L’Encyclopédie Anarchiste — P
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PACIFISME (organisation et mouvement)
Comment empêcher la guerre et instaurer un régime stable de Paix ?
PAIX (LA PAIX PAR L’ÉDUCATION)
FIN DE LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE.
PRÉTENDUE SAINTETÉ DE LA PAPAUTÉ.
TURPITUDES ET CRIMES DU VATICAN.
RICHESSE ET AVIDITÉ DES PAPES.
PARLEMENT, PARLEMENTARISME, PARLEMENTAIRE
Participation au gouvernement.
LA RENAISSANCE DE L’IDÉE DE PATRIE.
LA PATRIE CRÉATION DE LA RÉVOLUTION.
I. LE PATRIOTISME — Ce qu’il est.
PHYSICO-CHIMIE, PHYSICISME BIOLOGIQUE
PRÉCURSEURS (LES) DE L’ANARCHIE
L’ANTÉ-PRÉHISTOIRE, LES ÈRES GÈOLOGIQUES.
PHILOSOPHIE DE LA PRÉHISTOIRE.
Les coopératives de production industrielle.
Coopératives spéciales de production.
Les coopératives agricoles de production.
Les Coopératives mixtes de producteurs et de consommateurs.
VII. — Évolution de l’idée de progrès.
II. L’appareil administratif : cheiks et khalifas, caïds et contrôleurs civils, résident et bey.
III. Colons et compagnies minières. Les juifs.
II. LA PUÉRICULTURE PRÉNATALE.
PACIFISME, PACIFISTE
Le néologisme « Pacifiste » fut, lancé après 1900, par Emile Arnaud, un théoricien de la paix, président de la Ligue internationale pour la Paix et la Liberté. Le substantif « Pacifisme » existait. déjà. Il correspondait à « Pacifique ». Le Pacifisme, dit le Congrès de Munich de 1907 est : « Le groupement d’hommes et de femmes de toutes nationalités qui recherchent les moyens de supprimer la guerre, d’établir l’ère sans violences et de résoudre par le droit les différents internationaux ». Le Pacifisme, dit Sève, dans son cours d’enseignement pacifiste, n’est que l’application de la morale aux relations des peuples. Il est, comme la morale, basé sur le respect de la personne humaine.
Aujourd’hui, le mouvement pacifiste manifeste moins d’unité qu’avant la guerre. En dehors de l’union des Sociétés de la paix, sous l’égide de laquelle se réunissaient tous les anciens Congrès, nous avons l’action internationale démocratique pour la Paix, fondée par Marc Sangnier, l’Internationale des résistants à la Guerre, la ligue internationale des femmes pour !a Paix et la Liberté, l’Union des associations pour la Société des Nations. Recherchant une définition qui puisse s’appliquer à tous les mouvements et toutes les théories au moins aussi hardies dans leur opposition à la guerre que le vieux mouvement de la Paix, mais n’excluant pas ceux qui professent une condamnation de la guerre encore plus intransigeants et plus catégorique, et des méthodes de lutte plus énergiques, nous appelons Pacifisme :
« L’ensemble des doctrines condamnant le principe de la guerre, préconisant l’application de la morale aux rapports entre les peuples, poursuivant l’abolition des guerres, la solution des conflits internationaux par des moyens pacifiques, tendant à l’instauration d’un régime de paix internationale permanente. »
Tandis qu’un « Pacifique » peut se contenter de désirer la paix pour lui-même et son pays et peut croire que cette paix sera assurée par les méthodes que préconisent les Nationalistes, le « Pacifiste » condamne l’idée de violences entre États, affirme que les relations entre les Peuples doivent être soumises à des principes moraux ou à des normes juridiques, veut la paix, non pas seulement pour sa patrie, mais pour le monde entier : Paix par le respect du droit, par le développement de la solidarité ou par la fraternité et l’amour.
Cette définition englobe donc les tendances pacifistes les plus diverses ; les unes condamnant la guerre défensive, les autres admettant le droit de légitime défense pour les États ; les unes condamnant l’idée de Patrie, les autres conciliant le Patriotisme et l’esprit international ; les unes considérant comme possible l’établissement d’un régime de droit et de Paix dans l’État Social actuel, les autres tenant comme improbable l’abolition des guerres tant que le Capitalisme ne sera pas abattu, ou bien tant que la division de l’Humanité en Nations n’aura pas disparu.
On peut être Pacifiste en partant du point de vue internationaliste, sur les droits et devoirs des peuples, sur la solidarité qui les lie ou doit les lier, considérer que la Paix permanente sera le résultat de l’organisation de rapports de justice entre les nations. On peut être Pacifiste en se plaçant au point de vue individualiste. La doctrine métapolitique et supranationale de Foilin, envisage surtout une modification des rapports des individus avec les États, condamne la guerre et le service militaire comme comportant l’asservissement de l’individu au groupe, tient la méconnaissance des droits primordiaux des individus, l’excès des pouvoirs accordés aux organismes d’autorité, la croyance à la fiction des intérêts nationaux, comme les principales causes des guerres. On peut être pacifiste en partant du point de vue humanitaire et évangélique. L’anarchiste chrétien Tolstoï envisage surtout les rapports des hommes entre eux, s’oppose à la guerre parce que contraire aux principes de l’amour du prochain et au devoir absolu qui en découle : le respect de la vie. Selon Tolstoï, la violence ne cessera que lorsque les hommes refuseront d’y coopérer.
On peut enfin professer un Pacifisme synthétique à la fois individualiste et solidariste, à la fois internationaliste et humanitaire, proclamer que la justice doit dominer les rapports entre les hommes, entre les peuples et les relations de l’État et des individus. On peut préconiser à la fois la résistance populaire énergique à la guerre, le refus collectif ou individuel d’y coopérer et l’effort pour l’organisation de la Paix.
Toutes les théories pacifistes répudient la guerre en tant que moyen de règlement des différends entre les Peuples ; toutes s’opposent au bellicisme, à la politique impérialiste, au culte de la force, à la haine entre les peuples, à l’oppression des peuples faibles par les peuples forts, aux diverses formes du despotisme international. Mais il semble que nous devions mettre en évidence les idées dominantes du pacifisme moderne, celles qui rallient le plus souvent la majorité dans les Congrès de la Paix, celles qui inspirent l’effort des pacifistes constructeurs. Elles se résument en deux affirmations essentielles :
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Les Rapports entre les Nations sont régis par les mêmes principes généraux de droit et de morale que les rapports entre individus.
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Pour protéger la vie et la liberté des peuples, il faut étendre sur le plan international les institutions qui protègent la, vie et la liberté des hommes à l’intérieur des Nations.
Ce dernier principe ne signifie pas que l’on doive transporter dans le domaine international les iniquités et les abus que l’organisation nationale présente plus ou moins dans tous les pays mais seulement que les solutions que l’homme a réalisées ou qu’il aspire à réaliser dans la Cité doivent s’élargir et s’étendre jusqu’à l’ensemble de la Civilisation. Les Peuples ont à peu près les mêmes droits et les mêmes devoirs dans l’Internation que les individus et les familles dans la Nation. Ils ont le droit essentiel de vivre eu travaillant.
Tout différend entre Nations, non résolu à l’amiable, doit être réglé par la voie juridique. Nul n’ayant le droit de se faire justice lui-même, aucune Nation ne peut déclarer la Guerre à une autre. L’autonomie de tout pays est inviolable ; le droit de libre disposition des peuples est inaliénable et imprescriptible. Les Nations sont solidaires les unes des autres.
Sur le plan juridique, la méthode d’organisation de la Paix consiste à prévoir le règlement juridique obligatoire de tout différend non résolu a l’amiable, élaboration d’un Code international public complet réglant les obligations et droits des États, la mise hors la loi de toute guerre et de toute préparation de la Guerre, donc l’interdiction des forces militaires nationales.
Sur le plan politique, les Pacifistes avaient toujours préconisé une fédération des peuples comportant : un organe législatif, un organe judiciaire et un organe exécutif. La plupart des Pacifistes constructeurs considèrent que la Société des Nations actuelle doit être transformée. Il faut qu’elle réunisse dans son sein toute l’Humanité ; qu’elle acquière une autorité souveraine au moins sur les questions de la Paix et tous les moyens propres à imposer ses décisions (la souveraineté des États doit donc être considérablement limitée ; elle doit évoluer dans un sens plus démocratique). Le Congrès de Valence de 1926 préconisait l’établissement du suffrage populaire international ; un parlement international doit être l’émanationdirecte des peuples. La Paix ne sera instituée dans le monde que le jour où sera substitué à la souveraineté absolue et désordonnée des États la souveraineté de la loi internationale votée par un parlement international économique et politique.
Sur le plan économique, les Pacifistes préconisent le libre échange, l’établissement d’une charte internationale définissant les droits et les devoirs des Nations relativement à leurs rapports économiques, et les droits de l’Internation ; le contrôle de la répartition des matières première, l’internationalisation de certaines richesses naturelles, de certains territoires et de certaines voies de communications. La Ligue Internationale des femmes pour la Paix et la Liberté envisageait qu’aux trois pouvoirs classiques : législatif, exécutif et judiciaire, fût ajouté un pouvoir économique.
En résumé, les Pacifistes les plus hardis préconisent l’institution d’un Sur-État ; il faut que chaque Nation limite son indépendance aux questions qui n’intéressent pas l’ensemble de la communauté humaine.
Les deux problèmes sur lesquels les Pacifistes sont le plus divisés sont celui des sanctions et celui de la défense nationale. Un ancien Congrès proclamait que les sanctions exécutives des décisions arbitrales ne devaient jamais avoir le caractère d’une guerre.
Beaucoup de pacifistes modérés envisagent la nécessité de guerres de sanctions collectives contre un agresseur. D’autres condamnent tout principe de sanction. La plupart sont d’accord pour admettre les sanctions économiques et financières.
Les partisans du « Sur-État » préconisent souvent l’institution d’une force armée internationale ; de nombreux pacifistes condamnent autant une force militaire au service de la Société des Nations qu’une force armée nationale. Selon un point de vue intermédiaire, il faut distinguer entre l’armée et la police. Si l’on admet certaines mesures de police, pourquoi en laisser le monopole aux États nationaux ?... Pourquoi ne pas les internationaliser ?... Une police internationale aiderait à contrôler le maintien du désarmement ; elle devrait avoir un caractère préventif et ne prendre les armes que lorsqu’il s’agirait de protéger la vie.
En tout cas, il faut distinguer l’idée de sanctions en général et l’idée de sanctions par les armes. Les moyens coercitifs dont disposerait une autorité mondiale puissante sont très divers.
Les plus justes sanctions sont celles qui frapperaient non pas un peuple en bloc, mais les individus coupables et responsables : gouvernements rebelles, chefs de bandes irrégulières, fabricants d’armements clandestins, provocateurs à la guerre, auteurs de la publication de fausses nouvelles, etc... Selon une tendance nouvelle, l’individu doit devenir sujet de droit international. Certains droits fondamentaux des hommes doivent être proclamés et protégés ; certaines obligations du citoyen du monde envers la communauté mondiale doivent être précisées.
Sur la question de la « Défense Nationale », le point de vue des Pacifistes intégraux, gagne chaque jour du terrain. Le vieux principe « les Nations ont, comme les individus, le droit de légitime défense », est chaque jour battu en brèche. Le président du bureau international de la Paix, Henri Lafontaine, écrivait, dans un rapport destiné au Congrès d’Athènes de 1920 : « L’assimilation entre le droit de légitime défense de l’individu et celui d’une collectivité nationale est tout à fait erronée. Pour l’individu, il n’y a, le plus souvent, d’autres alternatives que de périr ou de frapper son adversaire, et encore l’individu attaqué trouve-t-il des moyens de défense au sein de la collectivité dont il fait partie. I1 n’en est pas de même pour une collectivité nationale ; en cas d’attaque directe ou suspectée, elle peut subir des dommages, mais elle n’est pas menacée de mort. Les Peuples, à de rares exceptions près, ont survécu aux aventures guerrières, même les plus tragiques.
Selon une résolution votée par ce Congrès, il faut faire disparaître du pacte de la Société des Nations toute disposition qui permet à un État ou à un groupe d’États, en vertu d’une décision prise par lui ou par eux, et fût-ce pour leur propre défense, de recourir à la force armée, toute décision de cette nature devant appartenir à une autorité internationale. Le Congrès français de Valence, réunissant des organisations pacifistes très diverses, alla plus loin et se prononça en faveur du refus de servir en cas de guerre. Il condamna totalement la légitime défense guerrière et défendit contre la loi le principe de l’objection de conscience.
Loin de nous l’idée de prétendre que tous les pacifistes ou presque condamnent toute guerre, même défensive. C’est pourquoi nous préférons réserver l’épithète de « pacifiste intégral » à ceux dont l’opposition à la guerre ne comporte aucune réserve.
Mais, tandis qu’avant la guerre de 1914, la plupart de ceux qui condamnaient le devoir de défendre son pays par les armes se plaçaient à un point de vue religieux ou à un point de vue révolutionnaire (Tolstoïsme ou Hervéisrne), sans parler du point de vue Anarchiste, aujourd’hui, nous voyons des hommes qui, sans être des Extrémistes en politique, sans s’inspirer d’aucun mysticisme religieux, professent une opposition totale à la guerre, fondée sur des principes moraux purement rationnels et sur un idéal démocratique. La majorité de ces Rationalistes ne condamnent pas la défense légitime individuelle, mais refusent d’y assimiler la défense légitime nationale, qui atteint tant d’innocents et provoque des maux plus grands que ceux qu’elle a pour but d’éviter.
Aujourd’hui, étant donné le caractère moderne des guerres, l’accroissement formidable du nombre des victimes que provoqueront les armes chimiques et microbiennes, toute défense par la guerre sera nuisible à l’intérêt public, tant de la communauté humaine que de la Communauté nationale.
La différence des points de vue sur la défense nationale entraîne une différence sur l’idée de désarmement.
L’ensemble des vrais pacifistes a comme idéal le désarmement total des Nations (sauf peut-être une minorité modérée qui se contenterait de la réduction jointe à un pacte d’assistance mutuelle). La plupart des Pacifistes considèrent, dès à présent, le désarmement comme un facteur de sécurité et d’apaisement moral. Mais les plus hardis acceptent l’idée du désarmement uni-latéral, et croient à la vertu de l’exemplarité (voir le mot Paix). Pour hâter le jour où toutes les Nations auront abandonné leur armement, condition nécessaire d’une véritable fédération du Monde, il faut qu’un ou plusieurs peuples donnent l’exemple.
Comme conclusion nous exprimerons le vœu et l’espoir que le mouvement pacifiste continue a s’orienter dans la voie d’un pacifisme intégral et synthétique, préconisant à la fois la pression populaire la plus énergique contre le déclenchement des guerres et l’effort, pour l’institution d’un régime de Paix permanente. Le seul point de vue pouvant séparer le Pacifisme internationaliste et démocratique du Pacifisme anarchiste est que, selon ce dernier, la Paix permanente exige l’abolition complète de l’État. Il nous semble qu’elle exige seulement la limitation du pouvoir des États Nationaux. Ce pouvoir doit être limité : d’une part, par les droits de la Communauté mondiale organisée ; d’autre part, par le respect de certains droits primordiaux des individus.
Les anarchistes doivent, en tous cas, se demander si toutes les critiques qu’ils dirigent contre l’État National s’appliqueraient à un État fédéral mondial. Faisons aussi remarquer qu’on ne peut appeler le mouvement pacifiste en général « Pacifisme bourgeois ». Les solutions qu’il préconise, notamment sur le plan économique, s’inspirent souvent beaucoup plus de la pensée socialiste que de la pensée libérale. La composition des Congrès comporte un élément croissant de Socialistes, de syndicalistes, de socialisants. Nous ne parlons pas de l’internationale des résistants à la guerre chez laquelle les adversaires du régime social sont en grande majorité. Le Congrès démocratique international pour la Paix, à Bruxelles, proclamait que la diminution de la puissance capitaliste, l’accroissement de l’influence des classes laborieuses sont des facteurs importants de paix.
Les mouvements internationaux nouveaux insistent beaucoup plus que le Pacifisme ancien sur les liens entre la. question Sociale et la question Internationale. Remarquons d’ailleurs que les solutions pratiques préconisées par l’internationale Socialiste se rapprochent, souvent des propositions du mouvement pacifiste proprement dit. De plus, il n’y a rien dans la Doctrine Pacifiste orthodoxe, sous sa forme hardie, s’opposant à l’idée que le triomphe de son programme sera le résultat de la victoire politique des classes ouvrières. Toutefois, il semble à la majorité des théoriciens du Pacifisme qu’un régime de Fédération mondiale doit pouvoir réunir des pays dont le système politique et Social est très différent et n’exige donc pas l’abolition complète du régime capitaliste dans le monde entier.
Mais sur de nombreuses revendications, notamment sur l’idée de désarmement et celle d’arbitrage, les Pacifistes démocrates socialisants, les pacifistes professant le Socialisme révolutionnaire et les anti-militaristes anarchistes peuvent se trouver d’accord et agir en commun, même si sur l’idéal final ou sur la solution complète leurs idées sont divergentes.
— René Valfort
PACIFISME
« Pacifiste, mais non passiviste ». Cette formule comporte, sans doute, un jeu de mots, mais elle exprime aussi, bien nettement, clairement, et sans la fatale équivoque qui embrouille toujours cette question cardinale, le point de vue qui doit être celui, de tout homme digne du nom d’homme.
C’est la formule même de la morale humaine, qui n’a rien de commun avec le passivisme prêché par Tolstoï et ses disciples, passivisme qui n’est qu’un écho lointain de l’abdication bouddhique, véhiculée en Occident par le Christianisme et la morale évangélique.
Quant à l’élimination réelle, radicale, organique, de ce fléau : la guerre, il ne faut pas perdre de vue que « le problème de la guerre et de la paix c’est la question sociale elle-même » et que « c’est seulement en supprimant l’organisation antagonique qui nous régit que nous pourrons abolir les effets nécessaires. » (Réponse à l’Enquête de la revue Cœnibiumsur la guerre, janvier 1913). Tout le reste n’est que verbiage, illusion et fumée, que palliatifs ou expédients. Si nous voulonsorganiser la paix internationale, il faut que nous organisions d’abord la paix économique ; il faut que le régime individualiste du « chacun pour soi » et du droit quiritaire ait fait place enfin au droit social, au droit réel, et a une organisation rationnelle, amicale et vraiment humaine de la vie économique, base et fondement de la vie publique. C’est dans ce sens seulement qu’une action psychologique peut être réellement d’une efficacité durable, d’une efficacitédéfinitive. Et c’est dans ce sens que nos efforts doivent s’orienter méthodiquement, si nous voulons fonder la paix.
— Paul Gille
PACIFISME (organisation et mouvement)
Nous avons cité dans notre précédent article, comme organisation pacifiste internationale : L’Union des Associations pour la Société des Nations, Le Bureau International de la Paix, organe Central de l’Union des Sociétés de la Paix, L’Action Internationale démocratique pour la Paix, La Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté, l’Internationale des Résistants à la Guerre. C’est la première de ces fédérations qui est la plus puissante numériquement ; en Angleterre, notamment, sa section nationale comprend trois millions de membres. La tendance moyenne de ce mouvement est plus modérée que celle des autres groupements internationaux pour la paix, le pacifisme qui y est exprimé est souvent le pacifisme officieux, où l’influence gouvernementale et les préoccupations politiques se font sentir. Il y a même une minorité participant aux Congrès de cette Union internationale, dont l’opposition au principe de la guerre est trop tiède pour qu’elle puisse se dire pacifiste. Mais il y a aussi, groupée dans cette association, une tendance de gauche ; et souvent des résolutions émanant de ces assises ont émis des vœux assez hardis sur le désarmement, sur l’extension des pouvoirs de la S.D.N., sur l’arbitrage obligatoire et la révision des traités, etc..., mais pourtant, dans l’ensemble, cette organisation représente le pacifisme bourgeois le plus opposé aux tendances anti-militaristes et révolutionnaires.
La doctrine permanente du Bureau international de la Paix se confond à peu près avec le programme constructif développé dans notre précédente étude. Il est impossible de préciser la puissance numérique de ce mouvement pacifiste, vu qu’il comprend, à côté des Sociétés de la Paix proprement dites, beaucoup de groupes n’ayant pas la paix pour unique but. De plus, aux Congrès qu’il organise, de nombreux militants indépendants participent aux travaux collectifs. Ces travaux sont ceux des techniciens de la paix, des vieux doctrinaires auxquels s’adjoignent, selon les pays où se tiennent les Congrès, des éléments plus jeunes et plus hardis. Ce mouvement a eu une influence dans l’évolution des idées ; il n’a pas de force directe et continue pour l’action. Pendant la guerre, il fut peu actif. La majorité de ses membres considérait qu’il ne fallait pas préconiser une paix à tout prix, mais une paix fondée sur la justice et l’organisation du droit ; ce furent des Wilsoniens seconde manière. Il serait injuste tout de même d’oublier qu’il y eut parmi les représentants du pacifisme traditionnel une minorité importante, sinon de pacifistes intégraux, du moins de Wilsoniens première manière, partisans de la paix de conciliation et traités de défaitistes. En France, notamment, ce fut l’attitude du secrétaire de la délégation permanente des Sociétés de la Paix, Lucien Le Foyer.
Selon lui, le jusqu’auboutisme internationaliste était une déviation du pacifisme traditionnel. La véritable interprétation de la doctrine pacifiste classique consistait à admettre la défense nationale mais à la réduire à la protection de l’indépendance du pays. Ce droit s’arrêtait quand l’indépendance du pays n’était plus menacée. Il fallait donc non pas prolonger la guerre en ajoutant à la défense du sol d’autres buts de guerre, mais, au contraire, être prêts à tout moment à négocier.
Quant à l’instauration d’un régime de paix organisée, il convenait de la poursuivre par des méthodes de paix et. non par la guerre et la violence. Le principe « nul n’a le droit de se faire justice soi-même » persistait, même lorsqu’une guerre était déclenchée. Sans nous rallier à cette doctrine, puisque elle admettait quand même la défense nationale guerrière, constatons la hardiesse qu’elle manifestait à ce moment-là et remarquons que plus conséquents avec leur conviction, étaient ceux qui professaient à la fois le pacifisme — but et le pacifisme — moyen. Il est incontestable, sans le moindre excès d’optimisme, que l’expérience de la dernière guerre a dessillé bien des yeux, et qu’aujourd’hui, si un nouveau conflit se déclenchait, ceux qui auraient l’attitude de Le Foyer ou de la minorité de la Ligue des Droits de l’Homme seraient plus nombreux, et que ceux qui adopteraient l’ancien point de vue majoritaires seraient moins nombreux.
L’Action Internationale Démocratique pour la Paix est le mouvement international créé après la guerre par Marc Sangnier. Si ses fondateurs sont catholiques, ses militants appartiennent à des tendances religieuses et philosophiques très diverses. On rencontre même dans ses Congrès une jeunesse étrangère socialisante et parfois anarchisante. Sur la construction de la paix, son programme s’apparente à celui de l’ancienne Union des Sociétés de la paix. Mais il insiste sur deux points particuliers : l’Importance de la Préparation Psychologique de la Paix, le Rôle des Grandes Forces Spirituelles du Monde dans cette Préparation Psychologique, d’une part ; et d’autre part le lien entre le développement de la démocratie politique et économique, au sein des divers pays et le développement de la Paix Internationale...
« L’idéal de l’action internationale démocratique pour la paix est un idéal de paix totale : Paix entre tous les individus et tous les milieux sociaux comme entre tous les peuples et toutes les races. Dans les rapports des uns comme des autres, elle exclue le recours à la violence. Estimant toutefois que la Paix est inséparable de la justice, elle affirme que la paix ne sera vraiment stable que le jour où, par des réformes appropriées, on aura remédié aux injustices politiques, sociales et internationales dont souffre l’Humanité. »
Ces formules de la Charte de l’Action internationale démocratique pour la Paix sont, certes, interprétées différemment, selon les tendances sociales de ses membres. Pour les uns, jeunes républicains, la justice sociale nécessite un ensemble de réformes très hardies. Pour d’autres, socialistes et coopérateurs, elle nécessite l’abolition complète du régime capitaliste. Remarquons aussi que condamner le principe de la guerre civile, ce n’est nullement s’opposer à la grève générale et autres méthodes pacifiques de luttes de classes. Quant à la violence révolutionnaire, ceux des pacifistes qui admettent la guerre défensive n’assimileront pas toujours la résistance par la force à un Gouvernement oppresseur, à une guerre offensive. Et, même parmi les Pacifistes intégraux, condamnant, toute guerre internationale sans réserve, beaucoup, comme Félicien Challaye, feront une distinction s’il s’agit de la lutte sociale.
« Il (le pacifiste intégral) pourra participer à la révolte contre un oppresseur, si de cette révolte peut, évidemment, résulter l’allégement de certaines souffrances. On peut, par exemple, être pacifiste, et participer à une insurrection contre des Gouvernements assez criminels pour précipiter leur peuple dans un conflit armé. La guerre civile, la guerre sociale sont essentiellement différentes de la guerre étrangère. C’est la guerre entre peuples, seulement, qu’interdit le pacifisme intégral tel qu’il est ici défini. » (Félicien Challaye : La Paix par le Droit, novembre 1931.)
Certains des Congrès du mouvement de Marc Sangnier, comme celui de Bierville ont eu un grand retentissement dans l’opinion publique. Il en fut de même parfois de l’action de la « Ligue internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté ». Ce mouvement fut fondé en pleine guerre ; et ses membres travaillèrent à la fois à hâter la fin du conflit et à préparer un régime de Paix durable. Sa doctrine de Pacifisme constructif est plus hardie, plus radicale, que celle des mouvements dont nous venons de parler. Cette ligue demande, dès à présent, le désarmement total. Elle s’oppose autant à l’armée internationale qu’au Blocus. Elle tend à un régime politique et économique mondial organisant non seulement la paix dans le sens d’absence de guerre, mais aussi une solidarité très étroite limitant l’indépendance des peuples aux questions qui ne touchent pas l’intérêt de la communauté humaine. Au point de vue social, ce mouvement proclame le bien-fondé de la plupart des revendications révolutionnaires, mais préconise l’emploi de méthodes de lutte non violentes. Une de ses déclarations condamne toute guerre offensive aussi bien que défensive.
Ce groupement international, qui vaut moins par le nombre que par la grande activité et la hardiesse dans l’action, se rapproche donc sur beaucoup de points de l’internationale des Résistants à la Guerre.
C’est parmi « les Résistants à la guerre » qu’on trouva le plus d’anarchistes. On peut dire que sa doctrine constitue une synthèse du pacifisme constructif et de l’antimilitarisme proprement dit. Nous croyons devoir citer textuellement la déclaration qui fut adoptée par la. première Conférence internationale en 1921. « La » guerre est un crime contre l’humanité. Pour cette raison, nous sommes déterminés à n’aider ni directement : en servant de quelque façon dans l’armée, la marine, ou les forces aériennes, ni indirectement : en fabriquant ou manipulant consciemment des munitions ou autre matériel de guerre, en souscrivant à des emprunts de guerre, en employant notre travail de façon à libérer d’autres en vue du service militaire. Nous sommes résolus à n’accepter aucune-espèce de guerre, agressive ou défensive, nous rappelant que les guerres modernes sont invariablement présentées par les Gouvernements comme défensives.
Les guerres pourraient se placer entre trois sortes :
-
Guerre pour la défense de l’État ;
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Guerre pour conserver l’ordre de la Société existante ;
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Guerre en faveur du prolétariat opprimé.
Nous sommes convaincus que la violence ne peut réellement pas conserver l’ordre, défendre notre foyer ou libérer le prolétariat. En fait, l’expérience a montré que, dans toutes les guerres, l’ordre, la sécurité, et la liberté disparaissent et que, loin d’en bénéficier, le prolétariat en souffretoujours le plus. Nous maintenons, cependant, que les Pacifistes sérieux n’ont pas le droit de prendre une attitude purement négative et doivent lutter pour la suppression de toutes les causes de guerres.
Dans d’autres motions, l’Internationale des Résistants à la Guerre demande un régime fondé sur le principe pacifiste de coopération pour le bien commun. « On remarquera que les Résistants à la guerre, ou du moins la majorité d’entre eux, condamnent la guerre civile comme la guerre étrangère. Toutefois, ne croyons pas que ce point de vue signifie la confiance exclusive dans les méthodes légalistes, démocratiques et réformistes. Beaucoup parmi eux, peut-être la plupart, veulent la révolution sociale par l’action directe du Prolétariat ; mais. ils croient à la plus grande efficacité des méthodes non violentes de lutte : grève générale, non coopération, refus de servir, boycottage. etc., etc...
Ils nient que dans les méthodes de Gandhi, rien ne soit applicable à l’Occident et rappellent que plus le Prolétariat conquiert la vraie force, moins il a besoin d’user de violence. Si certains résistants sont non-violents en partant d’un point de vue religieux ou éthique, d’autres le sont en partant d’un point de vue réaliste et pratique.
Tout en croyant au grand avenir du mouvement des résistants à la guerre, à son influence profonde sur les progrès futurs de la paix, nous lui reprochons de ne pas distinguer suffisamment, dans ses doctrines, entre la question des guerres internationales et le problème de la guerre sociale. On peut, selon nous, rendre impossibles les guerres proprement dites avant d’avoir solutionné la question sociale. On peut aussi abolir les conflits meurtriers sans avoir supprimé toutes leurs causes. Le régime le plus propice à l’établissement de la justice entre les hommes sera la Fédération mondiale politique et économique, ayant désarmé les nations militairement et économiquement.
Mais, n’oublions pas ce fait essentiel : que des hommes professant des conceptions sociales très différentes ou des idées diverses sur le problème de l’emploi de la force en période révolutionnaire, sont d’accord pour condamner sans réserve toute guerre entre peuples et préconiser la résistance active, collective, au meurtre collectif et à sa préparation.
Quant à la guerre sociale, sans vouloir nous prononcer sur le problème délicat de la défense contre la violence contre-révolutionnaire, nous croyons devoir rappeler que, même lorsqu’il y a vacance de la légalité, il ne doit jamais y avoir vacance de la morale ; et que, s’il y a une religion qui doit être respectée par les adversaires des dogmes, c’est la religion de la vie humaine, c’est le dogme du respect de la vie.
— René Valfort
PACTE
n. m. (du latin pangere, pactum, fixer)
Pacte est synonyme de contrat, d’accord, de convention ; il implique l’idée d’une association, consentie au moins de façon explicite. Dans les sociétés autoritaires, le lien d’union entre individus est d’ordre extérieur, c’est en définitive la contrainte qu’exerce l’autorité gouvernementale, c’est la peur des sanctions légales, la peur du gendarme. Ceci reste aussi vrai qu’il s’agisse de la Russie des Soviets ou de la République française que de l’Italie de Mussolini et de l’empire du Japon. La force tel est l’ultime argument dont on use contre qui se décide à désobéir. D’ailleurs l’on ne saurait parler de pacte au sens véritable, l’Etat imposant ses volontés aux individus sans préalable discussion, sans même se soucier de leur consentement tacite. Toutefois, pour rendre leur joug supportable et n’être pas victimes du mécontentement général, les autorités surajoutent, dans une certaine limite, l’intérêt à la force et se prétendent les défenseurs vigilants du bien-être commun. Les réactionnaires les plus notoires, les représentants attitrés du capitalisme et de la bourgeoisie, même les rois et les dictateurs se disent guidés par le seul intérêt du pays..Mensonge impudent, ces gens-là estimant que tout va bien lorsqu’ils sont satisfaits. Faussement ils confondent la prospérité générale avec celle de leur classe ou de leur caste ; le peuple doit se contenter du bonheur de ses maîtres. Mais les anti-autoritaires peuvent se réjouir d’une transformation qui enlève aux chefs leur auréole divine et les replonge dans la commune humanité. Elle est de date trop récente pour que les effets en soient très sensibles ; à de certains indices, l’on peut, néanmoins, juger que le prestige de l’autorité ira sans cesse diminuant. Et Lénine avait raison d’estimer la disparition de l’Etat inévitable dans l’avenir. Regrettons que ses fougueux disciples, pas plus que les autres docteurs en marxisme des différents pays, n’aient suffisamment étudié l’évolution historique du concept d’autorité. Le commandement, au sens antique du mot, n’est qu’un anachronisme ; c’est à un travail de coordination et d’adaptation que se ramène aujourd’hui le rôle du chef d’entreprise, je ne dis pas du propriétaire, parasite inutile qui souvent n’exerce pas la direction effective. Ainsi, même dans nos sociétés anarchistes, l’intérêt se substitue à la contrainte extérieure. Pourquoi dès lors l’utilité ne pourrait-elle servir de base unique aux pactes et contrats divers ? Il s’agit, pour les libertaires, d’accélérer une transformation dont le germe préexiste dans notre monde contemporain. Sans recourir à la contrainte, le lien utilitaire permet de créer des associations solides entre individus. Syndicats et groupements professionnels s’inspirent de cette idée, quand ils ne consentent pas à n’être qu’un marchepied pour de rusés politiciens. L’avantage de l’intérêt, c’est qu’il cadre avec la mentalité du grand nombre et n’exige pas une perfection exceptionnelle de la part des individus. Pierre Besnard est à consulter sur ce sujet. Mais, au-dessus du pacte qu’engendre l’intérêt, nous plaçons celui qui résulte de la communauté d’idéal ou de l’amitié. Parce qu’ils aspirent vers un but identique et qu’un rêve commun guide leurs pas, des hommes s’associent que ne rapprochaient ni le tempérament ni la profession. Nombreux furent, au cours de l’histoire, les groupements de ce genre que suscitèrent la politique et la religion. Ce fut pour le malheur du genre humain parfois et, dans l’enthousiasme de maints adhérents, l’intérêt tint une large part. Pourtant l’héroïsme de plusieurs s’avère manifeste ; et l’on pourrait utiliser, pour le bien de l’espèce, une force dont elle eut à souffrir fréquemment. Le lien associatif réside alors dans l’idée ; et nul besoin d’une autorité centrale ni de sanctions pour que le groupement puisse subsister. Les quakers sont organisés d’après ce type. Répondant à une très intéressante question posée par Marguerite Deschamps, dans la Revue Anarchiste, au sujet du respect des contrats, Madeleine Madel écrit à leur sujet :
« Lorsque, dans une réunion de cette société, on a à prendre une décision intéressant le groupe, ce n’est ni par la majorité, ni par la minorité, ni par un individu — vous entendez bien -, c’est par l’unanimité que la décision doit être prise. Voilà qui en dit long sur les méthodes de discussion approfondie et courtoise qui sont pratiquées, sur la bonne volonté et la claire raison de ceux qui y participent, car presque toujours on parvient, en effet, à cette unanimité. Lorsque le cas se produit où elle ne peut être atteinte, aucune décision intéressant la totalité du groupe n’est prise, et il appartient à chaque membre de se déterminer individuellement selon son inspiration propre. Et on ne chicane pas un membre si sa détermination ne correspond pas exactement à ce que tel autre membre désirerait. On se fait confiance réciproquement ; on fait confiance à l’idée qui anime le groupe tout entier. »
Madeleine Madel ajoute que, lorsqu’un adhérent n’est plus d’accord avec l’esprit du groupe, il s’élimine assez rapidement de lui-même, l’atmosphère étant, désormais, pour lui, irrespirable. Le milieu, cher à E. Armand, dont les membres ne songeraient pas à rompre brutalement, sans préalable avis, un contrat qui leur vaut personnellement des avantages, n’apparaît donc pas impossible. Toutefois, dans l’état présent, des associations de ce genre n’obtiendront jamais une extension bien considérable ; seules peuvent attirer les masses, celles qui se fondent sur l’intérêt. La même observation est applicable aux groupements qui se fondent sur l’amitié. A ceux-là vont mes prédilections personnelles, car j’estime que rien n’est supérieur, pour rendre la vie agréable et féconde, à de solides et durables affections. Mais la fraternité qui me plait repousse toute contrainte, toute inégalité, tout conformisme, quels qu’ils soient. Hiérarchie, obéissance, autorité sont des mots qu’elle ignore ; c’est au cœur, éclairé par la raison, qu’elle demande d’harmoniser les volontés. En fondant la Fraternité Universitaire, au début de 1921, c’est une association de ce genre que je me proposais d’établir. Voici d’ailleurs ses principes :
« Placée au-dessus des écoles et des partis, la Fraternité Universitaire demeure ouverte aux volontés droites et aux cœurs généreux sans distinction de croyance ou de position. Ignorante de toute hiérarchie comme de toute contrainte, elle ne connaît d’autres règles que celles de la confiance et de l’amitié. Les formules stéréotypées, les cadres rigides ne sauraient être son fait ; elle entend s’adapter incessamment aux conditions nouvelles du devenir social. »
Contrairement à ce que son titre semblait indiquer, elle s’adressait à tous les intellectuels, non aux seuls universitaires. Mais il fallut pratiquer une rigoureuse sélection, basée sur le caractère, le genre de vie, les dispositions du cœur et de la volonté. Onze ans de pratique m’ont persuadé qu’une sévère sélection morale peut contrebalancer l’absence de sanctions. Axel-A. Proschowsky n’a pas tort de compter sur l’eugénisme pour opérer cette sélection, plus tard ; de nouvelles découvertes d’ordre psychologique ou biologique pourront encore faciliter singulièrement la tâche de ceux qui nous suivront. Dès aujourd’hui, elle est possible quand on s’y applique sérieusement. L’absence de sanctions ne saurait d’ailleurs signifier qu’on se laisse brimer passivement, qu’on renonce au droit de légitime défense, en cas d’attaque injustifiée. Aux libertaires, à qui répugne l’emploi de la contrainte pour faire respecter pactes et contrats, il reste, en conséquence, la ressource d’appuyer ces derniers sur l’utilité, s’il s’agit du grand nombre, sur la communauté d’idéal ou sur l’amitié s’ils traitent avec des individus soigneusement choisis. Quand les trois éléments, ou deux d’entre eux au moins se trouvent réunis, le lien associatif devient particulièrement fort. Espérons qu’une transformation s’opèrera, peu à peu, dans l’ensemble des mentalités, qui permettra de donner l’amour pour base à tous les rapports entre humains.
— L. BARBEDETTE.
PAGANISME
n. m. (du latin paganus, paysan, villageois)
Quand les chrétiens commencèrent à prévaloir dans les villes, ils appelèrent païens ceux qui restaient fidèles aux anciens cultes de l’empire, voulant signifier par là que ces derniers ne se recrutaient plus qu’à la campagne. En 368, Valentinien employa ce terme dans un édit, pour la première fois. Et bientôt il servit à désigner tous ceux qui n’étaient ni chrétiens ni juifs. De païens on tira paganisme, un mot qui s’appliquait, non plus aux individus, mais à leurs croyances. Etroitement associées à l’histoire de Rome, ces croyances s’étaient modifiées au cours des siècles. Pour les anciens Italiotes, les dieux n’étaient pas des êtres vivants, unis entre eux par des mariages ou la parenté, c’étaient des abstractions vagues, dépourvues de réalité, qui personnifiaient les forces de la nature ou les phénomènes, soit terrestres, soit célestes. De bonne heure on fit des emprunts sérieux à la religion étrusque, Mais c’est l’influence hellénique qui modifia le plus profondément le vieux culte romain. On identifia les dieux nationaux avec les divinités venues de Grèce, moins rustiques et ennoblies par de poétiques aventures ; seuls les noms traditionnels furent conservés, les légendes se modifièrent, et bientôt tout l’Olympe hellénique s’installa dans la Ville Eternelle. Les fidèles ne reconnurent plus les antiques objets de leur adoration et le résultat fut un déclin rapide du sentiment religieux. Dès le début du IIème siècle avant notre ère, on traduisit en latin les écrits du philosophe grec Evehmère pour qui les dieux n’étaient que des hommes marquants, divinisés par la crédulité populaire. C’est par esprit politique, à titre de frein indispensable pour subjuguer la multitude, que les hommes éclairés continuèrent d’assister aux cérémonies religieuses ; ils sacrifiaient aux dieux, non par esprit de foi, mais afin de remplir le premier devoir de tout bon citoyen. Comme les bourgeois actuels vont à la messe, sans croire le plus souvent, pour encourager le peuple à écouter les boniments d’un clergé réactionnaire. Auguste tenta de ranimer le zèle religieux des romains : il rouvrit de nombreux temples, ressuscita des sacerdoces tombés en désuétude, remit en honneur des rites démodés. Lui-même remplissait avec conscience son rôle de grand pontife ; et c’est pour lui plaire que Virgile, dans son Eneide accorda une si large place à la mythologie. Cette restauration ne parvint pas à jeter des racines profondes ; elle développa l’hypocrisie chez ceux qui voulaient plaire au maître, mais ne ralentit point la décadence du sentiment religieux. Rome aura d’ailleurs un dieu plus vivant que Jupiter Capitolin en la personne de l’empereur. Moins original dans le fond que dans la forme, ce nouveau culte, essentiellement politique ne fut qu’une transformation de la vieille religion de l’Etat, base organique de la cité. On continua d’adorer Rome en la personne de celui qui symbolisait sa puissance. Quant au peuple, incapable de se satisfaire du culte officiel, trop sec, trop dépouillé de conviction, il se tourna vers les dieux de l’Orient, dont les prêtres apportaient l’espérance aux cœurs ulcérés par les misères d’ici-bas. En s’attribuant la destruction de la vieille religion nationale, à laquelle personne ne croyait plus, le christianisme s’est vanté d’un miracle facile. S’il dut lutter pour la conquête des cerveaux, ce fut contre des sectes orientales qui s’adressaient comme lui aux déshérités. Le culte de Cybèle fut introduit à Rome pendant la seconde guerre punique, pour obéir, croyait-on, à un oracle des livres Sibyllins ; ceux d’Isis, d’Osiris, de Mithra, d’Attis, de Sabazios etc., recrutèrent par ailleurs de nombreux fidèles. En vain le Sénat s’inquiétera-t-il de l’introduction de certaines religions étrangères et fera-t-il mettre à mort des milliers d’hommes et de femmes pour avoir participé aux Bacchanales ; en vain les cultes égyptiens seront-ils persécutés par Auguste et Tibère, l’astrologie chaldéenne proscrite par d’autres empereurs, les dieux d’Orient s’installeront à Rome en vainqueurs. Caligula permit le culte d’Isis ; Vespasien se montra favorable aux rites nouveaux ; Commode fut initié aux mystères de Mithra ; Héliogabale était grand prêtre d’une divinité orientale ; Alexandre Sévère adorait tout ensemble Jésus et Apollonius de Tyane. Les chrétiens confondront ces sectes dans une égale haine, dans un même mépris ; leurs fidèles seront tous des païens ; et la persécution sévira contre eux, sous les empereurs chrétiens, avec autant de vigueur que contre les partisans de l’ancienne religion nationale. Sur les ruines du christianisme nous voyons de même aujourd’hui se multiplier les petites Eglises et les superstitions apportées d’Orient. Spirites, occultistes, théosophes, au mysticisme souvent exacerbé, sont en passe de détrôner le dogmatisme des théologiens. Tant il est vrai que se répètent, presque pareils, les phénomènes qui président à la naissance et à la mort de toutes les religions.
Mais le paganisme ne disparut pas aussi rapidement que beaucoup le supposent ; longtemps il conserva des adhérents parmi les intellectuels, dans l’aristocratie, parmi lès habitants des campagnes. Et là encore le parallélisme apparaît saisissant entre l’agonie de l’antique religion romaine et l’agonie du christianisme dont nous sommes actuellement les témoins. En philosophie, l’école néoplatonicienne d’Alexandrie s’efforça de réconcilier 1e paganisme avec la raison. Plotin, son plus illustre représentant, passa vingt-six ans à Rome ; magistrats, sénateurs, nobles matrones se pressaient pour l’entendre. Son langage obscur, mais éloquent, son visage inspiré, ses allures de messager des dieux lui conféraient un prestige extraordinaire. Il laissa, en mourant, un nombre prodigieux de disciples qui propagèrent sa doctrine dans tous les rangs de la société : Porphyre est le plus connu d’entre eux. Chargée de subtilités grecques, la philosophie de Plotin justifiait toutes les fables mythologiques ; elle ne se détachait du paganisme que pour y revenir par une voie détournée, selon un procédé qu’ont imité depuis les apologistes chrétiens. Au faîte de toutes choses, Plotin mettait un principe indivisible et indéfinissable, l’Un ou le Bien : ce dernier engendrait l’Intelligence qui n’avait d’autre fonction que de se penser et qui contenait en elle-même les idées ou archétypes des choses ; de l’Intelligence naissait l’Ame du monde qui produisait à son tour l’espace et les êtres qui le remplissent. L’Un, l’Intelligence, l’Ame sont les trois hypostases, éternelles, infinies, mais néanmoins inégales d’un même Dieu qui sort de son unité pour penser et pour agir. La magie est utile car ses incantations et ses filtres réveillent les attractions par lesquelles l’Ame gouverne le monde ; et le sculpteur qui crée une œuvre belle fournit à cette même Ame un réceptacle où elle se repose avec prédilection. Plus tard, Jamblique enseignera comment on entre en communication directe avec les dieux par la théurgie, les sacrifices, les conjurations. Au cinquième siècle, la philosophie plotinienne brillera encore à Athènes avec Proclus. De son côté, la poésie continua de s’inspirer de la mythologie païenne. Ce sont les dieux d’Homère et de Virgile que chante Claudien, c’est à la victoire de Jupiter sur les Géants, à l’enlèvement de Proserpine qu’il s’intéresse, à une époque où le christianisme est définitivement victorieux. Aux empereurs, il tient un langage plein d’encens idolâtrique et de réminiscences païennes. Il représente Théodose prenant son vol vers l’azur céleste, comme autrefois Romulus, et allant s’installer au sommet de l’Empyrée. À Honorius qui a déjà persécuté durement le paganisme, il ne parle que des dieux antiques, sentinelles protectrices de l’empire et de son chef. Dans ses manifestations les plus importantes, la littérature était encore fidèle, en plein cinquième siècle, à la tradition mythologique ; et, dans les écoles où l’on étudiait les beaux textes de l’époque classique, les habitants de l’Olympe, aux légendes si gracieuses et si intimement mêlées à l’histoire de Rome, tenaient toujours une place de premier ordre. Philosophes, poètes, rhéteurs, grammairiens furent d’ardents défenseurs du paganisme. Il trouva aussi un appui solide dans l’aristocratie. Les familles sénatoriales étaient restées fidèles aux anciennes cérémonies et aux croyances traditionnelles. Cinq d’entre elles seulement étaient chrétiennes, quand Symmaque demanda le rétablissement de l’autel de la Victoire, enlevé du Sénat par ordre de l’empereur. Aussi la noblesse se fit-elle la protectrice des écrivains qui célébraient le vieux culte. Elle regarda avec dédain les foules qu’on entraînait au baptême et accusa les princes chrétiens d’être les auteurs de tous les maux dont souffrait l’Etat. Ses immenses domaines, ses légions d’esclaves et de clients, la richesse de ses palais, les hautes dignités que ses membres exerçaient souvent, lui assuraient un prestige considérable. Si Théodose n’osa pas appliquer en Occident les décrets qu’il avait rendus concernant la fermeture des temples et l’expulsion des pontifes, c’est qu’il redoutait ses protestations. Symmaque, l’un de ses représentants les plus illustres, est resté comme le défenseur type du paganisme expirant. Sa remarquable éloquence, ses rares qualités d’écrivain, les hautes fonctions qu’ils avait obtenues et remplies avec intégrité lui valaient la confiance du Sénat. Devenu pontife, il apportait une exactitude scrupuleuse à l’exercice de ses fonctions, multipliait les sacrifices pour apaiser la colère des dieux, ranimait le zèle de ses collègues moins ardents. Se montrant plus logique en cela que nos académiciens ou nos ministres réactionnaires actuels, qui font l’apologie du catholicisme, mais s’abstiennent d’ordinaire, d’en observer les rites et d’en pratiquer la morale. C’est pour ne point trahir les traditions romaines et la mémoire de leurs ancêtres que la majorité des patriciens continuaient de se soumettre aux prescriptions religieuses d’autrefois. Ils estimaient que la cause de Rome était indissolublement liée à celle du paganisme, comme maints patriotes de chez nous supposent que le catholicisme est un facteur essentiel de la prospérité nationale. Les gens des campagnes restèrent attachés au culte ancien pour d’autres motifs. Ignorants, grossiers, presque incapables de penser parfois, ils avaient conservé une foi entière aux dieux que leurs pères adoraient ainsi qu’à la puissance des sorciers et des magiciens. Depuis longtemps la population laborieuse des villes était chrétienne, que l’on rencontrait toujours à la campagne des temples où fumaient les charbons du sacrifice, des effigies sacrées que vénéraient les habitants ; aux arbres, aux sources, chers aux divinités champêtres, on continuait d’apporter des fleurs et d’autres présents. Bacchus et Pan n’étaient pas oubliés ; Satyres et Dryades séjournaient encore dans la profondeur des bois. Dans bien des campagnes les pratiques ancestrales furent défendues pied à pied par les paysans ; le culte nouveau ne l’emporta qu’après une lutte prolongée. Malgré l’Eglise devenue toutepuissante, le paganisme subsista en plus d’une contrée ; et, dans beaucoup d’autres, il se modifia seulement. On continua de craindre et d’invoquer les anciens dieux transformés en puissances mauvaises, en démons ; leurs noms intervenaient dans les formules magiques, les imprécations et les serments ; une vertu secrète s’attachait, croyait-on, à leurs effigies. Les imaginations se détachaient avec peine des fantômes qui les avaient émues durant des siècles. Même dans les villes, les vestiges du paganisme subsistèrent nombreux. Au grand scandale des pèlerins, Rome retentissait, à certains moments de l’année, de chants utilisés autrefois par les idolâtres. Les luttes et les courses du cirque, les spectacles du théâtre restèrent, à l’époque chrétienne, fidèles à maintes traditions léguées par les païens. Des citoyens s’entretuaient certains jours, pour le plaisir de la foule, dans plusieurs villes italiennes, à Ravenne et à Orvieto par exemple ; cela en plein moyen âge. Pétrarque raconte qu’en 1346 il vit recommencer à Naples les spectacles du Colisée. Sans les violentes persécutions dont il fut l’objet de la part des empereurs chrétiens, le paganisme aurait subsisté à l’état, non de superstition, mais de véritable culte. Dès 341, un édit prohiba les sacrifices, et cette défense fut renouvelée, avec peine de mort, en 353 et 356 ; la même peine fut portée, par Théodose, en 385 contre les aruspices, en 392 contre ceux qui pénétraient dans un temple. Un édit de 408, complété par plusieurs autres d’Honorius, marqua la fin officielle de l’antique religion nationale. Mais, au milieu du VIème siècle, ses partisans restaient assez nombreux et assez hardis, à Rome même, pour vouloir restaurer le Palladium et ouvrir le temple de Janus. Le paganisme devait d’ailleurs prendre sa revanche en fournissant de nombreux éléments au christianisme et en transformant sa physionomie première au point de la rendre méconnaissable. Au lieu de retrancher les fêtes traditionnelles, qui interrompaient la monotonie du labeur quotidien, l’Eglise les adopta, se bornant à remplacer les dieux de l’Olympe par le Christ ou les saints. Elle permit que des agapes fraternelles deviennent l’équivalent des anciens repas sacrés. La procession de la Chandeleur fut substituée aux Lupercales, celles des Rogations aux Ambarvales ; le culte de la Vierge Marie fit oublier celui des déesses, et l’on a dit qu’il avait plus fait pour le triomphe du christianisme que la main de fer des successeurs de Constantin, De nombreux temples furent transformés en églises ; on conserva souvent les anciens pèlerinages, en édifiant des chapelles ou des monastères là où se trouvaient les idoles ; la hiérarchie des dieux fut remplacée par celle non moins compliquée des saints. Nous n’en finirions pas de signaler les emprunts de toutes sortes que le christianisme fit au culte païen. Instruments liturgiques, ornements sacerdotaux, usage des cierges, de l’encens, etc., sont des legs des anciennes religions. Au moins par son aspect extérieur, le catholicisme actuel se rapproche plus du paganisme que du culte célébré par les chrétiens des temps apostoliques. Le parti pris des historiens bien-pensants est incapable, aujourd’hui, d’étouffer la vérité. Il existe à Luxeuil une collection remarquable de tombeaux gallo-romains du second et troisième siècles. Les personnages en relief qui les décorent, tiennent à la main des objets symboliques, en particulier des vases qui rappellent les emblèmes du culte eucharistique. Des prêtres avaient naturellement écrit de gros volumes pour démontrer qu’il s’agissait de tombes chrétiennes. En quelques pages, publiées par la Revue Archéologique, j’ai prouvé que les sarcophages gallo-romains de Luxeuil étaient ceux de très authentiques païens, qui n’avaient pu adopter les symboles eucharistiques, ne les connaissant pas. Tous les chercheurs sérieux m’approuvèrent, à commencer par Houtin ; pas un prêtre n’entreprit de réfuter mes arguments. Dès qu’un savant impartial s’avise de contrôler les dires du clergé, il aboutit à des conclusions désastreuses pour l’orthodoxie. C’est d’ailleurs ouvertement que le pape Grégoire le Grand conseillera aux missionnaires anglo-saxons de s’inspirer des coutumes païennes.
— L. BARBEDETTE.
PAIN
n. m. (du latin panis, même signification)
Convenons de suite qu’il y aurait trop à dire sur ce simple mot d’une syllabe en quatre lettres s’il nous fallait interpréter ici toute la signification qu’on attache à ce mot, pain. On la trouve, d’ailleurs, dans les dictionnaires, car le mot pain revient sans cesse dans la conversation de ceux qui s’en nourrissent et sous la plume des écrivains. On vit par le Pain ; on lutte pour le Pain.
Au début de la vie, ne se pose-t-elle pas déjà pour nous la question du pain ? C’est encore, à peu près partout, le premier souci des hommes pour lesquels la fameuse sentence : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front... » n’est pas une vaine formule.
Si « l’espérance est le pain du malheureux », il ne suffit pas à le sustenter. Ce n’est pas avec ce pain là qu’il lui faut envisager l’avenir lorsque, par son travail, il doit gagner son pain et celui de la famille. Il nous paraît plus sage, pour l’homme et pour la femme, tout nouvellement unis par l’amour, d’examiner en face en pleine raison sainement, leur situation et de n’infliger la vie qu’à bon escient, c’est-à-dire de ne pas faire un malheureux à qui le pain fera peut-être manque. Nécessairement, il faut bravement affronter le problème du pain et le résoudre. Quand il y a de la misère pour deux, n’est-il pas criminel de l’augmenter pour qu’il y en ait pour trois ? Si la faim est la triste perspective des exploités, ceux-ci n’ont-ils point le devoir de s’assurer, en ne comptant que sur eux-mêmes, le pain quotidien, plutôt que de le demander en vain chaque jour, à genoux, en disant : « Notre Père qui êtes aux cieux, donnez-nous notre pain quotidien. »
Il faut du pain !... Qu’il soit de seigle ou de froment ; qu’il soit blanc on noir ; qu’il soit frais ou rassis, il est pour le plus grand nombre des humains de nos contrées le plus indispensable des aliments... Or, ce n’est pas la Terre qui le refuse à l’homme ; c’est l’Homme qui ne sait pas se le procurer... Ce n’est pas le terrain qui manque pour ensemencer où il faut le blé, le seigle, le sarrazin. Pas plus que ne manque, sous divers climats appropriés, le terrain humide tout prêt à recevoir le riz, ce pain des Asiatiques qui devient aussi celui des Africains. Enfin, le pain et nous comprimons avec lui tout ce qui est un produit de la Terre et aliment primordial à l’entretien de la vie des êtres qui l’habitent -doit et peut être en suffisance pour tous. Il appartient donc à ceux qui ne s’en peuvent passer d’exiger qu’il en soit ainsi et de s’organiser pour qu’il n’en soit pas autrement.
La terre est vaste, elle est féconde, mais il faut qu’on l’ensemence, qu’on la cultive et, suivant les climats, suivant les lieux, il faut plus ou moins de travail, plus ou moins d’efforts. Nous pouvons dire maintenant qu’il faudra toujours moins d’efforts à mesure que les hommes sauront s’entendre, s’organiser, se comprendre, s’entraider, s’adapter aux méthodes nouvelles de culture intensive : merveilleux concours apportés à leur bonne volonté, à leur coopération, par les progrès de la science, pour l’engrais nécessaire et adéquat et du machinisme, pour l’outillage centuplant le rendement en diminuant la fatigue du travailleur.
Il ne s’agira pas toujours de se conformer avec résignation aux préceptes religieux « de gagner son pain à la sueur de son front ». Tout est à transformer pour le bien de tous. Aujourd’hui, nous savons parfaitement que ce ne sont pas ceux qui ont cultivé, récolté les biens de la terre qui en ont profité. On sait aussi que le pain noir fut toujours pour le serf attaché à la glèbe, trimant dur, du lever au coucher du soleil et que le pain blanc fut pour celui qui ne travaillait pas et ne manquait de rien pour manger et boire avec son bon pain de froment.
On sait également que le citadin qui ne cultive pas la terre, mais qui produit pour satisfaire à d’autres besoins, utiles à tous, se voit mesurer sa portion de pain et n’a pas droit à la bonne qualité de ce pain parce qu’il est un salarié et que ce système d’esclavage, le salariat, consiste à lui laisser la liberté de travailler ou non pour un salaire de famine, parfois et, en tout cas, toujours insuffisant : Cela a trop duré. Cela doit avoir une fin.
Ce n’est pourtant pas qu’on ait manqué de promettre à Jacques Bonhomme d’être un jour le libre producteur jouissant de son travail. Il s’aperçoit assez que ceux-là : les prometteurs, l’ont trompé en lui faisant entrevoir qu’il aurait « plus de beurre que de pain ». Le dégoût lui vient enfin de tous les politiciens présents et futurs et l’heure viendra où il comprendra finalement que l’association libre pour la production des biens de la terre et l’entente libre avec les producteurs des villes pour le libre échange de leurs produits mutuels, succèderont au système stupide des antagonismes, au régime odieux, de l’Autorité et de la Propriété !
Nous croyons préférable de laisser de côté les innombrables dictons et proverbes se rapportant au pain.
Pourtant, quelques-uns sont à noter :
« L’homme ne vit pas seulement de pain. »
C’est juste. Il faut à l’homme de quoi apaiser sa faim qui se manifeste douloureusement et que le pain peut satisfaire, mais il faut encore qu’il puisse apaiser la faim du coeur, du cerveau, de l’esprit, des sens. La faim du coeur s’apaise par le pain de l’affection, de l’amitié, de la sympathie, de l’amour. La faim du cerveau, par le pain des connaissances, des recherches, de la réflexion, du raisonnement. La faim de l’esprit et de la pensée par le pain de l’éducation, des arts, des agréments spirituels. La faim des sens par le pain de l’exercice, des sports, le culte de la beauté, le goût des voyages, la prédilection, pour toutes les manifestations de joie, de courage, d’émotion, qui charment, réjouissent, passionnent et apaisent les sens. Evidemment tout cela sans abus du régal d’un sens aux dépens des autres. C’est ce que fit bien comprendre Octave Mirbeau, par sa pièce, les Mauvais Bergers, lorsque son héros, revendiquant pour ses camarades, réplique au patron qui semble le taxer d’exagération parce qu’il demande une bibliothèque :
« Nous ne voulons pas seulement du pain, nous avons droit, comme les riches, à de la beauté ! »
Le pain de l’esprit est aussi nécessaire que le pain du corps, à tout individu normal.
Le dicton : « Liberté et pain cuit » qui signifie : « Le bonheur consiste dans l’indépendance et l’aisance » nous convient également et nous l’avons démontré dans le monde ouvrier en adoptant la fameuse devise du syndicalisme d’avant-guerre. Bien-être et Liberté. Leur conquête mérite nos efforts associés.
Panem et circenses (du pain et des spectacles) fut une revendication facile à satisfaire à l’époque où les jouisseurs de la Rome antique avaient à si vil prix, la conscience tranquille dans l’orgie criminelle de la décadence, par l’abrutissement et les goûts cruels du Peuple.
Le pain et sa fabrication ont des origines qui remontent jusqu’aux Egyptiens. Sa fabrication fut-elle plus ancienne encore ? Cela n’est pas le plus intéressant pour nous. Nous avons mieux à savoir sur le pain.
Ce que nous aimons à constater, c’est que ce minimum de besoin pour tous ne fut pas toujours — tant s’en faut — à la disposition des êtres humains qui en avaient le plus besoin. Le pain manqua souvent à la plus intéressante partie de l’Humanité.
L’Histoire nous énumère les misères du peuple qui manquait de tout puisqu’il manquait de liberté et de pain. On se souvient que malgré les fastes et les somptuosités de Versailles, la pauvreté était grande parmi les gens du Peuple, dans la capitale du royaume de Louis XIV. Et dans les campagnes les paysans se traînaient sur les genoux pour chercher et manger certaines racines, affirme un écrivain anglais de l’époque. Les sujets du Grand Roi manquaient de pain, si l’on ne manquait de rien dans les châteaux et les palais des privilégiés. Un peu plus tard, sous l’un des règnes suivants, une princesse trouva très drôle que le Peuple manquât de pain et elle s’écria tout naturellement :
« S’il n’a pas de pain, qu’il mange de la brioche ! »
Cruelle inconscience !
Peu de temps après, une fois de plus, le Peuple manquait de pain, parce que les arrivages de grains étaient pillés avant d’atteindre la capitale ou accaparés par certains profiteurs des misères publiques ; les femmes du Peuple de Paris s’en allèrent alors à Versailles pour en ramener le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron. En même temps, vite, haut et court, furent pendus par la Justice expéditive du Peuple en révolution, quelques-uns des accapareurs des blés ou farines.
C’est ainsi que débuta la Révolution Française. Qu’on ne l’oublie pas ! D’autres révolutions eurent les mêmes débuts.
Mais, depuis, l’accaparement a continué et il n’a pas pris fin. Sous forme de vie chère, les abus criminels des profiteurs se perpétuent et les misères s’accroissent parmi les travailleurs. Et cela d’autant mieux qu’une crise financière arrive toujours succédant à des opérations crapuleuses de profits et d’agio. Le pain est toujours d’un prix plus élevé le matin qu’il n’était le soir. Une presse infâme, au service des plus offrants, se charge de démontrer cyniquement que tout est pour le mieux : le prix du pain, disent les journaux, a diminué de 0 fr. 05 le kilo... C’est parfois exact. Mais il avait alors augmenté de 15 ou 20 centimes auparavant. Les scandales se suivent et les poursuites aboutissent à l’oubli.
Il y a, de plus, des combinaisons formidables qui semblent faites exprès pour engendrer des calamités, des catastrophes, en attendant mieux. Des paysans, gros propriétaires aiment mieux donner leur blé aux bestiaux que de le vendre aux minotiers. Des boutiques de boulangerie sont vendues ou revendues, chaque année, avec des bénéfices énormes. D’autres sont achalandées, restaurées de façon extraordinairement luxueuses, éblouissantes. Des dallages, des mosaïques à l’intérieur ; du marbre et des dorures à l’extérieur... Que de milliers et de milliers de francs gaspillés en poudre aux yeux ! Mais le pain est toujours plus cher et le pain est toujours plus mauvais ! On se plaint un peu, mais la Révolte dort. Le chômage, dans toutes les époques de misère, dans toutes les crises économiques s’accentue et prend des allures inquiétantes, menaçantes même. Il faut secourir les chômeurs, coûte que coûte, car la révolte gronde et la Révolution peut apparaître. Des milliers de chômeurs, c’est la rafale terrible que craignent les jouisseurs ; ils ne peuvent plus fermer les yeux ni se boucher les oreilles. Ils voient l’innombrable foule qui s’avance, ils entendent les hurlements terribles des moutons qui sont devenus des loups.
Le souvenir des canuts de Lyon au siècle dernier se dresse en leur pensée. Ils croient entendre les affamés crier : Du travail ou du pain ! et d’autres : Du plomb ou du pain !
C’est de l’Histoire cela et ce fut sans doute enseigné aux Bourgeois, fils de Bourgeois et Parvenus qui se prétendent républicains, mais non pas à la manière de ceux qui, jadis, chantaient et dansaient la Carmagnole devenue aujourd’hui, et depuis longtemps subversive en ses mâles couplets, tel celui-ci :
Du plomb, du fer et puis du pain (bis)
Du plomb pour se venger ;
Du fer pour travailler ;
Et du pain pour ses frères...
Vive le son !... Vive le son
Et du pain pour ses frères...
Vive le son
Du canon !
Et cela chatouille désagréablement le sens de l’entendement des profiteurs de toutes sortes, maîtres ou valets, qui ne vivent et ne jouissent de la misère des autres qu’autant que durent l’abrutissement et la résignation, par l’ignorance et la lâcheté de ceux qui souffrent si longtemps avant de comprendre, de s’éveiller et de se révolter. Or, tout arrive, même la Révolution sociale pour établir un régime de Justice vraie, de Liberté réelle, d’Entente fraternelle entre tous les exploités du monde, tous les gueux de l’univers : ils sont le nombre, ils sont la Force !
Le Pain pour tous, à la façon dont nous l’avons compris et dont nous nous efforçons de le faire comprendre, c’est déjà ce que conçoivent des millions de malheureux sur la terre, victimes de l’Exploitation, de l’Autorité. Ah ! s’ils s’entendaient !...
D’un peuple quand il dit : « J’ai faim ! »
Car c’est le cri de la nature :
Il faut du pain ! Il faut du pain !
Tous les pays ne sont pas aussi vastes que l’Inde et aussi peuplés de fanatiques pour subir comme eux des famines formidables et horribles. On a peine à se rendre compte que 90 % des habitants de ce pays fertile ne mangent pas à leur faim.
« Sur trois cents millions de paysans répandus à travers toute l’Inde, il y en a bien quarante millions, surtout dans les Etats des Princes, qui ne peuvent s’offrir plus d’un repas par jour. Et quel repas ! Le plus souvent de la farine de millet, délayée dans de l’eau. Car ceux qui cultivent du riz le conservent pour le vendre. C’est la famine déguisée, juste de quoi ne pas mourir. Quant à la plupart des autres, il est rare qu’ils mangent à leur faim. Cet immense peuple d’une intelligence particulièrement vive, au passé glorieux, à l’antique civilisation, ne vit guère mieux que les peuples les plus barbares du Centre de l’Afrique. Peut-être même vit-il moins bien, puisque sa religion lui interdit de tuer, il n’a pas la ressource de la chasse. » (L’Inde contre les Anglais, par Andrée Viollis.)
« La misère de l’Inde n’est pas une opinion mais un fait », écrivait, il y a quelques années, J. Ramsay Mac Donald. Si l’on n’y voit plus guère de ces terribles famines qui firent tant de victimes au dix-neuvième siècle — 2 millions en 1899 — il y a encore des disettes causées, non pas toujours par des récoltes insuffisantes, mais par la nécessité pour les paysans de vendre ces récoltes, sans garder le nécessaire, il y a toujours des privations.
Nous pouvons ajouter qu’il y en eut plus qu’il n’y en aura. Les peuples de l’Inde ont assez d’avoir faim et ce n’est pas la domination anglaise qui pourra longtemps encore maintenir la misère, étouffer la révolte dans le vaste Empire en marche vers son indépendance prochaine.
D’autres peuples d’Asie, sans doute, ne tarderont guère à vouloir aussi semer et récolter pour eux.
Et pourquoi pas ? Qui sait si la colonisation barbare par les civilisés n’ouvrira pas la voie à l’expansion grandiose des idées de Bien-Etre, de Liberté et de Fraternité des Peuples.
Le Pain et l’Indépendance pour tous, d’abord ; la fusion des races, la fin des religions, l’abolition de l’esclavage (y compris celui du salariat), l’anéantissement de toutes les dictatures (y compris celle du Prolétariat), voilà ce que nous croyons voir poindre à l’horizon des temps nouveaux, où personne ne manquera de pain.
— Georges YVETOT.
PAIN
On a vu, par l’étude qui précède, la place que tient le pain dans les préoccupations populaires. Les foules ne le réclament aux heures de crise ou d’émeute avec cette insistance, il n’est devenu l’appel symbolique de la détresse qui s’insurge, que parce qu’il est, en France notamment, l’aliment principal des masses travailleuses. Aussi, quand on considère pour quelle proportion le pain entre dans la nourriture de millions d’êtres humains, ne peut-on se désintéresser de sa substance et de sa préparation, des éléments qu’il apporte en définitive à ceux qui attendent de lui la croissance, la réparation de leurs forces, l’entretien de la vie.
Il y a quelques décades encore, le pain des campagnes, pain naturel, fait de froment normal, justifiait pour une large part les espérances fondées sur ses propriétés. Mais la civilisation est venue qui vise à tout perfectionner (et qui, mal dirigée, aboutit d’abord à dénaturer). Et l’industrie qui s’emploie, sans le contrôle de l’affairisme, à satisfaire les besoins les plus absurdes. Et la chimie, aux prétentieux ersatz… Le « progrès » s’est penché sur le pain de nos pères. Ce bon pain bis, auquel pommes de terre et fromage faisaient un frugal cortège, et qui nourrissait sainement des gens besognant dur, qu’a-t-il gagné à tant de sollicitude ? Tout simplement de devenir un coquet mais dangereux pain blanc qui trahit aujourd’hui la confiance de ceux qui persistent à juger le Pain sur les vertus du passé. Car il y a un abîme entre le pain rustique du tour familial, entre le « pain de ménage » et le magma perfide qu’est le pain blanc de nos élégantes boulangeries...
C’est au moulin qu’on fait généralement remonter les prémisses de l’œuvre d’altération (nous verrons plus loin qu’elle s’étend jusqu’à la terre elle-même). En même temps que le discrédit frappait les lourdes meules aux lentes moulures — qui laissaient à nos farines le germe substantiel et une partie du son rafraîchissant — la science el la gourmandise vouaient le blé aux cylindres destructeurs, s’ingéniaient à des blutages raffinés. Broyeurs et trieurs perfectionnés livraient au boulanger une poudre appauvrie, d’une pâleur tout aristocratique... Mars nos tables s’agrémentaient de pain blanc !
Le pain blanc : pain mort qui a perdu les vitamines et les diastases de l’embryon, pain privé des matières grasses naturelles et des albuminoïdes, des sels minéraux contenus dans le germe et l’assise protéique, des éléments cellulosiques de l’écorce, bref, dépouillé de tout ce qui vivifie le corps et reconstitue les tissus, tonifie les organes et en facilite le jeu, pain réduit à n’être plus – ou presque — qu’ « une masse d’amidon de valeur alimentaire inférieure et provoquant des fermentations acides », source de dyspepsie et de décalcification. Le pain est passé à l’état d’aliment meurtrier, au point qu’on a pu obtenir (Dr Leven, etc.) des cures de dyspepsies rebelles, de dermatoses même, par la suppression radicale du pain blanc. Certaines contrées (Angleterre, par exemple) en consomment relativement peu (100 à 150 grammes par personne et par jour). Mais les Français de toutes les classes sont restés de gros mangeurs de pain (400 à 500 grammes en moyenne), au point que cette habitude est regardée du dehors comme un trait national.
Toute une pléiade de docteurs et de savants, cependant, a lancé le cri d’alarme. Les Galippe et Barré, les Monteuis, les Lenglet, les Lumière, les Labbé, les Carton, les Durville, les Dumesnil (à qui j’emprunte ces documents et quelques citations) ont dénoncé « l’hérésie » et les méfaits du pain blanc. En France (Petit Journal, 1895), en Angleterre (pour le « standard bread » : Daily Mail, 1911), des campagnes de presse, malheureusement suivies de tentatives maladroites (farines diverses mêlées de son et d’éléments hétéroclites : pain de guerre avant la lettre) ont sombré dans le fiasco. A part quelques exceptions, et souvent par démagogie (Ami du Peuple), et des études dispersées (Quotidien, Œuvre, etc.), la grande presse d’aujourd’hui a trop de raisons pour refuser d’accueillir les arguments que les hygiénistes lui apportent. Des groupements naturistes, en France, en Suisse, etc., des publications (comme, chez nous, Naturisme, Régénération, La Revue Naturiste) ont, d’aucuns avec persévérance, poursuivi le procès nécessaire et travaillent encore à nous rendre un pain bis naturel, pain de farines de meules, débarrassées du gros son, mais conservant, avec le germe, l’énergie du grain vivant, l’assise protéique et les parties internes de l’enveloppe, un pain à la fois complet, nutritif et digeste…
Nous n’avons pu, dans ce bref aperçu, que signaler les déficiences résultant des procédés mécaniques de la minoterie moderne. Nous ne pouvons davantage exposer, dans toute leur ampleur, les maux causés dans l’organisme par l’ingestion de substances qu’une habile fabrication emprunte à la chimie (emploi de composés colorés pour le blanchiment, de bromates, de persulfates, etc., produits « améliorants » destinés à faciliter la panification, tous gaz ou sels toxiques). Nous ne ferons aussi que mentionner quelques-unes des altérations que la soif du gain, la passion des gros bénéfices, parfois aussi le désir de flatter la clientèle, n’a pas manqué d’introduire ici, comme en tant d’autres domaines (adjonction de talc pour « économiser » la poudre de blé, de sulfate de cuivre pour « régénérer » les farines vieillies ou avariées, de savon pour rendre onctueux les croissants, etc.). Ces fraudes se rattachent à la sophistication générale (voir ce mot) qui envahit toute La production, surtout industrielle, sans respect pour tout ce qui touche à l’alimentation... Nous ne ferons qu’effleurer quelques tactiques boulangères destinées à. renforcer le poids (eau en excès, cuisson incomplète et brusquée, etc.) et le mépris de l’hygiène qui préside a la fabrication (fournils en sous-sol, poussières flottantes, eaux croupies ou polluées, ouvriers expectorant, etc.), négligences qui se poursuivent jusqu’à la livraison et véhiculent les contagions tuberculeuses ou typhiques. Nous passerons sur la présence, dans les farines mal travaillées ou truquées, des nielles et des ivraies, des succédanés de toute nature sur les moisissures des grains mal soignés, exposés, par surcroît, aux déjections des rongeurs et des chats. Nous ne remonterons pas davantage jusqu’aux errements — et aux calculs — d’une culture qui sacrifie la qualité au rendement et substitue aux variétés éprouvées des variétés médiocres, mais abondantes, qui ne choisit ni ne dose à bon escient ses engrais, conceptions qui nous valent, à la base, des carences (magnésium, chaux, etc.) ou des excès (potassium) que la biologie regarde comme pernicieux...
Ceux à qui le problème apparaîtra dans son importance consulteront avec fruit les ouvrages ou les études des auteurs précités. Ils accompagneront les efforts et vulgariseront les dénonciations motivées des publications et des hommes qui ne voient pas sans inquiétude le déclin précipité des races et luttent assidûment pour l’enrayer... Ils apprendront aussi que le premier coupable de l’effondrement vital du pain à notre époque est encore le consommateur qui réclame, comme un bienfait, qu’il lui soit servi du pain blanc. Et que son éducation, d’abord, est à faire. Ils réclameront ensuite que soit obtenue, par une organisation ad hoc des moulins, et « de concert avec la minoterie (intéressée à tenir compte des goûts du public) et sous le contrôle d’hygiénistes compétents, la farine normale ». Et ils exigeront que la réforme gagne la panification elle-même (locaux manipulations, traitement de la pâte, etc.) et les transports, et les précautions ménagères. Et ils pourront alors caresser l’espérance que le pain redevienne — et sous une forme plus élevée, plus complète encore et plus saine – « notre aliment fondamental ».
— S. M. S.
PAIX
n. f. (du latin pax, même signification)
Toutes les encyclopédies définissent ainsi la Paix :
« Situation d’un peuple, d’une nation, d’un Etat, d’une société politique qui n’est point en guerre. »
Paix générale, universelle, perpétuelle, Paix solide et stable. Demander, implorer, acheter, obtenir, conquérir la Paix. Mettre la Paix entre deux Etats. Avoir la Paix. Etre en Paix. Durant la Paix. En temps de Paix. Vivre en Paix. Paix sur terre et sur mer. Jouir d’une Paix profonde. Que la Paix soit avec vous. (Pax vobiscum.) Paix aux hommes de bonne volonté. — Traité de Paix : traité qui met fin aux hostilités et fixe les conditions de la Paix. Négocier la Paix. Faire une Paix glorieuse, avantageuse, onéreuse, ruineuse, honteuse. On appelle Paix fourrée, Paix plâtrée, une Paix qui n’est qu’un simulacre, une fausse Paix, une Paix hypocrite, conclue de mauvaise foi et avec arrière-pensée par les deux parties, chacune avec l’intention de la rompre, lorsqu’elle estimera le moment favorable et les circonstances propices, ou quand elle croira utile à ses intérêts de la rompre. Paix se dit aussi, de même que Guerre, en parlant des animaux : les chiens et les chats vivent difficilement en Paix. Deux coqs vivaient en Paix ; une poule survint. Et voilà la Guerre allumée (La Fontaine). Se dit souvent de la tranquillité de l’âme, du cœur, de l’esprit, de la conscience. Il faut chercher la Paix de l’âme dans la Vérité (Voltaire). Se dit encore dans le sens de calme, repos, silence, recueillement, éloignement du bruit, de l’agitation, des affaires : La Paix des campagnes, des forêts, des déserts, des tombeaux. Les arts de la Paix : tous les arts auxquels la Paix est favorable, qui ne fleurissent que pendant la Paix, par opposition aux arts destructeurs et stériles que la guerre enfante. Paroles de Paix : qui tendent à établir l’entente, à rétablir la concorde. Faire la Paix : se dit de deux personnes qui étaient brouillées et se sont réconciliées. Laisser quelqu’un en Paix : ne plus l’importuner, ne plus le molester. Ne laisser à quelqu’un ni Paix, ni trêve : le harceler, le poursuivre, l’obséder, le tourmenter, sans lui laisser le moindre répit !...
Je pourrais citer quantité d’autres locutions courantes dans, lesquelles le mot « Paix » figure et auxquelles il confère un sens plus ou moins particulier. Ce qui précède démontre surabondamment que le mot Paix est un de ces mots dont on se sert le plus, bien que la réalité qu’il exprime soit assez rare.
Je lis dans le Grand Larousse :
« Lorsqu’ on parcourt les annales de l’humanité, on voit se dérouler devant soi une telle série de guerres sanglantes, qu’on se demande si la guerre n’est pas véritablement l’état normal de l’espèce humaine ; si la Paix, qui est la source de la richesse, de la prospérité et du développement des peuples, n’est pas au contraire son état exceptionnel. Ce phénomène étrange, qui se comprend à la rigueur à l’état de barbarie, est, pour l’homme qui pense, un sujet d’étonnement et de méditation, lorsqu’on le voit se produire dans l’état de civilisation, dans des sociétés où le meurtre individuel est considéré comme le plus grand des crimes, chez des peuples qui aspirent ardemment aux bienfaits de la Paix. »
Voici ce que je trouve dans le Grand Dictionnaire « La Chatre » :
« La Paix générale, perpétuelle a été jusqu’ici le rêve de tous les nobles cœurs, de tous les véritables amis de l’humanité. Espérons que le jour viendra bientôt où ce rêve deviendra une réalité. C’est une erreur que de croire les hommes faits pour s’entredéchirer. On ne voit pas les lions faire la guerre aux lions et les loups, dit-on avec raison, ne se mangent pas entre eux. Pourquoi en serait-il autrement des hommes ? Déjà la guerre est regardée par les peuples les plus civilisés comme un reste de barbarie, comme une regrettable extrémité, presque comme un crime. La Paix est, à vrai dire, le règne de la Liberté ; elle doit être l’état normal des sociétés qui cessent d’être divisées en maîtres et en esclaves, en oppresseurs et en opprimés, en exploiteurs et en exploités ; elle couronne l’édifice social des nations où l’intérêt individuel cesse d’être en lutte avec l’intérêt général, où règne une équitable répartition des avantages sociaux et des richesses publiques, où n’existe aucune des innombrables causes d’antagonismes qui subsistent malheureusement un peu partout. Les développements de la raison humaine, les progrès des sciences et de l’industrie, en multipliant les relations entre les peuples, en détruisant et les barrières et les préjugés nationaux qui les séparaient, préparent cet avenir que tous les bons esprits appellent de tous leurs vœux. »
C’est en ces termes magnifiques que, dans un discours à la jeunesse, prononcé à la distribution des prix du lycée d’Albi, en 1903, Jean Jaurès proclamait sa foi dans un prochain avenir de réconciliation et de Paix universelle :
« Quoi donc ? La Paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des peuples toujours forcenés et toujours déçus montera-t-elle toujours vers les étoiles d’or des capitales modernes incendiées par les obus, comme de l’antique palais de Priam incendié par les torches ? Non, non ! Et, malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j’ose dire, avec des millions d’hommes, que maintenant la grande Paix humaine est possible et que, si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves y travaillent : la démocratie, la science méthodique, l’universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus difficile, parce que, avec les gouvernements libres des sociétés modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile, parce que la science enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un réseau plus serré tous les jours de relations, d’échanges, de conventions et, si le premier effet des découvertes qui abolissent les distances est parfois d’aggraver les froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif. Enfin, le commun Idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les rend plus réfractaires tous les jours à l’ivresse guerrière, aux haines et aux rivalités de nations et de races. »
Le moyen d’assurer la Paix entre les nations et de mettre les peuples civilisés à l’abri des calamités que cause la guerre a dû être, depuis des temps fort reculés, l’objet des recherches persévérantes et des efforts opiniâtres de la part des esprits les meilleurs. Sully rapporte que Henri IV avait songé à établir, en Europe, une sorte de confédération (on voit que le projet des Etats-Unis d’Europe est déjà fort ancien) une République chrestienne divisée en quinze Dominations et dans laquelle tous les peuples et, aussi, toutes les religions auraient été placés sur un pied d’égalité. Les représentants des puissances européennes auraient formé un congrès dont les décisions appuyées par des armées eussent empêché toute guerre dans l’avenir. Frappé des malheurs effroyables que causaient à la France les guerres suscitées par le monstrueux orgueil et l’ambition insatiable de Louis XIV, l’abbé de Saint-Pierre, aimable et pieux philanthrope, publia, en 1713, un Projet de paix perpétuelle. Plus d’un demi-siècle après, Kant, le grand philosophe allemand, publia aussi un Essai sur la Paix perpétuelle. Saint-Simon rêva de même de mettre fin aux guerres entre les nations et, en 1814, il développa ses idées dans un ouvrage ayant pour titre : De la réorganisation de la société européenne.
Je fais remarquer, en passant, que ce fut toujours à la suite d’une série de guerres ayant le plus cruellement décimé et ruiné les peuples, que se firent jour et s’exprimèrent les plus ferventes aspirations de paix : sous Henri IV, les guerres de religions ; en 1713, les guerres presque ininterrompues sous le règne de Louis XIV ; en 1814, les guerres de Napoléon Ier. Aussi est-il naturel que les courants pacifistes qui marquent notre époque empruntent leur puissance (voir Pacifisme) à l’horrible guerre mondiale de 1914–1918.
Le monde catholique qui, par sa conception de la divinité, est dans l’obligation de considérer l’Histoire comme le déroulement sur notre planète, d’un plan conçu de toute éternité par un Dieu infiniment puissant, bon et juste, plan dont la prescience divine a tracé dans le temps les moindres détails et auquel, par conséquent, il n’est permis, ni possible à personne d’apporter la plus légère modification, le monde catholique a tenté de justifier le triste, le révoltant et odieux spectacle de l’état permanent de guerre dans l’histoire humaine, par de bien singulières considérations.
Joseph de Maistre (1753–1821), le trop célèbre écrivain et philosophe ultramondain, a osé affirmer que :
« Le sang humain doit forcément couler sans interruption sur le globe et que la Paix, pour chaque nation, n’est qu’un répit, parce que Dieu se plait à voir couler le sang de l’homme, ce sang répandu à flot étant une expiation et un moyen de purification. »
Cette thèse, au surplus, a été reprise par les représentants et porte-parole les plus qualifiés de l’Eglise catholique, apostolique et romaine, à propos de la guerre infernale dont le lecteur trouvera plus loin, au cours même de cette étude, le bilan effroyable. Dévots et bigotes furent nombreux qui crurent et croient encore que la guerre ne s’est abattue sur la France et que son territoire ne fut envahi et occupé par l’armée allemande, que pour faire expier à ce pays les lois de laïcité et de séparation des Eglises et de l’Etat. Endoctrinés par les moines et les curés, beaucoup d’esprits superstitieux et peu cultivés ont été et sont encore convaincus que, si le sang de centaines et centaines de milliers d’hommes à la fleur de l’âge a coulé durant ces cinquante et un mois de monstrueux carnages, c’est parce que la justice divine exigeait ce châtiment ; parce que la sagesse de Dieu nécessitait que ce flot de sang abreuvât le sol de la France pour le purifier et l’assainir ; parce que cette horrible épreuve pouvait, seule, ramener à Dieu le peuple français qui lentement se déchristianisait ; parce que la Volonté de Dieu, qui, parfois, se manifeste par des événements impénétrables au faible entendement des humains, avait décrété que l’atrocité de la faute commise par la nation française oubliant qu’elle est « la fille aînée de l’Eglise » appelait une expiation non moins atroce. Cette thèse abominable ne peut naître que dans des cerveaux détraqués par le fanatisme et se propager que dans des imaginations maladives. Elle tend à conclure que la guerre est un mal qui ne disparaîtra jamais, un fléau que l’effort des hommes ne peut pas vaincre, qu’il faut s’y résigner et que la Paix définitive n’est ni espérable ni possible. Par bonheur, de plus en plus considérable est la foule de ceux et de celles qui sont persuadés que la Paix, aspiration, espoir, désir présentement, est appelée à devenir de plus en plus besoin, volonté, certitude. C’est parce qu’ils sont persuadés que cette utopie d’aujourd’hui sera la réalité de demain que, dans tous les pays et surtout dans les nations où la civilisation a atteint le niveau le plus élevé, hommes et femmes ont formé des groupements, constitué des associations, organisé nationalement et internationalement des ligues qui travaillent à l’avènement de la Paix (voir le Mouvement pacifiste).
Faible encore, il y a quelques années, ce courant pacifiste devient tous les jours plus puissant et incarne une volonté de paix constamment fortifiée. Rien ne se produit fortuitement et ce n’est pas sans motif que les générations contemporaines s’imprègnent avec une ferveur sans précédent de l’idée de Paix désirable et réalisable.
Vers la Paix
Arrêtons-nous quelque peu sur les causes qui déterminent et les circonstances qui favorisent cette irrésistible poussée vers l’avènement d’une Paix définitive.
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Il y a d’abord l’adoucissement graduel des mœurs. Il est certain que les temps ne sont pas encore venus où les humains renonceront, lorsqu’un conflit les divisera, à recourir à la force pour le trancher. La magistrature souveraine et expéditive du muscle préside trop souvent encore au règlement des différends qui dressent les uns contre les autres ; mais personne n’osera contester que l’emploi de la violence brutale est en régression sur l’époque pas bien éloignée où, sous le plus futile prétexte ou à raison de la plus insignifiante rivalité, la lutte s’engageait, farouche, mortelle, entre les adversaires. Le jour ne s’est pas encore levé où le respect de la vie humaine se sera si solidement installé dans la conscience des individus que, à l’exception de quelques brutes ou anormaux, personne n’attentera aux jours d’autrui. Toutefois, cette idée que l’existence du prochain est une chose sacrée est aujourd’hui beaucoup plus générale que dans le passé.
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La multiplication et le perfectionnement des moyens de production, de communication et de transport, le nombre sans cesse plus important des transactions commerciales de pays à pays, la promptitude et la précision avec lesquelles sont transmises les informations qui intéressent le monde civilisé, toutes ces conditions de vie individuelle et collective ont, à ce point, resserré les distances que, malgré sa surface considérable et restée la même, notre globe, comparé à l’immense étendue qu’il était raisonnable de lui assigner il y a seulement un siècle, apparaît de nos jours infiniment moins vaste. N’étant plus enfermés, comme leurs ancêtres, dans les limites étroites de leur petite patrie, les hommes ont élargi le cercle de leurs relations jusqu’à celui d’un ou plusieurs continents et les distinctions de nationalité, les oppositions de race se sont sensiblement atténuées. Tout ce qu’il y a d’artificiel et de conventionnel dans le sentiment nationaliste (voir les mots nationalisme, patrie, patriotisme) a frappé et impressionné de plus en plus la raison des personnes aptes à réfléchir et à discerner avec clairvoyance.
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Au sein de chaque nation, les formes de plus en plus collectives de la production capitaliste ont fait naître des agglomérations industrielles qui ont été le berceau de ces masses profondes qu’on appelle le prolétariat (voir ce mot). Ces années de travailleurs supportent avec une résignation qui va en déclinant l’exploitation dont elles sont victimes. Comprenant que, courbés sous les mêmes servitudes, subissant les mêmes dominations, ils doivent, s’ils veulent améliorer leurs conditions de travail et d’existence et finalement se libérer des jougs qu’ils subissent, communier dans la pensée et l’action, ces prolétaires se sont formés en syndicats ; ces syndicats se sont fédérés dans le cadre intercorporatif sur le terrain national d’abord, sur le plan international ensuite et, conséquence naturelle et fatale, un rapprochement s’est opéré entre tous ces exploités sans distinction de nationalité ; un sentiment et des pratiques de solidarité, de sympathie réciproque et de mutuelle confiance se substituent insensiblement aux pratiques et au sentiment de défiance et d’hostilité qui, naguère, encore, étaient le fait général. Tout permet de concevoir et tout autorise à espérer que, sous peu, il deviendra impossible aux Gouvernements de précipiter les unes contre les autres ces diverses fractions d’un prolétariat mondialement organisé et évolué, que les événements éclairent de plus en plus sur les origines et les fins des conflits armés dont il est l’éternelle victime.
Le jour — et il est proche — où les prolétaires du monde dit civilisé auront conscience que, quel que soit le coin de terre qui les a vu naître, non seulement ils n’ont aucune raison de se haïr et de se combattre, mais qu’ils ont, au contraire, tout intérêt à s’entr’aimer et à s’unir contre les Maîtres qui s’ingénient à semer entre eux la haine, ce jour-là, rien ni personne ne parviendra à les faire s’entr’égorger. Cette ascension — trop lente, beaucoup trop lente à notre gré, mais certaine — du prolétariat universel vers la constitution d’une nouvelle Internationale entraînera et guidera l’humanité sur le chemin de la Paix.
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Est-il besoin d’attirer l’attention sur les dépenses énormes que l’état de Paix armée impose aux populations ? Qu’on en juge : le total des budgets militaires (budgets officiels) atteint, en 1931, 103 milliards 948 millions, 298.950 francs, soit en chiffres ronds cent quatre milliards, qu’on prélève annuellement sur le travail humain, sur l’épargne, sur la santé publique. Les Etats-Unis d’Amérique ouvrent la marche avec 17.685.625.000 francs. La Russie tient le deuxième rang, avec 14.473.567.615 francs. La France et la Grande-Bretagne viennent ensuite avec 11.674.000.000 francs et 11.631.375.000 francs. Mais si l’on ajoute aux dépenses de la Grande-Bretagne les dépenses des Dominions, on constate que le total arrive à un chiffre très voisin de celui des Etats-Unis. La cinquième et la sixième place appartiennent à l’Italie et au Japon. Ces six grands pays représentent les deux tiers de la dépense mondiale. Le budget officiel de l’Allemagne n’est que de 4 milliards 298 millions 076.000 francs.
Les dépenses incombant au régime ruineux de la Paix armée vont en augmentant d’une façon à peu près régulière et continue. Les dépenses militaires, inscrites au budget de la France, ont été : en 1868, de 548 millions ; en 1878, de 663 millions ; en 1888, de 727 millions ; en 1898, de 938 millions ; en 1908, de 1.165 millions ; en 1913, de 1.814 millions. En 1931, il atteint près de 12 milliards, malgré la réduction du service militaire de 7 ans à 5, puis à 3, puis a 2 ans. La Paix armée n’est-elle pas un gouffre ? Et jeter, tous les ans, dans ce gouffre, cent quatre milliards, n’est-ce pas le comble de la démence ? Peut-on sérieusement croire que les peuples sont en proie à une folie incurable et que toujours ils se laisseront bénévolement dépouiller ainsi d’une somme qui représente un effort de production considérable, et cela en vue d’entasser des engins de massacre dont ils seront eux-mêmes les victimes ? Ce serait à désespérer de la raison humaine et tout me porte à la certitude que pareille démence provient de l’héritage millénaire de férocité, de sauvagerie et d’ignorance que les hommes doivent à leur bestialité originelle, mais que, sortie des ténèbres et se dirigeant vers la lumière, la raison ne tardera pas à l’emporter et à mettre fin à cette folie.
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Ce ne sont pas seulement des ressources matérielles incalculables que, depuis des, siècles, la guerre a englouties ; elle a été, aussi, de tous, les fléaux qui ont décimé l’humanité et de tous les crimes qui ont déshonoré l’histoire, celui qui a fait le plus grand nombre de victimes. Camille Flammarion (« Sur la Guerre ») établit les chiffres que voici : « Ce fut, depuis les Pharaons, 40 millions de morts chaque siècle (presque un par minute) ; 1.200 millions de morts en trente siècles, c’est-à-dire : dix-huit millions de mètres cubes de sang, des squelettes bout à bout sur 500.700 lieues de long (cinq fois le chemin de la Terre à la Lune), des crânes se touchant sur six fois le pourtour de la terre... » Le grand astronome français s’indignait de ces terrifiantes hécatombes. Ces chiffres sont bien de nature à faire de tout homme raisonnable et sensible un adversaire irréductible de la guerre et un partisan résolu de la paix. Mais ils remontent à une époque passablement lointaine et, pour amener à réfléchir l’homme d’aujourd’hui, il faut invoquer des événements plus rapprochés et, si possible, récents, à plus forte raison des événements qu’il a vécus et dont il a gardé le vivant souvenir.
J’ai parlé plus haut du bilan effroyable des pertes de toute nature à porter au passif de la dernière guerre mondiale. Je recommande l’exposé de ce bilan à l’attention des personnes qui liront ces lignes et je serais extrêmement surpris si, après avoir mesuré toute l’horreur qui s’en dégage, il se trouvait une seule personne, douée de quelque intelligence et de quelque sensibilité, qui pût n’en pas concevoir l’indéfectible volonté de servir de toutes ses forces la cause de la Paix. Ce bilan, le voici :
Bilan de la Guerre de 1914–1918 :
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Pour le Monde : 51 mois de mobilisation ; 74 millions de mobilisés ; 13 millions de soldats (7 à la minute) et des millions de civils tués ; 3 millions de disparus ; 20 millions de blessés ; 10 millions de mutilés ; 3 millions de prisonniers ; 5 millions de veuves de guerre ; plus de 10 millions d’orphelins ; 10 millions de réfugiés.
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Pour la France seulement (je ne possède pas de chiffres précis pour les autres pays belligérants) : 1.700.000 tués ; 453.500 disparus ; 2.444.000 blessés ; 708.554 mutilés (classés) : 404.606, des membres ; 235.884, des poumons ; 24. 696 des yeux ; 13.392, des oreilles ; 8.558, de la face ; 14.502, du cerveau ; 4.338 sourds ; 2.585 aveugles. Tels sont les chiffres officiels pour le matériel humain. Que de souffrances, de deuils, de larmes et de regrets, représentent ces abominables conséquences d’une guerre qui, durant plus de quatre ans, a ensanglanté la terre ! Combien d’hommes jeunes et vigoureux, intelligents et bons, l’élite, véritablement, et la fleur de l’humanité, ont été sacrifiés ignoblement à des intérêts et immolés froidement à une cause qui n’étaient pas les leurs ! Veut-on connaître, maintenant, le bilan des pertes matérielles, des ruines et dévastations que ce carnage, le plus infâme de tous ceux qu’enregistre l’Histoire, a entraînées ? La partie documentaire de cette Encyclopédie ne doit pas être fantaisiste ou approximative ; ses qualités essentielles doivent être la précision et l’authenticité. Je m’en réfère donc aux indications officielles. Ce bilan des dommages matériels, qui viennent s’ajouter à celui des pertes humaines, est le suivant et il ne s’applique qu’à la France : 4.022 communes, 632.894 maisons, 20.000 usines, 7.985 kilomètres de voies ferrées, 4.875 ponts, 12 tunnels ont été détruits ; 52.734 kilomètres de routes ont été rendus impraticables ; 3.600.000 hectares de terrain ont été rendus incultes. Les dépenses imposées au pays par la guerre ont été de 606.669.570.000 francs et 502 milliards de dettes ont été inscrites au débit de la France.
Sous ce titre : « Ce qu’a coûté la guerre de 1914–1918 », « l’Union mondiale de la femme » a publié un manifeste duquel j’extrais les tragiques données qui suivent : « Savez-vous que la guerre a coûté la vie à treize millions de soldats ? Leurs cercueils alignés côte à côte couvriraient une route de 6.450 kilomètres, soit la distance de Bordeaux à Moscou. Et ces 13 millions ne représentent que les victimes tombées sur le champ de bataille. A ce chiffre, il faut ajouter les autres 24 millions de morts, victimes du blocus terrestre et maritime, des révolutions, des navires coulés, des bombardements, des maladies et infirmités consécutives à la guerre, etc. Le chiffre de 13 millions se trouve ainsi plus que triplé. Autre tableau : les morts marchant en lignées de 10, de l’aube au coucher du soleil, à intervalle de deux secondes, ces victimes de la guerre défileraient pendant 162 jours. Tout calcul fait, la mort de chaque soldat a coûté 89.000 francs suisses (environ 445.000 francs français). La grande guerre a coûté 100.000 francs suisses, pour chaque heure, depuis la naissance du Christ jusqu’à nos jours. Les quatre ans de guerre ont coûté, par heure, plus de 45 millions de francs suisses (le franc suisse vaut actuellement 4 fr. 90). En quatre ans, l’Europe a perdu les économies d’un siècle. Evaluée en journées de travail, les pertes nettes de cette guerre représentent le labeur d’un million d’ouvriers qui travailleraient à raison de 44 heures par semaine pendant 3.000 ans ! »
J’ai tenu à citer ces chiffres, afin que, inscrits en lettres de feu dans cet ouvrage, ils m’aident à faire saisir une des raisons, et non des moindres, que les hommes d’aujourd’hui, après avoir été bercés dans la stupide glorification de la Guerre et l’admiration aveugle des Conquérants, des Grands Capitaines et des célèbres massacreurs, ont fini par s’éloigner de ces exaltations aussi insensées que malsaines et qu’ils tendent : et à mépriser et à exécrer la Guerre, autant qu’ils l’ont admirée et aimée ; et à aimer et désirer la Paix autant qu’ils l’ont, dans le passé, dédaignée et peu chérie.
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Si encore il était possible, comme dans les siècles qui sont derrière nous, non pas de justifier la guerre — la guerre ne saurait être réhabilitée et, quelle qu’elle soit, elle est un crime — du moins d’établir qu’elle apporte de sérieux avantages, des bénéfices appréciables à ceux des belligérants qui sont victorieux, on pourrait, à la rigueur, en accepter les douloureux effets, en trouvant dans les profits de la victoire la compensation ou l’équivalence des sacrifices consentis. Mais il est, aujourd’hui, de notoriété publique que la guerre ne paie pas. C’est une vérité indiscutablement prouvée par Norman Angel, dans un livre qui a pour titre « La Grande Illusion », livre qui, traduit en plusieurs langues, a fait le tour du monde.
La guerre de 1914–1918, dans laquelle une foule de nations ont été engagées, a merveilleusement mis en lumière le bien fondé de cette constatation : vainqueurs et vaincus, tous les peuples qui ont pris part à cette guerre maudite en sont sortis plus ou moins épuisés et aucun ne peut se flatter que la victoire ait amélioré son sort, accru sa richesse, augmenté sa puissance proportionnellement aux dépenses qu’il y a englouties et aux jeunes hommes qu’il y a perdus. Treize ans après la conclusion de l’armistice (j’écris ces lignes en décembre 1931) qui a mis fin aux hostilités et précédé les négociations de Versailles, la situation de toutes ces nations est lamentable : débâcle financière, gâchis politique, désarroi industriel, marasme commercial, crise de chômage sans précédent, gêne et déséquilibre partout ; rien ne manque au tableau. Ces désolantes constatations, tous peuvent les faire et chacun les fait. Et elles poussent irrésistiblement tous les hommes de cœur et de raison loin des routes sanglantes de la guerre et vers les sentiers fleuris de la Paix.
Toutes les considérations que je viens d’énumérer — et chacune demanderait de plus amples développements, mais il faut savoir se limiter — expliquent et motivent l’accueil fervent que rencontrent les idées de Paix dans les milieux les plus divers, et même les plus opposés (voir le mot Pacifisme). Toutefois ces considérations et circonstances ne seraient peut-être pas suffisantes, tant le culte de la force, même sous sa forme la plus bestiale et la plus criminelle et l’esprit nationaliste et guerrier ont jeté dans la conscience des hommes des racines profondes, qu’il sera long et malaisé d’extirper à jamais.
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Mais il me reste à indiquer le fait qui, plus que tout autre, et de beaucoup, soulève contre l’éventualité d’une nouvelle guerre l’opinion publique. Ce fait, c’est le frisson d’épouvante et de répulsion que fait passer dans le cœur de tous la certitude que, si la guerre éclatait de nouveau, elle équivaudrait à une manière de suicide général.
On trouvera au mot qui suit une étude saisissante sur les effroyables conséquences de la guerre des gaz, de cette guerre que certains ont qualifiée de guerre « scientifique » (voir l’article ci-après : La Science et la Paix). L’énumération — forcément incomplète — des gaz mortifères qui seront utilisés, les terrifiants effets que ces gaz entraîneront, tout cet amas de morts, d’incendies, d’explosions, de ruines, de dévastations, d’intoxications de tous genres que l’aviation de guerre ferait pleuvoir sur les populations civiles, y est exposé avec une précision qui exclut toute crainte d’exagération. Qu’on lise et qu’on relise cette étude nourrie d’une documentation abondante et indiscutable, et on se rendra compte qu’une telle guerre serait l’extermination de l’espèce et le retour à la barbarie par l’écroulement de la civilisation que cinquante siècles d’efforts ont lentement et péniblement édifiée.
Victor Méric, un des collaborateurs de cette Encyclopédie, a écrit ce qui suit :
« La guerre de demain n’épargnera personne ; non, personne : ni les dirigeants, ni les riches pourvus d’autos et qui fileront sur les roules, ni les militaires, ni les civils. Les enfants à la mamelle absorberont le poison, de même que les vieillards courbés vers la tombe. Plus d’embusqués, plus de filons. La mort partout ; la mort sur tous. Et l’épouvante, la démence, le déchaînement odieux des instincts les plus bas, le sauve-qui-peut général. Car la guerre, ce ne sera pas seulement l’arrosage copieux sur les cités, l’explosion des bombes, les incendies, les maisons écroulées, les rues défoncées. Ce sera, aussi, la ruée, en débandade, sur les routes ; des cohortes affolées courant sur les chemins comme ces foules du moyen âge qui fuyaient les barbares et les fléaux. Ce sera, dans les villes désertes et ravagées, dans les centres industriels et les agglomérations ouvrières, l’arrêt de toute production, l’Economie nationale frappée à sa source même, tout labeur suspendu, une sorte de formidable grève générale, déterminée par la panique. Et, au bout, le spectre hideux de la famine. Une nuit suffira, vous entendez ? une nuit... que dis-je ? quelques heures de la nuit pour que notre orgueilleuse capitale ne soit plus qu’un tas fumant de décombres. Quelques avions sur Paris, et tout sera dit. Rien à faire, rien à espérer. Les masques ? Impuissants : il en faudrait trop. Il faudrait même des vêtements complets couvrant le corps de la tête aux pieds et imperméables à tous les produits diaboliques dont on ne connaît pas la composition. Les abris ? Insuffisants. Les gaz pénètrent partout, se faufilent partout. Rien à faire, vous dit-on ; rien que de se précipiter, au hasard, vers les campagnes, dans les bois, loin des gaz, loin des poisons.
« Seulement, il faudra manger ; et les troupeaux enragés se disputeront les croûtes de pain. Car, il faut bien qu’on se le dise : il ne s’agit plus simplement de défense nationale. Il n’y a plus de victoire possible ; il y a l’Humanité qui roule sur une pente vertigineuse, vers des abîmes de sang et de folie.
« La guerre prochaine — si on ne lui barre pas le passage — c’est la fin de tout, la civilisation en échec, le bipède du vingtième siècle retournant aux cavernes, le globe couvert de ruines : la fin, comprenez-vous bien ? Le grand suicide ! »
Le savant professeur Langevin s’exprime ainsi :
« Si une nouvelle guerre devait éclater, elle se ferait dans un espace à trois dimensions, c’est-à-dire non seulement le long du front, mais en profondeur, jusqu’aux régions les plus éloignées dans chaque nation belligérante et, en hauteur, car les cieux eux-mêmes seraient sillonnés de combattants. Les effets de destruction en seraient si rapides que toute la civilisation occidentale risquerait d’être anéantie. » Le professeur Branly, le père de la T. S. F., a dit : « La prochaine guerre, au lieu de coucher seize millions d’hommes, en assassinerait, peut-être cent millions ; mais nous pouvons penser que, ce massacre se faisant de part et d’autre, les survivants continueront à s’entretuer, à moins du cas improbable où ils prendraient conscience de leur folie. »
Ce massacre futur s’effectuerait malgré tous les traités et conventions, par la voie aéro-chimique. Le fait est, hélas ! incontestable : toutes les nations s’y préparent. Beaucoup de personnalités, dans les principaux pays, en ont proclamé la légitimité.
Il est inutile que j’en dise davantage : je ne puis imaginer un homme — à moins qu’il ne soit un sadique ou un aliéné — qui envisagerait de sang-froid la perspective d’un tel désastre. Aussi, sont-ils légion — légion innombrable — ceux qui sont fermement décidés à ne reculer devant rien, afin d’éviter la guerre, afin de mettre les gouvernements en demeure de renoncer définitivement à la force armée pour régler les différends qui peuvent surgir entre eux. Il ne faut pas se dissimuler que, quelle que soit la forme du gouvernement, ce sont, dans tous les pays, les hommes au Pouvoir qui disposent souverainement de la paix des peuples. Ceux-ci se trouvent, brutalement et plus ou moins à l’improviste, devant le fait accompli ; ils n’ont point été consultés ; ordre leur est donné d’obéir au décret de mobilisation et ceux que cet ordre touche et qui refusent de s’y conformer sont frappés des peines les plus sévères, voire punis de mort, à titre d’exemple. Perdre de vue cette donnée précise du problème à résoudre, qui consiste à empêcher la guerre, à lui opposer un obstacle insurmontable, serait de la plus dangereuse, de la plus mortelle imprudence.
En 1913–1914, on sentait venir la guerre. Les personnes exactement informées sur l’état général du monde dit civilisé, averties de ce qui se préparait dans les salons diplomatiques, au courant de ce qui se tramait dans les milieux de la haute banque et de la grande industrie, renseignées sur les courants bellicistes qui agitaient les sphères gouvernementales et sur la mentalité qui régnait dans les régions officielles, ces personnes pressentaient que les grandes Puissances marchaient vers un conflit armé qui, par le jeu même des alliances et des traités en cours, allait, dès que jaillirait la première étincelle, transformer l’Europe en un immense brasier. Le prétexte importait peu : le plus futile suffirait. Cette idée d’une guerre certaine et proche était si généralement répandue et — hélas ! — si généralement acceptée, que ce qui frappa d’étonnement l’opinion publique, quand éclata la guerre, ce ne fut pas la guerre elle-même, à laquelle on s’attendait peu ou prou, mais, d’une part, l’insignifiance apparente de l’événement qui en était le point de départ et, d’autre part, la rapidité vertigineuse avec laquelle les faits se précipitèrent. Quoi qu’il en soit, la guerre était considérée par la plupart comme une sorte de fatalité, dont il n’était pas tout à fait impossible de retarder l’échéance, mais de toutes façons inéluctable. Cela est si vrai que, dans tous les milieux opposés à la guerre, on faisait effort beaucoup moins pour en écarter la redoutable éventualité, que pour étudier et arrêter l’attitude à prendre, les mesures à adopter et l’action à engager en cas de guerre. Les rédacteurs de la Guerre Sociale, organe très répandu dans les milieux d’avant-garde : antimilitaristes, antipatriotes et révolutionnaires, proposaient de saboter la mobilisation. La Confédération Générale du Travail décidait que les syndicats ouvriers et, avec eux, tous les travailleurs, répondraient à l’ordre de mobilisation par la Grève générale insurrectionnelle et expropriatrice ; enfin, le Parti socialiste unifié se prononçait en faveur de l’Insurrection ayant pour but de renverser le Gouvernement et d’annuler l’ordre de mobilisation.
