L’Encyclopédie Anarchiste — J
J
Les Origines : Ignace de Loyola
Origines musulmanes du Jésuitisme
Premières difficultés et premiers succès
Les raisons du succès de la Compagnie
Rapide histoire de la Compagnie en Europe
Du fonctionnement de la Compagnie
L’obéissance chez les Jésuites
Un moyen de gouvernement : la Confession
L’œuvre pédagogique de la Compagnie
Après la dissolution de l’Ordre
III. EVOLUTION ET FORMES DU JEU
IV. RÔLE DES ÉDUCATEURS (parents et maîtres)
JUDÉO-CHRÉTIENS (COMMUNISME DES)
JUGE IMPOSE, ARBITRE VOLONTAIRE
JUGEMENTS (sentences juridiques)
JURY (Organisation et historique)
JUSTICE (L’Etat et la vengeance sociétaire)
JUSTICE (Historique des institutions de)
QUELQUES SENS PARTICULIERS — ANCIENS OU MODERNES — ATTACHÉS AU MOT JUSTICE
JACOBINISME
n. m.
Doctrine des Jacobins. Dans la langue courante de la politique, le mot Jacobinisme est appliqué à l’état d’esprit, aux procédés et au programme démocratique des partis dits « de gauche ». Le Jacobinisme, au commencement de ce XXème siècle, semble résumé dans ces deux formules : « Le progrès dans l’Ordre et la Liberté. — Ni réaction, ni Révolution. « Formules qui n’ont , en soi, aucune signification précise, étant donné que ce qui est Ordre pour ceux-ci est Désordre pour ceux-là , et que ce qui est Liberté pour les uns est licence pour les autres. Etant donné aussi que le mot Réaction peut être pris dans le sens de marche en arrière et le mot Révolution dans celui de marche en avant. Quand les partis de gauche affirment qu’ils repoussent et combattent avec la même force tout mouvement de réaction et de révolution, ils affirment, du même coup, qu’ils ne veulent ni reculer, ni avancer et, donc, que leur programme est de rester sur place. A ce piétinement s’oppose la vie, le cours des événements comportant sans cesse le mouvement et que le mouvement, politiquement parlant, implique nécessairement l’arrière ou l’avant, le passé ou le futur. Les partis politiques qui se proclament adversaires et de la Réaction (marche en arrière) et de la Révolution (marche en avant), ne sont et ne peuvent être que ceux dont les chefs sont nantis du Pouvoir ou en escomptent la prise de possession en un laps de temps très court. Le présent satisfait leurs intérêts et ambitions ; il sourit à leurs projets de domination et ils voudraient que ce présent s’éternisât. Flattant la moyenne et la petite bourgeoisie actuellement fort nombreuse, ils agitent alternativement le spectre de la Réaction et de la Révolution, afin de maintenir et de consolider leur pouvoir sur la peur du sombre passé et de l’avenir incertain. Telle est la doctrine que professent actuellement les partis de démocratie qui, volontiers mais sans loyauté ni courage, se targuent de représenter de nos jours le Jacobinisme d’antan.
JACOBINS ( Club des )
Pendant la révolution française, les animateurs les plus fougueux et les plus exaltés de cette époque violemment tourmentée se réunissaient, à Paris, dans l’ancien couvent des jacobins, religieux se rattachant à la règle de saint Dominique. C’est à cette circonstance que ce club doit son nom. Durant plusieurs années, et notamment en 1792, 1793 et 1794, le club des Jacobins, qui comptait parmi ses membres les partisans les plus actifs et les plus passionnés de la république « une et indivisible », joua un rôle considérable, voire de premier plan. Composé des adversaires les plus acharnés de la royauté et des ci-devants », il poussa très loin- pour l’époque- les revendications et mesures, pour tout dire : le programme tendant à l’avènement d’un régime de liberté inconnu sous la Monarchie et d’égalité civique rendu impossible, avant 1789, par les survivances de la féodalité, par les privilège de la Noblesse et du clergé, par l’inégalité fortement accusée des castes.
Les jacobins soutinrent jusqu’au bout le comité de salut public qui donnait des ordres à la convention. Robespierre et Saint-just en furent les champions les plus ardents et, jusqu’au 9 Thermidor, celui qu’on désignait avec une craintive admiration sous le nom de « l’incorruptible » fut âprement défendu par ses amis jacobins.
Supprimée en 1794, après le 9 Thermidor, la Société des jacobins tenta de se survivre et reparut sous diverses formes. Mais son rôle fut de plus en plus effacé, jusqu’à ce que, frappée d’impuissance, elle fut définitivement dissoute 1799. Son nom reste attaché, dans l’histoire de la révolution française, aux décisions les plus hardies et les plus violentes et aux mouvements les plus populaires.
JACTANCE
n. f. (du latin Jactancia, de jactare, vanter, proprement : lancer au loin)
Hardiesse à se vanter, à se faire valoir. La jactance est le fait des individus qui, ayant de leur personne une haute opinion, sont tourmentés du désir de se faire prendre en haute estime par autrui. Un auditeur délicat et modeste se sent mal à l’aise quand il est appelé à entendre quelqu’un raconter les exploits dont il a été ou se prétend avoir été le héros. Rien que d’être narrées par celui qui se flatte de les avoir accomplies, les prouesses les plus méritoires et qui seraient dignes des plus vifs éloges, perdent la plus grande partie de leur valeur. Et lorsqu’il advient que celui qui parle pousse la jactance jusqu’à tirer vanité d’actes imaginaires, ce qui n’est pas rare, cette jactance devient méprisable.
L’homme de réelle valeur se garde soigneusement de toute jactance. Seul, un être brutal et grossier songe à se vanter de sa force musculaire ; seul, un demi-savant prend plaisir à étaler sa demi-science ; seul, un artiste de bazar a l’outrecuidance de parler avec emphase de son talent.
Le vrai savant est modeste ; il est incommodé par les flatteries immodérées dont il peut être l’objet, car plus il sait et plus il a conscience de ce qu’il ignore encore et lui reste à apprendre. Le véritable artiste se sent indigne du culte qui lui est rendu publiquement par ses thuriféraires, parce qu’il porte en soi la pensée de l’oeuvre idéale et presque parfaite qu’il ne parvient pas à exécuter.
On entend des enmillionés parler avec jactance de leurs fabuleuses richesses. Ne sentent-ils pas l’indécence de pareils propos ? On entend des dictateurs, des ministres, des capitaines d’industrie, des chefs militaires se vanter de tenir sous leur main de fer des millions de sujets, des centaines de milliers de soldats ou des dizaines de milliers de travailleurs. C’est à croire que, chez eux, tout sens moral est aboli par le pouvoir dont ils sont revêtus.
La jactance est un des travers les plus détestables.
JALON
n. m.
Tige de fer, piquet, bâton, baguette on tout autre objet qu’on enfonce dans la terre pour prendre un alignement, marquer le tracé d’un chemin, indiquer le point où l’on en est, etc. Au figuré, jalon signifie un ou plusieurs pas faits dans une voie quelconque. La carrière dans laquelle on entre, à laquelle on consacre ses connaissances, son activité, ses talents comporte parfois de multiples jalons. Ceux-ci désignent les progrès successifs qui se sont succédés au cours de celte carrière.
On peut considérer que chaque fois que, dans un domaine quelconque, les hommes ont réalisé un progrès dans la voie qui les conduit vers le mieux, ils ont planté un jalon. « Nous avons poussé nos investigations et nos conquêtes jusqu’ici. Nous confions à nos successeurs la mission de les poursuivre et de planter, ainsi, un jalon de plus dans la voie que nos prédécesseurs avaient ouverte et que nos travaux ont élargie, embellie ou poussée plus avant. » Tel est, ici, le sens du mot Jalon.
Longue, excessivement longue, rude, terriblement rude, est la route qui, lentement, conduira l’humanité au but de ses efforts : la vie moins dure progressivement étendue à une fraction de plus en plus considérable de la population, jusqu’à ce que la joie de vivre succède, pour la totalité des individus, à la douleur d’exister. Ce but admirable sera atteint ; les anarchistes en ont l’indéfectible certitude. Ils savent que la route qui y mène est à peine tracée ; que, comparée à la voie spacieuse et facile où s’engouffre le troupeau sous la conduite de ses mauvais bergers, le chemin dans lequel ils se sont engagés et travaillent à entraîner les déshérités est étroit, rugueux, hérissé d’obstacles, extraordinairement difficultueux. Mais ils savent aussi que la grande voie aboutit à une impasse ; tandis que, s’élargissant peu à peu, s’embellissant sans cesse, graduellement débarrassé des obstacles qui obstruent, ralentissent et rendent pénible la marche en avant, le petit chemin doit aboutir, aboutira aux plaines fertiles et verdoyantes, aux altitudes majestueuses et sereines.
C’est pourquoi, inaccessibles au découragement, ils poursuivent d’arrache-pied l’accomplissement du labeur qu’ils ont délibérément entrepris ; ils ne songeront au repos que lorsque, tous obstacles brisés, toutes résistances vaincues, apparaîtront aux yeux des hommes ayant définitivement brisé le cercle de fer où l’Autorité les emprisonne, ces plaines vastes et fécondes dont les produits assureront le bien-être de tous et ces altitudes magnifiques d’où la pensée devenue libre s’élèvera toujours moins inquiète et plus rayonnante.
Chaque génération d’anarchistes plante un ou plusieurs jalons sur la route douloureuse que suit l’humanité en marche vers les devenirs de Justice, d’Egalité sociale, de Savoir, de Concorde, de prospérité et d’indépendance. Dans cette tâche aussi rude que sublime, ils sont déjà et ils seront de plus en plus secondés par tous les hommes de bonne volonté. Ils adjurent de joindre leurs efforts aux leurs tous ceux qui peinent, souffrent, gémissent et dont les jours sont tissés de privations et de servitudes ; tous ceux aussi dont la conscience se révolte et dont le cœur s’émeut au spectacle de l’iniquité et de la souffrance imméritées qui accablent les classes laborieuses, tandis que les satisfactions de l’estomac, les joies du cœur et les fêtes de l’esprit restent l’apanage de la classe parasitaire. Ils ne rejettent le concours de personne, hormis l’aide intéressée des intrigants, des ambitieux, des arrivistes qu’ils laissent volontiers aux partis politiques, maîtres d’hier, d’aujourd’hui ou de demain.
JALOUSIE
n. f.
« La haine à l’égard de la chose aimée, déclare Spinoza, s’appelle jalousie » ; elle suppose « une fluctuation de l’âme née d’un amour et d’une haine simultanée ».
Selon La Rochefoucauld :
« La jalousie est en quelque manière juste et raisonnable, puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient ; au lieu que l’envie est une fureur qui ne peut souffrir le bien des autres. »
Pour ces philosophes, comme pour le public, la jalousie est avant tout et même essentiellement amoureuse ; La Rochefoucauld, chez qui l’instinct de propriété s’avère particulièrement fort, la trouve, jusqu’à un certain point, légitime, et il l’oppose à l’envie toujours mauvaise, s’il faut l’en croire. En réalité, à l’exception de la jalousie amoureuse, déviation sexuelle de l’instinct de propriété, ce sentiment a fort peu retenu l’attention des psychologues ; sa parenté avec l’envie apparaît évidente. La jalousie n’est qu’un aspect honteux de l’envie ; de l’une comme de l’autre on peut dire qu’elles sont essentiellement un désir pour soi-même à l’exclusion d’autrui, un égoïsme compliqué d’aversion à l’égard de nos semblables. Amour profond de sa propre personne, malveillance pour celle des autres, tel est le double élément qui s’y rencontre à dose variée ; avec la tendance à se parfaire qu’on ne saurait blâmer, elles en impliquent une autre illégitime, celle de frustrer, d’amoindrir, de dominer nos frères humains. Garder par devers soi des ressources inutiles, pour en priver les autres, voilà sans doute la pire forme de la jalousie. Il est vrai que, par accord tacite, les moralistes officiels réservent l’épithète d’envieux ou de jaloux aux humbles, aux souffreteux, aux vaincus. L’on déclare jaloux le soldat las de trimer pour l’avancement d’un général, l’ouvrier que dégoûte un travail avantageux pour le seul patron, l’écrivain trop amoureux de l’indépendance pour se pendre aux sonnettes d’académiciens gâteux ; alors que l’élite englobe le chef dont la gloire fut cimentée avec le sang d’autrui, le noceur qui prélève son abondance sur la misère de ses employés, le penseur dont la liberté d’esprit fut sacrifiée au désir d’être de l’Institut. A ces derniers les moralistes réservent les étiquettes bien sonnantes d’ambition légitime, d’émulation, etc. Mais l’émulation, tout connue la jalousie, implique le désir d’évincer des concurrents. L’élève qui veut être premier, le sportman engagé pour un championnat, l’industriel en lutte contre ses rivaux nourriraient de purs sentiments philanthropiques, à l’égard de ceux qu’ils désirent supplanter ? Malgré l’Académie, permettez qu’on en doute. Et ne réalise-t-il pas l’amoindrissement d’autrui, dont rêve le jaloux, le milliardaire qui accumule des richesses inutiles au détriment de la collectivité ? De même la joie de l’ambitieux vainqueur n’estelle pas sœur de la tristesse de l’envieux ? Si l’on baptise qualité le désir des honneurs ou du pouvoir, si l’on fait de l’émulation une vertu, pourquoi maudire l’envie leur commune mère ! Si le désir de frustrer autrui d’un bien convoité pour soi caractérise la jalousie n’est-elle pas le vice favori de nos élites prétendues ? Elle entre dans l’esprit de caste comme composant essentiel, les privilégiés n’estimant jamais assez infranchissables les barrières dont ils s’entourent. Témoin les précautions des gentilshommes sous les rois : pour barrer la route aux membres énergiques du Tiers-Etat, les quartiers de noblesse limitaient les aptitudes aux diverses charges de l’Etat. Pour écarter du pouvoir les citoyens pourvus seulement de science ou de talent, le gouvernement de 1815 puis, malgré des atténuations, celui de 1830 réservèrent aux riches contribuables les fonctions d’électeur, et à de plus riches encore le droit d’être élu. Mandarins de tous grades et de toutes écoles font, sous nos yeux, une guerre implacable à des non-diplômés qui les valent bien. Plutôt qu’obtenir la santé d’un médecin sans estampille, mourez nous dit la loi ! Les anciens élèves des grandes écoles se transmettent les meilleurs emplois comme un héritage patrimonial : ici règne Polytechnique, là Centrale ; et, s’il ne sort de la maison, rien à faire, même pour un ingénieur de génie. Grâce au jeu décevant de parchemins, qui prouvent en faveur de la chance ou du piston autant qu’en faveur du mérite, des éducateurs expérimentés moisissent dans des postes infimes, alors que des médiocres, sortis de Normale Supérieure, se pavanent dans les plus hautes chaires. Si les gens du commun nuisent à leurs maîtres en pensées, ces derniers se réservent en fait d’innombrables avantages au détriment de leurs inférieurs. En demandant à la loi ou à des règlements administratifs d’exclure quiconque n’est pas du clan, ils gardent néanmoins le beau rôle. Le médecin jaloux du guérisseur se retranche derrière le Code ; pour évincer l’autodidacte nos officiels disposent de décrets anonymes ; et les prétextes abondent quand on veut écarter l’ingénieur non polytechnicien. Or dépouiller injustement les autres, pour son profit personnel ou celui de sa caste, découle d’une jalousie illimitée ; les envieux les plus criminels sont ces privilégiés qui, sans cesse, rabaissent le peuple loin de l’élever. Qu’il soit loisible à chacun d’améliorer sa situation, parfait ; empêcher autrui d’y parvenir est coupable. Pourtant ce dernier but inspire l’appareil répressif de maintes lois, nos élites n’ayant pas, dans la supériorité qu’elles affectent, une confiance assez grande pour permettre que s’installent des concurrents. Juger à l’œuvre le professeur, le médecin, l’ingénieur ! les règlements s’y refusent avec énergie ; et l’on évite ainsi des comparaisons qui ne seraient pas toujours à l’avantage des détenteurs de parchemins. Aujourd’hui comme autrefois, nos élites prétendues s’adjugent le premier rang, grâce à l’exclusivisme et à l’a priori ; nul besoin de valeur effective pour une supériorité faite surtout de négations.
