudiés apparaît grande selon les époques ; la terminologie en usage et la forme du langage ont aussi beaucoup varié.
Parmi les premiers scolastiques, citons Alcuin, Raban Maur, Scot Erigine qui vécurent sous Charlemagne et ses successeurs, puis Gerbert au Xème siècle. Au XIème siècle commence la querelle des universaux ; elle dura pendant tout le moyen âge et mit aux prises nominalistes et réalistes. Roscelin affirma que les idées générales étaient de purs mots, flatus vocis, dénués de toute valeur objective. Pour Guillaume de Champeaux, son adversaire, les universaux ou concepts universels possèdent seuls, au contraire, une réalité véritable ; ce sont les individus qui ne sont que des noms, des apparences. Saint Anselme s’attacha surtout à l’étude de la théodicée ; il est l’inventeur de l’argument ontologique qui, pensait-il, fournissait une preuve irréfutable de l’existence de dieu. Mais les croyants eux-mêmes ont reconnu depuis qu’il s’agissait là d’un pur sophisme.
Abélard, 1079–1142, substitua aux doctrines opposées de Guillaume de Champeaux et de Roscelin un système intermédiaire, le conceptualisme, qui accorde une réalité, mais d’ordre purement subjectif, aux universaux : les idées ne sont pas de simples mots, elles répondent à des représentations mentales. On sait quel roman tragique troubla la vie d’Abélard. Ses hardiesses théologiques lui valurent, en outre, la haine tenace de saint Bernard et plusieurs condamnations par les autorités ecclésiastiques. Rappelons le nom de l’évêque Gilbert de la Porrée, qui mourut vers 1154 et fut, lui aussi, accusé d’hérésie par saint Bernard, ainsi que celui de Pierre Lombard, plus théologien que philosophe, dont le Livre des Sentences devint un manuel presque obligatoire dans les écoles du XIIIème siècle : il sut courtiser Philippe-Auguste et fut nommé évêque de Paris. Amaury de Chartres et David de Dinan, qui furent condamnés en 1209, au concile de Paris, parce qu’ils professaient un panthéisme non déguisé, avaient subi l’influence de la philosophie arabe, propagée en France par des juifs venus d’Espagne.
Déjà, au IXème siècle, l’arabe Alkindi, auteur de très nombreux ouvrages, tous perdus, avait écrit plusieurs traités sur Aristote. Al-Farabi, au Xème siècle, et plus tard Avempace, le maître d’Averroès, le célèbre Avicenne, Ibn-Thofait (l’Abubacer des scolastiques), Gazali se sont inspirés, à des degrés divers, de la doctrine du Stagirite ; ils aboutirent parfois à un audacieux mélange de mysticisme panthéistique et de rationalisme qui les rendit suspects aux musulmans. Le plus célèbre des philosophes arabes fut Averroès, qui naquit à Cordoue dans le premier quart du XIIème siècle et mourut en 1198. Condamné à l’exil pour crime d’impiété, il fut rappelé, par la suite, dans sa ville natale, mais demeura toujours antipathique aux pieux disciples de Mahomet qui le soupçonnaient d’être mécréant. Son érudition encyclopédique est attestée par d’innombrables ouvrages. Grand admirateur d’Aristote, dont les écrits avaient été traduits en arabe par les savants de Cordoue, il donna des commentaires de tous ses livres : commentaires où des réminiscences néo-platoniciennes altèrent souvent la pure doctrine péripatéticienne. Parmi les partisans d’Averroès, signalons deux israélites, Avicébron et Maimonide, qui tempérèrent la virile hardiesse de son enseignement rationaliste par des idées empruntées à la Bible. De l’arabe, les ouvrages d’Aristote furent peu à peu traduits en latin, et des horizons nouveaux furent ainsi découverts aux philosophes du moyen âge. Par contre, ils continueront d’ignorer les livres les plus essentiels de Platon.
Dans le péripatétisme, l’Eglise vit d’abord un cadeau des pires ennemis de la foi catholique, les musulmans et les juifs. En outre, les théologiens estimaient cette philosophie incompatible avec certains dogmes chrétiens. La Physique d’Aristote fut solennellement condamnée en 1209, sa Métaphysique en 1215 et en 1230. Puis un revirement s’opéra dans l’esprit des dirigeants ecclésiastiques ; ils estimèrent qu’il valait mieux se faire un allié du Stagirite que de l’avoir pour adversaire. Adorant ce qu’ils avaient brûlé, ils finirent par adopter officiellement le péripatétisme et par faire d’Aristote un précurseur du Christ dans l’ordre de la nature, proeœcursor Christi in rebus naturalibus. Si l’Eglise y gagna en tranquillité, la philosophie y perdit toute indépendance et toute originalité. Bien que les écrivains catholiques assurent le contraire, le XIIIème siècle fut une pauvre époque au point de vue philosophique. Il faut l’aveuglement ou la mauvaise foi d’un Maritain, d’un Massis et des autres candidats aux récompenses de l’Académie française, pour affirmer le contraire.
Parmi les scolastiques qui ne brillèrent qu’au second rang, rappelons sans insister Alexandre de Halès, anglais d’origine, qui enseigna à l’Université de Paris, le dominicain Vincent de Beauvais, lecteur de saint Louis, l’évêque de Paris Guillaume d’Auvergne, Henri de Gand, que l’on surnomma le docteur solennel. Albert le Grand, saint Thomas d’Aquin, saint Bonaventure, Duns Scot, Raymond Lulle méritent, à des titres divers, de retenir plus longuement notre attention. Albert le Grand, né en Souabe, en 1193 ou 1205, se fit dominicain, enseigna la théologie avec éclat, puis fut nommé évêque de Ratisbonne. Mais il résigna bientôt cette charge pour s’adonner plus librement à l’étude. Son érudition lui valut une durable réputation de sorcier ; et les œoeuvres qu’il a laissées remplissent 21 volumes in-folio. Il manque d’originalité et se borne généralement à accommoder à sa façon les emprunts qu’il fait aux autres. Sous sa plume, les erreurs, les inexactitudes, les redites abondent. Sa philosophie est celle d’Aristote, à qui il attribue quelquefois les idées de Platon ; ses arguments sont en général très peu probants, car sa pensée n’a aucune profondeur. Il mourut vers 1280. L’Eglise lui fut reconnaissante d’avoir été le maître de saint Thomas d’Aquin et le mit au nombre des bienheureux.
Thomas d’Aquin est aux yeux des catholiques le philosophe chrétien par excellence, celui dont la doctrine inspire une confiance entière aux plus rigides gardiens de l’orthodoxie. « Il a fait autant de miracles qu’il a composé d’articles, déclarait Jean XXII qui le mit au nombre des saints ; à lui seul il a donné plus de lumières à l’Eglise que tous les autres docteurs, et l’on profite plus en une année seulement dans ses livres que pendant une vie tout entière dans les écrits des autres. » Nombreux sont les papes et les dignitaires ecclésiastiques qui ont tenu à son égard un langage aussi flatteur. Peu intéressante en elle-même, sa doctrine a exercé une influence considérable parce qu’elle est devenue, en quelque sorte, partie intégrante du catholicisme. Thomas naquit dans la ville d’Aquino, vers 1227 ; il entra chez les dominicains, étudia sous la direction d’Albert-le-Grand et se fit recevoir docteur à Paris. Son embonpoint devint tel qu’on dut faire une entaille à la table où il mangeait, pour y loger son ventre. Il écrivit beaucoup et enseigna dans les principales écoles d’Italie, ainsi qu’à Paris. La mort le surprit près de Terracine, en 1274, alors qu’il se rendait au concile de Lyon. Son système philosophique n’a rien d’original ; il n’ouvre pas à la pensée des horizons nouveaux ; il se contente d’accommoder Aristote à une sauce orthodoxe pour le rendre agréable aux gosiers chrétiens. Ajoutons que l’Ange de l’Ecole, c’est le titre que les catholiques donnent à Thomas, se trompe parfois singulièrement sur la vraie pensée du Stagirite. Les preuves qu’il donne de l’existence de dieu (en particulier celle du mouvement, dont les auteurs chrétiens font si grand cas et qui est empruntée à la doctrine péripatéticienne) ne supportent pas un examen approfondi. En psychologie, il reproduit le Traité de l’Ame, mais en jargon scolastique et en faisant une place aux querelles des réalistes et des nominalistes. A la suite d’Aristote, il distingue dans tout être la forme et la matière ; et c’est dans la matière qu’il place le principe d’individuation. En morale, Thomas d’Aquin affirme l’existence d’un souverain bien qui est dieu ; il accorde à l’homme une liberté plus grande que la doctrine augustinienne de la grâce ne le permettait. D’où de nombreuses disputes entre ses disciples et ceux de Duns Scot. Toutes les sottises, tous les préjugés, toutes les erreurs qui fourmillent dans la philosophie spiritualiste se retrouvent chez l’Ange de l’Ecole. Aussi ne peut-on s’empêcher de sourire lorsqu’un Gonzague Truc ose écrire : « Le thomisme est une restauration des valeurs philosophiques. Nulle doctrine n’apporte plus de satisfaction à l’esprit. Nulle pensée n’est si complète ni ne joint à tant de hardiesse une si subtile prudence. Elle paraît naturellement ou providentiellement appelée à corriger l’erreur moderne, à nous réapprendre que le sensible n’épuise pas l’être ... Que faut-il penser de la valeur dernière du thomisme ? Ce serait la vérité, si la vérité pouvait appartenir à ce monde. » De telles flagorneries à l’adresse d’un système dépourvu de vues géniales, toujours terne, souvent grotesque, montrent jusqu’où va le servilisme des contemporains lorsqu’ils veulent gagner les bonnes grâces des bourgeois bien-pensants et du clergé.
Jean de Fidanza (1221–1274), plus connu sous le nom de Bonaventure, ne jouit pas, dans l’Eglise, d’une vogue comparable à celle de Thomas, bien qu’il soit inscrit, lui aussi, parmi les saints. Il entra chez les Franciscains à 21 ans, enseigna, devint supérieur général de l’ordre et finalement cardinal-évêque d’Albano. Foncièrement mystique, il préfère saint Augustin à Aristote, sacrifîe la raison au sentiment et s’égare avec délices dans les chimériques régions de l’absolu. C’est moins, à son avis, grâce à la culture intellectuelle que par la pureté du coeŒur et la pratique des vertus qu’on parvient à la connaissance du vrai. Il s’attarde longuement à décrire les phases d’un prétendu retour de l’âme à dieu qui répond aux divagations imaginaires d’un cerveau surexcité :
« Pour parvenir au principe premier, esprit suprême et éternel, placé au-dessus de nous, il faut que nous prenions pour guides les vestiges de Dieu, vestiges temporels, corporels et hors de nous ; cet acte s’appelle être introduit dans la voie de Dieu. Il faut ensuite que nous entrions dans notre âme, image de Dieu, éternelle, spirituelle et en nous : c’est là entrer dans la vérité de Dieu ; mais il faut encore qu’au-delà de ce degré, nous atteignions l’Eternel, le spirituel suprême, au-dessus de nous, contemplant le principe premier ; c’est là se réjouir dans la connaissance de Dieu et l’adoration de sa majesté. »
Dans ces phrases alambiquées, qui pourtant ne sont point choisies parmi les plus obscures, nous retrouvons le pathos mystique cher à Bonaventure. Mais, sauf chez les franciscains, l’influence de ses écrits est aujourd’hui presque nulle dans les milieux catholiques.
On peut en dire autant concernant Duns Scot, un franciscain lui aussi, mais de tendances très différentes. Il naquit en Écosse probablement, en 1274, se fit moine de bonne heure, enseigna à l’Université d’Oxford, vint à Paris, puis alla professer à Cologne, où il mourut, à l’âge de trente-quatre ans, d’une attaque d’apoplexie. Plus original, plus vigoureux, plus hardi que Thomas d’Aquin, il est resté cher aux membres de son ordre, mais d’ordinaire les auteurs catholiques lui reprochent ses témérités doctrinales et ses critiques à l’adresse de l’Ange de l’École, qu’il a contredit fort souvent. Son réalisme très net aurait sans doute abouti au panthéisme, s’il n’avait redouté les conséquences théologiques d’une pareille doctrine. Pour lui, l’universel est un être réel, il est même le seul être réel. Quant au principe d’individuation, il ne réside ni dans la matière, ni dans la forme, ni dans l’union de ces deux éléments, mais dans une entité positive dont le philosophe n’a pas parlé d’une façon claire et que l’on peut assimiler à l’idée platonicienne. Duns Scot affirme que la raison d’être du bien et du mal se trouve dans la volonté divine dont rien ne limite la liberté. Les discussions qui survinrent entre les partisans de Thomas d’Aquin et les partisans de Duns Scot firent beaucoup de bruit au moyen âge. Elles continuent de nos jours entre les dominicains, qui soutiennent le premier, et les franciscains, restés fidèles au second, mais ne présentent plus qu’un intérêt historique pour la majorité des croyants.
Les modernes apologistes de la scolastique évitent habituellement d’exposer le système de Raymond Lulle. C’est à peine s’ils consacrent quelques lignes à cet auteur pourtant béatifié par l’Eglise. Nous comprenons leur embarras. Ce personnage excentrique construisit une méthode, le Grand Art (Ars Magna), analogue pour le principe à nos machines à compter. Elle permettait d’obtenir des raisonnements tout faits à l’aide de tableaux mobiles et superposables. Le but avoué de Lulle était l’assimilation complète de la philosophie et de la théologie ; il voulait démontrer rigoureusement les dogmes catholiques et faire comprendre, d’autre part, que la philosophie dans ce qu’elle a d’essentiel est partie intégrante du christianisme. Sa méthode découle logiquement des procédés chers aux docteurs scolastiques ; et, pendant deux siècles, elle fut enseignée dans une partie de l’Espagne, ainsi que dans plusieurs collèges de France et d’Italie. Mais ses extravagances, justement parce qu’elles révèlent trop clairement les vices profonds de la scolastique, sont odieuses aux écrivains catholiques de notre époque. Raymond Lulle, né à Palma, vers 1235, fut mis à mort en 1315 par les musulmans de Tunis qu’il voulait convertir ; il avait écrit un nombre prodigieux d’ouvrages ; et, en cherchant la pierre philosophale, il avait reconnu l’importance de la distillation pour obtenir des produits volatils.
Après le XIIIème siècle, la scolastique tombe dans une complète décadence, de l’avis des catholiques eux-mêmes. On continue de l’enseigner dans les Universités, les écoles ecclésiastiques et les monastères, mais l’on ne rencontre plus, parmi ses partisans, que les philosophes de cinquième ordre. Il suffira de citer Guillaume d’Occam, Durand de Saint-Pourcain, Buridan, Pierre d’Ailly et, plus tard, le jésuite Suarez, 1548–1617, qui interpréta le thomisme d’une façon personnelle. Les grands esprits de la Renaissance n’eurent que mépris pour la scolastique. Au XVIIème siècle, des hommes tels que Descartes, Gassendi, Arnauld, Nicole, Malebranche, Fénelon, Huet, qui acceptent le credo catholique, la raillent ou la dédaignent. Elle a, comme dans le passé, des chaires à la Sorbonne, à Rome, à Salamanque, à Coïmbre, etc..., mais les laïques et même une grande partie du clergé échappent à son influence. La pensée scientifique et rationaliste progresse au détriment du thomisme que l’on relègue parmi les systèmes surannés. Aux XVIIIème et XIXème siècles, on enseigna dans les séminaires français un cartésianisme adapté à la foi catholique et connu sous le nom de Philosophie de Lyon. À Rome, au Collège romain, l’Université officielle du pape, on se moquait ouvertement de la scolastique. Le jésuite Curci assure :
« On aurait dit que, de Rome, les professeurs du Collège romain voulaient faire disparaître du monde la doctrine de saint Thomas. »
Cousin, le chef de l’école éclectique, qui souhaitait, à la fin de sa vie, devenir un fidèle collaborateur de l’Eglise catholique, ramena l’attention sur les philosophies médiévales. Lamennais contribua aussi, pour une large part, à la résurrection du thomisme que les dominicains n’avaient d’ailleurs jamais abandonné. Sanseverino fut approuvé par Pie IX quand il publia ses ouvrages en faveur de la scolastique ; le même pape refusa néanmoins de rendre cette doctrine obligatoire dans les écoles de Rome. Mais le cardinal Pecci, devenu pape en 1878 sous le nom de Léon XIII, publiait le 4 août de l’année suivante, l’encyclique Aeterni Patris où le thomisme était proclamé la meilleure philosophie. Les professeurs hostiles à ce système durent quitter l’Université romaine ; dans les séminaires, maîtres et élèves furent contraints d’obéir aux volontés du pape. Bientôt ce fut la mode, dans le monde ecclésiastique, de proclamer l’incomparable supériorité du thomisme et de ne voir dans les systèmes philosophiques modernes que de simples aberrations. Les gens du monde, les écrivains, les hommes politiques désireux de plaire au clergé durent se décider eux aussi à témoigner d’un enthousiasme délirant pour l’Ange de l’Ecole. Une bruyante équipe, composée des Maritain, des Massis, des Gonzague Truc et de bien d’autres, encadrés par un bataillon de jésuites et de dominicains, ne cesse, depuis plusieurs années, de manier l’encensoir et d’entonner des hymnes en l’honneur de la nouvelle idole. Car les successeurs de Léon XIII ont tous donné un mot d’ordre identique au sien, concernant le thomisme. Même en Sorbonne, la scolastique est redevenue, avec Gilson, l’objet d’un enseignement favorable, en définitive, aux prétentions cléricales ; et un Brunschvig vigilant chien de garde de la bourgeoisie, favorise secrètement de tout son pouvoir ceux qu’il juge animés d’un esprit nettement réactionnaire. Malheur aux mauvaises têtes qui se dressent contre les traditions et les croyances que nous légua le passé ! Certes tous nos pontifes de la philosophie officielle ne prétendent pas, comme le thomiste Gillet, que pour résoudre le problème de la connaissance, il n’était pas nécessaire... :
« ...d’opposer l’un à l’autre la pensée et l’être ; mais, qu’au contraire, la pensée appelait l’être comme la matière sa forme, et plus généralement la puissance son acte, en vertu d’une loi mystérieuse d’attraction à laquelle paraît soumis l’Univers. »
À l’être cher aux scolastiques, et objet final de toutes leurs recherches, beaucoup de sorbonnards actuels préfèrent le devenir entendu à la manière fumeuse de Bergson. Comme les scolastiques, ce sont des verbomanes dont la préoccupation essentielle est de maintenir un spiritualisme désuet et les vieux préjugés bourgeois.
— L. BARBEDETTE.
SCULPTURE
n. f.
La sculpture a été un des premiers moyens d’expression employés par l’homme ; elle constitue les traces les plus anciennes de son séjour dans tous les pays, des témoins de civilisations antiques qu’on retrouve enfouis dans les sables ou sous les végétations des forêts.
C’est l’art de représenter dans une matière durable les êtres vivants, de leur donner ainsi l’immortalité : voyez au Louvre, la tête de basalte de l’époque saïte, quelle vie intense se dégage de ce morceau de pierre. Et de même ce chien qui, assis, les oreilles dressées, a vu défiler les siècles, n’est-il pas devenu immortel au même titre que les dieux et les pharaons de la vieille Egypte ?
La figure humaine peut être représentée en pied, nue, drapée ou habillée ; c’est une statue ; deux ou plusieurs statues forment un groupe ; un buste est la représentation de la tête avec une partie plus ou moins grande du cou et des épaules. Lorsque la sculpture est traitée sur un fond, l’oeil ne peut en faire le tour comme dans une ronde-bosse ; elle peut avoir plus ou moins de relief, ce sera un haut-relief, un bas-relief ou une médaille ; en architecture, on emploie le haut et le bas-relief pour décorer les surfaces, les frontons, etc., au moyen de figures d’hommes ou d’animaux ou d’ornements tirés de la flore, de la faune ou de la géométrie.
En général, le sculpteur qui veut monter une figure commence par la modeler en terre glaise, puis, ayant procédé à son moulage, il obtient un modèle en plâtre qui peut être coulé en bronze ou reproduit en marbre, en pierre ou en bois. Il n’y a guère que des génies, comme Michel Ange, qui attaquent directement le marbre sans passer par la terre et le plâtre !
C’est toute l’histoire humaine que raconte la sculpture. Gustave Geffroy écrit :
« Une histoire de la sculpture est la réunion dans le même temple, de tous les Dieux opposés, de toutes les divinités ennemies, de toutes les races réconciliées. »
Les périodes d’apogée de l’art que les monuments et les sculptures retrouvés ont pu nous faire connaître, se placent dès l’an 4000 avant l’ère chrétienne en Babylonie et en Egypte, dès l’an 2.500 dans l’Archipel, et dès l’an 1000, en Grèce ; cette dernière période qui vit des artistes merveilleux, comme Phidias et Praxitèle, eut une influence immense sur la Renaissance italienne. C’est seulement depuis l’an 1000 de notre ère que l’art put se développer dans l’Europe occidentale.
La sculpture égyptienne révèle une habileté technique parfaite, mais des conventions archaïques qui l’ont empêchée de s’élever librement. Dans toutes les oeuvres, des plus monumentales, comme le Grand Sphinx, aux plus petites statues de bois, de bronze ou d’or, on reconnaît la parenté, le même style, ce caractère vertical de durée, cette sérénité. Quand on songe aux moyens primitifs dont disposaient les artistes égyptiens, les chefs-d’oeuvre conservés au Louvre évoquent à nos yeux la longue suite des siècles où des milliers d’esclaves taillaient et polissaient ces géants de granit, y usaient leurs forces et mouraient à la peine ... mais leurs oeuvres vivent encore !
En Assyrie, en Perse, la pierre manquant, c’est la brique émaillée qui servait à composer les bas-reliefs décorant les palais ; cette fragile matière est parvenue jusqu’à nous, témoin la prise des Archers, au Louvre.
Si l’Egypte donne une idée de force, la Grèce a cherché à représenter la beauté. Dans les îles de l’Archipel, en Crète, notamment, se développa un art, prélude de l’art grec, dégagé des entraves de la tradition et du despotisme. Les Grecs, épris de liberté, aimant le beau et le progrès, surent très vite exprimer la vie intérieure, leurs déesses commencèrent à sourire, les frontons de leurs temples se couvrirent de puissantes compositions où les mouvements des corps racontent les événements. Polyclète est l’auteur du Doryphore qui a donné le canon, c’est-à-dire les proportions idéales du corps humain ; il fut, avec Myron (auteur du Discobole) contemporain du Grand Phidias, (431 av. J.-C.), auquel on doit la décoration du Parthénon, magnifiques hauts-reliefs, frontons, métopes, et la frise en bas-relief des panathénées qui restent, malgré les mutilations, les merveilleux chefs-d’oeuvre qu’on n’a jamais surpassés. On attribue à l’Ecole de Phidias la forte et sereine Vénus de Milo. Après lui, Praxitèle, Scopas et Lysippe maintinrent la beauté et la Grâce en accentuant l’expression des sentiments. De nombreuses stèles funéraires avec de délicats bas-reliefs font revivre l’esprit modéré des Athéniens, leur vie active, le charme de leur intimité.
Plus tard, l’art grec se répandit dans tout l’Orient et se figea dans l’art bizantin. Après la conquête de la Grèce, par Rome, il s’implanta en Italie, où il prit de plus en plus un caractère individuel, de sorte que la sculpture romaine est surtout remarquable par les portraits.
Au moyen âge, l’unique prédominance de l’église donna une direction unique à l’art. Les sculpteurs romans, souvent des moines, ornaient les églises de bas-reliefs toujours conventionnels, d’ornements géométriques compliqués. Au XIIIème siècle, l’épanouissement de l’art gothique se lit encore sur les grandes cathédrales, c’est un retour à l’étude de la nature, la flore du pays recouvre les chapiteaux, les allégories morales, les saisons, les travaux agricoles, les arts, les métiers tout est matière à de vivantes statues. Les vierges sont des mères tendres et souriantes ; mais, si elles ont la sérénité des statues grecques, elles sont toujours habillées.
En Italie, l’art gothique fut tempéré par l’exemple des monuments de l’art antique et l’on voit les bas-reliefs du baptistère de Pise sculptés par Nicolas de Pise comme un sarcophage romain. Cette influence de l’antique continua à se faire sentir ; la tribune des chanteurs de Lucca delle Roblia à Florence, merveille de vie et d’expression, réalité vivante directement observée. Donatillo à Florence ; Verrochio à Venise ; Ghiberti avec ses portes du Baptistère ; puis, au XVIème siècle, Michel-Ange, Jean de Bologne, Benvenuto Cellini, firent, dans une merveilleuse Renaissance, refleurir l’art antique animé d’une vie nouvelle.
Le même mouvement se retrouve en France, au XVIème siècle, avec Germain Pilon et Jean Goujon ; au XVIIème, avec Guillain, Girardon, Coysevox, Couston et Puget ; au XVIIIème, avec Falconet, Houdon, Canova, Clodion, Pigalle. Enfin, au XIXème, Rude, avec son entraînante Marseillaise à l’Etoile, Barye l’animalier, Chapu, Mercier, Saint-Marceau, P. Dubois, Barrias, Carpeaux, avec sa vivante « danse » à l’Opéra, Bartholomé, avec son impressionnant monument aux Morts du Père-Lachaise, Meunier le scupteur des ouvriers ; Rodin, enfin, rejetant toute influence, s’attache à la vie avant tout et ouvre la voie aux recherches les plus osées.
Actuellement, l’architecture tient bien peu compte de la sculpture : où trouverait-elle sa place dans les cubes de béton armé qui constituent les maisons modernes ?
Les sculpteurs n’en produisent pas moins des oeuvres intéressantes ; les « salons » de chaque année en sont la preuve. Que deviennent toutes ces statues modelées avec amour, travaillées avec foi et enthousiasme ?
— E. GROSS-FULPIUS.
SECTAIRE
adj.
« Qui fait partie d’une secte. » Qui suit avec une ardeur excessive les opinions d’une secte religieuse, politique ou philosophique.
SECTATEUR
n. m.
« Partisan déclaré d’une secte, d’une opinion, d’un système. »
SECTE
n. f. lat. secta, de sectari, suivre
« Ensemble de personnes qui poursuivent un même but et professent une même doctrine : la secte d’Epicure ; ensemble de ceux qui se sont détachés d’une communion religieuse : la secte des luthériens, des anabaptistes. »
Telle est simple et sommaire, l’explication de ces trois mots par le Petit Dictionnaire Larousse. Et le Grand d’abord à produire n’en dit guère plus.
Pour nous, il y a lieu, sur ce sujet, de s’étendre davantage.
Nous comprenons par sectaire le qualificatif d’un individu qui ne supporte pas facilement la contradiction.
Il en est de même des intolérants n’admettant aucune critique à leurs idées, aucune attaque à leurs dogmes.
Ordinairement acariâtres ou pédants, il ne fait pas bon de discuter avec eux. Rancuniers, ils ne pardonnent pas qu’on ose toucher à ce qu’ils ont une fois établi comme article de foi. C’est le dogme admis, soutenu, proclamé, indiscutable, imposé.
Qui de nous n’a eu devant lui, dans les groupes sociaux divers, philosophiques ou politiques, voire même au syndicat ou à la coopérative, de ces maniaques et maladifs auxquels tous et chacun sont aliment à leur âpre critique, à leur impitoyable jugement, quoi qu’ils disent, écrivent ou fassent ?
Souvent, avec une mentalité de concierge ou de bedeau, ils ont tendance à pontifier, à jouer aux chefs de groupes, aux donneurs de conseils et ne sont en réalité que des pions insipides ne manquant peut-être pas d’intelligence, mais l’employant à médire, calomnier tousceux qui ne sont pas de leur secte.
Leur influence est parfois redoutable, car ils insinuent avec une telle opiniâtreté ou accusent avec une telle hypocrisie, en sachant feindre la sincérité, qu’ils établissent de fausses réputations en s’appuyant sur des ragots ou des exagérations de leur imagination. Au besoin, ils n’affirment jamais, mais ils font planer ou sèment le soupçon.
Quant à prendre la responsabilité de l’acceptation d’un poste en vue, ils préfèrent s’abriter derrière une fausse modestie et continuer de jeter dans les rangs qui marchent vers un but quelconque d’affranchissement, partiel ou total, le découragement par la défiance, l’impuissance par la division. De tous les éléments qui composent un groupe, ce sont les plus dissolvants.
Avec le temps, et suivant les circonstances, la plupart de ces tristes individus, un beau jour, disparaissent, quand le dégoût qu’ils ont inspiré leur rend la vie impossible ou dangereuse et si leurs intérêts semblent compromis.
Le ratelier garni et garanti leur est-il enfin offert ? Ils ne s’y refusent point ; ils s’y installent. Mais, alors, ils se posent en victimes désabusées de leur dévouement à la cause ; en militants trop désintéressés et trop longtemps méconnus ; en clairvoyants impuissants, devant l’ignorance éternelle des masses ! Voilà dépeinte une secte néfaste chez nous.
En vérité, le sectarisme n’a pas existé seulement parmi les religieux, mais aussi parmi les autres groupements et même les groupements révolutionnaires. Il y eut les sectaires de la Terreur.
Mais, nous ne devons pas confondre le sectarisme et l’hérésie ; car l’hérésie était toute doctrine non conforme à l’enseignement même de l’Eglise et l’hérétique ne devenait sectaire qu’au moment où il persistait dans sa doctrine et se séparait de l’Eglise.
Aujourd’hui, le sectaire, heureusement, n’est pas toujours l’individu antipathique présenté plus haut. Ce peut être un individu, au contraire, très sympathique, ayant des idées particulières, une vie spéciale, une originalité enfin, qui le met en dehors de la généralité de ceux qui ont sur les principaux points de vue d’une certaine philosophie, une opinion semblable, une mentalité pareille, un idéal commun, une doctrine identique ; en un mot il n’est pas un adversaire : il est lui-même et n’accepte pas la manière de voir, de comprendre et de vivre de tous les autres, tout en conservant la prise de contact, en une philosophie qui est et qui reste la sienne, au moins dans son but comme dans son origine négative. Exemple : Parmi les anarchistes, n’y a-t-il pas les groupes différents depuis les libertaires syndicalistes jusqu’aux individualistes anarchistes ? Ni les uns ni les autres, parmi eux, ne prétendent posséder l’indiscutable vérité. Mais chacun cherche à acquérir, selon ses moyens sociaux, intellectuels et moraux, le plus possible de vérités le rapprochant de l’idée qu’il se fait de la perfection de l’individu dans la vie.
Nul ne peut dire qu’il possède la Vérité absolue, et c’est pourquoi chacun la recherche. C’est aussi pourquoi le sectarisme anarchiste n’existe pas, malgré les sectaires que paraissent être les individualistes quand ils font bande à part et recrutent, par la propagande écrite, parlée, vécue, des adhérents à leurs doctrines, des partisans à leur secte.
Il y eut des sectateurs en tous temps, c’est-à-dire des partisans enthousiastes, déclarés d’un système, d’une opinion, d’une secte. Il y en a aujourd’hui, dans tous les genres de groupements.
Il importe pour notre point de vue, qu’il n’y ait point confusion entre l’individu libre de lui-même et de ses idées, les propageant de son mieux surtout par son exemple et par sa conviction et l’individu de tempérament spécial se complaisant maladivement à désunir ce qui est uni, à mésallier ce qui est allié, tendant toujours à jeter le trouble où il y a l’entente et la haine où il y a l’accord. Traiter le premier de sectaire puisqu’il fait secte est le mot juste, presque l’éloge. Mais traiter le second du même qualificatif, c’est alors, pour nous, l’injurier selon son mérite.
— Georges Yvetot
SÉCURITÉ
n. f. (du lat. securitas ; rad. securus, sûr)
Signifie confiance intérieure, tranquillité d’esprit, bien ou mal fondée, dans une occasion où il pourrait y avoir sujet à craindre ; c’est en quoi ce mot diffère de sûreté, qui marque un état dans lequel il n’y a rien à craindre.
Le mot « sécurité » assez inusité et quelconque jadis, jouit depuis quelques années d’une faveur particulière. Il constitue l’un des termes essentiels de la fameuse trilogie boncourienne : arbitrage, sécurité, désarmement.
Ceci nous amène naturellement à étudier ce mot en fonction du problème de la paix.
I. HISTORIQUE.
Le problème de la sécurité des États s’est posé de tous temps. Les efforts de l’Église catholique au moyen âge s’essayant à créer une sorte de communauté chrétienne internationale dont elle prétendait, par son chef, assumer la direction spirituelle ; la création du Saint-Empire romain germanique, première tentative d’organisation européenne généralisée, double effort deux fois brisé par le Grand Schisme et la Réforme ; la Sainte-Alliance de 1815, franc-maçonnerie de princes dressés contre l’esprit de la Révolution, qui se garantissaient mutuellement leur pouvoir politique et leurs acquisitions territoriales ; — et nous passons, à regret, sous silence les généreuses rêveries individuelles d’un Sully, d’un Bernardin de Saint Pierre ou d’un Hugo — les multiples conférences de La Haye qui, faute de pouvoir organiser la paix, se sont contentées d’humaniser, de légaliser en quelque sorte la guerre ; ce sont là autant d’efforts convergents et divers qui tendaient à l’organisation de la sécurité permanente par la consécration d’un statu quo politique et territorial.
Après la grande guerre, il fallut reprendre cet effort. Ne l’avait-on pas promis ? C’est la raison des grands actes internationaux de 1919 : traité de Versailles et Pacte de la Société des Nations. Le traité de Versailles apparaissait surtout comme la consécration des vieilles idées politiques d’avant-guerre : démembrement territorial des vaincus, affaiblissement de l’adversaire par le désarmement, système d’alliances combinées, et le Pacte constituant, à l’inverse, sous l’impulsion du président Wilson, un incontestable effort tendant à l’organisation juridique et morale de la paix.
Il convient alors de rappeler ici, pour mémoire et pour éclairer ce qui suit, l’obligation de désarmer contenue précisément dans l’un des articles de ce Pacte.
ARTICLE 8. — Les membres de la société reconnaissent que le maintien de la paix exige la réduction des armements nationaux au minimum compatible avec la sécurité nationale et avec l’exécution des obligations internationales imposées par une action commune.
L’engagement pris à Versailles en 1919, par les nations signataires du Pacte est donc inconditionnel, absolu.
M. Henri Rollin, délégué de la Belgique à la S. D. N., commentant cet article 8, écrivait récemment pour répondre à ceux qui prétendent — c’est là l’argument des milieux officiels français — qu’avant de songer à l’application de cet article il faut d’abord réaliser la sécurité :
« Eh bien non ! la sécurité n’est pas une condition de la réduction. Comme l’a dit mon collègue italien M. Scialoja : la sécurité n’est pas la condition, c’en est la mesure. Dans ce Pacte, les membres de la S. D. N. ont pris un engagement d’honneur inconditionnel : A Versailles, à Saint-Germain, au Trianon, on a exigé au comptant la réduction des armements pour certains pays, (l’Allemagne, l’Autriche, etc.) mais on a promis à terme celle de tous les membres de la S. D. N. L’heure est venue d’acquitter cette dette. »
Cette promesse a même été aggravée.
Après le Pacte où figurent cet engagement d’honneur inconditionnel et cette promesse à terme, la partie V du Traité de Versailles imposé à l’Allemagne (clauses militaires, navales et aériennes) débute ainsi :
« En vue de rendre possible la préparation d’une limitation générale des armements de toutes les nations, l’Allemagne s’engage à observer strictement les clauses militaires, navales et aériennes ci-après stipulées ... »
Que signifie ce texte encore qui figure également et dans les mêmes termes, dans les traités de Saint-Germain, du Trianon et de Neuilly imposés aux alliés de l’Allemagne ? Il signifie, contre toute autre exégèse, que la limitation des armements de l’Allemagne et de ses alliés, avait pour but de rendre possible et immédiate dès que constatée, la limitation générale des armements dans le monde.
C’est ainsi que l’Allemagne l’entendit et M. Clémenceau lui-même, dans sa lettre aux puissances centrales, qui fait autorité en ces matières, du 16 juin 1919. Ajoutons encore : c’est toujours ainsi que l’Allemagne l’entend. Et, par ailleurs, rappelons que le désarmement de cette Allemagne a été constaté par le maréchal Foch lui-même, dans un rapport, resté célèbre, de 1927. Dans ce rapport, le maréchal Foch a reconnu, le 27 février 1927, que, au 1er janvier 1927, l’Allemagne était effectivement désarmée.
Mais, nous l’avons vu, à cette idée claire, dynamique, populaire du désarmement, succède, dès 1923, une idée obscure dont nous nous proposons de juger le contenu : l’idée de sécurité. Le désarmement, même limité, c’est un peu simple et cela trouble trop de calculs. On ne pourra désarmer qu’après avoir fondé la sécurité. Alors, derrière ce paravent, viennent s’abriter tous les adversaires résolus ou sournois du désarmement ; militaires, marchands d’obus et politiciens sans vergogne, que rassemble le même sordide intérêt, écrivains et journalistes au service du profit menacé. Aucun ne manque à l’appel.
Ni les accords de Locarno, de 1925, garantis par l’Angleterre, et par lesquels l’Allemagne renonçait à l’Alsace-Lorraine — librement cette fois ! — ni le pacte Briand-Kellogg de renonciation à la guerre, rien ne peut les satisfaire. Il leur manquera toujours un engagement supplémentaire qu’on jugera dérisoire et insuffisant dès qu’obtenu.
Nous résumerons notre pensée en disant qu’on a ainsi dressé la sécurité contre le désarmement.
II. LA SÉCURITÉ PAR LES ARMEMENTS.
Il nous faut donc suivre nos adversaires sur ce terrain où ils s’engagent. Est-il besoin de démontrer que la guerre classique, la guerre telle qu’elle a été faite jusqu’à ce jour, c’est-à-dire avec des armées en campagne s’étendant et se stabilisant sur des fronts interminables jusqu’à ce qu’intervienne, par lassitude ou par usure, la décision militaire finale ; la guerre avec un avant et un arrière, des combattants menacés et des non-combattants protégés par les premiers ; la guerre avec ses innombrables légions de sacrifiés et ses quelques cohortes de profiteurs, cette guerre-là a vécu.
Méthodes d’hier !
Aujourd’hui, demain, la science et la technique industrielle aidant, la guerre aéro-chimique menacera toute l’humanité. Cités populeuses, fortes agglomérations industrielles seront plus particulièrement menacées, sévissant sur tout et partout à la fois, elle emportera dans une sorte de rage folle ce qui peut subsister encore de civilisation !
En présence de telles perspectives, que valent ces mots : sécurité, défense nationale ? Il est indéniable que ces notions acquièrent un nouvel aspect, qu’elles ne sont plus ce qu’elles étaient au temps où les moyens des hommes s’avéraient plus restreints ou différents.
D’autant que nos moyens de défense contre cette guerre monstrueuse sont tragiquement limités. La guerre aéro-chimique et bactériologique ne peut pas plus être exactement prévue qu’empêchée, soit par des moyens de défense appropriés, soit par des réglementations internationales.
Méditez les citations suivantes (extraites du rapport final de la Conférence de Genève, 1925) :
« La mise en exécution d’une interdiction ou d’une limitation de fabrication des gaz toxiques est impossible en raison de leur emploi en temps de paix. »
Et cette autre :
« En raison des résultats effectifs inouïs de la guerre des gaz, aucune nation ne saurait encourir le risque d’une convention qu’un adversaire sans scrupule pourrait violer. »
Voilà la conclusion (extraite des « Règlements militaires français ») :
« Respectueux des engagements internationaux auxquels la France a souscrit, le Gouvernement français s’efforcera, au début d’une guerre, d’obtenir du Gouvernement ennemi de ne pas user de ces armes de guerre ; si ces engagements ne sont pas observés, il se réserve d’agir suivant les circonstances. »
Que faut-il conclure ? La vérité : à savoir qu’en raison des formidables progrès d’une science sans conscience, d’un machinisme broyeur d’intelligence et d’âme, d’une technique démoniaque, il n’y a plus aujourd’hui de sécurité ni pour nous, ni pour personne. De sécurité, lorsqu’il est possible que nos femmes et nos enfants soient brusquement emportés dans une vague de gaz mortels ? Sinistre plaisanterie !
Nous contre-attaquerons, me dira-t-on. Soit, je l’accorde. Nous répondrons à la destruction de Paris, de Marseille ou de Lyon par la destruction de Berlin ou de Londres ou de Rome, que sais-je ! Mais en quoi la destruction de ces villes garantit-elle la sécurité des nôtres ? Tout le problème est là !
En conséquence, c’est se moquer du monde que de prendre précisément pour pivot de toute politique extérieure une idée qui, dans l’état présent des choses ne correspond plus à rien. Exactement.
La sécurité par les armements est une dangereuse illusion qu’il nous faut dissiper sans délai. Les armements ne garantissent plus aux peuples la sécurité. Les canons sont impuissants à barrer le passage à toute une escadrille d’avions porteurs d’explosifs et de bombes incendiaires. Et que peuvent fusils, canons, tanks et mitrailleuses contre une nappe de gaz ? Rien.
D’ailleurs, même militairement vaincue, envahie, la guerre se développant sur son territoire, une nation peut encore frapper dangereusement, sinon anéantir son adversaire victorieux, avec son aviation de bombardement pratiquement insaisissable.
Les armements ne nous défendent plus.
D’ailleurs, si les armements créent la sécurité, l’Allemagne — soyons attentifs à ceci — peut légitimement réclamer le droit de réarmer pour assurer sa propre sécurité. D’autre part, enfin, si les armements créent la sécurité, comment la guerre a-t-elle pu éclater dans l’Europe surarmée de 1914 ?
Par contre, l’histoire toute récente nous enseigne, d’expérience, qu’à des armements donnés répondent des armements rivaux qui rétablissent l’équilibre et cette concurrence contient en elle-même le pire danger de guerre qui soit. Notre sécurité réside ailleurs nous le verrons. Le désarmement n’est pas sa conséquence, il est sa condition.
III. SÉCURITÉ PAR LE DÉSARMEMENT.
Henderson disait, dans son discours inaugural (Conférence du désarmement, Genève, février 1932) :
« L’histoire moderne fournit une preuve incontestable et accablante de la fausseté de ce principe selon lequel la sécurité d’une nation est en proportion de la puissance de ses armements. »
Ce n’était là qu’un commentaire éloquent de l’article 8 du Pacte de la S. D. N. :
« Les membres de la Société reconnaissent que le maintien de la paix exige la réduction des armements nationaux ... »
En outre, l’arbitrage obligatoire implique, exige même, un désarmement suffisant à écarter la menace d’une guerre brusquée venant paralyser, par son développement rapide de violence les centres vitaux d’un pays et, partant, sa défense possible. D’autre part, cet arbitrage semble une dérision au peuple sûr de sa force qu’on ne contraindra que difficilement à s’y soumettre. C’est toute l’histoire du conflit sino-japonais !
Abandonnons résolument cette thèse longtemps classique : un pays doit être fort pour être en sécurité. La sécurité par les armements n’est d’ailleurs pas absolue, constante, mais relative et précaire. Nous le constatons : l’armement de l’un appelle le surarmement de l’autre. L’équilibre ou le déséquilibre des forces n’est pas en rapport constant. Il se déplace continuellement. Ainsi, le déséquilibre subsiste, en définitive. Prétendre fonder l’édifice de la Paix en déposant à sa base une masse d’explosifs, quel paradoxe extravagant ! Disons mieux : Quelle redoutable antinomie ! Quelle absurdité !
Il faut le dire et le répéter inlassablement, la course aux armements que fait prévoir l’échec définitif de la Conférence de Genève — dont on admet, par coupable légèreté, la possibilité dans certains milieux officiels français — accélérerait tout aussitôt cette course aux armements, ce serait la course fatale vers un universel suicide.
Un nouveau conflit serait tel qu’il constituerait, pour tous, un désastre sans précédent. Cette guerre plongerait l’univers civilisé dans un abîme de dévastation. Ce n’est pas l’habituel traité de paix consacrant, orgueilleusement, la gloire des uns et le misérable écrasement des autres qui en serait la conclusion, mais la révolution brutale, effroyable déchaînement d’appétits exaspérés par la misère et par la peur.
D’idées généreuses, constructives, aucune en de telles heures ! Ce que la guerre, dans son délire sanglant, aurait épargné peut-être, la bestialité l’emporterait. Il faut désarmer !
IV. LES ÉLÉMENTS DE LA SÉCURITÉ FRANÇAISE.
Serrons le problème de plus près. Quels sont les éléments constitutifs, essentiels de la sécurité française ? Ce sont les suivants :
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Notre armée ;
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Le désarmement de l’Allemagne ;
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Les accords internationaux.
Apprécions-les sommairement.
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Notre armée ? Une natalité décroissante réduit nos effectifs d’année en année. Relativement au potentiel démographique, nous serons bientôt, vis-à-vis de l’Allemagne seule, dans le rapport de 1 à 2. Ce serait une grave imprudence que de compter sur nos alliances pour rétablir la situation à cet égard. Reste, il est vrai, pour quelque temps encore, nos ressources coloniales. Elles ne sont pas d’un maniement facile. Nous ajoutons que pour ce qui est du potentiel industriel et chimique, le rapport de l’Allemagne à nous est de 5 à 1 ! Concluez.
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Désarmement de l’Allemagne. — Nous nous rassurons en disant : l’Allemagne est militairement désarmée. Pour combien de temps encore ? Nous l’avons démontré : le désarmement de l’Allemagne n’était que la préface du désarmement général. Les peuples vaincus ont été désarmés il y a quatorze ans ; mais, ne l’oublions pas, en vertu d’un engagement solennel réciproque.
Nous savons comment cet engagement a été respecté.
Et, si Genève échoue en fin de compte, Hitler est fondé en droit à réclamer, pour son pays, la liberté des armements. La menace est claire. Nous sommes hors d’état d’y parer. C’est la guerre avant 10 ans ! En conclusion, caractère transitoire du désarmement allemand.
Dans ces deux cas, si la course aux armements reprend, nous serons rapidement distancés et finalement vaincus par notre voisine mieux outillée et plus industrialisée que nous.
De telles vérités ne peuvent être cachées.
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Quant aux accords internationaux que nous ne pouvons, ici, analyser en détail, disons brièvement que leur caractère d’imprécision d’une part et l’indétermination des sanctions éventuelles contre l’agresseur d’autre part, suffisent à en paralyser l’essor sinon à en ruiner l’efficacité.
V. LE CARACTÈRE VÉRITABLE DE LA SÉCURITÉ.
Qu’il nous soit permis, au terme de notre démonstration, de dénoncer l’erreur que constitue la recherche de la sécurité sur le plan de la force militaire. Matérialisme aussi décevant que vain ! La sécurité — étymologiquement d’ailleurs — est essentiellement un état de fait moral. La sécurité est fonction d’éléments psychologiques ou intellectuels. La sécurité sera acquise le jour où chaque individu, dans chaque nation, possèdera la certitude confiante qu’aucun pas ne veut ni ne peut l’attaquer brusquement. Or, les armements menacent cette sécurité intérieure précisément parce qu’ils sont la cause déterminante de la méfiance. Armer, c’est diviser les peuples. Armer, c’est surexciter leur inquiétude. Armer, c’est les dresser, demain, les uns contre les autres.
Car l’angoisse présente du monde réside, en dernière analyse, dans le sentiment de l’existence d’un redoutable armement universel et dans la crainte douloureuse qu’il inspire. Seule, sa disparition permettra la sécurité qui, dans le même temps, désarmera les coeurs comme elle aura désarmé les bras. C’est là que réside le problème de la véritable sécurité.
En conclusion, à la vieille conception latine et juridique de la paix — la justice portant un glaive, — nous opposons, sur ce plan particulier, notre conception éthique de la paix et l’action incoercible de la conscience humaine ; aux armées nationales ou internationales, survivances brutales du passé, la pression des forces intérieures, symbole d’un radieux avenir.
Notre sécurité ne repose pas sur des armements ou des sanctions extérieures, mais sur un état psychologique générateur de confiance. Et c’est dans la révolte de la conscience individuelle que réside notre suprême espoir !
Arbitrage, Sécurité, Désarmement, dit M. Paul-Boncour ? Allons donc ! Il faut réaliser le désarmement d’abord qui engendre la sécurité et permet seul un fonctionnement harmonieux de l’arbitrage.
Le reste est indigence coupable ou habileté politicienne.
— R. JOSPIN.
SÉISME
n. m. (du grec séismos)
Un séisme est un tremblement de terre ; c’est le nom donné à toute secousse imprimée au sol par un effort interne. C’est un épisode violent qui se produit dans le phénomène des contractions lentes de l’écorce terrestre.
Les séismes plus ou moins brusques, sont généralement de très courte durée (40 à 50 secondes) mais les secousses peuvent se renouveler à intervalles très rapprochés et cela pendant des jours, des semaines et même des mois. Aux îles Sandwich, il a été enregistré en 1868, deux mille secousses durant le mois de mars. L’intensité des séismes est très variable. Parfois ils sont si faibles que seuls, des appareils spéciaux peuvent les déceler. Par contre, ils peuvent être si violents qu’ils bouleversent en quelques secondes des régions entières, détruisant des villes, faisant surgir des îles, des montagnes.
Les mouvements sont de trois genres : horizontaux, verticaux et ondulatoires. Les derniers sont les plus fréquents. La nature des secousses dépend de la position du centre de poussée par rapport au point qui subit le séisme. Des observations récentes tendent à démontrer que ce centre de poussée se situerait entre cinq et vingt kilomètres au-dessous de la surface du sol. Les poussées horizontales et verticales sont moins dangereuses que les poussées ondulatoires. Les premières se caractérisent par la projection à une hauteur plus ou moins grande, des objets, des personnes et parfois des habitations. Les secondes renversent tout de côté. Les dernières impriment à la surface du sol un mouvement analogue à celui de la vague et disloquent puissamment l’écorce terrestre.
Quelle que soit la nature des secousses, elles amènent volontiers la production de crevasses qui affectent la forme de longues lézardes ou qui ont une disposition étoilée. Ces crevasses atteignent parfois plusieurs kilomètres de longueur. Les unes se referment, les autres restent béantes jusqu’à ce qu’elles soient comblées par des éboulements.... Parfois les tremblements de terre s’accompagnent de dénivellations ou rejets qui s’établissent toujours entre des assises géologiques différentes. Le séisme de 1891, au Japon, fit naître une dénivellation brusque de 6 mètres sur une longueur de 112 kilomètres, au milieu de terrains auparavant de plain-pied.
Les tremblements de terre, produisent quelquefois de véritables effondrements. En 1819, dans le delta de l’Indus, le district du Grand-Rhünn s’abîma dans la mer d’Oman, formant un golfe immense de 5 mètres de profondeur. Ailleurs, les séismes amènent des soulèvements désastreux, tel celui du port de Népou, en 1855, qui s’est entièrement vidé.
Les secousses sismiques sont peu sensibles en mer. Mais la translation des ondes sismiques donne lieu à la production des raz de marée. Les eaux de l’océan après s’être retirées, sous l’influence de la secousse, durant un laps de temps qui peut atteindre 24 heures, en découvrant une partie plus ou moins vaste des fonds sous-marins, reviennent violemment en une vague gigantesque, haute parfois de 30 mètres, qui, montant à l’assaut des côtes, balaye des pays entiers en détruisant tout sur son passage.
La portion d’un pays secoué par un tremblement de terre, peut comprendre une vaste étendue. Certains séismes ont secoué des portions de pays couvrant près de 400.000 kilomètres-carrés.
Les secousses sont dites « linéaires » quand elles se propagent sur une ligne bien nette, en ne perturbant qu’un espace très étroit. Elles sont dites « centrales » lorsqu’elles rayonnent autour d’un centre nommé « épicentre » et qu’elles vont en s’atténuant à mesure qu’elles s’en écartent. Les ondes sismiques se propagent avec une grande rapidité. Le maximum enregistré donne comme vitesse de déplacement 5.200 mètres par seconde. Cette vitesse paraît être exceptionnelle. Aujourd’hui, les séismographes, appareils très sensibles, mis à l’abri des vibrations extérieures dans des sous-sols profonds, inscrivent en blanc sur un fond noir les vibrations qu’ils ressentent. Enregistrant instantanément les tremblements de terre, quel que soit l’endroit où ils se produisent, ils permettent de situer immédiatement le lieu et l’importance du séisme.
En général, les tremblements de terre sont accompagnés d’un bruit qui rappelle le roulement du tonnerre. Il arrive cependant que la secousse sismique est insensible et qu’on en perçoit seulement le bruit. Les séismes résultent autant de l’affaissement de la croûte terrestre sur le noyau central que des poussées volcaniques. Ils sont plus fréquents en certaines régions que dans d’autres. Mais il est impossible d’affirmer qu’il existe une région du globe, terrestre ou marine, qui soit à l’abri d’un tremblement de terre. Ces actions souterraines se font sentir dans les contrées les plus différentes, parmi les terrains géologiques les plus divers, sous les climats les plus opposés. Pourtant, certaines formations sont rebelles à la propagation des ondes sismiques. Ce sont les couches épaisses d’alluvions et de terrains meubles. Alors que la transmission se produit avec violence dans les roches compactes et surtout à la jonction de terrains géologiques différents, elle perd toute violence dans ces terrains meubles. Nonobstant cela, il n’est pas de contrées qui n’aient été éprouvées par ce fléau.... De puissantes actions internes se font sentir aussi bien sur les hauts plateaux des Alpes et des Andes, dans les prairies du Mississipi ou les steppes de la Sibérie, que dans les sables de la Syrie, dans les vallées des Alpes où les collines bordant le cours du Rhin.
On admet que le voisinage de la mer joue un grand rôle dans la production des séismes. Mais ceux-ci se produisent de préférence le long de deux zones nettement limitées, qui correspondent à des plissements brusques de l’écorce terrestre.
L’une part du Portugal méridional, passe par l’Andalousie, l’Algérie, les Pyrénées, les Alpes, l’Italie, l’Asie-Mineure, l’Himalaya et les îles de la Sonde. L’autre comprend les rives du Pacifique, le Kamtchatka, le Japon, les Philippines, la Nouvelle Guinée, la côte occidentale des deux Amériques, depuis le cap Horn jusqu’aux îles Aléoutiennes.
Malgré que la violence des séismes soit superficielle, l’effort interne ne rencontrant pas à la surface du sol la résistance qu’il éprouve plus bas de la part des formations géologiques, on a malheureusement enregistré de véritables catastrophes ayant produit un nombre important de dégâts et fait de nombreuses victimes. Citons, parmi ces séismes désastreux : 1693, en Sicile : 93.000 victimes. En 1755, Lisbonne : 30.000 victimes ; en 1783, Calabre : 90.000 victimes ; en 1906, San-Francisco ; en 1908, Messine : 100.000 victimes et récemment, en 1930, au Japon : près de 300.000 victimes. Et pourtant les tremblements de terre sont des phénomènes excessivement fréquents, la terre est en état de mobilité perpétuelle. Seulement la majorité des séismes passent inaperçus, car ils se produisent soit en mer soit dans des régions inhabitées. Seuls ceux ayant ébranlé des régions habitées et ayant eu des résultats désastreux se gravent dans l’éphémère mémoire des hommes.
— Charles ALEXANDRE.
SEIZE (le manifeste des)
Sous cette appellation, on a désigné, dans le mouvement anarchiste, une déclaration datée du 28 février 1916, qui fut publiée pour la première fois dans le quotidien syndicaliste La Bataille, le 14 avril 1916. Le n°16 des publications de La Révolte et des Temps Nouveaux, du 15 octobre 1922, a reproduit in-extenso la dite déclaration, signée de quinze noms seulement ; cela provient de ce que Husseindey, le seizième signataire supposé, n’était, en réalité, que la localité (Algérie) habitée par l’un des signataires : Orfila. Ainsi, le trop fameux Manifeste des Seize aurait du se dénommer, à plus juste titre, le Manifeste des Quinze. Mais ce serait commettre une nouvelle erreur de ne voir, en cette déclaration, qu’une adhésion de quinze anarchistes. Les événements de l’époque firent que, lorsque cette déclaration fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement approuvèrent le texte, pressé que l’on était de le publier ; dans le numéro du 14 avril 1916 de La Libre Fédération, périodique communiste-anarchiste, paraissant à Lausanne, une bonne centaine d’adhésions nouvelles venaient s’ajouter aux précédentes ; elles émanaient de camarades français, italiens (les plus nombreux), quelques-uns de Suisse, d’Angleterre, de Belgique et du Portugal. Certaines étaient suivies de ces deux mots curieux : « Aux Armées » ; une même, dont l’adresse était : 7, rue de la Halle, au Havre, était illisible.
Telle est l’histoire de cette déclaration appelée à soulever des polémiques violentes et à faire surgir des antagonismes qui, en 1933, persistent. Pour mieux situer ce Manifeste dans le cadre de l’évolution sociale du début du XXè siècle, on peut s’autoriser à le comparer, sur des plans différents, au Manifeste des 93 intellectuels allemands, qui, lui aussi, donna naissance à de nombreux commentaires, et dire que le premier fut au mouvement anarchiste ce que le second fut au monde « intellectuel ».
Le Manifeste des Seize — nous continuerons à le désigner ainsi — eut une répercussion considérable, qui se manifesta d’une façon véhémente dans toute l’action du mouvement anarchiste d’après-guerre. L’oubli est loin de s’en être emparé, pour l’envelopper d’indifférence, ou le remiser au musée des erreurs de doctrine ou de tactique envers un idéal. J’ignore si les générations de demain lui attribueront encore la même importance ; quoi qu’il en soit, et on le contestera difficilement, ce fut pour le mouvement anarchiste, une manifestation fort regrettable. Elle fut cause de divisions et de fractionnements dont le mouvement tout entier dut subir les contre-coups.
Le mouvement anarchiste, avant 1914-, était loin de rallier des masses organisées et disciplinées comme celles des partis politiques et des organisations ouvrières. Si des défections se produisirent parmi les adeptes de l’idéal anarchiste, on doit reconnaître en toute bonne foi que, proportionnellement, elles furent cependant minimes. Et l’on peut affirmer, sans prétention aucune, que l’idéal anarchiste reste ce qu’il n’a cessé d’être, sans être affaibli par des compétitions dont la variabilité est incompatible, et pour le moins contestable, avec la défense de son idéologie et de ses principes.
Dès le début de la guerre, quelques militants anarchistes, réfugiés en Angleterre, poursuivaient leur propagande dans Freedom, le journal anarchiste-communiste de Londres, fondé en 1886 par Kropotkine et Charlotte M. Wilson. Les trente-neuf années d’existence de ce journal en faisaient le doyen de la presse anarchiste du monde entier. Dans les numéros d’octobre, de novembre et de décembre 1914, une controverse animée s’engagea au sujet de la guerre. On y trouva une contribution pro-guerriste de Kropotkine, Tcherkesoff et Jean Grave d’une part, et celle des anti-guerristes : Malatesta et une grande partie des anarchistes anglais d’autre part. Kropotkine n’admettait guère que l’on pût avoir une idée opposée à celle défendue par les pro-guerristes et, logique avec lui-même, il mettait en exécution un point de vue jadis exprimé : qu’en cas de conflit entre la France et l’Allemagne, il prendrait position pour la France, qu’il trouvait plus évoluée et dont il craignait que la défaite n’entraînât une réaction internationale.
A quelques amis, lors d’un passage à Paris, en 1913, je pense, Kropotkine avait déclaré :
« Et la guerre ? J’ai dit, lors d’un précédent passage à Paris, à un moment où il était, question de guerre aussi, que je regrettais d’avoir 62 ans et de ne pouvoir prendre un fusil pour défendre la France dans le cas où elle serait envahie ou menacée d’invasion par l’Allemagne. Je n’ai pas changé d’opinion sur ce point. Je n’admets pas qu’un pays soit violenté par un autre, et je défendrai la France contre n’importe quel pays d’ailleurs : Russie, Angleterre, Japon, aussi bien que contre l’Allemagne. »
C’était là une profession de foi francophile doublée d’un romantisme révolutionnaire qui, si elle cadrait peu avec les écrits de l’auteur de « La Conquête du Pain » et des « Paroles d’un Révolté », pouvait s’harmoniser avec celui de « La Grande Révolution ». Mais, en ce cas, que devenait la fameuse « insurrection en cas de guerre », prônée par le mouvement anarchiste révolutionnaire ? Cette polémique entre les interventionnistes et les anti-guerristes provoqua bientôt une rupture dans le groupe de Freedom. Et, dépassant la mesure que se doit de garder une controverse courtoise, Tcherkesoff... :
« ...alla même jusqu’à injurier grossièrement Keell en personne, parce que ce militant refusait de céder aux injonctions de la demi-douzaine (tout au plus) de Kropotkiniens qui voulaient mettre le journal au service de la guerre. »
Pour dissiper la mauvaise impression produite par cette rupture violente, les anarchistes réfugiés à Londres, à cette époque, et, les camarades anglais éditèrent en langue anglaise, française et allemande, un manifeste signé par trente-six camarades, intitulé : « L’Internationale Anarchiste et la Guerre ».
Voici le texte de ce Manifeste :
« L’Europe en feu, une dizaine de millions d’hommes aux prises, dans la plus effroyable boucherie qu’ait jamais enregistrée l’histoire, des millions de femmes et d’enfants en larmes, la vie économique, intellectuelle et morale de sept grands peuples, brutalement suspendue, la menace, chaque jour plus grave, de complications nouvelles, tel est, depuis sept mois, le pénible, angoissant et odieux spectacle que nous offre le monde civilisé. Mais, spectacle attendu, au moins par les anarchistes, car pour eux, il n’a jamais fait et il ne fait aucun doute — les terribles événements d’aujourd’hui fortifient cette assurance, — que la guerre est en permanente gestation dans l’organisme social actuel et que le conflit armé restreint ou généralisé, colonial ou européen est la conséquence naturelle et l’aboutissement nécessaire et fatal d’un régime qui a pour base l’inégalité économique des citoyens, repose sur l’antagonisme sauvage des intérêts et place le monde du travail sous l’étroite et douloureuse dépendance d’une minorité de parasites, détenteurs à la fois du pouvoir politique et de la puissance économique.
La guerre était inévitable ; d’où qu’elle vînt, elle devait éclater. Ce n’est pas en vain que depuis un demi-siècle, on prépare fiévreusement les plus formidables armements et que l’on accroît tous les jours davantage les budget de la mort. A perfectionner constamment le matériel de guerre, à tendre continûment tous les esprits et toutes les volontés vers la meilleure organisation de la machine militaire, on ne travaille pas à la paix. Aussi est-il naïf et puéril, après avoir multiplié les causes et les occasions de conflits, de chercher à établir les responsabilités de tel ou tel gouvernement. Il n’y a pas de distinction possible entre les guerres offensives et les guerres défensives. Dans le conflit actuel, les gouvernements de Berlin et de Vienne se sont justifiés avec des documents non moins authentiques que les gouvernements de Paris, de Londres, de Pétrograd ; c’est à qui de ceux-ci ou de ceux-là produira les documents les plus indiscutables et les plus décisifs pour établir sa bonne foi, et se présenter comme l’immaculé défenseur du droit et de la liberté, le champion de la civilisation.
La civilisation ? Qui donc la représente, en ce moment ? Est-ce l’État allemand, avec son militarisme formidable et si puissant, qu’il a étouffé toute velléité de révolte ? Est-ce l’État russe, dont le knout, le gibet et la Sibérie sont les seuls moyens de persuasion ? Est-ce l’État français, avec Biribi, les sanglantes conquêtes du Tonkin, de Madagascar, du Maroc, avec le recrutement forcé des troupes noires ? La France qui retient dans ses prisons, depuis des années, des camarades coupables seulement d’avoir parlé et écrit contre la guerre ? Est-ce l’Angleterre qui exploite, divise, affame et opprime les populations de son immense empire colonial ? Non. Aucun des belligérants n’a le droit de se réclamer de la civilisation, comme aucun n’a le droit de se déclarer en état de légitime défense.
La vérité, c’est que la cause des guerres, de celle qui ensanglante actuellement les plaines de l’Europe, comme de toutes celles qui l’ont précédée, réside uniquement dans l’existence de l’État, qui est la forme politique du privilège. L’État est né de la force militaire ; il s’est développé en se servant de la force militaire ; et c’est encore sur la force militaire qu’il doit logiquement s’appuyer pour maintenir sa toute puissance. Quelle que soit la forme qu’il revête, l’État n’est que l’oppression organisée au profit d’une minorité de privilégiés. Le conflit actuel illustre cela de façon frappante : toutes les formes de l’État se trouvent engagées dans la guerre présente : l’absolutisme avec la Russie, l’absolutisme mitigé de parlementarisme avec l’Allemagne, l’État régnant sur des peuples de races bien différentes avec l’Autriche, le régime démocratique constitutionnel avec l’Angleterre, et le régime démocratique républicain avec la France.
Le malheur des peuples qui, pourtant, étaient tous profondément attachés à la paix, est d’avoir eu confiance en l’État, avec ses diplomates intrigants, en la démocratie et les partis politiques (même d’opposition, comme le socialisme parlementaire) pour éviter la guerre. Cette confiance a été trompée à dessein, et elle continue à l’être, lorsque les gouvernements, avec l’aide de toute leur presse, persuadent leurs peuples respectifs que cette guerre est une guerre de libération.
Nous sommes résolument contre toute guerre entre peuples ; et, dans les pays neutres, comme l’Italie, où les gouvernants prétendent jeter encore de nouveaux peuples dans la fournaise guerrière, nos camarades se sont opposés, s’opposent, et s’opposeront toujours à la guerre, avec la dernière énergie. Le rôle des anarchistes, quels que soient l’endroit ou la situation dans lesquels ils se trouvent, dans la tragédie actuelle, est de continuer à proclamer qu’il n’y a qu’une seule guerre de libération : celle qui, dans tous les pays, est menée par les opprimés contre les oppresseurs, par les exploités contre les exploiteurs. Notre rôle, c’est d’appeler les esclaves à la révolte, contre leurs maîtres. La propagande et l’action anarchistes doivent s’appliquer avec persévérance à affaiblir et à désagréger les divers États, à cultiver l’esprit de révolte, et à faire naître le mécontentement dans les peuples et dans les armées.
À tous les soldats de tous les pays, qui ont la foi de combattre pour la justice et la liberté, nous devons expliquer que leur héroïsme et leur vaillance ne serviront qu’à perpétuer la haine, la tyrannie et la misère. Aux ouvriers de l’usine, il. faut rappeler que les fusils qu’ils ont maintenant entre les mains, ont été employés contre eux dans les jours de grève et de légitime révolte et qu’ensuite, ils serviront encore contre eux, pour les obliger à subir l’exploitation patronale. Aux paysans, montrer qu’après la guerre, il faudra encore une fois se courber sous le joug, continuer à cultiver la terre de leurs seigneurs et nourrir les riches. A tous les parias, qu’ils ne doivent pas lâcher leurs armes avant d’avoir réglé leurs comptes avec leurs oppresseurs, avant d’avoir pris la terre et l’usine pour eux. Aux mères, compagnes et filles, victimes d’un surcroît de misère et de privations, montrons quels sont les vrais responsables de leurs douleurs et du massacre de leurs pères, fils et maris.