Les circonstances sont loin d’être les mêmes à l’heure présente. On comprend que le caractère que, dès le début, prendront les hostilités, si l’on ne parvient pas à barrer la route à la guerre, ne permet plus de songer à l’emploi d’une de ces décisions ; il apparaît à peu près certain que la nation qui sera ou croira être prête avant les autres et mieux que les autres, attaquera la première et que l’agression se produira, sans avis préalable, sans déclaration de guerre proprement dite, sous la forme d’une invasion brusquée, par les flottilles aériennes réduisant en cendres les grands centres, les parcs d’artillerie, les réserves de munitions, les usines de guerre, les agglomérations industrielles, en un mot les points stratégiques les plus vulnérables et les plus importants. Dans ces conditions : sabotage de la mobilisation, grève générale et insurrection ; toutes choses dont l’application, en 1914, soulevait d’immenses difficultés, mais, somme toute, n’était pas irréalisable, deviendraient impossibles, vu les conditions dans lesquelles éclaterait la guerre de demain.
En vérité les termes du problème à étudier et à résoudre ont changé : il ne s’agit plus de décider ce qu’il y aura lieu de faire en cas de guerre, pour entraver, paralyser celle-ci ; il n’est que trop évident que, dans ce cas, tout sera impuissant à faire reculer le fléau. Le problème à examiner, c’est donc celui de savoir par quels moyens les pacifistes de 1931–1932 parviendront à EMPÊCHER la guerre.
Eviter la guerre, la rendre impossible, tout est là.
Comment empêcher la guerre et instaurer un régime stable de Paix ?
Les moyens en vue sont nombreux ; ils sont parfois opposés. Rien que pour les passer successivement en revue et les discuter les uns après les autres, il faudrait écrire un volume. Cette encyclopédie ne comporte pas d’aussi longs développements. Je dois donc me borner à examiner brièvement les moyens que je tiens pour inopérants et insuffisants, afin d’accorder plus de place, dans cette étude, au moyen que j’estime être le seul qui conduit au résultat désirable et nécessaire : la Paix. Je procède donc par élimination.
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Moyens inopérants. — Je range dans cette catégorie tous ceux qui portent le sceau gouvernemental. J’ai la conviction que les protocoles, les pactes, les traités, les conventions, les accords que peuvent conclure présentement les gouvernements ne seraient, selon l’expression consacrée et authentifiée par l’Histoire, que de vulgaires « chiffons de papier » le jour où, pressée par la nécessité, cédant au besoin de conquérir par la force certains avantages, dominée par ses visées d’ambition et décidée à assouvir ses convoitises territoriales ou financières, une grande Puissance verrait dans la Guerre, et rien que dans celle-ci, la possibilité de réaliser ses desseins. La Société des Nations a été constituée dans le but de préparer l’avènement de la Paix par l’établissement et la reconnaissance d’une sorte de Juridiction suprême ayant pour mandat d’arbitrer les différends internationaux, à la lumière et en application d’une législation adoptée par l’universalité des Puissances. D’immenses espoirs ont accueilli la naissance de ce super-organisme et de ferventes et nombreuses sympathies persistent à lui faire cortège. Quand une espérance a illuminé l’esprit ou le cœur des hommes, elle s’y installe si fortement qu’elle n’y meurt que petit à petit : c’est une des forces, et peut-être la plus tenace, de toute religion. C’est ainsi que s’explique l’obstination avec laquelle nombre d’individus restent attachés, cramponnés aux généreux espoirs de Paix que l’Assemblée internationale siégeant à Genève a fait descendre dans la conscience humaine. Et pourtant ! que de lenteurs dans l’organisation de cette assemblée ! que de timidité dans ses débats ! que d’incohérences dans ses attitudes, chaque fois que les circonstances lui imposaient le devoir de se prononcer fermement ! Sans être trop sévère, on peut prétendre que, toujours défaillante lorsque certains faits de guerre nécessitaient son intervention immédiate et énergique, la Société des Nations a ruiné le crédit moral dont elle jouissait à ses débuts et jeté le découragement dans l’esprit de ceux qui lui avaient accordé toute leur confiance et qui avaient placé leurs plus fermes espérances dans l’efficacité de son action. Ses hésitations, ses faiblesses et son impuissance à l’occasion du conflit sino-japonais, alors que les deux puissances en état de guerre faisaient officiellement partie de la Société des Nations ont, une fois de plus, administré aux amis de la Paix dont les regards étaient anxieusement fixés sur Elle, la preuve qu’il n’y a pas lieu de compter sur Elle pour réaliser le but que sa constitution même lui a assigné. A aucun moment, dans aucune circonstance, les anarchistes n’ont fait confiance à la Société des Nations. Tout d’abord, ils ont constaté et n’ont cessé de faire observer que cette Société n’est pas celle des Nations, mais bien celle des Gouvernements : ce ne sont pas les peuples qui élisent leurs délégués à Genève ; ce sont les Gouvernements qui les mandatent. Les représentants ainsi désignés ne sont pas les interprètes des aspirations, des besoins et des volontés des masses nationales, celles-ci n’étant consultées ni avant, ni après.
Les personnages appelés à représenter chaque nation sont choisis par leur Gouvernement respectif ; ils sont pourvus d’instructions précises ; ils détiennent un mandat impératif auquel ils sont tenus de se conformer et, porte-parole des Gouvernements qui les ont officiellement investis, ils ne peuvent être que les interprètes de la pensée, de la volonté et des intérêts de ceux-ci. En outre, ne siègent à Genève que des Ministres, des diplomates, des parlementaires, des techniciens et des spécialistes, hommes qui, du premier au dernier, appartiennent, par leur situation, et sont liés par leurs intérêts au régime étatique ou aux milieux économiques totalement acquis aux appétits politiques et financiers de la classe gouvernante et possédante. Ce n’est pas sur de tels éléments qu’il est raisonnable de compter pour travailler avec sincérité et ferveur à l’organisation de la Paix mondiale. Les hauts personnages dont la réunion fonde la Société des Nations prononcent parfois de magnifiques discours ; à les entendre, on serait portés à prendre à la lettre les pompeuses déclarations par lesquelles ils se campent en adversaires farouches de la guerre et en partisans irréductibles de la Paix. Ce ne sont, hélas ! que mensongères déclamations et il n’est pas injuste de qualifier celles-ci aussi sévèrement, puisque l’accroissement incessant des ressources englouties par le régime de Paix armée qui impose à chaque nation des charges écrasantes, inflige à ces déclarations un sanglant démenti et en fait éclater l’odieuse fourberie. Sous le fallacieux prétexte d’assurer sa propre sécurité, chaque Puissance fortifie son appareil de guerre, en application du vieil adage « Si vis pacem, para bellum » (si tu veux la paix, prépare la guerre). En contradiction avec l’amour de la Paix dont tous les Gouvernements se proclament animés, c’est une course effrénée, une formidable ruée vers des armements de plus en plus fantastiques. Chacun sait cependant que si, naguère, c’étaient les risques de guerre qui créaient les armées et les armements, de nos jours, c’est l’existence des armées et l’accumulation des armement qui créent les risques de guerre. Les véritables ennemis de la guerre, les partisans sincères de la Paix opposent au « Si vis pacem, para bellum », dont des millénaires de batailles de plus en plus meurtrières ont démontré l’absurdité, le « Si vis pacem, para pacem » (si tu veux la Paix, prépare la Paix), dont l’exactitude et la sagesse sautent aux yeux de quiconque n’est pas aveuglé par la routine et la tradition, lesquelles conservent aux formules les plus désuètes le caractère d’une indiscutable vérité.
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Moyens insuffisants. — Un souffle puissant de pacifisme (voir ce mot), s’est élevé un peu partout. Cette poussée vers la Paix a suscité la formation d’un nombre élevé de groupements, ayant pour but la propagande et l’action à entreprendre contre la guerre et pour la Paix. Il est hors de doute que, si l’on parvenait à dresser la liste complète de ces organisations pacifistes, on arriverait à un nombre fort impressionnant de sociétés et à un total considérable de membres adhérents. Je suis loin d’envisager ce fait comme quantité négligeable et je me garderai bien de sous-estimer le concours très réel que ces lignes peuvent apporter à la cause de la Paix et la valeur morale qu’elles lui confèrent. Je souhaite très vivement que ces associations croissent et se multiplient. Il en est qui sont internationales et celles-ci méritent les plus sincères approbations et les encouragements les plus vifs. Toutefois, je pense et très franchement je déclare que ces groupements pacifistes ne constituent qu’un élément insuffisant de lutte contre la guerre, et cette insuffisance provient des quatre causes suivantes :
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Si nombreuses que soient ces ligues et associations, elles ne le sont pas encore assez. C’est un mouvement qui commence ; il est loin d’avoir atteint la vigueur et le développement auxquels il est appelé à parvenir. Quand on suppute les forces de guerre qu’il faut abattre, forces réelles et latentes, forces connues et masquées, forces constamment prêtes à s’unir et à taire bloc, on ne peut se défendre de l’appréhension justifiée que provoque la comparaison entre ces forces qu’il faut vaincre et celles qui les combattent. Il faut donc que ces dernières grandissent en nombre et en puissance d’influence et d’action ;
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Les organisations pacifistes ne sont pas fédérées ; il leur manque cette cohésion qui est indispensable à tout effort d’une grande envergure. Livrées à leurs seules ressources en hommes et en argent, ces associations s’avèrent impuissantes à lutter avantageusement contre les redoutables adversaires — voilà les véritables ennemis — qui ont à leur disposition une presse abondamment arrosée par les producteurs d’armements et de fournitures militaires, par les Pouvoirs publics et les Parlements prisonniers des Puissances d’argent. Seule, la Fédération nationale et la Confédération internationale de toutes les ligues pacifistes sont capables de contrebalancer la déplorable influence que les adversaires de la Paix exercent sur l’esprit public avec la complicité des Gouvernements qui appuient leur autorité sur la force armée, des Parlements qui entretiennent astucieusement le préjugé patriotique et des journaux les plus répandus qui sont à l’entière dévotion des grandes firmes capitalistes intéressées aux industries de guerre ;
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Si désirable, si urgente et si nécessaire que soit la réunion de toutes les ligues pacifistes en une association fédérative, on est forcé de reconnaître qu’elle est présentement irréalisable : d’abord, parce que certains de ces groupements sont étroitement liés à des partis politiques ou à des formations religieuses dont ils ne sont que le prolongement ; en sorte que les rivalités qui opposent les uns aux autres ces Partis politiques et ces formations religieuses font obstacle à leur rassemblement ; ensuite, parce que une notable proportion de ces groupements ne sont que sentimentalement, vaguement et partiellement pacifistes. En principe, tous sont contre la guerre et tous sont pour la paix. Mais, tandis que les uns, ceux qu’on peut appeler les pacifistes intégraux sont contre toutes les guerres, toujours et quand même, les autres que j’appelle les demipacifistes, établissent des différences marquées, voire des oppositions entre les guerres dites « offensives » et les guerres dites « défensives », et ils érigent en devoir de se refuser aux premières mais de s’offrir aux secondes. Je n’hésite pas à soutenir que ces étranges pacifistes — qui, en principe s’affirment contre la guerre, mais qui, le cas échéant, sont résolus à y prendre part — sont, en fait, des bellicistes qui s’ignorent. Car, de nos jours, il n’est pas un Gouvernement qui, à l’aide des moyens qui sont entre ses mains, ne soit en mesure d’imposer à ses nationaux la conviction qu’ils sont attaqués, c’est-à-dire que la guerre est une guerre « défensive » et que, s’ils prennent les armes, c’est uniquement pour se défendre contre l’agresseur. Etant donné que, dans tous les pays il en est ainsi et que, au demeurant, il ne saurait en être autrement, les demi-pacifistes dont je parle se trouveront, bien que résolument opposés à la guerre, dans l’obligation de la faire chaque fois qu’elle éclatera, puisque on leur certifiera, chaque rois, qu’il s’agit d’une guerre défensive.
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Enfin ce qui, actuellement, rend irréalisable la fédération des groupements pacifiques, c’est qu’ils ne sont pas en possession d’une boussole leur permettant de se diriger vers le même but par la même route. Cette boussole, c’est un programme limité et précis, un but immédiat et déterminé, une plateforme d’action s’imposant à tous par sa netteté et sa consistance. Je rencontre fréquemment des hommes qui se disent contre guerre et qui sincèrement sont attachés à la Paix. Quelques minutes me suffisent pour constater le peu de fond qu’il est prudent de faire sur l’efficacité de l’aide qu’on peut attendre de leur activité. Certes, ils professent une sainte horreur de la guerre et ils sont prêts à servir de tout cœur la cause de la Paix. Mais par quels moyens lutteront-ils contre la première et de quelle façon travailleront-ils à l’instauration de la seconde ? Ils n’en savent rien, ou presque. On ne dépense utilement son activité que lorsque, d’une part, on vise un but précis et lorsque, d’autre part, on recourt à un moyen également déterminé. Sinon, les efforts qu’on accomplit, pratiqués en ordre dispersé et sans cohésion positive, perdent en grande partie leur efficacité. Ce qui est vrai pour l’effort individuel l’est encore bien davantage pour le collectif. C’est pourquoi : programme précis, but déterminé, plateforme unique et solide, quand les organisations pacifistes seront en possession de ces trois éléments, leur rassemblement s’opèrera sans trop de difficulté, leur nombre et leur activité décupleront et le courant pacifiste gagnera promptement, en profondeur et en étendue, la vigueur qui lui fait défaut.
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L’unique moyen. — Comme on le voit la solution pratique du problème qui consiste à en finir avec la guerre et à organiser la paix sur des fondements solides, nécessite un effort énergique et persévérant. D’une récente lettre de Romain Rolland, je détache ce passage : « il ne suffit pas de répéter Paix ! Paix ! On dirait des troupeaux qui bêlent, leurs bêlements n’attendrissent pas le boucher... La paix n’est pas un thème à variations vocales. Elle doit être réalisée. Et pour être réalisée, il faut qu’elle soit réalisable. Une paix basée sur le statu quo politique, économique et social de l’Europe et du monde présent est une cruelle illusion et un non-sens. L’état de choses instauré par les traités de victoire en 1919, et aggravé depuis par les aberrations des politiciens, est un état de violence et d’injustice permanent, qui ne peut matériellement se prolonger sans catastrophe : car, pour les deux tiers de l’Europe, il est une cause permanente de souffrances, une plaie béante qui s’envenime ; et l’infection gagnera nécessairement tout le reste du corps, toute l’Europe, le monde entier. »
C’est fort bien dit : il ne saurait être question de pais, véritable et définitive, dans la situation politique, économique et sociale de l’Europe et du monde actuel. Cela revient à affirmer que tant que sera maintenue la structure politique, économique et sociale du monde actuel, la Paix sera impossible, qu’elle ne sera réalisable et ne sera réalisée que dans un monde dont la structure politique, économique et sociale aura été totalement transformée. J’ai cette certitude et depuis bien longtemps, je l’expose et cherche à la faire partager. Lorsque, du 17 au 22 août 1926, se tint, à Bierville (France), le Congrès « sur la Paix par la Jeunesse » qui eut un certain retentissement (5.000 délégués représentant trente nations prirent part à ce Congrès) j’adressai à ces cinq mille délégués la lettre ouverte que voici :
Messieurs,
Vous vous proposez de jeter les bases de la Paix par la Jeunesse.
Travailler pour la Paix est une des œuvres les plus nobles et les plus urgentes qu’il soit possible d’imaginer et faire appel à la Jeunesse, c’est confier sagement à l’avenir le soin de réaliser cette œuvre magnifique.
Comme l’enfer, Messieurs, vous êtes pavés d’excellentes intentions et il ne peut venir à personne l’idée de vous refuser l’hommage que méritent ces intentions admirables.
Mais permettez à un homme qui possède quelque expérience et qui, depuis de nombreuses années, se penche, fervent et angoissé, sur le problème de la Paix, de vous faire connaître, loyalement et sans ambages, le résultai de ses longues cogitations.
Et d’abord, vous apprendrai-je quelque chose en vous disant que je n’ai jamais rencontré quelqu’un — homme ou femme — se déclarant, en principe, pour la guerre ? Je ne pense pas et je ne dis pas que personne ne veut, n’appelle, ne désire la guerre ; je dis simplement que personne n’ose, en temps de paix, s’affirmer ennemi de la paix et partisan de la guerre.
Il serait, au surplus, plus que jamais prodigieux qu’il en fut autrement : la guerre maudite de 1914–1918 a laissé dans toutes les mémoires des souvenirs si horribles que, d’instinct, tous forment des vœux en faveur de la paix.
« Haine de la guerre ; amour de la paix » ; si on fouillait dans les cœurs, ce sont deux sentiments qu’on trouverait à peu près dans tous.
Il serait donc banal et inutile de vous réunir en Congrès par centaines et par milliers, si vous deviez vous borner à vous affirmer partisans de la Paix, à pousser des acclamations, à chanter des hymnes, à organiser en faveur de la Paix de solennelles et grandioses cérémonies. Je ne vous fais pas l’injure, Messieurs, de penser que ce soit là tout votre programme.
Votre programme doit avoir, il a certainement pour but d’étudier et d’arrêter les moyens pratiques propres :
A empêcher la guerre ;
A fonder un régime de paix stable et, si possible, définitif.
C’est ainsi, Messieurs, que se pose le problème de la paix : tout le reste n’est que mise en scène, décor, solennité, faconde, attitude et pose sans sincérité, sans courage, sans signification précise, et sans influence sur le cours des événements d’où sortira demain ou la guerre ou la paix.
Il s’agit donc avant tout et même uniquement d’empêcher la guerre. Un seul moyen s’offre à toute personne sensée. Ce moyen consiste à rechercher loyalement la cause véritable, profonde, essentielle, fondamentale des guerres et, cette cause étant découverte, à travailler de toutes ses forces à sa suppression.
Il est évident que tant que ne sera pas abolie la cause, l’effet persistera.
Il sera possible, en certaines circonstances, de prévenir un conflit imminent et d’en ajourner le déclenchement ; mais cette victoire, purement occasionnelle, n’aura en aucune façon fortifié la cause de la Paix, celle-ci restant à la merci du lendemain.
Il est donc tout à fait indispensable, et avant toutes choses, de découvrir la cause véritable et essentielle d’où sort la guerre, afin de dénoncer publiquement, de combattre et d’abattre cette cause.
Eh bien ! Messieurs, cette cause est aujourd’hui connue, et, depuis plus d’un demi-siècle, les Anarchistes la dénoncent sans se lasser et sans qu’il ait été possible d’en nier sérieusement l’exactitude.
Cette cause, c’est le principe d’autorité : principe qui, d’une part, fait surgir les conflits et d’autre part, les résout et, au demeurant, ne peut les résoudre que par la force, la contrainte, la violence, la guerre, indispensables corollaires de l’Autorité.
Car c’est l’Autorité, dans sa forme économique présente : le Capitalisme, qui suscite les convoitises, exaspère les cupidités, déchaîne les compétitions et dresse en bataille les impérialismes effrénés et rivaux.
Et c’est l’Autorité, dans sa forme politique actuelle : l’Etat qui, ayant partie liée avec le Capital, manœuvre diplomatiquement et agit militairement sur le plan tracé par la finance internationale ; puis, l’heure venue, prépare, chauffe, entraîne les esprits, décrète la mobilisation, déclare la guerre, ouvre les hostilités, établit la censure, réprime l’insoumission, emprisonne ou fusille les hommes courageux qui, s’étant affichés contre la guerre en temps de paix (ce qui est fréquent et sans risque) persistent à se déclarer contre la guerre… en temps de guerre (ce qui est rare et périlleux).
Je vous le répète, Messieurs, la cause de toutes les guerres, à notre époque, c’est l’Autorité dont l’Etat est l’expression politique et le Capitalisme.
Aussi, de deux choses l’une : ou bien, franchement, loyalement, vaillamment, inlassablement, vous pousserez vos recherches jusqu’à la découverte de la cause que les Anarchistes vous signalent et, dans ce cas, vous ne vous séparerez pas sans avoir pris l’engagement d’honneur de dénoncer publiquement cette cause et de la combattre par tous les moyens en votre pouvoir, jusqu’à ce qu’elle ait été totalement et définitivement anéantie.
Ou bien, reculant devant l’immensité, les difficultés, les périls et les conséquences de la lutte implacable à entreprendre contre l’Autorité, vous vous arrêterez à mi-chemin, peut-être même dès les premiers pas ; et, dans ce cas, je vous le dis tout net, Messieurs, et sans la moindre hésitation, tellement j’ai la certitude de ce que j’avance : vous quitterez Bierville sans avoir rien fait et, par la suite, vous ne ferez rien qui sera de nature à empêcher la guerre de demain et à fonder la paix sur des assises de quelque solidité.
Au surplus, Messieurs, si vous êtes réellement et sincèrement des adversaires résolus de la guerre, et des partisans irréductibles de la Paix, si vous ne l’êtes pas seulement en paroles et du bout des lèvres mais en fait et du fond du cœur, vous ne vous séparerez pas sans que chacun de vous ait fait le serment que voici :
« Je jure, en toute conscience, de consacrer désormais au triomphe de la paix le plein de mes efforts et si, pourtant, la guerre vient à éclater, je prends l’engagement sacré de répondre à l’ordre de mobilisation par un refus formel ; je jure de ne prendre, ni au front ni à l’arrière, ni directement ni indirectement, une part quelconque aux hostilités ; et je m’engage à lutter, quels que soient les risques courus, contre la continuation de la tuerie et en faveur d’une paix immédiate. »
Messieurs,
Si, de votre congrès sortait la double décision dont je viens de parler : lutte contre l’Autorité (l’Etat, le Capital), source de toutes les guerres ; et serment unanime et sacré de se refuser catégoriquement à prendre une part quelconque aux hostilités ; Ah ! Messieurs, quel retentissement auraient, aux quatre points cardinaux, vos assises de Bierville ! Et, d’ores et déjà, quel coup mortel vous porteriez à la guerre infâme et quel pas immense vous feriez faire à la cause de la Paix !
— Sébastien FAURE.
De cette sorte de manifeste, écrit il y a plus de cinq ans, je n’ai pas une ligne à retrancher ; je n’ai pas davantage une ligne à ajouter. Je conserve la certitude que le seul moyen de tuer la guerre, c’est d’en chercher et découvrir la cause et de combattre cette cause jusqu’à sa suppression. C’est, au surplus, l’évidence même. Seulement, il est à craindre que cette suppression ne demande encore beaucoup de temps et il s’agit d’aviser sans aucun retard au moyen de faire échec à la guerre et de la rendre impossible, non pas dans 20, 30 ou 50 ans, mais dans le plus bref délai. Car, si jamais la Paix ne fut plus indispensable à l’humanité qu’elle ne l’est actuellement, jamais les causes de conflit armé ne furent aussi nombreuses et aussi graves que dans le temps présent. Il faut donc aller au plus pressé et recourir d’urgence au moyen de faire reculer la guerre qui, d’un jour à l’autre, peut fondre sur nous. Ce moyen existe-t-il ? – Oui. – Quel est-il ? – Le désarmement. Est-il possible de le mettre en application dans un laps de temps relativement court ? – Je le pense.
Le désarmement.
Le désarmement est, d’ores et déjà, dans l’esprit de tous les amis sincères de la Paix. Toute personne ayant, sérieusement et sans a priori, étudié la question que j’examine ici, a été amenée à considérer le Désarmement comme la condition sine qua non de la Paix, comme la préface nécessaire, l’introduction indispensable à l’édification d’un régime de Paix durable. Une humanité qui reste l’arme au pied, qui fabrique sans interruption ni mesure, des moyens de destruction qu’elle s’ingénie à multiplier et à rendre plus meurtriers, qui engloutit, de propos délibéré, dans cette industrie de mort et de dévastation des ressources énormes, une humanité qui arrache au travail et à la vie libre des millions de jeunes gens qu’elle oblige à l’apprentissage du métier militaire, n’est pas et ne peut pas être une humanité qui s’achemine vers la Paix. Tant qu’il y aura une caserne, tant que dans cette caserne, il y aura un soldat, tant que, entre les mains de ce soldat – professionnel de la guerre – il y aura une arme de guerre quelconque, cela signifiera que l’humanité n’aura pas encore renoncé au règlement, pas la voie des armes, des conflits qui l’agitent ; cela signifiera, tout au contraire, qu’elle se dispose, comme par le passé, à confier au sort des armes le règlement des dits conflits et la menace horrible de la guerre continuera à assombrir l’horizon. Il ne sera sensé de penser que les hommes sont résolus à faire de la Paix Espérance une féconde Réalité, que lorsqu’ils auront brisé les instruments de massacre que nécessite la Guerre. Je répète que l’immense majorité des pacifistes est acquise à cette idée du désarmement, prélude indispensable de la Paix. Tous les partis politiques de gauche, même ceux dont le pacifisme est le moins catégorique, se rallient à la thèse du désarmement. Tous conviennent que M. Herriot a raison d’affirmer que « le surarmement ne peut aboutir qu’à la guerre » et M. Paul Boncour de déclarer que « la course aux armements c’est la guerre ». Traduite en langage clair et simple, cette double déclaration veut dire que « plus on arme, plus on marche vers la guerre et s’éloigne de la paix » et que « moins on arme, plus on se rapproche de la paix et s’éloigne de la guerre » ; et il est logique d’en conclure que lorsqu’on cessera la politique d’armement, on entrera de plein pied dans la politique de la paix, pas avant.
C’est un avantage immense que cet accord total sur le problème de l’armement et du désarmement ; car, pour le triomphe de la Paix, il est d’un prix inestimable que, sur ce point de capitale importance, tous les pacifistes se mettent d’accord. Et, pourtant, cet accord n’est pas suffisant ; il est nécessaire que l’entente s’établisse en outre sur les conditions mêmes de réalisation du désarmement. Et c’est ici que l’accord cesse et fait place à de graves divergences.
Deux thèses s’affrontent : l’une consiste à établir tout d’abord un régime de paix armée qui garantisse à chaque nation sa propre sécurité ; ce point acquis, on instaurerait un tribunal d’arbitrage qui, en cas de conflit, rendrait une sentence devant laquelle seraient tenus de s’incliner les parties en cause ; ce double régime de sécurité et d’arbitrage devant, au dire de ses partisans, avoir pour résultat de réduire au minimum les différends et de régler pacifiquement ceux qui se produiraient, l’éventualité de la guerre deviendrait peu à peu de plus en plus rare et le désarmement s’opérerait pour ainsi dire automatiquement, les armées et les armements devenant à la longue sans utilité.
L’autre thèse consiste à atteindre le même but : le désarmement, mais en faisant précéder la sécurité de l’arbitrage et, par conséquent, découler celle-là de celui-ci.
Sécurité, arbitrage, désarmement, tel est l’ordre chronologique déterminé par la première thèse. Arbitrage, sécurité désarmement, tel est l’ordre propose par la seconde. Mais on remarquera que, quel que soit l’ordre adopté, c’est au Désarmement que conduisent en fin de compte les deux formules. Sur ce point, pas de divergence ; ce qui démontre, sans qu’il y ait place pour le moindre doute, que le désarmement est considéré par les uns et par les autres comme la condition indispensable de la Paix. Les Hommes d’Etat, les diplomates et les techniciens selon les Gouvernements dont ils font partie donnent leur adhésion à l’une ou à l’autre de ces deux thèses. On peut en inférer qu’ils ne sont pas pressés d’aboutir. Car, soit qu’ils sachent d’avance que longues, très longues seront les négociations concernant la sécurité et l’arbitrage avant qu’elles aboutissent, soit qu’ils usent perfidement de tous les moyens dilatoires par lesquels il leur est aise de traîner en longueur ces préliminaires et pourparlers, ils n’ignorent pas que des années et des années s’écouleront avant l’adoption et la mise en service du mécanisme délicat et compliqué qu’exigent la sécurité et l’arbitrage. Il est infiniment plus simple de se demander s’il ne serait pas plus pratique et plus rationnel d’attendre du Désarmement la sécurité et l’arbitrage que d’attendre de l’arbitrage et de la sécurité le désarmement. C’est l’idée qui s’est présentée à l’esprit de ceux qui, impatients d’aboutir et comprenant la nécessité d’agir vite, voient avec terreur les années se succéder sans que, par la voie de la sécurité et de l’arbitrage, progresse effectivement la volonté de désarmement. A la réflexion, étude faite des ententes mondiales que comportent la sécurité et l’arbitrage, cette idée a tendance à prévaloir dans l’esprit public. Adoptée depuis quelque temps déjà par quelques-uns de ceux qui estiment qu’il importe avant tout d’éviter les horreurs d’une prochaine guerre, cette opinion gagne de jour en jour du terrain et je pense qu’elle est appelée à faire des progrès très sensibles. La rapidité avec laquelle elle se propage porte en elle les plus précieux encouragements et le gage de son prochain succès. Beaucoup de pacifistes, des plus ardents et des plus actifs, envisagent aujourd’hui le désarmement, non plus comme une chose vague et lointaine dont il faudra parler longtemps, bien longtemps avant d’en saluer la réalisation, mais comme un événement qui peut, qui doit se produire sans trop tarder, à la condition qu’une propagande sérieuse et continue soit faite en sa faveur.
« Désarmement, d’abord. Sécurité et arbitrage par le Désarmement », sont des mots d’ordre que font leurs, dès à présent, nombre de ligues pacifistes, de groupements ouvriers et d’organisations d’avant-garde. Dans ces milieux, on commence à comprendre que la sécurité et l’arbitrage ne peuvent être obtenus que par le désarmement. On se rend enfin compte que chercher à s’orienter vers le désarmement par la sécurité et l’arbitrage, ce n’est pas seulement prendre le chemin le plus long, mais encore faire fausse route. Les dirigeants et toute la caste que les industries de guerre enrichissent se raccrochent obstinément à la thèse de la sécurité et des garanties sur lesquelles ils la font reposer. Ils prétendent, et on comprend pourquoi, que la sécurité résulte de l’étalage de la force et de la crainte qu’un peuple puissamment armé inspire aux autres peuples ; ils disent que, quels que soient les pactes et accords destinés à maintenir la Paix internationale, la sécurité de chaque pays nécessite une force militaire de nature à décourager tout agresseur. On aperçoit tout de suite les conséquences d’une telle conception du problème de la sécurité. Au nom de la sécurité, qu’elle dit lui être indispensable, chaque Puissance sera conduite à s’armer de plus en plus. Il suffira qu’une nation augmente, transforme ou perfectionne son outillage de guerre, pour que les autres nations s’autorisent et même se proclament astreintes, malgré elles, à augmenter, transformer ou perfectionner le leur. Et ce sera, plus que jamais, la course aux armements, c’est-à-dire la guerre certaine sous le prétexte de l’éviter.
C’est cette préoccupation stupide de la sécurité qui dominera, j’en ai la certitude, l’assemblée qui va se réunir à Genève, en février 1932, sous le beau nom — beau, mais mensonger — de Conférence du désarmement. Je n’entends pas soutenir qu’on n’y parlera pas du désarmement ; on en parlera copieusement et le mot de désarmement est celui qui sera prononcé le plus fréquemment. Il y sera répété avec d’ autant plus d’insistance qu’on s’éloignera davantage du fait qu’il exprime. J’ai la certitude que l’orateur, quel qu’il soit, qui, au nom de son pays, saisirait sérieusement les délégués réunis à cette conférence, d’une proposition ferme de désarmement véritable et immédiat, serait accueilli par des huées ou des protestations indignées. De deux choses l’une : ou bien on ne prendrait pas au sérieux cette proposition et on refuserait de la discuter ; ou bien la prenant au sérieux, on se hâterait de lui faire un enterrement de première classe, sous un amoncellement de fleurs et couronnes. Cela n’est pas douteux.
La seule chose dont s’occupera cette conférence, dite improprement du désarmement, c’est de la limitation des armements. Il me paraît probable que les grandes Puissances, celles qui possèdent les armements les plus considérables et les plus modernes, après avoir affirmé que cet outillage de guerre (effectifs militaires, munitions, machines à tuer, gaz, etc.) est absolument indispensable à leur propre sécurité, se refuseront à en retrancher quoi que ce soit et que les Puissances en retard sur l’équipement militaire des précédentes formuleront et défendront avec acharnement des motions leur accordant la faculté de la mise au point qu’elles déclareront, elles aussi, absolument nécessaires à leur propre sécurité. Sans compter que tous les gouvernements, les forts comme les faibles, ne consentant pas à renoncer aux budgets votés et aux dépenses engagées en vue d’une guerre prochaine, obtiendront l’autorisation de continuer jusqu’à l’épuisement complet des budgets votés la réalisation totale des travaux prévus ou en cours d’exécution. Résultat : il faudra nous estimer très heureux si, en application des décisions prises — peut-être n’auront-elles que la valeur de simples indications — les armements restent ce qu’ils sont et ne s’en trouvent pas accrus au total. Ces brèves explications touchant le problème de la sécurité démontrent clairement que le souci de ce que les Etats appellent la sécurité de leur pays, bien loin de nous rapprocher graduellement de la Paix, nous en éloigne indéfiniment.
Quant à l’arbitrage et aux conditions dans lesquelles il est question d’en assurer pratiquement le fonctionnement et l’autorité effective, il est raisonnable de penser qu’il sera incontestablement faussé par la disproportion née de la différence d’armement entre Puissances illégales et que l’arbitrage ne remplira sa mission que dans deux cas : le premier, lorsque les Nations en conflit ne seront, ni l’une ni l’autre, décidées à faire la guerre et seront, par conséquent, disposées, l’une et l’autre, à régler à l’amiable leur litige ; le second, lorsque le différend mettant aux prises deux pays : l’un fortement et l’autre faiblement armé, l’écrasement de celui-ci par celui-là sera chose tellement certaine, que le plus faible se verra dans la nécessité de subir la sentence rendue, celle-ci fût-elle en opposition manifeste avec son droit et ses intérêts et que le plus fort se refusera à tout arbitrage, quelle que soit la netteté des engagements précis qu’il aura contractés antérieurement et en temps de paix. Ecoutez l’opinion que suggère au chef reconnu du Parti socialiste (S.F.I.O.) de France, le conflit actuel entre la Chine et le Japon :
« Pourquoi le Japon se dérobe-t-il à l’intervention de la Société des Nations, à la décision éventuelle des arbitres ? Parce qu il est armé, parce qu’il se sent le plus fort, parce que la force crée la tentation d’user de la force. Nous sommes donc fondés à affirmer que le Désarmement est la vraie garantie, la vraie caution, la vraie sanction des procédures arbitrales. Le cas japonais illustre avec éclat notre formule : sécurité par l’arbitrage et le désarmement. » (Léon Blum, journal Le Populaire, du 16 novembre 1931.)
Je me rallie à cette formule après y avoir glissé cette légère, mais nécessaire modification : sécurité et arbitrage par le Désarmement. Cette modeste retouche donne à ma pensée la précision. que je désire : avant tout, désarmement ; ensuite sécurité reposant sur le désarmement ; enfin arbitrage, quand le désarmement et la sécurité seront, comme le dit Blum, la vraie garantie, la vraie caution, la vraie sanction.
Nous voilà donc parvenus à la certitude que, en attendant la transformation sociale qui frappera de mort la cause permanente, essentielle, fondamentale de la guerre : le principe d’Autorité d’où procèdent toutes les institutions sociales actuelles, nous ne disposons que d’un seul moyen d’empêcher la guerre qui vient et que ce moyen unique, c’est le Désarmement.
Seulement, il y a désarmement et désarmement et, ici encore, nous nous trouvons en présence de deux courants très distincts, voire opposés. Il nous reste à les examiner successivement, afin de décider lequel est à écarter et lequel est à adopter.
Le désarmement général, simultané, contrôlé.
Il faut entendre par le désarmement général, le désarmement qui serait accompli par l’universalité des Nations, sans que, parmi celles qui comptent du point de vue de l’équipement et de la préparation militaire, il en soit excepté une seule. Il faut bien se mettre dans la tête que pour que le désarmement soit général, il n’est pas suffisant qu’il soit le fait de la majorité des peuples, mais qu’il soit celui de la totalité des pays qui pratiquent, actuellement, le régime de la Paix armée. Le désarmement simultané, c’est celui qui se ferait le même jour, au même moment et dans les mêmes conditions, sur un mot d’ordre convenu et en application d’un accord intervenu entre les représentants officiellement accrédités de tous les gouvernements.
Enfin, pour qu’il soit considéré comme sincère, loyal, effectif, il faut que ce désarmement général et simultané soit, au moment où il s’opère et par la suite, soumis constamment et pour une période d’assez longue durée à la surveillance d’un Comité de Contrôle, dont les membres dûment mandatés, auront pour fonction de s’associer à des intervalles rapprochés, mais sans date fixe et connue d’avance, que les conditions du désarmement sont strictement respectées et, le cas échéant, d’en signaler les violations.
À la lueur de ces précisions, apparaissent immédiatement les multiples et graves difficultés, lenteurs et résistances faisant obstacle à la réalisation d’un accord unanime dont les stipulations les plus minutieuses devront être arrêtées et consenties par tous les Etats. Il convient d’ajouter que, rien que pour entamer utilement et avec de réelles chances de succès les négociations indispensables à la conclusion d’un tel accord, il sied de supposer que l’atmosphère de défiance que les Gouvernements capitalistes et autoritaires ont intérêt à entretenir dans le but de diviser les peuples, afin de mieux régner, aura été, au préalable, dissipée et remplacée par une atmosphère de rapprochement et de confiance. Je ne pense pas qu’il soit utile que j’entre dans le détail et j’aime à croire que ceux qui se disent des pacifistes et sèment de tels obstacles sur la route du désarmement sont de faux amis de la Paix. On reconnaîtra que, s’ils étaient des adversaires avérés du désarmement et, par conséquent, de la Paix, ils ne prendraient pas une autre attitude, ils n’exigeraient pas l’adoption préalable de conditions plus difficiles à réunir. Pour s’en convaincre, il n’est que d’observer la conduite des Gouvernements et des castes qui font à l’idée de Paix l’accueil le moins empressé. Ces castes et ces gouvernements se gardent bien de se déclarer franchement hostiles au courant qui emporte les hommes d’aujourd’hui, loin des champs de carnage. Sur le plateau, ils se résignent à vilipender la guerre et à exalter la Paix ; mais, sournoisement, tortueusement, dans les coulisses, ils s’ingénient à gagner du temps en prolongeant le plus longtemps possible le statu quo dans l’espoir inavoué que le désarmement, que les pacifistes intégraux assignent comme but à leurs efforts immédiats, se fera attendre si longtemps encore, que la guerre s’abattra sur le monde avant que les partisans déterminés et sincères de la Paix aient pu réaliser leur volonté de désarmement. Je mets ceux qui lisent ces lignes au défi de découvrir un gouvernant, un seul, un diplomate, un seul, un militaire, un seul qui ait l’impudence de confesser qu’il désire, qu’il appelle, qu’il veut la guerre. « Nous voulons la Paix ; nous sommes résolus à tout faire — tout dans la limite de la dignité et des intérêts sacrés du pays auquel nous appartenons — pour éviter la guerre. Nous envisageons sympathiquement l’idée du désarmement ; mais nous nous opposerons avec la dernière énergie à la mise en pratique de cette idée, aussi longtemps que la Sécurité de notre pays restera incertaine et que les sentences arbitrales ne disposeront pas des sanctions ayant la force d’en imposer le respect ! » Tel est le langage dont ces Messieurs ne se départissent en aucune circonstance. Et à l’appui de ces déclarations qui puent à plein nez l’hypocrisie, ces tartufes continuent à garder des millions d’hommes sous les drapeaux et à jeter des milliards dans le gouffre des armements. Cette ignoble bouffonnerie ne peut être que le prologue de l’immonde tragédie que nous préparent, avec la complicité des Gouvernements à la merci de la Phynance, les aigrefins de la haute Banque et les flibustiers de la grande Industrie.
Notre génération vit une heure exceptionnellement grave : les excitations chauvines, les fanfaronnades patriotardes, les traités à réviser, la surpopulation, la course aux armements, les impérialismes déchaînés, les rivalités et convoitises qu’exaspère le besoin de conquérir le marché mondial, peuvent, d’un jour à l’autre, allumer l’incendie. La crise de chômage, crise d’une intensité exceptionnelle et d’une étendue sans précédent peut pousser les Maîtres de l’heure qui ont entre les mains les destinées humaines, vers une guerre de laquelle ils attendraient et la liquidation des stocks incalculables que le système de la rationalisation a accumulés aux quatre coins du globe et la liquidation du matériel humain qui surabonde (il est plus facile, plus expéditif et moins dispendieux, de faire tuer vingt-cinq millions de sans-travail, que de les nourrir). Folie, dira-t-on ? Sans doute ; mais cette démence criminelle ne l’emporte pas sur celle dont l’odieux, le révoltant spectacle est sous nos yeux et qui consiste à précipiter dans la mer, à détruire par le feu, à jeter dans les égouts et à laisser systématiquement pourrir des produits périssables dont on préfère priver les populations affamées plutôt que de diminuer ses profits. Pense-t-on que les bénéficiaires d’un régime social qui fatalise de telles monstruosités reculeraient devant cette autre monstruosité : la Guerre, si, pris d’affolement, saisis de panique, effrayés eux-mêmes par le cercle de feu dans lequel leur cupidité, leur imprévoyance et leur imbécillité les ont enfermés, ils n’entrevoyaient, à tort ou à raison, que ce moyen d’en sortir ? Je ne dis pas : « la guerre est à nos portes » ; mais, avec tous ceux qui ont les yeux ouverts sur les événements, en suivent le cours impétueux et gardent la maîtrise d’euxmêmes au milieu de l’aveuglement général, je donne l’alarme, je sonne le tocsin. Je dis et je redis que le temps presse, qu’il ne faut plus attendre davantage, que demain il sera peut-être trop tard, qu’il est d’extrême urgence d’agir et d’agir vigoureusement. Je m’adresse à tous les pacifistes et je leur dis : « Voulezvous, coûte que coûte, empêcher la guerre ? » Ils me répondent : « Oui ! » S’ils me demandent : « Le pouvons-nous ? » Je leur réponds : « Oui ! » De quelle façon ? Par quels moyens ? En un mot, que faire ? C’est ce qu’il me reste à exposer.
* * *
Avant d’aller plus loin, jetons un coup d’œil sur la route que nous venons de parcourir : le voyage se poursuivra et s’achèvera avec moins de fatigue.
Par des statistiques empruntées aux meilleures sources, j’ai rappelé les épouvantables conséquences de toute nature dues à l’état de guerre dans lequel les hommes ont vécu depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. J’ai attiré l’attention sur celles infiniment plus désastreuses qu’entraînerait la guerre de demain. Et, par cette succession de tableaux et de chiffres, j’espère avoir inspiré le dégoût et la haine de ce crime des crimes : la Guerre et avoir provoqué le désir fervent, l’amour passionné de la Paix.
Cela fait, j’ai démontré que la tâche qui réclame le plus impérieusement l’effort immédiat et vigoureux des pacifistes de l’heure actuelle consiste à empêcher la Guerre qui, sous la pression des circonstances que peuvent cyniquement exploiter les Puissances d’argent, peut s’abattre prochainement sur les Peuples. J’ai établi que l’unique moyen de barrer la route au fléau qui menace, c’est, par le Désarmement, la cessation aussi prompte que possible du régime de Paix armée, qui entretient entre les Peuples une atmosphère de méfiance et d’hostilité, en même temps qu’il met à la disposition des Gouvernements un appareil de force dont ils sont tentés de se servir. J’ai prouvé que le Désarmement général, simultané et contrôlé dont on parle dans les sphères officielles et dans les milieux parlementaires, exigerait un temps si long que le péril de guerre imminente qu’il faut à tout prix conjurer se transformerait presque immanquablement en réalité. Pour compléter cette étude, je n’ai plus qu’à exposer et justifier le moyen que je propose aux pacifistes de ce temps qui sont décidés à tout faire pour empêcher les fauteurs de guerre de mettre à exécution leurs sinistres desseins.
Le désarmement unilatéral et sans condition de réciprocité.
Le moyen d’empêcher les Gouvernements acculés à une impasse de tenter d’en sortir par la Guerre, c’est le Désarmement unilatéral, sans condition de réciprocité ; il n’y en a pas d’autre. Chaque Etat se déclare, en principe, prêt à désarmer... mais à la condition que tous les autres Etats en fassent autant et au même moment. La belle affaire ! Je ne sache pas qu’il y en ait un seul qui oserait dire aux autres : « Désarmez si bon vous semble ; mais ne comptez pas que je suivrai votre exemple. Quoi que vous décidiez et fassiez, moi, je reste armé ! » Au surplus, il serait impossible à un Gouvernement — quel qu’il soit et quel qu’en soit le chef : président, roi, empereur ou dictateur, de tenir un tel langage et de conformer sa conduite à une telle déclaration : ce Gouvernement ameuterait contre lui tout son peuple et susciterait la coalition, contre lui, de tous les autres. Toutefois, si tous les Etats sans exception, affirment à la face du Monde et solennellement qu’ils sont prêts à désarmer, aucun ne manifeste l’intention de joindre l’acte à la parole. Aucun ne prend sur lui de donner l’exemple ; en sorte que, dans ces conditions, un laps de temps fort long peut s’écouler avant que cette volonté de désarmement s’affirme autrement qu’en discours ; les Nations peuvent ainsi s’attendre les unes les autres pendant des dizaines d’années ; et pourtant le temps presse. L’idée s’impose, on le voit, que, en cette matière comme en toute autre, il est absolument nécessaire qu’une nation commence, qu’elle prenne l’initiative de désarmer, sans exiger des autres qu’elles fassent de même, sans attendre que les autres soient décidées et prêtes à le faire, fût-elle, cette nation, toute seule à désarmer, à assumer les responsabilités et à courir les risques que peut comporter une mesure aussi grave. Je pense que le plus élémentaire bon sens se range à cet avis et que ceux qui, sincèrement, loyalement et virilement, travaillent à prévenir le retour de l’épouvantable catastrophe estimeront avec moi que le désarmement que je propose est une nécessité.
J’insiste : s’il est acquis, en premier lieu, que le désarmement est absolument indispensable à l’établissement de la Paix — et je crois avoir surabondamment démontré cette nécessité que, au surplus, tous ceux qui ont étudié la question admettent ; — s’il est acquis, en second lieu, que le désarmement général, simultané et contrôlé ne peut se produire que dans un avenir indéterminé et, à coup sûr, encore fort éloigné — et je pense que cette affirmation ne soulève aucune contestation — la preuve est faite que, pour opposer à la guerre qui vient une digue infranchissable, il n’y a pas d’autre moyen que le désarmement hic et nunc dont une nation donnerait aux autres l’admirable exemple. Est-il besoin d’ajouter que, plus puissante sera la nation entrant résolument et volontairement dans la voie d’un désarmement immédiat, effectif et total, plus considérables seront le retentissement et la portée de cet événement et, conséquemment, la force d’attraction que cet exemple exercera sur les autres peuples ? Le désarmement qu’effectuerait une petite nation (petite par l’étendue de son territoire, par le nombre de ses composants et par la faiblesse relative de son appareil de guerre) aurait incontestablement la même valeur morale que celle du désarmement accompli par une nation plus puissante. Peut-être même pourrait-on soutenir que ce geste emprunterait à cet ensemble de circonstances une beauté particulière, une grandeur exceptionnelle. Mais il est évident qu’il ne retentirait pas dans le monde à l’égal du coup de tonnerre que serait le même geste accompli par une Puissance de premier ordre. Pour avoir toute la signification, pour produire tous les effets qu’on en peut espérer, il faut donc que ce désarmement initial soit le fait d’une grande et forte Puissance. Alors seulement, le phare ainsi allumé projettera sur les régions ténébreuses où s’agitent les brigands qui complotent coutre la paix du Monde et préparent cyniquement les atrocités désastreuses de la guerre de demain, une clarté si éblouissante et dont le rayonnement s’étendra si loin, que l’événement deviendra, d’un seul coup, le plus considérable de l’Histoire humaine.
J’imagine une nation en possession de son plein développement, auréolée d’un prestige indiscuté, disposant, sur terre, sur mer et dans les airs, d’une organisation militaire formidable. Je suppose que, cédant à la poussée devenue irrésistible de son peuple, le Gouvernement de cette nation prenne enfin conscience de la folie criminelle des armements et que, de gré ou de force, il se décide à désarmer. J’imagine que, avant d’en arriver là, il a fait tout ce qu’il était en son pouvoir de faire pour entraîner les autres Gouvernement dans la voie du désarmement. Mais il a constaté que ceux-ci s’attardent, hésitent et résistent. Et voici — pure hypothèse toujours — que, sans attendre une résolution de désarmement général qui ne vient pas, il rend sur lui de désarmer, seul et avant tous les autres. Il ne s’agit pas d’un désarmement camouflé, truqué ou partiel, mais d’un désarmement effectif, loyal et complet. Il brise les cadres de ses armées ; il licencie la totalité de ses soldats ; il dépeuple ses casernes, ses bastions et ses forts ; il vide ses manufactures d’armes, ses arsenaux maritimes et ses champs d’aviation militaire ; il vide aussi ses parcs d’artillerie, ses dépôts de munitions et ses poudrières ; il liquide tous ses stocks, approvisionnements et réserves de guerre ; il cesse toute production destinée à la guerre et transforme matières premières, machines et installations de toutes sortes en outillage et produits d’utilité sociale ; il reporte sur les œuvres d’hygiène et de vie, de culture intellectuelle et de solidarité les milliards qu’engloutissaient, hier encore, l’entretien des armées, l’équipement et les préparatifs de guerre ; il rompt tous les marchés et contrats passés avec les industriels de la mort ; il annule toutes les commandes faites à ces industriels ; bref, il ne se borne pas à déclarer qu’il désarme ; il fait de cette déclaration une réalité dont il administre la preuve jusqu’à l’évidence.
Puis, par tous les moyens que le dernier mot de la Science met à sa disposition, il lance dans le monde entier une proclamation ayant pour but de faire connaître à tous les peuples la décision qu’il a prise et le désarmement qu’il a effectué.
On peut aisément prévoie l’incroyable émotion qui s’emparerait des autres peuples à l’annonce d’un tel désarmement et à la lecture d’une telle déclaration.
Mais n’anticipons pas. Je reviens à ma démonstration, au point précis où je l’ai laissée : donc il faut qu’une grande Puissance désarme la première. Je serre de plus en plus mon argumentation et je pose cette question : « Quelle peut et quelle doit être cette Puissance ? » Ma réponse est nette ; je n’hésite pas : le choix à faire se limite à la France et à l’Allemagne et j’appuie cette indication sur l’opinion que professent unanimement ceux que tourmente le problème de la Guerre et de la Paix et qui ont sérieusement étudié ce problème. Tous reconnaissent que la paix européenne et, par extension, celle du monde est subordonnée au rapprochement franco-allemand. Ils estiment judicieusement que tant que s’élèvera entre l’Allemagne et la France la barrière de méfiance, d’hostilité, de rivalité et de revanche qui les sépare, la Paix sera en péril. Ils pensent, au contraire, que lorsque ces deux nations concluront sur la base de leurs intérêts réciproques (et ceux-ci existent) l’entente désirable, l’Europe et, par extension, le monde entier aura fait un pas décisif vers la Paix. Je partage cette opinion. Il n’est pas question d’un traité d’alliance franco-allemand (nous savons, par expérience, que ces sortes de traités qui lient deux ou plusieurs Etats sont des machines de guerre dirigées contre les autres Etats) ; il s’agit d’un accord qui amènera le rapprochement du peuple allemand et du peuple français et consacrera le caractère de sympathie mutuelle et de confiance réciproque des relations de toute nature qui peuvent et doivent exister entre les Français et les Allemands. Je ne pousse pas l’optimisme jusqu’à affirmer que le jour où ces relations existeront, la Paix sera assurée ; mais je crois et je dis que, ce jour-là, s’ouvrira une ère d’apaisement qui favorisera tous les autres rapprochements, toutes les autres réconciliations désirables et possibles ! je crois et je dis que, dans leur ensemble, ces multiples rapprochements dissiperont rapidement l’atmosphère de bataille qui, présentement, enveloppe l’humanité, qu’ils achemineront promptement les peuples, dressés aujourd’hui à se méfier les uns des autres, à se mésestimer et à se haïr, vers des rapports d’estime et de sympathie agissantes, prélude de la réconciliation et précurseurs de la Paix.
Puisque l’établissement de la Paix est subordonné au rapprochement franco-allemand, c’est de la France ou de l’Allemagne que doit partir le signal du désarmement ; c’est à l’une de ces Puissances de première grandeur que doit échoir l’honneur d’ouvrir la marche vers la Paix par le Désarmement.
De ces deux nations, quelle est celle qui doit précéder l’autre dans la voie du désarmement ? Je réponds hardiment et sans la moindre hésitation : la France. Mes raisons sont nombreuses ; voici les principales :
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Tout d’abord, il faut tenir compte que de la guerre de 1914–1918 qui a mis l’Europe à feu et à sang, la France est sortie victorieuse et l’Allemagne vaincue. Vainement fera-t-on observer que, durant plus de quatre années, l’armée allemande, presque seule, a tenu tête, et victorieusement, et sur un front d’une immense étendue, à la coalition des armées de France, d’Angleterre, d’Italie, de Belgique, des Etats-Unis d’Amérique, etc. et que, sans cette coalition écrasante en combattants, en matériel de guerre, en ravitaillements de toute nature et en ressources de toutes sortes, la France eût été dans la cruelle nécessité de se rendre. Le fabuliste a dit :
En toutes choses il faut considérer la fin.
Cette maxime s’applique aux choses de la Guerre : le résultat seul compte. Or, la fin de cette horrible guerre, c’est le traité de Versailles, et ce traité proclame la défaite de l’Allemagne et son écrasement. Quelles que soient les conditions dans lesquelles a été conclu le traité de Versailles, celui-ci atteste — c’est le fait brutal — la défaite de l’Allemagne. Cette défaite, c’est son abaissement dans le Monde et, par un jeu de bascule facile à concevoir, l’élévation correspondante de la France victorieuse. Aux yeux de tous les Peuples et devant l’Histoire (ou, plus exactement ce qu’on appelle l’Histoire) la défaite est une marque d’infériorité et une humiliation pour la nation vaincue et la victoire est un honneur, une gloire et une marque de supériorité pour la Puissance victorieuse.
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Les traités en vigueur ont limité à cent mille hommes les effectifs militaires de l’Allemagne ; ils ont réduit à un minimum proportionné à ces effectifs les armements de cette nation. L’Allemagne, dans ces conditions, apparaît désarmée déjà par rapport à la France et aux autres pays qui ont eu et ont encore toute licence de porter au maximum leur appareil de guerre. Etant donné cela, le désarmement officiel et total de l’Allemagne ressemblerait fort à la reconnaissance d’un état de choses existant déjà et pourrait être perfidement interprété soit comme une manifestation d’impuissance ou de découragement, soit comme une manœuvre tendant à amener les autres nations à désarmer également. Par contre, la France, avec ses six cent mille hommes sous les drapeaux, ses formidables armements et ses quatorze milliards de dépenses annuellement inscrits à son budget de guerre, en désarmant volontairement — car rien ne l’y obligerait — ne pourrait être accusée ni de faiblesse, ni de découragement, mais, tout au contraire, apporterait à tous les peuples la certitude et la preuve qu’elle renonce, à tout jamais, à l’emploi de la force, bien que, en ce qui concerne les moyens de défense et d’attaque que comporte le souci de sa propre sécurité, elle soit en mesure de rivaliser avec n’importe quel antre pays.
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Depuis plusieurs années, le Gouvernement de la France, par la voix autorisée de son ministre des Affaires étrangères et de ses agents diplomatiques, n’a cessé de proclamer officiellement son inébranlable attachement à la Paix. Elle se flatte officiellement d’avoir fait, en toutes occasions, les concessions et de s’être imposé tous les sacrifices par lesquels il lui était possible de prouver la volonté pacifiste qui l’anime. Désarmer avant les autres nations, ce serait établir de la façon la plus éclatante, entre ses déclarations et ses actes, l’harmonie qu’exige la plus élémentaire sincérité.
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À ces considérations d’ordre général vient s’ajouter celle-ci qui est d’ordre particulier : puisque le hasard a voulu que je sois Français de naissance, il est naturel que je travaille à répandre dans mon pays l’idée de désarmement volontaire et immédiat que je préconise et que je lui demande d’être le premier à effectuer le désarmement que j’estime être indispensable à l’instauration du régime de Paix dont je désire si profondément le prochain avènement. Il serait étrange que, vivant en France, propageant en France, par l’écrit et par la parole, l’idée que je développe au cours de cette étude sur la Paix, et le vaste problème qu’elle soulève, je m’adressasse à une autre nation que la France et que je misse tout autre Etat en demeure de désarmer, aux lieu et place de l’Etat français. Aux pacifistes d’Allemagne, d’Angleterre et de chaque pays, il appartient d’exercer chez eux l’apostolat que j’exerce chez moi. Quel que soit le pays dans lequel il vit et dont il parle la langue, tout véritable pacifiste a le devoir impérieux de préconiser le désarmement sans condition de réciprocité. Tous : Allemands ou Français, Anglais ou Italiens, Espagnols ou Yougoslaves, Polonais ou Russes, tous doivent, avec une égale activité, mener, dans leur propre pays, une campagne énergique en faveur du désarmement immédiat et pousser l’opinion publique à faire pression sur son Gouvernement respectif, afin d’imposer à celui-ci, dans le plus bref délai, sous la poussée d’un courant pacifiste devenu irrésistible, le désarmement nécessaire. Alors, quelle que soit la grande Puissance qui, la première, désarmera, elle aura l’approbation enthousiaste de tous les pacifistes des autres nations ; la tâche de ceux-ci se trouvera singulièrement facilitée ; il suffira d’un vigoureux et suprême effort pour que les autres Gouvernements soient sommés par leur peuple de suivre l’exemple et de désarmer à leur tour. Ainsi seront écartés en grande partie les dangers que le désarmement sans condition de réciprocité pourrait faire courir à la nation qui aura eu la hardiesse de désarmer avant les autres.
La meilleure preuve — et en réalité la seule — qu’il soit possible de donner de la loyauté et de la ferveur avec lesquelles on défend une Idée, c’est incontestablement de conformer sa conduite aux exigences de cette Idée, quelles que puissent être les conséquences d’une telle conduite. L’anarchiste n’attend pas, pour pratiquer l’abstention qu’il soit convenu que tous les électeurs s’éloigneront des urnes électorales : il ne vote pas. L’anarchiste qui affirme et prouve la malfaisance des Chefs et des Maîtres n’attend pas, pour refuser toute fonction qui l’obligerait à se conduire en maître ou en chef, que personne ne consente à assumer une de ces fonctions ; il ne tente rien pour en être investi et, si elle lui est offerte, il la refuse. Il y a, de même, des hommes qui, pour ne pas prendre les armes et pour se soustraire à l’obligation militaire, n’attendent pas que ce refus devienne le fait général : ils entrent en révolte immédiate contre l’impôt du sang. Ces hommes, ce sont les objecteurs de conscience. (Voir Conscience et Objection de conscience.) Ils ne cèdent à aucune pression, à aucune menace ; ils ne se rendent à aucune sommation. Ayant compris l’horreur du métier dont la jeunesse fait l’apprentissage à la caserne ; ayant saisi la criminalité de toutes les guerres, quelles qu’en soient les origines et les fins ; leur conscience leur interdisant de consentir bénévolement à être assassins ou victimes, ils se refusent, en temps de paix comme en temps de guerre, à tuer ou à être immolés au nom de la Patrie et pour la Défense dite nationale. Ils pratiquent le désarmement avant la lettre et dans l’espoir que leur exemple sera de plus en plus suivi. Ils puisent dans leur noble conscience la certitude qu’un jour viendra où le désarmement universel résultera automatiquement du refus universel de prendre les armes ; où les combats cesseront faute de combattants ; où la Guerre mourra parce que personne ne consentira à la faire. Ce geste est d’une magnifique beauté, d’une exceptionnelle noblesse et d’une vaillance digne d’admiration. Il est, en outre, d’un enseignement précis et profond. Donc, accueillons avec une chaude amitié l’exemple que donnent à tous les objecteurs de conscience et glorifions-le. Mais, il faut bien le reconnaître : cet exemple, purement individuel, est parfois passé sous silence ; il n’a qu’une portée restreinte. L’objecteur de conscience est traîné en Conseil de Guerre. Il est condamné ; il entre en prison. Au bout de quelques mois, le silence et l’oubli se font. Son acte n’a pas été inutile ; car, dans l’effort : écrit, parole ou action, rien n’est complètement vain ; mais son sacrifice n’a eu et ne pouvait avoir qu’un retentissement faible et éphémère ; son exemple ne pouvait être suivi que d’un petit nombre d’imitateurs.
Eh bien ! Le désarmement de tout un peuple, alors que les autres peuples restent armés jusqu’aux dents, c’est l’objection de conscience dépassant le cadre individuel et s’étendant jusqu’aux frontières d’une grande et puissante nation. Ce désarmement, c’est le témoignage de la conscience de toute une collectivité nationale se refusant à la Guerre, ne voulant plus recourir aux armes ni confier au sort des batailles sanglantes le triomphe de ses intérêts et l’affirmation de son Droit ; c’est l’engagement public, officiel, positif et solennellement observé de ne plus se battre, de placer l’amour de la grande famille, solide et permanente, que forme l’humanité, bien au-dessus de l’amour de cette petite famille (?) qui repose sur l’idée fragile et changeante de la Patrie.
Tel est l’aspect philosophique, moral et social du Désarmement que je propose à la conscience des hommes et des femmes de France, comme en Allemagne, en Angleterre et partout, d’autres militants de la Paix le conseillent aux hommes et aux femmes d’Angleterre, d’Allemagne et des autres pays.
* * *
Halte ! Respirons un instant ; reprenons haleine, voyons où nous en sommes de la démonstration en cours et serrons de plus en plus notre argumentation :
Il s’agit d’empêcher A TOUT PRIX la guerre qui, dans l’état actuel de trouble et d’effervescence, peut nous surprendre et qui entraînerait l’extermination de l’espèce et l’effondrement de la civilisation. Nous avons acquis la conviction que l’unique moyen de faire échec à cette abominable éventualité, c’est le désarmement. Mais il n’est pas douteux que le désarmement général, simultané et contrôlé exigera de longues années avant que soient réunies toutes les conditions indispensables à sa mise en application. Or, il faut aller vite, très vite et, par suite, il sied d’abandonner provisoirement la thèse de la sécurité et de l’arbitrage aboutissant à ce désarmement général et simultané.
Je dis PROVISOIREMENT, car, bien loin d’équivaloir à l’abandon définitif du Désarmement universel qui reste la condition sine qua non de la Paix mondiale, le désarmement unilatéral que je préconise est appelé, par la vertu d’exemplarité, dont nul ne nie la force, et par la situation nouvelle qu’il déterminera, à brûler les étapes qui conduiront infailliblement au désarmement général et simultané. La Paix internationale et permanente continue à être le but à atteindre et le désarmement général demeure le moyen d’atteindre ce but ; mais, au lieu de chercher à atteindre ce but par le moyen beaucoup trop compliqué et qui exigerait un temps infiniment trop long : la sécurité, l’arbitrage et le désarmement général, simultané et contrôlé, je propose un moyen beaucoup moins compliqué et beaucoup plus rapide : le désarmement sans condition de réciprocité, dont une Puissance de premier ordre donnerait l’exemple et je pense — et je crois avoir justifié ce sentiment — que la France doit être cette Puissance.
* * *
Plaçons-nous maintenant dans l’hypothèse de la France venant de désarmer. Elle porte ce prodigieux événement à la connaissance de tous les peuples par la voie d’un message traduit dans toutes les langues, reproduit et commenté par les journaux du monde entier, communiqué par tous les postes de T. S. F. et par toutes les agences d’information. Concis, limpide, émouvant, ce message que les mille bouches de l’information feraient retentir aux quatre points cardinaux, pourrait être à peu près celui-ci :
MESSAGE DU PEUPLE FRANÇAIS
A TOUS LES AUTRES PEUPLES
« Le régime de PAIX ARMÉE fait peser sur toutes les Nations des charges accablantes, en même temps qu’il prépare infailliblement le retour de la folie des folies, du crime des crimes : la Guerre !
La Guerre entraîne à sa suite un cortège de plus en plus effrayant de ruines, de deuils, d’inexprimables détresses. Si un conflit armé se produisait demain, ce serait l’extermination de l’espèce humaine et l’effondrement d’une civilisation que des siècles d’efforts et de sacrifices ont lentement édifiée.
A l’exception d’un nombre infime de personnes -dont aucune n’ose se prononcer ouvertement et franchement en faveur de la Guerre — tous les humains aspirent à un régime de PAIX générale et permanente.
Gouvernements et Peuples, tous reconnaissent que le Désarmement général est la condition sine qua non de l’établissement de ce Régime de Paix si fervemment désiré et si anxieusement attendu.
C’est pourquoi, au sein de toutes les nations existe un courant de plus en plus puissant contre la Guerre et pour la Paix,
Mais aucun Peuple, jusqu’à ce jour, n’a exprimé assez clair et assez haut sa volonté de Paix. Aujourd’hui, c’est chose faite : le Peuple de France a mis son Gouvernement en demeure de désarmer, sans attendre que les autres nations soient résolues et prêtes à désarmer également. Et, sous l’irrésistible pression populaire, le Désarmement, en France, est actuellement un fait accompli.
On vous dira, peut-être, que ce désarmement n’est que fictif, incomplet et provisoire. N’en croyez rien. : il est réel, total et définitif. Vous pouvez contrôler l’exactitude de cette affirmation : nos portes sont ouvertes à quiconque désirera acquérir la certitude de notre loyauté.
C’est cet événement, à jamais inoubliable, que, par ce message, le Peuple de France porte à la connaissance de tous les autres Peuples.
Devant l’Histoire et devant l’Humanité, nous déclarons : que nous ne nous connaissons plus d’ennemi ;
Que nous ne voulons plus nous battre ;
Que nous sommes irréductiblement décidés à ne jamais recourir à la force des armes pour trancher les différends, de quelque nature qu’ils soient, qui pourraient surgir entre n’importe quel peuple et nous ;
Que, désormais, nos relations avec les autres peuples, sans distinction de nationalité ni de race, seront de confiance et d’amitié.
Nous déclarons que nous avons pris au sérieux le pacte par lequel, d’accord avec un grand nombre d’autres Puissances, la France a déshonoré la Guerre, l’a jetée hors la loi et mise an ban de l’Humanité.
Oui, la France désarme. Elle désarme moralement et matériellement. Elle désarme sans que rien ne l’y oblige, volontairement et lorsqu’elle est en possession d’un potentiel de Guerre qui n’est inférieur à celui d’aucune autre nation.
Nous avons pleine confiance dans l’avenir. Nous savons que le désarmement d’un grand pays comme le nôtre fera naître partout l’admiration et l’enthousiasme et que, par la puissance de l’exemple, il sera le signal du désarmement général.
Nous ne redoutons rien : un Peuple ne peut pas songer à attaquer un autre Peuple qui, non seulement ne le menace pas, mais encore lui tend fraternellement la main. Un Gouvernement ne parviendra jamais à convaincre ses nationaux que le Peuple de France qui, le premier et le seul, a désarmé, complote contre eux une agression, une offensive quelconque.
Désarmé, ne basant plus sa sécurité sur ses Forces de guerre, le Peuple de France se place sous la protection de tous les autres Peuples, ses frères ; il confie à cette protection la garde de son inviolabilité.
Nous adjurons le Monde civilisé de suivre au plus tôt l’exemple que nous lui donnons. Trop longtemps la guerre a dévasté la Terre. L’heure est venue de mettre un terme à l’infamie et aux atrocités des rencontres sanglantes. Que, au sein de chaque nation, les multitudes qui, jusqu’à ce jour, se sont entretuées pour des Causes qui n’étaient pas les leurs, que les masses laborieuses qui, en toutes circonstances, ont toujours payé et toujours paieront de leur sang et de leur travail tous les frais des boucheries internationales ; que ces foules se dressent contre leurs Gouvernements et leur imposent le désarmement. Le sillon est tracé ; chaque peuple a le devoir de le creuser et de l’élargir, en exigeant de son Gouvernement qu’il imite la France : la volonté de Paix qui déjà emporte l’Humanité ne peut manquer d’être fortifiée et portée jusqu’à son comble, par l’annonce de l’événement que vous apprend ce Message.
Puisse cette volonté de Paix devenir rapidement irrésistible ! Alors, elle brisera tous les obstacles qui pourraient lui être opposés. Alors et alors seulement, le danger d’une guerre prochaine, dont la menace pèse sur le Monde, sera conjuré. Alors, et alors seulement, s’établira le règne indestructible de la Paix radieuse et féconde ! »
Il va de soi que les circonstances apporteront à ce texte les modifications qu’elles comporteront ; mais l’esprit de ce Manifeste pourra rester le même. Quelle émotion profonde, quelle impression sans précédent, quel frémissement inexprimable suscitera, d’un bout du monde à l’autre bout, un événement de cette nature et de cette importance !
Est-il exagéré de dire que ses répercussions seront incalculables, qu’il suscitera dans le monde entier une émotion à ce point puissante et profonde qu’elle portera un coup mortel à la mentalité de violence que des siècles de luttes guerrières ont déterminée ?
A l’étonnement, à l’admiration et à l’enthousiasme spontanés de la première heure, succèdera rapidement dans la conscience des peuples les plus fortement travaillés par la propagande pacifiste, la résolution consciente et réfléchie de suivre l’exemple. Partout les Forces de Guerre se trouveront affaiblies et partout seront raffermies et fortifiées celles de Paix. Qu’on y songe : c’est à la suite de la victoire des Prussiens sur les Autrichiens, (Sadowa, 3 juillet 1866) et quelques années plus tard, de la mise en pièces des armées françaises par les armées allemandes (1870–1871), que la puissance militaire de l’Empire d’Allemagne, se développant sans arrêt, contraignit — si l’on peut dire — les autres nations à accroître, de lustre en lustre, leurs effectifs et leurs armements. C’est l’exemple de l’Allemagne de plus en plus militarisée, appuyant son effort industriel et commerçant sur un appareil de conquête et d’extension toujours plus robuste et perfectionné. Qui a entraîné la vieille Europe et, de proche en proche, le monde capitaliste des autres continents sur la route des effectifs de plus en plus nombreux, des réserves de mieux en mieux préparées, des budgets de guerre constamment enflés, des armements toujours plus puissants et s’adaptant de mieux en mieux aux nécessités de l’offensive et de la défensive.
Oui : c’est à l’instigation de l’Empire Germanique et dans l’espoir de se garantir pour le mieux — ô mirage de la Sécurité ! — contre toute éventualité d’agression que, depuis une soixantaine d’années, chaque nation a cru devoir porter au maximum sa puissance militaire et que, chaque année, le monde qui se flatte d’être civilisé précipite follement dans l’abîme sans fond des budgets de guerre, des ressources, qui, présentement, se chiffrent par cent quatre milliards de francs. Pour ouvrir la voie à cette danse échevelée des milliards, il a suffi de l’exemple donné par une grande Puissance : l’Allemagne.
Eh bien ! J’ai la conviction, et tous ceux que n’aveugle pas le fanatisme chauvin partagent cette conviction, que l’exemple que donnerait aujourd’hui la France en se désarmant entraînerait promptement et de façon certaine toutes les autres Puissances dans la voie du même désarmement. Je suis persuadé que le Peuple de France ayant, par son attitude résolue, énergique et inflexible, imposé à son Gouvernement, sa volonté de Paix par le Désarmement immédiat et sans condition, les autres Peuples, pris d’une noble émulation, et qui ont besoin de paix autant que celui de France, exerceraient sur leurs Gouvernements respectifs la même irrésistible pression et obligeraient ceux-ci à désarmer sans plus attendre. La certitude que j’exprime ici a pu être considérée, tout d’abord, comme la manifestation d’un optimisme de commande et sans mesure ; à l’heure actuelle, cette certitude est entrée dans un certain nombre d’esprits ; elle s’y est installée et n’en sortira plus. Plusieurs groupements pacifistes : les plus avancés, et les plus actifs, ont donné leur adhésion pleine et entière à la thèse que j’expose dans cette étude et aux conclusions d’ordre pratique qui en découlent. Toute cette partie de la population française qui est socialiste et même socialisante a adopté ces conclusions ; et si, pour des raisons politiques et de tactique électorale, les chefs de la Social-Démocratie française ne se prononcent pas, publiquement et franchement, en faveur du Désarmement unilatéral, presque tous les adhérents que compte le parti Socialiste sont acquis à la nécessité d’une telle mesure ; ils sont prêts à seconder tout mouvement dans ce sens et décidés à lui apporter l’appui de leur concours. Ce courant est si marqué au sein de ce parti que son Secrétaire Général, le député Paul Faure n’hésite pas à écrire :
« Quand l’opinion publique sera convaincue que les prochains conflits ne laisseront rien à la surface du globe, tous ceux qui parleront de la Guerre seront regardés comme des fous. Sécurité d’abord, proclament de bien singuliers patriotes, avec des trémolos dans la voix qui sonnent faux comme des tambours crevés. Par la guerre, ce ne sera plus jamais la Sécurité. Qu’on se le dise ! Demandez-leur donc comment ils entendent empêcher 300 avions de venir, la même nuit, divisés en équipes, incendier Paris, Lille, Marseille, Lyon, Toulouse et Bordeaux — pour commencer — incendier les villes et anéantir tous les êtres vivants ! Sommes-nous prêts aux représailles ? demandent nos bonnets à poil. C’est à quoi on songe tout de suite, comme s’il s’agissait d’une partie de football ou d’un concours d’aviron. Nous pensons, nous, à autre chose : comment faire pour que ne soient pas détruites les capitales et les populations. Et nous avons choisi comme direction : le désarmement matériel et moral. » (Le Populaire, 20 janvier 1932)
Les organisations syndicales qui comptent actuellement plus d’un million de syndiqués sont, elles aussi, à peu près unanimement pour le Désarmement sans condition de réciprocité. Nous voici donc, dès maintenant, en présence d’une solution à laquelle se rallient, plus ou moins publiquement et explicitement, plusieurs centaines de milliers de personnes, peut-être pourrait-on dire, sans tomber dans l’exagération, deux millions de pacifistes. C’est une force ; elle n’en est qu’à ses débuts ; mais elle ne demande qu’à se développer et il dépend de ceux qui la constituent, que par leur zèle et leur activité, elle augmente promptement en étendue et en profondeur.
Quelque peu emporté par l’exaltation que soulève en moi cette espérance d’un grand pays comme la France donnant au Monde le merveilleux exemple d’un désarmement volontaire, face aux autres Puissances persistant à conserver et même à accroître leur appareil de Guerre, il m’est arrivé de m’écrier, en m’adressant parfois à d’immenses auditoires :
« Le jour où la France se désarmera, seule et avant toutes les autres Nations, elle écrira la page la plus glorieuse, la plus féconde, la plus admirable, non seulement de son Histoire, mais encore de l’Histoire Universelle ! »
Le plus souvent, cette déclaration fut accueillie par de frénétiques acclamations. Toutefois, il m’est arrivé de voir se dresser devant moi un super-patriote m’apostrophant à peu près en ces termes :
« Monsieur, votre langage est celui d’un ennemi de la France. Je ne sais pas si, en donnant l’exemple du désarmement, la France écrirait, comme vous le dites, la plus admirable page de son histoire ; mais ce que je sais, ce dont je suis absolument certain, c’est que si la France commettait l’imprudence de se désarmer, cette page de son Histoire serait la dernière, parce que, le lendemain, il n’y aurait plus de France. Songez-y, Monsieur : notre pays est de toutes parts entouré de nations avides et puissantes : l’Angleterre, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie contournent ses frontières. Fertile et riche comme Elle l’est, la France ne saurait manquer d’exciter les convoitises de ces nations de proie. La vaillance bien connue de ses chefs militaires et de leurs soldats, le formidable matériel de guerre dont elle dispose lui servent aujourd’hui de remparts et garantissent sa sécurité. Qu’Elle se désarme ; et, ces remparts s’étant écroulés, ses frontières n’étant plus protégées, Elle serait immédiatement envahie et l’agresseur — ou les agresseurs — ne rencontrant aucune résistance, assouviraient sans coup férir et par conséquent sans risque leurs appétits d’annexion. Nouvelle Pologne, notre pays magnifique, déchiré, écartelé, tomberait sous l’écrasante domination du ou des conquérants qui se partageraient son territoire et sa population. N’ai-je pas raison, Monsieur, d’affirmer que le Désarmement que vous préconisez équivaudrait, pour la France, à un véritable suicide ? Vous n’êtes pas son ami ; vous êtes son plus mortel ennemi ! »
Ce langage, c’est celui que profèrent nos nationalistes et le peuple de France — comme d’ailleurs — est tellement et depuis si longtemps habitué à vivre sur le pied de guerre, on lui a tant et si bien dit, répété, rabâché qu’il est une sorte d’agneau entouré de loups, que, sans réfléchir, il est porté à croire que c’est une indiscutable vérité. Et pourtant !...
À l’objection soulevée contre le Désarmement unilatéral et sans condition de réciprocité, je réponds que je ne partage en aucune façon les craintes et les sinistres prévisions que traduit cette objection. Par la pensée, supposons la France s’étant totalement désarmée. Elle a avisé de cet événement considérable tous les autres peuples et leur a administré la preuve de sa parfaite loyauté, de son indiscutable sincérité. Il est entendu qu’elle a définitivement renoncé à la guerre, qu’elle ne consentira, en aucun cas, à se battre, que rien, rien ne la décidera à se départir de cette résolution. Elle l’a solennellement déclaré et personne ne l’ignore, ne peut l’ignorer. Et, maintenant, réfléchissons et argumentons.
Toute nation se compose de deux éléments : ses gouvernants (une infime minorité) et l’immense multitude qui forme le reste de la population : D’où peut surgir le danger dont on nous menace ? Il ne peut provenir que de cette multitude qu’on appelle le peuple ou de ceux qui gouvernent. Est-il permis d’imaginer qu’un peuple, pour si belliqueux qu’il soit, puisse concevoir et envisager sérieusement le projet de porter la guerre dans un pays dont il connaît l’indéfectible attachement à une Paix définitive ? Tenons compte que tous les peuples sont plus ou moins travaillés par la propagande pacifiste ; qu’il y a, chez eux, des associations dont la volonté de Paix a été portée à son comble par le désarmement volontaire de la France ; n’oublions pas que ces peuples sont édifiés sur les horreurs de la guerre et savent pertinemment que l’annexion d’une partie du territoire français ne leur rapporterait rien ; ne perdons pas de vue que le prolétariat de ces peuples a conscience que sa situation sociale le condamne à être et à rester aussi longtemps qu’il aura des capitalistes et des gouvernants, victime de l’exploitation de ses capitalistes et de la domination de ses gouvernants et que cette domination et cette exploitation se trouveront aggravées en raison directe de l’extension qu’apporteraient à cette agression et à cette spoliation un territoire plus étendu, une population plus nombreuse, et un gouvernement plus fort. J’ai la conviction que, dans ces conditions, il ne viendra à la pensée d’aucun peuple de songer à se jeter sur le seul pays qui aura affirmé et prouvé qu’il entend ne chercher querelle à personne et qu’il veut vivre en paix et en amitié avec tout le monde. Pour se battre il faut être deux, c’est aussi vrai pour deux nations que pour deux individus, et il suffit que l’un des deux refuse le combat pour que celui-ci n’ait pas lieu. Il n’est plus, le temps où la guerre se limitait aux campagnes engagées entre mercenaires, spadassins et reîtres ayant, par intérêt et par profession, embrassé la carrière des armes. Dans toutes les nations, c’est la totalité des hommes valides et adultes qui, en temps de guerre, est appelée sous les drapeaux et ce que nous savons du caractère que revêtira la guerre de demain nous persuade que, hommes et femmes, vieillards et enfants, personne ne sera épargné. Et on s’essaierait à nous faire admettre l’éventualité d’une agression voulue ou même consentie par la population paisible d’un ou plusieurs pays contre une grande nation comme la France qui se serait délibérément désarmée ? Cette éventualité est inadmissible.
Il est vrai que si la guerre n’est jamais désirée ni voulue par le peuple, celui-ci apprenant et constatant de mieux en mieux qu’il n’a rien à y gagner et tout à y perdre, elle est le fait des dirigeants qui gouvernent la nation. Ceux-ci ne sont que le petit nombre mais ils possèdent tous les leviers de commande : pouvoir, richesse, journaux, censure, toutes ces forces sont à leur discrétion et entre leurs mains. Ils excellent dans l’art de préparer les esprits à la guerre, de chauffer l’opinion, de l’affoler et de la galvaniser. Quand ils sentent venir un conflit armé, ils mettent en mouvement toutes leurs batteries ; ils ne témoignent jamais plus ostensiblement de leur volonté de paix que lorsqu’ils sont à la veille de déclencher la guerre. Ils sont à la source des renseignements. Dans les sphères gouvernementales, diplomatiques, militaires et capitalistes, on sait à quoi s’en tenir sur les événements qui se préparent ; mais jusqu’à la dernière heure, on ruse, on travestit les faits, on dénature les informations ; en un mot, on ment. Or, toutes ces manœuvres, toutes ces fraudes, tous ces mensonges ont un but, un seul, et il est le même dans tous les pays. Ce but, c’est de faire pénétrer dans le crâne de la masse la conviction que, dans chaque pays, les Pouvoirs publics ont tout mis en œuvre pour éviter la guerre : « Toutes les concessions compatibles avec la dignité et les intérêts de la Nation, nous les avons faites. Tout ce qu’il était humainement possible de faire pour épargner à notre pays les duretés, les rigueurs, les douloureuses épreuves que comporte un conflit armé, nous l’avons fait. Nous sommes allés jusqu’aux extrêmes limites de la conciliation ; nous n’avons reculé devant aucune mesure susceptible d’écarter cette terrible éventualité. Tout a été inutile. La Guerre nous est imposée ; nous la subissons ; mais, puisque nous sommes l’objet d’une agression criminelle, nous nous trouvons dans l’obligation de repousser cette agression ; sauvagement attaqués, nous avons l’impérieux devoir de nous défendre. » Tous les gouvernements s’expriment de la sorte et donnent à cette fourberie toutes les apparences de la sincérité.
Et c’est ainsi que chaque Etat parvient à faire croire à son Peuple qu’il s’agit d’une Guerre au caractère indubitablement défensif. Il n’y a pas un gouvernement, je dis : « pas un », qui, à notre époque, prendrait sur lui de reconnaître qu’il pourrait ne pas faire la guerre, que rien ne l’y oblige, mais qu’il a la volonté de la faire quand même : une telle guerre serait tellement impopulaire, elle se heurterait à de telles résistances, elle soulèverait un tel mécontentement, elle ameuterait tant de colères, qu’aucun gouvernement – à moins qu’on ne le suppose frappé de démence – ne consentirait à assumer les responsabilités écrasantes et à courir les risques certains d’une aussi périlleuse aventure. Cela ne fait pas le moindre doute.
Eh bien ! Il est facile, dans l’état actuel du monde, alors que chaque nation, bottée, casquée, armée, reste sur le qui-vive et contribue à transformer la terre en un immense camp retranché d’où peut, à tout instant, surgir, du Nord ou du Midi, du Centre, de l’Est ou de l’Ouest, le spectre hideux de la Guerre ; il est possible — et sans grand effort — de convaincre la population de chaque pays que, en acceptant de se battre, elle ne fait pas autre chose que de se défendre contre l’odieuse agression de telle nation qui a formé le dessein de détruire ses foyers, de ruiner son industrie, de s’emparer de ses biens, de conquérir son territoire et de la réduire en esclavage et qui, dans ce but, a recours à la guerre. Mais il serait tout à fait impossible d’imputer d’aussi noirs desseins, d’aussi sinistres intentions à la France désarmée ; il serait totalement impossible, quelles que soient les manœuvres employées, d’amener la population d’un pays quelconque à l’idée d’une agression ayant pour auteur le seul Peuple qui aurait pris la magnifique initiative et donné le superbe exemple du Désarmement.
Et, sur ce point, c’est-à-dire me plaçant dans l’hypothèse de la France ayant volontairement désarmée, je conclus : d’une part, aucun peuple ne songerait à ouvrir les hostilités contre une telle France ; d’autre part, aucun gouvernement n’oserait donner à sa population l’ordre de se ruer contre cette France, parce qu’il ne serait possible à aucun gouvernement de transformer une guerre dont le caractère offensif serait évident, en une guerre dont le caractère défensif serait impossible à établir avec quelque vraisemblance. Est-ce clair ? Et n’est-il pas démontré, maintenant, que le désarmement de la France n’exposerait celle-ci à aucune agression, mais tout au contraire, serait le gage, la garantie de sa complète sécurité ?
Poussons plus loin l’examen de cette menace que les ennemis de la Paix brandissent sur la tête des partisans, comme moi, du désarmement de la France. Et supposons que cette menace se réalise, bien que je vienne d’en démontrer plus que l’invraisemblance : l’impossibilité. La France est envahie. Elle l’est par une seule puissance ou par plusieurs. Examinons les deux cas :
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Premier cas : elle est envahie par les armées d’une seule nation. Pense-t-on que les autres Puissances laisseront cette invasion se produire sans qu’elles interviennent ? Imagine-t-on qu’elles assisteront, impassibles et l’arme aux pieds, à l’occupation du territoire français par telle ou telle Puissance ? Comment ? Lorsqu’il s’agit d’une île perdue, d’un coin de terre situé au loin, qu’un Etat laisse percer l’intention de s’annexer par un des procédés connus : protectorat ou colonisation, toutes les autres Nations s’agitent, se mettent sur les rangs, réclament leur part du gâteau, font valoir des droits fictifs ou réels, interviennent sous une forme ou sous une autre ; les convoitises se manifestent, les appétits s’affirment, les rivalités entrent en jeu. On dirait autant de chiens affamés prêts à se ruer les uns sur les autres pour se disputer un os. Et on consentirait à admettre qu’une Puissance ayant jeté son dévolu sur la France sans défense, les autres laisseraient faire ? Il n’y a pas, au monde, une personne sensée qui puisse croire une minute qu’il en serait ainsi. Passons à l’autre supposition.
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Second cas : La France est envahie de divers côtés par plusieurs Puissances, par exemple : au Nord, par l’Angleterre ; à l’Est, par l’Allemagne ; du côté des Pyrénées, par l’Espagne ; du côté des Alpes, par l’Italie. Cette hypothèse présuppose une entente préalable, un plan concerté. Je ne m’arrête pas aux difficultés qui précéderaient un tel accord et accompagneraient la mise à exécution du plan concerté. Voici donc les armées anglaises, allemandes, espagnoles et italiennes en France, supposons-le. Quelles vont être les conséquences de cet envahissement ? Gardons notre sangfroid ; faisons abstraction, comme il sied, de toutes les colères et indignations qui, dans l’état actuel des nationalismes surexcités, jailliraient de ces sources empoisonnées qui se nomment : Patrie, indépendance nationale, honneur, drapeau, défense du sol, sauvegarde du Patrimoine commun, cendres des aïeux, et autres calembredaines.
Mettons-nous bien dans la tête que, dans le cas qui nous occupe, l’invasion a eu lieu sans combat ; Anglais et Allemands, Espagnols et Italiens n’ont rencontré sur les frontières qu’ils ont franchies, sur le territoire qu’ils ont occupé, dans les villes et villages où ils se sont installés, aucune résistance armée ; les envahisseurs qui, dans l’espèce, ont pratiqué une sorte de pénétration pacifique, puisqu’ils n’ont eu à renverser aucun obstacle, à rompre aucune digue, à culbuter aucun barrage, n’ont pas à redouter la moindre attaque ni devant, ni derrière, ni sur le flanc ; à l’abri de toute surprise, leur sécurité ne court aucun risque. Cela étant, on discerne tout de suite l’extrême différence qui sépare une invasion de cette nature de celle qui se pratique en temps de guerre, c’est-à-dire lorsque l’envahisseur a dû, pour avancer, marcher sur le cadavre des siens qu’il semait derrière lui, sur le corps de ceux qui se battaient pour lui barrer la route et sur les dévastations et les ruines qu’il accumulait sur ses pas. Provoquées, justifiées, exigées même par les sauvageries et atrocités qu’entraîne l’état de guerre, les cruautés, brutalités et violences dont se rendraient coupables les envahisseurs de la France désarmée et refusant de se défendre n’auraient aucune raison d’être et seraient sans excuse puisque sans motif. En conséquence, que résulterait-il d’une telle invasion ? Annexion à l’Etat envahisseur du territoire envahi ; installation d’un nouveau personnel gouvernemental et administratif ; application à la population résidant sur le terrain annexé de la législation et du système d’impôts et contribution en vigueur dans le pays annexeur ; voilà pour le régime politique auquel seraient soumis les habitants des régions envahies. Pense-t-on qu’il y aurait grand dommage, pour nos compatriotes de France, à subir ces divers changements ? Gouvernés pour gouvernés, administrés pour administrés, le seraient-ils plus durement ou plus mal par des gestionnaires étrangers que par des gérants français ? Seraient-ils, en tant que contribuables, sensiblement plus pressurés ? Les impôts, dont rien ne permet d’entrevoir l’allègement dans le pays de France, n’ont-ils pas atteint le maximum des charges fiscales qu’il est possible de supporter, en sorte qu’il serait impossible d’aggraver ces charges ? La législation, chez nos voisins, est-elle notablement en retard sur la nôtre ? Quant au régime économique, il est probable que, à peu de chose près, il resterait le même. Tout ce qu’on peut prévoir, ce serait, au pis aller, la mainmise sur les chemins de fer, les compagnies de navigation et de transport, les compagnies d’assurances, les mines, les banques, les grandes firmes industrielles et sociétés commerciales de premier ordre, les vastes entreprises agricoles, etc. Sans doute, les richissimes capitalistes de nationalité française qui sont, actuellement, à la tête de ces grosses affaires auraient à se plaindre de ces confiscations et expropriations ; mais, à l’exception de ces personnages — dont le sort ne me cause aucune inquiétude car je suis certain qu’ils ont des intérêts ailleurs — je ne vois pas en quoi le sort de tous les autres se trouverait aggravé. Exploités et flibustés par les capitalistes de France, les travailleurs seraient flibustés et exploités par les capitalistes des autres pays et j’estime qu’ils ne perdraient rien au change : tous les exploiteurs se valent. Compte tenu de ces explications, je suis en droit d’affirmer que, si on veut bien comparer les maux relativement légers que déterminerait l’invasion de la France désarmée aux horreurs qu’entraînerait pour ses habitants une nouvelle guerre, on ne peut que se prononcer en faveur du Désarmement que je conseille, dût celui-ci ouvrir à « l’étranger » les frontières de la France. Car il est de règle et d’élémentaire sagesse, quand on est dans la nécessité de choisir entre deux maux, d’opter pour le moindre ; et, ici, le moindre est incontestablement le Désarmement, l’invasion dût-elle s’en suivre.
Le Désarmement doit être imposé par le Peuple au Gouvernement.
Cette étude touche à sa fin. Pour la compléter, je dois préciser les moyens à employer pour imposer au Gouvernement de France le désarmement dont il est appelé à donner l’exemple.
J’ai dit plus haut que ce qui manque aux nombreuses ligues et associations pacifistes existantes, pour imprimer à leur effort l’élan nécessaire à chaque groupement et apporter à l’ensemble le lien indispensable à une action commune, c’est une sorte de boussole permettant à toutes ces ligues en général et à chacune en particulier, de s’orienter vers le même but et par la même route : la plus directe et la plus sûre. Eh bien ! Cette boussole, le désarmement unilatéral et sans condition la leur apporte. Ce désarmement est un programme clair et précis ; il est un but immédiat et déterminé ; il peut et doit servir de plateforme sur laquelle se mettront d’accord tous les pacifistes immuablement décidés à ne faire la guerre en aucun cas, ni directement ni indirectement. Sur ce programme, ce but et cette plateforme, il ne sera ni très long ni très difficile d’asseoir la fédération, nationale d’abord, internationale ensuite, des associations véritablement et foncièrement pacifistes. Le jour est proche où, désabusés par les pantalonnades et défaillances de la Société des Nations, les Peuples ne se feront plus la moindre illusion et refuseront de continuer à faire crédit aux professionnels de la Politique, de la Diplomatie, de l’Armée et de « l’Affairisme mondial » qui composent l’Assemblée de Genève. Le jour est proche où les esprits les moins ouverts, je dirai même les plus obtus, se rendront compte que le régime dit, bien à tort, « de la sécurité », loin de conduire les nations vers la Paix, les accule fatalement à la Guerre. Les événements s’ajoutent les uns aux autres, qui tuent chez tous les individus animés d’une volonté loyale et ferme de Paix toutes les espérances qu’avaient fait naître les Protocoles, les Pactes et les Conventions conclus ou à conclure. Grand déjà est le nombre de ceux qui sont convaincus que la Paix ne descendra pas des hauteurs dirigeantes, des altitudes gouvernementales et qu’elle ne peut sortir que des profondeurs de la masse populaire, pour qui l’état de guerre est une calamité et l’état de paix un besoin, une nécessité.
Le désarmement volontaire de la France sera le signal d’un enthousiasme délirant au sein de la population française et, chez les autres peuples, le point de départ d’une formidable poussée vers le même désarmement. Tous ceux et toutes celles en qui brille la flamme dévorante du véritable Pacifisme accouront de toutes parts, se rechercheront et s’assembleront en une innombrable multitude sous le signe du Désarmement à tout prix. Sous les formes les plus diverses et les plus efficientes : réunions, conférences, meetings, démonstrations sur la voie publique, journaux, affiches, tracts, brochures, manifestes, appels à l’opinion, la propagande s’organisera, toujours plus active et plus féconde en faveur du Désarmement. Des lèvres des apôtres de la Paix jailliront des harangues toujours plus enflammées, des sommations sans cesse plus pressantes, des mises en demeure de plus en plus impérieuses. Et la Cause magnifique que les militants plaideront ainsi répondra si exactement à la volonté de Paix qui sommeille au fond de tous les cœurs et au tréfonds de toutes les consciences, même de celles qui s’ignorent le plus, que le courant pacifiste, de plus en plus tumultueux, frémissant et passionné, deviendra vite puissant et, enfin, irrésistible.
Je ne pousse pas la naïveté jusqu’à croire que ces combattants de la Paix ne trouveront en face d’eux aucun adversaire. Non ; je ne suis pas candide à ce point. Je prévois, je sais, je suis certain que tous les intérêts politiques et économiques auxquels la Paix armée et la Guerre sont ou paraissent être favorables mettront tout en œuvre pour s’opposer au pacifisme intégral dont je prône la croisade : leur propagande de désarmement : fausses nouvelles, informations tendancieuses, intimidations, ruses, manœuvres, chantages et perfidies, leur mauvaise foi ne reculera devant rien. Poursuites et condamnations ne seront certainement pas épargnées aux militants pacifistes les plus zélés et les plus en vue. Mais quand la répression s’abat sur un mouvement ayant atteint certaines proportions, elle ne fait qu’accroître la puissance de ce mouvement (voir Répression), elle est le coup de fouet dont le cinglement active, précipite et porte à son maximum la vitesse du coursier qui se hâte vers le but et ne se laisse abattre par aucun obstacle. Les premières difficultés que tout mouvement rencontre à sa naissance sont d’ores et déjà vaincues. Le mouvement pacifiste n’en est qu’à ses débuts ; il s’est quelque peu laissé assoupir au ronronnement des berceuses que chantonnaient autour de son berceau les hypocrites fauteurs de guerre et les faux artisans de la Paix. L’enfant a grandi ; il devient robuste et courageux, entreprenant et audacieux. Hier encore, il ignorait la voie qu’il devait suivre : on en ouvrait devant lui tant et de si attirantes ! Aujourd’hui, après de multiples tâtonnements et toute une série d’essais dont, à l’expérience, il a constaté l’erreur ou l’insuffisance, il a trouvé sa voie. Cette voie, c’est celle du Désarmement hic et nunc ; il s’y est vaillamment engagé. Impatient d’aboutir, ayant conscience du danger dont tout retard sème sa route, plaçant tous ses espoirs et toute sa confiance dans la puissance de l’exemplarité, il demande le Désarmement ; demain il l’exigera ; sous peu, s’il le veut résolument, il pourra l’imposer. Il sait qu’il ne doit avoir confiance qu’en lui-même, il sait que seul il est de taille à briser toutes les résistances ; il engage la lutte. Ce lutteur vigoureux, combatif, ardent, tenace, c’est le Peuple pacifiste ; hier encore, faible comme un enfant, aujourd’hui fort comme un adulte ; demain, athlète magnifique. Les pessimistes et les découragés estimeront que je me laisse emporter sur les ailes d’un lyrisme téméraire et sans consistance. Eh bien ! Qu’ils prennent la peine de réfléchir ; qu’ils comparent la masse incalculable de ceux et de celles qui, appelés à subir toutes les désastreuses conséquences de la Guerre, sans avoir, quelle que soit l’issue de celle-ci, le moindre espoir d’en retirer le plus mince avantage, à la dérisoire minorité de ceux et de celles qui, confiants dans la situation qu’ils occupent et les moyens dont ils disposent, ont ou croient avoir quelque chance de sauver leur carcasse et de recueillir les fruits de la victoire. Cette simple comparaison suffira largement à les édifier.
Vainement me dira-t-on que cette comparaison ne prouve rien en faveur de ma thèse, puisque la même disproportion entre les profiteurs possibles et les victimes certaines de la guerre existait hier comme elle existe aujourd’hui et qu’elle n’a pas empêché, il y a 16 à 17 ans, les masses destinées à l’immolation de se ruer vers la frontière. A mon tour de répondre que les événements ont modifié du tout au tout l’état d’esprit de la masse. Qu’on relise la partie de cette étude qui (pages 1913-14-15 et 16) a pour titre : « Vers la Paix ». Cette lecture ruinera le rapprochement qu’on serait tenté d’établir entre deux dates : 1914 et 1932 qui, bien que fort rapprochées, sont séparées par des circonstances qui ont creusé entre elles un véritable abîme. Pour ne pas triompher trop facilement, je veux bien reconnaître que si, par malheur, la guerre maudite éclatait brutalement et par surprise à l’heure où nous sommes, un certain nombre et même, probablement, beaucoup de pacifistes se laisseraient entraîner vers l’abattoir ; n’ai-je pas dit, au surplus, que cette guerre prendrait, dès la première heure, un tel caractère d’extermination et de désastre, qu’il n’y aurait possibilité de rien faire ? Mais si quelque répit nous est laissé, (et c’est toujours dans cette hypothèse qu’il faut se placer pour raisonner et agir), je pense que le courant pacifiste possède, dès à présent, une ampleur et une force appréciables et qu’il s’étend et se fortifie de jour en jour. Qu’ils apprennent à se connaître, les militants de la Paix ; qu’ils se rapprochent, qu’ils se concertent, qu’ils se placent, en dehors et au-dessus des tendances politiques, religieuses et idéologiques qui les séparent, sur le terrain solide de la Paix avant tout, de la Paix à tout prix, de la Paix par tous les moyens ; que, pénétrés de la nécessité de conjurer les menaces de guerre qui sont suspendues sur nos têtes et, toute autre affaire cessante, de marcher, non plus en ordre dispersé, mais en rangs compacts contre cette angoissante éventualité, ils prennent en commun les décisions urgentes ; que de leurs innombrables poitrines sorte, puissante, irrésistible, la clameur attendue : « Désarmement, Désarmement, Désarmement ! » Que cette clameur s’avère comme le cri discontinu d’un sentiment, d’une résolution, et d’une volonté inébranlables. Que, pareil à ces lames de fond qui, dans leur furieux élan, bouleversent et emportent tout, le soulèvement des couches profondes s’élève et monte jusqu’aux sommets qu’occupe le Gouvernement ; et celui-ci sera bien obligé de capituler, c’est-à-dire, comme on l’a proclamé naguère, de se soumettre ou de se démettre.
S’il se soumet, ce sera le Désarmement ; s’il se démet, ce sera la Révolution.
CONCLUSION.
En étudiant le problème si délicat, si complexe et si ardu de la Paix, j’ai été entraîné à des développements qu’on jugera peut-être excessifs. Mon excuse, c’est que la lutte contre la Guerre dont l’imminence plane, terrifiante, sur notre époque est, à coup sûr, celle qui réclame présentement notre attention la plus vigilante et notre effort le plus immédiat. Il est permis de dire que l’avenir de l’humanité se joue actuellement sur ce « pile ou face » : la Guerre ou la Paix.
Si la Guerre n’est pas empêchée, ce sont d’inestimables trésors anéantis ; c’est le merveilleux labeur des générations qui nous ont précédé, détruit ; c’est la vieille Europe couverte de décombres, de cendres et de cadavres. C’est, pour un temps indéterminé, la porte fermée à tous les espoirs qui s’ouvrent devant nous.
Le devoir qui s’impose à tous les amis sincères, à tous les ouvriers de la Paix, c’est de travailler avec un zèle inlassable et une activité de tous les instants à empêcher la Guerre. Un seul moyen s’offre à nous : le Désarmement. Encore faut-il qu’une Puissance de premier ordre commence et je dis que c’est à la France qu’est dévolu l’honneur de donner l’exemple.
Désarmement moral et désarmement matériel ; l’un et l’autre sont indispensables et indissolublement solidaires. Le Désarmement matériel est impossible s’il n’est pas la transposition dans le domaine des faits du Désarmement moral ; et le Désarmement moral serait vain s’il n’amenait pas le Désarmement matériel.
Je ne dis pas que le Désarmement, c’est la Paix définitive, indestructible. Seule, la suppression du régime social qui repose sur le principe d’Autorité peut enfanter et enfantera cette Paix définitive et indestructible. Je persiste à affirmer que la forme actuelle de l’Autorité politique : l’Etat et la forme actuelle de l’Autorité économique : le Capitalisme portent en elles la Guerre entre les Nations comme elles la portent, au sein de chaque nation, entre les classes qui composent celle-ci et, au sein de chaque classe, entre les individus et les groupements qui constituent chaque classe.
La Paix, la vraie Paix ne s’édifiera donc que sur les ruines du monde social actuel, sur l’effondrement du Principe d’Autorité et des Institutions qui en procèdent : le Capitalisme, autorité sur les choses et l’Etat, autorité sur les personnes.
Pas un instant, au cours de cette étude que je viens d’écrire avec tout mon cœur comme avec toute ma raison, je n’ai perdu de vue le but suprême à atteindre : la transformation sociale, transformation vaste et profonde (voir le mot Révolution) qui ne laissera rien subsister de ce qui s’opposera à cette devise anarchiste : Bien-Etre et Liberté. Allant au plus pressé, étudiant le problème dont la solution est urgente : le moyen pratique et immédiat d’empêcher la Guerre, je me suis arrêté au Désarmement. Je m’y suis arrêté avec d’autant plus d’ardeur et de confiance que ce Désarmement mène à la Révolution Sociale en même temps qu’il est l’unique moyen de faire reculer la Guerre.
Je conclus : il serait déraisonnable d’attendre d’un Gouvernement quelconque qu’il prît de lui-même l’initiative d’un Désarmement dont il donnerait l’exemple. Tout Gouvernement est dans la nécessité d’appuyer sur la force les pouvoirs qu’il détient. Se désarmer équivaudrait pour lui à un suicide à échéance plus ou moins rapprochée. Le peuple, rien que le peuple, en qui fermentent la haine de la guerre et l’amour de la Paix, peut imposer à ses Gouvernants l’obligation de désarmer. Il le peut et il le doit.
L’idée du Désarmement est en marche. Le prolétariat tient en mains la possibilité d’en commencer la réalisation. C’est lui qui, dans les manufactures d’armes, les arsenaux maritimes, les usines où on travaille pour les armements, l’équipement et les fournitures militaires, pour l’aviation de guerre et la fabrication des bombes qui incendient, stérilisent et tuent ; c’est lui qui produit tout ce qui forme l’arsenal de massacre. C’est lui, aussi, qui charge, transporte et décharge tous ces produits destinés aux œuvres de destruction et d’assassinat. Qu’il affirme son inébranlable volonté de paix et de désarmement en refusant son concours à la fabrication et au transport de tous ces produits. Exception faite des quelques opulents capitalistes qui s’enrichissent de cette fabrication et de ces transports, le concours et la solidarité agissante de tous lui seront assurés. Ce sera le premier pas, mais un pas décisif vers le Désarmement à imposer aux Pouvoirs publics ; la conscience populaire et l’agitation pacifiste feront le reste.
Et ce ne sera pas long : soutenu par ce désarmement effectif, le courant pacifiste deviendra rapidement d’une puissance telle qu’il ne tardera pas à être irrésistible. Alors, le Gouvernement se trouvera en face de ce dilemme ; de deux choses l’une : ou bien, il cédera et, dans ce cas, ce sera le Désarmement immédiat et, fort de cette victoire décisive qui attestera sa propre force et la faiblesse du Gouvernement, le peuple donnera l’assaut à celui-ci et ce sera la Révolution ; ou bien, le Gouvernement résistera et, dans ce cas, le courant pacifiste, devenu irrésistible, le culbutera. Ce sera, alors, la Révolution d’abord et ensuite le Désarmement.
C’est ainsi que tout se tient et s’enchaîne, que tout est dans tout, que le problème d’aujourd’hui : la Paix ou la Guerre, conduit logiquement à celui de demain : le Désarmement ou la Révolution sociale.
— ***Sébastien FAURE***.
PAIX (LA SCIENCE ET LA)
L’idée de Paix, à notre époque, ne rencontre plus que de rares adversaires. Peuples, gouvernements, poètes, philosophes sont pacifistes ; du moins, ils l’affirment. Il est donc permis de dire, qu’en règle générale, tout le monde est pour la Paix. Comment se fait-il, dès lors, que les guerres soient encore possibles ? D’où vient qu’en présence d’une telle unanimité le déclenchement des grandes tueries se puisse encore produire ? Devrons-nous donc nous résigner, et renoncer à jamais à l’espérance de voir enfin la Paix rayonner sur le monde ? Nous ne le croyons pas. Non que nous ayons dans la sagesse des hommes une confiance excessive, mais nous pensons que les événements (et certains, comme par exemple le progrès scientifique et industriel) peuvent avoir sur le destin et la volonté des hommes une influence considérable et parfois salutaire. C’est précisément ce que l’actualité semble devoir vérifier.
Depuis quelque temps, en effet, un élément nouveau, un facteur important s’est fait jour, qui est appelé à jouer dans les problèmes de la Guerre et de la Paix un rôle, selon nous, décisif. Et c’est la science, à qui nous devons déjà tant de progrès utiles, qui nous apporte encore, sous une forme évidemment curieuse, la solution de ce difficile problème. Cette solution, ce remède, cet instrument de Paix aussi inattendu que paradoxal, c’est l’Arme chimique, ou Guerre des Gaz. Et il ne s’agit pas là de la Guerre chimique, telle qu’elle fut pratiquée durant la guerre de 1914, encore qu’elle ait laissé de bien cruels souvenirs à des milliers de combattants, gazés incurables, qui achèvent péniblement, au milieu de continuelles souffrances, une existence plus que misérable. Nous entendons parler de la guerre telle qu’elle apparaîtrait demain, si cette calamité venait à nouveau s’abattre sur nous, de cette guerre dont la nouveauté réside en ce fait que ses victimes se recruteront surtout parmi la population civile.
Il est incontestable et incontesté que si une nouvelle guerre éclate, ce sera une guerre aéro-chimique, empoisonneuse, incendiaire, et peut-être bactériologique. Or, une telle guerre, de l’avis de toutes les compétences, serait tout simplement la fin de la civilisation. On ne peut, sans avoir examiné de près cette question, se faire une idée, même approximative, des ravages que peut faire la nouvelle arme.
Nous donnons, ci-après, quelques exemples déjà anciens, quoique récents, car la chimie fait du chemin. Des progrès considérables ont certainement été réalisés depuis la mise à jour des documents qui suivent ; mais ces indications, quoique incomplètes, pourront aider le lecteur à se former une opinion sur ce triste sujet.