Nos pontifes officiels tonnent contre la jalousie, non des vampires trois fois saints de la classe aisée, mais du pauvre qui crie lorsqu’on le saigne sans ménagement. Diviseur aussi grand que commun des malheureux, dont l’entente sonnerait le glas de notre régime, elle doit pourtant être chère aux gouvernants. Et la multiplicité des échelons hiérarchiques, le savant dosage d’inégalités, qui dressent en adversaires les producteurs d’un même Etat, ont pour mission d’allumer cette passion génératrice de désaccords. En concédant aux vaincus des droits fort inégaux, Rome ne visait pas un autre but ; et, pour un motif identique, l’Angleterre accorde à ses colonies des traitements très variés. Désunir le parti contraire fut la tactique habituelle des politiques fameux ; son efficacité permet toujours aux minorités dirigeantes de domestiquer le reste des humains. Très larges à la base, très étroites au sommet, nos catégories sociales s’emboîtent comme des cercles de diamètre progressivement restreint, ou plus exactement se superposent tels les étages successifs de terrasses en pyramide. Conséquence, chaque catégorie tend vers la suivante, moins vaste et plus proche du centre, mais dédaigne celle qui précède. Ainsi la jalousie se reporte sur des intermédiaires sans atteindre en général le sommet. Le soldat se plaindra du caporal, qui se plaindra de l’adjudant, qui se plaindra du capitaine, etc., mais, parce qu’il est trop loin, ils négligeront le grand coupable, celui qui commande en chef. La rancune des victimes s’arrête avant d’atteindre les responsables, on maudit le bras en respectant la tête. Une ingénieuse division du travail permet même aux chefs de paraître justes et bons quand ils ne le sont pas. Un général affectera la bonhomie avec le simple troupier, mais voudra que ses officiers punissent pour de sottes futilités ; le ministre, bon enfant pour les solliciteurs, sermonnera l’huissier coupable de les introduire ; le parlementaire, tout miel devant ses électeurs, demandera au préfet d’éconduire les importuns. Ils se réservent la sympathie, laissant aux subalternes les rancœurs ! Rupture d’équilibre entre l’offre et la demande, nécessité du combat pour vivre ou procréer, voilà la racine primordiale de l’envie chez l’animal et chez l’homme. Entre les plantules innombrables qui dressent leurs frêles tiges, au début du printemps, la jalousie serait atroce si, par impossible, elles savaient que les plus énergiques seulement continueront de vivre en automne. Dans la forêt aux pullulations irraisonnées s’entend ; non dans le champ de labour où l’on proportionne la semence au terrain, ni dans le verger dont les jeunes arbustes sont trop distants pour se nuire. Une multiplication excessive, sans rapport avec les ressources disponibles, rend inévitable le combat ; où une graine suffirait s’en trouve cent, où une plante pourrait vivre on en compte dix : toutes périront si nulle ne vainc. Par contre aucune lutte fratricide sur une terre non surpeuplée, mais un effort de croissance capable d’aboutir aux merveilles de nos jardins ou de nos potagers, Dès lors, pourquoi faire fi de toute prudence, quand il s’agit de perpétuer le genre humain ? Faut-il apporter moins de soins à la procréation, dans notre espèce, que l’horticulteur n’en dépense pour obtenir de belles fleurs ? Science et raison auraient leur mot à dire pour que cesse la jalousie attenante à notre mode de reproduction ainsi qu’à l’injuste répartition des biens faite par la société.
— L. BARBEDEITE.
N.-B. — On trouvera — reprises et développées — les idées de cette étude dans une brochure : Le Règne de l’Envie, que va publier « La Brochure mensuelle »,
JALOUSIE
La jalousie sexuelle est caractérisée par le besoin d’exclusivité dans la possession des êtres que l’on aime, ou que l’on désire. Ce besoin se traduit par la souffrance morale plus ou moins vive que l’on éprouve, lorsque l’on soupçonne, et surtout lorsque l’on constate, qu’ils accordent à d’autres que nous leurs caresses, ou brûlent de les leur accorder. Il en résulte un état de tristesse et de colère, qui peut aller jusqu’au meurtre et au suicide, tout au moins jusqu’à des violences graves. Communément les jaloux recourent a toute sorte de stratagèmes intéressés, pour éloigner leurs rivaux, et ramener à eux seuls l’objet de leurs convoitises. Ils usent tantôt de la prière et tantôt de la menace ; mettent en valeur des principes moraux et des arguments sociaux, dont ils paraissaient n’avoir auparavant nul souci. Les sages seuls s’abstiennent stoïquement, sachant par expérience combien sont vaines, la plupart du temps, ces manœuvres ; combien leur résultat le plus clair est, en nous rendant ridicules ou odieux, d’achever d’éloigner de nous des personnes que nous aurions voulu, pour le reste de l’existence, ou tout au moins jusqu’à extinction de notre flamme, lier à notre destin.
La jalousie n’est pas le produit d’un raisonnement philosophique. Comme l’amour, la haine, la douleur, ou le plaisir, elle surgit en nous indépendamment de notre volonté, et il ne dépend pas de notre caprice qu’elle cesse ou non de nous torturer moralement. Mais ceci n’en légitime pas les excès, et ne comporte point que nous ne puissions réagir contre cette passion détestable, jusqu’à l’empêcher de nuire à nous-mêmes et aux autres, comme il nous est loisible de réagir contre la tyrannie des instincts et l’entraînement des mauvaises habitudes.
L’orgueil est pour beaucoup dans la production de la jalousie. On ne se contente pas de chercher à plaire ; on voudrait plaire plus que tous les autres, et n’avoir qu’à paraître pour les éclipser. En conséquence, on se trouve mortifié lorsque l’on constate que l’on n’attire point tous les regards et, lorsque se détournent de nous des personnes qui nous sont chères et que déjà nous avions conquises, la concurrence nous devient insupportable. On voit ainsi des hommes et des femmes, par pure fatuité, s’efforcer de détruire des unions, afin de se démontrer à eux-mêmes qu’ils sont irrésistibles et que nul ne leur peut être comparé. On en voit qui, n’aimant plus guère une personne et l’ayant presque oubliée, sont transportés de colère en apprenant qu’elle n’est pas, de cet abandon, morte de chagrin et qu’elle a retrouvé, en d’autres étreintes, le bonheur.
Cependant la jalousie paraît être surtout le résultat de la sélection amoureuse. En effet, on n’est guère jaloux des personnes avec lesquelles on s’est occasionnellement accouplé pour la simple satisfaction d’un besoin physiologique. Le voyageur, obsédé par les senteurs printanières et qui, dans son isolement, n’a d’autre recours que d’entrer au lupanar, n’éprouve point de jalousie à l’égard du client qui lui succédera sur le lit de la prostituée. Il n’a pour cette femme aucune préférence marquée. Il sait que la banalité du service rendu, des centaines et des milliers d’autres femmes pourront le lui procurer, en échange d’un peu d’argent. Cette compagne d’une heure ne représente pour lui rien de rare ni de précieux.
Il n’en est plus de même lorsque, après des années parfois de solitude sentimentale, d’expériences vaines et de contacts décevants, il rencontre enfin : soit la courtisane experte à lui procurer à un degré inconnu l’ivresse des sens, soit l’épouse éminemment apte à réaliser son idéal de bonheur familial, soit encore l’intellectuelle partageant sa conception de l’existence et ses aspirations. Celles-ci, avec des caractères différents, représentent pour lui des possibilités, sinon uniques, du moins tout à fait exceptionnelles, de vivre intensivement sa vie, et il s’oppose farouchement à ce qui serait susceptible de compromettre sa félicité, car il s’agit de joyaux qui ne se remplacent pas avec certitude du jour au lendemain.
En de telles circonstances et tant qu’il ne tourne point à la folie furieuse, ou à la manie de la persécution, le désir égoïste d’accaparement, identique dans les deux sexes, procède, il faut le reconnaître, d’une certaine logique.
Dans un autre domaine, ils ne s’inspirent pas de préjugés, mais de réalités positives : l’homme qui souffre à l’idée qu’une gouvernante, trop souvent indifférente, pourrait être appelée à remplacer, auprès de ses enfants, leur mère partie en escapade ; la femme qui, ayant trouvé, avec le nid qui lui convient, une appréciable aisance, s’inquiète à l’idée d’en être frustrée. Je n’insisterai pas sur le cas du mari qui, contraint par la loi de prendre à sa charge les enfants de sa femme, appréhende d’endosser l’onéreuse responsabilité de ceux qu’elle pourrait faire avec des amants, ordinairement peu scrupuleux sur le chapitre de la procréation, lorsqu’ils sont assurés de n’en point supporter les frais.
Ce sont là complications d’existence, dues à des soucis économiques, que pourra faire disparaître une organisation sociale plus rationnelle que celle que nous subissons.
Il n’en serait pas moins utopique de supposer que l’instauration d’une société communiste serait capable de supprimer automatiquement, avec le goût de l’exclusivisme en amour, la réapparition de sentiments de jalousie qui sont antérieurs à la société capitaliste, et que l’on constate, d’ailleurs, chez beaucoup de nos frères inférieurs les animaux, en pleine nature.
Ce n’est pas chez eux qu’il y a lieu de puiser les meilleurs exemples, mais bien dans le type d’une humanité dégagée, par l’éducation, de ses brutalités ancestrales. Cependant il est indispensable qu’à l’éducation actuelle, qui légitime la jalousie, et lui fournit des excuses et des armes, au nom de principes moraux abominables, soit substituée, dès à présent, une éducation plus haute, basée sur le respect de la personne humaine et la libre disposition de soi.
Il n’est ni ridicule ni odieux de souffrir par l’abandon, ou la crainte de l’abandon, d’êtres aimés qui ont pris dans notre existence une importante place. Mais il est ridicule de ne savoir point se dominer, et de se livrer pour cela à des extravagances de mélodrame. Il devient odieux, et il est d’ailleurs maladroit, d’user de la contrainte. Il est stupidement criminel de recourir à l’assassinat
— Jean MARESTAN.
JALOUSIE SEXUELLE
S’occuper du problème social au point de vue anarchiste et négliger les ravages et la répercussion de ce terrible fléau qu’est la jalousie, dans l’humanité, me paraît un illogisme.
Voici plusieurs raisons à l’appui de ce point de vue :
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La jalousie cause, en France, bon an mal an, mille à douze cents victimes. Ce chiffre ne concerne, bien entendu, que les drames et les ravages de la jalousie connus publiquement. Si la proportion est la même hors de France, c’est quarante à cinquante mille victimes que cet aspect de la folie immolerait annuellement ;
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Il y a à considérer les moyens auxquels ont recours les jaloux pour assouvir leur fureur. On assassine par jalousie sexuelle en se servant de ciseaux, poignards, tiers-points, stylets, couteaux de diverses sortes, marteaux, haches, hachettes, hachoirs, coupoirs, tranchets, rasoirs, flèches, navajas, bow knives, machetes, sabres, revolvers, fusils, etc. Pour tuer et se tuer, les jaloux ont recours au suicide, à l’empoisonnement, à la défenestration, à la pendaison, à l’immersion, à la strangulation, etc. Ils emmurent, calcinent, coupent en morceaux, crucifient. La crevaison des yeux, l’arrachage du nez, des oreilles, l’ablation des parties sexuelles, des mamelles, d’autres mutilations encore figurent dans le catalogue des supplices infligés aux êtres que les jaloux prétendent aimer d’un amour sans rival. (Il n’est question ici de l’antiquité ni du Moyen-Age. Ces détails ont été relevés sur divers journaux quotidiens de pays différents, pour la période 1927–1928. Le vitriol, dont on s’est tant servi jusqu’à l’apparition du browning, est passé de mode). Je ne parle pas ici des dénonciations à la justice, les maisons centrales sont pleines de pauvres hères livrés par des jaloux de l’un et l’autre sexe. (Si quelqu’un m’accusait d’exagérer quant à la variété des moyens mis en œuvre pour se venger, je le renverrais à une étude approfondie de la rubrique des drames passionnels, dans les gazettes de France et de l’extérieur) ;
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Les gestes d’empiètement ou les crimes auxquels la jalousie conduit nécessitant l’intervention de la loi et le jeu des sanctions pénales, ces actes renforcent les institutions autoritaires et resserrent les mailles du contrat social imposé.
De ce qui précède, on peut déduire, sans possibilité de contestation, que le jaloux est un type humain en voie de régression.
Le malheur est que ce spécimen retardataire se rencontre encore dans les milieux « d’avant-garde » ou « extrémistes ». Même chez les anarchistes, la jalousie cause des meurtres, des suicides, des mouchardages, des rixes et des brouilles entre camarades.
Il importe donc, selon moi, d’analyser la jalousie, de nous demander quel est son remède ; celui-ci connu, de combattre la maladie.
On m’a objecté que « la jalousie, ça ne se commandait pas ». Piètre objection ! Si nous acceptions cette objection cul-de-sac, ce serait à désespérer de tout effort tenté en vue de débarrasser l’humain des préjugés qui embrument son cerveau. Le croyant, le chauvin, disent, eux aussi, que la foi, l’amour de la patrie ne se commandent pas. Le capitaliste affirme aussi que le désir d’accumuler encore et encore ne se commande pas. La jalousie est diagnosticable, analysable comme n’importe quel autre sentiment autoritaire ou passion maladive.
Dans un roman utopique de M. Georges Delbruck : Au Pays de l’Harmonie, l’un des personnages, une femme, définit la jalousie en des termes lapidaires :
« Pour l’homme, expose-t-elle, le don de la femme implique la possession de ladite femme, le droit de la dominer, de porter atteinte à sa liberté, la monopolisation de son amour, l’interdiction d’en aimer un autre ; l’amour sert de prétexte à l’homme pour légitimer son besoin de dominer ; cette fausse conception de l’amour est tellement ancrée chez les civilisés qu’ils n’hésitent pas à payer de leur liberté la possibilité de détruire la liberté de la femme qu’ils prétendent aimer. »
Ce tableau est exact, mais il s’applique à la femme comme à l’homme. La jalousie de la femme est aussi monopolisatrice que celle de l’homme.
L’amour tel que l’entendent les jaloux est donc une catégorie de l’archisme. Il est une monopolisation des organes sexuels, tactiles, de la peau et du sentiment d’un humain au profit d’un autre, exclusivement. L’étatisme est la monopolisation de la vie et de l’activité des habitants de toute une contrée au profit de ceux qui l’administrent. Le patriotisme est la monopolisation, au profit de l’existence de l’Etat, des forces vives humaines de tout un ensemble territorial. Le capitalisme est la monopolisation au bénéfice d’un petit nombre de privilégiés détenteurs de machines ou d’espèces de toutes les énergies et de toutes les facultés productrices du reste des hommes. Et ainsi de suite.
La monopolisation étatiste, religieuse, patriotique, capitaliste, etc., est en germe dans la jalousie, car il est évident que la jalousie sexuelle a précédé les dominations politique, religieuse, capitaliste, etc. La jalousie a préexisté à la vie en société, voilà pourquoi ceux qui combattent la mentalité sociale actuelle ne peuvent négliger de faire la guerre à la jalousie.
L’amour donc, étant considéré comme une monopolisation, la jalousie est un aspect de la domination de l’humain sur son semblable, homme ou femme, un aspect du mécontentement, de la colère ou de la fureur ressentie par un être vivant quelconque quand il sent ou prévoit que sa proie lui échappe ou fait mine de lui échapper. C’est à cela que se ramène la jalousie, dans le plus grand nombre de ses accès, quand on l’a dépouillée de toutes les fioritures, dont, pour la rendre acceptable et présentable, l’ont décorée les traditions, les conventions, les lois religieuses ou civiles. C’est cet aspect si commun de la jalousie que je dénommerai jalousie propriétaire.