Nous devons profiter de tous les mouvements de révolte, de tous les mécontentements, pour fomenter l’insurrection, pour organiser 1a révolution, de laquelle nous attendons la fin de toutes les iniquités sociales. Pas de découragement — même devant une calamité comme la guerre actuelle. C’est dans des périodes aussi troublées où des milliers d’hommes donnent héroïquement leur vie pour une idée, qu’il faut que nous montrions à ces hommes la générosité, la grandeur et la, beauté de l’idéal anarchiste ; la justice sociale réalisée par l’organisation libre des producteurs ; la guerre et le militarisme à jamais supprimés ; la liberté entière conquise par la destruction totale de l’État et de ses organismes de coercition. Vive l’Anarchie ! »
Londres, février 1915. — Léonard d’Abbot, Alexandre Berckman, L. Bertoni, L. Bersani, G. Bernard, A. Bernado, G. Barrett, E. Boudot, A. Gazitta, Joseph J. Cohen, Henri Combes, Nestor Ciek van Diepen, F.-W. Dunn, Ch. Frigerio, Emma Goldman, V. Garcia, Hippolyte Havel, T.-H. Keell, Harry Kelly, J. Lemarie, E. Malatesta, A. Marquez, F. Domela-Nieuwenhuis, Noël Paravich, E. Recchioni, G. Rijnders, I. Rochtchine, A. Savioli, A. Schapiro, William Shatoff, V.-J.-C. Schermerhorn, G. Trombetti, P. Vallina, G. Vignati, L.-G. Wolf, S. Yanovsky.
Tandis que se déroulaient les douloureux événements qui, depuis août 1914, ensanglantaient le monde entier, faisant de lui un immense et horrifiant charnier, vers le début de l’année 1916, au moment même où il était question de paix, certains anarchistes éprouvèrent le besoin urgent d’affirmer leur position dans le conflit guerrier qui mettait aux prises tous les peuples d’Europe et d’Amérique.
De là est née cette déclaration qui, dans les milieux révolutionnaires et plus particulièrement chez les anarchistes, devait prendre le nom de « Manifeste des Seize ». Son promoteur était Jean Grave, théoricien anarchiste-communiste bien connu, auteur d’ouvrages doctrinaux, dont les principaux sont « La Société Mourante et l’Anarchie », « Réformes et Révolution », « La Société future », etc...
Voici le texte de la déclaration des Seize :
« De divers côtés, des voix s’élèvent, pour demander la paix immédiate. « Assez de sang- versé, assez de destruction », dit-on, « il est temps d’en finir d’une façon ou d’une autre ». Plus que personne, et depuis bien longtemps, nous avons été, dans nos journaux, contre toute guerre d’agression entre les peuples et contre le militarisme, de quelque casque impérial ou républicain il s’affuble. Aussi serions-nous enchantés de voir les conditions de paix discutées — si cela se pouvait — par les travailleurs européens, réunis en un congrès international. D’autant plus que le peuple allemand s’est laissé tromper en août 1914, et s’il a cru réellement qu’on le mobilisait pour la défense de son territoire, il a eu le temps de s’apercevoir qu’on l’avait trompé pour le lancer dans une guerre de conquêtes.
En effet, les travailleurs allemands, du moins dans leurs groupements plus ou moins avancés, doivent comprendre maintenant que les plans d’invasion de la France, de la Belgique, de la Russie, avaient été préparés de longue date et que, si cette guerre n’a pas éclaté en 1875, en 1880, en 1911, ou en 1913, c’est que les rapports internationaux ne se présentaient pas alors sous un aspect aussi favorable et que les préparatifs militaires n’étaient pas assez complets pour promettre la victoire à l’Allemagne (lignes stratégiques à compléter, canal de Kiel à élargir, les grands canons de siège à perfectionner). Et maintenant, après vingt mois de guerre et de pertes effroyables, ils devraient bien s’apercevoir que les conquêtes faites par l’armée allemande ne pourront être maintenues. D’autant plus qu’il faudra reconnaître ce principe (déjà reconnu par la France en 1859, après la défaite de l’Autriche) que c’est la population de chaque territoire qui doit exprimer si elle consent ou non à être annexée.
Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation comme nous la comprenons, et comme la comprend déjà une faible minorité de leurs sociaux-démocrates, — et s’ils peuvent se faire écouter par leurs gouvernants — il pourrait y avoir un terrain d’entente pour un commencement de discussion concernant la paix. Mais alors ils devraient déclarer qu’ils se refusent absolument à faire des annexions, ou à les approuver ; qu’ils renoncent à la prétention de prélever des « contributions » sur les nations envahies, qu’ils reconnaissent le devoir de l’État allemand de réparer, autant que possible, les dégâts matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu’ils ne prétendent pas leur imposer des conditions de sujétion économique, sous le nom. de traités commerciaux. Malheureusement, on ne voit pas, jusqu’à présent, des symptômes du réveil, dans ce sens, du peuple allemand.
On a parlé de la conférence de Zimmerwald, mais il a manqué à cette conférence l’essentiel : la représentation des travailleurs allemands. On a aussi fait beaucoup de cas de quelques rixes qui ont eu lieu en Allemagne, à la suite de la cherté des vivres. Mais on oublie que de pareilles rixes ont toujours eu lieu pendant les grandes guerres, sans en influencer la durée. Aussi, toutes les dispositions prises, en ce moment, par le gouvernement allemand, prouvent-elles qu’il se prépare à de nouvelles agressions au retour du printemps. Mais comme il sait aussi qu’au printemps les Alliée lui opposeront de nouvelles armées, équipées d’un nouvel outillage, et d’une artillerie bien plus puissante qu’auparavant, il travaille aussi à semer la discorde au sein des populations alliées. Et il emploie, dans ce but, un moyen aussi vieux que la guerre elle-même : celui de répandre le bruit d’une paix prochaine, à laquelle il n’y aurait, chez les adversaires, que les militaires et les fournisseurs des armées pour s’y opposer. C’est à quoi s’est appliqué Bülow, avec ses secrétaires, pendant son dernier séjour en Suisse.
Mais à quelles conditions suggère-t-il de conclure la paix ?
La Neue Zuercher Zeitung croit savoir et le journal officiel, la Norddeutsche Zeitung, ne la contredit pas — que la plupart de la Belgique serait évacuée, rnais à condition de donner des gages de ne pas répéter ce qu’elle a. fait en août 1914, lorsqu’elle s’opposa au passage des troupes allemandes. Quels seraient ces gages ? Les mines de charbon belges ? Le Congo ? On ne le dit pas. Mais on demande déjà une forte contribution annuelle. Le territoire conquis en France serait restitué, ainsi que la partie de la Lorraine où on parle français. Mais, en échange, la France transférerait à l’État allemand tous les emprunts russes, dont la valeur se monte à dix-huit milliards. Autrement dit, une contribution de dix-huit milliards, qu’auraient à rembourser les travailleurs agricoles et industriels français, puisque ce sont eux qui paient les impôts. Dix-huit milliards, pour racheter dix départements, que, par leur travail, ils avaient rendus si riches et si opulents, et qu’on leur rendra ruinés et dévastés...
Quant à savoir ce que l’on pense en Allemagne des conditions de la paix, un fait est certain : la presse bourgeoise prépare la nation à l’idée de l’annexion pure et simple de la Belgique et des départements du Nord de la France. Et, il n’y a pas, en Allemagne, de force capable de s’y opposer. Les travailleurs, qui auraient dû élever leur voix contre les conquêtes, ne le font pas. Les ouvriers syndiqués, se laissent entraîner par la fièvre impérialiste, et le parti social-démocrate, trop faible pour influencer les décisions du gouvernement concernant la paix, même s’il représentait une masse compacte — se trouve divisé, sur cette question, en deux partis hostiles, et la majorité du parti marche avec le gouvernement. L’Empire allemand, sachant que ses armées sont, depuis dix-huit mois, à 90 kilomètres de Paris, et soutenu par le peuple allemand dans ses rêves de conquêtes nouvelles, ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des conquêtes déjà faites. Il se croit capable de dicter des conditions de paix qui lui permettraient d’employer les nouveaux milliards de contribution à de nouveaux armements, afin d’attaquer la France quand bon lui semblera, lui enlever ses colonies, ainsi que d’autres provinces, et de ne plus avoir à craindre sa résistance.
Parler de paix en ce moment, c’est faire précisément le jeu du parti ministériel allemand, de Bülow et de ses agents.
Pour notre part, nous nous refusons absolument à partager les illusions de quelques-uns de nos camarades, concernant les dispositions pacifiques de ceux qui dirigent les destinées de l’Allemagne. Nous préférons regarder le danger en face et chercher ce qu’il y a à faire pour y parer. Ignorer ce danger, serait l’augmenter.
En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace — mise à exécution — non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.
Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux. » — 28 février 1916
Pressés par les événements de publier cette déclaration, lorsqu’elle fut communiquée à la presse française et étrangère, quinze camarades seulement, dont les noms suivent, en avaient approuvé le texte : Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Lève (Lorient), Charles Malato, Jules Moineau (Liège), Ant. Orfila (Husseindey, Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), Ichikawa (Japon), W. Tcherkesoff.
Dès le mois d’avril 1916, afin de contrecarrer l’impression que venait de produire cette déclaration dans les milieux d’avant-garde et pour se situer vis-à-vis de ceux qui venaient d’adhérer à la Guerre du Droit en signant la déclaration dite des Seize, des militants réfugiés à Londres publièrent une protestation intitulée : « Déclaration anarchiste » et signée par le Groupe International Anarchiste, désavouant les Seize.
Cette déclaration était la suivante :
« Voici bientôt deux ans que s’est abattu sur l’Europe le plus terrible fléau qu’ait enregistré l’histoire, sans qu’aucune action efficace soit venue entraver sa marche. Oublieux des déclarations de naguère, la plupart des chefs des partis les plus avancés, y compris la plupart-des dirigeants des organisations ouvrières — les uns par lâcheté, les autres par manque de conviction, d’autres encore par intérêt — se sont laissé absorber par la propagande patriotique, militariste et guerriste, qui, dans chaque nation belligérante, s’est développée avec une intensité que suffisent à expliquer la situation et la nature de la période que nous traversons. Quant au peuple, dans sa grande masse, dont la mentalité est faite par l’école, l’église, le régiment, la presse, c’est-à-dire ignorant et crédule, dépourvu d’initiative, dressé à l’obéissance et résigné à subir la volonté des maîtres qu’il se donne, depuis celle du législateur, jusqu’à celle du secrétaire de syndicat, il a, sous la poussée des bergers d’en haut et d’en bas réconciliés dans la plus sinistre des besognes, marché sans rébellion à l’abattoir, entraînant, par la force de son inertie même les meilleurs parmi lui, qui n’évitaient la mort au poteau d’exécution qu’en risquant la mort sur le champ de carnage.
Toutefois, dès les premiers jours, dès avant la déclaration de guerre même, les anarchistes de tous les pays, belligérants ou neutres, sauf quelques rares exceptions, en nombre si infime, qu’on pouvait les considérer comme négligeables, prenaient nettement parti contre la guerre. Dès le début, certains des nôtres, héros et martyrs qu’on connaîtra plus tard, ont choisi d’être fusillés, plutôt que de participer à la tuerie ; d’autres expient dans les geôles impérialistes ou républicaines, le crime d’avoir protesté et tenté d’éveiller l’esprit du peuple.
Avant la fin de l’année 1914, les anarchistes lançaient un manifeste qui avait recueilli l’adhésion de camarades du monde entier, et que reproduisirent nos organes dans les pays où ils existaient encore. Ce manifeste montrait que la responsabilité de l’actuelle tragédie incombait à tous les gouvernants sans exception, et aux grands capitalistes, dont ils sont les mandataires, et que l’organisation capitaliste et la base autoritaire de la société sont les causes déterminantes de toute guerre. Et il venait dissiper l’équivoque créé par l’attitude de ces quelques « anarchistes guerristes », plus bruyants que nombreux, d’autant plus bruyants que, servant la cause du plus fort, leur ennemi d’hier, notre ennemi de toujours, l’État, il leur était permis, à, eux seuls, de s’exprimer ouvertement, librement.
Des mois passèrent, une année et demie s’écoula et ces renégats continuaient paisiblement, loin des tranchées, à exciter au meurtre stupide, et répugnant, lorsque, le mois dernier, un mouvement en faveur de la paix commençant à se préciser, les plus notoires d’entre eux, jugèrent devoir accomplir un acte retentissant, à la fois dans le dessein de contrecarrer cette tendance à imposer aux gouvernants la cessation des hostilités, et pour que l’on pût croire, et faire croire, que les anarchistes s’étaient ralliés à l’idée et au fait de la guerre.
Nous voulons parler de cette Déclaration publiée à Paris, dans La Bataille du 14 mars, signée de Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Hussein Bey, Pierre Kropotkine, A. Laisant, F. Le Levé, Charles Malato, Jules Moineaux, Ant. Orfila, M. Pierrot, Paul Reclus, Richard, S. Shikawa, W. Tcherkesoff, et à laquelle a applaudi, naturellement, la presse réactionnaire.
Il nous serait facile d’ironiser à propos de ces camarades d’hier, voire de nous indigner du rôle joué par eux, que l’âge, ou leur situation particulière, ou encore leur résidence, met à l’abri du fléau, et qui, cependant, avec une inconscience ou une cruauté que même certains conservateurs de l’ordre social actuel n’ont pas, osent écrire, alors que de tous côtés se sent la lassitude et pointe l’aspiration vers la paix, osent écrire, disons-nous, que « parler de paix à l’heure présente, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre » et qui tranchent : « Avec ceux qui luttent, nous estimons qu’il ne peut être question de paix ». Or, nous savons, et ils n’ignorent pas non plus, ce que pensent « ceux qui luttent ». Nous savons ce que désirent « ceux qui vont mourir » pour mieux dire ; tout en ne nous dissimulant pas que les causes qui engendrent leur faiblesse, les entraîneront peut-être à mourir sans qu’ils aient tenté le geste qui les sauverait. Nous, nous laissons ces camarades d’hier à leurs nouvelles amours.
Mais, ce que nous voulons, ce à quoi nous tenons essentiellement, c’est protester contre la tentative qu’ils font, d’englober, dans l’orbite de leurs pauvres spéculations néo-étatistes, le mouvement anarchiste mondial et la philosophie anarchiste elle-même ; c’est protester contre leur essai de solidariser avec leur geste, aux yeux du public non éclairé, l’ensemble des anarchistes restée fidèles à un passé qu’ils n’ont aucune raison de renier, et qui croient, plus que jamais, à la vérité de leurs idées.
Les anarchistes n’ont pas de leaders, c’est-à-dire pas de meneurs. Au surplus, ce que nous venons affirmer ici, ce n’est pas seulement que ces seize signataires sont l’exception, et que nous sommes le nombre, ce qui n’a qu’une importance relative, mais bien que leur geste et leurs affirmations ne peuvent en rien se rattacher à notre doctrine dont ils sont, au contraire, la. négation absolue.
Ce n’est pas ici le lieu de détailler, phrase par-phrase, cette Déclaration, pour analyser et critiquer chacune de ses affirmations. D’ailleurs elle est connue.
Qu’y trouve-t-on ? Toutes les niaiseries nationalistes que noue lisons, depuis près de deux années, dans une presse prostituée, toutes les naïvetés patriotiques dont ils se gaussaient jadis, tous les clichés de politique extérieure avec lesquels les gouvernements endorment les peuples. Les voila dénonçant un impérialisme qu’ils ne découvrent maintenant que chez leurs adversaires. Comme s’ils étaient dans le secret des ministères, des chancelleries et, des états-majors, ils jonglent avec les chiffres d’indemnité, évaluent les forces militaires et refont, eux aussi, ces ex-contempteurs de l’idée de patrie, la carte du monde sur la base du « droit des peuples », et du « principe des nationalités »... Puis, ayant jugé dangereux de parler de paix, tant qu’on n’a pas, pour employer la formule d’usage, écrasé le seul militarisme prussien, ils préfèrent regarder le danger en face, loin des balles. Si nous considérons synthétiquement, plutôt, les idées qu’exprime leur Déclaration, nous constatons qu’il n’y a aucune différence entre la thèse qui y est soutenue, et le thème habituel des partis d’autorité groupés, dans chaque nation belligérante, en « Union Sacrée ». Eux aussi, ces anarchistes repentis, sont entrés dans 1’ « Union Sacrée », pour la défense des fameuses « libertés acquises », et ils ne trouvent rien de mieux, pour sauvegarder cette prétendue liberté des peuples, dont ils se font les champions, que d’obliger l’individu à se faire assassin et à se faire assassiner pour le compte et au bénéfice de l’État. En réalité, cette Déclaration n’est pas l’oeuvre d’anarchistes. Elle fut écrite, par des étatistes qui l’ignorent, mais par des étatistes. Et rien, par cette œuvre inutilement opportuniste, ne différencie plus ces ex-camarades des politiciens, des moralistes et des philosophes de gouvernement, à la lutte contre lesquels ils avaient voué leur vie.
Collaborer avec un État, avec un gouvernement, dans sa lutte, fût-elle même dépourvue de violence sanguinaire, contre un autre État, contre un autre gouvernement, choisir entre deux modes d’esclavage, qui ne sont que superficiellement différents, cette différence superficielle étant le résultat de l’adaptation des moyens de gouvernement à l’état d’Evolution auquel est parvenu le peuple qui y est soumis, voilà, certes, qui n’est pas anarchiste. A plus forte raison, lorsque cette lutte revêt l’aspect particulièrement ignoble de la guerre. Ce qui a toujours différencié l’anarchiste des autres éléments sociaux dispersés dans les divers partis politiques, dans les diverses écoles philosophiques ou sociologiques, c’est la répudiation de l’État, faisceau de tous les instruments de domination, centre de toute tyrannie ; l’État qui est, par sa destination, l’ennemi de l’individu,, pour le triomphe de qui l’anarchisme a toujours combattu, et dont il est fait si bon marché dans la période actuelle, par les défenseurs du « Droit » également situés, ne l’oublions pas, de chaque côté de la frontière. En s’incorporant à lui, volontairement, les signataires de la Déclaration ont, en même temps, renié l’anarchisme.
Nous autres, qui avons conscience d’être demeurés dans la ligne droite d’un anarchisme dont la vérité ne peut avoir changé du fait de cette guerre, guerre prévue depuis longtemps, et qui n’est que la manifestation suprême de ces maux que sont l’État et le Capitalisme, nous tenons à nous désolidariser d’avec ces ex-camarades, qui ont abandonné leurs idées, nos idées, dans une circonstance où, plus que jamais, il était nécessaire de les proclamer haut et ferme.
Producteurs de la richesse sociale, prolétaires manuels et intellectuels, hommes de mentalité affranchie, nous sommes, de fait et de volonté, des « sans patrie ». D’ailleurs, patrie, n’est que le nom poétique de l’État. N’ayant rien a défendre, pas même des « libertés acquises » que ne saurait nous donner l’État, nous répudions l’hypocrite distinguo des guerres offensives et des guerres défensives. Nous ne connaissons que des guerres faites entre gouvernants, entre capitalistes, au prix de la vie, de la douleur et de la misère de leurs sujets. La guerre actuelle en est l’exemple frappant. Tant que les peuples ne voudront pas procéder à l’instauration d’une société libertaire et communiste, la paix ne sera que la trêve employée a préparer la guerre suivante, la guerre entre peuples étant en puissance dans les principes d’autorité et de propriété. Le seul moyen de mettre fin à la guerre, de prévenir toute guerre, c’est la révolution expropriatrice, la guerre sociale, la seule à laquelle nous puissions, anarchistes, donner notre vie. Et ce que n’ont pu dire les seize à la fin de leur Déclaration, nous le crions : Vive l’Anarchie !... — le groupe anarchiste international de londres. (Avril 1916.) »
D’autre part, dans un numéro de Freedom (avril 1916), Malatesta protesta personnellement contre les affirmations des Seize. Voici son article, intitulé « Anarchistes partisans du Gouvernement » :
« Un manifeste vient de paraître, signé par Kropotkine, Grave, Malato et une douzaine d’autres vieux camarades, dans lequel, se faisant l’écho des gouvernements de l’Entente, qui demandent la lutte à outrance et jusqu’à l’écrasement de l’Allemagne, ils ont pris position contre l’idée d’une « paix prématurée ». La presse capitaliste publie, avec une naturelle satisfaction, des extraits du manifeste, et annonce que c’est le travail des « dirigeants du mouvement anarchiste international ». Les anarchistes, presque tous restés fidèles à leurs convictions, se doivent de protester contre l’essai d’impliquer l’anarchisme dans la continuation d’une féroce boucherie, qui n’a jamais promis de bénéfice à la cause de la Justice et de la Liberté et qui, maintenant, se montre absolument stérile et sans résultat, même du point de vue des gouvernants, quel que soit le côté de la barricade qu’ils occupent.
La bonne foi et les bonnes intentions de ceux qui ont signé le Manifeste sont en dehors de toute question. Mais, si pénible qu’il soit d’incommoder de vieux amis qui ont rendu tant de services à la cause qui, dans le passé, nous fut commune, on ne peut, — au point de vue de la sincérité, et dans l’intérêt de notre mouvement d’émancipation — omettre de se séparer de camarades qui se considèrent capables de réconcilier les idées anarchistes et la collaboration avec les gouvernements et la classe capitaliste de certains pays, dans leur lutte contre les capitalistes et les gouvernants de certains autres pays.
Durant la guerre actuelle, nous avons vu des républicains se plaçant au service des rois, des socialistes faisant cause commune avec la classe dirigeante, des travaillistes servant les intérêts des capitalistes ; mais, en réalité, tous ces gens sont, a des degrés variables, des conservateurs, croyant en la mission de l’État, et leur hésitation peut se comprendre quand l’unique remède réside dans la destruction de chaque entrave gouvernementale et le déchaînement de la Révolution Sociale. Mais cette hésitation est incompréhensible dans le cas des anarchistes. Nous prétendons que l’État est incapable de tout bien. Tant au point de vue international qu’au point de vue des relations individuelles, il ne peut combattre l’agression qu’en se faisant lui-même l’agresseur ; il ne peut empêcher le crime qu’en organisant et en commettant de plus grands crimes encore. Même dans l’hypothèse — qui est loin d’être la vérité — que l’Allemagne serait seule responsable de la présente guerre, il est prouvé que si l’on s’en tient aux méthodes gouvernementales, on ne peut résister a l’Allemagne, qu’en supprimant toute liberté et. en ressuscitant la, puissance de toute les forces de la réaction.
Sauf la Révolution populaire, il n’y a pas d’autre voie de résistance à la menace d’une armée disciplinée, qu’en ayant une armée plus forte et plus disciplinée, de sorte que les plus rigides antimilitaristes, s’ils ne sont anarchistes, et s’ils sont effrayés de la destruction de l’État, sont inévitablement, conduits a devenir d’ardents militaristes. En fait, dans l’espoir problématique d’écraser le militarisme prussien, ils ont renoncé à tout l’esprit et, à toutes les traditions de la liberté, ils ont prussianisé l’Angleterre et la France ; ils se sont soumis au tsarisme ; ils ont restauré le prestige du trône chancelant d’Italie.
Des anarchistes peuvent-ils, un seul instant, accepter cet état de choses, sans renoncer a tout droit de s’intituler anarchistes ? Quant à moi, même la domination étrangère imposée par la force et menant à la révolte, est préférable a l’oppression intérieure acceptée humblement, presque avec reconnaissance, dans l’espoir que, par ce moyen, nous serons préservés d’un plus grand mal. I1 est vain de prétendre, comme le font les rédacteurs et signataires du Manifeste en question, que leur position est déterminée par des événements exceptionnels et que, la guerre une fois terminée, chacun retournera, dans son camp et combattra pour son propre idéal. Car, s’il est nécessaire, actuellement de travailler en harmonie avec le gouvernement et le capitalisme, pour se défendre contre « la menace germanique », ceci sera aussi nécessaire après que pendant la guerre. Quelque grande que puisse être la défaite de l’armée allemande — s’il est vrai qu’elle sera battue — il ne sera jamais possible d’empêcher les patriotes allemands de songer à la revanche et de la préparer ; et les patriotes des autres contrées, très raisonnablement, de leur propre point de vue, désireront se tenir prêts, de façon à ne plus être pris au dépourvu. Ceci signifie que le militarisme prussien deviendra une institution permanente et régulière dans tous les pays. Que diront alors les prétendus anarchistes qui, actuellement, désirent la victoire d’une des alliances en guerre ? S’intitulant antimilitaristes, iront-ils prêcher le désarmement, le refus du service militaire, et le sabotage de la défense nationale, uniquement pour devenir, au premier soupçon de guerre, des sergents recruteurs pour les gouvernements qu’ils auront essayé de désarmer et de paralyser ?
On dit que ces choses prendront fin, quand le peuple allemand se sera débarrassé de ses tyrans et aura cessé d’être une menace pour l’Europe, par la destruction du militarisme dans sa patrie. Mais si cela est, les allemands qui pensent, à bon droit, que la domination anglaise et française (pour ne pas parler de la Russie tsariste) ne sera pas plus agréable aux allemands que la domination germanique aux français et aux anglais, désireront d’abord attendre que les russes et les autres détruisent leur propre militarisme et voudront, entre temps, continuer à accroître leur armée. Et alors ? Pendant combien de temps faudra-t-il ajourner la Révolution ? Et l’Anarchie ? Devons-nous attendre éternellement que les autres commencent ?
La ligne de conduite des anarchistes est clairement indiquée par l’implacable logique de leurs aspirations.
La guerre aurait dû être empêchée par la Révolution, ou, du moins, en la faisant craindre par les gouvernements. La. force ou l’habileté nécessaires ont fait défaut. La paix doit être imposée par la Révolution, ou, du moins, en essayant de la faire. Actuellement, la force et l’habileté manquent.
Eh bien ! Il n’y a qu’un remède : faire mieux a l’avenir. Plus que jamais nous devons éviter tout compromis, approfondir l’abîme entre les capitalistes et les esclaves salariés, entre les gouvernants et les gouvernés ; prêcher l’expropriation de la propriété privée, et la destruction de l’État, qui sont les seuls moyens pour garantir la fraternité entre les peuples, et la Justice et la Liberté pour tous. Et nous devons nous préparer à accomplir ces choses. Entre temps, il me semble criminel de faire quoi que ce soit qui tende a prolonger la guerre qui assassine des hommes, détruit les richesses et, empêche la résurrection de la lutte pour l’émancipation. I1 me semble que prêcher « la guerre jusqu’au bout », c’est faire, en vérité, le jeu des gouvernants allemands qui trompent leurs sujets et enflamment leur ardeur à la lutte en les persuadant que leurs adversaires désirent écraser et asservir le peuple germanique.
Actuellement, comme toujours, que ceci soit notre devise : « À bas les capitalistes et les gouvernements, tous les capitalistes et tous les gouvernements ! ». Et, vivent les peuples, tous les peuples !...
Errico Malatesta. »
Un peu partout, c’est-à-dire dans les pays où le mouvement anarchiste comptait un certain nombre de militants, des protestations — la plupart indignées et violentes, — s’élevèrent contre la position prise par les signataires du Manifeste des Seize. En France, dès le mois d’octobre 1914, Sébastien Faure prit nettement, et sans attendre, position contre la guerre. Il publia un manifeste ayant pour titre : « Vers la Paix ». Il en publia un autre, intitulé : « La trêve des Peuples », en juillet 1915. Tirés à un grand nombre d’exemplaires, ces tracts antiguerriers furent répandus et distribués jusque sur le front des armées. En mars 1916, c’est par Sébastien Faure et quelques autres anarchistes que fut fondé le premier journal qui, en pleine guerre, se prononça ouvertement contre la continuation des hostilités et réclama énergiquement la cessation immédiate de l’état de guerre. Ce journal, hebdomadaire : « Ce qu’il faut dire » (tel était son titre), était administré, dirigé et rédigé par Sébastien Faure, secondé par un grand nombre de collaborateurs et d’amis, entre autres Trivier, Mauricius et Génold. Dès le premier numéro de « Ce qu’il faut dire », Sébastien Faure tenta de publier une réplique vigoureuse et véhémente au Manifeste des Seize. Mais la censure en empêcha la publication sous la menace de l’interdiction définitive du journal. Pas une ligne de cette réplique, — sorte de contre-manifeste revêtu d’un nombre respectable de signatures — ne put être publiée. Il va de soi que, tandis que la presse tout entière avait offert l’hospitalité de ses colonnes au Manifeste des Seize, aucun journal n’avait voulu accueillir cette réplique, ni même en souffler mot. De leur côté, Pierre Martin, Lecoin, Ruff et quelques autres compagnons publièrent clandestinement des numéros spéciaux du journal Le Libertaire, ainsi que des tracts, dans lesquels ces anarchistes, restés irréductiblement fidèles à la pensée et à l’action libertaires, vitupéraient la guerre et s’élevaient avec violence contre l’attitude des anarchistes auteurs ou signataires dit Manifeste des Seize.
Ce qui s’est passé en France s’est produit — plus ou moins fortement — dans les autres pays. Mais, ici comme là, Gouvernement, chefs militaires, censeurs et journalistes firent leur possible — et ce possible fut presque illimité — pour étouffer la voix anarchiste clamant, seule ou a peu près seule, sa haine de la guerre et exigeant le retour à la Paix.
Ces choses doivent être consignées ici, non seulement parce qu’elles sont conformes a la vérité, mais encore parce qu’elles infligent un démenti catégorique aux partis politique et aux organisations ouvrières qui se disent d’avant-garde, révolutionnaires et pacifistes, et qui, lors de la guerre infâme de 1914–1918, ayant failli — tel le parti socialiste et le syndicalisme — au mandat dont ils étaient investis, s’essaient a justifier leur trahison par l’attitude des rédacteurs duManifeste des Seize, qu’ils étendent collectivement, bien à tort on le voit, aux milieux anarchistes.
La guerre prit fin, et il semblait qu’une fois le conflit terminé, les choses se seraient tassées comme on dit, que la reconnaissance d’une erreur momentanée aurait mis un terme aux animosités nées à la suite d’articles et de mises au point publiées dès la parution de la Déclaration. Mais il y a des vanités et des entêtements que ne peut désarmer aucune considération.
En effet, Jean Grave, dans La Bataille Syndicaliste, où il publiait assez régulièrement ses papiers, écrivait, dans le numéro 358, dans un article intitulé : « De quel côté se trouve l’incohérence ? » :
« Si les anarchistes avaient été en nombre suffisant dans le refus de se laisser mobiliser, pour troubler la défense, c’est contre eux que se serait tournée la colère populaire ; la population, ne voulant voir en eux que des agents de l’agresseur, aurait applaudi à leur exécution. Et, dans le conflit, de l’issue duquel dépend le sort de l’humanité, je suis, en ma profonde conscience, forcé de dire qu’ils n’auraient eu que le traitement qu’ils méritaient. »
Avouez qu’il y a là un abîme entre ces pensées et celles qu’il écrivit jadis dans « La Société Mourante et l’Anarchie », où il s’exprimait de la sorte :
« Mais, pourtant, si vous avez commis l’imprudence de revêtir l’uniforme et qu’un jour vous vous trouviez dans cette situation de ne pouvoir vous contenir sous l’indignation... n’insultez ni ne frappez vos supérieurs... crevez-leur la peau, vous n’en paierez pas davantage. »
Et encore :
« Il n’y a pas de patrie pour l’homme vraiment digne de ce nom ou, du moins, il n’y en a qu’une ; c’est celle où il lutte pour le bon droit, celle où il vit, où il a ses affections, mais elle peut s’étendre à toute la terre... Quant à vos patries de convention, les travailleurs n’y ont aucun intérêt, ils n’ont rien a y défendre. »
De quel côté se trouve l’incohérence ? Le lecteur en jugera.
Sans doute, la guerre terminée, il valait mieux s’expliquer une bonne fois, prendre chacun ses responsabilités, se situer, ce qui fut fait, et ainsi rebondissait le problème de l’attitude des anarchistes en cas de guerre, qu’avait soulevé le Manifeste des Seize. Si, encore, cette polémique s’était déroulée en toute loyauté et à l’ombre de la tolérance réciproque, elle aurait pu aider à reconstruire l’entente. Mais chacun s’en donna à cœur joie, et l’on assista à un beau lavage de linge sale, le tout agrémenté d’épithètes plus ou moins désobligeantes, voire même parfois perfides. L’abîme s’ouvrait sans espoir de réconciliation, séparant à tout jamais des camarades, qui avaient donné, les uns comme les autres, dans des sphères différentes, avec leur tempérament, leurs connaissances et leur travail, toute une vie à un idéal commun.
Les signataires du Manifeste des Seize, tenus moralement à se situer, voulurent « remettre ça » et jusqu’au bout défendre ce que des circonstances exceptionnelles les avaient déterminés à signer.
Jean Grave, le promoteur de la Déclaration fut le premier à en reparler et, défendant son point de vue, il récidiva dans sa façon de voir, en un exposé précis et net, qui ne permettait point de se faire la moindre illusion, sur la façon dont il concevait cette question. Voici un écrit de Jean Grave, daté de Robinson, du 26 septembre 1922, où, répondant à un blessé de guerre qui lui reprochait, d’après ouï-dire, d’avoir renié ses convictions, il s’explique et tente de justifier son attitude :
« Vous me demandez de vous donner les raisons qui ont motivé mon attitude pendant la guerre ? Pendant les cinq ans qu’elle a duré, je n’ai fait que celà dans « La Bataille ». Vous devez comprendre que je ne puis passer mon temps à recommencer. J’ai bien d’autres chiens à peigner. « À mes camarades » n’est pas un essai de justification de ma conduite comme vous le traduisez, mais une réponse à certains imbéciles qui s’étaient fait l’écho de calomnies contre moi. Il y a là, une différence.
« D’autre part, j’ai la conviction que, contrairement à ce que vous affirmez si arbitrairement, je n’ai jamais donné de démenti à aucune de mes convictions, de n’avoir jamais agi autrement qu’en anarchiste. Jusqu’à la déclaration de la guerre, moi et mes camarades, nous avons combattu le militarisme, les armements absurdes, les mesures imbéciles qui ne pouvaient avoir qu’une issue : la guerre monstrueuse qu’il fallait éviter à tout prix. Oui, jusqu’au bout nous avons essayé de faire comprendre à la population qu’elle n’avait rien à gagner à la guerre, mais, au contraire tout à y perdre. Sans aucune vanité, mes camarades et moi, nous pouvons nous vanter d’avoir mené cette campagne mieux que qui ce soit, même de ceux qui ont tant l’air de faire les dégoûtés aujourd’hui.
Si nous avions été écoutés, la guerre aurait été rendue impossible. Le seul tort que nous eûmes fut de toujours discuter au point de vue abstrait, de ne pas avoir su envisager les cas particuliers, et, aussi d’avoir raisonné comme si les anarchistes devaient être maîtres des événements. Or, ce qui est vrai. au point de vue abstrait, ne l’est pas toujours en certains cas particuliers. C’est ce que vinrent nous démontrer les faits, lorsque nous nous trouvâmes en face d’eux. La victoire du militarisme aurait été, pour un siècle au moins, la mort de toute idée d’émancipation par toute l’Europe, un recul certain de l’évolution humaine, Cela, pour moi et mes co-signataires, était indéniable. Que pour justifier leur façon de voir, d’aucuns le nient ne supprime pas le fait.
Au point de vue abstrait, on peut encore affirmer, sans beaucoup se tromper que, au point de vue de la liberté absolue, un gouvernement vaut l’autre. Dans la pratique cependant, il faut bien admettre que sous certains gouvernements, au prix de quelques mois de prison, de quelques tracasseries, la propagande de nos idées est possible, tandis qu’elle est peut-être rendue impossible sous d’autres. Sous prétexte que nous ne voulons aucun gouvernement, faut-il en conclure que s’il se présentait une tentative de nous imposer un régime comme celui du tsarisme par exemple, les anarchistes devraient se croiser les bras et laisser faire ?
Certains extrémistes seront pour l’affirmative. Mais leur opinion ne prouvera qu’une chose : qu’ils sont des imbéciles. On ne parvient à augmenter la somme de liberté dont on jouit, qu’à condition de savoir défendre celles qu’on possède déjà. C’était ce que signifiait la victoire du pangermanisme. C’est très bien de ne pas vouloir se battre ; mais si un butor vous tombe dessus, allez-vous tendre le dos ? Cela est bon pour un Tolstoïen, mais les révolutionnaires, que je sache, n’ont jamais prêché la non-résistance au mal.
Nous avions tenté de rendre la guerre impossible. Nous n’avions pas été écoutés. La guerre avait fondu sur nous. Des régions entières étaient livrées a l’envahisseur, qui fusillait, pillait, volait, maltraitait les populations ; j’aurais voulu y voir ces partisans de la non-résistance... S’ils persistent à me dire qu’en agissant ainsi, ils agissaient en anarchistes, en révolutionnaires, je leur réponds qu’ils agissaient en Jean-foutre.
Il serait temps d’en finir avec ces façons aristocratiques de certains anarchistes, de se croire bien au-dessus du reste de la population. I1 est faux que l’on puisse se détacher d’elle, se désintéresser de ce qui lui arrive. Ce qui la frappe nous frappe, ce qui. l’avilit nous avilit. Et si tout l’égoïsme des non-résistants ne frappe pas tout d’abord, c’est que ce raisonnement — resté, du reste, purement théorique — était tenu loin des régions ou les populations étaient molestées par l’envahisseur.
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Vous me demandez quelle serait ma conduite, si une nouvelle guerre se produisait ? Et vous, quelle serait la vôtre ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. En principe, avant comme après, je suis contre tous les militarismes, contre toutes les guerres ; si elle était encore possible, je suis convaincu que nos tristes gouvernants s’emploient de leur mieux à l’amener. Heureusement, a mon avis du moins, la dernière a été assez atroce pour que les peuples en soient purgés une bonne fois pour toutes, et que, malgré l’imbécillité des gouvernants, elle soit impossible. Mais si la menace plane encore une fois sur nos têtes, si nos gouvernants agissent si criminellement, à qui la faute ?Au lendemain de la guerre, si quelqu’un avait le droit de parler et avait, quelque chance d’être écouté, s’ils avaient su parler fermement, c’étaient ceux qui avaient combattu, qui avaient risqué leur vie, leur santé. On leur avait dit que c’était pour la fin des militarismes, pour la fin des guerres qu’ils se battaient. Pourquoi n’ont-ils pas su exiger la réalisation des promesses faites, alors que la foule était encore pleine de leurs louanges ?
Qu’ont-ils fait pour que la somme d’efforts qu’ils avaient dépensée, ne le fût pas en pure perte ? Rien. Une fois la guerre finie, chacun est rentré chez soi, et n’a pensé qu’à rester tranquille. Ah si ! On a formé des associations d’anciens combattants. Les uns sont nationalistes, réactionnaires, n’en parlons pas. D’autres sont « avancées », on a fait de la déclamation, du socialisme littéraire, du révolutionnarisme verbal, rien de pratique. Pendant cela, le monde politique tripote, vole, ruine, affame la population, pour le plus grand profit des mercantis. Qui s’en préoccupe ? Qu’il y ait des excuses, qui en doute ? Il y a l’ignorance, il y a la fatigue, les chefs de familles, les difficultés de l’existence. Il y a, surtout, que la guerre a accompli son œuvre de démoralisation. Seulement, tout cela ne justifie pas ceux qui ne surent pas mieux faire que de venir aboyer aux talons de ceux qui ne firent qu’agir selon leur conscience, et surtout voir plus clair que ceux qui ferment les yeux devant les faits, pour s’enfermer dans les formules et les dogmes. »
A côté de Jean Grave, quatorze principaux signataires avaient à se prononcer, vu que la question venait d’être soulevée à nouveau. Parmi eux, plusieurs étaient morts : Kropotkine, Guérin, Laisant, Tcherkesoff. Voici ce qu’écrivait Paul Reclus, l’un des signataires de la Déclaration, en juillet 1928, sous le titre : « Dans la Mêlée » :
« C’est en février 1916 que parut une déclaration, au bas de laquelle figurait mon nom, parmi quinze signataires, alors dispersés en France, en Algérie et en Angleterre. Les circonstances ne se prêtaient guère à un échange de vues sur les termes qu’il convenait d’employer. Ma signature voulait simplement dire : « En juillet 1914, j’ai pris parti sans hésitation ; Je suis entré dans la « mêlée ». C’est une façon de parler ; j’avais alors 56 ans ; chassé de Belgique par l’invasion, j’ai trouvé du travail n’importe où, et finalement dans l’industrie travaillant pour la guerre. Et il est délicat, les pieds sur les chenêts, de parler à ceux qui ont les pieds dans le sang. J’avais de chers amis au premier rang. Entre eux, ma pensée se porte toujours sur R. L., bon parmi les bons, courageux parmi les courageux, clairvoyant parmi, les clairvoyants. Il fut tué au début de 1918. Je n’ai jamais rien écrit, ni pensé que je ne lui eusse dit : « J’ai confiance que des dévouements surgiront et lutteront partout et toujours ».
La guerre, par sa prolongation, a déclenché la révolution russe puis, ultérieurement, a provoqué la disparition de deux empereurs de la scène du monde ; en exposant mes sentiments de juillet 1914, je n’ai pourtant pas à faire entrer ces événements en ligne de compte. Alors, c’est inconditionnellement que ma décision fut prise et je n’ai pas à me glorifier de ses conséquences heureuses que je n’avais pas espérées. Mon sentiment dominant a été, l’insurrection contre le militarisme ; toutes les vingt nations de l’Europe étaient, armées jusqu’aux dents, mais c’est un fait que l’armée allemande donnait le ton. Elle était la perfection des perfections, et les vingt, armées des alentours obéissaient implicitement au grand état-major de Berlin ; toutes les initiatives prises par De Molkte se répercutaient immédiatement dans vingt sens. La propagande antimilitariste, faite ça et là, en France, en Italie, en Suisse, n’éveillait aucun écho en Allemagne et ne pesait pas un fétu, comparée au colosse qui grandissait, sans cesse. Non seulement l’armée perfectionnait son organisation scientifique, mais partout, dans l’industrie, dans le commerce, dans la science, se plaçait un caporal auprès de quatre hommes, et cette hiérarchisation trouvait des admirateurs de plus en plus nombreux, aux quatre coins du globe. C’est contre cette caporalisation générale que je me suis insurgé.
Évidemment, nous nous sommes trouvés du même côté de la barricade que les patriotes et que le tzar... et après ? Dans quelles circonstances antérieures les révolutionnaires « purs » ont-ils marché sans l’aide des gens d’idées toutes différentes ? J’ai vu la Commune. Combien nombreux étaient ceux que guidait un idéal social à côté de ceux qui avaient pris les armes par indignation patriotique contre le gouvernement de la « défense nationale » ? Combien de Varlin pour combien de Rossel ? Et, trente ans plus tard, pourquoi les anarchistes se sont-ils exposés aux coups, pour prêter main forte aux Scheurer-Kestner, aux Clemenceau et aux Zola, en faveur d’un bourgeois emprisonné ? Jamais, avant 1914, je n’avais entendu dire qu’il fallait réserver son action au cas où nous, anarchistes, serions les seuls à vouloir arracher une concession aux adversaires ; et même, au moment critique, aucun camarade, que je sache, n’a fait entendre sa voix dans ce sens. Mon sentiment est exactement contraire ; un conflit quelconque surgit-il, la moindre idée humaine est-elle en jeu ; y a-t-il une infime chance qu’il en jaillisse un atome de progrès, il n’y a pas à reculer devant l’énormité de la tâche. Il faut se jeter de toutes ses forces au secours de la fraction qui représente la conception la plus élevée. Je m’élève contre la prétention que sans nous, les forces en jeu feront jaillir le Bien de l’excès du Mal, autrement dit qu’inéluctablement le bien viendra tout seul. Naturellement, tout dépend de l’idée que l’on se fait du progrès ; j’admets parfaitement que, vu de Sirius, un peu plus ou un peu moins de souffrance sur terre importe fort peu, qu’il est indifférent que tel peuple vive sous une dictature, tel autre sous une oligarchie de capitalistes, et tel autre sous la botte de militaires parlant une autre langue ; que les prisons soient plus ou moins pleines, que la misère soit plus ou moins profonde. Mais moi, je suis d’un autre avis, je crois au bénéfice des petites améliorations arrachées aux dirigeants, en attendant les grands progrès. Et, de 1914 à 1928, je vois un changement heureux dans la situation générale.
Qu’avons-nous donc gagné ? Que c’est nous, la France, qui, maintenant, sommes la nation militariste de l’Europe : le militarisme est entre nos mains. Ce n’est plus une idole lointaine et inaccessible, elle dépend aujourd’hui de notre action directe. Certes, le sentiment public ne s’est pas encore mis en mouvement à cet égard, mais reconnaissons du moins que l’opinion n’est pas militariste par principe ; ce n’est plus qu’une question d’opportunité pour la majorité des français. Je n’accorde pas aux militaristes une génération de survivance. C’est un signe des temps que les nations Scandinaves discutent de la suppression pure et simple de leur armée.
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Revenons à la guerre de 1914. La responsabilité de son déclenchement ne repose pas sur les épaules d’un seul homme, ni d’un demi-quarteron de gouvernants, ni sur le capitalisme seul qui s’accommodait fort bien d’une paix armée. La responsabilité de la guerre repose sur 1a notion mystique de l’honneur de l’armée, et ceci est bien mort maintenant. Les empereurs y croyaient et cela ne leur a pas porté bonheur ; les militaires français en étaient moins imbus (après l’affaire Dreyfus) et les événements leur ont enseigné une modestie supplémentaire. Oui, les signataires de la Déclaration de 1916 se sont trouvés avoir d’étranges alliés ; mais, regardant en moi-même, je puis dire que les sentiments « patriotiques » ne jouèrent aucun rôle dans ma détermination. Je ne discute pas la légitimité de ces sentiments, mais ayant vécu plus de 25 ans de ma vie en divers pays étrangers, et cela sans souffrances particulières, je puis dire que ma patrie est partout où se trouvent des hommes de cœur et d’intelligence, des camarades et des amis.
En opposition aux idées exprimées ici, celles des Tolstoïens sont absolument logiques et aucune critique ne peut leur être adressée non plus qu’aux bourgeois pacifistes, qui ignorent ou nient la question sociale. Comme eux, je sais que la violence n’est jamais une solution ; la violence contre les personnes, s’entend, car le renversement brutal des institutions, que tout le inonde reconnaît être surannées n’en sera pas moins indispensable, et il n’y a pas deux genres de violence, une violence hideuse, la guerre, une violence joyeuse, la révolution. Elles ne se séparent point, toujours hideuses, parfois inévitables. Elles se confondent souvent : 1789–92 a amené 1793–94 ; au contraire, 1870 a eu la Commune pour suite ; 1914 a eu pour conséquence 1917 en Russie et les situations révolutionnaires de 1920, en différente pays.
Frapper pour se défendre, c’est tout de même frapper. L’évolution consiste à savoir pourquoi on se bat, à savoir où il faut frapper et ce qu’il faut faire après avoir frappé. »
Philippe Richard, ne voulant point user trop sa plume ou noircir trop de papier, se contentait d’écrire :
« D’accord avec les déclarations ci-dessus exprimées. »
(Il s’agissait des déclarations de Paul Reclus.) Tandis que Charles Malato, dans une courte lettre adressée à Paul Reclus, déclarait toujours siennes les idées exprimées dans l’article de son correspondant. Profitant en quelque sorte d’un compte rendu resté sur le marbre, d’un ouvrage de l’écrivain français Julien Benda, « La Trahison des Clercs », M. Pierrot trouva le moyen de montrer pourquoi il a été un des signataires du Manifeste des Seize :
« ...Il ne s’agit pas de rester neutres. Mais la lutte sociale ne doit pas nous aveugler et nous faire perdre de vue le but, qui est la suppression des classes, et la libération de l’humanité tout entière. Les anarchistes reprochent aux bolchevistes, non d’avoir abattu l’autorité, mais de l’avoir restaurée à leur profit. Toute dictature est intolérable.
Pendant la guerre de 1914, le point de vue vraiment humain n’avait rien de commun avec le point de vue de Romain Rolland, car le point de vue humain est non pas de rester neutres, mais de savoir prendre parti. Ce n’était pas non plus le point de vue marxiste, qui fut de nier la valeur morale et de s’enfermer dans le fanatisme étroit des intérêts matériels. Bon nombre d’anarchistes ont rejoint les marxistes, oubliant que le plus humain est le point de vue moral et que le progrès humain est dans le sens de la liberté.
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L’esprit de corps, l’esprit de classe, le nationalisme naissent d’une réaction contre le sentiment d’infériorité qui apparaît aux hommes comme un sentiment insupportable. Ceux-ci reportent la supériorité qui leur manque individuellement, sur le groupe dont ils font partie ; le nationalisme consiste à considérer sa propre patrie comme beaucoup au-dessus des autres, même quand elle a tort. Si une morale semblable scelle et cimente les intérêts du groupe, c’est au dépend de l’évolution humaine, car elle aboutit à l’égoïsme et à l’esprit de domination. Toute atteinte à la supériorité de l’individu ou du groupe, autrement dit : toute mise en état d’infériorité est considérée comme un crime, comme un sacrilège. L’offense ne saurait se compenser par l’équité. Elle réclame la mise en infériorité de l’adversaire, autrement dit : son humiliation. La vengeance est un sentiment de satisfaction, qui s’exerce par des représailles. Même en dehors de toute réaction à une offense quelconque, en dehors de tout esprit de vengeance, un parti, quel qu’il soit, tend vers la domination. S’il a des intérêts à défendre, il aspire à la dictature. Peu à peu, l’idéal passe au second plan. Le parti n’agit plus que pour le triomphe, c’est-à-dire pour hisser ses chefs au pouvoir, et pour caser ses parasites.
Certains anarchistes s’imaginent détenir la vérité. Ils l’enchâssent dans une formule simpliste, et ils prétendent l’imposer aux autres. Ils deviennent les propres esclaves de leurs formules fossilisées, et font figure de fanatiques... L’amélioration morale sera de refouler l’esprit de vengeance, et la passion de domination. Domination exprime mieux que le mot « autorité » le principe contre lequel s’élève toute la morale anarchiste.
La réponse de Christian Cornélissen devait soulever cette question plus précise et plus nette : les devoirs des révolutionnaires et la guerre de 1914–1918. C’est sous ce titre, d’ailleurs, que, en août 1928, il s’expliquait :
« ...Comme révolutionnaires et internationalistes, nous n’avions pas le droit de croiser nos bras, et de laisser écraser la République Française, et la Démocratie occidentale, par les hobereaux prussiens. Nous noue sommes appelés des révolutionnaires, et comme tels nous avions le devoir, non seulement de défendre l’Avenir contre le Présent, mais aussi de défendre les acquisitions du Présent contre le Passé. Il n’y avait doute chez aucun de nous, internationalistes, que la civilisation européenne et mondiale subirait une régression de plus d’un siècle, et reviendrait à l’ancien régime de 1789, si l’Allemagne remportait la victoire. La France écrasée, l’Allemagne impérialiste aurait commencé la guerre sous-marine contre l’Angleterre. Puis c’eût été le tour des États-Unis : les Américaine l’ont bien compris. Ce n’était même pas l’empereur Guillaume II qui dirigeait la guerre déclenchée par lui : c’était la caste des hobereaux militaristes, qui rêvait d’une hégémonie allemande dans l’Europe et dans le monde entier.
Certes, nous assistons maintenant aussi à une réaction sociale. Notamment dans les pays vainqueurs. Comment aurait-il pu en être autrement, après une guerre mondiale, qui dura quatre ans ? Cependant, vingt-six dynasties balayées d’un seul coup en Allemagne, l’Autriche délivrée de son empereur, de même que la Russie de son régime autocratique, constituent autant de progrès indéniables pour l’humanité. A ces progrès politiques, il faut ajouter les réformes agraires, le morcellement des grandes propriétés seigneuriales, dans tous les pays de l’Europe centrale et orientale, aussi bien en Allemagne et en Autriche, que dans les Balkans et en Russie. La guerre mondiale a même eu ses répercussions jusque sur la révolution chinoise.
D’autre part, la réaction politique et sociale en Angleterre, en France et aux États-Unis, est certainement moins forte qu’elle aurait été dans le monde entier, après une victoire de l’ancien régime. Cette réaction est la plus efficace en Italie. Dans tous les cas, même si une nouvelle guerre éclatait, l’extrême gauche du mouvement ouvrier ne pourrait pas, à mon avis, agir autrement que les révolutionnaires internationalistes ont agi en 1916. Ils devront avoir, devant les yeux, les grandes voies de la civilisation humaine et ne pourront pas rester dans l’inactivité.
« Mais cette guerre n’est pas la nôtre, c’est une guerre capitaliste », m’a-t-on objecté dans les réunions houleuses en Hollande, et un de mes contradicteurs ajoutait : « Si c’était la révolution sociale, ou si l’issue de la guerre pouvait servir à la révolution sociale, nous prendrions naturellement parti. »
D’abord, on ne saurait se débarrasser d’un fléau mondial comme la guerre de 1914–1918, avec quelques mots sur le « capitalisme ». Cette guerre pour la, domination des peuples et des races a eu d’autres racines encore que la seule rapacité des industriels et des financiers, de tous ceux qui ont fait fortune avec le malheur des autres. On pourrait douter, ai-je répondu a, mes contradicteurs, que des camarades qui n’auraient pas su défendre les acquisitions de la grande révolution, de 1789 et de celles de 1830 et de 1848, défendront mieux, dans l’avenir, la révolution sociale, contre les forces du capitalisme actuel. Dans une période de révolution mondiale, les faibles pourront aussi chausser leurs « pantoufles » en se déclarant « contre toute violence ».
Je ne formulerais aucun reproche contre nos camarades, non-interventionnistes, si nous étions des partisans de la non-résistance, des Tolstoïens. Mais notre antimilitarisme n’est pas qu’un seul parmi les principes de l’extrême-gauche des pays occidentaux. C’est un principe secondaire, et si, demain, ce principe se heurte à un autre prédominant ; si, demain, tout le progrès de la civilisation se trouve en jeu — comme il l’a été en 1914–1918, — il est bien possible que les camarades, alors, devront oublier leur haine de la guerre, devant la nécessité de défendre les acquisitions de la civilisation. Car, en somme, les peuples, de même que les classes sociales ont la civilisation qu’ils méritent, et ceux qui ne savent pas se défendre, déclinent inévitablement. C’est une loi de la Nature que l’homme ne peut se permettre d’oublier. »
Loin d’apaiser le conflit, ces mises au point soulevèrent, dans la presse anarchiste internationale, de vives polémiques, dont certaines dégénérèrent en véritables pugilats épistolaires.
Descarsins, prenant part au débat, adressait à la revue mensuelle « Plus Loin », n° 43, d’octobre 1928, une lettre dans laquelle il situe le problème sur un plan plus général :
« ...Allons-nous admettre, comme un point de tactique anarchiste, que nous devions, dans toute guerre, intervenir en nous rangeant sous la bannière de l’un des belligérants ? En suivant les camarades de Plus Loin dans leur raisonnement, telle devrait pourtant être notre attitude, puisque, inévitablement, il se présentera dans tout conflit de gouvernement à gouvernement l’un de ceux-ci qui aura moins tort que l’autre, qui sera moins impérialiste, ou plus révolutionnaire, etc., etc. Il reste à savoir, alors, quel bénéfice les peuples peuvent tirer d’une guerre quelconque — et j’entends par la le peuple qui crève de la guerre — ou même quel bien peut en tirer le mouvement ouvrier et révolutionnaire mondial, ou encore quel profit en acquiert la, civilisation. Non pas la civilisation mythique, mais la civilisation qui se traduit par un bien-être des masses dépossédées, et un progrès moral chez les individus.
Je pense, plus fortement que jamais, que les Seize se sont trompés, et que, non seulement tout anarchiste, mais tout homme pensant, ne peut donner son assentiment, et moins encore sa collaboration, à un conflit de gouvernement a gouvernement... La cause essentielle de la régression du mouvement anarchiste, de la perte sensible d’influence de nos idées, réside dans la signature du manifeste, qui, en quelque sorte, séparait les adeptes des maîtres, décapitait le mouvement de ses chefs spirituels, qui ont eu, en 1914, une attitude qui contredisait leur vie, leurs actes, leur propagande, leurs écrits, toute leur œuvre anarchiste d’antan. Et, sans conducteurs spirituels, la propagation de nos idées ira de plus en plus vers la décadence ; la démagogie se fera une place de plus en plus grande..., et, au bout de cela, il y a le néant. Un résultat que n’avaient point prévu les signataires du manifeste. Et une régression des idées de liberté n’est point précisément un progrès de la civilisation.
En posant la question du Manifeste, c’est dans ce sens que j’espérais la voir résoudre... Expliquer une attitude, ce n’est déjà plus la revendiquer. Et si l’on ne revendique pas le Manifeste, n’est-ce pas parce qu’il est « irrevendicable », parce que l’on s’est trompé ? Si ce grand pas était franchi dans les faits, comme je suis persuadé qu’il l’est dans les esprits, nous pourrions assister à un essor nouveau, à une régénération du principe anarchiste... et anti-guerrier. »
Pierrot répondit à Descarsins par une longue explication qui mérite de retenir toute l’attention des anarchistes, car elle combat la thèse de l’égoïsme sacré :
« ...Nous prenons le droit de nous intéresser à tout déni de justice, à tout acte de violence exercé contre un faible — pour crier notre protestation et pour agir, si nous pouvons. Nous prenons le droit d’agir contre l’iniquité commise envers un traîneur de sabre, un officier de l’armée bourgeoise. Nous avons été dreyfusards et le serions encore, si c’était à refaire. Alors, si nous avons pris le droit d’intervenir autrefois, dans un conflit entre galonnés, sans en être autrement diminués, — au contraire — pourquoi n’aurions-nous pas le droit de prendre parti dans un conflit entre gouvernements, mais où le progrès humain, les notions de justice et les acquisitions dans le domaine de la liberté morale sont en cause ? Lorsque progrès moral, justice et liberté sont en jeu, il n’y a plus de classe ni d’entité gouvernementale qui tiennent, l’intérêt de l’idéal humain domine tout. Tant pis pour ceux qui ont trop peur d’être dupes et qui se confinent dans la méfiance. La méfiance est un sentiment assez bas qui ne peut aboutir qu’à l’impuissance et à la stérilité. En fait, il est l’apanage de ceux qui se sentent trop faibles ou trop peureux pour agir.
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Descarsins dit que notre attitude en 1914 a été en contradiction avec notre vie, etc... Sans doute, l’étonnerai-je beaucoup en répondant qu’il n’y a pas eu de contradiction, et que nous avons été anti-patriotes et anti-militaristes, avant, pendant et après la guerre. Mais il faut entendre que nous avons pris parti contre la menace du militarisme prussien tout-puissant, dont le triomphe eût renforcé, dans la France vaincue, un militarisme réactionnaire, et que notre adhésion à la défense commune n’a jamais eu en vue ni exaltation du militarisme français, ni impérialisme, ni domination, ni orgueil national, ni représailles à exercer, ni humiliation à imposer. Avant la guerre, nous avons fait, en France, la propagande la plus active contre les incendiaires nationalistes, contre les préjugés patriotiques, contre la mascarade des retraites militaires. Nous savions qu’en Allemagne et ailleurs, nos camarades, moins nombreux, mais aussi actifs, faisaient la même propagande antimilitariste. Nous nous rendions compte que, dans l’Empire allemand, les idées démocratiques et révolutionnaires faisaient du progrès, malgré la gêne venant de l’armature féodale de l’État. Nous espérions qu’avec le temps, la poussée démocratique et révolutionnaire, encore bien faible, deviendrait assez forte pour empêcher les militaires de pouvoir a leur gré, déclencher la guerre.
Notre résistance à l’invasion menée par le clan féodal et militaire allemand n’a jamais comporté la haine du peuple allemand, ni le dessein de son asservissement. Je n’ai jamais eu, personnellement, l’idée d’aller éventrer Nettlau sur l’autel de la patrie. J’ai continué, pendant la guerre, a répandre autour de moi des idées de fraternité universelle, et de compréhension des adversaires, fondées sur le simple bon sens. Le danger passé, nous reprenons, sans aucune honte, sans remords, notre propagande qui me semble, à moi, sans hiatus, parce que ma pensée n’a subi aucune déviation.
J’avoue, dus-je indigner Descarsins, que je reprendrai la même attitude contre une invasion conduite par Mussolini, sans haine aucune contre les Italiens. Mais, puisque je suis hostile aux royalistes français, pourquoi accepterais-je la loi des fascistes, simplement parce que les fascistes sont des étrangers ? Et pourtant le fascisme est beaucoup moins dangereux, beaucoup moins puissant que le grand état-major allemand. Sa victoire aurait des effets bien moindres ; à tout le moins, elle provoquerait, en France, le retour triomphal de l’esprit chauvin et réactionnaire. Mais, moi, je ne prétends pas imposer mon opinion à Descarsins.
Pourrais-je dire que je respire mieux depuis la guerre, que j’ai davantage confiance dans une évolution pacifique des peuples, depuis que l’Europe ne traîne plus comme un boulet, les empires d’Allemagne, d’Autriche et de Russie ? I1 y a bien le fascisme et quelques autres dictatures. Ils sont d’importance secondaire, ils sont surtout désagréables pour leurs propres peuples. Le plus fort, le fascisme italien, n’a pas d’argent, et il ne peut donc rien faire , il va à la faillite financière. Toutefois, les voisins devront se garder des soubresauts de la bête au moment de son agonie.
Qu’importe que le mouvement anarchiste actuel retourne au néant... Les idées d’émancipation et de liberté reprendront sous une autre forme et sous une autre appellation. Avec les tenants actuels du mouvement, ces idées sont en train de se fossiliser dans des formules négatives : à bas la morale, à bas la famille (il existait même, avant la guerre, une secte d’anarchistes scientifiques, composée de demi-fous qui niaient les sentiments et proclamaient : à bas l’amour, a bas la guerre, à bas la politique, à bas la propriété, à bas la société ! etc...), tout cela en bloc, sans considérer aucune contingence, de peur de se tromper ou d’être trompé. En réalité, les anarchistes soi-disant affranchis, sont esclaves de principes absolus. Ils ont fini par enfermer la doctrine dans un petit cercle d’idées simplistes, qui donnent, à quelques-uns d’entre eux, l’illusion de tout savoir et le sentiment d’une immense supériorité. »
Ichikava (Japon), dans une lettre adressée a la rédaction de « Plus Loin », marque son re-acquiescement au Manifeste, en ces termes :
« Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je trouve surtout la mentalité du militariste japonais tout à fait changée depuis la guerre européenne, c’est-à-dire depuis la débâcle du militarisme allemand. Oui, le Japon militariste est démocratisé, parce qu’il a senti que le militarisme ancien ne peut plus résister contre le grand mouvement populaire démocratique. »
Les événements récents qui ont mis aux prises la Chine et le Japon ont montré combien l’absence de jugement était grande, chez ce signataire. Et l’on s’étonne de le voir donner à un mouvement ou à des individualités des directives sinon des conseils.
Parmi les camarades qui se mêlèrent aux débats rouverts sur le Manifeste des Seize, Luigi Fabbri, théoricien anarchiste italien, auteur de « Dictature et Révolution », publia, dans « La Protesta », quotidien anarchiste de Buenos-Ayres, une série d’articles dans lesquels il exposait l’attitude des anarchistes devant un nouveau danger de conflagration.
En voici les principaux passages :
« Au début de la guerre précédente, et pendant sa durée, il nous fut donné d’assister, non seulement à la déroute, dans tous les paye, de la IIè Internationale, de la social-démocratie, mais encore au spectacle triste, douloureux et avilissant, d’anarchistes, en petit nombre, mais parmi les plus connus, qui perdirent la tête au point d’oublier leurs propres principes d’internationalisme et de liberté. Et, parmi ceux-ci, le plus essentiel : celui qui est la négation de l’État et qui refuse à l’État l’horrible faculté de supprimer le droit à la vie pour les individus et pour les peuples. Nous eûmes ainsi, criantes et abominables contradictions des termes, des « anarchistes d’État » qui se rangèrent aux côtés de quelques gouvernements, se solidarisèrent avec eux, se portant caution pour eux, devant les peuples, et prenant parti contre l’immense majorité de leurs camarades. Et tout cela dans la naïve et anti-anarchiste illusion de sauver quelques atomes de liberté, de cette liberté démocratique dont ils avaient, pendant cinquante ans, dénoncé le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence, pour la majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité.
Les fruits de la guerre « démocratique », pour le salut des petits peuples, pour la fin de toutes les guerres, nous les avons vus. Bien plus, nous en avons éprouvé l’amertume, nous avons souffert, dans notre chair, des plaies les plus douloureuses. Les populations opprimées par les États étrangers sont, aujourd’hui, plus nombreuses qu’avant la guerre, les petits peuples davantage asservis, les irrédentismes multipliés, les libertés démocratiques diminuées et plus dérisoires encore. Les motifs de guerre sont devenus innombrables ; aujourd’hui, la guerre est un danger réel, mille fois plus grand qu’à la veille de 1914. De la guerre qui devait être libératrice et pacificatrice, a surgi un monstre : le fascisme qui, comme une tache d’huile, se répand sur le monde et menace les sources même les plus antiques de la civilisation.
Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, et qu’il n’est pas inutile, c’est que, grâce à elle, les illusions sur la démocratie bourgeoise sont définitivement tombées. Si les empires centraux avaient vaincu, après une égale durée de la guerre, certainement, nous ne serions pas mieux que nous ne sommes. Au lieu de certains désastres, nous en aurions eu d’autres, peut-être moins terribles ; mais les interventionnistes d’alors pourraient encore conserver leurs anciennes illusions, et diraient à coup sûr : « Ah ! si les Alliés eussent vaincu, aujourd’hui, nous serions heureux... ». Et il faudrait refaire tout un travail pour combattre 1a vieille erreur demeurée debout ; la Victoire des États dits démocratiques qui ne nous laisse pas moins malheureux que nous ne l’aurions été avec une Victoire du parti opposé, a démontré que c’est nous qui avions raison, et détruit jusque dans sa racine la maléfique illusion ; mais à quel prix et avec quel amoindrissement de ceux qui la caressèrent de nouveau, après l’avoir dénoncée et anathématisée pendant cinquante ans...
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Les anarchistes sont contre la guerre, contre toutes les guerres. Ils sont antimilitaristes, parce que la guerre est la fin logique, inéluctable du militarisme. Quelles que soient les circonstances, quelles que puissent être les conséquences d’un conflit armé entre États capitalistes, les anarchistes, à quelque nation qu’ils appartiennent, ne doivent pas collaborer à la défense nationale. S’ils y sont contraints et forcés, ils ne doivent pas, du moins, lui donner l’appui de leur consentement volontaire, ni se déclarer solidaires de leurs concitoyens, pour s’opposer à l’invasion du territoire ou pour le libérer s’il est envahi. Ils ne doivent, pas davantage prendre parti pour l’un ou l’autre des belligérants, ni rechercher si la victoire ou la défaite de l’un ou de l’autre peut être dommageable ou non aux idées de liberté et d’émancipation politique, économique et sociale, étant admis, une fois pour toutes, que les guerres sont des querelles de gouvernements capitalistes, et que le sort des peuples y est toujours également sacrifié, quelle qu’en soit l’issue.