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L’arme chimique utilise les produits les plus toxiques qui soient connus, ceux dont l’action sur notre organisme est la plus destructrice. La méthode d’emploi consiste à gazéifier ou à réduire ces produits en fines particules, à les diviser, les pulvériser, de manière à former des sortes de nuages dans lesquels on immerge les êtres que l’on veut détruire. Ces gaz sont enclos par quantités énormes dans des bombes légères qui les libèrent au moment voulu. Ce sont généralement les avions qui sont chargés de les transporter et les faire pleuvoir sur les points choisis par l’assaillant. Naturellement, il est impossible, en l’état actuel de la science, de s’opposer à l’action terrible de ce moyen de combat. Les masques, en raison de la grande variété des gaz, sont devenus absolument illusoires, et d’ailleurs, on n’a pas toujours un masque approprié sous la main. Comme, au surplus, beaucoup de ces poisons gazeux sont incolores et inodores, que rien ne décèle leur présence, on voit la difficulté de se protéger contre de telles agressions. Si seulement il existait un moyen de parer à une attaque de ce genre, si les avions, si les porteurs de mort pouvaient être arrêtés en chemin, s’il était possible de dresser des obstacles sur leur passage ! Mais, là encore, rien à espérer. La démonstration en fut faite souvent, et notamment à Londres, lors des manoeuvres aériennes de 1927, où 250 avions figuraient les assaillants. Sur ce nombre, et malgré des précautions formidables, 16 seulement d’entre eux furent découverts ; découverts, mais non pas empêchés et les 234 autres ne furent même pas aperçus. S’il se fût agi d’une attaque véritable, c’est par centaines de mille qu’on eût compté les victimes, que rien ni personne au monde ne pouvait protéger.
Les mêmes expériences ont apporté les mêmes conclusions à Nancy, à Toulon, à Lyon, à Paris, etc. Il ne reste donc, aux populations attaquées, aucun espoir d’échapper aux atroces conséquences des gaz, et c’est la mort certaine, précédée souvent d’une épouvantable agonie ! Ajoutons que la fabrication des gaz de combat est une des plus économiques et des plus faciles qui soient. La plupart des usines où se fabriquent des produits chimiques peuvent être immédiatement transformées en vue d’une production considérable de gaz.
Les dangers de l’arme aéro-chimique ont été dénoncés par d’éminentes personnalités : MM. Michelin, les professeurs Langevin, Haller, etc. ont maintes fois attiré l’attention du public sur ce sujet. Le gouvernement français lui-même y a fait allusion, dernièrement, à l’occasion de la nomination, comme inspecteur de l’Aviation, du Maréchal Pétain. Le rapport au Président de la République signale « l’extrême danger que ferait courir au pays une forme d’agression dont l’emploi se généralisera dans les conflits futurs ». Il dit encore :
« La tâche est vaste et puissante puisqu’elle équivaut à organiser ce que l’on peut appeler la Guerre des arrières. »
Tous les Etats, sans exception, sont préoccupés de la question et ont pris des dispositions en conséquence. De toutes parts, des usines, des établissements spéciaux sont édifiés pour l’étude ou la fabrication de l’arme chimique. L’Angleterre possède, près de Salisbury, d’immenses laboratoires spécialisés dans l’arme des gaz : ces laboratoires occupent en permanence une cinquantaine d’ingénieurs-chimistes. Les Etats-Unis, de leur coté, travaillent sans relâche le problème dans leurs établissements d’Edgewod, les plus grands du monde : 400 hectares. L’Italie a organisé un service chimique de guerre, auquel s’intéresse vivement son gouvernement : c’est en mars 1926 qu’a été publié le décret royal relatif à son fonctionnement. Le service chimico-militaire compte déjà plus de 200 officiers. En Russie, l’industrie chimique est développée à un degré inimaginable, et de nombreuses usines à gaz asphyxiants ont été installées à Karkow, Kiev, Smolensk. Pour l’Allemagne, il est inutile d’appuyer. Toutes ses industries chimiques (et elles sont nombreuses !), d’accord avec le gouvernement, ont prévu la question, et peuvent se transformer immédiatement en fabriques de poisons de guerre. D’autre part, son aviation commerciale, qui est considérable, peut être, en un clin d’œil, mise en état de collaborer aux nouvelles méthodes de combat. En Pologne, il existe à Cracovie et à Varsovie, des cours spéciaux pour l’étude de gaz toxiques. En Tchécoslovaquie, les usines se multiplient et une station pour les essais de gaz existe à Bistrowa, près Olmutz. Le Japon dépense des sommes énormes pour l’étude des gaz de combat, et ses chimistes sont très renseignés sur ce que font les autres pays, où ils se sont rendus pour études, envoyés par leur gouvernement. L’Espagne elle-même possède deux établissements pour les gaz : l’un aux environs de SanFernando, l’autre dans le district de San-Marto-de-Péridas. Quant à la France, traditionnelle, elle suit le chemin que lui tracent les autres, mais elle suit, puisque notre Conseil Supérieur de la Guerre possède une commission des études chimiques de guerre.
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Nous voici donc fixés : le monde entier se prépare à la guerre des gaz. Ces petits cadeaux, que de toutes parts élabore la chimie guerrière, nous viendront, doux présage ! des profondeurs du ciel. Comme nous n’avons pas pour but l’initiation à la technique des gaz, mais seulement la vulgarisation de l’arme chimique, nous désignerons sans ordre ni méthode le nom de quelques gaz. D’ailleurs les personnes qui désireraient une documentation plus complète sur ce sujet pourront avoir recours aux ouvrages spécialisés, qui sont nombreux. Nous leur recommandons le livre intitulé : « La Guerre des gaz », de Carl Endres, et « Autour de la Paix chimique », de Henri Le Wita, à la documentation desquels nous avons eu nous-mêmes recours. La liste des toxiques que nous donnons sera évidemment incomplète, car leur nombre s’accroît chaque jour. Au surplus, il n’est pas facile de les connaître tous, chaque détenteur en gardant jalousement le secret. Les suivants sont donc, en quelque sorte, officiels. Certains portent des noms évocateurs, et d’une éloquence appropriée. Ecoutez cette symphonie.
Les gaz de combat connus se divisent en : asphyxiants, lacrymogènes, cyanhydriques, moutardes, arsines, explosifs et incendiaires. Leurs subdivisions donnent : le brombenzylcyanide, le chloracétophénône, le phosgène ou oxychlorure de carbone, le palite, le nitro-chloroforme, le dichloréthysulfide, ou ypérite, la diphénylchlorarsine, la diphénylcyanarsine, la diphénylaminchlorarsine, ou adamsit, l’ethyldichlorarsine, la lewisite M. ou chlorvinyldichlorarsine.
Les moins dangereux, les gaz lacrymogènes, limitent leur action aux muqueuses humides ; ils attaquent les yeux, les bronches, les poumons, et même l’estomac. Le chlore provoque la mort en 30 minutes dans la proportion de 3 milligrammes par litre d’air. Mais le phosgène (oxychlorure de carbone) est autrement dangereux, et la quantité nécessaire pour donner la mort est encore plus minime ; il suffit d’en avoir respiré quelques traces, pour que, même beaucoup plus tard, ses effets se fassent sentir. Le cas de ce chimiste italien, le professeur Fénaroli, est typique.
« Ayant subi un commencement d’empoisonnement au cours d’une expérience, le professeur rentra chez lui. Ce n’est que dans la nuit qu’il se sentit indisposé. Le lendemain, il était mort. »
Les effets du phosgène sont atroces ; le gazé souffre d’un étouffement progressif, la respiration est saccadée ; il meurt enfin, le regard désorbité, la bave ou l’écume aux lèvres. La puissance du phosgène est telle que deux tonnes de ce gaz suffiraient à anéantir une ville comme Paris.
Le nitrochloroforme, ou vomiting-gaz des Anglais, provoque d’épouvantables nausées ; il est déjà mortel dans la proportion de 1 milligramme par litre d’air. Le gaz moutarde ou ypérite (dichloréthysulfide) est plus terrible encore. Ce gaz, emporté par le vent à plus d’un kilomètre, est encore fort dangereux. Mélangé à l’air dans la proportion de 0,07 milligrammes par litre d’air, il est mortel dans tous les cas. C’est un poison cellulaire qui tue sans résistance possible toutes les cellules qu’il touche. Quand il ne tue pas tout de suite, son contact amène des nécroses et des plaies purulentes fort profondes, ouvrant les portes à toutes les infections microbiennes. Les yeux, les poumons, le sang sont atteints, et chez les adultes, se sont les organes sexuels qui sont les premiers touchés. La diphénylaminchlorarsine a été découverte par un Américain ; c’est un poison particulièrement concentré, puisqu’une partie de ce gaz contre 30 millions de parties d’air, suffit à donner la mort. Ce gaz traverse immédiatement les masques à gaz ordinaires. La lewisite, outre son action terrible sur les yeux et sur les organes de la respiration, présente encore cette particularité d’attaquer tous les points du corps qu’elle touche. Son influence, au début, se traduit par d’irrésistibles démangeaisons. D’autre part, le major Nye parle d’un nouveau gaz (connu, paraît-il, des Russes), dont l’action serait telle que dans la proportion d’un dix-millionième, il suffit à mettre un homme hors de combat dans l’espace d’une minute.
Des expériences ont été faites, dès lors, sur des animaux, à l’aide du gaz en question ; sur un troupeau de chèvres qui avait été exposé dans un endroit clos aux effets d’un nuage extrêmement dilué, toutes les bêtes furent tuées, à l’exception de quatre qui, prenant la fuite, et devenues folles, se brisèrent le crâne contre un mur. Mille bombes de ce gaz suffiraient, dans des conditions favorables, à gazer une capitale de grande étendue. Une bombe à gaz courante pèse environ 5 livres ; un avion moderne de transport peut en transporter 600. On voit que deux avions seulement suffiraient à gazer un espace aussi grand que Londres, Paris ou Berlin.
Enfin, au sujet des bombes incendiaires, le lieutenant-colonel Wauthier écrit :
« Les avions de guerre seront chargés de bombes « Elektron », du poids de 1 kilo seulement, mais dont la température de combustion atteindra 3.000 degrés. Cent avions porteurs de ces gaz pourront allumer dixsept mille incendies. Supposons que Paris reçoive la visite de cinq seulement de ces avions ; c’est encore, pour le moins, huit cent cinquante incendies qui éclateront dans la capitale. »
Nous arrêterons là ces quelques exemples qui suffisent, croyons-nous, à donner une idée de l’efficacité des nouveaux moyens de combat. Il est à remarquer que l’arme chimique ne peut servir utilement qu’avec le concours des avions. On conçoit que sur le sol, l’assaillant risquerait, soit par suite d’un vent défavorable ou pour toute autre raison, d’être la victime de ses propres armes. Or, l’aviation a fait en tous pays des progrès énormes, et comme il n’est pas besoin d’avions spéciaux, d’avions militaires pour transporter les bombes légères, qui contiennent les gaz, n’importe quel avion de tourisme sera donc à même de fournir à la chimie une utile collaboration.
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En présence des moyens de guerre si puissants et si meurtriers, chacun va se demander si on osera s’en servir. De l’avis des militaires, cela ne fait pas le moindre doute. Tous les spécialistes sont d’accord à ce sujet, et l’on rencontre partout des opinions dans le genre de celle du général Fries qui dit :
« La guerre de l’avenir sera gagnée par les généraux qui feront le plus grand usage de l’arme chimique. »
Cela se conçoit fort bien ; quand on fait la guerre, il faut la gagner ; dès lors, tous les moyens sont bons. On s’est, d’ailleurs, aperçu que les guerres modernes ne se gagnaient pas uniquement sur les champs de bataille, car la nation tout entière concourt à entretenir et à alimenter la résistance. Dès lors, les premiers objectifs à atteindre sont surtout les centres industriels et économiques, les entrepôts, les usines, les ateliers de munitions pour lesquels, jadis, « le front » constituait un rempart, mais qui sont devenus aujourd’hui parfaitement vulnérables, grâce à l’arme aéro-chimique.
Les populations civiles, travailleurs, hommes, femmes, enfants, seront donc particulièrement visées, et voici, d’après Carl Endres, quelles seraient, sous ce rapport, les conséquences d’une nouvelle guerre :
« La situation de la défense sera tellement désespérée du fait de la rapidité et des autres avantages dont disposera l’assaillant, qu’il paraît probable que l’on renoncera très vite à entretenir des forces de défense aérienne, et que tous les efforts tendront à diriger des contre-attaques sur l’intérieur du pays ennemi. Ainsi, c’est une effroyable course au massacre qui se déclenchera. Le résultat c’est que les populations civiles, des deux côtés, subiront des pertes considérables et qu’une immense quantité de biens et de trésors, représentant l’héritage de la civilisation, seront anéantis. Les usines du pays le plus faible cesseront très vite de tourner. Il n’y aura plus de direction politique centrale. Les villes qui ne seront pas encore brûlées ou gazées seront abandonnées par leur population poussée au désespoir, et qui se réfugiera en masse dans les forêts, dans les montagnes, dans les parties les plus pauvres du pays, ou même, quand ce sera possible, à l’étranger ; des famines et des épidémies terribles redoubleront les horreurs de cette guerre faite par un monde qui se qualifie de civilisé. Et sur des ruines, qu’il sera à tout jamais impossible de relever, les misérables restes des peuples belligérants concluront une Paix, qui, à coup sûr cette fois, ne sera suivie d’aucune nouvelle guerre. »
Et il conclut :
« Il se peut que l’Humanité souffrante, poussée par une colère déchaînée, lynche ceux qui, en politique, en paroles et en écrits se sont faits les prophètes du vieux système du règlement de compte par la guerre. »
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Nous voici maintenant renseignés. Nous savons ce que serait une guerre en l’état actuel des armements. Or, c’est justement ce qui nous rassure. En effet, nous ne pensons pas, malgré ces horribles perspectives, qu’il y ait lieu de se frapper. Au contraire, c’est l’occasion de vérifier l’exactitude de ce vieux principe qui veut que le bien résulte très souvent de l’excès même du mal. Notre opinion est donc nettement optimiste. Aussi le lecteur est-il invité à examiner, avec attention, cette thèse, en apparence paradoxale, que le développement de l’arme aéro-chimique doit inaugurer l’ère de la Paix entre les Peuples.
En effet, les guerres n’existent, ne peuvent exister que du fait qu’une partie de la population n’y prend pas une part effective. Il saute aux yeux que ceux qui veulent la guerre, ceux qui y ont intérêt, ceux qu’elle sert, ne doivent participer d’aucune manière à ses dangers. A quoi leur servirait l’argent, même la gloire ramassés sur l’hécatombe s’ils devaient faire partie des victimes ?
Dans toute guerre, il y a inévitablement l’avant et l’arrière. A l’avant sont les héros plus ou moins volontaires. Plus en arrière sont les gendarmes dont la mission est de maintenir dans les bonnes traditions du courage militaire, ceux qui seraient tentés d’y faillir. En arrière encore, on rencontre les Etats-majors à qui est dévolue l’élaboration des magnifiques plans stratégiques et tactiques dont nous connaissons, hélas ! les effets. Puis, tout à fait à l’arrière, ceux qui assurent l’armement et la vie matérielle du pays, ouvriers et ouvrières de l’usine ou des champs. On conserve aussi à l’arrière, des hommes qui ont la charge d’entretenir en bon état le moral des Nations : Ecrivains spécialisés, poètes du genre, chanteurs, journalistes, répandent chaque jour en vers et en prose, dans une presse savamment censurée, une confiance inébranlable, annonçant les victoires des chefs, les replis des soldats, tout en magnifiant comme il convient la puissance de l’armée et le courage de ses héros.
Au centre de tout ceci, le gouvernement et les parlementaires palabrent et marquent les coups, tandis que les commerçants et industriels fabriquent et vendent, qui des armes, qui des chaussures, qui des vêtements, qui des munitions, que, en un mot, les uns et les autres font des affaires. Comme l’arrière, d’autre part, abrite aussi des étrangers qui dépensent de l’argent, d’autres qui en gagnent, qu’il y a des embusqués qui s’ennuient, des femmes libres, des travailleurs d’usines qui ont le filon, des hommes trop jeunes, des hommes trop vieux, alors... que voulez-vous, il faut bien vivre : les théâtres s’ouvrent, les lieux de plaisirs se créent petit à petit, et ceux de l’arrière, sauf exceptions rares, en arrivent à oublier que la guerre existe, que là-bas, sur le « front », pères, frères, maris, dans le froid, dans le sang, dans la neige et dans la boue, souffrent et meurent. Ils sont d’ailleurs loin, les pauvres combattants, et nul ne pourrait entendre leur râles, ni leurs gémissements !
L’énergie de l’arrière reste donc intacte ; et son courage et son civisme ne font que grandir avec les jours, et ce courage et ce civisme exigent impérieusement la victoire, non pas une victoire quelconque, mais la vraie victoire, une victoire complète. Quelque temps que cela puisse durer, il n’importe : on résistera, et l’arrière tout entier fait serment de tenir jusqu’au bout, Le gouvernement, de son côté, ne se montre jamais inférieur ; il tient ses séances régulièrement, insouciant du danger. Si pourtant, par un hasard invraisemblable, les ennemis poussaient l’indiscrétion jusqu’à s’approcher trop, il serait prêt, lui aussi, aux sacrifices utiles. Sans hésiter, malgré les ennuis d’un déménagement hâtif, il se transférerait plus loin, aussi loin qu’il serait nécessaire, pour proclamer, du haut de sa nouvelle tribune, la foi inébranlable du pays dans l’héroïsme et la ténacité des combattants.
C’est donc à l’arrière, on le voit, et à l’arrière seulement, que vibre et palpite intacte l’âme de la guerre et du courage persévérant.
Mais que va-t-il advenir de cette âme collective, de ce courage, avec l’arme aéro-chimique, quand le champ de bataille aura changé de front, ou, si l’on préfère, qu’il n’y aura plus de front, que les gaz et l’incendie, venus par avions, ne choisiront plus leurs victimes et frapperont aveuglément sans prévenir, les cités, les gouvernements même, les pauvres, les riches, les hommes, les femmes et les enfants ? Qu’adviendra-t-il de ce courage, quand l’arrière tout entier, avec ses habitations, théâtres, usines, se trouvera exposé, tout autant, sinon davantage, que les soldats du front ? C’est pourtant là ce que nous réserve la prochaine dernière !
Et que l’on n’aille pas compter sur l’ « Humanité » de l’adversaire pour épargner les « innocents ». Le seul fait que les peuples n’auraient pu s’entendre pour éviter un conflit dont ils ne pouvaient méconnaître les résultats, établirait la preuve que les hommes ne sont pas, dans leur ensemble, guéris de leur féroce imbécillité. Si des puissances font la guerre, c’est pour la gagner, dès lors (nous en avons déjà vu des exemples), les adversaires ne ménageront rien ni personne, et feront l’impossible pour obtenir, par tous les moyens, une décision rapide, afin d’imposer les conditions d’armistice qu’elles auront choisies.
Nul n’a donc plus rien, désormais, à espérer de la guerre. Pas plus l’arrière que l’avant, pas plus le riche que le pauvre, le maître que l’ouvrier. Les vautours eux-mêmes et les corbeaux n’y pourront trouver avantage, puisque les charognes dont ils se repaissent seront empoisonnées. Vivent donc les gaz, s’ils ont cette conséquence inattendue, en rendant la guerre plus atroce, de la rendre impossible ! Surtout, si par une sorte de choc en retour, ce sont les fauteurs et les bénéficiaires de guerre, principalement, qui les premiers, devront en subir la rigueur.
Ceci admis, quel gouvernement oserait déclencher une guerre, certain que la population tout entière et lui-même se trouveront sans défense possible, exposés aux coups de l’ennemi, tout autant et plus encore que le combattant en uniforme, et sachant qu’au surplus, la fuite, même jusqu’à Bordeaux, ne saurait le protéger ?
On a objecté à ce raisonnement : Pourquoi un autocrate aux abois renoncerait-il à la guerre comme dérivatif, puisque, justement en raison de l’efficacité des armes modernes, il serait certain au moyen d’une attaque-surprise d’anéantir une ville, et d’amener, par conséquent, l’adversaire à capituler ? Qu’une attaque brusquée lui permette de mettre en cendres la capitale ennemie, c’est hélas ! possible, mais il n’aura pas réduit, de ce fait, tous les centres d’aviation disséminés sur le territoire visé. Il devra donc s’attendre, en admettant même l’indifférence des Etats voisins, à des représailles impitoyables et terribles. Ayant semé l’horreur il récoltera l’horreur, mais de victoire, point !
Il ne reste donc actuellement que deux solutions : La Paix, ou la fin du monde civilisé.
Quel est, dans ces conditions, l’homme d’Etat, le chef, le dictateur qui oserait attaquer une autre nation, sachant les représailles toujours possibles, et sachant aussi que lui-même devra. subir, d’une manière ou d’une autre, l’inévitable châtiment de sa monstrueuse initiative ?
Cela, les gouvernements le savent parfaitement ; s’ils paraissent faire crédit à l’éventualité d’une guerre, c’est pour nous en faire partager la crainte, parce que cette crainte est, pour les Etats autocrates, un moyen de gouverner. Néanmoins, aucun ne la désire, et tous les gouvernements, soyons-en certains, feront l’impossible pour l’éviter. Jamais, d’ailleurs, ils ne se seront trouvés en meilleure posture qu’actuellement pour organiser la Paix, et s’en attribuer le mérite. Mais qu’ils se hâtent...
Voici donc les gaz, les plus redoutables des instruments de meurtre, devenus, par un singulier retour des choses, un argument et une arme puissante, entre les mains des pacifistes. Faites connaître autour de vous les dangers de la guerre chimique ; répandez cette vérité qu’une attaque aéro-chimique est imparable ; expliquez à tous ses effets atroces et inévitables, que surtout nul ne l’ignore. A cet instant, la guerre aura vécu, les gaz l’auront tuée.
Et que l’on n’aille pas trouver puérile cette argumentation. Nous défions les hommes, pour si courageux qu’ils soient, ainsi que les chefs, nous défions les uns et les autres de rester impassibles devant un danger qui frapperait si cruellement les leurs, leurs femmes, leurs enfants, leurs vieux. Tant qu’il ne s’agira que de leur propre existence, soit ! ils seront prêts à en faire le sacrifice pour des convictions, par intérêt, pour un peu de gloire, ou encore pour ce qu’ils croient être leur devoir. Mais cette pensée que les gaz, ce fléau égalitaire, invisible et mystérieux, pourraient frapper ceux qu’ils aiment, c’est une éventualité dont l’idée seule leur serait insupportable, et tous, tous ceux qui auront conservé quelque chose d’humain se dresseront, nous en sommes sûrs, indignés et pleins de haine, contre tous les fauteurs de guerre quels qu’ils soient, s’il en pouvait encore exister. Sébastien Faure a prononcé cette phrase lapidaire et vraie :
« On fait la guerre avec la peau des autres. »
L’arme aéro-chimique heureusement a changé tout cela ; c’est pourquoi nous avons confiance en l’avenir.
Mais il est indispensable, nous le répétons, que ces dangers soient connus davantage, qu’ils soient connus de tous. C’est à vous pacifistes de tous pays, pacifistes mes frères, qu’il appartient d’en répandre autour de vous la certitude et l’horreur.
* * *
Pourtant, il existe un autre danger. Certains gouvernements manifestent, tant est grand leur amour pour le peuple, un souci très marqué d’établir en ce qui concerne la guerre, une sorte de règle du jeu. Ils envisagent, et cela fort sérieusement, de codifier, de régulariser, de donner en quelque sorte un statut à ce vieux sport qu’est la guerre. Il y aurait comme dans tous les jeux, des coups permis et des coups défendus. On désignerait, au moyen d’un uniforme voyant, les personnes qu’on aurait autorisé à exterminer loyalement, ainsi que celles qu’il faudrait respecter (les grades et les conditions ne sont pas encore désignés, mais on peut essayer de s’en faire une idée). L’emploi des gaz serait défendu dans certaines zones, en raison des dangers qu’il pourrait faire courir aux simples spectateurs, à ceux ne portant pas la « marque », c’est-à-dire ne faisant pas, par conséquent, partie des joueurs.
La guerre chimique serait donc réglementée. On n’en pourrait faire usage qu’en certaines circonstances et avec discernement. Des endroits seraient désignés qu’on pourrait appeler ainsi qu’il a été proposé, « les Lieux de Genève ». Là, leur emploi serait interdit ; ailleurs il serait autorisé. En circonscrivant ainsi le terrain du combat, on éviterait la confusion entre les combattants, les vrais, ceux qui ont obtenu licence de mourir, et les autres, les malins et les innocents... comme si le troupeau de ceux qu’on mène de force à l’abattoir n’était pas, lui aussi, composé d’innocents !
Ces projets de réglementation qui se présentent à l’examen impartial comme une sinistre plaisanterie, sont cependant en voie de réalisation ; certains articles même sont d’ores et déjà admis par la Société des Nations. Au lieu de condamner la guerre, ces Messieurs condamnent l’emploi des armes dites inhumaines ; les autres, les armes humanitaires, telles le canon, le fusil, la mitrailleuse, le couteau à cran, les bombes, les obus, etc. restent admises.
Les résultats de pareils projets apparaissent heureusement fort problématiques. Aucun pays ne se pliera jamais à cette discipline, ne consentira à se priver de l’outil de guerre redoutable qu’est l’arme chimique, ceci dans la crainte légitime que l’adversaire revenant sur les engagements pris (cela s’est déjà vu) n’en fasse lui-même usage (bien qu’illégitimement), pour s’assurer l’avantage.
La réglementation des armements est donc une convention absurde et inopérante. Le succès d’un tel projet, dont la candeur le dispute au cynisme, nous apparaît à nous, comme un désastre. S’il réussissait, ce ne serait ni plus ni moins que le rétablissement de l’ancienne arme de combat : le Front, si bien décrit par les Barbusse, Dorgelès, Remarque, Chevalier, etc., cet enfer où, comme disaient les autres, « ce sont toujours les mêmes qui se font tuer ».
Et la guerre pourrait recommencer, fraîche et joyeuse pour ceux qui ont l’habitude d’en tirer profit. Or, la guerre n’aura vécu que si nul n’y peut trouver bénéfice, et si ses risques s’affirment rigoureusement les mêmes pour tous, pour tous sans exception, y compris les chefs et les marchands.
L’Arme chimique réalise ces conditions ; c’est pourquoi la Paix sera une Paix chimique.
— Charles MOCHET.
PAIX (LA PAIX PAR L’ÉDUCATION)
La paix n’est pas seulement l’absence de guerre. Un état social où la justice n’existe pas, où les valeurs morales sont dominées par les forces matérielles, n’est pas un état de paix. La violence en reste la règle. L’injustice attise les colères et engendre les haines. Les passions s’entrechoquent, provoquant révoltes et révolutions, querelles de parti, émeutes et bagarres. Dans ces conditions, l’absence de guerre n’est qu’une apparence de paix. La paix véritable est impossible à réaliser sans la justice. C’est ce qui explique qu’une guerre soit génératrice d’une autre guerre, les traités qui terminent un conflit étant en général des mesures de violence imposées aux vaincus par les vainqueurs. Il n’y a pas de guerres justes, a-t-on dit. On peut ajouter que tous les traités de paix sont des monuments d’injustice. Et il en sera ainsi tant que l’esprit de violence n’aura pas été répudié par les individus et les peuples, tant que l’esprit de paix ne sera pas entré dans les mœurs.
La paix est donc, avant toute chose, un état d’esprit. Certains individus sont pacifiques par nature, d’autres le sont par raisonnement ; mais ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il n’est point possible d’être pacifique, si l’esprit n’est point pacifié. En l’état actuel des choses, tout concourt à maintenu les esprits dans la violence. L’éducation, la presse, les préjugés et la routine, sont les facteurs par excellence de cette formation de l’esprit. Disons mieux : de cette déformation, car il n’est pas exact de dire que l’homme est naturellement porté à la guerre. L’homme aspire au bonheur. Pour accepter la guerre, les souffrances et les misères qu’elle engendre, il faut qu’il y ait déformation de sa nature par la pression continue, sur son cerveau, d’un fanatisme nationaliste et d’une mystique guerrière obnubilant chez lui le simple bon sens. Ce fanatisme commence avec la première éducation donnée à l’école, par l’exaltation de la patrie, la méfiance à l’égard des étrangers, la haine même pour ceux qu’on appelle les ennemis héréditaires. Plus tard, la lecture des journaux, les fêtes et représentations patriotiques, le service militaire, l’armée, continueront l’œuvre de cette première éducation. Devenu adulte, l’individu sera le plus souvent incapable de réagir contre cette mentalité qu’on aura développée en lui pendant les vingt premières années de sa vie.
Il y a là, pour les éducateurs, matière à méditation. Si la paix est un état d’esprit, une manière de penser, il faut donc que la formation morale et intellectuelle de l’enfant tende toujours vers le principe d’harmonie. L’éducation de l’enfance devra servir la cause de la paix. Toutes les matières de l’enseignement seront soigneusement examinées. Non seulement la lecture et l’histoire peuvent servir l’esprit de violence en exaltant la guerre et les héros militaires ; mais encore une étude littéraire peut développer le nationalisme en glorifiant démesurément les écrivains d’un pays, en les déclarant supérieurs à tous les autres ; un simple devoir de grammaire peut prendre ses exemples dans les récits belliqueux.
Cependant, le rôle de l’éducateur ne se bornera pas au contrôle des livres et des matières enseignées. Il ne devra pas hésiter à condamner nettement la guerre et le recours à la violence entre les peuples. Il devra également dénoncer les injustices et les violences de la vie courante et de l’état social. S’il ne le fait pas, il risquera de rendre stériles ses efforts d’éducation pacifique par le contraste de cette éducation avec les tableaux que l’enfant pourra voir journellement autour de lui.
Tâche essentiellement délicate, car il convient de condamner le mal sans violence et sans haine, et d’attaquer l’erreur sans attaquer les hommes : les hommes se sont trompés ; leur ignorance a causé ce désordre et cette injustice que nous constatons, mais on ne peut pas condamner les hommes pour leur ignorance ; il faut les éclairer, faire appel à la raison ; c’est par l’esprit que l’humanité doit s’élever vers la vraie justice, génératrice de la véritable paix. Voilà ce que dira l’éducation rationnelle et sage.
Le premier travail de paix, dans l’école, sera la suppression des rivalités entre écoliers. Le classement, les tableaux d’honneur, les récompenses, sont des méthodes dangereuses. Ces usages, en favorisant les mieux doués intellectuellement, qui ne sont pas toujours les meilleurs et les plus courageux, développent l’orgueil et l’égoïsme des favorisés, font naître le ressentiment chez les moins bien partagés. Le sentiment d’une injustice subie, crée un état de révolte passive pernicieuse au développement moral. Qu’on se contente de comparer l’enfant à lui-même, et d’encourager ses efforts. Qu’on le stimule par le désir d’accroître sa valeur propre ; non en le comparant à tel ou tel de ses camarades, mais à ce qu’il fut le mois précédent ou l’année écoulée. Ce stimulant sera suffisant, si l’éducateur est conscient de sa tâche.
Puis enfin, l’éducateur rappellera souvent aux enfants dont il est responsable, la grande fraternité humaine à travers les âges, la solidarité naturelle qui relie l’homme à l’homme, et les peuples aux peuples. Il parlera des races dites inférieures avec bonté, les présentant comme des frères sans défense ayant droit à la protection des peuples plus cultivés et plus évolués. L’éducateur ne manquera jamais de faire appel à la sensibilité, à la générosité, au désintéressement qu on rencontre chez presque tous les enfants normaux. L’éducation donnée jusqu’alors a le plus souvent pour effet de cristalliser ces qualités qui sont cependant les sources de la vie spirituelle, et la condition du bonheur humain.
Les mères ont, naturellement, une importante part à apporter à ce travail de la paix par l’éducation. Premières éducatrices, ce sont elles qui donnent aux enfants la première orientation morale. Nous l’avons déjà dit, elles n’ont pas suffisamment compris, jusqu’à présent, ce rôle si délicat que l’humanité attend de leur mission maternelle. Le plus souvent, elles ont fait de leurs enfants des égoïstes, tout en croyant fermement travailler à leur bonheur. Ainsi faisant, elles les ont isolés de la communauté humaine.
Il faut savoir, ici encore, que la justice est à la base de l’harmonie du monde, et qu’il n’est pas possible d’assurer le bonheur de quelques-uns au milieu de la détresse générale. La mère intelligente et sage sera celle qui, sachant que son enfant n’est pas seul dans l’univers, l’élèvera dans le souci de l’humanité. Voulant son bonheur, elle voudra le bonheur de tous. Elle apportera sa contribution aux possibilités de ce bonheur commun en donnant à sa tâche maternelle une haute signification ; et son premier travail de paix sera la formation de cette âme enfantine qu’elle a pour mission d’élever vers le bien.
La première éducation de la paix consiste essentiellement à rendre l’enfant fraternel et bon. Plus tard on lui fera toucher des problèmes abstraits, où la philosophie et l’histoire entreront en jeu. Mais nous devons être persuadés qu’il ne les comprendra jamais si son âme d’enfant n’a point connu la générosité et la sensibilité. Le sentiment précède la pensée, qu’il stimule et éclaire, et nous ne pouvons penser que parce que nous sentons. Mais le sentiment, lui aussi, demande à être guidé et surveillé. Il faut aider nos petits à bien sentir, si nous voulons qu’un jour ils apprennent à bien penser.
— Madeleine VERNET.
PALÉONTOLOGIE
(du grec palaios, ancien, ontos, être, et logos, discours)
La Paléontologie est loin d’être une science morte. Elle a fait ses preuves, elle est appelée à prendre une place de plus en plus importante parmi les connaissances humaines. Elle ouvre au philosophe des horizons infinis, et peut-être nous permettra-t-elle de percer, un jour, le mystère des origines. Elle s’appuie sur les autres sciences, qui, elles-mêmes, s’appuient sur elle. Son but est de démontrer que l’homme n’est pas né d’hier, mais d’avant-hier, et qu’au lieu de sortir comme une créature parfaite des mains du créateur, il a été lentement engendré par toute la série des êtres qui l’ont précédé. C’est dire qu’il y a deux paléontologies : la paléontologie animale et la paléontologie humaine. Mais esquissons brièvement l’histoire de cette science. Nous apercevrons mieux, ensuite, son but et ses moyens.
La paléontologie se préoccupe, avant toute chose, de l’étude des fossiles, animaux et végétaux, conservés entièrement ou en partie dans les couches géologiques. C’est dire qu’elle ne peut se passer de la géologie, qu’elle s’appuie sur elle pour la dépasser. On pourrait ergoter sur le mot « fossiles », et ne l’employer que pour désigner les débris des espèces éteintes. C’est dans ce dernier sens que nous l’emploierons ici, sens qui a fait souvent donner à la paléontologie le nom de paléozoologie lorsqu’elle s’est préoccupée des animaux enfouis dans les entrailles du sol, et celui de paléobotanique, quand elle s’est appliquée à l’étude des anciens végétaux. Ces débris se sont conservés sous certaines influences, qu’il serait trop long d’énumérer ici ; d’autre part, les espèces disparues offrent plus d’un rapport avec les espèces actuelles. Elles permettent d’en mieux saisir l’évolution. L’évolution, mot qui n’a rien à voir avec les débuts de la science paléontologique, dont Cuvier peut être considéré comme le père. En remontant plus haut, on lui découvrirait des précurseurs chez les Grecs et chez deux ou trois savants des XVIe et XVIIe siècle. Ce n’est que lorsque la géologie a vraiment existé que la paléontologie a pu exister à son tour. Cuvier, dans les Ossements fossiles et son Discours sur les révolutions du globe, publiés dans la première moitié du XIXe siècle, a énoncé les grandes lois de la paléontologie. Mais Cuvier, savant officiel, respectueux de toutes les traditions, et ses disciples immédiats, prenant à la lettre son enseignement, n’avaient pas voulu entendre parler dfévolution. Et si, comme le savantasse Elie de Beaumont, ils affirmaient l’ancienneté de certains animaux fossiles, ils ne voulaient rien savoir en ce qui concernait l’ancienneté de l’homme fossile, qu’ils faisaient naître, avec la Bible, 4.000 ans avant notre ère, et ils proclamaient sur un ton qui ne souffrait point de réplique : « L’espèce humaine n’a jamais été contemporaine de l’Elephas primigenius ». Le règne animal a évolué paléontologiquement, et l’homme, bien qu’apparu le dernier sur la terre, remonte sans doute à des millions d’années ! Certains savants ont essayé d’accorder la paléontologie fondée sur la doctrine de l’évolution avec l’enseignement de l’Eglise, tel Albert Gaudry qui se fit l’ardent défenseur de l’hypothèse évolutionniste. Cette hypothèse ne s’opposerait pas, comme le croyaient Cuvier et ses disciples, aux dogmes chrétiens.
L’étude de l’anatomie comparée avait été pour Cuvier une révélation. Elle l’avait mis sur la voie d’admirables découvertes. Il compara les formes disparues aux formes vivantes. Alcide d’Orbigny, Charles Lyell, Lamarck et Darwin ont contribué, autant que lui, à jeter les fondements de la paléontologie. Albert Gaudry, dans ses Enchaînement du Règne animal, achève de donner à cette science droit de cité parmi les autres.
La paléontologie a ressuscité tout le passé de l’homme et de l’animal, dont les ossements ont été conservés dans les couches terrestres, formant comme les feuillets d’un grand livre qu’on pourrait appeler, avec Haeckel, la création naturelle. La phylogenèse nous fait assister à l’évolution de l’espèce dans le sein de la terre, elle est confirmée par l’ontogenèse ou constitution de l’être dans le sein de la mère. L’embryologie vient ainsi en aide à la paléontologie. Cette dernière a aussi d’étroits rapports avec la Préhistoire : elle est une de ses sources.
Nous ne ferons pas ici l’histoire des espèces qui se sont succédées dans les couches géologiques, ni l’étude du fœtus humain ; bornons-nous à dire que l’embryon passe, dans le sein maternel, par tous les états par où sont passés les espèces animales. C’est une récapitulation synthétique, les étapes du règne animal l’ont franchie rapidement. Ne subsiste que l’essentiel.
On sait que les terrains ont été divisés en primaires, secondaires, tertiaires et quaternaires, et que chacun d’eux comporte lui-même des divisions. La paléontologie a recueilli dans ces différents terrains des traces des animaux et de l’homme. Elle projette sur le mystère des origines humaines d’éclatantes lueurs. Alliée aux sciences connexes, elle nous met sur la voie de la vérité, de la vérité sans majuscule, qui nous dispense de recourir à l’hypothèse d’un Dieu ayant tiré le monde du néant, et fabriqué de toutes pièces, dans le Paradis terrestre, une créature parfaite. Désormais, on ne peut plus croire à ces balivernes. Elles cessent d’avoir cours. Seuls les cerveaux anémiés peuvent encore l’invoquer pour expliquer l’existence du ciel et de la terre.
— GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS
BIBLIOGRAPHIE sommaire (et récente) : Albert Gaudry : Les Enchaînements du Monde animal, les ancêtres de nos animaux dans les temps géologiques, Contemporanéité de l’espèce humaine et de diverses espèces animales aujourd’hui éteintes. — Boucher de Perthes : Des Arts à leur origine. — A. Nittel : Traité de Paléontologie. — Hornes : Manuel de Paléontologie. — Marcellin Boulé : Les Hommes fossiles. — Gérard de Lacaze-Duthier : Philosophie de la Préhistoire. — L. Joleaud : Eléments de paléontologie. — F. Roman : Paléontologie et Zoologie. — Binet-Sanglé : Nos ancêtres. — Goury : Origine et évolution de l’homme. — S. Blanc : Initiation à la Préhistoire. — Verneau : Les origines de l’Humanité, etc.
PALLIATIF
n. m.
On désigne par ce terme ce qui n’a qu’une efficacité incomplète ou peu durable. Dans l’ordre médical on qualifiera ainsi un remède qui peut soulager, mais non guérir ; dans l’ordre moral, le palliatif sera la demi-mesure qui masque le mal sans le faire disparaître. Notre science étant fragmentaire, nos moyens d’action limités, il faut bien se satisfaire de palliatifs, quand les procédés d’une efficacité certaine font défaut. Ainsi, lorsqu’il s’agit de souffrances intolérables ou de maladies impossibles à guérir, la morphine devient prodigieusement utile. Sous son action, la douleur se dilue, disparaît et une impression de bienêtre envahit l’organisme. De même la cocaïne est précieuse pour ses vertus anesthésiantes. Mais si elles suppriment la douleur, elles n’en font pas disparaître la cause. L’abus de ces drogues conduit aux pires conséquences. « Puisse la science découvrir un médicament qui, sans offrir de dangers sérieux, terrasse la douleur organique de façon définitive. Les stupéfiants actuels entraînent des désordres trop graves pour qu’on ne répugne pas à leur emploi quotidien » (Vers l’Inaccessible). Si le palliatif peut devenir dangereux dans l’ordre physique, c’est bien autre chose dans l’ordre moral. Le plus souvent, il n’est qu’une secrète abdication, un moyen hypocrite de détourner l’attention du seul remède efficace. « Quand l’Eglise conseille l’aumône, c’est pour prévenir une révolte des exploités : grâce au mirage d’une charité illusoire, l’injustice créatrice de misère peut subsister. L’usinier, devenu millionnaire en tournant des obus, sacrifiera de bon cœur quelque cents francs aux œuvres de mutilés. Deux ou trois billets, donnés aux pauvres ostensiblement, suffiront à blanchir le mercanti qui, un quart de siècle, rançonna ses clients. » Nous rencontrons de prétendus amis de la paix, qui, désespérant d’empêcher la guerre, à ce qu’ils assurent, se bornent à vouloir l’humaniser. Ils acceptent qu’on se tue avec la baïonnette, le fusil, le canon, etc., mais prétendent interdire l’emploi des gaz. Ils se résignent au massacre des soldats, mais souhaitent qu’on laisse indemnes les civils, ceux des grosses agglomérations en particulier. Le soi-disant anticléricalisme de certains cache un profond respect de la religion. Ce n’est pas contre les Davidées, c’est contre Barbedette et ses amis que sévissaient encore récemment des politiciens de gauche arrivés au pouvoir. On pourrait multiplier les exemples, car en politique surtout, les mesures qualifiées d’utilité publique ne sont, en général, que des palliatifs insuffisants. Heureux quand elles ne fortifient pas un mal qu’elles prétendaient guérir.
PAMPHLET
Ce mot, venu d’Angleterre et répandu en France depuis l’invention de l’imprimerie, a eu son origine dans le vieux mot composé français, palme-feuillet, dont la signification était : « feuillet qui se tient dans la paume de la main. »
A cause de sa commodité, on se servit de ce feuillet pour répandre des écrits qu’on voulait propager en grand nombre, et on prit l’habitude d’appeler pamphlets non seulement les feuillets, mais aussi les écrits qu’ils contenaient. La forme du pamphlet se prêtait remarquablement à la propagation clandestine des écrits de critique politique et sociale subversive de l’ordre établi et du conformisme du jour. Reproduit à l’infini par le moyen de l’imprimerie, pas encombrant, facile à cacher, peu coûteux et d’une lecture rapide, il devint ainsi le véhicule de la pensée indépendante et réformatrice. Son nom fut donné surtout à ces écrits subversifs parmi lesquels la satire des mœurs et des hommes occupait la plus grande place. Les pamphlets ont justifié ainsi cette définition que Paul-Louis Courier leur a donnée : « Petits écrits éphémères, d’une ou deux pages, qui vont de main en main et parlent aux gens d’à présent des faits, des choses d’aujourd’hui. » Par la suite, il arriva que le pamphlet fût composé de feuillets plus nombreux qui formèrent des brochures et même des livres.
De plus en plus le pamphlet fut spécialisé dans les écrits satiriques et il finit pal’ se confondre avec la satire en prenant de plus grands développements. Il en fut la forme militante, combative, la transportant de la littérature plus ou moins spéculative dans la politique et dans la mêlée sociale. Il fut, et il est toujours, « le livre populaire par excellence ». (P. L. Courier). Aussi, les gouvernants, les privilégiés, les « pistons de la machine » comme Balzac appelait les bouddhas de 1’ordre social, les « confréries des puissants » et des « ventrus » qui n’aiment guère la satire, redoutant d’y voir leur ombre, aiment encore moins le pamphlet. Ils le jugent diffamatoire, parce qu’il leur dit trop souvent la vérité et les dépouille, sans aucune espèce de considération, de leur dignité carnavalesque. Alors que la satire s’exerce sur des généralités qui sont de tous les temps, le pamphlet est particulier à une époque une société, des personnes. Il a une forme inférieure dans le libelle (voir ce mot) auquel on reproche plus justement d’être diffamatoire et qui s’attaque plus directement aux personnes, à leur vie privée, dans un but de scandale.
Le pamphlet est une des armes de la polémique. Quand l’argumentation de la raison est insuffisante contre la mauvaise foi qui ne veut pas se rendre, contre le préjugé qui demeure tenace, il est le coup de massue qui abat le forcené, la douche qui calme subitement l’excité. Il a le défaut de la polémique qui s’occupe plus de victoire que de vérité et avec laquelle, disait Renan, « on ne fait pas plus de bonne science que de grand art » ; mais Renan reconnaissait que la polémique est nécessaire contre l’intolérance qui fait obstacle à la science, et le pamphlet l’est aussi.
Le pamphlet ne s’embarrasse pas d’élégance académique, pas plus que d’impartialité. Il n’en sera que plus remarquable s’il possède une valeur littéraire et sert la cause d’une vérité qui n’est pas circonstancielle, relative au temps et à la mode ; il portera alors en lui la pérennité de la beauté et de la vérité éternelles. Mais il est avant tout une œuvre de passion et sa qualité essentielle est dans la netteté de sa pensée. Comme Boileau, il appelle « un chat un chat et Rolet un fripon ». A la révolution, le plus souvent lente et pacifique que la satire apporte dans les mœurs, le pamphlet donne la forme insurrectionnelle qui fait dresser des barricades et met un fusil en mains du révolté.
L’Académie Française, vieille dame qui redoute les fréquentations turbulentes, ne dit du pamphlet que ceci dans son Dictionnaire (7e édition 1878) :
« Mot emprunté de l’anglais. Brochure. Il se prend souvent en mauvaise part. »
De pamphlétaire, auteur de pamphlets, elle dit :
« Ne se prend guère qu’en mauvaise part. »
L’Académie a traduit ainsi le sentiment des gens « comme il faut » et « bien pensants » pour qui l’expression, vil pamphlétaire, est devenue un cliché. Larousse, de qui l’article pamphlet est remarquable dans son Grand Dictionnaire, a écrit au mot pamphlétaire :
« On dit un vil pamphlétaire, comme on dit un honorable député, un vénérable ecclésiastique, un magistrat austère. Il est vrai que ce sont les magistrats austères, les vénérables ecclésiastiques et les honorables députés qui emploient le plus souvent le terme de vil pamphlétaire. Les deux mots sont accouplés comme deux forçats à la même chaîne. »
Larousse a dit aussi :
« Quel homme animé du saint amour de la vérité, n’a pas été plus ou moins pamphlétaire ? »
Il y a eu des pamphlétaires même chez les magistrats austères qui condamnent les vils pamphlétaires ; depuis Montaigne jusqu’à Cormenin ils n’ont pas manqué. Il y en a encore davantage chez les vénérables ecclésiastiques qui envoient les vils pamphlétaires en enfer ; la liste en serait longue depuis l’apôtre Barnabé jusqu’a l’abbé Turmel, car c’est dans son personnel lui-même que l’Eglise a trouvé ses plus farouches et ses plus impitoyables adversaires. Nous le verrons au mot Satire. C’est une preuve de plus que les disciplines sociales, même les plus étroites, sont impuissantes à réfréner les manifestations des esprits véritablement indépendants. Elles n’enlèvent leur virilité qu’aux eunuques volontaires. Il y a même des pamphlétaires parmi les honorables députés qui projettent de faire une nouvelle « loi scélérate » contre la « diffamation » des vils pamphlétaires.
Paul-Louis Courier a raillé avec une verve étincelante, dans son Pamphlet des pamphlets, les bons apôtres de ce bloc enfariné qui condamne les vils pamphlétaires. Il avait été poursuivi en cour d’assises — les « lois scélérates » démocratiques n’existaient pas encore pour l’envoyer en correctionnelle — pour son Simple discours à l’occasion d’une souscription pour l’acquisition de Chambord, et l’épithète de « vil pamphlétaire » que le Procureur du Roi lui avait décochée avait suffi pour le faire condamner. Les jurés ne s’étaient même pas donne. la peine de lire son pamphlet ; la vérité qu’il pouvait renfermer ne pouvait qu’être criminelle, n’étant pas enveloppée de cette rhétorique qui confond le mensonge et la vérité et fait passer les coquins pour d’honnêtes gens. Ils avaient été fixés d’avance sur l’écrit comme sur son auteur par les étiquettes du pharisaïsme offensé : « pamphlet, vil pamphlétaire », car « un pamphlet ne saurait être bon, et qui dit pamphlet dit un écrit tout plein de poison ». On ne saurait, en « bonne police », laisser circuler du poison. Mais, le scandale, c’est que le monde aime bien ce poison, parce qu’avec lui « il y a aussi des sottises, des calembours, de méchantes plaisanteries », et les bons apôtres gémissent :
« Honte du siècle et de la nation, qu’il se puisse trouver des auteurs, des imprimeurs et des lecteurs de semblables impertinences ! »
Ce que ne disent pas ces bons apôtres, c’est que le pamphlet n’est pas moins goûté par eux ; ils le lisent avec délices, ils s’en gargarisent voluptueusement lorsque, au lieu de servir la vérité, il sert le mensonge et sort de l’officine de ces « Pitres dévêts, marchands d’infâmes balivernes », que V. Hugo a flétris dans ses Châtiments. La Bruyère a constaté qu’ « on n’approuve la satire que lorsqu’elle va mordre les autres ». Le pamphlet mord toujours quelqu’un et il y a toujours quelqu’un pour en rire parmi ceux qui ne sont pas mordus. De là cet amour du monde pour le poison appelé pamphlet.
Mais il y a pamphlet et pamphlet comme il y a poison et poison ; de même, il y a pamphlétaire et pamphlétaire. Que la vérité soit ou ne soit pas toujours dans le pamphlet, et de quelque parti qu’il vienne — chacun prétend détenir la vérité et la dénie à l’adversaire, — il y a plus sûrement de « vils pamphlétaires ». Ce sont ceux qui ne possèdent pas, à défaut d’une conviction absolue, un désintéressement complet au service de ce qu’ils prétendent être la vérité et tirent profit de leurs pamphlets. Le pamphlet, en raison des attaques personnelles qu’il contient et de sa vivacité, devient alors la forme la plus basse du brigandage et de la prostitution littéraires, et celui qui s’y livre est le plus bas coquin de la confrérie des lettres. Le genre fleurit particulièrement aux époques de décomposition sociale, lorsque les mœurs sont tombées à de telles turpitudes que les prétendues « élites » ont perdu tout prestige et peuvent être fouaillées, sans pouvoir trouver dans la conscience publique l’appui d’une réaction possible. L’Arétin fut, au XVI e siècle, le type romantique, brillant et redouté, du « vil pamphlétaire », condottière de plume, sorte de Don Juan du chantage, qui savait à l’occasion tenir la vie de ses victimes à la pointe de son épée. L’espèce s’est encore singulièrement avilie depuis pour arriver aux « faisans » actuels, sortis des ténébreux charniers de la guerre avec les Thénardier montés au pouvoir et dont, vampires sans dégoût, ils sucent le pus qui leur tient lieu de sang. Ces « faisans » sont de ceux à qui V. Hugo disait :
Vos oreilles n’y sont jamais ! »
Le pamphlet n’est honorable que s’il n’est pas le produit d’une plume vénale, s’il sort d’une conscience pure qui n’est à la solde de personne et sert la vérité, ou ce qu’elle croit telle, avec un complet désintéressement. S’il n’y a pas un critérium infaillible de la vérité, il y en a un du pamphlétaire dans les conséquences que son pamphlet a pour lui : les persécutions, la prison et parfois l’assassinat plus ou moins légal pour les P.-L. Courier ; les hautes protections, sinon la fortune et les honneurs, pour les L. Veuillot. Le plus souvent, les pamphlétaires qui servent la vérité doivent rester anonymes pour échapper aux persécutions.
« Ils arrosent la terre de leur sueur et de leur sang, la moisson croît, le peuple la recueille et ne songe même pas à connaître les noms de ceux qui l’ont ensemencée pour lui. » (Pierre Larousse)
Nous n’écrirons pas ici l’histoire du pamphlet. On la trouvera avec celle de la satire, à ce mot. Nous indiquerons seulement ses époques les plus brillantes et ses différents aspects.
Le pamphlet véritable, c’est-à-dire écrit et répandu à des milliers d’exemplaires, ne date que de l’invention de l’imprimerie. Il fut la raison principale de l’opposition et des interdictions faites par les différents pouvoirs à cette invention. Il fit des débuts éclatants en Allemagne, avec les Epistolœ obscurorum virorum d’Ulrich de Hutten, inspirées par la querelle de Reuchlin et des théologiens de Cologne. Ces lettres étaient d’une telle puissance et d’une telle vie, qu’elles sont demeurées inoubliées en Allemagne où des éditions successives n’ont pas cessé d’entretenir leur popularité. Elles sont moins connues en France. Laurent Tailhade, qui voyait en Ulrich de Hutten « le Lucien de la Renaissance germanique », en a publié une traduction, il y a quelques années, sous le titre : Epîtres des hommes obscurs du chevalier Ulrich von Hutten (1924). Les pamphlets de Hutten ouvrirent la voie à ceux de Luther, non moins vigoureux, qu’il appela : Propos de table, parce qu’il n’y occupa que « le temps de ses réfections corporelles ».
Le pamphlet se multiplia à cette époque si troublée du XVI e siècle, allant des hauteurs satiriques de la Satire Ménippée jusqu’à la multitude des libelles qu’on afficha sous forme de placards et n’eurent plus aucune espèce de retenue. Il fut d’une violence extrême, passant du ton de la raillerie, quand il attaqua les mœurs d’Henri III et de sa cour dans l’lsle des hermaphrodites, nouvellement découverte, avec les mœurs, loix, coustumes et ordonnances des habitants d’icelle, à la provocation à l’assassinat et au régicide. Il exprima ainsi la forme aiguë et réaliste de la satire qui attaquait la légitimité des rois et présentait la résistance à leur pouvoir comme un devoir. L’apologie d’Harmodius, d’Aristogiton, de Brutus, de Cassius, d’Aratus de Sieyone qui avaient délivré leur pays des tyrans, était répandue par des milliers de feuillets et de placards.
Devenu immédiatement l’arme des partis, le pamphlet ne cessa de se multiplier en prenant des caractères divers ; mais il fut par-dessus tout l’expression de la pensée populaire, Il gagna en esprit ce qu’il perdit en violence quand les fureurs religieuses furent calmées, et il abandonna le ton de la diatribe pour prendre celui du burlesque, de l’épigramme et de la chanson. Les Mazarinades furent aussi nombreuses au temps de la Fronde que les libelles des temps de la Ligue. On en a compté plus de cinq mille. Elles firent vivre une nuée de pamphlétaires miteux dont Mazarin lui-même payait les insolences. Il allait même jusqu’à provoquer des émeutes qu’il exploitait à son profit, selon les procédés policiers de tous les temps. Les Henri III, Henri IV et Mazarin étaient les premiers à rire des attaques des libellistes. Les deux premiers en moururent assassinés, le troisième en fit sa fortune. Il disait :
« Qu’ils crient, pourvu qu’ils paient ! »
Lui encaissait. Venu à Paris sans un rouge-liard dans la domesticité d’une reine de France, il mourut dans le lit de cette reine, laissant à ses neveux une fortune de plus de cinquante millions. Cela n’empêcha pas pourtant que certains auteurs et éditeurs de mazarinades furent pendus ou envoyés aux galères.
Sous Louis XIV, sauf à la fin du règne où les turpitudes royales soulevèrent les consciences même les plus domestiquées, le pamphlet perdit complètement son âpreté, comme si la courtisanerie en eût eu raison. Les auteurs de libelles étaient d’ailleurs de plus en plus menacés. Tartufe, s’il plaisantait avec les vices des autres, n’aimait pas qu’on raillât les siens et tenait d’autant plus à ne pas voir attaquer sa vertu qu’il n’en avait guère à revendre. De plus en plus réduit aux dimensions du libelle, le pamphlet dut dissimuler ses auteurs. Il en fut ainsi jusqu’à la Révolution et il s’en vengera par son agressivité. Chavigny paya de trente ans de cage de fer, dans la forteresse du mont Saint-Michel, son pamphlet intitulé : le Cochon mitré, contre Le Tellier, frère de Louvois (1689). Cent ans plus tard la Révolution mettait fin à la captivité de Latude emprisonné depuis trente ans pour crime de lèse-majesté, parce qu’il avait adressé à Mme de Pompadour certains « hommages » déplaisants ! Latude ne fut pas le seul qui subit les cruelles vengeances de la catin royale. Dumouriez a raconté dans ses Mémoires comment il vit un jour, à la Bastille, « un homme d’environ cinquante ans, nu comme la main, avec une barbe grise très longue, des cheveux hérissés, hurlant comme un enragé ». Cet homme, qui était devenu fou, était un nommé Eustache Farcy, gentilhomme picard, capitaine au régiment de Piémont, enfermé depuis vingt-deux ans pour avoir fait ou colporté une chanson contre la Pompadour. D’autres, nombreux, connurent un sort semblable. Les libraires, éditeurs de libelles, étaient durement frappés, aussi la plupart de leurs productions avaient elles leurs presses à l’étranger, particulièrement en Hollande. Les colporteurs les apportaient ; le monde frivole les répandait, heureux’ de ces attaques sournoises contre des puissances que d’autre part il flagornait bassement.
Voltaire, bien qu’il fut le polémiste le plus ardent de son époque, était ennemi des libelles. Il a vivement attaqué les auteurs de ces « petits livres d’injures » auxquels ceux qui les faisaient mettaient rarement leurs noms, « parce que les assassins craignent d être saisis avec des armes défendues ». Il voyait en eux des « compilateurs insolents qui, se faisant un mérite de médire, impriment et vendent des scandales comme la Voisin vendait des poisons ». Son article Du Quisquis de Ramus ou La Ramée, dans le Dictionnaire Philosophique, est un véritable pamphlet, plein d’indignation, contre les faiseurs de libelles qui prétendaient imiter Horace et Boileau. Il leur répondait qu’Horace et Boileau n’avaient pas fait de libelles et que, si on voulait les imiter, il fallait avoir un peu de leur bon sens et de leur génie ; on ne ferait alors plus de libelles. Voltaire montrait ainsi l’exacte distinction qu’il y a lieu de faire entre la véritable satire, celle d’un Horace et d’un Boileau, et cette forme la plus vile du pamphlet qu’est le libelle. Il disait encore :
« La vie d’un forçat est préférable à celle d’un faiseur de libelles ; car l’un peut avoir été condamné injustement aux galères, et l’autre les mérite. »
La Régence, parce qu’elle avait eu beaucoup à se faire pardonner, avait été d’une certaine douceur aux pamphlétaires. Le Régent oubliait les injures faites au duc d’Orléans. Le pamphlet prit une vigueur nouvelle aux approches de la Révolution. Il contribua puissamment à l’amener. Il répandit les idées des Encyclopédistes en les vulgarisant ; il exploita les querelles du régime, celles entre autres du Parlement et de la royauté ; il dressa sur la scène l’audace de Figaro dans les deux pièces de Beaumarchais, le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro. Necker présenta au roi son Mémoire sur l’établissement des administrations provinciales où il attaqua l’arbitraire royal. Mirabeau lança son pamphlet Sur la liberté de la presse qui fut suivi, en 1789, par son Appel à la nation française. La royauté harcelée, même par ses plus cyniques profiteurs, ne sut plus où trouver le salut et justifia de plus en plus les attaques contre elle par l’accumulation de ses fautes.
Sous la Révolution, le pamphlet se multiplia pour et contre la royauté. Il fut presque la seule littérature du temps, avec les discours civiques, et il fut aussi verbal qu’écrit, à la tribune, sur la scène et dans la presse. Il fut lu, déclamé, chanté. Il traduisit tous les événements politiques, toutes les préoccupations populaires. Successivement parurent des pamphlets de circonstance et d’autres qui eurent la périodicité du journal. Ils commencèrent avec Le Véritable ami du peuple, de Loustalot, et La France libre, de Camille Desmoulins. Relativement mesurés et traitant de questions sociales plus que de querelles de partis et de personnes, ils exprimèrent au début la joie et les espoirs du peuple qui se croyait entièrement libéré de ses chaînes. Celui de Sieyès sur le Tiers Etat fut la première manifestation d’un nouvel esprit de classe qui allait diviser la Révolution et la conduire à la Terreur. Les journaux-pamphlets se multiplièrent : Le Patriote français, de Brissot, les Révolutions de Paris, de Loustalot ; la Bouche de Fer, de Fauchet et Bormeville ; l’Ami du Peuple, de Marat ; l’Orateur du peuple, de Fréron ; les Révolutions de France et de Brabant, de Desmoulins, puis son Vieux Cordelier. Les haines anti-révolutionnaires d’une part, et les souffrances populaires d’autre part, poussèrent à la virulence. L’écossais Swinton, stipendié de police, et le royaliste Moranda qui avait dû, publiquement, se reconnaître « infâme », lancèrent des libelles forcenés. Les Effets des assignats sur le prix du pain, de Dupont de Nemours, la Criminelle Neckero-Logie, de Marat, excitèrent les fureurs contre les affameurs, et des feuilles sinistres célébrèrent les exécutions de Foulon et de Berthier. Ce furent ensuite les diatribes contre Louis XVI et le pamphlet de Marat : C’en est fait de nous ! Contre les clubs se déchaînèrent les attaques royalistes des Sabbats Jacobites, des Actes des Apôtres, du Jean Bart ; contre le clergé, celles de tous les temps prirent une violence nouvelle. Des pamphlets furent écrits contre Mirabeau, contre Bailly et La Fayette après les massacres du Champ de Mars, contre Carrier. Celui-ci fut particulièrement malmené par Babeuf. La terrible question du pain ne cessa pas d’occuper l’opinion ; elle fournit matière aux pamphlets, si elle ne nourrit pas le peuple. Et c’est elle, en définitive, qui était la grande question de la Révolution ; elle faisait se recreuser entre les classes sociales le fossé qui semblait avoir été comblé par la démolition de la Bastille. Ce ne furent pas les déclamations des « buveurs de sang » qui firent la Terreur ; ce fut la misère du peuple, ce peuple qui eut voulu garder sa confiance dans « le boulanger, la boulangère et le petit mitron », et qui la garde toujours pour les endormeurs, royalistes ou démocrates. Ce fut le Père Duchesne, sous ses différents aspects, qui refléta le mieux la colère populaire jusqu’à l’exécution d’Hébert, en 1794. Hébert lui avait donné sa formule la plus caractéristique.
Le Consulat et l’Empire firent taire les pamphlétaires. Ils furent, avec tous les écrivains mal pensants, exilés, emprisonnés, déportés ou fusillés, ainsi que leurs éditeurs. Bonaparte ne tolérait autour de lui que des flagorneurs. Le pamphlet revint avec une liberté relative de la presse sous la Restauration. Chateaubriand le ressuscita avec une certaine grandeur ; il avait combattu Napoléon, il observa la décence en se réjouissant de sa chute. Ceux qui furent sans décence furent les gens de presse et de poubelle qui avaient vécu en parasites de l’Empire, avaient été ses plus plats valets jusqu’au 31 mars 1815 ; ils se mirent à l’injurier à partir du 1er avril pour recommencer leurs flagorneries pendant les Cent Jours et se replonger enfin dans leur ordure injurieuse après Waterloo. Et cette tourbe infâme prétendait parler au nom des « honnêtes gens »... comme aujourd’hui ! Chateaubriand réussit moins auprès du pouvoir avec ses pamphlets, quand il s’opposa à l’ultra-royalisme. Sa Monarchie selon la charte le fit rayer du nombre des ministres. Un Martainville inaugura en ce temps-là, contre les libéraux, les arguments qui n’ont pas cessé d’être répétés depuis, si éculés qu’ils soient devenus, par tous les partis contre ceux qui les devançaient, les appelant « partageux » qui veulent « les nez étant égaux, se moucher tous dans le même mouchoir ». Pour Martainville et la séquelle des « bien pensants » d’alors, le libéralisme était « la religion des gens qui fréquentent les galères ». Les libéraux devenus « bien pensants » en ont dit autant des républicains, puis ceux-ci des socialistes, et ces derniers des anarchistes et des bolchevistes. En 1820, « l’homme au couteau entre les dents » s’appelait Thiers ; aujourd’hui il s’appelle Staline.
Une brillante pléiade de pamphlétaires travaillèrent à l’avancement du libéralisme de plus en plus influencé par les idées républicaines et socialistes. Les pamphlets de P.-L. Courier sont demeurés les modèles du genre dans l’esprit comme dans la forme ; il paya de sa vie l’audace de sa plume. Béranger, qui donna au pamphlet la forme de la chanson, connut la prison. Les Iambes, de Barbier, la Némésis, de Barthélémy et Méry, furent écrites en vers vigoureux. Sous LouisPhilippe, de Cormenin illustra le pamphlet politique, mais plus par sa vigueur et sa verve que par son style. Ses pièces anti-cléricales, Oui et Non (1845) et Feu ! Feu ! (1846), de même que ses Avis aux contribuables et son Livre des orateurs, celui-ci publié sous le pseudonyme de Timon, eurent un succès considérable auquel répondirent les plus vives attaques. Elles venaient des deux côtés, légitimistes et libéraux, et Cormenin pouvait dire : « J’ai été l’homme le plus honni, le plus calomnié, le plus menacé, le plus biographié, le plus déchiré, le plus défiguré, le plus flétri, le plus sali, le plus souillé de boue de la tête aux pieds... Au fond, j’ai tout lieu d’être satisfait. Lorsqu’un de mes pamphlets ne m’attire que peu d’injures, je ne suis pas content de moi et je me dis :
« C’est ma faute ! J’aurai mal attaqué cet abus là ! J’aurai mal défendu cette liberté-là ! »
Claude Tillier donna au pamphlet un accent plus populaire et défendit les idées généreusement révolutionnaires contre le libéralisme bourgeoisement opportuniste. Il fut en même temps un remarquable écrivain, profondément pénétré des sentiments du peuple et en possédant la sensibilité si incomprise, raillée et meurtrie. Il possédait aussi, comme Félix Pyat l’a dit, l’esprit de Voltaire et de Diderot. On était à la veille de 1848. Le peuple avait encore des illusions sur les dispositions de la bourgeoisie, malgré les répressions anti-ouvrières. Les journées de juin 1848 et celles de décembre 1851 ne lui avaient pas encore ouvert les yeux.
Alphonse Karr fit de ses Guêpes de véritables pamphlets ; il ramena ainsi le genre au pamphlet-journal de la Révolution. Il s’attaqua aux mœurs avec un esprit satirique souvent profond, dépassant le pamphlet mais respectueux, malgré ce, de « l’ordre ». Il disait : « Que les assassins commencent », ne voyant pas que les assassins sont faits par la société et qu’elle devrait « commencer » avant eux. Il définissait ainsi sa satire :
« Consultant à la fois la nature de mon esprit et la nature des choses et des gens que j’attaque ; considérant que beaucoup de choses humaines sont des outres gonflées de vent, — j’ai divisé et changé mon glaive en une multitude d’épingles ; quelquefois une seule piqûre suffit pour crever et aplatir l’ennemi ; alors je l’abandonne et n’en parle plus ; mais d’autres ont la peau plus épaisse et, d’épingle en épingle, il faut que le glaive y passe tout entier. »
La Révolution de 1848 fut l’occasion de nombreux pamphlets, puis le Coup d’Etat inspira à V. Hugo son Napoléon le Petit en attendant les Châtiments. Le II e Empire ne vit guère de pamphlets, jusqu’à Rochefort et sa Lanterne qui reprit le genre des Guêpes avec plus de virulence. Sous la III e République, le pamphlet s’est de plus en plus confondu avec l’article de journal. Vallès fut un ardent pamphlétaire, puis Tailhade. Tous deux connurent la prison et la misère. En Allemagne, Maximilien Harden fut un pamphlétaire de premier ordre. Nous retrouverons le pamphlet dans l’étude de la satire, manifestation plus générale, et de tous les temps, de l’esprit de liberté contre toutes les formes de l’oppression.
— Edouard ROTHEN.
PANÉGYRIQUE
n. m.
Le proverbe dit : « Menteur comme un panégyrique. » Le panégyrique est un discours consacré à la louange d’un personnage plus ou moins illustre. Il ne comporte ni critique, ni blâme, ni même la moindre réserve. C’est donc la forme la plus bassement servile dans l’art oratoire.
Ironiquement : Propos qui a l’air de louanger quelqu’un et qui le décrie par des restrictions. (Lachâtre)
Les Grecs, si avides d’éloquence, prononçaient des panégyriques en l’honneur d’hommes, vivants ou morts ; de cités glorieuses (Athènes) ou d’entités métaphysiques (la Parie). Les Romains consacraient le panégyrique exclusivement aux vivants. Ce furent des élucubrations fatigantes dans lesquelles on prodigua aux puissants de l’heure les mensonges les plus éhontés, (panégyriques de Constantin, de Julien l’Apostat, de Théodose, etc.).
Les Pères de l’Eglise, grecs et latins, cultivèrent avec succès ce qu’on nomma « le panégyrique chrétien ». L’oraison était consacrée à un personnage destiné à être canonisé. L’Eglise grecque appelle encore Panégyriques des livres disposés, selon l’ordre des mois et contenant pour chacun de ces mois des discours à la louange de Jésus et des Saints.
Longtemps, panégyrique, éloge et oraison funèbre ont pu être confondus. « L’oraison funèbre était, à vrai dire, le panégyrique des morts, et le panégyrique donnait aux vivants un avant-goût de leur oraison funèbre. » (A. Gazier. Ency.).
Ce genre, en raison même du but poursuivi, ne fut presque toujours que l’étalage d’une phraséologie pompeuse et froide, un abus de lieux communs, pleins de banalités et d’enflure. Il fallait certainement n’avoir pas le souci du pain quotidien pour consacrer son temps à écouter « ces chefs-d’œuvre de pédantisme et de mauvais goût ». Au surplus c’était bien le passetemps d’ « honnêtes gens » avides de flatter les maîtres ou d’apprendre comment on les courtise.
Le panégyriste le plus éminent, Bossuet, se spécialisa dans « le panégyrique des morts ». Il s’éleva, certes, jusqu’aux plus hauts sommets de l’éloquence, mais davantage avec le souci d’instruire, de donner des leçons (pour la plus grande gloire de Dieu) que de dire la vérité, dont il n’avait cure. « L’auteur d’une oraison funèbre dira seulement ce qui est à l’honneur de son héros ; il louera des actions qu’on puisse louer sans crainte dans la chaire de vérité, et résolument, en vertu d’un accord tacite entre lui et ceux qui l’écoutent, il passera les autres sous silence. » (Encycl.) Bossuet ne manqua pas à la règle. Panégyriste de Saint-Pierre, il se garda de parler de son reniement ; de Saint-Paul il omit de signaler que le prince des apôtres fut d’abord un persécuteur acharné des chrétiens.
« De 1.500 à 1.800 oraisons funèbres imprimées de 1621 à 1789, dix ou douze tout au plus supportent la lecture. »
Que de temps, et parfois de talents, mal employés ! Que d’oisifs se sont appliqués, dans ce genre boursouflé, insipide, à mentir avec art ! (le panégyrique d’Athènes coûta 15 ans de travail à Isocrate ; Bossuet eut 140 jours pour écrire l’oraison funèbre du prince de Condé et un an pour élaborer celle de la princesse palatine !) Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Les gens d’Eglise et de robe, les personnages officiels, les bonzes de toutes les académies éprouvent certainement davantage que les prolétaires le besoin de prononcer des panégyriques. Cultivant avec amour leur petite vanité, combien se complaisent à s’encenser mutuellement ! Pour un Voltaire dérogeant une fois « à l’usage fastidieux de ne remplir un discours de réception que de louanges rebattues du Cardinal de Richelieu », que de plats valets ! Panégyrique d’hommes de lettres, d’hommes politiques, d’hommes d’Etat ; panégyriques de Jeanne d’Arc, de la Patrie, de la Révolution, de la République, des morts de la guerre (ô Poincaré !) qui encombrent trop souvent les colonnes des journaux ou que vomissent les postes de T. S. F., qui donc a le triste courage de vous lire ou de vous écouter jusqu’au bout ? Fléchier, qui s’y connaissait, disait : « L’imagination a plus de part aux panégyriques que la raison ; ce sont des hyperboles perpétuelles. » « Hyperboles » est poli ; nous employons à l’occasion des termes un peu plus forts pour flétrir les discours trompeurs.
— Ch. B.
PANIQUE
n. f. et adj.
Selon les Grecs, le dieu Pan, au cours de ses randonnées nocturnes, jetait fréquemment l’effroi par de brusques apparitions. De là vient le mot panique, que l’on applique à une terreur subite et souvent collective. Quand un mouton se met à fuir, le troupeau entier prend peur. Les foules humaines aussi sont prises de paniques, car les émotions se propagent avec une incroyable rapidité. On en peut citer des exemples fameux. Préludant aux paniques qui secouent les banques modernes, la banqueroute du système de Law, en 1720 fut le signal d’une indescriptible émotion. Les spéculateurs malheureux, dont les actions et les billets ne valaient plus guère que le prix du papier, s’entassaient aux portes de la banque ; des cris et des menaces montaient à l’adresse de Law. Trois personnes furent étouffées par la foule, tant la presse était grande ; et leurs cadavres furent promenés à travers Paris par les ennemis du financier qui réclamaient vengeance. Effrayé, Law, qu’on encensait sans mesure peu auparavant, décampa secrètement et de nuit. Quand Poincaré, en 1914, s’enfuit à Bordeaux avec sa séquelle de ministres, de journalistes, de financiers et de parlementaires, ce fut sous le coup d’une panique, que l’on a vainement essayé de couvrir du manteau de prudence. Ces gens, qui épargnaient si peu le sang de l’humble soldat, craignaient pour leur propre vie, et c’est loin du danger qu’ils transportaient leurs précieuses personnes. Des armées russes, pendant la dernière guerre, furent prises d’une terreur indicible, car elles voyaient la Vierge Marie étendant la main du haut du ciel pour protéger l’adversaire. On a su depuis que des aviateurs, munis d’appareils cinématographiques, projetaient ces divines images sur les nuages qui servaient d’écran. Avec raison, ils avaient tablé sur la superstition populaire. De nombreuses paniques sont volontairement déchaînées par les financiers et les politiciens ; elles permettent de louches combinaisons, d’infâmes marchandages, impossibles à un autre moment. L’affolement provoqué en France par la chute du franc, celui qui vient de secouer l’Angleterre par suite de la baisse de la livre sterling, ont profité à certaines gens. Les gémissements officiels ne purent dissimuler complètement la joie secrète et les ambitieuses visées de ceux à qui cet affolement profitait. Réfléchir, observer, voilà ce que doit faire le sage, quand il voit ceux qui l’entourent pris d’une panique dont le motif n’est pas clair. Il ne peut oublier qu’aux yeux des chefs le peuple est un enfant qu’il est utile d’effrayer en certains cas.
PANTHÉISME
n. m. (du grec pan, tout, theos, Dieu)
C’est en 1705 seulement que le terme panthéiste fut employé, pour la première fois, par l’Anglais Toland ; mais, en fait, le panthéisme est aussi ancien que la philosophie. Tous les systèmes métaphysiques ou religieux qui réunissent Dieu et le monde, pour n’en former qu’un être unique, se rattachent à cette doctrine. Extrêmement nombreux et de formes très différentes, ces systèmes ne sauraient être ramenés à un seul type ; ils ont toutefois ceci de commun qu’ils considèrent Dieu comme identique à l’ensemble des réalités et n’admettent pas la distinction, chère au théisme traditionnel, entre Dieu et l’univers.
Déjà le panthéisme apparaît dans les antiques spéculations hindoues. Il est clairement exprimé dans certains livres :
« La cause suprême, lit-on dans le Vedanta, désira être plusieurs et féconde, et elle devint plusieurs. Cet univers est Brahma, car il en sort, il s’y plonge, il s’en nourrit ; il faut donc l’adorer. Comme l’araignée tire d’elle et retire en elle son fil, comme les plantes sortent de la terre et y retournent, comme les cheveux de la tête et les poils du corps croissent sur un homme vivant, ainsi sort l’univers de l’Inaltérable. »
Le monde n’est donc qu’apparence imaginaire, seul Brahma possède une existence vraie ; aussi, quand se termine la vie présente, l’âme, émanation de Dieu, est-elle de nouveau absorbée en lui. Dans le Bhagavad-Gita, où l’inaction complète est recommandée, Dieu est confondu avec ce qu’il y a de meilleur dans l’univers :
« Je suis la vapeur dans l’eau, la lumière dans le soleil et dans la lune, l’invocation dans les Védas, le son dans l’air, l’énergie masculine dans l’homme, le doux parfum dans la terre, l’éclat dans la flamme, la vie dans les animaux, le zèle dans le zélé, la semence éternelle de toute nature. Dans le corps, je suis l’âme et dans l’âme, l’intelligence. Quelle que soit la nature d’une chose, je la suis. Enfin, qu’est-il besoin d’accumuler tant de preuves de ma puissance ? Un seul atome émané de moi a produit l’univers, et je suis encore moi tout entier. »
Le célèbre philosophe chinois Lao-Tseu semble avoir été, lui aussi, panthéiste ; mais l’obscurité de son style permet difficilement de pénétrer sa pensée. Il admet un principe éternel, immuable, qu’on ne peut ni définir, ni comprendre ; le monde et les âmes sont des émanations de la substance divine ; après la mort, ces dernières retourneront au premier principe, si elles en sont dignes.
En Grèce, le panthéisme n’aura qu’un nombre assez limité de partisans. On a cru le trouver en germe chez Héraclite d’Ephèse, dont les idées sur l’universel changement et l’universel devenir influenceront Hegel. S’il est vrai qu’Anaximène de Milet identifiait l’air, dont il faisait le principe de toutes choses, avec la divinité, nous sommes, ici, en présence d’un panthéisme matérialiste. Quelques-uns voient un précurseur de Fichte et de Schelling dans Parménide d’Elée et même dans Xénophane. Les Stoïciens furent nettement panthéistes. Le monde est semblable à un être vivant, déclaraient-ils ; Dieu est la force qui imprime le mouvement et l’ordre ; il est inséparable de la matière, principe passif qui ne devient fécond que grâce à l’action divine. Ce que notre âme est pour notre corps, la force l’est pour le monde ; elle en pénètre les diverses parties comme un souffle ou mieux comme un feu qui porte en lui les germes et les raisons d’être de tout ce qui existe. De cette âme du monde, la partie supérieure et directrice réside à part. Force et matière ne se distinguent, d’ailleurs, que temporairement ; à des périodes déterminées, elles se résorbent dans le feu solitaire, d’où le monde sort de nouveau suivant des lois inflexibles. Indéfiniment et d’après un ordre rigoureusement déterminé, des univers pareils au nôtre apparaissent donc, puis font retour à la substance unique qui les a produits. F. Ravaison résume ainsi le panthéisme stoïcien :
« Au commencement tout est force, souffle enflammé, tout est Dieu. En vertu de la loi du rythme, qui fait succéder le repos au travail, un relâchement se produit, et un nouvel élément se forme, l’air. Nouveau relâchement, nouvel élément : c’est l’eau qui naît de l’air comme l’air est né de l’éther. En ce moment, le monde est une masse d’eau entourée d’une sphère de feu. Sous l’influence de la chaleur du ciel, une partie de l’eau s’évapore ; l’air se forme de nouveau ; une autre partie de l’eau se condense ; c’est la terre séjour de l’homme. Alors, sous l’action dirigeante de l’esprit divin, les êtres naissent. Mais peu à peu le feu divin retrouve sa tension première. De plus en plus la terre se change en eau, l’eau en air, l’air en feu. Un jour viendra où notre univers sera de nouveau absorbé dans le sein de Dieu. Tout retournera à l’unité première par la conflagration universelle. »
On sait quelle prodigieuse influence la doctrine stoïcienne exerça, non seulement en Grèce, mais à Rome. Plotin, qui entreprit de réunir et de concilier les philosophies de Platon, d’Aristote et de Zénon, supposa que, dans la nature, tout vit et tout pense d’une seule vie et d’une seule pensée (Voir Paganisme), Il admit que, par l’extase, l’homme arrive à se diviniser dès ici-bas :
« Quand l’âme est devenue semblable à Dieu par les moyens connus de ceux-là seuls qui sont initiés, lit-on dans les Ennéades, elle le voit tout à coup apparaître en elle ; plus d’intervalle, plus de dualité, tous deux ne font qu’un. Dans cet état, l’âme ne sent plus son corps, elle ne sent plus si elle vit, si elle est homme, ou quoi que ce soit au monde ; elle perd toute conscience d’elle-même, et cesse de penser, elle devient Dieu, ou plutôt elle est Dieu. »
Ce panthéisme mystique devait avoir une prodigieuse fortune. A la suite de Plotin, tous les ascètes chrétiens et musulmans rêveront de se perdre en Dieu comme la goutte d’eau disparaît dans l’océan ; ils voudront mourir à eux-mêmes, s’oublier pour ne faire qu’un avec l’objet de leur adoration. Les mystiques catholiques frémiraient d’apprendre qu’ils eurent pour prédécesseur un ardent adversaire du christianisme ; pour rester d’accord avec les dogmes imposés par Rome, ils ont soin de parler quelquefois d’un dieu personnel. Mais leur panthéisme latent se fait jour de mille manières dès qu’ils s’expriment avec sincérité.
Au moyen âge, deux professeurs de l’Université de Paris, Amaury, de Chartres, et David, de Dinan, enseignèrent un panthéisme rationnel. Ils s’inspiraient de la philosophie arabe alors très florissante et dont quelques représentants manifestaient des aspirations panthéistes. Amaury admettait que tout est un, que les idées de l’intelligence divine étant à la fois créatrices et créées, le créateur et la créature sont une même chose. D’où la conclusion que Dieu est tout et que tout est dieu, les êtres émanés du premier principe devant retourner à lui et s’absorber dans sa substance. C’était pousser le réalisme à ses dernières conséquences et renouveler le panthéisme que Scot Erigène avait professé au IXe siècle. David, de Dinan, identifiait le connu et le connaissant. Il distinguait trois formes d’existence : la matière, la pensée, dieu, qui se confondaient finalement dans une substance indéterminée, dont les évolutions engendraient toutes choses. Au XIVe siècle, le panthéisme transpire dans les écrits de plusieurs mystiques ; discret chez Tauler qui cherche à calmer les défiances des théologiens, il se dégage nettement des formules employées par son maître Eckard. « L’amour divin, écrivait ce dernier, anéantit tout ce qu’il y a d’humain dans notre âme, pour la confondre, pour la convertir en Dieu, de même que la formule sacramentelle change la substance du pain encharistique, et le fait devenir le vrai corps de Jésus-Christ. » Un mystique tout à fait hétérodoxe et qui témoigna d’une grande profondeur d’intelligence, le cordonnier de Görlitz, Jacques Boehm, déclarait, à l’époque de la Renaissance, que tout émane de Dieu. Une dualité : être et néant, tendresse et violence, bien et mal, constituerait le fond de tout ce qui existe ; mais cette dualité aboutirait à l’unité par l’identification des contraires. On trouve des conceptions panthéistes chez d’autres auteurs de la Renaissance. Giordano Bruno s’inspire des Eléates et des Alexandrins. Pour lui l’univers est la manifestation visible de Dieu ; l’infini variété des individus n’est que l’expression de son unité partout présente. Giordano Bruno fut brûlé par ordre de l’Inquisition romaine. Chez Vanini, cette autre victime de l’intolérance religieuse, on rencontre aussi des traces de panthéisme.
Avec Spinoza, au XVIIe siècle, nous arrivons à une doctrine dont l’importance est primordiale en philosophie. C’est d’une façon toute mathématique, sous forme de définitions, d’axiomes, de postulats, de corollaires rigoureusement enchaînés entre eux que le système est exposé. Inspiré de Descartes, le spinozisme aboutit, néanmoins, à des conclusions très originales ; parti de la définition de la substance, il montre qu’il n’y a qu’une seule cause, Dieu, et que notre univers sort de lui nécessairement. La troisième définition de l’Ethique nous renseigne sur la substance, la sixième sur Dieu.
« J’entends par substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept peut être formé sans avoir besoin du concept d’une autre chose. »
« J’entends par Dieu un être absolument infini, c’est-à-dire une substance constituée par une infinité d’attributs, dont chacun exprime une essence éternelle et infinie. »
Nous connaissons seulement deux attributs de la substance divine, la pensée et l’étendue. Ces attributs infinis s’expriment par des modes finis ; et les modes de la pensée et de l’étendue constituent l’ensemble du monde. Entre Dieu et le monde, il n’y a qu’une différence de point de vue : Dieu est la nature naturante, le monde la nature naturée. Dieu est étendu, « car tout ce qui est en Dieu, et rien ne peut être, ni être conçu sans Dieu ». Mais il n’a pas de corps et n’est pas divisible. Dieu a pour attribut la pensée ou puissance de concevoir, mais il n’a pas un esprit analogue à celui de l’homme, même toute proportion gardée. L’intelligence divine diffère absolument de l’intelligence humaine ; elles ne peuvent se ressembler « que d’une façon toute nominale, absolument comme se ressemblent entre eux le Chien, signé céleste, et le chien, animal aboyant ». Ainsi Dieu, la nature naturante, n’a rien de personnel ; l’idée de création est fausse, car elle suppose en Dieu une volonté conçue sur le type humain ; tout ce qui existe découle de la substance divine avec une inéluctable nécessité. Les corps, que nous révèle l’expérience, sont des modes de l’étendue divine ; les âmes des modes de la pensée divine. Chez l’homme nous rencontrons une double série de phénomènes d’étendue et d’idées, c’est-à-dire de modes de l’étendue et de modes de la pensée divines ; modes qui demeurent parallèles, les seconds ayant pour objet de réfléchir les premiers. Le libre arbitre est une illusion qui naît de l’ignorance où nous sommes des causes de nos actions. Dans un être fini, le principe de toute activité morale est « l’effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être, et qui n’est rien de plus que l’essence actuelle de cette chose ». De cette tendance fondamentale découlent nos émotions, nos sentiments, nos appétits. Pour s’identifier avec Dieu, l’homme doit s’affranchir de ses passions et oublier sa propre individualité. Il devient éternel dans la mesure où il connaît les choses comme éternelles, soit par le raisonnement, soit par l’intuition ; il se divinise dans la mesure où il prend conscience de sa vraie nature qui est identique à la nature de la pensée absolue, c’est-à-dire de Dieu. Excommunié par les juifs, ses coreligionnaires, Spinoza vécut pauvre et solitaire, polissant des verres de lunette pour gagner son pain. Mais son système devait exercer une influence prodigieuse et faire l’objet de discussions qui durent encore aujourd’hui.
Au siècle dernier, le panthéisme a connu une vogue exceptionnelle, grâce aux philosophes allemands. Fichte, Schelling, Hegel l’adoptent tous trois, mais ne le conçoivent pas de la même façon. Selon Fichte, le moi se pose lui-même, et, en développant ses virtualités, il rencontre le non-moi qui ne se distingue pas réellement du moi, qui n’est que l’idéal conçu par le moi ou mieux la partie de l’idéal que le moi n’a pas encore réalisée. Ainsi seul le moi est réel ; son activité produit tout ce qui existe ; il crée le monde qui est dû à la pensée absolue, contrainte de se limiter. Après avoir adopté la philosophie de Fichte, Schelling aboutit à une conception personnelle qui substituait un moi infini au moi relatif admis par le premier. Au commencement il place l’Absolu, principe supérieur et antérieur au moi, « principe neutre, indifférence ou identité des contraires ». L’absolu comprend en lui-même l’identité de l’objet et du sujet, de l’un et du multiple, de l’ordre réel et de l’ordre idéal, mais il évolue et se développe. Dans l’ordre réel, il engendre successivement la nature, l’animal, l’homme, « il sommeille dans la plante, rêve dans l’animal et se réveille dans l’homme ». Dans l’ordre idéal, histoire, vertu, science, bonté, etc., découlent de lui progressivement. Puis l’absolu s’élève au-dessus de ces deux ordres et enfante la philosophie, en se saisissant lui-même comme suprême identité.
Hegel, dont la renommée fut si éclatante, pose comme principe premier l’Idée, où tout le possible est contenu virtuellement, où les contradictoires sont conciliés, et qui porte en soi la nécessité de son existence. Douée d’une logique vivante, l’idée évolue : elle se pose d’abord, puis s’oppose et enfin se réconcilie ; d’où trois moments successifs, la thèse, l’antithèse, la synthèse. Pour Hegel, l’ordre idéal et l’ordre réel sont d’ailleurs identiques : « Tout ce qui est rationnel est réel » ; « Tout ce qui est réel est rationnel ». La logique, qui se confond avec la métaphysique, devient la partie essentielle de la philosophie ; mais elle repose sur la négation du principe de contradiction. L’identité des contraires n’a rien qui choque ni l’expérience, ni la raison ; c’est à tort qu’elle fut combattue par l’ancienne logique. Nous constatons par expérience que tout être est mouvement ; or tout mouvement apparaît comme le passage de la puissance à l’acte, c’est-à-dire d’un contraire à un autre contraire, par une action qui domine les deux. N’étant plus enchaîné par aucune nécessité, l’être peut se transformer et se transforme réellement en toutes choses. Un perpétuel devenir manifeste la synthèse qui contient, dans son sein, rationnel et réel, être et néant. Parti de l’être pur, ce devenir aboutit à l’homme en qui l’idée prend conscience d’elle-même ; après avoir donné le mouvement, il s’est, en effet, transformé en matière inorganique, puis en matière organique, puis en matière sensible. La doctrine hégélienne fut bien accueillie en France. Vacherot y trouvait « la vraie solution du problème de la vérité » ; Renan en a parlé avec beaucoup d’estime.
Nous pourrions rappeler d’autres systèmes et d’autres auteurs peu connus ; ce que nous avons dit suffit à donner une claire idée du panthéisme. Il est né du désir d’apporter une solution au problème des rapports de Dieu et du monde, de l’absolu et du relatif ; faux problème, à notre avis, puisque l’un des termes doit disparaître, Dieu, l’absolu n’étant que de vains mots, des entités imaginaires. Le besoin d’unité, la tendance à ramener le divers à l’identique, à simplifier l’apparent chaos du monde, si profondément enracinés dans notre esprit, ont favorisé son éclosion et son développement. Très supérieur au théisme chrétien, il est fort séduisant par sa grandeur spéculative et par son charme poétique ; il est vrai dans la mesure seulement où il se rapproche de l’athéisme. Mais, si belles qu’elles puissent être, les constructions du panthéisme restent fragiles et sans bases sérieuses. Le système des Stoïciens, celui de Plotin, de Spinoza ou d’Hegel ne sont que de beaux romans métaphysiques. Ils témoignent de la puissante imagination et du remarquable talent de leurs auteurs ; ils n’ont pas de valeur objective. Pour aboutir à de sérieux résultats en métaphysique, on devra répudier les anciennes méthodes pour adopter celles de la science expérimentale. Ce sont les astronomes, les physiciens, les chimistes, les biologistes qui élucideront les problèmes transcendants de l’origine première et de la destinée ultime de notre univers.
— L. BARBEDETTE.
PAPE, PAPAUTÉ
La Papauté incarne, dans le monde actuel, le principe d’autorité sous sa forme la plus tyrannique. Pour ce motif, tous les hommes de progrès devraient unir leurs efforts pour la combattre.
Les Papes ont toujours revendiqué, comme nous le montrerons, la direction spirituelle la plus large de la société, sachant bien que, lorsqu’on gouverne les cerveaux et les cœurs, on est également le maître des volontés et des corps.
Il y a trois ans, répondant indirectement à Mussolini dans une lettre qu’il adressait à son cardinal Gaspari, le pape Pie XI écrivait :
« Dire du Saint Siège qu’il est l’organe suprême de l’Église catholique universelle, et qu’il est, par suite, le légitime représentant de l’organisation de l’Église en Italie, c’est une formule qui ne peut être admise que dans le sens où l’on dirait que la tête est l’organe suprême du corps humain ... C’est toujours le Souverain Pontife qui intervient et qui traite dans la plénitude de la souveraineté de l’Église catholique : pour parler exactement, il ne représente pas cette souveraineté, il la personnifie ; et il l’exerce en vertu d’un direct mandat divin… » (Croix. 11-6-29)
Le Pape ne représente pas la souveraineté catholique ; il la possède, il l’incarne. Il ne parle au nom de personne. Il ne doit rendre de comptes qu’à Dieu seul. Tel est le sens de cette déclaration, qui a du moins le mérite de la franchise.
A notre époque de « liberté » et de « démocratie », un langage aussi surprenant semble ne révolter personne ; il recueille, au contraire, l’approbation pleine et entière des millions de catholiques répandus dans le monde.
On lit dans la Semaine religieuse du diocèse de Mende :
« Le Pape a parlé, nous devons obéir sans discuter ses ordres, quand même nous n’en comprendrions pas les raisons. Ses décisions valent indépendamment des raisons qui les appuient. Vouloir n’accepter que les ordres dont les raisons nous agréent, ce serait s’ériger en juge du Pape, ne vouloir obéir en définitive qu’à soi-même. »
Dans son numéro du 16 mai 1927, La Croix déclarait :
« .... Dieu, dont le Pape est ici-bas le vicaire, dont il est le vice-Dieu ... »
L’Ami du Clergé (18-6-25), revêtu de l’Imprimatur du diocèse de Langres, imprime également que :
« Le Pape, c’est donc Jésus-Christ demeuré visible parmi nous. Si vous voulez voir Jésus-Christ, allez à Rome, allez voir N. S. Père le Pape Pie XI. »
Le Pape est ainsi identifié à Dieu.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, qu’il ait le droit de commander aux hommes :
« Il n’y a qu’une seule autorité sereine et juste : c’est l’autorité du Pape, l’autorité de l’Église ... Si elle jouissait de son plein essor, si elle était écoutée, il n’y aurait plus de question sociale, de haines nationales et de révolutions. » (Id.)
Pendant plusieurs siècles, l’autorité des Papes a prévalu et non seulement la fraternité n’a pas triomphé, mais les Pontifes ont fait régner sur les hommes la tyrannie la plus odieuse.
Il faut un certain cynisme, par conséquent, pour soutenir une thèse semblable. Mais le cynisme ne manque pas aux gens d’Église ; nous aurons plus d’une fois l’occasion de le constater.
L’Union Catholique de l’Hérault, dans son numéro du 14 avril 1929, affirme :
« Le Pape ... qu’il se nomme Benoît ou Léon, Grégoire ou Pie, c’est le Chef, le Pasteur, le Christ continué. »
Saint François de Sales n’avait-il pas dit :
« Les seules idées chrétiennes sont les idées romaines. Jésus Christ et le Pape, c’est tout un. » (Cité par La Croix. 18-1-29.)
Toujours la même tendance de faire du Pape un Dieu.
Aussi Mgr Durand, évêque d’Oran, peut-il écrire (dans son mandement contre l’Action Française) :
« Quand le Souverain Pontife intervient dans une affaire de prime abord temporelle et donne des directions impératives, il ne faut pas voir qu’un conseil, mais bien un ordre à exécuter ponctuellement, parce qu’il traite alors cette affaire temporelle non pas du côté strictement temporel, mais bien du côté spirituel qu’elle implique, complètement sous sa juridiction dont il ne doit rendre compte qu’à Dieu ...
Enfin, il est de foi catholique, proclamée par le Concile du Vatican, que la juridiction du Souverain Pontife s’étend sans aucune restriction à tout le spirituel, où qu’il se trouve. Il s’ensuit qu’il peut intervenir dans les affaires temporelles en proportion de la part spirituelle qu’elles contiennent. En le niant, l’Action Française se met donc, par voie de conséquence, en opposition avec le Concile du Vatican dont nous avons cité les deux anathèmes ; elle est encore à ce titre suspecte d’hérésie, haereticatis. »
Ce distinguo entre le temporel et le spirituel est assez subtil, mais, en dernier ressort, le Pape revendique le droit de les gouverner tous les deux. C’est ce qui ressort du texte de Mgr Durand. C’est également ce qui découle des multiples déclarations de l’épiscopat et des théologiens.
Le R. P. de La Brière (Jésuite) écrivait dernièrement que la politique n’est qu’une branche de la morale et comme le Pape est tout puissant et infaillible en matière de morale, il a par conséquent le droit d’intervenir dans le domaine de la politique. (D’autre part, le Syllabus déclare que les sciences et la philosophie doivent être soumises à l’autorité de l’Église.)
Rien n’échapperait donc à la juridiction du Pape et il serait le maître de la société.
Le Cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, est allé plus loin encore : il a mis le Pape au-dessus du Christ !
Je n’invente rien. Dans son mandement publié pour le Carême 1929, on peut lire :
« Écoutez saint Fulgence et avec lui saint Cyprien, saint Augustin et tant d’autres : « Croyez fermement et sans hésitation qu’aucun hérétique ou schismatique ne peut être sauvé, s’il n’est pas en communion avec l’Église et le Pape, quelques aumônes qu’il ait pu faire pendant sa vie, alors même qu’il aurait répandu son sang pour le nom de Jésus-Christ. »
Rien ne sert de faire le bien et de pratiquer la vertu, ni même de se sacrifier à Dieu. Avant tout il faut obéir au Pape.
Cette doctrine fait du Pape le vrai Dieu, car l’autre n’est guère encombrant.
Le moine Auguste Triomphus, dont la Somme fut publiée à Rome en 1584 (cette Somme avait été écrite sur l’ordre du Pape Jean XXII lui-même) prétendait que le Pape pourrait délivrer d’un seul coup, s’il le désirait (mais il n’y a pas intérêt, bien au contraire !) toutes les âmes du Purgatoire.
« La puissance du Pape est si grande que le Pape lui-même n’en peut connaître la limite. »
Léon XIII, qu’on représente comme un pape libéral, a dit formellement :
« Puisque la fin à laquelle tend l’Église est de beaucoup la plus noble de toutes, son pouvoir aussi l’emporte sur tous les autres. »
Le Pape revendique donc tout le pouvoir. Il est bien loin de se cantonner dans une mission purement « spirituelle ».
N’a-t-il pas toujours réclamé le droit de vie et de mort sur les fidèles ? En 1862, le célèbre journaliste catholique Veuillot n’écrivait-il pas :
« Il se rencontre des hommes qui se scandalisent de voir aux mains du Père des fidèles le droit de vie et de mort. Ces mêmes hommes, toutefois, ne songent pas à contester au Pape le droit de lier et de délier les consciences, de retenir ou de remettre les péchés, d’ouvrir le ciel ou de le fermer. Pourquoi celui qui peut plus ne peut pas moins ? Pourquoi celui qui a reçu de Dieu le droit de vie et de mort éternelles ne pourrait-il pas recevoir aussi ce qui est infiniment moins, le droit de vie et de mort temporelles ? »
En 1851, le pape Pie IX avait censuré le canoniste Nuytz (de Turin) qui ne voulait accorder à l’Église qu’un pouvoir pénal spirituel et non temporel. (Lacordaire, Montalembert, etc ... , furent blâmés pour le même motif.)
En créant le féroce tribunal de l’Inquisition, en obligeant les rois (sous les menaces les plus effroyables) à exterminer les hérétiques, les Papes ont montré qu’ils entendaient soumettre l’humanité tout entière à leur ambition.
Pour acquérir et pour conserver cette puissance exorbitante, la Papauté n’a pas reculé devant le choix des moyens. Elle a imposé à ses fidèles une obéissance absolue et dégradante ; elle est allée jusqu’à se proclamer infaillible.
Le Cardinal Maurin, archevêque de Lyon, proclamait (Carême 1929) :
« Le privilège de l’Infaillibilité a été conféré à l’Église par le Christ. En vertu de cette prérogative, il est alors absolument impossible que le Pape se trompe. C’est une vérité de foi définie par le même Concile du Vatican et l’on ne pourrait la nier sans tomber dans l’hérésie et se séparer de l’Église. »
(Remarquons en passant que le Christ n’a rien conféré à l’Église et que les Évangiles ne disent pas un mot de tout cela, même en torturant les textes.)
Mgr Maurin citait ensuite des paroles du Pape Pie X lui-même, prononcées en 1910 :
« Quand on aime le Pape, on ne s’arrête pas à discuter sur ce qu’il conseille ou exige, à chercher jusqu’où va le devoir rigoureux de l’obéissance et à marquer la limite de cette obligation. Quand on aime le Pape, on n’objecte pas qu’il n’a pas parlé assez clairement, comme s’il était obligé de redire à l’oreille de chacun sa volonté clairement exprimée tant de fois, non seulement de vive voix, mais par des lettres et d’autres documents publics ; on ne met pas en doute ses ordres, sous le futile prétexte, pour qui ne veut pas obéir, qu’ils n’émanent pas effectivement de lui, mais de son entourage. On ne limite pas le champ où il peut et doit exercer sa volonté ; on n’oppose pas à l’autorité du Pape celle d’autres personnes, si doctes soient-elles, qui diffèrent d’avis avec le Pape. »
Peut-on imaginer langage plus orgueilleux de la part d’un potentat quelconque ?
Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, grand apôtre de l’obéissance (pour les autres), avait été jusqu’à dire que « si le pape décide que le blanc est noir, nous devons dire avec lui : c’est noir ! » (Exercices spirituels, édition de 1644, p. 290.)
Certains lecteurs penseront peut-être que les choses ont évolué depuis Loyola et que l’Église est moins exigeante aujourd’hui ?
Je les renvoie à nouveau au Cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux. Combattant l’Action Française, il définit la puissance du pape de la façon suivante :
« En faisant écho à ce refus d’obéissance, sous prétexte que le Pape était sorti de son domaine, les catholiques de l’Action Française adhérèrent à trois hérésies formelles : à l’hérésie qui conteste au Pape le droit de fixer lui-même les limites de sa compétence ; à l’hérésie qui conteste au Pape les pouvoirs de juridiction plénière tels que le Concile du Vatican les a définis ; à l’hérésie qui conteste au Pape le droit de décider souverainement et sans recours possible, même au Concile œcuménique. »
Le même cardinal publiait, le 31 juillet 1929, une lettre pour féliciter un royaliste d’avoir rompu avec l’Action Française pour faire sa soumission à l’Église. Et il signait sa lettre : « Bordeaux, le 31 Juillet 1929, en la fête de saint Ignace, le fondateur d’une illustre milice suscitée de Dieu en vue de combattre par l’obéissance au Pape, perinde ac cadaver, l’esprit de révolte contre le Pape, que Luther avait soufflé dans toute l’Europe avec son « Libre Examen » (La Croix, 8 août 1929.)
Ces quelques lignes suffisent à montrer que la mentalité cléricale n’a pas varié.
Toujours la haine de Luther et le mépris du libre examen. Toujours l’obéissance au Pape, perinde ac cadaver (comme un cadavre). Toujours le même souci de fouler aux pieds l’individu et d’en faire un automate.
En juin 1929, un pèlerinage français a été conduit à Rome par le général de Castelnau, qui a donné dans son bulletin, Le Point de Direction, le compte rendu de la cérémonie, qui s’est déroulée d’ailleurs selon les traditions courantes. Les pèlerins se sont tous agenouillés et le Pape a traversé leurs rangs en leur donnant son anneau à baiser. Lorsqu’il fut installé sur son trône, Castelnau, toujours agenouillé, prit la parole pour l’assurer « de notre soumission sans réserve », « humblement prosternés aux pieds de Votre Sainteté », etc, etc... Semblable platitude n’est assurément plus de notre époque, mais il faut convenir qu’elle est la conséquence logique des croyances catholiques en l’infaillibilité et la pseudo-divinité du Pape.
Il me serait facile de multiplier les preuves de ce genre, pour montrer combien grande est la tyrannie papale — et combien grande la servilité des croyants catholiques. Il me semble plus intéressant de rechercher les conditions dans lesquelles un despotisme aussi monstrueux a pu naître et se développer.
ORIGINE DE LA PAPAUTÉ.
S’il fallait en croire les catholiques, la Papauté aurait une origine surnaturelle et divine. Son fondateur serait le Christ en personne, sous prétexte qu’il aurait dit à son disciple Pierre (qui devait le trahir si lâchement) :
« Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église. »
La prétendue divinité de l’Église ne repose donc que sur un mauvais calembour ; il ne faut pas être très exigeant pour se contenter de cette « preuve ».
Ajoutons qu’on ne sait pas grand chose sur saint Pierre, premier pape et fondateur de l’Église. L’histoire de son supplice est déclarée apocryphe par des historiens très compétents. Certains autres sont allés jusqu’à nier même son existence. En tout cas, il n’a jamais mis les pieds à Rome et n’a pu en être l’évêque, par conséquent.
Les débuts du christianisme sont entourés d’une grande obscurité et les documents sérieux sont très rares, ce qui n’empêche pas l’Église d’être très affirmative. Ainsi Pie XI, dans sa lettre du 11 juin 1929 au Cardinal Gasparri, assurait que « l’universalité se rencontre déjà de droit et de fait aux premiers débuts de l’Église et de la prédication apostolique ».
Or, ceci est absolument faux, il a fallu plusieurs siècles pour que la Papauté fût constituée. Il a fallu bien des luttes et bien des intrigues, il a fallu surtout du machiavélisme, du mensonge et nombre de faux documents, pour que l’évêque de Rome prenne le pas sur les autres évêques et leur impose son autorité.
« Les métropolitains sont restés, au moins jusque dans le IXème siècle, en possession d’instituer les évêques de leur province, sans intervention du Pape, dont ils avaient pourtant accepté depuis longtemps l’autorité sur eux-mêmes. » (Abbé de Meissas)
Même lorsqu’ils eurent accepté l’autorité du pape, les évêques et archevêques métropolitains restèrent donc les maîtres dans leurs diocèses ; l’autorité du Pape fut, au début, purement nominale, honorifique. On s’effaçait devant l’évêque de Rome (comme devant celui de Constantinople) parce qu’il représentait une capitale importante, dont la renommée était considérable. L’idée de primauté s’attachait à la ville et non à la personnalité de l’évêque.
Les évêques de Rome eux-mêmes étaient bien éloignés de manifester à ce moment de grandes ambitions ; ils n’avaient pas la moindre idée de l’omnipotence qui serait revendiquée par leurs successeurs.
Au sein des premiers groupes chrétiens, il n’y avait pas de hiérarchie. La fraternité régnait de la façon la plus complète, car on attendait la fin du monde, que Jésus (il s’est trompé sur ce point comme sur beaucoup d’autres !) avait prédite comme imminente (Dogme de la Parousie). Dans cette attente, les disciples du Christ mettaient en commun tout ce qu’ils possédaient et vivaient sur le pied d’une parfaite égalité. Prêtres, évêques et simples fidèles ne se distinguaient aucunement les uns des autres, ni par le costume, ni par l’autorité. Les premiers évêques de Rome n’ont donc laissé aucun souvenir historique tangible et sérieux, ce qui n’a pas empêché l’Église de les canoniser. De tous les premiers Papes des cinq premiers siècles sans exception, dont on ne sait rien, ou presque rien, elle a fait des saints, en effet ; probablement pour donner à leur personnalité un semblant de réalité.
Mgr Duchesne, dans son ouvrage très érudit sur l’histoire de la Papauté, a supprimé une dizaine de papes que l’Église (infaillible pourtant !) avait toujours considérés comme authentiques. Il a bien fallu s’incliner, en maugréant, devant l’érudition du savant Mgr Duchesne et l’annuaire officiel du Vatican, dès 1905, adopta la chronologie remaniée. (La Vérité sur le Vatican, par V. Charbonnel). C’est ainsi que le pape Pie XI, qui devrait être le 266ème successeur de saint Pierre, est devenu le 260ème.