Une deuxième forme de jalousie pourrait être appelée jalousie sensuelle. Elle s’analyse ainsi : l’un des participants à l’association amoureuse, rencontrant en son partenaire une satisfaction parfaite, se trouve privé, du fait de la cessation des rapports purement sensuels qui formaient le lien qui l’unissait à l’autre ; sa souffrance se trouve aggravée par la connaissance qu’un tiers jouit du plaisir que le malade s’était habitué à se réserver sans crainte de partage. La maladie empire d’autant plus que l’objet de l’attachement est plus voluptueux ou doué d’attributs physiques spéciaux.
La troisième forme de la jalousie est la jalousie sentimentale. C’est la forme la plus grave de la maladie et la plus intéressante, à en croire certains moralistes. La souffrance qui peut aller jusqu’à une indescriptible torture morale, provient du sentiment nettement caractérisé d’une diminution de l’intimité, d’un amoindrissement de l’amitié, d’un affaiblissement du bonheur. Qu’il se l’explique ou non, le patient éprouve la sensation bien nette que l’amour dont il était l’objet, décroît, baisse, menace de s’éteindre. D’autant plus surexcité, le sien redouble. Son moral et son physique s’en ressentent ; sa santé générale s’altère.
Je sais que « la jalousie sentimentale » peut être considérée comme une réaction de l’instinct de conservation de vie amoureuse contre ce qui menace son existence. Admettant qu’une vie sentimentale profonde se nourrisse d’amour, d’affection, de confiance partagés, on peut comprendre que, son aliment venant à lui manquer, menaçant de disparaître, il y ait réaction logique, résistance naturelle.
Je sais, faits à l’appui, que la « jalousie sentimentale » est longue à guérir, qu’elle peut être inguérissable. On voit certains malades recevoir un choc tel d’une déception amoureuse que toute leur vie s’en ressent ; comme s’y résolvent certains incurables, on rencontre des êtres qui avaient édifié sur une affection unique toute leur vie sentimentale ; celle-ci venant à leur manquer, ils se sentent tellement désorientés qu’ils se donnent la mort.
Loin de moi la pensée de nier qu’il y ait dureté, cruauté, sadisme parfois, à jeter dans l’isolement et la douleur qui aime sincèrement, profondément et qui a eu sujet de compter sur le partage de son sentiment. Nier cela serait un non-sens de la part d’un défenseur de la conception du contrat.
C’est à « la jalousie sentimentale » que s’applique la conception du Larousse : « Tourment causé par la crainte ou la certitude d’être trahi par la personne qu’on aime, d’être aimé moins qu’une autre personne. »
Mais toutes ces considérations ne guérissent pas le malade.
Les individualistes anarchistes ne sauraient s’intéresser à la jalousie propriétaire, sinon pour en dénoncer le ridicule.
Reste la jalousie d’ordre sentimentalo-sexuel.
Dans la Douleur Universelle (page 394, en note), Sébastien Faure dénonce la jalousie comme un « sentiment purement artificiel », qui « dérive de circonstances suppressibles », « éliminable lui-même ».
Selon moi, l’élimination de la jalousie est fonction de l’abondance sensuelle et sentimentale régnant dans le milieu où l’individu évolue. De même que la satisfaction intellectuelle est fonction de l’abondance culturelle mise à la disposition de l’individu. De même que l’apaisement de la faim est fonction de l’abondance de nourriture mise à la disposition de l’individu.
Qu’il s’agisse d’un milieu communiste où les besoins sont satisfaits sans qu’on se soucie de l’effort fourni, ou d’un milieu individualiste où la satisfaction des désirs est basée sur l’observation de la réciprocité, la situation est la même. L’un et l’autre veulent que ses composants soient heureux et ils ne le sont pas, tant que, parmi eux, quelqu’un souffre : sa cérébralité, sa faim, ses sens ou ses sentiments insatisfaits. Le caprice, la fantaisie, le tant pis pour toi, la préférence, « l’enfant de bohème » peuvent constituer des pis-aller pour des isolés — et c’est à démontrer — non pour des associés qui ne peuvent rien s’il ne règne pas entre eux un esprit de bonne camaraderie impliquant support, compréhension, concessions mutuelles. Et non seulement lorsqu’il s’agit d’associés, mais encore de camarades se fréquentant de très près et qui, recherchant leur plaisir individuel sans vouloir gêner le plaisir d’autrui, se sont délivrés des préjugés concernant la fidélité sentimentale comme inhérente à la cohabitation, le propriétarisme conjugal, l’exclusivisme sexuel comme marque d’amour en général.
C’est donc DANS L’ABONDANCE — d’offres, de demandes, d’occasions — que j’aperçois le remède à la jalousie. Et quel aspect revêtira cette abondance pour que personne ne soit laissé de côté, mis à part, ne souffre, pour tout dire ? Voilà la question à résoudre. Dans sa Théorie universelle de l’Association (tome IV, p. 461), Fourier l’avait résolue en constituant le mariage de telle sorte « que chacun des hommes puisse avoir toutes les femmes et chacune des femmes tous les hommes ».
Je ne puis m’étendre sur les conséquences de cette éthique sexuelle dont la principale est la disparition de la famille. Il me paraît difficile que le communisme anarchiste puisse finalement éluder cette solution, s’il veut rester conséquent avec lui-même, c’est-à-dire ne pas établir une hiérarchie des plaisirs et des besoins. On ne conçoit pas que des anarchistes puissent admettre de distinctions qualitatives entre les aspirations des divers appétits humains.
Ce qui frappe, quand on étudie à fond les objections présentées à la solution fouriériste, c’est qu’elles ressemblent formulées par des anarchistes, et comme deux gouttes d’eau aux protestations des éducateurs religieux et des représentants de l’Etat. Ceux-là et ceux-ci voient dans le couple et le groupement familial une garantie de la perpétuation du système de domination spirituel ou laïque, de là la poésie, les phrases ampoulées, les panégyriques dont s’accompagnent les descriptions de l’amour conjugal, de la famille, cellule du milieu social. D’ailleurs, si l’on persécute les partisans des conceptions sexuelles qui vont à l’encontre des intérêts des dirigeants, je ne sache pas qu’il existe une seule loi — du code de Hammourabi aux codes soviétiques — qui décrète une pénalité contre l’exaltation de l’amour romantique ou de l’indissolubilité du lien conjugal. Les dominateurs savent bien ce qu’ils font.
Je pense donc que les communistes anarchistes en viendront à considérer l’abondance — le communisme sexuel volontaire — comme le remède à tous les maux de l’amour. Ce n’est d’ailleurs que récemment, surtout depuis la guerre mondiale 1914–1918, qu’une régression à ce sujet est notable chez les communistes anarchistes,
Mais une autre question se pose :
Le remède à la jalousie, à l’exclusivisme sentimental ou à l’appropriation sexuelle, le remède que je résumerai en cette formule, empruntée à Platon : Tous à toutes, toutes à tous, — ce remède peut-il se concilier avec les principes de l’individualisme anarchiste, convenir à des individualistes ?
Ma réponse est qu’il convient aux individualistes qui sont prêts, pour reprendre une expression de Stirner, à perdre de leur liberté pour que s’affirme leur individualité. Que cherchent en s’associant, dans le domaine sentimentalo-sexuel, un nombre quelconque d’individualistes : est-ce à accroître, maintenir ou réduire toujours plus la souffrance ? Si c’est ce dernier but qu’ils visent, si c’est dans la disparition de la souffrance que s’affirme leur individualité d’associés ; parmi eux, dans la sphère qui nous occupe, l’amour perdra de plus en plus son caractère passionnel pour devenir une simple manifestation de camaraderie ; le monopole, l’arbitraire, le refus disparaîtront graduellement, deviendront toujours plus rares. Ils se rallieront à la formule ci-dessus énoncée parce qu’ils y verront la méthode la meilleure pour éliminer de leur milieu la jalousie sexuelle et ses conséquences ; parce qu’ayant à choisir entre divers procédés leur « libre choix » s’est porté sur celui-là.
D’ailleurs, ils n’engagent qu’eux-mêmes. Ils ne sont pas jaloux, c’est le cas ou jamais de ne pas l’être, des systèmes autres « choisis » par d’autres groupes pour éliminer la jalousie de leur sein.
Les partisans de l’abondance comme remède à la jalousie, les réalisateurs d’associations anarchistes a fins sentimentales ou sexuelles, les propagandistes de la camaraderie amoureuse n’ignorent pas à quelles railleries ils sont en butte de la part d’excellents camarades encore inémancipés des préjugés courants en matière de moralité sexuelle, mais ils se souviennent de ce qu’écrivait dans Free Society, au cours d’un article solidement charpenté sur La pluralité en amour, l’anarchiste communiste F.-A. Barnard :
« Ceux qui se sentent assez forts, assez enthousiastes pour oser être les pionniers de ce mouvement peuvent prendre courage à la pensée que les antiques conceptions de l’amour s’effondrent, que nous le voulions ou non, à ce point que l’espèce humaine tout entière se débat dans un chaos. Ils peuvent trouver un sujet de se réjouir encore dans la pensée qu’ils vivent conformément à des idées dont la réalisation assurera à l’être humain une existence normale et fertile. »
— E. ARMAND.
JANSÉNISME
n. m.
Les collégiens et les lycéens qui, dans leurs classes de rhétorique et de philosophie, ont dû lire Les Provinciales, de Pascal, ont une idée de ce que les guerres des ecclésiastiques, sur des pointes d’aiguilles, ont de vieillot, de désuet et de ridicule pour notre âge. Ils ont assez entendu parler de jansénisme pour se rendre bien compte de l’importance que l’on attribuait à ce mot au XVIIe siècle et pour faire désirer étudier plus à fond la vie et l’œuvre du fondateur de cette secte.
L’énorme ouvrage que Sainte-Beuve a tiré du cours sur Port-Royal, professé par lui à l’Académie de Lausanne, fait mieux comprendre l’attachement des maîtres de Pascal — Saint-Cyran, Arnauld, Nicole, etc. — à une idée qui nous paraît à présent si vide de sens pratique. Pourtant, les mots de jansénisme, de Port-Royal, reviennent à chaque instant dans les articles des grandes revues ; c’est pourquoi il n’est pas oiseux de parler de cette secte dans notre Encyclopédie.
Le clergé catholique cherche toujours à induire en erreur les fidèles du sanctuaire. On affirme que le catholicisme n’a pas de sectes et néanmoins elles y foisonnent, mais il faudrait d’abord s’entendre sur la définition du mot secte.
Tous les ordres religieux, — innombrables, — bénédictins dominicains, cordeliers, trappistes, chartreux, jésuites, etc. (pour les hommes), carmélites, ursulines, etc., etc. (pour les femmes), sont de véritables sectes, et diffèrent bien plus entre eux de règle de vie, d’organisation, de costume, que la plupart des sectes protestantes, qui, souvent, ne diffèrent que par le nombre de laïcs et d’ecclésiastiques dans leurs synodes ; d’autres, comme les églises libres des cantons romands de la Suisse, comme les églises libres de France, de Belgique, comme les indépendants et congrégationalistes en Angleterre, ne diffèrent des églises nationales que parce que leurs pasteurs ne sont pas salariés par l’Etat, mais sont payés par leurs fidèles. D’autres sectes, comme les méthodistes des diverses sortes (wesleyens primitive, new connexion), ne diffèrent par aucun dogme des autres protestants, mais leurs pasteurs ne peuvent pas rester en fonction plus de trois ans dans la même paroisse. Les presbytériens d’Ecosse ne diffèrent des protestants réformés de France, de Suisse, de Hongrie, etc., que par le nom.
D’autres sectes protestantes ne sont guère que des sociétés d’abstinence, de végétariens, comme devraient l’être les moines catholiques. Mais ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que les catholiques ne savent pas qu’il y a des sectes romaines, soumises au pape, lesquelles envoient des députés au Conclave, et dont les prêtres se marient, donnent la communion sous les deux espèces — pain et vin — et disent la messe dans la langue du pays au lieu du latin. La plus répandue de ces sectes romaines est l’Eglise Uniate, nommée quelquefois à tort catholique grecque, car il y a fort peu d’uniates en Grèce et dans les autres pays les prêtres uniates ne se servent pas de la langue grecque. Les uniates sont très nombreux dans la Galicie orientale et septentrionale, en Volhynie, dans la Ruthénie Blanche, en Roumanie, en Bulgarie. L’Eglise uniate a un patriarche a Lwiv (Lvov, Léopol, ou Lemberg) et un autre a Czernowitz, en Boukovine. Les anarchistes, dans des discussions avec des catholiques, pourront toujours démontrer que l’Eglise romaine a toujours tenu ses fidèles dans l’ignorance et trompé le peuple en affirmant des faussetés.
A la fin de cet article, nous parlerons de l’Eglise chrétienne catholique à Genève, de l’Eglise vieille catholique en Allemagne et en Suisse allemande ; de l’Eglise catholique nationale en Hollande, des Mariavites en Pologne, toutes formes modernes du Jansénisme.
Jansenius est la forme latine du nom hollandais Jansen ou Janssen. A l’époque où naquit le fondateur du jansénisme, c’était encore l’habitude de latiniser ou d’helléniser son nom comme Ramus (Pierre de la Ramée), Grotius Vésalins (Vésale ou Wessal), Melanchton (Schwarzerde), l’Ecolampade (Hauschein) l’avaient fait.
Cornelius Jansen naquit à Akoi, près de Leerdam, d’une famille catholique, le 28 octobre 1585, et mourut de la peste le 6 mai 1638. Il étudia la théologie à l’Université catholique de Louvain, où enseignait le fameux théologien Baïus (Michel de Bag), né à Metin, près Ash, en Belgique. Baïus était chancelier de l’Université qui l’envoya au Concile de Trente. Par deux fois le pape Pie V (1567 et 1569) condamna les idées de Baïus. Ce fut toujours le seul recours de l’Eglise catholique, condamner et menacer les écrivains qu’on ne pouvait convaincre d’erreur. Baïus, qui n’était pas intrépide, se soumit, comme le fit l’évêque Dupanloup en 1870–1871, mais en réalité il conserva ses opinions et fut de nouveau condamné par une bulle de Grégoire XIII en date du 29 janvier 1579. Baïus montra de nouveau sa pusillanimité en prétendant renoncer à ses opinions en 1580.
Jansenius après Louvain, étudia à Paris avec l’abbé de Saint-Cyran qui le fit nommer président d’un collège ecclésiastique à Bayonne (1611–1617). A son retour à Louvain, Jansenius fut nommé principal du collège de Sainte-Pulchérie, où il enseigna la théologie. En 1630 il devint professeur régulier à l’Université et, en 1636, le roi d’Espagne, qui était le souverain des Flandres, charmé par un pamphlet violent contre la France (Mars Gallicus), le nomma au siège épiscopal d’Ypres.
Comme Baïus, Jansenius était un disciple passionné de saint Augustin. Il avait lu 30 fois les ouvrages de saint Augustin contre Pélage et les hérésiarques qui avaient adopté ses théories ; il avait lu 10 fois toutes les autres œuvres du célèbre évêque d’Hippone. L’évêque d’Ypres s’était assimilé les idées d’Augustin sur la grâce suffisante, il était violemment opposé aux Jésuites à qui il ne permit pas d’enseigner la théologie à l’Université de Louvain.
Jansenius avait commencé son Œuvre sur saint Augustin en 1627 et, onze ans après, au moment où il était à l’agonie, il ne l’avait pas encore terminée. Sur son lit de mort il recommanda à ses disciples de publier cet ouvrage ; les jésuites et le nonce du pape à Cologne firent des démarches nombreuses pour empêcher cette publication qui leur était odieuse. L’œuvre parut pourtant en 1640 en trois volumes in-folio, édités par Liberus Froidmont et Kalen, sous les auspices de l’Université ; le titre en est : Augustinus, seu Doctrina Augustini de Humanae Naturxe Sanitate, Acgritudine et Medicina adversus Pelagianos et Mascilienses. L’ouvrage fut bientôt après réimprimé à Paris (1641) et à Rouen (1643). Jansenius y expose la doctrine de saint Augustin sur la grâce irrésistible et l’absolue élection ou réjection, en employant souvent les paroles mêmes du saint africain. Il repousse la raison dans les questions religieuses. Augustin n’avait-il pas dit : Credo quia absurdum ! Je crois parce que c’est absurde. Il appelle la philosophie la mère de toutes les hérésies ; il accuse les jésuites et surtout Fonseca, Molina et d’autres, de semi-pelagianisme. Les jésuites, furieux, crièrent à l’hérésie, en disant que l’œuvre de Jansenius reproduisait les propositions de Baïus, condamnées par le pape, et Urbain VIII le mit à l’index par la bulle In eminenti (1647).