Gardons-nous de nous laisser abuser par 1e mirage du moindre mal, de nous laisser entraîner par les contingences, pour nous souvenir uniquement que le moindre mal sera toujours aussi néfaste pour les peuples, pour le prolétariat, pour la liberté, et gros des mêmes horribles conséquences pour l’avenir ; et, aussi pour laisser toute leur responsabilité aux gouvernements et aux classes dominantes, évitant tout acte de complicité, avec ceux-là ou celles-ci, et tâchant, au contraire, de nous préparer et d’être en situation de tirer le meilleur parti des événements pour notre cause révolutionnaire. »
Quoiqu’il n’y ait pas eu, dans l’esprit de Fabbri, la moindre animosité, voire même d’hostilité préconçue contre les signataires de la Déclaration des Seize, il n’en reste pas moins vrai qu’avec netteté et précision, L. Fabbri situait le problème dans ses termes exacts et précis, dans le cadre qui lui est propre.
Pour écarter les éléments inutiles et erronés qui pouvaient surgir à la suite de la publication des articles de Fabbri, parus dans « La Protesta » de Buenos-Ayres, l’auteur avait tenu, dans une lettre, à signaler la double traduction italien-espagnol, espagnol-français, qui pouvait créer quelque équivoque avec son texte premier.
Auguste Bertrand, dans le n° 39 de « Plus Loin » (juin 1928), commentait le point de vue de Fabbri en ces termes :
« Au regard des anarchistes croyants, j’appartiens à une catégorie de réprouvés, qu’il n’est pas possible de convertir, mais je ne suis pas voltairien ; je veuxdire que, n’ayant pas la foi, je ne cherche pas à la. détruire chez ceux qui l’ont. D’ailleurs, ces disputes ne sont d’aucune utilité, elles n’aboutissent qu’à chagriner sans entamer les convictions. Je ne ferai donc pas, mécréant, grief à Fabbri de son absolutisme doctrinaire, qui prétend enfermer la conscience anarchiste dans quelques formules très simples, hors desquelles il n’y a pas de salut. Je n’essayerai pas de lui démontrer que, dans le cas d’une coalition européenne, contre la Russie Soviétique, la place de combat des anarchistes serait dans les rangs de l’armée rouge. »
Signalant à Fabbri l’étiquette anarchiste-d’État dont il gratifie les signataires, afin de mieux concrétiser sa pensée, Bertrand essaie de montrer l’impropreté de cette désignation :
« Les interventionnistes, comme il les appelle, ne se sont pas solidarisés avec quelques gouvernements, ils ne se sont pas portés caution pour eux, devant les peuples ; ils ont fait exactement l’opposé. Ils se sont solidarisés avec les peuples et, loin de se porter caution pour quelques États, ils ont, au contraire, éveillé la suspicion des peuples contre ces États ; quant à leur illusion de sauver quelques atomes de cette liberté démocratique, qui fait encore terriblement défaut à tant de peuples, à laquelle ils ont la faiblesse de tenir, tout en on dénonçant le mensonge et l’insuffisance, voire l’inexistence pour 1a majorité du prolétariat le plus pauvre et le plus déshérité, que Fabbri ne s’y trompe pas : cette illusion, ils l’ont toujours, naïve si l’on veut, mais non anti-anarchiste. »
Bertrand tient à mettre en lumière un second point de la thèse de Fabbri et, pour cela, il dit :
« L’idéal communiste-anarchiste est, à la fois, la plus orgueilleuse revendication de la personnalité et la plus entière expression de la solidarité des individus. Je dis : à la fois, le choix n’est pas permis entre les termes jumelés, de cette double définition. Or, l’anarchie n’est pas une abstraction, ce n’est pas un système. Elle n’est pas née, toute de noir et de rouge vêtue, dans le cerveau d’un homme de génie. C’est un phénomène social qui se dégage et se précise peu à peu des efforts instinctifs d’abord, irraisonnés de la communauté humaine, tendant à assurer à la totalité des individus, les meilleures possibilités d’existence matérielle, intellectuelle et morale....Je n’affirmerai pas que tous les anarchistes partagent cette conception, mais ce qui lui donne une certaine force, c’est le caractère profond des idées libertaires et l’impossibilité de les dissocier de ce que Fabbri appelle les « contingences ». Cette aspiration universelle vers un meilleur devenir, les anarchistes ont précisément le mérite de l’avoir libérée des formules et des systèmes, et de montrer le but final auquel elle tend. C’est parce qu’ils le distinguent clairement qu’ils sont à l’avant-garde de l’humanité, en marche vers ce but ; et lorsqu’un obstacle imprévu se dresse en travers du chemin, il ne leur est pas loisible de s’asseoir sur le revers du talus et d’attendre que le gros des troupes ait écarté l’obstacle et déblayé la route. Aux anarchistes, plus impérieusement qu’à tous autres, s’imposait le devoir de résister au coup de force du militarisme allemand. »
En conclusion de son intervention dans le débat relatif au Manifeste des Seize, Aug. Bertrand écrit :
« Le seul fruit de la guerre dont on puisse dire qu’il n’a pas été perdu, c’est que la victoire des Alliés a porté un coup mortel au militarisme allemand. Quant au militarisme français, nous le combattons comme tous les militarismes ; mais, depuis 1870, il n’a jamais été assez puissant pour constituer un danger pour la paix du monde ; s’il venait à en être autrement, je doute que ce pays refasse l’unité spontanée qu’il a faite, en août 1914, contre l’envahisseur allemand, et avec laquelle en mon âme et conscience d’anarchiste, ma qualité de citoyen de la nation envahie me dictait le devoir de me solidariser. »
Ces paroles d’Aug. Bertrand nous laissent rêveurs, car elles montrent jusqu’à quel point certains éléments se réclamant de l’anarchie ont, de la situation internationale, une conception erronée et partiale. La question des responsabilités envisagée sous l’angle purement bourgeois, contredit même cette façon, de voir ; car, pour ceux qui ont étudié les documents exhumés des archives secrètes de certains régimes abolis, la part de complicité de chaque État dans le conflit de 1914–1918 est désormais établie. C’est un non-sens, alors, de se laisser prendre au mirage sentimental de la nation envahie et du devoir de se solidariser avec elle. Les anarchistes ne doivent pas se laisser égarer par de telles erreurs, qui ne peuvent que se retourner un jour contre eux et détruire la confiance que la classe ouvrière peut accorder à l’idéal anarchiste.
L. Fabbri, revenant à la charge, répondait aux articles parus dans la revue « Plus Loin », sur la question de la guerre, du Manifeste des Seize, et de l’attitude des anarchistes en cas de conflit guerrier, par un nouvel article, qui situait le sujet en s’efforçant de retrouver l’idée maîtresse, qui, dans le labyrinthe des discussions, avait été abandonnée :
« Au fond de cela, il y a souvent une incomplète compréhension de l’anarchisme ; on le voit comme séparé de la réalité actuelle et quotidienne, inapplicable, en pratique, aux problèmes de la vie réelle, ne répondant pas aux nécessités immédiates de la défense de la liberté et des droits de l’individu et du prolétariat. D’où l’accusation adressée à ceux qui, dans la vie et dans la lutte, veulent rester en accord avec leurs principes, de se séparer des réalités, de négliger les intérêts pressants de la civilisation humaine et de les sacrifier à une aride formule abstraite. C’est l’accusation que les partisans de l’intervention nous faisaient à nous, anarchistes, restés en présence du grand conflit sur le terrain révolutionnaire, prolétaire et libertaire. Leur erreur était, une fondamentale erreur d’évaluation. L’anarchie n’est pas seulement un idéal de lointaine société future, ou une abstraction de l’esprit au-dessus des contingences humaines, elle est bien tout cela, mais elle est aussi autre chose, et davantage : une pratique de la vie et de la lutte, une méthode d’évolution consciente, de préparation et de révolution, une conception de mouvement et d’action, un idéal en voie de continuelle réalisation. En restant fidèles dans la pratique à la conception anarchiste, en nous y conformant le plus possible, lorsque nous combattons, nous contribuons à résoudre les problèmes de la liberté et de la civilisation humaine Beaucoup plus, beaucoup mieux et beaucoup plus vite qu’en nous mettant en contradiction avec elle. Agir dans un sens opposé à cette conception, c’est faire tort à la civilisation et à la liberté et à toute cause bonne que l’on voudrait servir.
L’idée anarchiste et le mouvement anarchiste étant envisagés de cette manière, il me semble que l’attitude que nous avons prise pendant la guerre 1914–1918 — adversaires de tous les États, solidarisés avec tous les peuples, — ne pouvait guère être autre qu’elle ne fut. Attitude, non de renoncement, mais de combat, qui ne nous réservait pas moins de souffrances, de risques et de sacrifices que toute autre ; attitude qui ne nous mettait pas au-dessus ou hors de la mêlée, mais au plus épais, et nous faisait les interprètes des aspirations les plus ardentes et des sentiments les plus profonds des grandes masses de combattants, partout envoyés au massacre, contre leur volonté. Une telle attitude ne fut ni individualiste, ni pacifiste, ni neutraliste, mais « solidariste » anarchiste, révolutionnaire ; elle fut la plus humaine de toutes et celle qui s’accordait le mieux à la cause de la civilisation. Dans tous les pays, humanité et civilisation étaient, jour après jour, écrasées, piétinées, par la guerre, ruinées matériellement et moralement et menacées d’anéantissement, beaucoup plus par la durée de la guerre que par l’issue qu’elle pourrait avoir. Le désastre, dans chaque camp, était tel qu’il ne pouvait y avoir aucune raison, à quelque moment que ce fût, pour le faire durer une seule minute de plus, quel que dût être l’éventuel vainqueur, aucune, sinon les intérêts du capitalisme et des divers impérialismes. Et le devoir des anarchistes, non seulement pour rester cohérents avec leurs principes, mais plus encore par solidarité humaine, et dans l’intérêt de la civilisation, était de faire tout leur possible, d’employer tous les moyens et à tout prix, pour que l’on mît fin au massacre.
Ce devoir, les anarchistes restés fidèles à leurs principes ont cherché à l’accomplir comme ils ont pu. Ils n’ont pu l’accomplir que trop peu, hélas, pour obtenir un résultat appréciable. Cela est vrai. Mais ce n’est pas là une bonne raison pour soutenir qu’ont mieux fait ceux... qui ont fait le contraire, avec les résultats que l’on sait. » (« Réveil Anarchiste », de Genève, 26 janvier 1929.)
Cette longue polémique, si elle a provoqué, dans les milieux anarchistes, des scissions et peut-être amené quelques bons camarades à devoir rompre toutes relations entre eux, n’aura pas manqué d’être fructueuse en enseignements, car elle aura démontré comment un accord parfait, établi par près d’un demi-siècle de propagande pour un idéal commun, s’est trouvé brusquement rompu devant un événement d’une exceptionnelle gravité.
Nous avons tenu à placer sous les yeux du lecteur, aussi équitablement que possible, les documents essentiels se rattachant à cette controverse. Nous avons le sentiment que l’étude attentive de ces documents où s’affirment avec vigueur les deux thèses opposées, aura une triple utilité :
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Permettre à chacun d’apprécier, judicieusement et en connaissance de cause, la position prise par les signataires du trop fameux Manifeste des Seize ;
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Faire savoir à tous que, dans l’ensemble, le mouvement anarchiste fut nettement hostile à cette position ;
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Mettre en garde les éléments libertaires, surtout les jeunes, contre la tentation de se laisser entraîner dans une nouvelle guerre, sous le fallacieux prétexte de combattre le Fascisme italien ou allemand pour sauver la Démocratie, ou de défendre la Russie bolcheviste pour sauver la Révolution.
— Hem Day.
SÉLECTION
n. f. (du radical latin : seligo, selectus, choisir, trier)
Sélection naturelle, eugénisme, sélection sociale, voilà le triple point de vue qui retiendra notre attention dans le présent article.
Trompés par le récit biblique de la création, des naturalistes comme Linné, Cuvier, Agassiz ont faussement supposé que toutes les espèces végétales ou animales, et l’humanité elle-même, demeuraient immuables et fixes parce qu’elles résultaient du tout-puissant vouloir divin. Si la faune et la flore ont changé au cours des âges, ainsi qu’en témoigne la paléontologie, ce n’est pas, disait Cuvier au début du XIXème siècle, en raison de la transformation des espèces, mais par suite de « révolutions » du globe, de « catastrophes subites, se produisant périodiquement et détruisant des populations entières ». A la même époque, Lamarck enseignait que les espèces évoluent. « Si cette vérité n’est pas généralement admise, déclarait-il, c’est parce que la chétive durée de l’Homme lui permet difficilement d’apercevoir les mutations considérables qui ont lieu à la suite de beaucoup de temps ». Mais Lamarck fut tourné en ridicule et Cuvier, qui cumulait tous les honneurs officiels, triompha bruyamment.
Avec Darwin, qui publia en 1859 son livre De l’Origine des Espèces, la théorie fixiste reçut un coup dont elle ne s’est point relevée. La prodigieuse documentation du naturaliste anglais, le nombre et la variété des faits qu’il apportait en faveur de la mutabilité des espèces, finirent par convaincre tous les esprits impartiaux. Sur les facteurs essentiels de l’évolution, Lamarck et Darwin sont loin, d’ailleurs, d’être d’accord. Le premier invoque surtout l’adaptation au milieu, les effets héréditaires du besoin qui crée l’organe et de l’usage qui le fortifie, ainsi que l’action opposée du défaut d’usage qui engendre l’atrophie, puis la disparition des organes inutiles. De préférence, le second explique les transformations observées par la lutte pour la vie et la sélection naturelle. Chez Darwin, cette dernière notion acquiert une importance de premier ordre.
Variabilité des espèces et concurrence vitale, telles sont, d’après lui, les causes principales de l’évolution biologique. Dans une même espèce, tous les individus présentent des différences plus ou moins accentuées qui sont en relation avec les modifications survenues dans le mode d’existence. Par ailleurs, la progression rapide selon laquelle les êtres organisés tendent à s’accroître, dans une région donnée, engendre une lutte fatale de chaque individu avec ses semblables et avec ses ennemis de tous ordres, pour la place à prendre ou la nourriture à obtenir. En conséquence, les variations nuisibles seront une cause de destruction pour les êtres qu’elles affligent ; les variations utiles auront un effet inverse, elles assureront la survivance des individus les plus aptes et se transmettront à leurs descendants. Une meilleure adaptation aux conditions d’existence et une lente amélioration de l’espèce suivront, si les variations heureuses persistent et si le même processus se répète pendant longtemps.
Darwin écrit :
« Supposons une espèce de Loup, se nourrissant de divers animaux, s’emparant des uns par ruse, des autres par force et des autres par agilité ; supposons encore que sa proie la plus agile, le Daim par exemple, par suite de quelques changements dans la contrée, se soit accrue en nombre ou que ses autres proies aient, au contraire, diminué pendant la saison de l’année où les Loups sont le plus pressés par la faim. En de pareilles circonstances, les Loups les plus rapides et les plus agiles auront plus de chance que les autres de pouvoir vivre. Ils seront ainsi protégés, élus, pourvu toutefois qu’avec leur agilité nouvellement acquise ils conservent assez de force pour terrasser leur proie et s’en rendre maîtres, à cette époque de l’année ou à toute autre, lorsqu’ils seront mis en demeure de se nourrir d’autres animaux. Nous n’avons pas plus de raisons pour douter de ce résultat que de celui que nous obtenons nous-mêmes sur nos Lévriers, dont nous accroissons la vitesse par une soigneuse sélection méthodique ou par une sélection inconsciente, provenant de ce que chacun s’efforce de posséder les meilleurs Chiens sans avoir aucune intention de modifier la race. Sans même supposer aucun changement dans les nombres proportionnels des animaux dont notre Loup fait sa proie, un louveteau peut naître avec une tendance innée à poursuivre de préférence certaines espèces. Une telle supposition n’a rien d’improbable, car on observe fréquemment de grandes différences dans les tendances innées de nos animaux domestiques : certains Chats, par exemple, s’adonnent à la chasse des Rats, d’autres à celle des Souris. D’après M. Saint-John, il en est qui rapportent au logis du gibier ailé, d’autres des Lièvres ou des Lapins, d’autres chassent au marais et, presque chaque nuit, attrapent des Bécasses ou des Bécassines. On sait enfin que la tendance à chasser les Rats plutôt que les Souris est héréditaire. Si donc quelque légère modification d’habitudes innées ou de structure est individuellement avantageuse à quelque Loup, il aura chance de survivre et de laisser une nombreuse postérité. Quelques-uns de ses descendants hériteront probablement des mêmes habitudes ou de la même conformation, et, par l’action répétée de ce procédé naturel, une nouvelle variété peut se former et supplanter l’espèce mère ou coexister avec elle. »
Ainsi Darwin accorde à la mort une grande valeur sélective : elle élimine les moins aptes à la manière de l’éleveur qui, dans un troupeau, ne garde que les meilleurs individus. Il estime que la sélection sexuelle exerce aussi une action qui n’est pas négligeable. Les mâles plus énergiques ou mieux armés écartent leurs rivaux moins vigoureux. Parfois, chez les oiseaux en particulier, ce sont les mâles les plus beaux ou ceux dont la voix est la plus mélodieuse qui sont choisis de préférence par les femelles :
« Des voyageurs nous ont raconté des combats d’Alligators mâles au temps du rut. Ils nous les représentent poussant des mugissements et tournant en cercle avec une rapidité croissante, comme font les Indiens dans leurs danses guerrières. On a vu des Saumons combattre pendant des jours entiers. Les Cerfs-Volants portent quelque fois la trace des blessures que leur ont faites les larges mandibules d’autres mâles. M. Fabre, cet observateur inimitable, a vu fréquemment les mâles de certains insectes Hyménoptères combattre pour une certaine femelle qui restait spectatrice en apparence indifférente du combat, mais qui, ensuite, suivait le vainqueur. La guerre est plus terrible encore entre les mâles des animaux polygames ... Chez les oiseaux, la lutte offre souvent un caractère plus paisible. Tous ceux qui se sont occupés de ce sujet ont constaté une ardente rivalité entre les mâles de beaucoup d’espèces pour attirer les femelles par leurs chants. Les Merles de roche de la Guyane, les Oiseaux de Paradis et quelques autres espèces encore s’assemblent en troupe ; et, tour à tour, les mâles étalent leur magnifique plumage et prennent les poses les plus étranges devant les femelles qui assistent comme spectatrices et juges de ce tournoi ; puis, à la fin, choisissent le compagnon qui a su leur plaire. Tous les amateurs de volières savent bien que les oiseaux sont très susceptibles de préférences et d’antipathies individuelles. Sir B. Héron a remarqué un Paon tacheté qui était tout particulièrement préféré par toutes les femelles de son espèce. »
Certes, malgré ses mérites, la conception de Darwin soulève de nombreuses difficultés. Si le transformisme est un fait qu’aucun naturaliste sérieux ne songe à nier, la façon dont on l’explique a singulièrement varié. Les doctrines néo-lamarkistes, weismaniennes, mutationnistes, etc... se sont éloignées des idées darwiniennes sur des points parfois très importants. De préférence, ce sont les individus moyens, non les individus supérieurs, que l’action sélective préserve de la mort ; et, très souvent, aucune différence ne distingue les éliminés des survivants. Dans toutes les espèces, les phases d’intense mortalité s’observent pendant les jeunes stades ; mais, parmi les animaux adultes restés sauvages, il n’est pas rare de rencontrer des individus diminués par des malformations naturelles ou des mutilations accidentelles. Au dire des biologistes contemporains, qui ont confronté de près la théorie darwinienne avec la réalité, il n’y a pas de « survival of the fittest » ; sauf au début, la mortalité intraspécifique n’a aucun caractère sélectif. Et ainsi tombe l’argument principal des bellicistes qui prétendent légitimer la guerre en l’assimilant, d’une façon d’ailleurs très fausse, à la lutte pour la vie et en lui faisant jouer un rôle sélectif comparable à celui que l’on a prêté à la nature.
Si la sélection naturelle n’a pas l’importance que Darwin lui attribue, la sélection artificielle, intentionnellement pratiquée par l’homme, peut aboutir à de merveilleux résultats. On sait quels miracles réalise l’horticulture ! Des chercheurs patients ont précisé et codifié les règles à suivre pour obtenir des formes végétales inconnues ou pour renforcer les caractères que nous désirons voir s’accroître dans une espèce donnée. Des variations surviennent brusquement, même parmi 186 plantes issues d’un producteur commun ; et l’on obtient des races stables, lorsqu’on marie ensemble les individus qui présentent des variations identiques. Pour conduire une espèce au degré de perfectionnement souhaité, 1’on peut choisir comme reproducteurs, dans chaque semis, les sujets qui présentent à un très haut degré les caractères que l’on désire voir se développer. En procédant de la sorte assez longtemps, d’étonnantes variétés apparaissent, conformes aux modèles que nous avions imaginés. A ces modifications il y a néanmoins des limites ; la rose bleue, par exemple, n’a encore été obtenue par aucun horticulteur. Le croisement des races permet aussi de produire des types inédits, qu’il s’agisse de fleurs, de céréales, d’arbres fruitiers, de plantes industrielles quelconques. C’est ainsi que l’on a sélectionné des variétés de betteraves, de blé, de pommes de terre, dont les qualités augmentent singulièrement la valeur Edmond Perrier écrit :
« La rose du Bengale a été importée chez nous vers 1800, la rose multiflore en 1837, la rose de l’île Bourbon en 1820 ; elles ont fourni, depuis, de nombreuses variétés : c’est en les croisant les unes et les autres avec nos roses anciennes, fleurissant au printemps, qu’on a obtenu les roses hybrides remontantes, qui fleurissent deux fois par an. »
Dans leur ensemble, ces procédés sont imités de ceux que l’homme utilise, depuis les temps les plus anciens, pour l’amélioration des races d’animaux domestiques ou pour la production de races nouvelles. Nous ne savons rien de précis concernant l’origine et l’histoire de la majorité des grandes races domestiques, soit qu’elles remontent à des époques sur lesquelles nous sommes très mal renseignés, soit qu’elles résultent d’une sélection lente, variable, intermittente et qui n’eut rien de méthodique. C’est à des mutations ou des combinaisons qui parurent intéressantes que sont dus chiens et chats sans queue, moutons et boeufs sans cornes, de nombreuses races de poules, de pigeons, de chevaux, de chiens, etc ... Quoi qu’il en soit, la sélection, intentionnellement appliquée par l’homme, dans l’ordre végétal ou animal, apparaît merveilleusement utile et féconde. Non seulement, disait Youatt, elle permet à l’éleveur de modifier le caractère de son troupeau, mais elle lui fournit le moyen de le transformer complètement :
« C’est la baguette magique, à l’aide de laquelle il appelle à la vie quelque forme ou moule qui lui plaise. »
L’éleveur de pigeons John Sebright affirmait :
« Qu’il répondait de produire quelque plumage que ce fùt en trois ans ; mais qu’il lui en fallait six pour obtenir la tête et le bec. »
Et l’on sait quels prix énormes valent les beaux reproducteurs dont la généalogie est irréprochable. Grâce aux lois de Mendel, il est d’ailleurs possible de calculer les résultats des croisements entre individus de caractères différents. Ajoutons que les méthodes à suivre, pour obtenir deux individus capables d’être la souche d’une race stable, varient selon la nature dominante ou dominée de la qualité que l’on désire. Facile dans le second cas, l’isolement est long et incertain dans le premier ; beaucoup d’individus, que les éleveurs déclarent de race pure, n’en ont que l’apparence : la disjonction mendélienne, qui survient lorsqu’on les croise entre eux, le démontre.
Puisque la sélection artificielle, appliquée aux animaux domestiques, conduit à d’heureux résultats, l’homme gagnerait sans aucun doute à user de procédés analogues, quand il s’agit de sa propre reproduction. Malheureusement, la religion chrétienne en général et plus particulièrement la branche catholique exercent une influence très néfaste en matière de procréation humaine. Asservis à des dogmes absurdes, les catholiques continuent d’obéir à l’ordre donné par Jahveh à Adam et à Ève :
« Multipliez-vous ! »
Dans une encyclique de décembre 1930, le pape a rappelé que la doctrine traditionnelle ne devait subir aucune atténuation. Le jésuite J. Keating écrit :
« En considération du bonheur éternel qui est normalement à leur portée, il est mieux que des enfants naissent estropiés ou tarés, que de ne pas être nés du tout. »
Le pitre Jean Guiraud, dont j’ai pu apprécier la sottise et la mauvaise foi lorsqu’il enseignait à l’Université de Besançon, résume les explications des théologiens catholiques en assurant que la restriction volontaire de la natalité est une faute d’une gravité exceptionnelle.
Moins déraisonnables, les protestants ont adopté de nos jours une attitude différente, du moins dans certains pays. Le député Sixte-Quenin le constate dans son intéressant rapport sur le Problème de la Natalité :
« Le nombre considérable des chômeurs anglais, écrit-il, a montré à des membres de la Chambre des Lords et à de hautes personnalités de l’Église anglicane, que la propagande néo-malthusienne devenait, en Angleterre, une mesure de salut public. On sait quel éclatant démenti a été donné, par les colonies anglaises, à la thèse qui prétendait que les colonies pourraient toujours, le cas échéant, recevoir un excédent possible de population de la métropole. Les gouvernants anglais ont essayé de se débarrasser, en les envoyant dans leurs colonies, d’une partie au moins de leurs chômeurs qui représentent une si lourde charge pour le budget anglais. Cette entreprise a lamentablement échoué ... Ainsi s’explique-t-on que des lords et des évêques en soient venus à penser que l’Angleterre est trop peuplée, que les chômeurs qui y sont en excédent et à la charge de ceux qui travaillent, peut-être eût-il mieux valu qu’ils ne naquissent point et qu’en tout cas il serait sage d’éviter que leur nombre s’augmentât par une procréation exagérée. En Amérique, il faut bien croire que ce sentiment est encore plus répandu, car on a pu lire, dans Paris-Midi, ce télégramme de New-York du 9 décembre 1932 :
« Le Conseil fédéral des églises du Christ en Amérique a tenu hier, à Indianapolis, son congrès annuel, à l’issue duquel des résolutions sensationnelles ont été adoptées. Disons d’abord que cette association groupe 135.000 églises protestantes et que ses adhérents sont au nombre de 22 millions. En ce qui concerne les problèmes sociologiques, le Conseil fédéral insiste sur la nécessité du contrôle des naissances dans « l’intérêt de la morale et de la protection de la vie humaine ». Il estime que c’est là le seul moyen de maintenir le standard de vie désirable et n’hésite pas à préconiser la création d’écoles du mariage, dont les élèves seraient initiés, par des médecins et professeurs qualifiés, aux mystères de l’eugénisme. »
C’est que l’Amérique, qui compte pourtant encore de vastes étendues peu peuplées, non seulement elle aussi, après avoir fermé ses portes aux Asiatiques, les ferme aux Européens, mais elle doit reconnaître son impuissance à utiliser son territoire soi-disant insuffisamment peuplé pour donner du travail à ses millions de chômeurs. »
En France, en Italie, les prêtres s’associent par contre au pouvoir civil pour condamner la restriction volontaire de la natalité. D’une façon générale, le désir de disposer d’un « matériel humain » abondant, pour les guerres en perspective, pousse les nationalistes du continent européen à réclamer une procréation toujours amplifiée.
Malgré leur parenté évidente, le problème de la limitation des naissances et celui de la sélection eugénique ne sont point rigoureusement identiques. Le premier, d’ordre surtout quantitatif, se préoccupe d’établir un heureux équilibre entre les ressources du globe et l’effectif de la population qui s’agite à sa surface. Le second, d’ordre qualitatif, porte sur les moyens d’éviter un amoindrissement de notre espèce, et même d’assurer son amélioration autant qu’il est possible. Il faut, déclarent avec raison les partisans de l’eugénisme, que la procréation cesse d’être le résultat d’un instinct aveugle et du hasard, pour devenir l’oeuvre volontaire et réfléchie de parents sains de corps et d’esprit. Un enfant vigoureux, robuste, bien doué intellectuellement, ne vaut-il pas mieux que cent enfants malingres et tarés ? Favoriser la procréation d’une manière aveugle, sans tenir compte des maladies héréditaires, des aptitudes familiales, des conditions favorables au perfectionnement de l’espèce, c’est précipiter la déchéance de la race humaine. Ils commettent un crime, les parents alcooliques, tuberculeux, syphilitiques, ou tarés à d’autres points de vue, qui jettent dans la lutte pour l’existence un être chétif, mal conformé, dont la destinée sera de souffrir constamment. S’il peut disposer librement de sa vie et chercher son plaisir où il le trouve, l’homme n’a pas le droit d’engager l’avenir d’un enfant condamné d’avance à une irrémédiable dégradation physique ou mentale. La stérilisation des anormaux se pratique déjà dans certains pays, et la nécessité d’un examen prénuptial est admise par les meilleurs esprits. L’américain Lothrop Stoddart rapporte l’histoire d’une famille de 1.200 individus qui eurent pour ancêtres un couple de deux dégénérés : 300 moururent prématurément, 310 furent des mendiants professionnels, 440 furent minés par la syphilis, 130 devinrent des criminels et, parmi ces derniers, 7 commirent des assassinats. Quoi qu’en pensent les catholiques, de tels exemples démontrent qu’une sélection s’impose en matière de procréation.
L’eugénisme comporte tout un ensemble de procédés dont nous ne parlerons pas ici. Dans certains pays comme l’Angleterre, les Etats-Unis, l’Allemagne, la Hollande, la Suisse, il a inspiré des mesures dont les effets bienfaisants se feront sentir dans un avenir prochain. Russie et Suisse ont même permis l’avortement, quand il a lieu dans certaines conditions. En France, par contre, la loi du 31 juillet 1920 punit d’un emprisonnement de six mois à trois ans, et d’une amende de cent à cinq mille francs, quiconque :
« Se sera livré à une propagande anticonceptionnelle ou contre la natalité. »
Le simple exposé des doctrines eugéniques peut donner lieu à des poursuites qui aboutissent d’ordinaire à de sévères condamnations. Des apôtres ont cependant bravé les foudres de la loi pour les faire connaître chez nous. Concernant l’hérédité des aptitudes intellectuelles et morales, nous sommes encore très mal renseignés, malheureusement. Mais de merveilleuses perspectives s’ouvriront pour notre espèce, le jour où l’on pourra sélectionner des races supérieures par le coeur et le cerveau. Les plus audacieuses conceptions sociales, des espoirs que beaucoup déclarent utopiques, seront alors d’une réalisation aisée ; à condition, bien entendu, que cette science nouvelle ne passe point au service des oppresseurs du genre humain.
En attendant ces jours heureux, le problème de la sélection intellectuelle et morale s’impose dans nos actuelles collectivités. C’est en instituant l’École Unique que radicaux et socialistes prétendent dégager de la masse les cerveaux supérieurs. L’un de ses apologistes écrit :
« L’accès du second degré serait réservé exclusivement aux enfants qui auraient été jugés dignes de le recevoir, aux environs de la onzième année. La sélection est une grave détermination qu’on espère réaliser assez exactement au moyen de trois séries d’épreuves, savoir :
-
l’examen attentif des résultats de l’ensemble de la scolarité élémentaire, qui doivent être obligatoirement consignés dans un livret scolaire ;
-
des épreuves écrites et orales ayant pour but de déceler des aptitudes ou des inaptitudes plutôt que de contrôler des connaissances ;
-
des épreuves psychologiques. Ces épreuves donneront lieu à des notes et permettront ainsi de conclure à l’admission ou à l’ajournement d’un enfant à l’enseignement du deuxième degré.
Nous espérons du reste voir établir une corrélation étroite entre l’enseignement primaire complémentaire et les deux premières années de cet enseignement de choix, afin qu’un esprit à évolution plus lente puisse reprendre sans dommage la place qui lui est due. Les jurys conscients de leur véritable rôle ne manqueront pas d’être aussi larges que possible dans le recrutement de l’élite de demain. Les éléments ne manqueront évidemment pas et permettront de puiser dans la masse les cadres futurs de la démocratie. Au troisième degré, on a l’enseignement supérieur proprement dit (Grandes Ecoles, Facultés, etc...). Il se propose la formation technique et professionnelle supérieure, l’initiation à la recherche scientifique en vue de la formation de savants, l’enseignement théorique et pratique de la méthode scientifique, la formation du personnel enseignant, etc... »
Afin de permettre aux riches, même très mal doués, de poursuivre leurs études secondaires ou supérieures, on laissera les écoles congréganistes fonctionner comme par le passé. Qualités de coeur et de volonté n’entreront pas en ligne de compte pour le recrutement de la nouvelle élite sociale.
Ligue des Droits de l’Homme, parti radical, loges maçonniques, etc... collaborèrent à la confection de ce projet. Même s’il s’agit de dégager les esprits vraiment supérieurs, les mesures qu’ils préconisent sont notoirement insuffisantes. Ils confondent faussement valeur et précocité ; aux examens et concours ils prêtent des mérites dont ils sont dépourvus. Désireux de sauver la société capitaliste, ils veulent amoindrir l’énergie révolutionnaire du prolétariat, en privant la masse de ses animateurs les plus intelligents. Mais le comble, c’est qu’ils confondent naïvement l’élite scolaire avec la véritable élite sociale. Ils oublient qu’on peut être un grand esprit et un aboulique ou un fieffé gredin ; leur ignorance est telle, en matière de psychologie, qu’ils identifient savoir et moralité. Vainement, j’ai multiplié les rapports et les études pour éclairer les pontifes sur ce point : il n’est pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Dans leur pensée, l’école unique est, avant tout, un magnifique tremplin électoral, aussi m’ont-ils considéré comme un « gêneur ». Une sélection sérieuse devrait pourtant tenir compte des sentiments, de la volonté, des habitudes, des désirs, de tout l’ensemble des éléments psychologiques qui constituent la vie mentale ; à côté des aptitudes intellectuelles, il existe des dispositions morales dont l’importance est prodigieuse. J’ai traité ce problème dans Ethique Nouvelle ; et j’ai montré, par des expériences pratiques, qu’il était possible d’arriver à découvrir les tendances essentielles du moi profond. Sans l’avouer, certaines associations, certains pontifes de l’Université et même des organisations très officielles s’inspirent des idées que j’émis sur ce sujet voici dix ans. Plusieurs reconnaissent qu’une sélection morale serait indispensable dans une société rationnellement organisée. Mais financiers et politiciens sont d’irréductibles adversaires d’une méthode qui mettrait fin à leurs hypocrites et criminels agissements.
— L. BARBEDETTE.
SENS (ESTHÉTIQUE)
Le sens esthétique, que nous appellerons plus volontiers, pour éviter des interprétations alambiquées, le sens de la beauté et le sens de l’art (voir Beauté et Art), est, à notre avis, un sixième sens chez l’homme. Il est inné en lui, comme le sont toutes les « facultés d’éprouver des impressions par l’intermédiaire de ses organes », facultés qui sont celles de ses autres sens. Seul l’homme incomplet, anormal, ne possède pas ce sixième sens, comme il lui arrive d’être dépourvu de ceux de la vue, de l’ouïe, de l’odorat, du goût ou du toucher. Le sens de la beauté et de l’art est, comme les autres sens, susceptible d’augmentation, de diminution, voire d’extinction suivant que son usage est plus ou moins exercé et fréquent.
L’homme primitif est, tout naturellement, sculpteur, peintre, poète, musicien. Il taille ou peint des images, il harmonise sa pensée par le vers ou par le chant, sans avoir appris, tout comme il respire, comme il dort, comme il mange, tant que ses rapports avec la nature ne sont pas interrompus ou faussés par des conventions plus ou moins arbitraires. Ce sont ces conventions toujours plus compliquées qui ont rompu, pour l’homme civilisé, la continuité de ses rapports avec la nature, comme elles ont modifié les facultés de ses sens et les ont diminuées au point de les supprimer parfois totalement. Une sorte d’atavisme s’est formé dans l’espèce humaine qui a, peu à peu, produit et transmis en elle un lent dénaturement, une insensibilité progressive, notamment du sens de la beauté et de l’art, rendant nécessaire, chez la plupart des hommes, une nouvelle création de ce sens par une éducation appropriée.
Il est des êtres qui possèdent intensément le sens de la beauté et de l’art, mais chez qui il ne se découvre que par une sorte de révélation naturelle ou cultivée, quand ils se trouvent, pour la première fois, devant certains spectacles de la nature ou certaines manifestations de l’art. Ils éprouvent alors une émotion nouvelle pour eux, et la répétition de ces spectacles ou de ces manifestations, l’observation critique qu’elle suscite, multiplient, varient, amplifient leur émotion et en font un sens de plus en plus éclairé. D’autres sont, au contraire, entièrement dépourvus du sens de la beauté et de l’art ; ils cherchent vainement à l’acquérir ou à donner l’illusion qu’ils le possèdent. Ils sont les pédants et les sots qui admirent sur la foi des autres. Les premiers sont naturellement des artistes, comme le primitif sculptant un morceau de bois ou soufflant dans un roseau. Eux seuls sont créateurs de pensée, d’art, d’harmonie. Les autres sont des snobs qui font toutes les grimaces esthétiques sans jamais en recevoir une véritable émotion ni leur donner une expression originale.
On a prétendu, bien à tort, que le sens de la beauté et de l’art est l’apanage de l’humanité et de la civilisation. Non seulement il est possédé plus sûrement par l’homme primitif que par le civilisé, mais il a été constaté d’une façon aussi certaine chez l’animal dont l’état de primitivité est, ou du moins semble être, encore plus grand. Ce sens est d’autant plus répandu dans toute la nature qu’il est, comme les autres sens, physiologiquement plus exercé et, psychologiquement, moins déformé par des conventions arbitraires. Il n’y a aucune raison pour que ce sens soit en infériorité chez les animaux, alors que les autres sont, chez eux, si éminemment supérieurs par leurs organes plus nombreux et surtout plus perfectionnés que chez l’homme. Ainsi, l’ouïe est incomparablement mieux servie par la mobilité du pavillon de l’oreille externe chez tous les animaux qui possèdent cet organe, et par l’appareil vibratoire de ceux, les poissons en particulier, qui n’ont pas d’oreille externe. De même pour la vue dont l’organe est, pour certains, sur toute la surface du corps. Parmi ceux qui ont des yeux, il en est qui sont pourvus de plusieurs paires. Les yeux pédonculés de nombreuses espèces leur permettent de changer la direction de leur vue. Les yeux rétiniens des insectes sont enrichis de facettes qui vont jusqu’au nombre de 24.058 chez la mordelle. La mouche commune en a 4.600 à chaque oeil, et le papillon 17.355. Un grand nombre de mammifères voient de nuit comme de jour. Pour le tact, il atteint une subtilité infinie grâce à la multiplicité de ses organes distribués sur tout le corps, notamment aux poils et aux plumes. L’odorat n’est pas moins subtil, servi aussi par des organes nombreux. Enfin le goût, demeuré naturel et qui n’est pas perverti comme chez l’homme par toutes les drogues et les falsifications de la chimie alimentaire, permet toujours à l’animal de discerner l’aliment utile et le nuisible. On peut faire d’un animal un gourmand et même un gourmet ; on ne réussira à l’empoisonner que par une ruse qui mettra son flair en défaut. Le Docteur Ph. Maréchal, dans son ouvrage : Supériorité des animaux sur l’homme, a abondamment démontré cette supériorité en ce qui concerne les sens, et exposé, en même temps, ses répercussions esthétiques et morales chez nos frères appelés « inférieurs ».
Par un phénomène dû à l’excitation factice et toujours plus grande des centres nerveux de l’homme, ses sensations, localisées dans ces centres, sont plus vives mais aussi moins durables que celles de l’animal. Elles sont condensées plus promptement, mais moins profondément, dans sa masse encéphalique nerveuse, alors qu’elles sont disséminées dans les organes des animaux. L’acuité de la sensibilité humaine, artificiellement provoquée et surexcitée, a remplacé de plus en plus la lente expérience et la mémoire qui en conservait les leçons. L’homme, de moins en moins réfléchi, a été de moins en moins capable d’établir pour lui et autour de lui une vie harmonieuse. Il est devenu ainsi, pour le monde entier comme pour sa propre espèce, une véritable terreur. Il a entre autres bouleversé toutes ses notions esthétiques instinctives pour détruire, au lieu de les entretenir, avec les sources de la vie, les joies qui sont ses seules raisons de vivre. Quelle joie plus ardente, plus enivrante, peut-il être que de sentir la féerie de la nature, d’écouter, dans le calme de la nuit, les frissons des feuillages, le chant solitaire du rossignol, du grillon, du crapaud, d’entendre le cri de l’alouette saluant le lever du jour ? .. Il y a des gens qui tuent, pour le plaisir, le rossignol, le grillon, le crapaud, l’alouette, ou qui font taire leur chant par les gargouillades de la T. S. F. ! Déjà insuffisamment doué, dans bien des cas, pour « la lutte pour la vie » et ayant, plus que bien des animaux, besoin de réaliser « l’entente pour la vie », l’homme s’est appliqué à aggraver ses déficiences naturelles devant les forces hostiles et les obstacles à vaincre, en composant une civilisation de plus en plus anti-naturelle et anti-sociale.
Les particularités du sens de la beauté et de l’art dans ses rapports avec la civilisation ont fait naître les théories les plus abracadabrantes, soutenues par de pontifiants imbéciles, de faux artistes, et traduites dans des oeuvres qui ne sont que des monuments de la sottise humaine au lieu de représenter le génie humain, C’est au nom de la science esthétique que ces théories ont été enfantées et qu’on s’est appliqué à les justifier. Ce fut le philosophe Baumgarten qui eut, au XVIIIème siècle, l’idée de formuler une science du Beau à laquelle il donna le nom d’Esthétique. Pour cela, il sépara, dans sa théorie, la « connaissance sensorielle » ou « connaissance sensible », de la haute philosophie ou « connaissance intellectuelle ». L’esthétique était une « gnoséologie inférieure » qui ne dépassait pas l’entendement des sens alors que la « Gnose », ou science supérieure, régnait dans les plus grandes hauteurs de l’esprit. Le Beau, perfection sensible, était inférieur au Bien, perfection rationnelle. Le Beau était dans la nature, à la portée des facultés humaines ordinaires. Le Bien était au-dessus de la nature et des facultés ordinaires, dans le domaine de la morale, c’est-à-dire de la pure spéculation spirituelle. C’était là une nouvelle façon d’appliquer la métaphysique du divin élevé au-dessus de la nature. On laissait à celle-ci le Beau, notion inférieure qu’on séparait du Bien, notion de la divinité. L’esthétique, perfection matérielle et sensible, n’était plus associée à l’éthique, perfection spirituelle et imaginative, comme dans l’antiquité païenne. Celle-ci, dans son enivrement panthéiste, avait confondu les hommes et les dieux, le Beau et le Bien dans la même perfection matérielle et spirituelle. Elle n’avait pas distingué entre la beauté des êtres et des choses et la beauté morale, entre le bien sensible et le bien rationnel. La philosophie d’inspiration chrétienne sépara le Beau-nature et matière du Bien-divinité et esprit.
Cette distinction métaphysique fut le point de départ de toute une logomachie où la notion du Beau fut noyée dans des théories qui ne furent pas plus sensibles que rationnelles. Il fut bon de s’en garder pour conserver la fraîcheur de ses sensations et des émotions du Beau, et ce fut de plus en plus nécessaire. Sans repousser toute culture esthétique, car ce serait refuser la multiplication, la variété et l’intensité des sensations et des émotions d’art, nous devons nous garder des abstractions qui ne sont que de la sottise. Il vaut mieux posséder la primitive et naïve fraîcheur d’âme de Margot qui pleure au mélodrame, que d’être un de ces prétentieux et vides imbéciles applaudissant, pour se donner un air intelligent, à ce qui les fait bailler (voir Snobisme). Le snobisme, qui veut régenter le goût, ignore le mot de Vauvenargues : « Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût » : il faut avoir du sentiment, de la sensibilité. Aussi, convient-il de faire des réserves sur une esthétique qui sépare le Beau du Bien, la nature du divin, la matière de l’esprit. La véritable science, comme le véritable instinct du Beau et du Bien, ont fait justice de ces phantasmes qui n’eurent jamais d’autre but que de favoriser la prédominance et le parasitisme des prétendues « élites » sociales. Ils tendent, aujourd’hui, à s’imposer plus que jamais grâce à la veulerie et à la complicité de ceux qui se posent en représentants de l’esprit.
La véritable esthétique est celle qui est à la fois sensible et intellectuelle dans le but de réaliser la véritable perfection rationnelle. Elle ne sépare pas l’esprit de la matière ; au contraire. Comme l’a écrit Elie Faure :
« L’esprit n’atteint l’esprit que si la matière s’y prête. Non pas uniquement la matière visible, mais la matière sensible, le son, le mot, le symbole mathématique. »
Et il a ajouté :
« L’esprit n’est que rapports entre des éléments solides, organisation de ces éléments solides dans une harmonie continue dont l’amour est le mobile et l’intelligence le moyen. Il y a un échange constant, quels que soient l’objet et la forme de notre action, entre la matière du monde que nous transformons immédiatement en esprit dès qu’elle nous touche, et l’esprit que nous nous représentons immédiatement en matière dès que nous en sommes touchés ... La nourriture spirituelle, comme l’autre, devient l’homme intérieur même, qui prête au produit de l’échange les qualités qu’il en reçoit. »
Le véritable sens esthétique, le seul auquel nous devons nous arrêter si nous ne voulons pas nous égarer, est celui qui donne la sensation, en le faisant comprendre, de ce « poème de la matière » qui... :
« ...sature à tel point notre chair, détermine à tel point notre intelligence qu’il faudrait, pour en suivre le déploiement dans l’oeuvre d’art, partir de l’allaitement maternel où une matière liquide modèle notre forme propre, pour aboutir à l’étreinte amoureuse où se révèlent, dans les échanges indéfiniment prolongés de la volupté et de la souffrance, les plus subtiles recherches de l’imagination et de l’esprit, en passant par tous les contacts que l’éducation de nos sens, l’aliment, le vêtement, l’habitat, le jeu nous infligent avec elle. » Le sens esthétique est celui que forme en nous cette « éducation subtile et continue que la matière exerce sur nos facultés de comparer, d’éliminer, d’ordonner et de choisir, même et peut-être surtout quand nous nous imaginons que notre esprit joue dans un espace abstrait dont elle a cependant, à elle seule, déterminé les dimensions. » (Elie Faure : Le Clavier.)
Hors de ces conceptions, qui établissent la profonde communion de l’homme et de la nature, on ne peut que perdre pied, soit pour s’égarer dans les nuages d’une esthétique stratosphérique, soit pour s’enfoncer dans le marécage d’un utilitarisme grossier qui est le bannissement de tout esprit et le renoncement aux splendeurs de l’intelligence. Ce sont ces deux esthétiques : stratosphérique et marécageuse, que la civilisation a développées pour faire perdre aux hommes le véritable sens du Beau en même temps que du Bien, le sens de leur harmonie personnelle et de l’harmonie collective et universelle. Car il n’y a pas de Beau sans le Bien et il n’y a pas de Bien sans le Beau. Ce qui est beau est bien et ce qui est bien est beau. Ils sont les deux conditions de la sagesse humaine. Le Bien en est la substance ; le Beau en est la splendeur. Et pour conclure sur ce sujet, nous disons ceci :
Pour être vraiment humain et remplir entièrement les conditions de sa nature, l’art doit rechercher à la fois le Bien et le Beau. S’il ne s’occupe que du Bien, il ne s’occupe que d’une pure abstraction productive socialement de la tartuferie et du bégueulisme. S’il n’envisage que le Beau, il tombe dans les formes desséchantes et stériles de « l’art pour l’art » (voir Romantisme). Le sculpteur Jean Baffier, qui disait : « l’Art, c’est la Vie », disait aussi que l’art est « l’exaltation de la morale ... la résultante de la morale dont il représente l’exaltation ». Il le voyait dans le positif, dans l’utile, opposé à l’industrie qui « évoque le luxe, le superflu, le faste, la superfétation », et il ajoutait :
« L’Art noble, qui doit être en tous ouvrages, a créé chez nous de la richesse, de la splendeur, de la gloire, tout en conservant pieusement la source de la richesse, de la splendeur et de la gloire. Au contraire, le luxe industrialiste bancaire, avec son système d’exploitation insensé, sa production désordonnée pour satisfaire des concurrences folles, des ambitions démesurées, a conduit aux spéculations les plus extravagantes que l’on voit à cette heure, en oeuvres inqualifiables sur les champs de l’Europe et de l’Asie, même de l’Afrique. »
C’est l’harmonie du Beau et du Bien dans l’art exaltation de la morale qui constitue chez l’homme le sens esthétique, c’est-à-dire le sens d’une vie qui lui sera belle et bonne avec d’autant plus d’intensité que ce sens excitera en lui plus de volonté de réalisation. On comprend dès lors comment une civilisation établie sur la violence et le mensonge, sur l’exploitation de l’homme par l’homme, ne pouvait et ne peut toujours pas réaliser le Bien et le Beau pour tous les hommes. On comprend comment une telle civilisation devait s’efforcer, par la dégradation et l’avilissement de l’individu, de dénaturer, de dévoyer et de détruire si c’était possible son sens esthétique, pour le rendre de plus en plus incapable d’aspirer au Beau et au Bien, de revendiquer avec toute l’énergie nécessaire une vie belle et bonne pour tous. « Qui travaillerait pour nous s’il n’y avait plus de pauvres ! » demandait insolemment Metternich à Robert Owen au lendemain de l’avortement de la Révolution Française tuée par Napoléon et ensevelie par la Sainte Alliance. Ce mot cynique est la plus implacable condamnation des boutiquiers de la morale et des pontifes de « l’art pour l’art » installés dans le parasitisme social.
Mais on ne joue pas sans risque avec le feu. Les corrupteurs ont été les premiers corrompus. Les avilisseurs de l’âme populaire, celle des pauvres qu’ils faisaient travailler pour eux, ont été les premiers avilis. Ce sens esthétique qu’ils veulent achever de détruire chez leurs exploités, ils l’ont perdu depuis longtemps. Leur avidité, leur cruauté, leur vanité publicitaire, tout ce qui a produit leur mégalomanie, leur besoin de paraître et qui en a fait ces mufles intégraux dont nous avons constaté les agissements (voir Muflisme), leur a fait perdre à tel point le sens du Beau et du Bien qu’ils sont devenus eux-mêmes, aujourd’hui, les plus sûrs artisans de leur propre destruction. Car leurs victimes, hélas ! paraissent de plus en plus incapables du « geste » libérateur dans l’effondrement parallèle de leur propre sens esthétique.
Impuissantes à réagir contre les moyens de coercition matérielle qui les accablent, ces victimes sont encore plus impuissantes devant les moyens qui scellent moralement leur esclavage. Misère matérielle, abrutissement moral ; les deux sont complémentaires, et la conséquence de l’extinction du sens esthétique inspirateur de volonté sociale. La double méthode poursuit son office. Côté du Bien c’est l’obéissance perende ac cadaver à une morale civique, religieuse ou laïque, de renoncement, de soumission, à toutes les disciplines de l’usine et de la caserne ; le prolétaire — qui forme les neuf dixièmes de la population du globe — de plus en plus rationalisé, retravaillera bientôt chargé de chaînes et sous la trique comme l’esclave antique, comme les forçats, comme les noirs et les jaunes conquis par la « civilisation ». Côté du Beau, c’est l’abrutissement systématique, méthodiquement poursuivi, par tous les moyens qui « empêchent de penser », qui emportent la vie dans le tourbillon de la vitesse, du bruit, des éclairages violents, des intoxications, qui transportent dans les « paradis artificiels » ; c’est le débordement de folie sanglante, de mégalomanie grotesque, de saleté physique et morale, de muflisme en un mot qui constitue la vie actuelle.
Dans le dénaturement des sens physiques soumis à ce régime permanent de surexcitation et de désagrégation, que peut devenir le sens esthétique qui est en quelque sorte le produit, la synthèse à la fois spontanée et réfléchie de leurs sensations ? Il n’est, pour en juger, qu’à voir la laideur, l’inintelligence, l’inconscience des formes de la vie sociale et des milieux où elles se manifestent pour la plupart des hommes ; il n’est qu’à voir surtout les spectacles (voir ce mot) où ils se plaisent et où ils vont puiser leurs sensations esthétiques. Ces spectacles sont caractéristiques de la place prise dans la société par la brute civilisée mille fois plus obtuse, perverse et dangereuse que celle des cavernes. Les raffinements de sa perversion ont fait du monde entier un immense domaine du docteur Goudron et du professeur Plume.
De même que les excès imposés aux sens physiques finissent par annihiler en eux toutes sensations, le baratage grossier des facultés de l’esprit et du coeur finissent par détruire en eux toute intelligence et toute émotion quelque peu nuancée, délicate. Leur sensibilité subit le sort de la vue chez celui qui ne travaille qu’à la lumière artificielle, de l’ouïe chez le chaudronnier qui frappe sans cesse sur le métal, du toucher que les callus font perdre aux mains des terrassiers, de l’odorat pour les travailleurs des égouts, du goût pour les intoxiqués du tabac, de l’alcool et les amateurs de viandes faisandées. Quelle espèce de sens du beau et de l’art peut avoir, par exemple, une foule de deux ou trois mille personnes assistant à un concert de musique de chambre, dans une salle immense où aucun véritable silence n’est possible ? Alors que cette musique est toute de précision, de nuances, d’échos intimes, de profondeur qui demande un repliement de l’âme sur elle-même, un recueillement qui prolonge la sensation et l’émotion quelques minutes au moins après que les dernières notes se sont éteintes : on voit cette foule éclater en bravos bruyants avant même les dernières notes, trépigner, hurler comme si elle venait d’assister à l’écroulement d’un « poids lourd » ou à l’étripement d’un cheval de « corrida » ! Et que penser, aussi, du sens et de la conscience artistiques des virtuoses — des Cortot, des Thibaud — qui livrent ainsi aux bêtes Mozart, Beethoven, Chopin ou Debussy ?
Au défaut de sens esthétique individuel correspond celui du sens esthétique collectif dans les villes livrées à toutes les hideurs utilitaires et industrielles imaginées par le muflisme des tripoteurs d’affaires. La chanson du travail s’est tue dans les rues des villes ; elle est morte avec le petit artisan et elle est interdite à l’ouvrier rationalisé et taylorisé. Une morne indifférence marque l’ataxie esthétique des foules devant les modes grotesques dont on les affuble, devant les odieux navets qui sont une injure à leurs morts de la guerre qu’elles ont voulu honorer, devant les criminelles entreprises des « topazes » qui font abattre des arbres centenaires, dernière beauté des boulevards, pour faire de la place à des tables de bars, ou qui détruisent des beautés naturelles uniques, menacent des populations entières d’empoisonnement, pour les profits scandaleux d’entrepreneurs de carrières et de fabricants de ciment (Calanques et terroir de Cassis).
Il est d’une nécessité impérieuse pour tous les travailleurs, pour tous ceux qui veulent vivre une autre vie que celle d’un ilote abruti, de retrouver et de cultiver en eux le véritable sens esthétique, celui qui ne sépare pas le Bien et le Beau, l’éthique sociale qui est la justice dispensatrice du bien de tous, de l’esthétique individuelle et collective qui est la beauté et la joie à l’esprit et au coeur de tous.
— Edouard ROTHEN.
SENSATION
n. f.
Élément fondamental de la connaissance, la sensation est l’état psychologique immédiat que provoque l’excitation d’un ou de plusieurs nerfs sensitifs. Plaisirs de l’odorat ou du goût, douleur d’une brûlure sont appelés sensations tout comme les impressions tactiles, les couleurs, les sons : car ce terme s’applique indifféremment à des états affectifs ou à des états représentatifs. En fait, point de connaissance, même d’ordre spéculatif, qui ne s’accompagne d’une tonalité affective, parfois très minime il est vrai. Mais c’est exclusivement le caractère représentatif de la sensation que nous étudierons ici.
Dans les rangs inférieurs du monde organisé, chez les amibes par exemple, le protoplasma se présente sous une forme indifférenciée et les diverses fonctions biologiques paraissent s’exécuter au moyen d’une partie quelconque de cette substance uniforme : indifférence structurale et indifférence fonctionnelle sont intimement liées l’une à l’autre. Par contre, si nous négligeons les transitions pour arriver aux animaux supérieurs et à l’homme, nous constatons que la spécialisation des éléments anatomiques s’accompagne d’une division parallèle du travail physiologique. Grâce à une différenciation très accentuée du système nerveux, phénomènes de sensibilité et de motilité acquièrent une très haute importance. Le rôle de ce système est grand dans la vie organique, puisqu’il règle les mouvements des poumons, du cœoeur et de l’appareil circulatoire, les sécrétions, les mouvements de l’appareil digestif et ceux qui commandent les diverses excrétions. D’autre part, c’est lui qui permet au vivant d’entretenir d’étroites relations avec le milieu extérieur, d’en ressentir les multiples influences et d’y répondre d’une façon appropriée. Mais, alors que les nerfs affectés à la vie organique se rattachent dans l’ensemble au système du grand sympathique, ceux qui sont préposés à la vie de relation se rattachent au système encéphalo-rachidien. Collecteurs des impulsions venues du dehors, les appareils sensoriels, qui font partie intégrante de ce dernier système, se composent essentiellement d’organes récepteurs de l’excitation, d’organes de transmission et d’organes centraux de perception situés dans une partie déterminée de l’écorce cérébrale. Notons, en outre, que l’exercice de chaque sens s’accompagne, dans le champ de sa partie périphérique, de réactions musculaires, indispensables à son jeu régulier et complet. Dans les divers appareils sensoriels, les voies longues conduisent les impressions excitatrices jusqu’à la sphère corticale du cerveau, alors que les voies courtes s’arrêtent dans les centres infra-corticaux. Les neurones sensitifs périphériques ont leur corps cellulaire en dehors de l’axe encéphalo-rachidien : c’est dans la rétine elle-même que les fibres du nerf optique ont leurs cellules d’origine ; c’est dans les ganglions de Corti ou de Scarpa que l’on trouve celles du nerf acoustique.
Adaptés à un genre d’impression bien déterminée, les organes des sens doivent recevoir une excitation qui ne soit ni trop faible ni trop forte, pour donner naissance à une sensation. Au-dessous de 16 vibrations par seconde et au-dessus de 34.000, l’oreille ne perçoit aucun son ; pour les autres sens, il est, de même, possible de déterminer un minimum et un maximum, variables dans une certaine limite. Quel que soit le mode d’excitation, un organe perceptif répond toujours par des sensations d’aspect analogue : électricité, lumière, choc, ingrédients chimiques, etc... produisent une impression lumineuse, quand on les applique au nerf optique, Par contre, la même excitation produit des phénomènes très différents, selon le sens qu’elle impressionne : le courant électrique qui, appliqué à l’œoeil, détermine une sensation de lumière, provoquera une sensation de choc s’il agit sur le bras, une sensation d’odeur s’il ébranle le nerf olfactif. Aussi, plusieurs physiologistes pensent-ils que la différence spécifique, constatée entre les impressions sensorielles, ne résulte pas de la réalité extérieure, mais du seul système nerveux. C’est une action chimique que l’énergie excitatrice détermine dans les organes des sens ; et c’est la présence des produits de désassimilation qui engendre le sentiment de fatigue, consécutif à des ébranlements trop forts ou trop souvent répétés.
L’excitation est transmise au cerveau grâce à une modification chimique qui, de proche en proche, gagne les éléments encéphaliques. Plusieurs admettent un influx nerveux, analogue au courant électrique. Mais notons qu’il est beaucoup plus lent : sa vitesse, chez l’homme, est de 60 mètres par seconde dans les nerfs centrifuges, de 130 mètres dans les nerfs centripètes. Concernant le travail qui s’accomplit dans l’intimité du cerveau, nous savons fort peu de chose ; toutefois l’on est parvenu à localiser certains centres sensoriels. Un chien devient complètement aveugle, si l’on dénude ses deux lobes occipitaux ; si l’on enlève l’écorce grise du lobe droit seulement, il est partiellement aveugle et de l’oeœil gauche et de l’œoeil droit. Pour provoquer la cécité de points limités du champ visuel, il suffit d’enlever des parties déterminées des mêmes lobes. A la suite de lésions occipitales, on a constaté, chez l’homme, des troubles analogues. Chez le chien, l’oreille droite a son centre sensoriel dans la troisième circonvolution occipitale gauche, l’oreille gauche dans la même circonvolution du côté droit. Même si les organes périphériques ne subissent aucune excitation, des sensations apparaissent quand les centres encéphaliques sont ébranlés ; on l’observe dans maints rêves et dans toutes les hallucinations.
Au point de vue psychologique, la sensation subit l’influence et des états qui l’ont précédée et de ceux qui l’accompagnent. Après un bruit étourdissant, l’on ne perçoit pas les nuances de faibles sonorités ; une couleur obtient son maximum de netteté, quand l’accompagnent ses couleurs complémentaires. Harmonie des sons, accord des nuances visuelles sont fondamentales, la première en musique, le second en peinture. De plus, les impressions des divers sens s’entravent ou se renforcent : une sensation lumineuse intense augmente habituellement la finesse de l’ouïe ; des sensations sonores très vives obscurcissent d’abord les perceptions visuelles, puis les stimulent. Un contraste plus ou moins accentué semble nécessaire pour mettre en relief les sensations. Si la température se modifie brusquement, dans la chambre où je me trouve, je le remarque aussitôt ; mais je ne m’en aperçois point, si elle varie lentement. On peut cuire ou congeler des grenouilles, sans qu’aucun mouvement trahisse une douleur quelconque, lorsqu’on élève ou diminue peu à peu la chaleur. En effet, ce que l’on perçoit surtout, c’est le changement, l’opposition. La saveur sucrée d’une solution, trop faible pour être sentie normalement, le sera, et d’une façon très nette, après une application de chlorure de sodium.
Outre sa qualité spécifique et sa nuance individuelle, chaque sensation offre une certaine intensité. Bergson s’est vainement efforcé de montrer que cette dernière se réduisait à un aspect qualitatif. « Une expérience de tous les instants, écrit-il, qui a commencé avec les premières lueurs de la conscience et qui se poursuit pendant notre existence entière, nous montre une nuance déterminée de la sensation répondant à une valeur déterminée de l’excitation. Nous associons alors à une certaine qualité de l’effet l’idée d’une certaine quantité de la cause ; et finalement, comme il arrive pour toute perception acquise, nous mettons l’idée dans la sensation, la quantité de la cause dans la qualité de l’effet. A ce moment précis, l’intensité, qui n’était qu’une certaine nuance ou qualité de la sensation, devient une grandeur. » Mais les analyses psychologiques de Bergson ne peuvent rendre compte de l’aspect quantitatif de maints états de conscience ; et l’ingéniosité de son langage, capable de merveilleux tours de prestidigitation, ne parvient pas à escamoter ce que, dans un sentiment ou une sensation, l’on dénomme intensité. Par contre, de nombreux auteurs font remarquer, avec justesse, qu’élément affectif et élément représentatif se nuisent dans nos sensations : l’intensité de l’émotion ne favorise pas la netteté de la perception, et les sensations olfactives, gustatives, cénesthésiques, qui présentent un caractère affectif très marqué, ne nous donnent, au point de vue de la connaissance, que des notions imprécises et vagues.
La sensation ne se produit que si l’impression initiale possède une durée suffisante ; et elle persiste après l’excitation, dans une mesure qui varie avec la force de cette dernière. Pour l’oeœil, cette persistance va de 1/15 à 1/3 de seconde. Aussi l’impression produite est-elle continue, quand les excitations lumineuses se succèdent à des intervalles rapprochés : c’est le principe du cinématographe, et l’enfant sait qu’il peut décrire cercles ou rubans de feu en agitant assez vite un tison enflammé. Les chocs électriques cessent d’être discernables dès que leur nombre dépasse 35 à la seconde sur le corps, 60 sur le front. Des observations analogues ont été faites concernant les autres sens. Au point de vue psychologique, nous sommes conscients de la durée des sensations : durée plus ou moins longue et qui présente un aspect différent selon les sens affectés. Notre notion du temps provient, sans doute, d’une assimilation de ces diverses durées faite, ultérieurement au profit des sensations musculaires et auditives.
Certaines sensations sont manifestement extensives, c’est-à-dire étalées dans l’espace ; tel est le cas des couleurs et des impressions tactiles. Beaucoup de psychologues accordent ce caractère à toutes les données des sens. James affirme :
« La voluminosité est une qualité commune à toutes les sensations, tout comme l’intensité. Nous disons fort bien des grondements du tonnerre qu’ils ont un autre volume de sonorité que le grincement d’un crayon sur une ardoise ... Une légère douleur névralgique du visage, fine comme une toile d’araignée, paraît moins profonde que la douleur pesante d’un furoncle, ou la souffrance massive d’une colique ou d’un lumbago ... Les sensations musculaires ont également leur volume, ainsi que les sensations dues aux canaux semi-circulaires, voire même les odeurs et les saveurs. Les sécrétions internes surtout sont remarquables à ce point de vue ; témoin les sensations de plénitude et de vide, d’étouffement, les palpitations, les maux de tête, ou encore cette conscience très spatiale que nous donnent de notre état organique la nausée, la fièvre, la fatigue, les lourdes somnolences. »
Les anciens psychologues admettaient cinq sens : la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat ; mais les savants contemporains ont allongé la liste traditionnelle. C’est à la vue que nous devons les sensations de lumière et de couleur. Dans les sensations de lumière, la rétine est actionnée par un mélange complexe des diverses couleurs du spectre, c’est-à-dire par une association de vibrations d’amplitude et de longueur d’onde fort différentes. Dans les sensations de couleur, les rayons excitateurs sont les composants dissociés de la lumière blanche. Violet, indigo, bleu, vert, jaune, orangé, rouge constituent les notes principales de la gamme colorée ; mais trois d’entre elles, le vert, le jaune et le rouge, sont dites couleurs fondamentales, parce qu’elles permettent, quand on les associe en proportions variables, de reproduire toutes les autres. On pourrait distinguer six à sept cents qualités d’impressions lumineuses, au dire de certains ; et l’on a parlé d’un million de nuances colorées, en tenant compte du ton, de l’intensité et de la saturation. D’autres évaluent le nombre des sensations visuelles possibles à 35.000 ; dans chacune des couleurs du prisme, un ouvrier tapissier des gobelins ou d’Aubusson arrive, assure-t-on, à distinguer 1.500 nuances en moyenne, parfois plus, parfois moins.
A l’ouïe nous devons de connaître les bruits, résultats d’ébranlements irréguliers, instables et confus, ainsi que les sons, dûs à des vibrations périodiques et régulières. Ces derniers diffèrent entre eux par la hauteur, l’intensité, le timbre ; et une oreille exercée arrive à distinguer un nombre prodigieux de sons.