Charbonnel avait fait des découvertes assez amusantes. Parmi les papes supprimés (et qui n’ont jamais existé), se trouve saint Anaclet. On l’a biffé de la liste des papes, mais il continue à figurer, en qualité de saint, sur le calendrier — entouré d’ailleurs de beaucoup d’autres « saints » forgés de toutes pièces par les exploiteurs de belles légendes.
Ces exemples montrent qu’il ne faut accorder aucun crédit aux affirmations « historiques » de l’Église.
* * *
Chacun sait que la puissance de l’Église date du règne de l’empereur Constantin, qui trouva adroit d’appuyer son autorité personnelle, pour la rendre plus forte, sur les croyances du Christianisme — religion d’esclaves.
Il conféra aux évêques des pouvoirs judiciaires (314), mais il n’accorda rien de plus à l’évêque de Rome, pseudo-pape, qu’aux autres évêques.
Grâce à l’appui des empereurs, le christianisme progressa. Il s’était jusqu’alors peu développé à Rome puisqu’en 251, les chrétiens romains n’étaient au nombre que de quelques milliers, soit environ cinq pour cent seulement de la population totale, en dépit de tous les exploits soi-disant miraculeux attribués à Paul, à Pierre, aux premiers papes et aux innombrables martyrs de la foi chrétienne. La dite foi était si stupide qu’elle ne pouvait se développer que par l’appui des pouvoirs publics, c’est-à-dire par la contrainte et par l’intérêt.
Après les troubles de l’Arianisme, qui divisèrent les chrétiens, les dits chrétiens se resserrèrent un peu autour de Rome. Le Concile de Sardique (347) fut une des premières tentatives pour renforcer l’autorité de l’évêque romain, lui conférant un droit de juridiction sur toute l’Église. Malheureusement, les canons de Sardique sont des faux, probablement fabriqués au Vème siècle pour les besoins de la cause romaine et jamais le Concile de Sardique n’avait songé à prendre les décisions qu’on lui attribua mensongèrement par la suite. (Professeur Friedrich.)
En réalité, jusqu’au milieu du VIIIème siècle, en dépit des velléités de Rome, leur influence sur les chrétiens d’Orient demeura complètement nulle et même assez faible sur ceux d’Occident. Une rivalité acharnée dressait au surplus le pape de Rome contre son concurrent, pape de Constantinople. Ce dernier tirait sa puissance de la proximité du trône impérial.
« Si Constantinople avait conservé l’empire du monde ; si le relèvement qui marqua le règne de Justinien avait eu des suites, Rome eût été probablement vaincue dans la lutte. Au lieu de la Papauté romaine, nous aurions subi sans doute une Papauté byzantine. » (De Meissas)
Ainsi, le développement de l’Église chrétienne fut conditionné bien davantage par des facteurs politiques que par des facteurs purement religieux et moraux.
Sujet de l’empereur byzantin, l’évêque de Rome le trahit et s’affranchit de sa tutelle. Puis, grâce à la naïveté des rois Francs, il s’adjuge la souveraineté d’un nouvel État (752). La puissance temporelle de la Papauté est fondée.
Les premiers papes ont su spéculer à merveille sur l’ignorance et la crédulité de leurs fidèles encore barbares et terrorisés par les dogmes de la religion. Pour les berner, on fabriqua des faux documents par centaines. Ce ne sont pas seulement les fameuses Décrétales, base essentielle de la Papauté, qui sont fausses. Tout est truqué, altéré, déformé, falsifié ou inventé de toutes pièces ! Les canons des Conciles, les lettres des empereurs et des rois, leurs prétendues donations aux papes, les bulles même et les écrits attribués aux premiers évêques de Rome, tout est l’œuvre de faussaires très pieux, travaillant obstinément à travers les siècles à donner une base inébranlable à la puissance papale. La plupart des documents invoqués par les papes pour justifier leurs prétendus droits sont apocryphes ou altérés !
Base bien immorale pour ... la plus grande puissance morale (?) du monde !
« De sorte, pourrait-on ajouter après la lecture des travaux de Doellinger et de Friedrich, que plus la critique pénètre dans les origines de l’Église chrétienne, plus on en vient à se demander s’il nous reste un seul document authentique des origines du Christianisme, et lequel ? » (Professeur Giraud-Teulon. traducteur de « La Papauté », d’Ignace de Doellinger.)
Voici ce que l’abbé de Meissas écrit de son côté, sur les fausses Décrétales :
« On sait que ce recueil contient avec d’autres pièces apocryphes de fabrication antérieure, comme la donation de Constantin (par cette fausse donation, les Papes prétendaient fournir la preuve que l’empereur leur avait donné la possession légitime de l’Italie), 94 lettres papales, allant de saint Clément (fin du Ier siècle) à Grégoire II (+731). Grâce à l’ignorance et au défaut de critique de tout le clergé au IXème siècle, les Papes, dont elles faisaient l’affaire, s’appuyèrent sur elles à partir de Nicolas I, en 865. En 1151, elles furent introduites dans le décret de Gratien, où elles devinrent définitivement la base d’un droit ecclésiastique inconnu aux premiers siècles.
L’imposture fut peut-être soupçonnée, reconnue même de bonne heure, par plus d’un savant mais il était alors trop dangereux de passer pour une personne pensant mal des choses de la sainte foi catholique (style de l’Inquisition). Les premiers qui osèrent exprimer leurs doutes furent le cardinal Nicolas de Cusa (+1464), Laurent Valla (+1465) et Jean de Torquemada (+1468). L’imposture fut définitivement démontrée par les protestants, savoir les Centuriateurs de Magdebourg en 1560 et David Blondel (+1655). L’Index a vainement essayé d’étouffer leurs voix ; tout le monde est aujourd’hui fixé. Mais le mal était fait et la Papauté est restée en possession de cette omnipotence absolue, que personne ne lui reconnaissait encore avant les fausses décrétales. »
La cause est donc entendue. Le chanoine Doellinger (« le théologien le plus illustre de l’Église catholique et l’une des gloires scientifiques de l’Allemagne au XIXème siècle ») a pu écrire : « Aucune des anciennes confessions de foi, aucun catéchisme, aucun des écrits des Pères de l’Église destinés à l’instruction religieuse du peuple, ne contiennent un mot du pape : encore moins, une allusion à l’obligation de ne chercher qu’auprès de lui la certitude en matière de foi et de doctrine. Aucun point de la doctrine, pendant le premier millier d’années de l’Église, n’a été reçu comme valablement décidé par une sentence papale ».
La Papauté est le fruit du mensonge, de l’imposture et de l’intrigue. Source empoisonnée, dont ne pouvait sortir qu’une institution malsaine, ainsi que nous allons le montrer.
FIN DE LA DÉMOCRATIE CHRÉTIENNE.
Le premier résultat de cette évolution fut que l’Église perdit le caractère semi-démocratique qu’elle avait eu à ses origines.
Prêtres et évêques étaient alors élus directement par les fidèles. Il en fut de même pour certains papes, tels que saint Ambroise, élu par le peuple, bien qu’il ne possédât aucun titre ecclésiastique.
Jusqu’alors, les questions dogmatiques avaient été librement discutées dans les synodes et les conciles. C’était l’assemblée des évêques qui les tranchait et qui décidait. Le pape ne pouvait imposer aucune idée personnelle, à moins qu’elle n’eût été approuvée et confirmée par les évêques.
Les évêques refusaient parfois de s’incliner devant les papes ; c’était ceux-ci qui devaient baisser pavillon devant les décisions des conciles.
Au VIIème siècle, ne s’est-il pas trouvé un concile pour condamner la mémoire du pape Honorius Ier, convaincu d’hérésie et dont les écrits furent livrés aux flammes ? Les légats romains assistaient à ce grand Concile, parlant au nom de l’Église tout entière. On était encore loin de la ridicule infaillibilité des Papes !
En 824, les évêques réunis au Synode de Paris blâmèrent les « absurdités » du pape Adrien, qui avait ordonné, disaient-ils, une adoration superstitieuse des images. (La chose n’a pas grande importance, puisque le Cardinal Bellarmin a prétendu qu’il fallait suivre les enseignements des papes, fussent-ils hérétiques, faute de quoi l’autorité de l’Église serait dangereusement ébranlée. Un théologien de Mayence, Erbermann, assurait qu’un pape tout à fait ignorant pouvait être quand même infaillible « puisque, autrefois, Dieu avait indiqué le bon chemin aux hommes en faisant parler même une ânesse ». (Doellinger.)
Le Pape Étienne VII fit déterrer le corps du Pape Formose, son prédécesseur. On le dépouilla de ses ornements, on lui coupa les doigts et la tête et ses débris furent jetés dans le Tibre. Les ordinations faites par Formose furent annulées par Étienne VII. Mais celui-ci fut bien vite étranglé et ses successeurs Théodose II (qui régna 20 jours !) et Jean IX le désavouèrent à leur tour — et replacèrent Formose dans son tombeau ! L’infaillibilité des représentants de Dieu était soumise à de singulières (et barbares) fluctuations.
D’autre part, les papes n’avaient aucune part à la convocation des synodes. Tous les grands synodes ont été ordonnés par les empereurs, qui ne consultaient même pas les papes. Ces derniers n’en eurent même pas toujours la présidence (Doellinger). On voit par là que leur « primauté » ne leur procurait pas des avantages bien sensibles.
Bien entendu, à ces époques, il n’y avait pas de Curie romaine. Personne ne demandait au pape de dispense, ne lui versait de taxe ni d’impôt. Tout cela a bien changé par la suite.
Il faut reconnaître que les manœuvres des évêques de Rome furent facilitées par la dissolution de l’empire romain et les invasions des barbares. A la faveur de ces désordres, ils s’emparèrent aisément du pouvoir.
Les Croisades contre les Infidèles constituent une des plus grandes hontes de la Papauté. Au cours de ces guerres stupides, on fit d’horribles hécatombes (par exemple, sur 800.000 croisés, il n’en arrivait que 50.000 aux Lieux « Saints »). Qu’importait aux Papes, désireux d’accroître leur puissance à tout prix !
Et leurs conflits avec les rois, par suite de leurs exigences ? Faut-il rappeler leur résistance à la Pragmatique Sanction ? Faut-il rappeler le crime de la condamnation des Templiers ? Il y aurait trop à dire ….
Même la condamnation des Jésuites, au XVIIIème siècle, dont on serait tenté de féliciter la Papauté (comme une de ses rares bonnes actions) ne fut décidée qu’à contre-cœur. Au fond, le Pape Clément XIV était favorable aux Jésuites ; il ne les condamna que parce qu’ils avaient soulevé contre eux une réprobation universelle par leurs méfaits — et parce qu’il craignait, en se solidarisant avec eux, de provoquer un schisme dans l’Église.
Chaque pape s’employa, à tour de rôle, à conserver et à accroître sa puissance, mais ce fut Grégoire VII, habile, énergique, sans scrupule, qui développa au plus haut point l’absolutisme papal et ses successeurs ne firent que s’inspirer des principes et de l’exemple qu’il leur avait légués.
L’ambition des papes ne connut plus de bornes. Par l’Inquisition, ils ne reculèrent devant aucune atrocité pour imposer leur joug aux populations. Les rois tremblaient devant eux, car ils excommuniaient quiconque leur résistait, allant jusqu’à délier les sujets des rois hérétiques ou excommuniés de toute obéissance à leur égard, excusant ainsi la révolte et le régicide. En d’autres circonstances, les Papes avaient la prétention de disposer des royaumes ; ils enlevaient la couronne à tel monarque indocile pour la donner à un autre roi ou à un seigneur choisi parmi leurs plus dévouées créatures. Que de conflits et de guerres sanglantes ont été produits par cette insupportable prétention de la Papauté ! Maîtres du monde, pasteurs des âmes, représentants de Dieu, n’étaient-ils pas qualifiés pour gouverner les nations, par dessus la tête des potentats éphémères, qui n’avaient reçu le glaive que pour servir Dieu et son Église ?
Alexandre VI donna au roi d’Espagne toutes les terres que l’on découvrirait à cent lieues des Açores, à la seule condition d’en faire évangéliser les habitants (et pour cause). Quel titre avait le Pape sur l’Amérique, pour la « donner » aux barbares conquistadores qui devaient exterminer les malheureux Indiens ? Il y eut une grande dispute, car le pape Eugène IV l’avait déjà donnée (l’Amérique), aux Portugais. Mais les Espagnols eurent, finalement, raison, parce qu’ils étaient les plus forts et qu’ils s’appuyaient sur un pape vivant, tandis que les Portugais ne pouvaient invoquer qu’un pape mort ! (Meissas).
En 1215, Innocent III attaqua furieusement la Magna Charta anglaise, la plus ancienne et la plus vénérable des constitutions européennes, parce qu’elle ne faisait pas une part assez grande à l’absolutisme romain.
Pie VI n’essaya-t-il pas, plus tard, de briser l’œuvre de notre Révolution française ? En opposition à la Constitution civile du clergé, n’a-t-il pas suscité le plus féroce des conflits, en poussant les Chouans à la « guerre sainte » ?
Le dernier grand concile fut le Concile de Trente. Les papes supportaient mal ces grandes assemblées, où l’on discutait trop librement à leur gré. Ils les considéraient comme des obstacles à leur autocratie.
Les Papes mirent tant d’obstacles au Concile de Trente, ils l’interrompirent et le suspendirent si souvent, qu’il se prolongea 18 ans ! (de 1545 à 1563). La Papauté craignait d’être mise en cause au cours des débats, mais elle manœuvra si habilement qu’elle finit par lasser ses adversaires et par éviter le danger.
La Papauté devint une monarchie vraiment absolue.
Ce fut, à l’intérieur même de l’Église, une atmosphère étouffante. On la respire aujourd’hui encore ... Le célibat fut imposé aux prêtres, afin de pouvoir les dominer plus aisément.
Le pape eut le pouvoir de fabriquer lui-même les lois de la Chrétienté, de les modifier ou de les supprimer à son gré et sans consulter personne. Jamais aucun monarque ne posséda une puissance aussi arbitraire.
Dans la pratique, le Pape était souvent un instrument entre les mains de son entourage. La Curie romaine s’était formidablement développée ; elle était devenue la plus forte bureaucratie qui ait jamais existé dans le monde. Le Pape était le prisonnier de la Curie, qui, de son côté, n’obéissait qu’aux appétits les plus cupides et aux ambitions les plus exagérées.
Par la suite, la Compagnie de Jésus devait s’infiltrer dans l’entourage du Pape et régner sur le Vatican. Nous voyons aujourd’hui fleurir sous nos yeux les conséquences ultimes de la politique des jésuites, devenus, par leur ingéniosité, leur patience et leur astuce, les véritables maîtres des Papes et de l’Église catholique.
La « démocratie » chrétienne reçut le coup de grâce en 1870, au Concile du Vatican, qui admit le dogme stupide de l’Infaillibilité du Pape. Il y eut cependant des résistances, puisque 451 prélats seulement, sur 700, s’inclinèrent lors du premier vote, devant la volonté de Pie IX. Voilà une infaillibilité (!) qui tenait à peu de chose.
La plupart de ces prélats était entraînés par l’appât des faveurs et des prébendes. Ils votèrent par calcul, par intérêt, plutôt que par faiblesse ou par sottise, ce qui fut pourtant le cas de quelques-uns.
Parmi les opposants se trouvaient les hommes les plus distingués, intelligents, sincères. Ils durent s’incliner, la mort dans l’âme, devant le triomphe des Jésuites, qui faisait de la religion chrétienne, un véritable fétichisme, basé sur le culte d’un homme infaillible et sacro-saint !
PRÉTENDUE SAINTETÉ DE LA PAPAUTÉ.
Plus la papauté acquérait de puissance, plus vite elle dégénérait, sombrant dans l’immoralité la plus choquante.
Les compétitions les plus ardentes ne tardèrent pas à se déchaîner autour du trône pontifical. Il ne m’est pas possible, dans cette courte étude, de multiplier les exemples, car c’est toute l’histoire de la papauté, très détaillée, qu’il faudrait faire pour montrer la bassesse et l’avidité des prétendus représentants de Jésus.
Bornons-nous à quelques exemples.
« De 883 à 955, pendant plus de 70 ans, l’Église romaine vécut dans l’humiliation et dans la servitude : la chaire apostolique était alors la proie et le jouet des factions rivales de la noblesse et fut même livrée, pendant un certain temps, aux mains de femmes ambitieuses et débauchées. » (Doellinger)
Au XIème siècle, ce fut encore pire :
« Le trône pontifical fut alors vendu et acheté comme une marchandise ; trois papes, à la fois, se disputèrent jusqu’à ce qu’enfin, l’empereur Henri III parvint à arrêter la dissolution de la papauté en plaçant des évêques allemands sur le siège de Rome. »
A l’origine, les Papes étaient sous la dépendance des Empereurs (le droit de veto, conservé par l’Empereur d’Autriche jusqu’au démembrement de son empire en 1918, n’était pas autre chose qu’un vestige de cette dépendance). Une fois élu, le Pape ne commençait à régner de façon réelle qu’après avoir reçu l’exequatur impérial. Cette vassalité cadrait assez mal avec le caractère prétendu surnaturel et sacré de la Papauté.
Lorsque les Papes se furent émancipés de cette tutelle, lorsqu’ils se sentirent assez forts pour essayer de faire trembler les empereurs et les rois, lorsque la chrétienté fut soumise à leurs caprices, leur ambition devint illimitée.
Ils poussèrent la folie jusqu’à se mettre au-dessus des principes sociaux et moraux imposés aux vulgaires mortels.
« En 1610, la Rota de Rome rappelle que les concordats entre le pape et les princes, étant un privilège accordé par le Saint Siège, celui-ci n’est jamais lié par contrat. »
Nicolarts Zallwein, Oenas Sylvins, Pirro Corrado, Roccaberti, Felino Sandei soutiennent la même thèse.
Le 14 décembre 1740, Benoît XIV renouvelle ces prescriptions et se met au-dessus de tout concordat, dans sa lettre au Chapitre de Liège. En 1893, Pezzani, théologien pontifical, déclare qu’un concordat n’est qu’une concession, toujours révocable dès qu’elle cesse d’être utile à l’Église ; il ajoute que l’obéissance est due même à un pape pervers. (Voir les remontrances de saint Bernard (1091–1153), à la Papauté et aux Grands de l’Église, qui dominent et s’enrichissent. Cité par le Docteur Mariavé.)
Dans leur orgueil, les Papes se plaçaient donc tout à fait au-dessus de la chétive humanité !
Aussi, quelles rivalités, quelles luttes haineuses vont se livrer pour la possession de la tiare ! Et que de crimes aussi... Nombreux sont les papes qui n’ont gouverné que pendant quelques mois, voire quelques semaines et qui mouraient subitement, empoisonnés par les prélats impatients de leur succéder !
L’abbé de Meissas a dressé un tableau récapitulatif des pontificats les plus courts. Je regrette que la place me fasse défaut pour le reproduire, car il est très suggestif. Contentons-nous d’y relever quelques noms.
Entre les années 235 et 1605, il a régné 212 papes. 42 n’ont pas régné une année entière. (La fin du IXème siècle vit 10 papes en 17 ans !)
Sisinnius ne gouverna que 19 jours ; Étienne I, 3 jours ; Boniface VI, 15 jours ; Théodore II, 20 jours ; Jean XV, un mois ; Damase II, 23 jours ; Célestin IV, 16 jours ; Pie III, 25 jours ; Marcel II, 2 jours (c’est un record !) ; Urbain VII, 15 jours ; Léon XI, 26 jours (le record fut battu en 1276 : 4 papes se succédèrent, en effet, au cours de cette seule année). Je n’énumère pas ceux dont le règne a duré un mois, six semaines ou trois mois au maximum, la liste en serait trop longue.
Les papes étaient terriblement puissants, mais ils soulevaient tant de jalousies et de haines que, malgré les précautions les plus prudentes, ils finissaient souvent par succomber.
Il avait fallu 35 jours de conclave pour élire Pie III — et il ne gouverna que 25 jours.
Lorsque les cardinaux ne parvenaient pas à se mettre d’accord pour l’élection du Pape, ils votaient pour le plus vieux, le plus malade (ou le plus bête), espérant ainsi se retrouver bientôt devant un siège vacant et de nouvelles élections.
L’Église ose, néanmoins, prétendre que les Papes sont élus sous l’inspiration du Saint Esprit !
Bien entendu, les femmes jouaient un rôle de premier plan dans ces intrigues et ces compétitions. Armand Dubarry a pu dire que « les femmes ont fait plus de prélats, cardinaux, papes que tous les souverains réunis » (Histoire de la Cour de Rome).
En 1281, le Conclave, réuni à Viterbe, traînait en longueur. La foule envahit alors le palais et enlève les cardinaux Matteo et Giordano Orsini, parents du défunt pape, qui entravaient l’élection, paraît-il. La nomination du nouveau pape, Martin IV, put alors se faire sans difficultés. Voilà une manifestation vigoureuse ... du Saint-Esprit !
Le Français De Brosses, qui voyageait en Italie, vers 1740, a laissé sur les Conclaves des pages inoubliables, presque aussi sévères que celles qui furent écrites, moins d’un siècle plus tard, par l’illustre écrivain catholique Chateaubriand. Écoutons De Brosses :
« Il n’y a ni petit ni grand dans Rome qui n’ait un intérêt personnel à ce que tel ou tel soit élu, à cause des liaisons et des protections, à cause des cardinaux qu’il fera et parce qu’il rend incontinent son chapeau à quelqu’autre personne appartenant à la famille du pape qui le lui a donné ; de sorte qu’il importe à beaucoup de gens que le nouveau pontife soit choisi dans le nombre des créatures de tel ou tel pape. » (Cité par Dubarry)
On cite des papes qui achetèrent à beaux écus une partie des cardinaux composant le Conclave, afin d’être élus à coup sûr ! Ce fut le cas du cardinal Rodrigue Borgia, élu pape, en dépit de sa vie scandaleuse (il avait 5 bâtards) en prodiguant l’or et les promesses.
Il leur fallait, une fois élus, récupérer leur mise de fonds en pressurant la chrétienté et en vendant aux enchères toutes les charges ecclésiastiques.
« Il n’est plus un évêché, il n’est plus une dignité ecclésiastique, il n’est plus une simple place de curé, dit l’abbé Burchard d’Ursperg, dont on ne fasse l’objet d’un procès à Rome et malheur à celui qui y arrive les mains vides. » (Doellinger)
« Tout se vendit autour du pape : la pourpre, la mitre, les bénéfices, les titres, les décorations ; car rien n’égalait l’appétit de ce beau monde clérical, couvert de dentelles, de soie, de brocart et servi par un nombreux domestique. » (Dubarry)
Que d’abus dans la nomination des cardinaux !
Leur nombre était d’abord très réduit. En 1277, le Conclave qui élit Nicolas III n’était composé que de 8 cardinaux seulement.
Il y en eut ensuite 10, puis 20, puis 40, 50 ... Sixte V décida qu’il y en aurait 70, et ce chiffre a prévalu.
C’était une source de très gros bénéfices. Aussi nous ne devons pas nous étonner d’apprendre que Léon X ait créé cardinal à l’âge de sept ans, le fils du roi du Portugal.
Alexandre VI nomme le fils du roi de Sicile, âgé de 4 ans, coadjuteur de l’évêque de Metz. Jean X nomme archevêque un enfant de 5 ans, fils du comte de Vermandois et Clément VII fait cardinal le jeune Odet de Coligny — il avait 11 ans.
En 1534, Paul III fait cardinal son neveu Nicolas (12 ans).
Sixte Quint nomme également son neveu Peretti cardinal, à l’âge de 14 ans.
Léon X avait été créé cardinal à 14 ans par Innocent VIII. (Il est vrai qu’on pouvait également être pape à 23 ans (Grégoire V), à 16 ans (l’infâme Jean XII) et même à 12 ans (Benoît IX).
Nul n’ignore que ce sont tous ces abus, cet amour effréné de l’argent, la vente des indulgences, des évêchés, des cures, le spectacle des orgies, des empoisonnements, des turpitudes de la Papauté qui ont rendu possible la révolte de Luther et le grand mouvement de réformation protestante. Le siège de saint Pierre, grisé de sa toute puissance, sombrait dans la folie et la pourriture.
Le chancelier Gerson, dont on a fêté récemment l’anniversaire, déclare :
« Par suite de l’avarice cléricale, de la simonie, de l’avidité et de l’ambition des papes, l’autorité des évêques et des chefs inférieurs des Églises a été absolument détruite et anéantie ... »
On excommuniait quantité de gens pour des bagatelles, leur laissant ensuite la faculté de se racheter de ces excommunications par le versement de sommes écrasantes. L’exploitation de la superstition fut poussée à ses extrêmes limites.
L’évêque Alvaro Pelayo raconte qu’il aperçut, chaque fois qu’il entra dans les antichambres du pape, des courtisans occupés à compter des pièces d’or, dont les monceaux s’élevaient devant eux. (Doellinger)
Jacques de Vitry (qui fut lui-même cardinal), disait :
« Les revenus de la France entière suffiraient à peine à subvenir au luxe des cardinaux. »
Et ces personnages se disputaient le Saint-Siège comme une proie.
J’ai dit plus haut que certains papes n’avaient régné que quelques semaines, voire quelques jours. Il faut ajouter qu’entre deux papes, il y avait parfois un interrègne considérable, parce que les cardinaux ne parvenaient pas (malgré la collaboration du Saint Esprit, c’est-à-dire de Dieu), à se mettre d’accord. C’est là un des plus grands scandales qui déshonorent l’histoire de la Papauté.
Célestin IV ne fut élu pape qu’après une vacance de 2 ans ; Grégoire X, après un interrègne de 3 ans ; Nicolas IV, après une année et son successeur Célestin V dut attendre 27 mois ! Après la mort de Benoît XI, il y eut une vacance de 11 mois ; après celle de Clément V une vacance de 28 mois....
Durant ces interrègnes, les gens de la Curie s’en donnaient à cœur joie. Ce n’était que procès, intrigues, vente de sauf-conduits, de dispenses, de privilèges de toutes sortes.
On réagit contre ces scandales, en soumettant les Conclaves à un règlement sévère. Les cardinaux étaient enfermés tous ensemble, dans une même chambre. Ils n’étaient autorisés à conserver qu’un seul serviteur chacun auprès d’eux et leurs aliments leur étaient apportés à travers un guichet.
Si le Saint Esprit ne les avait pas visités au bout de trois jours et s’ils n’étaient pas arrivés à se mettre d’accord sur le choix d’un pape, on diminuait leur ration alimentaire pour les obliger à se dépêcher.
Moins sévère aujourd’hui, l’organisation des Conclaves maintient cependant pour les cardinaux l’obligation d’être séquestrés jusqu’à la fin de l’élection. Excellente précaution ...
Machiavel déclare que « plus un peuple habite près de la Cour romaine, moins il possède de religion ». Et Guichardin écrit :
« On ne saurait dire de la Cour de Rome tant de mal qu’elle n’en mérite encore davantage. »
Isidore Chiari, évêque de Foligno, va jusqu’à dire que :
« Parmi les deux cent cinquante évêques de l’Italie, à peine pourrait-on en trouver quatre méritant le nom de pasteurs spirituels et administrant réellement leur charge. »
Sainte Catherine de Sienne vint trouver Grégoire XI et lui dit « qu’elle sentait dans la Curie romaine la puanteur des vices infernaux ».
Saint Bonaventure, que les Papes avaient pourtant comblé d’honneurs n’a pu s’empêcher de comparer Rome à « une prostituée qui enivrait les rois et les peuples du vin de sa débauche ».
Le peuple romain, loin d’estimer la Papauté, détestait cordialement tout ce qui touchait, de près ou de loin, au Vatican.
« On n’a pas souvenir d’un Pape dont la mort ait été un sujet de deuil pour les Romains. » (Dubarry)
La mort du Pape était, au contraire, le signal de la réjouissance populaire ou de la révolte.
Les Romains expulsèrent la Papauté de Rome à plusieurs reprises, en effet. De 1140 à 1149, par exemple, les papes ne purent rentrer dans la Ville éternelle.
A la mort de Paul IV, le peuple se souleva et délivra tous les prisonniers de l’Inquisition, puis mit le feu à la prison.
Le grand schisme d’Occident, conséquence de ces compétitions farouches, mit le coupable au scandale. Pendant 71 ans, on vit le spectacle de deux papes, l’un à Rome, l’autre à Avignon (à certain moment il y en eut même trois !) s’excommuniant et s’anathématisant réciproquement... (XIVème et XVème siècles).
Un autre exemple de ces compétitions : le pape Sergius III est élu en 898, concurremment avec Jean IX, mais celui-ci l’emporte, étant soutenu par l’empereur Lambert. A Jean IX avait succédé Benoît IV, puis Léon V (903). Moins de deux mois après, celui-ci fut renversé par Christophe, qui l’incarcéra. Mais, dès le commencement de 904, on vit revenir Sergius III avec l’appui des Francs et il envoya Christophe rejoindre Léon V en prison, jusqu’à ce qu’on les supprimât tous deux. (Abbé de Meissas.)
Moins d’un siècle plus tard, les Éphémérides de la Papauté nous fournissent un tableau analogue. Nous voyons, de 964 à 985, un premier pape assommé, un second mort captif en exil, un troisième maintenu par une répression barbare, un quatrième étranglé et un cinquième mort de faim ! Après cela, il y a des gens pour croire que le Christianisme est venu civiliser l’humanité ! Il est vrai qu’ils ont l’excuse, comme la quasi unanimité des croyants, de ne rien connaître de l’histoire de la Papauté, ou de n’en connaître qu’une version falsifiée pieusement, comme tout le reste.
Gonflée littéralement de richesses fabuleuses, Rome fut pillée et mise à sac (en 1527) par les Allemands, les Espagnols et les Italiens. Les rares chrétiens sincères y virent un châtiment de Dieu pour les hontes de la Papauté.
TURPITUDES ET CRIMES DU VATICAN.
Je ne m’arrêterai pas aux crimes de l’Inquisition, car nous avons traité ailleurs la question. Rappelons simplement que la responsabilité de ces crimes incombe entièrement au Vatican. Ce sont les Papes qui ont créé l’Inquisition et qui ont donné aux Inquisiteurs les instructions concernant la procédure à suivre contre les hérétiques. Ces instructions, dignes des bourreaux qui les mettaient en application, étaient dictées par une cruauté sans égale. Elles ont permis de torturer, de violenter (et de détrousser, car l’Église ne perd jamais une occasion de remplir ses poches) des centaines de malheureuses victimes innocentes.
Pour obliger les seigneurs et les rois à exterminer les hérétiques, on les menaçait de l’excommunication. C’est ainsi que des milliers d’Albigeois furent brûlés vifs sur l’ordre du Pape (1208) avant même que l’Inquisition eût été organisée définitivement.
Innocent VIII (1484–1492) prescrivait aux magistrats civils d’exécuter les sentences de l’Inquisition sous peine d’excommunication, « promptement, sans appel et sans le moindre coup d’œil jeté sur la procédure » (sic). (Abbé de Meissas.)
De tels exemples pourraient être multipliés mais sont-ils bien sincères ceux qui essaient de laver la Papauté de toute complicité dans les atrocités de l’Inquisition ? N’insistons pas, car le rôle sanguinaire de l’Église n’est que trop connu et, dans la circonstance, les rois et les seigneurs, si barbares et cruels qu’ils aient été, ne furent que des instruments dociles entre les mains des prêtres intolérants et fanatiques.
Nous avons parlé des Croisades et des hécatombes qu’elles ont nécessitées. Non seulement elles furent inutiles, puisqu’elles ne donnèrent même pas les résultats qu’on en attendait, mais elles entretinrent entre les races chrétiennes et islamiques les haines les plus funestes. Nous pourrions parler aussi des guerres de religion, en particulier de la répression du protestantisme, dont la responsabilité incombe aux Papes dans une très large mesure.
A part quelques rares exceptions, prêtres, évêques et moines poussèrent au massacre des huguenots. Le clergé de Paris fit des processions au lendemain de la saint Barthélémy. Le pape lui-même (Grégoire XIII) ordonna une procession d’actions de grâces, à Rome et il y assista. Il fit également frapper une médaille pour commémorer le souvenir de ce grand événement et glorifier le triomphe de la Foi sur l’Hérésie — sans parler des félicitations qu’il envoya au lamentable Charles IX.
(Ces félicitations, nous les retrouverons plus tard dans la bouche de Bossuet, l’Aigle de Meaux, adressant à Louis XIV les éloges les plus exagérés au lendemain de la révocation de l’Édit de Nantes, qui rallumait la guerre religieuse et servit de prétexte à la persécution et à l’expulsion de centaines de milliers de réformés.)
Chaque fois qu’ils y eurent intérêt, les Papes n’hésitèrent pas à provoquer des guerres et des révolutions. Grégoire VII, par ses prétentions théocratiques, mit l’Allemagne à feu et à sang (ce qui n’a pas empêché l’Église de le canoniser !). Sixte-Quint loua le zèle et le courage du dominicain Jacques Clément, qui avait assassiné le roi Henri II, auquel on reprochait de ne pas servir assez docilement la cause anti-luthérienne. Les Papes ont donné aux monstrueux rois d’Espagne les directives sanglantes que l’on connaît. Cette malheureuse nation en est restée épuisée et dégénérée pour des siècles. Les guerres de Vendée sont également l’œuvre de la Papauté, ainsi que les récentes insurrections du Mexique, sans parler du rôle machiavélique joué par elle lors du déclenchement de la guerre de 1914 — dont elle attendait un regain d’influence et le rétablissement de son pouvoir temporel, réalisé en février 1929, grâce à la complicité du trop célèbre Mussolini.
Voilà l’institution dont on nous demande d’admirer la sainteté, le caractère surnaturel et la haute vertu moralisatrice ! Et nos gouvernants, même « laïques », acceptent de congratuler ces gens-là, sachant pertinemment qu’en abrutissant le peuple, l’Église travaille à conserver leurs privilèges !
Pour édifier le lecteur sur l’œuvre moralisatrice (?) du Vatican, il me suffira de reproduire quelques documents puisés au hasard, à travers les siècles :
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IVème SIÈCLE. — « Le frère se sépare de sa sœur qui fait profession de virginité ; la sœur dédaigne son frère qui vit dans le célibat et cherche ailleurs un autre frère ; tous deux paraissent prendre le même parti ; puis, sous prétexte de se procurer des consolations spirituelles, ils ont chez eux, avec des étrangers, un commerce charnel. » (De Custodia, p. 327.)
« Puis-je raconter sans douleur combien de vierges succombent tous les jours ; combien l’Église en voit périr dans son sein : combien, semblables à des étoiles scintillantes, deviennent les esclaves du démon ; combien de cœurs enfin, aussi durs que la pierre, s’ouvrent cependant à ce serpent qui s’y glisse comme dans une retraite ? Quelles sont celles-là qui, la tête haute, marchent à pas comptés, cachant sous une toilette simple et modeste une vie déréglée que l’on ne connaît que par leur grossesse et par les cris des enfants ? Ce sont des vierges devenues veuves avant leur mariage. Il y en a qui procurent la stérilité à leur sein, et ainsi commettent l’homicide d’un homme qui n’est pas encore né. D’autres se sentant criminellement enceintes ont recours aux poisons qui font avorter. Et comme souvent elles périssent avec leur embryon, elles descendent aux enfers chargées de trois crimes, homicides d’elles-mêmes, adultères de Jésus-Christ, parricides de leur enfant, même avant sa naissance. » (Saint Jérôme, De Custodia, p. 326.)
(Cf. saint Jean Chrysostôme, Homélies quod regulares feminoe ... et Contra eos qui subintroductas habent.)
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Vème SIÈCLE. — « Nous appelons les femmes qui demeurent avec nous nos mères, nos sœurs et nos filles, n’ayant point de honte d’employer ces noms de piété à couvrir nos débauches. Que fait le moine dans la chambre des femmes ? Que signifient ces tête-à-tête intimes et ces yeux qui fuient les témoins ? » (Saint Jérôme, édition Martianney, t. IV, p. 287.)
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VIème SIÈCLE. — « L’incontinence, à en juger par le grand nombre de canons qui la condamnent, paraît avoir été la grande plaie du clergé espagnol. » (Abbé Guyot, Somme des Conciles, t. I, p. 385).
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VIIème SIÈCLE. — Le concile Quinisecte ou in Trullo, en 692, nous apprend (canon 86) qu’il était devenu urgent de réprimer un scandale courant : le proxénétisme des clercs ! Les clercs tenaient des lupanars.
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VIIIème SIÈCLE. — Les mœurs du clergé vont en se corrompant chaque jour davantage, de l’aveu des conciles successifs de 742, 744, 787, 753, 757. Les prêtres portent les armes, se livrent aux orgies, à l’usure, à la simonie ; l’orgueil, l’avarice, la luxure et l’ambition sont leurs vices les plus communs.
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IXème SIÈCLE. — « Les clercs n’auront absolument aucune femme chez eux, pas même leur sœur ; car il y a des prêtres qui, faisant de leurs propres sœurs leurs concubines, leur ont engendré des enfants. » (Concile de Mayence en 847 et Concile de Metz en 888.)
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Xème SIÈCLE. — Pendant plus de cinquante ans, l’Église fut gouvernée par trois prostituées lesquelles firent trois papes.
Une patricienne de Rome, Théodora, avait deux filles, Théodora la jeune et Marouzie. Celle-ci, maîtresse du pape Sergius III eut de lui un fils, Jean (Jean XII). A la mort de ce pape, Théodora, la mère, lui donna pour successeur son amant, Jean X. Aidée de son mari, Guy, fils aîné de son amant, le marquis de Toscane, Marouzie renverse Jean X, l’amant de sa mère et le fait étouffer en prison et place sur le trône pontifical, successivement Léon VI, Étienne VII et Jean XI, un fils qu’elle avait eu de Sergius III, et qui fut Jean XII. Un mari ayant surpris ce pape dans les bras de sa femme, l’assomma d’un coup de marteau sur la tempe. (Annales ecclésiastiques, de Baronius, t. XV, etc. ; Fleury, Hist. Ecclés., liv. XIV.)
« Nous ne disons rien qui ne soit vu et avoué de tout le monde. Nous en pouvons prendre à témoin la veuve de Rénier, son vassal, dont il est si amoureux qu’il lui a confié le gouvernement de plusieurs villes, et qu’il lui a donné des croix et des calices d’or de l’église de Saint-Pierre du Vatican. Nous en prendrons encore à témoin Étiennette, une de ses maîtresses, qui mourut ces jours passés, en accouchant avant terme, d’un enfant qu’elle avait eu de lui. Mais quand ces personnes-là demeureraient dans le silence, les pierres crieraient, et le palais de Latran, qui était autrefois une retraite de personnes de vertu, et qui est devenu maintenant un lieu de débauche et de prostitution, élèverait sa voix pour lui reprocher ses amours, et pour condamner le commerce infâme qu’il entretient avec la sœur d’Étiennette ; Étiennette, concubine d’Albéric, son père. Nous prendrons encore à témoin l’absence des femmes de toutes les nations qui n’oseraient venir faire leurs prières au tombeau des Apôtres de peur d’y recevoir un traitement pareil à celui qu’ont reçu des femmes mariées, des veuves et des filles, qui ont été les victimes de son impudicité ... » (Rapport fait à l’empereur Othon par les évêques assemblés en concile, année 962, sur la conduite du pape Jean XII. Mémoires de Luitprand, évêque de Crémone, traduits par le président Cousin, t. II de l’Hist. de l’empire d’Occident, 1683.)
« Ces débauches étaient payées avec le trésor de l’Église que la simonie alimentait et que l’on n’avait garde d’employer aux usages légitimes. On parle d’un évêque consacré à l’âge de 10 ans, d’un diacre ordonné dans une écurie, de dignitaires aveuglés ou transformés en eunuques. La cruauté complétait l’orgie. Pour que rien ne manquât, on raconte que dans les festins de Latran, il arrivait au pape de boire à la santé du diable. » (Abbé Duchesne, chargé de cours à la Faculté catholique de Paris, Les commencements de l’État pontifical, Albert Fontemoing, éditeur, Paris 1898.)
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XIème SIÈCLE. — Trois papes siègent concurremment à Rome : Sylvestre II à Saint-Pierre, Jean XX à Sainte Marie Majeure, et Benoît IV au palais de Latran.
« Les évêques en vinrent à ce point de vilenie, qu’ils se firent des rentes avec la luxure de leurs prêtres. Ils permirent, en effet, aux prêtres d’entretenir des concubines chez eux pourvu qu’ils payassent une amende à eux, évêques. » (Concile de Lillebonne, 1080, canon 5ème.)
Le concile de Pavie en 1020 dit dans son canon 3ème :
« Les fils et les filles de tous les clercs, sans exception, qui sont nés d’une femme libre, quelle qu’elle soit, et quel que soit le genre d’union de cette femme (mariage ou concubinage), tous ces fils et filles, avec tous les biens qu’ils ont reçus de n’importe quelle main, appartiendront comme serfs à l’église de leur père, et jamais ils ne pourront être affranchis du servage de l’Église. » « Les femmes qui, dans l’enceinte de Rome, se seront prostituées à des prêtres, appartiendront au palais de Latran comme esclaves. » (Décret du pape Léon IX, Concile de Rome, 1051.)
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XIIème SIÈCLE. — Les scandales des siècles précédents atteignent de telles proportions, qu’on ne compte pas moins de onze conciles réunis pour les flétrir et provoquer des ordonnances qui resteront lettre morte. (Conciles de Londres, 1102, 1108 ; Latran, 1123 ; Londres, 1125, 1127, 1129 ; Latran, 1139 ; Londres, 1175 ; Latran, 1179 ; Rouen, 1189 ; Dalmatie, 1199. Le concile de Latran, 1179, canon 11ème, constate que les clercs sont infectés d’un vice contre nature.)
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XIIIème SIÈCLE. — « Aucune plaie de l’Église, à l’exception de 1’incontinence, ne fut plus étendue ni plus envenimée que celle de Simonie. On compterait difficilement les évêques déposés pour ce crime par les papes ou par leurs légats ; le nombre des prêtres échappe à l’histoire, à la faveur de leur subalternité. L’Église était envahie par la concupiscence des yeux et par l’orgueil de la vie. » (Abbé Guyot, loc. cit. t. Il, p. 26.)
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XIVème SIÈCLE. — Le grand schisme d’Occident (1378 à 1417). II y eut un Pape à Rome et un Pape à Avignon.
« Combien est grand le nombre des clercs qui attendent une place ! Mais quelle est la valeur de ces gens qui accourent de toutes parts et offrent leurs services ? Ce n’est pas de l’école ni des études libérales, mais de la charrue et des œuvres serviles qu’ils venaient pour obtenir 1’administration des paroisses et des autres bénéfices. Ils ne comprenaient guère plus le latin que l’arabe ; que dis-je ? Ils ne savaient pas lire, ô honte ! ou ils savent à peine distinguer un alpha d’un bêtha ... »
« Aujourd’hui, un homme inoccupé, ayant horreur du travail ou désirant riboter dans l’oisiveté, court-il au sacerdoce et l’acquiert-il ? Sur le champ il se joint aux autres prêtres, sectateurs de voluptés, qui, plus Épicuriens que Chrétiens, fréquentent assidûment les cabarets et consument tout leur temps à boire, manger, dîner, souper, ainsi qu’à jouer aux dés et à la paume. Plongés dans la crapule et l’ivrognerie, ils se battent, ils crient, ils font du tapage et de leurs lèvres souillées ils jurent le nom de Dieu et des saints. Quand le calme est enfin venu, ils passent des bras de leurs concubines à l’autel de Dieu. »
« Leur zèle et leurs convoitises sont pour l’argent ; ce qu’ils cherchent avec ardeur, ce n’est pas le profit des âmes, c’est celui de leur bourse. L’amour de l’argent les enflamme ; la piété consiste à gagner de l’argent ; ils ne font rien sans calculer si leur acte les aidera à récolter de l’argent en quoi que ce soit ; l’argent les jette dans les altercations, les luttes, les querelles et les procès ; ils supportent beaucoup plus philosophiquement la perte de dix mille âmes que celle de dix à douze sous. »
« Par respect, je ne dirai pas grand chose des couvents de femmes : lorsqu’on doit parler, moins d’assemblées de vierges vouées à Dieu, que de lieux infâmes, de roueries d’impudentes courtisanes, de lubricité et d’inceste, il ne convient pas de s’étendre longuement. Que sont, en effet, aujourd’hui les couvents de jeunes filles ? Hélas ! ce ne sont point des sanctuaires de Dieu, mais d’exécrables lupanars de Vénus ; ce sont des bouges où les jeunes débauchés viennent assouvir leurs impudiques passions. Aussi, aujourd’hui, faire prendre le voile à une jeune fille est-il la même chose que la vouer à la prostitution. »
« Les cardinaux, ces assesseurs du Pape, ont une telle insolence dans l’air, les paroles et les gestes, que si un artiste voulait peindre l’orgueil en personne, il ne pourrait pas choisir de meilleur modèle qu’un cardinal... Quant au Pape, il distribuait les évêchés vacants et les principales dignités de l’Église à des jeunes gens, élégants et parfumés, qui lui servaient de mignons. » (Nicolas de Clemangis, archidiacre du diocèse de Bayeux, directeur du collège de Navarre, en 1435 ; De corruptio Ecclesioe statu, édition J. Martini Lydius, Leyde, 1613. Cap. VI, XIV, XVI, XXIII, X. 1 ; XXVII, 5.)
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XVème SIÈCLE. — « Le pape (Jean XXIII) s’est souillé d’incestes avec la femme de son frère et avec de saintes religieuses ; il a défloré des vierges, commis des adultères et des crimes odieux qui, jadis, firent descendre la colère de Dieu sur cinq villes. » (Concile général de Constance, 1414, qui articula contre ce pape soixante dix griefs.)
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XVIème SIÈCLE. — Alexandre VI Borgia. (D’une prostituée, Vanozza, il a quatre fils et une fille, la célèbre Lucrèce Borgia.)
« Alexandre ne pouvait se délivrer des malheurs domestiques qui troublaient toute sa maison, et qui étaient accompagnés d’exemples tragiques d’amour et de cruauté qui font horreur aux nations les plus barbares ; car, comme, dès le commencement de son pontificat, il avait résolu d’élever le duc de Candie, son fils ainé, au suprême degré de grandeur temporelle, le cardinal Valentin (César Borgia, duc de Valentinois, qui avait beaucoup d’éloignement pour le sacerdoce et plus de penchant pour la guerre) ne put souffrir de voir que son frère lui fût préféré ; il était d’ailleurs chagrin de voir que son frère aîné avait plus de part que lui aux bonnes grâces et aux faveurs de leur sœur Lucrèce ; de sorte qu’animé par cet amour déréglé et par son ambition, deux passions qui entraînent également à toutes sortes de scélératesses, il fit assassiner le duc son frère, un soir que ce dernier se promenait à cheval dans les rues de Rome, et fit jeter secrètement son corps dans le Tibre. Outre cela, le bruit s’était répandu (si on peut ajouter foi à une pareille énormité) que non seulement les deux frères étaient coupables d’inceste avec leur sœur Lucrèce, mais que le père lui-même en était aussi coupable…. » Et, jaloux d’Alphonse d’Aragon, mari de Lucrèce, le pape et le cardinal César le font assassiner.
Hic jacetin tumulo Lucretia nomine, sed re Thaïs, Alexandri filia, spousa, nurus.
« Ci-gît, dans le tombeau du nom de Lucrèce, mais en réalité, Thaïs, fille, épouse et bru du pape Alexandre. » (Extraits d’Alex. Gordon (Fragments secrets de Guichardin). Vie d’Alexandre VI, t. II, p. 139–144 ; t. II, p. 83 ; t. I, p. 255. Trad. franç., Amsterdam, 1732, 2 vol. in-12. On trouvera les fragments secrets de Guichardin dans l’édition Panthéon, appendice 20.)
« Les exemples scandaleux et les crimes de la Cour de Rome ont été cause que l’Italie a perdu entièrement tous les principes de la piété et tout sentiment de religion. Nous autres Italiens, nous avons cette première obligation à l’Église et aux prêtres d’être devenus des impies et des scélérats ! » (Machiavel, Discours sur la première Décade de Tite-Live, liv. I, ch. l2.)
Pour dédommager le lecteur de cette nomenclature fastidieuse nous reproduirons cette énergique peinture que dans ses lettres sine titulo, très peu connues, Pétrarque fait de la Cour papale. (Pétrarque était tout qualifié pour stigmatiser les crimes et l’immoralité du Vatican, puisque sa propre sœur, toute jeune encore, avait été lâchement violée par le pape Benoît XII.)
« On trouve en ces lieux le terrible Nemrodh, Sémiramis armée, l’inexorable Minos, Rhadamante, Cerbère, Parsiphaë, amante du taureau, le Minotaure, monument scandaleux des plus infâmes amours, enfin tout ce qu’on peut imaginer de confusion, de ténèbres et d’horreur. C’est ici la demeure des larves et des lémures, la sentine de tous les vices et de toutes les scélératesses » (Epist. sine titulo, p. 718). « Je ne rapporte que ce que j’ai vu moi-même et non ce que j’ai entendu raconter par d’autres. Je sais, par ma propre expérience qu’il n’y a ici ni piété, ni charité, aucune foi, aucun respect, aucune crainte pour la Divinité, rien de saint, rien de juste, rien d’humain. L’amitié, la pudeur, la décence, la candeur y sont inconnues ; la vérité !... trouverait-elle un refuge dans une ville où tout est plein de fictions et de mensonges : l’air, la terre, les maisons, les places publiques, les portiques, les vestibules, les appartements les plus secrets, les temples, les tribunaux et jusqu’au palais pontifical ? » (Epist. 12, p. 273) ... « On y perd ce qu’on possède de plus précieux, la liberté d’abord, puis la paix, la joie, l’espérance, la foi, la charité, en un mot les biens de l’âme ; mais dans le domaine de l’avarice, rien n’est regretté pourvu que l’argent reste. L’espoir d’une vie future est considéré ici comme une illusion vaine, ce qu’on raconte des enfers est une fable ; la résurrection de la chair, la fin du monde et Jésus-Christ, juge suprême et absolu, sont mis au rang des inventions puériles. L’amour de la vérité y est taxé de démence, l’abstinence de rusticité, la pudeur de sottise honteuse ; la licence, au contraire, est estimée grandeur d’âme, la prostitution mène à la célébrité. Plus on accumule de vices, plus on mérite de gloire ; une bonne renommée est regardée comme ce qu’il y a de plus méprisable, la réputation comme la dernière des choses ... Ce que je dis n’est ignoré de personne ... Je passe sous silence la simonie, l’avarice, la cruauté qui ne respecte aucun sentiment humain, l’insolence qui se méconnaît elle-même, et les prétentions de la vanité.... Qui ne rirait et ne s’indignerait à la vue de ces enfants décrépits (les cardinaux et les prélats) avec leurs cheveux blancs et leurs amples toges sur lesquelles ils cachent une impudence et une lascivité que rien n’égale ? …. Des vieillards libidineux poussent l’oubli de leur âge, de l’état qu’ils ont embrassé, et de leurs forces, jusqu’à ne craindre ni déshonneur, ni opprobre : ils consument dans les festins et dans les débauches les années qu’ils devraient employer à régler leur vie sur celle du Christ. Mais bientôt ces excès sont suivis d’autres excès encore, et de tout ce qu’offrent de plus condamnable l’impudicité et le libertinage. Les indignes prélats croient arrêter ainsi le temps qui fuit devant eux, et ils ne voient d’autre avantage dans la vieillesse, si ce n’est celui qui rend licite pour eux, et dans leurs idées, ce dont les jeunes gens eux-mêmes ne seraient pas capables.... Satan, d’un air satisfait, assiste à leurs jeux, il se fait l’arbitre de leurs plaisirs ; et constamment placé entre ces vieillards et les jeunes vierges qui sont les honteux objets de leurs nauséabondes amours, il s’étonne de ce que ses tentations sont toujours au dessous de leurs coupables entreprises …. Je ne dirai rien des viols, des rapts, des incestes, des adultères ; ce ne sont plus là que des badinages pour la lubricité pontificale. Je tairai que les époux des femmes enlevées sont forcés au silence par un exil rigoureux, non seulement loin de leurs foyers domestiques, mais encore loin de leur patrie. Je ne m’appesantirai même pas sur le plus sanglant des outrages, celui par lequel on force les maris de reprendre leurs épouses prostituées, surtout lorsqu’elles portent dans leur sein le fruit du crime des autres ; outrage qu’on a bientôt l’occasion de répéter, puisque la femme doit retourner dans les bras de son premier amant dès qu’elle peut de nouveau servir à ses infâmes plaisirs ... » (16ème lettre.)
Plus connus sont ces deux sonnets où le poète traduit son indignation en vers magnifiques :
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Sonnet CV. — Fiamma dal Ciel.... « Que la flamme pleuve du ciel sur tes tresses, ô Méchante ! toi qui, partie de l’eau et des glands, es arrivée à la richesse et à la grandeur en appauvrissant autrui ; toi qui mets la joie à mal faire. — Nid de trahisons, où se couve tout le mal qui se répand aujourd’hui par le monde ; esclave du vin, du lit et de la table ; chez toi la luxure est au comble. — A travers tes salons, jeunes filles et vieillards vont dansant, et Belzébuth au milieu avec ses soufflets, son feu et ses miroirs. — Jadis tu ne fus pas nourrie dans la plume ni à l’ombre, mais nue au vent et sans chaussure à travers les ronces. Aujourd’hui ta vie est telle que la puanteur en montera jusqu’à Dieu. »
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Sonnet CVII. — Fontana di dolore ... « Source de douleurs, réceptacle de colère, école d’erreurs et temple d’hérésie, autrefois Rome aujourd’hui Babylone, fourbe et criminelle, où éclosent tant de plaintes et de soupirs ; officine de tromperies, ô prison barbare, où le bien meurt, où le mal croît et grandit ; enfer de vivants ! Ce sera un grand miracle si le Christ à la fin ne se courrouce contre toi. — Fondée en une humble et chaste pauvreté, tu lèves les cornes contre tes fondateurs, ô courtisane éhontée. Où donc as-tu placé ton espérance ? Est-ce dans tes adultères, dans tes richesses mal acquises ?..... »
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Le lecteur espère sans doute que les choses se sont améliorées depuis Pétrarque ? Assurément, les gens d’Église sont devenus plus prudents, ils sont experts dans l’art de dissimuler leurs tares. Au lieu de les étaler cyniquement, à la manière de ces Papes tout puissants, qui se croyaient tout permis, ils sont obligés d’agir dans l’ombre et le secret. C’est là une des tristes nécessités de nos époques trop libres, où les yeux sont ouverts (quelquefois) et où l’esprit critique prend la parole pour proclamer la vérité.
En réalité, les mêmes causes engendrent nécessairement les mêmes effets. Un célibat obligatoire et contre nature ne peut engendrer que l’hypocrisie dans les rapports sexuels — ou les perversions les plus anormales. Comment l’ambition déréglée des gens d’Église, la facilité que possèdent les grands prélats d’amasser d’énormes richesses, de dominer à leur gré les êtres qui ont confiance en leur mission (et surtout les femmes et les filles), comment cet orgueil et cette puissance n’engendreraient-ils pas la corruption et le vice ? La turpitude et l’immoralité du clergé ne sont que les conséquences fatales d’un état de choses pernicieux. De telles institutions ne sauraient engendrer des mœurs simples, fraternelles et laborieuses.
Le Semeur reproduisait récemment (avril 1929) une page bien édifiante sur la vie du pape Pie IX. En plein XXème siècle, ce pape fut incestueux, adultère, faux-monnayeur et assassin — comme la plupart des « Saintetés » qui l’avaient précédé !
Quant à l’homosexualité, elle fleurit plus que jamais à l’ombre des sacristies et ses ravages s’étendent jusqu’aux plus hauts « sommets » de la chrétienté ! Le cardinal Merry del Val n’échappait pas à cette contagion, s’il faut en croire Victor Charbonnel, et les couloirs du Vatican sont remplis de « mignons », dont les complaisances spéciales assurent la fortune ! Nombreux sont les cardinaux qui gardent auprès d’eux un jeune « neveu » dont les services intimes leur sont précieux ....
Les fidèles catholiques n’en doivent pas moins se prosterner aux pieds de leurs saints pasteurs et vénérer les souverains pontifes, ministres et représentants de Dieu sur la terre !
Un bon croyant ne doit-il pas renoncer à tout jugement personnel et s’en rapporter aveuglément à la hiérarchie ecclésiastique ?
Le cardinal Bellarmin (dont les Jésuites sont parvenus à faire un saint) n’est-il pas allé jusqu’à prétendre « que si le pape se trompait en prescrivant des péchés et prohibant des vertus, l’Église serait obligée de tenir les péchés pour bons et les vertus pour mauvaises, si elle ne voulait pas pécher contre la conscience », (Si autem papa erraret proecipiendo vitia, vel prohibendo virtutes, teneretur Ecclesia credere vitia esse bona et virtutes mala, nisi vellet contra conscientiam peccare. De Rom. pontit., 4, 5, éd. Paris 1643, p. 456). Cité par le chanoine J. de Doellinger, La Papauté, p. 194.
RICHESSE ET AVIDITÉ DES PAPES.
Pour vivre dans la paresse et dans les jouissances, les Papes ont toujours recherché l’argent. Et ils se sont entourés de richesses, revêtus de costumes somptueux, afin de frapper l’imagination des simples et de leur imposer plus facilement leur lourde tyrannie.
Il est bon que l’on connaisse la cupidité des représentants du Christ — de ce Christ vagabond qui vivait de mendicité !
Ces représentants, pour accroître leur prestige, se parent comme des idoles. Leurs vêtements, leurs chaussures, etc..., sont d’une somptuosité inouïe.
Quelques exemples :
« J’ai vu des mules (chaussures du pape), dont les croix étaient en brillants et qu’on estimait cent mille francs (il s’agit de francs-or, bien entendu). » Armand Dubarry, Histoire de la Cour de Rome.
Le même auteur ajoute que la mitre de Boniface VIII avait coûté 9.500 florins-or, soit cent mille francs-or (cinq à six cent mille francs-papiers). Elle pesait dix livres.
Le Pape Léon X acheta à un joaillier vénitien une perle de 350.000 francs.
La tiare de Paul II (1464–71) valait 2.500 écus, soit un million 70.000 francs-or, ce qui représenterait vingt millions de francs d’aujourd’hui, en raison, non seulement de la dépréciation des monnaies, mais du renchérissement considérable de la main-d’œuvre et des matériaux.
Lors de la prise de Rome par le connétable de Bourbon, le célèbre artiste Benvenuto Cellini fut chargé de briser les tiares, afin de cacher les pierres précieuses et les joyaux plus facilement.
En 1831, Grégoire XVI, craignant l’émeute, fait enterrer sa tiare au pied d’un arbre, dans son jardin. Son successeur Pie IX fit de même en 1848. Le premier mouvement de ces bons apôtres consiste toujours à sauver la caisse !
On écrit des merveilles de leurs chaussures : Souliers de soie bordés et brodés d’or, de maroquin rouge avec talons rouges et ornements en or massif, de lin ou de laine blanche, mules avec croix d’or et pierres précieuses, etc....
Voici la description de la tiare, donnée par Mgr Battandier dans l’Annuaire pontifical :
« La tiare est formée d’un feutre très fin recouvert d’un tissu à mailles d’argent fabriqué exprès à Rome. L’intérieur est doublé en soie. C’est sur ce feutre que sont attachées les trois couronnes d’or, excessivement légères pour diminuer le poids. Chaque couronne se compose d’un bandeau d’or orné de pierreries et terminé par deux rangées de perles. Chaque rangée en contient 90, ce qui fait en tout 540 perles. Au-dessus du bandeau est la couronne ou mieux les fleurons formés d’un feuillage imitant une croix. Il est séparé de l’autre par un petit cercle d’or avec pierres précieuses, ce qui lui donne l’aspect de la couronne héraldique de duc. L’ornementation de la tiare est basée sur la forme octogone, c’est à-dire qu’il y a 8 fleurons : 4 émeraudes, 3 saphirs, 1 rubis. Les 8 pointes entre les fleurons ont 6 grenats et 2 rubis.
Deuxième couronne : 10 émeraudes, 24 rubis balais, 3 saphirs, une chrysolithe, 2 aigues-marines et 2 fils de perles.
Troisième couronne : 3 hyacinthes, 2 émeraudes, 19 rubis, 4 saphirs, 3 aigues-marines, 9 grenat, une chrysolithe et 2 fils de perles orientales.
Le sommet de la tiare est couvert d’une feuille d’or avec 8 rubis et 8 émeraudes. Sur elle s’appuie un globe d’or émaillé en bleu, surmonté d’une croix composée de 11 brillants.
Les fanons de la tiare, qui retombent sur les épaules du pape, portent 2 rubis, 4 topazes et 4 émeraudes.
En tout : 6 rangs de perles orientales, 146 pierres précieuses de couleur et 11 brillants.
Je m’excuse de cette énumération. Elle n’est pas inutile. Que de misères et de souffrances le Pape, s’il était sincère, pourrait soulager, avec la fortune qu’il porte sur la tête, comme un potentat oriental ou comme un comédien !
Le Christianisme a été fondé par des pauvres, soutenu par des misérables et il tire toute sa force morale de l’adhésion des malheureux. Et cependant, c’est au Vatican que l’on trouve les plus grandes richesses du monde, accaparées par une caste d’intrigants parasites et jouisseurs !
Doellinger fait la description de la Cour de Rome en 1518. Toutes les places d’employés de la Curie étaient vendues très cher — car elles permettaient de rafler de beaux bénéfices. Le nombre des référendaires n’était pas limité. Il y avait 101 solliciteurs, 101 maîtres des archives, 8 scribes des suppliques, 12 scribes du registre, 27 scribes de la pénitencerie, 81 scribes des Brefs, 104 collecteurs des plombs, 101 scribes apostoliques, 13 procurateurs, 60 abbreviatores de parco minori, 12 abbreviatores de parco majori, 12 avocats consistoriaux, 12 auditeurs de Rota (desquels il est dit qu’ils se contentaient des pourboires), 19 notaires, 29 secrétaires, 7 clercs de la Chambre. Environ 800 dévorants dont le principal souci consiste à rafler le plus d’argent possible, pour rentrer d’abord dans leur mise de fonds et pour s’enrichir ensuite, ainsi que leurs parents et leurs créatures.....
M. Young, (La France et Rome, cité par de Meissas), déclare qu’au XVIIème siècle, il y avait 250 fonctionnaires pontificaux, dont certains payaient leurs charges jusqu’à 180.000 francs....
Les frais d’administration du Palais du Vatican coûtaient, à eux seuls, 7 millions de francs-or par an. Il fallait donc que les Papes trouvent des ressources considérables.
Par la loi des Garanties (1871), le Gouvernement italien avait offert au Pape une subvention perpétuelle de 3.225.000 lires. La Papauté refusa.
Les accords du Latran (février 1929) sont plus généreux encore, puisque le Saint-Siège recevra 750 millions de lires en espèces et un milliard de lires en dette consolidée 5 % au porteur. On a calculé que cela représentait, au cours de la lire, plus de 4.800.000 dollars (120 millions de francs). Il faut y ajouter les revenus que le Vatican possédait déjà, soit plus de 2 millions de dollars. Au total : 170 millions de francs.
Des ressources aussi formidables (et nous ignorons le chiffre exact des sommes que le Pape reçoit, depuis la guerre surtout, des grands banquiers américains, qui le couvrent littéralement d’or), permettront à l’Église de poursuivre dans les meilleures conditions son œuvre d’évangélisation des masses, d’abrutissement de la jeunesse, de corruption des consciences par l’achat des politiciens, des journalistes, etc....
LES MARCHANDS DU TEMPLE.
La « Sainte Boutique » possède bien des moyens et des procédés pour rançonner les gogos.
« Aujourd’hui, les évêques ne payent plus leurs bulles que 4.400 francs (or), les archevêques 6.660 ... Mais le commerce des dispenses, indults, indulgences, etc..., marche toujours son train. Les papes du XIXème siècle y ont ajouté celui des titres de noblesse et des décorations. Il y a aussi les quêtes du denier de Saint-Pierre, dont les préfets violets se montrent grands zélateurs pour se faire bien voir de leur maître. Enfin, de pieux et riches imbéciles, très ignorants de la vraie origine et de la vraie histoire de la Papauté, offrent incessamment de magnifiques cadeaux à celui qu’ils croient sincèrement le représentant de Dieu sur notre petite planète. C’est bien entendu la France, cette précieuse vache à lait, qui fournit toujours le plus (30 millions environ par an, en or). » (Éphémérides de la Papauté, par l’abbé de Meissac, p. 216.)
Le trafic des Indulgences se fit d’une façon tellement cynique et exagérée qu’il souleva contre la Papauté de grandes colères et l’on sait que la révolte du moine Luther fut, dans une grande mesure, motivée par ce trafic. Mais ce que l’on sait moins, c’est que les mercantis du Vatican continuent aujourd’hui, plus que jamais, leurs lucratives entreprises.
Victor Charbonnel a reproduit les tarifs de la Sacrée Congrégation des Indulgences, tels qu’ils sont affichés à la Chancellerie du Vatican (la Congrégation des Indulgences a été supprimée en 1904, mais rattachée à la Congrégation des rites — et rien n’a été changé à la « bedide gommerce »).
Je ne reproduirai pas cette liste, car elle est longue — et fastidieuse. On y trouve les taxes pour bénédiction des chapelets, croix, crucifix, statues de Saint Pierre ; indulgence pour 4 jours de l’année, pour les sermons, pour la fin des retraites, pour les moribonds, les missions — et j’en passe plus de la moitié.
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On sait que l’Église ne reconnaît pas le divorce, qu’elle vitupère, au contraire, comme une effroyable immoralité. N’empêche que la Sacrée Congrégation romaine du Concile ne consacre une bonne part de son activité aux procédures d’annulation de mariages.
Il y a 22 ou 24 cas de divorce ... pardon : d’annulation ! Il suffit de démontrer que le mariage n’a pas été consommé (par suite de l’impuissance du mari, par exemple), pour que la Papauté annule l’union et rende leur liberté aux deux époux.
Bien entendu, cela coûte très cher.
« Dans une cause de mariage, il faut compter d’abord les frais de l’enquête faite par la cour épiscopale, et ceux-ci seront plus ou moins considérables, selon le nombre des témoins, leur éloignement de la Curie épiscopale, les indemnités à leur fournir, les experts dont on invoquera le témoignage. » (Annuaire pontifical)
Que d’intermédiaires à rétribuer, de pourboires à donner, de paperasses à noircir ! Cela se prolonge pendant des mois. Il faut remettre la main à la poche, pour activer les démarches, à plusieurs reprises. Finalement, il n’est pas possible de divorcer à Rome à moins de 50.000 francs, mais nombreux sont les cas d’annulation qui ont coûté 150.000, 200.000 francs et davantage. Cette comédie religieuse n’est à la portée que des gros porte monnaie.
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La vente des décorations papales fournit des ressources qui ne sont pas négligeables.
Il y a l’Ordre du Christ ; l’Ordre de Pie IX ; l’Ordre de Saint-Grégoire-le-Grand ; l’Ordre de Saint-Sylvestre ; l’Ordre de l’Éperon d’Or (qui a été récemment décerné à Podieux Mussolini, pour bien marquer la réconciliation du Vatican et du Fascisme !) ; les croix Pro Eccesia et Pontifice, les médailles Bene merenti....
L’honneur d’arborer ces rubans et de faire encadrer un diplôme signé de la Sainte main du Pape ne saurait évidemment trop cher se payer.... Il faut compter de 5 à 10.000 francs, ce qui n’empêche pas les amateurs d’être nombreux.
Le titre de duc coûtait 100.000 francs, avant la guerre. Le titre de comte, 20.000 francs. Le titre de baron, 12.000 francs. Il y a aussi des comtesses, des princes, des marquis... Le Vatican ne néglige aucun profit (les Hennessy, marchands de cognac, sont comtes du Pape (cité par Charbonnel), ce qui n’empêcha pas l’un d’eux d’être ministre de la République française et propriétaire du Quotidien, journal de gauche !!)
CONCLUSION.
Étudier l’histoire de la Papauté, c’est prendre la meilleure leçon d’anticléricalisme et d’antireligion.
Cela permet de saisir sur le vif le cynisme et la tyrannie des Imposteurs d’Église, exploiteurs de la Crédulité.
La Papauté est la dernière grande monarchie de droit divin qui existe dans le monde actuel. C’est l’institution la plus antidémocratique que l’on puisse concevoir.
Deux cent cinquante millions de catholiques sont dirigés par une oligarchie d’un millier de despotes romains (dont les neuf dixièmes sont italiens, ce qui explique que M. Mussolini ait cherché, dans un but impérialiste, à utiliser le concours de la Papauté).
L’oligarchie papale n’a pas de comptes à rendre, ni d’explications à fournir. Elle est infaillible. Elle peut commander ce que bon lui semble et décider les pires absurdités. Ayant fait de l’obéissance la première des vertus, les fidèles sont tenus de s’incliner, non seulement sans murmurer, sans réfléchir, sans discuter, sans chercher à comprendre, mais encore en se prosternant dans l’humilité la plus admirative.
Rien n’est plus contraire à l’esprit critique, à la dignité humaine, au droit à la vie consciente, que la Foi catholique.
Rien n’est plus dangereux pour notre effort d’émancipation et de révolte que cette mentalité rétrograde faisant de la chrétienté un troupeau d’esclaves abêtis.
L’association conclue entre Mussolini et Pie XI (chacun d’eux espérant bien, in petto, en tirer le maximum de profits) est dirigée en premier lieu contre le mouvement mondial de rénovation et d’affranchissement social et en second lieu contre la France. Non pas, certes, la France de Tardieu, de Poincaré ou de l’abbé Bergey, mais la France populaire, laïque, ardente et généreuse, prête à reprendre la grande œuvre révolutionnaire sabotée et trahie tant de fois depuis un siècle ….
« Les coqs ne chantent plus, ils sont plumés », pouvait-on lire en 1870, dans l’Osservatore Romano, journal du Pape, dirigé par le propre filleul du Pape Pie IX. Le Vatican se réjouissait du désastre qui accablait la France. Quelle ingratitude ! Car les Français avaient soutenu Pie IX contre les Italiens ; ils s’étaient aliénés les sympathies de ces derniers et de 1’Angleterre (sympathies précieuses, qui auraient empêché le traité de Francfort) pour être agréable au Vatican en envoyant des troupes françaises monter la garde à sa porte. Et voilà comment le Pape récompensait un dévouement aussi stupide !
Pourquoi ? Parce que, derrière les gouvernements éphémères, Pie IX apercevait le visage de la vraie France, celle de Voltaire, de Diderot, de 1793, celle qui ne se renferme pas à l’intérieur de ses frontières et qui jette aux opprimés du monde entier un cri d’espérance et d’encouragement.
La Papauté est un chancre hideux qu’il faut extirper complètement, définitivement, si l’on veut en finir avec toutes les tyrannies et toutes les oppressions, basées sur le mensonge, la haine, le fanatisme et l’intolérance.
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Pour compléter ce trop rapide et insuffisant exposé, voici quelques notes puisées dans la Chronologie des Papes. Il n’est pas douteux que, sur 260 papes qui ont régné — infaillibles représentants de la vertu et de Dieu ! — plus de la moitié ont été d’effroyables gredins, des tyrans sans scrupules, des débauchés, des voleurs, des assassins, des monstres avides de richesses, qui se vautraient dans les turpitudes les plus écœurantes.
Des 33 premiers évêques de Rome, nous ne dirons rien : ce sont d’illustres inconnus, dont la personnalité (pourtant canonisée !) et l’œuvre sont absolument nulles.
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SYLVESTRE (319), associe l’Église à l’empereur Constantin, couvert de crimes.
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LIBÉRIUS (352). Un des responsables des luttes sanglantes provoquées par l’hérésie des Ariens.
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DAMASE (366). Compétitions et luttes sanglantes à Rome.
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SÉRICIUS (384). S’associe au tyran Maxime pour exterminer les Manichéens.
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INNOCENT (402). Arme l’Occident contre l’Orient et suscite partout des conflits fanatiques.
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BONIFACE (418). Déclare indigne d’être clerc tout homme qui avait eu le malheur d’être esclave (Malgré cela, il y a des gens qui prétendent que c’est l’Église qui a supprimé l’esclavage !)
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LÉON (440). Tyrannique persécuteur des Nestoriens, des Pélagiens, des Manichéens, bref, de tous ceux qui pensaient autrement que lui.
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SYMMACHUS (498). Élu en même temps qu’un autre pape, Laurent. Guerres civiles. Accusé de crimes énormes, Symmachus fut déposé, mais revint au pouvoir après une lutte sanglante. Bannit les Manichéens et brûla leurs livres.
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BONIFACE II (530). Encore deux compétiteurs : Boniface et Dioscore.
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JEAN II (533). Achète son élection à prix d’or. Le Sénat proteste contre le corrupteur.
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VIGILIUS (537). Pape souillé de crimes. Fut détrôné et traîné dans la ville, la corde au cou. Mourut en exil.
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PÉLAGIUS (555). Réclame le premier la peine de mort contre les incrédules.
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GRÉGOIRE (596). On l’appelle « le grand ». Il encense le tyran Phocas, assassin de toute la famille impériale. Développe la superstition et favorise le pullulement de la clique monacale.
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FABINIAN (604). Voulait qu’on brûlât tous les livres.
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HONORIUS (625). Condamné comme hérétique par un concile œcuménique.
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THÉODORE (642). Absout Martine, femme de Constantin, qui avait empoisonné son mari pour lui succéder.
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CONON (686). — SERGIUS (687). Nouveaux schismes et nouvelles discordes. Sergius achète son élection en donnant à l’archidiacre Pascal les couronnes d’or suspendues devant l’autel de Saint-Pierre.
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CONSTANTIN (708). Fait crever les yeux à l’archevêque de Ravenne et condamne de nombreux citoyens rebelles à sa tyrannie.
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GRÉGOIRE III (731). Ordonne de prier pour les morts et de donner pour eux ... à l’Église ...
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CONSTANTIN II (767). C’était un simple laïque, qui se fit élire par violence et corruption.
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LÉON III (795). Le peuple de Rome se soulève contre ce criminel et l’attaque en pleine procession.
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EUGÊNE II (824). Encore un schisme. Le commerce des reliques et ossements prend une magnifique extension.
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LÉON IV (847). Imagina qu’un évêque ne pouvait être condamné que sur les dépositions de 72 témoins (il en suffisait de deux pour condamner un laïque !).
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PAPESSE JEANNE (854). Les cléricaux nient son existence, relatée par plusieurs chroniqueurs et historiens du temps. Enceinte d’un cardinal, elle mourut en accouchant.
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FORMOSE (891). Chasse son concurrent Sergius par la force.
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BONIFACE VI (896). Véritable scélérat. Condamné et supplicié pour ses nombreux forfaits.
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ÉTIENNE VII (896). Fait déterrer, pour le juger, son prédécesseur Formose. Il fut lui-même emprisonné et étranglé.
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JEAN X (898). Schisme entre lui et Sergius, fils de Benoît. Jean X fait un archevêque âgé de 5 ans.
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LÉON V (903). Compétitions, dépositions, emprisonnements.
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CHRISTOPHE (903). S’empare par la force de la Papauté. Chassé à son tour et tué par Sergius III.
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SERGIUS III (904). Monte sur le trône pontifical dont il avait été chassé deux fois. Célèbre par ses débauches avec la courtisane Marozia, dont il eut un fils, qui fut également pape, Jean XII.
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JEAN XI (914). Pape grâce à l’appui de Théodora, femme perdue de débauches.
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JEAN XII (931). Incestueux, assassin. Eut d’innombrables maîtresses et commit de multiples viols. Crevait les yeux et arrachait la langue à ses rivaux. Mourut des suites d’une correction qui lui fut infligée par un mari le surprenant en flagrant délit avec sa femme.
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JEAN XIII (956). Ce scélérat, chassé par le peuple romain, ne se maintint que par une sanguinaire répression. Était le fils de la courtisane Théodora II, fille de Théodora I et soeur de Marozia. Pendant 60 ans la « sainte Église » fut en réalité gouvernée par des ... grues.
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LÉON VIII (963). Créature de l’empereur Othon, qui fait étrangler son rival Benoît, élu pourtant par le clergé.
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JEAN XIV, (965). Chassé par le gouverneur de Rome, il le fit tirer par quatre chevaux et s’acharna sur son cadavre.
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BONIFACE VII (974). Dut s’enfuir à Constantinople, volant les trésors du Vatican. Fit crever les yeux de son rival, le pape JEAN XV.
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GRÉGOIRE V (996). Fait couper les mains, le nez et les oreilles à son concurrent Jean XVIII, qui fut ensuite pendu.
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BENOIT VIII (1012). Violentes compétitions avec Grégoire.
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BENOIT IX (1033). Élu pape à 12 ans. Se vautra dans les orgies. Trois papes gouvernent en même temps, s’arrachant à qui mieux mieux les richesses de l’Église.
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CLÉMENT II (1046). — DAMASE II (1048). Tous deux meurent empoisonnés.
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NICOLAS II (1058). Chasse et excommunie son prédécesseur BENOIT X, qui s’était d’ailleurs imposé, lui aussi, par la force.
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GRÉGOIRE VII (1073). L’un des papes les plus redoutables. Astucieux, vindicatif et cruel, fit peser sur le monde une tyrannie effrayante.
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URBAIN II (1088). Fit prêcher la première Croisade. Les papes sont responsables de la mort des cinq millions d’hommes qui ont péri dans ces hécatombes.
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PASCAL (1099). Son règne fut rempli d’attentats, de scandales et d’assassinats.
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CALISTE II (1120). Persécute l’anti-pape GRÉGOIRE VIII.
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HONORIUS II (1124). Excite les seigneurs à exterminer les Normands incrédules.
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LUCIUS II (1144). La Papauté était alors expulsée de Rome par la haine des Romains.
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ADRIEN V (1154). Se fait livrer par traîtrise le moine Armand de Brescia, qui avait critiqué les turpitudes papales, et le fait brûler.
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ALEXANDRE III (1159). Un schisme de 17 ans ... Début des persécutions contre les Vaudois, exterminés avec barbarie.
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LUCIEN III (1181). Excommunie les Vaudois et les Albigeois.
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GRÉGOIRE VIII (1187). — CLÉMENT III (1187). Prêchent la Croisade pour la reprise de Jérusalem.
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INNOCENT III (1198). Il envoie le sauvage saint Dominique exterminer les Albigeois. Tout le midi de la France est dévasté. Une des pages les plus sanglantes de l’histoire des papes, qui en compte pourtant de nombreuses.
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GRÉGOIRE IX (1227). Il met l’Allemagne à feu et à sang, par l’envoi des chevaliers teutoniques, qui réduisaient les habitants en servage.
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INNOCENT IV (1243). Empoisonneur et assassin ; ruine l’Italie en provoquant la guerre civile. Il étend les privilèges des inquisiteurs dominicains et déclare que les hérétiques doivent être mis à mort.
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ALEXANDRE IV (1254). Cherche à dépouiller de sa couronne le jeune Conradin, roi de Sicile. Introduit la torture dans les tribunaux de l’Inquisition.
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NICOLAS III (1277). Remplit l’Italie de discordes et de troubles, mais enrichit sa famille et ses bâtards.
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MARTIN IV (1281). Conduite scandaleuse. Il prend publiquement la concubine de son prédécesseur.
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HONORIUS IV (1285). Offre l’empire à Rodolphe, à condition qu’il fasse la guerre aux Français.
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BONIFACE VIII (1294). Célèbre par ses démêlés avec Philippe le Bel. Scélérat consommé, avait fait assassiner son prédécesseur. Simoniaque, homicide, usurier.
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CLÉMENT V (1305). S’établit à Avignon. Responsable du supplice des malheureux Templiers. Perfide et débauché, fit massacrer 4.000 Vaudois en un même endroit.
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JEAN XXII (1316). Ambitieux et tellement avare et voleur qu’il laissa une fortune de 25 millions de florins-or, somme inouïe pour l’époque.
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BENOIT XII (1334). Célèbre pour avoir séduit la sœur de Pétrarque, âgée de 18 ans. Sa lubricité était invraisemblable. Il mourut couvert de plaies hideuses.
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CLÉMENT VI (1342). Accablé de dettes, dépensait les revenus de l’Église avec des filles de joie. Provoqua la guerre en Allemagne, en Bohême, en Italie.
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INNOCENT IV (1352). Aussi avare et exploiteur que ses prédécesseurs.
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GRÉGOIRE XI (1370). Stimule le zèle des Inquisiteurs au Portugal.
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URBAIN VI (1378). Des 30 schismes qui ont déchiré l’Église, voici le plus long. « On vit pendant 50 années papes contre papes ; empires contre empires, églises contre églises, enfin l’Europe contre l’Europe : son sol déchiré, souillé par tous les crimes » (Meissas). Urbain fait torturer et assassiner 6 cardinaux qu’il accusait de comploter ; il fait tuer Jeanne de Naples, etc....
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BONIFACE IV (138!)). Ignorant, mais pillard à l’excès.
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GRÉGOIRE XII (1406). Son règne fut un tissu de lâches fourberies. Le Concile de Pise le déposa.
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ALEXANDRE V (1409). Ivrogne, gourmand, scandaleux ; ne dépare pas la collection.
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JEAN XXIII (1410). Empoisonne son prédécesseur pour lui succéder. Sodomiste et forban d’envergure. Le Concile de Constance le dépose, ce qui était justice, mais fait brûler Jean Huss, crime abominable.
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MARTIN V (1418). Fait massacrer les hussites révoltés.
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EUGÊNE IV (1431). Déposé par un Concile comme hérétique, sanguinaire et parjure.
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CALLIXTE III (1455). Homme d’argent et d’intolérance, confirme l’usage de la torture contre les hérétiques.
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PAUL II (1464). Brute fanatique, multiplia les procès d’hérésie.
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SIXTE IV (1471). S’amusait avec deux petits garçons dont il fit des cardinaux. Fit assassiner Laurent et Julien de Médicis. Les prostituées de Rome lui versaient un impôt de 20.000 ducats par an. Mourut syphilitique. (Il avait installé l’Inquisition à Séville).
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INNOCENT VIII (1484). Il avait eu seize enfants ! Multiplie les autodafés ; augmente les pouvoirs de Torquemada.
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ALEXANDRE VI (1492). De toute la collection de monstres qui ont régné sur les Chrétiens, celui-ci (Borgia) est peut-être le plus odieux. Ses crimes et ses empoisonnements sont trop connus pour qu’il soit utile de les rappeler.
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JULES II (1503). Livre Venise au pillage. Met la France en interdit. Élu par les pires corruptions.
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LÉON X (1513). S’enrichit, avec ses maîtresses, en exploitant... le Purgatoire.
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ADRIEN VI (1522). Créature de Charles-Quint. Despote et lubrique.
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CLÉMENT VII (1523). Met l’Europe à feu et à sang pour étouffer le protestantisme naissant.
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PAUL III (1534). Avait livré sa sœur à Borgia pour être nommé cardinal. Fut l’amant de sa propre fille ...
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JULES III (1550). Dépravé et homosexuel. Fulmine contre les hérétiques.
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PAUL IV (1556). Surexcite la lutte contre les Luthériens et plonge l’Europe entière dans le deuil.
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PIE V (1556). Ancien Inquisiteur. Défend aux médecins de soigner les hérétiques. Fournit des moyens d’action à Charles IX contre les protestants.
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GRÉGOIRE XIII (1572). Applaudit aux massacres de la Saint-Barthélemy.
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SIXTE V (1585). Un des plus grands fourbes de la Papauté. Voulut donner l’Angleterre protestante à Philippe II d’Espagne ! Approuve l’assassinat d’Henri III.
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GRÉGOIRE XIV (1590). Envoie une armée et dépense 500.000 écus d’or pour déchirer la France.
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PAUL V (1605). Assassinat de Henri IV. Partout des guerres intestines suscitées par le Vatican.
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GRÉGOIRE XV (1621). Excite le duc de Savoie à assiéger Genève. Fait persécuter les réformés en Pologne, etc.
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URBAIN VIII (1623). Emprisonne le vieux savant Galilée ...
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INNOCENT X (1644). Fut le jouet de sa belle-sœur (et maîtresse), Dona Olympia, qui pille le Vatican. Condamne le traité de Westphalie, qui admettait la liberté du culte pour les protestants.
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ALEXANDRE VII (1655). Appuie les Jésuites, stimule l’Inquisition, distribue les biens d’Église à ses parents.
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INNOCENT XI (1676). Obtient la révocation de l’Édit de Nantes, ce qui ruina la France.
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CLÉMENT XI (1700). Soutient la Compagnie de Jésus contre les Jansénistes.
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CLÉMENT XIV (1769). Après tant de scélérats, il eut le mérite de condamner enfin les Jésuites, non par humanité, mais par peur. Ils se vengèrent en l’empoisonnant.
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PIE VI (1775). Responsable du sang versé par la Chouannerie, en essayant d’abattre la Révolution Française.
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PIE VII (1799). Se fit lâchement le complice de Napoléon Ier, qui le malmena malgré tout, pour sa duplicité.
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PIE IX (1846). Canonisa l’Inquisiteur Arbués. Promulgua le Syllabus. Se proclama « Infaillible ». Finalement balayé par le peuple italien.
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LÉON XIII (1878). Astucieux et subtil. Prêche le « ralliement » à la République, mais fortifie le thomisme. Par son « Rerum Novarum » et sa « Démocratie chrétienne », chercha à faire dévier et échouer le vrai socialisme.
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PIE X (1903). La France dénonce le Concordat qui la liait à cet esprit borné. Il s’en venge en poussant l’Autriche à déclencher la guerre mondiale.
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BENOIT XV (1914). Hypocritement inféodé aux Empires Centraux, adopta ensuite une « neutralité » peu compromettante, à l’égard de la guerre mondiale.
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PIE XI (1922). Fasciste en Italie, en Espagne, en Pologne, en Hongrie, condamne l’Action Française en France. Joue la comédie pacifiste. Est le grand profiteur de la Guerre. Pactise avec Mussolini.... Mais le dernier mot n’est pas dit.
Dans ce rapide exposé historique, nous n’avons cité que quelques faits et quelques noms. Il ne s’ensuit nullement que les papes non cités aient été des hommes vertueux et bons (je ne prétends pas non plus que les scélérats et les avares n’ont jamais rien fait de bien). Ce qui est certain, d’une façon générale, c’est que la Papauté, qui se prétend une institution supérieure et sainte, a toujours été, au contraire, une entreprise de rapine, accumulant les crimes pour dominer l’humanité.
— André LORULOT.
BIBLIOGRAPHIE. — Indépendamment des ouvrages cités au cours de la présente étude (Doellinger, de Meissas, Charbonnel, Dubarry, etc...), voir La Vicomterie, Les Crimes des Papes.
PARADIS
n. m. (latin paradissus, du grec paradeisos, jardin)
Ce nom est donné aux séjours divers inventés par l’imagination humaine pour servir de demeures aux âmes favorisées des trépassés. Persuadés depuis toujours qu’ils possèdent une ou plusieurs âmes immortelles, les hommes ont de tout temps inventé des contrées merveilleuses pour les recevoir. D’ailleurs les visions et les songes ont renseigné les vivants sur le pays des morts ; innombrables sont les voyageurs qui ont exploré le séjour des morts. Tous les peuples ont eu, parmi leurs grands hommes que la légende magnifie, des êtres privilégiés qui sont allés visiter les lieux de délices ou de châtiments, dévolus aux esprits des défunts et, qui, au retour, ont narré avec un grand luxe de détails les délices et les épouvantes des uns et des autres. Aussi, le Peau Rouge connaît-il par avance les heureux territoires de chasse ; les indigènes de l’île Touga, l’île vaporeuse de Bolotu ; le Grec, sa prairie d’Asphodèle ; le chrétien, l’enfer et son paradis peuplé d’anges. Toutes les péripéties du départ, les dangers du chemin qui conduit au royaume, le nombre et les difficultés des obstacles à surmonter pour y parvenir, ont été dits et redits par les explorateurs d’outre-tombe et par les clergés de chaque religion.
La fantaisie de chaque peuple a diversement situé le royaume des morts. Tantôt c’est une île située au-delà des mers ou le sommet inaccessible d’une haute montagne, ou une vallée lointaine ou encore une immense plaine inconnue. Tantôt c’est le berceau légendaire de la race où l’on croit que les âmes vont reprendre celles de leurs ancêtres, ou bien le fond d’une caverne, le bord d’un fleuve ténébreux, parfois les astres, enfin le ciel, les nuages ou la voûte solide du firmament. L’idée d’un séjour souterrain ou sous-marin a donné lieu à des mythes innombrables ; idée suggérée par le mode de sépulture où la disparition régulière du soleil dans les flots ou derrière les montagnes. La grande majorité de ces distributions arbitraires sont de toutes les contrées et de tous les temps et, souvent nous les trouvons associées dans un même pays, combinées et utilisées par l’imagination d’une même tribu.
Les Algouquins envoyaient leurs morts dans une île au milieu d’un lac ; les Australiens et les naturels de toute la Polynésie, également dans une île située vers le soleil couchant ; de même Hésiode réserve aux esprits des héros les îles Fortunées, les monts Kino-Biclou à Bornéo, le mont Mérou dans l’Inde, le pic central de l’île Ceylan portent sur leurs plus hautes cimes le séjour funéraire. Les volcans du Nicaragua, de la NouvelleZélande, l’Heckla, le Vésuve, l’Etna ont été considérés comme des séjours infernaux. On connaît les enfers et les paradis des Grecs, des Latins, des Egyptiens, des Chaldéens, des Hébreux dont les similaires sont communs aux Indous, aux Chinois, aux musulmans et aux chrétiens ainsi qu’aux Kharens, aux Néo-Zélandais, aux peuples de l’Amérique centrale et de l’Amérique australe. Presque partout on admet des voyages d’âmes dans les airs et dans les astres. Les nuages, le soleil, la lune, les étoiles, la voie lactée, ont été tour à tour considérés, selon l’humeur du moment, soit comme paradis, soit comme enfer.
Mais quelles que soient les idées que les anciens et les modernes se font de l’autre monde, il n’est toujours que l’image extraordinairement amplifiée de ce monde et de l’existence journalière. Rien ne peut lui enlever ce caractère. Toutes les joies, tous les bonheurs que l’homme a connus ou désirés ; toutes les peines et les douleurs qu’il a subies ou souhaitées à ses ennemis ont été transportées soit au paradis, soit en enfer.
La pêche, la chasse, la guerre, l’ivresse, la volupté sexuelle, toutes ces joies, portées à un degré inouï de puissance et considérées comme éternelles, constituent le souverain bien du paradis de l’habitant du Kamtchatka, du Kharens, ceux du Groenlandais, de l’Araucan, du Mahométan. Le même excès de chaleur et de froid, de la faim, le travail forcé, les tortures et les supplices renaissant sans cesse, constituent l’appareil constant de tous les enfers. Le ciel des chrétiens est une assemblée de dévots exécutants des mélodies sacrées, chantant, dans une béatitude jamais lassée, des hymnes de reconnaissance au Tout-Puissant, dont le spectacle est leur plus haute félicité, comme le ciel des Bouddhistes est le lieu idéal où les adorateurs de ce Dieu continuent leurs disputes et leurs interminables discussions théologiques. Tous les paradis sont conformes à l’idéal mesquin de ceux qui les ont inventés pour leur usage ; ils copient textuellement leur vie étriquée. Ils n’ont qu’un défaut capital : celui d’être imposés dans le ciel à ceux qui ne le connaissaient pas sur la terre.
De bonne heure et presque partout, des distinctions ont été admises entre les demeures d’outre-tombe et entre les diverses catégories d’âmes. Les âmes plus méritantes — mérite souvent dû à la position sociale du mort plus qu’à ses propres qualités — jouissent chez presque tous les peuples d’une immortalité spéciale, et privilégiée, différente de celle réservée aux esprits du commun.
L’équité ne règne pas plus au royaume des morts que sur notre globe terrestre. Toutes les âmes n’ont pas la même destinée et, au ciel comme sur la terre, les plébéiens sont sacrifiés aux nobles et aux riches. La notion du vice et de la vertu, le sens de la justice sont les conquêtes les plus tardives de l’humanité, elles sont d’ailleurs encore inachevées. Et l’Eglise catholique qui prétend avoir apporté au monde la justice en est restée dans l’édification de son paradis aux conceptions les plus barbares et les plus injustes des peuples anciens et des sauvages. Elle réclame les rigueurs de l’enfer pour ses adversaires et ses prédécesseurs, c’est-à-dire la majorité des humains. Elle exclut de son paradis, non pas les assassins confessés, ni les criminels repentants, mais les gens qui n’ont pas cru à ses dogmes ; de plus elle en chasse les fidèles des autres religions, trois ou quatre fois plus répandues que le christianisme. Et parmi ses élus, elle favorise les papes, les prêtres, les moines et les ecclésiastiques de tout acabit, qui, de par leur profession même, sont assurés d’avoir meilleure part aux félicités éternelles.
La répartition des châtiments et des récompenses a toujours été adéquate à la conception morale des temps où les religions et les mythologies se sont formées, mais elle reste toujours inférieure au niveau de la moralité acquise en dehors et à l’encontre des religions. Rarement la justice d’outre-tombe a inspiré une crainte salutaire aux malfaisants, et elle a apporté un réconfort douteux, une consolation vaine aux peuples dont elle résume l’idéal. En rejetant hors de la réalité la réparation possible des maux présents, elle a opposé un obstacle incalculable au développement de l’activité humaine. De plus, la croyance aux paradis et aux enfers a surtout été utile aux exploiteurs de la faiblesse humaine, car, complice de la servitude physique et morale, arme aux mains des maîtres incapables d’élever les caractères et de diriger le progrès, elle a maintenu les humbles dans l’ignorance et la crainte, facteurs de résignation ; elle a déchaîné contre les conceptions analogues ou contraires, les persécutions et les bûchers et a ainsi inondé de sang toute la terre. Socialement, la promesse du paradis, pour les chrétiens entre autres, a eu surtout pour but — et pour effet — de faire accepter aux déshérités leurs souffrances et leurs privations, l’infériorité même de leur condition comme une épreuve bienfaisante qui leur vaudra, après la mort, une félicité compensatrice. Et, pendant que les pauvres se consolent du mieux qu’ils peuvent avec le mirage de joies problématiques, les grands de ce monde — et les princes de l’Eglise au premier rang — se hâtent de savourer les jouissances positives, certaines au moins, de la vie terrestre.
— Ch. ALEXANDRE
PARADOXE
n. m. A été formé des mots grecs para (à côté) et doxa (opinion)
Dans l’Encyclopédie de Diderot, on lit cette définition du paradoxe :
« C’est une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond ou du moins peut recevoir un air de Vérité. »
Le paradoxe est l’opinion de l’homme qui préfère une vérité nouvelle, même incertaine, à l’enlisement dans les idées acquises. Il est à la recherche idéologique ce que l’hypothèse est à la recherche scientifique. Le but du paradoxe est la vérité, comme celui de l’hypothèse est la certitude. Mais pas plus que l’hypothèse ne devient toujours une certitude, le paradoxe n’est toujours la vérité de demain. De même les opinions reçues qui s’opposent aux paradoxes ne sont pas toujours des préjugés. Ces opinions ont été des paradoxes avant de devenir soit des vérités, soit des préjugés. Les paradoxes qui sont des vérités demeurent. Ceux qui sont des préjugés sont emportés par de nouveaux paradoxes. Il. ne s’agit donc pas de prendre parti, soit pour l’opinion reçue, soit pour le paradoxe ; il s’agit de choisir la vérité là où elle se trouve. C’est l’attitude de la science devant l’hypothèse ; elle l’adopte, elle lui apporte la démonstration qui en fait une certitude quand elle a découvert qu’elle est vraie. C’est le sort de l’utopie qui est une forme du paradoxe et qui devient un jour réalité. Toutes les inventions ont été des paradoxes, des utopies, tant qu’elles sont restées dans le domaine de l’imagination ; l’expérimentation les a fait passer dans celui de la vérité et de la réalité.
Proudhon disait :
« Il n’est pas une vérité qui n’ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. »
Il n’est pas un progrès qui n’ait été un paradoxe à un moment quelconque de l’humanité, depuis la production et les usages du feu que certains hommes ignorent encore aujourd’hui, jusqu’à ceux de la vapeur et de l’électricité. La locomotion aérienne, imaginée et recherchée par l’homme depuis qu’il a observé le vol de l’oiseau, a été un paradoxe tant que l’aérostation et l’aviation ne l’ont pas réalisée. Il y a cent ans, on aurait traité de fou celui qui aurait prédit qu’en 1931 on volerait plus longtemps, plus haut et plus vite que les oiseaux ; on l’aurait peut-être envoyé à Bicêtre, comme on avait jeté en prison Galilée lorsqu’il avait soutenu que la Terre tournait autour du Soleil. Les communications interplanétaires sont encore du domaine du paradoxe, de l’utopie ; elles ne le seront peut-être plus dans cent ans ou dans mille ans et il n’y aurait pas à traiter de fou celui qui annoncerait que l’homme pourra alors, dans la même journée, aller déjeuner dans la Lune et coucher dans Vénus ou dans Saturne. Qui sait quelles choses encore plus extraordinaires la science permettra, dans dix ou cent siècles d’ici, si l’humanité ne s’est pas exterminée elle-même avant ? Car, le paradoxe le plus impossible à soutenir aujourd’hui, devant les exemples qu’elle donne de sa folie, est qu’elle ne court pas au suicide général de tous ceux qui la composent. Rien n’est impossible. « Celui qui en dehors des mathématiques pures prononce le mot impossible manque de prudence », disait Arago, ce qui n’empêchait par le même Arago de soutenir, à propos des chemins de fer, que la basse température des tunnels, avec le passage subit du chaud au froid procurerait aux voyageurs des fluxions de poitrine !...
Le paradoxe est contraire à l’opinion, mais non à la raison. « Paradoxa », et non « paraloga », disaient les stoïciens qui émettaient les vérités éternelles de la sagesse reconnues de tout temps et toujours à reconnaître. La philosophie antique a pourvu de paradoxes toutes les philosophies de l’avenir sans qu’elles arrivent à les épuiser. La fourberie théologique a, à dessein, assombri la sérénité philosophique en introduisant dans les discussions paradoxales les affirmations stupides de ses élucubrations. Car on ne saurait admettre comme paradoxe, c’est-à-dire vérité probable soumise au contrôle de la raison et des faits, ce qu’on doit croire parce que c’est absurde. Credo quia absurdum ! Comme l’hypothèse expérimentale, le paradoxe qui sera la vérité est fondé sur une observation antérieure. Il n’y a aucune observation à la base de la métaphysique théologique ; il n’y a que les phantasmes d’imaginations en délire exploités par des imposteurs.
Il y a le paradoxe dont la vérité est reconnue implicitement par l’opinion, mais qu’elle laisse à l’état de paradoxe, parce qu’elle n’en tire pas toutes les déductions nécessaires, soit par incapacité, soit par indifférence. Tel est ce paradoxe de V. Hugo voyant dans le travail parlementaire celui de « quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s’imaginent qu’ils bâtissent un édifice social parce qu’ils vont tous les jours à grand peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois des Tuileries au Palais Bourbon et du Palais Bourbon au Luxembourg ». D’ailleurs, tout ce qui constitue la vérité sociale est paradoxe dans l’état social basé sur le mensonge, ce mensonge conventionnel qui est, au dire de ses augures, une nécessité vitale des sociétés. Le pain et le bien-être pour tous, l’ « à chacun selon ses besoins », la liberté individuelle, la justice sociale, qui sont des vérités naturelles et élémentaires, sont devenus des paradoxes dans un monde constitué sur les sophistications les plus pernicieuses. En 1534, Sébastien Franck dans son livre Paradoxes, après avoir défini le paradoxe « quelque chose qui est vrai, mais que tout le monde tient pour faux », donnait le commentaire de deux cent quatre-vingts de ces vérités essentielles dont l’artificieuse casuistique sociale a fait des paradoxes.
Par contre, les sophismes les plus haïssables sont érigés en vérités sociales, tel le fameux aphorisme : Si vis pacem. para bellum — « Si tu veux la paix prépare la guerre » — qui est la loi du monde actuel, malgré toutes les expériences qui en ont démontré l’indiscutable fausseté, mais que les hommes se laissent toujours imposer par la fourberie de leurs gouvernants. Il a fallu le monstrueux impérialisme de Napoléon pour ressusciter cet exécrable sophisme en rétablissant le culte barbare de la force militaire disparu avec les Romains. Depuis ces sinistres fossoyeurs du monde antique, personne n’avait pensé à préparer la guerre pour assurer la paix. Les mégalomanes Louis XIV et Frédéric, eux-mêmes, ne levaient des armées que pour faire la guerre ; en dehors des pauvres diables et des aventuriers ramassés par les recruteurs et que poussaient la faim et des perspectives de pillages, ils auraient vainement tenté d’intéresser leurs peuples à leurs entreprises. L’ « amour sacré de la Patrie ! » ne les avait pas encore poussés à cette duperie qui leur fait confondre la patrie avec les Napoléon et avec les coffres-forts de leurs maîtres ! Malgré la « gloire » des quinze années de brigandage guerrier que fut le règne de Napoléon Ier, les peuples avaient un tel mépris de cette espèce de gloire qu’ils restaient résolument pacifistes. Par contre, ils étaient soulevés par un véritable internationalisme de l’esprit, formé et fécondé par l’enthousiasme des idées de la Révolution Française, et qui suscita dans toute l’Europe les événements de 1848. En 1859, Emile de Girardin, un des porte-parole les plus autorisés de la bourgeoisie régnante, faisait paraître un ouvrage sur le Désarmement Européen, où il écrivait :
« A quoi servent les armées ? Elles servent à créer le risque de guerre et à l’entretenir. Il n’existerait pas sans elles. »
Daumier raillait avec une verve impitoyable la « paix armée » qui dormait sur des canons et sur des pointes de baïonnettes. Un Napoléon III lui-même, qui ne voyait que dans la guerre le moyen de soutenir la légitimité de ses criminelles usurpations, sentait le besoin de sacrifier au pacifisme des idées en prenant en 1863 l’initiative d’un désarmement de tous les pays militarisés, et d’une révision des traités de 1815 qui avaient créé un état de conflit permanent. Mais la peste napoléonienne avait déposé son virus dans toute l’Europe et empoisonné les peuples. En 1870, l’abcès creva. Depuis, l’infection n’a pas cessé de se répandre, contaminant le monde entier. Le culte de la force et la haine de la pensée, l’admiration de la brute, la pratique du banditisme colonial, l’abandon de tous scrupules, le mépris de toute justice sociale, le règne du muflisme : tout cela a formé cette monstrueuse aberration qui a eu son couronnement dans la guerre de 1914. Or, cela n’a pas suffi. Une récente statistique a montré que les dépenses militaires des nations dites « civilisées » absorbent chaque année plus de cent milliards. Les cinq nations qui sont les plus « civilisées » : Etats-Unis, Russie, France, Angleterre, Allemagne, figurent dans ce chiffre pour cinquante milliards à elles seules. Inconsciemment, car la vérité sort toujours, même de la bouche de Tartufe, les journaux disent, en reproduisant cette statistique :
« Que ne ferait-on pas pour le bonheur de l’humanité avec cet argent ? »
Mais ils se reprennent vite, sous l’œil des carnassiers qui les tiennent à leur solde, pour dire que le bonheur de l’humanité consiste à avoir de nombreuses armées, des flottes puissantes, de gros canons, des avions redoutables, des gaz aussi « moutarde » que possible, et pour chanter le saint cantique :
« Si vis pacem para bellum !... »
Au moins, la paix du monde est-elle assurée moyennant toute cette préparation guerrière ? Non, le monde est plus que jamais menacé de la guerre !... Alors, on ne comprend plus et on demande : jusqu’où ira-t-on dans la voie de cette folie ?... Les exécrables malfaiteurs qui mènent la danse ne le savent pas eux-mêmes ; ils paradent, ils étalent leur incommensurable sottise, leur hideuse vanité, aux applaudissements des peuples de plus en plus trompés et abrutis.
Dans son Paradoxe sur le Comédien, Diderot a montré un autre aspect du paradoxe, celui d’une vérité qui ne cesse pas d’être à la fois démontrée et déniée dans les faits. Le paradoxe soutenu par Diderot est qu’un comédien joue d’autant mieux ses rôles qu’il y apporte moins de passion et reste maître de lui. Le débat est toujours actuel et prête toujours aux déductions les plus variées, comme celles qu’en a tirées Diderot et qui sont autant de paradoxes bâtis sur les mobiles contradictoires des individus dans leur activité sociale. Nous ne nous arrêterons que sur celui-ci :
« On ne devient point cruel parce qu’on est bourreau, mais on se fait bourreau parce qu’on est cruel. »
C’est là un paradoxe redoutable. Il renferme tout le problème de la psychologie des hommes qui, à un moment donné et dans des circonstances quelconques, tiennent en leur pouvoir la vie des autres hommes. Les gens qui sacrifient la vie des autres sont toujours des bourreaux aux yeux de leurs victimes. Eux se considèrent toujours comme des justiciers agissant dans des buts légitimes. Ils ignorent le remords qui est une fiction romantique, ils tuent « avec tranquillité » et ils conservent un « cœur léger » devant les hécatombes qu’ils commandent. La légitimité, ou ce qu’ils croient telle, de leur fonction est-elle assez puissante pour créer cette insensibilité qu’on peut appeler « professionnelle » de l’homme d’Etat, du juge, du militaire, du bourreau lui-même, ou cette insensibilité vient-elle de leur cruauté naturelle qui seule leur permet d’accepter leur sanglante fonction ? Voilà la question redoutable que pose le paradoxe de Diderot. Elle est particulièrement grave pour les révolutionnaires à qui sont proposées les solutions sociales de la violence et ils ne sauraient y répondre sans avoir de leur côté sévèrement interrogé leur conscience. Car un homme cruel ne sera jamais juste ; il sera un tyran, il ne pourra être un propagateur de la liberté, quelle que soit la légitimité de la cause qu’il aura choisi de servir et pour laquelle il se sera fait bourreau. Cet homme sera toujours plus nuisible qu’utile à cette cause, même en faisant ses « gros ouvrages », ceux de la guillotine et de la fusillade ; car la violence n’est qu’un pis aller, même employée pour la vraie justice, et le sang, quel qu’il soit, laisse toujours une tache sur celui qui l’a répandu. La force des forces est celle de l’idée ; c’est la force qui convainc, ce n’est pas celle qui frappe ; c’est la force de l’apôtre, ce n’est pas celle du bourreau ; c’est la seule force qui peut produire la véritable justice sociale et dresser une solidarité humaine vraiment pure. Avant de recourir à la violence, regardons en nous-mêmes, longuement, profondément, pour savoir si nous obéirons réellement au sentiment de la justice ou à la cruauté qui nous aveuglera et souillera nos actes, même les plus légitimes.
On n’en finirait pas de discuter sur le paradoxe, tant il est un des moyens les plus brillants et les plus féconds de la rhétorique en ce qu’il l’alimente incessamment de sujets et d’arguments imprévus. Il est très souvent une attitude de la vanité humaine, le produit d’un esprit de contradiction plus ou moins subtil et dont les opinions sont plus ou moins fausses quoique non reçues, ou le besoin « d’épater le bourgeois » par des sornettes non moins sottes que les siennes. Mais il est souvent aussi une défense de l’esprit contre l’incontinence bavarde, qui « parle comme un livre » et ne débite que de stupides lieux communs. Il y a une foule de gens qui, pour se prouver qu’ils existent, ont besoin de parler à tort et à travers. Ils se croiraient morts et se tâteraient s’il leur arrivait de rester silencieux pendant un quart d’heure. Bien entendu, ce sont ces gens qui ont tant de choses à dire qui débitent le plus d’insanités. Devant ce flot, il ne reste d’autre ressource, quand on ne peut fuir le bavard ou la société dont il fait partie, que de riposter à son « bon sens » par des paradoxes exprimant la contrepartie de ce qu’il dit. Au monsieur qui a hérité de ses grands-parents l’habitude de dire après chaque repas, en guise de poussecafé : « Encore un que les Prussiens n’auront pas ! » on peut soutenir qu’au contraire ils l’ont eu avant lui et qu’ils l’auront encore après. On peut faire, sur ce sujet, des discours qui rempliraient vingt volumes aussi copieux et aussi ennuyeux que ceux où M. Poincaré cherche toujours à justifier sa « mobilisation qui n’est pas la guerre ! ». Comme la majorité des gens sont de séniles moulins à « bon sens » et partagent les opinions de M. Poincaré, on ne tarde pas, et avantageusement, à passer pour un « piqué » qui est regardé avec pitié et qu’on finit par laisser tranquille. A mesure qu’il avance en âge, l’homme intelligent goûte de plus en plus la satisfaction de passer pour un « piqué » dans un monde où les gens « raisonnables » sont si souvent des abrutis. C’est le signe de sa bonne santé intellectuelle et morale. Il dit comme J.-J. Rousseau : « J’aime mieux être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés. »
— Edouard ROTHEN.