Les amis de Jansenius dans les Pays-Bas, parmi lesquels il y avait plusieurs évêques et presque tous les professeurs des Universités, se soumirent, quoique à regret, à la bulle In eminenti.
Toutefois, en France, la résistance fut plus sérieuse, les libertés de l’Eglise gallicane, en opposition à l’Eglise ultramontaine, avaient accoutumé les esprits à une certaine liberté de jugement. Fénelon, le célèbre évêque de Cambrai, avait, dans son for intérieur, adopté les idées jansénistes, mais il n’était pas assez courageux pour résister aux objurgations de Bossuet, et il dut se rétracter. D’un autre côté, l’abbé de Saint-Cyran et Antoine Arnauld, éminent docteur en Sorbonne, sa sœur Angélique, abbesse d’un couvent de l’ordre de Citeaux à Port-Royal-des-Champs, Pascal, et de nombreux savants, groupés comme des anachorètes autour de Port-Royal, se déclarèrent partisans des doctrines jansénistes. Lorsque Innocent X, en 1653, dénonça comme hérétiques 5 propositions extraites des œuvres de Jansenius, par Cornet, syndic de la Faculté de théologie de la Sorbonne, la majorité des jansénistes nia que lesdites propositions eussent été comprises par l’auteur dans le sens qui les avait fait condamner. Toutefois, Alexandre VII insista pour que le clergé français signât une déclaration par laquelle il repoussait les susdites propositions, comme venant de Jansenius. Louis XIV, obéissant à la volonté de Bossuet, voulut appliquer les ordres de Rome. Le roi déclara même dans une assemblée du clergé, en 1600, qu’il considérait que son devoir religieux était d’exterminer les jansénistes. La Sorbonne condamna les doctrines d’Arnauld et les Lettres provinciales de Pascal. Le pape et le roi ordonnèrent la signature d’un formulaire de foi (1665) rédigé par les évêques ; les jansénistes parurent se soumettre, tout en conservant leurs opinions.
Le pape Clément IX, plus tolérant d’abord, voulut rétablir la concorde parmi les catholiques par son décret Pax Clementina, mais la publication des Réflexions morales sur le Nouveau Testament, œuvre anonyme d’un membre de la congrégation des Oratoriens, mit le feu à la poudre. L’auteur était le théologien Pasquier Quesnel qui, persécuté pour ce livre, dut se réfugier à Bruxelles, auprès d’Arnauld, dont il reçut le dernier soupir. Arrêté en 1696, il fut emprisonné à Malines, d’où il s’évada en 1703, et mourut à Amsterdam où il était allé fonder des églises jansénistes. C’est encore un exemple de l’intolérance romaine. Les malheurs de Quesnel doivent nous servir d’avertissement et nous faire honnir la domination d’un pouvoir prétendu divin.
Louis XIV, qui avait pris le goût des persécutions religieuses en révoquant l’édit de Nantes, en envoyant aux galères des milliers de paisibles protestants, en ruinant l’industrie française par la fuite à l’étranger de ses plus distingués représentants, écouta les insinuations de Clément XI et fit détruire Port-Royal, obligeant le plus grand nombre des jansénistes à se réfugier dans les Pays-Bas. Clément XI, dans sa constitution Unigenitus (1713), condamna 101 propositions tirées du livre de Quesnel, comme hérétiques, dangereuses, offensant les oreilles pieuses. Un grand nombre d’ecclésiastiques français et de laïcs, avec l’archevêque de Paris, le cardinal de Noailles, attaquèrent cette constitution et, en conséquence, furent dénommés anticonstitutionnistes.
Un décret papal en date du 2 septembre 1718 menaça d’excommunication tous ceux qui ne se soumettraient pas sans condition. Quatre évêques (Mirepoix, Montpellier, Boulogne, Senez) en appelèrent à un concile œcuménique. Ceux qui défendirent cet appel et dont plusieurs étaient opposés au jansénisme, furent nommés rappelants. Le Parlement résista fermement aux décrets du Saint-Siège. La Sorbonne vacillait ; fortement pressée par l’autorité, elle finit par se soumettre, mais le Chapitre général de l’Oratoire résolut, en 1727, de ne pas accepter la bulle Unigenitus. Un diacre, François de Pâris, considéré par le peuple comme un saint, s’était vu fermer la carrière épiscopale par son refus d’adhérer à la bulle Unigenitus ; il se retira au faubourg Saint-Marceau, à Paris, où il se livra à des macérations, des veilles qui ébranlèrent sa santé, mais le rendirent encore plus populaire. Mort en 1727, il fut enterré dans le cimetière Saint-Médard qui devint un lieu de pèlerinage, de nombreux miracles s’y faisaient, disait-on, les femmes y tombaient en pâmoison, en d’horribles convulsions. Le gouvernement fit fermer le cimetière et interdit les processions qui s’y rendaient. Les Français sont frondeurs, et aussi vît-on des affiches portant ces mots :
« De par le Roi, défense à Dieu de faire miracle en ce lieu. »
Cependant, lorsqu’un décret royal devint loi par l’enregistrement au Parlement (1730), la résistance des jansénistes fut graduellement supprimée. Les Oratoriens finirent par accepter la bulle en 1746. Cependant il s’éleva de nouvelles difficultés. L’archevêque de Paris, Christophe de Beaumont, partisan passionné de la bulle Unigenitus, fit de l’opposition au Parlement et aux ministres qui avaient des tendances jansénistes ; il fut, à cause de cela, exilé loin de Paris, ce qui ne l’empêcha pas de commander à ses prêtres de refuser la communion à tous ceux qui n’acceptaient pas la bulle. Enfin la paix fut rétablie par une lettre pastorale de Benoît XIV en 1756. Le parti janséniste resta très influent parmi le clergé français. La plupart des membres ecclésiastiques des Etats-Généraux de 1789 étaient jansénistes. A la Restauration, le jansénisme eut d’assez nombreux zélateurs. Sous le Second Empire les jansénistes eurent un organe officiel : L’Observateur catholique.
En Italie, plusieurs évêques, partisans des réformes de Léopold II de Toscane et de Napoléon, comme Ricci, évêque de Pistoïa, et Capece-Latro, archevêque de Tarente, passent pour avoir été jansénistes.
Tandis qu’en France le jansénisme restait une école théologique, dans les Pays-Bas il devint une secte régulière. En 1704, Codde, vicaire apostolique de l’archevêque d’Utrecht, fut déposé par le pape à cause de ses idées jansénistes, mais le Chapitre refusa d’admettre la validité de cette déposition. En 1723, le Chapitre élut un archevêque d’Utrecht qui fut consacré par l’évêque français de Babylone in partibus, qui avait dû se réfugier à Amsterdam. Le pape, informé de l’élection, répondit par une lettre d’interdiction. L’archevêque en appela de l’interdiction papale à un concile général futur, appel qui a été répété par tous ses successeurs. L’archevêque suivant, Barckman Wuytiers, reçut des lettres de félicitation de nombreux évêques, plus de 100 de ces lettres sont conservées dans les archives de l’église d’Utrecht. Après la mort de l’évêque de Babylone, l’archevêque Meindaarts (élu en 1739) rétablit le siège suffragant de Haarlem en 1742, et de Deventer en 1758, pour assurer la succession apostolique.
En 1856, les évêques jansénistes publièrent une protestation contre la proclamation du dogme de l’Immaculée-Conception.
Les jansénistes exercent une grande influence intellectuelle et morale en Hollande, où ils sont fort estimés, bien que l’immense majorité de la population de la Hollande soit protestante.
Le concile œcuménique du Vatican, en 1870, fit faire un grand progrès au jansénisme. Quelques remarquables théologiens munichois refusèrent d’adhérer au dogme de l’infaillibilité du pape.
Ils se séparèrent avec éclat de l’Eglise ultramontaine et fondèrent l’Eglise vieille catholique. Leurs évêques furent consacrés par l’archevêque janséniste d’Utrecht. Il y a beaucoup d’églises vieilles catholiques dans l’Allemagne catholique ; des Facultés de théologie vieille catholique existent dans plusieurs Universités.
A Genève, le gouvernement auquel appartenaient plusieurs catholiques libéraux, interdit la publication du dogme de l’infaillibilité qui met l’autorité ecclésiastique au-dessus de la constitution civile. Le Conseil d’Etat (Conseil des ministres de la République génevoise) s’empara des églises catholiques du canton et nomma. des prêtres libéraux qui fondèrent une Eglise catholique nationale. On fit appel au Père Hyacinthe Loison, le grand orateur qui, lui aussi, n’avait pas voulu admettre l’infaillibilité. Mais Hyacinthe Loison ne tarda pas à se quereller avec ses ouailles. Son mariage choqua les vieux catholiques encore partisans du célibat des prêtres. Il quitta Genève pour aller fonder à Paris une église catholique nationale qui ne dura pas longtemps. Les villages catholiques de la république du canton de Genève, annexés en 1815 à Genève par le congrès de Vienne pour écraser le protestantisme dans la Prusse calviniste, étaient restés fermement attachés aux anciens prêtres ; les nouveaux, nommés par le gouvernement, pour la plupart des prêtres français opposés au dogme nouveau, ne surent pas gagner l’affection de leurs paroissiens. Les églises étaient vides ; les catholiques romains ouvraient de nouveaux lieux de culte. Enfin l’Etat rendit aux catholiques romains l’église Notre-Dame, la principale église catholique de la ville, ne conservant au culte national que deux églises. Les catholiques jansénistes sont appelés catholiques chrétiens. Ils ont encore 2 ou 3 prêtres et publient un petit journal. Quoique haïs par les catholiques romains, les prêtres catholiques chrétiens sont grandement estimés de la population. La séparation des Eglises et de l’Etat votée par le peuple, rend la position économique des catholiques chrétiens difficile, tandis que les églises catholiques ultramontaines reçoivent de grandes subventions de Rome et d’ailleurs. Les prêtres catholiques chrétiens ont été consacrés par les évêques jansénistes de la Suisse allemande.
A Berne, le Kultur Kampf avait été des plus violents. Le gouvernement bernois avait fait défendre la lecture du Syllabus dans les églises catholiques. L’évêque de Bâle, Lachat, résidant à Saleure, déclara qu’Il ne reconnaissait pas les ordres du gouvernement et que le pape était au-dessus des gouvernements. Tous les prêtres du Jura bernois se déclarèrent solidaires de l’évêque et résolus à ne pas obéir aux lois.
Le gouvernement les expulsa tous et ferma les couvents. Ce fut le signal d’une guerre violente. Le gouvernement ayant fait appel à des prêtres français opposés au Syllabus, entre autres à l’abbé Deramey, professeur en Sorbonne, les paroissiens fuyaient les églises, attaquaient les nouveaux curés toutes les fois qu’on les rencontrait seuls. On coupait les arbres des jardins des curés, on enduisait d’excréments les poignées des portes des curés appelés intrus. Quand les femmes des leaders catholiques rencontraient les nouveaux curés, elles se frappaient sur les fesses, de sorte que le journal Le Frondeur, de Délémont, avait créé l’ère du « salut à la mode ». Les curés libéraux avaient lancé plusieurs journaux, mais les ultramontains possédaient beaucoup d’argent et leur autorité excitait la haine contre les jansénistes.
Enfin le Conseil fédéral suisse ordonna au gouvernement cantonal bernois d’organiser un plébiscite sur la question des prêtres. La majorité réclama ses anciens curés et les prêtres libéraux durent quitter la Suisse. Il n’y a plus que quelques églises vieilles catholiques : à Bienne, à Berne, etc. Une Faculté de théologie vieille catholique existe encore à Berne ; les professeurs ont été consacrés par l’évêque janséniste suisse. Les étudiants, à la fin de leurs études, deviennent curés des paroisses catholiques nationales, mais le mouvement ne progresse guère ; quand un catholique romain est convaincu des erreurs de son Eglise, il devient généralement libre penseur et ne s’arrête pas à moitié chemin, au jansénisme ou au protestantisme.
— G. BROCHER.
JAUNE
adj. et subst. m.
C’est dans un sens bien spécial qu’il nous faut prendre ce mot. Il ne s’agit pas — évidemment, et c’est regrettable, — de dire notre goût sur la nuance elle-même ou de la poétiser en parlant de la fleurette des champs et des bois qui charme les yeux et réjouit tout un paysage. Rien d’admirable, dans la verdure, comme le bouton-d’or et le genêt. Mais la signification que nous allons étudier n’a aucun rapport avec ce qu’on peut trouver de ravissant ou d’agréable dans la couleur jaune. Le jaune ne sert pas seulement, avec toute la sottise des préjugés, à ridiculiser ou à mépriser les victimes de malheurs conjugaux, ni à chanter l’éclat du métal précieux auquel nous devons tant d’actes odieux et tant de corruption. Il sert, le jaune, à marquer ; non seulement ce qui est fâcheux ou déplaisant, mais ce qui est répugnant et mauvais comme peut l’être la fièvre jaune elle-même. Et ce n’est pas d’aujourd’hui que le jaune a cette signification péjorative qui porte à l’éloignement. Ouvrez le Dictionnaire Larousse. Vous y lirez d’abord ceci : « Familier : Rire jaune, rire d’une manière contrainte. » Puis aussi cela, qui est une simple constatation historique :
« ENCYCL. Ethol. Le jaune était jadis, on ne sait pourquoi, une couleur ignominieuse. Le concile de Latran (1215) décida que les Juifs porteraient sur leurs habits une marque distinctive de couleur jaune. Après la condamnation, comme traître, du connétable de Bourbon en 1521 et du prince de Condé en 1653, le seuil et la porte des hôtels de ces princes furent peints en jaune. »
Le jaune était donc, à cette époque déjà, adopté comme signe d’abjection, de traîtrise et de félonie, sans qu’on puisse expliquer la cause de ce choix. C’est le cas de dire encore : Des goûts et des couleurs ...
Dans la lutte ouvrière, dans la bataille, sur le terrain syndical, des exploités contre leurs exploiteurs, il y a eu ce que nous avons justement appelé : les jaunes.
Le jaune est celui qui, tournant le dos à sa cause, trahit aussi ses frères de misère, les combat, les dénigre, les vend, les calomnie, les assassine et fait lâchement échouer leurs revendications. Le jaune est l’auxiliaire du patron dont il favorise les intérêts et les bas calculs d’exploitation à outrance. Le jaune est le complice méprisable du mouchard en uniforme ou en civil quand il n’est pas lui-même le mouchard, le délateur, le faux témoin au service du Patronat, dans toutes les circonstances de la guerre sociale quotidienne entre le Capital et le Travail. Le jaune est comme la plante vénéneuse qu’il faut arracher à temps pour éviter qu’elle se multiplie parmi les plantes utiles. C’est la croissance en nombre et en conscience des syndicats ouvriers (dits syndicats rouges), s’organisant et agissant pour arracher sans cesse au Patronat et à l’Etat des bribes de bien-être et de liberté, qui suscita l’éclosion des jaunes. Tout d’abord, ce ne fut qu’un quarteron d’individus tarés, faciles à corrompre, sachant bluffer sur leur valeur personnelle et habiles à exploiter la frayeur patronale. Vis-à-vis du patronat, leur attitude fut toujours celle de cyniques maîtres-chanteurs. Contre la classe ouvrière, ils agirent en chefs de bande, recrutant pour leurs troupes de malheureux dévoyés dont ils faisaient, par la duperie, des instruments dociles, cela dans le dessein de parvenir à briser les grèves, à paralyser les tentatives des travailleurs revendiquant des salaires plus élevés ou de meilleures conditions de travail, ou s’efforçant d’imposer à leurs employeurs le respect de leur dignité.