« Des notes les plus basses jusqu’aux plus hautes, écrit Ebbinghaus, nous pouvons percevoir, dans des conditions favorables, plusieurs milliers de notes et dans les hauteurs moyennes, à l’intérieur d’une seule octave, plus de mille. Si, dans l’emploi pratique des sons dans la musique, nous nous contentons d’un nombre plus faible (dans les instruments à notes fixes 12 à l’octave), cela tient en partie à des raisons techniques comme le maniement incommode d’instruments à notes trop nombreuses. Mais cela vient surtout de ce que relativement peu de notes s’accordent bien avec une note prise au hasard. »
On distingue, aujourd’hui, les sensations kinesthésiques et thermiques des sensations tactiles ; aussi n’accordons-nous plus au toucher l’importance exceptionnelle que les anciens psychologues lui attribuaient. Nous devons à ce sens les impressions de contact, de poli ou de rugueux, de chatouillement. Expansions nerveuses peu différenciées, ses organes récepteurs sont répandus sur toute la surface du corps. Néanmoins la sensibilité tactile n’est pas égale dans les diverses régions de la peau ; l’écartement minimum, requis pour que l’on sente séparément les deux pointes d’un compas, permet d’apprécier son degré d’acuité. Pour la langue, les lèvres et le bout des doigts, cet écartement va de 1 à 5 millimètres ; il dépasse 3 centimètres sur le dos de la main et 5 centimètres sur la région dorsale du corps. Quant à la persistance des impressions tactiles, elle est très faible, et si l’on touche une roue dentée, animée d’un mouvement rotatoire, la sensation n’apparaît continue qu’au delà de 40 impressions par seconde.
Le goût, qui a son siège dans la bouche, nous renseigne sur les saveurs ; mais les sensations qu’il nous donne sont habituellement mélangées à des sensations de contact, de chaleur, d’odeur, de mouvement. Parfois même les secondes sont prédominantes : les saveurs astringentes sont d’origine tactile, celles de la menthe poivrée ou de la moutarde s’avèrent surtout calorifiques, et l’on arrive difficilement à distinguer un oignon d’une pomme, lorsque le sens olfactif est détruit. C’est d’ailleurs à des terminaisons nerveuses spéciales que répondent les sensations gustatives fondamentales : sucré, acide, amer, salé. Plusieurs sels métalliques paraissent acides, en effet, quand on les pose à la pointe de la langue, et amers quand on les place dans la région postérieure ; c’est le cas de l’acétate de plomb.
Localisé dans la partie supérieure des fosses nasales, l’odorat joue un rôle prépondérant chez certains animaux. Bien que très réduit chez l’homme, par défaut d’exercice, il demeure capable, en certains cas, de déceler la présence de substances chimiques qui n’existent qu’à dose infînitésimale : on peut sentir un deux millionième de milligramme de musc et un vingt-cinq millionième de milligramme de mercaptan. Le chien, dont les lobes et les organes récepteurs olfactifs sont beaucoup plus développés que dans l’espèce humaine, retrouve, après plusieurs heures, l’odeur laissée par le passage d’un lièvre ou de son maître. Souvent les sensations olfactives s’associent à des saveurs ou à des sensations thermiques. On arrive même à confondre odeurs et saveurs : lorsqu’il agit sur la muqueuse nasale, le chloroforme semble avoir un goût sucré. Et, quoi qu’on pense, l’ammoniaque n’excite pas les fibres olfactives mais uniquement les organes tactiles du nez. Dans les conditions normales, les effluves odorants sont recueillis à l’état gazeux seulement.
A côté des cinq sens classiques, il convient de faire une place à des sens nouvellement découverts : la cénesthésie, le sens kinesthésique, le sens thermique, celui de l’orientation. Et, sans parler des sens particuliers que l’on rencontre chez certaines espèces animales, nul ne saurait affirmer que l’on n’en découvrira pas d’autres, encore insoupçonnés, même chez l’homme. La cénesthésie ou sensibilité de l’ensemble des organes est liée au fonctionnement des appareils de la respiration, de la digestion, etc..., à celui des glandes, des nerfs, peut-être du cerveau. Habituellement vague et peu claire, lorsque les organes sont en bon état, elle devient très vive dans certaines maladies. Nous lui devons les sensations générales de bien-être, de lassitude, de surexcitation, d’abattement, etc..., ainsi que des sensations de caractère périodique comme celle de la faim. Dans la cénesthésie, l’élément affectif est tout à fait prédominant ; l’élément représentatif ne comporte que des indications vagues et facilement illusoires. Une concentration excessive de l’attention sur les sensations organiques engendre la neurasthénie et la nosophobie ou crainte d’être atteint de toutes les maladies dont on entend parler ; parfois elle aboutit aux phénomènes si curieux de l’autoscopie interne. Le malade parvient à décrire l’état d’organes tels que le coeœur, le foie, les poumons. Des personnes, ignorantes des notions même élémentaires de l’anatomie, ont pu donner des indications sur le jeu de leurs valvules cardiaques ou préciser la place, dans l’intestin, d’une épingle avalée par mégarde.
Le sens kinesthésique, nettement distingué du toucher par les psychologues contemporains, nous renseigne sur l’état de nos muscles, sur les mouvements et la situation de nos membres. Que je remue mon bras ou qu’on le déplace sans aucun effort de ma part, j’en suis averti, dans les deux cas, même si je n’éprouve aucune sensation tactile et si j’ai les yeux fermés. En effet, les sensations kinesthésiques ne viennent pas seulement des muscles, mais aussi des articulations et des tendons. Quant au sentiment de l’effort, auquel Maine de Biran fait jouer un rôle primordial dans sa philosophie, il ne précède pas la contraction musculaire et n’accompagne pas l’innervation centrale. Comme toutes les autres sensations, celle de l’effort résulte d’une impression centripète. Lorsqu’ils cherchent à soulever leurs membres paralysés, certains hémiplégiques ont conscience de l’effort déployé, mais l’on constate qu’ils contractent alors soit les membres correspondants, soit d’autres muscles. Fréquemment, les sensations kinesthésiques se mêlent à d’autres sensations, en particulier à celles du toucher ; toutefois il faut ranger la sensation de pression dans la seconde catégorie et celle de poids dans la première.
Longtemps confondu avec le sens tactile, le sens thermique possède pourtant des organes spéciaux, de qui dépendent nos impressions de froid et de chaud. Les points de notre épiderme qui sentent le froid ne sont, d’ailleurs, pas les mêmes que ceux qui sentent le chaud. Si l’on promène lentement et légèrement une plume d’acier ou une tige pointue sur le dos de la main, l’on perçoit, par intervalles, une sensation de froid liée à certains points. Pour découvrir les points sensibles à la chaleur, il faut maintenir chaude l’extrémité de la plume ou de la tige dont on se sert. Ce n’est pas à un refroidissement de la peau, mais à une hyperesthésie des nerfs du froid qu’est due l’action des crayons de menthol. Le sens thermique ne nous renseigne, en définitive, que sur les variations de température des objets extérieurs, considérées dans leur rapport avec celle de notre propre corps. On attribue à un mélange d’excitations thermiques et tactiles la sensation d’humidité.
Au sens de l’équilibre, ou sens statique, nous devons les sensations de mouvement rectiligne ou curviligne, de verticalité, d’inclinaison, de vertige, d’étourdissement. Il nous renseigne, en effet, sur la position de la tête au cours des divers mouvements accomplis et, par là même, d’une façon indirecte, sur l’attitude générale du corps. Les canaux semi-circulaires de l’oreille interne constituent les organes spéciaux du sens statique, ainsi que de multiples expériences l’ont démontré ; au nombre de trois chez l’homme, ils semblent correspondre aux trois dimensions de l’espace. Déjà, Flourens constatait :
« Que la section des canaux semi-circulaires provoque chez les animaux des mouvements dont la direction correspond au plan du canal opéré. »
La grenouille, dont on a sectionné les canaux horizontaux, ne nage plus en ligne droite, mais en cercle ; elle se balance autour de son axe longitudinal. Si l’on coupe ses canaux verticaux, elle saute en ligne droite au contraire. Des expériences analogues, faites sur des lapins et des pigeons, aboutissent à des résultats identiques. De plus, on observe que les animaux qui, comme les lamproies et les souris japonaises, ne possèdent qu’une ou deux paires de canaux semi-circulaires donnent, par leurs mouvements, l’impression de ne connaître qu’une ou deux dimensions de l’espace. Les souris japonaises, par exemple, tournent fréquemment sur elles-mêmes durant des heures entières ; elles n’avancent que par trajets circulaires et en diagonale. Chez l’homme, les lésions des organes du sens statique provoquent le manque d’équilibre et le vertige. Ebbinghaus remarque :
« Si l’on tourne, les yeux fermés, plusieurs fois de suite sur le talon et si l’on s’arrête subitement, on a l’impression sensible, la plus vive, de tourner dans le sens contraire au précédent ; c’est une sensation des canaux semi-circulaires. Elle provient de ce qu’un anneau de liquide dans le canal horizontal, qui au début de la rotation du corps était resté un peu collé aux parois de celui-ci, tourne encore un moment lorsqu’on s’arrête brusquement et produit, sur les organes terminaux d’un nerf qui pénètrent dans ce liquide, une excitation contraire à la précédente. »
Certains animaux possèdent des sens dont nous comprenons très mal la nature : sens électrique, sens hygrométrique, sens de l’orientation, etc... On a beaucoup écrit, sans parvenir à formuler une explication satisfaisante, sur la faculté que possède le pigeon voyageur de regagner son gîte, même lorsqu’on le transporte à des centaines de kilomètres. Concernant les insectes, bien des choses restent à découvrir, non moins mystérieuses que celles qu’on connaît déjà. Mais, lentement, de patients chercheurs défrichent ces coins obscurs où rien n’échappe, pas plus qu’ailleurs, à la loi du déterminisme universel.
C’est dans l’étude des sensations que les psychologues se sont efforcés, pour la première fois, d’utiliser les procédés de mesure et de calcul chers aux physiciens et aux chimistes. Toute une école de psychophysiciens s’est donnée pour mission de préciser les relations qui unissent le monde physique au monde mental. Ils ont déterminé le sens de l’excitation, c’est-à-dire le minimum d’excitation requis pour qu’il y ait sensation, et surtout ils ont voulu exprimer en langage mathématique les rapports des impressions physiques et des sensations. Mais de telles recherches sont délicates. Pour la sensation de pression, on pose sur le point de la peau que l’on veut explorer de petites balles de liège, afin de parvenir à déterminer le poids minimum perceptible. Ribot écrit :
« Un grand nombre de recherches faites de cette manière, ont prouvé que la peau possède une sensibilité très variable suivant les régions explorées. Les régions les plus sensibles sont le front, les tempes, les paupières, le dos de la main ; elles peuvent sentir jusqu’à 1/500 de gramme. Le plat de la main, le ventre, les jambes sont des régions très peu sensibles, puisque le minimum perceptible tombe à 1/20 de gramme. Enfin, sur les ongles et au talon, il descend jusqu’à 19 grammes. Pour ce qui concerne l’effort musculaire, le minimum perceptible serait représenté, suivant Wundt, par le raccourcissement de 4/100 de millimètre du muscle droit interne de l’oeœil. »
Lorsque la main est à 18°C environ, il faut une élévation de 1/8 de degré pour éprouver une sensation thermique. D’après Volkmann, la plus petite sensation lumineuse perceptible serait égale à l’éclairage d’un velours noir par une bougie placée à une distance de 7,7 pieds. Pour l’ouïe, le bruit le plus faible qui puisse franchir le seuil de la conscience est l’équivalent du son produit par une boule de liège de 1 milligramme, tombant de 1 millimètre de haut, l’oreille étant à 91 millimètres de distance.
Mais c’est à détenniner les rapports de l’excitation à la sensation que se sont particulièrement attachés les psychophysiciens. Déjà Weber constatait que la sensation croît d’une manière discontinue, même quand l’excitation croît d’une manière continue, et qu’une excitation nouvelle, pour être sentie, doit être d’autant plus faible que l’excitation à laquelle elle s’ajoute est plus faible, d’autant plus forte que l’excitation à laquelle elle s’ajoute est plus forte. D’où la loi suivante, appelée loi de Weber :
« L’accroissement de l’excitant nécessaire pour produire un accroissement perceptible de la sensation est une fraction constante de cet excitant. »
Fechner essaya de préciser la loi de Weber et de trouver une formule exprimant le rapport de toute excitation à toute sensation. Il utilisa trois méthodes ingénieuses : celle des plus petites différences perceptibles, celle des cas vrais et faux, celle des erreurs moyennes, et multiplia les expériences. Finalement, il parvint à énoncer la loi psychophysique qui porte son nom :
« La sensation croît comme le logarithme de l’excitation. »
En d’autres termes, lorsque les excitations croissent en progression géométrique, les sensations croissent en progression arithmétique. Les mesures opérées par Fechner n’étaient pas irréprochables ; on a dû les modifier. De plus, sa formule ne tenait pas assez compte de la complexité des faits. Néanmoins, malgré les critiques acerbes qu’on a coutume de lui adresser, il n’est pas vrai que sa tentative ait complètement échoué. Nous savons maintenant, de la façon la plus certaine, qu’il n’y a ni égalité, ni équivalence entre les variations d’intensité de l’excitation et les variations d’intensité de la sensation. En outre, nous constatons que la sensation n’est pas un état simple et irréductible, comme le prétendent les spiritualistes, mais qu’elle est une synthèse, le résultat d’un travail organique préalable.
Taine, penseur généralement soucieux de ne point déplaire aux bien-pensants, estimait dans son livre L’Intelligence que les sensations n’ont pas le caractère de simplicité qu’on leur attribue :
« La psychologie est aujourd’hui en face des sensations prétendues simples, comme la chimie, à son début, était devant les corps prétendus simples. En effet, intérieure ou extérieure, l’observation, à son premier stade, ne saisit que des composés ; son affaire est de les décomposer en leurs éléments, de montrer les divers groupements dont les mêmes éléments sont capables, et de construire avec eux les divers composés. Le chimiste prouve qu’en combinant, avec une molécule d’azote, une, deux, trois, quatre, cinq molécules d’oxygène, on construit le protoxyde d’azote, l’acide azoteux, l’acide hypo-azotique, l’acide azotique, cinq substances qui, pour l’observation brute, n’ont rien de commun et qui pourtant ne diffèrent que par le nombre de molécules d’oxygène comprises dans chacune de leurs parcelles. Le psychologue doit chercher si, en joignant telle sensation élémentaire avec une, deux, trois autres sensations élémentaires, en les rapprochant dans le temps, en leur donnant une durée plus longue ou plus courte, en leur communiquant une intensité moindre ou plus grande, il ne parvient pas à construire ces blocs de sensations que saisit la conscience brute et qui, irréductibles pour elle, ne diffèrent cependant que par la durée, la proximité, la grandeur et le nombre de leurs éléments. »
Et Taine trouve la preuve de ce qu’il avance dans des expériences effectuées en acoustique, et qui démontrent que les différences qualitatives des sons proviennent, en réalité, de différences quantitatives. Spencer déclare, lui aussi, que « la substance de l’âme est résoluble en chocs nerveux », et que toute sensation se ramène à un nombre fixe de ces chocs produits par les mouvements ondulatoires de l’excitation. De l’élément primordial, constitutif de toutes les perceptions des sens, le philosophe anglais estime même possible de donner une idée. Il déclare :
« L’effet subjectif, produit par un craquement ou un bruit qui n’a pas de durée appréciable, n’est guère autre chose qu’un choc nerveux. Quoique nous distinguons un pareil choc nerveux comme appartenant à ce que nous appelons sons, cependant il ne diffère pas beaucoup de chocs nerveux d’autres espèces. Une décharge électrique, qui traverse le corps, cause une sensation analogue à celle d’un bruit fort et soudain. »
Bien entendu, les spiritualistes ont poussé des cris d’orfraie, tant ils redoutent l’introduction de la mesure et de l’analyse quantitative en psychologie. Certes, nous estimons que Spencer et Taine se trompent sur bien des points, mais il nous semble évident que la sensation s’explique par ses antécédents physiologiques. Contrairement à la thèse épiphénoméniste de Le Dantec, qui est une absurdité scientifique, nous admettons l’existence d’une énergie mentale capable d’avoir une action très efficace ; mais cette énergie mentale n’a rien de spirituel au sens traditionnel du mot, elle s’avère de même nature que les énergies les plus matérielles et n’est qu’une transformation des forces corporelles, une qualité nouvelle conditionnée par le système nerveux. De même que le travail mécanique peut engendrer l’énergie électrique qui, à son tour, donnera de la lumière, de la chaleur, etc..., de même le cerveau engendre la pensée, une pensée vraiment efficace, dont les effets sur l’organisme sont indéniables, mais qui, fatalement, cesse d’être lorsque le cerveau disparaît. Manifestation première de l’énergie mentale, la sensation nous renseigne sur les rapports qui relient notre corps au milieu environnant.
— L. BARBEDETTE.
SENSIBILITÉ
n. f. (du latin : sensibilitas, même signification)
Ce mot désigne la faculté d’éprouver ou de ressentir des impressions physiques ou morales : c’est cette propriété dévolue à certaines parties du système nerveux, par laquelle tout être vivant perçoit les impressions faites soit par des objets du dehors, soit produites à l’intérieur. En langage psychologique, le terme est des plus vagues et des plus défectueux ; aussi est-il employé sous de multiples significations. Physiologiquement, il désigne des phénomènes purement physiques ou mécaniques. Claude Bernard écrivait :
« Les philosophes ne connaissent et n’admettent, en général, que la sensibilité consciente, celle que leur atteste la douleur, déterminée par des modifications externes ... Les physiologistes se placent nécessairement à un autre point de vue. Ils doivent étudier le phénomène objectivement, sous toutes les formes qu’il revêt. Ils observent que, au moment où un agent modificateur agit sur l’homme, il ne provoque pas seulement le plaisir et la douleur, il n’affecte pas seulement l’âme : il affecte le corps, il détermine d’autres réactions que les réactions psychiques, et ces réactions automatiques, loin d’être la partie accessoire du phénomène, en sont, au contraire, l’élément essentiel. »
Pour tenter de faire cesser ce que certaines écoles philosophiques supposent être une confusion, on chercha à désigner, sous le nom d’irritabilité et d’excitabilité, les phénomènes dans lesquels n’entre pas la conscience ou ceux où la conscience n’intervient qu’à un faible degré. Cette façon de voir semble s’appuyer surtout sur certains dogmes religieux, entre autres celui qui prétend que, seul, l’homme possède une âme, que les animaux et les plantes n’en ont pas. Les découvertes modernes de la science sont venues renforcer la signification entière qu’on se doit de donner au mot sensibilité, sans exclure aucun règne : animal, végétal, voire minéral. Il est heureux, d’ailleurs, que des savants ne se soient pas inclinés devant l’absurde conception dogmatique des phénomènes de la vie et qu’ils n’aient point accepté, comme vérité éternelle, l’affirmation stupide qui alla jusqu’à prétendre que la femme même n’a pas d’âme ...
Dans un livre sur « L’instinct et l’intelligence des animaux », Romanes avait démontré, péremptoirement, que les singes, les éléphants, les chiens, etc... sont intelligents ; Claude Bernard, dans un mémoire « La sensibilité dans le règne animal et le règne végétal », avait écrit :
« Il y a, même chez les plantes, une faculté de sensibilité, chargée de recevoir les excitations externes et de réagir à la suite de ces excitations. »
Félix Le Dantec fut quelque peu désillusionné à la suite de la lecture des oeuvres de Claude Bernard, de qui il attendait l’explication de la physiologie et que l’auteur du « Conflit » considérait comme un géant. Félix Le Dantec trouva l’ouvrage de Claude Bernard « plein d’obscurités et de contradictions ». Dans un de ses livres, « Le Conflit », Le Dantec consacre un chapitre entier à l’intelligence des animaux ». Sous forme de dialogue, il discourt avec un abbé, à savoir si les bêtes ont une âme, tout comme ce merveilleux et prétentieux bipède, intelligent et raisonnable ...
L’instinct, au fond, pour beaucoup, est l’expression qui s’emploie pour des actes accomplis par des animaux autres que l’homme, ce qui faisait dire à Le Dantec :
« Les animaux n’ont pas droit à l’intelligence, puisque le mot intelligence nous est réservé ; l’intelligence animale s’appelle instinct, cela est infiniment simple et le tour est joué ; il serait absurde, après tout cela, de parler de l’intelligence des animaux, il n’y a pas de différence essentielle entre l’intelligence de l’homme et celle du chien, pas plus qu’il n’y a de différence essentielle dans l’odorat de ces deux espèces animales. »
Verlaine, professeur à l’Université de Liège, a démontré, dans un livre d’une remarquable valeur : « l’Ame des Bêtes », combien nos pensées étaient restées primaires à ce sujet. Après une série d’expériences dont on se doit de louer l’effort de persévérance qu’elles demandèrent, le Professeur Verlaine en est arrivé à confirmer ces conclusions qui ne sont pas sans bouleverser nos conceptions antiques, enracinées en nos cerveaux trop longtemps comprimés par des enseignements dogmatiques.
Voici ce qu’écrit le Professeur Verlaine, au dernier chapitre de son livre, plein d’enseignement, et qui forme une synthèse des connaissances de la psychologie comparée, une louange en faveur de la renaissance de la philosophie de la nature :
« Aujourd’hui, comme au temps des Védas, les gens sans grande instruction ne font guère ou pas de distinction entre les pouvoirs mentaux, des bêtes et leurs propres facultés psychiques. Certes, une éducation presque exclusivement littéraire, digne héritière de l’enseignement scolaire médiéval, et toute une littérature en retard d’un bon siècle sur les découvertes biologiques modernes, les a profondément convaincus des merveilles des instincts, leur a inculqué de ceux-ci une notion conforme aux préceptes de l’Église, qui satisfait pleinement leur ignorance, et les met à l’abri du doute. Les progrès réalisés en zootechnie, leur ont appris à parler avec un certain bon sens de l’hérédité, du mendélisme, de la sélection ; mais, quand il s’agit de Médor, de Minet ou de Coco, c’est une autre affaire ; il ne manque au brave animal que la parole pour exprimer son incomparable intelligence, ses bons sentiments, ou les ruses extraordinaires et les accès de méchanceté, absolument analogues à ceux que déploie journellement le narrateur de ses exploits, à l’égard de ses semblables. »
On confond trop souvent la sentimentalité avec la sensibilité ; la première semble être le reflet d’une nature tendre ou celui d’une pitié excessive ; la sensibilité, elle, nous apparaît être plus significative et se révèle être l’attitude d’un individu non dépourvu de connaissances, qui ressent, au contact de ses semblables et des choses, des sentiments émotifs de nature parfois bien différente.
Tout le monde est plus ou moins sentimental, témoin ces braves gens qui s’apitoient sur un toutou qui grelotte, sur un gosse qui mendie, ou sur de pauvres bougres sans travail ; leur sentimentalité les conduit à faire la charité, et là s’arrêtent leurs réflexions. Le « sensible », lui, raisonne et tâche de trouver les causes de la souffrance d’autrui ; souvent, il en souffre parce qu’il se rend compte de l’impuissance dans laquelle il se trouve de remédier à l’état de choses dont il est témoin, mais sa logique peut le conduire à s’intéresser davantage au sort de ses semblables. Il ne tarde pas à entrer dans la lutte et à venir grossir les rangs de ceux qui travaillent en vue d’améliorer la vie présente.
C’est ainsi que Aug. Spies, dans sa déclaration au tribunal, lors de sa comparution pour l’agitation faite en 1887, et que l’histoire du mouvement anarchiste connaît sous le nom de « Martyrs de Chicago » déclara :
« C’est à cause de notre sensibilité que nous sommes entrés dans ce mouvement, pour l’émancipation des opprimés et des souffrants. »
Si tout le monde semble être plus ou moins sentimental, tout le monde n’est pas sensible. Comment a-t-on défini la sensibilité ? Heule, dans son livre sur les recherches pathologiques, donnait, en 1840, la définition suivante de la sensibilité générale :
« Le tonus des nerfs sensibles, ou perception de l’état d’activité moyenne dans lequel les nerfs se trouvent constamment, même dans les moments, où aucune impression extérieure ne les sollicite. » Ribot, dans les « Maladies de la Personnalité », cite du même, le passage suivant : « C’est la somme, le chaos non débrouillé des sensations qui, de tous les points du corps, sont sans cesse transmises au sensorium ». E. H. Weber la définit : « Sensibilité interne, toucher intérieur qui fournit au sensorium des renseignements sur l’état mécanique et chimico-organique de la peau, des muqueuses et séreuses, des viscères, des muscles, des articulations ». Dans une étude inédite : « Amoralité et Sensibilité », G. Dumoulin, parlant de la sensibilité, écrit : « Nous comprendrons encore mieux ce qu’est la sensibilité en examinant les causes de son équilibre, c’est-à-dire l’état dans lequel est plongé l’individu, lorsqu’il se trouve dans l’impossibilité de coordonner les éléments de ses sensations et de les synthétiser. Les causes en sont nombreuses, et je me borne à énumérer celles qui éclairent le sujet que nous traitons. Il y a des causes qui sont dues au mauvais fonctionnement des organes : ce sont les tares héréditaires, les vices, les mauvaises conditions de milieu. Vous les connaissez tous. Mais je veux surtout appuyer sur les deux grandes causes : la première, c’est la perception trop rapide des connaissances extérieures. La synthèse de nos sensations ne se produit que suivant un certain rythme qu’il ne faut pas dépasser, sans compromettre l’équilibre. C’est le cas des autodidactes. La synthèse ne se produit pas sans l’aide de la mémoire. Les connaissances doivent être emmagasinées par l’expérience répétée ; elles doivent être assimilées, faire partie intégrante de notre personnalité. C’est le pianiste débutant, qui veut exécuter un trait, et le trouve difficultueux parce qu’il n’a pas suffisamment exercé son doigté. Il place la synthèse avant l’exercice. La seconde cause, c’est le déséquilibre provoqué par le milieu social, la nécessité, pour ceux qui accordent une valeur absolue à la morale des groupes, de vivre en conformité avec elle, contrairement aux besoins de leur être intime. Cette dernière cause est la plus grave de toutes, provoque des conflits intérieurs dont les résultats sont souvent effroyables. Ce sont les amours, les amitiés brisées par la morale sociale. »
En philosophie, on a appelé sensibilité, la faculté générale d’avoir des sensations ou celle, également, d’éprouver soit du plaisir, soit de la douleur. Si nous envisageons le premier sens, nous nous trouvons en présence d’une fonction de connaissances. Pour étudier cette fonction, il sera donc nécessaire d’examiner les organes mêmes des sens ; ce sera là une étude physiologique doublée d’examen psychologique, car il est difficile, sinon impossible, de séparer les deux choses, lorsqu’on aborde l’étude des données propres de ces sens.
C’est ici qu’entre en ligne de compte ce qu’on a appelé « les écoles » et, suivant celle dont on se revendique, l’observation intérieure et l’expérimentation externe se combinent plus ou moins. Ces recherches forment, actuellement, la partie la plus importante de la psychologie-physiologie et de la psycho-physique.
Certains philosophes, et parmi eux Condillac, ont donné à cette théorie qui montre que les idées proviennent des sensations, le nom de « sensualisme ».
Ces différents systèmes dits sensualistes, ou avec beaucoup plus d’exactitude « sensationnistes », montrent donc l’origine unique des idées dans des sensations qui sont transformées ou combinées. Condillac, dans son « Traité des Sensations », s’est efforcé de montrer comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, c’est-à-dire proviennent des sensations. Pour Condillac, l’attention est l’appel d’une sensation plus vive que les autres ; la mémoire, la sensation conservée ; la comparaison, une double attention dont le jugement résulterait ; l’abstraction, une attention portée sur la qualité d’un objet ; l’imagination, la combinaison des images.
Selon l’auteur du « Traité des Sensations », qu’il s’agisse de la volonté produisant les plaisirs ou les peines, qu’il soit question de désir ou de haine, d’espérance ou de crainte, la sensation qui engendre ces facultés se réduit, pour le sensualiste, au pouvoir de liberté de rechercher ce qu’on désire, et de fuir ce qu’on redoute.
Cette thèse, Emmanuel Kant, dans « La critique de la Raison Pure », en a fait l’analyse qui l’a conduit à critiquer la sensibilité. Selon Kant, il s’agirait de savoir si l’expérience sensible ne suppose pas, elle aussi, des formes qui seraient antérieures et supérieures aux données des sens. C’est ce que prétendait Kant pour échaffauder sa théorie, qui signifie, en réalité, cette faculté de distinguer le vrai du faux, car selon les défenseurs de cette façon de voir, la vérité serait indépendante de l’esprit qui la connaît, et serait la même pour tous les esprits. La raison est donc ce fond commun à toute intelligence, par quoi il y a une vérité et une science, cela implique qu’il y a quelque chose de commun à tous les esprits, qui jugent d’après les mêmes lois.
Mais, alors, fallait-il dire en quoi consistait la raison ; pour cela, on établit la théorie de la connaissance, et partant de là, toute une philosophie. Que devenait, alors, la raison ? D’après ces théoriciens : l’ensemble des principes qui dirigent le raisonnement, et non pas toute l’intelligence ou la faculté de raisonner.
Kant distingua, lui, la Raison de l’Entendement pur, c’est-à-dire que, selon lui, l’ensemble des concepts et des principes a priori, sans lesquels la pensée est impossible, forme l’entendement pur :
« La raison est une faculté active, qui, à l’aide de ces concepts et de ces principes, ordonne les objets de la connaissance. »
Il distingue aussi la Raison spéculative, c’est-à-dire la Raison en tant qu’elle a pour fin le vrai et la Raison pratique, c’est-à-dire la Raison en tant qu’elle a pour fin le Bien et la Moralité ».
L’origine de ces idées ne fut pas sans éveiller de longues controverses, et Leibniz parla du principe de raison suffisante, c’est-à-dire qu’il maria le principe de causalité à celui du meilleur ; si bien que, selon lui, une chose ne peut être qu’à condition d’être possible, et pour autant qu’elle fasse partie du système de possibles, qui ne peut être que le meilleur entre tous.
Le sensualisme nia donc ces formes antérieures et supérieures aux données des sens, tandis que ses adversaires, avec des nuances de doctrines parfois importantes, l’affirmèrent.
Mais la sensibilité, prise dans son second sens, est la capacité de jouir ou de souffrir. Aussi, afin de la connaître, est-on amené à étudier les émotions, ces dernières étant en rapport évident avec les inclinations, parce qu’elles en dérivent, ou en sont les produits ; il ressort de là, qu’on est amené à étudier les tendances de toutes sortes, leurs transformations, leurs relations, soit avec le plaisir, soit avec la douleur, si l’on veut connaître la sensibilité.
C’est là le domaine de la psychologie générale qui recherchera les conditions anatomiques et physiologiques de la douleur physique. Pour cela, il sera nécessaire d’examiner les modifications de l’organisme qui succèdent aux douleurs physiques, les phénomènes de circulation, respiration, nutrition, mouvement ; il faudra établir si ce sont des effets de la douleur, ou si celle-ci n’est qu’un signe, examiner la nature de la douleur, si c’est une sensation ou une qualité de la sensation, car la douleur peut tout aussi bien résulter de la qualité de l’intensité, de l’excitation, comme elle peut être tributaire d’une forme de mouvement, d’une modification chimique. Les mêmes recherches seront faites en ce qui concerne le plaisir, à savoir si nous sommes en face de sensations ou de qualité, en rechercher les concomittants physiques ; et là ne s’arrêteront pas nos investigations, puisqu’on ne peut négliger les plaisirs ou les douleurs morbides, la psychologie normale comme la pathologie entreront comme apports. Nous voici devant les formes embryonnaires des tendances au suicide, devant les types mélancoliques, et enfin, il y a les états neutres.
Th. Ribot, dans son ouvrage : « La Psychologie des Sentiments » a consacré le chapitre VII à la nature de l’émotion. Après avoir recherché les éléments constitutifs d’émotion, il applique sa théorie aux émotions supérieures, religieuses, morales, esthétiques, intellectuelles. Son livre, copieux et formidablement documenté, nécessiterait une longue analyse, qu’il ne m’est pas permis de faire dans cette étude forcément condensée et incomplète. Les conditions intérieures, à savoir le rôle du cerveau, comme centre de vie psychique, celui du coeur comme centre de vie végétative, les interprétations physiologiques, comme les conditions extérieures, de l’émotion sont, chez Ribot, l’objet d’un examen approfondi, et en d’autres chapitres, il a parlé de la mémoire affective, des sentiments et de l’association des idées, de l’abstraction des émotions ; ainsi, il en est arrivé à ce qu’il appelle la psychologie spéciale qui aura pour objet l’étude de l’instinct de la conservation sous sa forme physiologique défensive, la peur offensive, la colère, la sympathie et l’émotion tendre, le moi et les manifestations affectives, l’instinct sexuel, le passage des émotions simples aux émotions complexes. Mais, à côté de la sensibilité physique, qui se marque par les émotions qui ont leur cause unique dans les impressions organiques, il y a encore toute une psychologie des sentiments sociaux, moraux et religieux, esthétiques et intellectuels, la sensibilité morale, c’est-à-dire les émotions qui ont pour condition une idée. Dans un ouvrage qui porte comme titre « La Sensibilité individualiste », G. Palante a étudié quelques aspects de cette sensibilité individualiste. Il essaye, sans préoccupations dogmatiques, de formuler une définition de cette sensibilité individualiste :
« La sensibilité individualiste est le contraire de la sensibilité sociale. Elle est une volonté d’isolement, et presque de misanthropie. »
C’était donner à une définition un caractère purement négatif. Pour ceux qui s’imagineraient par là, ne trouver qu’égoïsme vulgaire, il n’est pas inutile, je pense, de faire ressortir ce qui sépare la sensibilité individualiste de l’arrivisme plat et banal :
« La sensibilité individualiste suppose un vif besoin d’indépendance, de sincérité avec soi et avec autrui, qui n’est qu’une forme de l’indépendance d’esprit ; un besoin de discrétion et de délicatesse, qui procède d’un vif sentiment de la barrière qui sépare les « moi », qui les rend incommunicables et intangibles ; elle suppose aussi souvent, du moins dans la jeunesse, cet enthousiasme pour l’honneur et l’héroïsme, que Stendhal appelle « espagnolisme », et cette élévation de sentiments qui attirait au même Stendhal, ce reproche d’un de ses amis, « Vous tendez vos filets trop haut ». »
Si l’homme ne se contente pas de penser, de méditer ; si essayer de comprendre l’univers ne le satisfait pas entièrement, tout en cherchant à modifier l’état existant dans lequel il vit, c’est qu’il est déterminé à cette action par le sentiment de ses besoins et de ses souffrances ; la sensibilité joue ici le rôle primordial. Il serait puéril de le contester.
L’anarchiste connaît, lui aussi, des affections intimes, des tendresses et des amitiés ; c’est au travers de ce rayonnement de vie sentimentale qu’il acquiert plus de vigueur et que son action devient plus forte. Un être aussi sensitif ne peut se résigner à accepter l’état de choses actuel ; il devient combatif, et se révolte contre l’iniquité existante.
Aug. Hamon, dans son livre sur la Psychologie de l’anarchiste-socialiste, après avoir questionné toute une série d’individus sur l’influence de l’esprit sensitif dans une résolution d’activité, a écrit :
« Il se décèle aussi, en ces cérébralités anarchistes-socialistes, une grande sensibilité morale. L’adepte du socialisme-anarchiste est un sensitif développé et, par suite, un être éminemment sensible. Cette sensibilité étant jointe à l’esprit de révolte, s’exacerbe toujours, parce que l’individu constate son impuissance à modifier immédiatement ce qu’il qualifie de « mal social ». »
Voici, d’autre part, ce que lui répondaient des individus interrogés :
« L’idée libertaire avait pour moi un attrait majeur, parce qu’elle incarnait le principe d’harmonie sociale dans la liberté, la justice et l’amour ... Et, bien que les misères de l’ambiance sociale ne m’aient pas inspiré directement, je suis bien persuadé qu’il était fatal que je devinsse libertaire, tôt ou tard, de par l’acuité des sensations douloureuses qu’eut, sur mon jugement, le spectacle romain de la putréfaction bourgeoise moderne. » (A. Veidaux.)
« Nature impressionnable ... , je vis que le nombre de ceux qui étaient victimes de la société était immense, j’en souffris ... » (A. Nicolet.)
« Ce m’est, aujourd’hui, un sujet d’étonnement profond de songer que j’aie pu voir souffrir et souffrir moi-même, tant que cela, sans avoir eu la haine immédiate du monde bourgeois, sans maudire et combattre la société crapuleuse qui nous opprime ... » (E. D. H.)
« Enfant, je souffrais pour ceux qui sont opprimés et souffrent ... » (A. Agresti.)
Ces quelques exemples montrent bien l’exaspération de sensibilité qui s’accroît et détermine soit à rester simple spectateurs, comme le font ceux qui épousent la sensibilité individualiste de G. Palante, soit à oeuvrer dans un sens combatif individualiste ou communiste, quel que soit le tempérament optimiste ou pessimiste : ce sont des révoltés. Cet amour d’autrui, qui les conduit à l’action individuelle ou collective, pousse donc certains individus à tenter de modifier l’état de choses présent, à chercher à améliorer le sort qui est fait aux miséreux ; mais, comme ce « mal » qu’il perçoit est loin de se modifier immédiatement, malgré ses désirs ardents et impétueux, le sensible souffre de cette impuissance et cela n’est pas sans avoir des réactions profondes sur son individu. Il sent les souffrances personnelles et d’autrui ; il sent qu’il ne peut pas les soulager, et il veut leur disparition ; il sent que les moyens dont il dispose pour l’amélioration sociale ne donnent aucun résultat — au moins appréciable. Les sensations diverses peu à peu s’exaspèrent et provoquent l’exacerbation de la fonction cérébrale « sensibilité ».
L’examen attentif de la doctrine anarchiste, que ce soit chez un Tolstoï, un Most, un Sébastien Faure, un Reclus, un Kropotkine ou un Malatesta, confirme le caractère sensible de sa philosophie, et ce n’est, certes, pas la chose la moins belle ni la moins noble de cet idéal.
Cela nous réjouit pleinement, car elle conduit à cette révolte saine et loyale, qui caractérise d’une façon remarquable la lutte que les anarchistes livrent aux formes autoritaires et dogmatiques des manifestations sociales.
— HEM DAY.
BIBLIOGRAPHIE — Aug. Hamon : La Psychologie de l’Anarchiste-Socialiste ; Kant Emmanuel : Critique de la Raison pure ; Le Dantec Fél. : Le Conflit ; G. Palante : La sensibilité individualiste ; Th. Ribot : La Psychologie des sentiments ; Verlaine L. : L’âme des Bêtes. — H. D.
SENSUALISME
n. m.
Dans son sens philosophique, le sensualisme peut encore se dénommer sensationisme, c’est-à-dire explication de tous les processus de la pensée par le jeu infiniment varié des sensations.
L’objection que les spiritualistes opposent à cette façon, c’est qu’une quantité quelconque de sensations ne forme point une pensée et ne peut rien donner de plus, en fait de connaissance, que ce que toute collection d’images donnera : c’est-à-dire la connaissance d’une succession de faits statiques, et non pas une connaissance synthétique et dynamique de ces divers états. Autrement dit, vingt sensations successives ne formeront une pensée que si une sorte de vingt-et-unième sensation intérieure les lie et les synthétise en un tout compréhensif, qui est précisément la connaissance réelle ou conscience.
Cette critique, un peu surannée, du sensualisme oublie deux faits extrêmement importants dans l’étude de la pensée. Le premier, c’est que toute introspection n’est pratiquée que par des adultes chez qui tous les processus psychiques sont déjà organisés et ne se trouvent plus à l’état de formation ; ce qui en rend l’analyse extrêmement difficile. La deuxième, c’est que l’on considère, à tort, comme étant très connue la nature de l’image sensuelle conservée par la mémoire, et qu’on lui délimite ainsi son rôle, réduit au simple état de document statique et passif. Les sensations étant exclues de la formation même de la pensée, on peut demander ce qu’est cette pensée, qui n’est pas sensation mais qui n’est rien sans elle.
Pour affirmer que toute sensation est dépourvue d’elle-même de facultés de rapport avec d’autres sensations, et que toute pensée est exempte de sensations, il faudrait d’abord démontrer cela expérimentalement ; et ensuite prouver, par de multiples observations sur des êtres de tous âges, que les sensations se fixent en eux sous forme de collection d’étiquettes, plus ou moins disparates, sans aucun lien entre elles.
Les expériences de Pavlov réduisent à néant cette vieille conception psychologique et nous savons que toutes les sensations (bien que nous en ignorions encore la nature intime) s’irradient dans les centres nerveux et s’interpénètrent perpétuellement. Comme le jeune être est soumis, depuis sa naissance, à des milliards de vibrations objectives qui se succèdent incessamment ; comme ces vibrations créent en lui des courants nerveux innombrables en qualités et en quantités et que ces courants sont liés plus ou moins intimement à son propre fonctionnement physiologique, il est aisé de comprendre que, avant d’atteindre les hautes spéculations de la pensée, l’être vit, sent, réagit et agit, démontrant ainsi que l’action, l’accommodement, l’adaptation sont les formes les plus réelles de la connaissance.
Il est certain que cette réaction de l’être n’est point donnée par la sensation pure. Le geste de l’enfant qui se gratte après une piqûre n’est pas contenu dans la sensation de la piqûre, mais ce geste est le résultat de nombreuses réactions antérieures, beaucoup moins adaptées et plus ou moins absurdes ou maladroites, ainsi qu’on peut le constater par l’observation des jeunes enfants. La sélection des actes s’opère dans le sens du meilleur écoulement de l’influx nerveux. De même que l’eau d’un torrent nouvellement formé s’écoule selon les lois de la moindre résistance, de même l’influx nerveux s’écoule par des voies quelque peu favorables au fonctionnement biologique et héréditaire de l’individu, sous peine de disparition de l’individu et de la race inadaptée.
Chaque sensation ultérieure n’est donc jamais une image totalement neuve et inconnue, une étiquette nouvelle. Elle est un composé complexe dont le connu s’irradie dans les voies habituelles et l’inconnu dans la substance cérébrale, où il prépare de futures liaisons nerveuses.
La pensée c’est donc du mouvement, de l’action. Si le Moi est la somme latente de toutes nos expériences passées, le Il paraît être le contact d’une partie de ce moi avec les excitations sensorielles dans le présent. Il suffit d’analyser profondément toute pensée pour s’apercevoir que cette connaissance, si mystérieuse pour les spiritualistes, n’a rien d’une connaissance absolue des choses ; qu’elle n’est qu’une façon de sentir, c’est-à-dire de relier des perceptions présentes à des perceptions passées. Comme nous savons que toute sensation est en liaison avec une infinité d’autres sensations simultanées ou successives, nous voyons que ces sensations ne forment point une mosaïque, une tapisserie figée et immobile, mais qu’elles créent une activité permanente par leurs variations incessantes, leur tension continuelle, leur intensité perpétuellement changeante.
La théorie des réflexes a l’avantage d’expliquer tous les processus de l’action des êtres vivants. Elle n’a pas besoin de connaître la nature exacte de l’image ; il lui suffit de constater qu’une modification de la substance nerveuse existe après chaque variation du milieu, perçue par l’être vivant et qu’une réaction plus ou moins appropriée de cet être est l’effet de cette excitation.
En ramenant toutes les manifestations de la pensée à des réflexes et en dernière analyse à du mouvement, on relie ainsi les états mentaux aux autres états physiologiques des êtres pensants. La pensée n’est plus alors un pouvoir mystérieux de divination du monde extérieur ; elle n’est qu’une réponse aux excitations de ce monde. Quelle que soit l’extraordinaire subtilité d’une pensée, on peut toujours, à l’analyse, remonter aux éléments sensoriels qui la composent, unis à l’activité organique de l’individu. Les sentiments, même les plus complexes, sont des produits de la répétition et de l’organisation d’une certaine sorte de sensations liées à des fonctions organiques excessivement importantes, telles que : sexualité, nutrition, activité, etc ...
Il suffit, d’ailleurs, de constater tous les mauvais fonctionnements psychologiques de l’humanité pour comprendre que ce n’est pas là le fait d’une puissance indépendante des phénomènes physico-chimiques de l’Univers. Même chez les êtres normaux, le minimum d’harmonie que l’on serait en droit de voir se réaliser : c’est-à-dire un peu de fraternité déterminant les hommes, sinon à s’aimer, tout au moins à se respecter mutuellement, n’existe pas. L’homme se conduit comme une bête exploiteuse et massacreuse. Il a des rages économiques, patriotiques, nationales, religieuses, artistiques et même scientifiques qui l’apparentent plus à l’animal grognant, rongeant, déchirant et dévorant sa proie, qu’à un spectateur intelligent de l’Univers.
L’impression que donne l’activité de l’humanité est celle d’une lutte, d’un heurt, d’un choc de forces se détruisant les unes les autres, sans but et sans fin, comme d’ailleurs tout le reste de l’univers.
Le sensualisme ne fait donc que trouver le point de contact entre les forces objectives et les forces subjectives que nous connaissons.
Prises sur une certaine durée, quelques unes de ces forces ou de ces mouvements paraissent stables et coexister avec d’autres mouvements également stables. Nous appelons cela de l’harmonie en opposition avec d’autres mouvements qui se détruisent beaucoup plus rapidement et d’une moindre durée. L’harmonie est un désordre qui ne se voit pas et qui dure plus que notre observation.
Nous-mêmes, nous sommes le fait d’un semblable désordre qui ne se voit pas et que nous appelons : harmonie des fonctions organiques, harmonie de la pensée, etc ... ; et lorsque celà se voit, lorsque nous devenons cadavre et pourriture, alors l’évidence d’un certain désordre, d’un certain chaos cellulaire paraît incompatiblement avec une réelle harmonie.
Le terme sensualisme est encore entendu comme un mode de jouissance de la vie, basé sur les plaisirs des sens. L’ignorance et l’hypocrisie des moeurs actuelles en réprouve, bien entendu, les manifestations tout en ne faisant pas autre chose que de l’hyper-sensualisme, et du plus dangereux.
Les religions n’existent que grâce à une exploitation habile de la sensualité, et les religions d’état ne font pas mieux, pour des fins exploiteuses et meurtrières.
A chaque glorification, célébration ou autre fait public, tout est mis en oeuvre pour capter l’asservissement des citoyens ou des fidèles par des émotions visuelles, auditives, gustatives, olfactives, etc ...
En réalité, la sensualité est une des bonnes raisons de vivre. C’est elle qui donne de l’éclat et de l’intensité à nos désirs et transforme nos besoins physiologiques en réalisations esthétiques, en nous éloignant de la bête obtuse et limitée. L’art n’est rien sans la sensualité, et le rôle de l’imagination dans ce domaine de notre activité est évident. La sensualité, inséparable de l’intelligence se raffine parallèlement à la culture des individus.
Comme toutes les manifestations psychiques, elle est une source de plaisir et de joie chez l’homme équilibré, alors qu’elle n’est qu’une cause d’abrutissement chez le faible, le malade ou le passionné.
Les curieux de la vie, les amoureux de l’heure qui passe aiment trop les plaisirs sensuels pour se laisser déborder par un seul d’entre eux. Ils les cultivent tous pour en jouir pleinement, intensément, mais avec intelligence et pour les faire durer.
Et quand bien même un humain s’userait d’un seul coup dans une jouissance inouïe, s’il ne fait de tort à personne, que peut-on lui reprocher ?
Sa vie lui appartient ; il fait de la place aux autres et la terre continuera de tourner.
— IXIGREC.
SERVAGE
Le servage, état de servitude du serf, le servus, l’esclave antique, est la forme d’exploitation humaine particulière aux sociétés féodales (voir Féodalité). Il se constitua avec elles lorsque le conquérant barbare se fut fixé dans 10 pays conquis. L’esclave fut alors attaché à la terre et devint un bien immeuble comme elle, ne pouvant être légué, vendu, échangé, qu’avec le domaine sur lequel il vivait.
Le colonat, établi dans les derniers temps de l’Empire romain pour fixer à la terre les travailleurs qui l’abandonnaient, avait été une première forme du servage. Celui-ci ne trouva sa véritable application sociale que dans la société féodale dont il constitua la base économique. Les premiers serfs furent les esclaves que les Barbares amenèrent avec eux. Leurs enfants firent de plus en plus partie intégrante du domaine à mesure que se fortifia la société féodale. A l’encontre de l’esclave, le serf avait la capacité juridique lui permettant de se créer un foyer et de posséder ; mais son maître avait droit de vie et de mort sans aucun contrôle, sur lui et sur les siens serfs comme lui. Il était de plus main-mortable, ce qui permettait à son maître d’hériter de lui aux dépens de sa famille. Telle est l’origine du servage, système féodal qui régit la condition paysanne jusqu’à la Révolution de 1789 en France, et encore après dans d’autres pays. Il en est où le servage n’a pas encore disparu, de même que l’esclavage dans d’autres.
Les formes du servage ont varié suivant les lieux et les époques, de même que celles des sociétés féodales ; mais il est à remarquer que si ces dernières ont été de plus en plus diminuées dans leur puissance politique, elles ont maintenu, malgré vents et marées, la structure économique basée sur le servage jusqu’au jour où elles ont elles-mêmes disparu.
Jusqu’au XIIème siècle, les formes du servage furent généralement très dures. Le serf, ou vilain, ne pouvait pas plus disposer de ses biens mobiliers que de sa personne. Il ne pouvait se marier en dehors du domaine auquel il appartenait. Il devait son travail au seigneur en toutes circonstances, sous forme de corvées de tous genres. Le maître avait le droit exclusif de chasse, de garenne, de colombier, de vente de la vendange ou du vin. Le serf payait la capitation ou chevage, taxe personnelle annuelle, et la taille, impôt mobilier ; le seigneur fixait le taux de ces impôts comme il lui plaisait. Il payait, en outre, toutes sortes de redevances, en argent ou en nature, pour moudre son blé, cuire son pain, faire son vin, au moulin, au four, au pressoir seigneuriaux. Il payait aussi des taxes supplémentaires pour les fêtes du manoir, pour les expéditions guerrières, les voyages du seigneur et de sa suite. Il devait le service militaire et ne pouvait s’en faire dispenser que contre argent. Il payait encore pour pouvoir circuler sur les routes, aller aux marchés, aux halles, aux foires, aux ports. Il payait toujours et pour tout, sans avoir le droit de se faire rendre justice ; il ne pouvait ni comparaître ni témoigner devant des juges, et ceux-ci, qui étaient les seigneurs eux-mêmes ou leurs affidés, lui faisaient payer des amendes ou le frappaient de confiscations. Toute la vermine seigneuriale qui détenait les emplois : intendants, maires, prévôts, bailes, rafle-pécune et coupe-jarrets, avait les mêmes droits de le pressurer. Il devait au bétail plus de soins qu’à lui-même, à sa femme et à ses enfants. Au XIème siècle, un cheval valait cent sous en France ; un serf n’était estimé qu’à trente huit sous quand on le vendait avec la terre et le bétail !....
Par la suite, le servage prit des formes plus douces ou plus arbitraires encore, suivant les lieux et les nécessités politiques et économiques. A aucun moment elles ne furent le produit de ce prétendu progrès moral que les imposteurs religieux ont attribué au christianisme. Des distinctions se firent entre les serfs. Il y eut les serfs de corps et de poursuite qui ne pouvaient sortir du domaine ; les serfs de servitude personnelle pouvant s’établir hors du domaine moyennant le paiement de certaines redevances ; les serfs de servitude réelle qui avaient une tenure, ou service spécial, et pouvaient échapper au servage en abandonnant ce service. Mais l’amélioration capitale de la condition du serf fut dans la possibilité de s’affranchir en achetant sa liberté.
Le besoin d’argent étant toujours plus pressant pour les rois et les seigneurs, les affranchissements de serfs furent de plus en plus nombreux à partir du XIVème siècle. Les nobles et les clercs en retirèrent un profit autrement considérable que celui des taxes, si excessives fussent-elles, qu’ils faisaient payer à leurs serfs, car ceux-ci, stimulés par l’idée de leur affranchissement, travaillaient et produisaient mieux et plus que dans leur ancienne condition pour réunir la somme fixée. L’affranchissement des serfs n’eut pas d’autre cause que le profit qu’en tirèrent les féodaux. Les ordonnances de 1315 et 1318 disant que « la liberté des serfs est un droit naturel », ne furent que des manifestations hypocrites de la prétendue bienveillance royale. Si la liberté des serfs était un droit naturel, pourquoi la leur faisait-on payer ?
Lorsque, quelques années avant la Révolution française, les Turgot voulurent procéder à des réformes qui auraient pu empêcher cette Révolution et sauver la royauté, ce fut la féroce résistance des bénéficiaires des droits féodaux établis en violation du droit naturel de leurs victimes qui fit avorter les réformes, souleva l’exaspération paysanne et fut la cause directe de la Terreur qu’on reprocha tant à la Révolution. Et ce fut aussi cette résistance qui, après avoir fait se prolonger la Révolution, fit échouer ses promesses de liberté pour tous les hommes. Certes, les droits féodaux et le servage furent supprimés dans leurs formes moyen-âgeuses ; mais ils se rétablirent sous d’autres formes plus modernes, plus en rapport avec le temps. Girardin disait, un demi-siècle après la Révolution :
« Le servage intellectuel a persisté. »
Ce servage intellectuel n’était pas le seul qui avait persisté, car il n’était que la conséquence du servage économique. Les droits féodaux s’étaient changés en droits des riches ; à la féodalité de caste avait succédé une féodalité de l’argent encore plus implacable qui avait mis sur le servage l’étiquette fallacieuse de la « liberté du travail » et fait du serf le prolétaire non moins durement exploité. Mais on lui faisait ironiquement l’honneur de l’appeler « citoyen », et le pauvre imbécile était convaincu qu’il exerçait sa « souveraineté » quand on lui laissait le soin de choisir lui-même les commissaires à terrier qui réglementeraient son servage et s’en engraisseraient en le malmenant.
L’histoire officielle, dont le rôle calamiteux consiste, même dans les écoles de la République, à préparer les fils des prolétaires à leur futur servage, a érigé en dogmes de grossières falsifications dont il est nécessaire de faire justice. C’est d’abord celle dont Chateaubriand s’est fait le trop zélé propagateur, qui attribue à l’Église l’abolition de l’esclavage, son remplacement par le servage, puis l’adoucissement progressif du servage jusqu’à sa suppression. Or, l’Église n’a rien aboli ni rien fait supprimer. Elle a été solidaire jusqu’au bout de la noblesse avec qui elle partageait les privilèges des droits féodaux, comme elle est toujours solidaire des esclavagistes démocrates qui travaillent pour elle en même temps que pour eux-mêmes, lorsqu’ils sont arrivés au pouvoir par leur anticléricalisme. Elle a levé la croix comme la noblesse a tiré l’épée contre la Révolution, pour la défense des droits féodaux qu’elle appelait effrontément les droits de Dieu ; et elle la lève toujours à la tête de toutes les armées, sans distinction, qui vont piller et asservir les peuples coloniaux. (Voir la Guerre de Chine, 1900, par Urbain Gohier.)
La substitution du servage à l’esclavage fut uniquement le résultat des nécessités de la société nouvelle créée par la féodalité. L’Église n’apporta qu’une idéologie très secondaire, et d’ailleurs complice, dans cette organisation que seules régissaient des raisons politiques et économiques. Elle s’adapta entièrement au système, car il lui donnait la part du lion. Elle ne fut nullement la médiatrice généreuse qu’elle prétend avoir été en faveur des faibles et surtout des serfs qui n’étaient, pour elle comme pour les seigneurs, que du vil bétail. Le serf était exclu du clergé comme de la noblesse. Il n’était, pour l’homme d’église comme pour l’homme de la chevalerie, « qu’un être puant sorti du pet d’un âne ». Il n’était bon que pour servir, comme une bête, et il servait l’église comme le château. Il travaillait pour eux, disait Etienne de Fougères au XIIème siècle :
Vivent de ce qui travaille.
Il y avait des serfs d’église, et ils n’étaient pas toujours les mieux partagés. C’est ainsi qu’en Auvergne, en 1665, il n’y avait plus de serfs que ceux du pays de Combrailles, « sujets esclaves et dépendant en toutes manières » des chanoines réguliers de Saint Augustin. Ces serfs ayant réclamé leur liberté, les États des Grands Jours d’Auvergne les maintinrent dans leur servage. Il dura jusqu’en 1779 et ne prit fin que grâce à un édit de Louis XVI abolissant la servitude personnelle dans la France entière. (Mémoires, de Fléchier.) Les derniers serfs que la Révolution eut à libérer furent d’église ; ce furent ceux des moines de Saint Claude, dans le Jura.
Non seulement l’Église n’abolit pas l’esclavage, mais elle ne cessa jamais de le justifier par sa doctrine et de le soutenir par ses actes. Elle l’a fait approuver dans les Évangiles et dans les épîtres des apôtres, de Paul en particulier (Épitre aux Éphésiens). Les saints Cyprien, Grégoire le Grand, Ignace, déclarèrent que l’esclavage était voulu par Dieu. Dès la fondation de l’Église, le clergé, depuis les moines jusqu’aux papes, et les églises elles-mêmes, eurent des esclaves. Le premier concile d’Orange, en 441, excommunia ceux qui enlevaient les esclaves des ecclésiastiques. Le concile d’Epaone, en 517, fit défense aux abbés d’affranchir les esclaves des moines. Celui de Tolède, en 655, décida que les enfants d’écclésiastiques seraient esclaves de l’Église. Il édicta des mesures restrictives contre l’affranchissement des esclaves et défendit, même aux affranchis et à leurs descendants de se marier avec des Romains ou des Goths de naissance libre. En 1050, le concile de Rome condamna à l’esclavage les femmes qui se prostituaient aux prêtres. Cette mesure était d’autant plus odieuse que nombreux étaient les prêtres, et surtout les papes et les grands dignitaires de l’Église, qui tiraient profit de la prostitution. Comme le constatait Edgar, roi d’Angleterre au Xème siècle :
« Les maisons des prêtres étaient devenues les retraites honteuses des prostituées. »
Une d’elles, Marozie, fut tout ensemble la soeur, la concubine, la mère et l’aïeule de deux générations de papes. Au XVIème siècle :
« Rome, qui allait consacrer l’esclavage des noirs, patentait, sous Sixte IV, la prostitution. Chaque fille fut taxée un jules d’or. Cet impôt, dit Corneille Agrippa, rapportait plus de vingt mille ducats par année. Les prostituées étaient placées dans ces repaires par les prélats de la cour apostolique qui prélevaient encore un droit fixe sur leur produit. C’était un usage si universellement admis que j’ai entendu des évêques faire le compte de leur ressources et dire : J’ai deux bénéfices qui me valent trois mille ducats par an, une cure qui m’en donne cinq cents, un prieuré qui m’en vaut trois cents, et cinq filles dans les lupanars du pape, qui m’en rapportent trois cent cinquante. » (Albert Castelnau : La Renaissance italienne.)
Saint Augustin, qui fut le plus terrible ennemi des circoncellions, esclaves du Nord de l’Afrique, dans leur révolte contre les colonisateurs romains, justifiait leur esclavage par l’histoire biblique du châtiment de Cham, fils de Noé, qui est la plus abominable fable inventée pour légitimer la prétendue supériorité des blancs sur les noirs et les crimes commis en son nom. Saint Augustin prépara ainsi les arguments de l’esclavagisme colonial que l’Église consacrerait au XVème siècle. Bossuet rappela que l’apôtre Paul avait commandé aux esclaves d’obéir à leurs maîtres, et il justifia l’esclavage par le « droit de la guerre » et par le « droit des gens » en ajoutant ceci :
« C’est un bienfait et un acte de clémence de la part du vainqueur, que de réduire le vaincu à l’esclavage !.... »
L’hypocrisie protestante qui égale, si elle ne la dépasse, la tartufferie catholique, ne fut pas en retard pour employer des arguments semblables lorsque, en 1620, elle consacra à son tour l’organisation de la traite des noirs qu’on enlevait de Guinée pour fournir des esclaves aux Anglais établis en Amérique. On disait que les noirs devaient être esclaves toute leur vie « grâce à une heureuse disposition de la Providence » ! Les pieuses crapules qui s’enrichissaient de ce trafic rassuraient leurs consciences puritaines en déclarant qu’elles n’avaient d’autres vues que celles de :
« Rassembler sur les têtes africaines les bénédictions du Dieu des chrétiens avec les bénéfices de la civilisation blanche !... »
En 1859, les « philanthropes » américains qui firent la loi de bannissement des affranchis, disaient :
« Notre devoir est de moraliser le nègre ; c’est par charité que nous le faisons esclave !... »
Un nommé Callonn déclarait :
« L’esclavage est la base la plus sûre et la plus stable des institutions libres (sic) dans le monde. »
Un autre, Mac Duffie, renchérissait :
« L’esclavage est la pierre angulaire de notre édifice républicain. »
Et des savants, des pasteurs, arrivaient pour affirmer, au nom de la Science et de Dieu, « la noblesse et la divinité de l’institution de l’esclavage », sa nécessité « au bien-être et au développement de la race noire » !... Les noirs « ne pouvaient être heureux qu’en esclavage ; un abolitionniste ne pouvait être que Satan conspirant contre leur bonheur » !... Depuis, les anglo-américains ont aboli l’esclavage légal, mais ils n’ont pas cessé de « moraliser » les noirs et de faire leur « bonheur » en leur appliquant la loi de Lynch. On comprend qu’avec de tels principes l’Amérique pouvait dresser, face au Vieux-Monde, une statue de la « Liberté » pour « l’éclairer » !...
Malgré les abolitions décidées par la Convention en 1794, par la France et l’Angleterre en 1831 et 1833, par une entente internationale en 1848 et par l’Amérique en 1865, la traite des noirs et l’esclavage n’ont pas cessé d’être pratiqués plus ou moins ouvertement et cyniquement. La Commission temporaire de l’esclavage, qui siège à Genève à la Société des Nations, a constaté en 1931 que, malgré la convention internationale conclue en 1926 contre l’esclavage, il y avait encore dans le monde « au moins cinq millions d’esclaves » ! Combien de millions faudrait-il ajouter à ce nombre si l’on comptait toutes les victimes de la déportation clandestine opérée aux colonies, et de cet esclavage déguisé sous les formes odieuses du « travail forcé » que l’hypocrisie « civilisatrice », approuvée par la Société des Nations, impose aux indigènes coloniaux ?
Dans son roman, l’Évadé, Rochefort a dénoncé le trafic des indigènes d’Océanie qui se pratiquait en 1873, pendant qu’il était déporté en Nouvelle Calédonie. Le même trafic a été constaté par l’auteur anonyme des Lettres des Iles Paradis, parues en 1926, et M. Paul Monet a montré dans ses Jauniers dans quelles conditions particulièrement odieuses la République radicale-socialiste de M. M. Sarraut et Cie laisse continuer, aujourd’hui plus que jamais, en Indo-Chine, le commerce de la chair humaine et le travail forcé des indigènes. En Rhodésie méridionale, pour ne parler que de cette colonie, les Anglais ont établi un véritable régime d’esclavage contre les enfants qu’on fait travailler sans limite d’âge dans les mines et dans les champs, et que leurs exploiteurs peuvent flageller sans jugement sous un quelconque prétexte de désobéissance ou pour une simple négligence.
Esclavage et servage se confondent sous toutes leurs formes dans les déportations et le travail forcé ; et l’Internationale Ouvrière elle-même les approuve lorsqu’elle dit, par la voix de M. Jouhaux, son délégué à la Société des Nations :
« Pour être juste, il faut reconnaître que le travail forcé des indigènes peut se couvrir de quelques bonnes raisons. Dans les pays arriérés on ne saurait guère compter sur le travail librement consenti par les indigènes. »
Cette opinion d’un personnage qui parle ou prétend parler au nom de la « classe ouvrière », n’est-elle pas digne de celle de l’Église et des « philanthropes » esclavagistes ?
Voilà comment l’Église travailla, de concert avec toutes les puissances et tous les organismes profiteurs de l’exploitation humaine, à la suppression de l’esclavage et du servage. Il n’est pas certain que malgré toutes les abolitions officielles, elle n’use pas encore aujourd’hui, aux colonies, du catéchisme publié en 1835 par l’abbé Fourdinier, disant que l’esclavage est « une institution chrétienne » !..... Elle n’a jamais cessé de soutenir, dans le monde entier, les entreprises d’asservissement humain sous toutes leurs formes. Églises orientales ou occidentales, orthodoxes, catholiques ou protestantes, toutes se sont faites les instigatrices des pires persécutions contre les Bagaudes, les Bogomiles, les Vaudois, les Jacques, les Anabaptistes, les Camisards, contre tous ceux qu’a soulevés la révolte depuis vingt siècles (voir Révoltes). Luther et l’Église réformée ont participé sauvagement à l’écrasement et à l’asservissement des paysans allemands au XVIème siècle. Ivan le Terrible et Boris Godunov ont travaillé pour l’église russe en organisant la colonisation et le servage dans leur pays. Les conquistadores espagnols firent de même en Amérique pour le profit de l’église catholique. Celle-ci a soutenu toutes les contre-révolutions et elle est aujourd’hui avec Mussolini et Hitler, comme elle fut de tout temps avec tous les aventuriers qui ensanglantèrent le monde et étouffèrent la pensée et la liberté.
Une autre falsification historique non moins grossière est le récit de la fameuse nuit du 4 août 1789 où, dit-on, les nobles et les prêtres firent dans un généreux élan d’enthousiasme civique l’abandon de leurs privilèges féodaux, alors qu’ils n’abandonnèrent rien du tout. Effrayés par les révoltes des paysans qui mettaient le feu aux châteaux et aux abbayes et n’épargnaient même pas leurs personnes, ils eurent un geste d’apparente générosité comme ils en avaient eu de tout temps dans l’histoire, chaque fois qu’ils s’étaient sentis menacés. Mais ils eurent soin de rendre leur abandon inopérant en faisant adopter par l’Assemblée Nationale la condition du rachat. Il fallut alors quatre ans de luttes législatives, de protestations et d’insurrections populaires pour que l’abolition des droits féodaux, et avec eux du servage, devint effective. On comprend que les privilégiés défendirent avec une fureur désespérée leur « droit » de vivre du travail des autres ; ils n’avaient jamais vécu autrement. Il y avait chez eux une sorte de sincérité venant d’un état de choses très ancien, dont ils étaient les bénéficiaires mais dont ils n’avaient pas été les auteurs. Ce qui se comprend moins, c’est qu’ils trouvèrent tant d’appuis dans la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie, qui n’était rien et allait être tout, suivant le mot de Sieyès, grâce à la Révolution. Mais le Tiers État qui ne cherchait qu’à dominer la mêlée, fut indifférent à la condition du rachat. Composé, dans sa plus grande partie, de citadins bourgeois, il ignorait généralement ce qu’étaient les droits seigneuriaux et le sort de la population rurale ; il ne comprenait pas davantage l’état de révolte de ces paysans qu’on l’incitait à considérer comme des voleurs et des brigands. Il ne comprit ces choses que lorsqu’il vit le principe de la propriété, de sa propriété, menacé et il devint alors contre-révolutionnaire aussi férocement que les autres ordres.