PARAÎTRE
Nous ne nous occuperons de ce mot -qui semble né du latin parere : être engendré, mis au jour — que dans le sens de se montrer, se faire remarquer sous des apparences aussi brillantes que possible et le plus souvent fausses, pour donner de soi une idée plus avantageuse que la réalité.
Certes, il est normal, nécessaire même, de faire valoir les qualités que l’on a, quand elles peuvent être utiles aux autres en même temps qu’à soi-même. Il peut être bon que l’individu cherche à attirer l’attention sur lui lorsqu’il a à offrir, en échange du bénéfice qu’il en retirera, un équivalent certain. Il est même indispensable au progrès humain, il est de l’intérêt collectif, que l’homme possédant une réelle supériorité dans une branche quelconque de l’activité, se fasse connaître et que son œuvre soit mise en évidence. Le « besoin d’être unique », dans lequel M. Valéry voit la racine de l’orgueil, manifeste un désir légitime de paraître quand il est celui du savant, de l’inventeur, de l’artiste, de l’artisan qui veulent faire participer la collectivité au bénéfice de leur savoir, de leurs découvertes, de leurs travaux, des perfectionnements et des embellissements qu’ils apportent à la pensée et aux formes de la vie. L’excès de modestie, ou — ce qui serait la même chose — l’excès d’orgueil qui les ferait se renfermer dans la retraite et cacher leur œuvre à tous les yeux, serait injustifiable et coupable. Paraître est donc, en certaines circonstances où l’individu se fait connaître par une activité novatrice et féconde, une condition de progrès, un stimulant de l’initiative personnelle contre l’indifférence collective et la stagnation sociale.
Mais trop souvent le « besoin d’être unique » n’est qu’un vulgaire besoin de paraître excité par la vanité. (Voir ce mot.) Même chez ceux qui méritent l’attention publique, trop souvent la sotte vanité l’emporte sur un orgueil justifié et fait se détourner les regards dirigés sur le savant ou l’artiste vers le cabotin qui est leur double. Combien d’hommes remarquables, légitimement admirés pour leurs travaux, ont souillé leur gloire et fait oublier leur mérite en sombrant dans les affaires ou la politique ! On peut être un génie et n’être qu’un petit caractère, voire un hurluberlu. L’exemple abonde dans l’histoire d’hommes, d’abord grands et vertueux, qui furent entraînés par la fureur de paraître à devenir des scélérats. Combien, sans s’élever si haut et descendre si bas, qui ternissent eux-mêmes la considération méritée par leur œuvre en intriguant, sans dignité, pour des salamalecs au « cher maître », des décorations, un habit vert avec plumes d’autruche et la petite épée qui a une rigole pour le sang ! Combien traînent une noire mélancolie parce qu’ils n’ont pas leur portrait dans l’album Mariani et sont négligés par l’actualité publicitaire ! Combien se laissent emporter par le vertige malsain de l’arrivisme et désertent les régions sereines de la pensée et de l’art pour congratuler des ministres, distribuer des « prix de vertu » et parfois finir en correctionnelle !...
Paraître a été une nécessité primitive de l’humanité, sa première manifestation psychologique. Cette nécessité est venue du besoin sexuel, quand il a inspiré à l’individu le désir de plaire, de séduire par des apparences flatteuses le mâle ou la femelle convoité. Paraître est dans l’instinct de la nature tout entière quand, « immense champ d’amour », a dit Buchner, elle se pare féeriquement de toutes les merveilles au temps enchanté des pariades. Ce désir de plaire a appris à l’homme, comme à l’animal, à faire valoir ses avantages personnels et à donner l’illusion de ceux qu’il ne possède pas. Pour paraître auprès de la femelle et l’emporter sur ses rivaux, le mâle fait le beau, il montre son courage, son audace, son adresse, il étale ses grâces physiques. Il fait prendre à sa voix les inflexions les plus caressantes, à son langage le ton le plus éloquent. Il se livre à toutes les violences et à toutes les douceurs. Il cherche à vaincre dans le combat furieux et sanglant, à charmer dans la paix poétiquement inspirée. Il est Hercule tuant la reine des Amazones et filant aux pieds d’Omphale. Contre la puissance de cet instinct de nature, toute résistance est impossible sans les plus graves désordres ; il sonne triomphalement la fanfare de la vie victorieuse de toutes les aberrations mortifiantes grâce aux prodiges de l’amour. Plantes, bêtes et gens y sont soumis ; mais alors que les premières lui obéissent simplement et normalement, les hommes ont voulu le « civiliser ». Ils ont ainsi créé, avec toutes les aberrations de l’amour, toutes celles du besoin de paraître. Alors que ce besoin ne dépasse pas chez les animaux la satisfaction sexuelle, il s’est compliqué chez les hommes de prolongements conventionnels, tels le mariage destiné à perpétuer une illusion qui devient ainsi contre nature et produit les pires égarements. Il s’est en outre étendu à toutes les formes de la vie civilisée au point qu’il préside à toutes les manifestations de son organisation artificieuse.
Il semble que, dans une vraie civilisation le besoin de paraître par les moyens de la violence et de la tromperie aurait dû s’atténuer de plus en plus pour s’anéantir à mesure que l’homme acquérait plus de connaissance et de raison, qu’il pouvait davantage dominer ses passions et corriger sa nature primitive. Il n’en a rien été. Plus l’homme a eu la possibilité de se développer et de grandir en valeur intellectuelle et morale, plus il a cherché à paraître sous de fausses apparences, plus il s’est ingénié à s’abaisser intellectuellement, à se souiller moralement. Plus l’homme a découvert de moyens de bien-être, de vie facile et agréable, de raisons d’entente et de cordialité avec autrui, de possibilités de rapports sincères de plus en plus étendus dans le monde entier, plus il a multiplié les difficultés, les ruses, les abus, les prétextes de conflits en se montrant faux, hypocrite, avide d’une considération de mauvais aloi et d’une puissance usurpée. Plus il a étouffé ses scrupules, plus il est devenu effrontément, cyniquement menteur, poseur, charlatan, cabotin, réclamiste, pour atteindre, au moyen du bluff et du puffisme à la frénésie d’arrivisme dont on voit aujourd’hui le débordement calamiteux. Cela suffirait à montrer la fausseté de la vie socialement organisée et à prouver que ce qu’on appelle la « civilisation » n’est que la barbarie plus policière que policée.
Dans le but de paraître, l’homme avait d’abord inventé la parure pour suppléer l’insuffisance de ses avantages naturels. Il avait commencé par se parer de plumes, se tatouer le corps, se mettre des anneaux dans le nez et aux oreilles, se pendre au cou des verroteries, se vêtir d’étoffes éclatantes ; il avait créé la mode. Celle-ci, et toutes les façons de se faire valoir, sont restées primitives chez l’homme primitif. Elles se sont compliquées à l’extrême chez le civilisé pour arriver aux raffinements de la toilette, aux maquillages savants et aux chirurgies esthétiques de l’heure présente. En même temps, le besoin de paraître s’est surexcité dans l’esprit propriétaire, thésauriseur, spoliateur, et dans le désir de domination qui s’est exercé d’abord sur le voisin de case, les compagnons du clan, pour s’étendre ensuite sur les nations et le monde entier. De l’individuel il est passé au collectif pour créer arbitrairement les suprématies de castes et de races, justifier les classes et les impérialismes. La vanité individuelle, excitée par la vanité voisine, a trouvé son appui dans la vanité du groupe de plus en plus nombreux et fait prendre au besoin de paraître un caractère vésanique et épidémique. De l’égotisme, dont la forme saine et intelligente est dans « la culture attentive des diverses facultés du moi » (Fonsegrive), elle a fait l’hypertrophie du MOI, sentiment excessif de la personnalité et exagéré au point de ne considérer que soi et de vouloir n’occuper les autres que de soi. Suivant les époques et les circonstances, ce sentiment prend les formes précieuses du narcissisme barrésien et se manifeste, individuellement, et passivement, dans une sorte d’onanisme intellectuel cultivé en un quelconque Jardin de Bérénice ; mais il est furieusement épris d’action pour les autres à qui il dit :
« Allez ! enfants de la Patrie ! »
Ou bien, il s’aiguille vers des activités collectives plus grossières et plus brutales. J.-R Bloch constatait, en 1828, que le sport français était « en train de se tourner en une sorte d’égotisme plastique et sensuel dont les effets ne sont pas moins morbides que l’égotisme cérébral de Barrès ». Encore plus exaspérée, la vanité individuelle se manifeste dans l’activité catastrophique des mégalomanes, prétendus « surhommes » auxquels les simples vaniteux ont la sottise de remettre leur destin. C’est ainsi que du primitif qui a commencé à se peindre le visage, il y a des milliers d’années, pour plaire à sa femelle, et tué son voisin pour s’emparer de sa chasse, jusqu’aux arrivistes convoitant la possession du monde et aux mégalomanes chefs d’Etats décidant « les mobilisations qui ne sont pas la guerre », se sont déroulés tous les aspects du besoin de paraître. Simplement naïf chez l’homme de la nature ne cherchant, comme la plante et comme l’animal, que sa meilleure place au soleil, ce besoin a atteint l’aliénation frénétique du dictateur jamais satisfait, jamais rassasié, toujours prêt à mettre le monde à feu et à sang, à décréter la misère et la ruine de millions d’hommes pour la satisfaction de son exécrable vanité. Un Néron incendiait Rome pour montrer qu’il était un grand artiste ; un Clemenceau a fait prolonger la Grande Tuerie pour prouver qu’il faisait la guerre. Et les peuples, intoxiqués, hallucinés par la même vanité, dressent des monuments de gloire à ces fous sanguinaires en chantant qu’ils ont « bien mérité de la Patrie !... ».
Car, au-dessous des Néron et des Clemenceau qui font ce qu’on appelle « l’histoire » et sont les Himalaya de la sottise humaine, il y a la cohue innombrable des piqués, des mythomanes — monomanes du mensonge, — des mégalomanes, des aliénés de toutes sortes, furieusement acharnés à se hisser les uns sur les autres, à s’écraser et à se dévorer entre eux pour paraître au-dessus de leur environnement. Les crabes qui s’agitent dans un panier où ils sont entassés donnent un spectacle bien innocent à côté de celui-là. Rien ne fait mieux comprendre la monstruosité de l’état social, son incapacité à se constituer sur des bases rationnelles, que ce grouillement de vanités sordides. Rien ne montre davantage le détraquement du mécanisme à l’envers qu’on appelle « civilisation » et qui annihile, broie, sacrifie tout ce qui est vrai, juste, équilibré, généreux, bienfaisant, pour le triomphe des gredins et des fous.
Il convient de distinguer entre ceux que tourmente le désir de paraître. Il y a la masse grégaire, la foule des « innocents », des « pauvres d’esprit » à qui le ciel est promis et dont, la vanité chétive se repaît de cette merveille, celle des simples imbéciles dont un besoin simiesque d’imitation satisfait la vanité puérile dans la pratique de la mode, celle des imbéciles plus compliqués qui obéissent au snobisme. Ceux-là sont plus victimes de leur sottise qu’ils ne sont bénéficiaires de leurs ambitions toujours déçues. Pris individuellement, ils sont rarement dangereux, seulement capables à l’occasion de se mettre à ruer et à mordre comme une bourrique quand elle est trop fortement étrillée. Les dégâts qu’ils peuvent produire sont limités par leur incapacité intellectuelle, leur aboulie congénitale et leur peur des coups. Mais le danger vient de leur masse. Grenouilles pullulantes dans le marais social, « majorité compacte », malgré ce déliquescente, soumise à toutes les abjections, rétive à toutes les générosités, favorable à toutes les turpitudes : ils sont le troupeau stupide qui se plante sur la tête des plumets, des cocardes, des petits drapeaux, pour suivre les tambours, tirer au sort, marcher aux urnes, se ruer aux mascarades patriotiques et courir à tous les appels du canon. Ils sont les soutiens et les dupes des malfaiteurs qui ont fait du besoin de paraître un système d’exploitation, des criminels qui entretiennent l’état social dans la frénésie de ce besoin, de tous ceux qui en sont les professionnels et par qui sévit l’arrivisme dont nous parlerons plus loin.
La possibilité de paraître avec plus ou moins d’éclat et d’influence dépend du prestige qu’on exerce. Ce prestige agit avec une sorte de fascination abolissant le jugement et la résistance de celui qui le subit. Tous les moyens de séduction, plus ou moins grossiers, des vieilles sorcelleries se retrouvent en l’occurrence, à peine changés par la terminologie moderne. Les enchantements féeriques, les apparitions merveilleuses et terrifiantes, les diableries, les philtres, les charmes, les incantations, les exorcismes, tout l’appareil des jeteurs de sorts, des rebouteux des âmes et des corps, des nécromants, des charlatans du divin et du temporel, avec les mises en scènes pompeuses des cours et des cérémonies : tout cela n’a été créé que pour exercer ce prestige en frappant les imaginations et en troublant les esprits. C’est par ces moyens qu’on provoque les états d’hypnotisme collectif qui font béer les foules admiratives aux manifestations carnavalesques des puissants de la terre, aux Te Deum chantés en l’honneur du « Dieu des armées ». C’est ainsi qu’on convainc les peuples que leur nation propre, dont les maîtres sont si grands, est au-dessus des autres ; que l’armée est une belle chose, que la guerre est d’essence divine et doit toujours exister, malgré les pactes Kellog qui la déclarent « crime » et la mettent « hors la loi » ; qu’enfin, il faut travailler, payer, s’armer et se faire tuer, pour que les maîtres soient toujours plus grands, plus insolents, plus mystificateurs et que le crime ne soit pas extirpé de la terre.
Même dans les pays démocratiques, on perpétue la mascarade des cérémonies, des uniformes, des décorations, et les fallacieuses distinctions qui séparent les hiérarchies du vulgaire demeuré nu et cru et qui n’est rien, « pas même académicien », a dit Piron. Tout cela pour maintenir le prestige, aussi anachronique que ses déguisements, d’une autorité qui n’a même pas assez le respect d’elle-même pour se manifester autrement que par des moyens de carnaval. Mais l’oripeau est nécessaire, tant il couvre souvent le plus vilain bonhomme, pour donner l’illusion d’une supériorité du dominateur sur le dominé. « Prestige acquis », a dit Le Bon dans sa Psychologie des Foules, mais non « prestige personnel ». Tout ce monde de déguisés est d’autant plus entiché de ses prérogatives, jaloux de les faire valoir et d’en tirer avantage, qu’il est moins digne de considération. Le tyran violateur des droits de « son » peuple, le ministre prévaricateur, le guerrier massacreur et pillard, le prêtre simoniaque, l’intellectuel prostitué au pouvoir, le magistrat forfaiteur, le dignitaire de la Légion d’honneur livré au péculat et à l’escroquerie, tous ces représentants de l’imposture souveraine ont besoin de leur « prestige acquis » pour paraître quelque chose. Il est du plus haut comique d’observer le spectacle de leurs jongleries, de leurs disputes, de leurs intrigues, pour se faire valoir et s’évincer réciproquement. Ceux qui ont de belles femmes sont favorisés ; ils font des cocus magnifiques. « Le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation et le fondement de la hiérarchie », a dit A. France. Ce mépris soulage les petites âmes de celui que leur manifeste les malins grimpés plus haut qu’eux au mât de cocagne de la notoriété. Aussi, les questions de préséance les préoccupent plus que leurs fonctions. Depuis qu’il y a des hiérarchies, la question est posée de celui qui aura le pas sur l’autre. Au temps des Pharaons la dispute était vive pour savoir qui, des porteurs de l’ordre guerrier du Lion ou de ceux de l’ordre civil de la Mouche, marcherait le premier dans les cérémonies. Le XVIIIe siècle vit la querelle interminable du Parlement, des Pairs et de la Noblesse, chacun de ces trois corps voulant passer avant les autres et rester assis et couvert devant eux. Suivant que le roi avait besoin d’un corps ou d’un autre, il rendait des Edits contradictoires qui entretenaient la bagarre. Le snobisme et ses valets de plume, qui affectent de « savoir vivre », ont souvent cité avec admiration l’exemple de Talleyrand offrant du bœuf à ses convives suivant les degrés de la hiérarchie. Commençant par le plus haut personnage, il disait de la façon la plus respectueuse :
« Monsieur le duc me fera-t-il l’honneur d’accepter ce morceau de bœuf ? »
Il allait ainsi, en graduant sa politesse, jusqu’au dernier convive, un parent pauvre relégué au bout de la table, à qui il disait sèchement :
« Du bœuf ?... »
Le « savoir vivre » de M. de Talleyrand n’était que du muflisme supérieur.
Pour éviter les incidents dans la hiérarchie officielle et obliger ses dignitaires à conserver quelque dignité devant les badauds subjugués, on a établi des protocoles, codes de la discipline et des préséances. Même en République, on ne saurait confondre les serviettes d’en haut avec les torchons d’en bas, Chacun a sa place, sa case, son étiquette, suivant ses fonctions et son grade ; même morts, ceux d’en haut auront droit à des « funérailles » pompeuses ou des « obsèques » dignes, ceux d’en bas à un « enterrement » plus ou moins simple. Il y aura ou non cortège, musique, grand-messe, discours, voitures, couronnes, suivant que le mort aura été ambassadeur ou concierge de l’Obélisque. La tournée chez le marchand de vin, « où l’on est mieux qu’en face », n’est pas prévue.
Avec les époques et les circonstances, le prestige change d’aspect ; les façons de paraître varient comme la mode. Il s’agit pour chacun d’être de la classe dont le nombril est le plus étoilé, ou de paraître lui appartenir. Les parvenus romains devenaient patriciens ou se donnaient l’air de l’être. M. Jourdain et la comtesse d’Escarbagnas ont de plus sûrs ancêtres dans les Crispinus et les Ponticus étrillés par Juvénal que dans les grimoires des généalogistes. Dans la société féodale du moyen âge, et jusqu’à la Révolution Française, quand la noblesse l’emportait sur les autres classes, chacun voulait être noble, plus ou moins cousin du roi, au moins son bâtard si on ne pouvait être son fils légitime, son porte-coton quand on ne pouvait être son ministre. Les plus nobles étaient les plus audacieux, c’est-à-dire les plus massacreurs et les plus pillards. Les rois étalent les sur-nobles, les lions qu’imitaient les loups et les renards dévorateurs des ânes et des moutons. Pendant dix siècles, cette noblesse d’aventure s’était renouvelée ou accrue de tous les roturiers parvenus, pouvant payer un de ces titres dont les rois et les papes tenaient boutique et se faire fabriquer une hérédité aristocratique par un quelconque d’Hozier. Suivant le prix qu’il y mettait, le marmiteux, à peine décrassé par la savonnette à vilain, se découvrait des ancêtres ayant porté outrasse avec Philippe Auguste ou dansé avec Isabeau de Bavière. La querelle du Parlement, des Pairs et de la Noblesse provoqua la publication d’un document amusant sur l’origine véritable de tout le monde à particules qui menait si grand tapage au nom de ses ancêtres. Le Parlement lui-même ne pouvait dissimuler « qu’il était ouvert à la roture par la vénalité » et que, parmi les gens de robe, certaines classes étaient « abjectes ». Mais ce n’était pas le corps des Pairs, « encore bien plus défiguré », qui était en droit de lui faire reproche de sa roture. Quant aux Nobles, ils étaient à peu près tous sortis récemment de boutiquiers ou de ces valets de seigneurie qui vivaient de la noblesse, en attendant de prendre ses titres et ses places, et même « d’hommes de néant », comme ce Maximilien de Béthune, fils d’un aventurier venu d’Ecosse. Les ducs de Richelieu venaient d’un Vignerot, domestique et joueur de luth ; les ducs d’Uzès, d’un Bastet, apothicaire. Les de Luynes descendaient d’un avocat de Mornas dont les trois rejetons avaient porté tour à tour l’unique manteau de famille pour se présenter au Louvre. Les La Rochefoucault sortaient d’un George Vert, étalier-boucher ; les Neuville-Villeroy d’un marchand de poissons ; les Noailles d’un domestique anobli par un vicomte de Turenne, etc. Comme disait La Fontaine, en conclusion de sa fable La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf :
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »
L’Intimé, dans Les Plaideurs, de Racine, se recommande en ces termes à Dandin, son juge :
Chacun cherche à paraître comme il peut.
La noblesse, pour qui travailler eût été déroger, n’en était que plus prodigue dans son désir de paraître. Elle se ruinait par ostentation, au contraire des démocrates qui mettent aujourd’hui la même ostentation à s’enrichir. La chevalerie qui avait paradé au Camp du Drap d’Or, derrière François Ier et Charles Quint, y avait laissé les trois quarts de sa fortune. Elle mangea le dernier quart pour paraître à la Cour. Les chevaliers devinrent des courtisans flagorneurs, réduits à des services dégradants que payaient des bénéfices, des pensions, des faveurs moins qu’honorables. Les blasons se redoraient par des mésalliances, par le jeu, le maquereautage et toutes les friponneries qui, pratiquées dans la manière des cours, devenaient des vertus aristocratiques. Le vrai sentiment de l’honneur, que les nobles prétendaient posséder à un si haut degré, était devenu aussi inexistant que pour la plupart de ceux qui portent aujourd’hui leur honneur à leur boutonnière.
La bourgeoisie, dans son ascension, fut conduite, non à se substituer à la noblesse dans des formes plus intelligentes et plus dignes, mais à la singer dans ses façons de paraître. Le Bourgeois Gentilhomme, de Molière, est l’image classique, multipliée à de nombreux exemplaires, du bourgeois qui se trouvait noble parce qu’il avait des maîtres de musique, de danse, de philosophie, d’armes, qu’il faisait de la prose sans le savoir et que ses valets marchaient sur ses talons pour qu’on vît bien qu’ils étaient les siens. Il n’était pas plus ridicule, mais il l’était autant, que cette duchesse de Lesdiguières commandant à son professeur de maintien de lui donner de l’esprit pour briller dans la société. M. Jourdain était trop naïf pour être bien dangereux ; mais il a pris de la férocité en se reproduisant. Le traitant Turcaret, forban de finance, annonça les loups-cerviers qui firent comprendre qu’en 1789 le peuple en eut assez. Mais quand leur tête fut promenée à bout de pique, leur valet Frontin prit leur place. La carrière fut ouverte à la ruée démocratique qui aboutit, de nos jours, à l’apothéose de Thénardier et de ses acolytes montés du bouge de la rue Blomet aux plus hauts emplois de l’Etat.
Les guillotineurs n’avaient pas encore lavé la machine à Guillotin du sang des « aristocrates » que déjà ils voulaient se parer de leurs titres ! Napoléon Ier vendit de la noblesse à toute sa valetaille. La monarchie de Juillet en pourvut les fils des « sans culottes » enrichis dans tous les tripotages et devenus bourgeois constitutionnels. Il en coûtait seulement 18.470 francs de droit d’enregistrement pour devenir duc, 7.490 francs pour être comte, la même somme pour être marquis, 5.050 francs pour une vicomté et 3.830 francs pour une baronnie. L’Annuaire de la Noblesse disait : « Lorsque la concession deviendra ancienne et que le temps aura jeté sur elle le voile de l’oubli, on revendiquera une origine féodale. » Un quelconque Drigon devint marquis de Magny, un Gaschon fit un de Molènes, un Piédevache fut fait de la Bourdelais et un Le Chat rentra ses griffes sous le nom de Saint-Hénis ! Il y en eut des centaines qui figurent encore aujourd’hui au Gotha parmi l’aristocratie du noble faubourg et de l’Action Française !
Le besoin de paraître a pris tout son développement dans l’arrivisme contemporain épaulé par le muflisme. Leur progression a été commune ; ce sont deux frères siamois engendrés et engraissés par le même fumier social. L’arrivisme a été remarquablement étudié par Ossip-Lourié dans son ouvrage : L’Arrivisme, essai de psychologie concrète. Si nous avions un reproche à faire à ce livre, ce serait de paraître plaider l’irresponsabilité de l’arrivisme en insistant trop sur sa pathologie. Le monstre cause trop de désastres et il est trop impitoyable à l’égard de ses victimes pour mériter des circonstances atténuantes.
Comme le muflisme, l’arrivisme est une vieille chose dans le monde ; comme lui, il a pris à notre époque un développement qui en a fait une maladie sociale. Il est le phénomène psychologique le plus caractéristique de notre temps. Evidemment, il y a toujours eu des arrivistes, « ambitieux sans scrupules », voulant à tout prix « parvenir, arriver aux dignités, aux honneurs, à la fortune », comme il y a toujours en des égotistes animés de la manie de parler et de faire parler d’eux, et des mégalomanes possédés du délire des grandeurs. Leurs cas ont été certainement nombreux, mais ils étaient particuliers, considérés généralement comme anormaux, anti-sociaux, et, même quand ils réussissaient, ils devaient mettre une sourdine aux trompettes de leur triomphe ; on ne leur permettait pas d’ériger en civisme leur impudent pharisaïsme. Si, au temps de Louis XV, comme en tout temps, « la vertu était à pied et le vice à cheval », du moins n’avait-on pas fait une vertu du vice et ne le tenait-on pas pour une chose socialement admirable.
On ne trouve le mot : arrivisme, dans aucun dictionnaire. Le premier, Ossip-Lourié l’a défini ainsi :
« Désir de se mettre en évidence, de s’imposer, de jouer un rôle, de dominer. Tendance pathologique irrésistible à réaliser rapidement, par tous les moyens, un but égoïste, à s’acheminer ou plutôt à s’élancer vers une situation mettant le sujet au-dessus de son état, de ses capacités, de sa valeur réelle. C’est une affection qui pousse invinciblement certaines catégories d’individus, — dont le nombre augmente de plus en plus, — à égaler ou à dépasser quelqu’un, à s’emparer d’une parcelle d’un pouvoir, d’une puissance. » Petits arrivistes qui se démènent dans leur village, auprès d’un patron, dans le salon d’une sous-préfète ou dans des comités électoraux ; grands arrivistes qui atteignent les plus hautes situations politiques et sociales au-dessus des foules et des peuples : « Chez tous on observe une floraison démesurée de la vanité et de l’audace provocante. » C’est ainsi que « des imbéciles, des idiots, des monstres arrivent socialement à des situations en vue. »
Ossip-Lourié ajoute :
« L’élément brutalement égoïste est inséparable de l’arrivisme. Les sentiments affectifs sont abolis, exaltés ou pervertis chez la plupart des arrivistes... Aucune catastrophe familiale, sociale ou universelle, souvent provoquée par eux-mêmes, ne peut les émouvoir. Tout pour eux est prétexte pour se manifester, se produire... Les arrivistes sont des stratèges de premier ordre. Leur habileté va même jusqu’à se faire des ennemis utiles. Pour réaliser leurs desseins, ils font souvent preuve d’une pittoresque ingéniosité et d’une souplesse géniale. Avec une audace morbide ils savent utiliser les infiniment petits et les hécatombes de millions d’êtres humains... Les arrivistes ne peuvent se manifester que s’ils trouvent constamment de nouveaux buts à leur activité. Le jour où ils n’ont plus de degré à monter, d’obstacle à franchir, ils se désagrègent et perdent leur raison d’être... L’un des traits caractéristiques des arrivistes, c’est la stérilité de leurs efforts. Regardez au fond de leurs œuvres : il n’y a rien. Dépouillez-les de leurs couronnes artificielles, vous vous trouverez en présence de niais. »
L’arriviste sévit dans tous les milieux et dans toutes les classes. Partout, en bas et en haut, illettré ou savant, manuel ou intellectuel, prolétaire ou capitaliste, gouverné ou gouvernant, il est un cas pathologique.
« Car tout arriviste, quel que soit le degré de son arrivisme et de l’état de son milieu, doit être toujours suspect au point de vue nerveux et mental... On est frappé de la quantité considérable de tarés qu’on rencontre (chez les arrivistes) : débiles, esprits faux, déséquilibrés de l’émotivité ou de l’humeur, hystériques, névropathes. Tous portent des stigmates, c’est-à-dire des signes permanents et flagrants pathognomoniques. »
Cette thèse est illustrée par une discussion qui s’est produite, il y a quelques années, à la Chambre des Communes d’Angleterre. Il s’agissait du trafic des décorations qui se pratique au-delà de la Manche comme en deçà. Un orateur demanda qu’on fit examiner par un médecin aliéniste toute personne désireuse d’être décorée.
Après ces définitions et observations, Ossip-Lourié a étudié « la genèse psychologique de l’arrivisme ». Les circonstances et les facilités de développement toujours plus grandes que lui a offertes l’état social, ont multiplié l’arrivisme en procurant aux monomanes ambitieux et aux mégalomanes, qui ne sont plus neutralisés dans des asiles, la possibilité de réaliser les idées de grandeur dans lesquelles ils se complaisent. Non seulement ils peuvent, aujourd’hui, s’exercer en liberté, mais ils sont aidés et admirés publiquement, jusqu’à l’assassinat inclus, qui est pour eux la meilleure des réclames et des moyens de se pousser dans le monde. Il n’y a pas longtemps, les journaux offraient complaisamment à l’admiration des foules, au lendemain d’un acquittement en cour d’assises, le sourire d’une beauté de cinéma qui avait tué son mari millionnaire pour hériter de lui. Quel encouragement à la vertu pour les jeunes filles sans fortune, ouvrières et dactylos, qui résistent aux séductions des « concours de beauté » et de la prostitution empanachée où ils conduisent ! Devant les facilités qu’ils rencontrent, l’admiration dont ils sont l’objet, comment s’étonner que les arrivistes et les cabotins du crime « finissent par se persuader qu’ils sont plus puissants, plus grands, plus nobles que tous ceux qui les entourent », que des hommes « encore sains d’esprit en apparence, chez qui le délire ambitieux n’est qu’à l’état latent, sacrifient tout à la satisfaction de leurs tendances orgueilleuses » ? Ils sont en même temps « la proie de la folie des grandeurs et des victimes de l’existence des hiérarchies sociales ».
Dans un état social normal, le mal serait vite endigué et neutralisé ; mais dans l’état de violence et d’arbitraire qui est à la base de la société « la plus faible cause suffit à déclencher la démence », pour conduire jusqu’au crime « socialement avouable et admiré ». Au lieu d’enfermer dans des maisons d’aliénés les arrivistes délinquants, « on les honore, on leur élève des statues quand ils ne se les élèvent pas eux-mêmes... Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ne peuplent pas les prisons, mais la vie courante, et sont parmi les dirigeants des sociétés ». Ces dirigeants sont très rarement des individus supérieurs ; ils sont des médiocres comme tous ceux qui n’arrivent que par les autres. Ils sont à la mesure de la foule qu’ils doivent flatter et tromper pour réussir. Comment pourrait-on leur opposer la vérité devant cette foule ? C’est l’histoire du Dr Stockmann, dans Un Ennemi du Peuple, d’Ibsen, l’histoire de tous ceux qui croient pouvoir demeurer libres et garder une conscience propres s’ils réussissent auprès de la « majorité compacte »...
« L’arriviste n’est jamais un homme libre, il ne peut pas l’être. Pour arriver, il est obligé de s’accrocher à un milieu, à une caste, à s’y embrigader, quitte à les lâcher, dès que son but sera atteint, pour s’embrigader ailleurs. »
La tromperie qui porte l’arriviste à se faire surestimer le porte aussi à faire sous-estimer ses adversaires. De là l’étroite collaboration de l’arrivisme et de la calomnie qui ne respecte aucune valeur intellectuelle et morale, aucune pureté. C’est ainsi que :
« Arriver est la vertu pratique que toute société enseigne et exige. On ne vous demande pas comment vous êtes arrivé, on vous dit :
« Arrivez d’abord, vous serez quelqu’un après. »
Arrivez par tous les moyens, la société vous mettra au pinacle, fera de vous un grand homme. Si vous n’arrivez pas, on vous traitera d’incapable, de médiocre, de propre à rien, de coupable, de suspect. »
Telle est la morale sociale fondée sur l’arrivisme, maladie devenue si générale que les hommes, de moins en moins nombreux, qui en sont épargnés et ont l’énergie de lui résister passent pour des anormaux et des fous à surveiller. L’arrivisme est devenu « le baromètre moral des peuples » ; il fait des idoles des bandits qui parviennent à les dominer, et il les fait s’idolâtrer eux-mêmes dans le monstrueux épanouissement de leur vanité collective.
Si l’arrivisme n’a pas été souvent étudié comme manifestation sociale collective, les arrivistes ont, par contre, fourni une matière abondante à la littérature. Celle-ci ne pouvait manquer d’observer cette passion : l’ambition, qui est, après l’amour, le mobile le plus puissant des actions humaines ; elle devait souvent présenter ses exploits dans l’histoire, le roman, le théâtre. De tout temps on a instruit les hommes sur les moyens de réussir, de parvenir, de dominer. Les princes ont suivi plus ou moins intelligemment les conseils des Machiavel ; les gardeuses d’oies ont été éveillées à des idées de grandeur par les diseurs de bonne aventure. Dès l’antiquité, l’arriviste a achalandé les boutiques des pythonisses lisant les présages de son destin dans le ventre d’un poulet comme aujourd’hui dans le marc de café ou les cartes. Depuis l’Art d’Aimer, d’Ovide, jusqu’aux enseignements des Jésuites sur la façon de se pousser dans la vie en suivant le Chemin de velours, les traités plus ou moins cyniques ou libertins se sont multipliés à son usage. Le Cortigiane (le Courtisan), de Balthazar de Castiglione, a été le modèle, depuis le XVIe siècle, de tous les ouvrages à l’usage des hommes de cour, celui de Balthazar Gracian en particulier. L œuvre de Balzac est le tableau de l’arrivisme qui enfiévra, il y a cent ans, la bourgeoisie échappée aux dangers révolutionnaires et devenue maîtresse de son sort. Toute la littérature du XIXe siècle est pleine de la montée arriviste observée d’une façon de plus en plus naturaliste par Stendhal, Flaubert, Maupassant, Zola. De Rastignac lançant son défi à la société en criant : « A nous deux, maintenant ! », à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et à Bel Ami, tous ses héros ont défilé dans les romans de 1830 à 1885. Bel Ami est le type complet, achevé de l’arriviste contemporain. Il ne lui manquait plus, il y a cinquante ans, que cette considération publique qui lui a permis, depuis, de se multiplier. Louis Reybaud avait constaté le besoin de gloire précoce qui tourmentait les générations de son temps et devait trouver son premier triomphe arriviste avec les gens de sac et de corde du Coup d’Etat, les aventuriers du Deuxième Empire. Il écrivait, en 1843 :
« On ne cherche pas à mériter les positions ; on veut les prendre d’assaut ; on demande à la fortune plus qu’elle ne peut donner, à l’imagination plus qu’elle ne peut produire. Le temps n’entre pour rien dans les calculs ; on ne sait ni lutter ni attendre ; partout on veut jouir vite et n’importe par quels moyens. »
Que pouvait le vieil idéalisme des révolutionnaires quarante-huitards contre cet arrivisme qui se montrait si résolument réaliste, ayant déjà fait ses preuves par les massacres ouvriers et l’enfumage des Arabes ? Dans son Jérôme Paturot, Reybaud a montré avec une ironie aiguë l’arrivisme patelin, prudhommesque, d’un marchand de bonnets de coton devenu ministre et dont les aphorismes sont de la plus exacte psychologie politicienne. (Voir Politicien).
A l’époque du Symbolisme (voir ce mot), l’individualisme anarcho-bourgeois qui découvrait Darwin, Nietzsche, Stirner, Ibsen, échafaudant la théorie de l’individu contre la société, essayait de justifier l’arrivisme dans lequel, finalement, il perdrait tout son anarchisme pour n’être plus que bourgeois. Une foule de phénomènes en composaient la ménagerie : pieds plats mal bâtis et foireux, Zarathoustra à béquilles, scientistes sans science, surhommes qui voyaient chacun « l’Unique » en se regardant dans une glace, et prétendaient bouleverser le monde en refilant de la monnaie de plomb à un épicier et la vérole à une femme. Ils bavaient d’admiration devant le mot de Tailhade :
« Qu’importent les victimes pourvu que le geste soit beau », mais ne s’inquiétait pas de la beauté du geste ; les victimes leur suffisaient. Tous chantaient l’hymne du « struggle for life ». Ils affirmaient que la vie doit appartenir au plus fort, au plus fourbe, au plus audacieux, que les scrupules ne sont que préjugé et duperie, qu’il faut savoir « vivre sa vie » et se tailler la part du lion pour ne pas être réduit à celle de l’âne. Tout cela, perfidement répandu par des farceurs et mal digéré par des imbéciles, avait créé une sorte d’héroïsme tragi-comique qui justifiait aux yeux des gobe-mouches la fortune des coquins des affaires et de la politique, — les businessmen à la Lechat, — mais finit lamentablement dans les aventures des « bandits tragiques ».
Sous l’influence de ces phantasmes, Henri Château présenta, dans son Manuel de l’Arriviste, une sorte de surhomme boiteux, à la fois génial et imbécile, dont la psychologie nous paraît tout à fait fausse. Ce personnage qui a observé jusqu’au fond le mensonge social, est arrivé au mépris le plus total de toutes ses institutions et de tous ses fantoches, au détachement le plus complet de toute solidarité sociale pour « ne songer qu’à soi-même », dans la plénitude de « l’individualisme égoïste, délivré de tous préjugés et de toute morale ». Mais en même temps, l’auteur fait de son héros le type de l’arriviste parfait. Il y a, à nos yeux, une incompatibilité majeure, une antinomie absolue, entre le personnage réalisé en lui-même et celui qu’il veut jouer dans la société. Quand un homme est réellement, et non pour paraître, arrivé à une telle attitude philosophique, quand il tire une telle sérénité de son mépris de la sottise humaine et qu’il est devenu véritablement invulnérable à cette sottise, il n’est pas concevable qu’il puisse ainsi se déboulonner lui-même de son piédestal pour se livrer aux pitreries de l’arrivisme, même par raillerie ou par vengeance. Cela nous fait penser à la statue de Henri IV qui descendrait de son cheval sur l’invitation du poivrot légendaire pour aller boire avec lui. Un homme arrivé dans le sens noble du mot, en réalisant son être moral dans une plénitude indéfectible, n’a de rapports avec la société que comme pis aller, dans les limites strictement nécessaires pour conserver sa liberté, entretenir son existence et ne pas aboutir au suicide. Comment pourrait-il se dédoubler, se contredire, se démentir au point de remplir les conditions de l’arrivisme qui sont, avant tout, l’élimination de toute personnalité et la soumission à toutes les incongruités nécessaires pour séduire la foule ? Ce prétendu individualiste, qui se ferait l’esclave de la société pour ne pas en être la dupe, serait un Gribouille qui se jetterait à l’eau pour ne pas se mouiller. Ce serait un niais ou un farceur et, s’il était sincère, on pourrait dire de lui ce que R. de Gourmont a dit de Machiavel :
« Cet homme si intelligent n’eut pas l’esprit de se méfier de l’hypocrisie universelle. »
Un arriviste ne peut être dégagé de tout préjugé moral, de tout respect social ; il doit, au contraire, les pratiquer. S’il ne les a pas tous conservés, il en possède du moins assez pour attendre encore quelque chose d’eux puisqu’il veut arriver par eux... Quelles que soient les théories qu’il émet, quels que soient ses actes préparatoires — et il ne trompe pas longtemps les clairvoyants — il n’est qu’un bourgeois, il n’agit qu’en bourgeois, et quand il affirme le contraire, il n’est qu’un bourgeois plus hypocrite que les autres. Voit-on le personnage qui viendrait dire :
« C’est parce que j’ai la haine, le dégoût, le mépris de la société et du troupeau lâche des hommes, c’est parce que je veux me venger de toutes les humiliations qu’ils ont fait subir à ma conscience d’homme libre et de révolté, que je me conduis comme le plus haïssable, le plus méprisable, le plus lâche de tous. C’est parce que je déteste le désordre social et les turpitudes bourgeoises que je participe à ce désordre et que je me vautre dans ces turpitudes » ?...
Non ! des gens qu’on appelle les « faisans », et que V. Méric a dépeints dans ses Compagnons de l’Escopette, se sont essayés à cette sorte de justification. Ils n’ont donné le change qu’à leurs pareils, arrivistes sans frein, et aux gobeurs qu’ils abusaient. Ce n’est pas dans Darwin, Nietzsche, Stirner et Ibsen qu’ils avaient fait leur éducation : c’est dans le Manuel de l’Arriviste.
On n’a que trop le spectacle des agissements des prétendus « affranchis », de ces sans-scrupules qui se disent « conscients », de ces « dessalés » évoluant dans des milieux spéciaux, mais aussi corrompus que les milieux bourgeois, qui sont encore plus timorés et plus méprisables que les « abrutis » et les « espèces inférieures » qu’ils vitupèrent. Combien qui eurent l’honneur de représenter « l’idée » à un moment quelconque de leur jeunesse impétueuse, de souffrir volontairement pour elle, de faire figure de révoltés, de réfractaires, d’en-dehors, n’avaient au fond que des instincts et des âmes de bourgeois, n’attendant que l’occasion de se montrer « parfait honnête homme », de se « réhabiliter » et jouir de la « considération publique » ! Ils l’ont montré... Avoir été braconnier et devenir garde-chasse, avoir prêché l’abstentionnisme et être un jour député, avoir été en prison pour antipatriotisme et porter la Légion d’honneur : quelle déchéance dans une telle « réhabilitation » ! Il peut y avoir là du cynisme ; il n’y a aucune grandeur morale et aucune supériorité de caractère.
Même sans posséder les grandes ambitions arrivistes, les « affranchis » illégaux, comme les « abrutis » conformistes, ont les faiblesses du besoin de paraître et en sont les victimes. La vanité les perd également. Combien d’illégaux à qui un « bon coup » pourrait assurer un avenir tranquille, dans une sécurité où ils jouiraient intelligemment de l’indépendance économique, de la liberté du corps et de l’esprit, se font prendre sottement, par vanité puérile, par besoin d’exhibitionnisme ! C’est l’histoire de ce journalier des chemins de fer qui, ayant réussi à « lever », à Marseille, un magot d’un million et demi, puis à passer en Espagne où personne ne serait allé le chercher, se signala lui-même à la police par ses excentricités et « tomba » … « honteux comme un renard qu’une poule aurait pris ». C’est l’histoire d’une foule de ces « renards » qui mettent trop de « poules » dans leurs affaires. Les « affranchis » de cette sorte, pitoyable gibier de bagne et d’échafaud, sont fabriqués en série par la société pour justifier son organisation policière et sa vindicte.
Suivant les milieux, les circonstances, les individus, l’arrivisme se manifeste par des moyens très différents. Tous ne sont pas à la portée de tout le monde. Les mêmes procédés sont favorables ou désastreux selon les cas. Tel escroc deviendra ministre, tel autre ira au bagne. Il y a la manière ; il faut avoir la « découpure », et puis, on est plus ou moins « fadé » — on a plus ou moins de chance — comme disent les spécialistes du « milieu ». Dans la démocratie qui a proclamé l’égalité devant la loi, il en est toujours comme sous l’autocratie dont les jugements distinguent les puissants des misérables. A un certain degré de puissance, de savoir faire, de protection, non seulement l’art d’arriver en friponnant peut être pratiqué sans danger, mais il constitue une vertu au point que sans lui on ne peut devenir un grand personnage. Combien d’hommes illustres, auxquels « la Patrie est reconnaissante » et que la foule acclame, n’auraient été que les épaves d’un parasitisme miteux, les « chiens crevés » de l’actualité, si leur chance ne leur avait pas fait atteindre les régions stratosphériques où planent les Jupiter de l’Olympe panamiste et oustricard ! La question, pour l’arriviste, est de franchir ce qu’on appelle en mécanique le « point mort » et en physique le « point critique ». C’est d’atteindre ce passage où la loi et ses gendarmes cessent d’être soupçonneux et hostiles pour devenir bienveillants et protecteurs. Jusque-là, si l’on n’a pas eu ce minimum de probité que Figaro constatait chez Bartholo : « tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu », on risque la culbute. Arrivé à ce sommet, on peut se laisser glisser confortablement dans cet océan de délices que Satan offrait à Jésus avec le gouvernement du monde.
Suivant le milieu social auquel il appartient, son éducation, son caractère, son intelligence, le but qu’il poursuit, l’arriviste use plus ou moins délicatement ou grossièrement des moyens de la flatterie et de la tromperie. Il est le renard guettant le fromage au bec du corbeau. Il se fait flagorneur sans mesure ; aucune platitude, aucune bassesse ne le fait reculer. « Si la peste donnait des pensions, la peste trouverait encore des flatteurs et des serviteurs », constatait le poète persan Saadi. L’histoire d’un arriviste fameux, Alberoni, fils de jardinier, devenu abbé, puis cardinal et maître de l’Espagne, est particulièrement édifiante. Saint Simon l’a contée dans toute sa crudité. Chargé d’une commission du duc de Parme auprès du duc de Vendôme, bâtard royal qui mit la pédérastie à la mode dans son armée et donnait ses audiences sur sa chaise percée, Alberoni, reçu avec ce cérémonial, ne trouva rien de mieux que de tomber en extase devant le derrière du Vendôme et de le baiser en s’écriant :
« O culo di angelo ! »
De telles prémices, auxquelles il ajouta une impassibilité totale sous les coups de bâton, valurent à Alberoni les plus hautes destinées. C’est ainsi que réussirent tant de favoris de princes livrés eux-mêmes aux plus honteuses et sanglantes turpitudes. Tous les porchers devenus papes n’usèrent pas seulement de la ruse assez innocente de la béquille de Sixte-Quint ; la sodomie, l’adultère, la simonie, le poison, le poignard, leur furent plus utiles que les vertus évangéliques pour arriver au trône de Dieu. Combien de Mazarin, de Potemkine, devinrent ministres et dictateurs parce qu’ils surent se glisser dans le lit d’une reine de France ou d’une impératrice de Russie ! Combien de personnages solaires de la démocratie ont dû leur fortune, non à leur dévouement à la chose publique, mais à ce qu’ils surent s’établir greluchons des déesses de la République ou flagorneurs de ses dieux ! Henri Heine a raconté que se rendant un jour chez le baron de Rothschild, il vit un domestique galonné traversant un corridor en portant le vase de nuit de M. le baron, et « un agioteur de la Bourse, qui passait dans le même instant, tirer respectueusement son chapeau devant le puissant pot ». Henri Heine ne douta pas qu’avec le temps l’agioteur deviendrait millionnaire. Combien ne doivent leur fortune qu’à de tels coups de chapeau !...
Toutes les façons de paraître sont plus ou moins inspirées par l’arrivisme. Celle qui en semble la plus dégagée est celle de l’épateur qui cherche les effets les plus violents possibles, mais sans qu’ils fassent long feu pour procurer un profit. Quand l’épateur voit qu’il a un public dont il peut exploiter la complaisance et qu’il continue dans ce but, il devient alors un charlatan. Jusque-là, il est une sorte d’artiste, de dilettante, qui cherche surtout à se faire admirer en surprenant, en étonnant, en épatant — (faire tomber à la renverse) -par son exagération des choses. Lorsque l’épateur n’est que le blagueur qui « cherre dans les bégonias », cultive la « galéjade » et ne se livre qu’à d’inoffensives excentricités, il lui arrive d’être amusant. Mais il y a l’épateur insupportable, le poseur, qui a toujours l’air d’être devant le sculpteur de sa statue ; il se double du raseur quand il est pris d’incontinence verbale. Et il y a pire. Trop souvent, le désir d’épater la galerie fait perdre tout sens commun et fait commettre des sottises irréparables, comme celles de ces déséquilibrés pariant d’avaler d’un trait un litre d’alcool ou de planter leur couteau dans le ventre du premier « pante » qu’ils rencontreront. C’est l’exploitation ignoble, par les chantres de « Rosalie » — la baïonnette — de cette stupide gloriole à laquelle se laissent prendre tant de malheureux inconscients, qui fait les « nettoyeurs de tranchées » dans les guerres du Droit et de la Civilisation.
Le nombre des épateurs est infini, comme la variété de leurs inventions. Simples farceurs, inoffensifs maboules ou aliénés vicieux, ils se manifestent dans tous les domaines. Ils sont la foule de ceux qui :
« Pissent au bénitier afin qu’on parle d’eux. » (M. Régnier)
Depuis les Alcibiade coupant la queue de leur chien, jusqu’aux sanglants dictateurs qui sont des Soulouques déchaînés, tous, pour paraître, pour échapper aux règles communes de la vie et surtout au travail, dépensent une ingéniosité qui les rend ridicules ou odieux. Ils s’imposent des fatigues et des humiliations que souvent un galérien aurait refusé de supporter.
L’épateur professionnel est le charlatan aux différents degrés du charlatanisme (voir ce mot). On appelait jadis, « charlatans », ceux qui vendaient sur les places publiques, à grand renfort de coups de grosse caisse, des orviétans plus efficaces dans leurs « boniments », leurs « postiches », qu’à l’usage. Le mot a été appliqué ensuite, par extension, à tous les exploiteurs de la crédulité publique. L’esbroufeur est un parent du charlatan, mais d’une espèce plus inquiétante, celle de l’épateur qui ne se contente pas de surprendre par des façons exagérées et se donne des airs importants, usurpe des qualités et des titres qui ne sont pas les siens, pour intimider, en imposer, et finalement, friponner en abusant de l’ascendant qu’il a pris sur sa victime. Ce qu’on appelle le « vol à l’américaine » est une forme de l’esbroufe.
Une autre espèce de charlatan est le banquiste. C’est un bateleur, un saltimbanque, mais de plus d’envergure que ceux opérant sur les champs de foire. C’est surtout le directeur de théâtre, l’entrepreneur de concerts qui se livre à une réclame effrénée pour faire valoir des spectacles inférieurs et présenter comme des artistes de quelconques cabotins. Les moyens du banquiste comme du cabotin sont le battage et le chiqué, qui exagèrent jusqu’à l’insanité l’illusion déjà si souvent grossière du théâtre et achèvent d’en détourner les gens de goût. « Princesse du battage et reine du chiqué », disait Jean Lorrain de Sarah Bernhardt dont le talent, si grand qu’il fût, n’égala jamais la prodigieuse vanité. Encore, les Sarah Bernhardt, les comédiens chanteurs, virtuoses, ont-ils un talent certain, acquis par une étude de leur art ; mais que dire de ces dames de cinéma et de music-hall, de ces « stars », de ces « vedettes », de ces « artistes » qui n’ont jamais appris autre chose qu’à exhiber leurs fesses !... Le banquiste est aussi l’homme à promesses mensongères qui exploite la crédulité publique derrière une façade d’autant plus somptueuse et considérée que les gogos sont plus nombreux et que la filouterie boursicotière est plus active. Le mot banquisme vient d’ailleurs de banque. Depuis la « Grande Guerre », les banques ont pris des proportions de temples où la filouterie a les formes sacerdotales d’une véritable religion. Le banquiste et le banquier sont des gens qui jettent de la poudre aux yeux des badauds ; le premier pour distraire leur esprit, le second pour exciter leur cupidité, tous deux pour leur faire les poches.
L’écornifleur, qui tire de petits profits par des moyens détournés ; le tapeur, qui emprunte sans rendre ; le pique-assiette, qui dîne chez les autres mais chez qui jamais l’on ne dîne ; le resquilleur, qui use de tout sans payer : tous ces parasites, parfois si miteux qu’ils méritent l’indulgence, sont des variétés de l’esbroufeur. Le besoin de paraître a fait de leur industrie une branche des arts mondains assez semblable à la kleptomanie. Pratiquée avec élégance, elle alimente de fructueuses carrières, celles des danseurs mondains, des aviateurs de sajous et de bars, des professeurs d’esthétique, des arbitres de la mode, des jurés de concours de beauté et des gigolos des reines de ces concours, des organisateurs de kermesses de charité, des gastronomes professionnels, des rabatteurs de « maisons de conversation », des rédacteurs de la chronique des bidets, de cent autres qui champignonnent sur le fumier de l’arrivisme et en marge de la grande publicité.
En prenant plus d’envergure, le charlatan, l’esbroufeur, le banquiste sont devenus le bluffeur et le puffiste. Leur ascension et leur multiplication ont été celles de la puissance et de la domination de l’argent, surtout depuis la « Grande Guerre ». Certes, il y a eu de tout temps de grands aventuriers bluffeurs et puffistes qui furent considérables pour leur époque ; mais leur nombre fut restreint et le champ de leurs ébats fut forcément limité aux ressources financières de leur temps. Les Fermiers Généraux, qui dévoraient jadis la substance misérable du pauvre peuple, font figure de personnages d’opéra-comique à côté des ravageurs sinistres qui sévissent aujourd’hui, n’ayant même pas l’excuse, comme les autres, d’être des mécènes et des gens d’esprit. La banqueroute de Law, au XVIIIe siècle, coûta à la France deux milliards et demi que se partagèrent quelques douzaines de grands fripons. Mais que sont ces deux milliards et demi auprès de tous ceux que messire Quincampoix fait danser aujourd’hui dans ses officines ? Le système du sire n’était que du boursicotage primitif, le loto des familles, auprès de ce qu’on tire actuellement du pis de la vache-contribuable pour engraisser les féodaux du régime. Rien qu’en 1931, pendant que des centaines de mille chômeurs étaient laissés sans ressources, livrés pour tout potage aux brutalités policières, une dizaine de milliards ont été distribués aux ventres dorés des banques, des chemins de fer, des compagnies da navigation, etc., sans parler d’autres milliards aux fabricants de quincaillerie guerrière. Les cent cinquante ans de règne des « tyrans », Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, n’atteignirent pas la gabegie qu’on a vue dans la seule année « républicaine » de 1931. Ce n’en fut pas moins la culbute en 1789. Elle se fait attendre aujourd’hui. Faut-il croire que cent quarante ans d’exercice de la « liberté » ont été surtout l’apprentissage de la résignation pour les éternels tondus à qui un railleur de messire Quincampoix disait déjà au temps de Law :
Vous recherchez une couronne
De plumes de paons, de chardons :
C’est la Sottise qui la donne. »
Bluff et puffisme sont les manifestations ultra-modernes, les derniers perfectionnements de l’arrivisme, l’expression surréaliste de l’art de paraître. Ils semblent marquer le maximum de la température délirante qui ne peut être dépassée sans que la machine humaine n’éclate. Mais elle a résisté déjà à tant d’atmosphères qu’on ne peut savoir jusqu’où elle tiendra le coup.
Bluff, bluffer, bluffeur, sont des mots tout nouveaux pour désigner une vieille chose qui s’est développée vertigineusement. Ils viennent de l’anglais to bluff qui veut dire : tromper aux cartes en faisant croire à l’adversaire qu’on a en main un très beau jeu alors que l’on n’a rien. En passant dans le français, le mot bluff a pris le sens de : leurrer par de fausses apparences, des propos emphatiques qui sentent le charlatan ; chercher à intimider, à tromper les gens sur ses forces et ses ressources réelles. C’est le sens du vieux mot esbroufer, mais la chose a tellement gonflé et s’est tellement répandue qu’un nouveau mot n’était pas inutile à la langue pour la désigner plus énergiquement. Joseph Jolinon, dans son roman : Les Revenants dans la Boutique, a fait le tableau suivant du monde d’après-guerre livré à la frénésie du bluff : « Inutile d’agir. Tout allait pour le mieux. Si la France, handicapée de gloire, se remettait la dernière des suites de sa victoire, elle se remettait bien. Malgré nos trois cent milliards de dette, la stabilisation du franc à quatre sous humiliait surtout notre amour-propre. N’était-ce pas une faillite presque idyllique : perdre au change, gagner à l’exportation, maintenir les prix à l’intérieur. Rarement la monnaie avait mieux circulé. Ainsi les hauts salaires consacraient l’accord apparent du capital et du travail. On pouvait enfin tayloriser. Partout des tableaux de rendement, des graphiques, des statistiques. Un surmenage général, une discipline partout renforcée. La mentalité militaire affectait l’ordre civil. Les officines ressemblaient à des usines et les usines à des casernes. Des compagnies de spécialistes, des régiments de techniciens, dans le mélange des races et des sexes. Et tout obéissait à la multiplication réciproque des produits et des besoins, laquelle tendait vers l’infini. Toujours plus de débouchés aux fournisseurs, d’émissions aux banquiers, de malades aux médecins, de plaideurs aux avocats, de lecteurs aux littérateurs. Surproduire et surconsommer, pas d’autre loi morale. Une idée force, la vanité. De la jalousie comme volonté de puissance. Une assurance de succès, le cynisme. Au bluff, à la négation du risque, tous les espoirs permis. Triomphe de la quantité, apothéose du nombre. Arriver au plus tôt à la plus grosse fortune. Deterding. Ford, Mussolini, Genney Tunney. On en rêvait chaque nuit à chaque étage. » On continue d’en rêver, en l’an 1932, à chaque étage, malgré la « crise » qui arrête la surproduction par la sous-consommation et précipite comme des châteaux de cartes l’édifice fallacieux du bluff universel, ne maintenant debout, au-dessus des ruines qui s’accumulent et comme le seul espoir des fossoyeurs de l’humanité, que l’effroyable menace d’une nouvelle guerre.
Si La Fontaine revenait, il pourrait dire dans un langage plus moderne :
Et sont nés, pour le moins, de cuisses d’archevêques ;
Tout mercanti veut avoir son château,
Tout galapiat a son carnet de chèques. »
Le carnet de chèques n’est-il pas le « sésame » qui ouvre toutes les portes, procure toutes les joies et toutes les voluptés ? On n’a pas cent sous dans sa poche pour payer la maigre provende d’une gargote et on ne se risque pas à aller s’y attabler ; le gargotier rigide et qui a des principes sur l’honnêteté de ses clients aurait vite fait de livrer à la police, pour grivèlerie, le dîneur sans pécune. Mais on peut, muni d’un carnet de chèques, s’installer dans un palace, y mener la belle vie en agréable compagnie, emprunter au gérant tout l’argent de poche qu’on désire. La valetaille des boîtes de luxe est à plat ventre devant le « rasta » qui porte beau, est insolent à souhait, et qui disparaît après avoir payé avec un chèque... sans provision. On est indulgent pour cet « homme du monde ». D’autres paieront pour lui. La bohème barbue, échevelée et sentimentale du romantisme, rêvait toute sa vie d’un argent qui devait lui venir du Hanovre. Le gentleman rasé et cosmétiqué, technicien et réaliste, méprisant les rêveurs et se « débrouillant » dans les affaires, porte le Hanovre dans sa poche avec son carnet de chèques sans provision. Des cousins du roi d’Espagne et des ministres démocrates n’ont-ils pas donné leurs lettres de naturalisation à ces papiers précieux ?
Le puffisme est le complément « publicitaire » du bluff. Le mot vient aussi de l’anglais, de puff — bouffée de vent, chose ridicule, sans importance, peu sérieuse — qui a fait le français pouf. On fait un pouf en partant sans payer ses dettes.
Autrefois, on « levait le pied », tout simplement. Aujourd’hui, on laisse un chèque. C’est une belle chose d’avoir au moins appris à signer de son nom ou d’un nom emprunté. Pouffer, c’était poser, se donner des airs. On s’en donne de plus en plus. Mais puff et pouf s’appliquent plus spécialement à une annonce emphatique et trompeuse, à « l’art de duper avec de grands mots » (Larousse). Le puff a été défini par Scribe « le mensonge passé à l’état de spéculation, puis à la portée de tout le monde, et circulant librement pour les besoins de la société et de l’industrie. Toutes les vanteries, jongleries, sensibleries de nos poètes, de nos orateurs et de nos hommes d’Etat, autant de puffs !... » Depuis, les besoins de la société et de l’industrie sont devenus si démesurés avec les inventions nouvelles que le simple puff est devenu le puffisme, c’est-à-dire un système social, de réclame, de tromperie, supprimant toute vérité et toute sincérité dans les rapports humains. Aucune entreprise n’est plus possible si elle n’est étayée, recommandée, poussée par le mensonge du puffisme. Les plus réfractaires sont amenés, malgré eux, consciemment ou non, à ses méthodes s’ils ne veulent pas succomber.
Le puffisme a pris sa forme pratique, technique, officielle, dans la réclame et la publicité. Par elles, aucune des conditions de la vie, aussi bien spirituelle, morale, intellectuelle que matérielle, n’échappe à son mensonge. II règne sur la chaire comme à l’éventaire du camelot, il préside au commerce de la grâce divine et de la science sorbonique comme à celui de la pâte à rasoir ; il répand partout les nappes de ses gaz plus redoutables que ceux dont on usera à la « prochaine ». Par lui le « mensonge immanent des sociétés », qu’on déguisait jadis sous le nom de Providence, s’étale impudemment et cyniquement.
La réclame a pris une extension inimaginable avec le puffisme. Jadis elle était suspecte. Elle était interdite par les corporations de l’industrie et du commerce à leurs membres. On jugeait indigne de faire valoir une marchandise autrement que par sa bonne qualité. Il y avait d’ailleurs des règlements sévères contre les malfaçons et les fraudes ; une surveillance très rigoureuse était exercée. Colbert édicta des mesures draconiennes. Plus d’une fois, le fabricant et le vendeur furent mis au pilori avec leur marchandise, le carcan au cou, même pour avoir fabriqué et vendu un produit au goût de la clientèle, mais non réglementaire. Ces entraves exagérées avaient au moins l’avantage de garantir la qualité de ce que le consommateur achetait. Depuis, on a pratiqué l’exagération contraire. Sous prétexte de « liberté », on fabrique et on vend les pires camelotes, inutilisables à l’usage, et on empoisonne les gens par les falsifications des denrées alimentaires. La réclame consista d’abord dans de simples annonces faites par les crieurs de marchandises en même temps que de nouvelles. Des crieurs-jurés avaient le monopole de ces annonces. Ils faisaient un simple éloge des objets criés pour les recommander, et leur domaine était très limité. Quand l’imprimerie permit la publication de journaux et l’affichage de placards, on vit des annonces écrites auxquelles s’ajoutèrent de petits articles.
La première forme de ce qu’on appelle aujourd’hui la publicité fut, en 1619, l’invention de Théophraste Renaudot dans un prospectus où il faisait pompeusement la « description d’un médicament appelé polychreston ». Habilement, il mêla dans cette description la soixantaine de vertus de cette médecine à celles de la Faculté qui n’en avait certainement pas autant. Avec l’extension de la presse, les faiseurs de réclame s’ingénièrent à trouver des moyens nouveaux d’exciter la curiosité publique. Ce fut souvent avec esprit, et la réclame fut chose supportable, parfois amusante, tant qu’elle demeura dans le domaine particulier qui lui convenait des choses mercantiles. Mais quand le banquisme littéraire et artistique voulut lancer un livre ou un tableau, un écrivain ou un artiste comme une marque de saucisson ou un apéritif, quand il voulut présenter comme des artistes des hommes-serpents de la virtuosité acrobatique, quand la publicité prit de plus en plus les formes de la muflerie qui s’impose, pénètre et poursuit partout, ils devinrent exaspérants et insupportables
Jadis la publicité était ce qui rendait une chose publique. Aujourd’hui, elle est le système du puffisme qui perd toute mesure dans la réclame et par lequel la moitié du monde est occupée à « monter le cou » à l’autre moitié. Une armée innombrable de techniciens de toutes sortes est à son service ; aucune forme de l’activité humaine n’échappe à son industrie pour être vendue et monnayée. Déjà, en 1860, Proudhon écrivait :
« À quoi demande-t-on aujourd’hui la sécurité, le succès, le bien-être, les affaires ? À l’annonce, à l’a réclame, au prospectus, à l’étalage, à toutes les charlataneries des expositions et des tripotages. Ne faut-il pas avoir le cerveau vide et à bout de ressources pour imaginer qu’une grande ville subviendra à son industrie par un appel à la curiosité ? Généraliser et appliquer en grand, à tout un pays, les procédés et ficelles des boutiquiers du boulevard le jour du nouvel an, quelle idée !... »
C’est cependant ce qui s’est produit, grâce au puffisme et à la publicité. Ils sont venus tous deux d’Amérique et se sont répandus dans le monde entier. Rapportant tout à l’argent, ne pouvant concevoir que quelque chose ne soit pas monnayable dans le domaine de la conscience comme de la mercante, de la pensée comme de l’industrie, l’Américain était tout désigné pour trouver et répandre cette double peste, avec toutes les grossièretés dont les vieilles civilisations européennes, imbues malgré tout de certaines traditions de politesse, n’auraient pu avoir l’initiative. Mais le mélange des races provoqué par la guerre a ouvert la voie au puffisme universel en détruisant toute notion des véritables valeurs intellectuelles et morales, en faisant un salmigondis des mœurs les plus disparates et surtout en exaspérant, à tous les degrés de la hiérarchie sociale menacée dans ses éléments autochtones, les ambitions, les convoitises et les appétits arrivistes.
Le great attraction qui commença avec Barnum, banquiste de Tom Pouce et de la nourrice de Wasinghton, a envahi le vieux monde, pénétré son mécanisme tant idéologique que pratique, pour traiter l’homme « comme le plus obtus des animaux inférieurs », a écrit Duhamel. La publicité s’est appliquée à créer des besoins factices pour débiter des produits factices et une affreuse camelote dont s’est engouée la foule emportée par une hystérie collective. L’attraction exercée jadis par les charlatans est passée aux grands magasins, à leur luxe esbroufeur et à leurs produits fallacieux, Zola avait déjà observé leur formation et leur influence dans son roman : Au Bonheur des Dames. Les jours de « réclame » de tel ou tel objet de leur négoce, annonces à grand fracas par les journaux, ce sont de véritables émeutes dans les halls immenses où se débitent les camelotes des « Big Business », grands brasseurs d’affaires. Elles ne sont pas faites pour le goût du public, c’est lui qui est fait pour elles, et il n’y en a pas pour tout le monde. Mais ces fins mercantiles ne sont qu’un des aspects du puffisme et de la publicité. Ils sont allés plus loin et plus profond dans la transformation de la psychologie des foules, dans le bouleversement des mœurs, dans toutes les voies de l’arrivisme le plus interlope, les façons de paraître les plus sottes et les plus abjectes. Ils sont l’humus dans lequel fermentent, poussent, s’épanouissent toutes les végétations vénéneuses du crime et de la prostitution, de la friponnerie et du cabotinage. Ils donnent sa justification, le rendant séduisant et admirable, à tout ce qui est socialement malsain, monstrueux, hors-nature et hors-civilisation véritable. C’est ainsi qu’on ne voit plus que des rois et des reines à tous les degrés de l’échelle, une haute et basse pègre qui a envahi toutes les formes d’une activité où chacun, for ver ! veut être le premier au-dessus des autres. Si les authentiques monarques, ceux qui « firent » leur pays ou continuent à le « faire » en attendant la culbute des premiers, sont réduits aux emplois ambulatoires de la noce aristocratique, on voit des légions de rois du cochon, du cirage, du bistouri, du roman, de la carambouille, des troupeaux de reines de toutes les nations et de toutes les villes, du nougat, de la margarine, de la bouillabaisse, du bigophone, de la dactylographie, du lavoir, de l’entôlage. Tous les milliardaires sont des Louis XIV, les ministres, des Colbert, les généraux, des Turenne, les catins, des Marie-Antoinette, les dames de lettres, des Ninon de Lenclos, les épiciers, des Mercure, les quincailliers, des Vulcains, les politiciens, des Mirabeau et des SaintJust, les estampeurs, des philanthropes, les escrocs, des conseillers des familles, et les proxénètes, des défenseurs de la vertu. Tous les écrivains ont du génie avant d’avoir appris à écrire, tous les cabotins sont les premiers artistes du monde sans savoir chanter, danser et jouer, tous les serins sont des rossignols, tous les miellés sont des Adonis, toutes les femmes sont belles qui usent des takolonneries, tous les commerçants sont d’honnêtes gens quand ils sont faillis, toutes les matrones des maisons de tolérance sont de dignes rombières quand elles vont à la messe ; leurs barbeaux, assez riches pour être candidats et passer du vagabondage spécial à la députation, font l’ornement des comités électoraux, et le Bistrot, officiant inamovible de la démocratie, demeure derrière son comptoir « le rempart de la prospérité et de la dignité nationales » !... Les bienfaiteurs de l’humanité ne sont pas les Pasteur, les Edison, les Einstein ; ce sont les Knock et les Le Trouhadec. La capitale du monde n’est pas New York, Paris ou Pékin ; c’est Donogoo-Tonka où l’on a dressé le temple de l’Erreur Scientifique (Jules Romains). Bata, le roi de la chaussure dont le nom est inclus symboliquement dans battage, est le nouveau Messie ; Bataville est la Jérusalem nouvelle. L’écrivain Ilia Ehrenbourg, hérétique qui a refusé de s’agenouiller devant ce dieu de la godasse et devant ses cuirs, vient d’être condamné. La Cour des Miracles a escaladé le ciel. Qui donc prétendait qu’il n’y avait pas de rédemption pour le vieux monde terraqué ? Par le puffisme, il se divinise.
Nous avons dit plus haut qu’Ossip-Lourié nous paraissait avoir trop insisté sur la pathologie de l’arrivisme. Il n’est pas douteux que si le besoin de paraître et toutes les turpitudes qu’il engendre, sont le produit d’une maladie si profonde qu’elle élimine toute possibilité, pour la personnalité humaine, de redevenir saine et morale, l’humanité court à sa propre destruction. Souhaitons alors qu’elle soit très prochaine, pour notre goût d’équilibre et de raison. La nature purifiée de la vermine humaine aura tout loisir de recomposer une autre humanité qui n’aura pas de peine à être moins folle.
— Edouard ROTHEN.
PARALLÈLE
adj. et subst. m. ou f. (du préf. para, à côté, et d’allélos, l’un l’autre)
GÉOMÉTRIE
On appelle droites « pa.rallèles » des droites situées dans un même plan et qui ne peuvent se rencontrer, à quelque distance qu’on les prolonge. De même, on nomme plans « parallèles » deux plans également distants l’un de l’autre dans toute leur étendue.
GÉOGRAPHIE
Il a été dit déjà (voir Latitude, Longitude) que pour indiquer la situation d’un point à la surface de la terre, on a imaginé différents cercles sur le globe. L’un d’eux, l’équateur, fait le tour de la terre à égale distance des deux pôles. D’autres, qui lui sont perpendiculaires, coupent la sphère terrestre en deux parties, en passant par les pôles, ce sont les méridiens (voir ce mot). Nous appellerons cercles parallèles tout cercle qui sera déterminé par un plan parallèle à l’équateur et perpendiculaire à l’axe de la terre. Comme pour les méridiens, nous pouvons mener une infinité de parallèles à la terre ; par chaque point du globe, on peut mener un parallèle et un méridien déterminés. Seulement, pour obtenir plus de précision, on a imaginé de diviser un méridien à partir de l’équateur et de part et d’autre de celui-ci en 90 parties égales ou degrés, numérotés 0 à l’équateur et 90 aux pôles. Si, par chacun des points de division, nous faisons passer un cercle perpendiculaire à la ligne des pôles, ce cercle déterminera un parallèle affecté du même numéro que le point de division correspondant du méridien. Comme l’intervalle entre deux parallèles ainsi établis serait trop large pour fixer avec précision la position d’un point, on a à nouveau divisé ces intervalles en minutes et ces minutes en secondes. Les principaux parallèles sont les cercles polaires arctique et antarctique situés tous deux à 33° 27’ des pôles ; les deux tropiques, celui du Cancer au nord de l’Equateur et celui du Capricorne au sud ; tous deux sont distants de 23° 27 de l’Equateur. Ces importants parallèles renferment et limitent les zones de température de la Terre. La zone torride est comprise entre les deux tropiques ; la zone tempérée nord entre le tropique du Cancer et le cercle polaire boréal, la zone tempérée Sud entre le tropique du Capricorne et le cercle polaire austral, enfin les zones glaciales sont situées entre les cercles polaires et les pôles.
COSMOGRAPHIE
De même, pour obtenir la position précise d’un astre sur la voûte céleste, on a imaginé, en astronomie, des méridiens et des parallèles. Ces coordonnées célestes, qui portent le nom « d’ascension droite » et de « déclinaison », sont, comme les coordonnées terrestres, rapportées à la ligne des pôles et à l’équateur.
Nous appellerons « déclinaison » d’un astre quelconque, l’angle que fait le rayon visuel de l’observateur de l’étoile avec le plan de l’équateur. Et nous nommerons « ascension droite » l’angle que fait sur l’équateur le plan contenant l’étoile avec un point fixe, situé également sur l’équateur (point gamma). Ainsi donc, on a tracé idéalement sur la sphère céleste des cercles de latitude parallèles à l’équateur et des cercles de longitude passant par les pôles. Comme sur terre, les latitudes sont comptées à partir de l’équateur et nous obtenons alors la « déclinaison » d’un astre.
Ainsi que, sur terre, nous avons, pour déterminer la longitude d’un point, choisi un méridien initial considéré comme méridien origine, il a fallu choisir sur la voûte céleste un point unique bien déterminé pour tracer le méridien d’origine. La trajectoire apparente du soleil se confond dans l’espace avec la trace du plan suivant lequel la terre tourne autour de l’astre du jour. Comme par suite de l’inclinaison de notre globe, l’équateur céleste et le nôtre ne coïncident pas avec le plan de l’orbite, le soleil semble donc, dans sa marche annuelle, se déplacer selon un cercle orienté obliquement par rapport à la rotation quotidienne du ciel qui s’effectue parallèlement à l’équateur. Aux équinoxes seulement, le soleil est juste à l’intersection des deux plans qui se coupent dans l’espace (point vernal). Par le point d’intersection où le soleil se trouve à l’équinoxe du printemps (point gamma, passe le méridien initial à partir duquel, dans le sens du mouvement diurne, sont comptés les autres méridiens en se servant non plus de degrés de longitude, mais d’heures d’ascension droite. L’écart entre le méridien se mesure en astronomie, non pas par degrés, mais par le temps qui le sépare et qu’on détermine à l’aide d’une horloge sidérale réglée de telle façon que les aiguilles effectuent le tour complet du cadran exactement dans le temps que la terre effectue une rotation complète. Ces heures sidérales ont chacune une valeur angulaire de 15 degrés, chaque minute vaut 15 minutes d’arc, et chaque seconde 15 secondes d’arc.
La position apparente d’une étoile est déterminée en ascension droite (longitude) par l’écart du temps qui la sépare du méridien initial et sa déclinaison ou latitude par sa distance angulaire au nord ou au sud de l’équateur. Ces mesures se prennent à l’aide de la lunette méridienne, lunette invariablement orientée suivant le plan vertical du méridien et ne pouvant pointer qu’en hauteur. On y enregistre les passages successifs des astres (détermination de l’ascension droite) ; des cercles gradués dont elle est munie, indiquent d’une façon précise l’inclinaison du pointage (déclinaison). Ajoutons, pour être complet, que ces coordonnées célestes ne sont pas invariables, le mouvement de rotation de la terre ne conserve pas une direction immuable dans l’espace.
LITTÉRATURE
Parallèle, tout écrit ou discours mettant en évidence les dissemblances ou ressemblances existant entre deux personnes, deux êtres ou deux choses s’appelle aussi parallèle.
— Ch. ALEXANDRE.
PARLEMENT, PARLEMENTARISME, PARLEMENTAIRE
Dans l’ancienne France, les parlements étaient des tribunaux. Ils jouèrent un rôle politique important, sans parvenir à mettre un frein à l’absolutisme royal. Ce qui les concerne regarde surtout la justice, aussi n’en parlerons-nous pas dans cet article. Au sens actuel, les parlements sont des assemblées politiques qui détiennent le pouvoir de faire les lois ; celui de France et d’Angleterre comprend deux Chambres ; il n’en comprend qu’une dans certains pays. Quant au parlementarisme, c’est un système de gouvernement qui implique la prépondérance du pouvoir législatif sur le pouvoir exécutif, et contraint les ministres à démissionner lorsqu’ils n’ont plus la confiance des sénateurs ou députés. De nombreuses monarchies sont parlementaires ; plusieurs républiques ne le sont pas. Aux Etats-Unis, par exemple, les ministres dépendent du seul président de la république ; députés et sénateurs ne peuvent rien contre eux. Le titre de parlementaire ou de membre du parlement, très respecté chez nous autrefois, n’en impose plus à personne : maints hôtes du Luxembourg et du Palais Bourbon sont trop manifestement de crapuleux malfaiteurs. Dès le moyen âge, l’Angleterre posséda un parlement politique ; c’est chez elle que prit naissance le régime parlementaire. Avant de donner un successeur à Jacques II, chassé par ses sujets, le parlement britannique rédigea, en février 1689, une Déclaration des Droits qui limitait le pouvoir royal et précisait ses propres prérogatives. Guillaume III et sa femme Marie ne furent proclamés roi et reine qu’après avoir promis de la respecter. Ils tinrent parole et, sans y être obligés, choisirent quelquefois leurs ministres dans la majorité du Parlement. La reine Anne, qui succéda à Guillaume III, suivit cet exemple. A sa mort, en 1714, un hasard, l’avènement au trône de la dynastie de Hanovre, dont les deux premiers souverains, Georges Ier et Georges II furent presque des étrangers pour leurs sujets, acheva d’affermir le régime parlementaire. Georges Ier s’enivrait quotidiennement et vivait entre de vieilles favorites laides et rapaces. Comme il ne comprenait pas l’anglais et que ses ministres ne comprenaient pas l’allemand, il laissa bientôt ces derniers gouverner sous le seul contrôle des Chambres. Georges II, d’esprit presque aussi borné que son père, comprenait l’anglais mais ne le parlait pas ; il déserta lui aussi le conseil des ministres. Finalement, en vertu de la tradition, le roi ne dut appeler au pouvoir que des hommes appartenant au parti qui avait la majorité dans le parlement. Ils abandonnaient leurs fonctions lorsque cette majorité leur retirait sa confiance. Egaux en théorie, les ministres étaient dirigés en fait par l’un d’entre eux qu’on appela le Premier et qui fut souvent le leader du parti au pouvoir. Tous étaient solidaires, c’est-à-dire responsables des actes de chacun. A cette époque, le parlement britannique ne représentait d’ailleurs que l’aristocratie anglaise, surtout la classe des grands propriétaires terriens. Les réformes de 1832, puis de 1867 et de 1885 étendirent le droit de vote à un nombre de plus en plus considérable de citoyens, leur faisant croire qu’ils étaient quelque chose dans 1’Etat, alors que politiciens et capitalistes les manœuvraient comme des pantins. D’Angleterre, le parlementarisme devait, au cours des XIXe et XXe siècles, passer dans de nombreux pays. En France, il fut instauré par la monarchie de 1830 ; plus tard il disparut, mais pour revenir tout-puissant sous la troisième république. L’Assemblée nationale, élue en février 1871, pour conclure la paix avec la Prusse, comptait plus de 400 députés royalistes et seulement 250 députés républicains. Mais les monarchistes se divisaient en légitimistes et en orléanistes, les premiers voulant pour roi le comte de Chambord, petit-fils de Charles X, les seconds lui préférant le comte de Paris, petit-fils de Louis-Philippe. N’ayant pu ramener les Bourbons, l’Assemblée finit par accepter la république, en janvier 1875, à une voix de majorité. On ne créa pas une Constitution formant un corps unique, mais trois lois en tinrent lieu ; elles portaient sur l’organisation des pouvoirs publics, sur l’organisation du Sénat, sur les rapports des pouvoirs publics. Discussion et vote de ces lois remplirent l’année 1875. Elles confiaient le pouvoir législatif à deux Chambres et le pouvoir exécutif à un président irresponsable, mais qui gouvernait pat l’intermédiaire de ministres responsables devant le parlement.
« 1. — Le pouvoir législatif, déclare la loi du 25 février, s’exerce par deux assemblées : la Chambre des députés et le Sénat. La Chambre des députés est nommée par le suffrage universel, dans des conditions déterminées par la loi électorale. La composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat seront réglés par une loi spéciale.
« 2. — Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et par la Chambre des députés réunis en assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible.
« 3. — Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre.
« 5. — Le Président de la République peut, sur l’avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l’expiration légale de son mandat. En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois.
« 6. — Les ministres sont solidairement responsables devant les Chambres de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. Le Président de la République n’est responsable que dans le cas de haute trahison. »
Après le vote des lois organiques nécessaires au fonctionnement du nouveau régime, l’Assemblée nationale se sépara. Elle fit place à deux Chambres, le Sénat élu le 30 janvier 1876 et la Chambre des députés élue le 20 février de la même année. Par la suite, des modifications furent apportées à la Constitution ; en particulier, on décida qu’il n’y aurait plus de sénateurs inamovibles : tous devaient être élus par les départements et les colonies. L’institution d’un Sénat, œuvre des députés monarchistes qui comptaient sur lui pour jouer un rôle conservateur, fut combattue par les républicains. Mais finalement ils s’accommodèrent très bien de l’existence d’une Chambre haute. Ils devaient, d’ailleurs, s’accommoder d’un si grand nombre d’institutions et de procédés royalistes que la France républicaine ressemble beaucoup, de nos jours, à un pays monarchiste. Actuellement, le Sénat est composé d’environ 300 membres, âgés d’au moins 40 ans et nommés pour 9 ans ; il est renouvelable par tiers, tous les 3 ans. Son mode de recrutement assure la prépondérance de la campagne sur la ville, de la classe riche sur la classe pauvre. L’élection des sénateurs est faite par un collège restreint composé des députés du département, des conseillers généraux et d’arrondissement, des délégués choisis par les conseillers municipaux, suivant une proportion qui favorise singulièrement les petites communes. La Chambre des députés est élue pour une durée de 4 ans, au suffrage universel. Des lois spéciales, non prévues par la Constitution, règlent son mode d’élection. Scrutin uninominal ou scrutin d’arrondissement, scrutin de liste avec prime à la majorité, scrutin de liste avec représentation proportionnelle ont des partisans qui se disputent et luttent pour faire triompher le mode de votation qu’ils préfèrent. Les électeurs oublient qu’il serait préférable de n’accorder à personne le droit de les opprimer. Députés et sénateurs se servent largement : à titre d’indemnité parlementaire, ils reçoivent de grosses sommes, sans parler des pots-de-vin qui payent leurs complaisances à l’égard des magnats de la banque, du commerce ou de l’industrie. Pendant la durée des sessions, il faut l’assentiment de l’Assemblée dont ils sont membres pour qu’on puisse les poursuivre devant les tribunaux ; en outre, ils jouissent de l’irresponsabilité judiciaire, pour tous les actes commis dans l’exercice de leur mandat. Pas de travail sérieux, mais de longs bavardages à la tribune, pour faire croire aux électeurs qu’on ne les oublie pas, voilà l’occupation essentielle des parlementaires. Les ministres, détenteurs du pouvoir exécutif, forment le cabinet sous la direction d’un président du conseil. Ils sont nommés par le président de la république, mais ce dernier doit désigner des hommes ayant la confiance du parlement Députés et sénateurs peuvent leur poser des questions écrites ou orales et les interpeller : dans le cas d’interpellation, un vote suit, impliquant approbation ou désapprobation du gouvernement. La désapprobation oblige le cabinet à remettre sa démission collective au président de la république. Tous les ministres étant solidaires, un vote hostile contre l’un d’eux entraîne la chute des autres si la question de confiance a été posée au préalable. Qu’il s’agisse du pouvoir exécutif ou de la confection des lois, le peuple n’intervient donc jamais directement ; il se borne à expédier au Palais Bourbon des aigrefins qui le trompent et se gaussent de sa crédulité. Une poignée d’intrigants gouverne en régime parlementaire. « Le gouvernement parlementaire, écrit le professeur Hauriou, est d’origine aristocratique et bourgeoise et tend à la création d’une oligarchie parlementaire. Il semblerait que la République, forme d’Etat où la souveraineté nationale devrait être réalisée plus pleinement que dans les autres, appellerait logiquement soit des institutions de démocratie directe, soit, tout au moins, le régime représentatif et présidentiel américain. De fait, il n’y a actuellement dans le monde aucune république aussi exclusivement parlementaire que la nôtre. Dans toutes les autres, ou bien le régime parlementaire est remplacé par un régime présidentiel comme aux Etats-Unis, ou un régime directorial comme en Suisse, ou bien le régime parlementaire est combiné avec le référendum populaire (Tchécoslovaquie, Empire allemand, Prusse, Estonie, Lettonie). La raison du caractère strictement parlementaire de la République française se trouve dans les traditions du parti républicain qui n’est pas démocrate, mais conventionnel au sens de la dictature d’une Assemblée représentative unique. » Hauriou, dont l’autorité est grande en matière de droit constitutionnel, n’a pas nos idées, cela va sans dire ; mais il constate que le régime parlementaire est, par nature, fort peu démocratique. Il ajoute même :
« C’est une question de savoir si la démocratie française, à mesure qu’elle fera son éducation politique, se contentera de ce parlementarisme Conventionnel qui n’en demeure pas moins un régime oligarchique, et si elle n’exigera pas une évolution vers des institutions de gouvernement direct qui puissent lui faire contrepoids. »
Problème qui ne saurait nous retenir, le referendum populaire étant, comme le reste, à la merci des maquignons du journalisme et de la politique. Très en vogue au début du XXe siècle, le parlementarisme a subi un recul sensible dans les années qui suivirent la guerre de 1914–1918. Mais ce fut pour des raisons que nous ne partageons pas : on voulait un pouvoir exécutif fort, débarrassé de tout contrôle gênant ; la mode était alors aux dictatures. A l’inverse, nous estimons l’autorité toujours trop forte, trop oppressive ; et si le régime parlementaire ne nous satisfait en aucune façon, c’est que lui aussi s’arroge le droit de tyranniser les individus. Jamais un gouvernement ne nous semble assez faible ; c’est à ruiner l’autorité, non à la fortifier, que nous travaillons. A la contrainte nous voulons substituer l’intérêt bien compris, mieux encore l’universelle fraternité. Contre l’impuissance et la corruption du régime parlementaire on a beaucoup écrit ; certains abus sont connus de tous. Verlot écrit :
« Le député, animé des meilleures intentions, assiste impuissant à la confection de lois mal étudiées, mal préparées, sans souci de leur répercussion... Les affaires sérieuses se discutent souvent devant des banquettes vides. Quelques douzaines de députés votent pour 600 collègues... Au contraire, les séances où il peut être question d’un scandale regorgent d’auditeurs. Les manœuvriers de couloirs cherchent les moyens de renverser le gouvernement ; on conspire, on combine dans une atmosphère plus ou moins viciée qui écœure les braves gens. »
Verlot, ancien radical devenu sacristain, n’était d’ailleurs pas à compter parmi les braves gens. Et les critiques ne doivent pas s’adresser aux seuls députés de droite. Dans des souvenirs pleins de saveur, l’ancien député A. Jobert nous raconte l’histoire suivante, au sujet du vote par procuration :
« J’assistai à la première réunion du groupe socialiste parlementaire, salle de la Quatrième Commission… A la disposition géographique même des places occupées, il était facile de voir que là, comme dans tous les autres organismes, les castes sociales existaient. Alors que les ténors occupaient la table sise au milieu, les autres, les indésirables, les déshérités se tenaient loin du soleil, le long des murs, dans les encoignures et dans les embrasures des fenêtres. Il y avait les députés de première zone et ceux de deuxième zone. De suite les manitous (Sembat, Renaudel, Varenne, Compère, Delory, etc.), prirent la direction du groupe et élaborèrent son règlement. La première bataille se livra au sujet des votes au Parlement. Renaudel préconisa l’unité de vote et, pour ce faire, demanda que fussent désignés trois délégués du groupe, chargés de la fonction de boîtiers c’est-à-dire ayant seuls le pouvoir de mettre dans l’urne, lors des scrutins, les 103 bulletins socialistes. En somme, c’était la consécration, par le groupe de l’abominable pratique du vote par procuration, du vote des absents avec tous ses tripatouillages... Candidat, j’avais promis à mes camarades de la Fédération d’abord, aux électeurs ensuite que, si j’étais élu, je demanderais l’application du vote personnel… je réservai mon droit de garder par devers moi le soin de déposer mon bulletin dans l’urne et déclarai ne vouloir confier ce souci « pas même à Renaudel et à Compère-Morel ». On devine quel tollé ma déclaration souleva... »
Nous pourrions multiplier les exemples démontrant que députés de droite, du centre et de gauche s’accordent pour duper les électeurs. Aussi, malgré les injures échangées en public, entretiennent-ils, loin des regards indiscrets, d’excellentes relations. C’est, assuret-on, le cas pour Tardieu, Herriot et Blum, qui sablent le champagne de compagnie après s’être copieusement disputés à la tribune du Palais Bourbon. Une adroite distinction entre la vie publique et la vie privée, admise par les socialistes comme par les royalistes, couvre et légitime ces odieuses comédies. Contre ce mur de la vie privée, lorsqu’il s’agit d’individus qui s’arrogent le droit de commander aux autres, je me suis élevé bien des fois. Mais vainement, tous les partis étant d’accord pour continuer cette sinistre farce. Ajoutons que le choix des parlementaires fait l’objet d’un véritable commerce. De longs mois avant l’élection, le marché aux candidatures s’ouvre ; politiciens rapaces, journalistes véreux font preuve d’une activité débordante. Paris devient le centre principal où acheteurs et vendeurs se rencontrent. De là seront expédiés, aux quatre coins du pays, des centaines d’avocats sans cause, d’écrivains sans talent, de riches oisifs que la province devra renvoyer, munis de l’estampille parlementaire. A l’acheteur on servira une abondante documentation, s’il ignore tout de sa circonscription ; des électeurs influents, des militants du pays se chargeront de le faire adopter par les indigènes. Officiellement sacré candidat par un comité local, il n’aura plus qu’à payer à boire, serrer des milliers de mains, flatter tout le monde, Et la farce sera sensiblement la même s’il s’agit d’un autochtone qui, à force de bassesse et de ruse, est parvenu à capter la confiance de ses concitoyens. A la règle générale qui veut que les gouvernants soient des êtres immondes, les parlementaires n’échappent en aucune façon.
— L. BARBEDETTE
PARTAGEUX
Comme le dit lui-même le « Dictionnaire Larousse », ce nom ou adjectif, peu usité, « se dit ironiquement d’une personne qui réclame le partage général des terres et la communauté de tous les biens ». Partageux est une corruption du mot Partageur.
On voulait, par ce terme, disqualifier les hommes imbus d’idées sociales et ceux qui s’en proclamaient les partisans et les propagandistes : les plus petits propriétaires, ceux qui vivaient péniblement de leur lopin de terre, disait-on, en seraient dépossédés par les partageux.
Il fut un temps où ce pauvre argument avait prise sur l’esprit lourd de certains paysans. On s’appliquait à transformer le sens des mots pour calomnier les plus ardents apôtres de Justice et d’Egalité sociales, les plus profonds penseurs dont on ne pouvait discuter ni contredire les systèmes clairement exposés.
Evidemment, l’ironie facile avait prise sur les ignorants, incapables de raisonner et craignant toujours qu’on leur ravisse le lendemain ce qu’ils avaient difficilement acquis la veille. Si stupide que soit la calomnie il en reste toujours assez pour engendrer la haine ou augmenter le mépris. Ceux qui possédaient beaucoup craignaient fort l’expansion des idées de partage équitable des terres et ils avaient tout intérêt à mettre de leur côté les malheureux possesseurs d’une pauvre terre aride arrosée de la sueur du courageux paysan qui la cultivait. Le but à atteindre était, surtout en période électorale, de disqualifier un candidat au profit d’un autre. Nous avons dit que ce terme était peu usité ; il l’est de moins en moins et les socialistes, dans leurs discours de propagande électorale, ne sont plus traités de partageux, parce qu’on sait bien que le socialisme et les écoles qui s’y rattachent, au point de vue propriété ou répartition des richesses, ne préconisent pas le partage, mais exactement le contraire, c’est-à-dire la mise en commun.
C’est par ce mot : partageux qu’on prétendit se moquer fort des utopistes du XIX siècle qui désiraient l’application d’une juste répartition des richesses sociales et de ceux qui voulaient la mise en commun des terres et de tous les biens.
Cette épithète n’a certainement pu porter grand préjudice aux idées des penseurs sociaux ni à leurs systèmes de rénovation ou de révolution. Les partisans de la propriété, les avocats d’une si mauvaise cause (consacrée par la Révolution française), défendaient comme ils pouvaient le Propriétarisme, régime économique fondé sur la Propriété et découlant de son principe.
On ne peut, certes, pas dire que le système capitaliste, le fameux régime de l’exploitation de l’homme par l’homme, ne soit pas aussi celui du partage des richesses dues au travail. Mais c’est un partage qui se fait à l’encontre de tout bon sens et de toute équité, puisque ceux qui produisent tout ne possèdent rien, alors que ceux qui ne produisent rien possèdent tout. Ces derniers peuvent penser que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il nous appartient, ici, de démontrer que la logique et l’équité en sont absentes et que selon la juste, très juste expression de Proudhon : « La Propriété, c’est le vol ». On ne peut pas être partisan de la Propriété si l’on a le moindre respect du principe d’égalité et le moindre sentiment de justice. (Voir Propriété).
Le mot Partageux s’applique sans doute aussi, assez justement — en terme de mépris mérité — à certains faux apôtres qui dénigraient la Propriété jusqu’au jour où ils en purent jouir à leur tour par une occasion, fût-elle malpropre et par conséquent digne de leurs convictions.
Georges YVETOT.
PARTI (POLITIQUE)
Les partis politiques sont des organisations qui se donnent comme but de faire triompher leur opinion dans le pays. Cette opinion est exposée dans un programme que le parti propose à ceux dont il demande l’adhésion. En France, de droite à gauche, nous avons : les royalistes (Action Française), le parti national, la gauche démocratique, le parti radical, le parti républicain socialiste, le parti socialiste français, le parti socialiste S.F.I.O., le parti d’unité prolétarienne, le parti communiste S.F.I.C., etc, etc.
D’ordinaire, le nom d’un objet sert à désigner l’objet, mais en politique la vérité est le moindre souci (Machiavel). Aussi les noms des partis servent autant à cacher ce qu’ils veulent qu’à le faire connaître. Ainsi, la gauche démocratique n’est ni à gauche, ni démocratique. Elle siège à la Chambre au centre droit, son but est la conservation sociale, même la réaction ; recrutée dans la grande bourgeoisie, elle n’a rien de démocratique. Le parti radical, à ses origines, voulait réaliser radicalement, c’est-à-dire jusqu’à la racine, le programme de la Grande Révolution (Robespierre) : laïcisation intégrale, suppression de l’héritage, instruction gratuite à tous les degrés, liberté politique, assistance aux vieillards invalides, enfants, impôt progressif sur le revenu, etc ... Ce programme est en partie réalisé, mais dans une mesure très faible ; la laïcité est en train de faire faillite, la religion domine à nouveau partout ; l’instruction gratuite à tous les degrés n’est pas réalisée ; la liberté politique est très relative. En réalité, le 1e parti radical est le parti des petits bourgeois et des paysans aisés, c’est un parti de stagnation, il n’est nullement radical. Le parti socialiste n’est pas davantage socialiste. Son but est la suppression de la société capitaliste et l’établissement du collectivisme. En réalité, le collectivisme est sa dernière préoccupation. C’est, en fait, un parti de réformes sociales qui n’a rien de subversif.
Les partis, d’ordinaire, sont sincères au moment de leur fondation ; mais ils s’usent en vieillissant, surtout lorsqu’ils pratiquent le parlementarisme et sont portés au pouvoir. Le parti socialiste anglais, porté au pouvoir, n’a pas transformé la société, et son chef, Mac Donald, à la fin, a préféré, pour tirer son pays des difficultés économiques, s’allier aux conservateurs. Le parti socialiste allemand, vieille et lourde machine, marche par sa vitesse acquise ; lui, non plus, ne transforme pas la société. Il a toutes les peines du monde à empêcher le jeune et actif parti hitlérien de prendre le pouvoir.
Le parti radical, à ses débuts (milieu du XIX siècle), renfermait des hommes dévoués. Ils allaient en prison pour leurs idées, beaucoup perdaient une situation brillante et préféraient végéter dans une profession de misère (professeurs libres), plutôt que de renoncer à leur idéal. C’est pour cela qu’on a dit que la république était belle sous l’Empire. Le socialisme a connu, lui aussi, une belle époque : Fourier, Victor Considérant, Karl Marx. Ces hommes vivaient pour leurs idées, leurs conditions matérielles étaient précaires ; la prison, l’exil, la misère étaient leur lot. Mais dès qu’un parti approche du pouvoir, il est corrompu. Le ministre socialiste qui apprend la révérence pour se présenter devant une Majesté a oublié les ouvriers qui l’ont porté là où il est.
Pas plus que les étiquettes, les programmes ne disent la vérité. Aussi sont-ils tous acceptables à la lecture. Le pire parti de réaction n’avouera jamais que son idéal est l’aristocratisation d’une petite minorité et l’exploitation de tout le reste. A l’entendre, il veut, au contraire, le bonheur du peuple, il prétend même être le seul à le vouloir sincèrement. La réaction ne s’avoue telle que dans la frénésie de la victoire : massacre du peuple en juin 1848 et en mai 1871. Dans l’ivresse du triomphe, l’aristocratie traite le peuple de vile canaille bonne à travailler et à crever. Mais dès que les choses sont redevenues normales, elle préfère cacher ses sentiments véritables et afficher une bienveillance fallacieuse.
Le fascisme, nouveau parti issu de la guerre, ne s’avoue pas non plus réactionnaire. On y trouve du syndicalisme, des idées à apparence démocratiques puisées aux ouvrages de Sorel ; il est pour les gens qui travaillent, contre les avocats bavards du parlement. En fait, il est pour l’hégémonie du grand patronat et l’écrasement de la classe ouvrière.
C’est un bon point pour le progrès social que personne ne veuille s’avouer réactionnaire et que la droite tienne à s’appeler gauche. Cela prouve la marche des sociétés vers la démocratie, marche définitive, du moins il faut l’espérer.
— Doctoresse PELLETIER.
PARTICIPATION
n. f. (du latin : pars, partie, capere, prendre)
Ce mot, qui implique l’idée, de prendre parti, d’avoir part, est d’un usage très fréquent. Entre ses multiples applications, nous en retiendrons trois : participation aux mouvements d’avant-garde, participation au gouvernement, participation aux bénéfices.
Certes, il ne peut escompter que malveillance et persécutions, celui qui lutte contre les autorités gouvernementales, religieuses, militaires, etc., celui qui se dresse contre la féodalité d’argent et les tout-puissants rois de l’or. Et, parmi ceux dont il voudrait briser les chaînes, beaucoup ne le comprendront pas. Ingratitude calomnies voilà le salaire dont on le payera fréquemment. Ne soyons pas surpris que les arrivistes s’éloignent rapidement vers les gras pâturages de la politique. Pourtant il en est d’autres, dont la vie toute entière est une magnifique leçon. Je songe à Sébastien Faure ; et certaines de ses phrases jamais ne sortiront de ma mémoire :
« En ai-Je rencontré et semé sur ma route de ces gens qui ont marché sur leur conscience et leur cœur : les uns, pour satisfaire leur cupidité ; les autres pour assouvir leurs ambitions leur vanité, leur arrivisme ! Je ne les envie pas. Et me voici l’homme le plus heureux du monde. Je ne souffre que de la douleur qui m’avoisine et des injustices et inégalités qui me révoltent. Mais je pactise avec cette souffrance, par la conscience que j’ai de faire tout ce que je puis faire pour supprimer injustices, inégalités, servitudes et misères. »
Ce langage, mon cher Sébastien Faure, comme je le comprends ! Quand j’ai senti la mort me frôler de son aile glaciale, ce fut pour moi une joie intense de songer à ce que j’avais fait de ma vie, d’une vie que beaucoup repousseraient avec terreur pourtant. Si tous ceux qui ont entrevu la lumière, si tous ceux que la servitude révolte contribuaient à l’œuvre de rédemption humaine que nous poursuivons, notre terre deviendrait vite un éden bien supérieur à celui où, d’après la Bible, Dieu plaça nos premiers parents. Mais ils sont légions les cœurs lâches, les volontés sans énergie ; très peu osent manifester des opinions qui leur vaudraient la haine des puissants. Plusieurs ne méritent pas ces reproches ; ils témoignent, à l’occasion, d’un attachement sincère pour leurs idées ; s’ils se taisent, c’est qu’ils répugnent à faire œuvre de propagandistes. Ne les condamnons point ; faisons-leur remarquer, toutefois, qu’ils se doivent de soutenir, dans la mesure de leurs moyens, ceux qui répandent une doctrine dont la diffusion s’avère utile. Pour que nos conceptions ne restent pas ignorées du public, il faut que des orateurs, des journalistes, des écrivains acceptent de les exposer. La presse, qui ouvre largement ses colonnes aux politiciens de tout acabit, n’est pas accueillante pour nous ; les éditeurs nous éconduisent systématiquement. Des critiques et des journalistes m’ont avoué qu’ils avaient reçu des semonces en règle pour avoir parlé de mon œuvre avec bienveillance. Aucune école et aucune tribune ne nous acceptent sans arrière-pensée. C’est l’étouffement méthodique qui fait croire à beaucoup que le mouvement libertaire est mort ou du moins en voie de disparition. Quand nous déciderons-nous à leur prouver le contraire ? Chose facile, si chacun acceptait de faire quelque sacrifice en faveur de ses idées. Les socialistes sont très actifs, mais délaissant toute éducation populaire, ils versent dans le pire électoralisme et s’embourbent dans les marais nauséabonds de la politique.
Participation au gouvernement.
Le problème de la participation au gouvernement qui agite si fort les S.F.I.O., démontre avec évidence que les temps héroïques du socialisme sont révolus, qu’il n’est plus qu’un parti bien sage, aux ordres de ces suprêmes représentants du capitalisme que sont les présidents de République ou les rois. S’il était fidèle à sa doctrine et à ses traditions, le socialisme ne devrait constituer, en régime capitaliste, que des équipes parlementaires d’opposition violente et continue. C’est sur un bouleversement social, sur une révolution que comptaient les anciens marxistes qui préconisaient la lutte des classes ; ils avaient horreur des améliorations partielles, des réformes de détail qui retardaient la victoire du prolétariat ; ils voulaient l’expropriation brutale des capitalistes, détenteurs des instruments de production. Puis, leurs successeurs se laissèrent hypnotiser par l’action électorale et crurent que la l’évolution sociale s’accomplirait d’elle-même, sans recours à la violence, dès qu’ils détiendraient les portefeuilles ministériels et la majorité dans les assemblées parlementaires. Et l’on aboutit aux louches combinaisons, aux intrigues personnelles qui rabaissent aujourd’hui le socialisme au niveau des partis bourgeois, Des socialistes sont devenus ministres, en Allemagne, en Angleterre, dans bien d’autres pays ; l’un d’eux fut même président de la République allemande. Mais, nulle part, la prise du pouvoir par les socialistes ne fut suivie de la conquête de la propriété par le prolétariat. La défection de Mac Donald, en Angleterre, n’a été que la consécration en droit d’une situation de fait qui existait depuis longtemps. Jamais les ministres travaillistes ne songèrent à déposséder les gros propriétaires ; protéger le peuple contre certains excès des capitalistes, tel fut le maximum de leur action en faveur des ouvriers. En Allemagne, les sociaux-démocrates pratiquent la politique de soutien ; ils se pendent aux basques d’Hindenburg et de Brüning, dont les décrets frappent durement la classe laborieuse. Cette politique de soutien fut de même pratiquée chez nous, en 1924, à l’époque du Cartel. Mais ceux qui, tel PaulBoncour, se sentaient nés pour les grands rôles et voulaient devenir ministres, bon gré mal gré, ont réclamé davantage ; d’accord avec leurs alliés, les radicaux, ils voulaient la participation des socialistes au gouvernement, comme pendant la guerre, à l’époque bénie de l’union sacrée. Renaudel, Déat, Compère-Morel, Buisson, Marquet, Montagnon, Auriol, Bedouce, etc., sont les défenseurs attitrés, de cette tendance. Jusqu’à présent les congrès socialistes ont refusé de les suivre ; mais on la laissé entendre que des circonstances exceptionnelles pourraient conduire à modifier cette décision. Circonstances que l’on s’est abstenu de préciser, comme de juste, afin que les portes restent grandes ouvertes aux fructueuses combinaisons. Les chefs savaient, bien avant son départ, que le patriote Paul-Boncour n’était plus socialiste ; il leur répugnait toutefois que la rupture devînt publique et définitive ; aucune concession ne leur semblait excessive pour sauvegarder l’unité apparente du parti. D’ailleurs, les défenseurs d’un socialisme édulcoré, d’une politique d’entente avec les radicaux, sont très nombreux parmi les parlementaires S.F.I.O. « J’estime, écrivait Léon Blum, en 1930, quand les radicaux songeaient à reprendre le pouvoir, que nous devons assurer dès à présent le futur gouvernement de concentration radicale, non pas, certes, du soutien quasi-contractuel de 1924, non pas même de cet appui discret que nous avions donné à Chautemps et qui avait suffi à le compromettre, mais de notre bonne volonté, de notre sympathie, de notre préjugé favorable, de notre désir de le voir vivre et durer ». Avec ou sans collaboration gouvernementale, le socialisme français suit l’exemple de la social-démocratie allemande et du travaillisme anglais.
Participation aux bénéfices.
A l’époque où le socialisme, non encore émasculé, faisait trembler le patronat, ce dernier préconisa des réformes qui donnaient, un semblant de satisfaction à l’ouvrier, sans amoindrir la toute puissance du capitalisme. La participation aux bénéfices fut du nombre ; mais, pratiquement, elle fonctionna dans très peu d’entreprises. En théorie donc, on demandait qu’aucun salarié ne fût occupé dans une maison sans être assuré d’avoir part aux bénéfices. Dans ces conditions, l’ouvrier devenait un collaborateur intéressé à la bonne marche de l’établissement ; il était un associé, pour le patron, non plus un adversaire. Comme il s’agissait uniquement d’illusionner la classe laborieuse, on distribuait, en fait, des sommes dérisoires, et à ceux-là seulement dont on avait longuement éprouvé le servilisme foncier. Même ainsi comprise, la participation n’obtint pas l’assentiment de tous les défenseurs du capital. L’académicien Faguet écrivait :
« Où y a-t-il des bénéfices ? La plupart des entreprises industrielles n’en font pas. Elles font vivre leurs ouvriers et leur patron, celui-ci un peu mieux que ceux-là ; et voilà tout. Elles joignent les deux bouts. Voilà l’état normal de la plupart des entreprises, je parle de celles, qui ne font pas faillite. »
Les bénéfices étant nuls, les malheureux patrons n’avaient rien il distribuer à leurs employés, cela va sans dire. La manière forte plaisait beaucoup mieux à l’ensemble des capitalistes ; c’était un crime à leurs yeux de faire la moindre concession aux salariés. Ce charlatan de Gustave Le Bon dira :
« Pactiser avec eux, comme le font quelques riches bourgeois dans l’espoir d’attendrir ceux qu’ils considèrent comme leurs futurs vainqueurs ; est d’une pauvre psychologie. Toutes ces lâches et très honteuses faiblesses ne font qu’accroître l’audace des assaillants. De telles luttes ne comportent d’autre alternative que vaincre ou périr. Pactiser n’éviterait pas la défaite et engendrerait, outre la ruine, la honte dans le présent et le mépris de nos fils dans l’avenir. Rien ne servirait donc de continuer à masquer sa peur sous d’hypocrites discours philanthropiques auxquels ne croient plus, ni ceux qui les débitent, ni ceux qui les entendent. »
On s’empressa d’oublier la comédie de la participation aux bénéfices, qui ne peut être qu’un trompe-l’œil en régime capitaliste. Le parasitisme, qui consiste à vivre du travail d’autrui, se rencontre déjà chez les animaux : le frelon pille le miel des abeilles, le coucou pond ses œufs dans le nid des autres oiseaux, etc. Mais, dans l’espèce humaine, il acquiert une puissance et un développement extraordinaires : une multitude d’individus vivent du labeur des autres, sans rien leur donner en échange. C’est le cas de rentiers, de propriétaires d’usines ou de fermes, de commerçants innombrables : tous gens qui se classent fièrement dans l’élite de la société et que les autorités protègent. Dans le système coopératif seulement, la participation aux bénéfices cesse d’être un leurre pour devenir une réalité : elle requiert la disparition du parasitisme comme condition essentielle.