Mais il fallait bien que, devant une organisation aussi forte et aussi audacieuse que le fut la Confédération Générale du Travail, se dressât une organisation adverse ayant un semblant de force et une ombre d’audace.
La C.G.T. posait en principe la suppression du patronat et du salariat. Son objectif de combat quotidien était la conquête du bien-être et de la liberté. Enfin, elle affirmait que l’émancipation des travailleurs devait être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Pour cela, tout ce qui tendait à améliorer partiellement le sort des travailleurs devait être tenté par l’organisation syndicale elle-même, par son action directe et collective sous forme de revendications précises, dût-on, pour obtenir satisfaction, aller jusqu’à décréter la grève partielle d’abord, puis la grève de plus en plus généralisée et enfin, s’il le fallait, et s’il était possible, tenter même la grève générale révolutionnaire, première phase d’une révolution sociale susceptible de transformer la société et de substituer à l’exploitation capitaliste, à l’autorité de l’Etat, l’entente libre des producteurs !
C’était là un programme clair, lumineux, justifiant toutes les initiatives courageuses et répondant à tous les espoirs des prolétaires.
A cela, les plus réformistes de nos syndicats confédérés ne trouvaient pas d’objection. Les plus modérés parmi nos militants syndicalistes définissaient ainsi le syndicat :
« Le syndicat est un groupement de personnes ayant mêmes intérêts à défendre contre d’autres intérêts personnels ou collectifs qui, par essence, sont naturellement opposés à ceux de ce groupement. »
On ne peut mieux dire, posément, que le syndicat ouvrier est en opposition formelle d’intérêts avec le syndicat patronal. La loi de 1884, elle-même, n’eut pas d’autre objet que de permettre (parce qu’elle ne pouvait plus l’empêcher) la formation de syndicats ouvriers pour essayer l’entente entre exploiteurs et exploités en cas de conflit.
Les jaunes, pour justifier leur raison d’être, pour masquer leur entente préalable avec ceux qui les paient, esquissent cette formule qu’ils prétendent être la base de leur groupement :
« Le Capital-Travail et le Capital-Argent sont les deux facteurs indispensables à la vie sociale. L’un complète l’autre ; les deux se font vivre mutuellement. Le devoir de ces deux collaborateurs est donc de rechercher, amiablement, de bonne foi et en toutes circonstances, le point de rencontre des concessions réciproques qu’ils se doivent l’un à l’autre. »
Capital-travail, Capital-argent, ainsi définis par les jaunes, semblent être sur un pied d’égalité. L’un et l’autre apparaissent ainsi, au même titre, comme deux facteurs égaux et également indispensables à la vie sociale ! On croirait surtout, selon cette thèse, qu’il en fut et qu’il en doit être toujours ainsi. On dirait vraiment que ce n’est pas le capital-travail qui engendre le capital-argent. Le temps et le progrès, sinon la révolution, tendent à unifier ces deux forces actuelles et matériellement antagoniques entre les mains les plus utiles, celles du producteur frustré de ses droits depuis longtemps par les malins qui, de son capital-travail, se sont constitués le capital-argent.
Mais de tels problèmes sont, dans l’esprit mieux éclairé des ouvriers, moralement résolus. On sait maintenant, parmi les exploités, ce qu’il y a à faire et ce serait gâcher son temps que discuter de telles idées avec des jaunes, qui sont connus, jugés, jaugés à leur valeur dans les milieux ouvriers.
Les syndicats jaunes en France ont fait leur apparition au plus fort de l’action syndicale des syndicats rouges, au moment (1904–1906) de la campagne inoubliable en faveur de la journée de huit heures. Autrement dit, les syndicats jaunes, machine de guerre patronale contre les syndicats rouges, ont vu le jour au plus fort de la peur du patronat !... Malheureusement, pour les patrons, ils ont été mal servis, ils n’en ont pas eu pour leur argent. A tous ceux qui ont des yeux pour voir, un sens critique pour juger, le moindre raisonnement fera comprendre que l’alliance d’un syndicat ouvrier avec le capital, avec des politiciens, avec des personnages influents ou connus du clergé, des partis bourgeois et réactionnaires, et surtout avec le haut patronat, ne peut donner confiance à personne bien longtemps, pas même à ceux qui s’en servent. On peut supposer que tous les jaunes ne sont pas des canailles, qu’il y a parmi eux. des inconscients, des imbéciles et des dupes. Il suffit d’ailleurs de se documenter un peu et d’étudier ce que furent les chefs de ces syndicats jaunes et ce qu’ils devinrent ou ce qu’ils sont encore pour être fixés sur cette plaie, cette honte de l’organisation ouvrière. Les syndicats jaunes furent l’œuvre d’individus tarés, prêts à tout, moyennant finance, pour faire obstacle au succès du syndicalisme rouge qui s’imposa quand même. C’est un moment de l’histoire syndicaliste que cette époque héroïque de lutte contre un patronat aux abois, malgré toutes les forces gouvernementales rassemblées pour son maintien et les syndicats de désagrégation ouvrière liés à son service. La trahison chez les jaunes est si fortement enracinée qu’ils trahissent ceux qui les paient, qu’ils se trahissent entre eux et qu’ils trahissent même leur programme. D’abord, pour les besoins de leur cause, ils falsifient les chiffres. Pour faire chanter les patrons auxquels ils offrent leur concours, ils ajoutent des zéros à l’énumération des effectifs des syndicats jaunes et ils en biffent au nombre des syndicats rouges dont ils donnent une énumération pitoyable et squelettique. Selon les besoins, ils font terribles les syndicats rouges, comme ils les font piteux et sans ressort. Que cela soit contradictoire, cela n’a pas d’importance. Tout dépend des circonstances et de la destinée de l’appel qu’ils font aux « honnêtes » gens cramponnés à « l’ordre », symbole de la tranquillité jouisseuse et du statu quo social.
Voici comment ils écrivent leur histoire, les Jaunes de France, par la plume de Pierre Biétry :
« Début des Jaunes. — Aux premiers mois de 1901, une sourde mais profonde évolution s’accomplissait dans la classe ouvrière. Les meilleurs parmi ceux qui avaient favorisé, sinon implanté le syndicat socialiste faisaient un retour sur eux-mêmes, refusaient nettement de suivre plus longtemps les Jaurès, les Millerand et autres mauvais bergers dans leurs théories antinationalistes, athées, négatives de tout idéal et nettement révolutionnaires, au mépris des revendications légitimes et possibles. Nous avions vu trop d’infamies... Avec quelques camarades nous avions résolu de remonter ce courant et dans toute la France on vit s’édifier des syndicats indépendants. Avec la complicité d’un homme qui, sous prétexte d’organiser les Jaunes, fit un mal considérable à l’idée même du syndicalisme indépendant, les prédécesseurs de M. Combes mirent la main sur la direction intellectuelle du mouvement. Il y eût là de beaux jours pour M. Lanoir qui fut l’artisan de notre échec momentané. Bref, les événements, les constatations journalières nous imposèrent la certitude que non seulement M. Lanoir n’organisait et ne voulait point organiser le monde ouvrier, mais qu’il avait créé, grâce au concours aveugle de nos groupes et de nousmêmes, une véritable. industrie dont il était, avec le gouvernement, le seul bénéficiaire. »
Biétry qui veut remplacer Lanoir à la tête du mouvement jaune, se fait ainsi connaître en nous révélant celui qui le gêne et à qui il semble dire : « À canaille, canaille et demie : ôte-toi de là que je m’y mette ! » Et il s’y est mis.
Le premier congrès des Jaunes se tint à Saint-Mandé les 27, 28 et 29 mars 1902. M. Lanoir n’y présenta aucun programme professionnel. Il voulait simplement faire une cassure dans le syndicalisme et former uniquement. des groupes antigrévistes avec ces deux moyens d’existence :
-
subventions officielles ;
-
subventions patronales.
C’était tout, c’était peu, c’était rien ...
Biétry, après avoir débarqué Lanoir, son prédécesseur dans le mouvement jaune, entreprend de lui succéder et surtout de relever ce mouvement avec l’appui de toute la réaction et de ses journaux, de M. Méline et de son groupe, de l’Association républicaine et de l’opinion publique des cléricaux et des patriotes.
Et ce bon Biétry nous apprend combien loyale fut sa démarche auprès du Président de la République, à l’Elysée, où, dit-il, M. Loubet traita de misérables les politiciens socialistes et ajouta, s’adressant aux délégués jaunes :
« L’œuvre que vous avez entreprise a toutes mes sympathies ; je vous félicite de votre courage, et je vous souhaite de tout mon cœur une grande réussite. »
Venus de si haut, de tels encouragements furent profitables aux jaunes en général et à Biétry en particulier. Il devint le chef incontesté de la Fédération des Jaunes de France, avec un programme bien défini. Il devint aussi député de Brest, puis homme de grosses affaires aux colonies, dans l’industrie du caoutchouc... mais cela, c’est une autre histoire. L’ouvrier horloger Biétry, traître à tout et à tous, est mort après avoir été syndicaliste révolutionnaire, socialiste guesdiste, puis nationaliste, clérical, jaune, politicien, antipoliticien, député, colon. Ce grand ami de M. Japy, grand industriel, est mort, peut-on dire, comme il avait vécu : Jaune, jaune jusqu’au bout...
Les jaunes de cette époque n’ont pas empêché le syndicalisme, le vrai, celui d’avant-guerre, de marcher droit vers la révolution sociale. La guerre vint, hélas ! mais la révolution ne vint pas... Sous de multiples formes les jaunes n’ont cessé d’exercer leur action conservatrice et même régressive. Ils se font aujourd’hui l’auxiliaire du fascisme, tentative suprême du patronat de combat. Mais en dépit de leurs manœuvres, et de l’union sacrée, et de la dictature, le compromis social s’avère aussi précaire. Et vain apparaît toujours l’espoir d’équilibre par un accord du Capital et du Travail.
— Georges YVETOT.
JAUNISSE
n. f.
Pris dans le sens syndicaliste, la Jaunisse n’a rien de commun avec une coloration maladive de la peau. Un ouvrier est atteint de jaunisse quand, par manque de cœur, de loyauté ou de courage, il abandonne la cause des syndiqués rouges qui est la sienne pour épouser celle des Jaunes, s’acheminant ainsi, à l’encontre de ses intérêts de classe, vers la bassesse et la servilité.
Les principes sur lesquels se basent les meneurs de la Jaunisse en France sont bien particuliers par les espoirs chimériques offerts à leurs adhérents et par les hypocrites promesses de paix sociale prévues à leur programme.
L’on en peut juger par les formules de Jaunisse émises :
-
Associations uniquement professionnelles, en dehors de la politique, d’ouvriers et de patrons ;
-
Refus absolu de profiter du droit acquis par les travailleurs de faire usage de la grève pour revendiquer mieux-être ou dignité ;
-
Hors de l’Etat, par l’entente des ouvriers et des patrons, par l’harmonie de leurs intérêts, mener les travailleurs à l’accession de la propriété.
Et voilà toute la profondeur et l’originalité du programme de la Jaunisse.
Ceux qui parlent ainsi d’associations uniquement professionnelles d’ouvriers et de patrons savent qu’ils mentent effrontément. Les patrons, en effet, ont formé des associations professionnelles entre eux, par crainte unique des syndicats professionnels de leurs ouvriers. En outre, il a été démontré, au mot Jaune, que la seule entente qui exista entre patrons et ouvriers fut conclue avec les déserteurs de l’atelier et de la lutte ouvrière, avec les stipendiés du patronat, détachés de la cause ouvrière, et pactisant avec ses pires ennemis.
Quant à l’accession de la classe ouvrière à la propriété individuelle, c’est aussi contraire au syndicalisme ouvrier que le pourrait être la thèse qui consisterait à faire croire aux peuples que l’accroissement des matériaux de guerre n’a d’autre but que la paix.
Le syndicalisme, qui tend à la transformation économique, n’a pas pour but de fortifier la société bourgeoise et de perpétuer un règne d’injustice sociale et d’iniquité.
D’ailleurs, l’ouvrier rêve d’abord d’un salaire lui permettant de vivre et ne se groupe point en syndicat pour obtenir le privilège menteur de posséder de quoi paralyser à jamais son esprit de lutte, son action combative et revendicatrice.
La Jaunisse n’a pas de prise sur le véritable syndicaliste parce qu’elle est basée sur l’inconscience et l’abdication. Elle participe de la résignation et de l’abaissement qui rivent davantage les chaînes du travail, et elle justifie la spoliation qui est à la base du régime. Son seul avantage est, d’une part, de rapporter à ceux qui s’en font les préconisateurs et les agents et de concourir à entretenir, d’autre part, la misère et l’infériorité des autres pour la plus grande satisfaction des privilégiés sociaux. Et ce n’est pas l’accession accidentelle — nous pourrions dire providentielle si ce mot ne jurait sous notre plume de mécréant — de quelques ouvriers aux biens convoités, l’élévation isolée de quelques unités sur le plan patronal qui solutionne l’état de défaveur et d’injustice du grand nombre. La jaunisse prolonge peut-être le capitalisme, mais elle ne sauve pas le travail, la masse besogneuse.
Elle ment aussi, la jaunisse, qui prétend se cantonner sur le terrain économique et mépriser politique et politiciens. Les actes, toute la vie des jaunes influents, sont là typiques. Leur histoire — faite par eux-mêmes -nous les montre en perpétuels accords, en incessantes et louches combinaisons avec le clergé, les royalistes, les industriels puissants et les politiciens tarés de toute nuance. Le mouvement jaune n’est qu’intrigue et duplicité. Ses groupements « professionnels et ouvriers » n’existent qu’à l’instant d’un coup à faire contre des travailleurs en grève. Ils n’ont rien de commun avec l’enthousiasme réel des syndicats sincèrement chrétiens comme l’ont été les sillonnistes, par exemple. La jaunisse n’a rien à voir avec un idéal. Elle n’a d’ailleurs pas d’action propre et se contente d’être à la remorque des groupements patronaux, d’obéir à leurs suggestions. Les meneurs, dans la « jaunisse », n’ont jamais été considérés par ceux-mêmes qui les employaient, leur versait l’argent de Judas, autrement que comme de sinistres individus, et par tous ceux qui les connaissaient autrement que comme des coquins méprisables.
La jaunisse n’a pas été autre chose qu’une affaire, une arme de diversion et de retard, maniée avec des pincettes par le patronat dont elle servait la cause. Il flotte à sa surface des éléments sincères, mais ses dessous sont d’infamie. Elle est une excroissance vénéneuse d’un système qui fait, pour se maintenir, flèche de tous bois et s’appuie sans vergogne sur la vénalité.
— G. Y.
JÉSUITES
n. m.
Les Jésuites ! Un sujet bien usé, dira-t-on ? Et l’on affectera d’en rire et de passer à autre chose.
Notons simplement, pour l’instant, que les Jésuites ne sont pas étrangers à cet état d’esprit, qu’ils font tout pour le répandre et le maintenir, de même qu’ils ont répandu avec tant de succès les thèses sur l’anticléricalisme « périmé », considéré comme une « déviation », sur la religion « affaire privée », etc., etc. Désarmer toute opposition, afin d’avoir le champ libre, égarer les esprits, brouiller les cartes, ce sont des exercices où ils excellent. Nous le montrerons au cours de cet exposé, si rapide et si insuffisant qu’il soit.
Les Origines : Ignace de Loyola
La Compagnie de Jésus a été fondée par l’Espagnol Iňigno Lopez de Recalde, devenu célèbre sous le nom d’Ignace de Loyola. Il est utile de donner quelques renseignements sur sa personne. Né à Loyola, en 1491, Ignace était, à l’âge de 23 ans, un jeune officier qui menait une existence très mondaine et même très dissipée. Il avait eu maille à partir avec les tribunaux de l’Ordinaire de Pampelune, pour avoir commis « d’énormes délits » pendant les nuits trop joyeuses du Carnaval. Il ne songeait nullement à devenir un ascète et encore moins un « saint » de la Sainte Eglise catholique et romaine...