Alors que le paysan-serf n’arrivait pas à payer chaque année toutes les redevances dont on l’accablait, l’Assemblée Nationale fixait le rachat au denier 30, c’est-à-dire à trente fois les redevances annuelles ! C’était rendre le rachat impossible et maintenir indéfiniment les droits seigneuriaux. Le 10 août 1789, l’Assemblée Nationale prenait des mesures contre les paysans qui refusaient de payer les dîmes, abandonnées en principe six jours avant. Il fallut toute la ténacité révolutionnaire des paysans et l’état d’insurrection permanente où ils se tinrent, malgré les plus sauvages répressions, pour qu’ils ne payassent plus ces dîmes à partir du 1er janvier 1791 et que, par la suite, les droits féodaux fussent complètement abolis. Comme l’a dit Kropotkine, les paysans furent « la grande force de la Révolution ». Sans eux, qui avaient un but positif à atteindre, la « conquête de la terre », et que la démagogie politicienne ne dévoyait pas comme les citadins par une logomachie fumeuse, la Révolution aurait peut-être fait complètement faillite. En attendant le résultat final, « le servage devint constitutionnel », suivant le mot de Marat. La Déclaration des Droits de l’Homme, en proclamant « la propriété inviolable et sacrée », justifiait la résistance féodale et les exigences du rachat. Malgré tous les principes qui l’animaient, elle maintenait en fait la servitude contre tous ceux qui n’avaient pas la faculté de devenir propriétaires. C’est ainsi que la Révolution ne supprima pas le servage ; elle en changea seulement les formes. Elle fit l’homme libre en droit, elle le maintint serf en fait. (Voir Propriété et Liberté).
Le servage proprement dit, le servage féodal, subsista légalement jusqu’en septembre 1791, lorsque l’Assemblée Nationale abolit irrévocablement « les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits », parmi lesquelles étaient toutes les formes du régime féodal. Mais une autre forme de servage n’établissait pas la distinction des citoyens « actifs », les propriétaires-électeurs qui faisaient les lois, d’avec les citoyens « passifs », les prolétaires-muets qui les subissaient. Le paysan, entre autres, n’eut plus ce droit, qu’il possédait avant la Révolution, de discuter des affaires communales. Mais il n’était plus un « serf », il était un « homme libre » !.... Il ne fut libre que dans la mesure, encore très aléatoire, où, bravant l’anathème de l’Église et les violences aristocratiques, il put acheter des biens du clergé ou des émigrés devenus « biens nationaux », et être à son tour propriétaire. Seulement, sa petite propriété demeura en échec devant les grands domaines maintenus ou reconstitués sur lesquels s’établit le nouveau servage paysan du fermier, du métayer, du valet de ferme et du journalier, quand l’Empire, puis la Restauration, eurent définitivement assuré la sécurité de la grande propriété bourgeoise. Seule la loi agraire donnant sans condition la terre à tous ceux qui pouvaient la travailler, aurait rempli les véritables buts de la Révolution : mais il eût fallu supprimer la propriété, instaurer le communisme terrien, et Robespierre lui-même disait de cette loi proposée par les révolutionnaires avancés, qu’elle était « un absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers ».
Ce ne fut que par la loi du 11 juin 1793 que les communes purent reprendre aux nobles les terres communales qu’ils s’étaient appropriées frauduleusement. Un décret du 17 juillet 1793 abolit définitivement les droits féodaux, sans rachat. Mais ces mesures tardives, dictées par la peur de nouvelles insurrections paysannes, n’eurent que des demi-résultats. Un an après, le 27 juillet 1794, ce fut le 9 thermidor, c’est-à-dire la réaction. Le 20 mai 1795, la Convention abrogeait la loi du 11 juin 1793, et les communes qui n’avaient pas encore repris possession de leurs terres en furent définitivement dépossédées. La noblesse avait perdu ses droits féodaux ; il lui restait la propriété qu’elle partageait avec la bourgeoisie. Non seulement elle s’était assuré la conservation de la plus grande partie de ses domaines, mais encore, lorsque les circonstances le permirent, elle eut la possibilité de réclamer ce qui n’avait pas été vendu comme « biens nationaux ». C’est ainsi que le 5 décembre 1814 fut votée la loi sur les biens des émigrés, et qu’aujourd’hui encore on voit la République soucieuse de rendre à leurs descendants les biens qui ne furent pas vendus. Il existe pour cela une commission spéciale dont un décret tout récent, du 11 février 1933, a complété la composition par la nomination de deux membres. La République a plus d’égards pour les fils de ceux de Coblentz qui mirent la « Patrie en danger » en 1792, que pour nombre de ceux qui la défendirent en 1914 et revinrent mutilés.
La grande propriété, demeurée bourgeoisement intangible, permit, avec le développement industriel et commercial, la création d’une nouvelle féodalité, celle des comptoirs, des usines et des banques. Parallèlement se forma un nouveau servage qui pesa sur tous les prolétaires, ceux de la campagne et ceux de la ville. Oh ! Certes, l’homme est libre, comme le dit la Déclaration des Droits de l’Homme. Tous les hommes sont libres, comme ils sont tous frères suivant les préceptes évangéliques. L’homme peut, en principe, aller et venir, changer de domicile, de pays, de profession, se marier, avoir une famille, économiser, réaliser une fortune et, fut-il le plus chétif, aspirer aux plus hautes destinées. Il n’est plus « taillable et corvéable à merci » ; il n’y a plus personne qui ait sur lui droit de vie et de mort. Il vit dans une République « qui peut se permettre d’élever au plus haut degré de la hiérarchie sociale le plus humble de ses enfants » , comme dit lyriquement M. Alexandre Varenne devenu satrape colonial. Mais il n’a, en fait, d’autre liberté que de mourir de faim ou de se faire emprisonner ou mitrailler s’il a la prétention, étant pauvre, de choisir librement son travail, de discuter librement de ses conditions d’existence, de ne pas se soumettre à la « rationalisation » industrielle, à l’exploitation de l’atelier, à l’insolence du patronat, à la grossièreté de ses chiens de garde, et s’il ose participer à un refus collectif de travail, à une grève, à une manifestation. La faim impose à l’homme libre d’aujourd’hui un servage aussi lamentable que les droits féodaux au serf d’autrefois. Et, dans son inconscience, le prolétaire se gargarise le plus souvent de cette liberté démagogique au nom de laquelle il est le « peuple souverain ». Il n’est plus un esclave et plus un serf. Hélas !..... Si l’esclave, qui travaillait sous le fouet et qu’on mettait en croix, si le serf, qui était « taillable et corvéable à merci », si tous ceux qui n’étaient que du « bétail humain » revenaient et voyaient ces hommes libres dont on fait une mécanique sans âme, un « matériel humain » auquel on enlève même la faculté de penser, ils seraient épouvantés.
La Rome antique trouvait parmi ses esclaves des poètes et des philosophes tels les Térence, Cécilius, Plaute, etc.., qui lui faisaient plus de véritable honneur que tous ses grands chefs militaires réunis. Elle voyait avec terreur se dresser des Spartacus qui ébranlaient sa puissance et maintenaient, au-dessus de tous les avilissements, l’éternelle et magnifique revendication de la dignité humaine. On voit mal les « fleurs d’humanité » qui pourraient s’épanouir sous le régime de la « rationalisation », sauf des boxeurs, des policiers, des soldats et... des électeurs !
— Edouard ROTHEN.
SEXOLOGIE
n. f. (du latin sexus : sexe et du grec logos : discours ou traité)
Néologisme non encore admis aux dictionnaires en usage courant, employé fort probablement pour la première fois en France par Eugène Lericolais et Eugène Humbert en juillet 1912, dans la fondation de leur « Bibliothèque de Sexologie Sociale ». La sexologie est la science qui comprend l’ensemble de nos connaissances anatomiques, physiologiques, biologiques, psychologiques et sociales se rapportant à toutes les manifestations de la sexualité sur les êtres vivants. Elle se divise en quatre grandes branches :
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La sexologie générale, normale ou biosexologie : Différenciation des sexes. Anatomie et physiologie des organes génitaux, fonctions, morphologie. Ovulation. Spermatogénèse. Fécondation, Embryogénèse, Gonocritie. Endocrinologie et neurologie sexuelles. Impuissance. Stérilité.
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Sexopsychologie : Manifestations internes et externes de la sexualité dans ses relations de causes à effets. Psychologie sexuelle générale. Besoin génital. L’amour. Erotologie. Virilité et féminité psychiques. Psychanalyse.
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Sexopathologie : Anomalies et malformations. Hygiène et névrose sexuelles. Onanisme et masturbation. Pédérastie et saphisme. Pédophilie. Zoophilie. Fétichisme. Sadisme et Masochisme. Maladies vénériennes.
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Sexologie sociale : Nubilité, virginité, célibat et chasteté. Mariage et union libre. Polygamie et polyandrie. Maraichinage. Natalité et fécondité. Loi de population. Prolétariat. Prophylaxie anticonceptionnelle et vénérienne. Stérilisation. Avortement et infanticide. Filles-mères et enfants naturels. Prostitution. Dégénérescence et eugénisme. Éducation sexuelle. Lois et morales régissant les actes et les rapports sexuels.
En dépit de l’interdit méprisant jeté par les religions, particulièrement la religion judéo-chrétienne, sur les organes génitaux et sur les rapports sexuels — parties honteuses, maladies honteuses — l’importance de ceux-ci dans la formation des individus, dans leurs relations, éclate chaque jour davantage aux yeux des penseurs éclairés comme à ceux des hommes libérés des dogmes désuets. On se demande par suite de quelle aberration d’esprit, par crainte de quel « tabou » les générations passées ont pu négliger l’étude franche et rationnelle des organes et des fonctions qui président à la transmission de la vie, à la chose la plus grave qui forme, avec la conservation de l’individu, les deux pôles autour desquels gravite toute matière animée ? Sans doute, la notion de « péché » que les moralistes religieux ont attaché aux relations amoureuses, surtout à l’acte de la copulation, a été pour beaucoup dans le maintien de l’ignorance voulue et peureuse où se sont complus nos ancêtres.
On trouve bien, par ci par là, quelques oeuvres : Les Kama-Soutra de Vatsyayana, El Ktab, L’art d’aimer d’Ovide, les Traités secrets à l’usage des confesseurs où les questions sexuelles, les rapports conjugaux, les lois de l’amour ont été exposés, examinés même avec assez de pénétration intuitive, principalement dans l’oeuvre des jésuites ; mais, c’était surtout du point de vue des manifestations extérieures, si l’on peut dire, et d’une manière plutôt psychologique, morale, et le plus souvent pour condamner et non pour instruire. Ce qui faisait déjà dire à Montaigne, au seizième siècle :
« Qu’a donc fait aux hommes l’action génitale, si naturelle et si nécessaire, pour la proscrire et la fuir, pour n’oser en parler sans vergogne, et pour l’exclure des conversations ? On prononce hardiment les mots tuer, voler, trahir, commettre un adultère, etc ... et l’acte qui donne la vie à un être on n’ose le prononcer ? O fausse chasteté ! Honteuse hypocrisie !... ne sont-ils pas bien brutes ceux qui nomment brutal l’acte qui leur a donné le jour ? »
Il faut venir jusqu’au dix-huitième siècle pour voir apparaître les premières études vraiment scientifiques de l’instinct sexuel et de la génération, mais c’est aux dix-neuvième et vingtième siècles qu’il appartiendra d’avoir fait le pas décisif en posant les bases solides de la science de la vie et de sa perpétuation. Parmi les précurseurs citons au hasard : de Graaf, Hunter, Jacob, Spallanzani, Buffon, Malthus avec sa découverte de la « loi de population », Darwin « l’Origine des espèces », H. Spencer ; plus près de nous, Mendel avec les « lois d’hérédité », Raciborski et ses travaux sur l’ovulation, Krafft-Ebing dont la « Psychopathia sexualis » fait toujours autorité en la matière, Garnier avec ses dix volumes bourrés d’observations, le célèbre entomologiste H. Fabre qui nous a laissé de si remarquables révélations sur les moeurs sexuelles des insectes, Joanny Roux « L’Instinct d’amour » , qui portait en exergue : « Aimer, comprendre », Steinach, Francillon, Mantegazza, Rémy de Gourmont avec son admirable essai « Physique de l’amour », Camille Mauclair et ses deux ouvrages : La Magie de l’amour et De l’amour physique, Anton Nystom et son courageux livre : La Vie sexuelle et ses lois, G. Hardy La Question de population (le problème sexuel : moyens d’éviter la grossesse, l’avortement), ouvrage poursuivi, condamné et interdit, René Guyon l’audacieux écrivain de La légitimité des actes sexuels, Binet-Sanglé avec Le haras humain, Camille Spiess, le créateur de la psychosynthèse érotique, Gobineau et les pansexualistes ; les vulgarisateurs aussi : Jean Marestan, dont l’Éducation sexuelle a atteint le chiffre formidable de deux-cent-deux mille exemplaires, Eugène Lericolais avec Peu d’Enfants. Pourquoi ? Comment ? (la gonocritie ou procréation volontaire des sexes) et tant d’autres dont la liste serait trop longue.
Cependant, nous devons une mention toute spéciale aux six sexologues suivants qui sont, à nos yeux, les véritables fondateurs du mouvement actuel :
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Auguste Forel, professeur à l’Université de Zurich, psychiatre et naturaliste éminent, dont le très important ouvrage La Question sexuelle fut traduit en seize langues.
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Sigmund Freud, le créateur de la psychanalyse, qui contribua surtout à mettre en relief l’influence du fait sexuel sur un grand nombre de manifestations de la vie courante demeurées jusqu’ici inexpliquées.
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Gregorio Maranon, professeur à Madrid, dont les admirables travaux sur l’endocrinologie ont ouvert des horizons immenses et à qui nous empruntons la conclusion de son volume sur « l’Évolution de la sexualité et les états intersexuels » : « Pour que chacun fasse correctement son devoir, il faut que l’homme et que la femme prennent conscience de ce qu’ils doivent être. Et pour cela, il faut qu’ils le sachent d’avance. Nous arrivons donc, comme à la clé de voûte d’un arc, à cette conclusion : « Il faut savoir » ; il faut remplacer le mystère du sexe par la vérité du sexe ; la chasteté dangereuse de l’ignorance — qui ne sachant rien invente tout — par la chasteté sereine de la science. Et la morale ? nous dira-t-on. Pour la morale, répondons-nous : il ne faut pas s’en préoccuper. La morale — l’éternelle et divine morale et non celle qu’ont inventée les hypocrites — est toujours du côté de la lumière. »
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Serge Voronoff, universellement connu pour ses travaux sur l’endocrinologie sexuelle et la greffe humaine, et dont la doctrine se trouve résumée dans son livre Les Sources de la vie.
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Magnus Hirschfeld, fondateur et directeur de l’Institut de sexualité de Berlin, fondateur et un des présidents de la « Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle sur une base scientifique » (voir au mot : Régénération), auteur de nombreux ouvrages sur l’instinct et les perversions sexuelles, créateur de l’ethnographie sexuelle.
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Havelock Ellis est sans doute l’écrivain qui a le plus contribué par ses nombreux travaux à jeter les fondements rationnels de la Sexologie. La liste de ses oeuvres est longue. Donnons-là ici pour l’édification du lecteur : La pudeur, la périodicité sexuelle, l’auto-érotisme ; L’Inversion sexuelle ; L’impulsion sexuelle ; La sélection sexuelle chez l’homme ; Le symbolisme érotique ; L’état psychique pendant la grossesse ; L’éducation sexuelle ; L’évaluation de l’amour, la chasteté, l’abstinence sexuelle ; La prostitution, ses causes, ses remèdes ; La déroute des maladies vénériennes ; Le mariage ; La femme dans la société ; Le monde des rêves ; L’art de l’amour, la science de la procréation ; L’Ondinisme. Tous ces sujets ont été traités avec le plus vif souci de sincérité et de vérité objective et la conclusion qui s’en dégage s’inspire d’une sereine et très humaine philosophie.
La sexologie est à présent fondée ; ses desseins sont vastes du point de vue de la connaissance de la vie et de sa continuation, de la situation même de l’homme dans la nature. D’ores et déjà, les résultats acquis sont merveilleux. Des horizons nouveaux s’élargissent : amélioration, rajeunissement des individus, arrêt de la décrépitude, prolongation de l’existence. Par la stérilisation des tarés et des anormaux, par l’application des méthodes eugénétiques, l’espèce humaine ira de perfectionnements en perfectionnements jusqu’à un stade d’évolution que nous ne pouvons et n’oserions peut-être pas prévoir. Le Docteur A. Hesnards a parfaitement exposé, dans son magnifique Traité de Sexologie, le plan de la nouvelle science ; il en a fait admirablement ressortir toute l’importance. Nous ne saurions mieux faire que de reproduire la fin de l’ « Avertissement » qu’il place en tête de son livre : « Nous terminons ce préambule par le voeu de ne jamais nous laisser émouvoir, dans notre entreprise de connaissance, par les malveillantes protestations de ceux que choquent, dans leurs préjugés d’un autre âge, toute considération sexuelle et jusqu’à l’idée même d’une science de la sexualité. Et répétons des sexologues, adeptes de la science positive, ce qu’un pessimiste illustre écrivait (non pas en vertu de son pessimisme métaphysique, mais avec la sérénité de l’homme de science) des philosophes :
« La connaissance de la sévère nécessité des actes humains est la ligne qui sépare les cerveaux philosophiques des autres. »
Pour être aussi complet que possible, nous devons encore signaler qu’à la suite de tous ces travaux de médecins, de savants, de philosophes et de sociologues, des groupements se sont formés dans tous les pays pour répandre les idées nouvelles et répondre aux critiques le plus souvent désobligeantes qu’elles suscitent. Nous avons déjà parlé de la « Ligue Mondiale pour la réforme sexuelle sur une base scientifique », notons à présent l’heureuse fondation, en août 1931, de l’ « Association d’Études Sexologiques », par le Docteur Toulouse. Là, entouré de médecins, de sociologues, d’hommes politiques même, l’éminent directeur de l’hôpital psychiatrique Henri Rousselle, mène une action des plus utiles. Le but et l’effort de cette association sont définis par les articles premier et 2 de ses statuts :
« ARTICLE PREMIER. — L’association, dite « Association d’Etudes Sexologiques », fondée en 1931, a pour but l’étude des problèmes de la sexologie et de leurs rapports avec la vie sociale.
ARTICLE 2. — Les moyens d’action de l’association sont : la propagande par la presse, par la parole et par l’image, tracts, cinématographe, publication d’un bulletin périodique, consultations médicales, fondation de dispensaires et de sections et, éventuellement, la création d’un Institut de sexologie. »
Souhaitons de toute notre confiance que cette Association ne se laisse pas détourner, par les mauvais esprits et par les contempteurs de la pensée libre, de son but vraiment humain. Tant de préjugés et de fausse pudeur, tant d’hypocrisie pèsent toujours sur nous, que tout effort vers la lumière est aussitôt paralysé, combattu. Il n’est pas jusqu’aux lois, celles qui consacrent l’injustice et l’iniquité, ou qui sont l’expression de moeurs révolues ou bien encore des instruments de défense d’intérêts de castes que l’on devra modifier, amender ou mieux : abroger. De toute façon, la route est tracée ; l’émancipation sexuelle de l’homme et de la femme préparera sans aucun doute leur émancipation totale, c’est-à-dire aussi l’affranchissement de tous les peuples et leur fusion dans la plus haute réalisation de l’humanisme intégral.
— Eugène HUMBERT.
SEXUALISME
n. m.
On se demande pourquoi certains individualistes, dont je suis, se préoccupent de la question sexuelle, insistent sur la libre discussion de tout ce qui a trait au sexualisme. Notre réponse sera brève : Un nombre élevé d’individualistes et moi-même, nous estimons qu’il y a une question sexuelle, comme il y a une question économique ou une question religieuse, etc... N’étant pas marxistes, nous ne pensons pas qu’une transformation économique suffirait à débarrasser l’individu, l’unité sociale, de ses préjugés sociaux. Nous ne pensons pas que l’histoire ou le déplacement évolutif de l’humanité soit uniquement conditionné par les circonstances économiques. Pour nous, l’histoire est ce que la font les individus, avec leurs préjugés, leurs traditions, leur science ou leur ignorance, etc... D’ailleurs, nous sommes en pleine sympathie avec les camarades qui se confinent à n’envisager que le côté économique du problème humain, chaque propagandiste, selon nous, obéissant à son déterminisme personnel.
Ceci entendu, nous ne pensons pas qu’un milieu humain ou un individu puisse se dire anarchiste, tant qu’il n’a pas fait table rase des préjugés d’ordre religieux et sexuel, préjugés qui sont, dans une égale mesure, générateurs d’autoritarisme.
Si, pour les préjugés d’ordre religieux, ce point de vue est admis, il en est tout autrement pour ceux d’ordre sexuel. C’est rarement que les hommes qui passent pour être des réformateurs ou des émancipateurs sociaux ou individuels osent aborder sans détours la question des relations sexuelles. Demeure impur, selon le terme biblique, pour une masse de révolutionnaires de toutes nuances, tout ce qui touche à la sexualité. Toutes les revendications qu’on voudra, mais non celles qui sont d’ordre sexuel. Nombre de libres penseurs, d’athées déclarés n’ont pas dépassé comme mentalité sexuelle ces trois commandements de l’Eglise :
De corps ni de consentement.
Désirs impurs rejetteras
Pour garder ton corps chastement.
L’oeuvre de chair désireras
En mariage seulement.
Et ce n’est pas une des moindres anomalies du temps présent que le pied conservé par la morale sexuelle religieuse dans des groupements qui se targuent de rejeter toute morale qui n’est pas fondée sur la biologie.
La question sexuelle se solutionne chez la plupart des humains qui se prétendent à l’avant-garde du mouvement social par la cohabitation entre un homme et une femme impulsés sexuellement l’un vers l’autre, cohabitation dont le résultat est que chaque partenaire considère l’autre comme sa propriété. En général, l’élément masculin dominant, c’est lui qui se considère comme le possesseur du corps de sa cohabitante, le propriétaire de ses sentiments et de ses désirs, le contrôleur de ses besoins de changement, tout cela en exigeant qu’elle se plie aux conséquences de la vie qu’il lui a faite, souvent en lui imposant la charge de la maternité. Nous maintenons que cette attitude de l’homme à l’égard de la femme n’a rien d’anarchiste et qu’aucun argument ne peut la justifier.
Nos idées en matière de sexualisme ont été fort peu comprises. Trop souvent on les a présentées — quand on a consenti à les examiner — avec une mauvaise foi insigne. Nous pouvons nous tromper, mais il faut nous démontrer que nous avons tort et ne pas nous attribuer des idées que nous n’avons pas. D’ailleurs nous proposons nos solutions, nous ne les imposons pas et nous nous réservons de les vivre à nos risques et périls sans obliger à participer à nos expériences qui que ce soit qui n’est pas disposé à le faire de son plein gré.
Nous disons par exemple :
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Il n’y a pas de domaine où règne une hypocrisie plus grande qu’en matière sexuelle.
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La morale laïque, en matière sexuelle, est la servante ou le reflet de la morale religieuse sexuelle, qui considère comme un péché de retirer de la volupté des rapports sexuels.
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L’institution de la famille, avec l’obéissance obligatoire au père ou à la mère, est une image en petit de la société archiste. Le père y représente le législateur et la mère l’éducateur officiel.
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Le désir de la satisfaction sexuelle est la manifestation d’un besoin naturel, d’une demande plus ou moins impérieuse de l’organisme, l’effet d’un stimulant imaginatif. Il n’a rien à voir avec le désir d’avoir des enfants, qui dépend de la réflexion et n’est donc ni un besoin ni un instinct.
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Si on ne donne pas d’importance au fait sexuel dans l’histoire officielle, la vérité est qu’il occupe une place de premier plan dans l’histoire de chaque individu, du plus humble au plus puissant, et qu’il a déterminé maints événements politiques.
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Aucune considération tirée de la biologie ou de la physiologie n’explique qu’on ne parle ou n’écrive pas aussi librement de ce qui a trait au sexualisme que de ce qui a trait aux autres fonctions de relation.
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Le sentiment est un des produits physico-chimiques de l’organisme humain, comme la mémoire, le raisonnement, le jugement, l’aperception, etc... : il est éducable et amplifiable comme les autres produits de l’organisme humain.
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La première éducation sexuelle à donner à la femme est de lui enseigner à n’être mère qu’à son gré. — La chasteté est un expédient contre nature. L’abstinence sexuelle n’est justifiée ni biologiquement, ni physiologiquement.
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Le couple est destructeur d’autonomie individuelle et implique toujours, et dans les meilleures conditions, sacrifice d’un des éléments à l’autre. Le couple comporte toujours abstention, restriction, refoulement, résignation : il est donc opposé au développement de l’individu.
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La jalousie est une monopolisation maladive des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d’un être humain au profit d’un autre. Elle contient en germe l’étatisme, le patriotisme, le capitalisme.
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La femme n’est ni plus ni moins polyandre ou monoandre que l’homme n’est monogame ou polygame. La femme et l’homme sont déterminés artificiellement par la morale conventionnelle à paraître ce qu’ils ne sont pas.
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Il n’y a pas, actuellement, de différence essentielle entre le mariage bourgeois et la prostitution. Le mariage est de la prostitution de très longue durée et la prostitution est un mariage de courte durée
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L’obscénité n’existe pas dans l’objet, mais dans le sujet.
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Les anomalies sexuelles ne peuvent donner lieu à aucun dégoût ou répugnance. La science reconnaît aujourd’hui l’existence de ces anomalies congénitales, et on ne peut pas dire que chez les anormaux connus on ait remarqué déchéance de la production cérébrale ou altération des fonctions organiques. Je rappelle en passant cet aphorisme de l’anarchiste Mécislas Goldberg :
« Les perversités sexuelles sont à l’amour ce que l’anarchie est au conformisme bourgeois. »
Au lieu de nous attribuer des pensées qui n’ont jamais été nôtres, la plus élémentaire loyauté prescrivait d’examiner et de débattre courtoisement les propositions énoncées ci-dessus.
Nous avons dit : nous ne concevons la cohabitation à 2, 3, 4, ou un plus grand nombre d’individus d’un ou des deux sexes que si elle a pour base des affinités idéologiques. Ou encore, dans la société actuelle, pour raisons économiques. Nous ne la concevons pas au point de vue sexuel, ou sentimental, l’expérience montrant que la cohabitation basée sur le sexuel ou le sentimental entraîne, sauf rares exceptions, exclusivisme et jalousie. Nous avons ajouté : la logique anarchiste veut que le corps personnel appartienne à l’ego, au moi, à l’unique. Il n’est ni à la loi, ni à Dieu, ni à l’Église, ni à l’État, ni au milieu social, ni à l’ambiance sociétaire. Mon corps est à moi, pour en disposer, m’en servir, l’utiliser, en tirer le plus de plaisir ou de volupté possible, tout entier ou en partie. Et nous avons conclu en souhaitant, en revendiquant que le geste sexuel sentimental ou érotique demeure un geste de camaraderie : un geste susceptible de servir de base à des associations composées d’individus des deux sexes parfaitement éduqués au point de vue sexuel et organisées pour parer aux incidents ou accidents possibles (maternités, maladies, etc...).
Nous maintenons que le fait de se procurer mutuellement du plaisir favorise les rapports fraternels et amicaux et que « la camaraderie amoureuse » développée sur une grande échelle non seulement tendrait à supprimer la jalousie, le propriétarisme sexuel, l’exclusivisme amoureux, mais réduirait au minimum les chances de désaccords internationaux pour aboutir à l’abolition des frontières. On n’a pas plus le droit de taxer d’utopie cette aspiration que la possibilité pour les hommes de vivre sans autorité gouvernementale.
Properce, au siècle d’Auguste, avait déjà dit dans une ode (II, 15) :
« Ah ! si nous avions tous désir de vivre, étendus, à mener l’amour ... on ne verrait aucun acte cruel ; ni glaives égorgeurs, ni navires de guerre : les flots d’Actium ne rouleraient pas nos os et Rome garderait ses chevaux en repos, lasse du deuil des victoires amères. » (traduction Marcel Coulon)
En attendant, nous affirmons que là où elle est pratiquée consciemment et efficacement, la camaraderie amoureuse constitue un facteur de camaraderie plus ample et plus complète entre les individus des deux sexes qui la pratiquent.
C’est cet ensemble de propositions et de considérations que nous avons dénommé sexualisme révolutionnaire, et non autre chose. Par l’hostilité qu’elles ont soulevée, nous pensons que ce terme « révolutionnaire » leur convient à merveille.
Nous renvoyons aux mots : Amour libre, amour en liberté, camaraderie amoureuse, chasteté, cohabitation, inversion sexuelle, malthusianisme, néo-malthusianisme, mariage, monoandrie, monogamie, obscénité, onanisme, pudeur, prostitution, symbolisme érotique, etc..., pour le développement des thèses esquissées ci-dessus.
Certains camarades nous ont opposé qu’il est à redouter que la libre discussion de la question sexuelle, la réduction des relations sexuelles à un pur geste de camaraderie conduise à la prostitution (?). Ils prenaient prétexte d’une carte postale ou d’un papillon souvent réédité par la tendance individualiste anarchiste, sur laquelle on lit cette maxime :
« Qu’on prostitue son cerveau, son bras, ou son bas-ventre, c’est toujours la prostitution et l’esclavage. »
Mais ce n’est pas une apologie de la prostitution sexuelle. Ces quelques lignes veulent, au contraire, dire que l’ouvrier, adversaire de l’exploitation, qui se fait exploiter cérébralement ou musculairement, commettrait une grossière erreur s’il s’imaginait « moralement » supérieur à la pierreuse qui raccroche les passants sur le trottoir. Car l’on est favorable ou hostile à l’exploitation. Que ce soient ses facultés cérébrales ou sa force musculaire ou ses organes sexuels que l’on fasse exploiter, ce n’est qu’une question de détail. Un exploité est toujours un exploité et tout adversaire de l’exploitation qui se fait exploiter se prostitue. Je ne vois pas en quoi est supérieur à la radeuse ou à la femme entretenue, l’humain qui, adversaire de l’exploitation, accomplit toute la journée derrière une machine, un geste d’automate ou s’en va soutirer à une clientèle de petits mercantis des commandes pour son patron. Ce qui constitue l’état de prostitution, ce n’est pas le genre de métier, c’est le fait qu’on gagne sa vie par des moyens contraires à ses opinions ou renforçant le régime qu’on professe combattre.
Jamais je n’en ai été aussi convaincu qu’en assistant un jour à une « sortie » de l’Arsenal, à Toulon. Dans ce troupeau d’ouvriers se bousculant pour sortir le plus rapidement possible de leur « bagne », il se trouvait un grand nombre d’hommes qui s’affirment non seulement hostiles au système d’exploitation de l’homme par l’homme ou le milieu, mais encore irréconciliables adversaires de la guerre. S’ils sont sincères, s’ils éprouvent une horreur véritable et raisonnée de ce mode brutal et bestial de solutionner les conflits internationaux, ils conviendront eux-mêmes qu’ils se prostituent en accomplissant une tâche quotidienne qui est en contradiction flagrante avec leurs convictions les plus intimes. Ne serait-il pas du plus haut comique d’entendre ces malheureux stigmatiser la femme qui gagne son pain en jouant « la comédie de l’amour » ? Ils jouent, eux, une comédie sinistre, une comédie dont le dernier acte se déroule sur des ruines et des cadavres. Je songeais, en les voyant s’éparpiller dans les rues de cette ville, que jamais la prostitution n’a mené, en cinq ans, vingt millions d’hommes à une mort cruelle, stupide et le plus souvent ignominieuse. Il se peut qu’ici et là quelque décati, abusant de ses dernières forces, succombe entre les bras d’une prostituée ; toutes choses considérées, cela vaut autant que d’agoniser des jours durant accroché à des fils de fer barbelés.... A la vérité toute exploitation a pour réponse ou pour contrepoids une prostitution, même quand il s’agit de l’exploitation en vue d’obtenir les utilités les plus nécessaires à la vie.
Donc nous n’établissons pas de différence entre les diverses prostitutions : celle de l’intellectuel, celle du manuel, celle de l’ouvrière ès-joies sensuelles. Cependant, il est une maxime insérée également sur papillon ou carte postale, diffusée également par les individualistes et qui éclaire notre attitude sur la question de la prostitution sexuelle :
« Le mariage et la prostitution sont les deux termes d’une même opération. Seule est raisonnable la liberté sexuelle, seul est logique l’amour libre. »
Nous mettons sur le même pied le mariage bourgeois et la prostitution. Et c’est justement parce que nous proposons et exposons des thèses se rattachant aux conceptions de la liberté sexuelle et de l’amour libre que nous n’admettons pas la prostitution sexuelle comme « moyen de débrouillage ». Nous sommes adversaires de la « prostitution » au même titre que nous sommes adversaires du « mariage » — selon la conception bourgeoise — ce sont des opérations entachées de vénalité. Comme nous sommes adversaires de la prostitution de la pensée, d’ailleurs. Nous ne saurions par exemple considérer comme l’un des nôtres, comme un compagnon, quelqu’un qui écrirait ou parlerait ou se conduirait « en individualiste anarchiste » parce qu’il y trouverait occasion de gagner de l’argent, alors qu’en son for intérieur, il considérerait l’anarchisme comme une erreur, une sottise ou une chimère. Dans le milieu social actuel où tout est objet de vente et d’achat — où c’est la possession des signes monétaires qui commande obéissance, respect, estime, dignités, possibilités de jouissances de toutes sortes, nous voulons — tout au moins en ce qui concerne les produits de la sensibilité amoureuse — rester en dehors de la corruption et du mercantilisme ambiants.
Il est suffisant que la plupart de nos camarades soient forcés de vendre, de louer ou de sous-louer leur intelligence et leurs bras, de s’employer au bureau, au magasin, à l’atelier, au chantier ou ailleurs — il est amplement suffisant qu’ils s’abaissent, pour gagner leur croûte quotidienne, à servir d’instruments et d’outils aux dirigeants et aux exploiteurs, — nous ne voulons pas aller plus loin dans la voie des concessions et des pis-aller. Aucun idéalisme, aucun spiritualisme ne nous fait mouvoir. C’est assez concéder et voilà tout ! En matière de sexualisme pratique, — qu’il s’agisse de l’amour envisagé « sexuellement » ou « sentimentalement » — notre individualisme anarchiste refuse de se laisser contaminer par l’infection de l’arrivisme ambiant.
Il y a des prostitutions auxquelles nous ne pouvons pas échapper sans risquer de mourir de faim, c’est vrai. Mais, tout de même, nous pouvons renoncer à celle-là sans risquer l’absolue misère : elle n’est pas indispensable à notre conservation. D’autant plus, nous y revenons, que si nous voulons faire des manifestations amoureuses ou érotiques un procédé ou une méthode qui nous rende meilleurs camarades les uns à l’égard des autres, nous n’admettons pas, par contre, qu’on en fasse un objet de vénalité que le premier des archistes venu peut se procurer dès qu’il y met le prix, Et qu’on ne vienne pas nous dire que la compagne individualiste-anarchiste à notre façon fera de la propagande auprès du bourgeois qui paiera bon prix le sentiment (?) qu’elle feindra d’avoir pour lui. Allons donc ! Ce bourgeois poli et aimable, libéral et sympathique, en déduira que, chez les anarchistes comme ailleurs, on vend tout ce que l’on peut vendre ... l’amour comme le reste. Ah ! la jolie propagande !
Je vais plus loin : les raisons qui précèdent impliquent que l’individualiste à notre façon qui se liera à une prostituée, cela peut arriver, fera tous ses efforts pour l’arracher à la prostitution. En vain m’objectera-t-on les tempéraments spéciaux qui se prostituent « par goût ». Dans un milieu où la camaraderie amoureuse, franche, vraie, est la coutume, ils rencontreront toutes les occasions de satisfaire les dits goûts, physiquement ou sentimentalement parlant, sous tous leurs aspects.
Ceci dit, je suis prêt à reconnaître que l’absence de « camaraderie amoureuse » dans nos milieux, ou sa mécompréhension, ou sa falsification a pu ou peut justement conduire certains hommes au mariage, certaines femmes à la prostitution. Mais ces exceptions ne font que confirmer ou renforcer nos thèses. Donc, en matière de sexualisme, notre ligne de conduite est la suivante : nous ne considérons à aucun titre les manifestations de la sexualité comme objets de vénalité. Nous ne saurions nous préoccuper des moyens de subsistance de n’importe qui, mais, en aucun cas, nous n’admettons la prostitution comme « moyen de débrouillage ».
Cette déclaration était essentielle pour nous faire bien comprendre.
— E. ARMAND.
SEXUELLE (MORALE)
On ne parle point, ou si peu, ou si mal, à mots couverts, et avec toutes sortes de précautions, dans l’enseignement de la morale, qu’il s’agisse pour les pédagogues de préparer les fils et les filles de la bourgeoisie aux examens qui, selon la formule consacrée, ouvrent toutes les carrières, ou d’initier, non plus des écoliers, mais des adultes à des questions qu’ils ne soupçonnent même pas, — on ne parle point de la question sexuelle, alors qu’elle devrait accompagner toute éducation, et la parfaire pour ainsi dire. Les philosophes s’en désintéressent, laissant ce soin aux médicastres. On se heurte ici à la mauvaise volonté des moralistes d’Institut, des sénateurs et des pères de famille qui n’admettent pas qu’on mette leur nez dans leurs atributions... dont ils s’acquittent si mal. Une bonne éducation comporte des leçons de danse et de maintien, de boxe, d’escrime, de violon, etc..., elle ne saurait envisager à un point de vue élevé, philosophique et pratique en même temps la question des rapports physiques et moraux de l’homme et de la femme.
Pour tout ce qui a trait aux rapports sexuels des individus, la morale ne plaisante pas : ici, l’incohérence est à son comble, la bêtise est souveraine. Le point de départ, comme le point d’arrivée de la morale, a nom hypocrisie. L’hypocrisie joue un rôle en matière sexuelle, plus que partout ailleurs. La pudeur des bourgeois s’effarouche à la vue de la nudité (elle préfère l’habillé, tolère le déshabillé, c’est plus excitant). C’est cette pudeur sournoise — commencement de toutes les impudeurs — qui a créé l’outrage public à la pudeur et l’attentat aux moeurs et qui multiplie les affaires dites de moeurs, affaires qui permettent aux agents des moeurs de toucher une prime pour arrestations arbitraires, et aux politiciens de se venger de leurs ennemis.
L’acte sexuel est considéré par les religions et les morales comme quelque chose de honteux. Il faut qu’il s’accomplisse dans certaines conditions pour qu’on le tolère. Tout ce qui intéresse ce côté de l’individu doit être passé sous silence. On n’en parle qu’à mots couverts. Que de mystères ne fait-on pas à propos de l’acte de la génération ! C’est le secret de polichinelle, mais il est de bon ton de n’y point faire allusion. Chacun sait de quoi il retourne ; cependant, sur ce chapitre spécial, le bon sens le plus élémentaire fait défaut et, bien que les individus soient renseignés, ils sont d’une ignorance crasse en fait d’éducation sexuelle. L’éducation sexuelle est la plus négligée des éducations. Il paraît qu’il est indélicat d’apprendre à la jeunesse ce qu’elle est censée ignorer. Ce n’est pas seulement l’éducation des nouveaux venus qui doit être faite sur ce point, mais celle des anciens qui n’ont rien appris, et pour lesquels l’acte sexuel, pratiqué bestialement, constitue toute la morale. Quand on a parlé d’instituer dans les écoles des cours d’enseignement sexuel, ça a été une levée de boucliers dans le camp de la bourgeoisie honnête et bien pensante. On apprend tout aux gens, à faire la cuisine, à dessiner, à coudre, à lire et à écrire, mais de l’amour il n’est pas question. C’est trop délicat.....
Parlant de l’éducation sexuelle, Renée Dunan écrit (l’en dehors, 31 mai 1924) :
« Qu’il y ait des gens de bonne foi pour s’inscrire contre une telle idée apparaît d’un comique fastueux. »
En cette matière, décidément, les gens ne veulent pas s’instruire. Certes, la jeunesse se charge bien de s’instruire elle-même, n’en doutons pas, mais la véritable éducation sexuelle, de celle-ci nul ne veut entendre parler. Les gens s’instruisent à rebours. L’auto-éducation sexuelle est pleine d’embûches et réserve aux individus de cruels lendemains. Cette absence d’éducation est déplorable. De là vient que les mariages bourgeois sont des viols, de véritables meurtres ; que les maladies vénériennes, dites honteuses, font les pires ravages ; que les crimes passionnels se multiplient ... L’ignorance de la femme en fait d’éducation sexuelle provient de l’égoïsme de l’homme qui profite et abuse de cette ignorance. Il ne saurait être question d’éducation sexuelle dans une société où le mensonge est dieu. Nos vertueux moralistes admettent tout, excepté ça (comme les demi-vierges de Marcel Prévost). L’éducation sexuelle est leur cauchemar. Ils ne veulent à aucun prix en entendre parler. C’est pour eux pire que le bolchevisme. S’il est une chose cependant sur laquelle on doive attirer l’attention, c’est bien l’éducation sexuelle — sous tous ses aspects — la plus négligée de toutes, ou plutôt qui n’a pu être négligée, n’existant même pas. On tolère les pires saletés dans le monde bourgeois, mais on ne tolère pas l’éducation sexuelle. Pour les garçons, ils la font tout seuls, et comment ! Pour les filles, elles sont ignares, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient vertueuses. Leur perversité n’a d’égale que leur ignorance de l’amour, qu’elles prodiguent sans en comprendre la beauté. Que de coïts ignobles provoquent cette méconnaissance des lois de l’amour. Il y a là une profanation du geste sacré qui équivaut à un assassinat. Combien d’imbéciles font l’amour sans savoir ce qu’ils font. Jeune fille ou mariée, la femme ignore tout du mécanisme sexuel. Mais la morale est sauvée. Idiots ! — S’il y a dans la vie une chose importante, c’est bien celle de l’amour physique. Celui-ci n’est que le reflet de l’amour moral. Au moral comme au physique, c’est l’absence d’amour qui domine. L’intérêt prime l’amour. Le mensonge s’installe dans l’amour pour le transformer en prostitution. Quant à l’hygiène sexuelle elle est inexistante : il est défendu de procéder à des ablutions intimes, c’est un péché. Les « parties honteuses » doivent être malpropres si l’on veut rester en odeur de sainteté. Les injections sont interdites comme contraires à la morale. Dans les ménages bien pensants, on utilise pour la procréation des chemises spéciales, évitant tout contact entre les épidermes, qui ont pour tout ornement un trou dans le milieu. Introduire du mystère autour de l’acte sexuel, c’est le rendre plus attrayant. En fait de cochonneries les bourgeois s’y connaissent. Celui qui a inventé la « feuille de vigne » était un fameux lapin. — Voilà à quoi aboutit cette morale « immorale » que nous vantent sur tous les tons les gens bien élevés, qui ne plaisantent pas avec les moeurs. Faire un cours de « sexologie » à ces enkylosés, ce serait perdre son temps, et, comme disaient les anciens, ce serait jeter des perles devant des pourceaux : margaritas ante porcos.
La question de l’amour est vite résolue par les souteneurs de la morale laïque ou religieuse. Elle est résolue dans le sens de l’esclavage pour les deux sexes. Ils ont fait de l’amour une prostitution masculine et féminine, où l’intérêt et l’argent interviennent seuls, d’où le sentiment et la sincérité sont absents. L’amour tel que le conçoivent les bourgeois est une anomalie et une monstruosité. C’est ce qu’il y a de plus immoral. Les bourgeois n’admettent pas qu’à leur conception de l’amour-esclave on oppose la conception de l’amour-libre. Si on essaie d’aborder ce sujet vous les voyez pâlir. Ne leur parlez ni de l’union libre, ni des enfants naturels, ni de la fille-mère, ni de toutes les questions qui gravitent autour de la question sexuelle. Ils n’ont pas l’esprit assez large — eux qui, cependant, font chaque jour de nombreux accrocs à leur morale — pour vous suivre sur ce terrain. En parler, c’est trop dangereux. Dire la vérité là-dessus, ce serait ébranler la société sur ses bases : toucher à la famille, au mariage, etc .. , ce serait la fin de tout. Continuons à rabâcher les mêmes âneries et à faire les mêmes gestes. La société ne s’en portera que mieux.
C’est dans le domaine sexuel que la morale est le plus immorale. C’est là surtout qu’elle manifeste sa mauvaise humeur, car ayant la vie en horreur la source de la vie lui est insupportable. Elle décrète impérativement que ce qui est naturel est immoral. Aussi aboutit-elle à des incohérences sans nombre. Elle est obligée de découvrir des faux-fuyants, des détours, des compromis, pour paraître logique. Elle ne fait que démontrer par là son illogisme.
En fait de « morale sexuelle », l’humanité retarde. Elle ne sait ce qu’elle veut. Elle se débat dans un tissu de contradictions. Elle se renie sans cesse. Elle ne paraît pas soupçonner qu’il existe une question sexuelle, plus importante que toutes les questions qui l’accaparent. De cette question, en effet, dépend le bonheur des individus. Sous aucun prétexte, elle ne veut en entendre parler : ce serait la fin de tout. A plus forte raison d’une esthétique sexuelle, considérant l’oeuvre de chair comme une oeuvre d’art. O bêtise éternelle, tu règnes dans ce domaine souverainement !
Jamais certains esprits ne se décidèrent à regarder la vérité en face. L’humanité ne diffère pas de l’animalité : elle a, comme elle, un sexe. Elle est soumise aux mêmes lois. L’homme n’est pas une entité : il possède un corps. C’est de l’hypocrisie que de ne pas en convenir. Il faut donc se résoudre à admettre certaines fonctions, certains gestes, n’en déplaise aux esprits bien pensants. Esprits pauvres, et pauvres esprits, qui ne parlent qu’à mots couverts des organes sexuels, comme d’une chose innommable, ils ne sont pas mûrs pour le « sexualisme révolutionnaire », qui est la révolte de la chair contre toutes les contraintes. Une éthique sexuelle, ayant pour corollaire une esthétique sexuelle, n’est guère possible dans une société qui ne s’intéresse qu’à des combats de boxe ou des prouesses d’aviateur.
Que de crimes provoque cette morale immorale dans les questions de sentiment : jeunes gens se donnant la mort, parce que leur « famille » s’oppose à leur mariage ; mari trompé abattant d’un coup de revolver sa femme et son complice ; épouse trahie usant du vitriol, etc., etc. Chaque jour, on lit dans les feuilles journalistiques le récit de drames « passionnels » du même genre. C’est lamentable ! La jalousie et le propriétarisme en amour empoisonnent l’existence des individus.
Cette morale a donné naissance aux pires calamités ; on lui doit la prostitution et les maladies vénériennes. La femme est ici sacrifiée : l’homme a tous les droits, la femme n’en a aucun. L’égoïsme du mâle se permet toutes les fantaisies mais n’admet pas la réciprocité de la part de sa compagne.
Que de préjugés dans ce domaine de l’amour aussi nuancé que l’arc-en-ciel. De tous les préjugés qui enlaidissent les hommes, ce sont les plus stupides. En fait de « sexologie », les bourgeois ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils sont affreusement myopes. Ne leur parlez pas d’éducation sexuelle. Elle leur fait l’effet d’un épouvantail. L’effleurer seulement, c’est se placer en dehors de toutes les normes. Ils sont grotesques, avec leurs scrupules (ils n’en ont guère en d’autres cas). Leur pudeur s’effarouche dès qu’on aborde la question sexuelle. Cette question ne sera pas posée. Et pourtant, chaque jour, de vertueux sénateurs et d’honnêtes pères de famille se font prendre en flagrant délit d’attentat aux moeurs. Ils ne sont pas précisément fidèles à leurs épouses. L’adultère est dans leurs habitudes. Ils cherchent des « excitations », se font pendre ou fouetter, pour tirer de leur sexe un peu de jouissance.
Leur progéniture a de quoi tenir. Leurs filles ont un « flirt ». Leurs fils ont des maîtresses, qu’ils lâchent, ou qui les lâchent à la première occasion. En attendant, ils ont des habitudes qu’il leur est difficile de surmonter. Quelle conception peut avoir de l’amour un jeune homme abruti par la masturbation ? Celle-ci est le fruit d’une éducation à rebours, qui vise à refouler ce qui est naturel dans l’individu et à le remplacer par quelque chose d’artificiel.
Cette morale, les bourgeois savent s’en passer quand elle contrarie leurs intérêts. Ils ferment alors les yeux sur les pires saletés. Ils tolèrent de graves manquements au dogmatisme sexuel. Du moment que ça leur rapporte, il n’y a plus de pudeur.
Le mariage est une « affaire » entre gens « comme il faut ». Autant dire une prostitution, légale et déguisée. C’est un trompe-l’oeil et une façade. Le mariage est la base de la société, disent les moralistes. C’est une base peu intéressante. Pour « arriver », des gens se marient. Ils arrivent... à se séparer. Se marier est bien vu. Il faut se marier, coûte que coûte, pour obtenir un brevet d’honnêteté. Alors, on peut tout se permettre. Honte à celui qui n’est pas marié. C’est le bouc émissaire ! Il a tous les vices. C’est ce qui faisait dire à Ibsen que « le mariage dans notre société est une cause de dégradation et de démoralisation ». « Au nom de la loi, je vous unis », l’individu muni d’une sous-ventrière qui prononce cette formule est aussi grotesque que les conjoints qui viennent lui demander la permission de coucher ensemble.
L’amour intervient rarement dans le mariage. C’est un détail. Ce qui intervient, ce sont toutes sortes de considérations accessoires. La mère, qui cherche à « caser sa fille » (sic), la met en contact avec n’importe quel individu, qui l’épousera si elle possède une jolie dot. Dans le cas contraire, il n’en veut pas. La mère, qui cherche à « caser sa fille » ne se préoccupe guère de savoir si son futur gendre a la syphilis ou toute autre tare. L’essentiel, c’est qu’il ait de l’argent. Cela seul compte. Le reste ne compte pas. Initier sa fille à la vie sexuelle, à ce qui l’attend pendant le mariage, ce ne serait pas convenable. L’initiation sera faite par le mari, à la va-comme-je-te-pousse. Balzac, qui connaissait le coeur humain, disait :
« Ne commencez jamais le mariage par un viol. »
Or la plupart des « maris » commencent le mariage par un viol. Vendre la chair de sa chair au plus offrant, telle est l’unique préoccupation de beaucoup de mères de famille. Livrer sa fille au premier venu, contre bonnes espèces sonnantes, c’est faire preuve d’une sollicitude toute maternelle. Rien ne distingue, sur ce point, les civilisés des « sauvages ». On peut même dire que ces derniers agissent plus proprement, quand ils vendent leurs filles ou qu’ils achètent celles des autres.
L’intérêt, la vanité, les relations, « le rang », interviennent dans la question sacro-sainte du mariage. L’union des sexes n’est pas une petite affaire. Il y a là des questions de race, de nationalité, de religion, qui dressent les familles les unes contre les autres. Elles redoutent des « mésalliances ». A côté de cela, on voit des princesses épouser leur chauffeur. Revanche de la chair contre toutes les étiquettes.
On assiste à des unions grotesques, dans lesquelles l’harmonie est loin de régner. Elle n’est qu’apparente, pour la galerie. Quant aux fruits nés de ces unions, ce sont des fruits véreux. Les enfants valent les parents. Tristes familles que ces familles de bourgeois, respectueux de toutes les traditions, et cependant pourris de vices. La famille bourgeoise est au-dessous de tout. Elle se croit pourtant au-dessus de tout. Jean Rostand a forgé une épithète pour désigner les père, mère et fils de famille mégalomanes : il les appelle des familiotes. Le mot est bien trouvé. Leur familiotisme vaut leur patriotisme.
Les bourgeois ignorent l’eugénisme. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ils substituent à la procréation consciente la procréation inconsciente. Ils font des enfants malingres et idiots. Ils sont pour cela dispensés d’une partie de l’impôt et d’une foule de corvées. C’est le célibataire qui prend tout et paie pour les enfants des autres. C’est logique, dans une société illogique.
Il y a, dans le domaine sexuel, qui joue un si grand rôle dans la vie humaine, plus d’une réforme à accomplir. Pourquoi les moralistes veulent-ils imposer à tous les hommes une manière de voir uniforme ? Ils se trompent grossièrement et sont en désaccord avec les lois de la vie. Comment se plier aux commandements de la morale lorsqu’elle-même n’est pas stable ? Chez tel peuple règne la monogamie ; chez tel autre la polygamie, considérée comme un crime chez le premier. Tantôt le nu est proscrit, tantôt il est toléré. Ce qui est pudeur ici est impudeur plus loin. La morale sexuelle change avec le milieu.
« Il est bien vrai que la morale est une affaire de goût », affirme le sceptique Anatole France, voulant dire par là que la morale n’est ni stable ni universelle. L’homme moral, partout le même, sous toutes les latitudes, possédant mêmes besoins et mêmes goûts, quels besoins et quels goûts ! est une anomalie et une monstruosité. Le comte de Gobineau, précurseur de Nietzsche, voyait juste quand il écrivait, dans l’Introduction de ses Nouvelles Asiatiques :
« Au rebours de ce que nous enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. »
La question sexuelle est une question personnelle. La liberté, dans ce domaine, est absolue ; chaque être use de son corps comme il l’entend ; chacun a le droit d’agir à sa guise. Il n’y a pas de morale sexuelle universelle. La morale sexuelle est individuelle. Il est ridicule de chercher à imposer aux sujets les plus différents un monisme amoureux. De même que nous ne pensons pas tous la même chose, nous aimons diversement. Si l’individu est la mesure de toute chose, comme le croyaient les sages antiques, n’est-ce pas surtout en amour ?
Au sujet de cette question sexuelle, comme au sujet de tant d’autres questions, renonçons à penser comme tout le monde. Ne craignons pas d’aller de l’avant. Notre morale sexuelle n’est pas celle de quantité d’individus pourris de préjugés. Si elle n’est pas conforme à la tradition, elle correspond à la réalité.
On en veut beaucoup à Freud d’avoir dévoilé que toute notre vie, intellectuelle et morale, prend sa source dans la sexualité. C’est une constatation que les moralistes ne lui pardonnent pas. Havelock Ellis est encore de ces sexologues dangereux, à ne pas lire. Ses révélations pourraient troubler l’âme innocente des petites oies blanches qui fréquentent les salons mondains.
Concluons, avec ce dernier, que :
« Toute personne qui soutient que l’impulsion sexuelle est mauvaise, ou même basse et vulgaire, est une absurdité et une anomalie dans l’univers. »
— GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS.
SILLON — SILLONISME
n. m.
En 1885, un journal, dont la vie fut extrêmement éphémère, se fondait, rue de Rennes, à Paris, sous le titre « Dieu et Patrie », dont les directeurs : Marc Sangnier et Paul Renaudin, devaient être plus tard les fondateurs du Sillon. Autour d’eux se formèrent des amitiés et, en 1894, alors que Marc Sangnier terminait, au Collège Stanislas, les études qui devaient le conduire à Polytechnique, la doctrine (?) du Sillon — le Sillonisme — était définitivement élaborée. Dans les quelques années qui suivirent, deux organes : la revue « Le Sillon » et le journal « L’Éveil Démocratique » étaient créés aux fins de diffusion des théories sillonistes dans le grand public.
Le programme du Sillon ? Le voici tel qu’il ressort des multiples déclarations, infiniment plus pompeuses que sincères, de ses chefs et théoriciens : émancipation politique, économique, intellectuelle du peuple, pour arriver à l’égalité qui est la vraie justice humaine. La démocratie étant l’organisation politique et sociale fondée sur l’égalité et la liberté des individus, en même temps que la participation de chacun au gouvernement de la chose publique dans le triple domaine moral, politique et économique, le Sillon entend réaliser, en faisant appel aux forces morales du Christianisme, l’éducation démocratique du peuple, c’est-à-dire porter à son maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun, d’où découleront la démocratie économique et politique et le règne de la justice, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité ...
A la question qui était posée au silloniste Cousin, l’un des plus ardents apologistes de la Doctrine, auteur d’un livre où le mouvement silloniste est exposé en détail et avec éloge : « Vie et Doctrine du Sillon », à la question : « Dites-nous une bonne fois si le Catholicisme est pour vous une fin ou un moyen, car vous le rabaissez en prétendant vous en servir pour réaliser la démocratie », l’apologiste répondait :
« Il n’y a qu’une seule fin, c’est Dieu ; tout doit nous servir de moyen pour atteindre cette fin, et, parmi les moyens d’aller à Dieu, c’est-à-dire de réaliser sa volonté ici-bas, la religion est le premier de tous. La religion est donc pour nous le moyen de remplir les devoirs du culte divin, comme aussi de faire une démocratie conforme aux desseins de Dieu sur l’homme et la société. Elle est pour nous le moyen de remplir notre devoir social ; seule, elle peut nous le faire accomplir d’une façon qui nous mène vers Dieu comme tout ce que nous faisons doit nous y mener. »
Dieu, démocratie, deux termes absolument inconciliables dira un peu plus tard Pie X, lorsque, se voyant contraint de prononcer la condamnation du Sillon, mais fidèle, sur ce point, à l’opinion invariable et nullement ambiguë formulée plus particulièrement depuis la Révolution française par tous les pontifes de Rome, il rappelle les sillonistes « ses ouailles égarées » à l’observance des principes sacrés et immuables de l’Église catholique.
Dans sa lettre, en date du 25 août 1910, à l’Épiscopat français, Pie X déclare que le Sillon bâtit sa Cité sur une théorie contraire à la vérité catholique. Il dit :
« Le Sillon place l’autorité publique dans le peuple, de qui elle dérive ensuite aux gouvernants. Or Léon XIII a formellement condamné cette doctrine. Sans doute le Sillon fait descendre de Dieu le principe d’autorité qu’il place d’abord dans le peuple mais de telle sorte qu’elle remonte d’en bas pour aller en haut, tandis que, dans l’organisation de l’Église, le pouvoir descend d’en haut pour aller en bas. D’autre part, le Sillon se fait une fausse idée de la dignité humaine. D’après lui, l’homme ne serait vraiment digne de ce nom que du jour où il aura acquis une conscience éclairée, forte et indépendante, ne s’obéissant qu’à elle-même. Or, à moins de changer la nature humaine, ce grand jour ne viendra jamais ! Et les humbles de la terre qui ne peuvent monter si haut, quoique remplissant énergiquement leurs devoirs dans l’humilité, l’obéissance et la résignation chrétienne, ne seraient donc pas dignes du nom d’hommes ! »
Il nous a paru du plus haut intérêt d’opposer les déclamations des fondateurs du Sillon aux affirmations péremptoires du chef le plus autorisé du catholicisme. Car il y a surtout lieu de considérer que le Sillon était une organisation composée exclusivement de catholiques. Dans la secrète pensée de Marc Sangnier, de même que dans celle de ses collaborateurs et disciples, l’Église dont ils n’ignoraient certes pas l’histoire ni la politique constante suivie rigoureusement à travers les âges, l’Église qu’ils n’avaient sûrement pas l’intention de combattre mais dont ils entendaient, au contraire, servir les ambitions, l’Église, misant habilement sur les deux tableaux, ne pouvait pas ne pas favoriser la diversion et la manoeuvre tentée par ceux de ses fils qui, tout en restant fidèlement soumis à son autorité, estimaient pouvoir, en même temps, se parer du titre séduisant mais faux de démocrate, voire de socialiste !
Connaissant la crédulité, la naïveté d’un trop grand nombre de militants d’avant-garde, toujours enclins à se laisser piper par les déclamations d’insidieux bateleurs ; sachant aussi l’empressement que met le peuple à suivre ceux qui lui promettent l’impossible, nos Sillonistes jouaient le double jeu d’être tout à la fois les défenseurs d’une Église conservatrice et monarchiste et partisans de l’avènement d’une société égalitaire !
Oh ! ils n’en faisaient point ouvertement l’aveu ; mais, néanmoins, on se rendait suffisamment compte de leur dessein de situer leur Église sur le terrain social, dans l’unique but de lui faire conquérir, sur ce terrain, l’influence dominatrice dont elle avait si longtemps joui sur le terrain religieux.
La grande majorité des anarchistes et syndicalistes de l’époque finirent par saisir tout ce qu’il y avait de captieux et de contradictoire dans une aussi étrange attitude. Ce bloc enfariné ne nous dit rien qui vaille pensaient-ils.
Les Sillonistes, en effet, se flattaient de résoudre la question sociale à l’aide de la foi et de la morale catholiques. Or, durant cinq siècles au moins, en France, en Italie, en Espagne, le catholicisme tout-puissant n’avait rien tenté, rien fait dans ce sens. Il avait été, au contraire, le plus ferme soutien de tous les abus, de toutes les iniquités. S’il n’avait rien fait quand il pouvait tout, quelle serait son action maintenant qu’il avait perdu sa toute-puissance ?... Les Sillonistes prétendaient être en mesure, par la religion — et quelle religion ! — de fonder une société meilleure en amenant les individus à une vie morale plus haute et plus digne. Or cette prétention de la morale chrétienne se trouvait réduite à néant par dix-neuf siècles d’expérience. N’était-il point sage d’y renoncer et n’eût-il pas été insensé d’y persister ?
Au fait, qu’était-ce que cette parodie de démocratie dont l’instauration devenait subitement le rêve des réactionnaires catholiques constituant le Sillon ? Pour tous les rationalistes et libertaires, pour tous les êtres de bon sens et de jugement sain, la démocratie n’a véritablement de sens que si elle se propose avant tout l’émancipation économique, matérielle des hommes. La satisfaction des besoins physiques d’abord, le droit absolu à la vie. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », c’est-à-dire que, désormais, ce ne sera plus Dieu — ce Dieu qui est la consécration suprême de toutes les inégalités ! — qui dirigera les affaires des humains. L’idéal des grands révolutionnaires du XVIIIème siècle ne pouvait être que la Nation évoluant rationnellement sans maîtres célestes ou terrestres. C’est bien ainsi qu’ils conçurent la démocratie française. Or, si la tactique de l’Église changeait, s’efforçant de s’adapter aux circonstances du moment, ses dogmes, son but ne pouvaient varier.
« Anathème à qui dira que l’Église peut se réconcilier avec la civilisation moderne, avec la science moderne ! Et, surtout, anathème à quiconque osera dire que l’Église peut évoluer ! » ...
Oui, l’Église est immuable ! Tous les successeurs de saint Pierre, depuis Pie VI jusqu’au Pontife actuel, tous ont condamné sans appel la Société moderne, tous ont déclaré, en de multiples encycliques, qu’il ne saurait y avoir entente ou simplement rapprochement entre l’Église et une Société à tendances égalitaires.
L’hypocrisie, l’imposture des Sangnier et autres démocrates-chrétiens était donc flagrante ! On ne tarda point à s’en apercevoir. Si certains membres un peu naïfs de la Confédération Générale du Travail poussaient la candeur jusqu’à fraterniser avec Marc Sangnier dans les meetings, en revanche il suffisait de parcourir, de temps en temps, l’« Éveil démocratique », l’organe officiel du parti, pour savoir ce que pensait, des militants syndicalistes les plus en vue, le chef du Sillon. On s’aperçut du « truc » dont usait et abusait le révolutionnaire papelard. Perfidie et duplicité de langage, toute l’habileté du leader silloniste était là. Il s’agissait, on le conçoit, de brouiller les cartes, de se muer en chauve-souris :
« Je suis souris ; vivent les rats ! »
Effectivement, suivant les lieux et les auditoires ce champion de la « Grande Doctrine Sociale » — doctrine que, d’ailleurs, il se garda toujours — et pour cause — de définir exactement — variait son programme et ses déclarations. Pardi ! il le fallait bien puisqu’on s’était donné pour tâche de concilier les inconciliables ! Malheureusement, le « truc » finit par s’user et... le tricheur apparut tel qu’il était vraiment : un jésuite accompli ! ...
Désireux à tout prix de s’attirer la sympathie des auditoires ouvriers, il lui fallait évidemment faire des concessions, concessions parfois compromettantes et même dangereuses. Il lui arrivait de « parler rouge », de feindre la rupture avec certaines disciplines imposées par l’Église, de dénoncer avec quelque imprudence, comme étant incompatibles, les théories subversives qu’il déclarait professer et la politique inflexible d’une Église dont il ne cessait pourtant de s’affirmer le fils très respectueusement soumis ! Cette comédie ne pouvait s’éterniser.
Se rendant tout à coup compte que le prestidigitateur social sur lequel, sans aucun doute, elle avait tout d’abord fondé certaines espérances, était brûlé bel et bien et que le petit jeu, assez ingénieux, auquel il s’était jusqu’alors livré pourrait dorénavant devenir un danger pour elle, l’Église jugea de bonne politique de condamner une Doctrine qui avait certainement fait du bruit un peu partout, un peu de mal aussi dans les milieux avancés, mais qui, par contre, avait aidé à démontrer, une fois de plus, et de la façon la plus éclatante, toute la duplicité, tout le machiavélisme de l’Église et des catholiques prétendument « libéraux » ou « sociaux », en même temps qu’elle donnait la preuve la meilleure de leur radicale impuissance à résoudre, sur le plan humain, le grand problème social ! Est-il besoin d’ajouter qu’en bon et loyal fils, très humblement soumis, de l’Église catholique, le farouche démocrate Marc Sangnier, imité de tous ses disciples, s’inclina, avec empressement et une touchante sollicitude, devant la décision de son chef bien-aimé ? Le Sillon était mort ! ...
— A. BLICQ.
SIMONIE
Le mot ne date que du christianisme, mais la chose est plus ancienne. Dès qu’il y eut des religions, des hommes, soi-disant choisis par leurs dieux, s’en servirent pour exploiter les masses ignorantes et craintives. Tous les clergés, dans tous les temps, vécurent du commerce du divin. Dans l’ancienne Grèce, les orphéotélesques, parmi tant d’autres, vendaient le moyen de se soustraire aux peines infernales. Leur dieu, Orphée, n’était-il pas revenu des enfers ? Les prêtres persans firent du Zend Avesta un manuel de simonie pour justifier leur despotisme. De même, les Védas des Hindous et la Bible des Hébreux servirent surtout à faire des prêtres une caste privilégiée.
L’origine du mot simonie est dans le nom de Simon, dit le magicien, qui, d’après ce que racontent les Actes des Apôtres (VIII, 18–23) :
« Voyant que l’imposition des mains des apôtres conférait l’Esprit, leur offrit de l’argent en disant : « Donnez-moi ce pouvoir, à moi aussi, afin que ceux à qui j’imposerai les mains reçoivent l’Esprit saint. »
Mais Pierre lui répondit :
« Périsse ton argent avec toi, puisque tu as cru que le don de Dieu s’achète ! »
Et il ajouta :
« Tu es tout rempli de venin, tu es esclave de l’iniquité. »
On a dit, en faisant un jeu de mots, que Pierre avait été la pierre sur laquelle l’Église avait été bâtie, et on en a fait le premier pape. Il serait plus exact de dire que cette pierre et ce premier pape furent Simon, car l’Église fut comme lui, et elle est toujours remplie de venin et esclave de l’iniquité depuis qu’elle tient elle-même boutique de ce don de Dieu qu’il avait vainement tenté d’acheter aux apôtres. Mais cette Église, qui devint pratiquement simoniaque pour assurer sa durée et sa puissance temporelle, ne pouvait, moralement, désavouer son apôtre fondateur, et c’est ainsi que, repoussant l’argent de la main qu’elle élevait vers l’Esprit, et le recevant de l’autre main abaissée vers la Matière, elle a défini la simonie et a tiré sur elle ses canons de la façon suivante.