— L. BARBEDETTE.
PARVENU[E]
adj.
« Celui, celle qui a fait fortune, qui a passé de la pauvreté à l’aisance, à la richesse, à l’opulence. » (Lachâtre)
Nulle époque n’est plus favorable à l’éclosion des parvenus que celle d’un grand bouleversement social : guerre ou révolution. Cependant il y a eu de tout temps des parvenus, hommes habiles, favorisés par leur audace, par leur manque total de scrupules et par les circonstances. M. Jourdain vendait du drap ; telle famille bourgeoise doit sa fortune à l’ancêtre trafiquant d’esclaves ; telle autre à l’acquéreur de biens nationaux, telle autre encore au fournisseur de matériel de guerre. Le parvenu a nécessairement tripoté avec la sueur ou le sang du peuple. Commerçant, industriel ou gros propriétaire foncier, il a exploité autrui autant qu’il a pu. Quand il est arrivé à la richesse, son insolence n’a plus connu de limites. Et cela s’explique : Voilà un homme, né dans le prolétariat ou dans la petite bourgeoisie, auquel l’abondance et le luxe de la classe riche en ont toujours imposé. Intelligent, avide de posséder, d’être enfin lui aussi — pourquoi pas ?- un des « heureux » de la terre (il ne conçoit pas d’autre sorte de bonheur), un jour, sous une de ses multiples formes, le moyen d’acquérir la fortune se présente à lui. Sans doute, pour ce premier pas, il faut tremper dans une affaire louche, passer sur les camarades, sur un frère, ou sur des cadavres, mais qu’importe ! L’ultime but de l’agitation humaine n’est il pas de parvenir ? Et le premier geste fait, le reste vient par surcroît. Voilà notre homme riche. Dissipées les craintes et les angoisses du début. Ce qu’il possède, il le doit -il en est persuadé — à sa valeur personnelle. Où quantité d’autres ont vainement essayé, lui a réussi. Un formidable orgueil s’empare de sa personne. Il a changé de classe. Et un de ses premiers besoins est de cacher ses origines. M. Jourdain veut être un parfait gentilhomme ; il devient mamamouchi ! Il achète au pape un titre de noblesse ; il a un château, une écurie de chevaux de courses, des ancêtres ! Il pousse à outrance les manières en usage dans « le grand monde), et se montre ainsi d’un parfait ridicule. « Un sot parvenu est comme sur une montagne, d’où tout le monde lui paraît petit, comme il paraît petit à tout le monde » (Noël). Cependant tous les par venus ne se laissent point sottement griser par leur fortune. Certains, — les plus redoutables — conscients de leur force (l’argent permet tout), se retournent avec morgue vers leurs compagnons de la veille et deviennent pour eux d’impitoyables ennemis. Il semble qu’un besoin les pousse à racheter leur origine dans l’écrasement des pauvres qu’ils ont reniés. C’est l’histoire de tous les renégats. L’infâme Mussolini est un modèle de ce genre. Le parvenu est donc un être sans conscience, toujours dangereux ; et le prolétaire restera fraternel, secourable, humain, prêt aux besognes émancipatrices de demain tant qu’il s’opposera aux désirs malsains des parvenus, et tant qu’il pratiquera pour lui-même cette vertu nécessaire, définie par Albert Thierry, et qui a nom : le refus de parvenir.
— Ch. B.
PASSIF, PASSIVITÉ
(du latin pati, souffrir, endurer)
Supporter une action sans chercher à s’y soustraire, ne pas agir, c’est être passif. Et le terme passivité désigne ce mode de comportement. En pratique ils sont l’immense majorité ceux qui renoncent à juger par eux-mêmes, à vouloir par eux-mêmes. C’est à l’Académie, à l’Eglise, au journal qu’ils demandent ce qu’il faut croire ; et pour agir ils attendent un mot d’ordre des chefs de file ou des autorités. Cette mentalité servile permet aux politiciens et aux capitalistes de les exploiter sans danger ; elle fait souvent le désespoir de qui voudrait l’affranchissement des masses populaires. Mais pourquoi redire ce que d’autres ont déjà dit tant de fois ? Creusons plutôt en profondeur le problème philosophique et moral de la passivité. Faut-il agir ou rester inerte, satisfaire nos désirs ou bien les supprimer ? Ni les religions, ni les philosophies ne concordent dans leurs réponses. Les différentes sectes de l’Inde recommandent d’ordinaire l’inaction. Elle est représentée comme l’idéal de la sagesse humaine par le Sankhya de Patandjali ; et le Nyavare proclame que l’activité est fille de la faute. Le Bouddhisme, réforme religieuse du Brahmanisme, s’inspire des vieilles croyances hindoues. Pour lui, la vie n’est qu’illusion et souffrance ; de l’existence naît le désir et le désir engendre la douleur ; des existences futures nous attendent, qui seront pleines de tristesse également, si nous ne parvenons à tuer tout désir par un renoncement complet. Ceux qui auront épuisé toute volonté de vivre entreront dans le nirvâna ; ceux qui ne l’auront supprimée que partiellement renaîtront sous des formes moins matérielles qui les rapprocheront du but final. A l’inverse du Jaïnisme, sorti lui aussi du Brahmanisme et qui prêche la cruauté envers soi-même, le Bouddhisme réduit la part de l’ascétisme et recommande surtout le renoncement moral et la charité. Sur la vraie nature du nirvâna, on a beaucoup discuté ; pour certains il consiste dans l’anéantissement total et complet, mais d’autres contestent cette interprétation. Schopenhauer s’est inspiré des doctrines bouddhistes. Dans le monde, tout veut, selon lui, car tout fait effort, désire vivre et agit. Une volonté inconsciente et aveugle, mais universelle, indestructible et nécessaire, se développe dans la matière inorganique, dans le règne végétal et animal, puis arrive à prendre clairement conscience d’elle-même dans le cerveau humain. Cette volonté impersonnelle donne ainsi naissance aux individus qui en sont des déterminations particulières. Elle ne saurait périr ; mais la volonté individuelle, c’est-à-dire l’effort qui constitue notre âme, peut disparaître puisqu’elle est soumise au temps et à l’espace. Chacun de nous doit donc s’appliquer à faire retour à l’inconscience, au nirvâna. Car vouloir « c’est désirer et faire effort ; c’est donc essentiellement souffrir, et comme vivre c’est vouloir, toute vie est par essence douleur. Plus l’être est élevé, plus il souffre. Voici le résumé de cette histoire naturelle de la douleur : vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite dans les siècles des siècles, jusqu’à ce que notre planète s’écaille en pièces et en morceaux ». Comme les bouddhistes, Schopenhauer recommande, non le suicide, mais la pitié pour autrui et la destruction de l’égoïsme. La volonté individuelle doit disparaître. « Alors se produit l’euthanasie de la volonté (sa béatitude dans la mort) ; cet état de parfaite indifférence, où sujet pensant et objet pensé disparaissent, où il n’y a plus ni volonté, ni représentation, ni monde. » Parce qu’il est mieux adapté à la mentalité occidentale, le christianisme conseille l’effort et, l’action. Néanmoins, c’est à procurer des moments de paix totale dans la passivité que tendent ses pratiques de dévotion. Grâce à la quiétude mystique, l’esprit, oublieux de ses instincts et de ses désirs, éprouve une détente momentanée. On connaît l’épisode de l’Evangile où Marthe, qui s’empressait aux soins du ménage, se plaint à Jésus que sa sœur Marie ne l’aide pas et la laisse servir seule. Elle s’attire cette sèche réponse : « Marie a choisi la meilleure part, elle ne lui sera pas ôtée ». Au dire de tous les commentateurs catholiques, cette phrase signifie que la vie spéculative est supérieure à la vie active. Doctrine consacrée par l’Eglise, du moins en théorie. Parce qu’il faisait prédominer les Œuvres sur les vertus passives, l’américanisme, un mouvement propagé aux Etats-Unis par le père Isaac Hecker et l’archevêque Ireland, fut condamné par Léon XIII, en 1899. Quand il oppose l’Idéal chrétien el l’Idéal de passivité des orientaux, Henri Massis montre son ignorance en matière de théologie. Mais il est indubitable qu’en pratique les dignitaires ecclésiastiques préfèrent l’homme riche en dollars à l’homme pourvu seulement de divines bénédictions. Les fructueuses intrigues les intéressent beaucoup plus que les dévotes méditations. Grâce à une merveilleuse collection de sophismes et de dogmes contradictoires, tout ensemble ils prêchent la résignation au peuple et attisent la cupidité des grands. Nous méprisons la duplicité des prêtres ; nous ne pouvons admettre l’idéal des orientaux. Sans doute il est indispensable à l’homme de connaitre périodiquement le relâchement et la paix, surtout lorsque l’allure de l’existence est trop rapide, les problèmes à résoudre trop compliqués. Même après la besogne d’une journée ordinaire, un répit s’impose ; la nature y pourvoit par le sommeil de la nuit. L’homme a inventé d’autres réconforts, et qui sont parfois dangereux, contre les soucis et les tracas : jeux, excitants, narcotiques, etc. Mais, pour nous, les heures de repos ne sauraient être qu’une condition, un prélude de l’action positive ; elles constituent seulement une phase préparatoire, un moyen, non une fin en soi. C’est la plénitude de l’existence individuelle, le libre développement des virtualités du moi que nous voulons ; sans doute, chacun doit tenir compte de la présence d’autres hommes, ses frères, mais il n’a pas à s’absorber dans un tout impersonnel. Nous sommes pour l’action, contre la passivité, du moins tant qu’il est utile de réagir et de lutter. A notre avis, l’action est la suite naturelle du rêve.
« Dans le concept qui ne s’extériorise pas, il y a quelque chose d’inachevé, d’incomplet. Nous aimons croire que nos rêves ne seront pas toujours utopiques ; et la suprême griserie pour une volonté forte, c’est d’assister à leur réalisation. » (Vers l’Inaccessible)
On objecte que l’activité n’aboutit qu’au progrès mécanique, incapable de nous procurer le bonheur ; et l’on ajoute que nos pères étaient plus gais que nous, qu’ils ne vivaient ni moins bien, ni moins longtemps, que les injustices ne sont pas devenues moins nombreuses et les rapports sociaux plus faciles. De purs sophismes, mais que les partisans du statu quo répètent avec une persévérance et une audace qui les font admettre comme d’incontestables vérités. L’homme a perfectionné ses machines au point de modifier complètement les conditions économiques ; malheureusement le progrès moral n’a pas fait le bond requis pour se mettre à l’unisson du progrès scientifique. Nous l’admettons ; toutefois, nous avons l’espérance, la certitude même que des transformations s’opèreront dans l’ordre moral, si l’on ne décourage pas ceux qui s’efforcent de les provoquer. Le fruit du travail doit être réparti avec équité ; c’est à accroître le bien-être de tous, non à favoriser le luxe de quelques potentats, qu’il faut employer les procédés nouveaux de l’industrie. En dispensant d’actions pénibles, le machinisme pourrait permettre de réduire singulièrement la durée du travail quotidien. Au lieu de multiplier les engins da mort, la science parviendra à diminuer la somme des maux qui nous affligent, quand elle le voudra. Guerre, Capitalisme, Etat sont d’artificielles institutions humaines ; elles cesseront d’écraser les peuples, dès que ces derniers refuseront d’obéir servilement. Le triomphe des maîtres est fait de la passivité des esclaves. Tendre la joue gauche, si l’on vous frappe sur la joue droite, comme le conseille l’Evangile, c’est abdiquer au profit des violents, c’est confondre la sottise avec la bonté. Gandhi a soupçonné les laideurs que recouvre parfois la non-violence. Il a écrit :
« Je crois, en vérité, que s’il fallait absolument faire un choix entre la lâcheté et la violence, je conseillerais la violence. Mais je crois que la non-violence est infiniment supérieure à la violence : Pardonner est plus viril que punir. Le pardon est la parure du soldat. Mais s’abstenir n’est pardonner que s’il y a possibilité de punir ; l’abstention n’a aucun sens si elle provient de l’impuissance. On ne peut guère dire que la souris pardonne au chat lorsqu’elle se laisse croquer par lui. »
Nous admettons sans peine que, chez Gandhi et chez nombre de ses partisans, la non-violence n’est pas la lâcheté. Celui qui refuse d’obéir, au risque d’être condamné par les tribunaux, est un brave. Ce n’est pas un être passif et sans individualité, c’est un homme énergique et fort. En tant qu’elle implique désobéissance aux ordres des autorités britanniques, j’approuve donc la méthode de non-coopération. Mais, pour le reste, elle ne m’enthousiasme nullement. Peut-être Gandhi ne pouvait-il, en pratique, adopter une autre attitude, la mentalité des hindous étant corrompue par des croyances religieuses très néfastes, quoi qu’en disent les admirateurs de l’Orient. N’a-t-il pas déclaré qu’il préférait la forme violente du sinn-féinisme à cette passivité résignée que représente, par exemple, la non-résistance au mal de Tolstoï. Il a raison de placer le droit au-dessus de la force ; et lui du moins prêche la résistance au mal. Mais pourquoi qualifier violence, et dans le mauvais sens du mot, le fait de résister par la force à un injuste agresseur ? Comment estimer coupable celui qui refuse de se laisser tuer bêtement par un policier ou un militaire ? Sa vie ne vaut-elle pas la vie de celui qui l’attaque, au nom d’autorités tyranniques ? Gandhi ne parvient pas à ébranler, par des arguments rationnels, le droit de légitime défense, qui permet à chacun de s’opposer, même par la force, aux entreprises d’un assassin. Pas plus que la nature, pas plus que la science, la force n’est, en elle-même, ni morale, ni immorale ; au service d’une mauvaise cause elle devient condamnable ; elle est bonne si on l’utilise, sans léser les droits de quiconque, pour réaliser un idéal généreux. Mais, parce qu’il n’a rien renié des croyances de ses pères, parce qu’il veut rester un « bon hindou » du point de vue religieux, le Mahàtma ne parvient pas à formuler une doctrine applicable hors de sa région. Louons-le d’avoir puissamment contribué au réveil de l’Inde ; reconnaissons que sa tâche était dure et qu’il devait compter avec d’antiques et puissants préjugés ; ne prenons ses idées ni pour le dernier mot de la sagesse, ni pour l’expression définitive de l’idéal humanitaire. Avec ses intouchables, ses parias, son régime des castes, l’Inde ne saurait servir de modèle aux peules, comme voudraient le faire croire des écrivains pourtant bien intentionnés.
— L. BARBEDETTE
PASSION
n. f. (du latin pati, souffrir, endurer)
Sur le sens du mot passion, les psychologues ont discuté longuement. Il désignerait la sensibilité en général, selon certains, Descartes en particulier, l’appliquait à des états que nous appelons aujourd’hui émotions, désirs, inclinations. D’antres le réservent aux émotions violentes qui troublent profondément le corps et l’esprit. Ribot déclare que la passion doit être distinguée « de l’émotion d’une part et de la folie d’autre part : car elle est située entre les deux, à mi-chemin », La plupart rattachent maintenant la passion aux tendances ; elle consisterait dans une inclination exaltée qui domine et unifie toute la vie psychologique. Ce n’est pas un penchant nouveau, c’est un penchant antérieur développé outre mesure. Elle apparaît, quand une tendance prend le pas sur les autres, les absorbe à son profit et fait converger toutes les énergies vers sa fin particulière. Une affection unique, démesurément grossie, remplit la conscience du passionné. Sa puissance d’aimer est centralisée tout entière sur un seul objet. Son intelligence, en proie à une véritable obsession, ne pense qu’au but désiré ou aux moyens d’y parvenir. Inerte pour tout le reste, son activité devient fiévreuse dès que la passion est en jeu. Exclusive et jalouse, l’inclination, qui parvient à régner ainsi en souveraine maîtresse, ne permet plus aux autres de se développer. Ribot à raison de dire que la passion est dans l’ordre affectif ce que l’idée fixe est dans l’ordre intellectuel. Selon le milieu où il se trouve et l’objet qu’il poursuit, l’ambitieux, tourmenté par un continuel et violent besoin de s’élever au-dessus des autres, variera ses procédés. Son tempérament entrera aussi en ligne de compte ; le fourbe et le brutal useront de moyens différents. Mais qu’elle agite un conquérant fameux ou un obscur contremaître, l’ambition suppose une prodigieuse hypertrophie du moi. « J’ai couché dans le lit des rois et j’y ai gagné une terrible maladie », déclarait Napoléon, en songeant à la folie du pouvoir qui s’était emparé de lui. Déjà César, traversant un pauvre village des Alpes, disait à ses amis :
« J’aimerais mieux être le premier dans ce village que le second à Rome. »
Nos ministres et nos maréchaux n’avouent plus des désirs de cet ordre ; dans leur for intérieur, beaucoup estiment cependant que tout irait mieux s’ils étaient dictateurs. Chez les médiocres, chez ceux qui ne peuvent aspirer qu’à des situations moyennes, la passion s’attache à des objets de minime importance ; elle n’est ni moins tyrannique, ni moins envahissante. Le souci d’obtenir des promotions et des médailles occupe toute la vie de certains fonctionnaires : serviles devant leurs chefs, ils terrorisent avec délices leurs subordonnés ; dès qu’ils occupent un degré supérieur dans la hiérarchie, le copain d’hier n’est pour eux qu’un étranger. Dans les plus humbles milieux, on rencontre des individus qui, pour monter, acceptent les pires besognes, se font courtisans et délateurs, poignardent dans le dos leurs meilleurs amis. Et l’ambition n’est pas l’unique passion qui produise des effets de cet ordre. Poètes, dramaturges, romanciers nous ont amplement renseignés sur les mille aspects que l’amour revêt. L’avare s’oublie lui-même pour ne songer qu’à son argent. En face de l’or, il éprouve une joie extatique comparable à celle de l’ascète contemplant son dieu. Fursac a rencontré une femme qui couvrait d’or la surface de sa table, puis restait de longues heures à le considérer. Sur le point d’entrer en agonie, une autre déclarait :
« Je voudrais faire fondre toute ma fortune et l’avaler avant de mourir. »
Plutôt que d’entamer leur cher magot, des avares périssent de faim et de froid, se privent des remèdes qui leur permettraient de guérir. La passion du jeu était si grande dans l’Ancienne Chine qu’à défaut d’autre chose, certains livraient les doigts de leurs mains comme enjeu, acceptant qu’on les coupe si la fortune ne les favorisait pas. Un détenu politique, rapporte Descuret, se laissa mourir d’inanition : il jouait quotidiennement, bien que malade, sa ration de bouillon ou de vin. Le nombre est grand de ceux qui se suicident, après s’être ruinés à Monte-Carlo. On sait jusqu’où va quelquefois la passion des collectionneurs. Mazarin, en mourant, regrettait ses tableaux autant que le pouvoir. Pétrarque, Bertin on voulu rendre le dernier soupir dans leur bibliothèque. Un colonel, connu pour sa passion des médailles, fut pris de pneumonie et se trouvait depuis plusieurs heures dans un état comateux. « Je répétai devant lui à plusieurs fois et très haut, écrit Descuret, qu’il y aurait prochainement une vente de médailles magnifiques. Le colonel articule vaguement le mot médaille, puis recouvre peu à peu la conscience et guérit ». Mais, quelques années plus tard, le vol d’un tiroir de sa collection faillit lui être fatal :
« Une seule consolation me reste, disait-il ; les imbéciles n’ont pris que les médailles en or ; un pouce plus bas, c’était les grands bronzes, les rares. Je n’aurais pas survécu à leur perte. »
Même l’habitude de se mettre en colère peut dégénérer en besoin, en passion. Le naturaliste Virey affirme :
« J’ai connu des hommes chez qui l’irascibilité était devenue un besoin. Ils cherchaient querelle à tout le monde, principalement à leurs amis, car ils exigeaient plus d’attentions de leur part que de tout autre. Ils étaient très désappointés lors qu’on refusait de contester avec eux ; et leurs domestiques n’ignoraient pas qu’ils seraient brusqués davantage s’ils ne prêtaient pas un léger élément pour faire dégorger la mauvaise humeur habituelle de leurs maîtres. »
Chacun de nous a d’ailleurs rencontré de ces rombières insupportables, de ces vieillards toujours grincheux qui disputent constamment, et souvent sans motif, parce qu’ils éprouvent du plaisir à crier comme d’autres en éprouvent à rendre leur entourage heureux. Ces exemples suffisent à nous éclairer ; il serait facile d’en citer un plus grand nombre, car les passions s’avèrent multiples et diverses. N’étant que l’exagération des tendances, elles sont aussi nombreuses que ces dernières. On peut leur appliquer la classification utilisée pour les besoins physiques et mentaux. Les unes sont égoïstes et concernent soit le corps, soit l’esprit ; d’autres sont égo-altruistes ou purement altruistes ; d’autres enfin ont un objet impersonnel, celles qui se rapportent au vrai, au beau, au bien. D’un point de vue différent, et d’après la richesse de leur contenu psychologique, l’on distingue des passions inférieures, intermédiaires, supérieures. Dans les passions inférieures, la recherche du plaisir physique est le facteur essentiel ; intelligence et imagination jouent un rôle très réduit ; on se borne à répéter indéfiniment des gestes identiques. Ivrognerie et gourmandise rentrent dans cette catégorie ; le vin peut cependant être une source de consolation et l’art culinaire s’avère susceptible de raffinements délicats. Le besoin d’excitants, d’alcools, d’opium, de morphine, de cocaïne, etc., résulte parfois d’aspirations intellectuelles, je l’ai montré dans Vers l’Inaccessible ; et dès lors il est impossible de méconnaître l’élément esthétique qu’il contient. A l’origine des passions intermédiaires, l’amour par exemple, on trouve encore la sensation ; mais elles supposent, en outre un travail psychologique profond. Une transfiguration de l’objet s’opère, grâce à l’imagination qui ajoute, retranche, idéalise. Sans cesse l’amoureux découvre de nouveaux charmes dans la personne de sa bien-aimée ; parfois même il rêve d’héroïsme et de sacrifice, afin d’être plus digne de celle qu’il a choisie. Extrêmement riches au point de vue psychologique, les passions supérieures doivent peu à la sensation, beaucoup à l’intelligence. Elles ne comportent plus la répétition machinale de gestes analogues, mais une prodigieuse variété d’émotions et d’efforts. Sans parler des génies qui produisent des œuvres belles aussi naturellement qu’un arbre se couvre de feuilles et de fleurs, le simple dilettante n’éprouvera de joie esthétique que s’il refait, au moins dans une certaine mesure, le travail du créateur. La passion du vrai, celle du bien éveillent aussi les puissances de l’âme : les grands réformateurs furent transformés par leurs rêves, les grands inventeurs firent preuve d’une ingéniosité et d’une patience admirables. Par contre, le fanatisme, soit politique soit religieux, engendre l’étroitesse d’esprit et le désir de persécuter ceux qui professent des opinions différentes. Elle est déplorable, la mentalité du dévot qui multiplie les signes de croix, en marmottant des oraisons. Si variés que soient leur nature et leur objet, les passions ont pour effet commun de transformer la vie psychologique. Le centre de la personnalité change et une orientation commune est imprimée à toutes les facultés. Incapable de se fixer ailleurs, l’attention est retenue sur la fin poursuivie par le passionné. Appliquée à un objet unique, l’énergie mentale acquiert plus de force ; les raisons surgissent nombreuses et persuasives ; sans peine on découvre la solution des plus difficiles problèmes. Malheureusement, l’esprit devient la dupe du sentiment, car, très différente de la logique ordinaire, la logique de la passion adapte ses jugements à une conclusion posée d’avance. Simple instrument de la sensibilité, l’intelligence se borne à trouver des arguments qui légitiment les prétentions de l’intérêt ou les espérances du cœur. D’avance le prêtre admet les dogmes imposés par son Eglise ; c’est après seulement qu’il cherche à se démontrer à lui-même ou à démontrer aux autres que ses croyances ne sont pas contredites par l’expérience et la raison. Au chevet de son enfant malade, la mère, pour se convaincre qu’il guérira, songe qu’il est jeune, qu’il est robuste, que d’autres atteints de troubles semblables se sont rétablis grâce aux soins d’un docteur habile. Le médecin, au contraire, ne se prononce sur la gravité du mal qu’après avoir observé tous les symptômes, les défavorables non moins que ceux qui laissent de l’espoir. On sait combien facilement les amoureux s’illusionnent sur l’objet de leur affection, l’ornent de qualités qui n’existent, hélas, que dans leur imagination. La passion ne s’embarrasse guère du principe de contradiction, elle accumule les idées de détail, sans relations logiques entre elles, mais qui tendent toutes à la même conclusion. Elle procède aussi par gradation, comme ces orateurs qui, pour convaincre leur auditoire, apportent des arguments toujours plus forts, eu égard, non à la raison, mais au tempérament et aux préjugés de ceux qui les écoutent. De même que l’intelligence, l’activité se trouve orientée vers un but unique ; d’où la puissance extraordinaire qu’elle acquiert parfois. On connaît quelques cas célèbres, il en existe bien d’autres. Ribot écrit :
« Quand on veut donner des exemples de grands passionnés, on les prend toujours dans l’histoire politique ou religieuse, dans les expéditions guerrières ou maritimes, on cite des artistes ou des inventeurs enivrés de leur vocation. Il le faut bien, parce que ceux-là seuls sont connus. Ils ont laissé un nom parce qu’ils ont agi sur leur milieu ; leur passion a eu une répercussion forte et durable sur leurs semblables. Mais des milliers d’hommes ont vécu, possédés de passions aussi intenses, qui ne sont connus que d’un mince entourage, parce qu’ils n’ont pu s’élever faute d’appui intellectuel ou parce que leur passion (comme celle des amoureux) est limitée à deux individus dont la destinée est indifférente au reste des hommes. Malgré tout, cette passion qui n’a défrayé que des conversations locales ou des gazettes ignorées, n’en a pas été moindre comme puissance d’effort et condensation de la vie affective. »
Reconnaissons, toutefois, que l’humanité abonde, non en grandes passions, mais en passions médiocres qui manquent soit de force soit de durée. Parfois elles apparaissent brusquement, parfois elles se développent lentement, d’une façon progressive. Le coup de foudre, fréquent dans les récits imaginaires, est rare dans la vie réelle. Et l’hypothèse d’une préexistence, au sens bouddhique ou spencérien du mot, n’est pas du tout nécessaire pour l’expliquer. Quand un esprit s’est donné un idéal et que cet idéal il le découvre, brusquement réalisé dans un être qui s’est trouvé sur son chemin, alors l’amour éclate dès la première rencontre. Un travail souterrain s’est produit dans l’inconscient ; sa mise au jour soudaine explique le caractère de brusquerie qui accompagne son irruption dans le champ de la conscience claire. Toute passion exige une période d’incubation préalable, un enfantement de longueur variable ; elle n’est jamais une création ex nihilo. L’événement extérieur, dans le coup de foudre, joue le rôle de l’étincelle qui enflamme la poudre au préalable entassée. Constitution morale, physique et hérédité prédisposent, d’ailleurs, aux différentes passions ; une sensibilité vive, une imagination ardente ont une importance essentielle. Surtout l’imagination qui, se conformant au désir, embellit l’objet de notre amour, enlaidit l’objet de notre répulsion. Mélinand écrit :
« Ce qu’on aime ou ce qu’on hait passionnément, ce n’est pas l’être ou l’objet réel, mais une image de lui qu’on se forge soi-même. Le véritable objet de l’amour, ce n’est pas la personne vraie, mais la personne idéale créée par notre imagination. De même dans la haine, et dans toutes les passions. Il y a toujours création d’un fantôme, interposé entre la réalité et nous. »
Parmi mes amis, plusieurs m’ont avoué qu’avant notre rencontre ils me voyaient hautain, tel un dieu de l’Olympe, ou brandissant une arme avec colère. Le ton de mes écrits en était cause ; et leur surprise fut grande lorsqu’ils me connurent pour de bon. Milieu social, éducation, climat, nourriture exercent aussi une influence indéniable. Dans le Nord, on est en général plus gourmand, dans le Midi moins travailleur. Les mœurs qui, selon Stendhal, « changent à peu près tous les cinquante ans », engendrent des passions spéciales. Chez certains, l’homosexualité est aujourd’hui une affaire de mode plus que de tempérament ; dans quelques milieux littéraires ou mondains, l’on se fait un point d’honneur d’oublier les femmes pour les éphèbes. Parfois, elle résulte de la monosexualité du milieu. « Dans les compagnies de discipline, qui étaient composées de condamnés militaires astreints à ne jamais sortir du quartier pendant toute la durée de leur service, écrit le Docteur G. Saint-Paul, l’homosexualité, ersatz de la sexualité normale, était extrêmement répandue. C’est là que l’on voyait l’union homosexuelle figurer en réplique fidèle de l’union sexuelle : l’un des conjoints étant l’homme, le mâle, le fort de l’association, prêt à peiner, à se dépenser, à risquer, à se faire punir pour l’autre, la femme, coquette, adulée, capricieuse souvent et passant à son partenaire corvées et charges trop lourdes. A l’occasion, scènes de jalousie, rixes, batailles, coups de couteau agrémentent ces mœurs et, dans la règle, le passif demeure ou devient la proie du vainqueur ». L’absence de femmes s’avère la raison d’être de ce comportement. Mais chez des hommes libres, l’homosexualité peut résulter soit d’un défaut de conformation dans les organes sexuels, soit d’anomalies dans les sécrétions, anomalies se rattachant à des dispositions anatomiques encore indécelables par le savant. Prodigieux est, d’autre part, l’influence de l’éducation sur la genèse et le développement des passions ; beaucoup de criminels accusent, à bon droit, leurs parents, le milieu où ils ont grandi, la société, d’être responsables des actes répréhensibles qu’ils ont commis. Il arrive que la passion prenne fin par épuisement ou par satiété ; elle peul aussi se transformer ; malheureusement il n’est pas rare qu’elle ait pour terme la folie ou la mort. D’où l’idée, fréquemment soutenue, qu’elle est à l’énergie morale ce que la maladie est au corps ; d’où l’anathème lancé contre elle par les Stoïciens et, depuis, par maints autres. Kant affirme que toute inclination sensible est Pathologique et que l’on diminue son mérite en s’éprenant d’enthousiasme pour le bien. Plusieurs, en particulier Fourier, estiment par contre, que toutes les passions sont également utiles et bonnes.
« Elles nous guident comme la boussole le marin, et nous indiquent vers quel but doivent tendre nos efforts. »
Dans le phalanstère, la nouvelle organisation sociale préconisée par Fourier, les passions les plus diverses avaient complète satisfaction. En réalité, il existe des passions nocives, tant pour l’individu que pour ceux qui l’entourent, et aussi des passions capables d’assurer à l’existence plus de noblesse et d’intensité. Ceux qui firent de grandes choses, pour le bonheur comme pour le malheur de leurs semblables, furent, en général, des passionnés. C’est d’après l’objet poursuivi et les conséquences observables qu’un juge impartial arrive à se prononcer. Reconnaissons, toutefois, que la passion même bonne, l’amour excessif du beau ou du vrai par exemple, suppose un certain déséquilibre mental. Quant aux passions néfastes, nous parvenons à les dominer en détournant l’attention des objets qui les attirent et en leur refusant les satisfactions qu’elles réclament. Plus tard, la morale, devenue expérimentale et physiologique, disposera d’ingrédients capables de modifier nos sentiments. Les découvertes récentes, concernant l’influence des produits sécrétés par les glandes endocrines sur le caractère et le comportement des individus, prouvent qu’il ne s’agit point là de vues chimériques.
— L. BARBEDETTE.
PASTEURISATION
La pasteurisation est un procédé qui vise à détruire champignons et microbes, grâce à un chauffage qui va de 95 à 75°C et qui est suivi d’un refroidissement brusque. La stérilisation ainsi obtenus est incomplète, car certains microbes résistent à cette température. Par contre, elle dénature moins les liquides qu’une stérilisation obtenue par une température de 100 ou 120°C. On emploie fréquemment ce procédé pour le lait. Ce dernier est alors chauffé à 70–75°C, puis on le refroidit brusquement, afin d’éviter les températures Intermédiaires de 30 à 40, qui sont particulièrement favorables à la germination des spores ayant pu échapper à l’action de la chaleur. Les grandes sociétés laitières ont souvent recours à ce procédé. Le lait pasteurisé pouvant se conserver pendant deux jours. Mais, bien qu’à un degré moindre que le lait stérilisé, le lait pasteurisé perd une partie de ses qualités naturelles. On sait que l’usage exclusif du lait stérilisé conduit au rachitisme et à la maladie de Barlow, lorsqu’on ne compense pas la destruction des vitamines par des aliments frais. On emploie aussi la pasteurisation pour les vins, afin de les conserver et de les vieillir. Certainement, Pasteur à rendu un grand service à l’humanité en attirant l’attention sur l’énorme rôle joué par les infiniment petits. Ils sont cause d’un nombre prodigieux de maladies (voir Microbes) et l’on doit prendre contre eux de sérieuses précautions. Néanmoins, la crainte des microbes ne doit pas conduire à d’autres excès dangereux. Depuis Pasteur, la médecine a fait de grands progrès ; elle a, en particulier, mis en évidence le rôle des vitamines absolument nécessaires au développement de l’organisme et qui sont détruites par les températures élevées. La cuisson enlève à certains aliments une notable partie de leur valeur ; et, sous prétexte de tuer les microbes, il ne faut pas s’abstenir, par principe, de tout ce qui est cru. On doit même connaitre que, sur certains points de grande importance, les savants s’écartent de plus en plus des méthodes et des idées chères à Pasteur. Ce qui n’enlève rien au mérite du célèbre chimiste, mais démontre que nul n’est infaillible et que la science a pour condition primordiale, non l’idolâtrie à l’égard des grands hommes, mais la libre critique et des recherches toujours plus approfondies.
PATRIE
n.f. (du latin pater, père)
Le mot patrie, chez les anciens, signifiait la terre des pères : terra patria. Etymologiquement, il désigne le pays où on est né. Comment, de ce sens si restreint le mot patrie est-il arrivé à désigner les vastes nations d’aujourd’hui ? Par quel processus, dépassant même ce stade, arrive-t-il à désigner la terre entière, la patrie humaine, rejoignant l’internationale ? En voici succintement l’explication, donnée par A. Hamon :
« L’idée de patrie présuppose la solidarité l’union, l’association entre individus. L’idée de patrie implique l’idée de collectivité ; en effet, nous ne pouvons concevoir et nous ne pensons pas que quelqu’un puisse concevoir la patrie réduite à un individu. La patrie est donc un ensemble d’êtres, une résultante dont les composantes sont des individus. Pour que ces individus se composent entre eux et donnent naissance à la résultante patrie, il faut des caractères communs, une relation de nature quelconque unissant associant ces individus entre eux. Nous ne pouvons concevoir des êtres sans communs caractères s’agrégeant entre eux, se composant pour engendrer une association, une collectivité, une résultante patrie. Ces premiers caractères communs furent certainement le lieu de naissance ou plutôt le groupement au milieu duquel l’être naissait et se développait. La première patrie fut la horde, la tribu, le clan. La vie en commun développe une communauté — accrue encore par les liens du sang — de mœurs, de coutumes, de langue, de sensations, de sentiments qui rend solidaires les humains les uns des autres. Ils sont les membres d’un même corps, agrégat d’individus. Aussi, dans la horde, la tribu, le clan ils se sentent solidaires les uns des autres. Relativement aux tribus voisines. Ils se sentent différents, presque de nature autre, vivant éloignés, n’ayant de contact que pour la dispute, la guerre. Mœurs, coutumes, langues, sentiments et sensations sont dissemblables. Elles sont l’étranger, l’ennemi. La patrie est la horde, la tribu, le clan seul.
Peu à peu, avec le temps, l’homme passant de l’état de chasseur à l’état de pasteur et de celui-ci à, l’état d’agriculteur, la cité se forma. Alors la patrie fut cette cité. L’étranger, l’ennemi, fut celui qui n’était pas de la cité. Le nombre de gens participant de caractères communs s’est accru ; la solidarité s’étend sur une aire plus grande, mais son intensité a diminué, car des classes et des castes se sont séparées dans la cité. La patrie existe plus grande, plus ample, mais le sentiment patriotique est moins puissant, car on a moins besoin d’être solidaire. De la civilisation naissent sans cesse de nouveaux besoins ; aussi, le commerce se développe ; et, par suite, se multiplient les contacts entre cités voisines. On se connaît mieux, en se hait moins, même on s’aime. Les différenciations de mœurs s’atténuent ; les langues se pénètrent mutuellement ; les intérêts se solidarisent en quelques occasions ; l’alliance, puis l’union se fait.
Le petit Etat est né ; une nouvelle patrie en résulte, plus grande de territoire, plus nombreuse d’hommes. Dans cet Etat, les mœurs, les coutumes, les langues, les sentiments tendent à s’unifier, à devenir semblables du Nord comme au Sud, à l’Est comme à l’Ouest. La solidarité diminue d’intensité. De l’extension des connaissances humaines, du commerce, de l’industrie naissent de nouveaux besoins qui entrainent des voyages, à des rapports fréquents avec l’étranger. Des guerres résultent des contacts entre peuples ennemis, des chevauchées en des régions étrangères. Les peuples se pénètrent mutuellement, tendent à se différencier de moins en moins. Des alliances et des unions se font. Par elles, l’agrégation des petits Etats en de grands s’accomplit, et aussi par conquêtes.
Une nouvelle patrie est née. Elle est plus grande superficiellement que toutes les précédentes ; elle contient plus d’individus que toutes les précédentes. La solidarité embrasse un plus grand nombre d’êtres, mais elle est moins intense. Tous les hommes de cette patrie n’ayant pas de rapports quotidiens entre eux, ne vivant pas en un même lieu, ne se connaissent point, ne se sentent point exactement semblables entre eux, bien que les différenciations se soient considérablement atténuées. Le lien de solidarité existe, mais, embrassant plus d’êtres, il est plus lâche.
Nous en sommes actuellement à ce stade de l’évolution et déjà se dessine vigoureusement le processus qui conduira l’humanité à l’internationalité ou union des nations et ensuite vers un état tendant sans cesse à l’uniformité entre tous les humains. Actuellement, en nos grandes patries, tout tend à l’internationalité, c’est-à-dire à la solidarité entre les nations, à l’amour des hommes, quels que soient leur lieu de naissance, leurs mœurs. »
Un seul complément à ces lignes : à l’heure présente, le soi-disant lien de solidarité sociale n’existe pas entre tous les hommes d’une même « patrie ». Le prolétaire conscient nie les patries. Il ne se sent solidaire que de ses frères de misère, sur le plan international. Nous verrons cela plus loin.
LA PATRIE DANS L’ANTIQUITÉ
Pour la société antique, la patrie était un tout sacré, une réalité vivante, hors de laquelle il n’y avait pas de bonheur possible.
« On aimait la patrie parce qu’on en aimait les dieux protecteurs, parce que chez elle On trouvait un prytanée, un feu divin, des fêtes, des prières, des hymnes, et parce que, hors d’elle on n’avait plus de dieux ni de culte. »
La famille constituait la base de cette société ; la famille avec son autel pour les vivants, son tombeau pour les ancêtres, le champ qu’elle possédait et fécondait, ses dieux domestiques. La famille antique était « une association religieuse plus encore qu’une association de nature ».
Le mot patrie : terra patria résumait tout cela.
« La patrie de chaque homme était la part de soi que sa religion domestique ou nationale avait sanctifiée, la terre où étaient déposés les ossements de ses ancêtres et que leurs âmes occupaient. La petite patrie était l’enclos de la famille, avec son tombeau et son foyer. La grande patrie était la cité, avec son prytanée et ses héros, avec son enceinte sacrée et son territoire marqué par la religion. « Terre sacrée de la patrie », disaient les Grecs. Ce n’était pas un vain mot. Ce sol était véritablement sacré pour l’homme, car il était habité par ses dieux. Etat, Cité, Patrie, ces mots n’étaient pas une abstraction, comme chez les modernes, ils représentaient réellement tout un ensemble de divinités locales avec un culte de chaque jour et des croyances puissantes sur l’âme. » (Fustel de Coulanges).
L’homme prisonnier de la famille, prisonnier de ses dieux, dans le droit antique, ne croyait pas la vie digne d’être vécue en dehors de la patrie. Citons encore le même auteur pour montrer comment l’individu était enchaîné : « Tout ce que l’homme pouvait avoir de plus cher se confondait avec la patrie. En elle, il trouvait son bien, sa sécurité, son droit, sa foi, son dieu. En la perdant, il perdait tout, Il était presque impossible que l’Intérêt privé fût en désaccord avec l’intérêt public. Platon dit :
« C’est la Patrie qui nous enfante, qui nous nourrit, qui nous élève. »
Et Sophocle :
« C’est la patrie qui nous conserve. »
Une telle patrie n’est pas seulement pour l’homme un domicile. Qu’il quitte ces saintes murailles, qu’il franchisse les limites sacrées du territoire, il ne trouve plus pour lui ni religion, ni lien social d’aucune espèce. Partout ailleurs que dans sa patrie, il est en dehors de la vie régulière et du droit, partout ailleurs il est sans dieu et en dehors de la vie morale. Là seulement il a sa dignité d’homme et ses devoirs. Il ne peut être homme que là.
La patrie tient l’homme attaché par un lien sacré. Il faut l’aimer comme on aime une religion, lui obéir comme on obéit à Dieu :
« Il faut se donner à elle tout entier, mettre tout en elle, lui vouer tout. II faut l’aimer glorieuse ou obscure, prospère ou malheureuse, Il faut l’aimer dans ses bienfaits et l’aimer encore dans ses rigueurs. Socrate condamné par elle sans raison ne doit pas moins l’aimer. Il faut l’aimer comme Abraham aimait son dieu, jusqu’à lui sacrifier son fils, Il faut savoir mourir pour elle. Le Grec ou le Romain ne meurt guère par dévouement à un homme ou par point d’honneur, mais à la patrie il doit sa vie. Car, si la patrie est attaquée, c’est sa religion qu’on attaque. Il combat véritablement pour ses autels, pour ses foyers, pro aris et focis ; car, si l’ennemi s’empare de sa ville, ses autels seront renversés, ses foyers éteints, ses tombeaux profanés, ses dieux détruits, son culte effacé. L’amour de la patrie, c’est la piété des anciens. »
Rien d’étonnant, après cela, que l’exil soit la plus terrible des punitions. Les anciens l’appelaient en effet une peine capitale. Ils n’imaginaient pas de châtiment plus cruel.
« L’exilé, en laissant sa patrie derrière lut, laissait aussi ses dieux. Il ne voyait plus nulle part de religion qui pût l e consoler et le protéger ; il ne sentait plus de providence qui veillât sur lui ; le bonheur de prier lui était ôté. Tout ce qui pouvait satisfaire les besoins de son âme était éloigné de lui. Or, la religion était la source d’où découlaient les droits civils et politiques. L’exilé perdait donc tout cela en perdant la religion de la patrie. Exclu du culte de la cité, il se voyait enlever du même coup son culte domestique et il devait éteindre son foyer. Il n’avait plus le droit de propriété ; sa terre et tous ses biens étaient confisqués au profit des dieux ou de l’Etat. N’ayant plus de culte, il n’avait plus de famille. Il cessait d’être époux et père, ses fils n’étaient plus en sa puissance ; sa femme n’était plus sa femme, et elle pouvait immédiatement prendre un autre époux. Il faut ajouter que les droits à l’héritage disparaissaient aussi. Par intérêt donc, au moins autant que par devoir, l’homme était obligé de placer la patrie au-dessus de sa vie même.
Et puis, la terre tourna... Il en fut alors ce qu’il en a toujours été : ce’ qui semblait immuablement fixe ne se trouvait être qu’un moment de l’évolution. Des changements sociaux et politiques amenèrent de nouvelles manières de penser. Les antiques croyances étaient périmées ; le patriotisme changea de nature. Les dieux passant au second plan, on aima la patrie « seulement pour ses lois, pour ses institutions, pour les droits et la sécurité qu’elle accordait à ses membres ». Cette cassure entre la religion et la patrie enleva à l’antique amour rd la patrie ce qu’il avait de rigide et de dur. Une phraséologie semblable à certaine que nous sommes accoutumés de subir de nos jours eut cours alors, et l’on entendit des paroles comme celles que Thucydide met dans la bouche de Périclès, exposant qu’elles sont les raisons qui font aimer Athènes, c’est que cette ville « veut que tous soient égaux devant la loi» ; c’est « qu’elle donne aux hommes la liberté et ouvre à tous la voie des honneurs ; c’est qu’elle maintient l’ordre public, assure aux magistrats l’autorité, protège les faibles, donne à tous des spectacles et des fêtes qui sont l’éducation de l’âme ». Et l’orateur termine en disant ; « Voilà pourquoi nos guerriers sont morts héroïquement plutôt que de se laisser ravir cette patrie ; voilà pourquoi ceux qui survivent sont tout prêts à souffrir et à se dévouer pour elle. »
Lois, institutions, liberté, honneur...
Dans la société, apparaissait la notion de classe, et cette notion, plus juste, se substituait peu à peu à celle de la patrie. Aristocratie et démocratie — possédants et plèbe — riches et pauvres — division naturelle des hommes tant que ne sera pas réalisée l’anarchie !
« On ne distinguait plus, pour toute l’Italie et pour toute la Grèce, que deux groupes d’hommes : d’une part, une classe aristocratique ; de l’autre, un parti populaire. »
Sans doute, la question sociale ne se posait pas avec la même netteté que de nos jours, sans doute les prolétaires « allaient chaque matin saluer les riches et leur demander la nourriture du jour », sans doute ils s’estimaient trop souvent satisfaits avec « du pain et le cirque» ; mais la lutte des riches et des pauvres ne se vit pas moins dans toutes les cités et, les intérêts les plus immédiats étant nécessairement opposés, on oublia ce que fut la patrie à l’époque où la vieille religion enchaînait les individus.
Puis vint le christianisme. Mon « Royaume n’est pas de ce monde », — « Allez et instruisez tous les peuples », disait Jésus. Le christianisme « présenta à l’adoration de tous les hommes un Dieu unique, un Dieu qui était à tous, qui n’avait pas de peuple choisi, et qui ne distinguait ni les races, ni les familles, ni les Etats ». C’était l’unité de la race humaine présentée à tous, et c’était la négation même de la patrie terrestre. C’en était fini de l’antique notion de la patrie, de celle qui « effaçait quelquefois tous les sentiments naturels ». Elle avait accompli son entière révolution. Avec l’invasion des Barbares, elle disparut tout à fait.
LA RENAISSANCE DE L’IDÉE DE PATRIE.
Le monde vécut, durant tout le moyen âge, sans même connaître le mot de patrie. Il n’aurait correspondu alors à aucun besoin. La France romaine, féodale, royale, l’ignora.
« L’Europe dans le moment où elle commença de s’ébaucher, ne connut que des querelles de dynastie. » (Paul Reboux)
Brigandages seigneuriaux, brigandages royaux, conflits d’intérêts entre les puissants de l’heure, voilà toute l’histoire de ces temps-là. Règne de la force brutale, mœurs rudes, maîtres qui ne s’embarrassaient pas de sophismes pour voiler leurs desseins de rapine et de domination.
« La guerre de Cent ans ? Conflit entre la maison des Valois et la maison des Plantagenets. Jeanne d’Arc ? Une amazone rustique dévouée à son seigneur, une protectrice des paysans, ses frères, dépouillés par les bandes ravageuses des Anglais et des Bourguignons. Aussitôt les Anglais boutés hors du patrimoine royal, la bataille reprend, en France même, entre Français. La Gascogne, anglaise durant trois cents ans s’efforce de le rester, et Bordeaux accueille Talbot par des acclamations. » (Reboux)
Jeanne n’employa jamais le mot de patrie devant ses juges. Elle disait : pays. Ainsi, l’aventurière qui devait devenu cinq siècles plus tard « la Sainte de la Patrie. » ne sut jamais pour quelle véritable raison elle s’était battue.
C’est après qu’on le lui fit dire. Mais que ne fait-on pas dire aux morts ? Leur docilité permet de les accommoder à toutes sauces. En fait, patrie passa dans la langue française par le canal des humanistes de la Renaissance. Et, ici, qu’il nous soit permis de faire remarquer de quel poids va peser désormais sur nos sociétés modernes toute l’antique société. Pendant quatre cents ans on va s’appliquer à copier les anciens, à penser comme eux en toutes choses, à partager leurs erreurs et leurs crimes. Et, comme le dit Fustel de Coulanges, « l’une des plus grandes difficultés qui s’opposent à la marche de la société moderne est l’habitude qu’elle a prise d’avoir toujours l’antiquité grecque et romaine devant les yeux ». En ce qui nous intéresse, la néfaste idée de patrie va s’appesantir sur les cerveaux à tel point que, de nos jours, on va retrouver dans nombre d’esprits tous les errements de l’époque où régnaient en maîtres, dans les foyers, les dieux domestiques.
Un cuistre quelconque, nourri de latin, trouva donc le mot de patrie à sa convenance et introduisit le néologisme par la porte dérobée.
« C’est évidemment un mot de formation savante, c’est-à-dire non spontanée, ni populaire. On le chercherait vainement dans les monuments authentiques de notre langage au moyen âge, dans les chansons de gestes par exemple ». (Aulard)
À quel moment ce mot parut-il dans la langue ? On a prétendu qu’il fut prononcé aux Etats Généraux de 1483. L’examen attentif du journal de Masselin prouve qu’on ne le trouve nulle part dans ce document.
« Ménage dit que patrie n’était pas usité du temps de Henri II, vu que Charles Fontaine le reproche comme un néologisme à Du Bellay :
« Qui a païs, n’a que faire de patrie... »
Le nom de patrie est obliquement entré et venu en France nouvellement et les autres corruptions italiques. » (Quintil Horatian, p. 185.)
D’un autre côté, on a dit que patrie datait de François 1er. François 1er était un roi vraiment national ; c’est sous son règne, c’est au XVIe siècle que le mot patrie fut transporté de la langue latine dans la nôtre. A. de Saint Priest, Les Guises ; Revue des Deux Mondes, 1er mars 1850 (Littré). Le mot patrie ne parut donc que dans la première moitié du XVIe siècle. On le trouve :
« En 1539, dans le Songe de Scipion, traduit nouvellement du latin en français ; en 1554, dans la traduction des deux dialogues de Platon, par Etienne Dolet ; en 1545, dans Salel ; en 1546, dans Rabelais. » (Aulard)
Mais le mot ne dépassait pas un cercle restreint de lettrés. Il ne fit son chemin que peu à peu et, dans la seconde moitié du XVIe siècle seulement, il devint d’un usage courant, concurremment à pays. Il ne représentait cependant rien de précis. On n’entendait par là ni la France « unifiée » — ce qui est un vain mot — ni l’acceptation tacite par tous les Français de vivre sous le même prince — ce qui n’a jamais été. — Les luttes intérieures niaient justement la « patrie » telle qu’on se plaît à la concevoir de nos jours. « Tantôt, c’est la noblesse catholique qui fait appel aux Espagnols. Richelieu détruit La Rochelle. Turenne marche sur Paris à la tête d’une armée d’aventuriers. Condé, vainqueur de Rocroy dévaste les provinces du Nord » (Reboux). La patrie s’incarnait dans le roi. Lui seul était tout à la fois. C’était le sentiment de Bossuet qui disait que la patrie « est le prince, puisque tout l’Etat, est en la personne du Prince ». Mais la multitude miséreuse ne s’occupait pas de ces subtilités. Elle avait le souci de ne pas mourir de faim. Il faut arriver à la Révolution pour que l’idée de patrie pénètre dans le peuple et pour que celui-ci, tout vibrant de naïf enthousiasme, la fasse briller au firmament des éternelles duperies. Avec la force d’une religion nouvelle, l’idée de patrie va, en effet, d’un vigoureux élan, conquérir le monde.
LA PATRIE CRÉATION DE LA RÉVOLUTION.
La Révolution de 1789, comme toute véritable révolution, n’a été que l’aboutissement d’une longue évolution. L’ancien état de choses ne correspondant plus aux besoins nouveaux de la société, une organisation nouvelle devait s’imposer, nécessairement. Quelle allait être cette organisation ? Sur quelles bases idéologiques allait-elle s’appuyer ! Pouvait-on innover réellement ? Lorsque l’homme, pris dans le tourbillon social, est désemparé, il se tourne vers le passé pour y chercher du réconfort et des exemples. Thucydide, faisant parler Périclès (voir plus haut), n’avait-il pas demandé que « tous soient égaux devant la loi ?... etc). La cité antique fut la vieille fée qui présida à la naissance de la société nouvelle. Déjà, dès le XVIIe siècle, les mots de liberté et d’égalité avaient, auprès des cœurs justes et sensibles, une saveur particulièrement agréable ; et ceux qui souffraient d’exactions et de misère les chérirent plus que tout. Et puisqu’on parlait de patrie, on assista à l’éclosion de cette idée qu’il « n’y a de patrie que là où il y a liberté ». C’est l’époque où La Bruyère se permet d’écrire — sans grand danger, car l’autorité semblait établie sur le roc — : « Il n’y a point de patrie dans le despotisme ; d’autres choses y suppléent : l’intérêt, la gloire, le service du prince ». Et encore :
« Que me servirait, ... comme à tout le peuple, que le prince fut heureux et comblé de gloire, par lui-même et par les siens, que ma patrie fût puissante et formidable, si, triste et inquiet, j’y vivais dans l’oppression ou dans l’indigence. » (Du Souverain ou de la République, chapitre X.)
Puis vinrent les philosophes, les encyclopédistes, précurseurs des temps nouveaux. Témoins vibrants de l’injustice sociale, — nourris d’autre part des souvenirs de l’antiquité, — ils rêvaient un ordre social où dans la liberté et dans l’égalité, régnerait la « vertu » parmi les hommes. Leur idée était que « l’existence d’une patrie digne de ce nom suppose des lois, la liberté, l’abolition du despotisme » (Aulard). Ils s’emparèrent donc du mot patrie, le hissèrent au pinacle et il synthétisa toutes leurs généreuses aspirations ; après eux, le peuple l’adopta d’enthousiasme. Désormais la patrie vivait dans les cœurs comme Dieu vit dans celui des croyants. C’est Montesquieu qui écrit : « Ce que j’appelle la vertu dans la République est l’amour de la patrie, c’est-à-dire l’amour de l’égalité » (Esprit des Lois). C’est Voltaire qui dit :
« On a une patrie sous un bon roi ; on n’en a point sous un méchant. » (Diet. phil.)
Et Rousseau :
« La patrie ne peut subsister sans la liberté, ni la liberté sans la vertu ni la vertu sans les citoyens ; vous aurez tout si vous formez des citoyens ; sans cela vous n’aurez que de méchants esclaves, à commencer par les chefs de l’Etat. » (Article Economie politique dans l‘Encyclopedie)
Au fur et à mesure que se déroulèrent les événements révolutionnaires, les « patriotes », comme on disait, — c’est-à-dire la majeure partie des Français qui avaient bénéficié du changement de régime — crurent réellement que s’élaborait l’âge d’or. Les trois ordres « ces trois nations ont souvent exprimé et expriment souvent le sentiment qu’ils font partie d’une seule et même nation. La nation, la patrie, voilà leur mot de ralliement le plus fréquent » (Aulard). (Remarquer en passant la synonymie des mots : patrie, nation. Voir ce dernier mot.) Presque tous étaient persuadés de la prochaine disparition des classes sociales. La Liberté, L’Égalité, voilà la patrie nouvelle ! Les nobles de Touraine, par exemple, fiers de leur « patriotisme », déclarent dans leurs cahiers — sincèrement ou non ; mais qu’est-ce que cela leur coûtait ? — qu’ils sont « citoyens avant d’être nobles ». Le clergé aussi, dans son cahier au bailliage de Sens, proteste de son « zèle patriotique ». Le Tiers est prodigue du mot patrie qu’il identifie avec Royaume, France, Empire, Empire français, rarement pays. Le mot qui triomphe est Nation. (Aulard.) Des événements comme la nuit du 4 août contribuèrent à affermir cette idée que tous les Français, n’ayant qu’un intérêt commun, allaient vivre en frères. Et ici apparaît, pour la première fois, la notion de l’intérêt général, le puissant sophisme qui va avoir tant de prise sur les âmes et qui va être la base la plus sérieuse — en apparence — du sentiment patriotique. La Bourgeoisie, dans son triomphe, va s’en servir avec maîtrise, et longtemps la classe ouvrière se laissera berner par cette idée mensongère qu’au-dessus de son intérêt de classe il y a un intérêt suprême : celui de la patrie. A l’origine, il y avait certainement plus de naïve bonne foi que de duplicité à croire cela. On ne pouvait prévoir ni Napoléon, ni les sociétés anonymes, ni l’essor du capitalisme moderne. Aussi, un des premiers efforts de la Révolution fut-il d’« unifier » la patrie. Tous les obstacles qui s’opposèrent à cela furent brisés. « La patrie, après des vicissitudes et des contrariétés, se formera sans le roi, contre le roi, en République. » C’est l’époque des fêtes des Fédérations, des discours pompeux — à l’antique ! — des autels dressés à la Patrie déifiée. M. de Jougla, chevalier de Saint-Louis, s’écrie à la fédération de l’Aube, le 9 mai 1790 :
« Vivons comme frères !... Pensons sans cesse que nous sommes citoyens et frères, enfants et soldats de la patrie, Français en un mot. »
Certes, c’était sans rire que Faujas de Saint-Fond disait à son tour :
« La nouvelle division du royaume en départements fait disparaître ces limites féodales qui semblaient annoncer autant de peuples différents que de provinces ; elle a pour but de procurer à tous les mêmes lois, le même ordre de choses, les mêmes mœurs, et de nous réunir à jamais par le même amour de la patrie. »
Et ce brave commandant de la garde nationale de Grenoble, à Lyon, le 30 mai 1790, — M. Dolle — croit fermement que « c’est arrivé » ! :
« Amis et camarades, c’est maintenant que nous sentons avec délices combien il est doux pour des citoyens qui savent aimer la patrie de se réunir de toutes les parties de l’Empire pour ne former qu’une seule et même famille. Par l’heureuse influence de cette égalité, dont nous ressentons déjà les bienfaits, tous les départements du royaume contractent l’union la plus tendre, tous les citoyens deviennent des frères, et tous les bons Français, pénétrés des mêmes sentiments de patriotisme, n’auront bientôt qu’un seul désir : celui de chérir à jamais leurs lois et leurs rois. »
C’est l’embrassade générale ; c’est la paix perpétuelle entre les renards et les coqs, c’est le loup devenu mouton ; c’est la réalisation anticipée de la ronde de Paul Fort :
« ... Si tous les gâs du monde voulaient se donner la main ... »
À Plobsheim (Alsace), on vit les ecclésiastiques catholiques et protestants s’embrasser en public ; à Clamecy, le 27 mai 1790 « l’accolade fraternelle est reçue et rendue dans tous les rangs ». Mais le bouquet fut, sans contredit, la Fête de la Fédération au Champ de Mars à Paris : Tous les députés s’embrassèrent à l’envie. On cria : Vive le Roi ! Vive l’Assemblée Nationale ! Vive la Nation !
« La Fayette fut embrassé : les uns lui baisèrent le visage, les autres les mains ; d’autres, l’habit. Ce ne fut qu’avec beaucoup de peine qu’il parvint à remonter à cheval. Alors tout fut baisé : ses cuisses, ses bottes, les harnais du cheval et le cheval lui-même. » (Dans : Les Révolutions de Paris.)
La raison ? La Fayette venait de prêter serment sur l’autel de la Patrie !
L’illusion de la liberté et de l’égalité ; l’illusion de la démocratie par le suffrage universel ; l’illusion d’un intérêt commun unissant des hommes que le hasard a fait naître en un endroit délimité par ce qu’on appelle des « frontières », qu’on ose quelquefois qualifier de « naturelles » ; les carnages périodiques pour amalgamer le tout, et voilà la Patrie ! C’est l’héritage de la Révolution. Démocratie ? Citons encore Robespierre :
« Qu’est-ce que la Patrie — Si ce n’est le pays où l’on est citoyen et membre du souverain ? Par une conséquence du même principe, dans les Etats aristocratiques le mot patrie ne signifie quelque chose que pour les familles patriciennes qui ont envahi la souveraineté. Il n’est que la démocratie où l’Etat est véritablement la Patrie de tous les individus qui la composent, et peut compter autant de défenseurs intéressés à sa cause qu’il renferme de citoyens. » (Rapport du 18 pluviose An II.)
Défenseurs intéressés ? Aulard n’hésite pas à écrire :
« On peut dire que cette guerre (1870) a achevé la fusion des Français, l’unité morale de la France, consacré la patrie nouvelle, la patrie telle que la Révolution l’a faite. On a le sentiment que la récente guerre mondiale a cimenté à jamais cette patrie. »
Eh bien non ! Le dogme de la patrie est mortellement atteint.
La raison toute puissante l’a condamné depuis longtemps ; et l’on peut affirmer, au contraire, que la dernière guerre, par les souffrances qu’elle a semées, par les révolutions qu’elle a suscitées, par les conséquences économiques qu’elle a engendrées, a détruit l’idée de patrie en exacerbant les intérêts antagonistes qui opposent toujours les deux classes sociales : celle des possédants et celle des prolétaires.
QU’EST-CE QUE LA PATRIE ?
a) Le point de vue officiel.
En ces temps d’instruction laïque et obligatoire il n’est pas difficile de savoir ce qu’est la Patrie. Il suffit d’ouvrir un quelconque manuel « d’instruction civique et morale » à l’usage des perroquets de nos écoles primaires. Voici, par exemple, ce que dit un de ces catéchismes :
« Notre patrie, c’est la terre où sont nés nos parents, c’est le village que nous habitons, c’est la France entière avec ses grandes villes et leurs monuments, chefs-d’œuvre du génie national. Notre patrie est encore autre chose ; c’est une grande famille formée de citoyens libres, ayant la volonté de vivre ensemble librement, sans subir le joug de l’étranger. C’est l’ensemble de tous ceux qui portent le nom de Français et qu’unit la communauté de langue, de mœurs, de lois et de sentiments ; c’est l’histoire du pays avec ses gloires et ses revers, ses institutions successives et le souvenir de ses grands hommes. » (Cité par C.-A. Laisant)
Procédons méthodiquement et voyons si la patrie est bien tout ce qu’on nous dit dans l’extrait ci-dessus et dans quantité d’autres du même genre. Nous essayerons de n’omettre aucune des définitions données.
C’est la terre où nous sommes nés. — S’il en est ainsi, notre patrie se limite à bien peu de chose : un village, une ville, quelques arpents de terrain. Elle ne peut pas être à la fois Paris et Marseille, les montagnes de la Haute-Savoie et la lande bretonne. Certes, l’homme reste fidèle au petit coin de terre qui a vu ses premiers pas, mais cet amour du village natal n’expliquera jamais l’amour d’un vaste pays aux aspects divers et qui lui resteront quelquefois toujours ignorés.
C’est la terre des ancêtres. — Les ancêtres, qui est-ce ? Viennent-ils tout droit de Vercingétorix ou des Romains, des Francs, des Arabes, des Espagnols, des Autrichiens, etc... ? Etaient-ils catholiques, protestants, jansénistes, Jacques, chouans, révolutionnaires ? Les ancêtres ? J. Richepin est sans doute dans le vrai, qui dit : « On n’est fils de personne, on est fils du destin, qui mit un spermatozoïde aveugle dans l’ovaire. »
C’est le pays des gens de notre race. — Il faut être un Bazin pour affirmer des niaiseries dans le genre de celles-ci : « ...Les origines du peuple alsacien sont celtiques... Les dernières recherches accusent 70 % d’Alsaciens bruns, c’est-à-dire Celtes, contre 30 % d’Alsaciens blonds, c’est-à-dire Germains. » La race ! Ce mot n’a pas de sens. En ce qui concerne la France, nous lisons ceci dans l’Encyclopédie : « Le groupe linguistique latin ou roman qui comprend les Français du Nord, les Languedociens-Catalans, les Espagnols, les Portugais-Galego, les Italiens, les Romanches ou Latins et les Roumains, n’offre aucune unité de type physique, non seulement, dans son ensemble, mais même dans chacun des sept groupes secondaires que nous venons d’énumérer. Ainsi, parmi les « Languedociens-Catalans » on constate la présence de trois races au moins : occidentale ou cévenole, qui domine sur le Plateau Central en France ; littorale ou atlanto-méditerranéenne, prédominante en Provence et en Catalogne ; Ibéro-insulaire que l’on trouve dans l’Angoumois comme en Catalogne, etc. »
C’est la terre où l’on parle la même langue. — Cela ne tient pas. Il y a des Français qui ne parlent pas français (Alsaciens, Bretons, Provençaux, Basques, Corses, etc...). Les Suisses ont trois langues. Les Américains des Etats-Unis parlent anglais et ne portent pas toujours l’Angleterre en leur cœur ; de même les Irlandais. Voir aussi la République Argentine et l’Espagne ; le Brésil et le Portugal, etc…
C’est l’ensemble d’un territoire limité par des frontières. — Qu’est-ce qu’une frontière ? Une ligne de poteaux ne limite rien. Le Rhin unit les peuples plutôt qu’il ne les sépare. De même tout autre fleuve. De même la mer. De même une chaîne de montagnes. Paquebots, avions, tunnels, T. S. F. et l’on parle frontières ! Frontières variables avec la fortune des armes ou à la suite de marchandages diplomatiques qui font un Alsacien, Allemand ou Français ; un Polonais, Russe ou Allemand ; un Autrichien, Yougo-Slave, Tchéco-Slovaque, ou... sans-patrie ! Est-ce la frontière qui empêche que Guernesey ou Jersey soient françaises et la Corse italienne ?
C’est une sorte de communion d’idées, de sentiments, de goûts, de mœurs qui fait qu’on veut vivre ensemble. — Communion d’idées entre les catholiques et les protestants ? Mêmes sentiments les cléricaux et les libre-penseurs ? Les nationalistes et les communistes ? Mêmes goûts la cocotte de luxe et Mme Curie ? Mêmes mœurs, paysans et citadins, religieuses et prostituées, capitalistes et ouvriers ? Ah ! Plutôt mêmes idées, mêmes sentiments, mêmes goûts, mêmes mœurs, catholiques du monde entier et protestants, et communistes, et généraux, et prostituées, etc. On n’aime vivre qu’avec gens de son milieu. Qui se ressemble s’assemble.
C’est une association d’hommes formés selon les mêmes règles d’éducation. — D’abord, il y a une règle différente pour les riches (lycées, collèges, enseignement supérieur) et pour les pauvres (enseignement primaire). Il y a ensuite absence de règles pour ceux qui sont restés illettrés. Enfin, quel que soit le mode d’éducation, il y aura toujours des délicats et des mufles.
C’est un groupe d’êtres du même type avec défauts et qualités qui les caractérisent. — Le Français idéaliste, n’est-ce pas ? L’Anglais commerçant ; l’Allemand pratique, l’Italien fourbe — à moins que ce ne soit le contraire. Tout cela est bien conventionnel. Voilà un mode de penser en série qui dispense de penser. Est-ce que Tartufe n’est pas de tous les pays ? Et Harpagon ? Et M. Jourdain, et Boubourouche ? Et... ?
C’est l’héritage littéraire, scientifique, artistique légué par nos grands hommes. — Oui, la France de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, de Pasteur. Sur cent Français, quatre-vingt-dix ne se sont assignés dans la vie que le profit, et se moquent de tout cela. C’est un héritage qu’ils laissent à d’autres — à des « étrangers » souvent — et puis, le génie de Montaigne, de Pascal, de Voltaire, de Hugo, etc., de même que celui d’Homère, de Socrate, de Shakespeare, de Wagner, de Tolstoï, de Marconi, etc. n’appartient-il pas à tous les temps et à tous les pays ? « L’univers est la patrie d’un grand homme » disait l’abbé Raynal. D’autre part il n’existe aucune similitude de pensée entre un Bossuet et un Proudhon, un Joseph de Maistre et un Hugo, par exemple ; il en existe, au contraire, entre Bossuet (Français) et le pape (Italien) ; entre Proudhon (Français) et Kropotkine (Russe). L’héritage littéraire, artistique, scientifique, n’est ni Français, ni Allemand, ni Anglais ; il est universel, il est humain.
C’est l’histoire du pays, avec ses gloires et ses revers. — L’histoire officielle sans doute. La belle histoire aux pages sanglantes, l’histoire des crimes. Quoi, la solidarité dans le meurtre ! La fierté de communier avec des assassins disparus ! Ah ! Quel est l’esprit sensé qui ne répudie ces « gloires » et ces « revers » ? Gloires, les victoires de Bouvines, de Marignan, de Rocroy, d’Austerlitz, de la Marne ; et revers, les défaites d’Alésia, de Waterloo, de Sedan ? Allons donc ! Est-ce que ces événements ont jamais influé sur le sort de l’individu qui n’a comme toute fortune que ses deux bras à louer au service d’autrui, autrement qu’en le privant parfois de l’usage de ces bras ? Gloire, le bien-être et la vie ; revers, la souffrance et la mort ; et c’est tout. Quant à l’histoire véritable, celle qui a opposé tout au long des siècles les riches et les pauvres ; celle qui se poursuit tous les jours dans la lutte des classes, elle est la négation même de la patrie.
C’est une association d’individus qui acceptent librement la même forme de gouvernement pour bénéficier de libertés égales. — Les faits sont en contradiction flagrante avec cette affirmation, on reconnaît là l’idée des philosophes et des révolutionnaires de 1790. On sent l’embrassade qui vient. Si tout le monde acceptait la même forme de gouvernement, la question sociale serait résolue. Quant aux libertés, on sait ce qu’il faut entendre par là : celles qui laissent le riche comme le pauvre libres « de coucher sous les ponts ou de voler du pain ». Il n’y a jamais eu d’acceptation unanime du régime. Il y a toujours eu opposition au plus grand nombre de lois faites par une minorité et au profit de cette minorité.
C’est Partout où l’on est bien. — La patrie n’est même pas cela ; car en quel lieu est-on bien ? En quel lieu n’est-on pas spolié d’une partie de son travail ? Où donc existe la justice ? « Ubi bene ibi patria ». Aphorisme hérité de l’antiquité — et sophisme — La patrie des Espagnols habitant Bordeaux par exemple n’est pas l’Espagne puisque la misère les a chassés de leur pays ; elle n’est pas la France lorsqu’ils n’y peuvent plus vivre. Devient-elle la République Argentine ou les Etats-Unis lorsqu’ils y émigrent ? Autant vaudrait demander où est la patrie du Juif errant.
C’est une grande famille où tous les membres ayant des intérêts communs, sont solidaires les uns des autres ; la patrie c’est notre mère. — Il n’y a pas d’intérêts communs dans la société actuelle. Il y a lutte, il y a bas égoïsme, il y a concurrence, il y a inégalité. Singulière famille — ou plutôt famille normale en effet — où l’on se querelle, où l’on se jalouse, où l’on désire ardemment la disparition du prochain pour jouir de sa fortune ; où l’on active autant que possible la mort du concurrent dans une lutte au couteau. Singulière famille où les uns sont rassasiés et où les autres ont faim ; où les uns travaillent et n’ont rien et où les autres ne font rien et ont tout. C. Bouglé dit cependant : « C’est de l’association que l’individu reçoit, non pas seulement le pain du corps, mais le pain de l’âme. En ce sens notre patrie est bien notre mère spirituelle ». (Encyc.). Pour le pain du corps, nous sommes fixés. Quant au « pain de l’âme », combien peu y goûtent ! Et pour ceux-ci ce « pain » est le trésor universel légué par l’humanité tout entière. G. Hervé écrivait naguère : « Les patries, des mères ? Allons donc, des marâtres cruelles que tous leurs fils déshérités ont le droit et le devoir d’exécrer. »
Nous ajouterons simplement ceci : Si toutes les vraies mères étaient comme la patrie, il y aurait longtemps que le genre humain aurait disparu de la planète.
b) Où donc est la patrie ?
Puisque nous n’avons pu trouver une définition satisfaisante de la patrie, puisque — comme pour Dieu — nous savons plutôt ce qu’elle n’est pas que ce qu’elle est, essayons de chercher ce que cache ce mot pour la majeure partie des individus.
Voltaire dit :
« Un juif a-t-il une patrie ?... Sa patrie est-elle Jérusalem ? Il a ouï dire vaguement qu’autrefois ses ancêtres, quels qu’ils fussent, ont habité, ce terrain pierreux et stérile et bordé d’un désert abominable, et que les Turcs sont maîtres aujourd’hui de ce petit pays dont ils ne retirent presque rien. Jérusalem n’est pas sa patrie. Il n’en a point ; il n’a pas sur la terre un pied carré qui lui appartienne. »
Nous trouvons aussi dans le Dictionnaire philosophique : « Les moines oseraient-ils dire qu’ils ont une patrie ? Elle est, disent-ils, dans le ciel ; à la bonne heure ; mais dans ce monde, je ne leur en connais pas. » Dans ce monde, la patrie des moines et des curés, c’est Lourdes, c’est Lisieux, c’est Rome, c’est le denier du culte, c’est le besoin de domination, c’est l’argent.
Où est la patrie du commerçant ?
« Le Banian, l’Arménien qui passent leur vie à courir dans tout l’Orient, et à faire le métier de courtiers, peuvent-ils dire, ma chère patrie, ma chère patrie ? Ils n’en ont d’autre que leur bourse et leur livre de compte. » (Voltaire)
« Le commerçant qui achète et vend des produits étrangers concurrençant ceux de sa patrie ne s’occupe point s’il nuit à des gens de même patrie que lui. Son intérêt seul le guide. Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon)
Où est la patrie du soldat ? Celle du mercenaire ?
« Parmi nos nations d’Europe, tous ces meurtriers qui louent leurs services, et qui vendent leur sang au premier roi qui veut les payer, ont-ils une patrie ? Ils en ont moins qu’un oiseau de proie, qui revient tous les soirs dans le creux du rocher où sa mère fit son nid. » (Voltaire)
Où est la patrie des soldats de la Légion Etrangère ? Celle des engagés et des rengagés ? Elle est dans la solde ; elle est dans les primes, elle est dans leur intérêt.
« L’officier et le soldat qui dévasteront leur quartier d’hiver, si on les laisse faire, ont-ils un amour bien tendre pour les paysans qu’ils ruinent ? Où était la patrie du duc de Guise le balafré ? Etait-ce à Nancy, à Paris, à Madrid, à Rome ? Quelle patrie aviez-vous, cardinaux de La Balue, Duprat, Lorraine, Mazarin ? Où fut la patrie d’Attila et de cent héros de ce genre, qui, en courant toujours, n’étaient jamais hors de leur chemin ? Je voudrais bien qu’on me dît quelle était la patrie d’Abraham ? » (Voltaire)
Où est la patrie de l’industriel ?
« Il emploie des ouvriers étrangers parce qu’ils exigent un salaire moindre ; il agit conformément à son intérêt et nuit à des individus de même patrie. Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon)
Où est la patrie du Comité des Forges ? Ces hommes « forment une féodalité si puissante, si ramifiée, si étendue, que les îlots féodaux de l’ancien temps ne lui sont en aucune façon comparables. Les Etats sont leur chose ; le monde entier leur proie. Magnats du Haut-Fourneau, Magnats des Charbonnages, Magnats des Grandes Compagnies de Transport, Magnats de la Banque : voilà les hommes qui règnent quelles que puissent être les formes gouvernementales que les peuples se donnent. » (Rhillon). N’allons pas parler patrie à ceux qui composent « l’internationale sanglante des armements ». Où est la patrie du financier « qui spécule à toutes les Bourses, qui agiote sur tous les fonds, préjudicie ceux de sa patrie imperturbablement, car, pour lui, la patrie est son intérêt personnel ? » (Hamon). Où est la patrie de ceux qui font voyager l’or de capitale en capitale, par avion, afin de mieux spéculer sur les monnaies nationales ? Leur patrie, c’est leur intérêt. Où est la patrie de l’agriculteur « qui fait imposer les produits étrangers, nuit aux individus de sa patrie, car il les oblige ou à se priver de ses produits ou à en réduire l’usage. Pour lui, la patrie est son intérêt personnel. » (Hamon). C’est l’intérêt de l’agriculteur qui fait la politique de la vie chère, qui hérisse le pays de barrières douanières, qui sème la misère parmi les prolétaires. Où est la patrie de l’inventeur « qui vend à l’étranger son invention utile ou nécessaire à la défense nationale, lèse les individus de la même patrie que lui. Il a pour patrie son seul intérêt. » (Hamon). Où est la patrie du politicien ? « Celui qui brûle de l’ambition d’être édile, tribun, rhéteur, consul, dictateur, crie qu’il aime sa patrie, et il n’aime que lui-même. » (Voltaire). Il n’est pas de plus ardent patriote allemand que l’aventurier autrichien Hitler. Où est, d’une façon générale, la patrie du possédant de celui qui, « directeur, administrateur, actionnaire d’une société industrielle, commerciale ou financière, vend des canons, des cuirassés, des obus, des poudres, qui prête de l’argent à des patries étrangères, n’agit pas en patriote, mais en individu soucieux de son seul intérêt ? Sa patrie, c’est son intérêt. » (Hamon)
Et maintenant, où est la patrie de ceux qui n’ont rien de ceux que nul intérêt ne pousse à s’abriter derrière ce paravent ? Nous pouvons affirmer que cette patrie n’existe pas. Nous avons, là dessus, l’aveu du plus cynique des politiciens (Clemenceau) :
« Après tout, les anarchistes ont raison ; les pauvres n’ont pas de patrie. » (Aurore, 17 janvier 1897)
G. Darien écrit dans son livre : La belle France, aujourd’hui — et, hélas ! depuis si longtemps ! — :
« La Patrie, c’est la somme des privilèges dont jouissent les richards d’un pays. Les heureux qui monopolisent la fortune ont le monopole de la patrie. Les malheureux n’ont pas de patrie. Quand on leur dit qu’il faut aimer la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut aimer les prérogatives de leurs oppresseurs ; quand on leur dit qu’il faut défendre la patrie, c’est comme si on leur disait qu’il faut défendre les apanages de ceux qui les tiennent sous le joug. C’est une farce abjecte. C’est une comédie sinistre. »
Et La Mothe-le-Vayer disait déjà, en 1654, que la patrie était « une erreur utile et une tromperie nécessaire pour faire subsister les empires ou toute sorte d’autres dominations. » Pour les foules, cependant le mot et la chose existent, dira-t-on. Eh oui ! La sottise aux mille têtes grimaçantes a créé cette déité : La Patrie ; et les foules se prosternent devant elle. Elles croient à la Patrie comme elles croyaient à Jupiter, à Jéhovah, à Moloch... Mais hors de là, la patrie est inexplicable.
« Je dirai que la Patrie n’est point une division administrative et qu’il y a, dans ce qui la constitue, un élément divin, qui échappe à nos prises et déjoue nos calculs. » (René Bazin)
Voilà l’aveu. C’est aussi le sentiment de C. Bouglé, qui écrit :
« La supériorité de l’amour de la patrie c’est qu’il est irraisonné. » (Brunetiére)
Le patriotisme serait le meilleur exemple de ces « croyances » qui sont nécessaires au peuple sans qu’elles soient démontrables. Il rentrerait dans la catégorie des instincts sublimes qui dépassent et dominent l’intelligence. De ce point de vue, chercher pourquoi nous devons aimer la patrie, soumettre ce sentiment au raisonnement, ce serait peut-être une œuvre vaine et sacrilège. « Après cela il ne nous reste plus à nous, anarchistes, qui nions tous les dieux et nous gaussons des pirouettes de leurs thuriféraires, qu’à tirer l’échelle et à chanter avec Percheron :
Qu’ont inventés les égoïstes,
Que nous ont dorés les sophistes
Et dont se sont épris les sots.
(Les briseurs d’images)
IL N’Y A PAS DE PATRIE.
Depuis qu’il y a des hommes qui pensent, la patrie est jugée. Aussi, nous nous excusons, pour terminer, de citer quelques écrits résumant, à ce sujet, le sentiment des esprits indépendants de tous les temps et de tous les pays.
La Mothe-le-Vayer écrivait :
« Anaxagore montrait le ciel du bout du doigt, quand on lui demandait où était sa patrie. Diogéne répondit qu’il était cosmopolite ou citoyen du monde. Cratès le Thébain, ou le Cynique, se moqua d’Alexandre qui lui parlait de rebâtir sa patrie, lui disant qu’un autre Alexandre que lui la pourrait venir détruire pour la seconde fois. Et la maxime d’Aristippe, aussi bien que de Théodore, était qu’un homme sage ne devait jamais hasarder sa vie pour des fous, sous ce mauvais prétexte de mourir pour son pays. »
Nous lisons dans Montaigne (Essais liv. III chap. IX) :
« Non parce que Socrate l’a dit, mais parce que, en vérité, c’est mon humeur, et à l’aventure, non sans quelque tort, j’estime tous les hommes mes compatriotes et embrasse un Polonais comme un Français. »
Fénelon lui-même n’hésitait pas à proclamer que « chacun doit infiniment plus au genre humain, qui est la grande patrie, qu’à la patrie particulière dans laquelle il est né. » (Socrate et Alcibiade). Et Diderot :
« Vaut-il mieux avoir éclairé le genre humain qui durera toujours, que d’avoir ou sauvé ou bien ordonné une patrie qui doit finir ? » (Claude et Néron)
Lamartine, mieux inspiré dans sa Marseillaise de la paix que dans ses actes politiques, s’écriait :
« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie, la Fraternité n’en a pas. »
Et Tolstoï :
« Quand je songe à tous les maux que j’ai vus et que j’ai soufferts, provenant des haines nationales, je me dis que tout cela repose sur un grossier mensonge : l’amour de la Patrie. »
Ah ! Détestons ce mot de patrie ! Même quand il semble partir d’un bon sentiment, méfions-nous ! Derrière lui, il y a toujours l’esprit religieux qui sommeille. “Patrie des Travailleurs” disent les communistes en parlant de l’U. R. S. S. Ne sentez-vous pas l’hydre renaître dans ces quelques mots ? “Patrie Humaine” ! Proclament de bons camarades. Oui, certes, mais pas avant que soit à jamais abolie cette monstruosité sociale (au siècle où la machine est susceptible de libérer l’individu) : l’exploitation de l’homme par l’homme. Et en conclusion, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire la belle page de Charles Albert, toujours d’actualité :
« Quand les bourgeois nos maîtres actuels s’emparèrent du pouvoir, il y a plus d’un siècle, ils savaient très bien que la religion, c’est-à-dire le fanatisme, était un excellent moyen de gouverner les hommes. Aussi s’empressèrent-ils de remplacer le fanatisme Dieu qu’ils avaient eux-mêmes à peu près ruiné par le fanatisme Patrie. Quand nous sommes encore tout petits on nous inculque avec beaucoup de soin l’amour de la patrie. Mais on a bien soin que ce mot ne corresponde à rien de précis, qu’il soit pour nous quelque chose d’indéterminé et de vague. C’est l’idole terrible et mystérieuse à laquelle on nous ordonne de tout sacrifier, sans que nous puissions comprendre pourquoi. A grand renfort de tirades enflammées, on nous rend esclaves d’un mot, d’un mot vide de sens. On pourra ensuite faire dire à ce mot tout ce que l’on voudra, abriter derrière lui tout ce qu’on aura besoin d’y abriter. On n’aura plus qu’à le prononcer pour nous conduire à toutes les aventures, pour nous faire absoudre tous les crimes. Et c’est ce qui est arrivé.
« Au moyen du mot patrie on nous berne et on nous gruge, on nous asservit et on nous abrutit, on nous malmène et on nous affame, de père en fils, depuis plus d’un siècle. Il n’y a pas d’infamie ou de cruauté, d’affaire véreuse, de programme menteur, d’institution oppressive qui n’ait eu ce mot pour devise. C’est pour la patrie qu’on nous enferme, pendant trois ans, dans une véritable prison : la caserne, quand on ne nous fait pas crever d’insolation sur un champ de manœuvre ou mitrailler sur un champ de bataille. C’est pour la patrie que tous les aigrefins avides de notre argent prétendent nous l’extorquer ; pour la patrie qu’on nous courbe, des douze et quatorze heures durant, sur un labeur de bêtes en échange d’un salaire de famine. Si des riches veulent nous prouver que nous devons éternellement rester pauvres, si des forts veulent nous démontrer qu’il faut nous résigner à demeurer faibles, c’est toujours l’intérêt de la patrie qu’ils invoquent. N’est-ce pas le mot en vedette sur les affiches où des candidats nous promettent les mêmes réformes que leurs pères promettaient déjà à nos pères, leurs grands-pères à nos grands-pères ? N’est-ce pas le mot qui ronfle dans tous les boniments où l’on a la politesse de nous expliquer comme quoi, nous autres prolétaires, sommes les éternels vaincus, les éternels sacrifiés ? Et, jusqu’ici, hélas, ce mot eut toujours raison. Raison de notre bon sens, raison de notre honnêteté. Il triompha et triomphe comme par enchantement de nos répugnances et de nos scrupules. Quelqu’un vient-il à nous au nom de la liberté, de la justice, au nom de nos intérêts immédiats et de nos besoins les plus pressants, nous gardons contre lui un fonds de méfiance. Mais nous suivons sans explication, au bout du monde, le premier aventurier venu, s’il sait se servir du mot magique. Tant que cette religion imbécile de la patrie continuera à nous en imposer, c’est-à-dire tant que nous n’aurons pas vu clair dans le jeu de ses prêtres, nous serons encore des esclaves. Voilà assez de mensonges, d’absurdités et de quiproquos. Il est temps d’en finir avec cette comédie sinistre. Aux gens qui viennent nous dire à tout propos : « la patrie exige, le pays réclame », il est temps de fermer la bouche une fois pour toutes. La patrie c’est nous-mêmes, ou bien ce n’est rien du tout. Or, personne ne peut savoir mieux que nous-mêmes ce qu’il nous faut. »
— Charles BOUSSINOT.
PATRIE
L’idée de patrie est relativement jeune dans l’histoire de l’humanité. Les Chinois de l’époque ancienne ne l’avaient pas. Leur sentiment n’allait pas au-delà du clan familial qui pouvait comporter cent personnes et plus. On trouve l’idée de patrie dans l’antiquité gréco-romaine ; à Sparte, à Rome. Il faut remarquer que ces cités sont édifiées sur l’esclavage. Le citoyen, même pauvre, ne travaille pas, il est entretenu tant bien que mal par la cité ; seuls, les esclaves travaillent. Aussi le citoyen, même plébéien, tient-il à sa patrie, c’est d’elle qu’il tire son existence ; il est donc disposé à la défendre. Mais c’est surtout l’aristocrate qui est patriote. Horace est un patricien. Aussi le vieil Horace sacrifierait volontiers la vie de ses enfants pour que Rome ne soit pas sujette d’Albe. Si Rome perd sa puissance, lui-même n’est plus rien.
La Féodalité ne connaît pas la patrie au sens que nous lui donnons. Le seigneur gouverne son domaine et il ne se fait aucun scrupule de combattre le roi. Le vassal, le serf, sont les hommes du seigneur ; sans doute ils l’aiment en quelque manière, ils le suivent à la guerre ; en échange, ils en reçoivent ce qui est nécessaire à leur subsistance.
C’est la Révolution française qui démocratise l’idée de patrie. Elle sous-entend un ensemble d’institutions et de lois supérieures à celles du reste du monde et qui rendent la qualité de français enviable. La patrie s’oppose au roi, tout au moins au roi absolu. On veut défendre en elle les conquêtes récentes de la révolution que ne manquerait pas de détruire une nation monarchiste, victorieuse de la France républicaine dans une guerre. Mais en associant le peuple à l’idée de patrie, la bourgeoisie le trompe. C’est elle qui, en fin de compte, bénéficie des conquêtes de la Révolution ; liberté de pensée, égalité devant la loi, accession du non noble aux emplois dirigeants, le peuple ne profite guère du nouvel ordre de choses. Le souci quotidien de sa nourriture et de son logement, le travail long et fatigant ne lui permettent pas de profiter de la liberté de penser. Son ignorance, son ambiance, sa fatigue ne lui permettent pas de penser, il ne peut que répéter la pensée des autres. Quant à l’égalité devant la loi, cela non plus ne veut pas dire grand’chose. S’il vole, il est sûr d’aller en prison, et la loi ne lui sera pas paternelle. Cependant le peuple de la Révolution française s’emballe pour l’idée de patrie, c’est qu’il croit que le nouvel ordre de choses apportera une amélioration à son sort. Il sera vite déçu, voyant d’autres hommes remplacer les anciens dans les situations privilégiées et sa misère rester la même. Il ira à la guerre contraint par la conscription ou poussé par la faim, mais il laissera s’établir l’Empire premier et second, convaincu que ces changements de régime sont des affaires de Grands, qui ne le concernent pas.
L’école primaire, de nos jours, a réussi à implanter l’idée de patrie au cœur du peuple. Moins profondément qu’il ne paraît. S’il n’y avait pas la crainte du gendarme, du conseil de guerre et du poteau d’exécution, bien peu de Français obéiraient à l’ordre de mobilisation. Le patriotisme se manifeste surtout par son côté agressif. L’ouvrier français déteste l’ouvrier étranger qui vient le concurrencer sur le marché du travail. Sans réfléchir, il injurie aussi le bourgeois qui parle une langue qu’il ne comprend pas, mais qui, il l’oublie, apporte son argent. La patrie reste, au fond, la chose des classes dirigeantes. C’est à elles que l’on pense lorsqu’on dit que la France s’enrichit, qu’elle a des intérêts dans telle colonie, dans tel pays étranger. Les milliards qui, en ce moment, remplissent les caves de la Banque de France, n’empêchent pas l’ouvrier d’être jeté à la rue, faute d’avoir pu payer son propriétaire.
L’idée de patrie cependant connaît, en ce moment, sa période de déclin. La dernière guerre, les ravages qu’elle a faits, les trônes renversés ou ébranlés, le bolchevisme, ont fait réfléchir une partie des classes dirigeantes et celle-ci se demande si, au lieu d’opposer les patries les unes aux autres, il ne vaudrait pas mieux les fédérer, afin d’écarter la guerre qui est un crime, mais qui est surtout un crime qui ne paie pas.
Quel sera le rôle de la Société des Nations ? On ne saurait le prédire. Certes, il y a des volontés de paix parmi les classes dirigeantes d’Europe. Mais il y a aussi bien des causes de guerre. On a dit, avec raison, qu’on a supprimé une Alsace-Lorraine pour en faire vingt autres. L’épée des vainqueurs a tranché dans la carte d’Europe, exacerbant les peuples d’être rattachés là où il ne leur plaît pas. Grisés de leur victoire, ils ont voulu fouler le vaincu, l’humilier sans vouloir réfléchir qu’une grande nation ne reste pas indéfiniment sous la botte.
Les partis d’avant-garde ont combattu avec raison le patriotisme. Il n’y a pas de quoi être fier d’être Français plutôt qu’Allemand ou Turc, puisque c’est l’effet d’un hasard qui, nous faisant naître à Paris, aurait pu nous donner le jour à Berlin ou à Constantinople. Quant à aller risquer de se faire tuer et tuer les autres pour que Guillaume ou un quelconque président aient la victoire, c’est une stupidité.
L’élite du peuple comprend cela, mais dans son ignorance elle est facilement suggestible. On l’a bien vu en 1914. Les mêmes hommes qui avaient crié ; « A bas la guerre ! » criaient, à six mois d’intervalle : « A Berlin ! »
Dans ce revirement, il n’y avait pas que de l’ignorance, il y avait de la peur. Parce que le prolétariat n’a pas compris qu’il est la force et que, s’il le voulait sérieusement, aucune guerre ne se ferait.
— Doctoresse PELLETIER.
PATRIOTISME, PATRIOTE
I. LE PATRIOTISME — Ce qu’il est.
La Châtre le définit :
« L’amour de la patrie mis en action. »
Le Larousse :
« Vertu du patriote, amour ardent de la patrie. »
Et il ajoute, citant Mme L. Collet :
« Le patriotisme est comme la foi, il aide à mourir. »
D’après ce que nous savons déjà de la patrie, nous disons : le patriotisme est la religion de la patrie — comme le christianisme est la religion du Christ. De même que chaque croyant nous présente sa religion comme la seule bonne, la seule naturelle, la seule nécessaire, la seule digne d’être embrassée, de même l’on nous montre le patriotisme comme un sentiment profond de l’être humain et comme le facteur indispensable à l’épanouissement total de l’individu. G. Bouglé (Encyclopédie) dit :
« L’amour de la patrie nous paraît à la fois naturel et nécessaire, si bien que l’antipatriotisme nous étonne encore plus qu’il nous indigne. »
Naturel, le patriotisme ne le paraît qu’autant que la patrie paraît aussi « naturelle ». Naturel, le patriotisme étroit et exclusif des Grecs et des Romains, lorsque la patrie se réduisait à la « terre des pères ». Mais inexistant lorsque le dogme de la patrie n’existe pas dans l’imagination des hommes, inexistant pendant tout le moyen âge ; inexistant aujourd’hui dans les pays non encore touchés par le virus ; mais naissant, mais se développant au fur et à mesure qu’on l’insinue dans les cœurs ; toujours artificiel :
« Le patriotisme n’est pas un instinct, mais un sentiment factice, postiche, qu’on enseigne, qu’on crée dans les esprits qui en étaient dépourvus, que l’homme n’apporte nullement avec lui, comme on osait le dire, mais dont il est merveilleusement indemne en naissant. » (Pierre Scize, Le Canard Enchaîné, nov. 1931.)
Il n’y a jamais eu de patriotisme spécifiquement algérien, congolais, sénégalais, soudanais, lapon, etc. Mais il existe cette monstruosité : un patriotisme français de la part d’Algériens de Sénégalais, de Martiniquais, de Malgaches, pauvres diables qui se disent attachés à la « mère patrie ». Mais il y a, naissant, le patriotisme indochinois, par exemple, un patriotisme sucé aux sources pures et qui se retourne contre l’autre, celui de nos maîtres, le bon. Et voici l’aveu ingénu qu’a fait récemment Mme Andrée Viollis :
« D’autre part, l’instruction que nous avons donnée aux jeunes Annamites a été beaucoup trop rapide et, pour tout dire, assez maladroite. Nous leur avons imprudemment inculqué la notion de la patrie — qu’ils ignoraient avant nous. Nous leur avons vanté la gloire de Jeanne d’Arc qui bouta l’Anglais hors de France. Ils ont immédiatement pensé qu’il serait héroïque et méritoire de chasser l’envahisseur — le Français — hors de l’Indochine. » (Le Petit Parisien)
Est-ce que l’instruction donnée aux jeunes Français ne serait pas aussi « maladroite » — ou plutôt trop adroite ? Est-ce que nos écoles, laïques et autres, n’inculqueraient pas « imprudemment la notion de la patrie » ? Est-ce que chaque nation ne procéderait pas au bourrage de crânes intensif pour dresser les jeunes esprits dans « l’amour ardent de la patrie » ? Mais, si le patriotisme n’est pas naturel, peut-être est-il nécessaire ? Et ici nous demanderons : à qui peut-il être nécessaire ? Nous avons vu que la patrie n’est rien pour la masse des prolétaires. En conséquence, le patriotisme ne peut être nécessaire qu’à la classe possédante « qui y trouve un intérêt de premier ordre, un intérêt vital ». (G. Hervé.)
Le grand mensonge de la patrie, abrité derrière l’axiome de l’intérêt général est d’une utilité impérieuse pour le capitalisme.
« Le patriotisme masque, en chaque nation, l’antagonisme de classe au profit de la classe dirigeante, par là il prolonge et facilite sa domination. » (G. Hervé)
Nécessaire pour créer l’illusion de la solidarité nationale, pour unir les pauvres aux riches, — dans l’intérêt exclusif de ceux-ci, — le patriotisme est la base de cette « union sacrée » qui s’établit au moment où il s’agit, pour le prolétaire, d’accepter les plus terribles sacrifices. Comprenez-vous toute l’immense duperie qui se cache derrière ces lignes de C. Bouglé : « L’amour de la patrie semble être aujourd’hui la seule chose capable de réduire au silence, quand il le faut, les passions les plus violentes, comme celles qui divisent les habitants d’un même pays en partis politiques. Nul autre sentiment n’est plus de taille à lui tenir tête. Lui seul est capable, quand la patrie est en danger, de séparer le fils de la mère, l’époux de l’épouse, et de mettre l’épée à la main de ceux mêmes qui ont juré de ne pas tuer. Les devoirs les plus pressants, qu’ils aient pour but la conservation de l’unité familiale ou l’observation de préceptes religieux, le cèdent ainsi au devoir envers la patrie, suprématie garantie tant par l’opinion que par les institutions publiques. Au patriotisme on reconnaîtra le droit de nous demander le sacrifice absolu de notre personnalité ; et nous devrons la sacrifier joyeusement. « Mourir pour la patrie est le sort le plus beau » ».
Nécessaire, le patriotisme l’est encore en ce sens qu’il :
« Sert de prétexte à l’entretien de formidables armées permanentes, qui sont le soutien matériel, le dernier rempart des classes privilégiées. Le prétexte, le seul but avouable et avoué de l’armée, c’est de défendre la patrie contre l’étranger ; mais une fois revêtu de la livrée de la patrie, quand le dressage de la caserne a tué en lui toute intelligence, toute conscience de ses intérêts, l’homme du peuple n’est plus qu’un gendarme au service de ses exploiteurs contre ses frères de misère ». (G. Hervé)
Nécessaire, le patriotisme l’est toujours aux industriels, à la Haute Banque, aux rapaces internationaux. Par les conflits armés qu’il suscite (guerres continentales ou brigandages coloniaux), il fait vivre cet ogre avide de chair fraîche et de profits ; le capitalisme. Ce sont les produits qui se vendent, les “ affaires ” qui marchent, Fer, pétrole, céréales, produits chimiques, canons et munitions, s’écoulent selon un rythme accéléré. Ce sont les prolétaires, ces éternels mécontents, qui succombent dans la mêlée, moutons égorgés sous le couteau du boucher. Double profit pour les bergers.
« Pour les classes dirigeantes, quelle mine d’or que le patriotisme, mais aussi quel attrape-nigaud pour les peuples ! » (G. Hervé)
Le patriotisme n’étant ni naturel, ni nécessaire à tout le monde, pour mieux le faire accepter on nous le montre aussi sous son côté mystique. Nous ne citerons qu’à titre documentaire le point de vue de ces rhéteurs — valets du pouvoir, s’ils sont complices — toqués s’ils sont sincères. « Les fins que nous pouvons nous proposer sont d’autant plus hautes qu’elles participent davantage de l’éternel », dit Boutroux, et Bouglé d’adapter cette formule au patriotisme et de parler de « dévouement accepté », de la « mission » des patries. L’une se vantera d’être la terre classique des beaux-arts, l’autre du commerce, de la libre entreprise, du self-government ; celle-ci de la pensée claire ; celle-là de la pensée profonde. Et chacune déduira de la forme déterminée du bien ou du beau qu’elle est chargée de représenter, des raisons spéciales d’être aimée et préférée. Ainsi, des raisonnements, partant de ce principe que tel ou tel idéal est supérieur aux autres, justifieront non pas seulement le patriotisme en général, mais tel patriotisme en particulier.
Ces raisonnements varieront naturellement avec les nations ; et, suivant la nature de l’idéal qu’elles auront choisi, il leur sera plus ou moins facile de concilier les sentiments qu’elles veulent inspirer avec les prescriptions de la morale universelle des temps modernes ; avec les exigences de l’individualité et de l’humanité. Pour nous, Français, il semble bien que la conciliation soit aisée, si nous nous attachons aux traditions qui, de l’aveu de tous les peuples font notre gloire. La noblesse de notre Révolution nous oblige ; nous devons être les représentants et comme les gardiens du rationalisme.
« Notre patriotisme se confond avec la raison des temps modernes. » (Lavisse)
Nous ne pouvons mettre notre gloire à subjuguer ou à exploiter les peuples, mais seulement à les libérer.
« La France est la patrie du droit. » — « La France est la patrie de l’espérance. » — « Tout homme a deux patries, la sienne et la France. »
Ces formules que les peuples ont répétées doivent nous rappeler que l’originalité de notre mission historique est l’universalité même de nos idées. Parce que notre patrie a proclamé par le monde la liberté des individus et la fraternité des peuples, l’amour de notre patrie est sans doute celui qui s’accorde le mieux avec le respect de la personne et le culte de l’humanité. Les idées rationalistes, individualistes et humanitaires, voilà l’âme de la patrie française. Et, c’est au culte de ces idées que nous devons veiller, avec un soin jaloux, si nous voulons conserver à notre nation sa tradition, sa gloire, sa raison d’être.
Que de mots ! Que d’idées conventionnelles ! Quelle accumulation de mensonges et d’âneries ! Que de sophismes pour mieux duper les individus ! Quelle est « cette morale universelle des temps modernes », celle de Pie XI, ou celle des profiteurs de la dernière ? Où sont les « gardiens du rationalisme » ; les héritiers « des quarante rois qui, en mille ans, firent la France », ou bien les partisans de « la dictature du prolétariat » ; ou encore M. Poincaré ? Quant « à subjuguer ou à exploiter les peuples », il est évident que la France répudie ces honteuses pratiques ! Et Clairvaux a justement été fait pour la plus grande « liberté des individus ». Comédiens qui dressent le décor derrière lequel s’abritent les Hauts-Fourneaux et le coffre-fort ! Et quelle tromperie pour que les foules acceptent sans protestations ni murmures, les sanglants holocaustes ! « Le patriotisme, disait G. Darien, n’est pas seulement le dernier refuge des coquins ; c’est aussi le premier piédestal des naïfs et le reposoir favori des imbéciles. »
L’ECLOSION DU PATRIOTISME FRANÇAIS.
À la suite de l’explosion révolutionnaire de 1789, alors que l’ordre nouveau se bâtissait sur les débris de l’ancien régime, on s’imagina qu’une ère de liberté et de bonheur universel allait s’ouvrir. C’est la « patrie » qui synthétise toutes les aspirations généreuses de l’époque ; et on assiste à l’éclosion du patriotisme français, à son rapide épanouissement, à sa floraison triomphale. C’est d’abord l’Assemblée Constituante qui donne la formule patriotique : la Nation, la Loi, le Roi. Puis les événements se précipitent ; l’absolutisme royal sombre avec la Bastille, les grandes propriétés nobiliaires et ecclésiastiques sont abolies, les cens, corvées, tailles, sont supprimés, les privilèges disparaissent.
Après la nuit du 4 août, « le patriotisme électrise toutes les âmes » (Barère, dans son journal Le point du jour). Les prolétaires n’avaient pas eu le temps de s’apercevoir que le plus clair des conquêtes de la révolution allait passer au bénéfice de la bourgeoisie.
Ils ne s’attachaient qu’aux apparences ; mais comme elles étaient belles ! Il semblait qu’on sortait d’une longue nuit de souffrances et d’horreur et que l’aurore se levait enfin, pleine de promesses et de vie ; l’aurore libératrice, telle qu’on l’avait entrevue en rêve… plus belle même, si possible, puisqu’elle apportait avec elle la liberté, l’égalité, la fraternité ! Jamais les hommes n’avaient vibré de tant d’espérance ; jamais l’avenir ne s’était montré si plein de magnifiques promesses ! Et voici que soudain, les forces du passé se redressent, menaçantes. Les rois se coalisent contre la révolution. Va-t-il falloir renoncer aux superbes moissons entrevues ? Va-t-il falloir reprendre les antiques chaînes du servage ? Jamais ! répond Jacques Bonhomme. Et c’est « la Patrie en Danger ».
En ces heures de vie intense, le patriotisme va se manifester sous mille formes diverses. Il faudrait se garder de croire cependant à sa spontanéité. On le cultiva jusque dans les couches les plus déshéritées de la paysannerie. On créa la psychose du patriotisme ; sans réussir partout pour cela (Vendée). Et il est piquant de constater comment l’ancienne religion (par la majeure partie de son clergé) aida la religion nouvelle à faire ses premiers pas : « Nombreux, dit Aulard, furent, dans les villages, les curés patriotes qui prêchèrent la patrie nouvelle, la patrie révolutionnaire. On se demande quelquefois par où l’esprit du siècle pénétra dans l’âme fermée et obscure des paysans ignorants : la prédication chrétienne propagea le grand mouvement philanthropique que les philosophes avaient formulé, prépara la démocratie. Ces curés éclairés rendirent les paysans patriotes. » Le patriotisme est né à l’ombre des sacristies. Il a grandi avec rapidité, il est devenu la foi nouvelle, la foi dévorante qui parfois chasse l’antique foi, comme le christianisme avait remplacé dans les cœurs païens les dieux démodés ; mais qui, parfois, la complète, la coudoie, l’étaye, dans une même complicité.
Religion, il a sa forme religieuse dès ses premières manifestations vitales. On dresse des autels de la patrie dans toutes les villes, dans tous les villages. Désormais, il y a deux cultes : le culte de la patrie et le culte catholique. Frères ennemis ? Il semblerait :
« Ce n’est point à l’église que se dresse l’autel, c’est sur une place de ville ou dans une prairie. »
Cependant, s’il pleut, on va à l’église. Et l’assistance est tout à fait édifiée. Aulard poursuit :
« Il parut à toute l’Assemblée que la divinité l’avait obligée, par le mauvais temps, à se former dans son temple pour y réunir son autel à celui de la patrie, et y rendre encore plus sacré le serment qui allait se prononcer. »
C’est bien l’union : christianisme-Patriotisme qui s’opère. Mariage de raison, comme au temps où Rome faisait une place d’honneur aux dieux étrangers qu’on lui présentait, le christianisme pour ne pas succomber accepte le partage des âmes.
« Ces deux autels ne sont pas ennemis, et les deux religions la nouvelle et l’ancienne, gardant chacune son existence distincte dans le cœur comme dans la réalité s’offrent au public en une attitude de concorde. » (Aulard)
Et c’est vraiment touchant cette célébration du culte nouveau par toute la clique ensoutanée (sauf une partie du haut clergé). À Paris, la messe est célébrée sur l’autel de la patrie. À Saint-Dié l’évêque, M. de Chauniont, participe « à la cérémonie du serment » et chante lui-même un Te Deum. À Sainte-Foy (Gironde), un moine récollet s’écrie :
« Aujourd’hui d’un bout de l’Empire à l’autre, l’union, la paix l’amour de la patrie, règnent parmi les Français », etc…
Mais voici la guerre. Guerre sainte que commande le dieu nouveau : Patrie. « La patrie est en danger », formule liturgique qui va envoyer à la mort « une Jeunesse Ardente et Vigoureuse », comme porte une estampe de l’époque. Et Hérault de Séchelles déclare à l’Assemblée :
« Enfin, Messieurs, il faut se pénétrer d’une réflexion décisive. C’est que la guerre que nous avons entreprise ne ressemble en rien à ces guerres communes qui ont tant de fois désolé et déchiré le globe : c’est la guerre de la liberté, de l’égalité, de la Constitution, contre une coalition de puissances d’autant plus acharnées à modifier la Constitution française qu’elles redoutent chez elles l’établissement de notre philosophie et les lumières de nos principes. Cette guerre est donc la dernière de toutes entre elles et nous... »
La dernière des guerres ! Déjà ! Et le Dieu a toujours soif.