En 1521, Pampelune étant assiégé par les troupes françaises, Don Ignace est grièvement blessé à la jambe. Il doit subir une opération pénible. Il était presque guéri, lorsqu’il s’aperçoit que sa jambe fracturée resterait plus courte que l’autre. Désolé, mais courageux, il n’hésite pas à briser lui-même sa jambe de nouveau, espérant par un traitement approprié la voir reprendre par la suite sa longueur primitive. Il endura de grandes souffrances, pendant de longs mois, mais n’en resta pas moins boiteux.
C’est au cours de cette inaction prolongée que son esprit fut attiré par les questions religieuses. Il se mit à lire des ouvrages de piété. D’autre part, devenu infirme, obligé de renoncer à la carrière militaire, désespéré d’abord, il cherche ensuite à orienter son activité dans une autre direction.
On le soigne à Manrèse. Il se retire souvent dans une grotte voisine, afin de méditer à son aise. C’est dans la grotte de Manrèse qu’Ignace recevra — de source divine ! — la révélation du nouvel ordre religieux qu’il est appelé à fonder. Il prétendra plus tard que les constitutions et les règles de cet ordre (la Compagnie de Jésus) lui ont été dictées ou inspirées directement par Dieu. C’est l’histoire de Moïse, de Mahomet et de tous les imposteurs qui ont parlé et agi, à travers les siècles, au nom d’une Révélation impossible à contrôler par les humbles humains...
Contentons-nous, pour l’instant, de remarquer ceci : si Loyola n’avait pas eu la jambe cassée à la guerre, il n’eût pas été visité par la grâce de Dieu et il n’aurait pas fondé l’Ordre des Jésuites.
Cette fondation, qui a joué un rôle si important dans l’histoire de la Catholicité, est donc simplement la conséquence d’un fait insignifiant en lui-même. Un jeune officier libertin se voit contraint de renoncer aux gloires (!) de la guerre et aux joies mondaines, il tombe dans la dévotion, sincère ou non. Et plus tard, ne voulant pas rester inactif, il cherchera le succès et la satisfaction de ses ambitions dans une autre direction que celle qu’il avait primitivement adoptée...
Son instruction était nulle. A 33 ans, il était complètement ignorant et dut se mettre à étudier — avec une rare volonté, il faut en convenir.
Il avait le don d’une parole entraînante et il semble avoir exercé une incontestable influence sur ceux qui l’entouraient et le suivaient.
Ignace rêvait donc d’organiser un nouvel ordre religieux, une sorte de phalange militaire (son tempérament autoritaire l’y disposait), destinée à venir à la rescousse de l’Eglise romaine, combattue de tous côtés.
Luther venait de se dresser, en révolté, devant la papauté et ses trafics. La réforme protestante s’infiltrait partout et faisait des progrès inquiétants. Les papes offraient à Rome un spectacle peu édifiant et Ignace lui-même, parlant de Rome dans une lettre, écrit qu’elle est « vide de bons fruits, abondante en mauvais ». Plus tard, les Jésuites se flatteront d’avoir sauvé l’Eglise catholique.
Ignace se met donc à l’œuvre, mais il se heurte à de nombreuses difficultés. Avant 1543, avant même que ses projets soient venus à maturité, il avait déjà eu 8 procès devant les tribunaux ecclésiastiques et l’Inquisition — laquelle s’inquiète de ses menées. Il parvient à échapper à ses griffes, mais il doit quitter l’Espagne, car les Inquisiteurs lui rendent toute activité impossible.
Loyola vient donc en France, et c’est à Montmartre qu’il fondera (le 15 août 1534) l’ordre de la Compagnie de Jésus. Ses collaborateurs sont peu nombreux. Les Jésuites sont sept, en tout : 5 Espagnols, 1 Portugais, 1 Savoyard. Pas un Français. Et par la suite, jamais un Français ne sera général des Jésuites. Pleurez, patriotes inféodés au cléricalisme !
Origines musulmanes du Jésuitisme
Fondée en 1534, la Compagnie est approuvée par le pape Paul III dès 1540. Le Vatican semble avoir compris bien vite tout le parti qu’il pourrait retirer d’une semblable milice, à condition, bien entendu, qu’elle lui fut entièrement subordonnée (ce qui n’a pas toujours été le cas, par la suite). Dominicains et Franciscains, autorisés naguère par Innocent III, n’avaient-ils pas rendu de signalés services à l’Eglise dominatrice et ne pouvait-elle en attendre d’aussi grands de la nouvelle Compagnie ?
Certains écrivains ont discuté la question de savoir si Loyola fut un imposteur ou un fou. Personnellement, je n’hésite pas à adopter la première solution. Ambitieux, voulant jouer un rôle important, Ignace a joué la comédie de Manrèse et a monté très adroitement toute son affaire.
On a prétendu qu’il s’était inspiré d’une secte musulmane, les Haschischins (dont on a fait les Assassins), qui prenaient du haschisch, pour se mettre dans un état spécial. Loyola remplaça le haschisch par le mysticisme poussé jusqu’à l’exaltation et les résultats furent identiques.
Le chef des Haschischins ou Ismaïliens, Hassan ibn Sabbah (1056–1124), devint célèbre sous le nom de « Vieux de la Montagne ».
Muller avait déjà relevé « l’étrange analogie théorique et pratique des deux obéissances : celle des Jésuites et celle des Khouans » (cité par l’abbé Mir).
L’ex-abbé Victor Charbonnel publia en 1899, dans la Revue des Revues, une intéressante étude sur les origines islamiques de la Compagnie de Jésus. Certains rapprochements de textes sont curieux :
TEXTES MUSULMANS :
« Tu seras entre les mains de ton cheikh comme entre les mains du laveur des morts. » (Livre de ses appuis, par le cheikh Sisnoussi, traduction de Colas ; livre antérieur aux Exercices et aux Constitutions d’Ignace)
« Les Frères auront pour leur cheikh une obéissance passive ; ils seront entre ses mains comme le cadavre aux mains du laveur des morts. » (Dernières recommandations dictées à son successeur par le Cheikh Ali-el-Djernal, de la Congrégation du Derquaonas)
TEXTES DE LOYOLA :
« Que ceux qui vivent dans l’obéissance se laissent conduire par leur supérieur, comme le cadavre qui se laisse tourner et manier en tous sens. » (Constitution de la Compagnie de Jésus, 6e partie, chap. 1)
« Je dois me remettre aux mains de Dieu et du supérieur qui me gouverne en son nom, comme un cadavre qui n’a ni intelligence ni volonté. » (Dernières recommandations dictées par Ignace de Loyola peu de jours avant sa mort ; Bartoli, Ignace de Loyola, II, p. 524)
Les Maures avaient laissé en Espagne des traditions nombreuses et toute une littérature. Il est vraisemblable, par conséquent, que Loyola ait eu connaissance de ces principes autoritaires et qu’il se les soit appropriés.
Premières difficultés et premiers succès
En formant sa milice sur cette base tyrannique, on ne peut affirmer qu’Ignace avait prévu toutes les fautes et tous les crimes qui s’ensuivraient (certains de ses successeurs, tels que Lainez et Salmeron, ont d’ailleurs accentué encore ses tendances). Mais cet ancien officier, au tempérament dominateur, comprenait qu’il lui était nécessaire de subordonner étroitement ses affidés pour arriver au but poursuivi.
Dès l’origine de la Compagnie, Ignace se heurte à la jalousie des autres congrégations, lesquelles voient d’un oeil hostile surgir une concurrence qui menace d’être redoutable. Les Augustins et les Dominicains la combattent âprement, mais les « enfants d’Ignace » vont se défendre avec énergie et par tous les moyens.
Le 17 avril 1541, Ignace est solennellement reconnu comme Général de la Compagnie. Il le restera jusqu’à sa mort (Rome, 1556).
Le pape Paul IV lui-même prit ombrage de la Compagnie et tenta de modérer les ambitions envahissantes de ses dirigeants. Ignace était alors malade, à l’agonie ; il ne put organiser la résistance, mais il chargea son successeur Lainez de le faire à sa place.
Peu de temps après la mort d’Ignace, le pape Paul IV mourut à son tour, en effet, et miraculeusement. Ses neveux (dont l’un était cardinal) furent jetés en prison et livrés au bourreau. Les crimes qui leur étaient reprochés étaient pourtant communs à toutes les familles des papes qui se succédaient alors sur le trône de saint Pierre, donnant au monde le spectacle des pires immoralités et des crimes les plus éhontés. La Compagnie, non seulement était vengée, mais elle avait montré sa puissance. D’ores et déjà, elle est décidée à se frayer la voie, sans hésiter sur le choix des moyens à employer.
Sur son lit d’agonie, Ignace fait déployer une carte du monde, sur laquelle les établissements des Jésuites sont marqués en rouge. Le P. Bobadilla les lui indique : 12 provinces ; 100 maisons ou collèges ; des milliers de membres répandus partout. Ce résultat avait été réalisé dans une courte période de 16 années seulement.
En 1609, c’est-à-dire 53 ans après sa mort, Ignace sera béatifié et sa Compagnie, continuant de grandir, comprendra 33 provinces (au lieu de 12), 356 maisons ou collèges (au lieu de 100) et plus de 11.000 membres...
Nos sources
Nous allons à présent étudier, successivement, le fonctionnement de la Compagnie, son esprit, ses principes, son œuvre — à travers l’histoire, empruntant les éléments de notre récit à toutes les sources impartiales et véridiques.
Il existe, on s’en doute, un grand nombre d’ouvrages rédigés à la gloire de l’illustre Compagnie. Ils suintent le mensonge à toutes les lignes et ils dénaturent les faits d’une façon systématique.
Le pape Clément XIV (qui prononça la dissolution des Jésuites) a pu dire avec raison que c’était l’orgueil qui avait perdu la Compagnie. Les Jésuites se sont grisés de leurs succès. Ils ont mis leur Compagnie au-dessus même de l’Eglise.
Le P. Suarez dit « qu’un procès instruit, en demeurant dans son humble état, est plus utile à l’Eglise que s’il avait accepté un évêché ».
Le P. Lainez (qui succéda à Ignace), dans une lettre adressée à toute la Compagnie, déclare que « ni parmi les hommes, ni parmi les anges eux-mêmes, on ne saurait rencontrer un plus sublime office (que le leur) »…
Les sombres Jésuites se croient donc supérieurs aux anges eux-mêmes. C’est de la prétention.
« La Compagnie surpasse l’Eglise, tant parce qu’elle est le monument qui a révélé à la terre les merveilles du Christ, que par les prérogatives singulières qu’elle octroie et décerne à ses fils. Dans l’Eglise, le bon grain est mêlé à l’ivraie, et beaucoup y sont appelés, peu sont élus ; il n’en est pas de même pour la Compagnie, où tout est choisi, limpide, pur et exquis... Les missionnaires de la Compagnie sont des Hercules, des Samsons, des Pompées, des Césars, des Alexandres. Tous les Jésuites en général, sans aucune exception, sont des lions, des aigles, des foudres de guerre, la fleur de la milice de l’Eglise. Chacun d’eux vaut une armée... Saint Ignace dépasse et surpasse tous les fondateurs d’ordres religieux. C’est lui qui s’est le plus rapproché du Christ. Il a vu intuitivement la Divine Essence. En fondant la Compagnie, il a fondé pour la seconde fois l’Eglise. Sa conversation avait un si divin attrait que les habitants du Ciel descendaient sur la terre pour l’écouter... »
Ces éloges grotesques (qui frisent souvent l’hérésie, au surplus) semblent l’œuvre d’un farceur ou d’un fumiste. Ils sont pourtant extraits d’un livre fameux : Imago primi sœculi Societatis Jésus, publié en Belgique pour célébrer le centenaire de l’Institut, gros volume de plus de 1.000 pages, rempli d’apologies aussi ridicules que celles-là. Les Jésuites sont d’ailleurs coutumiers du fait et ils ont toujours publié ou fait publier sur la Compagnie des ouvrages dithyrambiques... de mauvais goût. Leurs historiens emploient la même méthode et le fameux Crétineau-Joly, l’historien le plus connu de la Compagnie, a laissé un gros ouvrage dont nous ferons bien de nous méfier, car « à force de compliments et d’enthousiasme, il devient un outrage à la vérité » (Abbé Miguel Mir).
Je retiendrai cependant les livres des Pères de Ravignan et Du Lac, où nous trouverons des aveux très précieux, ainsi que celui de Schimberg, si favorable à la Compagnie.
Je laisserai de côté les livres de Boucher, Arnould et autres auteurs intéressants et courageux (tels que Michelet et Quinet) que l’on ne manquerait pas de récuser comme tendancieux. Semblable reproche ne peut être fait aux ouvrages si documentés et si impartiaux de Bœhmer, de Wallon, de l’abbé Mir, d’I. de Récalde, etc.
Ce dernier nom m’oblige à ouvrir une parenthèse. Derrière ce pseudonyme (Récalde est le nom du village où naquit Ignace de Loyola), se cache la personnalité d’un très savant et très éclairé Jésuite, sorti de la Compagnie, qui lui a consacré une série d’ouvrages de premier plan : le bref Dominus ac Redemptor ; les Ecrits des Curés de Paris ; une histoire du Cardinal jésuite Bellarmin, et surtout la traduction de l’Histoire Intérieure de la Compagnie de Jésus, de l’abbé Mir.
L’abbé Mir, de l’Académie royale espagnole, entré tout jeune dans la Compagnie, en sortit à la suite de démêlés politiques et publia en 1913 sa remarquable Histoire Intérieure. Il y garde un ton très mesuré, il respecte les autorités ecclésiastiques et les croyances et il se défend d’attaquer, aussi exagérément que certains l’ont fait : « un Institut qui, à certains égards, mérite le respect. » Je ne partage pas du tout ce respect, mais je m’incline devant la probité et la modération de l’abbé Mir. Il s’est basé uniquement sur des pièces officielles et des documents historiques irréfutables. Il a eu en mains « par des voies assez extraordinaires », une collection de pièces provenant des archives du Tribunal suprême de l’Inquisition et d’autres documents, tirés de l’antique couvent de San Esteban, à Salamanque. L’ouvrage de l’abbé Mir est donc une mine incomparable de documents et de textes. Il a été traduit en français par M. de Récalde. Malheureusement le premier volume est seul paru (en 1922) (l’ouvrage complet doit former trois gros volumes de 600 pages chacun). Je me suis rendu tout récemment chez l’éditeur, qui m’a déclaré que les autres volumes ne paraîtraient jamais, qu’il était sans aucune nouvelle de M. de Récalde et qu’il ignorait même s’il n’était pas mort... Ce serait un « miracle » de plus à l’actif de la fameuse Compagnie ! Le mystérieux assassinat du Jésuite de Parédès, survenu il y a quelques mois, n’est pas fait pour nous tranquilliser, car nous savons que les Jésuites, lorsqu’ils y ont intérêt, ne reculent devant aucun moyen d’action. A moins que M. de Récalde ait été amené à faire sa soumission et à faire au bercail jésuite une rentrée repentante.
J’utiliserai donc, indépendamment d’un grand nombre d’autres auteurs, le livre de l’abbé Mir, en regrettant toutefois que sa publication — si fâcheuse pour la noire cohorte ! — ait dû être interrompue (petit fait qui en dit long sur la force que possèdent encore ces gens-là...).
Les raisons du succès de la Compagnie
Ces raisons sont multiples : obéissance aveugle et servilité des membres, d’abord ; habileté des tactiques, ensuite. Mais tout à l’origine, il a fallu que les Jésuites, pour supplanter les autres ordres religieux, déploient une intelligence toute particulière.
Par sa bulle de 1540, le pape Paul III avait décidé que la Compagnie ne devrait pas grouper plus de 60 membres. Mais, dans la bulle suivante (1543), cette condition ne figure déjà plus. Les ambitions jésuites ne pouvaient accepter d’être ainsi limitées plus longtemps.