La simonie est :
« La volonté déterminée, valunta studiosa, le désir, d’acheter ou de vendre des choses spirituelles, comme les sacrements, ou des choses tenant aux spirituelles, comme les bénéfices et les vases sacrés. »
La Grande Encyclopédie, qui reproduit cette définition, dit aussi :
« La plupart des anciens canonistes constate que dès que l’Église eut des revenus, la simonie s’y introduisit, d’abord par l’ordination, parce que, étant faite uniquement en vue d’un office déterminé, elle procurait alors les biens et les hommes qui furent attachés plus tard aux bénéfices ; ensuite par la collation des bénéfices. »
Le pape Grégoire Ier, dit le Grand, qui régna au VIème siècle et qui fut surtout un grand simoniaque, distingua trois formes principales de la simonie : celle munus a manu, remise ou promesse expresse ou tacite d’argent ou de tout autre objet faisant partie du domaine et du commerce des hommes ; celle munus ab obsequio, récompense ou attente d’un service ; celle munus a lingua, qui fait conférer un bénéfice non à cause du mérite du sujet, mais par la recommandation d’un tiers. Le crime de simonie est si grave aux yeux de l’Église, que tous ceux qui le commettent, quel que soit leur rang dans la hiérarchie ecclésiastique ou laïque, sont excommuniés ipso-facto, c’est-à-dire retranchés, chassés de l’Église par l’excommunication latae sententiae qui est portée d’avance, sans jugement ni sentence, et ils ne peuvent plus avoir de rapports avec les chrétiens quand ils ont été dénoncés. Personne ne doit alors prier pour eux, ils ne peuvent recevoir les sacrements ni être enterrés en terre bénite. Leurs élections ou provisions sont nulles ; ils perdent tous leurs titres et fonctions ; les bénéfices qu’ils en tiraient deviennent vacants et peuvent être accordés à d’autres.
Ces précisions ne sont pas inutiles pour bien montrer toute la gravité de la simonie, au point de vue de l’Église, et pour permettre à des mécréants comme nous de constater et de s’étonner que cette Église, après une condamnation aussi formelle et aussi farouche, se soit accommodée et s’accommode toujours de ce crime au point d’en avoir fait la base de sa constitution matérielle. Car on peut dire que sans la simonie l’Église n’aurait jamais existé comme puissance temporelle. Toute son activité sociale en est le produit. Comme disait Catherine de Sienne, elle a résumé les dix commandements en un seul : Da pecuniam, donne de l’argent !
L’Église est comme les gouvernements qui condamnent ce « crime », la guerre, et le mettent « hors la loi », mais qui ne se sont jamais occupés que de faire la guerre et de préparer, par les fourberies les plus odieuses, la prochaine « dernière » après la précédente. L’Église n’existe que par et pour la pratique de ce « crime » la simonie. Il n’est pas une grâce que ses ouailles puissent demander au ciel sans qu’elles aient à payer tribut. Jésus disait à ceux qui l’écoutaient de s’adresser directement à Dieu, en priant dans leur chambre. Les premiers chrétiens se réunissaient simplement chez l’un d’eux pour commenter la parole de Dieu et prier en commun. Mais comment se serait constitué le parasitisme de la grasse vermine des prébendiers du divin, des postulatori di santi, si ces pratiques évangéliques avaient continué ? La simonie fit leur fortune. Le chroniqueur Commynes gémissait sur les générosités de Louis XI pour l’Église, « prenant ainsi aux pauvres pour donner à ceux qui n’en avaient nul besoin ». Rabelais s’indignait en voyant combien Rome savait subtilement tirer l’or de France par la vertu des décrétales, et comment les « papimanes » savaient s’engraisser de la sottise universelle. P. L. Courier disait :
« Pagare ! pagare ! — Payez ! payez ! chantent les cloches. »
C’est ce que ne cessent pas de chanter les cloches de l’Ile Sonnante (Rome) et du monde entier.
L’Église, pour qui la simonie est un crime absolu et sans rémission, a su se tirer cyniquement de la contradiction où elle se mettait en la pratiquant. Il n’est pas un de ses conciles, pas un de ses papes, pas un de ses bedeaux qui ne l’ait condamnée ... chez les autres, chez celui qu’on ne frappera jamais, ou qui, si on le frappe parce qu’il faut de temps en temps un bouc émissaire, sera un pauvre diable sans importance et trop niais pour savoir s’élever à ces hauteurs où la simonie devient une vertu. C’est ainsi que l’Église a fait des saints de tant de personnages qui étaient, de par ses canons, excommuniés ipso facto.
Il n’y a pas plus lieu de s’étonner de l’attitude de l’Église quant à la simonie qu’à propos de ses autres turpitudes, et pas davantage de voir tant de pauvres d’esprit acheter aux mercantis du divin leurs prières, leurs miracles, leur eau bénite, leurs places dans le chemin de fer ou l’avion du paradis, leurs grigris, leurs fromages, leurs liqueurs, leurs orviétans contre les douleurs, la teigne, la colique, les chancres, les petits vers intestinaux, le pipi au lit et cent autres agréments dont Dieu, « qui aime tant les hommes », les a comblés pour leur prouver sa bonté infinie. Mais ce qui doit nous étonner, c’est que tant de gens qui ne sont pas des imbéciles ou des coquins, qui composent même une élite intellectuelle possédant personnellement une foi véritable et une conscience insoupçonnable, puissent toujours considérer l’Église comme une force spirituelle et une autorité morale inattaquables. Ce qui doit nous étonner, c’est que ces gens puissent se taire, ne pas crier de honte et de dégoût, et se faire ainsi les complices passifs de la corruption de cette Église appelée « infaillible », sans doute parce qu’elle a depuis longtemps consommé toutes les faillites.
Ils sont tout de même nombreux ceux qui ont crié leur honte et leur dégoût, depuis l’apôtre Barnabé dont une lettre, que l’Église tient bien inutilement pour apocryphe, dénonça prophétiquement, dès le Ier siècle, les turpitudes dont elle se souillerait. Sont-ils apocryphes aussi les écrits des premiers Pères, particulièrement de Jérôme, reprochant aux gens d’église leurs façons de s’enrichir par leurs manoeuvres auprès des riches veuves ou héritières dont ils recueillaient donations et héritages ? Jérôme appelait Rome « Babylone, courtisane empourprée », et son clergé « le Sénat des pharisiens ». Grégoire de Tours a écrit que le roi Chilpéric tenta de s’opposer à ces pratiques. Ce fut en vain. Elles se développèrent tellement que le clergé eut bientôt l’audace d’exiger des moribonds que la part de l’Église, appelée « part des pauvres », fût faite dans les testaments. Pour cela les testaments ne purent être écrits qu’en présence d’un prêtre, sous peine pour le mourant d’être traité comme coupable de suicide et d’être privé de la sépulture en terre bénite. On vit même s’établir une taxe fixe, un véritable impôt sur les successions que l’Église exigea avec l’approbation de plusieurs conciles. Non seulement les prêtres s’emparaient des biens des morts, mais ils jugeaient inutile de payer les dettes que ces morts avaient laissées !.... La question de ce qu’on a appelé « les testaments des âmes » serait grosse de discussions et de compétitions dans tous les siècles à venir, car le débat dure encore, le clergé n’ayant jamais cessé de circonvenir les esprits faibles que lui livre l’approche de la mort. Les tribunaux ont toujours à s’en occuper.
L’ambition, la cupidité et la paresse avaient vite rattaché aux biens de la terre les prétendus représentants d’un Dieu qui n’avait pas une pierre pour reposer sa tête, et dont l’organisation en une caste élue par ce Dieu était la première des simonies. Dès le IVème siècle, pour commencer, le concubinage des prêtres rapportait de gros revenus aux évêques qui le frappaient d’impôts. D’après Corneille Agrippa, un de ces évêques déclarait que 11.000 prêtres lui payaient chacun un écu d’or par an. De même, les religieuses étaient déliées du voeu de chasteté moyennant impôt payé au pape.
La simonie la plus criminelle, parce qu’il en sortit, pour tous les peuples, des atrocités sans nom, fut dans les collusions entre les papes et les princes. Elles commencèrent officiellement lorsque l’Église accepta de donner à l’empereur romain Constantin une absolution que les prêtres païens lui refusaient ; l’Église, de plus, fit un saint de cet indigne personnage. Depuis, les rapports simoniaques entre princes et papes furent d’un profit extraordinaire pour l’Église qui, de plus en plus comblée, ne chercha plus qu’à s’imposer comme première puissance temporelle au-dessus de tous les princes du monde.
Au Vème siècle, Clovis, premier roi de France, acheta l’amitié et l’appui d’Anastase par de riches présents. L’Église le soutint dans ses guerres et, malgré les crimes de sa femme, Clotilde, elle en fit une sainte.
Au VIème siècle, le fameux Grégoire Ier pratiqua toutes les simonies dont il avait donné les définitions. Ricarède, roi des Goths, qui maintenait des lois cruelles contre les Juifs, lui ayant envoyé des présents, il le remercia en l’approuvant par la déclaration suivante, combien chrétienne !.... « Quand la raison est maîtresse des actions d’un roi, elle sait faire passer pour justice la cruauté la plus implacable, pour louables les actions les plus coupables, et elle maintient les peuples dans l’asservissement » !... Le même Grégoire combla de louanges emphatiques, et des plus odieux encouragements à la crauté, la sanglante reine Brunehaut qui trouva toutes les complicités ecclésiastiques qu’elle désira grâce à ses largesses à l’Église. C’est encore ce Grégoire qui, pour se faire un allié contre l’Église d’Orient, félicita Phocas de son avènement au trône de Byzance dont il s’était emparé en faisant assassiner l’empereur Maurice et ses enfants. Ce pape, n’était-il pas bien digne d’être appelé « le Grand » et de faire un saint ? ...
Au VIIème siècle, Léon II légitima, contre argent, le crime d’Eviga qui avait assassiné son père Wamba, roi des Wisigoths, pour prendre sa place.
Au VIIIème siècle, Jean VI approuva, contre argent, l’usurpation du trône de France par Pépin le Bref. Le même siècle vit les rapports les plus cordialement simoniaques de Charlemagne et de la papauté. Il en résulta les guerres contre les Lombards, les Arabes d’Espagne et les Saxons, dont 30.000 furent massacrés pour leur apprendre les douceurs du christianisme.
De plus en plus l’Église absolvait de leurs crimes ceux qui payaient pour cela et, en 1027, le synode de Limoges protesta inutilement contre la cour de Rome qui vendait l’absolution à des excommuniés à l’insu des évêques. C’est ainsi que, grandissant de plus en plus comme puissance temporelle, par ses tractations infâmes avec les monarques, l’Église se vit bientôt assez forte pour leur tenir tête et chercher à prendre la première place. La question de la nomination aux offices ecclésiastiques et des investitures, qui soulevait des convoitises de plus en plus ardentes et des appétits de plus en plus féroces, fut la torche qui mit le feu aux poudres. Dans l’église même, ce furent les violences, les fraudes, les crimes les plus inouïs, commis pour les élections des papes. Entre l’Église et les princes ce furent, pendant des siècles, des rivalités et des guerres qui mirent l’Europe à feu et à sang. De ce qu’on a appelé la Querelle des investitures sortit la longue guerre entre la papauté et l’empire d’Allemagne. « Cette guerre, dans laquelle la papauté et ses champions, incitant la félonie des sujets et l’ingratitude des enfants, montrèrent, plus encore que les empereurs, un audacieux mépris de toutes les lois qui sont la sauvegarde des sociétés humaines, eut pour cause réelle la prétention de Grégoire VII et de ses successeurs de soumettre toutes les Églises et tous les États de l’Occident à la domination absolue du pape, tant au temporel qu’au spirituel » (E. H. Vollet : La Grande Encyclopédie.) Quand les princes ne donnaient pas bénévolement des territoires et des richesses à l’Église, celle-ci les leur réclamait insolemment en criant qu’elle avait été dépossédée. Les moines du Mont-Cassin, célèbres par leur vandalisme et leurs tripatouillages, fabriquaient à cet usage de faux actes pour s’attribuer des domaines et des villes. Ils sortirent entre-autres une lettre apocryphe du pape Vitalien pour légitimer leurs possessions de Sicile. Tous les crimes de l’histoire ont à leur base les collusions simoniaques de l’Église et des princes : massacres d’hérétiques, Croisades, Guerre des Albigeois, Guerres de religion, révocation de l’Édit de Nantes, Guerre d’Espagne en 1822, expédition de Rome en 1849, pour nous en tenir à la France.
C’est là l’histoire sanglante, le drame de la simonie de l’Église. Ils mettent en cause les grands protagonistes, ces papes que leur insolence mégalomane poussait à se considérer comme supérieurs aux princes et égaux à Dieu. A côté, il y a ce qu’on peut appeler l’histoire comique et grotesque, la farce, la pitrerie à laquelle participa toute la hiérarchie ecclésiastique, mais surtout la vermine moinillante et séminariste, les marmitons, les laveurs de vaisselle, les videurs de bouteilles des cuisines épiscopales, qui font les queues-rouges, les paillasses et dépouillent les populations abruties avec une invention et une verve impayables, pour le compte du grand Papegaut et de toute sa volière d’oiseaux sacrés. Car l’ingéniosité des fripons d’Église n’a d’égale que la sottise de leurs victimes.
Ce fut d’abord le culte des reliques, invention mirifique qui prit les aspects les plus ahurissants et, peut-être à cause de sa grossièreté répugnante, rapporta les profits les plus inimaginables aux charlatans sans vergogne qui l’exploitèrent. Ce fut une exploitation cynique, sans discrétion et sans pudeur, du respect des foules pour les morts et, particulièrement, de leur vénération pour ceux que l’Église présentait comme des saints. Le concile de Trente, recommandant ce respect et cette vénération, ajouta insidieusement à son texte que « Dieu même faisait aux hommes beaucoup de bien par le moyen des corps des saints », et que « ce ne serait pas en vain que les fidèles fréquenteraient les lieux consacrés à leur mémoire ». C’était inviter les fidèles à rechercher les faveurs célestes par le moyen des reliques, et à pratiquer leur culte en allant en pélerinage aux lieux où elles étaient déposées. De cette institution sont sorties des pratiques du fétichisme le plus déconcertant, et parfois le plus dégoûtant. Les truquages les plus éhontés ont multiplié dans le monde ces corps vénérés et leurs débris au point que, s’ils ressuscitaient, certains se retrouveraient avec des centaines de crânes, de bras, de jambes, de prépuces, tous de l’authenticité la plus indiscutable, certifiée par les plus graves et les plus éminentissimes docteurs, et qui arriveraient des quatre points cardinaux où ils achalandent les boutiques simoniaques. Et l’on prétend que l’Église ne fait pas de miracles !... Si elle n’a jamais été capable de faire celui de la multiplication des pains et des poissons pour donner à manger à tous ceux qui ont faim, elle multiplie tous les jours les corpi santi et leurs attributs pour satisfaire son insatiable simonie.
Il y a plusieurs catégories de reliques. Comme dans tous les commerces bien organisés, il en faut pour toutes les bourses. Il y a les reliques insignes qui comportent le corps ou un membre entier du saint. Les notables sont une partie moindre du corps. Les minimes ne sont que de petits fragments qui peuvent être contenus dans des reliquaires, des médaillons, des agnus-dei, que les personnes favorisées de leur propriété peuvent porter sur elles comme les nègres portent leurs gris-gris. Les reliques sont aussi des objets ayant appartenu à de saints personnages. On a ainsi, à côté de débris macabres, tout un bric à brac aussi hétéroclite qu’imprévu. Les premiers fournissent, indépendamment des ossements, des prépuces, des cordons ombilicaux, du sang, des larmes, du poil, des rognures d’ongles ! On a toutes ces choses de Jésus Christ en même temps que sa braguette d’enfant, de la paille de la crèche, sa robe, ses chaussures et tous les attributs de la Passion : morceaux de la croix (la vraie, bien entendu), épines de la couronne, lance, marteau, clous, inscription de la croix, et jusqu’à l’éponge qui demeure éternellement trempée de vinaigre et de fiel ! De la Vierge on ne possède pas moins d’objets multipliés et l’on a jusqu’à des gouttes de son lait et de ses menstrues !... De Marie Madeleine, ce sont des objets semblables et de ses parfums pas du tout éventés !... On a aussi les reliques les plus bizarres de plusieurs milliers de saints, et elles remontent même au temps du déluge car on possède des poils de la barbe de Noé ! .. Des prêtres français, jaloux de la concurrence italienne, trouvèrent le moyen de mettre en flacon un éternuement de Jésus, de la sueur de saint Michel et, en boîtes, du souffle de Jésus et les cornes invisibles de Moïse ! ... C’est de plus fort en plus fort, « unique, vraiment unique ! » comme disent eux-mêmes les charlatans sacrés dans leurs prospectus. Au XIXème siècle, on vit se répandre des lettres autographes, écrites en français par Jésus, et sa photographie authentique !... Attendons-nous à entendre prochainement sa voix non moins authentique sortant d’un disque de gramophone et disant :
« Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! »
Citons encore les trois têtes de Jean-Baptiste dont l’authenticité ne fait aucun doute pour les vrais fidèles, et qui nous font penser à l’histoire comique des Trois Bossus d’Arras. La légende n’a pas encore dit que Salomé avait eu trois têtes du Baptiste à faire couper... Il y aurait, à Cologne, les reliques non moins certaines des rois Mages. Mais la plus productive pour les charlatans sacrés est certainement la Casa Santa (la maison de la Vierge) que des anges auraient transportée de Palestine en Italie, en 1291. Objet de convoitise et de brigandage en raison de l’argent qu’elle rapportait par les pélerinages, elle changea plusieurs fois de propriétaire et de lieu. L’infaillibilité papale affirme que, depuis le XVème siècle, elle est sur son emplacement actuel, à Loreto, enfermée dans un somptueux recouvrement de marbre. Paul III constitua pour sa garde, et celle des trésors qu’elle rapportait au pape, la chevalerie de Notre Dame de Lorette qui fut supprimée au XVIIIème siècle. Des centaines de mille pélerins affluent toujours chaque année à Loreto qui est le centre de fabrication le plus important de la bondieuserie catholique.
Toutes ces choses se vendaient très cher aux princes et aux riches particuliers qui en faisaient l’acquisition pour les églises de leur pays, et elles faisaient se déverser un véritable pactole dans les caisses simoniaques. Un vaste commerce de reliques s’organisa. Les papes Eugène, Sergius, Jean VI, firent transporter d’Italie des ossements qu’ils vendirent en France et en Angleterre. Ce trafic prit tout son développement avec Pascal Ier qui avait des reliques pour toutes les bourses, et l’hagiographie s’enrichit de milliers de saints locaux dont le populaire put acheter les reliques pour quelques sous. Les cheveux et les poils de Jean Baptiste, de la Vierge, de Joseph qui se vendirent alors auraient fait une crinière à toute la chaîne des Alpes. L’exemple de ce fétichisme venait de haut. Tous les rois le favorisaient. Après Louis IX qui acheta la couronne d’épines pour laquelle il fit construire la Sainte Chapelle, son frère le duc d’Anjou se rendit acquéreur du prépuce de Jésus que les foules vinrent adorer. Un morceau de la Croix fut vendu au roi d’Angleterre, Alfred le Grand, par le pape Martin II. Depuis, cette industrie de charognards n’a pas cessé malgré les protestations de nombreux personnages autorisés, tels Guibert de Nogent au XIIIème siècle, Mariana et Mabillon au XVIIIème, de Buck au XIXème. Peut-on s’étonner de cette persistance quand on voit tant d’imbéciles attendre leur fortune d’un morceau de corde de pendu !... Que ne doit-on pas espérer d’un osselet de saint Labre ou de sa crasse mise en pilules ? ... Ce ne fut que vers 1860 que le vicariat de Rome cessa de vendre des corpi santi provenant des catacombes ; mais après 1870, le trafic recommença. Depuis que Thérèse de Lisieux, la nouvelle idole, a été érigée à la sainteté, on a commencé à débiter sa dépouille. Le pape Pie XI y préside en personne. Il a fait cadeau à l’ex-roi d’Espagne, Alphonse XIII, sans doute pour l’aider à recouvrer son royaume, d’une touffe de cheveux, d’un fragment d’os et d’un morceau de la robe de cette sainte. Le pape a aussi envoyé au Mexique un « fragment du corps » de Thérèse, on n’a pas dit lequel, pour être l’objet de pélerinages perpétuels. On vient de canoniser Bernadette de Lourdes. Attendons-nous au débitage prochain de ses hauts et bas morceaux.
Au commerce des reliques se rattache celui non moins simoniaque des images, eaux miraculeuses, chapelets, scapulaires, médailles, plâtreries et ferblanteries de toutes sortes, tous objets bénis, dont le bazar est installé autour des églises et sur les lieux de pélerinage. Les plus spéciaux de ces objets sont les agnus-dei, « sortes de fétiches faits en principe avec de la cire bénite du cierge pascal mélangée au saint-chrême et consacrés par le pape ». L’agnus-dei fut de tout temps un objet de la boutique particulière des papes ; il est fabriqué par les Cisterciens de Sainte-Croix de Jérusalem. Ces conditions supérieures de fabrication et de vente lui confèrent des vertus aussi nombreuses que spéciales. C’est le « porte-bonheur » type contre les démons, la tentation, l’enfer, la mort subite, les terreurs. Il protège contre l’adversité, le malheur. Il donne la victoire et la prospérité. Il est un préservatif contre le poison, l’épilepsie, la peste et autres maladies contagieuses — les rois de France qui pincèrent la vérole ignorèrent sans doute ses vertus -. Il apaise les tempêtes, sauve des naufrages, éteint les incendies, arrête les inondations et, enfin, mène à bon terme les grossesses en calmant les douleurs de l’enfantement. On a tout cela pour vingt cinq francs. C’est plus cher que de la corde de pendu, il n’est pas sûr que ce soit plus efficace.
Mais le vaste commerce des reliques et des gris-gris n’est rien auprès de celui des indulgences, simonie majeure dans laquelle le représentant de Dieu, se substituant à lui, tient boutique de sa volonté, de sa justice, et nous allons voir pour quels usages !
L’indulgence est la « rémission totale ou partielle de la peine temporelle due aux péchés pardonnés, que l’Église accorde en vertu des mérites surabondants de Jésus et des saints ». Il faut que ces mérites soient réellement surabondants pour qu’il en reste encore après avoir servi à couvrir tant d’infamie simoniaque. Qu’on en juge.
Dès le VIème siècle, le pape Vigile recommandait à l’évêque Césaire, d’Arles, d’accorder l’indulgence au pénitent « selon sa componction et la somme qu’il paiera à l’Eglise » !
Raymond VIII acheta au pape Grégoire IX la rémission de ses péchés moyennant 13.000 marcs d’argent payés au légat et à des abbayes.
Clément V vendit des indulgences aux croisés contre le droit de délivrer des âmes du Purgatoire. Il ne s’agissait plus seulement de peines temporelles ; on disposait de celles de l’au-delà et on empiétait effrontément sur le domaine réservé à Dieu.
Jean XXII amassa 25 millions de florins produits par la vente des indulgences et le vol des bénéfices d’église. Il envoya au bûcher de prétendus hérétiques pour s’emparer de leurs biens, et il vendit publiquement l’absolution du parricide, du meurtre, du vol, de l’inceste, de l’adultère, de la sodomie, de la bestialité. Il établit lui-même la taxe de la chancellerie apostolique qui encaissa le prix de ces absolutions. Moyennant 17 livres 15 sous, on pouvait tuer son père, sa mère, son frère, sa soeur, sans perdre ses droits au paradis. Naturellement, il en coûtait plus cher — 131 livres, 14 sous et 6 deniers — pour tuer un évêque ou un prélat supérieur. Ces messieurs savaient apprécier leur « guenille » terrestre qu’ils prétendent tant mépriser ; ils n’étaient pas pressés de la laisser disperser en reliques. Pour 131 livres 15 sous, on pouvait manquer à son serment, être garanti de toute poursuite et de toute infamie ... et même faire un saint ! La merveille, dans tout cela, n’était pas de payer l’absolution du crime, mais de pouvoir acheter le droit d’être criminel !
La « taxe des crimes » fut confirmée au XVIème siècle par Léon X qui la fit publier dans toute l’Europe. Des commissaires pontificaux présidèrent à l’administration simoniaque. Les bandits pouvaient s’entendre avec eux pour jouir en paix des fruits de leurs rapines. Olivier Maillard disait alors de ces commissaires pontificaux : « Ces hâbleurs, ces courtiers d’absolutions, de reliques et de rogations ; ces cafards, qui exploitent les visages des saints et les images de l’Agneau ; ces fripons qui flattent les dupes pour voler les bourses et qui dépouillent les simples jusqu’à la chemise, je les ai entendus se vanter d’avoir tiré des plus mauvais bourgs jusqu’à mille écus pour les indulgences, sans compter cent écus de pot-de-vin qu’ils avaient payés au curé. » Frère Thomas, autre prédicateur, ajoutait :
« Regardez ces voleurs envoyés par le pape, voyez comme ils pipent le pauvre peuple ; ils vont par monts et par vaux dépouillant les simples de leur dernière obole, et afin de les écorcher à leur aise, ils pactisent avec les prêtres ... Et ces prêtres infâmes, ces curés concubinaires, ivrognes et mercenaires, pour mieux remplir leur ventre et pour nourrir leurs ribaudes, s’entendent avec ces porteurs de bulles, extorquent, pillent et volent les idiots qui ouvrent leurs bourses pour les âmes du purgatoire. »
Ces bandits avaient d’ailleurs la haute protection de l’Inquisition. Au moyen des bulles papales, ils pouvaient se permettre de piller même les biens d’Église, ceux du pape exceptés ! Une de ces bulles, celle de la composition, permettait de garder le bien d’autrui, moyennant le paiement d’un pourcentage aux moines. Un des moines qui prêchaient cette bulle, le père Labat, disait à ses auditeurs :
« N’est-il pas bien gracieux d’en être quitte à un prix si raisonnable, sauf à en voler davantage quand on aura besoin d’une plus grosse somme !..... »
Le 4 septembre 1691, le Conseil du roi de France fixait le tarif qu’on paierait dans le royaume, à la cour de Rome, pour les bulles, dispenses, absolutions, etc. Sous Benoit XIV, en 1744, parut à Rome une nouvelle édition des « taxes de la chancellerie romaine » pour l’absolution des crimes et délits divers. Le premier article faisait observer que :
« Ces sortes de grâces et de dispenses ne s’accordaient point aux pauvres qui, ne pouvant payer, ne pouvaient y participer !.... »
L’intention simoniaque ne pouvait être plus cyniquement affirmée ; il n’y avait pas de faveurs divines pour ceux qui n’étaient pas en état de les payer.
Alexandre VII fut, au XVIIème siècle, le plus complet des simoniaques, ce qui n’empêcha pas, au contraire, le jésuite Oliva de prêcher que toutes ses actions étaient saintes et méritoires et n’empêche pas le Nouveau Larousse de nous dire qu’il fut un pape vertueux ! Alexandre aimait le faste. Oliva disait que s’il se résignait à être riche, c’était pour que l’Église eût :
« Deux mamelles rebondies pour que les princes et les évêques pussent téter un lait abondant !.... »
Une image satirique représenta Alexandre VII avec ses maîtresses, ses mignons, ses cardinaux, aux pieds d’un Christ qui, au lieu de sang laissait échapper de son sein des pièces d’or et d’argent que le pape recevait dans sa tiare en disant :
« Il a été crucifié seulement pour nous !..... »
On doit à Boniface VIII l’idée géniale des jubilés, pour exciter davantage le zèle des fidèles et donner encore plus d’ampleur aux opérations simoniaques. Le premier eut lieu en 1300. A cette occasion, indulgence plénière fut accordée à tous ceux qui visitèrent à Rome les églises saint Pierre et saint Paul au cours de l’année. De toute la chrétienté accoururent les fidèles ; ce fut une affluence et une recette comme jamais l’Église n’en avait encore vues. Aussi, le jubilé qui ne devait se faire que tous les cent ans, fut-il renouvelé dès 1349 par Clément VI. Ce pape, qui siégeait à Avignon, vendit aussi l’indulgence plénière à ceux qui ne purent pas se rendre à Rome. 600.000 pélerins allèrent dans cette ville. Le légat du pape ramena à Avignon cinquante charriots chargés d’or et d’argent. Boniface IX fit alors un troisième jubilé, dès 1389, puis Paul II décida qu’il y en aurait quatre par siècle. Ensuite, on en fit à toutes les occasions favorables. L’Église ne pouvait manquer d’exploiter le plus possible ce moyen de traire la vache à lait cagote et de manoeuvrer la pompe à « phynance ». Les jubilés devinrent les grandes foires pontificales, les expositions universelles du catholicisme.
Les indulgences accordées aux jubilés sont particulièrement larges puisqu’elles font remise de « toutes sortes de péchés, même les plus énormes, réservés ou non réservés ». Il s’agit d’y mettre le prix. Les charlatans du divin ne sont plus des intercesseurs comme les saints, la Vierge et Jésus lui-même ; ils sont plus qu’eux, ils sont Dieu et ils escamotent son jugement dernier puisqu’ils disposent du paradis ! Sous les formes plus académiques, plus onctueuses des Jésuites qui apprenaient les belles manières aux « honnêtes gens » et faisaient dire à Helvétius : « Le clergé est une compagnie qui a le privilège exclusif de voler par séduction », c’était le même puffisme que traduisait le langage rude et grossier du moine Jean Tetzel disant, au XVIème siècle, aux rustres paysans :
« Oui mes frères, Sa Sainteté m’a conféré un pouvoir si grand que les portes du ciel s’ouvriraient à ma voix, même devant un pécheur qui aurait violé la sainte Vierge et l’aurait rendue mère !..... »
Les théologiens, et en particulier Thomas d’Aquin et Alexandre de Hales, ont dénié aux indulgences le pouvoir de remettre les péchés. Les papes, prétendus « infaillibles », n’osèrent pas les traiter en hérétiques, mais ils passèrent outre, secondés par la cupidité du clergé et la stupidité des fidèles. Il n’y eut de véritable conflit entre théologiens et papes que lorsque Luther osa tenir tête à Léon X. Il en sortit la Réforme.
Les annates semblent avoir été la première forme du négoce des emplois de l’Église. Elles consistaient en une redevance que payaient à leur nomination ceux qui étaient pourvus d’un bénéfice. Elles rapportaient de gros revenus à la papauté. Boniface IX fut particulièrement expert à les faire produire. Il alla jusqu’à les tripler, favorisant ainsi, dans l’obtention des bénéfices, des aventuriers qui s’étaient enrichis sans scrupules, aux dépens des clercs pauvres et scrupuleux. Il alla même jusqu’à supprimer le noviciat d’épreuve pour pouvoir nommer évêques et abbés des gens qu’il allait chercher dans les cabarets et les lupanars. Les annates, plusieurs fois supprimées par les rois sur les plaintes du clergé, furent toujours rétablies sur l’intervention des papes. Elles demeurèrent en France jusqu’à la Révolution. L’Assemblée Constituante les abolit les 2 et 4 novembre 1789.
Au IXème siècle, le pape Sergius II, surnommé Groin de cochon, inaugura la vente publique des sacrements et des charges de l’Église, bénéfices, évêchés, abbayes, monastères. Baronius, malgré tout son zèle ecclésiastique, a écrit ce tableau de la cour de Rome au IXème siècle :
« Des monstres s’installèrent sur le trône du Christ, par la simonie et par le meurtre. L’Église romaine était transformée en courtisane éhontée, couverte de soie et de pierreries, qui se prostituait publiquement pour de l’or. Le palais de Latran était devenu une ignoble taverne où les ecclésiastiques de toutes les nations allaient disputer aux filles d’amour le prix de la débauche. Jamais les prêtres, et surtout les papes, ne commirent tant d’adultères, de viols, d’incestes, de vols et de meurtres ; jamais l’ignorance du clergé ne fut aussi grande que pendant cette déplorable époque. »
Par la suite, si le clergé ne fut plus ignorant et compta de véritables savants durant la Renaissance qui le décroûta de la crasse médiévale, il n’eut pas de plus belles moeurs. Le crime et la débauche, moins grossièrement perpétrés, prirent des formes artistes. Elles n’en furent pas moins accablantes pour ceux qui étaient réduits à téter les mamelles plates et arides de la misère, pendant que les gens d’église se « résignaient » à boire à celles rebondies de la fortune. Innocent VIII mit toutes les charges de l’Église à l’encan. Alexandre VI, le fameux Borgia, les reprenait après les avoir vendues pour les vendre une seconde fois. Il tirait le plus d’argent possible des promotions des cardinaux puis, il faisait disparaître ceux-ci pour hériter de leurs biens !.....
En 1049, un concile s’était réuni à Rome pour annuler les ordinations simoniaques. Elles étaient si nombreuses qu’on dut y renoncer pour ne pas empêcher l’exercice religieux dans les églises. De même, Nicolas II dut absoudre les simoniaques ; il y en avait tant que « presque toutes les églises seraient restées sans prêtres » !
Guifroy de Cerdagne acheta l’évêché de Narbonne et le siège d’Urgel pour son frère Guillaume. Il paya le siège d’Urgel en vendant aux Juifs les objets du culte. Le pape Étienne X acheta l’abbaye du Mont Cassin et la revendit. Un concile de Reims excommunia Henri IV d’Allemagne parce qu’il voulait enlever au pape le droit de vendre des évêchés et des abbayes. Clément V, au XIVème siècle, acquit des biens immenses par le trafic des dignités ecclésiastiques. Il s’entendit avec Philippe le Bel pour faire le procès des Templiers et s’emparer de leurs biens. Paul II ne fut élu qu’après avoir prêté serment aux cardinaux de continuer l’exploitation des décimes et d’en partager le montant avec eux. Sixte IV et Innocent VIII pratiquèrent largement toutes les formes de la simonie pour enrichir leurs bâtards. Innocent VIII en avait seize quand il devint pape. Clément VI vendit 100.000 florins d’or l’investiture de Bologne à Jean Visconti. Louis XIV paya à la papauté la canonisation de François de Sales. Léopold II d’Autriche envoya des sommes considérables à titre d’honoraires pour des dispenses.
On emplirait des volumes de l’énumération de toutes les simonies dont les représentants de l’Église l’ont souillée dans tous les siècles. On en emplirait aussi avec toutes les protestations, les satires, les pamphlets qui ont dénoncé et flétri de tout temps les hontes de l’Église, particulièrement sa simonie. Les conciles eux-mêmes s’en mêlèrent ; aussi, après celui de Trente qu’au XVIème siècle la papauté eut l’habileté de faire durer dix-huit ans pour qu’il n’aboutît à rien, cette papauté les supprima comme les rois supprimèrent les États Généraux.
Guyot de Provins, au XIIème siècle, attaqua violemment les simoniaques. L’abbé Guibert de Nogent dénonça les truquages littéraires des Vies des Saints et autres romans pieux composés pour encourager le culte des reliques et favoriser la simonie qu’il entretenait. Le troubadour Peire Cardinal écrivit une satire véhémente et indignée contre les clercs qui organisèrent la Croisade des Albigeois. Il disait :
« Ils se vêtent en bergers, mais ce sont des loups qui tuent et dévorent les brebis ... Ni milan, ni vautour ne sentent de plus loin la chair pourrie qu’eux ne sentent la richesse. Aussi, sont-ils plus volontiers au chevet des riches moribonds que dans la cabane des pauvres. »
Jean de Meung, auteur du Roman de la Rose, avait une haine particulière des deux ordres mendiants, dominicains et franciscains, qui s’attribuaient les richesses de ceux qu’ils faisaient tester en leur faveur. Il disait :
« Leur doctrine est la plus haute de toutes les doctrines, car ils ont su transformer en voeu d’opulence leur voeu de pauvreté. »
Ce poète dénonça longuement l’hypocrite cupidité des gens d’église, leur fainéantise et leurs vices sous les traits allégoriques de Faux Semblant :
Sans jamais des mains travailler ...
De l’Antechrist valet parjure,
C’est de moi que dit l’Écriture :
Il a l’habit de sainteté
Mais ne vit que d’iniquité. »
Rutebeuf fit aussi ce dernier reproche aux prêtres qui « faisaient Dieu de leur panse » pendant que le pauvre mourait de faim. Ulrich de Hutten composa tout un volume d’épigrammes contre Rome, la ville « où l’on fait commerce de Dieu, où Simon le magicien donne la chasse à l’apôtre Pierre, où les Caton, les Curius, ont pour successeurs des Romaines ; je ne dis pas des Romains. » Calvin lança un pamphlet contre les reliques et ceux qui en vivent :
« Porteurs de rogatons qui exercent foire vilaine et déshonnête. »
Luther et une foule d’autres ne furent pas moins ardents dans leurs protestations. La Réforme fut celle des consciences contre la simonie de Rome plus que la conséquence de désaccords dogmatiques. Le trafic des indulgences fut la grande affaire des élections impériales au XVIème siècle. Les Fugger, banquiers de Charles Quint et du pape Léon X, furent les intermédiaires de ce dernier pour leur vente en Allemagne.
La satire populaire ne fut pas moins vive que celle des écrivains. Le conte du curé Amis, exhibant le crâne de Saint Brandan et quêtant pour construire une église à ce saint, est particulièrement amusant. Le malin curé, pour mieux exciter la générosité de ceux qui l’écoutaient, disait qu’il refusait l’argent de tous ceux ayant péché en secret contre les lois de la sainteté et de la vertu ! Tous les imbéciles lui apportaient leur tribu, ne voulant pas avoir péché.
Une histoire non moins amusante est celle du curé de Gonfaron, dans le Var. Il vendait des places pour le paradis. Pour cinq cents francs on avait un fauteuil, pour cent francs une stalle, pour vingt francs un strapontin. A chaque place vendue, il faisait s’envoler un âne qui allait au ciel retenir la place du client. C’est ainsi qu’au pays de Gonfaron on fait voler les ânes !....
Flaubert a décrit le saint Sépulcre :
« Agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une copte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux !... On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui, mais de sainteté aucune trace. J’en veux à ces drôles de n’avoir pas été émus ... »
Louis Bouilhet, comme Victor Hugo dans les Châtiments, a montré l’indignité des marchands du temple :
Qui vont tirant au sort et lambeau par lambeau
Se partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau ;
Charlatans du saint lieu, qui vendent, ô merveille,
Ton coeur en amulette et ton sang en bouteille !
Relevons parmi les formes innombrables de la simonie que l’ingéniosité ecclésiastique ne cesse pas d’inventer et qui sont de véritables escroqueries protégées par la loi et les tribunaux, les obligations hypothécaires émises par l’École apostolique de Bethléem qui sont « payables ici-bas au comptant et remboursables au ciel, à la caisse de Saint Antoine » !... Pour permettre aux clients d’aller se faire rembourser, d’autres filous pieux leur vendent des billets de chemin de fer pour le paradis. L’aviation leur permettra bientôt d’arriver plus vite aux guichets de saint Antoine. Le développement de l’automobile a produit d’autre part une magnifique floraison de saints protecteurs contre les accidents. Saint Christophe en est le plus bel ornement. Avec lui, il n’est plus nécessaire de s’assurer et sa médaille fait « boire l’obstacle » plus sûrement que les meilleurs pneumatiques.
Enfin, avant d’en terminer avec les formes de la simonie, n’oublions pas le commerce des messes qui se fait sur une échelle inimaginable. Les messes sont les rogatons dont se nourrit le prolétariat ecclésiastique qui n’a pas le privilège, comme les princes et les évêques, de téter les « mamelles rebondies » de l’Église. Aussi, la concurrence est-elle acharnée. Chamfort a raconté l’histoire d’un abbé Raynal, jeune et pauvre, qui accepta de dire une messe tous les jours pour vingt sous. Devenu riche, il la céda à l’abbé de la Porte pour douze sous, en en gardant huit pour lui. L’abbé de la Porte la passa ensuite à quatre sous à un abbé Dénouart. C’est ainsi qu’une messe de vingt sous put nourrir trois parasites. Toutes les Croix, tous les Pèlerins, toutes les Semaines religieuses contiennent les annonces les plus alléchantes. On ne sait jusqu’où ira l’avilissement du prix des messes lorsqu’on lit ce boniment du Bulletin Salésien :
« UNIQUE ! VRAIMENT UNIQUE ! Six messes célébrées chaque jour à la Basilique du Sacré-Coeur à Rome. Six messes quotidiennes assurées à tous ceux qui, moyennant une humble obole, UN FRANC par tête, s’aggrègeront à l’Oeuvre Pie du Sacré-Coeur, destinée à la diffusion de la Foi en pays infidèles et à l’éducation de la jeunesse pauvre. »
Dieu doit être médiocrement flatté de se voir sacrifié six fois par jour pour un franc-quat’sous ! ... Les messes sont ainsi une sorte de prime que les boutiques de « bonnes oeuvres » offrent pour entraîner la clientèle hésitante. Celle des cordicoles de Brugelette, qui s’occupe de l’adoption des « pauvres noirs », inonde le monde de ses prospectus offrant des messes à perpétuité pour ses bienfaiteurs, ses zélateurs et « leurs chers défunts ».
Il est inimaginable qu’à notre époque où l’observation et les progrès scientifiques ont apporté tant de lumières dans les connaissances humaines, la superstition religieuse puisse entretenir encore tant de turpitudes. Certes, il ne faut pas s’exagérer l’étendue de cette superstition, mais elle permet d’autant mieux à l’Église de se maintenir dans sa puissance que d’autre part le calcul et la lâcheté de ceux qui savent mais se taisent, par intérêt ou par peur, lui assurent la plus redoutable impunité. Ne voit-on pas les prétendues démocraties favoriser par tous les moyens les entreprises cléricales contre la laïcité, et les politiciens « mangeurs de curé » ne sont-ils pas aussi fourbes et menteurs que les autres quand ils vont à la messe ? L’Église demeure ainsi un des rouages de l’oppression, répandant son venin et faisant des esclaves de l’iniquité ; elle ne représente plus depuis longtemps aucune spiritualité et aucune moralité. Mais tout se tient dans le système d’exploitation de l’homme par l’homme : clergé, armée, magistrature, police, patronat, s’épaulent mutuellement pour soutenir la bâtisse d’infamie sociale. Les hommes doivent la mettre à bas s’ils veulent devenir libres et heureux. En attendant, dans l’état de crise qui menace le Catoplébas capitaliste enfoncé dans son ordure, seuls prospèrent ses deux plus maléfiques soutiens : la religion et la guerre. Les boutiques simoniaques sont aussi brillamment achalandées que celles des marchands de canons ; le doux coeur de Jésus préside à la fabricatîon des bombes et des gaz asphyxiants de la prochaine « dernière », et ses évêques sonnent le ralliement patriotique au nom de l’Église universelle comme les politiciens au nom du socialisme international !.....
La peste simoniaque se multiplie dans un monde de plus en plus composé d’illettrés, de mégalomanes, de brutes et de cagots. Les foules se ruent sur les lieux des miracles et il n’y en a pas assez. Après La Salette et Lourdes, on a vu Lisieux. Aujourd’hui c’est Beauraing. Les porte-crosses mis en rut par les perspectives simoniaques défendent chacun sa boutique avec la fureur la plus véhémente, s’accusant et s’injuriant entre-eux. Les procédés publicitaires les plus ingénieux et les plus grossiers mêlent la charlatanerie sacrée aux plus douteux négoces. Le pape lui-même « tourne » au cinéma comme un vulgaire cabotin. Ce n’est que contre les idées sociales, les idées de progrès et de libération humains que l’Église est antimoderniste. Elle devance toutes les initiatives quand il s’agit d’abrutir l’humanité.
C’est aux travailleurs, à tous ceux qui conservent un esprit sain — et non saint — à balayer cette peste. Elle sera vite emportée le jour où ils diront à tous les simoniaques ce que ceux-ci leur disent ironiquement au nom de leur Dieu :
« Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !.... »
— Edouard ROTHEN.
SINCERE
adj. (du latin sincerus, qui se disait au propre, du miel « sans cire »)
Qui s’exprime sans intention de déguiser sa pensée :
« Tous les hommes naissent SINCÈRES et meurent trompeurs. » (Vauvenargue)
Qui est éprouvé, dit ou fait d’une manière franche.
La définition du mot sincère est bien celle que donne Vauvenargue. C’est en naissant que les hommes sont sincères. L’enfant est sincère autant que son éducation lui permet de le rester car, dans la vie, de son début à sa fin, l’homme est victime de ce qui l’entoure. Et tout y est fausseté, tromperie, mensonge. Dès sa naissance, la mère, par ignorance, par amour, ne sait que mentir à son petit. A la maladroite éducation de la famille succède celle de l’école ; c’est alors l’enseignement néfaste, l’éducation novice qui forment l’intelligence, le caractère de l’enfant et c’est vraiment miracle qu’il y ait quand même des êtres sincères parmi les hommes après une telle éducation. La famille, l’instituteur, le prêtre, à l’unisson, chantent faux aux oreilles de l’enfant qui, par lui-même, se rend compte qu’il n’y a rien de sincère autour de lui. Alors, selon le caractère, selon le tempérament que lui ont donné les auteurs de ses jours, il deviendra fourbe ou sincère comme eux.
Puis, pour arracher à l’adolescent tout ce que la nature a pu quand même lui incruster de sincérité, c’est la caserne qui parachèvera l’oeuvre infâme pour faire de cet enfant, de ce jeune homme un soldat ... Un soldat ! ... La sincérité, alors, n’a plus de moyen d’existence ; car pour rester un homme, il ne faut pas être un soldat. Aussi, ce qui se passe est affreux, car la sincérité serait la désobéissance, l’insoumission dont la conséquence serait l’emprisonnement, la souffrance, le martyre, la mort !
Et pourtant, malgré tout, il y a des hommes sincères ! N’est-ce pas une raison de ne jamais désespérer de l’humanité ? Et n’est-ce pas la preuve que nous aurions tort de nous décourager dans notre propagande toute de sincérité, de fraternité, de raison envers nos semblables, pour leur bonheur et pour le nôtre, pour le bien-être et pour la liberté de tous par l’entente sincère et la solidarité cordiale et franche entre nous tous.
Mais la sincérité n’est pas forcément la brutalité dans l’expression de nos meilleurs sentiments, en opposition aux mauvais sentiments des autres. Il y a, aussi, dans la sincérité la manière fraternelle de la faire comprendre à nos compagnons de misère. Elle s’allie là au sentiment de solidarité. Il est beau d’être sincère avec soi-même et avec les autres, mais il est bon de l’être, selon les milieux et les circonstances, avec tact, intelligence et camaraderie. Pour cela, il suffit d’être naturel en tout et partout, sans forcer son talent, sans gonfler sa vertu, c’est-à-dire modestement. Il suffit d’être sincère sincèrement, si je puis m’exprimer ainsi.
Être sincère, c’est pouvoir dire en face, à quiconque, ce qu’on pense ... À condition de ne pas être soi-même ce que l’on reproche à autrui. Être sincère, c’est oser dire, à qui le mérite, ce que la plupart pensent sans le dire ... À condition de ne pas ajouter en soi-même :
« À sa place, je ferais comme lui. »
Enfin, être sincère, c’est savoir en toutes occasions opposer la vérité au mensonge ; la franchise à l’hypocrisie ; la dignité à la bassesse ; la fierté à la platitude et vivre assez bien pour ne craindre ni critique ni calomnie des cuistres et des tartufes dont le monde est si abondamment fourni.
Une sincérité consciente et sûre permet de passer partout la tête haute et de ne jamais baisser les yeux devant qui que ce soit. C’est une telle sincérité qui fait la force de l’apôtre, du militant, qui fait honte aux timides, aux fourbes, aux valets et qui fait peur aux chiens de garde de l’Ordre, de la Propriété, de la Morale.
— G. YVETOT.
SIONISME
n. m.
Le rêve millénaire des Israélites de reconstituer leur patrie ne cessa jamais d’être. Cependant, la Palestine ne comptait, au XIXème siècle encore, qu’un nombre restreint de Juifs, occupée qu’elle était par les Arabes. En 1825, il n’y résidait que dix mille descendants d’Abraham. Aujourd’hui, il se trouve en Palestine une foison de colonies représentant toutes sortes de tendances : de l’individualisme au communisme en passant par la coopération.
En 1882, fut fondée la première colonie agricole, nullement communiste, située près du port de Jaffa. Elle fut tirée de la détresse par le baron Edmond de Rotschild qui, intéressé par cette tentative, créa d’autres colonies pour permettre à ses coreligionnaires de s’installer dans leur pays d’origine. Son programme, qui n’avait rien de communiste, consistait à acheter un terrain, et à y faire venir des Juifs qui s’adaptaient au métier d’agriculteur ; puis, ceux-ci étant devenus expérimentés, il partageait entre eux la terre. Chacun devenait propriétaire et indépendant. Il s’était ainsi formé une trentaine de colonies, toutes prospères, mais guère intéressantes au point de vue social. On y employait la main-d’oeuvre salariée, de préférence aux Juifs, les Arabes.
Par suite de la grande guerre, il se produisit un changement considérable dans l’histoire des colonies sionistes. Les armées anglaises entraient à Jérusalem, sous la conduite du général Allenby, le 9 décembre 1917. Le 2 novembre de la même année, Lord Balfour, alors ministre britannique, dans une lettre au baron de Rotschild, avait déclaré officiellement que l’Angleterre :
« Envisageait avec bienveillance l’établissement en Palestine du Foyer national juif et ferait tous ses efforts pour le faciliter. »
Cette déclaration causa aux Juifs, toujours dans l’attente de la restauration de Sion, une vive exaltation, et donna une plus forte impulsion au mouvement sioniste. Des Juifs arrivèrent de tous pays et ce fut la naissance de colonies, selon le type des communautés agraires.
Il fut créé deux fonds nationaux, l’un pour la colonisation générale, le Keren Hayesod, l’autre de l’achat des terres, le Keren Kayemeth. Le Keren Kayemeth acheta des terres, mais contrairement à ce qui s’était passé dans les colonies du baron de Rotschild, ces domaines ne furent jamais aliénés. Les colons ne purent devenir que concessionnaires, et non pas propriétaires. Et cela pour diverses raisons : raison d’ordre religieux. Selon la Bible, « les terres ne se vendront pas à perpétuité, car la terre est à moi, dit l’Éternel », la terre doit rester commune « à tous les enfants de Dieu », elle ne peut être ni objet de vente ni objet d’achat. Elle devait donc rester entre les mains d’une même famille. Les récoltes seules pouvaient être vendues et seulement dans la période s’écoulant entre deux jubilés, c’est-à-dire tous les quarante-huit ans, époque à laquelle les terres devaient revenir à leur propriétaire. L’idée de la terre inaliénable est commune à toutes les civilisations primitives. Elle se retrouvait encore dans le système du mir russe. Mais si toutes les terres sont constituées en propriété nationale, c’est dans le but que toute la Palestine revienne un jour aux Israélites et que soit reconstitué le Royaume d’Israël.
Il y a encore une raison d’ordre économique. Le fond national juif bénéficiera de la plus-value de la terre qui est générale dans tous les pays où s’accroît la population (et non les propriétaires). Son revenu augmentera à chaque révision des baux et ce sera un budget suffisant pour l’État. Par ce système, le Keren Kayemeth conserve un droit de contrôle perpétuel sur la colonie pour les questions de salubrité et d’aménagement. Enfin cela évite au colon, pauvre à son arrivée, de débourser la somme nécessaire à l’achat d’une terre. Il n’a qu’un fermage peu élevé à payer. Le lieu d’élection des colonies juives est la vallée qui s’étend du lac de Tibériade au golfe de Haïffa (Jaffa), la plaine de Jézrael. Il s’en trouve également dans la plaine de Saron.
Le fonds national groupe les colons de façon qu’ils puissent exploiter un domaine assez vaste. Chaque famille cultive son lot sans employer de main-d’oeuvre salariée. Au moment de presse, les colons se prêtent mutuellement leur concours. La liberté d’organisation est absolue. Aussi trouve-t-on des colonies de type individualiste (celles fondées par Rotschild), des colonies de type communiste, et celles de type coopératif.
Comme colonie coopérative, citons Nahalai : elle est disposée de telle façon que les familles ont recours à des services collectifs, entre autres pour se procurer l’eau nécessaire. Il y a des associations pour la vente du tabac qui est un des grands produits de la Palestine, pour l’exécution de nombreux travaux : travaux de plantation, de drainage, d’irrigation, de construction de routes, etc.
Comme colonie où l’on pratique le communisme, la plus connue est Nuris. Tout s’y trouve en commun : travail des hommes et des femmes, habitation, table, enfants qui sont élevés par les soins de la colonie. La colonie pourvoit à tous les besoins. Sa production suffit presque à sa consommation et elle consomme tout ce qu’elle produit ; elle représente le type de la colonie à économie fermée qui se suffit à elle-même. Quand elle a besoin de l’extérieur, un de ses délégués se rend dans une succursale de la grande société coopérative de consommation de Palestine : « Hamashbir », y porte le produit de sa récolte, qu’on lui inscrit au crédit de la colonie, et on marque à son débit le montant des achats. A la fin de l’année, on envoie à la colonie un relevé de son compte-courant. Il existe une colonie où les vêtements même sont en commun. Les enfants y sont absolument en commun et n’appartiennent, en aucune façon, à leurs parents.
La colonisation juive présente des exemples d’énergie qui méritent d’attirer l’attention. On peut citer, entre autres, le défrichement de la vallée de Jezraë, lieu si malsain que toutes les tentatives de défrichement avaient échoué, et qu’il n’offrait, en 1920, qu’une perspective de tombes. De 1922 à 1923, de hardis pionniers accomplirent cette oeuvre considérable d’assèchement des marais au prix de travaux pénibles.
Autre exemple d’énergie et de réalisation : l’édification de Tel Aviv — sur une plage aride — aujourd’hui, ville florissante, détenant quelques industries, une plage qui possède un sérieux avenir.
Contrairement à l’antique usage israélite qui maintient la femme dans une condition dépendante, les Sionistes ont voulu associer la femme à leurs travaux, lui assigner un rôle égal à celui de l’homme, dans l’oeuvre de la reconstruction de la patrie. Pour rendre la femme, jusqu’alors maintenue dans l’ignorance, apte à ces fonctions nouvelles pour elle, il s’est créé une association universelle des femmes sionistes : Women’s International Zionist Organization, connue sous le nom de Wiso. Son but a été de former la femme juive à devenir une compagne, une mère, une valeur sociale.
On a créé à Nahalal, en 1926, une école d’agriculture pour jeunes filles, qui est en plein développement. D’autres écoles ont été fondées, parmi lesquelles des écoles d’art ménager.
Si le mouvement sioniste représente un élan enthousiaste pour la résurrection d’une nation détruite depuis des milliers d’années, au point de vue économique, il s’élève bien des obstacles à sa réussite. Les Juifs eux-mêmes, craignant qu’on ne les rejette des autres pays, s’il y a une terre proprement juive, opposent des résistances. Les Arabes ne sont pas disposés à céder leur place, d’où des heurts, qui peuvent dégénérer parfois en massacre entre Juifs et arabes (et même chrétiens indigènes). D’autre part, la superficie restreinte de la Palestine empêche l’expansion des colonies. Enfin, les colons ne se soutiennent que grâce aux subsides que leur fournissent les Juifs du monde entier. Ils manquent, par suite, d’indépendance.
On a trouvé récemment le moyen d’ouvrir de nouveaux débouchés aux colonies sionistes par l’exploitation des produits chimiques de la Mer Morte, et l’utilisation du Jourdain comme force motrice. Aussi, en examinant le pour et le contre, ne peut-on en rien se prononcer quant à l’avenir du Sionisme qui vient d’entrer dans une phase nouvelle par suite des persécutions moyenâgeuses dont les Israélites sont l’objet, actuellement, en Allemagne (1933).
— E. A.
SNOBISME
On appelle ainsi la pose, l’affectation ridicule, « l’admiration factice et sotte pour tout ce qui est en vogue ». Le snob est celui « qui juge tout sans connaître rien ». Ces définitions résultent de la double origine attribuée aux mots snobisme et snob. Elles sont anglaises. D’une part, snobisme qui s’écrivait plus exactement snobbisme il y a cent ans, viendrait de snobbish qui qualifie la vulgarité prétentieuse. Un snob, en anglais, est au sens propre un savetier, et au figuré un homme vulgaire et prétentieux. Le cordonnier qui critiquait systématiquement le peintre Apelle, et à qui celui-ci disait : « Pas plus haut que la chaussure », était un snob dans les deux sens du mot. D’autre part, snobisme et snob seraient les produits de filius nobilis dont l’abréviation a fait fil-nob et nobs, appellations données dans les collèges anglais aux fils des nobles. Ceux qui voulaient les imiter étaient les quasi-nobs ou snobs. Le snobisme est ainsi, comme conséquence des deux origines, l’affectation de connaître ce qu’on ignore et celle du genre noble. Celui qui prend le Pirée pour un homme en se donnant les airs d’un Richelieu est un snob. Il étale la double stupidité aristocratique qui consiste à se croire supérieur à tout et à prétendre tout savoir par droit de naissance.
Snobisme et snob sont entrés dans la littérature anglaise vers 1830. C’est Tackeray qui les a présentés dans sa revue humoristique intitulée The Snob, puis dans son Livre des Snobs où il a raillé la sottise aristocratique et surtout le cant, forme particulièrement anglaise de l’hypocrisie politique, religieuse et mondaine.
Le snobisme est la forme aristocratique, esthétique de la sottise en ce qu’il prétend non seulement régir la mode mais aussi le goût. Il n’est pas spécial aux monarchies. Il sévit aussi, avec encore plus de ridicule, dans les démocraties qui singent les monarchies, dont le gouvernement et « l’élite » ne sont pas composés des « meilleurs » mais, au contraire, des plus audacieux, des plus fourbes, des plus avilis. Le snobisme aristocratique a encore une certaine tenue en ce qu’il entretient la prééminence de valeurs intellectuelles et morales parfois respectables, mais le snobisme démocratique n’en a plus aucune. Il est le luxe des parvenus pour qui toute qualité n’est à considérer que suivant sa valeur argent. Le goût lui importe peu ; il ne voit que ce qui est cher. Aussi ne méprise-t-il la mode vulgaire, celle du bazar, du grand magasin, que parce qu’elle est à bon marché, à la portée de toutes les bourses. Sa vanité exhibitionniste ne trouve sa pleine satisfaction que dans le luxe coûteux. Il est sûr qu’il a du goût lorsqu’il a payé cher, de même qu’il est convaincu d’être honorable quand il peut fleurir sa boutonnière d’un machin rouge. M. Lechat ne douta plus qu’il fut un grand homme quand il eut payé 35.000 francs son portrait peint par Bonnat, et qu’ayant fait son légataire universel d’un ministre des Beaux-Arts, il eut l’assurance que ce portrait entrerait au Louvre, dut-on pour cela lui donner la place d’un Delacroix ou d’un Courbet.
Sous des formes diverses, des aspects différents, le snobisme est toujours la manifestation du besoin de paraître avec le plus d’éclat et le plus avantageusement possible par des apparences supérieures à celles de la simple mode. Le snobisme est l’aristocratie de la mode, la serviette qu’il ne faut pas mêler aux torchons. C’est lui que La Bruyère dépeignait, lorsqu’il écrivait dans ses Caractères, au chapitre des « Grands », ceci :
« C’est déjà trop d’avoir avec le peuple une même religion et un même dieu ; quel moyen encore de s’appeler Pierre, Jean, Jacques, comme le marchand ou le laboureur ? Évitons d’avoir rien de commun avec la multitude ; affectons au contraire toutes les distinctions qui nous en séparent. »
Les « Grands » prenaient les noms d’Achille, d’Hercule, d’Annibal, si mal fichus ou si foireux qu’ils fussent. Le snobisme démocratique a répandu cette sottise chez les femmes d’aujourd’hui qui troquent leurs prénoms roturiers, Marie, Louise, Catherine, contre ceux plus distingués de Mary, Loyse, Ketty. Le snobisme féminin cherche ses élégances non dans le sentiment et la grâce, mais dans les takolonneries dont il se farde des pieds à la tête. Il se fait griller la peau au soleil, ou se la fait peindre et tatouer pour des exhibitions grotesques. Le sentiment et la grâce ne sont pour lui qu’une question de « sexappeal » et il justifie ainsi le mot de Flaubert disant que « les femmes prennent leur cul pour leur coeur ».
Le snobisme a été dans tous les temps le décor, l’ornement des convenances sociales, ces convenances « si utiles pour faire tenir debout les pourritures », a dit encore Flaubert. Toutes les affectations aristocratiques grossièrement singées par les imbéciles ont été du snobisme. Le nom de Pétrone est demeuré pour représenter, en le « plutarquisant », celui d’une époque, celle de l’empire romain, qui fut aussi méprisable que la nôtre par ses moeurs. Le snobisme eut une grande allure et un véritable éclat au temps de la Renaissance italienne, lorsqu’il reçut ses directions d’hommes qui furent, malgré leurs crimes, des artistes et des savants. Mais il déchut singulièrement quand il devint, sous l’inspiration des Jésuites, le snobisme des honnêtes gens, titre que se donnèrent les aventuriers de sac et de corde composant « l’élite » des cours de France et d’Espagne au XVIème siècle. Ce fut le snobisme des âmes noires et des pieds sales. Il y eut, au XVIIème, celui des précieux aussi crasseux physiquement et moralement, mais plus léger et ridicule dans des formes littéraires. On trouve le précieux dans ce portrait de La Bruyère qui l’apparente dans tous les temps au snobisme intellectuel :
« Arsène du plus haut de son esprit contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir et qu’il n’aura jamais. »
La Régence de Philippe d’Orléans, au XVIIIème siècle, vit les roués ; ils donnèrent le ton aux agioteurs de la rue Quincampoix et aux débauchés du Palais Royal et des « folies », petites maisons où ils se livraient à ce qu’on appelle aujourd’hui les « partouzes ». Le même siècle vit les merveilleux, sous Louis XV, les mirliflores, sous Louis XVI, les incroyables, sous le Directoire, tous se multipliant, comme la vermine dans les époques de décomposition sociale, dans des formes de snobisme de plus en plus excentriques et dépourvues de véritable élégance, d’esprit et de goût. Le premier Empire eut les agréables qui firent peu de tapage tout en étant fort ridicules.
La forme la plus curieuse du snobisme a été dans le dandysme, né en Angleterre au commencement du XIXème siècle. Il fut l’aspect supérieur du snobisme anglais. Le snob, d’après la peinture de Tackeray, était le gentleman hypocrite conservant, grâce au cant, les apparences d’un honnête homme ; c’était le noble étalant une façade de richesse alors que chez lui maîtres et valets ne mangeaient pas tous les jours ; cétait le prêtre cachant sous une charité ostentatoire une cupidité et des moeurs inavouables ; c’était le militaire dissimulant sous sa vantardise, et sous une poitrine rembourrée par l’uniforme, sa couardise et une anatomie délabrée ; c’était enfin tous les pantins sinistres ou grotesques faisant une insanité publicitaire du conformisme dirigeant. Le dandy fut le gentleman supérieur, le snob aristocrate qui donna le ton à la société anglaise la plus élevée en fortune, sinon en intelligence.
Balzac a dit que le dandy ne fut jamais un être pensant. Il représenta, en tout cas, une forme très particulière de l’esprit anglais : le dédain de tout ce qu’il juge inférieur à lui-même, dissimulé sous une impertinence polie. Ce fut la manifestation esthétique du cant. Le fâcheux, pour le dandysme, fut qu’il eut des préoccupations trop vestimentaires qui le conduisirent à l’excentricité ; mais même excentrique, il garda une certaine tenue, le rendant inabordable à ceux qui n’étaient pas de « race », comme les chevaux de leurs écuries. Le dandysme ne fut jamais le snobisme des gens « trop bien habillés » dont il faut se garder aujourd’hui plus que du rôdeur patibulaire et classique. Le snobisme du vêtement fut la fashion, ou « mode anglaise », contrefaçon du dandysme. Elle se répandit hors d’Angleterre, particulièrement en France où elle retrousse toujours ses bas de pantalon parce qu’il pleut à Londres ! Brummel fut l’incarnation du dandysme. Il fut l’esprit le plus britanniquement froid et calculateur ; il fut en même temps un fou.
Baudelaire, en qui les moralistes hypocrites ont vu un dandy, a écrit sur le dandysme des pages où il l’a mis certainement trop haut. Mais Baudelaire, à qui il manquait l’essentiel, c’est-à-dire la fortune, pour être un véritable dandy, voyait dans celui-ci « un homme blasé, un homme souffrant qui sourit comme le Lacédémonien sous la morsure du renard ». Ce dandysme devenait du stoïcisme. C’était celui de Leconte de Lisle dans la Mort du Loup ; c’était l’indépendance morale de Stendhal, s’excluant du « bégueulisme » de son temps et dénonçant le snobisme de ceux qui ne sentent point et dont le goût est simplement d’être sensibles à l’argent et aux dindes truffées ; c’était le don-quichottisme de Barbey d’Aurevilly s’escrimant contre les moulins à vent démocratiques ; c’était la noble et ironique impassibilité de Villiers de l’Isle-Adam, cygne tombé des hauteurs du Graal dans la basse-cour de la gendelettrerie ; c’était la protestation hautaine du fier et légitime orgueil humain contre les croupissantes et fétides promiscuités du muflisme. Baudelaire voyait apparaître le dandysme « surtout aux époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie. » Il le voyait fondé par « quelques hommes déclassés, dégoûtés, désoeuvrés, mais tous riches de force native », et qui lui donnaient pour base « les facultés les plus précieuses, les plus indestructibles, et les dons célestes que le travail et l’argent ne peuvent conférer ».
Un tel dandysme était bien loin, même de celui de Brummel dévoué au cant anglais et à toutes les pourritures des convenances sociales. Il était encore plus loin de cette bourgeoisie qui « pense bassement », autant qu’elle agit, et dont les « philistins » fournirent au snobisme les fashionables et les lions. Le « Jockey Club » lui-même, qu’Eugène Sue fonda en 1834 avec les gens les plus riches de Paris, et qui est aujourd’hui le cercle aristocratique le plus fermé de France fut fashionable et non dandy. Il n’a jamais représenté, comme son nom l’indique, qu’un snobisme de grande écurie.
La France eut dans le lion le contraire du dandy glacial, distant, dédaigneux, inébranlablement décidé à ne pas s’émouvoir. Le lion fut excité, galant, empressé, cherchant à plaire et à séduire par ses cravates, ses bottes, et par un débordement de sentimentalité. D’Orsay fut le premier et le plus magnifique des lions ; il fut leur Brummel. Ils sortirent des salons de la grande bourgeoisie balzacienne pour pulluler comme des rats et se répandre dans tous les trous de province. Il ne fut pas de boutique en France où ne trôna au comptoir un lion et à la caisse une lionne. Les deux furent des personnages essentiellement romantiques ; quand ils n’arrivaient pas à se faire admirer par leur costume ils recouraient au suicide. Ils ne sortaient pas du domaine des excentricités. La littérature et le théâtre romantiques empruntèrent largement à cette humanité délirante ; on eut le Lion amoureux de Frédéric Soulié, un autre Lion amoureux de Ponsard, le Lion empaillé de Cozlan, les Lionnes pauvres, d’E. Augier et E. Fournier, et nombre d’autres. Tous les artistes et les littérateurs qui ne se tinrent pas à l’écart du « monde » et connurent le succès, furent plus ou moins des lions, de 1830 à la fin du second Empire.