S’il faut en croire Jaurès, de véritables accès de religiosité s’emparèrent des êtres, et surtout des adolescents et des femmes. On fit tout d’ailleurs pour obtenir ce résultat. Lors des enrôlements civiques, on ne négligea rien pour frapper les imaginations : coups de canon, rappels dans les quartiers, cortèges avec enseignes et couronnes civiques avec inscriptions, mises en scène théâtrales, amphithéâtres avec banderoles tricolores et couronnes de chêne, pièces de canon, musique, etc. « La jeunesse était électrisée ». Un officier qui amenait 78 adolescents de la section des Quatre-Nations s’écriait :
« Si je n’avais consulté que les apparences, la taille de quelques-uns se serait opposée à leur admission ; mais j’ai posé ma main sur leurs cœurs et non sur leurs têtes ; ils étaient tout brûlants de patriotisme. »
Ne sommes-nous pas tentés, malgré tout, de penser : pauvres gosses ! N’avons-nous pas entendu, pour notre malheur, d’autres patriotes professionnels proférer de semblables affirmations ? Il n’est pas difficile, certes, de faire s’entre-tuer les hommes lorsqu’on a réussi à leur persuader qu’une entité métaphysique quelconque l’exige, au nom d’un soi-disant intérêt supérieur. Alors, leur vie même ne compte plus. Et ce furent les offrandes à la divinité « des dons patriotiques qui affluaient, des lettres chargées d’assignats, des bijoux, des bracelets ». Ce furent aussi des réunions de femmes dans les églises pour « travailler aux effets d’équipement, aux tentes, aux habits, à la charpie ». Jaurès les trouve admirables ces femmes qui viennent « ennoblir leurs mains au service de la patrie ». Sans doute, patrie signifiait liberté, mais on se payait de mots. Economiquement, on se forgeait d’autres chaînes ; politiquement, on frayait la route à Napoléon. Car le souffle révolutionnaire était un souffle imprégné d’esprit religieux, et cela se comprend : trop longtemps les prolétaires s’étaient agenouillés devant les autels, trop longtemps ils avaient adoré, trop longtemps ils s’étaient sacrifiés, en imitation de celui qui était mort sur la croix, pour que, d’un coup, leur seule raison jugeât sainement des choses, pour qu’ils vissent, de prime abord, où était leur véritable intérêt. Les femmes se donnaient tout entières à la patrie, comme elles s’étaient données naguère au Christ-Roi. Et quand la raison abdique, nous ne trouvons pas cela si admirable. La grandiloquence du verbe ne nous cachera jamais la réalité de la vie. Jaurès écrit :
« Parfois, un homme entrait, un révolutionnaire du bourg ou du village, et il haranguait ces femmes, il les conviait à la constance contre les périls prochains, à l’héroïque courage. Mères, c’est la patrie qui est la grande mère, la patrie de la liberté !
« Parfois celui qui leur avait parlé d’abord familièrement, presque du seuil de l’église où l’avait appelé une clarté, gravissait à la demande des femmes, les degrés de la chaire. Et, pour aucune de ces femmes restées pourtant presque toutes chrétiennes, il n’y avait là ironie ou profanation. Une harmonie toute naturelle s’établissait dans leur âme entre les émotions religieuses de leur enfance et de leur jeunesse, douces encore au cœur endolori, et les hautes émotions sacrées de la liberté, de la patrie, de l’avenir. Mais celles-ci étaient plus vivantes. Si le prêtre s’insurge contre la liberté, que le prêtre soit frappé ; si la religion ancienne tente d’obscurcir la foi nouvelle, la foi à l’humanité libre, que la vieille religion s’éteigne, et que la lampe mystique soit remplacée dans l’église même par la lampe du travail sacré, celui qui vêt, abrite, protège les défenseurs de la liberté et du droit. »
N’est-ce pas là cet état d’hystérie collective qui pousse aux grandes aberrations ? Ne sont-ce pas des croyants ceux qui sont décidés à briser tout ce qui s’oppose au triomphe de leur foi ; ceux qui sacrifient tout ce qui, d’ordinaire, fait le bonheur des individus ? En ce temps-là, « les mères offraient leurs fils à la patrie « ! Ainsi Abraham sacrifiait Isaac à son dieu. Mais peut-être n’y a-t-il que les sages pour concevoir toute la monstruosité de pareilles attitudes.
Cependant le patriotisme s’étalait partout. On le trouvait jusque sur les objets les plus inattendus. Il y eut des « faïences patriotiques nivernaises », aux curieuses images. Ici, c’est un coq perché sur un canon. « Je veille pour la nation » ; et là, ce sont des drapeaux, des arbres de la liberté, des bonnets phrygiens, « le bonnet de la liberté » des instruments aratoires, des balances « la Loi et la Justice ». Partout des inscriptions où reviennent surtout les mots : La Liberté, la Nation, l’Agriculture, la Montagne, la Convention, la République Française ; mais aussi : le Père Duchêne 1792, aimons-nous tous comme frères 1793, la reproduction d’un « assignat de dix sols », et un couplet de la Carmagnole ! Il y eut des encriers patriotiques. Celui de Camille Desmoulins portait : Guerre aux tyrans, paix aux chaumières, unité et indivisibilité de la République. Il y eut même des cruchons faits pour glorifier la foi de l’heure. « Vive la Liberté ! » L’abstraction « patrie » se rendait palpable pour les âmes simples jusque dans les plus infimes détails de la vie journalière. Tout le monde, pourtant, ne sacrifiait pas jusqu’au délire au snobisme du jour. Si chacun protestait, en général, de son patriotisme, il y avait pour certains « des intérêts inquiets », qu’on ménageait. Les gens pratiques (Sancho Pança n’accompagnera-t-il pas toujours Don Quichotte ?) ne s’égaraient pas dans de vagues nuées. Il y eut les patriotismes « éclairés ». Le Tiers de Marseille écrivait, par exemple :
« Nous avons l’avantage d’être Français et Marseillais. Français, l’intérêt général de la Nation excite notre zèle. Marseillais, l’intérêt de la Patrie, qui ne peut être séparé de celui du commerce, réclame notre sollicitude. » (Fournier, Cahiers de la Sénéchaussée de Marseille, p. 362.)
Les avocats disaient aussi qu’ils étaient « Français, Marseillais et avocats ». Les maîtres perruquiers :
« Nous sommes Français, nous sommes Marseillais, nous sommes perruquiers : voilà les rapports qui nous lient à l’Etat. »
Autrement dit : Le patriotisme, c’est la bourse !
Et il fut un moment même où la « Patrie en danger » ne disait plus grand chose aux foules, parce que l’ivresse ne peut durer toujours. C’était, après le détraquement des premiers temps, le retour au bon sens et à la raison. Nous lisons dans l’Histoire de La Réole, par Octave Gauban :
« La ville avait déjà fourni des volontaires en 1791 et ouvert une souscription en leur faveur. Le corps municipal, plus préoccupé de plaire aux habitants que de remplir les devoirs que lui imposaient les dangers de la patrie, avait été effrayé du mécontentement que soulevait cette nouvelle demande de soldats et hésitait à exécuter la loi. Le passage incessant des troupes contribua aussi à refroidir l’enthousiasme des premiers temps. La municipalité relevait chaque jour de nouvelles plaintes sur le surcroît de charges que les logements militaires faisaient subir aux habitants. » (p. 314–315.)
Puis :
« La nouvelle administration essaya de donner une impulsion plus vive aux enrôlements. » (p. 316.)
Et enfin :
« Des appels si fréquents fatiguaient la population. On eut recours à l’émulation ou, plutôt à la vanité patriotique. On proclama que le service de la patrie était un honneur et que les plus dignes devaient être désignés par voie d’élection. Cet honneur était accepté comme tel par quelques-uns et rejeté par le plus grand nombre comme un fardeau. » (p. 317.)
LE PATRIOTISME ACTUEL.
On ne devient un fervent du patriotisme qu’après avoir subi un long travail de préparation ; et la croyance s’ancre d’autant plus profondément dans le cerveau qu’on a sucé de meilleure heure les soi-disant vérités que dispensent les prêtres. Allez dire, vous, catholique, à un musulman que sa religion est fausse et que Mahomet est un imposteur, bienheureux si vous vous en tirez avec vos deux yeux ; mais que le musulman vienne vous démontrer péremptoirement — ce qui n’est pas difficile — que Marie, après avoir accouché de sept enfants, ne peut plus être vierge, ou que Jésus ne se dissimule pas tout entier dans une rinçure de calice, ne sentez-vous pas aussitôt la moutarde qui vous monte au nez ? Mais serait-il musulman celui qui, au lieu d’être né aux confins du désert, aurait vu le jour dans les montagnes d’Ecosse, et seriez-vous catholique si vous aviez fait vos premiers pas dans les plaines du fleuve Amour ? De même ne serait jamais devenu patriote celui qui n’aurait de sa vie entendu parler de la patrie. L’enseignement patriotique commence dans la famille même :
« Le bambin sait à peine marcher qu’on lui donne pour ses étrennes des soldats en plomb, des canons, des forts en carton, un tambour, un clairon, un fusil, un sabre plus grand que lui. Quand les moyens le permettent, on l’affuble d’un costume de hussard, de dragon, avec un beau casque, une belle crinière. » (G. Hervé)
Aujourd’hui, les grands magasins vendent des mitrailleuses, des tanks. Et bébé fait : poum ! A trois ans, il tue déjà des hommes par la pensée. Et papa, maman, grand-père sourient. Mais aussi, comme il écoute les récits du temps de guerre où l’on évoque — non point tant que cela la boue, les poux, la merde, la souffrance et la mort ; c’est triste et sale, ça — mais les beaux faits d’armes la vie en « Bochie », les rigolades et l’aventure ma foi, presque merveilleuse ! ...
« L’enfant entend tout cela, souvent de travers. Mais son cerveau reçoit de cette éducation familiale une ineffaçable empreinte. Avant même d’être allé à l’école, le morveux a déjà dans le sang la haine de l’étranger, la vanité nationale, l’idolâtrie du sabre, l’adoration mystique de la patrie. » (G.Hervé.)
Bébé a six ans. Il va à l’école. Il sait lire (si l’on veut). Il a quatre, cinq livres et parmi ceux-ci l’Histoire de France, la criminelle Histoire de France, aux images suggestives, aux récits enflammés. Ici, ce sont les « enfants Gaulois qui se battent comme de petits sauvages » ; et là, Henri IV, enfant, une trique à la main, « gai et batailleur ». Partout c’est la France qui rallie le légendaire panache « sur le chemin de l’honneur et de la victoire » ; partout aussi c’est la mauvaise foi des « ennemis ». La France risque n +1 fois de disparaître (!) mais toujours le patriotisme de ses enfants la sauve du désastre.
Rataplan, rataplan, tire-lire...
Chante un soldat de Napoléon. Et bébé qui vient d’écouter — avec quelle ardeur ! — le récit passionné va, pendant la récréation, se battre lui aussi « comme un petit sauvage ». Il sera Vercingétorix, il sera Bayard — seul, hein, au Garigliano ! — et Bonaparte à Arcole, et le « poilu » ! Nous avons connu un gosse qui vivait si intensément le drame qu’il brandissait un couteau ! Autrefois ne se battait-on pas à la hache ? C’est si beau de s’entr’égorger ! Et puis, ce n’est pas si répréhensible que cela de jouer à la guerre. Duguesclin n’est-il pas devenu un « as » parce qu’enfant il flanquait des raclées à ses camarades et sortait du combat les habits déchirés et le nez sanglant ? De quel droit le maître voudrait-il interdire en récréation ce qui est glorifié en classe ? D’ailleurs, l’étude reprend. L’austère « morale » est là pour maintenir dans le droit chemin le petit bout d’homme qui pourrait s’égarer. Devoir envers la Patrie !
« Celui qui n’aime pas la Patrie, absolument, aveuglément, ne sera jamais que la moitié d’un homme. » (Morale et enseignement civique, par A. Saignette (livre du maître), p. 64.)
« On doit à sa patrie le sacrifice de sa vie. Il n’y a pas de gloire comparable à celle du citoyen qui meurt pour son pays. Le devoir du soldat est de défendre son drapeau jusqu’à la mort. » (La morale mise à la portée des enfants, par O. Pavette, p. 141, etc., etc.)
Mais bébé chante aussi. Ne touche-t-on pas à tous les arts, à l’école dite « primaire » ? La seule chanson que nous apprit notre premier maître — la seule qu’il sût, vraisemblablement — s’intitulait Le Soldat Français :
Tout équipé, prêt au combat,
Plein de courage et d’espérance
Où t’en vas-tu, petit soldat ?... etc.
On la braillait encore récemment dans une école d’une grande ville.
Qui ne connaît aussi Le clairon, de Dérouléde ?
Le clairon sonne la charge...
Et la Marseillaise :
Et l’Hymne, de Hugo, accommodé à nombre d’airs martiaux :
Et tant d’autres !
Naguère, G. Hervé écrivait, dans Leur Patrie :
« Il est piquant de constater qu’en tous pays la religion patriotique est introduite dans les cerveaux et dans les nerfs par les mêmes procédés que les religions proprement dites. L’une comme l’autre prend l’enfant dès le jeune âge, avant que son esprit critique n’ait commencé à se former ; les chansons patriotiques remplacent les cantiques ; les manuels d’histoire et d’instruction civique remplacent la bible et le catéchisme ; au lieu de chasubles éblouissantes d’or et de pierreries du prêtre, ce sont les costumes criards, tapageurs des soldats et des officiers, un mélange carnavalesque de bleu, de rouge, de vert, de doré, de plumes de coq, de plumes d’autruche ; les chapelets et les autres momeries catholiques sont remplacés par les exercices de chiens savants de la caserne, destinés eux aussi à étouffer toute initiative et toute réflexion ; ce n’est plus la musique troublante de l’orgue, c’est le bruit énervant des tambours, des trompettes, des musiques guerrières ; en guise de processions, des revues, des parades, des alignement ; tirés au cordeau, des défilés à grand orchestre, où l’on voit 50 000 marionnettes humaines lever la patte en cadence au commandement. Pas une fête publique, ni en Allemagne ni en France, qui ne soit accompagnée d’une exhibition solennelle de soldats sous les armes. Chaque 14 juillet, en l’honneur des grands ancêtres qui ont pris la Bastille, l’armée française est exhibée sur les places publiques de toutes les villes de garnison. Des centaines de milliers de citoyens se lèvent de bon matin, pour aller voir griller sous le soleil, en costume carnavalesque, le guignol national. Et là, tous, ils poussent des bravos frénétiques quand ils voient défiler, au milieu de nuages de poussière, des lignes interminables d’hommes, de chevaux, de canons, une masse formidable de viande de boucherie et d’instruments d’abattoir. Et quand passe devant eux, au bout d’un bâton, le morceau d’étoffe qui est l’emblème sacré de la patrie, un frisson religieux court dans leurs nerfs et ils se découvrent dévotement devant l’icône, comme leurs pères se découvraient devant le Saint-Sacrement. Arrivé à ce degré de déformation intellectuelle, le patriote est bête à tuer : il est à point pour l’abattoir. »
L’enfant a grandi. Après les « patronages », les sociétés de boy-scout ou de préparation militaire qui se sont disputé son adolescence, la caserne le prend à vingt ans. Vienne la guerre, il n’a qu’un cri :
« À Berlin ! » (de l’autre côté du Rhin : « Nach Paris ! »)
Ou bien il s’en va sauver la France en crevant sur une terre lointaine. Il faut bien porter la civilisation aux noirs ou aux jaunes en les exterminant. Car l’heure des sacrifices sanglants a sonné. Le Patriotisme demande maintenant l’immolation de ses fidèles. Le pauvre croyant se tourne vers ses saints pour leur demander courage et réconfort. Il revoit Jeanne d’Arc « la bonne Lorraine » c’est-à-dire l’Allemande (car à cette époque la Lorraine était de vassalité allemande (Paraf-javal). C’est l’Ange, c’est Dieu qui lui téléphone, c’est sa mission... Toutes les foutaises ! Parfois, pourtant, sous l’empire de la souffrance les yeux se dessillent, le voile tombe. Trop tard ! Il n’y a plus qu’une seule chose qui pousse encore cette loque à obéir : la peur. Mais le dieu farouche est là qui le guette, et, au moindre mouvement de rébellion, se jette sur sa proie. Mourir pour la patrie ! Ah ! comme Dorgelés en a dépeint toute l’horreur ! La page vaut la peine qu’on la reproduise ici :
« Non, c’est affreux, la musique ne devrait pas jouer ça...
« L’homme s’est effondré en tas, retenu au poteau par ses poings liés. Le mouchoir, en bandeau, lui fait comme une couronne. Livide, l’aumônier dit une prière, les yeux fermés pour ne plus voir. Jamais, même aux pires heures, on n’a senti la Mort présente comme aujourd’hui. On la devine, on la flaire, comme un chien qui va hurler. C’est un soldat, ce tas bleu ? Il doit être encore chaud.
« Oh ! Etre obligé de voir ça, et garder pour toujours, dans sa mémoire, son cri de bête, ce cri atroce où l’on sentait la peur, l’horreur, la prière, tout ce que peut hurler un homme qui brusquement voit la mort là devant lui. La Mort : un pieu de bois et huit hommes blêmes, l’arme au pied. Ce long cri s’est enfoncé dans notre cœur à tous, comme un clou. Et soudain, dans ce râle affreux, qu’écoutait tout un régiment horrifié on a compris des mots, une supplication d’agonie :
« Demandez pardon pour moi... Demandez pardon au colonel. »
Il s’est jeté par terre, pour mourir moins vite, et on l’a traîné au poteau par les bras, inerte, hurlant. Jusqu’au bout il a crié. On entendait :
« Mes petits enfants... Mon colonel... »
Son sanglot déchirait ce silence d’épouvante et les soldats tremblants n’avaient plus qu’une idée :
« Oh ! vite... vite... que ça finisse. Qu’on tire, qu’on ne l’entende plus... »
« Le craquement tragique d’une salve. Un autre coup de feu, tout seul, le coup de grâce. C’était fini... Il a fallu défiler devant son cadavre, après. La musique s’était mise à jouer Mourir pour la patrie, et les compagnies déboîtaient l’une après l’autre, le pas mou. Berthier serrait les dents pour qu’on ne voie pas sa mâchoire trembler. Quand il a commandé : « En avant ! », Vieublé, qui pleurait, à grands coups de poitrine, comme un gosse, a quitté les rangs en jetant son fusil, puis il est tombé, pris d’une crise de nerfs. En passant devant le poteau, on détournait la tête. Nous n’osions pas même nous regarder l’un l’autre, blafards, les yeux creux, comme si nous venions de faire un mauvais coup. Voilà la porcherie où il a passé sa dernière nuit, si basse qu’il ne pouvait s’y tenir qu’à genoux. Il a dû entendre sur la route le pas cadencé des compagnies descendant à la prise d’armes. Aura-t-il compris ? C’est devant la salle de bal du Café de la Poste qu’on l’a jugé hier soir. Il y avait encore les branches de sapin de notre dernier concert, les guirlandes tricolores en papier et, sur l’estrade, la grande pancarte peinte par les musicos :
« Ne pas s’en faire et laisser dire. »
Un petit caporal, nommé d’office, l’a défendu, gêné, piteux. Tout seul sur cette scène, les bras ballants, on aurait dit qu’il allait « en chanter une », et le commissaire du gouvernement a ri derrière sa main gantée.
« — Tu sais ce qu’il avait fait ?
— L’autre nuit, après l’attaque, on l’a désigné de patrouille. Comme il avait déjà marché la veille, il a refusé. Voilà...
— Tu le connaissais ?
— Oui, c’était un gars de Cotteville. Il avait deux gosses. Deux gosses, grands comme son poteau... »
Mais rien n’y fait... Ou plutôt, l’évolution est tellement lente que le patriotisme a toujours la faveur des foules. Cela tient à deux causes principales :
-
La sottise ;
-
l’action des prêtres.
Que dire de la sottise, sinon qu’elle est immense. Sous le choc des rudes expériences on pourrait croire parfois que c’en est fait des errements du passé ; mais non, l’homme a une cervelle de mouton. Se souvient-il qu’on le tond périodiquement et sait-il que le boucher attend qu’il soit assez gras pour l’égorger ?
« Eh ! les hommes font-ils des expériences ? Ils sont faits comme les oiseaux, qui se laissent toujours prendre dans les mêmes filets où l’on a déjà pris cent mille oiseaux de leur espèce. Il n’y a personne qui n’entre tout neuf dans la vie, et les sottises des pères sont perdues pour les enfants. » (Fontenelle, Dialogue des morts.)
Est-ce que comme avant la dernière guerre, nous ne trouvons pas des masses de jeunes gens enrôlés sous les drapeaux du nationalisme ? Est-ce que même d’anciens combattants ne sont pas groupés dans des associations bien pensantes, prêts à « remettre ça », s’il le faut ? Et parmi les ligues dites « pacifistes » combien en est-il qui n’enverront pas leurs adhérents à la frontière, lorsque la patrie sera encore en danger ? En bas, il y a de vagues aspirations à la paix, mais il y a surtout la résignation du troupeau :
La pauvre âme en deuil clame sa souffrance,
Pourquoi donc là-bas, l’ont-ils abattu ?...
Mais, tu dis pourtant, toi malheureux père...
Qu’il faut des soldats, pour faire la guerre.
Alors ! dis, gros Jean, pourquoi te plains-tu ?
(F. Mouret, Gros Jean pourquoi te plains-tu ?)
Ah ! Si l’on n’avait la certitude que, suivant la grande loi de l’évolution, le patriotisme est appelé à rejoindre dans la mort les vieilles religions disparues, si l’on se fiait seulement aux apparences, combien aurions-nous de raisons de désespérer !
Ces morts, vos pauvres bien-aimés,
Vous les avez laissé mourir,
Vous les avez laissé partir,
Vous l’aimiez donc bien, la Patrie !
S’écrie Marcel Martinet avec son grand cœur de poète désabusé. Et cependant de ci, de là, il est des actes qui nous interdisent le découragement. Il y a eu les femmes italiennes, naguère, qui se sont couchées sur les rails pour empêcher le départ de leurs enfants ; il y a l’objecteur de conscience qui se refuse à tuer.
Quant aux prêtres, ils sont légion. Prostitués à l’argent, ils pontifient en temps de paix pour les générations nouvelles qui ignorent, et en temps de guerre pour les générations sacrifiées qui meurent. Certes, il est parmi eux des hommes sans foi — signe des temps — qui pèchent souvent par omission. Un instituteur nous déclarait récemment :
« J’ai honte chaque fois que je parle de la patrie. »
Et combien parmi ses collègues savent rester objectifs, suivant, d’ailleurs, en cela, le conseil de leur grand maître J. Ferry :
« Vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée qui est la conscience de l’enfant. »
Mais aussi combien de comédiens n’avons-nous pas connus, depuis le chansonnier populaire jusqu’au Président de la République ! Citons deux de ces mirlitons, pour avoir une idée de leur genre. Nous allons donc nous abaisser jusqu’à Botrel ; il est le maître incontesté de la chanson célébrant la guerre fraîche et joyeuse. Pour qu’un peuple se soit avili jusqu’à admirer ses productions (!) il faut qu’il soit descendu bien bas. Prenons dans le tas (avec des pincettes). C’est Rosalie « chanson à la gloire de la terrible petite baïonnette française » dit le sous-titre :
Et du sang impur des boches
Verse à boire !
Abreuve encore nos sillons.
Buvons donc !
Et encore, dans La petite Mimi :
Quand ell’ chante à sa manière :
Ta ta ta, ta ta ta... ta... ta... ta... tère
Ah ! Que son refrain m’enchante !
Je l’appell’ la Glorieuse,
Ma p’tit’ Mimi, ma p’tit’ Mimi, ma mitrailleuse.
Rosalie me fait les doux yeux,
Mais c’est ell’ que j’aim’ le mieux !
REFRAIN
Quand les Boches,
Nous approchent,
Après un bon « démarrage »”,
Nous commençons l’ « fauchage »
Comm’ des mouches
Je vous couche
Tous les soldats du Kaiser,
Le nez dans vos fils de fer
Ou les quatre fers en l’air !
Pardon. Arrêtons-nous pour éviter la nausée, et passons au genre sublime avec l’ineffable feu Paul Deschanel. Celui-ci opérait à la Chambre. On a réuni ses discours dans un opuscule intitulé : Les commandements de la Patrie. Et voici quelques perles :
— « Jamais la France ne fut plus grande, jamais l’humanité ne monta plus haut. »
— « ...Saintes femmes, versant aux blessures leur tendresse, mères stoïques ; enfants sublimes, martyrs de dévouement ; et tout ce peuple impassible sous la tempête, brûlant de la même foi : vit-on jamais en aucun temps, en aucun pays, plus magnifique éclosion de vertus ? »
— « Ah ! C’est que la France ne défend pas seulement sa terre, ses foyers, les tombeaux de ses aïeux, les souvenirs sacrés, les œuvres idéales de l’art et de la foi, et tout ce que son génie répand de grâce, de justice et de beauté, elle défend autre chose encore : le respect des traités. »
— « Et voici que l’Angleterre, visée au cœur, affronte les nécessités nouvelles de son destin et, avec le Canada, l’Australie et les Indes, poursuit à nos côtés, dans le plus vaste drame de l’histoire, sa glorieuse mission civilisatrice. » (Séance du 22 décembre 1914).
— « Chacun de ses soldats, devant les fils de fer sanglants, redit le mot de Jeanne :
« Vous pouvez m’enchaîner, vous n’enchaînerez pas la fortune de la France. »
Et du fond de la tranchée fangeuse, il touche le sommet de la grandeur humaine. »
— « Il serait scélérat d’ôter par une parole, par un geste, la moindre parcelle de foi à ceux qui se battent avec un invincible courage. » (Séance du 5 août 1915).
Dans un discours à l’Institut, il disait aussi, le 25 octobre 1916 :
— « Les héros qui affrontent la mort savent qu’avant de s’éteindre, leur vie, flamme brève, en allume une autre, immortelle. »
— « Oui, cette sublime jeunesse va à la mort comme à une vie plus haute. »
Et à côté de ces pitres de l’estrade ou de la tribune, que d’autres sous-produits chauffant l’opinion dans la presse vénale, journellement, avec une constance d’autant plus rigoureuse qu’ils sont mieux rétribués ! Que n’en a-t-on lu des phrases dans le genre de celles-ci :
« La jeunesse sent obscurément qu’elle verra de grandes choses, que de grandes choses se feront par elle. Et son optimisme patriotique, sa confiance, elle l’a imposée à tous, avec une force invincible. Bien plus elle a réagi sur ceux-là même qu’avait séduits, jadis, l’illusion humanitaire. Avoir redonné à ses aînés le sens des réalités françaises, c’est ce qu’on pourrait appeler le miracle de la jeunesse. » (H. Massis et A. de Tarde, Le Matin, 23 janvier 1913.)
Ou encore :
« Nous ne pouvions passer sous les yeux immobiles de cette chère figure muette et voilée (la statue de Strasbourg, place de la Concorde), sans ressentir au fond de nous-mêmes une secrète humiliation de notre défaite et comme un remords persistant de notre inaction. » (Poincaré, 17 novembre 1918.)
Mais ici, rien ne nous étonne de l’homme qui se complaît « dans la jolie symétrie française de ces tombes dans le réveil de ce pays si longtemps opprimé. » (11 mai 1915). Où le cynisme des prêtres s’étale dans ce qu’il a de plus abject, c’est lorsqu’ils utilisent les morts au service de leur religion. Et avec quel art ils opèrent ! D’ailleurs, pas de danger ; ils sont si sages les disparus !
« Ils ne réclament rien, pas même la gloire qu’on leur octroie si généreusement. Pas un seul ne se plaint. Ils approuvent et sanctionnent invariablement par leur silence forcé, la cause même de leur destruction avec une unanimité aussi absolue que compréhensible. Aussi il faut voir comme on use et abuse de leur mutisme pour leur faire dire et redire ce qu’on veut. » (Lux.)
Que ne feraient-ils pas que ne diraient-ils pas en effet, ces morts si heureux, si serviables, si intéressés — au sort des vivants ! Ce serait à mourir de rire si ce n’était si bête. Voyez plutôt :
« J’imagine que des profondeurs de l’immortalité ceux qui, jadis, ont triomphé à Tolbiac, à Bouvines, à Rocroi, à Denain, à Valmy, de notre perpétuel ennemi, ceux mêmes qui, dans les temps plus anciens, à Marathon, aux Thermopyles, à Salamine, à Platées, ont lutté aussi pour la liberté et la civilisation contre la lourde et tyrannique barbarie, jettent à pleines mains des lauriers sur les héros qui ont combattu aux rives de la Marne comme sur ceux qui, avec une endurance et une abnégation sublimes, ont défendu Verdun.” (Discours à la Distribution des prix du collège de Vitry-le-François, 13 juillet 1916, Jovy).
Et Deschanel :
— « Mais non ! La France n’oubliera plus, elle ne peut plus oublier ; à l’appel héroïque, ses morts se sont levés, ils sont debout, ils la regardent. »
Et c’est le culte de la charogne :
« Partout, les « morts glorieux » sont exposés et balladés triomphalement dans les rues sur un char militaire pavoisé de drapeaux, avec un goût dont la grossièreté n’exclut pas le ridicule. On inaugure en leur honneur des monuments hideux. Et les cérémonies macabres, ayant la douleur vaniteuse des familles comme complice, la curiosité des badauds comme cortège, sanctifient, sous la présidence des assassins officiels, le grand crime de la guerre et proclament, en même temps, la gloire de la victime avec celle des bourreaux. » (Lux)
L’Arc de Triomphe est devenu le grand Temple du patriotisme, la Kasba des pèlerins.
« Comme si ce n’était pas assez, on a corsé le spectacle : « La Flamme du souvenir » s’est allumée pour remémorer éternellement le triomphe du crime uni à la sottise. « L’appel des morts » a retenti ironiquement et vainement dans le grand silence du néant. Aucun n’a répondu : Présent ! » (Lux)
Mais ils ont parlé, ces morts, par la voix de leur poète, Marc de Larreguy de Civrieux, qui les a suivis « dans le doux nirvâna de leur suprême pose ! » et voici ce qu’ils disent :
Roulés dans leurs toiles de tente...
Ou bien craignez, craignez que les Morts ne vous hantent
D’hallucinants remords et de folle épouvante,
Si vous touchez à leurs linceuls ! »
(La muse de sang.)
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Enfin, on peut considérer encore comme prêtres de la patrie tous ceux qui entretiennent cette mentalité collective qui pousse les individus vers le troupeau discipliné : Chefs de partis ou de groupes, Moïses du Nationalisme ou du Socialisme. Nous avons vu avec quelle chaleur Jaurès parlait des femmes patriotes de 1793. Et nous sommes tout à fait de l’avis de Colomer qui écrivait, avant sa conversion au bolchevisme :
« En apprenant aux jeunes hommes à se discipliner aux règles d’un Parti socialiste qui n’oubliait pas d’être français, Jean Jaurès faisait la même besogne que Ferdinand Brunetière en leur enseignant de suivre les dures leçons d’obéissance de la hiérarchique Eglise et que Maurice Barrès en les incitant à la gymnastique morale du bon patriote. A l’heure du danger, les apparentes raisons s’oublient, les fantômes d’idées s’évanouissent, mais ce qui reste chez tous identique, c’est l’habitude de la discipline, le mouvement mécanique du tassement et du rangement pour une action collective ; c’est l’oubli de la conscience individuelle, le souvenir des gestes qui font marcher en ordre pour obéir à la loi. » (A nous deux, Patrie)
Combien de prolétaires oublient qu’ « Il n’est pas de sauveur suprême ». Drieu La Rochelle proclame :
« Je ne répondrai à aucune mobilisation, ni celle des patries ni celle des partis. »
Voilà l’homme tel qu’il doit être. Que l’être s’appartienne d’abord. Qu’il soit lui-même en toute chose, il répudiera toutes les religions, et parmi celles-ci, la plus sanguinaire de toutes à l’heure présente : le patriotisme.
**** II. PATRIOTE — Évolution du mot.
Patriote, du grec patriotès, qui voulait dire : compatriote ; au sens primitif il désignait donc : celui qui est du même pays. L’équivalent serait, aujourd’hui, dans le langage familier : pays, payse.
« Le Breton (Hume), homme actif, liant, intrigant, au milieu de son pays, de ses amis, de ses parents, de ses patrons, de ses patriotes. » J.-J. Rousseau (Lettre à Guy, 2 août 1776.)
Puis le mot signifie : celui qui aime sa patrie, qui se dévoue à ses compatriotes.
« Vauban..., ce véritable grand homme pour qui le duc de Saint-Simon, cet âpre censeur, inventa et à si juste titre, le mot de patriote. » (Raudot. Mes oisivetés, p. 1, Paris 1863.)
« Patriote, comme il l’était (Vauban), il avait été toute sa vie touché de la misère du peuple et de toutes les vexations qu’il souffrait. » (Saint Simon)
L’Académie ne donne ce mot pour la première fois que dans son édition de 1762. (Littré).
Avec la Révolution, un sens nouveau est donné à ce mot : Est patriote celui qui veut organiser la patrie par la liberté. Patriote devient synonyme de révolutionnaire ; il a pour antonyme : aristocrate.
« Le titre de patriote s’applique à celui qui est l’ennemi des distinctions de castes et de privilèges. » (La Châtre)
On comprend ainsi la phrase du Prince de Ligne :
« Patriote, mot honorable qui commence à devenir odieux. » (Lettre à Joseph II)
Le patriote avait pour ennemis, à cette époque, les nobles, le clergé, les chouans. Patriotes étaient les soldats de la République.
« Les patriotes des Sables-d’Olonne écrivent, en mars 1791, aux Jacobins de Paris qu’ils sont débordés, qu’ils ne peuvent tenir tête aux forces de contre-révolution et de fanatisme. » (Jaurès)
Mus par les idées des encyclopédistes, ils « vont de village en village opposer la pensée de la Révolution à la propagande cléricale. » Cela ne se fait pas sans heurts et lorsqu’il y a massacre de patriote (à Montauban, le 10 mai 1790), le prêtre bénit le carnage, l’épée d’une main, la croix de l’autre. Estampe du musée Carnavalet. Les patriotes se vengent tantôt par les armes, tantôt par la caricature. Une autre estampe représente : le dégraisseur patriote. Le patriote, debout devant un treuil, serre de plusieurs tours de vis un prêtre qui, de gras qu’il était, devient maigre à l’extrême. Deux autres prêtres qui viennent de subir le dégraissage, s’en vont, un tantinet ahuris. Et deux aides maintiennent devant la machine un ecclésiastique gras à lard, un peu effrayé du sort qui l’attend. La légende porte :
« Patience, monseigneur, votre tour viendra. »
Des patriotes de cette venue eussent, quelques années auparavant, senti le fagot. Patriotes aussi ceux qui se battaient aux frontières, contre les émigrés et leurs alliés. Patriotes ceux de l’intérieur qui organisaient la révolution et dont les plus ardents étaient Robespierre et Marat. Patriotes tous les « extrémistes » d’alors, genre Hébert, qui s’écriait aux Jacobins, le 21 juillet 1792 :
« S’il faut un successeur à Marat, s’il faut une seconde victime, elle est toute prête et bien résignée : C’est moi ! Pourvu que j’emporte au tombeau la certitude d’avoir sauvé ma patrie, je suis trop heureux ! Mais plus de nobles ! Plus de nobles ! Les nobles nous assassinent. »
Et le mot continue son évolution, sous Louis-Philippe les républicains seuls se disent patriotes ; mais bientôt au fur et à mesure que se développe et grandit la bourgeoisie, bonapartistes, légitimistes, descendants d’émigrés ou petit-fils de « sans-culottes » tout le monde devient « Patriote », on ne donne plus à ce mot le sens de compatriote, on oublie sa synonymie avec révolutionnaire ; on lui octroie sa nouvelle signification : dévot de la Patrie. De sorte qu’on assiste au renversement des rôles : les défenseurs des principes de 1789 ne se disent plus que bien mollement « patriotes » ; les révolutionnaires sont devenus nettement antipatriotes (du moins en paroles), et les plus farouches patriotes se réclament justement des idées et des formes de gouvernement que la Révolution a combattues !
Pour nous, résumant tout ce que nous avons dit jusque-là, notre définition sera : la Patrie est la divinité ; le Patriotisme est la religion de la Patrie ; le patriote est le fidèle du patriotisme.
***** LE MODÈLE.
Comment doit se comporter le bon patriote ? Que doit-il penser ? Que doit-il faire ? Autant de questions insolubles si le patriote-type n’avait été établi depuis les origines, gabarit sur lequel chacun se modèlera ; de même qu’il existe — idéalement — le parfait chrétien, le parfait musulman, le parfait bouddhiste, etc., pour croyants des autres religions. Le vulgaire, ayant la perfection devant les yeux, fera comme le geai ; il tâchera d’égaler le paon.
En France, on peut considérer Corneille comme le créateur de génie de ce monstre-type qu’on nomme : le patriote. Corneille, nourri d’antiquité (l’Antiquité, toujours !), planant dans les sphères éthérées de l’inaccessible, en matière de psychologie, a créé des personnages dominés par l’abstraction : Devoir. Pour ceux de Polyeucte, Dieu seul compte ; pour ceux d’Horace, c’est la Patrie. Ces types sont dits « Cornéliens ». Le patriote sera donc cornélien, c’est-à-dire qu’il n’aura d’humain que sa forme extérieure. Un court examen d’Horace nous donnera les traits essentiels du bon patriote. On connaît le sujet de la tragédie : Albe et Rome sont en guerre. Rome confie son sort à Horace et ses frères ; et Albe à Curiace et ses frères. Mais Sabine, sœur de Curiace est femme d’Horace ; et Camille, sœur d’Horace est la fiancée de Curiace. Le Vieil Horace va démêler cet imbroglio, car il est le gardien de la flamme. Tous, sauf Camille, si humaine, si tendre, si femme, si « antipatriote » — malgré ses préjugés — sont des fanatiques de la patrie.
Et nous voyons que :
1° Il est glorieux de mourir pour son pays. Cela devient presque un plaisir.
Horace :
<verse>
Quoi, vous me pleureriez, mourant pour mon pays !
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes,
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes ;
Et je le recevrais en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l’Etat perdaient moins à ma mort. (II-1.)
Quand on apprend à Curiace qu’il est désigné pour se battre, surpris, il dit :
Et Horace déclare à son tour :
Qu’on briguerait en foule une si belle mort. (II-3.)
2° Mourir pour la patrie, c’est l’immortalité.
Curiace :
Dans un si beau trépas, ils sont les seuls à plaindre ;
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux ;
Il vous fait immortel, et les rend malheureux. (II-1.)
3° Le patriote doit obéir aveuglément.
Horace :
J’accepte aveuglément cette gloire avec joie. (II-3.)
4° Lorsque la défense de la patrie l’exige, il n’y a plus ni parenté, ni amour, ni amitié qui compte.
Curiace :
Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces. (II-2.)
Cela frise la folie :
Horace :
Que j’épouserai la sœur, je combattrai le frère ;
Et pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus. (II-3.)
Dans les recommandations à sa sœur Camille, Horace dit :
Ne le recevez point en meurtrier d’un frère. (II-4.)
Ne me reprochez point la mort de votre amant. (II-4.)
Comme consolation :
Voilà, c’est simple.
Et Curiace ne prend pas de gants pour éloigner Camille :
La patriote Sabine poussant son mari et son frère à s’entre-tuer, envisageant un recul — impossible — dit :
Je le désavouerais pour frère ou pour époux, (II-6.)
Et plus loin :
Ce qui est évidemment très gentil.
Au troisième acte, elle attend l’inévitable avec une tranquillité de future veuve joyeuse :
Qu’il en faut sans frayeur attendre la nouvelle (III-1.)
Enfin, pour qu’on ne l’ignore pas, Horace, après avoir tué sa sœur, répète la formule du patriotisme triomphant :
L’amour au-dessus de la Patrie, quelle hérésie ! Horace, assassin de son beau-frère, reproche à sa sœur de penser encore à Curiace :
Le nom est dans ta bouche et l’amour dans ton cœur ! (IV-5.)
Et, pour la punir, il la tue. Les patriotes sont gens curieux qui ne parlent qu’amour, honneur, devoir, mais le crime est leur suprême ressource.
Le plus hideux personnage est certainement le vieil Horace. Il bénéficie d’ailleurs du privilège de tous ces vieillards — trop décrépits pour payer de leur personne — qui font bon marché de la peau des autres :
a) Il pousse ses fils au combat :
b) Il menace :
Si leur haute vertu ne l’eût répudiée,
Ma main bientôt sur eux m’eût vengé hautement
De l’affront que m’eût fait ce mol consentement. (III-5.)
Il eût trouvé alors assez de force pour tuer ses fils ; quant à se battre lui-même contre ses ennemis, vous ne le voudriez pas ?
c) Il est fier et heureux de la mort de ses deux fils et regrette seulement que le troisième ait réchappé.
Rome est sujette d’Albe ! Et, pour l’en garantir,
Il n’a pas employé jusqu’au dernier soupir ! (III- 6.)
Plus loin, il dit encore :
Il ne tenait qu’à lui, certes, de les suivre ; mais il préfère vivre. Ce n’est d’ailleurs pas le chagrin qui le tuera. Sans une larme, il se console en disant :
d) Il souhaite la mort de ce troisième fils lorsqu’il se figure qu’il s’est enfui :
Et c’est là qu’il dit le fameux :
« Ce trait du plus grand sublime. » (Voltaire.) Sublime comme effet théâtral, sans doute, mais qui révèle une mentalité abjecte.
e) Il deviendra criminel :
Chaque goutte épargnée à sa gloire flétrie ;
Chaque instant de sa vie, après ce lâche tour,
Met d’autant plus sa honte avec la sienne au jour,
J’en romprai bien le cours... (III-6.)
Et encore :
Laveront dans son sang la honte des Romains. (III-6.)
f) Son plus grand bonheur est lorsqu’il apprend que son fils a tué son gendre :
Du service d’un fils, et du sang des deux autres. (IV-2.)
g) Il est mufle, goujat : A sa fille qui vient de perdre son fiancé, il ne trouve à dire, comme paroles de consolation, que ces mots :
Dont la perte est aisée à réparer dans Rome. (IV-3.)
h) Il est dénaturé : Lorsque Camille, après avoir maudit Rome, succombe sous les coups de son frère, le vieux s’écrie :
5° Il est criminel d’aimer les ennemis.
Le vieil Horace :
De rage en leur trépas maudire la patrie,
Souhaiter à l’Etat un malheur infini,
C’est ce qu’on nomme crime et ce qu’il a puni. (V-3.)
Et le jeune :
Quiconque ose pleurer un ennemi romain ! (IV-6.)
6° Il est bienséant de glorifier les morts.
Le vieil Horace :
Et on ne doit pas les pleurer :
Horace :
Et nos deux frères morts dans le malheur des armes
Sont trop payés de sang pour exiger des larmes.
Quand la perte est vengée, on n’a plus rien perdu. (IV-5.)
7° Le rêve du patriote est l’impérialisme.
Le vieil Horace :
Rome se fera craindre à l’égal du tonnerre (III-5.)
La voix de la raison, du bon sens et du cœur parle par le seul truchement de Camille. Ah ! Comme nous souffrons avec elle, la douloureuse amante !
Elle est la révoltée qui maudit.
Qu’un astre injurieux nous donne pour parents. (IV-4.)
Elle est la révoltée que la folie patriotique n’aveugle pas :
Se plaindre est une honte, et soupirer un crime :
Leur brutale vertu veut qu’on s’estime heureux,
Et, si l’on n’est barbare, on n’est point généreux. (IV-4.)
Elle est la révoltée qui souhaite la destruction de Rome, l’anéantissement de la patrie, la fin du dernier patriote :
Moi seule en être cause et mourir de plaisir. (IV-5.)
III. CONCLUSION.
Nous aussi, souhaitons l’anéantissement de cette idole : la Patrie. Nous aussi renions le monstrueux patriotisme, goule assoiffée de sang. Nous aussi considérons le patriote comme un barbare, d’autant plus dangereux qu’il veut nous faire partager sa passion, nous imposer sa loi, « Il est triste que souvent, pour être bon patriote, on soit l’ennemi du genre humain », écrivait Voltaire. Pour être l’ami du genre humain, pour vouloir son émancipation totale, il faut, en effet, cesser d’être patriote ; il faut aller vers l’idéal libertaire, vers la fin des Etats et des Patries, vers l’Internationale : celle qui ne portera aucun numéro, celle qui, n’étant inféodée à aucun Parti politique, abolira les frontières, supprimera les Armées, réconciliera tous les Peuples, mettra fin à la guerre, et fera de la terre la Patrie universelle.
BIBLIOGRAPHIE. — Fustel de Coulanges : La cité antique. — A. Hamon : Patrie et internationalisme. — Paul Reboux : Les drapeaux. — A. Aulard : Le patriotisme français de la Renaissance à la Révolution. — C.-A. Laisant : La barbarie moderne. — G. Hervé : Leur patrie. — R. Bazin : Questions littéraires et sociales. — Voltaire : Dictionnaire philosophique. — Rhillon : De Briey à la Rhur. — G. Darien : La belle France. — Ch. Albert : Patrie, guerre et caserne. — A. Naquet : L’Humanité et la Patrie — J. Jaurès : Histoire socialiste de la Révolution Française. — A. Colomer : A nous deux, patrie. — O. Gauban : Histoire de la Réole. — Paraf-Javal : La légende détruite. — R. Dorgelès : Les croix de bois. — P. Deschanel : Les commandements de la patrie. — Ermenonville : Pour voir clair. — Jovy : Quelques motifs de foi dans la patrie. — Marc de Larreguy de Civrieux : La muse de sang. — Lux : Les morts glorieux. — Drieu La Rochelle : L’Europe contre les Patries. — M. Martinet : Les Temps maudits. — Th. Botrel : Chansons de batailles et de victoire. — Corneille : Horace, etc., etc.
PATRONAGE
n. m.
Protection exercée par un patron, dit le Larousse, sans autre commentaire sur cette signification.
Peut-être, cette façon de protéger existait-elle au temps du Compagnonnage lorsque le patron, le maître, s’engageait formellement à diriger un apprenti dans la meilleure voie pour bien apprendre son métier, en le surveillant, en le conseillant ou en le confiant à un bon compagnon. Ce genre de patronage s’exerce encore chez certains artisans, dans certaines corporations, chez un patron, travaillant lui-même avec quelques compagnons et pouvant ainsi former, près de lui, de bons ouvriers. Mais ce système tend à disparaître du fait de l’extension formidable de l’industrie qui, par l’extrême division du travail, conduit à une spécialisation de plus en plus exclusive. Le producteur qui travaille de nos jours dans une usine, atelier, manufacture ou chantier, appartenant à une société industrielle, ignore totalement le nombre, la qualité, la situation sociale et jusqu’au nom et à la résidence des actionnaires dont il est le salarié. Dès lors, quelle relation, entre ce travailleur et ses patrons anonymes ? Par la standardisation du travail, par l’application rigoureuse du système Taylor, par la mise en pratique du travail à la chaîne, on arrive à produire en quantité au détriment de la qualité. L’ouvrier, de plus en plus associé à l’appareil mécanique, dont il n’est plus qu’un rouage en chair et en os, se désintéresse totalement de la besogne qu’il accomplit.
C’est sous le patronage de ces criminels saboteurs de la production que sont les industriels, qu’est disparue la conscience de l’ouvrier qualifié, ayant l’amour de son métier. L’ouvrier a fait place au manœuvre, à l’homme-outil, à l’exploité dégoûté, travaillant, désormais, comme une brute et malheureusement pensant et agissant assez souvent de même, hors du Syndicalisme.
Voilà ce qu’on peut dire du Patronage dans le sens de protection de l’ouvrier par le patron.
Patronage a un autre sens encore. Il signifie le personnage influent sous la direction ou sous la protection de qui l’on est admis dans un Asile, ou dans un Refuge où au nom duquel un sans-travail, un besogneux se présente très humblement sur un chantier ou dans un atelier, sollicitant la grâce d’y être largement exploité.
Sous le couvert de la charité privée, presque toujours des établissements religieux prétendent porter secours aux malheureux faisant appel à leur Patronage. A ce propos, le Larousse dit, « Patronage : Nom donné à des associations de bienfaisance qui ont pour objet de venir en aide à l’individu pauvre, abandonné ou frappé d’une condamnation, de lui donner un appui et de lui constituer comme une nouvelle famille ». Mais on ne dit pas quelles formalités doit remplir, quels certificats doit montrer, quelles preuves de soumission, de piété, le malheureux solliciteur doit produire avec son extrait de baptême, son livret de mariage, etc., pour être admis. Enfin, ces patronages, dont les institutions charitables seraient admirables si elles s’inspiraient du véritable amour du prochain, de l’esprit évangélique, ne sont trop souvent rien autre que des exploitations hypocrites du pauvre. On y abrite des professionnels de la mendicité, des habitués utiles et résignés, dociles et pieux prêts à toutes les besognes, aptes à toutes les courbettes pour mériter leur séjour en ces asiles et y tenir la place des malheureux sans ressources ni recommandations, sortant de prison ou d’hôpital, mal vêtus, sans le sou, fatigués. Pourtant, l’on héberge plus ou moins mal, durant un laps de temps plus ou moins court, des vagabonds, des trimardeurs quand, à vue d’œil, on les juge aptes à des corvées rudes et répugnantes, ordinairement sans autre salaire que la pitance insuffisante et médiocre, et si peu réconfortante, que ces passagers préfèrent à de pieux hébergements, la misère et la liberté, sur la route, avec le risque du gendarme, dans les champs, et du mouchard dans les villes où sont toujours traqués les miséreux ayant encore assez d’audace et de fierté pour se suffire hors les lois de protection sociale et les patronages d’hypocrite charité. Les gueux préfèrent encore à ces patronages d’associations de bienfaisance les gestes de solidarité des gueux, l’entraide comme elle se pratique dans certaines corporations, où la sympathie pour les trimardeurs est de tradition. Le grand air fait aimer l’Indépendance et libère le gueux, amant de la Liberté, de bien des préjugés de respect pour l’Autorité et la Propriété.
On ne peut parler du mot Patronage sans arriver à la signification effective que lui ont donnée les cléricaux pour dominer, par la conquête de l’enfance et de l’adolescence, dans les classes pauvres, la Famille, la Cité, la Ville et le Village, puis, la Nation. C’est d’une tactique habile, exercée par des manœuvriers adroits, dans un but unique. Il y a très longtemps que les Patronages existent en France. Les lois de laïcité n’ont pu les atteindre ou leur porter préjudice que dans certains centres industriels, où les municipalités devinrent en majorité socialistes. Au point de vue laïc, c’est seulement depuis 1894, que furent créés, par des personnalités de la librepensée ou appartenant à des groupements politiques d’idées avancées, des patronages laïcs qui s’opposèrent aux patronages cléricaux. Quelques personnes de bonne volonté encouragèrent cet effort contre l’envahissement de l’éteignoir par le Patronage scolaire. Des subventions municipales aidèrent ce mouvement. Mais l’ennemi clérical avait, avec les secours quémandés aux fidèles dans les églises paroissiales, quêtés dans les réunions mondaines, parmi les cossus de la Réaction, des ressources plus élevées et des influences plus fortes que n’en pouvaient espérer les adversaires des curés, des évêques et de toute la monstrueuse armée noire, plus forte que jamais depuis la Grande Guerre. Elle s’abat victorieuse, sur la France chauvine, s’apprêtant à toutes les horreurs sanglantes que provoqueront dans le monde, tant qu’elles existeront, ces deux néfastes entités : Dieu et Patrie.
Une congrégation, les frères de Saint-Vincent-de-Paul, s’est organisée spécialement en vue de ces œuvres nouvelles, associations religieuses qui, sous le nom de patronages scolaires furent des sociétés de prétendue protection pour les jeunes gens des deux sexes sortant des écoles primaires. Primitivement, avant de s’avouer, les cléricaux firent croire que leur but était simplement de :
« Suivre les élèves après l’école, afin de perfectionner, dans des cours et des conférences, leurs études après leur sortie ou du moins d’entretenir le modeste savoir qu’ils ont acquis à l’école ; de les. aider à trouver des situations et surtout leur procurer des amusements sains : réunions, promenades, représentations théâtrales, gymnastique, sports. »
Sans aucunement vouloir les vanter, l’on peut dire qu’ils se sont attachés à cette tâche avec zèle et persévérance, à la grande satisfaction des parents eux-mêmes qui n’avaient plus d’inquiétude à voir l’enfant absent du foyer familial, le sachant à l’abri, joyeux, content de se remuer, de se distraire avec ses camarades et avec M. l’Abbé, si aimé de tous les gosses, jouant avec eux, tous les soirs, toute la journée du jeudi et du dimanche, entre les Offices religieux. Il y avait, en plus, des secours personnels aux familles intéressantes. Pourvu que les parents s’y prêtent, il y avait des relations possibles, avantageuses avec les gens d’Eglise. Le petit garçon et la petite fille, devenaient ce qu’on les faisait au Patronage, hypocrites et pieux. Les conférences étaient socialement religieuses et parfaitement combinées pour faire du Mensonge la Vérité et persuader que les plus infâmes ennemis de la Raison étaient les vrais Amis du Peuple, c’est-à-dire, du Vrai, du Bien, du Beau !
Grâce aux encouragements gouvernementaux, après le magnifique accord de la gente cléricale avec la tourbe politicienne pour l’ignoble massacre jusqu’au bout (1914–1918) et pour le prochain, les cléricaux ont la bride sur le cou et ne se gênent plus en rien. Les Patronages de jeunes gens sont des vestibules de la SainteCaserne, ils sont l’antichambre de l’Ecole du Crime. Sous l’uniforme des Boy-scouts, les enfants du Peuple, ceux qui doivent donner leur sang pour la Patrie, sont entraînés, physiquement comme moralement, à la Guerre Fraîche et Joyeuse, agréable à Sabaoth, au Dieu des Armées. Voilà ce que les Patronages au sens clérical du mot, sont en train de faire : un travail acharné, incessant pour parvenir à l’abrutissement complet du Peuple. Ils savent commencer par le commencement : par l’enfant. Pendant ce temps, dans les Loges, dans les Groupes de Libre-Pensées, on parle d’élection et l’on discute sur : Patriotisme et Religion. Les petits abbés des Patronages, eux, ne discutent pas, ils agissent ; ils recrutent ; ils forment des soldats de l’Ordre, des soldats de Dieu, des défenseurs de l’Eglise, des protecteurs du Capital, des électeurs et des lecteurs de tout ce qui est cagot, réactionnaire ; les profiteurs de guerre, les bravaches et les guerriers les plus stupides ont de beaux jours en perspective : les Patronages leur préparent des admirateurs et des victimes.
Que fait-on au Patronage ? Voici :
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La vie au Patronage « Nazareth ». — Octobre ramène la vie au Patronage. Bien finies les vacances, les longues vacances attristées cette année de pluies et d’orages. Les oisillons de Nazareth accourent à tire d’aile des quatre coins de France et font retentir à nouveau la cour de leur bruyant ramage. Demandez-le plutôt, si vous êtes incrédules, aux locataires des immeubles voisins !
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Le jeudi 8 octobre fut vraiment la première journée de patronage sérieuse. La matinée s’écoule vite : messe de 8 heures à l’Œuvre, puis départ des catéchismes pour la messe du Saint-Esprit à la paroisse. L’après-midi, les portes du patronage s’ouvrent à une heure.
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Chapelet du soir. — Chaque soir, à 6 heures, rendez-vous aux pieds de la Sainte Vierge. Nous félicitons le groupe de fidèles. Que tous les enfants de Nazareth prennent au moins un rendez-vous par semaine. Que de grâces ils obtiendront pour eux, leurs familles et leur Œuvre par cette pratique !
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Cotisation annuelle. — Elle est fixée à 10 francs. Beaucoup d’écoliers se sont déjà acquittés, au début de l’année, de ce modeste tribut. Avis aux retardataires !
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Tableau d’honneur. — Ont amené des nouveaux au patronage dans le courant d’octobre : Jean Bardon, Paul Chevrot, Maurice Dizin, Daniel Rigal, Maurice Michaut, Henri Carbonero, André Lavaud, Guy Maulian, Robert Dupré, René Saignelonge.
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Petit catéchisme : de 6 ans 1/2 à 8 ans : chaque jeudi, de 9 h 45 à 10 h. 30 au patronage.
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Chaque jeudi, de 9 h 45 à 10 h 30 au patronage.
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Messe obligatoire au patronage le jeudi et le dimanche à 8 heures moins 10. — 1re année : Répétitions au patronage, 7, rue Blomet, le mercredi à 16 h 30 et le jeudi à 10 heures. Récitation à la paroisse, 68, rue Falguière, le jeudi à 8 h 20.
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Messe obligatoire au patronage, 7, rue Blomet, le dimanche à 8 h moins 10. — 2e année : Répétitions au patronage, 7, rue Blomet, le lundi à 16 h 30 et le jeudi à 8 h 30. Récitation à la paroisse, 68, rue Falguière, le mardi à 16 h 20 et le jeudi à 9 h 45. Messe obligatoire au patronage, 7, rue Blomet, le jeudi et le dimanche à 8 h moins 10.
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Catéchisme de persévérance. — Réunion au patronage le jeudi, à 14 h 45. Messe obligatoire au patronage le jeudi et le dimanche à 8 h moins 10.
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M. l’abbé Massiot, chargé des catéchismes, recevra les parents les lundi et mercredi de 16 heures à 18 heures...
Après cela, on se rend compte des résultats à espérer d’une telle semence.
— G. YVETOT.
PATRONAT
n. m.
Pour connaître l’origine et l’évolution du patronat dans le monde occidental, il faut remonter à la famille patriarcale. En principe :
« Une famille était un groupe de personnes auxquelles la religion permettait d’invoquer le même foyer et d’offrir le repas funèbre aux mêmes ancêtres. » (Fustel de Coulanges)
À Rome :
« La famille a pour objet essentiel la perpétuité du culte héréditaire. Dans la pensée des Anciens, l’homme, seul apte à transmettre la vie, est aussi seul apte à transmettre le culte. La famille se compose donc exclusivement des personnes ayant reçu du même ancêtre, de mâle en mâle, le même sang et le même culte. Ce sont les agnats... La famille est gouvernée par le père, le pater familias, maître absolu des gens et des biens... » (G. Bloch)
La famille est une unité économique pourvoyant à ses propres besoins, elle est aussi une unité politique. Elle prend alors la forme de gens.
« Nous sommes conduits à reconnaître dans la gens la famille, non pas la famille se démembrant incessamment à la mort de son chef, mais la famille maintenant son unité de génération en génération. » (G. Bloch)
Communauté de sang réelle ou fictive ?
« C’est un fait connu que, dans les plus vieilles civilisations, les liens sociaux sont toujours censés être des liens de parenté, de consanguinité. » (G. B.)
Cependant la famille s’annexe des éléments hétérogènes. La guerre de tribu (groupe de familles) à tribu, de cité à cité, procure des esclaves répartis entre les gentes. Il fallait, au cours d’une cérémonie devant le foyer, introduire le nouvel arrivant dans la famille. Celui-ci « étranger la veille, serait désormais un membre de la famille et en aurait la religion », cependant, sans pouvoir en accomplir les rites.
« Mais, par cela même que le serviteur acquérait le culte et le droit de prier, il perdait sa liberté. La religion était une chaîne qui le retenait. Il était attaché à la famille pour toute sa vie et même pour le temps qui suivait la mort. »
Dans ces temps reculés, il était difficile à l’homme de vivre isolé au milieu de groupes organisés. Ceux que les vicissitudes de l’existence avaient réduits à l’isolement sans les faire tomber dans l’esclavage cherchaient à se joindre à une famille organisée. Ils étaient admis à la suite de formalités analogues à celles que nous avons mentionnées pour les esclaves ; comme ceux-ci, ils devaient travailler pour la communauté sans avoir rien en propre. Avec les descendants d’esclaves affranchis, ils forment au sein de chaque famille ce que « l’on appelle des clients, d’un vieux mot qui signifie obéir ». Pour tous ces éléments annexés à la famille, le chef n’est pas un père, c’est un patron. Le client doit à la gens qui l’a accueilli, c’est-à-dire au patron qui la représente, toute sa force de travail, tout le produit de son labeur. En revanche, il a sa subsistance assurée et la protection. Il est membre de la communauté par l’adoption. « De là un lien étroit et une réciprocité de devoirs entre le patron et le client. Ecoutez la vieille loi romaine : « Si le patron a fait tort à son client, qu’il soit maudit, sacer esto, qu’il meure. » Considérés au point de vue économique, à l’aurore de la civilisation occidentale, esclaves, affranchis, clients, avaient une situation sensiblement équivalente : absence complète de liberté, obligation du travail, garantie de l’existence.
Avec le progrès de la civilisation, l’extension de la cité, la formation des empires, la famille patriarcale, groupement relativement secondaire, ne tarde pas à se désagréger. Les membres de la famille consanguine, tout en conservant des liens de solidarité, vivent d’une vie indépendante. Les clients, volontaires ou agrégés sous la contrainte de la misère, se transforment en parasites vivant, dans l’oisiveté, des aumônes du riche, l’appuyant de leurs suffrages aux jours d’élection. Les descendants d’affranchis sont dégagés de tous liens avec le patron à la troisième génération. Avec la masse flottante des émigrés, introduits grâce à la multiplication des relations commerciales, ils fournissent le contingent des artisans et travailleurs libres. Que vaut cette liberté pour le plus grand nombre, pour ceux qui exercent un métier manuel n’exigeant pas de talent particulier ?
Les guerres de conquête font affluer entre les mains du vainqueur une multitude d’esclaves.
« On cite telle campagne militaire à la suite de laquelle 150.000 êtres humains tombèrent en servitude. De plus, une véritable traite sévissait dans la Méditerranée orientale... Le grand marché des esclaves était l’île de Délos, où, certains jours, d’après Strabon, plus de 10.000 malheureux étaient mis à l’encan. » (Toutain)
Ces esclaves achetés comme marchandise, en grand nombre chez les riches propriétaires, n’étaient plus comme jadis incorporés à la famille. Les moins spécialisés cultivaient le domaine du patron ; les autres étaient loués comme ouvriers à des entrepreneurs ; ils percevaient des vivres ou touchaient un salaire minime. Il y avait ainsi des ateliers et des chantiers d’esclaves en Grèce, au Ve siècle av. J.-C.
« Le père de Sophocle possédait un atelier d’esclaves forgerons ; le père de Cléon, un atelier d’esclaves tanneurs, le père d’Isocrate, un atelier d’esclaves luthiers ; les fabriques d’armes de Lysias et du père de Démosthène occupaient une maind’oeuvre servile. » A Rome : « Malgré les frais que pouvaient entraîner la nourriture et l’entretien des esclaves, la main-d’œuvre servile se recommandait par son bon marché. Elle ne fit pas disparaître complètement le travail libre ; il y eut encore, aux derniers siècles de la République, des journaliers agricoles et des fermiers à part des fruits ; mais sur la plupart des domaines de quelque étendue, l’exploitation du sol était confiée à des esclaves. » (Toutain)
Quel était le sort du travailleur libre concurrencé par la main-d’œuvre servile et souvent commandé par un contremaître ou régisseur esclave ? La vie des ouvriers libres est très dure.
« Les salaires baissent ; les chômages sont fréquents. Les querelles entre ouvriers et patrons se multiplient. Les uns font grève ; les autres essaient, sous des prétextes plus ou moins spécieux, de ne pas verser les salaires promis. » (Toutain)
« On comprend que tant de travailleurs aient quitté leur patrie et changé leurs outils pour des armes, à la perspective des belles soldes offertes par les rois. Dans l’éclat de la civilisation hellénistique se dissimulent d’innombrables misères. » (G. Gloty)
Nous sommes toujours en face de la même opposition : servitude en échange de la pitance assurée ; liberté avec misère constamment menaçante.
Dans le haut moyen âge, l’économie est presque exclusivement rurale. Il y a :
« Même à l’aurore de l’époque féodale... une classe de paysans libres et non nobles. Toutefois, dans la pratique, le vilain se rapproche du serf beaucoup plus que ne semblerait le permettre ce critérium, en apparence très tranché : la liberté... Le serf est lié irrévocablement à la terre, le vilain peut la quitter, car il a le droit de déguerpir, suivant le terme consacré... Seulement la différence est plus théorique que réelle, plus juridique que pratique, attendu que le vilain ne déguerpit pas. La situation du travailleur agricole est son seul gagne-pain. Il reste donc héréditairement sur la tenue et son existence ressemble étonnamment à celle du serf quasi-libre qui cultive le lot d’à-côté. » (J. Calmette)
La situation de l’artisan, domestique du châtelain, n’est guère différente. Les uns et les autres d’ailleurs ont droit à un minimum de moyens d’existence et à quelque protection.
Ce n’est que dans les villes qui ont subsisté, très déchues d’ailleurs de leur prospérité de l’époque romaine, qu’il reste une certaine liberté. Dans la partie méridionale de notre pays, notamment :
« Il s’est maintenu dans les villes un peu d’industrie, un peu de commerce, un peu de liberté... » (Rambaud)
Les privilégiés qui en bénéficient donneront naissance à la bourgeoisie.
Cette bourgeoisie naissante fait preuve d’un véritable génie organisateur (au XIIe et XIIIe siècle surtout) dans un intérêt très égoïste d’ailleurs. Elle tire ses ressources alimentaires de la campagne environnante. L’échange est direct entre producteurs et consommateurs sur le marché local public.
« Des deux parties en présence au marché, le producteur de la campagne et le consommateur de la ville, celui-ci seul est pris en considération. L’interdiction des monopoles et des accaparements, la publicité des transactions, la suppression des intermédiaires ne sont qu’autant de moyens de garantir son approvisionnement individuel dans les conditions les plus favorables. » (Pirenne)
Le travailleur rural a deux maîtres : l’un lui impose des corvées sur son domaine, l’autre le dépouille le plus possible du fruit de son travail, libre en apparence. Il paie très cher sous cette double contrainte la garantie d’une existence famélique et la protection que lui assurent, en cas de danger, les murailles de la ville et du château.
A l’intérieur de la cité :
« Le socialisme municipal a trouvé dans l’organisation des petits métiers sa forme la plus complète, et l’œuvre qu’il a réalisée dans ce domaine doit être considérée comme un chef-d’œuvre du Moyen Age. » (Pirenne)
« Le bien commun de la bourgeoisie est, ici, comme en matière d’alimentation urbaine, le but suprême à atteindre. Procurer à la population des produits de qualité irréprochable et au meilleur marché possible, tel est l’objectif essentiel. Mais les producteurs étant eux-mêmes des membres de la bourgeoisie, il faut, de plus, adopter des mesures qui leur permettent de vivre de leur travail de façon convenable. Ainsi, le consommateur ne peut être pris seul en considération, il importe aussi de s’occuper de l’artisan. Une double réglementation se développe. » (P.)
Nombre des ateliers, qualité et quantité des produits, tout cela est systématisé pour ajuster la production aux besoins. Dans tout atelier, il y a un maître d’œuvre, des subordonnés s’initiant peu à peu aux détails et à la pratique impeccable du métier : ce sont les compagnons, enfin des apprentis. Pendant la belle période de l’institution, tous peuvent aspirer à la maîtrise. Mais les maîtres, en nombre restreint, fonctionnaires du corps municipal, peuvent facilement s’entendre pour s’assurer le monopole de la maîtrise. A l’égard de leur personnel ils deviennent des patrons. Ils pourvoient à leur subsistance, souvent à leur foyer même. Mais qu’ils les nourrissent et les logent ou qu’ils leur laissent un semblant de liberté, la servitude est sensiblement la même. Le compagnon ne doit se livrer à aucun travail personnel pour des particuliers ; il doit, à heure fixe, avoir regagné son domicile ; il doit assister avec sa corporation, aux offices religieux...
Des patrons bourgeois arrivent lentement à s’enrichir grâce à leur ladrerie et aux privations qu’ils imposent à leurs auxiliaires. Impossible de donner de l’extension à leur industrie pour dominer un marché intérieur étroitement réglementé. Mais, si la ville est sur un nœud de communication, on peut travailler en vue des marchés lointains. La création d’ateliers plus importants, exportant leurs produits, enrichit la cité sans préjudice pour l’artisanat local. D’autre part, les commerçants enrichis par le trafic des produits du dehors, créent, pour échapper aux restrictions locales, des manufactures dans les campagnes. Des paysans abandonnant un sol ingrat, une population flottante de déracinés fournissent la main-d’œuvre. Celle-ci est libre, sans lien de dépendance avec le patron nouveau genre, mais sans la protection que lui assurait encore l’artisan bourgeois. On entre dans l’ère moderne ; le patronat prend la forme capitaliste ; il exploite le travailleur soit directement, soit par l’intermédiaire d’un artisan à façon, dans tous les cas, sans avoir à sa charge la moindre obligation humanitaire.
Le travail n’est plus une obligation, il n’est plus imposé par contrainte directe, celui qui l’exerce peut changer de lieu, changer de métier. Mais ce qui est pire, le travail est devenu une marchandise, sans faire l’objet de la traite comme dans les temps antiques, il est obligé de s’offrir lui-même sur le marché. Avant Lassalle, Turgot avait énoncé la loi d’airain des salaires.
« Le simple ouvrier qui n’a que ses bras et son industrie n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine... Les ouvriers sont donc obligés de baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive, en effet, que le salaire de l’ouvrier se borne à ce qui lui est nécessaire pour assurer sa subsistance. » (Formation et distribution des richesses. Cité par H. Hauser.)
Il arrive même que l’exploitation commence dès l’enfance et que l’âpreté des patrons capitalistes soit capable de la pousser au point de compromettre l’existence et la reproduction du travailleur. Les Pouvoirs publics doivent intervenir comme il est arrivé au milieu du siècle dernier, après l’enquête Villermé ; ils recourent encore de nos jours à des mesures de protection, prenant à leur compte une partie des obligations que se reconnaissait le patron de jadis. Ils ont enfin concédé le droit de coalition que la bourgeoisie avait toujours refusé en fait et qu’elle avait légalement aboli aux jours de son triomphe.
L’effet de ces lois tutélaires devait être passager, car l’influence exercée par le capitalisme sur les gouvernants allait en compromettre l’application. Le droit de coalition lui-même est mis en échec par un patronat dont les membres ont plus de facilités pour conclure des accords que n’en ont les éléments innombrables et désunis de la masse ouvrière.
Néanmoins, les grèves apportent du trouble dans les entreprises, risquent de compromettre de fructueuses spéculations. Puis le capitalisme redoute toujours des revirements de l’opinion qui peuvent le dépouiller de son hégémonie dans l’Etat. Aussi a-t-il tendance aujourd’hui à revendiquer le rôle paternaliste qu’il a assumé si souvent.
Les potentats de la grande industrie multiplient les œuvres sociales : allocations familiales et caisses de compensation, services d’infirmières-visiteuses, crèches et garderies d’enfants, retraites, allocations pour maladies, dispensaires, logements, sociétés d’éducation et de distraction.
« Le temps est passé en effet, où, une fois le salaire payé, le patron était quitte envers son ouvrier. Actuellement, l’employeur a une idée plus large et plus haute de son devoir professionnel. Il offre à la personne qui travaille chez lui des avantages que, strictement, ce travailleur ne gagne pas par son labeur ; qui sont consentis à la position sociale du salarié, et non pas à son travail considéré en lui-même. » (Réveil Economique)
Le but réel ? Conquérir des âmes, d’abord :
« Dans bien des cas, les œuvres d’éducation et de distraction ne sont pas étrangères à cette sorte de conquête de l’âme : elles constituent un lien véritable, fait de mutuelle estime, entre le travailleur et son patron. »
Faire aussi échec à l’action de l’Etat.
« Le patronat a donc intérêt, croyons-nous, à intensifier l’effort commencé : en étendant et en complétant le réseau d’œuvres sociales, il sera en droit de répondre aux promoteurs des doctrines étatistes : « Voyez ce que j’ai fait ! »
Enfin, un but inavoué : dissocier la classe ouvrière, avoir à sa discrétion une poignée de privilégiés et, grâce à leur concours égoïste, dominer une masse dégradée de manœuvres, rejetés en marge de l’humanité.
Il faut souhaiter que la classe ouvrière ne tombe pas dans ce piège et que, rejetant et l’appui de l’Etat, et l’aumône du patronat, elle se donne elle-même les institutions qui, libérant le travailleur de toute tutelle despotique, lui assureront la dignité et la sécurité de l’existence.
— G. GOUJON.
PAUPÉRISME
n. m. (du latin pauper, pauvre)
L’état d’indigence où se trouve, de façon permanente, une partie plus ou moins considérable de la population, voilà ce qu’on entend par paupérisme. On évalue à plus de deux milliards le nombre des hommes qui vivent actuellement sur la terre ; ce qui donne une densité moyenne d’environ 15 habitants par kilomètre carré. Population répartie de manière très inégale, en raison des ressources plus ou moins abondantes et des conditions d’existence plus ou moins favorables rencontrées sur les divers points du globe. Sur ce nombre, combien d’individus méritent d’être appelés indigents ? On est incapable de donner un chiffre même approximatif. En effet, tel sera pauvre à Paris qui ne le serait pas dans un village perdu de la Bretagne, qui serait presque riche dans un coin reculé d’Afrique on d’Asie. Puis, nulle statistique n’est possible dans les pays non civilisés. Enfin, soit en Europe, soit en Amérique, l’on doit se contenter des chiffres donnés par les organisations charitables, officielles ou privées, chiffres que leur origine rend suspects et qui concernent seulement les pauvres secourus. Aussi n’a-t-on jamais fait d’enquête sérieuse et générale sur le paupérisme considéré dans l’ensemble de notre planète. Il existe seulement des enquêtes restreintes et d’une impartialité souvent douteuse, relatives à tel peuple ou à telle contrée. En Chine, dans l’Inde, le paupérisme fait, chaque année, des milliers de victimes ; en Angleterre, ses ravages furent grands pendant tout le XIXème siècle, ils s’accentuèrent encore après la guerre de 1914–1918. Le ministre Chamberlain déclarait en 1885 :
« L’Angleterre est le pays le plus riche du monde... Malheureusement à tout ce luxe il y a une contrepartie. Il y a parmi nous, perpétuellement, en dépit de cette richesse croissante, près d’un million de personnes qui cherchent dans la charité parcimonieuse de l’Etat un refuge contre la faim, et il y en a des millions d’autres qui sont sans espoir de pouvoir résister à quelque calamité imprévue, comme la maladie ou la vieillesse, par exemple. »
Ces aveux d’un officiel ne dévoilaient pas toute la profondeur du mal, cela va sans dire. En France, nos Démocrates prétendent que la République s’est montrée maternelle pour les déshérités. Le sénateur Delpech affirmait :
« La loi du 14 juillet 1905, sous le beau titre inscrit pour la première fois dans une loi française « service public de solidarité sociale », assure l’assistance à tout Français privé de ressources, incapable de subvenir par son travail aux nécessités de l’existence et : soit âgé de plus de 70 ans, soit atteint d’une infirmité ou d’une maladie incurable. De facultative pour les municipalités et les conseils généraux, l’assistance devient légalement obligatoire et la dépense peut être imposée aux collectivités du domicile de secours... Non seulement les vieillards infirmes et incurables dénués de ressources et qui ont un domicile de secours bénéficient de la loi, mais aussi ceux qui n’ont point de domicile de secours. Et l’assistance ne se traduit pas seulement par l’allocation de pensions de secours à domicile, mais encore par l’hospitalisation à l’égard des bénéficiaires dépourvus de tout domicile de secours. »
En pratique, les résultats ne furent pas aussi brillants que Delpech l’avait supposé ; après la dépréciation du franc surtout, il ne resta aux vieillards qu’à mourir de faim, s’ils n’avaient d’autres ressources que le secours octroyé par les autorités. Il est vrai qu’aujourd’hui nos politiciens font mousser la loi sur les retraites ouvrières.
Pour des raisons indépendantes du bon vouloir des capitalistes, le paupérisme n’a pas sévi chez nous avec autant de rigueur qu’en Angleterre ; néanmoins les journaux fréquemment nous apprennent que des malheureux meurent de faim ou de froid.
Sur l’origine du paupérisme, aucun doute possible. Il provient d’une double cause : une injuste répartition des richesses et un excessif accroissement de la population. C’est à la première cause que l’on doit imputer la majorité des souffrances endurées actuellement par les déshérités. Mais, dans un avenir prochain, la seconde cause l’emportera en importance probablement. Une choquante inégalité, habituel résultat de la chance ou de l’hérédité, que ni le travail ni le talent ne justifient, réduit le grand nombre à la pauvreté, réservant l’opulence à quelques-uns. Au banquet de la vie les convives sont rares, les serviteurs légion : aux premiers les bons morceaux, aux seconds les reliefs, maigre salaire d’un travail sans repos, ou prix d’une chaîne et d’un collier. D’où la servitude économique du grand nombre, instaurée au profit des privilégiés. Le remède efficace consisterait à répartir les richesses au prorata du travail et des besoins. Si chacun participait d’égale façon à des biens suffisants pour tous, le paupérisme disparaîtrait. Mais point d’intermédiaires parasites, point de désœuvrés qui prélèvent une large part sur le travail d’autrui ; à l’ouvrier, au paysan l’intégral résultat de son labeur. Dans le domaine économique, le dernier mot doit appartenir à un harmonieux équilibre, conciliateur des possibilités de la production avec le droit identique qu’a chacun de satisfaire ses désirs légitimes. Même réparties avec équité, les ressources du globe deviendraient insuffisantes si la population s’accroissait indéfiniment. La terre avait 680 millions d’habitants en 1810 ; elle en a plus de deux milliards aujourd’hui ; l’augmentation est donc rapide, malgré les fléaux qui font périr les hommes par centaines de mille et même par millions. C’est sur eux que de bonnes âmes comptent pour débarrasser notre planète de son excédent de population. Tel raz de marée, remarque-t-on, tel tremblement de terre ont tué, en une nuit, cent ou deux cent mille personnes ; en 1887, le Fleuve Jaune déplaça son lit brusquement, ce qui coûta la vie a 2 millions de Chinois ; dans l’Inde, où sévissent de fréquentes famines, on a compté 19 millions de morts par la faim, de 1896 à 1900. Les bellicistes estiment, en outre, que des guerres assez fréquentes et assez meurtrières permettront toujours d’empêcher la surpopulation. C’est pour les envoyer au carnage que les mères élèveraient avec tant de soins leurs garçons ! Nous espérons, pour notre part, que les guerres disparaîtront de la surface du globe. Tous les carnages passés n’ont d’ailleurs pu arrêter l’accroissement de la population ; malgré de fréquentes guerres civiles et internationales, cette dernière a plus que doublé au cours du XIXème siècle ; et les horribles hécatombes de 1914 et des années suivantes n’ont retardé sa progression que pour très peu de temps. Sans doute de vastes espaces sont encore incultes et les progrès de la technique agricole permettront de tirer un meilleur parti du vieux sol européen. Le nombre des habitants que peut nourrir notre planète est pourtant limité ; des savants officiels estimaient, avant guerre, qu’il ne devait pas excéder trois ou quatre milliards. Qu’on le veuille ou non, le problème de la surpopulation s’imposera à l’attention de tous dans un avenir prochain. Pour nous, la question se pose d’une façon différente. Nous estimons la qualité préférable à la quantité. A notre avis, l’on doit apporter autant de soin à la procréation dans notre espèce que l’éleveur en apporte pour obtenir des poulains de bonne race, que l’horticulteur en dépense pour avoir des légumes succulents. L’eugénisme permettra de voir naître des générations moins cruelles, moins sottes et douées de qualités morales trop rares chez nos contemporains. Quant au paupérisme, il disparaîtra dès qu’à l’aveugle fécondité de l’instinct l’on substituera une prévoyance réfléchie tenant compte des ressources économiques existantes. Nous parlons d’un monde enfin libéré de la tyrannie des capitalistes et des états-majors ; car aujourd’hui il importe surtout de se débarrasser des parasites qui vivent grassement aux dépens des travailleurs. Mais n’hésitons pas à le dire, ceux qui propagent l’eugénisme sont des bienfaiteurs du genre humain.
— L. BARBEDETTE.
PAUVRETÉ
n. f.
On définit ordinairement la pauvreté : l’état de celui qui est dépourvu ou mal pourvu du nécessaire. Mais ce sens est loin d’être admis par tous unanimement. Dans un Cours de Morale qui eut son heure de célébrité, Jules Payot demande que l’on distingue soigneusement la misère de la pauvreté. D’après lui, la misère est une maladie de la volonté ; elle constitue un retour à l’état de saleté, de paresse, d’imprévoyance de l’homme primitif.
« Découragé, le gueux refuse de continuer pour sa part la lutte humaine et il renonce aux grandes conquêtes de la coopération solidaire. Il vit dans la négligence des soins du corps ; il devient pour tous un danger, parce que livré aux seuls plaisirs grossiers. »
Payot, haut fonctionnaire bien nourri, bien nippé, n’était pas tendre, on le voit, pour le malchanceux tombé au dernier degré du dénuement. Il en fait même un parasite sans scrupules, vivant aux dépens de la société, dans les asiles de nuit et les hôpitaux. Par contre, ce moraliste, grassement rétribué par l’Etat, ne tarissait pas d’éloges à l’égard de la pauvreté :
« Cette condition, qui impose l’effort persévérant, la prévoyance, la résistance aux passions, laisse intacte la santé ; elle aiguise l’intelligence ; elle trempe la volonté. Elle unit la famille dans une solidarité consentie. Avec l’instruction primaire gratuite et obligatoire, la parole de Raynal cesse d’être exacte :
« La pauvreté engendre la pauvreté, ne fut-ce que par l’impossibilité où se trouve le pauvre de donner aucune sorte d’éducation ou d’industrie à ses enfants. »
L’ignorance, cette servitude sans espoir, imposée autrefois aux enfants sans ressources a été vaincue. »
Payot se borne à dire, en langage laïc, ce que prêtres et moines expriment en jargon religieux. Le ciel disparaît pour faire place à l’école, c’est tout. Jamais les papes, ces riches entre les riches, dont les robes et les bijoux valent, à eux seuls, des fortunes princières, jamais les fastueux prélats qui vivent dans le luxe et l’oisiveté, n’oublient de faire un dithyrambique éloge de la pauvreté. Aux ouailles ils rappellent que Jésus n’avait pas une pierre pour reposer sa tête, ajoutant que pour gagner le paradis l’on doit faire des largesses à ces messieurs du clergé. Pareille duplicité fut fréquente chez les moralistes officiels de toutes les époques : à Rome, le philosophe Sénèque écrivit, dit-on, l’éloge de la pauvreté sur un pupitre d’or. Nos idées sont bien différentes : nous condamnons la pauvreté. Tout au plus admettons-nous qu’elle soit bonne, en certains cas et de façon transitoire, à titre de moyen pour aboutir à une vie plus haute ou à la réalisation d’une idée. Mais l’on ne saurait comprendre que le travail normal d’un homme ne garantisse pas largement sa subsistance. Si le monde est trop peuplé, qu’on limite les naissances ; si la répartition des biens s’accomplit sans équité, qu’on la change. Faire de la pauvreté des uns le corollaire de la richesse des autres est la pire solution ; l’extrême opulence s’avère contre nature autant que l’extrême misère. L’homme n’a droit qu’à ce dont il peut user ; accaparer d’inutiles moyens d’existence devient un attentat contre le bonheur d’autrui ; vouloir l’or pour lui-même, non pour ses avantages, est une criminelle perversion du désir. L’argent, simple instrument d’échange, n’a d’autre titre à demeurer roi des cités que l’avantage des fainéants rentés. En attendant que la justice prenne sa revanche, quels moyens s’offrent de se libérer ? Restreindre nos besoins, limiter nos charges, insoucieux des préjugés ; ou produire sans arrêt, sans relâche, se transformer en bête de somme. Accepte qui voudra la seconde solution, ce n’est pas celle du sage. Un travail, modéré, raisonnable, sera toujours nécessaire et sain ; dans une société moins chaotique, il deviendrait obligatoire pour tous ; l’âge ou la maladie seuls en dispenseraient. Mais fournir un labeur de forçat pour qu’un parasite repu daigne vous qualifier de bon citoyen, cela jamais. Aider ses frères dans la peine, oui ; entretenir des bœufs gras à l’étable, non. Faisons plutôt une large place au sentiment, à la pensée, au rêve, en éliminant les factices et ruineux plaisirs de l’alcool, du tabac, d’une cuisine raffinée ou d’une mise excentrique. Une table hygiénique et simple, pour la bourse comme pour l’estomac ne vaudrait-elle pas mieux ? Et les vêtements ridicules, fabriqués par nos grands couturiers, sont-ils donc si beaux ? Elégance et confort n’ont rien à voir avec un luxe insolent ; dans les bazars d’antiquailles nos affûtiaux compléteront bientôt des collections grotesques ; un visage sans défaut n’a pas besoin de fard et, lorsqu’on est fatigué, un lit de bois vaut un lit d’or. Certes, il est des jours où l’on souffre de n’être pas riche, en voyant autour de soi tant de misères qu’il faudrait soulager, tant d’œuvres qu’il faudrait soutenir. Une enquête menée dans le Semeur, par Barbé, sur l’utilité que l’argent peut avoir pour un militant d’avantgarde, a très bien mis en lumière certains aspects du problème. Mais comme la richesse durcit le cœur et le corrompt, sauf chez quelques hommes d’élite comme elle résulte habituellement d’une spoliation légale faite au préjudice d’autrui, elle ne fait point l’objet de nos convoitises.
— L. BARBEDETTE.
PÉDAGOGIE
n. f.
La pédagogie est, nous affirment la plupart des dictionnaires, l’art d’instruire et d’élever les enfants. D’après certains auteurs elle serait la science de l’éducation.
Pour bien comprendre cette opposition, déterminer laquelle de ces définitions est la vraie ou si elles le sont l’une et l’autre dans une certaine mesure, il faut faire appel à l’histoire. Et l’histoire nous répondra que les arts ont toujours précédé les sciences mais aussi que le progrès des sciences a été constant, que de plus en plus les arts font appel aux sciences pour déterminer les buts qu’il faut atteindre et les moyens d’y parvenir. La pédagogie a donc été tout d’abord un art. Art bien empirique et bien imparfait, que nous retrouvons non seulement chez les sauvages, mais encore chez les animaux. Le faucon exerce ses petits à la chasse. Le canard apprend peu à peu à nager aux canetons. La mère ourse donne des leçons à son ourson, le punissant et le récompensant suivant qu’il fait preuve de bonne ou de mauvaise volonté à l’étude. Les fourmis ont leurs leçons de gymnastique et de construction. Cette éducation animale basée sur l’exemple et l’imitation est une préparation à la vie par un apprentissage gradué.
Nous ne savons pas comment nos ancêtres préhistoriques élevaient leurs enfants, mais nous pouvons en avoir quelque idée par la connaissance de la pédagogie des primitifs, c’est-à-dire des sauvages actuels. Chez les plus déshérités d’entre eux, l’éducation est pour ainsi dire inexistante, mais l’allaitement dure très longtemps : trois ans ou plus. Chez des peuples moins arriérés on peut observer trois degrés dans l’éducation. Au premier degré c’est l’éducation domestique, libre de l’enfant que le père ou la mère — suivant les peuplades — ont décidé de conserver, car il est des enfants que l’on tue, soit parce qu’on les juge trop faibles — et ce sont surtout les filles, moins utiles, qui sont supprimées — soit pour toute autre cause.
A cette première période (puériculture) succède celle de l’initiation sexuelle. La mère s’occupe de la fille et lui apprend les soins du ménage. Le père s’occupe du garçon. A l’initiation sexuelle succède l’initiation sociale, réglée soigneusement par la tradition et où la magie tient une large place. Les enfants sont alors soumis à des épreuves (tatouages, dents arrachées, mutilations, initiation à des secrets magiques, etc.) accompagnées des chants et des danses rituelles. On a essayé de civiliser ces primitifs, les expériences n’ont donné que de maigres résultats : les adultes ne sont pas modifiables ; les éducateurs ont été le plus souvent des missionnaires catholiques ou protestants qui ont plus songé à évangéliser qu’à éduquer véritablement. Une véritable éducation de ces peuplades doit être tout d’abord professionnelle et adaptée au milieu. Il faut tenir compte des tendances héréditaires.
« Chateaubriand, dans le Génie du Christianisme, dit que l’amour de la patrie est un sentiment qui a été placé dans le coeur de l’homme par Dieu lui-même ; il cite des sauvages venus des endroits les plus éloignés et transplantés dans des pays civilisés, à Paris par exemple, où ils mouraient d’ennui ; il en conclut que l’amour de la patrie est un sentiment inné et divin. Il n’en est pas ainsi : il faut voir dans cet amour du milieu où le sauvage a été élevé, le fruit d’une longue adaptation de la race qui fait prendre à l’organisme des tendances telles qu’il ne peut. bien vivre que dans ce seul milieu. » (Sluys)
Qui a bien compris ceci admettra sans peine que les patriotismes iront en s’affaiblissant au profit de l’internationalisme. Sluys écrit encore :
« L’enquête sur l’éducation des primitifs montre que pendant un nombre considérable de siècles, l’évolution de l’éducation suit l’évolution sociale elle-même ; le milieu modifie, l’hérédité fixe, les croyances cristallisées sont. transmises par des initiations ; l’enfant imite les parents et s’adapte ainsi au milieu social. »
La Grèce antique a vu s’opposer deux systèmes d’éducation : l’éducation du guerrier à Sparte et du citoyen à Athènes. Sparte fut, pendant des siècles, un haras humain : ne pouvaient se marier les individus mal conformés ou qui avaient été lâches à la guerre ; les nouveaux-nés faibles, chétifs, tarés étaient jetés dans une fondrière. A partir de sept ans, les enfants enlevés à la famille étaient endurcis physiquement et moralement, habitués à la douleur, aux jeux violents, exercés à la course, au saut, à l’a nage. Cette éducation produisit une race de guerriers grossiers, inhumains et perfides, dont le nombre alla d’ailleurs en diminuant et qui finirent par être gouvernés par des femmes. Lorsque l’on parle de l’éducation à Athènes, il ne faut pas oublier que cette éducation, qui avait pour but de former des citoyens, ne s’appliquait qu’aux enfants des citoyens et qu’il y avait, à Athènes plus de dix fois plus d’esclaves et de serfs que d’hommes libres.
Le but de l’éducation, à Athènes, était de former le citoyen cultivé, fort, sain, aimant le bon et le beau. La civilisation brilla alors à Athènes tout pendant que ses habitants ne se laissèrent pas amollir par la richesse, la puissance et le voisinage du luxe oriental, Rome imita alors le système d’éducation de la Grèce sans cependant l’égaler. Parmi les caractères particuliers de l’éducation romaine, il faut en noter quelques-uns qui ont influé profondément et pendant longtempssur l’éducation française. D’abord le droit du père de famille de noyer ou d’étouffer le nouveau-né difforme et d’user de sévères punitions corporelles ; ensuite l’invention de la grammaire, de la rhétorique ; l’étude des humanités, c’est-à-dire celle du grec, à l’aide de versions, de thèmes, etc.
Puis la civilisation romaine sombra sous les invasions barbares.
Pendant le moyen âge, l’éducation fut avant tout chrétienne. L’étude se faisait d’après les textes ; l’observation était négligée ; l’enseignement. portait sur des mots, des définitions, des raisonnements appliqués à des principes que l’on considérait comme indiscutables parce qu’ils appartenaient au dogme ou avaient été formulés par Aristote. Ce fut le règne de la scolastique et l’on vit des thèses de doctorat qui ne peuvent que nous faire sourire aujourd’hui, par exemple :
« Adam et Eve avaient-ils un nombril ? »
« Quand un paysan va au marché, menant un cochon au bout d’une corde, est-ce le paysan qui conduit le cochon ou est-ce la corde ? »
Notre pédagogie a évolué depuis, mais on y retrouve encore la trace des influences grecque et romaine comme aussi du verbalisme du moyen âge.
Il y a cependant entre la pédagogie du primitif et celle du croyant une différence, et la seconde marque un réel progrès. La première est empirique, elle se suffit à elle-même et est conduite au petit bonheur ; la seconde recherche des principes directeurs. Ces principes, elle les emprunte à une philosophie métaphysique et dogmatique. L’enfant, de par la faute d’Adam et d’Eve, est un être imparfait qu’il faut corriger à l’aide de punitions ou de récompenses ; ce petit d’homme est aussi un petit homme et on le traite comme tel ; on ne conçoit pas qu’il puisse exister chez l’enfant des tendances ayant seulement une valeur fonctionnelle, c’est-à-dire uniquement propres à assurer son développement.
Mais la philosophie a évolué, elle s’est efforcée et s’efforce encore de devenir une science positive ; elle s’appuie sur la psychologie qui, de dogmatique qu’elle était en ses débuts, tend à devenir scientifique et expérimentale, en prenant appui à son tour sur ra biologie et la sociologie.
La science de l’éducation se constitue peu à peu, mais elle n’est encore qu’ébauchée. S’occupant d’un être vivant qui évolue dans un milieu social, la pédagogie scientifique ne peut exister que si la biologie et la sociologie forment des sciences positives. Actuellement, la pédagogie est encore un art qui s’efforce de devenir une science. Mais faut-il encore parler de pédagogie, alors que ce mot a un contenu tout autre que celui qu’il avait il y a moins d’un siècle ? A. Nyns dit :
« Nous n’avons pas conservé le vieux mot. de pédagogie parce que cette science est restée trop en dessous de nos conceptions modernes, parce qu’elle a des attaches trop fortes avec la métaphysique et la philosophie spiritualiste, alors qu’elle devrait être une branche des sciences naturelles.
Nous avons lancé le mot de Pédotechnie parce qu’à une conception nouvelle de l’éducation, il faut un mot nouveau. »
D’autres mots également (Pédiatrie, etc.) ont été créés ; l’ancienne pédagogie s’est modifiée, divisée ; les auteurs de ces divisions ne sont pas, d’ailleurs, toujours d’accord ; en particulier ils ne s’entendent pas sur ce qu’est ou doit être la « pédagogie expérimentale ». Ce sont là des questions qui intéressent surtout les spécialistes.
Mais il n’est pas besoin d’être spécialiste pour s’intéresser à la pédagogie et des connaissances pédagogiques plus étendues seraient utiles à tous les éducateurs. C’est un tort, pour les parents, de croire que l’amour de leurs enfants est suffisant pour leur faire trouver intuitivement ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire ; ceci qui est évident pour tout ce qui a trait à la vie physique — combien d’enfants sont victimes des maladresses alimentaires ou hygiéniques de leurs parents ! — ne l’est pas moins en ce qui concerne la vie intellectuelle et morale. C’est un tort pour les éducateurs de profession de se fier à leur pratique, la pratique devient vite routine et d’ailleurs, pour être acquise, elle nécessite des tâtonnements que l’on eût abrégés et des erreurs que l’on eût évitées par l’étude de la pédagogie. Nous n’insistons pas sur ce sujet, il suffira à nos lecteurs de se reporter à quelques-unes des études pédagogiques que nous avons données en cet ouvrage, par exemple aux mots « éducation » et « morale », pour se rendre compte de l’utilité des études pédagogiques.
Non seulement les méthodes de la pédagogie, ces fondations, ont évolué, mais encore les buts qu’elle se propose d’atteindre ont subi quelques changements. Il semble que l’on a plus que jadis le souci de respecter la personnalité de chacun ; l’éducation tend à ne plus être un dressage, mais à favoriser l’épanouissement des tendances utiles de chaque individu ; l’instruction fait place aux exercices individuels, l’école tend à être sur mesure, c’est-à-dire à la mesure de chacun. En revanche, il est certain que la concurrence, l’émulation qui tenaient une si large place dans l’ancienne pédagogie cèdent peu à peu du terrain devant l’entraide et la coopération. En résumé, la pédagogie tend actuellement vers l’individualisme et l’entraide, c’est-à-dire vers l’anarchie, au sens que les meilleurs penseurs (Kropotkine, par exemple) ont donné à ce mot.
— J. DELAUNAY.
PÉDANT, PÉDANTISME
La société est pleine de pédants qui déguisent leur impuissance sous de grands airs austères : représentants de l’autorité, administrateurs et fonctionnaires quelconques, délégués de sociétés reconnues ou non d’utilité publique, tous se composent un visage sévère, en rapport avec leurs missions plus ou moins secrètes et leurs fonctions plus ou moins grotesques. Ils pensent nous en imposer avec leur attitude compassée. Ils nous font suer avec leurs manières. Tout chez eux est étudié. Rien ne vient troubler leur sérénité. Leur visage est un masque sous lequel s’abrite la dissimulation. L’autorité est basée sur ces gestes mécaniques et ces physionomies rébarbatives. Il faut bien, pour justifier l’utilité du métier qu’ils exercent, qu’ils embêtent les gens. Ils sont tyranniques et orgueilleux, croient tout savoir et se croient tout permis, ne souffrent pas qu’on leur parle d’égal à égal, mais toujours d’inférieur à supérieur. Le mal que font ces imbéciles est irréparable. Ils ne conviennent jamais de leurs erreurs. Ces gens qui se croient quelque chose parce qu’ils portent sous le bras une serviette bourrée de papiers font pitié. Je les méprise. Ils sont mûrs pour le professorat, qui exige des diplômes et une mine renfrognée. Décidément il y a des gens qui sont faits pour tenir certains emplois et remplir certaines fonctions : ils sont bien à leur place.
L’écueil de tout enseignement, c’est le pédantisme. A bas les pédants ! Les pédants sont une race insupportable. Quand on les rencontre, on a envie de fuir à 500 kilomètres. Ils ont une odeur spéciale. Leur ton autoritaire essaie d’en imposer. Derrière tout ce fatras d’érudition et de grands gestes, il n’y a rien. Avec eux, la vie est une chose morte. Ils en ont fait un mécanisme sans imprévu. Défense de les questionner. On doit accepter les yeux fermés la vérité qui tombe de leurs lèvres. « J’ai dit », supprime d’un seul coup toutes les objections. Pas de discussion possible avec ces tyrans. Ce sont les fascistes de l’enseignement. Avec ces pédants, on s’éloigne de la vérité. On s’éloigne de la vie. On ne pense pas, on ergote. On n’avance pas, on piétine. La science n’est plus qu’un monde décoloré et figé, qu’un fouillis inextricable de formules, où ne pénètre ni air, ni lumière ; qu’une construction aussi déplaisante qu’une prison ou une caserne. Leur science n’est qu’une pseudo-science, sans portée et sans intérêt.
Avec les pédants, tout est rétréci, amoindri, châtré. L’obscurité leur tient lieu de profondeur. Ils ne voient que les détails, au détriment de l’ensemble. La synthèse leur échappe. Ils ne saisissent aucune unité. Ils pataugent au milieu de notes, de fiches, de documents dont ils ne savent pas tirer parti. Nulle lueur dans cet enseignement. Tout avec eux devient néant. Je ne puis souffrir les gens qui ont des serviettes sous le bras (larbins ou barbacoles). J’ai horreur du type professeur. Le professeur cela me fait l’effet d’un fossile. C’est un squelette ; rien de plus. Le professeur, c’est le contraire de l’artiste. II hait par dessus tout l’originalité et la sincérité. Le professeur n’innove pas, n’invente pas. Il se borne à recueillir le fruit du travail des autres, mal digéré et qu’il déforme. Il n’a pas d’envergure, pas d’imagination. Pas de gestes larges. Tout est petit, rapetissé, mesquin. Placez-le devant une création originale, le professeur ne comprend plus : il n’a vu cela nulle part. L’élève qui a fait un bon devoir est puni : j’appelle bon devoir celui qui est personnel. Est bon devoir, pour le professeur, celui qui ne renferme aucune idée, mauvais celui qui atteste une personnalité et sort de l’ordinaire. Aucune idée subversive n’est tolérée par le professeur. Et il n’est pas difficile d’avoir une idée subversive : la moindre idée où il entre une lueur d’intelligence est subversive pour le professeur. Le professeur répète chaque jour ce qu’il a dit la veille, sur le même ton compassé et vieillot. Il épluche, il corrige. Tant de fautes contre la grammaire, contre le style, contre la tradition ! Or, le professeur ignore la grammaire, écrit mal et fausse la tradition. De quel droit apprend-il aux autres l’orthographe. Le professeur est le type du pédant. (Voir le mot Professeur).
— Gérard de Lacaze-Duthiers.
PEINTURE
n. f. (du latin pictura, même sens)
INTRODUCTION.
On peut, d’une façon générale, désigner par le mot peinture tout emploi d’une matière colorante sur une surface ou sur un modelé, dans un but de figuration symbolique ou de simple ornementation. D’une façon plus étroite, ce terme est réservé à la représentation, par la couleur, des objets, des images de la vie, et, par cette représentation ou son simulacre, à l’expression des sentiments, des passions, des comportements individuels ou collectifs de l’homme, et d’abord de celui qui s’exprime, l’artiste. Les procédés mécaniques ne peuvent donc pas entrer dans cette définition. A la suite de préoccupations et de recherches nécessitées par des perfectionnements ou des reculs de la technique, la représentation expressive et symbolique des images a pu, dans certaines circonstances, faire place, plus ou moins complètement au simple jeu des rapports de couleur et à leur prestige .sur les sens ; le but a cédé devant le moyen.
Les phases de l’évolution de la peinture oscillent, très généralement, entre deux ordres de préoccupations ou de tendances : l’expression et la décoration, plus ou moins distinctes ou mêlées selon les tendances générales d’une race, d’une époque, ou les tendances particulières des artistes ; les unes et les autres étant en partie déterminées par les conditions générales de la vie économique et sociale et de la vie spirituelle et morale, mais tout autant par la nature, la possibilité d’adaptation et la connaissance d’usage des matériaux qui servent à l’élaboration de l’œuvre d’art, c’est-à-dire par les conditions de la technique. Et les grandes époques d’art, les grandes réalisations de l’art sont celles où les deux tendances se fondent sans qu’il soit possible de les distinguer, car, à vrai dire, le souci de l’expression n’est sensible qu’au prix d’une certaine défaillance de la technique et les recherches de la technique ne deviennent apparentes qu’au prix d’une certaine défaillance de l’inspiration.
Autour de ces préoccupations maîtresses se développent, plus ou moins, les préoccupations de ligne, de couleur, de modelé ou volume, de lumière et d’espace. Ce sont les variations de rapports de ces diverses préoccupations qui permettent de différencier les styles et les écoles. Un style n’est pas autre chose que l’utilisation d’une matière aux besoins, aux tendances, aux idées et au goût d’une région, d’une époque, d’une société, ou d’un artiste, compte tenu des lois particulières à la matière employée. Aux artistes de découvrir ces lois, de pousser la découverte au delà des sentiers battus. Il n’est pas un grand artiste qui n’ait, en quelque manière, par enrichissement ou par simplification, modifié la technique de son art et entraîné, dans un certain sens, l’évolution de cet art après lui. Nous pouvons même dire que l’influence d’un artiste se mesure bien plus par les modifications qu’il a apportées à la conception technique de son métier que par les conceptions idéologiques dont semblent témoigner ses interprétations de la vie. Mais pour qui sait aller plus loin que l’apparence, c’est dans ses interprétations techniques que peut se lire le mieux sa conception de la vie.
Cette position relative des éléments constitutifs de l’œuvre d’art et la prédominance accordée à la réalisation technique sur le « sujet » montre que l’on distingue à tort le fond et la forme, l’invention et l’expression. Ils se confondent, et il n’y a pas d’art qui se contente d’inventions. Comme l’ont dit les plus anciens sages, aucune chose n’existe tant qu’elle n’a pas été nommée. La réalisation artistique c’est ce qui donne un nom à l’invention, ce qui l’appelle à l’existence.
Cette position de vue permet de comprendre que, pendant tant de siècles, un art comme la peinture ait pu vivre autour d’un nombre très restreint et indéfiniment répété de motifs. Elle explique que nous puissions considérer cent interprétations, à peu près identiques dans le fond, d’une même apparence, mais qu’une entente particulière de la densité, de la résistance, de la statique ou des vibrations de la forme et de la couleur, un sens particulier de la lumière et de l’espace suffisent à différencier. La juxtaposition de deux taches, la justesse ou la nouveauté d’un rapport, nous sont des témoignages plus probants de l’authenticité d’un peintre que des recherches ou des intentions qui n’ont à figurer que pour mémoire dans l’histoire de la peinture.
Mais la qualité de la matière ne suffit pas davantage et seule à conditionner l’œuvre d’art. Les réalisations techniques n’impliquent pas nécessairement la richesse de la matière ou le développement des procédés industriels. Certaines époques, certaines sociétés, très riches, très développées industriellement, n’ont produit que peu d’œuvres d’art ou des œuvres inférieures. Par contre, aux mêmes époques d’autres peuples, ou les mêmes peuples à d’autres époques ont, dans des conditions économiques défavorables, avec des instruments défectueux, réalisé des œuvres d’art parfaites. La perfection de la peinture n’est donc relative ni au sujet seul, ni à la seule matière ; elle est l’adaptation relative des moyens d’expression à la chose exprimée.
De ce point de vue relatif, l’histoire de la peinture doit tenir compte :
-
de la nature et de l’emploi des surfaces ou des objets sur lesquels la peinture a été appliquée ;
-
de la nature et de l’emploi des couleurs et des produits employés pour les combiner ;
-
de la nature et de l’emploi de l’instrument et de l’adaptation de la main. Car la peinture est d’abord ouvrage d’ouvrier, et l’histoire de la peinture ne peut être considérée indépendamment de l’histoire générale du travail humain.
Toutefois on ne peut l’envisager indépendamment des conditions de la vie spirituelle des civilisations, considérée sous le double aspect de révolution ou de la stagnation des institutions et de l’épanouissement ou de l’étouffement des individus. Les événements politiques, à moins qu’ils n’aient été accompagnés de vastes transformations sociales, n’ont que peu d’importance pour l’évolution de la peinture. Des événements d’ordre privé en ont souvent davantage. Dans les périodes de gouvernement personnel, une mort, un déplacement, le changement de goût, d’idées morales ou religieuses de la personnalité dirigeante peuvent avoir, dans une continuité politique parfaite, plus d’importance pour la vie de l’Art qu’une Révolution. Dans les périodes de gouvernement républicain, qui oscillent toujours entre l’oligarchie théocratique ou financière et l’ochlocratie (dite démocratique), à moins qu’elles ne les combinent profitablement, c’est aux conditions économiques qu’appartient l’influence déterminante.
Ceci posé, et toutes réserves faites sur l’interprétation de certaines formes de la peinture qui se présentent à nous en vestiges isolés, nous allons passer en revue les grandes manifestations de la peinture considérée tomme moyen d’expression et d’ornement de la vie des hommes et de leur conception caractéristique d’une « formule » universelle, logique, harmonieuse, c’est-à-dire esthétique, d’arrangement des éléments qui les entourent. Nous ne cherchons pas à donner un exposé historique sans lacunes. Ce qu’il nous importe de dégager, ce n’est pas la série complète des écoles, mais seulement les phases de la continuité artistique susceptibles de contribuer à une connaissance positive de l’homme, comme elles ont contribué au développement de l’espèce par le perfectionnement des individus.
I. LA PRÉHISTOIRE.
A) Europe.
Il est impossible, dans l’état présent des connaissances, de dresser un tableau, même approximatif, des époques voisines de l’origine de l’art et de déterminer quel est celui des arts plastiques dont l’usage est le plus ancien. Les découvertes faites en ce domaine ne constituent encore qu’une très faible collection de documents, que nous devons nous contenter d’enregistrer, sans conclure. Documents relatifs : les uns aux matériaux employés, les autes aux conceptions générales des artistes primitifs, d’autres enfin à leur style. Les premiers en date de ces documents semblent être les restes de matières colorantes trouvées aux Roches (Indre), à la grotte des Fées (Vienne) et aux Cottés (Vienne), dans des dépôts de l’industrie aurignacienne (1re période archéologique), comprenant : sanguine, terres rouges et lie de vin, grès ferrugineux, ocres rouge et jaune, pyrolusite et oxyde de manganèse. On connaît, de la même industrie, des dessins en couleur représentant des animaux : bovidés, chèvres, bouquetins, chevaux, exécutés avec une sûreté de trait et une justesse d’observation déjà remarquable, ainsi que de nombreuses représentations de mains humaines, en blanc, sur fond noir ou rouge.
Les découvertes de cette période sont, jusqu’à ce jour, localisées en Espagne et dans le Sud-ouest de la France.