Il en fut de même pour la Pauvreté. Au début, ils ne vivent que d’aumônes et n’acceptent aucun honoraire, pas même pour les messes qu’ils célèbrent. Grande colère chez les autres religieux, en voyant leurs clients les abandonner pour donner la préférence aux Jésuites — si désintéressés !
En 1554, l’évêque de Cambrai va jusqu’à menacer les Jésuites de les mettre en prison parce qu’ils persistent à refuser toute rétribution pour leurs services, ce qui faisait injure aux curés et autres religieux (car ces derniers acceptaient des honoraires, cela va sans dire !).
Cela ne dura pas. Les Jésuites faisaient tout simplement du « dumping » pour chiper la clientèle de leurs concurrents. Lorsqu’ils auront réussi, lorsqu’ils seront connus et recherchés, ils se départiront de leur primitive sévérité. Et cette Compagnie, que l’on voulait mettre en prison parce qu’elle refusait de prendre de l’argent, deviendra, au bout de quelques années seulement, plus riche à elle seule que les Bénédictins et les Dominicains réunis.
Le P. Nectoux écrira plus tard (1765) :
« Je nourris l’intime conviction que notre Compagnie ne peut tenir, sans préjudice, cachés ou amoncelés dans ses coffres, tant de millions... Je crains tout pour notre très aimée Société, si elle ne fait pas les œuvres qu’elle devrait. »
Depuis le pape Jules III, qui leur avait permis d’acquérir les biens nécessaires à leurs collèges, les continuateurs d’Ignace avaient fait du chemin.
Ils ont évolué sur bien d’autres points et souvent même en violation des lois même de l’Eglise. Le P. Lancicio énumérait, dès le début du XVIIe siècle, 58 points sur lesquels la Compagnie s’écartait du droit commun. « Aujourd’hui, il y en a bien davantage », constate mélancoliquement l’abbé Mir.
Il y a pourtant un point sur lequel les Jésuites n’ont pas varié ; je veux parler de l’animosité et de la jalousie qu’ils ont toujours montrées envers les autres moines et congréganistes. Ils ont toujours cherché à grandir et à développer la Compagnie en rabaissant et en dépouillant les ordres concurrents — qui finirent par les détester cordialement... et par les craindre.
Le P. Ribadeneira raconte qu’un Jésuite fut un jour réprimandé vertement et puni par saint Ignace. Pourquoi ? En causant avec un jeune novice, il lui avait vanté incidemment les vertus d’un certain frère franciscain. Quand Ignace l’apprit, il se montra furieux : « N’y a-t-il donc pas dans la Compagnie des exemples de ces vertus-là ? » Et il interdit au Jésuite en question d’adresser désormais la parole aux novices.
Pour développer cet « esprit de corps », ce dévouement absolu à la Compagnie, on cachait soigneusement aux novices tout ce qui émanait des autres ordres et même la vie des saints non Jésuites. Le mot d’ordre était de mettre toujours la Compagnie au-dessus de tout.
Dans les Constitutions, on a compté que la célèbre formule A. M. D. G. (Ad majorem Dei Gloriam : Pour la plus grande gloire de Dieu) revient 242 fois. Mais une autre formule revient plus souvent encore : « Pour le bien (ou pour le plus grand bien) de la Compagnie. » Pour les Jésuites, c’est d’ailleurs la même chose, et la gloire de Dieu n’est pas séparable de la grandeur de leur Compagnie !
Rapide histoire de la Compagnie en Europe
Les Jésuites ne tardèrent pas à mettre la main sur l’éducation (nous en reparlerons plus loin) et, à force d’intrigues plus ou moins sournoises, ils se développèrent tant et si bien, qu’un siècle seulement après la fondation de la Compagnie, sa bannière flottait sur le monde entier.
Leurs luttes contre la royauté française sont connues. Ils s’imposèrent en France par l’assassinat et se développèrent surtout sous le règne de Louis XIII, après le meurtre de Henri IV. Mais Richelieu, jaloux de son autorité, résista cependant à leurs exigences. Ils avaient déchiré la France en alimentant les guerres et les complots de la Ligue. Ils exciteront la répression contre les huguenots. Ils engageront contre le Jansénisme une lutte sans merci. (On connaît, sans qu’il soit utile de s’y attarder, la querelle de l’abbé Quesnel, les controverses de Port-Royal et du grand Arnaud, l’histoire de la bulle Unigenitus et les disputes fastidieuses sur le libre arbitre, la grâce divine, etc.).
Contempteurs du pouvoir quand ils n’en étaient pas les maîtres (allant même jusqu’au régicide, comme nous le verrons), ils deviennent les serviteurs et les apologistes de l’autorité royale absolue, dès qu’ils y ont intérêt.
C’est d’ailleurs sous le règne de Louis XIV qu’ils arrivent à l’apogée de leur puissance. Leur platitude à l’égard du « grand roi » ne connaît pas de limites. Le P. Daniel écrit une Histoire de France (qui lui valut faveurs et pensions) dans laquelle il va jusqu’à glorifier, pour plaire à Louis XIV, les bâtards royaux (doublement adultérins, pourtant) et à soutenir leurs prétentions. Les Jésuites n’avaient pas d’épithètes assez louangeuses pour célébrer le roi, qui, devenu vieux, était entre leurs mains le plus docile des instruments.
A cette courtisanerie, ils joignaient le conservatisme social le plus outrancier. Tout était parfait dans le royaume de France ; il n’y avait rien à réformer et il ne fallait toucher à quoi que ce soit.
La révocation de l’Edit de Nantes est leur œuvre, en grande partie. Dans leur collège de Louis-le-Grand, ils organisèrent une fête pour célébrer le « Triomphe de la Religion » glorifiant le roi d’avoir détruit plus de 1.600 temples protestants, le comparant à Dieu en personne, « pour sa rapidité à frapper l’hérésie ». Dans leurs collèges de province, feux d’artifices, cavalcades, représentations théâtrales et réjouissances de toutes sortes furent organisés. Jamais satisfaits, ils reviendront à la charge quelques années plus tard et demanderont de nouvelles rigueurs contre la « secte calviniste expirante ».
Louis XIV, gouverné par ses confesseurs jésuites (Le Tellier, La Chaise) est leur jouet. A sa mort, la Compagnie groupe 20.000 Jésuites et 1.390 établissements. Jamais elle n’a été aussi puissante.
Sous la régence, ils continuent et ils ont soin de munir Louis XV d’un confesseur jésuite. Néanmoins, ils ont trop abusé, trop exagéré. Les protestations s’élèvent de toutes parts contre leurs exactions et l’heure du déclin est proche.
La Chalotais dresse contre eux des Conclusions qui font un bruit considérable. On l’enferme (1765) puis on l’exile. Mais la vérité poursuit son chemin. Des rangs même du clergé et de l’épiscopat, des critiques se font entendre et l’on demande à la Papauté de prendre enfin des mesures contre cette secte néfaste.
C’est à ce moment que Voltaire écrivait à La Chalotais :
« Vous avez rendu, Monsieur, à la nation, un service essentiel en l’éclairant sur les Jésuites. Vous avez démontré que des émissaires du pape, étrangers dans leur patrie, n’étaient pas faits pour instruire cette jeunesse. »
Nous dirons aussi quelques mots de leurs méfaits dans les autres pays d’Europe.
Ils ont déchiré le Portugal (qui les avait pourtant accueilli en premier lieu, lors de leur fondation, et qui avait assuré leur réussite et leur fortune dans les Indes). Ils poussèrent l’Espagne à s’emparer du Portugal (le pays fut conquis par le féroce duc d’Albe). D’horribles massacres furent commis, mais le pape donna son absolution à Philippe II, bien que des milliers de prêtres et de moines portugais aient été mis à mort (1580).
Le Portugal retrouve son indépendance en 1640 — et les Jésuites (ils ont toujours un pied dans chaque camp) l’y aident. Mais ils ne devaient plus y retrouver leur ancienne faveur, car on les avait vus à l’œuvre. Le ministre Pombal chercha même à s’en défaire. Alors, ils essaient d’assassiner le roi, qui voulait garder Pombal (ce dernier, après la mort du roi, finira dans la disgrâce et la misère).
Ils ont appauvri et émasculé la Pologne d’une façon irrémédiable. (« Aucun Etat n’a subi dans son développement l’influence des Jésuites d’une manière aussi forte et aussi malheureuse que la Pologne », a dit Bochmer). Ce pays n’est-il pas resté, aujourd’hui encore, inféodé au Jésuitisme le plus tyrannique ?
En Bohème, ils persécutent (après la guerre des Hussites) toute tentative faite pour ressusciter la langue tchèque et se font les complices de la tyrannie allemande.
L’archiduc d’Autriche Ferdinand, leur créature, élevé par eux, n’ira-t-il pas jusqu’à dire : « J’aime mieux régner sur un pays ruiné que sur un pays damné. » Et il persécuta et chassa les protestants de ses Etats (1598)
M. Schimberg (qui n’était pas de la Compagnie mais qui l’aimait beaucoup) raconte qu’à Schlestadt, les Pères avaient obtenu un arrêté interdisant aux cabaretiers de servir à boire dès que la cloche de l’église avait sonné. Il n’est pas nécessaire d’aller si loin chercher de tels exemples, car en France même on agissait de façon identique. J’ai trouvé récemment à Chaumont un règlement permanent général de police dont l’article 6 dit :
« Il est défendu aux hôteliers, aubergistes, cabaretiers, logeurs et cafetiers de tenir leurs établissements ouverts pendant les offices les dimanches et jours de fête reconnus par la loi. »
Cet arrêté est basé sur la loi du 18 novembre 1814 (article 3) et l’on y reconnaît la pure inspiration des Jésuites, qui devait, sous la Restauration, se manifester si brillamment (Le Républicain de la Haute-Marne, 15 novembre 1851, — ledit arrêté était encore appliqué en certains endroits à cette époque !).
Les Jésuites ont approuvé l’extermination des Vaudois (Savoie) par le fer et par le feu « comme une œuvre sainte et nécessaire » (Bochmer).
Ils ont ensanglanté l’Irlande et 1’Angleterre, les Pays-Bas, la France, le Portugal, la Pologne. Ils ont asservi et ravagé les Indes, le Japon, la Chine, le Paraguay, le Mexique. Partout où ils ont pu pénétrer, ce fut pour accomplir une œuvre odieuse de domination et de mort.
Les Jésuites en Asie
L’un des premiers collaborateurs d’Ignace, François Xavier, était un homme intrépide et intelligent, dévoué et actif, aimant les courses aventureuses. Ignace l’avait connu professeur de philosophie au Collège de Beauvais. Il en fera un missionnaire et l’enverra conquérir à la Compagnie les contrées lointaines d’Asie.
Grâce à l’appui du gouvernement portugais, qui facilita ses entreprises et le protégea militairement, François Xavier parcourut les Indes en tout sens pendant plusieurs années, convertissant les « idolâtres » par dizaines de milliers et les baptisant à « tour de bras », Conversions des plus superficielles, comme nous le verrons.
Xavier créa l’Inquisition dans les Indes et doit être regardé, par conséquent, comme responsable des brutalités qu’elle commit. Plusieurs peuplades, réfractaires au christianisme, furent massacrées par les conquérants portugais, dont saint François Xavier (car l’Eglise en a fait un saint) était l’auxiliaire.
Il passe ensuite dans l’Ile de Ceylan, où ses prédications eurent encore le triste résultat de faire couler des fleuves de sang.
Pour arriver à ses fins, il employait tous les moyens.
Par exemple, il écrit au roi du Portugal pour lui demander de punir et de révoquer certains gouverneurs des Indes qui le secondaient trop mollement. Il recommande à ses Jésuites, lorsqu’ils arrivent quelque part, de se renseigner sur les moeurs, le commerce, les vices régnants, etc. « La connaissance de toutes ces choses étant très utile », ajoute-t-il. La Compagnie a toujours su gouverner les hommes, en effet, en exploitant leurs vices, leurs faiblesses et leurs appétits.
Après une incursion à Malacca, il arrive au Japon, où il pénètre grâce à l’appui d’un criminel, qui le guide clandestinement. Il y reste deux ans, sans avoir obtenu de grands résultats, mais ayant préparé le terrain pour ses continuateurs.
Il meurt le 2 décembre 1552, en vue des rivages de la Chine (sans y avoir pénétré), âgé de 46 ans, après avoir parcouru l’Asie pendant 10 années.
(En 1612, on exhumera son corps et l’on en détachera un bras, sur l’ordre du général jésuite Aquaviva. Cette relique se trouve encore à Rome. Il y a 2 ou 3 ans, on la transporta à travers l’Espagne et l’Italie, afin de l’offrir à la vénération des fidèles. En plusieurs endroits, il en résulta des scènes de fanatisme écœurant et même des bousculades violentes, — ce qui prouve que les plus grossières superstitions sont encore enracinées profondément dans l’humanité).
J’ai dit plus haut que les conversions obtenues par les Jésuites étaient superficielles. En effet, ils se contentaient d’obtenir une adhésion de principe, sachant bien que, s’ils avaient voulu faire pénétrer intégralement les conceptions chrétiennes dans les cerveaux, ils n’auraient converti personne — et leur influence politique et sociale n’aurait pu se développer, par suite, aussi rapidement qu’elle le fit. Ils accommodèrent donc les dogmes chrétiens aux cultes locaux, afin de les faire accepter des « idolâtres ». On pourrait citer des exemples bien amusants de ces accommodements. Ils allèrent jusqu’à écrire, pour les Japonais, une histoire spéciale de Jésus-Christ, tout à fait différente de celle qui est enseignée dans nos pays par l’Eglise. Leurs exagérations furent si grandes qu’il y eut des plaintes et des enquêtes et que le Vatican fut obligé de sévir. Les rites malabares (Inde) et les rites chinois furent condamnés solennellement par Rome en 1645 — ce qui ne veut pas dire que les Jésuites les abandonnèrent totalement et immédiatement.
En attendant, ils avaient trouvé le moyen de rafler, non seulement dans les Indes, la Chine, mais le Tonkin, l’Annam, la Cochinchine, d’immenses richesses. Selon leur habitude, ils avaient concurrencé terriblement les autres ordres religieux ; ils obtinrent même du pape Grégoire XIII une bulle leur accordant l’exploitation exclusive des Missions au Japon. Il est vrai que cette bulle outrancière, qui fermait la porte aux religieux autres que les Jésuites, fut révoquée par les successeurs de ce pape trop docile.
Par leurs intrigues, les Jésuites troublèrent profondément le Japon. Ils contribuèrent à la révolte du roi d’Arima, qui fut décapité (tandis que le P. Morejon, qui avait tout conduit, parvenait à s’échapper). Ils entretinrent les discordes intérieures, car ils en tiraient profit et chaque année ils envoyaient en Europe plusieurs vaisseaux entièrement chargés des produits les plus rares et de richesses inestimables. Ils annonçaient alors, avec fracas, que les chrétiens étaient plus de 100000 au Japon. C’était du bluff, mais ils commirent tant de méfaits que l’esprit public finit par se monter contre eux et que des persécutions s’ensuivirent. Elles furent sanglantes. Pour la seule année 1590, les Jésuites donnent avec orgueil le chiffre de 20570 martyrs chrétiens au Japon. Il faut espérer que ce chiffre est faux, car si la persécution avait atteint de pareilles proportions, toute la honte en rejaillirait sur la Compagnie de Jésus, qui en fut la véritable responsable par ses agissements provocateurs.
Quoi qu’il en soit, les Jésuites furent expulsés du Japon et en 1638 il n’y restait plus un seul chrétien. Le succès de l’Evangile avait été de courte durée et la parole du Christ d’amour et de bonté avait fait là comme ailleurs, beaucoup plus de mal que de bien.
J’ai dit que François Xavier était mort avant d’entrer en Chine. Ses successeurs furent plus heureux, mais ils durent surmonter bien des difficultés, car les Chinois se méfiaient énormément des Européens — en quoi ils n’avaient pas tort.