A côté des lions « par calcul et par spéculation » de la littérature balzacienne, il y eut les lions par vanité, par sentimentalisme, et surtout par snobisme, parce qu’ils se seraient cru déshonorés s’ils n’avaient pas été aussi sots que tout le monde. Flaubert a dit du lion A. de Musset :
« Le Parisien chez lui entrave le poète, le dandysme y corrompt l’élégance, ses genoux sont raides de ses sous-pieds .. »
Eugène Sue, qui affectait de mépriser la royauté de 1830 mais sollicitait une invitation aux chasses du duc d’Orléans, disait :
« C’est à sa meute que je me rallie ... »
L’espèce dégénéra de plus en plus pour passer au gandin, au petit crevé, au gommeux, au smarteux, qui firent du snobisme une véritable cour des miracles, en attendant que la Guerre « régénératrice » de 1914 lui fît prendre des aspects encore plus calamiteux.
Avant de voir les aspects d’aujourd’hui du snobisme, constatons qu’il ne persévère, comme toutes les formes de la sottise, que parce qu’il a, d’une part ses convaincus, ses fanatiques, ses badauds, ses dupes, ses héros, ses martyrs, et, d’autre part, ses farceurs et ses parasites. Marcel Boulenger a écrit sur le « snobisme des gens du monde », ceci :
« Le snobisme n’est point du tout, dans le monde, une sorte de manie légère, gentille, aimable, mais au contraire une passion sérieuse, violente, dévorante, secrète et perpétuelle, un feu caché qui couve chez les plus fins, alors qu’il gronde et fulgure chez les plus naïfs, une fureur qui les mènerait à tuer père et mère pour être familièrement reçus dans tel ou tel salon, ou afin d’entrer au Jockey. Il se pourrait que le snobisme fût dans le « monde » la seule passion vraiment profonde, irrésistible, et d’ailleurs assez pure — car que veut atteindre un snob, sinon un véritable idéal, et que huit fois sur dix il s’est formé lui-même ? »
Soulignons que ces lignes sont tirées du journal de l’ « élite mondaine », le Figaro (19 mai 1928), car malgré l’atténuation de la dernière phrase, on pourrait dire que nous calomnions le « monde ».
Cet « idéal » que le snob se forge ainsi, sans être bien difficile sur sa qualité, et encore moins sur ses moyens, est habilement reforgé pour le faire produire à l’infini par des exploiteurs qui « se paient la tête de l’humanité », n’ayant d’autre idéal, eux, que de téter avidement les mamelles gonflées de la sottise. Les circonstances ont permis d’étendre cette exploitation à toutes les classes sociales. A défaut d’autres réalisations démocratiques, la Guerre a indiscutablement apporté celle-là. Si on est prêt chez les « gens du monde », à tuer père et mère pour être reçu par les douairières du « noble faubourg », ou entrer au Jockey-Club, on y est encore mieux prêt dans les « milieux » où se recrute « l’aristocratie républicaine » et où l’exercice du revolver est devenu un sport aussi officiel et national que familial et moralisateur.
Constatons encore, pour faire exacte mesure au snobisme, qu’il peut être bon quand il s’attache — oh ! sans le faire exprès ! — à quelque chose de bien. Cela lui arrive sans effort d’intelligence, puisque sa nature est de ne rien comprendre ; il y a là un hasard heureux, comme lorsque la pluie arrive quand les cultures sont menacées par la sécheresse. Ainsi, le snobisme a imposé de grands artistes que la routine académique, et l’ignorance qui la suit, auraient accablés. Le cas le plus typique est celui de Wagner en France. Le snobisme nationaliste, hérissé d’aveuglement et de haine, se dressa une première fois contre lui, à l’occasion de Tanhauser, en 1861. Les snobs du Jockey-Club réussirent à le proscrire sans vouloir l’entendre. Ils voulurent recommencer en 1891 contre les représentations de Lohengrin. Malgré la mobilisation des marmitons de M. Déroulède, ils échouèrent cette fois devant le bon sens public. Le snobisme devint alors wagnérien. (Voir Symbolisme). Il le demeura jusqu’en 1914 où il exhala ce cri du coeur par la voix d’un ministre des Beaux-Arts : « Enfin, je vais pouvoir dire que Wagner m’em ... ! » Depuis, le snobisme wagnérien est à la dérive, comme les intelligences ministérielles.
Dans un autre ordre d’idée, le snobisme a adopté de nos jours, le Nudisme. N’aurait-il pour résultat que d’obliger les gens à se laver pour ne pas montrer à nu un épiderme crasseux, que ce serait une bonne chose. Mais le snobisme fait du nudisme une exhibition pas toujours décrassée et souvent dangereuse pour la santé des simples « piqués » de la mode qui s’exposent aux troubles organiques les plus graves. Chez ses protagonistes, le snobisme nudiste entretient le luxe poissonneux et la prostitution esthétique des « têtes de phoques » et des « peaux rouges », équivoques cabotins des plages où ils s’étalent sans beauté et sans pudeur.
Il n’y a que l’insanité qui n’em ... jamais le snobisme même ministériel. Il y est dans son élément, aussi est-il de plus en plus la forme exhibitionniste du muflisme grandissant. De la minorité aristocratique, il est passé à la majorité ochlocratique et il est curieux de le voir à travers des journaux qui en publient des Éloges. On a écrit entre-autres :
« Aucune hypocrisie ne lui semble négligeable (au snob) ; aucun mensonge blâmable, aucune ostentation ridicule. Il s’agit de paraître et encore plus de se défendre. »
Paraître et se défendre non seulement excusent tout le reste, mais ils font du snobisme une vertu et une discipline sociales que « tout le monde » doit suivre. On voit que snobisme mondain et snobisme populaire sont dignes l’un de l’autre.
Dans ses précédents avatars intellectuels, le snobisme avait été successivement byronien, baudelairien, nietzschéen, ibsénien, barrésien, mallarméen, bergsonien, etc... En art, il fut décadent, cubiste, futuriste, dadaïste, etc ... En tout, il fut fumiste, poseur et gobeur, sous des prétentions à la supériorité de l’esprit. Le snobisme actuel a fini de s’embarrasser d’esprit et d’intellectualité. Il est protéiste en ce qu’il adopte toutes les idées lui permettant de tirer parti de la situation. Il prend tous les visages, celui de Mussolini et d’Hitler, aujourd’hui ; demain, s’il le faut, il sera bolcheviste, comme il fut cosaque en 1815 et en 1894. Il s’intoxique de cocktails, de morphine, de cocaïne ; il fait de la pédérastie un perfectionnement social et un moyen d’arriver dans un monde où il n’y a plus que des bas-ventres. Il est devenu aussi superstitieux que les Négritos africains, mêlant par un amusant éclectisme la Vierge, Saint-Christophe, Nénette et Rintintin. Il fait bénir ses chiens et ses automobiles. Il mettra bientôt la corde de pendu à un prix inabordable pour les petites bourses.
Mais le snobisme actuel est par dessus tout admirateur de la « belle brute » militaire et sportive. M. Reinach écrivait dans le Figaro, en 1916, que « la guerre est un art noble ». Le snobisme, adoptant la formule à la faveur des circonstances, a appliqué cette noblesse à toutes les formes d’assassinat, de brutalité et d’abrutissement. L’aviation est « noble » qui permet de mitrailler des vieillards, des femmes, des enfants, des bestiaux sans défense. La boxe est « noble » qui offre le spectacle de brutes humaines s’assommant. La tauromachie est « noble » qui permet de voir étriper en musique et au grand soleil des chevaux et des taureaux. L’alcoolisme est « noble » grâce auquel, à force de cocktails, on ne peut plus monter son escalier que sur les genoux et on « pique » des crises de delirium tremens dans des établissements « distingués ».
Ces choses-là qui ont leur dénouement dans des asiles d’aliénés ou qui provoquent ces « drames mondains » dont la police n’arrive pas à étouffer les échos crapuleux tant ils sont nombreux, soulevaient le dégoût public quand un Coupeau, ouvrier zingueur, ou des « mecs » du « Sébasto » et leurs « dames » en étaient les héros ; mais elles sont « nobles » quand elles se passent dans la « haute société » !....
Le snobisme s’est démocratisé par la dissolution des classes et des principes, de la morale et des scrupules. Les « purotins » engraissés de la misère publique ont fait le snobisme « nouveau riche » ; les riches « décavés » ont adopté le « snobisme de la purée », lancé par M. de Fouquières, grand ordonnateur des élégances républicaines, et font étalage de leur bon goût dans des bals « de la misère noire », etc ... Les deux snobismes s’épaulent mutuellement, le premier entretenant le second, le second apprenant les « belles manières » au premier, les deux composant « l’élite » de la racaille souveraine dans les hautes sphères comme dans les bas-fonds.
Dans ce snobisme, l’ancien rôdeur et le souteneur, passés nettoyeurs de tranchées, munitionnaires, millionnaires et milliardaires, aventuriers politiciens, députés, sénateurs et ministres, se confondent avec la « vieille noblesse » qui met ses titres et ses parchemins au service des sociétés d’escroqueries financières, et fournit de barbeaux aristocratiques les riches héritières du cochon et du pétrole. Tous étalent des élégances trop ostentatoires pour être honnêtes et ne pas cacher de sales pièges, dans tous les « milieux » où se rencontrent les « gentilshommes » et les « nervis », les « politiciens » et les « faisans », les proxénètes et les mouchards, tous les fripons, les marlous et les assassins que la « justice » ne punit pas, que les gouvernants décorent et que les journaux soutiennent, tout au moins d’un silence complice quand ils sont « allés trop fort » !... Dans un monde aussi exemplaire, la chevalerie de « l’honneur » ne peut que faire bon ménage avec celle du surin, de la pince-monseigneur et du trottoir. Les « nervis » qui, entre un cambriolage et l’assassinat d’un garçon de recettes, mettent leurs talents au service des grands de la terre, sont dignes de partager leurs honneurs.
Le snobisme a fait riches et pauvres égaux en sottise, en cruauté, en sadisme ; mais les pauvres, qui fournissent le plus souvent les victimes, sont les plus stupides quand ils s’appliquent à copier les turpitudes de leurs maîtres. On voit encore, dans la République radicale-socialiste, les « manants » participant à la curée du cerf que des centaines de « gentilshommes », de « nobles dames », de piqueurs, de chiens, ont pourchassé, traqué, torturé pendant des heures, le plus longtemps possible, pour « faire durer le plaisir » !.... On retrouve aux spectacles de la guillotine et du cirque les mêmes foules sadiques de buveurs de sang, de hurleurs à la mort qui s’amusaient aux supplices des Damiens, qui frappaient à coups d’ombrelles les Communards prisonniers et leur crachaient aristocratiquement à la face. Il y avait, il n’y a pas longtemps, il y a peut-être toujours, dans des prisons roumaines des séances de gala où les « dames de la ville » pouvaient assister aux punitions corporelles infligées aux femmes délinquantes !... Il y a toujours en Amérique des pendaisons populaires de noirs. Elles font oublier à huit millions de chômeurs, abrutis par leur « supériorité de citoyens américains », les martyrs de Chicago, Sacco et Vanzetti, les noirs de Scottsborg, Mooney et Billings, les mineurs de Harlan. Aristocrates et démocrates sont confondus dans un snobisme qui n’est plus que de la crapule et de la lâcheté.
Nous n’insisterons pas davantage sur le snobisme produit raffiné de cette putréfaction sociale que nous avons déjà observée aux mots : Élite, Muflisme, Paraître, et dont nous verrons la psychologie aux mots Sottise et Vanité. L’aristocrate, le mufle, le mégalomane, réunis dans le snobisme, sont les éléments « spirituels » de cette putréfaction à quoi le coup de balai révolutionnaire est de plus en plus indispensable pour faire place aux forces vitales, saines et vigoureuses, qui auront à refaire le monde.
— Édouard ROTHEN.
SOCIABILITÉ
n. f.
Les sociétés existent. C’est un fait. Que ces sociétés réalisent des conditions d’existence pas toujours avantageuses à l’individu, c’est encore un autre fait. Que, malgré cela, l’individu présente cette particularité que nous appelons sociabilité, c’est-à-dire aptitude à vivre avec d’autres individus plutôt que seul, cela nécessite une recherche sur l’origine et le développement de cette particularité, à seule fin de nous expliquer son pourquoi, après son comment.
La sociabilité, comme toute chose, reste inexplicable en dehors du temps. Pour en saisir toute l’évolution, il nous faut donc remonter jusqu’à ses éléments les plus primitifs, dans le plus lointain des passés.
La vie, la substance organisée étant formée de substances inorganisées, c’est donc dans celles-ci que nous devons trouver les premiers éléments fondamentaux de la sociabilité. En fait, les constructions atomiques et moléculaires nous donnent déjà des systèmes coordonnant des éléments plus individuels : noyaux, électrons, etc.., dont les différents arrangements forment les divers corps simples connus. Ceux-ci, à leur tour, s’allient entre eux pour former tous les corps composés en nombre illimité. Des ébauches d’organisation se constatent dans les cristaux, mais ce sont les organismes vivants qui présentent à leur plus haut degré, non seulement la cohésion et l’harmonie de leurs éléments chimiques, mais encore une propriété nouvelle : le pouvoir de transformer et de coordonner les éléments inorganiques en substance organique. La matière vivante est donc conquérante.
Cette assimilation a pour conséquence deux faits importants :
-
elle augmente la quantité de la matière vivante au détriment de toutes substances, vivantes ou non, mais assimilables ;
-
cette matière ne se développe point en masse continue, informe et illimitée, mais par petites masses discontinues, distinctes, formant pour ainsi dire autant d’unités, de cellules, d’individus.
Ces deux faits ne sont certes point des éléments de sociabilité, car si les éléments de chaque individu s’ordonnent selon une certaine coordination, un certain équilibre, présentant les caractères de la sociabilité, les individus, entre eux, ne forment point un tout harmonieux. Au contraire, chacun d’eux lutte souvent contre les autres et les mouvements vitaux se détruisent ainsi mutuellement.
Cette activité n’est point créatrice de sociabilité. Pourtant chez les êtres inférieurs, tandis que la reproduction de la plupart d’entre eux donne des êtres isolés, quelques infusoires, tels les Flagellès et les Ciliès, restent fixés ensemble sur un même pied, formant ainsi des colonies variables, se dissolvant suivant les ressources alimentaires du milieu. Nous avons là une ébauche de la sociabilité. Mais il y a mieux, au bout d’un certain nombre de divisions, si le milieu n’est pas suffisamment renouvelé, la dégénérescence des infusoires ne peut être arrêtée que par une sorte de fusionnement des animacules s’effectuant deux par deux, fusionnement confondant les deux êtres en un seul et se terminant par une nouvelle bipartition donnant naissance à deux êtres nouveaux régénérés.
Parmi ceux-ci, les verticelles présentent même un fait sexuel intéressant ; car, tandis que les autres infusoires se reproduisent sans caractères sexuels apparents, chaque quart va se fixer sur un individu normal et se conjugue totalement avec lui. Le nouvel être se détache alors et va former ailleurs une autre colonie. Nous avons ici quelques vagues essais de vie collective.
Chez les êtres pluricellulaires, les phénomènes sont beaucoup plus complexes ; les Hydraires, les Polypes, les Méduses forment des colonies variables, avec organes différenciés, tantôt fixes et tantôt libres. Quelle que soit la cause de la formation des métazoaires (que l’agglutination cellulaire soit une conséquence de la formation d’un squelette formé par les déchets de l’assimilation ; ou que ce soit par suite d’un phénomène de cohésion particulier), il est certain que l’ensemble des cellules ainsi coordonnées vit en parfaite sociabilité. La raison en est dans ce fait que toutes ces cellules filles et soeurs sont issues, par bipartitions successives, d’une seule et même cellule mère et qu’elles sont, par conséquent, animées d’un même rythme qui les met en état d’équilibre mutuel.
Quoi qu’il en soit, avec les organismes plus évolués, un troisième fait vient s’ajouter aux deux examinés plus haut ; c’est le fait sexuel, le rapprochement nécessaire des êtres plus ou moins nettement différenciés. Ce rapprochement prend un caractère beaucoup plus compliqué avec l’évolution du système nerveux (intelligence) dont le fonctionnement élémentaire consiste en une sorte de coordination entre le mouvement vital de l’animal et les divers états du milieu ; coordination créée par la persistance, dans l’animal, des influences qui l’ont avantagé ou désavantagé.
Si nous étudions cette coordination chez les diverses espèces animales, nous constatons que si le fait sexuel est bien le seul créateur de la sociabilité, c’est l’évolution du système nerveux qui permet seulement l’apparition de la sociabilité économique et morale. Ce fait est évident chez les insectes sociaux, tels les fourmis et les abeilles, dont les travailleurs asexués, et par conséquent non-déterminés sexuellement, pratiquent pourtant une solidarité rigoureuse entre eux.
D’autres espèces à périodes sexuelles espacées ne se dispersent point en dehors de ces périodes ; les individus restent groupés entre eux, soit que cela constitue un avantage pour attaquer ou pour se défendre, soit que la présence de plusieurs animaux de la même espèce et de mêmes moeurs forme une sorte de sécurité par leur réciproque neutralité.
Cette évolution de l’intelligence ne s’effectue point sans heurt et sans absurdité, car si la sexualité rapproche les êtres et engendre les groupements, l’imagination crée des rivalités totalement inutiles. L’abondance des femelles indique bien que les mâles ne luttent point entre eux pour satisfaire un besoin exigeant la disparition de la plupart d’entre eux, puisqu’un plus grand nombre de mâles pourrait être satisfait. Il y a là un des méfaits de l’imagination, méfaits bien plus nombreux dans l’espèce humaine plus riche d’imagination.
Les darwinistes expliquent ce fait comme une nécessité pour améliorer les espèces. Ceci est absurde. Outre qu’il est déraisonnable d’inventer une Nature voulant l’amélioration des individus à seule fin de compliquer le jeu de massacre des espèces entre elles (ce qui est le but final), il n’est pas du tout prouvé que c’est le meilleur mâle qui est toujours le vainqueur, car il n’y a pas que la pugnacité comme valeur biologique ; et, d’autre part, cette sélection naturelle n’a point empêché la création de différences énormes entre animaux partis d’ancêtres peu différenciés, tel l’éléphant et le rat, et le meilleur des lapins est inférieur au plus mauvais lévrier.
Si nous résumons ici le comportement général des animaux, nous voyons qu’ils sont déterminés par quelques fonctions primordiales, telles que : nutrition, sensibilité, motilité et sexualité ; mais, parmi ces fonctions, la sensibilité est celle qui différencie le plus profondément les êtres entre eux. Chez les mammifères supérieurs, cette sensibilité, par le développement excessif du système nerveux, et principalement du cerveau, complique extraordinairement leur activité. Non seulement certaines réactions nécessaires à leur vie laissent des traces dans leur mémoire mais encore certaines représentations du monde extérieur, plus ou moins utiles, mais liées à ces réactions sont également conservées, créant ainsi des centres d’action extrêmement divers. On conçoit que l’infinité des faits objectifs liés (par réflexes) aux fonctions nutritives, sexuelles ou motrices, crée, subjectivement, des possibilités de réactions très variées. Certains de ces faits, ne se renouvelant jamais ou ne coïncidant pas régulièrement avec les fonctions vitales, ne se fixent point dans l’hérédité ; mais il en est d’autres, déterminant des réflexes identiques, qui parviennent à laisser des traces permanentes que nous appelons instincts. On conçoit qu’entre les réflexes étroitement liés aux fonctions organiques, utilisant une forte énergie nerveuse pour l’action immédiate et les réflexes de la connaissance pure, il y a tous les degrés possibles de l’émotivité, celle-ci étant entendue comme une libération d’énergie sous l’influence d’une excitation objective ou subjective. C’est ainsi que les réflexes en rapport avec la nutrition forment un groupe de réflexes liés à d’autres groupes également très nombreux concernant d’innombrables faits simultanés ou successifs, s’enchaînant dans l’espace ou dans le temps : faim, confection d’armes ou d’outillage, chasse, attente, poursuite, fuite, fatigue, etc. Chacun de ces états est plus ou moins déterminé violemment par les circonstances, libérant ainsi des quantités variables d’influx nerveux (émotions) lequel, se dispersant dans les groupes de réflexes, crée, selon l’écoulement normal ou anormal du dit influx, son abondance, son épuisement, son inutilisation ou sa surabondance, ces états d’âme appelés : joie, déception, colère, espoir, amitié, dégoût, haine, etc. La réussite de soi ou des autres dans la lutte détermine d’autres états affectifs : envie, admiration, orgueil, vanité, etc. De même la sexualité détermine l’amour, la bonté, la générosité, l’amitié aussi bien que la jalousie ou la haine. L’attachement aux choses et aux êtres est un état émotionnel créé par la simultanéité d’excitation favorable à notre activité (images avantageuses, réflexes conditionnels).
Comme notre émotivité est liée à notre potentiel d’influx nerveux ; comme celui-ci paraît être sous la dépendance de certaines glandes, nous voyons que la locution : être de bonne ou de mauvaise humeur est assez exacte. L’activité glandulaire détermine donc notre état humoral, autrement dit notre caractère.
Si la complexité du système nerveux rend difficile l’établissement de lois biologiques concernant le développement des sociétés humaines et particulièrement de la sociabilité, les faits examinés antérieurement nous permettent pourtant de préciser ceci :
-
La vie étant conquérante, tout être vivant est un danger pour les autres ;
-
La sexualité rapproche les individus ;
-
L’évolution psychique aggrave ou adoucit les deux faits précédents.
Ceci est évident ; l’homme civilisé qui tue une femme et son amant par jalousie sexuelle est plus malfaisant que le bouc qui se contente d’assommer son rival. Le lion qui mange une gazelle est moins dangereux que le financier qui exploite et tue, par l’usure et la guerre, des millions d’hommes.
Nous avons vu que deux autres faits favorisent la vie sociale : l’identité des rythmes vitaux, la réunion d’êtres semblables. Ce dernier fait est essentiellement dépendant des ressources du milieu et de la coordination bonne ou mauvaise des individus. Il y a une limite de groupement au dessous de laquelle l’homme trop isolé ne peut plus lutter avantageusement contre la nature ; mais il y a également une limite au delà de laquelle l’organisation devient déficiente par difficulté de coordination, excès de population.
L’identité des rythmes est produit par l’éducation utilisant la faculté d’imitation de l’homme. Elle conserve et amplifie les acquisitions des générations successives et forme un tout complexe : la tradition, s’opposant ou favorisant plus ou moins les instincts et les sentiments des individus.
Nous avons donc à considérer si la sociabilité est un fait naturel, instinctif, plus ou moins contrarié par l’éducation et la tradition, ou si, au contraire, la sociabilité est un fait acquis, créé par l’éducation, luttant contre l’instinct et l’hérédité. En réalité, la sociabilité est un de ces états affectifs complexes que nous avons étudiés précédemment ; elle est formée par l’instinct sexuel, des sentiments altruistes et généreux, le tout favorisé ou refoulé par l’éducation.
Nous nous trouvons donc en présence de deux sortes d’éléments déterminants : les éléments sociaux ou traditionnels ; les éléments individuels et héréditaires. Les premiers sont conservateurs, stables, coordonnateurs, mais absolument artificiels. Leur rôle essentiel est de créer une sorte d’unité disciplinant les variations héréditaires ; ainsi agissent les opinions, les croyances, les morales, le savoir, les moeurs et tout l’acquis matériel et psychique que l’individu trouve en naissant dans le milieu humain. Il est compréhensible que la tradition a d’autant plus de chance de durer et de s’enrichir qu’elle favorise davantage les instincts et les sentiments les plus vivaces et les plus vigoureux existant chez tous les participants du groupe. Formée d’ailleurs par l’imagination, sous la nécessité impérieuse des instincts et des sentiments, elle suit une évolution parallèle à l’évolution intellectuelle et morale du groupement, mais cet acquis n’étant qu’une connaissance imitative ne se transmet point héréditairement et disparaît avec la dispersion du groupement.
Il n’en est pas de même avec les éléments individuels héréditaires. Ceux-ci, bien que plus variés, plus divergents et s’opposant quelque peu à l’unité de rythme nécessaire à toute sociabilité collective, ont tout de même une base indestructible dans la physiologie même de l’individu, un acquis héréditaire persistant, quelle que soit l’importance, la prospérité ou la dispersion du groupement.
De grands empires se sont écroulés, entraînant la disparition totale de leurs civilisations et de leurs traditions, ne laissant que des ruines et des graphismes indéchiffrables, mais, au coeur des survivants épars, les mêmes instincts et les mêmes sentiments se sont perpétués, poussant l’individu vers son semblable pour la reproduction, la faim, l’entr’aide ou la lutte.
Ceci nous explique pourquoi l’homme actuel recherche la compagnie de l’homme, bien que cette compagnie ne lui soit pas toujours favorable. Il y est déterminé par ses instincts sociaux plus puissants que ses intincts anti-sociaux.
Nous pouvons conclure ainsi :
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L’instinct de conquête est la conséquence de la vie et n’est jamais vaincu. Il peut dresser l’homme contre l’homme, ou l’homme contre la nature, mais ne peut cesser d’être ;
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La sociabilité est un instinct héréditaire secondaire, à base sexuelle, s’opposant à l’instinct de conquête primordial ;
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Elle crée les groupements humains, les sentiments sociaux et la tradition ;
-
Les groupements humains obéissent à des lois d’équilibre économique, des lois de coordination et des lois d’imitation ;
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Les lois d’équilibre économique nous font connaître le rapport entre la production et la consommation ; entre la population et les ressources alimentaires ;
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Les lois de coordination nous indiquent les avantages des rythmes unificateurs et les difficultés croissantes d’organisation des groupements étendus, les nécessités d’harmonisation des individus sous peine de chaos et de désagrégation ;
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L’imitation est bienfaisante ou dangereuse suivant que les moeurs imitées sont avantageuses ou malfaisantes pour les groupements. Elle explique l’existence des fonctionnements sociaux, sexuels ou moraux les plus différents, les plus opposés et les plus dissemblables par le seul fait que l’imagination humaine est illimitée et que, seules, les impossibilités biologiques lui servent de frein ;
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Selon que ces lois bio-sociologiques sont plus ou moins contrariées ou favorisées par la tradition, l’instinct de sociabilité ou de conquête est également plus ou moins entravé ou développé. La surpopulation, une mauvaise coordination, des moeurs belliqueuses peuvent intensifier l’instinct de conquête. L’aisance, une bonne organisation, une morale équitable peuvent, au contraire, favoriser l’instinct de sociabilité ;
-
Toute sociologie véritable doit tendre, par conséquent, à développer l’instinct de sociabilité par la réalisation rationnelle des lois bio-sociologiques favorisant la vie de tous les individus ;
-
L’évolution des sociétés humaines ne s’effectue pas fatalement vers l’ordre et l’harmonie, pas plus d’ailleurs que vers le désordre et la dissolution. Rien n’est écrit d’avance. Si l’instinct de sociabilité détermine une sage utilisation des lois bio-sociologiques, l’imitation assurera le triomphe des coordinations équitables. Si l’instinct de conquête l’emporte, ces lois seront méconnues, l’imitation en aggravera les conséquences et le déséquilibre social se perpétuera indéfiniment dans la souffrance et le chaos.
— IXIGREC.
SOCIALISATION
n. f.
Action de socialiser, de mettre en société. (Peu usité). — Extension, par lois ou décrets, d’avantages particuliers à la société entière. « Résultat de cette action » ...
Voilà, sur le mot Socialisation tout ce que dit le Dictionnaire Larousse. Il faut nous reporter dans cet ouvrage au mot socialiser, qui n’en dit guère davantage :
« Socialiser, v. a. Rendre social, réunir en société. — Placer sous le régime de l’association : socialiser la propriété. — Se socialiser, v. pr. Devenir sociable. »
Par contre, le Dictionnaire Larousse s’étend assez sur le mot Socialisme qu’il définit ainsi :
« Toute conception qui, en opposition avec la doctrine individualiste, voit dans la socialisation immédiate ou progressive, volontaire ou forcée, la condition sine qua non de tout progrès. — Socialisme d’État, V. Étatisme ; Socialisme chrétien ; Socialisme agraire ; Socialisme de la chaire, V. la partie encycl. Socialisme collectiviste. V. Collectivisme :
Encycl. Pour les socialistes, ce qui constitue un progrès, ce n’est proprement ni une richesse ni une invention, ni une maxime, mais l’utilisation sociale qui est faite de ces choses ou, en d’autres termes, l’incorporation à la communauté des avantages qu’elles représentent.
En France, de 1750 à 1789, le socialisme s’élabore par les théories de la parcelle ; il se manifeste après la Révolution par la doctrine de Babeuf et la « conspiration » des Égaux ; il se retrouve au fond des doctrines de Saint-Simon (sans communisme, mais avec de l’étatisme), et de Fourier, (sans étatisme et, avec lui, appel à la coopération et aux syndicats). Puis il se fortifie, de 1830 à 1848, dans les sociétés secrètes et avec l’appui de Louis Blanc, Pecqueur, Cabet et Proudhon ; il se formule avec Karl Marx et le Manifeste des communistes, inspire l’Internationale ; enfin, il devient, à partir de 1870, l’objet des plus vives discussions au sein même du parti socialiste ... etc., etc ... »
En ce qui concerne le socialisme collectiviste, ces mêmes lignes, tirées de la même source, à titre documentaire :
« Le socialisme collectiviste a été fréquemment en opposition avec le mutuellisme proudhonien, dont participent les syndicats et les entreprises coopératives. Cependant, les Bourses du Travail, qui caractérisent l’organisation ouvrière en France — comme les trade-unions en Angleterre et les coopératives en Belgique, comme la Confédération du Travail aux États-Unis — ont été considérées, après bien des conflits entre socialistes purs et syndiqués, comme pouvant devenir d’excellents moyens d’organisation socialiste et même de lutte de classes ; toutefois le mouvement syndicaliste et le mouvement socialiste sont loin de pouvoir être confondus. » (Dict. Larousse) (Voir et comparer avec ce que publie sur ces mots notre Encyclopédie Anarchiste.)
Il semble indispensable de reproduire ici encore presque tout l’exposé du Dictionnaire Larousse sur la question qui détermine d’elle-même la théorie de la Socialisation ; car il est nécessaire de savoir d’abord comment les socialistes et tous nos adversaires bourgeois la conçoivent ou la comprennent.
D’après le Dictionnaire Larousse, le Communisme (mis au passé) était une « théorie sociale qui se proposait d’assurer le bonheur du genre humain par l’égale répartition des biens et des maux ». Et dans son Encyclopédie, le Larousse donne encore sur le mot communisme la définition que voici :
« Tandis que le communisme moderne poursuit la transformation de toute propriété privée en propriété sociale, comme corollaire du collectivisme (voir ce mot), lequel vise la socialisation des moyens de production, de circulation, d’échange et de crédit, le communisme ancien voulait étendre ce principe aux objets, même de consommation (vêtements, meubles, aliments, etc.). Ainsi, du premier pas, apparaît son caractère utopique. Aussi bien ne compte-t-il plus que de rares adhérents, et il ne saurait avoir désormais qu’un intérêt historique, purement rétrospectif.
Quant à sa doctrine, la République de Platon dans l’antiquité, l’Utopie de Thomas Morus à l’aurore des temps modernes, la résument tout entière. Mais la première commence par proclamer la nécessité de l’esclavage, admis déjà et maintenu par Lycurgue comme base de sa république aristocratique et l’autre y conduit fatalement. En conséquence, toujours dans ses applications comme dans sa théorie, le communisme se heurte à des contradictions irréductibles, inhérentes tant à la nature des choses qu’à celle de l’humanité. » (etc., etc...)
Suivent des appréciations sur différentes expériences de communisme.
Le Dictionnaire Larousse s’étend sur le mot collectivisme, comme il s’étend sur le mot Socialisme :
« Système philosophique et politique, qui voit la solution de la question sociale dans la mise en commun, aux mains et au profit de la collectivité, de tous les moyens de production : On peut dire que le COLLECTIVISME est le socialisme extrême. » (G. Platon)
Plusieurs disent aussi COMMUNISME (voir ce mot et SOCIALISME. Dict. Larousse).
« Encycl. Politique et Philos. Ce qui, pour les adeptes du collectivisme, caractérise la période capitaliste, c’est la concentration de plus en plus grande des moyens de production en un nombre de mains de plus en plus réduit. Le jour, donc, disent-ils, où, parallèlement à la concentration industrielle, commerciale et financière, actuellement sur le point d’être un fait accompli, se serait reconstituée la féodalité terrienne abolie par la Révolution, ce serait pour les spoliés, le retour au servage et même à l’esclavage antique. Cependant, le remède n’est pas, comme le voudraient plusieurs, dans l’intervention de l’État pour mettre ces moyens, fragmentés à l’infini, à la disposition des travailleurs. C’est un axiome d’économie politique qu’en « produisant peu on produit mal et chèrement, que plus les opérations se font en grand, plus il y a de valeur dans les objets d’utilité, et moins ils coûtent » (A. Franck). Dès lors, en pleine période de production coopérative, avec tendance vers une centralisation toujours croissante des facteurs, vouloir ramener l’industrie moderne à la production isolée, serait faire un pur anachronisme. Et tel est, pourtant, le dilemme en présence duquel on se trouve : soit, pour sauver la liberté, maintenir ou préparer par des lois spéciales le morcellement de la propriété, et cela au profit de quelques citoyens peut-être, mais sûrement au préjudice de la nation, mise ainsi en état d’infériorité vis-à-vis des puissances rivales ; soit laisser s’accomplir la concentration en cours, et par là acheminer les masses à un asservissement définitif.
Dans ces conditions, disent, après Karl Marx, les collectivistes, il n’y a qu’une manière de concilier tous les intérêts : c’est, en conservant à la propriété le caractère désormais collectif qu’elle a d’elle-même revêtu, d’étendre à tous les citoyens, à mesure des possibilités toutefois, et en les proclamant tous co-propriétaires par indivis, les avantages que comporte cet état de choses. Cela, d’ailleurs, à l’instar soit des services publics déjà organisés, soit des sociétés par actions où, de nos jours, chaque participant tire d’une propriété collective les bienfaits de la propriété individuelle. Et là seulement, suivant la doctrine qui nous occupe, est la solution à l’irréductible antinomie que de tout temps on a voulu voir entre l’individu et la société. Deux faits antagonistes dominent la politique humaine et la résument tout entière : les exigences sociales et les besoins individuels. Si donc, ces deux faits sont par leur opposition, la source de tous les bouleversements, il est clair que, de leur harmonie résulterait la pacification désirée. Mais là-aussi, par cela même qu’il est une synthèse, est la raison du double reproche — ses partisans disent « l’éloge » — adressé au collectivisme, tantôt de n’être, philosophiquement, que la forme extrême de l’individualisme, tantôt de sacrifier l’individu à la collectivité.
Toutefois, si rigide paraisse-t-il, le principe ne laisse pas que d’admettre quelques exceptions. C’est ainsi qu’échappe à la socialisation collective la propriété véritablement individuelle, c’est-à-dire celle qui, mise en valeur directement par son détenteur, ne saurait mériter le nom de « capital », la caractéristique de celui-ci, dans la conception marxiste, étant l’exploitation du travail des autres. Lui échappent également les objets dit de « consommation » (aliments, meubles, vêtements, etc.), sur lesquels, dans la mesure où ils sont indispensables à son existence et dans celle surtout où il a rempli le devoir social, tout être humain a un droit imprescriptible, y compris la faculté de les transmettre par héritage. Seule l’appropriation privée des instruments de production (mines, domaines agricoles, usines, etc.) constitue un péril pour la liberté, le citoyen qui en est dépourvu dépendant forcément de celui qui les possède ; seule, par conséquent, elle doit être proscrite.
Quant aux voies et moyens préconisés par les collectivistes, ils découlent spontanément, toujours selon eux, de la nature des choses. D’abord, le capital, cosmopolite par son essence même ayant, grâce à son élasticité, à sa fluidité extrême, fait de la question sociale une question désormais « mondiale », c’est sur le terrain par lui-même choisi qu’il importe de le suivre, si l’on veut le combattre avec efficacité. Autrement, à chaque tentative faite dans un pays donné, par les déshérités pour obtenir plus de justice, il suffirait à ses détenteurs de lui faire passer la frontière pour rendre illusoire toute sanction véritable. D’où nécessité d’une entente internationale des travailleurs ... etc...
Enfin, la conquête des pouvoirs publics par le bulletin de vote ... ou autrement et la révolution, même violente, est la phase terminale de révolution. Elle est inévitable. »
Voilà, en quelques mots, tout le système collectiviste selon les socialistes, tels qu’ils sont compris par le Dict. Larousse.
Tout d’abord, émettons de façon simple et claire, que nous concevons une nouvelle organisation sociale dans le sens absolu de notre idéal libertaire, c’est-à-dire sans contrainte des uns sur les autres, sans dictature aucune et, s’il est possible, sans aucune violence, tout au moins, sans autre violence que celle de la défensive populaire s’opposant naturellement à la violence réactionnaire.
Nous ne nous dissimulons point que la réalisation de nos idées sociales ne peut s’obtenir autrement qu’à la faveur d’un mouvement révolutionnaire. Celui-ci n’est peut-être plus bien loin de s’accomplir. Un vent de mécontentement général souffle sur le vieux système social de l’exploitation de l’homme. Des circonstances économiques toutes particulières nous font percevoir comme une oscillation des choses. On parle de paix et tout le monde croit à la guerre très proche. Cette horreur est sujet de crainte bien justifiée pour beaucoup et sujet d’espoir malsain pour quelques-uns. Qui vivra verra. Mais, en tout état de cause, la Révolution est inévitable. Il importe pour nous qu’elle éclate, cette Révolution, mais nous la voulons sociale et non politique, afin qu’ainsi elle nous épargne la guerre.
A tout prendre, si le sang doit couler encore, il coulera toujours moins dans l’effort immense d’un grand renouvellement du monde, par la formidable révolte des peuples pour une heureuse transformation sociale, que par le choc stupide et criminel des nations s’ingéniant à s’anéantir mutuellement au nom d’immondes entités, au profit d’infâmes intérêts de castes et de classes.
Donc, à l’heure actuelle, bien des gens de divers tempéraments, de diverses origines et de situations sociales opposées songent à la Révolution possible. Les uns l’attendent avec espoir, les autres la redoutent. Tous ont, dans chaque pays, de sérieuses raisons pour cela. En tout cas, que ce soit la guerre qui nous menace ou que ce soit la Révolution, la situation est grave. D’ailleurs, c’est peut-être l’une et l’autre qui s’approchent et c’est sans doute de l’énergie, de la conscience des peuples qu’il dépendra que la Révolution éclate d’abord et fasse avorter la guerre, pour le triomphe du Progrès et de l’Humanité ... Tout dépend de la mentalité populaire.
Le grand souci, le seul raisonnable, pour un révolutionnaire n’est-il pas d’être prêt à toute éventualité et de savoir ce qu’il veut ?
Les anarchistes, les libertaires, les syndicalistes sont d’ores et déjà fixés. S’inspirant du plus horrifiant et du plus récent passé que fut l’expérience de 1914–1918 ils sauront s’efforcer de montrer au Peuple le chemin qui n’est pas celui où les voudront mener encore, par d’ignobles mensonges, leurs seuls ennemis : les politiciens, les gouvernants, les exploiteurs, les profiteurs, les criminels, les bandits et tous les prostitués de la Presse, de l’Armée, du Clergé, de la Bourgeoisie au service du Capitalisme. La première besogne révolutionnaire sera de triompher rapidement, par tous les moyens, des forces d’oppression de l’État et de l’État lui-même. Bien vouloir une Révolution, c’est dèjà la faire. On l’a bien vu ailleurs. Il est donc possible, avec du courage, de l’énergie, de la conviction, du sang-froid et de la volonté, de barrer la route à la guerre par la Révolution. C’est la phase d’action la plus urgente, peut-être la plus dangereuse, on le sait ; mais ce n’est pas la plus longue.
Le moment critique est celui où l’on bouleverse tout un monde déséquilibré dans sa base pour lui substituer, avec intelligence et sûreté, un système social nouveau. Nous avons le nôtre ... Inutile de l’exposer une fois de plus. Essayons plutôt de le réaliser ici de façon théorique, nous réservant de l’appliquer avec toute la foi qui nous anime et l’enthousiasme dont nous sommes capables dans nos efforts d’apostolat et de réalisation, en nous adaptant aux circonstances qui favoriseront notre but.
Nous savons bien pourquoi tout va mal. Nous savons bien pourquoi cela dure depuis si longtemps et comment cela peut finir. Ne serions-nous pas coupables, envers nous-mêmes d’abord, et envers tout le Prolétariat qui gémit, si nous négligions de nous associer à tout effort individuel et collectif susceptible de déclencher la Révolution et de l’orienter vers l’idéal le plus humain, le plus généreux, réalisant pour tous la vraie justice, la vraie concorde, la réelle égalité par l’entente définitive des humains pour instaurer leur bonheur et leur liberté, par l’anéantissement de toute exploitation, de toute tyrannie, de toute autorité ?
Nous ne croyons pas à l’émancipation des Peuples par la Dictature, fut-elle celle du peuple lui-même. Nous voulons l’affranchissement par la Liberté.
Les groupements prolétariens, s’ils ont su prendre la place qui leur revient dans le mouvement révolutionnaire et surtout dans la Révolution sociale que je suppose accomplie, ne devront pas se faire la moindre illusion sur le nombre et l’ampleur des difficultés qui surgiront alors. La tâche sera rude et longue. La dépense d’énergie, de ténacité, de bon sens devant toutes les circonstances qui se présenteront sera énorme. Et les responsabilités à assumer seront évidemment redoutables pour les groupes et pour les individus. Certes, militants, animateurs, conseillers et hommes d’action surgiront avec la même cadence que se succèderont les difficultés. Les succès ou les échecs susciteront la vaillance et le dévouement pour la cause en jeu.
Ce sont les événements qui font éclore les actes d’héroïsme et se multiplier les prouesses. Une Révolution n’est faite que de cela en sa période la plus active. Il n’y a plus place alors pour les timides. L’atmosphère révolutionnaire devient alors irrespirable aux théoriciens défaillants, aux bavards sans conviction, aux orateurs vaniteux, aux bourreurs de crânes, aux conseilleurs équivoques, aux vantards, aux esbrouffeurs, aux critiques pédants, aux pions donneurs de leçons, aux intellectuels manqués, aux savantasses qui s’évanouissent d’eux-mêmes quand l’heure est à l’action. En revanche, des braves, des modestes viendront les initiatives hardies ; les actes de courage, individuels ou collectifs, donneront un élan, une allure, un entrain qui ne seront pas la conséquence d’une folle témérité ou d’un optimisme exagéré, mais simplement d’une mâle assurance devant le danger, d’une confiance sereine dans le succès, d’un sang-froid émanant d’une force intelligemment conduite. Les beaux gestes feront émulation. Ils ne dispenseront pas du soin méticuleux à préparer leur réussite, à calculer leurs chances favorables, leurs effets salutaires. Au contraire, ils seront le fruit de l’étude calme et consciente qui font les décisions sûres et promptes pour chaque entreprise grave dont les risques auront été envisagés et prévus. Les Révolutions précédentes étant, pour les révolutionnaires sincères, un fécond enseignement, ils puiseront dans les plus récentes pour éviter les fautes et les pièges. Ils sauront alors ce qu’il faut juger néfaste à une révolution qui ne doit aboutir ni à un nouvel État ni à une autre dictature. Il faudra bien prouver qu’on peut se passer de la dictature prolétarienne pour garantir l’existence du mécanisme utile à l’activité productrice, aux échanges et à la répartition de toutes les consommations pour tous les consommateurs. Ce n’est ni pour l’État ni par l’État que devra se faire la Révolution.
Sans application de dictature, le Prolétariat s’appuiera sur la conscience collective des masses pour la bonne administration des choses et, certainement, d’instinct, les majorités mettront à la place voulue les individus de capacité reconnue qui assumeront, sans autorité, sans intérêt, par dévouement et compétence, les responsabilités durables ou éphémères aux postes où les placeront la confiance et le jugement des majorités, que ce soit pour la production, l’administration, la répartition, l’organisation. Il n’y aura plus de distinction de fortune ni de privilèges, mais seulement des capacités reconnues, des dévouements, des compétences sollicitées de s’exercer dans l’intérêt général. Le travail indispensable s’accomplira en toute satisfaction par le besoin généreux de se rendre utile à tous et à chacun.
Ainsi s’exercera la Solidarité !
Trop heureux seront ceux qui le pourront, de se rendre auxiliaires précieux de l’émancipation du Peuple, non par orgueil ou vanité, mais par conscience révolutionnaire, par devoir de camaraderie, par dignité humaine. Ainsi, les fonctionnaires feront peut-être le même travail, mais ce sera par zèle intelligent, par bonheur de contribuer à la bonne marche administrative des rouages indispensables à la vitalité de la société ou du groupe.
Le personnel sachant avant la Révolution manier les rouages de l’État bourgeois, sauront également s’appliquer, et de meilleur coeur, à perfectionner le maniement de la société prolétarienne, c’est-à-dire, selon les forces et les besoins de chacun des membres, mis à contribution selon l’âge, la santé, la vigueur, les aptitudes physiques, intellectuelles et morales. C’est dire que le travail, devenu obligatoire par nécessité, s’accomplira sans récompence ni sanction, mais par raison et par plaisir.
Les enfants et les mères, les incapables, les faibles, les malades, les vieillards n’auront aucune difficulté à être reconnus parmi ceux que la société nouvelle se fera gloire et devoir de soigner, de choyer, d’entretenir. Les premiers et les seuls, ils jouiront du repos absolu, des loisirs qu’en toute justice, en toute fraternité leur octroiera la collectivité rénovée par une salutaire et intelligente socialisation.
Imaginons, maintenant, la contre-révolution réduite à l’impuissance, puis, subjuguée, gagnée à la cause révolutionnaire, par la propagande des événements révolutionnaires eux-mêmes ; la contre-révolution jugeant et comparant, se rendant d’elle-même à l’évidence et renonçant alors à tout ce qui fut le Passé. Devant la nouveauté splendide des faits accomplis, devant la générosité des rapports sociaux et devant la perfection relative de l’administration des choses sous le régime triomphant du Bien-Être et de la Liberté institué pour tous, rien de plus naturel que la transformation des idées les plus adverses à la Révolution. Cela se produisit à chaque époque de transformation, au lendemain de chaque secousse révolutionnaire et dans tous les pays.
Il est tout à fait compréhensible qu’il y ait à mesure des transformations sociales tant désirées du Peuple, des transformations d’idées, des changements de mentalité, susceptibles d’affermir la Révolution.
Il ne restera plus au régime révolutionnaire qu’à assurer la continuité de la production et à ne pas manquer de satisfaire un seul instant aux besoins de la consommation. C’est dès le début que se jouera le sort de la Révolution. Lorsqu’elle aura fait la preuve de sa puissance indiscutable dans le domaine économique (et par cela même matériel et sentimental), c’est-à-dire dans l’organisation parfaite de la production et de l’échange, de la répartition et de la consommation, tout le reste s’organisera comme par enchantement ; car la masse, heureuse et satisfaite, n’aspirera plus qu’à consolider son bonheur et assurer son avenir.
C’est d’ailleurs, ce qu’il faudra de toute urgence ; car, inexorable, se posera pour la Révolution et pour les révolutionnaires, le dilemme :
« Vivre ou mourir ! »
La SOCIALISATION, certes, est tâche complexe, ardue, délicate. Pour l’accomplir, en accord avec notre idéal libertaire et nos conceptions du communisme, en tenant compte des théories sociales émises, des expériences faites, il faut savoir réfléchir pour savoir agir.
La Révolution, aujourd’hui comme hier et demain, n’a pas varié dans son but comme elle a pu varier et comme elle pourra varier encore dans ses moyens. Elle se propose toujours comme but : l’affranchissement du prolétariat par la socialisation des moyens de production et d’échange. C’est lorsque sera accomplie réellement cette socialisation intégrale que sera atteint le but de la Révolution. Il ne s’agit pas pour le prolétariat de se rendre maître de la puissance publique après avoir brisé, par la force, les résistances de la bourgeoisie ; il s’agit d’anéantir cette puissance publique et de rendre à jamais impossible le retour au régime actuel de propriété en supprimant la propriété ; de rendre pour toujours impossible le régime d’exploitation de l’homme par l’homme en faisant prendre, en une révolte immédiate, l’usine et la machine par l’ouvrier, et la terre par le paysan qui la cultive. Cela doit se réaliser d’abord et parallèlement — avant même d’en arriver aussitôt à la socialisation des Entreprises et Monopoles.
Tout ce qui est entre les mains de l’État ou entre les mains de particuliers sous forme de compagnies, associations, sociétés, et toutes combinaisons d’exploitation capitaliste, formant actuellement les véritables associations de malfaiteurs encouragées, subventionnées, secourues, protégées, tolérées par l’État, doivent être prises par les travailleurs et pour les travailleurs, selon leur utilité et surtout leur indispensabilité à l’intérêt général de la société nouvelle issue de la Révolution.
Telle est la première étape de socialisation. Et, pour cela, ne pas perdre un temps précieux à faire une politique révolutionnaire, consistant à nommer des comités, sous-comités, commissions, sous-commissions, caricatures de Parlement, de ministères et autres groupes d’atermoiements qui ne valent pas le moindre groupe d’action sachant prendre possession partout de ce qui appartient au Peuple, c’est-à-dire tout simplement au travailleur pour travailler, au producteur pour produire. L’usine et son machinisme, l’atelier et son outillage remis à qui de droit au nom de la collectivité, la voilà vraiment la socialisation que nous voulons opérer en gros et en détail, comme dit la chanson :
Dans son discours inaugural du parti communiste allemand, en décembre 1918, Rosa Luxembourg rappelait les mesures immédiates que préconisait, soixante-dix ans plus tôt, le Manifeste Communiste de Marx et d’Engels :
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Expropriation de la propriété foncière ;
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Impôt fortement progressif ;
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Abolition de l’héritage ;
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Confiscation de la propriété des émigrés et des rebelles ;
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Centralisation du crédit entre les mains de l’État, au moyen d’une banque nationale, dont le capital appartiendra à l’État ;
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Centralisation, dans les mains de l’État, de tous les moyens de transport ;
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Multiplication des manufactures nationales ;
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Travail obligatoire ;
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Combinaison du travail agricole et du travail industriel ; mesures tendant à faire graduellement disparaître la distinction entre la ville et la campagne ;
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Éducation publique et gratuite, etc ... Tout cela changeait l’État, le fortifiait.
Mais, dès 1872, Marx et Engels reconnaissaient que cette nomenclature avait vieilli et le faisaient remarquer dans la première préface du Manifeste. L’État dont il est question dans le Manifeste ne pouvait être, dans l’idée des auteurs, que l’État prolétarien. Mais il faut tenir compte qu’à cette époque, l’industrialisme n’était pas ce qu’il devint et Rosa Luxembourg avait raison de dire que, depuis 1848, le capitalisme avait pris un développement nouveau.
D’après Grinko, dans son travail : Le Plan quinquennal (Paris, 1930), nous pouvons prendre les pivots sur lesquels repose l’économie soviétique :
« 1° La dictature du prolétariat ; 2° La nationalisation du sol et du sous-sol, des usines, des voies ferrées, des banques, etc. ; 3° Le monopole du commerce extérieur ; 4° La limitation et l’éviction des éléments capitalistes des campagnes. »
Dans un livre récent de Paul-Louis : la Révolution Sociale, pp. 231–232, nous lisons :
« L’idée de la socialisation étant à la base de la Révolution, il suffit de rechercher comment on la réalisera, et il nous paraît superflu de la justifier en insistant sur la fécondité de ses conséquences et sur le bouleversement des rapports sociaux qu’elle impliqua.
La socialisation s’appliquera d’abord à la grande industrie. Pourquoi ? Parce que celle-ci, d’un côté, se prêtera mieux à l’opération et, ensuite, parce qu’en tenant les industries-clés, l’État prolétarien dominera toutes les autres.
Dans les sociétés pourvues de moyens puissants de production, toute une série d’entreprises, par la concentration même qu’elles réalisent, attendent leur confiscation. Rien de plus facile que de faire passer sous la tutelle du pouvoir central les chemins de fer, les hauts fourneaux, les fabriques de produits chimiques, les mines, les services de navigation, etc., et, sous celle du pouvoir municipal, les industries du gaz, de l’électricité, des transports en commun. Il suffira de substituer aux actionnaires et aux conseils d’administration les représentants de l’office d’État ou de l’office municipal. »
C’est aussi l’avis d’Otto Bauer, qui a été, en Autriche, secrétaire d’État au lendemain de la Révolution, puis président du comité de socialisation de l’assemblée nationale. Il indique, dans sa Marche au socialisme (1919) qu’on doit socialiser tout de suite les industries maîtresses, tandis que les industries secondaires ou qui s’exercent sur une surface déterminée seront affermées aux départements et aux communes. Celles qui ne seront pas socialisées immédiatement subiront le même sort par la suite et l’on verra à créer des unions industrielles afin de faciliter la transition. Otto Bauer était, en cela, d’accord avec Kautsky, qui a donné les mêmes définitions et établi la même nomenclature.
Mais il est évident que telle industrie, qui paraîtra moyenne dans un pays, sera grande aux yeux d’un autre. Varga, tout en insistant sur ce point qu’il faut cheminer le plus vite possible, pour briser le pouvoir économique de la bourgeoisie, rappelle qu’en Russie on a socialisé d’abord les entreprises de plus de 70 ouvriers et en Hongrie celles de plus de 20 ouvriers. Ce qui s’explique par l’importance des établissements qui fonctionnaient dans l’État russe en 1919. Il est entendu qu’en cas de révolution, on socialiserait, dans les Balkans, des usines qu’on considérerait insignifiantes aux États-Unis. Plus une industrie sera importante et plus il sera facile de la socialiser, car sa gestion dépendra, non de ceux qui la possèdent, mais de tout un personnel technique qui, en se ralliant à la révolution, lui apportera les moyens d’administrer. Quant aux ouvriers, aucune résistance ne sera à redouter de leur part, en admettant même qu’ils n’aient pas pris, le premier jour, fait et cause pour la révolution. Il n’est pas un pays au monde où ils aient protesté contre le passage de la direction privée à la direction d’État, alors même que cet État était d’essence bourgeoise et, par suite, leur offrait le maximum de garanties.
Mais la socialisation ne devra pas avoir pour effet de transférer une industrie aux mains d’une corporation ouvrière en pleine propriété. L’industrie, quelle qu’en soit la matière, devra revenir à la collectivité des travailleurs. Autrement, on pourrait voir telle ou telle corporation s’arroger des privilèges, dominer la communauté salariée et prélever sur elle des dîmes inacceptables. Il ne s’agit pas de faire don des mines aux mineurs, des chemins de fer aux cheminots, des hauts-fourneaux aux métallurgistes. Nous verrons quel rôle énorme la société nouvelle réservera aux syndicats, et dans la phase d’organisation et dans le fonctionnement normal de son activité, mais elle n’abdiquera pas une parcelle de ses droits. C’est sous son contrôle et au profit de tous que les syndicats géreront les parties du domaine socialisé qui leur seront confiées. »
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L’auteur de Révolution Sociale demande :
« Devra-t-on ou non verser une indemnité aux personnes que la socialisation dépossédera ? »
Paul Louis ne s’étonnera point que la question ne se pose pas pour nous, car nous croyons que le volé ne devient pas le débiteur de son voleur quand il reprend ce qui est à lui. Elle ne se pose surtout pas à nous, qui n’entrevoyons nullement une socialisation se bornant à substituer aux exploiteurs capitalistes l’État-Patron, maintenant le salariat et certains privilèges, parmi lesquels l’indemnisation des dépossédés prétendues victimes de la socialisation.
Cela suffit à démontrer l’abîme qui sépare le système de la socialisation des socialistes de celui des communistes libertaires ; ceux-ci estimeront très justement ne rien devoir à d’anciens accapareurs du bien de tous si ce n’est de les loger, de les vêtir, de les nourrir décemment, selon leurs besoins, comme tout individu de la collectivité.
Les socialistes qui ne veulent être révolutionnaires qu’à demi s’embarrassent ainsi dans bien des complications et, par des demi-mesures, arrivent à socialiser sans socialiser tout en socialisant et, considérant les possédants dépossédés comme victimes de la socialisation, ils arriveront à rétablir partiellement la propriété, les privilèges, etc ...
Pour la socialisation du sol, la question sera encore plus ardue si l’on fait entrer la propriété dans la question de socialisation. Que le paysan se loge dans 1e village ou sur la terre qu’il cultive, libre à lui. Le principal est que la terre soit cultivée et qu’elle ne le soit pas pour un, mais pour tous ; ni par un, mais par tous. C’est, là, affaire d’administration communale.
L’accord, l’entente entre travailleurs de la terre fera tout ce qui met en harmonie l’intérêt et le bien-être de chacun avec l’intérêt et le bien-être de tous. Cela est affaire de compréhension de la situation, ainsi que de bonne volonté et de conscience droite. Les libertaires auront leur mot à dire.
En terminant le chapitre « SOCIALISATION » de son livre Révolution Sociale, Paul Louis écrit :
« Lorsque la SOCIALISATION sera achevée, lorsque l’action individuelle sera, à tous les degrés, subordonnée à l’action collective et qu’aucune parcelle de la société ne pourra plus se dresser, par ses convoitises ou son ascendant contre les autres, la révolution sociale sera réelle et totale. Son oeuvre économique, qui commandera toutes les autres en les alimentant, apparaîtra complète. Le monde prolétarien aura remplacé le monde bourgeois, comme celui-ci aura remplacé le monde féodal, mais à la différence de ceux-ci, il aura anéanti la lutte des classes en abolissant l’exploitation des hommes par les hommes. »
Cela paraît très bien, au point de vue socialiste de l’auteur, Paul Louis, dont nous ne suspectons pas la sincérité, mais nous ne croyons pas que la Révolution sociale, réalisant ainsi la SOCIALISATION, aboutisse à cette heureuse conclusion de son chapitre sur la question qui nous occupe.
Il nous est donc nécessaire d’ajouter à cela comment nous concevons la SOCIALISATION LIBERTAIRE, puisque nous savons comment les socialistes conçoivent la leur, aboutissant à la dictature prolétarienne, ainsi que l’accomplit, de nos jours, la mise en pratique du marxisme par la Révolution russe.
Il est bien entendu que la socialisation ne se conçoit possible que par une Révolution sociale, dont elle serait le lendemain, ou la conséquence naturelle. En effet, si humanitaire qu’on puisse être, on ne peut imaginer que la société actuelle puisse ainsi se transformer du tout au tout, autrement que par une plus ou moins forte secousse révolutionnaire. Surtout que la transformation voulue ne consiste pas à maintenir ou solidifier l’État, mais à l’anéantir pour toujours. Donc, pas d’illusion sentimentale : la violence sera une nécessité.
Le caractère que nous désirons voir prendre à la Révolution prochaine est un caractère tout négatif, destructif pour éviter qu’elle ne retombe dans les errements du passé et soit à recommencer un jour. Eh ! oui. Il faut donc qu’elle soit le « premier acte de transformation sociale » ou, si l’on préfère, « le prologue indispensable de la rénovation sociale », laquelle sera aussi profonde et juste que seront justes et profondes les idées et les intentions des travailleurs en leur oeuvre d’émancipation totale.
Ainsi, pas d’équivoque. Il ne s’agit nullement d’améliorer certaines institutions du passé pour les adapter à une société nouvelle, mais il s’agit de les supprimer. Donc, suppression radicale du gouvernement, de l’armée, des tribunaux, de l’église, du commerce, de la banque, et de tout ce qui s’y rattache. Le côté positif de la Révolution consiste en la prise de possession des instruments de travail et de tout le capital par les travailleurs. Expliquons-nous : par un insigne mensonge, les ennemis du peuple ont fait croire aux paysans que la révolution voulait leur prendre leurs terres. C’est le contraire : la révolution veut prendre aux bourgeois, aux nobles, aux prêtres les terres que les paysans cultivent, pour les remettre aux paysans qui n’en ont pas. Si une terre appartient à un paysan, qu’il la cultive lui-même, la révolution n’y touchera pas et lui en garantira la possession, l’affranchissant de toute charge et lui attribuera une autre parcelle si la terre qu’il possède lui est insuffisante. Plus d’impôts ! Plus d’hypothèques sur le possesseur de la terre qui la cultive. Le paysan libre et affranchi par la révolution ... et la terre aussi ! Voilà notre SOCIALISATION.
Sans décrets, sans jugements, sans force de police, sans écrits sur papiers timbrés, la révolution prendra à tous les parasites de la société les terres qu’ils possèdent et les remettra aux paysans qui les cultivent ou leur conseillera de s’en emparer, de s’établir dessus et de les considérer comme leurs propres biens. Aux paysans de s’organiser, de s’associer pour les cultiver et s’en partager les produits. Les paysans russes, à la nouvelle de la révolution et de la déclaration de leur affranchissement, n’ont pas attendu d’ordres pour s’emparer de la terre. Ils ont compris qu’il y avait quelque chose de changé et que l’ordre vrai devait régner pour eux, dans la campagne, comme il régnait, pour les ouvriers, dans les villes où ceux-ci avaient d’abord pris possession des usines.
Le paysan travaillant alors pour lui et n’étant plus exploité, c’est la chose essentielle pour qu’il comprenne la révolution. Cette grande conquête accomplie, le reste s’accomplira normalement par le perfectionnement de la SOCIALISATION, c’est-à-dire par l’étude en commun des paysans pour mettre en valeur de production les terres qui leur sont acquises soit individuellement, soit en association, soit par la mise en commun. Ce sont là questions de détails que, déjà, dans leurs congrès corporatifs, les fédérations agricoles, horticoles, viticoles, etc., ont depuis longtemps étudiées. Les rapports de ces groupements présentés à leurs congrès périodiques par des ouvriers de la terre, de toutes les régions, sont une preuve que l’organisation des paysans ne sera pas plus en retard au lendemain de la révolution que ne le sera celle des exploités de nos cités industrielles, pour mettre en marche, au profit de la collectivité, les usines, les ateliers et les chantiers où s’opéraient tous les genres d’exploitation capitaliste, sous le régime autoritaire et humiliant du patronat et du salariat.
Les unions locales et régionales, départementales et interdépartementales de syndicats divers nous donnent, actuellement, une idée bien claire de ce que l’on peut appeler les communes de producteurs. Le comité de ces unions de syndicats divers n’est pas autre chose, pour nous, en France, que nos unions fédérées.
C’est ce groupement qui donna l’Idée (nous le croyons fortement) à Lénine de l’organisation des soviets.
Lorsqu’éclata la Révolution russe, les masses ouvrières et paysannes n’y étaient pas préparées comme elles le sont en d’autres pays par le syndicalisme et la coopération ; les producteurs et les consommateurs, sous l’Empire des tsars, s’ignoraient mutuellement bien plus que partout ailleurs où il y a aussi des ouvriers et des paysans. Et cependant, animés par des socialistes habiles et des révolutionnaires ardents, sachant mettre à profit les événements formidables de l’époque, on vit alors les masses s’adapter à un idéal social de rénovation grandiose relativement à la situation où se trouvait le prolétariat russe du régime impérial. La dictature du prolétariat a pu s’établir en Russie. Ce n’est pas une raison pour qu’une Révolution sociale ne serve qu’à l’établir en d’autres pays : la France, par exemple, pour qui la révolution peut avoir d’autres buts, plus adéquats à ce que nous entendons, en tant qu’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes.
Imbus d’idées sociales de justice et d’égalité ; ayant introduit dans nos organisations le principe de la solidarité ; ayant conscience de la dignité humaine, nous ne croyons pas qu’il soit désirable comme but révolutionnaire d’aboutir à une dictature quelconque.
C’est pourquoi nous sommes contre l’État quel qu’il soit ; contre l’Autorité d’où qu’elle vienne ; contre toute Dictature, y compris celle du prolétariat. Cela est clair.
Notre système de SOCIALISATION ne peut donc pas concorder en tous points avec celui des socialistes d’État. Notre doctrine libertaire n’est pas celle qui se conforme à l’évangile marxiste : elle en est le contraire en ce qu’elle n’admet ni l’État, ni l’Autorité.
Telle que nous la concevons, la commune fédérale sera, pour la SOCIALISATION, formée de l’ensemble des travailleurs. Ceux-ci appartenant, avant la révolution, à leurs groupements divers : corporatifs, comme producteurs, ainsi qu’à leurs groupes coopératifs, comme consommateurs et autres groupes sociaux d’idées et de solidarité, savent déjà ce qu’ils veulent et, à cause de cela, ils sont, par la logique des choses, à la tête du mouvement révolutionnaire. Ce sont les événements qui aident, d’eux-mêmes, la propagande (la propagande par les faits, c’est le cas de le dire). L’effervescence du moment fait, par elle-même, le recrutement.
Tout naturellement, chacun de ces groupes a, au comité général d’action révolutionnaire, son délégué. C’est ce qu’en Russie on a appelé « le soviet ». Chaque localité importante a le sien. Ce sont, en somme, des fédérations de producteurs ; fédérations locales, départementales, régionales.
La Fédération des Bourses du Travail voyait déjà, sous l’impulsion fédéraliste que lui donna son secrétaire Fernand Pelloutier, dans chaque Bourse du Travail, l’embryon de la Commune libre des Producteurs au lendemain de la révolution. Plus tard, le successeur de Fernand Pelloutier fit adopter, par un Congrès des Bourses du Travail, la substitution des Unions locales de syndicats aux Bourses du Travail. Celles-ci devenues dangereuses à l’indépendance de l’organisation syndicale ne furent plus qu’un immeuble, une Maison du Peuple, de plus ou moins d’importance ; ainsi fut sauvegardée l’autonomie des syndicats et unions de syndicats. Le principe fédéraliste triomphait ainsi de la main-mise de l’État et des municipalités qui tendaient à enchaîner le Prolétariat. (A ce propos, sont intéressants les rapports fournis aux congrès et conférences des Bourses du Travail ou Unions de syndicats, 1901 à 1912)
Notre union de syndicats, ou fédération, ou soviet, (c’est en somme notre commune fédérale), est constituée afin de pourvoir à tout : production, répartition, échange, consommation, etc. Bien que n’étant pas du domaine exclusif de telle ou telle corporation, mais les intéressant toutes, sont également du ressort de l’administration communale ce qu’on est convenu d’appeler les services publics. Il y a les services publics locaux, départementaux et les services publics d’une portée plus générale, plus étendue, intéressant plusieurs communes et pouvant peut-être un jour les intéresser toutes, comme, par exemple : les Travaux publics, l’Échange, l’Alimentation, la Statistique, l’Éducation, l’Assistance, la Sécurité, l’Hygiène, les Transports, etc. Tenons bien compte qu’il n’y a plus, depuis la révolution, ni gouvernement, ni État.
La SOCIALISATION que nous voulons n’est pas l’application du collectivisme d’État. Notre communisme libertaire ne peut cependant être une sorte de caricature d’un gouvernement local, ni celui d’un groupe autoritaire prétendant agir au nom de tous pour défendre ceci, ordonner cela avec absolutisme et menace, fabriquer des décrets, etc ...