Après une longue lacune pendant l’époque solutréenne, l’art de peindre renaît avec l’industrie magdalénienne, 3e et dernier des âges archéolithiques. Ce sont les mêmes régions : Espagne et Sud-ouest de la France, qui nous ont livré les documents les plus saisissants. Leurs peintures sont les plus belles de toute la Préhistoire et certaines d’entre elles comptent parmi les plus fortement expressives et les plus grandioses de tous les temps. Ce sont, en majorité, des représentations animales : Mammouths, bisons, lions, loups et renards, rhinocéros, ours, sangliers, chevaux, cerfs, élans, antilopes, bouquetins et chevreuils et le renne, surtout, dont cette période constitue l’ultime habitat dans nos régions, illustrent les parois des cavernes à Altamira, la Vieja, la Morella de la Vella (Espagne) ; à Lorthet (Hautes-Pyrénées), au Mus-d’Azil (Ariège), aux Cabrerets (Lot), aux nombreux abris de la Dordogne : Laugerie, Combarelles, Font de Gaume, les Eyzies, la Madeleine, le Moustier, et à Bruniquel (Lot-et-Garonne). Nous y trouvons aussi des représentations de phoques et de poissons. Les motifs tirés des végétaux ou des thèmes géométriques sont rares, ce qui tend à prouver que l’invention décorative est postérieure à l’expression symbolique. Enfin il faut noter que les représentations humaines, d’ailleurs rares, sont maladroites, hésitantes, presque informes, alors que l’expression des types animaux, de leurs caractères et de leurs mouvements dénote un art depuis longtemps sorti des balbutiements primitifs, arrivé à un point élevé de son évolution. Le réalisme puissant et synthétique des artistes magdaléniens, qui élimine les détails inutiles, leur compréhension des détails maintenus dans l’harmonie de l »ensemble et la forte structure de leurs figurations ne peuvent être le fait d’une humanité cérébralement arriérée. Les artistes magdaléniens nous apparaissent, au contraire, comme les détenteurs d’une savante maîtrise. Certains préhistoriens, comme Jacques de Morgan, les estiment mieux doués que les peuples : égyptiens, chaldéens, peut-être même que les Hellènes dont nous avons reçu les principes de l’art, dans la période historique. Quoi qu’il en soit, l’unité de style que nous constatons alors entre les œuvres des diverses stations, nous permet de conclure à une certaine communauté de civilisation entre des groupes géographiquement assez éloignés, et par conséquent à des échanges et à une pénétration réciproque, plus explicable par des relations pacifiques que par les guerres de clans auxquelles naguère on les attribuait. Quand nous considérons, au contraire, l’alternance entre des périodes d’activité artistique et des périodes de décadence, nous pouvons conclure que les premières ont été des périodes de paix relative entre des populations civilisées, tandis que les secondes ont été les témoins de guerres et d’invasions barbares. Et nous pourrions expliquer ainsi l’importante lacune qui s’ouvre, à la fin du quaternaire, avec la disparition des centres magdaléniens, pour ne se refermer qu’après de nombreux millénaires, avec l’apparition dans nos régions de l’industrie énéolithique, apparition de beaucoup postérieure aux premières manifestations esthétiques proto-historiques, de l’Egypte, de l’Elam et de Sumer. C’est en Orient, désormais, et pour un très long temps que nous devrons chercher des témoignages de l’activité artistique.
Mais nous devons, auparavant, nous demander comment et pour quelles raisons profondes l’homme, différencié peut-être par cela même des autres animaux, a trouvé les lois de figuration, d’expression, d’harmonie qui constituent, à proprement parler, l’art. Sans nous attarder à exposer toutes les théories émises à ce sujet, nous écarterons celles qui tendent à présenter l’invention de l’art comme ayant eu pour but l’ornement des cavernes et l’agrément des populations qui y employaient les loisirs de leurs longs hivers polaires. Il faut remarquer en effet que la plupart des peintures, et les plus importantes, se trouvent dans les parties les plus reculées des cavernes, et qu’elles ne sont visibles et n’ont, par conséquent, pu être exécutées qu’à la lumière artificielle. Et ce que nous connaissons du luminaire primitif ne laisse pas supposer qu’elles aient pu être éclairées dans leur ensemble, pour le plaisir des chasseurs. D’autre part, divers signes, comme les mains humaines, les points, les traits qui couvrent les représentations animales, et la simultanéité de figurations symboliques, vraisemblablement astrales, nous amènent à une conception de l’invention des arts qui n’est pas celle de l’agrément et de la récréation. Les observations qui ont été faites sur les peuples actuels restés aux stades primitifs et les documents écrits des premières civilisations primitives, nous permettent de formuler cette proposition : l’art est d’essence religieuse et son premier usage est une magie. Magie sympathique d’une part, qui, par la représentation d’un être, a pour but soit de s’en ménager les faveurs, soit de s’en assurer la possession ; totémisme d’autre part, c’est-à-dire, adoption par un clan d’une force, naturelle ou animale, qui serait son ancêtre et, à la fois, sa patronne, et dont les images se retrouvent sur les armes, dans les tatouages et dans les lieux consacrés. C’est ainsi que s’explique le fait de la figuration exclusive, dans certaines grottes, de certaines espèces animales, indépendamment des conditions réelles d’habitat des espèces. De ce totémisme primitif en vertu duquel l’homme s’assimile à la divinité animale de laquelle il se croit issu, dérivent toutes les assimilations animales des masques, des vêtements de sorciers et des parures ecclésiastiques. Les dieux animaux des Egyptiens, les monstres à tête humaine sur un corps animal ou à chef animal sur un corps humain, kheroubims, minotaures, centaures, etc., et les mythes de la métempsychose n’ont pas d’autre origine. Il a fallu la raison grecque pour que le culte des dieux anthropomorphes remplace celui des dieux zoomorphes et des forces naturelles. Ainsi l’art, avec la religion, est parvenu à l’humanisme auquel il est encore, généralement, fidèle.
Si nous nous sommes attardés un peu longuement à cette lointaine apparition de l’art dans l’humanité primitive, c’est que les problèmes qu’elle pose et les observations qu’elle suscite ont une portée telle qu’elle ne s’est pas encore épuisée. L’art vit toujours, comme l’humanité elle-même, sur les thèmes les plus anciens ; et les artistes les plus grands sont ceux qui, dans la représentation la plus humble, ont mis non seulement leur être, avec tout ce qu’il sait et tout ce qu’il peut, mais le trésor entier des expériences humaines, des plus obscures, des plus inconscientes, jusqu’à celles qui, peu à peu, et sans qu’il ait à renier aucun balbutiement des ancêtres, s’élèvent au-dessus des croyances et, par la raison qu’il en prend, le libèrent.
B) Orient Primitif.
Nous avons dit quelle lacune s’ouvre soudain dans nos pays, à la fin des temps quaternaires. Ni les âges mésolithiques, ni le néolithique ne nous ont laissé les traces d’une culture artistique. Et pourtant ces périodes témoignent d’un indéniable progrès industriel, la dernière même voit naître tous les perfectionnements de la vie sociale que connaît depuis, l’humanité.
En Orient, au contraire, la décoration par le dessin et la couleur dénote un art raffiné. Mais il semble que celui-ci soit le fait d’une civilisation importée. L’industrie des métaux y apparaît contemporaine des témoignages proprement néolithiques, concurremment avec l’emploi des matières précieuses, des pâtes colorées et des émaux dont la présence atteste, à défaut d’œuvres indépendantes, le sens de la couleur et du dessin qui sont à la base de l’art de peindre. C’est à la céramique que nous devons emprunter nos documents.
Les motifs de décoration proprement néolithiques : lignes brisées et figures géométriques (triangle, carré, cercle, spirale, etc.) sont appliqués au moyen d’une incision, remplie de blanc. Les Susiens primitifs y ajoutent une stylisation ingénieuse des formes animales et végétales, en rouge et en noir ; puis le style évolue vers le naturalisme. En Egypte, la technique est plus proprement picturale ; les motifs, mouchetures, spirales, rayures, fleurs, oiseaux, barque funéraire, sont, le plus souvent, posés à froid, au moyen de couleurs broyées, liées par un corps gras ou adhésif. Les îles méditerranéennes emploient les deux techniques, asiatique et égyptienne, mais introduisent dans la décoration un goût très personnel dans l’interprétation naturaliste. Dès qu’apparaît, en Europe occidentale, vers le début du premier millénaire, un art saisissable, nous le voyons marqué d’influences diverses, à la fois septentrionales (et sans doute dérivées par là de l’orient sibérien) et méditerranéennes.
II. PÉRIODES ARCHAÏQUES.
A) Egypte.
L’impression générale hiératique produite par l’art égyptien proprement dit est toute différente de celle que nous donnent les premières manifestations de cet art, aux temps prépharaoniques. Il semble qu’une nouvelle race soit ici intervenue. Quoi qu’il en soit, nous devons noter que l’art égyptien qui nous est parvenu est un art funéraire. Les Egyptiens, au dire de Diodore, considéraient leurs maisons comme des lieux de passage et leurs tombeaux seuls comme des demeures durables. Cela explique le luxe des apprêts des tombes et que nous y ayons trouvé, éternisés par l’art, ainsi que dans les temples, les aspects de la vie et les documents de l’histoire.
La peinture égyptienne funéraire est faite de tons plats, frais et vrais, sans nuances, sans artifices de lumière et d’ombre, cernés par un dessin rigoureux. Elle est, par là, éminemment décorative. Ses lois générales sont les mêmes que celles du bas-relief ; et nous ne devons pas oublier que les bas-reliefs égyptiens, et la sculpture en ronde-bosse elle-même, étaient enluminés de couleurs. La peinture ne joue donc qu’un rôle secondaire dans l’admirable unité de l’art égyptien. Elle n’en est pas moins importante pour nous, et par ses qualités décoratives et par l’abondance des documents qu’elle nous apporte sur la vie égyptienne.
Abstraction de l’illusion optique et de la perspective, souci de ce qui est et non de ce qui se voit, en même temps recherche de l’exactitude, précision scientifique du détail, choix de ce qui est essentiel, tels sont les caractères qui ont fait de l’art égyptien un modèle de vie, de vérité et de style. Au point de perfection où nous voyons, dès le troisième millénaire, le rendu de la forme et la souplesse de la main, nous ne pouvons admettre que des artistes pour qui nul obstacle de matière, nulle difficulté d’expression n’existait, aient ignoré la perspective, ou le raccourci, ou le jeu des couleurs (alors qu’ils ont créé de si chatoyants bijoux) mais plutôt qu’ils les ont jugés inutiles et par là même les ont éliminés. Les artifices qu’ils ont admis et qui composent le corpus de leurs conventions esthétiques, se défendent pour des raisons de vérité permanente, de grandeur dans le style et de nécessité symbolique, L’art égyptien est le triomphe d’une volonté raisonnée, pure de sentimentalisme, sereinement impassible, mais, en même temps — et en particulier dans la peinture -enjouée par la spiritualité. Les conventions hiératiques et la conception architecturale qui président à la peinture égyptienne n’en ont pas exclu la variété et la vie. Nous n’en voulons pour témoins que les portraits, non seulement individuels, mais collectifs, portraits de races qui accompagnent maintes scènes commémoratives ou familières, les représentations animales et l’ornementation décorative.
L’art égyptien, qui a réalisé ses données essentielles dans la période comprise entre la quatrième et la douzième dynastie (2900 à 1800) n’a, par la suite, que peu évolué. Il convient cependant de signaler une véritable mais courte révolution, sous le règne d’Aménophis IV (1372–1354 av. J.-C.) et de son gendre et successeur Toutankhamon. Parallèlement à une tentative religieuse pour remplacer tous les dieux égyptiens par le culte immatériel du dieu solaire « Aten », une rénovation artistique introduisit, avec l’école d’El Amarna, la spontanéité, la fraîcheur, le charme, en même temps qu’elle atteignit une acuité inconnue dans l’expression psychologique. Mais la réforme religieuse échoua, et, avec le pouvoir des prêtres, l’art égyptien retomba dans les conventions rituelles.
Les sujets traités par la peinture égyptienne constituent le recueil le plus complet de documents sur la vie de cette longue civilisation et de celles qui l’ont entourée : les dieux, leur culte et leurs légendes, les croyances funéraires et la vie des vivants, la maison, les jardins, les champs, la chasse et la pêche, le commerce et le travail des métiers, les jeux et les plaisirs, la vie publique, les guerres et les défilés de peuples. Par leur large participation aux préoccupations de la vie populaire, les artistes égyptiens furent les premiers, et longtemps les seuls, à ajouter aux éléments religieux de l’époque primitive un élément social.
B) Asie Occidentale.
En dehors de la céramique décorée dont la production cesse très tôt, nous n’avons aucune œuvre peinte proprement dite des hautes époques de l’Asie Occidentale. Il est probable que la peinture, qui était utilisée, comme en Egypte, sur les stucs de revêtement des palais et des temples, suivit l’évolution des autres arts, que l’on peut résumer ainsi : sur un fond commun asiatique, apparaissant dès le début du 3e millénaire et dont la forme la plus haute se présente, en Sumer, entre le XXVe et le XXIe siècles, chaque région de l’Asie Occidentale a apporté ses variantes particulières ; les périodes de domination sémitique, à partir du XXIXe siècle, sont marquées partout par un appauvrissement de l’invention et une tendance à la stylisation. Cet art, jusqu’à la pénétration hellénique, au IIIe siècle, est exclusivement religieux. Les rares peintures murales assyriennes récemment découvertes ne démentent pas les caractères généraux de stylisation hiératique et de force, révélés par la sculpture et les basreliefs. On peut rattacher à cet art les grandes décorations en brique émaillées de la Perse Achéménide. La peinture, en Asie Occidentale, reste décorative à la fois par sa conception et par son emploi, voisine du linéament sculptural et tributaire de l’architecture.
C) Pays Egéens : Crète, Chypre, Mycènes.
La civilisation égéenne, qui, du début du troisième au début du premier millénaire, couvrit les îles et les littoraux européen et asiatique de ce qu’on appela plus tard l’Ionie, apporte, dans les formules que nous connaissons par l’Egypte et l’Asie, une nouveauté singulière, ou peut-être un singulier renouvellement. Les découvertes de Mycènes, de Tirynthe, de Cnossos, ont mis à jour, non seulement des vases d’une ornementation toute particulière, mais de grandes peintures murales d’un très réel intérêt. Sur le sol où viendra, plus tard, s’installer la race hellénique, nous voyons se manifester un sentiment nouveau, issu du naturalisme, et qui semble ne plus rien devoir à l’inspiration religieuse. Les animaux, les végétaux, les figures humaines qui peuplent de leur mouvement les manifestations de cet art n’obéissent plus à aucune règle de grammaire sacrée ; leur ordonnance ne semble plus déterminée par le souci du totémisme ou de la magie mais par l’agrément et la vérité.
Certes, il n’est pas niable que l’influence égyptienne ou celle de Sumer puissent se remarquer dans les peintures, la céramique ou la gravure, crétoise ou chypriote, de la période minoenne (2.000 à 1.500 av. J.-C), mais c’est une influence transposée. L’art de la mer Egée n’en constitue pas moins un monde à part, magnifique et barbare, familier, expressif, moderne. Cet art ne semble pas avoir inspiré directement les premières manifestations du génie grec. Mais si l’on considère qu’avant les phéniciens, les navigateurs égéens ont colonisé le bassin oriental et central de la Méditerranée, on comprendra que, dès le VIIIe siècle, des formes d’art, apparentées entre elles par une discipline commune, d’un naturalisme épuré, aient pu marquer, de l’Italie du Sud à l’Ionie asiatique, la naissance de l’hellénisme.
III. ANTIQUITÉ CLASSIQUE.
A) La Grèce et l’Hellénisme.
La grande révolution accomplie par le génie grec peut être définie d’un mot : l’humanisme. Ce mot servira, à toutes les époques, à caractériser les tendances à la liberté de la pensée et à l’épanouissement des individus selon l’ordre de l’harmonie et le culte de la beauté. De fait, le Grec, inventeur des mathématiques, codificateur des connaissances antérieures à lui dans l’appareil classificateur qui constitue, à proprement parler, la Science, a trouvé aussi la raison de l’Art et lui a donné pour de longs siècles et sur toute la Terre, un certain visage que nous reconnaissons encore aujourd’hui.
La grande peinture grecque, qui fut très florissante et dont les auteurs de l’antiquité nous ont laissé des descriptions et des éloges enthousiastes, ne nous est point parvenue. Polygnote, Zeuxis, Parrhasios, Apelle, ne sont pour nous que des noms. Nous ne pouvons juger de la conception générale, de la composition, du dessin, du sentiment de la couleur et de la technique des peintres grecs que d’après les copies ou les répliques alexandrines, phéniciennes, pompéiennes et romaines. Il est possible, d’après celles-ci, de retrouver les lois générales de cet art. Les peintures qui décoraient les murailles étaient exécutées soit à la fresque, soit à l’encaustique, c’est-à-dire au moyen de couleurs liées à la cire chaude. Dans la période archaïque, celle qui précéda l’hégémonie d’Athènes, la peinture grecque garda les caractères techniques de la peinture égyptienne. Si le dessein fut plus libre, la couleur demeura plate et sans effets, donc purement décorative. Ce ne fut qu’à partir du IVe siècle que les jeux de lumière et d’ombre, le sens du modelé, du mouvement et de l’espace, introduisirent dans la peinture la vie et l’expression. La sobriété, cependant, resta la règle de cet art. La gamme des couleurs était très limitée. Polygnote, au milieu du IVe siècle, n’en employait que quatre : le blanc, le noir, le rouge et le jaune.
Devant l’absence des monuments authentiques de la grande peinture, nous devons faire une place à part aux représentations des vases peints, qui, dès le début du VIe siècle, abandonnant le style géométrique, nous apportent sur la vie hellénique la plus abondante documentation. Les vases à figures noires du VIe siècle, ceux à figures rouges sur fond noir et à figures polychromes sur fond blanc des Ve et IVe, égalent en finesse, en sensibilité, en noblesse et en charme les merveilles de la sculpture familière de Tanagra et de Myrina. Toute l’histoire légendaire, les mythes, les croyances, les occupations et les plaisirs de la vie revivent dans leurs figurations. Par elles nous sommes amplement renseignés sur les jeux de ce peuple sportif ; et c’est peut-être le culte des mouvements du corps libre, en plein air, qui libéra définitivement l’art grec de la contrainte des lois d’équilibre et de symétrie qu’il subit, à ses débuts, tout comme l’art des Egyptiens et des Asiatiques.
La diffusion de la culture hellénique, à la suite d’Alexandre, réforma l’art de tous les pays où pénétra avec elle l’esprit de mesure et le culte de l’intelligence. L’Egypte, la Syrie, l’Asie Mineure, la Mésopotamie et la Perse et les steppes de la Caspienne, aussi bien que les remparts montagneux de l’Afghanistan et Rome, reçurent, cultivèrent et transformèrent, selon leur génie propre, la semence hellénique. Il est vérifié aujourd’hui que l’art de l’Inde est né de cette influence. Les peintures bouddhiques que nous trouvons dans la péninsule même, puis sur tout le pourtour du Gobi et dont la diffusion, en ces régions, entre la période sélenecide et les premiers siècles de notre Moyen-Âge (IIIe-VIIe), coïncident avec celle du bouddhisme, sont vraisemblablement à l’origine de la peinture chinoise.
Mais l’art grec rayonna plus fortement encore dans le bassin de la Méditerranée, porté par les flottes d’Athènes jusqu’au sein des anciennes colonies phéniciennes ; et Rome, en imposant sa force militaire et son organisation administrative à la Grèce elle-même et aux pays hellénisés, apprit de ceux-ci et porta au monde occidental une formule d’art qui est une glorification pompeuse de l’hellénisme.
Ce que nous connaissons d’œuvres peintes, en Egypte (portraits), en Phénicie (fresques tombales), en Italie du Sud par exemple nous montre l’art hellénique, adapté aux traditions régionales, évoluait peu à peu vers des formules dont la fortune historique sera diverse. Dès les derniers siècles de l’ère antique, nous pouvons saisir les éléments de formation des deux grands courants qui détermineront un jour l’art des temps modernes, tel qu’il nous apparaît, un peu artificiellement, surgi de la Renaissance. Le courant italo-romain qui se prolonge dans l’art chrétien des premiers siècles est à l’origine du réalisme qu’intensifieront les barbares et qui marquera si fortement les écoles occidentales. Ce que nous voyons, au contraire, tant en Egypte qu’en Phénicie ou à Palmyre (vassale quelque temps des Perses Sassanides), c’est un retour aux tendances profondes de l’Orient : d’une part stylisation des figures, d’autre part, recherches de luxe décoratif. Sous le formulaire et l’apparat, l’humanisme grec se voile, sans toutefois disparaître ; et nous voyons dans les écoles orientales qu’il a un instant vivifiées et pour longtemps unifiées, poindre la pompe, l’artifice, et la grandeur aussi du style de Byzance. Ce style résistera longtemps, dans les écoles du Moyen Age, au réalisme occidental, conservant les fortes disciplines des traditions techniques, et les imposant, non sans bonheur, aux richesses d’invention des artistes d’Europe.
B) L’art chrétien du Moyen-Âge.
On peut ainsi distinguer trois courants issus du fond commun de civilisation unifié par le génie grec. Nous laisserons de côté les formes asiatiques qui demanderaient une étude spéciale, pour nous attacher particulièrement à celles qui intéressent l’Europe.
Le courant occidental, qui se confond à l’origine avec l’art de la Rome païenne, se continue sans changement jusqu’après Charlemagne. A part certains motifs, tirés des mythes de la religion naissante, les premières peintures chrétiennes ne se distinguent ni par le style ni par les procédés de ce que nous voyons, par exemple, à Pompéi. La seule distinction de cet art réside dans les motifs qu’il évite : la représentation de la divinité jusqu’au Xe siècle, et celle de la nudité dont l’interdiction se prolongera jusqu’au XIIIe. Les motifs de décoration végétale et florale ne sont pas particuliers au christianisme. Le plus connu de tous, celui qui mêle le pampre, l’épi et la colombe se rencontre déjà dans l’iconographie des cultes dionysiaques de la région syro-phénicienne. Il n’est pas jusqu’aux figures symboliques, telles que les anges enfants ou l’âme, qui ne soient la réplique des amours ou des génies funéraires ailés, et de la mélancolique Psyché. La seule figure nouvelle apportée par l’iconographie chrétienne, celle du Bon Pasteur, ne révèle aucun sentiment nouveau.
En Orient, l’art Byzantin semble remonter aux traditions de rigueurs théoriques et de faste des Achéménides et de l’Assyrie. Même uniformité rituelle des figures el des attitudes, même tendance au colossal, même absence de vie physique et d’émotion. Cette tendance, commune à l’Egypte, à la Chersonèse, pénétrant en Russie à la suite des missionnaires, maintenue dans les couvents de solitaires, s’y prolonge bien au-delà de la chute de Constantinople, dans les fresques du mont Athos (attribuées à Panselinos) dans les peintures du Sinaï, et dans les icônes des sanctuaires russes. Mais l’influence de Byzance rayonne aussi sur l’Occident. Elle y recouvre bientôt le courant italoromain et se marie au goût barbare. Non seulement l’Italie, dominée par les Goths, reçoit les leçons d’art des mosaïstes byzantins, et les applique dans ses églises, jusqu’à la Renaissance du XIVe siècle ; mais l’Europe occidentale elle-même subit l’influence de Byzance, en même temps qu’elle voit s’affermir les premières royautés barbares. Et plus tard, quand aux VIIIe et IXe siècles, les empereurs iconoclastes forcent les artistes à s’expatrier, c’est sur l’Occident pacifié qu’ils refluent ; ils y déterminent ce qu’on a appelé la Renaissance carolingienne. Mais jamais le sens décoratif original des Barbares ne fut étouffé, et son esprit, à la fois réaliste et fantaisiste, où se retrouve le génie des ancêtres de l’âge du fer, mêlé, dans l’Europe méridionale, d’influences syriennes, anime, à travers un appareil technique peut-être appris de Byzance, les inventions ornementales si caractéristiques, le sens plastique et les ressources expressives des décorateurs romans.
IV. LES TEMPS MODERNES.
Ce qui caractérise les époques modernes de l’histoire de la peinture, comme toutes les autres manifestations de l’esprit humain, c’est la rapidité d’évolution des formules, les forts écarts dans la transformation des styles, le diversité des écoles locales, en même temps que les rapports d’analogie entre des maîtres éloignés, la profusion des aptitudes et des génies particuliers. A partir du XIVe siècle, principalement, la vie artistique reçoit une diffusion telle qu’en six siècles à peine, elle nous apparaît plus riche d’inventions et de recherches que toute l’antiquité. Et cependant, durant cette période, aucune école ne présente ce caractère d’ensemble réussi, d’expression raciale durable que nous offrent l’époque égyptienne on l’époque grecque, Le mouvement des cathédrales, du XIIe au XVe siècle, est le seul auquel sa durée et sa dispersion territoriale confèrent une certaine universalité. Les autres mouvements sont d’oscillation courte ou d’aire localisée. Ce sont des mouvements particuliers ; et le génie des individus y a plus de part que les formules traditionnelles ou les disciplines rituelles. C’est dans la période dite « La Renaissance » (qui, en Italie, commence vers 1275) que la peinture se différencie nettement des autres arts et s’individualise ; elle échappe peu à peu au bâtiment, à l’architecture ; elle sort de son mur et vient au devant du spectateur. Toute enivrée de ce qu’elle gagne en vitalité et en émotion, elle ne sait pas ce qu’elle perd.
A) XIIIe et XIVe siècles.
À l’aurore du XIIIe siècle, l’achèvement d’un grand nombre d’édifices dans le nouveau style occidental, appelé improprement gothique, amène une modification profonde de la décoration des églises. La nécessité de tamiser, en l’utilisant à des fins mystiques et décoratives, la trop grande lumière projetée par les baies immenses, donne naissance à un art nouveau dont, par la suite, l’influence sur la peinture sera considérable. Dans toute l’Europe occidentale, le vitrail sera, avec l’enluminure, toujours pratiquée et de plus en plus assouplie, la plus riche manifestation de la couleur. Ces deux procédés expriment fortement les types et les formules issus du fonds occidental. Entre 1200 et 1300, les enlumineurs parisiens, les verriers de Noyon, de Beauvais, de Saint-Denis, de Notre-Dame et de la Sainte-Chapelle, de Reims, de Chartres et d’Amiens représentent le plus haut point de l’art de peindre. Ils complètent la réussite des sculpteurs. D’ailleurs, de même qu’à l’époque romane, l’influence de la sculpture, plus tôt et plus profondément évoluée, est visible dans l’œuvre des premiers peintres occidentaux. Les fresques de Montmorillon, de Cahors, de Clermont-Ferrand, perpétuent, dans le dernier quart du XIIIe siècle, la tradition romane. Elles rejoignent le mouvement qu’instaure dans le Sud-Est de la France, dans les premières années du XIVe, le transfert de la cour papale à Avignon (1309). Les papes amènent avec eux des fresquistes siennois qui formeront la première école provençale.
C’est à l’Italie, en effet, qu’appartient, de la fin du XIIIe siècle jusqu’en 1430, la maîtrise incontestée de la peinture. Pour si incertaines que soient les dates, nous sommes en possession d’œuvres florentines et siennoises qui se dégagent alors de l’influence des mosaïstes, et des émailleurs byzantins, qui n’ont pas cessé de former, en Italie, des élèves. La légende d’un de ceux-ci, Cimabue, qui aurait été le « premier peintre » est une jolie page d’anthologie. Il est certain que des artistes italiens s’individualisèrent dès le XIIIe siècle, et c’est à Sienne que nous trouvons la première école. Duccio (1255–1319 ?) semble avoir, le premier, dégagé des formules byzantines et miniaturistes la conception du tableau, avec le sentiment de la composition. Dans cette première école de Sienne, nous citerons encore Simone Martini, qui vint à Avignon en 1310 et y mourut en 1344, après avoir fondé l’école à laquelle on doit les fresques du Palais des Papes (1320–1364) et celles de Villeneuve. Mais dès la génération suivante, l’école de Sienne se dessèche, et retombe pour longtemps dans l’illustration allégorique. Les Lorenzetti, cependant, la maintiennent quelque temps. Les procédés techniques des Siennois tiennent encore de la miniature ; fraîcheur de coloration, suavité, poésie, n’y excluent pas la pauvreté de matières et d’effets dont triompheront les florentins des lustres suivants.
À Florence, l’école semble être née de l’enseignement d’un fresquiste romain, Pietro Cavallini, l’auteur des fresques du Transtevere ; et le maître le plus illustre, à son aurore, fut Giotto di Bondone (1260 ?-1336). Ce fut un puissant ordonnateur d’ensembles. Son art, architectural et sculptural encore, est animé d’un souffle nouveau ; la vie s’introduit dans la peinture par la recherche du modèle expressif. A part il Andrea Orcagna (1308 — 1368) et Taddeo Gaddi (1333 — 1396), les successeurs de Giotto furent en général des imitateurs ; et pour un quart de siècle l’Italie s’appauvrit.
C’est à ce moment qu’apparaissent, en Europe occidentale, les résultats de l’admirable poussée que la peinture y reçut de la sculpture et du vitrail. Il semble bien d’ailleurs que Siennois, ou Romains, et Giotto lui-même soient tributaires des imagiers français du XIIe siècle finissant et du XIIIe et que la voie de diffusion des recherches qui introduisent, dans la peinture, la vie, soit la route des pèlerinages. En France, comme en Italie, les sculpteurs précéderont les peintres. Les Gérard., d’Orléans, les Jean Bandol, de Bruges (v. 1370), Beauneveu et Jacquemart, de Hesdin, les suivent assez tardivement. Le néerlandais Claus Sluter, sculpte, en 1390 et 1395, le portail de Champmol, précédant les peintres flamands de Bourgogne : Jean Malouel (v. 1395), Broederlam, et les miniaturistes : Pol de Limbourg et ses frères.
Le mariage de Philippe de Bourgogne avec Jeanne de Flandres, en 1385, fixe à Dijon la cour de Bourgogne et y attire les artistes flamands, Une étape se crée entre la Flandre et l’Italie. Bourges en devient une autre. Vers ces deux villes, qui font figure de capitales, affluent aussi les apports rhénans. Dans les temps troublés de la Guerre de Cent ans, de vastes échanges artistiques se nouent, sur une ligne qu’on peut tracer, entre Bruges et Florence, autour de Dijon, de Bourges et d’Avignon. Mais la Bourgogne est la charnière centrale de ces échanges.
****** B) XVe siècle.
Dès lors la peinture se développe avec la plus grande rapidité et s’humanise de plus en plus. Les peintures d’autels elles-mêmes ne sont plus seulement l’illustration mystique et décorative des thèmes religieux, mais d’abord des tableaux où la technique, de plus en plus, se libère. Le perfectionnement des siccatifs et l’emploi plus adroit de la peinture à l’huile, procédé connu dès le XIVe siècle, est l’œuvre des flamands et, en particulier des frères Van Eyck.
De 1400 à 1420, environ, l’art franco-flamand domine. L’œuvre de Malouel, celle de ses neveux de Limbourg, mêlent leur influence à celle beaucoup plus forte des Van Eyck Hubert (1370 — 1426) et Jean (1384 — 1437), maîtres de l’école des Flandres, et du Valenciennois Robert Campin (1375 — 1444 ?), maître de l’école de Tournai. Les « Très riches heures du Duc de Berry », point culminant de l’art de la miniature à cette période, auxquelles tous ces artistes peuvent avoir collaboré, sont de 1416. Après 1420, l’assassinat du duc de Bourgogne et le traité de Troyes amènent un nouveau déplacement des centres artistiques. Paris, ruiné ; Dijon, délaissé, ainsi que Bourges, c’est à Gand, à Tournai, à Bruges, à Bruxelles que travaillent d’actifs ateliers. Leurs artistes apportent au sud de la France, à Aix où vient de s’installer le roi René, des leçons qui fructifieront dès la génération suivante.
Les années 1420 à 1440 sont parmi les plus fécondes de l’histoire de la peinture. Le grand rétable de l’Adoration de l’Agneau des Van Eyck, achevé en 1432, est, non seulement pour l’art des Flandres, mais pour toute l’Europe occidentale, la borne éminente des nouvelles directions. Mais les deux frères sont aussi les premiers des grands portraitistes, Désormais aux compositions religieuses s’ajoutent les œuvres qui traitent la figure humaine. Enfin, et d’abord comme fond, le paysage naît. On doit associer au nom de Campin celui du plus grand de ses élèves : Roger Van der Weyden (1400 — 1464). Au réalisme bourgeois des Van Eyck, Roger ajoute une note lyrique, un expressionnisme pathétique. Roger est en outre un des plus grands coloristes de tous les temps. L’influence de ces maîtres, diversement combinée, se retrouve dans l’école d’Aix : Le maître de l’Annonciation (v. 1445). On la retrouve aussi dans l’œuvre du Suisse Conrad Witz (né vers 1400).
L’Italie, pendant ce temps, accomplit, dans un isolement relatif, sa deuxième Renaissance. L’école d’Ombrie, formée peut-être par les Siennois, se rattache encore à ceux-ci, dans l’oeuvre charmante et fleurie de Gentile da Fabriano (1360 — 1428). Transporté à Venise, son enseignement combiné avec celui de Jacopo Bellini influence sans doute le grand peintre, graveur et sculpteur Pisanello (1397 — 1455 ?), élève d’Altichiero, détache les premiers maîtres de l’Ecole vénitienne du byzantinisme des mosaïstes.
Mais c’est à Florence surtout que l’humanisation de la peinture se précise et s’intensifie. Fra Giovanni da Fiesole, l’Angelico (1387 — 1415), contemporain du piétisme franciscain, en exprima la béatitude sentimentale, avec une émotion communicative. Par sa technique, il forme le passage entre Giotto et Masaccio. Celui-ci est un maître, analogue aux Van Eyck et à Giotto par l’orientation nouvelle qu’il a donnée à l’art de peindre. Il fut vraiment le premier italien qui exprima l’homme moderne dans son intense réalité, avec un sens du modelé vivant et du caractère profond qui ne le cède pas à Michel Ange lui-même. En même temps que dans les sculptures de Donatello, tout l’art florentin du XVe siècle puise sa source dans les fresques de ce très jeune homme (1400 — 1428). Si quelque trace de l’imagerie d’Angelico se retrouve encore longtemps dans l’œuvre ingénue et féerique de Benozzo Gozzoli (1420 — 1498), Angelico lui-même et ses contemporains Andréa del Castagno et Paolo Uccello, peintre génial, orientent l’école florentine vers la recherche des formes hautaines et un certain héroïsme plastique. Domenico Veneziano Baldonnelli et Filippo Lippi se partagent l’influence de Masaccio. Cependant les Siennois Sassetta, Neroccio, Matteo di Giovanni, ressuscitent à l’écart les imageries décoratives des maîtres du XIVe.
De 1440 à 1470, la génération née dans le premier quart du siècle arrive à la maturité ; et nous assistons, aussi bien en Italie qu’en Flandre, à une floraison magnifique. Piero della Francescha (1416 — 1462), même après Masaccio, est un précurseur. Un sentiment nouveau d’inquiétude tragique ajoute à l’intensité de son sentiment de l’espace. Mais nulle émotion ne perce cette noblesse. Les maîtres nés aux environs de 1430 à 1440, sont tourmentés visiblement, au contraire, par la passion de l’homme à laquelle ils prêtent une expression héroïque. Antonio Polajuolo (1429 + 1498) renchérit sur le culte de la force et les recherches du modelé expressif de Castagno et d’Ucello, Andrea Mantegna (1431 — 1506), inspiré par le culte de la grandeur antique qu’il ressuscite sans en être écrasé, sera l’initiateur d’un grand essor des écoles du nord de l’Italie et de celle de Venise. Verrocchio (1435 -1488), puissant sculpteur et peintre, est le maître du premier des grands artistes universels, Léonard de Vinci ; Melozzo da Forli (1435 — 1488) et Luca Signorelli (1441 — 1523) reprennent la grande leçon de leur maître Piero et l’intensifient en l’humanisant. Signorelli surtout est un grand créateur de formes libres et de mouvements. Antonello da Messina (1430 — 1479), introducteur vraisemblable à Venise de la technique perfectionnée de l’huile, est un portraitiste profond. Enfin Botticelli, Sandro Filipeppi (1444 — 1510) traduit dans la plus étonnante arabesque, avec le plus émouvant prestige, la même inquiétude humaine, la même tension intérieure et technique que ses contemporains. Mais c’est surtout vers la ligne expressive et le modelé tangible que ces maîtres portent leur effort. Ceux qui échappent à leur rigueur, qui semblent tout baignés de suavité, n’expriment pas plus qu’eux cependant la foi tranquille des Siennois ou des Florentins du XIVe. C’est l’athéisme renaissant qui circule avec la douceur de l’atmosphère dans l’œuvre de Pietro Vanucci, dit le Perugin (1446 — 1523) et de Francesco Francia (1450 — 1518).
De Mantegna et des Bellini l’art des vénitiens prendra, avec la sérénité païenne, la science et le goût des belles matières. Peut-être aussi la grandeur de la cité et l’héritage de Byzance sensible chez les frères Vivarini, de Murano, sont-ils pour quelque chose dans les déterminations si particulières de cet art. Gentile Bellini (1427 — 1507) est l’illustrateur des fastes de Venise ; Giovanni Bellini (1430 — 1516), son frère, est un génial artiste, fort complexe, dont l’activité parcourt toutes les étapes, donne ou subit toutes les influences. Carto Crivelli (1430 — 1494), artiste des plus originaux, peint dans une matière précieuse des formes magnifiques. Il faut rattacher à Mantegna et à l’art tendu des florentins les oeuvres d’un grand artiste austère, Cosimo Tura, de Ferrare (1430 + 1495), maître de toute une école qui comptera des peintres représentatifs comme Ercole de Roberti (1456 — 1495).
Ces artistes, pour la plupart de très haut rang, ont tous marqué, de façon ou d’autre, l’évolution de l’art après eux, et plusieurs des vastes génies du XVIe siècle ne font, en somme, qu’épanouir, développer et achever en l’épuisant, le mouvement reçu de leurs prédécesseurs, après y avoir imprimé leur marque de grands ouvriers.
En Flandre, les grands élèves des Van Eyck et leurs disciples, Van Ouwater, Thierry Bouts (1410 — 1475), Petrus Christus ; ceux de Robert Campin, comme Jacques Daret et de Roger Van der Weyden, emplissent de leurs œuvres les églises et les demeures. Les premiers maîtres allemands restent jusqu’en 1460 à l’abri de la forte empreinte réaliste. Le Maître de Sainte Véronique (1410), Stephan Lochner (1390 — 1451), ou Pleidenwurf (1420 — 1472) sont encore des enlumineurs plus que des peintres. Mais, en France, une école nouvelle, issue des sources flamandes, revit vers 1450. Simon Marmion (1427 — 1489) y reste disciple de Van Eyck. Mais Jean Fouquet (1415 — 1485) et Perréal (le maître de Moulins), sont de grands artistes personnels et sûrs. Fouquet, à la fois le dernier et le plus grand des miniaturistes et l’un des portraitistes les plus vivants, est un novateur dans la composition. Les Flamands, en ce temps, s’italianisent : Van der Goes (1430 — 1482). On peut trouver une synthèse des deux tendances dans l’œuvre d’un rhénan, devenu le maître de Bruges, Hans Memling (1430 — 1492), qui allia les suavités d’un génie délicat aux savantes acquisitions de l’Ecole. Son disciple, Gérard David (1450 — 1523) est tout imprégné d’italianisme.
Vers le milieu du siècle, un peintre de Bourgogne, Euguerrand Charonton (né vers 1410), s’installe à Avignon et y fonde un atelier. Il ouvre la voie aux chefs-d’œuvre d’un peintre régional, Nicolas Froment (1435–1500). Du double courant d’influences, bourguignonne et italienne, est animée l’œuvre la plus dramatique de toute la peinture française au XVe siècle, la « Pieta » d’Avignon (1470).
C’est vers ce temps que l’enseignement de Van der Weyden pénètre en Allemagne. Il nourrit les probes élans de l’Ecole de Cologne et les œuvres pathétiques des maîtres de la « Vie de Marie » (vers 1450) de la « Passion de Darmstadt » (v. 1450) de la Sainte Parenté (v. 1480) et surtout l’auteur magnifique de « L’Autel de Saint Barthélemy » (v. 1490). Mais déjà s’interpose l’œuvre d’un grand peintre, possesseur d’un génie sensible, graveur d’une expression personnelle, Martin Schongauer (1450 — 1491). En Autriche, une école influencée par les maîtres de Padoue et de la première veine vénitienne éclairée par les Ombriens, s’épanouit avec Michaël Packer (1430 — 1498) et Reichlich.
La fin du siècle, en Italie, nous montre les disciples des grands artistes de la génération de 1430, former la transition avec les grands artistes du XVIe. A Florence, Filippino Lippi (1467 — 1504) procède de Botticelli ; Verrochio forme, avec Vinci, deux maîtres considérables, Domenico Ghirlandajo (1449 — 1494) et Lorenzo di Credi (1459 — 1537) ; Mantegna et Giovanni Bellini influent, à Venise, sur Carpaccio (1460 — 1522) ; dans le nord de l’Italie, à Vicenza, sur Montagna (1450 — 1523), à Vérone sur Morone, Liberale ; Bellini sur Cima da Conegliano (1460 — 1517). De Mantegna, encore, la première école de Milan, formée par son condisciple Vincenzo Foppa, et illustrée par Borgognone, tire son éclat passager. Pérugin, maître de l’espace, formé par les Ombriens parmi lesquels se détache seul avant lui Nicolo de Foligno, enseigne à son tour Pintoricchio, et contribue à former l’idéal du jeune Raphaël. L’école bolonaise, fondée par Lorenzo Costa, issu de l’école de Ferrare, et enrichie par Francia, y contribue aussi, par le truchement d’un élève de celui-ci, Timoteo Viti, qui, émigré à Urbin en 1495, fut le premier maître du jeune Sanzio. Par ces maîtres intermédiaires nous sortons de l’ascétisme, de la tension linéaire, de l’héroïsme. Des formes rondes, des couleurs chaudes ou légères, une heureuse sensualité, voilà ce qu’ils apportent au XVIe siècle.
Mais ils furent devancés et dépassés par un initiateur plus puissant qui, non seulement fond en lui toutes les acquisitions antérieures, mais qui projette de lui-même, sur toutes choses, une lumière intérieure : Leonardo da Vinci (1452 — 1519), l’un des « hommes représentatifs » de la plus haute humanité. Génie universel, à la fois peintre et sculpteur, ingénieur et inventeur, savant et philosophe, Léonard, le premier, rompit avec la technique prudente et éprouvée des peintres du XVe siècle. Afin d’éviter la sécheresse, d’obtenir l’atmosphère, la fluidité des tons, le fondu du modelé, le clair-obscur, de s’élever de la géométrie des contours à celle des plans, de renforcer l’expression plastique par la vibration de la vie intérieure, Vinci usa de moyens compliqués, et qu’il était le premier à essayer, qui ont fait la fragilité de son œuvre. Il n’en subsiste pas moins, dans celles qui nous sont parvenues à peu près intactes, un dessin sensible et fort, d’un équilibre serein et souple qui semble la solution des recherches de Verrochio, son maître, de Botticelli, et de Mantegna, un charme qui dépasse le laisser-aller de Perugin ; et par-dessus cela qui est la conclusion d’un siècle, une sensibilité de l’espace, une alchimie de la couleur, une ambiance de vie secrète, qui posent la question personnelle que tout grand artiste apporte avec lui, et qui ouvrent le XVIe siècle.
****** C) XVIe siècle.
Libérée du cerne des lignes et de la tyrannie des murs, la peinture peut revendiquer, désormais, un rôle autonome d’incantation sensorielle. Vinci, Toscan, répandit hors de la région florentine, l’art dont il fut l’initiateur. C’est à Milan, où s’écoula une partie de sa vie, qu’une école tout entière suit sa manière. Da Predis, Solario, Beltraffio, Luini (1475–1532), artistes de talent secondaire, mais savants, amenuisent vers le joli, le charme du maître. Giovanni Bazzi, dit le Sodoma (1478–1549), fonde, à sa suite, la nouvelle école de Sienne. Mais l’influence de Vinci est encore sensible, jusqu’à l’imitation, chez de nombreux peintres du Nord, et les Flamands et Hollandais lui doivent en partie leurs recherches des effets et de la savoureuse matière. Enfin, Raphaël lui-même ajoute aux leçons indirectes de Francia, à la pratique apprise dans l’atelier de Pérugin, à la grandeur antique puisée chez Michel-Ange, quelque chose de plus secret qui vient de Léonard de Vinci.
Fra Bartolomeo (1475–1517) et, plus que lui, son disciple Andrea del Sarto (1486 — 1531) combinent cette influence avec celle naissante de Michel-Ange. Les derniers florentins sont emportés par le grand vent qui fond alors les écoles, à la fois vers le métier simple et libre de Venise, et vers l’emphase théâtrale qui achèvera lamentablement le siècle. Après eux, Pontormo et Bronzino, grand portraitiste, donnent parfois dans le maniérisme. Mais l’Ecole florentine, entre temps, a éclaté sous la poussée formidable du génie de MichelAnge.
Michel-Ange Buonarroti, florentin (1475 — 1564), remplit tout le XVIe siècle. Formé à la peinture par Ghirlandajo, à la sculpture par un disciple de Donatello, il n’a plus, à partir de 18 ans, d’autres maîtres que les antiques qu’il interprète à sa manière. Sculpteur avant tout, architecte et poète, il ne devient peintre que par force, quand le pape Jules II lui impose, en 1508, de décorer le plafond de la Sixtine. La gageure se répète, en 1535, et le Jugement dernier complète le plafond. Michel-Ange organise la surface peinte en architecte. Il n’a souci d’aucun artifice : clair-obscur, transparence, jeu des couleurs. Avec des moyens pauvres et comme méprisants de la matière, il impose à la peinture une œuvre colossale qui violente la peinture et la dépasse. Il remonte, au-delà du XIVe siècle, à la conception idéaliste de l’œuvre d’art, au point extrême où il n’y a plus rien entre l’artiste et sa création que la projection idéale de lui-même. Lui disparu, la peinture n’est plus, sur les épaules de ses suiveurs, qu’une irréelle défroque. Un seul de ses disciples, Daniel de Volterra (1510 — 1566) n’est pas toujours inférieur à ses efforts vers le sublime. Quand Michel-Ange meurt, le dernier peut-on dire, il convient de noter que récole même de Raphaël a, depuis vingt ans, disparu.
Nous avons vu de quelles influences s’est formé le grand éclectique dont le nom a longtemps passé pour le parangon de toute peinture. Rafaele Santi, ou Sanzio (1483–1520) est né à Urbin, en Ombrie. Il vient à Rome en 1508 et, jusqu’à sa mort, comblé d’honneur, de gloire et de plaisirs, il accumule une oeuvre immense, dont il abandonna trop souvent l’exécution à des élèves. Cet illustrateur génial, cet adaptateur prodigieux est peut-être le plus grand « compositeur dans l’espace » qui ait existé. Mais les symptômes de décadence qui germent dans l’art italien, Raphaël les porte déjà en lui : la virtuosité, une certaine négligence, un amollissement de la forme et la monotonie de la couleur. La force du contour et du modelé, la maîtrise du mouvement, conquises durement par les artistes volontaires du XVIe, tombent dans l’agrément de l’art facile, dans une formule de bon ton qui est la loi de l’académisme. Le meilleur élève de Rafaël, Jules Romain (1492–1546), acheva certaines de ses oeuvres.
Avant d’aborder l’Ecole de Venise, qui résistera et survivra seule à l’académisme, nous devons étudier un autre maître dont l’influence contrebalança celle de Michel-Ange et de Rafaël. Allegri, dit le Corrège (1494- 1534), peintre de Parme, formé à l’école de Ferrare, introduit dans l’art italien un élément nouveau de sensualité directe et charnelle, fait d’un clair obscur caressé de lumières, de couleurs chaudes, de formes enveloppées. Dans une atmosphère de Vinci, des formes belles et puissantes, qui semblent d’un MichelAnge heureux, exaltent la chair comme seuls purent le faire, par la suite, les Vénitiens et Rubens. Corrège fut exploité par les jésuites et la contre-réforme. On employa son œuvre et sa manière, attirantes par leur sensualité, à l’aide de l’Eglise de Rome mise en péril par les chrétiens rigides du Nord et qui revenait, avec son sens naturel de l’adaptation, dans une société paganisée, à sa source païenne. L’Ecole issue de Corrège compte un peintre secondaire, Francesco Mazolla, dit le parmesan (1503–1540).
A Venise, Giovanni Bellini relie le XVe au XVIe. Mais Giorgione (1478–1510), son élève, à qui on a attribué longtemps trop d’oeuvres et trop d’influence, induit pourtant la peinture vénitienne à des recherches d’incantation purement picturales : mythographe de la vie contemporaine, luministe et coloriste sensuel, Giorgione n’est pas sans action sur l’œuvre de ses successeurs. Tiziano Vecelli, le Titien (1488–1576), issu, comme Giorgione, de Giovanni Bellini, ne cessa, au cours de sa longue existence, d’approfondir et de libérer son génie propre. Son œuvre, immense et de la plus grande variété, donne parfois dans l’éloquence théâtrale ; mais la matière est une des plus belles qui soient. Ces qualités de matière et de couleur distinguent aussi bien les contemporains du Titien, que sa gloire ne doit pas éclipser : Palma l’Ancien (1480–1528) ; Lorenzo Lotto (1480–1547) ; Sébastiano del Piombo (1485–1547), artistes personnels et diversement savoureux.
Mais deux très grands maîtres apparaissent, dans la génération des élèves : Tintoret (1518 -1594) et Paolo Cagliari, dit le Véronèse (1528 -1588). Tintoret est de tous les peintres de Venise celui qui, par sa force, sa fécondité d’invention, sa hardiesse et sa nouveauté, rappelle le plus Michel-Ange. Véronèse s’assimile la plénitude vénitienne avec une solennité qui semble presque espagnole, mais qui n’est, à tout prendre, que la magnificence hautaine de ses prédécesseurs de l’Italie du Nord. Il n’est pas sans intérêt de rapprocher de lui le grand peintre de Brescia, Moretto (1498 -1555) et son élève G. Moroni (1520–1578). Avec Véronèse et Tintoret, Bonifazio et son élève Jacopo Bassano (1510 -1592), prolongent jusqu’à la fin du siècle le grand âge de la peinture vénitienne.
C’est aux maîtres de Venise et de l’Italie du Nord, que les Néerlandais et les Flamands du XVIe siècle demandent leur inspiration. En Quintin Matsys, d’Anvers, (1466–1530) survit pourtant une pointe de réalisme mystique à la Van der Weyden. Mais Jean Gossaert de Mabuse (1470–1541), grand technicien, Van Orley (1488 – 1541) n’évitent que dans le portrait les déviations de l’italianisme. Lucas de Leyde (1494–1533) est plus personnel et, dans son œuvre de graveur, entièrement original et grandiose.
Jérôme Bosch (1465–1516) et ses grotesques, Joachim de Patinir (1475–1524) et plus encore Pieter Brueghel (1520–1569) gardent la tradition flamande. Les figures du dernier sont un étonnant mélange de rusticité fruste et de grandeur humaine. Joos Van Cleve le Jeune (1510- 1554), Isenbrant (1510 -1580) et Willem Key (1515 -1568) suivent, au contraire, de près, l’exemple de Mabuse et de Van Orley. Anthony Mor (1512 -1576), l’un des premiers maîtres hollandais, est, dans le portrait surtout, égal aux plus grands.
Par contre, le XVIe siècle est, pour l’école allemande, la grande période d’activité. De nombreux maîtres y apparaissent : Bernard Strigel (1460 -1528) encore près des enlumineurs, Zeitblom, inspiré des sculpteurs sur bois de la Souabe, Hans Fries, et ses vierges suisses (1465–1518), Holbein le Vieux, puissant et lourd.
Tous ces maîtres sont dépassés par un homme au génie universel, Albrecht Dürer (1471–1528), de Nuremberg. Dürer, comme les Flamands de son temps, fut imprégné d’influence italienne ; mais à travers les italiens, c’est l’antiquité elle-même qu’il veut atteindre. En ce sens, il est le premier à poser et à résoudre le problème de l’humanisme allemand, comme le posera et le résoudra Goethe. En dehors de son œuvre de peintre, Dürer accumula toute sa vie, dans la gravure, des chefs-d’œuvre d’une invention, d’une beauté de forme et d’une exécution incomparables. L’influence de Dürer sur la peinture allemande fut immense, même sur ses contemporains dont plusieurs furent d’un réel mérite. Hans Von Kulmbach (1476 — 1522) reste près des tailleurs de bois franconiens ; Schaüffelein (1480–1540) annonce déjà le style baroque. Martin Schaffner (1480–1541) et Beham (1502 -1540) sont plus italianisés. Mais bien plus significatifs sont l’alsacien Hans Baldung Grien (1480 — 1545), grand maître de la forme et graveur d’un haut et pur style, et le bavarois Albrecht Alldorfer (1480–1538), poète aux rêves grandioses, génial paysagiste, étonnant romantique. Coloriste aux effets neufs, qui parfois annonce Greco, Alldorfer est le plus puissant inventeur que l’art allemand ait connu entre Dürer et Mathias Grünewald (œuvre entre 1500 et 1529). Celui-ci est un grand peintre, le plus peintre des Allemands, d’un réalisme et d’un mysticisme également saisissants, et d’une personnalité intense dans le dessin, âpre et tragique. Le courant flamand n’est pas cependant, en Allemagne, entièrement épuisé. Joos Van Cleve le Vieux (mort vers 1540) détermine à la flamande toute l’école de Cologne. Bruyn (1493–1555), son disciple direct, est le dernier artiste notable de ce milieu. En Westphalie, les frères Heinrich et Victor Dünwegge doivent aussi beaucoup à cet enseignement.
Mais en dehors de ces deux courants, flamand et italien, si bien fondus dans le grand humanisme de Dürer, Lucas Cranach (1472–1553) inaugure un art qu’on peut dire propre à la Réforme allemande. Observateur précis, peintre sec et dessinateur sans ampleur, Cranach donne l’expression la plus typique de l’art populaire à tendances nationales. Hans Holbein, le jeune (1497 — 1543) est un génie tout différent. Sans aucune trace d’influence de Dürer, il est, lui aussi, et plus que Dürer même, un humaniste. Pour ce déraciné, mêlé à la société intellectuelle de France, de Hollande et d’Angleterre, la question de l’alliance de l’âme antique et du génie allemand ne se pose pas. Portraitiste d’une acuité presque unique, Holbein dépasse son temps comme il dépasse son pays et atteint à l’humanité universelle. Dans l’art du portrait, son successeur Amberger (1500–1561) mêle à son influence celle visible des Vénitiens.
Après cette génération, dès le milieu du XVIe siècle, l’art allemand s’éteint. Muelich (1516 — 1573) n’est plus qu’un reflet de Venise.
De même l’Ecole française, naguère si vivace, se raréfie et s’amenuise, mais elle donne, en même temps, son expression la plus française dans l’œuvre de quelques artistes, néerlandais ou italiens. L’Ecole du Midi est morte après la Grande Pieta. Simon de Châlon : (1532 — 1562) y apporte la tradition néo-flamande, mais ne la ressuscite pas. Perréal prolonge jusqu’en 1516 récole du Centre. Mais les artistes marquants du XVIe siècle sont les trois Clouet. Jean I, le père venu des Flandres vers 1492, Jean II, le fils (1485 — 1540) et François (1522 — 1572). Le plus grand des trois est Jean II, dessinateur et peintre sobre et fin, d’une pureté classique, dont les portraits résistent aux plus hautes comparaisons. Ses contemporains, comme Bellegambe, ses successeurs : Quesnel et Dumonstier maintiennent la tradition du portrait habile où excellera bien plus qu’eux, dans ses petits tableaux si fouillés et si vivants, Corneille, de la Haye, dit Corneille de Lyon (1533 — 1576).
L’Ecole de Fontainebleau, fondée par les italiens Rossi et Primatice, ramenés par François Ier, fut supérieure en général à l’enseignement qu’elle reçut. Celui-ci, inspiré du poncif de Michel-Ange, apporte en France l’enflure et le goût décoratif du style baroque. La Contre-Réforme qui, après l’Italie, va conquérir la France, insinue déjà dans son art la tendance théâtrale à l’éloquence et au creux. Jean Cousin (+1590) est, à ce point de vue, très représentatif.
Que reste-t-il, en effet, à prendre, à l’Italie ? Le mauvais goût, la fadeur, l’éclectisme composent la formule académique qui pèsera sur toute l’Europe du XVIIe siècle, aux deux seules exceptions, d’autant plus glorieuses, de l’Espagne et de la Hollande. Cette formule qui parut salutaire, après l’imitation désordonnée des maîtres, est due à Louis Carrache (1555 — 1600) et à ses deux neveux, Augustin (1557 — 1602) et Annibal (1560 — 1609). C’est de Bologne, leur ville natale, que partit le mot d’ordre qui était d’allier « le dessin de l’école romaine le mouvement et les ombres des Vénitiens, le beau coloris de la Lombardie, le style terrible de MichelAnge, la vérité et le naturel de Titien, le goût pur et souverain de Corrège ». On voit à quelle confusion l’application de ces théories pouvait conduire des hommes sans génie.
Une réaction de réalisme bouleversa, vers la fin du siècle, ce formulaire des recettes de la médiocrité. Un gâcheur de plâtre, Amerighi, dit le Caravage (1569 — 1609) introduisit dans la peinture les figures de la rue. Son goût de la vie est rendu efficace par le sens profond des formes et du mouvement et l’intensité des effets. Sa manière, rude et sombre, eut sur toute la peinture, en Italie, en Espagne et en France une influence durable jusqu’au XIXe siècle. Les éclectiques eux-mêmes l’ajoutèrent à leur recueil de recettes.
D) XVIIe-XVIIIe siècles.
La décadence de la peinture résultant, si l’on peut ainsi dire, du surmenage du XVe siècle et du début du XVIe, pèse également sur tous les pays dans les premières années du XVIIe. Plus encore qu’au XVIe, les caractères généraux des écoles disparaissent devant les caractères individuels des peintres. Les exceptions elles-mêmes à la décadence générale sont individuelles et paraissent d’autant plus fortes.
Les successeurs italiens des Carrache qui ont rempli d’œuvres innombrables les musées et les collections particulières, ajoutent à l’impersonnalité de leurs maîtres la fausse grâce du style jésuite, son sentimentalisme mystico-érotique, le tarabiscotage qui a valu à l’époque le qualificatif de baroque. Albane (1578 — 1660) ; le Dominiquin (1581 — 1641) ; Guido Reni (1575 — 1642) ; Guerchin (1591 — 1660) sont des compositeurs habiles et des peintres vulgaires.
Les tendances des éclectiques mêlées à l’influence de Caravage sont manifestes dans l’œuvre des décorateurs de l’Ecole romaine : Pierre de Cortone et son fâcheux élève Luca Giordano. Le produit de ces confusions est un art grossier, tapageur, et sans conscience. Salvator Rosa (1615 — 1673), de l’école de Naples, a créé un genre de paysage théâtral, qui fut longtemps imité.
Les artistes les moins sensibles à l’influence bolonaise sont néanmoins des suiveurs ; le meilleur des romains de cette époque : Sassoferrato (1605 — 1685) emprunte à la première manière de Raphaël. Les deux florentins Alexandre et Christophe Allori, sont des académistes chez qui subsiste encore le goût et le style propres à leur région. Mais ce qui domine bientôt, à côté des airs de parade foraine des décorateurs, c’est un style dégénéré et douceâtre dont le trop célèbre Carlo Doici est le représentant.
Avec la survivance de l’école vénitienne nous touchons à la première exception dans la décadence générale, qui dépasse quelque peu les individualités honorables. Venise a échappé à l’éclectisme, parce que plus qu’ailleurs, l’esprit païen de la Renaissance s’est intégré à la vie de la cité. Ni la réforme, ni la contre-réforme n’ont eu prise sur elle. En outre et de même qu’en Hollande, le génie pictural, évolué de la représentation mythique vers le naturalisme plus vaste, trouve précisément dans la nature elle-même les qualités d’espace, de lumière, de couleur, qui vivifient la peinture. Le paysage, la vie en plein air, la vie civile sont les ressources de l’école vénitienne du XVIIe et XVIIIe, comme de l’école hollandaise.
C’est à cette veine intime et populaire que les deux fils de Jacopo Bassano, et, après eux, Pietro Longhi, Mganasco (1667 — 1749), Piazzetta (1682 — 1754) doivent de rester de vrais peintres. Canaletto (1697 — 1767) et Guardi sont des paysagistes expressifs, des interprètes émus de la lumière et de l’espace, de charmants notateurs du détail pittoresque. Mais le plus grand artiste de Venise, au XVIIIe, est Jean-Baptiste Tiepolo (1696- 1770) qui, par la grandeur à la fois de son style et la liberté de sa couleur, relie la Renaissance au romantisme, si bien qu’on a pu le définir le dernier des grands peintres anciens et le premier des grands modernes. A Rome, Panini, et surtout le grand graveur Piranesi, fondent sur l’archéologie un art qui marquera sur la fin du XVIIIe siècle.
En France, aux deux extrémités d’une époque pompeuse et pauvre, des réalistes, les Le Nain, d’une part : Antoine (1588 — 1649), Louis (1593 — 1648) et Mathieu (1607 — 1671) et Callot (1593 — 1631) ; d’autre part, Chardin (1699 — 1780) échappent à la grandiloquence et au creux par l’expression simple de la vie et de l’homme. Egalement, mais dans un autre sens, de grands maîtres de la forme et du mouvement, des passionnés du style et de l’équilibre s’opposent à la médiocrité des formules : le plus grand, Nicolas Poussin (1594–1665) et, à l’autre bout de l’époque, Louis David. Le premier, isolé dans sa noblesse intérieure, le second chef d’école, ramenant l’un et l’autre, avec des moyens différents, la peinture à des fins élevées, à la pureté ou à l’héroïsme ; celui-ci, par la rupture éclatante avec les mièvreries du XVIIIe, permettant l’éclosion admirable du XIXe siècle français. Tirons encore hors de pair, un Philippe de Champaigne (1602 + 1674), scrutateur austère du visage humain ; et tout différents, mais non moindres, ces grands poètes de l’espace, ces magiciens de la lumière : Claude Gelée (1600 — 1682), la plus haute expression, peut-être, avec Poussin, de l’art du paysage jusqu’à lui, et Antoine Watteau (1684 — 1721).
Les autres sont marqués par l’époque et secondaires, qu’ils suivent les Carrache comme Simon Vouet (1590–1649), Le Sueur (1616–1655) ; qu’ils les dépassent même, sans les égaler comme peintres, par une ampleur de style et un sens indéniable de la décoration, comme Le Brun (1619–1690) ou Jouvenet (1644–1717) ; ou qu’ils transportent leur éclectisme dans le portrait, comme Rigaud, Pierre Mignard, ou Largillière, auxquels peut s’appliquer la critique de Poussin à l’un d’eux qu’il trouvait froids et fardés. A côté de ces maîtres ennuyeux, le Valentin, Sébastien Bourdon semblent vivants et savoureux. Le débridement des instincts, qui, à la mort de Louis XIV, succède à l’oppression religieuse, ne relève pas la peinture. Jamais avec des mains plus glacées n’ont été tentées de plus chaudes parties. Ni Lancret, ni Pater, suiveurs sensuels de Watteau, ni Boucher (1704 — 1770), peintre d’un rococo si surfait, mais bon décorateur, ni les Coypel, les Van Loo, les Lagrenée, aucun de ces peintres pour désœuvrés décadents ne s’élève, par sa conception, au-dessus de l’anecdote, par son faire, au-dessus d’un petit agrément. Ce sont les portraitistes Nattier (1685–1765), malgré sa sécheresse ; Tocqué (1696–1772), qui n’est pas sans profondeur ; Aved (1702 — 1766) ; les pastellistes si subtils La Tour (1703 — 1788) et Perronneau , ou encore les provinciaux : Grimou, Subleyras, Duplessis, qui font figure de peintres. Greuze, lui-même, aux compositions si niaisement fades, se sauve par des portraits tendres ou vigoureux. Mais, par dessus tous, Chardin, le plus authentique peintre du XVIIIe siècle, rappelle les hollandais par la beauté de la matière.
À la fin du siècle et avant David auquel tout l’oppose, Honoré Fragonard (1732 — 1806) est un vrai peintre, parfois un grand peintre, au métier souple, hérité de Rubens et annonciateur des romantiques. Les noms d’Hubert Robert, de C.-J. Vernet, élève, à travers Manglard, de Lorrain, marquent la charmante faiblesse de l’art du paysage. Les décorateurs et les tapissiers, Ondry, Le Prince, rejoignent, par Desportes, le XVIIe siècle, et adaptent au luxe des intérieurs, les petites manières en vogue dans une société déliquescente.
Dans ces deux siècles, où seuls nous avons vu émerger des individus isolés, et mise à part la survivance de Venise, des écoles pourtant fortement caractérisées, naissent et s’établissent : au sud-ouest de l’Europe l’école espagnole ; au Nord-ouest, l’école hollandaise et la nouvelle école flamande de qui naîtra l’école anglaise.
Inauguré par le génial isolé, par cet opposant, cet étranger que désigne son sobriquet d’El Greco, le mouvement de la peinture espagnole se dégage, dès les premières années du XVIIe siècle, des influences napolitaine et vénitienne. Le Greco (Theotocopouli, 1550–1614) est, en réalité, un homme du XVIe siècle. Il transforme à des fins si neuves le grand enseignement de ses maîtres vénitiens, que nulle autre peinture ne peut être comparée à la sienne. La stylisation des formes humaines, l’expression, la force de la couleur y atteignent une acuité sans repos, mais inégalée. Plus directement inspiré des Italiens, et en particulier du Caravage, Ribera (1588–1652) qui vécut une partie de sa vie à Naples, reste pourtant foncièrement espagnol, par son réalisme et l’âpreté de son style. A Séville, succédant aux mystiques encore inspirés de Van des Weyden, tel que Moralès, Herrera le Vieux introduit, vers 1620, l’influence italienne, mais il transpose avec une vigueur naturaliste saisissante. Zurbaran (1598–1664) est un maître aussi expressif et tragique, mais plus peintre. Alonso Cano (1601- 1667) adoucit la manière et précède Murillo (1618- 1682) dans un idéalisme sentimental, un peu inconsistant, mais d’une couleur séduisante. Le grand peintre de l’Espagne du XVIIe siècle et l’un des plus grands artistes de tous les temps est Vélasquez (1599–1660). Rénovateur de la technique, le premier qui ait employé les couleurs à l’huile directement, le plus savant sans doute des techniciens et le plus habile, Vélasquez est en même temps le plus simple, le plus dépouillé, le plus objectif des peintres. Avec une richesse de matière égale à celle des Hollandais, un sens de la couleur égal à celui des grands Vénitiens, il rejoint la sobriété, la grandeur de style et la vérité nue des grands Italiens du XVe, la majesté d’un Piere Della Francescha.
Après une éclipse assez longue, l’art espagnol revit, à la fin du XVIIIe siècle, avec une force renouvelée, dans l’œuvre de Goya (1746–1828). Cet homme prodigieux, dessinateur et graveur d’une passion ardente, peintre dont la largeur et la sûreté égalent presque celles de Vélasquez, Goya eut une influence considérable, au XIXe siècle, sur les peintres français et anglais. Par lui, comme par Vélasquez, l’école espagnole dépasse les conditions d’une école nationale et atteint une expansion universelle.
Cependant, au nord de l’Europe Occidentale, l’école flamande surgit de la couvaison italienne en un bouquet prestigieux de flammes ardentes et charnelles. Rubens (1577–1640) qui allume ce beau feu sort de l’enseignement assez obscur de Van Noort et d’Otto Venius. Mais il puise à la source même, à Venise, et son génie est assez fort pour ressusciter, à travers le métier de ses inspirateurs, la grande verve naturaliste des premiers Flamands. Sa fécondité exceptionnelle de narrateur, son sens du modelé vivant et des couleurs expressives, sa fougue incomparable le rapprochent à la fois de Véronèse et de Michel Ange. Mais il a su, à un degré unique, rendre la vibration sensuelle de la chair et le délire sacré de la nature. Ses contemporains Frans Pourbus (1579–1622), Snyders (1579–1657), Cornelis de Voos (1585–1651), participent diversement à son entraînement. Pieter Brueghel, le jeune, collabore avec lui. Mais son émule le plus proche, Jordaens (1593–1678) qui pousse à l’extrême, semble-t-il, sa forte liesse de gas de Kermesse, a, parfois, avec un éclat égal, plus d’équilibre dans la densité et plus de solidité. Van Dyck (1599–1644) est tout autre. Disciple de Rubens dans son rôle mondain, ce peintre plein de distinction est un des maîtres les plus féconds, les plus agréables et les moins profonds. Il plut aux gentlemen de l’Angleterre raffinée et toute l’école anglaise s’est inspirée de lui. Après ces maîtres, David Téniers (1610–1690) le Jeune et plus encore Adrian Brouwer (1605–1639) doivent aux Hollandais le goût des intérieurs et de la vie quotidienne.
Les écoles de Hollande, (car elles furent aussi nombreuses que dans l’Italie du XVe siècle), se différencient, dès le XVIe, avec Lucas de Leyde, Schoorel et Van Hemskerke, dans le courant néerlandais. Mais c’est au XVIIe, alors qu’expire l’Italie artistique, qu’une grande poussée de sève fait de la Hollande le pays des peintres. La Réforme, qui partout ailleurs produit un appauvrissement artistique, aboutit, au contraire, par la séparation des provinces protestantes, à un épanouissement des vertus hollandaises. L’art naturaliste et bourgeois des Hollandais, tourné vers les satisfactions quotidiennes, diffère de tous les autres arts avant lui. L’abandon des grands sujets est compensé par la grandeur de style que confère à cette peinture la beauté de la matière et la dignité du grand métier. A ce point de vue, aucune époque ne peut être comparée au XVIIe siècle hollandais.
De Frans Hals à Hobbema, un siècle entier s’étend, aussi riche, aussi varié que les grands siècles de la Renaissance italienne, prodigieux par le nombre des habiles et, même si l’on excepte pour une gloire sans voisinage le solitaire Rembrandt, marqué par de très grands ouvriers et de singuliers génies. Des écoles naissent, à Utrecht et à Delft, avec Mierevelt et Honthorst à la Haye, avec Esaias Van de Velde, à Amsterdam, avec Eliasz et de Keyser.
Frans Hals (1580–1666), de Harlem, est un maître de la matière comparable à Vélasquez et un portraitiste qui ne le cène qu’à Rembrandt. Dans cette longue vie, le peintre évolue en simplifiant sa manière pour aboutir aux œuvres dépouillées et fortes des dernières années. Les élèves de Hals lui doivent leur prodigieuse technique : Brouwer, Adrian Van Ostade (1610–1685), Isaac Van Ostade (1621–1649), Jan Steen (1626–1679) sont plus que des conteurs pleins de verve et de mouvement Mais les générations suivantes renonceront à cet élément d’intérêt. Déjà les intérieurs de Gérard Dow (1613- 1675) et de Ter Borch (1617–1681) n’ont point d’autre sujet réel que le jeu des rapports de couleur dans la lumière. Deux grands maîtres, Pieter de Hooch (1636–1677) surtout et Jean Vermeer, de Delft (1632–1675) porteront à la hauteur des plus grandes réalisations de l’art, et par la seule magie de la peinture, le simple aspect d’un intérieur, d’un paysage urbain, de figures calmes et profondes. Le sens de l’espace, que les grands Ombriens ont cherché dans les perspectives lointaines, ils le trouvent et l’introduisent sous une fenêtre discrète, autour d’une table. La lumière est entre leurs mains l’élément d’incantation du tableau.
Mais il faut reconnaître là l’influence — qui, pour certains fut écrasante — du plus grand magicien de la peinture : Rembrandt (1606–1669). Nul peintre peut-être n’est plus complet. Il n’y a pour lui ni genres ni techniques particulières. Ce qu’il a peint, gravé ou dessiné, il l’a, pour ainsi dire, recréé. Il y a le Monde des apparences, et le Monde de Rembrandt. Qui est autre, comme il y a la lumière de Rembrandt et l’étrange vibration de sa peinture. Sa matière, au début brillante et ferme, évolue, comme celle de Frans Hals, vers une liberté, une simplicité, égales à celles de Vélasquez. Mais il y introduit un élément que ses glorieux émules ont ignoré et qui est la marque particulière de son génie. Une lumière intérieure, une atmosphère d’ombre rayonnante baignent toutes ses œuvres et leur assurent une emprise que le mot seul de magie représente sans l’exprimer.
Comparés à lui, ses disciples de l’école d’Amsterdam et ses contemporains nous paraissent ou froids ou pauvres. Isolés de lui, ils reprennent leur rang qui est encore celui d’excellents peintres. Ferdinand Bol (1616–1689), Govaert Flinck (1616–1660), Niklas Maes (1632–1693) ; et plus encore Van der Helst (1612–1670) sont des maîtres de la figure humaine.
L’école de Harlem, illustrée en premier lieu, par Frans Hals, est encore l’école des grands paysagistes : Salomon Ruijsdaël (1600–1670), Everdingen (1621–1675), Wouwerman (1619–1668) et Jacob Ruijsdaël (1629–1682), le premier, en Hollande, des compositeurs de paysage, l’un des plus saisissants interprètes, avant Corot, des transparences de l’espace. Après eux, Nicolas Berchem, Berckeyden, vulgarisent le paysage et le rendent décoratif. Amsterdam eut aussi de bon paysagistes : Asselyn, Aest Van der Neer, Philippe et Salomon de Koninck, Karel Dujardin et le grand animalier ingénu : Paul Potter (1625–1655). Mais le seul rival des Ruysdaël, en cette école, est Mindert Hobbema (1638–1709) qui, avec Albert Cuyp (1620–1691), le plus grand des animaliers, prolongent aux abords et au début du XVIIIe siècle, la grande tradition du paysage hollandais.
Mais la Hollande a produit encore d’étonnants peintres de la mer, les plus vrais, les plus saisissants avant les modernes. Le premier et le plus grand sans doute : Jan Van Goyen (1586–1657), de La Haye, est le maître des ciels mouillés et des transparences marines. Après lui, les deux Guillaume Van de Velde, Van de Capelle, Van der Meer, Backhuysen enfin, illustrent diversement un genre spécifiquement hollandais.
On pourrait en dire autant des innombrables peintres de natures mortes, dont l’habileté dégénère parfois en virtuosité, mais parmi lesquels de vrais maîtres : Kalf, Van Beyerem, Van Huijsum ont laissé des œuvres fortes ou charmantes.
Mais cette immense et savoureuse école s’éteint d’un coup dès la fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe, il n’y a plus rien que quelques disciples glacés et mièvres de Gérard Dow et de Van Mieris, plongés dans un académisme de petit genre, de conversations galantes et d’élégances de salon, qui ne se distingue en rien, sinon par sa faiblesse plus grande, de l’esprit des petits maîtres français.
C’est pourtant en partie à la Hollande, mais plus encore à la Flandre et particulièrement à Van Dyck que l’école anglaise du XVIIIe siècle doit sa naissance et son développement. Mais ce n’est qu’avec un retard de près d’un siècle que se produit cette éclosion. Et l’art anglais apparaît aussitôt fortement caractérisé dans ses éléments de terroir auxquels il doit peut-être de rayonner, à la fin du XVIIIe siècle, sur toutes les autres écoles.
Hogarth (1697–1764), le premier de ses peintres, ennuyeux dans ses sujets moralisateurs est pourtant un bon peintre, franc et expressif. Mais c’est surtout à la génération suivante que les influences mêlées des Flandres, de Venise et d’Espagne font surgir les grands portraitistes mondains, parmi lesquels Reynolds (1723–1792) et Gainsborough (1727–1788) tiennent une place particulière, celui-ci plus complet, plus génial et l’un des premiers maîtres du paysage où l’école anglaise se distinguera. Après eux, Rneburn, Romaney, Hoppner, Opie ; et Lawrence (1769–1830) qui les égale presque en renom. En même temps le paysage, naturaliste à la manière hollandaise mais avec une originalité savoureuse, se développe à la suite de Gainsborough et de John Crome (1769–1831). Mais ses plus belles réalisations et ses directives magistrales, celles qui de Constable et de Turner viendront influencer le romantisme français, appartiennent déjà au XIXe siècle.
XIXe siècle.
La grande fermentation des esprits qui précède la Révolution française n’a pas son équivalent dans l’histoire de la peinture ; mais son pendant, s’y retrouve. Si l’on veut bien comprendre que l’œuvre de la Révolution fut moins l’explosion de passions populaires qu’une imitation de juristes épris d’héroïsme à l’antique, on ne manquera pas de noter la réaction archéologique qui se produisit en peinture, environ le milieu du XVIIIe siècle et dont Vieu, J.-B. Pierre, Regnault., Peyron et, plus que tous, David (1748–1825), furent les truchements ou les prophètes. C’est un nouvel académisme, non plus inspiré de la Renaissance, mais puisant directement à l’antique compris à la façon de Montesquieu, un paganisme sans volupté, cérébral, une conception de moralistes. Cette réaction contre les polissonneries et les manières de la peinture de boudoir, cette tendance au grandiose n’eût donné que des œuvres ennuyeuses si David n’avait été, à côté d’un théoricien pompeux, un grand peintre simple. Son exemple plus que ses leçons restituèrent à la peinture ses nobles ambitions, la conscience et le respect du beau métier. On n’accepta plus le faire facile, ni la hâte. A cette rigueur l’école française dut de s’élever au grand art qu’elle avait entrevu et manqué au XVIIe ; mais si, cette fois, elle y réussit, c’est que des éléments d’une technique forte et vivante lui vinrent, à la fois, des espagnols, des vénitiens, des flamands, des hollandais et des anglais et qu’elle sut les utiliser sans s’y asservir. C’est aussi qu’elle rencontra dès les premières années du XIXe quelques puissants génies qui l’empêchèrent de dévier.
Les débuts de cet âge, le plus grand, le plus vivant de la peinture française, ne manquent pas de confusion. Il brillera d’ailleurs plus par la profusion des génies particuliers que par l’unité de tendances. Le classicisme à la romaine de David est dominé par ses fortes réalisations. En même temps un romantisme d’inspiration, une inquiétude sentimentale, pénètrent l’école, à la suite des littérateurs. En marge P.-P. Prud’hon (1758–1823), qui n’échappe pas toujours à l’allégorie, est un séduisant coloriste, influencé tardivement par Léonard et par Corrège. Mais Guérin, Gérard et Girodet sont assez fades. Il semble que la sève appauvrie des petits maîtres du XVIIIe, s’essaie vainement, avec eux au grand art. Gros (1771–1835), au contraire, transpose dans l’exaltation des héros contemporains le fort enseignement davidien ; il y ajoute le culte de Michel-Ange et y apporte une fougue particulière et de singuliers dons de coloriste. C’est de lui que le génial Géricault (1791–1824) tient son modernisme réaliste et sa hardiesse. Mais les Anglais, qu’il connut chez eux, et Rubens renouvelèrent et libérèrent sa technique. On doit noter ici comme un élément important de l’enrichissement de la peinture au XIXe siècle, le perfectionnement par les Anglais et la diffusion de l’aquarelle.
Delacroix (1798–1863), génie inquiet et magnifique, semble l’incarnation du romantisme. Mais ce serait insuffisamment le définir. Car si par l’expansion somptueuse qu’il lui a donnée, il impose, contre la tyrannie de l’antique, le goût du moyen âge, de l’exotisme ou du moderne déjà vivaces chez Gros et Géricault, il convient de noter que du point de vue de l’invention el des sujets, Ingres, son grand rival, n’est pas moins en opposition avec les antiques ; et que si Delacroix, délaissant l’archéologie, reprend la tradition aux Vénitiens, il la cherche plus haut, chez les Florentins du XVe et chez Raphaël. Cette courte digression doit suffire à montrer la vanité des appellations et l’insuffisance du choix des sujets à distinguer entre eux les peintres. Peu importe le bric-à-brac d’accessoires historiques auquel Delacroix fit souvent appel. Où Delacroix a réussi quelques-unes des plus fortes pages de l’histoire de la peinture, Delaroche, avec les mêmes éléments, n’a rien produit que d’ennuyeuses images.
C’est de l’influence mêlée de Delacroix et des Anglais que procèdent maints petits maîtres du paysage et de l’exotisme : Paul Huet, Isabey, Decamps, et des intimistes comme Tassaert.
Ingres (1780–1867) hérite de David l’autorité sur l’école. Ce dessinateur prodigieux, interprète des « valeurs tactiles » aussi sûr que les Florentins du XVe, est un peintre sec et sans vibration. Ses portraits, ses nus s’imposent pourtant, les uns par une certaine grandeur d’expression et de composition, les autres par le sentiment très aigu de la volupté des formes. Rien, au contraire, ne rattache à la vie l’école des Nazaréens allemands : Cornelius, Schnorr, Overbeck ne sont que de tristes intentionnistes.
L’Ecole d’Ingres est en grande partie responsable de l’académisme officiel qui pesa sur tout le milieu et le troisième quart du XIXe siècle et d’où il ne fallut rien moins que le génie de Courbet d’une part et la révolution impressionniste d’autre part, pour sauver la peinture. Flandrin et Mottez, plus peintre, se sauvent par leur dignité et leur conscience. En réalité, comme au XVIIe, ce sont les éclectiques, Gleyre, Cabanel, Delaunay ou de faux romantiques Ary Scheffer, Couture et Baudry qui causent l’affaiblissement de la peinture.
Chassériau (1818–1856), qu’on a voulu prendre comme un moyen terme entre Ingres et Delacroix, est, en réalité, un maître personnel, non qu’il soit sans contacts, en particulier avec Delacroix, mais sa sensibilité et son charme le font distinct et reconnaissable.
Le début et la première moitié du siècle ont méconnu deux très grands maîtres qui, en dehors des écoles et de la mode, poursuivirent, diversement, une œuvre riche d’humanité et d’amour : Corot et Daumier, que le XXe siècle a mis à leur place réelle. J.-B. Corot (1796–1875), longtemps considéré sous son seul aspect de paysagiste, est aussi un peintre de figures d’une simple et émouvante grandeur. Mais nul n’a mieux que lui exprimé la douceur charnelle et comme intime de la nature et de l’atmosphère. Daumier (1809–1879), peintre, graveur, aquarelliste et lithographe, est un puissant témoin des mœurs et des caractères. On l’a comparé à Molière, mais s’il n’est pas moins profond, il est moins complaisant. Sa révolte a cinglé les puissants avec une grandeur tragique qui l’apparente à Goya. Celui-ci termine en 1828 une longue et puissante carrière. Après lui, l’école espagnole s’éteint dans ses initiateurs, dont le plus brillant est Lucas.
A la suite des salons où exposèrent les grands paysagistes anglais Constable (1776–1837) et Bonnington, un amour puissant de la nature souleva l’enthousiasme de jeunes artistes. Retirés dans la forêt de Fontainebleau, en contact avec la nature, Théodore Rousseau (1812–1867), Daubigny (1817–1878), Jules et Victor Dupré, Diaz, Troyon, renoncèrent au paysage composé, cherchèrent la simple grandeur de l’expression directe où ils avaient été, sans le savoir, précédés par Georges Michel. Millet (1816–1875), leur voisin de forêt, les dépasse par la grandeur qu’il sait donner au travail humain. D’autres paysagistes, partis en Orient, à l’exemple de Delacroix et de Decamps, y cherchèrent moins le pittoresque qu’une vérité un peu courte. Fromentin et, mieux que lui, Marilhat ; expriment cette tendance. Il est étrange et inexplicable qu’au temps presque où la sève de Constable et de Bonington portait ses fruits, où Turner achevait son œuvre pour l’éblouissement des générations suivantes, toute une formation d’artistes anglais se soit délibérément refusée à une emprise que recevait l’Europe, ait laissé tarir cette veine. Les pré-raphaëlites : Millais, Burne Jones, Wats, Madox Brown, Rossetti sont sortis de la vie par amour du XVe siècle ; et si quelques-uns, comme Millais et Wats ont gardé le sens de la peinture, c’est quand ils ont oublié leurs théories. Après eux, Walter Crane, Kate Grineway, Brangwyn sont des illustrateurs.
La première moitié du siècle vit naître en France des écoles provinciales : celle de Provence, avec Granet, élève de Constantin et de David, celle de Lyon avec Berjon, Grobon et les inspirés d’Ingres, comme Orsel et Jeannot.
Mais en 1850, une affirmation puissante marque une nouvelle détermination de la peinture. Courbet (1819–1877) avec « l’Enterrement à Ornans », réagit à la fois contre l’académisme et contre l’éclectisme. On ne peut se contenter de voir en lui l’aboutissement de petits maîtres, Cals ou Bonvn. Aux dernières années de Delacroix il apporte sa forte prétention de successeur légitime. Ce génie robuste et limité, l’un des plus parfaits ouvriers de la peinture, a produit, une œuvre où la sève populaire circule avec la sensualité la plus saine. La haine bourgeoise lui fit payer, de son vivant et après sa mort, sa participation à la Commune.
A la suite d’un voyage à Francfort et de son exil définitif en Suisse, Courbet peut être considéré comme l’initiateur en Europe Centrale sinon d’une école, du moins de quelques peintres, les plus vivaces et les plus vrais. Leibl, Liebermann sont des portraitistes un peu mous mais délicats. Hans Von Marées, malgré sa grandiloquence, est un peintre. L’école russe, assez tardive, produit vers le même temps, des œuvres secondaires.
En France, la libération des formules qu’inaugura Courbet ne fut pas perdue. Il convient de noter d’ailleurs l’influence bienfaisante qu’un maître de l’école, Lecocq de Boisbaudran,eut alors sur toute une génération de jeunes gens : Fantin Latour (1836–1904), Alphonse Legros, le grand Américain Whistler. Fantin est un peintre des plus sensibles et des plus fins. Il semble qu’en ce moment de 1860, l’air circule plus à l’aise dans la peinture. Les peintres sont sortis, les uns de la tension romantique, les autres de la forêt. Le grand exemple de Corot, sensible chez Lépine, celui de Delacroix, inspirent respect et admiration. Mais aux italiens, aux flamands, aux anglais, voici que, comme excitant étranger, succèdent les espagnols hautains. Cependant un Ricard (1823–1872), isolé volontairement dans son culte des maîtres, a donné quelques-unes des effigies les plus aiguës et les plus modernes. Les écoles locales, à ce moment, brillent encore avant de disparaître. L’origine provençale rapproche ici de Ricard Guigou (1833–1871), maître incomplet, mais sensible et vrai.
Manet (1832–1883) est un peintre de grande race et de grand goût. Il réagit contre les couleurs sombres de Courbet, de Théodule Ribot, d’autres encore. S’il doit aux maîtres espagnols, c’est à Vélasquez et à Goya ; mais avec un sentiment si personnel, un accent si authentique que toute la peinture après lui en est marquée. Si ceux qu’on appelle les impressionnistes l’ont devancé dans leurs recherches du plein air, ils ne sont pas moins, pour leur conception générale de l’art, ses disciples. Mais, en même temps que lui, un autre maître qui, par sa possession du mouvement des lignes s’égale aux grands, marque également, bien que diversement, sur les peintres qui le suivirent : Edgar Degas (1834–1917). Dans une veine pessimiste, apparentée, Forain, maître dessinateur, ainsi que Steinlen ont laissé des pages émouvantes.
N’est-ce pas un peu à Manet, puis au-delà de lui à Courbet et aux peintres de Fontainebleau que l’école hollandaise du milieu du siècle, l’école de la Haye doit son puissant et bref renouvellement ? Mais la vieille sève hollandaise y est aussi pour beaucoup. Bosboom (1817–1891) procède également de Bonington et de Jules Dupré. Josef Israëls (1827–1900 ?) ne semble rien devoir aux maîtres éclectiques français, avec qui il étudia, non plus qu’à Ary Scheffer. Son réalisme à la fois sombre et lyrique, son habileté manuelle et sa souplesse de matière remontent dans le temps, aux ancêtres du XVIIe, à l’émotion issue de Rembrandt. Autour de lui et après lui, les frères Maris Jacob et Wilhem, peintres de matière riche, évocateurs de paysages, puis Anton Mauve et Mesdag, portent dans le paysage la même sève et le même esprit.
L’école belge procède également des maîtres français : De Navez, élève talentueux de David, à Alfred Stevens, marqué par Courbet et Fantin, à Constantin Meunier. Vers la fin du siècle pourtant, des maîtres moindres, Laermans, Brackeleer réagissent ; mais c’est pour suivre de loin leurs ancêtres du XVe siècle ou du XVIIe.
Tandis que Manet et Degas tirent de la veine réaliste et contemporaine la matière de leur élévation picturale, un génial isolé : Puvis de Chavannes (1824–1898) construit, avec des moyens aussi modernes, ses visions de l’humanité éternelle. Puvis restera le grand décorateur de la seconde partie du XIXe, comme Delacroix fut celui de la première. S’il est moins peintre, moins vibrant, moins inventif, il a davantage le sens de la surface à décorer. Alors que tant d’écoles, depuis Ingres jusqu’aux pré-raphaëlites anglais, en passant par les Nazaréens allemands s’épuisèrent à rechercher l’esprit des italiens des XIVe et XVe siècles, en voulant imiter leur manière et leurs sujets, Puvis y atteint par des moyens modernes avec des sujets qui ne doivent rien à aucune autre mythologie que celle de l’humanité nue.
Le mouvement impressionniste, qui est à proprement parler le réalisme appliqué à l’expression des rapports de la lumière en plein air, est moins isolé qu’il ne semble. Les paysagistes anglais, et le plus grand de tous, Turner (1775–1851), visionnaire génial des brumes et du soleil, le hollandais Jongkind (1819–1891), le havrais Boudin (1824–1898), le marseillais Monticelli (1824–1886), prestigieux visionnaires ; les lyonnais Ravier, Guichard, Carrand et Vernay, peuvent, diversement et à divers moments de leur carrière, être considérés comme des précurseurs. Cela ne doit rien retirer au mérite de ceux qui codifièrent, si l’on peut dire, les recherches, et leur donnèrent leur plus forte expression : Camille Pissarro (1830–1903), l’anglais Alfred Sisley (1839–1899), Maximilien Luce (1858) et surtout Claude Monet (1840–1926), le plus sensible et le plus habile de ces maîtres de la lumière.
Alfred Renoir (1841–1920) et Cézanne (1839–1906) s’ils ont passé par l’impressionnisme, le dépassent. Renoir, par la puissance de sa vision, l’allégresse de ses nus, revient, avec des moyens renouvelés, à la grande tradition vénitienne. Cézanne est plus particulier encore. Le plus peintre des peintres, il semble qu’il réinvente la peinture. Nul plus que lui n’a su rendre la vibration tactile des volumes colorés. Tout pour lui est couleur et le modelé ne s’exprime par aucune ombre, mais par un ton opposé à un ton. Cézanne est l’initiateur de toutes les recherches de synthèse. Avec Van Gogh (1853–1890), hollandais génial et brûlé à son propre feu, avec Toulouse-Lautrec (1864–1901), évocateur d’une époque, avec Odilon Redon (1840–1916) pur et féerique, les moyens impressionnistes encore servent à la reconstruction du Monde. Seurat, que suivent Signac et Cross, inaugure les recherches d’un art plus exactement scientifique. Paul Gauguin (1848–1903) retrouve à Tahiti un nouvel exotisme et le sens de la synthèse. C’est de lui, de Cézanne et de Van Gogh que procèdent, à leurs débuts, les Fauves : Friesz, Manguin, Marquet, et le plus original, Henri Matisse, de plus en plus orienté vers les formules libres et les plus rares vérités de la couleur. Vuillard, dans des gammes fondues et sourdes, Bonnard, avec des tons nacrés et des rapports aigus ; Piot, Roussel, Puy, Dufrénoy expriment l’aboutissement précieux de cet âge. Cependant que Vlaminck, le Fauconnier et Segonzac remontent, par les Flamands, les Hollandais, ou leur tempérament propre, au réalisme de Courbet et que d’autres reviennent au classicisme par l’éclectisme.
D’ailleurs les ardentes divisions qui mirent en lutte les « partis » de la peinture, dans les premières années du XIXe siècle, disparaissent peu à peu, en même temps que disparaissent les résistances des tenants de la vieille académie. Des hommes du « centre » pourrait-on dire, Chartes Cottet, Lucien Ménard, Albert Besnard, Aman Jean participent aux mêmes expositions que les Fauves. Le Suisse Félix Valotton fut, avant la lettre, avec un souci serré de la forme et des valeurs tactiles, un rénovateur du classicisme. Les théories surtout de Maurice Denis aidèrent ce mouvement.
Le mouvement cubiste fut une réaction violente à la fois contre les tendances et contre l’esprit de l’impressionnisme et de toute la peinture antérieure. Jamais révolution plus complète d’un idéalisme plus absolu ne fut tentée contre la nature. En dépit des variétés d’aptitude de Picasso, du talent de Brague, le cubisme n’a réussi qu’à orienter, dans un sens expressif par sa simplicité même, la décoration moderne et l’art de la publicité.
Désormais, il n’y a plus, en peinture, d’écoles locales. Paris est le creuset où convergent et se fondent toutes les tendances. Seule l’école allemande, issue, à travers Corinth, des romantiques, a une vitalité propre, moins picturale que graphique, avec des artistes expressifs, Pechstein, Nolde, Grosz. Les tendances expressionnistes ne sont pas sans influence sur les Belges contemporains : Permeck ou Masereel. Mais la Belgique, l’Angleterre centrale, la Hollande et le Japon même vivent du même foyer international et à leur tour l’alimentent.
Nous n’avons rien dit, au cours de cet exposé incomplet, des écoles extrême-orientales. Leur examen, fort différent de celle des artistes de mentalité européenne, exigerait une préparation et des préambules qui excéderaient cette étude. Mais ce que nous avons dit, en débutant, des caractères généraux et du rôle de l’œuvre d’art comme expression d’une race ou d’un individu, s’applique aussi bien à ces formes d’art qu’à celles qui nous sont plus habituelles, qui, d’ailleurs, ont subi en maintes époques, et en particulier à la fin du XVIIIe, puis autour de 1880, l’influence des Asiatiques. Actuellement, il faut noter aussi l’attraction exercée sur les artistes par les styles nègres et polynésiens, attraction moins due à une pénétration profonde et fraternelle de ces races qu’à un snobisme désœuvré et maniaque.
— TIBURCE.
PENSÉE (ET ACTION)
Bien qu’elle soit rédigée en style lapidaire, la Déclaration des Droits de l’Homme est loin de définir d’une façon précise les conditions dans lesquelles pourra s’exercer la liberté de la pensée. A l’article 11, il est dit : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme, tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Que doit-on entendre par abus ? Plus loin, au nombre des dispositions fondamentales garanties par la Constitution, il est répété :
« La Constitution garantit pareillement comme droits naturels et civils : 5° la liberté à tout homme de parler, d’écrire, d’imprimer et publier ses pensées, sans que ses écrits puissent être soumis à aucune censure ou inspection avant leur publication... »
Et, peu après :
« Comme la liberté ne consiste qu’à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui, ni à la sûreté publique, la loi peut établir des peines contre les actes qui, attaquant la sécurité publique ou les droits d’autrui, seraient nuisibles à la société. »
Les droits d’autrui, quand il est faible, ont toujours été fort mal préservés par la justice. Par contre, le vague des termes, sûreté publique, société, a laissé la porte ouverte à l’arbitraire, que l’on prétendait bannir de nos institutions.
Ce n’est pas seulement, de ce fait, la possibilité d’expression de la pensée qui est mise en péril, mais la pensée même. Les préjugés spiritualistes de l’époque empêchaient de s’en rendre compte, et cette vérité est encore trop méconnue à notre époque. Ainsi, dans un récent article de Revue, nous lisons :
« Soit dit en passant, sans paradoxe, dans toutes les sociétés, sous tous les régimes politiques, la liberté de pensée a régné, aucune société n’a véritablement violé la liberté de conscience, phénomène purement intérieur ; tous les régimes se sont montrés tolérants... parce qu’ils ne pouvaient faire autrement par la nature des choses. L’on n’a jamais violé que la liberté des manifestations extérieures : discours, cris, chansons, ports d’emblèmes, écrits, cortèges. Cette liberté-là, toutes les sociétés l’ont violée, tous les régimes la violeront. »
Ces phrases expriment une erreur que l’examen des conditions du fonctionnement de l’esprit doit dissiper. Liberté de pensée et liberté de manifester sa pensée sont inséparables. Proudhon l’avait bien aperçu, lorsqu’il écrivait :
« L’idée, avec ses catégories, naît de l’action et doit revenir à l’action, à peine de déchéance pour l’agent... contrairement à ce qu’enseignent l’orgueil philosophique et le spiritualisme religieux, qui font de l’idée une révélation gratuite, arrivée on ne sait comment, et dont l’industrie n’est plus ensuite qu’une application. »
Tout être vivant est un faisceau de tendances.
« Sans arrêt, depuis sa naissance, avant cela même, dans le développement du germe, la vie consiste en ces mouvements spontanés et dirigés, que le milieu extérieur ne fait que stimuler, qui aboutissent à le modifier aussi à quelque degré, mais toujours se suscitent l’un l’autre en vertu de nécessités intérieures ; on peut les nommer indifféremment, et selon les points de vue, fonctions, instincts ou tendances. » (D. Parodi)
En nous assimilant à l’être que nous voyons vivre sous nos yeux, nous pouvons dire que l’aspect intérieur qu’ont pour lui ces mouvements spontanés répondant aux stimulations extérieures qui libèrent son énergie propre, est l’élément primordial, la substance de sa pensée. Activité et pensée sont les deux faces complémentaires du comportement de l’être, les composantes de sa vie.
« L’activité de l’esprit consiste dans la vie des idées ; les idées sont des êtres vivants, c’est-à-dire qu’elles ne s’épuisent ni dans leur apparition, ni même dans leurs transformations intérieures ; elles agissent ; même elles sont elles-mêmes une action extérieure, un mouvement. Concevoir une lettre adressée à un ami, c’est déjà commencer à lui écrire, réaliser les actes nécessaires pour faire ce qui est imaginé. L’action extérieure est la prolongation de l’idée, l’idée elle-même vue du dehors. » (L. Brunschvicg)
L’effet du stimulus extérieur est de provoquer l’attention corrélative à la sensation. Or, l’attention est la prise d’une attitude, la suspension de mouvements en cours, une nouvelle orientation de la tête et du regard, l’activation de certains muscles. À des mouvements presque imperceptibles, l’observateur exercé reconnaît l’éveil d’une pensée.
On a dit que les tendances de l’être vivant inclinaient toutes également, en dernière analyse, à conquérir l’univers à multiplier sa formule individuelle, à imposer au milieu son propre rythme. C’est sans doute là l’aspect extérieur de la vie. Au dedans, l’activité se traduit par la recherche de l’équilibre avec le milieu, absorption et assimilation quand la chose est possible, harmonisation des rapports dans le cas le plus général, harmonie constamment compromise, constamment rétablie. Dans la vie psychique, cela se traduit par la persuasion d’autrui, la propagation de son idée ou l’assimilation de la pensée des autres, en un mot, par l’échange libre des pensées.
Toute idée, aussitôt conçue, se manifeste-t-elle par un acte ? Ce qui caractérise les êtres les plus élevés en organisation, c’est la faculté de différer l’action, de freiner les mouvements instinctifs non rationnels pour les corriger en tenant compte de l’expérience passée. L’énergie activée par l’impression venue du dehors est tenue en réserve, associée à d’autres pour n’être libérée qu’au moment le plus favorable ; le geste automatique ne s’accomplit pas.
« Brusquement, l’idée de l’acte se sépare du mouvement organique et attire l’attention de l’esprit. Au lieu d’être une source d’impulsion vers le dehors, elle revient en quelque sorte sur elle-même, et devient le point de départ de la réflexion. L’action à laquelle conduit la tendance est alors une action intellectuelle ; elle consiste à coordonner par rapport à l’idée initiale d’autres idées secondaires qui sont en relation avec elle... L’intervention de la réflexion a ainsi transformé et élargi le caractère de la tendance. A l’idée initiale est suspendue maintenant une série de mouvements successifs... » (L. B. déjà cité)
Ainsi, le freinage de l’acte impulsif, lorsqu’il a son point de départ dans l’individu impressionné lui-même, loin d’être un renoncement à l’activité, est, au contraire, la préparation à une activité extérieure plus intense et plus efficace. Que va-t-il advenir si l’arrêt vient de la rencontre d’une force extérieure prépondérante abolissant la tendance individuelle ?
Ce qui réalise le mieux la suppression de l’activité de l’homme, c’est son retranchement du milieu social où il vit normalement : la réclusion. Or :
« L’homme ne peut se suffire à lui-même en plein isolement. Son intelligence est incapable de se développer pleinement si, par les messages de la parole, de l’écriture, elle n’entretient correspondance avec les intelligences contemporaines et proches... »
En cas de réclusion :
« L’expérience a montré que c’était là une insigne cruauté et que les condamnés mouraient bientôt ou sombraient dans la démence. » (Dr Desfosses)
Plus l’individu est inculte, plus la séquestration le dégrade. Chez l’homme civilisé, le geste symbolique, le geste descriptif sont l’accompagnement ordinaire de la parole. Chez le primitif, ils sont l’essentiel du langage : sans mimique pas de compréhension réciproque. Bien plus, le langage tout entier est une action dramatique évoquée par la voix et le geste, devant l’interlocuteur. Un Boschiman est bien accueilli et embauché en qualité de pâtre par un blanc qui ensuite le maltraite. Il s’enfuit et est remplacé par un autre qui se sauve à son tour. Voici, d’après Wundt, comment il raconte le fait :
« Boschiman-là-aller, ici-courir-vers-blanc, blanc-donner-tabac, Boschiman-aller-fumer, blanc-donner-viande, Boschiman-aller-manger-viande, se-lever-aller-maison, Boschiman-aller-faire-paître mouton blanc, blanc-aller-frapper-Boschiman, Boschiman-crier-fort-douleur, Boschiman-aller-courir-loin-blanc, Boschiman-ici-autre, lui-faire-paître-moutons, Boschiman-tout-à-fait-partir. »
La phrase n’est qu’une suite de simulacres d’actions, une succession d’images concrètes, de faits vécus. Une foule se comporte comme un homme primitif ; pour qu’une pensée commune naisse chez elle aussi bien que pour qu’elle s’exprime, il faut les cris, les gesticulations, les manifestations d’ensemble. Faire obstacle à l’expression tumultueuse chez celle-là, c’est stériliser la pensée. Si, au contraire, chez l’homme cultivé, l’idée non productrice d’effets immédiats se réfléchit, se multiplie, le résultat, bien que différé, finit pourtant par être le même lorsque aucune voie ne s’ouvre à l’expansion du flot d’énergie mentale qui s’est accumulé. La déchéance intellectuelle est fatale.
La suppression totale de l’activité n’est pas la seule manière de réduire la sphère intellectuelle ; c’est même la moins usitée. La coutume, la loi, l’opinion publique atteignent au même résultat, en imposant à l’homme des actes monotones, des gestes rituels qui, même s’ils ne sont pas en opposition avec ses tendances naturelles, envahissent le champ de la conscience, au détriment des autres aspirations. Religions, castes, Etats usent de ce procédé pour assurer leur empire.
Obligation d’avoir une attitude respectueuse en présence de cérémonies publiques multipliées à dessein — c’est ainsi que sous l’Ordre Moral, on courait quelque risque à ne pas se découvrir au passage d’une procession -, application apportée dès l’enfance à la répétition fréquente des gestes et paroles rituels ; attention ramenée périodiquement sur des conceptions mystiques par des appels bruyants, telles sont les contraintes que les clergés ont toujours imposées à l’élargissement de l’horizon intellectuel. En milieu confiné, la pression d’un voisinage routinier achève de comprimer toute imagination novatrice.
Tous les groupements autoritaires ont eu recours à l’exécution de manœuvres standardisées, de gestes mécaniques pour conduire la pensée dans une voie unique. La recherche de cette fixation fut le véritable motif pour lequel, contre tout bon sens, les dirigeants ont toujours réclamé la prolongation du service militaire. C’est à cet assujettissement auquel ont été soumises deux générations qu’il faut attribuer pour une large part l’affaissement intellectuel et moral des civilisés européens. Dans d’autres castes : administration, magistrature, des cérémonies mondaines au déroulement stéréotypé, détournaient leurs membres de l’étude et d’un développement original, et atteignaient le même but moins sûrement cependant.
Ce qui agit dans le même sens sur la population ouvrière, c’est la rationalisation irrationnelle en vogue aujourd’hui, mais inaugurée dès l’introduction du machinisme. Ici encore nous sommes en présence d’une répétition automatique d’actes monotones qui ne tardent pas à perdre tout intérêt pour qui les accomplit. Les défenseurs de la rationalisation prétendent que précisément cet automatisme libère l’esprit qui peut vaguer à son aise. Erreur : une succession d’images n’est qu’un simulacre de pensée lorsqu’elle envahit un cerveau astreint à ne pas détourner son attention d’un mouvement ininterrompu.
L’idée n’est nullement indépendante du jeu de l’appareil musculaire. Notons, en effet, que bon nombre de physiologistes contemporains admettent que l’énergie nerveuse, aliment de tout psychisme, s’élabore autant dans le muscle que dans le système nerveux qui serait avant tout un organe de concentration et de conduction. Même si ces vues ne représentaient pas encore toute la vérité, il reste que le fonctionnement du nerf et celui du muscle sont accordés quant à leur rythme
A la contrainte de l’opinion, de la coutume, de la caste, de la pratique industrielle, vient s’ajouter celle de l’Etat et de sa législation répressive. Nous ne mentionnerons que les lois du 16 mars 1893, 12 décembre 1893 et 28 juillet 1894, dites lois scélérates. Il suffit de préciser qu’elles punissent la manifestation la plus discrète, la plus intime de la pensée : une simple conversation, dénoncée par un seul interlocuteur sans autre appui à cette unique déclaration qu »un ensemble de charges dont la nature et le poids sont laissés à l’appréciation du juge. La loi frappe des conceptions intellectuelles, apologie de certains actes en général, sans viser quiconque, alors que les opinions exprimées ne sont traduites ni par des actes ni par des faits dommageables à autrui. Oppressives pour la pensée, ces lois ne sont pas moins dangereuses pour la société. Exprimée, discutée, contredite, l’idée, si elle est fausse, est abandonnée par son auteur qui, tout au moins, perd confiance dans la possibilité de sa réalisation. Ruminée, dans la solitude par quelqu’un qui a plus de caractère que de jugement, elle aboutit à des conséquences désastreuses pour tous. La propagande, à notre avis, ne s’est pas assez obstinément appliquée à poursuivre l’abolition de ces lois. Jusqu’ici, les gouvernants n’ont pas osé en faire une application intégrale ; mais le fascisme est là, guettant l’occasion.
Si l’action est le germe et l’accompagnement obligé de la pensée, il paraît tout aussi évident que l’action· sans la pensée est inconcevable. Cependant, cela n’a pas été aperçu de tout temps :
« Dès l’abord, l’action de l’homme s’est, pour l’essentiel, appliquée au réel. »
C’était, nous l’avons vu, la condition préalable de la manifestation de la pensée réfléchie. Mais l’erreur, à certaines époques, fut de regarder comme étrangers l’un à l’autre le domaine de la Pensée et celui de l’Action.
Tout montre que, au contraire, la pensée s’est d’abord exercée de préférence sur le fictif et l’imaginaire... Les mots, les sens que l’homme leur a forgés... ont engendré bien des pseudo-problèmes, dont certains encombrent encore de leur poids inutile, non seulement la philosophie, mais jusqu’à la science... Seule, la parole a permis à l’activité technique de se transmettre et d’assurer son progrès ; seul, le progrès des techniques a contraint la parole à abandonner ses illusions et à limiter le monde verbal à ce rôle de substitut, d’équivalent maniable du monde réel, dans lequel il est indispensable au libre et plein exercice de la pensée. » (Dr Ch. Blondel, mars 1931.)
De nos jours, l’école pragmatiste a prôné encore le primat de l’action. Elle n’arrive qu’à justifier le succès obtenu par tous les moyens, l’odieux arrivisme. Contre elle maintenons notre conception, héritée de Proudhon, à la fois réaliste et idéaliste : pas de pensée qui n’ait son point d’appui dans l’action ; pas d’action qui ne puisse trouver sa justification dans la mise en œuvre d’une pensée logique et créatrice.
C’est, d’ailleurs, d’un processus semblable que découle toute notre connaissance. Elle part d’une synthèse intuitive, perception d’un ensemble que notre esprit analyse pour reconstituer finalement l’objet, grâce à une nouvelle synthèse élaborée.
Dans le champ de la perception, l’objet est saisi comme un ensemble, et d’autre part chez tout homme, et plus visiblement chez l’enfant, la perception est accompagnée d’un désir, d’une tendance, d’un mouvement de préhension. L’esprit décompose cet ensemble, découvre des similitudes entre les parties disjointes, aussi bien qu’avec les éléments analogues issus d’analyses précéden