La commune prolétarienne doit administrer, de par la force morale d’un pacte de solidarité conclu entre tous les habitants de chaque localité, égaux en devoirs comme producteurs et, bien entendu, égaux en droits comme consommateurs. C’est la mise en pratique du droit de tous à tout par une sorte d’association de mutualité garantissant le nécessaire d’abord et l’abondance raisonnable à chacun, pour tous les besoins matériels, intellectuels et autres de la vie.
Tel se conçoit le nouveau Contrat social envisagé par le communisme libertaire. En tenant compte des richesses accumulées et non employées par tous et pour tous, par ignorance et mauvaise, injuste, stupide administration des choses, par l’abus et le gaspillage de certains produits et l’ignoble organisation sociale actuelle du régime capitaliste de la société bourgeoise, le Peuple est lésé de son bien-être. Il faut mettre ordre à tout cela administrativement.
Prenons de suite les chapitres qu’il y a urgence de mettre au point pour rendre le Peuple matériellement heureux par une SOCIALISATION intelligente et intégrale.
Travaux publics.
Tous les immeubles d’habitation sont la propriété communale.
Dès le lendemain de la révolution, chacun continue d’habiter, provisoirement, le logement qu’il occupe, à moins qu’il ne soit reconnu (par une commission spéciale), inhabitable et désigné pour la démolition d’urgence. En ce cas, les occupants des taudis et logements insalubres ou incommodes sont installés dans les logements libres dont les occupants opulents ont fui la révolution.
Aussitôt, la fédération du bâtiment, par ses syndicats rayonnant sur tout le territoire, entreprend, au nom de la communauté nationale, la construction d’immeubles ne contenant que logements sains, spacieux, confortables, pour recevoir au plus tôt les familles entassées misérablement dans les taudis infects dont les propriétaires touchaient les revenus.
Chaque commune s’occupera avec ardeur de donner satisfaction en ce sens. Les architectes de la bourgeoisie seront heureux de faire oublier les services rendus par eux aux propriétaires rapaces du régime disparu et mettront au service de la commune leurs capacités techniques, en visant au luxe collectif des immeubles nouveaux et au dernier confort modernisé, selon l’hygiène, pour chaque logement ou appartement. Chaque immeuble aura ses cours et ses jardins, l’air et la lumière, le soleil et la chaleur partout et pour tous.
Avec la construction des maisons et leur entretien, s’activeront la construction des chemins, des rues, des canalisations, des égouts, leur perfectionnement, leur propreté, leur aération, leur arrosage. De l’eau, encore de l’eau, toujours de l’eau ! De l’eau claire, saine en abondance pour la boisson, la cuisine, la propreté.
La SOCIALISATION que nous voulons n’admet pas la demi-mesure en ce qui concerne les choses essentielles à la vie. Ce ne sont pas de dérisoires réformes, de ridicules améliorations d’hygiène, d’intéressées institutions de bienfaisance servant de réclame à des candidats de toutes nuances. Non, c’est un minimum superbe et durable de bien-être pour tous, dans l’habitation aussi bien que dans la ville. De l’eau, de l’électricité partout et pour tous les citoyens égaux. Ce n’est pas la charité qui doit opérer, mais la solidarité pour la satisfaction entière des besoins essentiels de l’existence. Que de choses il y aurait à dire encore ! Mais espérons qu’on saura faire plus qu’on ne pourrait dire. Volonté, ténacité, telles seront les qualités dominantes des révolutionnaires en oeuvre de rénovation et d’intelligente SOCIALISATION.
Échange.
Peut-être sera-t-il nécessaire, pour suppléer à ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de commerce et pour s’appliquer à réaliser dans un sens salutaire ce qui fut glorifié par la bourgeoisie dans son sens odieux et néfaste (le mercantilisme, l’accaparement, l’agio) d’établir, dans chaque commune, un comptoir d’échange. Cela fait partie du rouage économique. Il serait trop long d’expliquer en détail le mécanisme de l’échange, qui sera certainement une simplification honnête et claire du commerce actuel.
Par exemple, les associations de travailleurs, ainsi que les producteurs individuels (d’ailleurs très rares) déposeront leurs produits au comptoir d’échange établi dans chaque commune fédérée. Fixée d’avance par une convention entre fédérations corporatives régionales et les différentes communes, la valeur de ces divers produits aura été évaluée au moyen des données que fournira la statistique. Le comptoir d’échange remettra aux producteurs des bons d’échange représentant la valeur de leurs produits. Ces bons d’échange auront la faculté de circuler dans toute l’étendue du territoire de la fédération des communes.
C’est au comptoir d’échange que les travailleurs qui produisent, par leur travail, des choses non transportables, comme des édifices d’habitation, de plaisance ou d’utilité dans les rues, places, jardins, squares, parcs, etc., feront enregistrer leurs divers travaux estimés d’avance et ils en recevront la valeur en bons d’échange. Les travaux qui consistent en services rendus, en entretiens de choses diverses, en ornementations ou réparations de choses publiques seront également tarifiés d’avance et payés en bons d’échange.
Le comptoir d’échange a aussi pour fonction de recevoir des produits, de les échanger contre d’autres produits avec d’autres communes. (Ce ne sont, positivement, que des hypothèses).
Enfin, nos coopératives actuelles sont toutes désignées pour établir facilement le bon ordre dans cette branche de vitalité sociale. Et ceci rentre dans les rouages de l’harmonie qui existera entre la production, la consommation, la répartition, l’échange. Les grands magasins sont un exemple de possibilités de circulation des marchandises avec, en moins, la complication de faire des bénéfices malhonnêtes dont le producteur est d’abord la victime et le devient encore une fois comme consommateur, puisque, de toutes les façons, sous le régime actuel, reste terriblement vrai le jugement approfondi, mais irréfutable de Proudhon : « Le commerce, c’est le vol ». Le système d’échange ainsi compris n’est qu’une opinion émise sur ce qui se pourra faire après la Révolution pour la répartition des produits et l’évaluation du travail et sa rémunération par le comptoir d’échange. Mais il y a, sans doute, d’autres méthodes plus neuves et plus pratiques dont la société actuelle nous donne l’enseignement par ce qu’il faut imiter d’elle et surtout par ce qu’il faut ne pas imiter. La SOCIALISATION fera mieux.
Alimentation.
Ce que nous venons de dire de l’organisation du comptoir d’échange s’applique à tous les produits et particulièrement à ceux de l’alimentation. Mais, là encore, c’est la coopérative de consommation qui nous servira d’indication. On y est « à la page », dans la société actuelle, pour remédier à bien des choses scandaleuses inhérentes au petit et au gros commerce. A plus forte raison, l’action coopérative s’exercera-t-elle dans le milieu social transformé.
Si tous les producteurs avaient compris l’utilité, pour eux, d’être coopérateurs, comme ils ont à peu près compris la nécessité d’être syndicalistes, la coopération eût pu faire beaucoup plus et beaucoup mieux qu’elle n’a fait. Mais, les uns par négligence, par veulerie, ne se donnent pas la peine d’adhérer à ce qui est de leur intérêt immédiat. Ils dédaignent les arguments du militant coopérateur qui sollicite leur concours, leur initiative, leur solidarité et leur responsabilité ! C’est trop de faire par soi-même et pour soi-même. Il est plus facile de protester contre la vie chère et de compter sur ses candidats et sur ses élus, que de faire ses affaires soi-même. Cependant, il était de toute logique sociale de se défendre de l’exploiteur et de préparer sa disparition au syndicat et de s’affranchir des mercantis et des saboteurs d’aliments en devenant coopérateur. Le salariat est la dernière forme de l’esclavage, mais la mentalité d’esclave de beaucoup de travailleurs est bien la cause de sa durée. Le voleur commerçant peut continuer son métier, il est considéré, protégé et ceux qu’il vole et empoisonne continuent d’augmenter quand même sa clientèle plutôt que de s’associer avec d’autres volés pour faire venir directement du producteur la marchandise indispensable à sa vie et participer ainsi à la répartition à meilleur prix, à meilleure qualité, au contrôle et à l’avantage du consommateur coopérateur. De plus, c’est à la coopérative que se fait aussi l’enseignement et que s’acquiert l’expérience de l’administration des choses, si imparfaite que puisse être la coopérative de consommation. D’ailleurs, on est toujours mal venu de dire qu’une institution d’essence prolétarienne est mauvaise, quand, stupidement, on la dédaigne et qu’on ne fait rien pour contribuer à sa bonne marche, à son amélioration. Ce ne sont pas ceux-là qui favoriseront la révolution. Ils la subiront et en profiteront.
Toutes les denrées alimentaires : boulangerie, boucherie, fruits, légumes, boissons, denrées coloniales sont abandonnées à l’industrie privée et à la spéculation qui, par des fraudes et falsifications, s’enrichissent sans vergogne aux dépens du consommateur. La société nouvelle aura pour devoir de substituer à pareil état de choses le service communal public pour tout ce qui concerne la distribution des produits alimentaires de première nécessité, ou de laisser aux coopératives de consommation composées de travailleurs, sous une forme adéquate aux idées nouvelles, le soin d’organiser, selon les besoins sociaux nouveaux, la répartition équitable des marchandises en très bon état, en parfaite qualité, à tous les consommateurs, suivant la méthode admise par la commune.
Il est probable que la commune se dispensera de l’acquisition de certaines branches de la production proprement dite qu’il sera peut-être utile de laisser entre les mains de producteurs associés. En ce qui concerne le pain, la production consiste en la culture et la récolte du blé. Le laboureur qui a semé et récolté le grain l’apporte au comptoir d’échange : là s’arrête la fonction du producteur. Mais la réduction du blé en farine, puis la transformation de la farine en pain, ce n’est plus de la production : c’est un travail, c’est un métier, mais c’est un emploi, analogue à beaucoup d’autres, consistant à mettre un produit alimentaire : le blé, à la portée des consommateurs. Il en est de même pour la viande : le paysan élève et nourrit le bétail, puis, quand il l’a rendu propre à la consommation, il l’amène au comptoir d’échange. Le boucher fait le reste. Sa fonction est aussi analogue à celle, non pas d’un producteur, mais d’un intermédiaire entre le producteur et le consommateur. De même, encore pour le vin : le producteur est le vigneron qui l’apporte au comptoir d’échange, ensuite, ce ne sont plus des producteurs, mais des intermédiaires qui le préparent et le distribuent aux consommateurs.
Aussi, est-il logique de faire entrer ces diverses branches de l’alimentation dans les attributions de la commune. En conséquence, le blé, dans les magasins communaux, sera réduit en farine au moulin communal ou intercommunal, la farine transformée en pain dans les boulangeries communales et le pain livré par la commune aux consommateurs. De même pour la boucherie : abattoirs et boucheries de la commune. Pour les vins : caves communales, etc. Les autres denrées alimentaires seront conservées dans les magasins, prêtes à être livrées par la commune aux consommateurs qui viendront les chercher ou qui en commanderont livraison.
Ce ne sont encore que des hypothèses, car il y aura des perfectionnements que le progrès et la nécessité commanderont et que n’entraveront ni la concurrence, ni les privilèges.
Une fois de plus, les coopératives seront utiles à la parfaite SOCIALISATION en tout et pour tout.
Statistique.
Inutile d’insister ici sur les avantages d’une organisation socialisée de la statistique, qui fournira à tous et sur tout les renseignements utiles donnés par la commission communale de statistique. Elle sera copieusement alimentée par les diverses corporations et associations de producteurs sur le nombre de travailleurs occupés dans chaque branche de l’industrie, sur la production accomplie et sur les hausses et les baisses de produits, selon la quantité de matières premières fournies. Ce sera le baromètre de toute la production générale ou partielle, mise en balance avec les besoins de la consommation. On saura s’il y a lieu d’augmenter ou d’abaisser la production. On saura qu’il faut l’accroître ici et la réduire là. De cette façon, pour ne pas augmenter la fatigue des ouvriers de telle localité, on adjoindra à ceux-ci les ouvriers disponibles de telle autre localité où se peut diminuer la production. C’est avec la statistique que se pourra parfaire, au mieux des intérêts de la commune, la SOCIALISATION toujours en cours jusqu’à l’harmonie complète des communes fédérales, constituant le nouveau régime de bien-être et de liberté des travailleurs émancipés par la Révolution sociale également toujours en cours de perfection, visant au mieux-être définitif.
La statistique suppléera à toutes les paperasseries, multiples jusqu’à l’extravagance, qu’accumulaient les archives bourgeoises. L’état civil ne fonctionnera plus solennellement et bêtement comme autrefois : naissances et décès seront seuls enregistrés ; mais les mariages n’existeront plus, car, dans une société libre, l’union volontaire de l’homme et de la femme ne sera plus acte officiel mais acte absolument privé entre amants : cela ne regardera qu’eux ; seuls, les enfants nouveau-nés seront enregistrés, si cela est nécessaire, avec les noms de leur père et mère, à moins que la société nouvelle ne prenne soin d’eux dans des conditions tout à fait louables et dignes d’une société de travailleurs heureux, libres, fiers et pacifistes n’aimant que le travail et la vie rendue belle et bonne.
La statistique s’occupera de la santé publique et consignera toutes les observations scientifiques utiles à tous.
Éducation.
Sur un tel sujet, la SOCIALISATION devra d’abord considérer l’entretien des enfants. Leur nourriture et leur éducation sont abusivement, et par préjugé, à la charge des parents qui ne sont pas toujours à même de remplir une telle charge. C’est, d’ailleurs, en s’appuyant sur un principe faux — qui a toujours fait considérer l’enfant comme une propriété, — la propriété des parents. Il y eut le patriarcat où le père avait droit de vie ou de mort sur chacun de ses enfants. Vienne le matriarcat et la mère sera propriétaire, seule, de ses enfants. Or, l’enfant ne doit être la propriété de personne : il s’appartient à lui-même et, ne pouvant d’abord se protéger lui-même, cela paraît juste qu’il soit laissé à l’amour de ses parents quand ceux-ci peuvent pourvoir entièrement à ses soins. Mais il est inique de voir l’enfant laissé à des parents malheureux et augmentant leur misère et devenir lui-même malheureux dès sa naissance parce que la loi le veut ainsi.
La SOCIALISATION a pour premier devoir de protéger l’enfant et de lui assurer la garantie de ne rien manquer de ce qui est nécessaire matériellement et moralement à son libre développement.
La société doit pourvoir à tout pour l’enfant : son entretien, son éducation, son apprentissage, son instruction ; même son épanouissement de jeunesse doit être un sujet de soins et de sollicitude pour la société qui tient à faire de lui un homme fier et digne, un travailleur intelligent et consciencieux, redevable à la communauté sociale de ce qu’il aura été et de ce qu’il peut devenir.
Voilà ce que la SOCIALISATION doit faire.
Il y a toute une méthode d’éducation de l’enfant qu’il serait trop long de développer ici, d’autant qu’on peut se reporter à chaque mot intéressant, contenu en cette Encyclopédie, comportant l’étude et le développement qu’il convient. (Voir École, Éducation, Ruche, etc ... ).
Mettre l’entretien matériel, intellectuel et moral de l’enfant à la charge de la société, ce n’est pas comme l’ont prétendu certains réactionnaires « détruire la famille », c’est au contraire l’améliorer et fortifier la société et garantir la personnalité de l’enfant. Avant tout, l’enfant ne doit pas être une chose, mais quelqu’un qui n’appartienne qu’à lui-même. L’éducation doit être ainsi comprise par la SOCIALISATION.
Assistance.
Il ne s’agit pas, on le pense bien, d’oeuvres de charité publique ou privée, mais d’institutions au moyen desquelles la société nouvelle s’acquittera des dettes de la société ancienne, réparera ses fautes envers les indigents, les malheureux, les tarés moraux et physiques, les infirmes, les mutilés, les estropiés, en un mot, tous les êtres victimes de la société bourgeoise, hypocrite, égoïste et brutale. Assurer l’existence, le bien-être, l’entretien des enfants, des malades, des vieillards. Rendre à tous la vie douce et supportable en faisant à tout jamais disparaître les causes de ces mauvais effets. Il va de soi que pour l’établissement de ces institutions, les communes ne négligeront ni leurs initiatives, ni leur activité. Elles se prêteront mutuellement appui pour réaliser partout le mieux possible.
De même que l’enfance a droit au soutien permanent, à l’éducation, à la sollicitude éclairée de la commune, de même ont droit aux soins, à tous les soins, les incapables de tout travail, les malades et les vieillards des deux sexes.
Il est certain qu’en cette rénovation sociale, le sort de la femme de tout âge réalisera la conception la plus haute, la plus fraternelle de la solidarité, magnifiera la femme et lui assurera pour toute la vie en toutes circonstances son droit au bonheur, comme son droit à l’amour en toute liberté ! La société, d’ailleurs en retirera tout le bénéfice, puisque la femme sera la cause même du plein épanouissement du bonheur et de la liberté pour tous. Elle sera le symbole vivant de l’apaisement social, de la félicité humaine.
Hygiène.
Le bon fonctionnement des services publics étant indispensable au maintien de la santé de tous les membres de la commune, celle-ci s’appliquera à ce que tous les citoyens libres de la commune puissent facilement participer à tous les avantages des services mis à leur disposition, sans aucune autre obligation de leur part que de veiller à leur entretien et à leur bon fonctionnement, en toute intelligence et en toute conscience. Pour des hommes libres, cela va de soi. Mais il se peut qu’il y ait, par ci, par là, des négligences, des gamineries individuelles portant préjudice à la collectivité. Une aimable observation doit alors suffire, car les sanctions sont abolies. On fait appel à la raison en tout et pour tout, dans une société libre qui doit ignorer la crainte ; les châtiments, les menaces et même les humiliations n’ont plus cours.
La fonction principale de l’hygiène est de prévenir la maladie, d’éviter ses causes aussi bien au point de vue personnel qu’au point de vue collectif.
Cette question d’hygiène a une grande importance dans la SOCIALISATION. Bien souvent, elle se greffera sur les questions de travaux publics et d’éducation. Les habitudes de propreté font partie de l’éducation. Les buanderies communales, les piscines communales s’y enchaînent également. La natation fait partie de l’éducation comme le blanchissage fait partie des travaux publics. Car ce n’est pas au siècle où nous sommes qu’on ne profiterait pas des avantages merveilleux du progrès, dans le machinisme et l’outillage, pour cesser de nettoyer, laver, cuisiner, jardiner de façon primitive.
Avec la SOCIALISATION, ce qu’une commune n’aurait pas, sa voisine l’aurait et les services intercommunaux seraient habituels et preuves de sympathie mutuelle dans les communes fédérales.
En dehors de tous préjugés, la commission d’hygiène de concert avec celle des travaux publics, nous l’avons dit, s’occupera de la distribution équitable, abondante si possible, de l’eau potable assainie par les stérilisateurs les plus salutairement perfectionnés.
Cette commission d’hygiène s’occupera (toujours avec la commission des travaux publics), des abattoirs, des égouts, de l’incinération (qui, peu à peu, se généralisera) et des cimetières qui resteront encore en certaines communes (où les préjugés n’auront pas complètement disparu), car on laissera la liberté sur ce point là, en attendant que se meure d’elle-même la religion des morts... En vérité, tout cela est réalisable et l’avenir est radieux.
Sécurité.
La commune assurant à tous ses habitants la sécurité de leur personne, des mesures seront prises pour les protéger comme le sont les bâtiments, édifices, parcs, jardins, squares, etc., contre toutes déprédations possibles et tous accidents. Les causes de violence contre les personnes et les meubles et immeubles n’existant plus, s’il surgissait, par hasard, quelque fou, le plus accéléré des secours aurait vite paré au danger en maîtrisant doucement, mais sûrement, le malade et le confiant, inoffensif, aux bons soins, dévoués et expérimentés de médecins spécialistes dans un asile modèle de confort et d’humanité.
Police et tribunaux seront transférés au grenier communal des antiquités sociales. Les chômeurs de cette catégorie se rallieront à la révolution.
Transports.
Pour l’utile et l’agréable, ce que la commune ne pourra pas instituer, débordée par l’urgence d’institutions nouvelles et le perfectionnement incessant des oeuvres d’utilité sociale, des groupements spéciaux, de libres initiatives y suppléeront avec plaisir et entrain. Comme des champignons délicieux poussent autour d’un tronc d’arbre superbe et puissant, on verra naître de multiples groupements de jeunes gens et jeunes filles ayant comme but de se distraire, de s’instruire, de s’entr’aider, de s’aimer et de s’entraîner, en une belle émulation, à rendre leur vie plus belle par les arts et les sciences, les études, les excursions, les conférences. Les uns, selon l’âge, apportant leur expérience, les autres leur enthousiasme, leur désir de plaire, portant partout et en tout fraîcheur et jeunesse. Les moyens de transport seront mis à leur disposition quand il y aura du matériel disponible et ils se déplaceront très souvent pour échanger partout leurs sentiments de sociabilité, de gaîté, d’amour du beau et du bien. En quelque sorte, les moyens de transport seront utilisés à porter vers les coins les plus retirés les bienfaits obtenus par la socialisation. Ils enseigneront partout les beautés du communisme libertaire et susciteront le désir de le connaître et de l’appliquer chez ceux qui l’ignoreront.
C’est un sentiment de progrès qui règnera dans le monde. La commune mettra à la disposition des groupes d’initiatives non seulement les moyens de transport mais encore des locaux, des moyens de publicité, des matériaux et tout l’outillage nécessaire pour les plus sérieuses expériences, pour les plus vastes entreprises. Ainsi, en marge de la vie collective, en dehors des quelques heures quotidiennes consacrées au travail commun, voilà ouvertes, aux jeunes surtout, les grandes voies du progrès matériel, intellectuel, artistique, scientifique d’un avenir longtemps cherché, désiré.
On ne parle plus de propriétaires ni de propriétés. La propriété est sociale. On ne parle plus de patronat ni de salariat : les associations ouvrières, librement, ont organisé le travail. Elles l’ont rendu agréable, délassant, salutaire, d’accomplissement aisé, attrayant, nécessaire. Nul ne s’y soustrait. Pour la production et pour la consommation, toutes les formes de coopération sont utilisées, après discussion, par le groupe de socialisation qui est vraiment le groupe de la coopération des Idées.
Et la révolution est faite ! Et sans exagération optimiste, car la SOCIALISATION est accomplie.
Toutefois, on ne cesse de faire encore, dans toutes les communes fédérées, une guerre à mort aux préjugés dont l’ancienne organisation sociale a infecté le monde ! Mais il n’y a, parmi les humains, ni morts ni blessés. Une à une, s’effondrent sous le raisonnement, par l’éloquence des sincères et leurs arguments persuasifs, toutes les stupidités, toutes les idées néfastes, conservatrices de traditions mauvaises et d’institutions dangereuses et surannées !
C’est vers l’avenir, c’est vers la vie que tendent les volontés, les cerveaux et les coeurs. On sait maintenant que le Bien-Être et la Liberté ne sont acquis que par l’énergie des conquérants, par leur union dans l’action, par leur entente et leur solidarité !
Nous avons suffisamment exposé notre façon de comprendre la révolution au moment précis de la SOCIALISATION.
Revenons à nous. L’avenir entrevu sera peut-être beaucoup mieux encore dans la réalité. Ce que nous voulons, nous le savons. C’est pourquoi il nous faut maintenant revenir au présent et travailler en conséquence pour notre Idéal de société communiste, fédérale, libertaire. Continuons notre lutte en faveur de toute idée, de toute action où se trouvent des promesses d’avenir. Disons-le et prouvons-le : une société libertaire peut s’établir dans le monde et vivre sans exploitation, sans autorité, sans gouvernement, sans État, sans dictature, par l’entente libre des producteurs-consommateurs. C’est peut-être demain la révolution et, après-demain, la socialisation et notre idéal réalisé.
— Georges YVETOT.
SOCIALISME, COLLECTIVISME, COMMUNISME
n. m.
Il n’y a pas de mot plus internationalement répandu que celui de socialisme : il n’y en a guère dont l’origine soit moins certaine, et peut-être ne saura-t-on jamais bien où, quand et par qui le mot fut introduit dans la circulation verbale. Est-il sorti en 1833 — « néologisme nécessaire pour faire opposition à l’individualisme » — du cerveau fumeux de Pierre Leroux ? A-t-il été « emprunté à l’Angleterre » par Louis Reybaud ? A-t-il été forgé, comme l’énonce, sans preuves, Ch. Verecque, par Robert Owen vers 1820, pour définir « l’arrangement social rationnel », puis importé en France par les saints-simoniens ? Des minutieuses recherches de Gabriel Deville, publiées en 1908, il résulte : a) que le mot socialisme aurait fait son apparition dans le Semeur, du protestant vaudois Rod-Vinet (n° du 23 novembre 1831) ; b) que le mot socialiste aurait paru pour la première fois dans la Réforme industrielle de Fourier (n° du 12 avril 1833) ; c) que le mot socialisation se rencontre dans le Globe saint-simonien (29 juin 1831), et dans le Journal des Sciences morales de Bauchez (7 octobre 1831).
La question en est là, mais ce dont on est sûr, c’est que le mot socialisme est, dès le début, appliqué à la doctrine de ceux qui, à partir de 1831, s’efforcent de substituer à la notion d’une réforme politique, d’un changement des formes gouvernementales, la notion d’une réforme sociale, affectant les bases mêmes de la société. Cependant son immense fortune ne date que du jour où Louis Reybaud publia ses bruyantes Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, — c’est-à-dire sur Saint-Simon, Fourier et Owen.
Ces réformateurs, Reybaud aurait pu les nommer communistes. Il ne l’a pas fait. Les mots communisme, communistes, s’appliquant aux systèmes et aux hommes qui nient le droit de propriété, existaient depuis des siècles. Mais ni Saint-Simon, ni Fourier, ni Owen ne voulaient abolir la propriété privée. Ils n’étaient pas communistes. Individualistes moins encore. La qualification de socialistes tranchait en quelque sorte la difficulté.
Longtemps on distingua le socialisme, pris dans cette acception restreinte, du communisme. Le premier ne faisait peur à personne ; le second était subversif et farouche. Aux environs de 1848, on appelait socialistes d’abord les sectateurs des divers systèmes utopiques, ensuite tous les marchands de panacées sociales qui voulaient supprimer la misère « sans faire le moindre mal au capital et au profit ». Tandis que les communistes réclamaient, au nom de la classe ouvrière, un bouleversement profond des conditions sociales : icariens en France, weitlingiens en Allemagne et en Suisse.
« Le socialisme signifiait, en 1847, un mouvement bourgeois, le communisme un mouvement ouvrier. »
Puis les acceptions se brouillèrent. Les sectes disparues, le mot socialisme perdit son sens initial : on l’appliqua indifféremment à toute doctrine, tout mouvement, tendant à transformer l’ordre social. Toutefois, le socialisme comportait bien des variétés : il avait ses opportunistes et ses radicaux. Au sein de la première Internationale, les partisans du socialisme anti-autoritaire et fédéraliste de Bakounine, voulant se distinguer des communistes marxistes, prirent, un jour, le nom de collectivistes.
Mais le collectivisme, à son tour, devait changer de sens. Lorsque Guesde, vers 1880, l’adopta, ce fut pour en faire l’équivalent exact de communisme. Ce que voyant, les derniers collectivistes de l’Internationale, qui allaient devenir les premiers anarchistes (les Kropotkine, les Reclus), cessèrent de s’appeler collectivistes : ils prirent l’étiquette de communistes-anarchistes.
Dès lors, jusqu’à la Révolution russe, socialisme, communisme, collectivisme confondent pratiquement leurs acceptions. Socialisme prévaut dans la langue courante. La plupart des partis ouvriers qui se forment, après 1875, sur les ruines de l’Internationale s’intitulent socialistes ou démocrates-socialistes (social-démocrates). Communisme et collectivisme désignaient plutôt la forme de société à la réalisation de laquelle travaillaient les partis ouvriers. Socialisme s’entendait de préférence du mouvement, communisme et collectivisme du but final. Le pacte d’unité du 13 janvier 1905 disait, par exemple :
« Le P.S., est un parti de classe qui a pour but de transformer la société capitaliste en une société collectiviste ou communiste. »
Mais quand, en mars 1919, les bolcheviks fondèrent la IIIe Internationale, ils lui donnèrent le nom d’Internationale communiste, et tous les partis affiliés durent s’intituler partis communistes. De nouveau, comme aux abords de 1848, communisme et socialisme s’opposent, l’un avec une acception révolutionnaire, l’autre avec une acception plus ou moins teintée de réformisme.
Disons que noue n’acceptons pas cette acception purement formelle. Le socialisme, tel que nous l’entendons ici, est, comme le « communisme » lui-même à la fois révolutionnaire et réformiste. Révolutionnaire par le but et, à l’occasion, par les moyens ; réformiste parce qu’il voit dans la conquête d’un certain nombre de réformes à tendance socialiste un prétexte excellent pour agiter les esprits et mobiliser les masses. Le socialisme, tel que nous l’entendons, repousse donc bien haut les flétrissures dont le néo-communisme — qu’il serait plus séant d’appeler bolchevisme — ne cesse pas de le couvrir. Il est et restera, comme le Temps l’en accuse chaque jour avec la clairvoyance de la haine, un parti « essentiellement marxiste » de lutte de classe et de révolution. Les fautes et les erreurs que peuvent commettre tels ou tels socialistes en délicatesse avec leur parti, ne sauraient prévaloir contre la force de ce fait. Le socialisme, ce n’est ni « Montagnon » ni « Marquet » ; c’est une classe en marche vers le bien-être et vers la liberté. Montagnon et Marquet passeront ; le socialisme ne passera pas et sa réalisation, exigée par le développement historique, peut être considérée comme certaine.
Socialisme et Marxisme.
Ce qui précède indique que nous laisserons de côté tous les pseudo-socialismes qui ont paru depuis bientôt un siècle. Tous les doctrinaires qui, depuis 1848, ont critiqué le laisser faire et ses abus, ou fait appel à l’intervention de l’État. ou conclu à l’urgence de réformes sociales plus ou moins radicales, ont été qualifiés de socialistes. On a vu naître ainsi les socialismes les plus divers : les uns essentiellement conservateurs, comme le socialisme de la chaire, également dénommé socialisme d’État ; les autres à préoccupations religieuses, comme les socialismes chrétiens ; d’autres, enfin, comme le socialisme agraire, le socialisme municipal, le socialisme coopératif, n’étaient guère que des démembrements du socialisme traditionnel. Nous étudierons le socialisme sous la forme achevée — classique — que lui ont donnée, entre 1871 et 1914, les partis de la Ile Internationale et dont le bolchevisme lui-même n’a pas sensiblement modifié les grandes lignes. Nous passerons très vite sur les fondements théoriques du socialisme. Nous les avons étudiés, plus haut, au mot Marxisme. Le marxisme est constitué, avons-nous vu, par trois théories essentielles superposées :
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Théorie matérialiste de l’histoire. — Elle peut se résumer ainsi :
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ce ne sont pas les idées que l’homme porte en lui qui « mènent le monde », mais des nécessités, d’abord économiques, auxquelles l’individu ni la société ne peuvent se soustraire, et qui le contraignent à produire incessamment pour vivre et à s’organiser pour produire davantage et mieux ;
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les « modes de production » déterminent la structure matérielle (entre autres la division en classes) et le développement intellectuel des sociétés : « Les lois de l’économie politique, dit de son côté Proudhon, sont les lois de l’histoire », (Création de l’Ordre, p. 308) ;
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l’antagonisme des classes joue, dans l’évolution historique, un rôle prépondérant : « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire de luttes de classes » (Marx et Engels) ;
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Théorie de la révolution prolétarienne. — Le socialisme ne se réalisera pas nécessairement parce qu’il est juste, mais :
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parce que le mode de production capitaliste le contient pour ainsi dire en puissance ;
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parce qu’il est conforme à l’intérêt général des prolétaires, que la socialisation des moyens de production, seule, peut arracher à l’infériorité du salariat. La lutte du prolétariat contre le régime capitaliste a donc le socialisme pour terme. Prolétariat et socialisme, s’appuyant l’un à l’autre, triompheront l’un par l’autre de la bourgeoisie et du capitalisme ;
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Théorie de la production capitaliste. — Elle éclaire les dessous économiques de la société actuelle. Partant d’une notion de la valeur qui fonde celle-ci sur le travail, elle explique comment la bourgeoisie, détentrice des moyens de production et d’échange, s’enrichit du travail non payé (surtravail, plus-value, profit) qu’elle impose à la classe salariée ; comment l’accumulation du capital, c’est-à-dire de la plus-value, dans les mains de la minorité possédante creuse entre celle-ci et la majorité non-possédants un fossé de plus en plus infranchissable ; et comment, enfin, le Capital, qui est sorti de l’expropriation brutale ou lente de la masse des petits producteurs propriétaires, sera à son tour exproprié, non pas au profit de quelques-uns, mais au profit de la collectivité tout entière.
Par sa supériorité théorique évidente, le marxisme s’est peu à peu imposé au mouvement ouvrier dans tous les pays. Il a éliminé les théories plus ou moins utopiques qui prévalaient avant lui. Il a appris aux travailleurs la nécessité de l’organisation, la nécessité de la solidarité internationale, la nécessité de la. révolution, de cette révolution dont la conquête du pouvoir politique par le prolétariat sera la condition et le prélude.
Le socialisme est donc comme le prolongement pratique du marxisme doctrinal. Il est à ce dernier ce que l’action est à l’idée, ce que l’industrie est à la science.
I. — APERÇU HISTORIQUE.
Origine du Socialisme moderne.
De tout temps, la propriété privée a été discutée et de hardis penseurs, posant et résolvant le problème social dans l’abstrait, ont conclu à la supériorité du communisme. Rappelons Platon, Th. Morus, Campanella et, au XVIIIe siècle, les Mably, Morelly, Meslier, Godwin, etc .... Le socialisme moderne ne provient pas de là. Il est sorti, par élaboration progressive, de la révolution industrielle et de la révolution politique qui se sont produites en Angleterre et en France, entre 1760 et 1848 (ces dates sont approximatives) et qui ont introduit un nouveau mode de production et de propriété (le capitalisme), ainsi qu’un nouveau mode de gouvernement (la démocratie) En même temps, elles donnaient le pouvoir à la classe capitaliste (bourgeoisie) et faisaient surgir une classe nouvelle, celle des ouvriers salariés (prolétariat).
Le prolétariat commence à s’affirmer en France dès la Révolution : il est de toutes les grandes « journées » ; avec les Enragés, il revendique l’égalité, c’est-à-dire l’abolition des classes, le droit des sans-propriété à la vie. Ce sont surtout ses revendications (et celles de la petite bourgeoisie) que Babeuf (1796–97) tentera d’exprimer.
La tradition babouviste se transmet, par Buonarroti, à Blanqui et aux sociétés secrètes d’avant 1848. Elle n’imprègne d’ailleurs qu’une mince couche de prolétaires. Le prolétariat, qui s’augmente sans cesse d’éléments nouveaux venus des campagnes, s’éveille à peine à la conscience. C’est (comme en Angleterre) dans les sociétés corporatives (d’ailleurs illégales) qu’il a tendance à se grouper ; c’est par des coalitions (durement réprimées) qu’il résiste, sans souci d’idéologie, aux empiètements de l’exploitation capitaliste.
Cependant les désordres issus de la grande industrie, les méfaits de la concurrence frappent l’attention de certains penseurs (Sismondi), dont quelques-uns vont s’élever jusqu’à la critique de l’ordre social nouveau (Saint-Simon, Fourier, en France ; R. Owen en Angleterre). Ils édifient dans le silence du cabinet des systèmes sociaux complets et forment des disciples enthousiastes. Leurs plans de reconstruction sont aujourd’hui oubliés, mais une partie de leurs observations critiques et de leurs matériaux a passé dans le socialisme moderne (origine saint-simonienne de l’idée d’antagonisme des classe).
Dans le parti républicain d’après 1830, le régime capitaliste a de nombreux détracteurs qui, sachant parler au peuple, ont sur lui une grosse influence. Louis Blanc prêche l’organisation du travail (associations de production commanditées par l’État) ; Cabet va du républicanisme au communisme, qu’il entend réaliser par des colonies du genre de celle qu’il a décrite dans son fameux roman d’Icarie : communisme purement sentimental, idéaliste, pacifique. En Allemagne, le tailleur Weitling se rapproche des icariens français. En Angleterre, les chartistes réclament le suffrage universel, condition, selon eux, de la réforme sociale.
Enfin, il y a Proudhon. Ce fils d’ouvrier, cet ancien compagnon typographe a de hautes prétentions à la science. C’est surtout un pamphlétaire de haute allure, animé d’un puissant idéal moral, et souvent un magnifique écrivain. Il abhorre les utopistes, mais n’arrive pas à leur opposer un système et patauge dans des contradictions déconcertantes. Il est, avant tout, anti-capitaliste et anarchiste. Il flotte entre des audaces de révolutionnaire et des timidités de conservateur, entre l’individualisme et le socialisme, entre la classe ouvrière et la paysannerie, entre la politique et la morale. Son mutuellisme prétend aplanir les antagonismes sociaux, à concilier tous les intérêts, ceux de l’ouvrier et du patron, du vendeur et de l’acheteur, du créancier et. du débiteur. Cependant, peu avant de mourir, il annonce l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, tout en persistant d’ailleurs à ne pas vouloir entendre parler de la conquête du pouvoir et en continuant d’aiguiller les travailleurs vers le corporatisme et la coopération a-politique.
A la veille de 1848, rien n’est encore au point. Les systèmes s’opposent aux systèmes, les écoles aux écoles. L’exploitation ouvrière est effrénée, le travail est à peine protégé. La masse travailleuse se défend comme elle peut, réclamant en vain le droit au travail, le droit syndical, le droit de grève. Parfois elle prend les armes, comme à Lyon (1831 et 1834). Les ouvriers les plus avancés forment l’aile gauche du parti républicain ou s’enfoncent dans les sociétés secrètes sans prise sur la masse. En Angleterre se développe un double mouvement : syndical (trade-unionisme) et politique (chartisme) : ce dernier s’éteindra bientôt.
Le « Manifeste Communiste » et l’Internationale.
La mise au point, la synthèse, c’est Marx et Engels qui les réaliseront avec le Manifeste communiste. Tous deux ont passé par la philosophie allemande, à laquelle ils doivent en partie leur conception de l’histoire, mais surtout ils ont étudié en détail la révolution industrielle anglaise, ainsi que l’économie politique, et ils se sont imprégnés de socialisme français. Le marxisme est le fruit de cette triple action.
Le Manifeste est, en quelque sorte, la déclaration de guerre du prolétariat à la bourgeoisie. Il décrit d’abord le mode de production capitaliste et en énumère les principaux effets : création d’un marché mondial, soumission des campagnes aux villes, colonisation des pays arriérés aux pays avancés, etc. ; mais le mode de production finit par entrer en conflit avec les formes de propriété trop étroites qui l’enserrent, d’où s’ensuivent la surproduction, les crises, le chômage, etc.
Vient ensuite l’exposé des conditions de travail et de vie faites aux prolétaires sous le régime capitaliste : salaires le plus bas possible, longues journées de travail, organisation quasi militaire de l’industrie, travail des femmes et des enfants. Le Manifeste évoque les premiers épisodes de la résistance ouvrière, les « coalitions » (grèves), où se façonne la solidarité prolétarienne : peu à peu les grèves s’élargissent, se centralisent. Alors naît la lutte politique, — lutte de classe pour la conquête du pouvoir et le renversement de la bourgeoisie.
Comment le mouvement de la classe ouvrière tend au communisme, tend à réaliser l’idéal communiste d’une société sans classes, c’est le sujet qu’aborde alors le Manifeste. Le communisme, qui n’est que l’expression idéologique la plus avancée du mouvement ouvrier, abolira non pas « la propriété », qui n’est qu’une abstraction, mais une forme historiquement donnée de la propriété, à savoir la propriété capitaliste qui sépare de plus en plus le travailleur de son instrument de travail. Le Manifeste s’attaque aux notions chères à la bourgeoisie : liberté, civilisation, droit, famille, patrie ; il délimite l’action des idées dans le développement historique et déclare avec force que le communisme rompra avec toutes les « idées » dont s’est nourri le passé. En fin de compte, les prolétaires doivent s’unir pour conquérir le pouvoir politique, liquider la propriété capitaliste et transformer la société.
Après avoir critiqué sévèrement tous les vieux systèmes socialistes, le Manifeste convie les communistes à s’unir à la classe ouvrière et à combattre pour ses buts. Puis il termine sur le mot d’ordre inoubliable : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !
Le Manifeste avait été rédigé au nom d’une société internationale de prolétaires (allemands pour la plupart) : la Ligue des Communistes. Peu après, la révolution embrasait l’Europe (1848–49). Partout où les travailleurs tentèrent de s’emparer du pouvoir, ils furent écrasés. Louis Reybaud put écrire sa phrase célèbre :
« Le socialisme est mort ; en parler, c’est prononcer son oraison funèbre. »
Quinze ans plus tard (1864), l’Internationale était fondée à Londres pour tâcher d’unir les prolétaires de tous les pays, Marx était l’un des fondateurs. Il en rédigea les statuts ; il en fut, d’un bout à l’autre, le cerveau.
La gloire de l’Association, ce sera d’avoir créé le mouvement socialiste moderne et d’en avoir fait un mouvement international. Elle ne put toutefois se maintenir que neuf ou dix ans. Il était sans doute quelque peu prématuré de vouloir aligner, sur un même front de lutte et de pensée, des classes ouvrières qui n’étaient pas soumises encore aux mêmes conditions de vie et d’exploitation.
Derrière le conflit Marx-Bakounine, il y avait le conflit entre ouvriers de la grande industrie et ouvriers de la petite. L’Internationale en fut très affaiblie. La défaite de la Commune, aux côtés de qui elle s’était rangée avec éclat, précipita sa disparition. Elle avait préparé le terrain pour les partis socialistes nationaux, dont le premier en date fut celui d’Allemagne (1875).
De l’union des partis socialistes sortira, en 1889, à Paris, la IIe Internationale.
Le Socialisme en France.
Après la Commune, le prolétariat, privé de ses chefs, fusillés, déportés ou proscrits, ne put que « se terrer dans ses syndicats » (le mot est de Vaillant). Il y subit l’influence des petits-bourgeois positivistes ou proudhoniens qui le confinèrent soigneusement dans les revendications professionnelles. Profitant de l’ébranlement de l’Ordre moral, il tient un premier Congrès à Paris (1876), puis un second à Lyon (1878). Le premier est purement corporatif et flétrit même la Commune ! Au second, quelques socialistes viennent affirmer la lutte de classe. Entre les deux, un homme était rentré d’exil. Il s’appelait Jules Guesde : il sera le levain qui fait lever la pâte. Son journal, l’Égalité, se proclame « collectiviste ».
A Marseille (octobre 1879), troisième congrès. Les collectivistes, unis aux anarchistes, écrasent les « syndicaux » et les coopérateurs. On glorifie la Commune et le drapeau ronge. Et, dépassant l’étape où s’était arrêtée l’Internationale, on vote non seulement la socialisation du sol, mais celle de tous les moyens de production : sous-sol, machines, matières premières.
Du congrès de Marseille sortit le parti socialiste, sous le nom de Parti ouvrier. Il était formé de six fédérations régionales, dont les deux plus actives furent celle du Centre (Paris), où dominaient les collectivistes modérés (Paul Brousse et ses amis du Prolétaire), et celle de l’Est (Lyon) aux mains des anarchistes (dont l’organe est le Révolté).
Le « Nouveau Parti », comme l’appelait Malon, fut en proie à des luttes intestines et dut subir, en deux ans, trois scissions (1880–82). Ces scissions eurent pour cause, toutes les trois, le programme électoral minimum élaboré par Guesde, Lafargue et Deville, et dont Marx avait rédigé lui-même les considérant collectivistes (« chef-d’œuvre, a dit Engels, d’argumentation saisissante ») :
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Scission des syndicaux, qui trouvent le programme trop rouge ;
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Scission des anarchistes, qui le trouvent trop pâle ;
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Scission entre collectivistes révolutionnaires (guesdistes) et collectivistes modérés (possibilistes ou broussistes) : ces derniers voulaient rendre le programme facultatif ; les autres le voulaient obligatoire.
La tentative d’un parti ouvrier unique avait échoué. Syndicaux et anarchistes étaient partis. Les possibilistes prirent le nom de Fédération des Travailleurs socialistes, les guesdistes gardant jalousement celui de Parti ouvrier (« Parti ouvrier français »).
Quant aux anciens communards, rentrés après l’amnistie (1880), ils se tinrent en général à l’écart du Parti ouvrier. Les blanquistes (Vaillant, Eudes) créèrent le Comité révolutionnaire central (organe : Ni Dieu, ni Maître) ; les autres (Ch. Longuet, V. Jaclard, Theisz) l’éphémère Alliance républicaine socialiste, en coquetterie avec l’extrême-gauche radicale.
De 1882 à 1893, onze années d’intensif défrichement socialiste. Guesde parcourt la France. Le Parti ouvrier s’implante particulièrement dans les régions industrielles ; il se lie au mouvement syndical (Fédération nationale des syndicats, 1886). Le mot d’ordre des Trois-Huit (huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de sommeil) est de lui ; de lui, la première ébauche des manifestations du Premier Mai. Il entretient des rapports cordiaux avec Engels, à Londres, et avec la social-démocratie allemande.
Si le Parti ouvrier progresse, la Fédération des travailleurs socialistes est, au contraire, en recul. Elle incline vers un socialisme municipal de plus en plus réformiste. En 1890, ses éléments de gauche (Allemane, Chabert, J.-B. Clément, Groussier, Dejeante) abandonnent Brousse pour fonder le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire. Le Parti allemaniste est nettement ouvrier et même ouvriériste ; il préconise le syndicalisme et la grève générale. Il se querelle souvent avec ses élus, auxquels il impose le mandat impératif.
Le Comité révolutionnaire central n’existe guère qu’à Paris, dans le Cher et l’Allier. Il sort du boulangisme épuré de ses éléments nationalistes. L’influence de Vaillant devient alors prépondérante. En 1898, le Comité prend le nom de Parti socialiste révolutionnaire.
Les élections de 1893 sont une victoire pour le socialisme. Un groupe d’union socialiste se forme à la Chambre. Plus de 50 élus, dont beaucoup ne relèvent d’aucun des partis précités, s’y font inscrire : seuls les allemanistes refusent d’y adhérer. En de retentissants discours, Guesde et Jaurès affirment l’idée socialiste. En 1896, à Saint-Mandé, discours de Millerand, énonçant un programme minimum, qui écarte aussitôt de l’Union socialiste (c’est là son unique mérite) nombre d’indésirables.
Vers l’Unité Socialiste.
À ce moment, le mouvement syndical échappe aux partis socialistes. A la Fédération des syndicats, qui obéissait aux guesdistes, succède la Confédération générale du travail, en face de laquelle se dresse l’ambitieuse Fédération des Bourses, où Pelloutier attire anarchistes et allemanistes. Le mouvement syndical devient anti-politique, il oppose délibérément la grève générale à la conquête du pouvoir.
L’heure approchait où toutes les organisations socialistes allaient travailler à s’unir Pendant l’affaire Dreyfus, craignant un coup d’État réactionnaire, elles formèrent un Comité de vigilance, qui devint, peu après, un Comité d’entente (1898). Guesdistes, blanquistes, possibilistes et allemanistes y retrouvaient les indépendants (Jaurès. Viviani, Millerand, Rouanet, Gérault-Richard, Fournière). Mais quand, en juin 1899, Millerand entre inopinément dans le ministère Waldeck Rousseau, aux côtés de Galliffet, bourreau des communards, il ouvre, dans le socialisme français, une crise qui durera cinq ans. Le groupe parlementaire se coupe en deux : tandis qu’avec Jaurès, les uns défendent Millerand, les autres, avec Guesde et Vaillant, le condamnent. Dans un manifeste à la France socialiste, ces derniers qualifient de trahison l’acte de Millerand. Le Comité d’entente, pour trancher le débat, convoque un congrès général des organisations.
Ce congrès a lieu à Paris (salle Japy) du 7 au 8 décembre. Il condamne le ministérialisme, mais reconnaît que des « circonstances exceptionnelles » peuvent le rendre licite : les deux tendances adverses restent donc sur leurs positions. En même temps, le congrès parvient à établir une sorte de lien fédéral entre les cinq organisations nationales (celle des indépendants comprise) et les fédérations autonomes de province. A la tête du Parti est mis un comité général.
Mais Millerand restant au ministère, l’entente n’était pas possible. En 1900, les guesdistes se retirent. Après quoi (1901), c’est le tour des blanquistes. Guesdistes et blanquistes s’unissent alors entre eux : ainsi naît le Parti socialiste de France, opposé à toute participation ministérielle, à toute alliance avec un parti bourgeois.
En face, indépendants, allemanistes et broussistes se serrent au sein du Parti socialiste français, où bientôt se formera une gauche (Renaudel, J. Longuet, G. Hervé) qui réclamera, elle aussi, l’exclusion de Millerand et le contrôle des élus.
Entre les deux partis, la lutte est très acerbe. Cependant le mouvement syndical (C. G. T. et Fédération des Bourses) réalise son unité organique (1902) et dresse le « syndicalisme révolutionnaire » contre le « syndicalisme parlementaire ».
Malgré tout, l’unité couvait sous la cendre. L’expérience millerandiste ayant pris fin et son triste héros ayant été exclu par sa. Fédération (celle de la Seine), l’unité se refit à la suite du congrès international d’Amsterdam, grâce aux interventions pressantes des socialistes étrangers. Elle se refit à Paris, salle du Globe (23–25 avril 1906), après que les deux partis eurent signé une déclaration « d’opposition fondamentale et irréductible à l’ensemble de la classe bourgeoise et à l’État qui en est l’instrument ».
Le Parti Socialiste S. F. I. O.
Le parti ainsi unifié — section française de l’Internationale ouvrière : S. F. I. O. — se développa lentement, mais sûrement. Les Briand, Viviani, Gérault-Richard, Augagneur, l’avaient quitté, mais les travailleurs y entrèrent en grand nombre : de 1905 à la guerre, les effectifs passèrent de 34.000 à 93.000 membres. Son journal, l’Humanité, touchait les masses. La lutte contre le clémencisme, le briandisme, le poincarisme, instruments successifs de la politique bourgeoise, les ardents réquisitoires de Jaurès — son chef de moins en moins contesté — contre la guerre du Maroc, grosse de la guerre mondiale, contre les armements et le militarisme, l’admirable campagne de 1913 contre la loi de trois ans, tout cela valut au Parti Socialiste un crédit sans cesse grandissant. L’Europe avait les yeux fixés sur lui. A l’intérieur, son influence gagnait en profondeur. Aux élections de 1906, il obtenait 878.000 voix (52 élus) ; à celles de 1910, 1.106.000 voix (76 élus) ; à celles de 1914, 1.398.000 voix (103 élus).
De 1905 à 1914, le Parti tint 14 congrès, dont 2 extraordinaires. En voici l’énumération :
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I. Paris (23–25 avril 1905) : Réalisation de l’unité.
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II. Chalon (oct.-nov. 1905) : Tactique électorale.
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III. Limoges (nov. ID05) : Parti et syndicats ; le militarisme et la guerre.
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IV. Nancy (août 1907) : Militarisme et conflits internationaux ; et, de nouveau, Parti et Syndicats.
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V. Toulouse (oct. 1908) : Vote de la motion Jaurès sur l’action générale du Parti.
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VI. Saint-Étienne (avril 1909) : Élections de 1910 question agraire.
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VII. Nîmes (février 11910) : Retraites ouvrières tactique électorale.
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VII bis. Paris (juillet 1910) : Ordre du jour du congrès international de Copenhague (socialisme et coopération, etc.).
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VIII. Saint-Quentin (avril 1911) : Régies municipales ; tactique électorale.
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VIII bis. Paris (nov. 1911) : Révision des statuts.
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IX. Lyon (février 1912) : Action syndicale ; franc-maçonnerie.
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X. Brest (mars 1913) : Lutte contre les trois ans.
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XI. Amiens (janvier 1914) : Programme et tactique électorale.
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XI bis. Paris (juillet 1914) : Ordre du jour du congrès international de Vienne (qui devait avoir lieu en août et que la guerre empêcha) ; chômage ; impérialisme et conflits internationaux.
L’Internationale Socialiste.
Complétons cette nomenclature par celle des congrès internationaux de 1889 à la guerre :
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— Paris (juillet 1889) : Deux congrès eurent lieu en même e temps, l’un convoqué par les broussistes, salle Lancry, qui ne fît rien, l’autre par les guesdistes, salle Pétrelle, qui décida la manifestation internationale du Premier Mai.
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— Bruxelles (1891) : Législation protectrice du travail ; antisémitisme militarisme et conflits internationaux.
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— Zurich. (1893) Question de l’admission des anarchistes (rejetée) ; journée de 8 heures ; militarisme et conflits internationaux ; travail des femmes ; action électorale et parlementaire.
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— Londres (11896) : Exclusion définitive des anarchistes ; action politique ; question agraire ; grève générale et action syndicale.
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— Paris (1900) : Action politique ; ministérialisme (cas Millerand) ; alliances avec la bourgeoisie ; action municipale ; trusts ; création d’un comité permanent siégeant à Bruxelles.
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— Amsterdam (1904) : Unité socialiste en France ; condamnation du ministérialisme ; assurances sociales ; grève générale.
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— Stuttgart (1907) :.Militarisme et conflits internationaux (vote de la motion fameuse : « Si la guerre éclatait néanmoins ... » ) ; Partis et syndicats.
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— Copenhague (1910) : Socialisme et coopération ; renvoi au congrès suivant de la motion Keir Hardie-Vaillant sur la lutte contre la guerre.
Le congrès suivant (Vienne, août 1914) n’eut pas lieu. La classe ouvrière se trouva précipitée dans la guerre avant d’avoir eu le temps d’engager la grande action décidée à Bruxelles, fin juillet, par les représentants de l’Internationale. Devant le fait accompli, presque tous les partis s’inclinèrent ; les crédits de guerre furent votés. Cependant le socialisme ne devait pas tarder à relever la tête. En Allemagne, les futurs spartakistes et les « indépendants » rompirent avec le « socialisme de guerre ». En France, les « minoritaires » ne parvinrent qu’un mois avant l’armistice à conquérir la majorité.
On crut un moment que l’Internationale réussirait à se reconstituer en pleine guerre (1917), mais le congrès de Stockholm fut mis dans l’impossibilité de siéger. Les conférences de Zimmerwald et de Kienthal (1915–1916) ne réunirent que des minorités. En mars 1917, la Révolution russe éclata soudain, d’abord bourgeoise, puis socialisante, enfin (7 novembre) bolchevique. Maîtres de la Russie, les bolcheviks proclament la dictature du prolétariat (en fait, celle de leur propre parti), signent la paix avec l’Allemagne et s’efforcent de fomenter, en créant l’ « Internationale communiste », une révolution sociale universelle. Cet effort audacieux, malgré la complicité des circonstances, n’aboutit qu’à une série d’échecs sanglants. L’unique résultat fut la création, dans tous les pays de partis communistes dont l’activité désordonnée est, aujourd’hui, presque uniquement tournée contre les partis socialistes et les vieux syndicats .
La scission laissa les partis socialistes très affaiblis, vidés de leurs militants de gauche et de leurs éléments jeunes. Ce n’est que lentement et, surtout, grâce aux fautes accumulées comme à plaisir par le bolchevisme que les partis socialistes reconquirent leur influence. Il y eut, un moment, deux Internationales socialistes, l’une de droite, l’autre de gauche (cette dernière dénommée « centriste » par les bolcheviks) : elles fusionnèrent à Hambourg, en 1923, et la IIe Internationale se trouva ainsi reconstituée.
Elle a tenu, depuis lors, des congrès à Marseille (1925), à Bruxelles (1928), à Vienne (1931) ; elle vient d’avoir une conférence à Paris où ont été examinés les grands problèmes de l’heure : guerre, fascisme, unité, pouvoir. Alors qu’en 1914, elle groupait 3.400.000 membres, elle en groupe, aujourd’hui, trois fois plus, répartis entre une cinquantaine de partis.
Dans l’intervalle des congrès, instance souveraine, qui ne se réunissent que tous les trois ans, l’Internationale est régie par un comité exécutif (deux ou trois sessions par an) dans lequel chaque parti est représenté au prorata de sa force (la France a trois représentants). Le bureau tient des réunions plus fréquentes. Le secrétariat, dirigé par Fr. Adler, à Zurich, assure la permanence.
Organisation du Parti en France.
Chaque parti socialiste a sa figure propre. Le Labour Party comprend, à côté de ses sections locales, de nombreux syndicats, des partis et des associations socialistes. Le parti ouvrier belge se compose de sections politiques, de syndicats, de coopératives, de mutualités et de sociétés ouvrières de toute sorte. Partout ailleurs, partis et syndicats sont indépendants, mais, sauf en France, entretiennent entre eux des rapports organiques étroits. En France, l’indépendance organique est complète : Parti socialiste et C. G. T. ne collaborent qu’exceptionnellement ; les coopératives pratiquent une neutralité absolue.
Le Parti socialiste français se compose, actuellement, de 4.400 sections locales, réparties entre 96 fédérations. Sections et fédérations s’administrent elles-mêmes.
La direction du Parti appartient au Parti lui-même, c’est-à-dire au congrès national annuel, dont les délégués sont élus par les fédérations. Chaque fédération y dispose d’un mandat de droit et d’un mandat supplémentaire par 25 cotisants.
Le congrès fixe souverainement la politique du Parti. Il se prononce sur les rapports que lui soumettent les « organismes centraux » et renouvelle ces derniers (dont le plus important est la « C. A. P. ») sur la base de la représentation proportionnelle.
Dans l’intervalle des congrès, le Parti est administré par le conseil national, sorte de congrès restreint constitué par les fédérations, à raison d’un délégué chacune, élu pour un an. Le conseil national se réunit en session ordinaire environ deux fois l’an.
La commission administrative permanente (C. A. P.), dont le nom indique suffisamment le rôle, comprend 33 membres élus par le congrès à la proportionnelle. Elle se réunit environ deux fois par mois et se décharge d’une partie de ses tâches sur un bureau de quelques membres (secrétaire général, trésorier du Parti, etc.). La C. A. P. exécute les décisions des congrès et des conseils nationaux et organise la propagande (confiée à quelques délégués permanents).
Les autres commissions centrales sont celle de contrôle (qui surveille la gestion financière) et celle des conflits, qui juge les « demandes de contrôle » dont tout membre peut être l’objet et peut prononcer des peines allant de l’avertissement simple à l’exclusion.
Une part importante de l’action du Parti étant électorale, il possède des élus dans tous les corps délibérants : conseils municipaux, d’arrondissement, généraux, Chambre et Sénat.
Les élus parlementaires (actuellement 16 sénateurs et 129 députés), (la récente scission des néo-socialistes a fait perdre au Parti 31 députés et plusieurs sénateurs), forment « un groupe distinct de toutes les fractions politiques bourgeoises ». Ils sont tenus à l’unité de vote et doivent repousser l’ensemble du budget, « liste civile de la bourgeoisie ». Tout élu relève du contrôle de sa fédération et doit verser au Parti une fraction de son indemnité.
La liberté de discussion est entière dans la presse socialiste (ainsi que dans les assemblées intérieures du Parti), mais pour l’action, la presse doit se conformer aux décisions des congrès.
L’organe central est le Populaire, fondé en 1927, dont le directeur (Léon Blum) est élu par le congrès national. Le Populaire a 43.000 abonnés et environ 75.000 acheteurs au numéro. Les fédérations et sections disposent, pour leur compte d’environ 80 journaux.
Les jeunes socialistes sont unis dans la Fédération nationale des jeunesses (12.000 membres), au sein de laquelle le Parti a ses représentants (de même qu’au Comité national des femmes socialistes fondé en 1931).
Ajoutons que le Parti compte actuellement, 137.000 membres (dont 14.600 dans le Nord et 9.200 dans la Seine), (la scission néo-socialiste a fait perdre au Parti de 8 à 10.000 membres), et que son budget s’élève à 1.658.000 francs.
II. — LE PROGRAMME : BUTS ET MOYENS.
La Société capitaliste.
Le capitalisme, c’est le point de départ. Le communisme, c’est le point d’arrivée. Entre les deux, le mouvement socialiste s’intercale : empruntant ses méthodes au marxisme — c’est-à-dire à une connaissance scientifique de l’état social et du devenir historique — il s’assigne, pour but final, le renversement de la société capitaliste et la réalisation du communisme.
Capitalisme, socialisme, communisme : les trois anneaux de la chaîne, les trois étapes du voyage.
Voyons d’abord ce qu’est le capitalisme.
Le capitalisme est récent dans l’histoire. Il apparaît avec la Renaissance, lorsque commencent à se dissoudre les biens féodaux et à se constituer les monarchies absolues. Son prodigieux essor ne date que du XIXe siècle : il a fallu pour cela que, grâce à la vapeur et aux machines, la fabrique succède à la manufacture et que, sur les ruines du régime corporatif, la grande industrie conquière sa pleine liberté de mouvements (laisser faire, laisser passer).
Le capitalisme est caractérisé par la prédominance d’un mode de production, dit capitaliste, lequel exige, pour des rendements de plus en plus massifs, la réunion de capitaux considérables (matières premières, machines, argent liquide).
Le mode de production capitaliste exige autre chose aussi : l’existence d’un prolétariat nombreux, dénué d’instruments de production et réduit, pour ne pas périr, à vendre aux capitalistes sa « force de travail ».
L’essor du capitalisme eut pour conséquence l’affaiblissement rapide et le recul de la petite entreprise indépendante qui, de règle, est devenue l’exception. Ce phénomène, très apparent dans l’industrie, l’est moins dans l’agriculture, surtout en France où la petite exploitation, fortement protégée par l’Etat, a, jusqu’ici, résisté : mais, si elle subsiste, elle dépend de plus en plus du marché et des capitalistes qui y font la loi. Toute l’histoire de l’artisanerie et de la paysannerie, depuis cent ans, est celle de leur prolétarisation. « L’évolution économique de la société bourgeoise conduit, avec la nécessité des lois de la nature, à la ruine de la petite exploitation, fondée sur l’appropriation privée, par le travailleur, de ses moyens de production. Elle sépare le travailleur de ses moyens de production et le transforme en un prolétaire ne possédant rien. Elle transforme, en d’autres termes, le travailleur propriétaire en travailleur salarié. Les moyens de production deviennent le monopole d’un nombre relativement restreint de capitalistes et de grands propriétaires fonciers » (Ancien programme de la social-démocratie allemande, dit d’Erfurt, 1891).
Le résultat de cet écrasement de la propriété individuelle par la propriété capitaliste et de la petite exploitation par la grande a été un accroissement gigantesque de la productivité du travail. Mais les avantages de cet accroissement ont été accaparés par les détenteurs privés des moyens de production, capitalistes et grands propriétaires. Les prolétaires, ce matériel humain de l’industrie moderne, en ont été exclus, et non seulement les prolétaires, mais encore la classe moyenne ou petite bourgeoisie (artisans, paysans propriétaires, intellectuels), dont la situation est devenue, depuis la guerre, presque aussi incertaine que celle des prolétaires proprement dit, là où cette classe n’a pas été entièrement paupérisée.
L’évolution du régime capitaliste en a modifié profondément la structure, sinon l’essence. La concurrence entre capitalistes a amené une concentration de plus en plus dense des moyens de production dans les mains d’une oligarchie de plus en plus restreinte et omnipotente. Au capitalisme de concurrence, a succédé le capitalisme de monopole, qui n’a gardé de l’ancien que l’appétit du profit. Le libre échange a fait place au nationalisme économique. Le néo-capitalisme tend de plus en plus vers un régime d’autarcie (marché intérieur fermé), complété, à l’extérieur, par la pratique systématisée du dumping. Le néo-capitalisme, cessant d’être libéral et pacifique, est devenu résolument interventionniste à son profit. Capitalistes et financiers ont trouvé dans l’État, asservi par eux, un exécuteur docile. Protectionnisme, militarisme, impérialisme, colonialisme sont les traits dominants de l’évolution du capitalisme, parti de la liberté pour arriver au monopole.
Le néo-capitalisme a tenté d’organiser l’économie sous l’hégémonie des banques représentant le capital financier. Elle n’a réussi qu’à multiplier le désordre du monde. Tant qu’elle n’aura pour base que la propriété privée et pour régulateur que le profit, l’économie dirigée sera une utopie. La production restera livrée à son anarchie traditionnelle, dont la manifestation la plus topique est dans les crises.
Les crises économiques sont inhérentes à la nature du régime capitaliste, incapable d’ajuster sa production aux besoins des consommateurs solvables (les consommateurs insolvables n’existant pas pour lui). Avec l’industrialisation croissante du monde, qui amène la saturation des marchés et le rétrécissement des débouchés lointains, les crises deviennent « toujours plus étendues et plus dévastatrices » (programme d’Erfurt) et leurs retours périodiques entraînent, pour les États, des dérèglements financiers, monétaires, politiques et sociaux qui menacent la vieille société de subversion totale.
Le mode de production capitaliste est devenu anti-économique. Mais que dire de ses conséquences anti-humaines ? Il représente de plus en plus, non seulement pour les prolétaires qu’il exploite, mais pour la très grande majorité des hommes, un avilissement certain de leurs conditions d’existence. En même temps, s’élargit l’abîme qui sépare les classes, et s’aggravent les antagonismes qui mettent aux prises, en une véritable guerre civile (la lutte des classes) bourgeois, petits bourgeois et prolétaires.
L’inhumanité profonde du capitalisme se révèle surtout dans les crises. Alors les usines se ferment, les faillites se multiplient, les ouvriers sont jetés sur le pavé. A l’heure actuelle, dans le monde, trente millions d’ouvriers, d’employés, d’intellectuels sont ainsi la proie du chômage. Que vaut une société qui, suffisamment outillée pour satisfaire à tous les besoins, n’arrive pas à écouler sa production surabondante ? Que vaut une société qui n’arrive pas à assurer du travail à ceux qui n’ont, pour vivre, que leur force de travail ?
Le capitalisme, qui aggrave les antagonismes entre les classes, les exaspère entre nations. Dans son besoin d’expansion, il est essentiellement impérialiste. Ce qu’il lui faut, ce sont des débouchés, dût-il se les faire ouvrir à coups de canon. La préparation de la guerre est pour lui une nécessité primordiale : les guerres modernes sont des règlements de compte à main armée entre capitalismes rivaux aspirant à la suprématie commerciale.
Les guerres, Jaurès l’a dit, sont la honte et la condamnation du régime. Les guerres et les crises : les guerres sur le terrain de la politique, les crises sur celui de l’économie. Elles accusent jusqu’au paroxysme l’impuissance de la vieille société à discipliner ses forces productives surexcitées par l’appât du profit, en même temps qu’à assurer aux peuples le bien-être et la liberté dans le travail et dans la paix. Abaissement du niveau d’existence des masses, écroulement des classes moyennes, aggravation des inégalités sociales, exaspération des antagonismes de classes et des concurrences nationales, ces conséquences sont là sous nos yeux. Dernière conséquence : la bourgeoisie, sentant son règne menacé, recourt, pour se sauver, aux méthodes dictatoriales. Avec l’ancien capitalisme libéral s’en va la démocratie ; avec le capitalisme nouveau, à tendances protectionnistes et impérialistes, s’installe le fascisme, foulant aux pieds le suffrage universel et livrant le pouvoir à des bandits : armés.
Guerres, crises, fascismes ne font qu’attester l’agonie convulsive de la so