Le P. Ricci, très adroitement, sut vaincre les préventions chinoises ; il s’assura les bonnes grâces de l’empereur en réparant ses horloges (sic). Il était médecin, mécanicien, astronome, astrologue, horloger, et j’en passe. Les Jésuites surent se rendre utiles par de multiples talents et les Célestes, facilement émerveillés, leur laissèrent prendre pied dans la place. Le P. Cofler prédit l’avenir (merveilleux) d’un fils de l’Empereur et gagne ainsi ses faveurs. Plus tard, le P. Verbiest installe une fonderie de canons — tous les métiers leur sont bons pour arriver à leurs fins. Cela ne va pas sans vicissitudes, le P. Schall faillit être exécuté pour son avidité, les persécutions commencent (la Compagnie possède alors en Chine 151 églises et 38 résidences). Les chrétiens chinois ne sont chrétiens que de nom et continuent à participer à toutes les cérémonies païennes. Les Jésuites leur permettent même d’épouser leurs propres sœurs. Le pape Innocent X les blâme et leur ordonne de prêcher le dogme catholique dans son intégrité ; ils n’en tiennent aucun compte.
L’envoyé du pape, le cardinal de Tournon, fut même maltraité par eux. Ils excitèrent le gouvernement chinois contre lui et le firent expulser. Le malheureux vieillard mourut, prisonnier en quelque sorte des Jésuites, qui ne voulaient pas laisser revenir en Europe — et pour cause — un témoin aussi gênant de leurs turpitudes et de leurs crimes.
Avant de mourir, le cardinal de Tournon écrivit une lettre accablante contre eux. En voici un passage :
« On n’apprendra qu’avec horreur que ceux-là mêmes qui devaient naturellement aider les pasteurs de l’Eglise, les aient provoqués et attirés aux tribunaux des idolâtres, après avoir pris soin d’exciter contre eux la haine dans le coeur des païens et engagé les païens à leur tendre des pièges et à les accabler de mauvais traitements… »
Furieux de la désobéissance et de l’obstination des Jésuites, le pape Innocent XIII se disposait à prendre des mesures contre eux. Mais il mourut subitement... et providentiellement.
L’entreprise jésuitico-chrétienne se termina en Chine aussi piteusement qu’au Japon, après avoir fait couler, bien inutilement, des fleuves de sang.
Amérique du Nord
Les Jésuites s’installèrent en Floride en 1566 avec les Espagnols, mais ils n’y firent pas grand-chose. Les Indigènes y étaient trop hostiles, ainsi que dans toute l’Amérique du Nord.
Ils obtinrent quelques résultats au Canada cependant, où ils exploitèrent de leur mieux les Indiens. Pour leur être agréable, Richelieu interdit aux protestants d’aller s’installer au Canada. Les exilés huguenots portèrent donc leur intelligence et leur puissance de travail dans les colonies anglaises et chez divers peuples plus accueillants (Hollande, Prusse, etc.).
Bochmer signale une conséquence peu connue de cet ostracisme. La France perdit en effet le Canada, qui lui fut ravi par l’Angleterre, parce que l’émigration française y était insuffisante. Les Jésuites, qui avaient éloigné du Canada les protestants français, sont donc responsables de la perte de cette belle colonie. Encore un « bon point » pour le patriotisme échevelé de l’Eglise !
Les Dominicains étaient solidement installés au Mexique, ce qui n’empêcha pas les Jésuites d’y pénétrer à leur tour. L’Espagne y régnait par le fer et par le feu et elle y écrivait une des pages les plus sanglantes de l’histoire chrétienne — qui en compte pourtant de nombreuses. Les fils de Loyola se spécialisèrent dans le négoce et les affaires de banque, dont ils tirèrent d’immenses revenus. A la Martinique, les Jésuites possédaient plus de quatre millions en biens-fonds. (Bochmer).
Amérique du Sud
Ils furent plus heureux encore en Amérique du Sud. Dès 1550, ils débarquèrent à San Salvador (Brésil) et ils s’y développèrent selon leurs habituels procédés.
« J’ai trouvé, disait don Juan de Palafox, dans une lettre qu’il écrivait au Pape (1647), entre les mains des Jésuites presque toutes les richesses, tous les fonds et toute l’opulence de l’Amérique méridionale. »
Mais c’est particulièrement au Paraguay que nous allons les voir à l’œuvre.
Ils y arrivent en 1549, avec les Portugais, et se répandent dans le pays, descendant les cours d’eau en jouant de la musique, afin d’attirer et d’apprivoiser les indigènes candides — et inoffensifs. Ce pays, riche et fertile, était habité en effet par les Guaranis, race peu belliqueuse et sans énergie, que nos « Loyolistes » vont pouvoir manipuler à souhait. Jamais leurs méthodes déformatrices ne trouveront pareil terrain d’élection.
Il s’est trouvé des esprits avancés pour soutenir que les Jésuites avaient été au Paraguay les précurseurs du socialisme et du communisme. Quelle erreur pernicieuse ! En réalité, il n’y a rien de plus opposé au communisme égalitaire que cette oppression savante, foulant aux pieds l’individu et organisant l’esclavage de la masse au profit d’une minorité de parasites. (Il ne faut pas confondre l’organisation jésuitique du Paraguay avec celle de l’ancien Pérou. Celle-ci se rapprochait du système d’Henry George. Les chefs de famille possédaient la terre individuellement, mais ils ne pouvaient l’aliéner. Les pâturages, les forêts, les eaux d’irrigation étaient collectifs et le système péruvien se rapprochait beaucoup de celui qui est préconisé par la Ligue pour la Nationalisation du sol, dont nos bons amis Soubeyran et Daudé-Banal sont les ardents protagonistes en France. Entre ce système équilibré et humain et celui des Jésuites exploiteurs, il n’y a absolument rien de commun).
Les Jésuites occupèrent au Paraguay une superficie de 180000 kilomètres carrés. Ils y installèrent une trentaine de réductions, ou villes indiennes, groupant chacune plusieurs milliers d’habitants
La vie des indigènes était réglée de la façon la plus méticuleuse. Tout se faisait au son de la cloche : le réveil, les repas, le coucher. La population tout entière était soumise à une discipline monastique abrutissante et avilissante.
Les indigènes devaient se prosterner au passage des Révérends Pères Jésuites, véritables dieux et rois, et ne pouvaient se relever que lorsque leurs maîtres étaient partis.
Les Guaranis étaient occupés aux travaux les plus divers : jardinage, briqueterie, fours à chaux, travail des peaux, culture du tabac, du coton, du thé, de la canne à sucre, etc. Les Jésuites ne cherchaient nullement à civiliser l’indigène, mais à l’exploiter. Aussi l’évolution des Guaranis fut-elle retardée de plusieurs siècles et sont-ils demeurés, aujourd’hui encore, parmi les races humaines les plus rétrogrades. Il est vrai que les réductions rapportaient aux Jésuites plus de deux millions par an. (Bochmer).
Leur seul collège de Buenos-Aires soutirait au public 12000 pesos-or par an, avait 600 esclaves et des propriétés plus vastes que celles du roi de Sardaigne (Bernard Ibanez de Echevarri). Le collège de Cordoba était plus riche encore et possédait 1000 esclaves. Aussi l’abbé Mir écrit-il :
« On peut conjecturer que les richesses de la Compagnie au Nouveau-Monde étaient réellement fabuleuses. »
Pour mieux abrutir les Indiens, ils leur avaient fabriqué un culte spécial. Les saints des temples jésuites remuaient des yeux terrifiants et brandissaient des lances et des épées.
Les Jésuites avaient réglé la vie de leurs esclaves d’une façon si parfaite qu’ils dirigeaient même les accouplements sexuels de ce pitoyable troupeau humain, pour en obtenir une reproduction intensive.
Il faut reconnaître qu’au point de vue humain, les Indiens n’étaient pas trop malheureux. En échange de leur travail, ils étaient nourris d’une façon convenable. C’était la moindre des choses, quand on évoque les formidables revenus qu’ils fournissaient à leurs exploiteurs.
Mais la discipline était rigoureuse. On n’enfermait personne en prison (car, pendant l’emprisonnement, l’indigène n’aurait rien rapporté). On recourait rarement à la peine de mort, car on ne tenait pas à décimer un bétail aussi rémunérateur. Par contre, le fouet était souvent employé. Il constituait pour les Jésuites l’instrument de gouvernement par excellence.
Les indigènes étaient fouettés nus (Voltaire). Les Jésuites opéraient eux-mêmes, tant sur les femmes que sur les hommes.
« A Buenos-Aires, dans une chapelle consacrée à une congrégation de femmes, on voyait derrière l’autel un petit corridor où se faisaient ces opérations, moins saintes que lubriques et que le sang des victimes avait gravé ces horreurs sur les murailles... » (Extrait du manuscrit routier de Louis-Antoine de Saint-Germain, embarqué comme écrivain sur la frégate La Boudeuse, commandant Bougainville, dans son voyage autour du monde, manuscrit qui m’a été confié par Mme de Saint-Germain, descendante du compagnon de Bougainville. Ce dernier a d’ailleurs confirmé les faits dans ses mémoires personnels.)
On comprend que les Jésuites aient défendu leurs fructueuses réductions par tous les moyens. En 1628, ils engagent une guerre terrible contre les Indiens des bords de l’Uruguay, qu’ils exterminent avec férocité. Plutôt que de renoncer au Paraguay, ils luttent, les armes à la main, avec le Portugal et l’Espagne. Ils lutteront même avec l’évêque du Paraguay (Dom Bernardin de Cardenas) qu’ils insultent, combattent, emprisonnent et qu’ils finissent par expulser (parce qu’il leur tenait tête) après une guerre sanglante et le sac de la capitale de l’Assomption (1649).
Lorsque Benoît XIV « le dernier grand pape qu’ait eu le Saint-Siège » (Jean Wallon) condamnera La Compagnie, il lui reprochera ses brutalités à l’égard des Indiens et ses trafics éhontés dans les Amériques, l’Inde, etc.
Il leur reprochera même d’avoir réduit en esclavage et d’avoir vendu, non seulement des Indiens idolâtres, mais des baptisés (ce qui était une aggravation aux yeux de ce singulier chrétien).
Déjà, la bulle papale du 20 décembre 1741 avait interdit aux Jésuites — vainement — « d’oser à l’avenir mettre en servitude les Indiens du Paraguay, de les séparer de leurs femmes et de leurs enfants, de les acheter ou de les vendre ». On frémit en songeant qu’une telle tyrannie sévit pendant deux siècles !
En 1768, les Franciscains avaient partout remplacé les Jésuites. Ce serait un leurre que de croire que le sort des indigènes en fut grandement amélioré.
J’ai sous les yeux une photographie représentant des indigènes colombiens obligés de fuir devant les mauvais traitements des missionnaires (1924). Les Missions Evangéliques font régner une véritable terreur en SierraNevada, confisquant les biens des indigènes pour les obliger à travailler pour eux, leur appliquant les plus humiliants systèmes de punition, etc. (El Espectator, de Bogota (Colombie), N° du 14 avril 1924).
En 1918, le Dr Medina interpellait à la Chambre colombienne et dévoilait les agissements scandaleux des moines capucins dans les missions de Putumayo, dépouillant et exploitant les Indiens, avec autant d’âpreté que les anciens Jésuites du Paraguay.
Il en est de même partout. The Freethinker, parlant des Missions Chrétiennes en Nouvelle-Guinée, dit qu’elles n’ont enseigné aux indigènes que l’art de mentir. Aux Iles Philippines, les missions possèdent de grandes plantations et frappent d’interdit toute tentative d’organisation syndicale. En Cochinchine, colonie française, les missionnaires détiennent le quart du territoire. Partout la même avidité et la même tyrannie.
Afrique
Terminons ce rapide voyage, car nous nous exposerions à des répétitions inutiles. La cause des Jésuites est jugée. Contentons-nous simplement d’indiquer qu’ils ont également essayé de pénétrer en Afrique.
Leur action y fut moins efficace. Certains de leurs agents s’y rendirent pourtant pour y chercher des cargaisons de nègres, qui étaient transportés et répartis dans les différentes possessions jésuites (Mexique, Paraguay, etc.), ou revendus pour couvrir les frais de l’expédition. Esclavagisme, traite des noirs, formes les plus écœurantes de l’oppression, voilà l’œuvre de la prétendue charité chrétienne, dont certains hypocrites nous rebattent quotidiennement les oreilles.
Ne pouvant tirer grand-chose des nègres (à moins de les vendre), les Jésuites s’infiltrèrent dans un pays plus évolué, l’Abyssinie. Leur arrivée dans ce pays fut le signal de sa décadence (Ernest Renan, Histoire générale des langues sémitiques). Quand ils le quittèrent, il était plongé dans une barbarie profonde et il n’en est plus guère sorti par la suite.
Dissolution de la Compagnie
Excédés par ces pratiques inhumaines, les gouvernants de divers pays finirent par se révolter contre le parasitisme des descendants d’Ignace. Ils seront successivement expulsés de la plupart des nations européennes : Angleterre, Hollande, France, Portugal, Espagne, etc.
Le Portugal, qui leur avait fait tant de bien (et qui en avait été si mal récompensé), embarque ses 200 Jésuites en 1759, sur un bateau — qui prend la route de Rome.
L’Espagne (et pourtant les Jésuites avaient toujours servi sa politique fanatique) suivra elle-même cet exemple en 1767. 6000 Jésuites sont embarqués pour Rome, mais à Civita Vecchia on refuse de les laisser débarquer et les autorités papales les reçoivent à coups de canon.
Au sein même de l’Eglise, la Compagnie a été violemment combattue par saint Charles Borromée, sainte Thérèse de Jésus, par les papes Paul IV, saint Pie V, etc., etc. En 1653, les curés de Paris sont unanimes à se dresser contre la Compagnie et publient une série de neuf lettres documentées qui forment un implacable réquisitoire contre les théories des casuistes, du probabilisme, des cas de conscience, l’apologie du meurtre (par le P. Lamy), etc. Tout le clergé de France était, on peut le dire, unanime à répudier les principes et l’action des Jésuites. Hélas ! nous sommes bien éloignés aujourd’hui de cet état d’esprit, car le jésuitisme a conquis l’Eglise tout entière et la gouverne à son gré.
Le Parlement de Paris et les Parlements provinciaux ont condamné à maintes reprises la Compagnie. J’ai sous les yeux, par exemple, le « Compte rendu des Constitutions des Jésuites », par Jean-Pierre-François de Ripert de Monclar, procureur général du Roy au Parlement de Provence, les 28 mai, 3 et 4 juin 1762. L’auteur montre que les Constitutions des Jésuites, tenues secrètes au début, sanctionnent le despotisme du Général, dépouillent les dupes qui entrent dans la Compagnie, font un dogme de l’obéissance servile, foulent aux pieds la morale lorsque l’intérêt de la Compagnie l’exige, etc. Monclar cite ce conseil des Constitutions, bien digne de figurer dans les Monita Secreta : « S’il a du crédit (le Jésuite) qu’il le cache soigneusement, parce que la haine qui pourrait en résulter pour la Société serait un grand préjudice pour elle. » (p. 212). Toujours dans l’ombre et sournoisement ils travaillent.
La banqueroute du P. La Valette aux Antilles vint mettre le comble au mécontentement public. Pratiquant la traite des nègres et exploitant d’immenses plantations, les Jésuites, pour accroître leurs bénéfices (qui dépassaient 1 million de francs pour la seule année 1753) s’étaient fait banquiers, recevaient des fonds et ne remboursaient pas leurs créanciers. Le Parlement rendit tout l’ordre responsable de la déconfiture, qui atteignit plusieurs millions. Enfin, en 1762, un arrêté fortement motivé chassait de France l’encombrante Compagnie (voir plus loin).
Le pape Clément XIV céda aux remontrances qui lui étaient faites, en particulier par l’Espagne et l’Autriche et se résolut à frapper l’ordre fameux, qui avait été si longtemps protégé par la Papauté, malgré ses crimes. En 1773, il signa le bref célèbre Dominus ac Redemptor, qui prononçait la dissolution complète de la Compagnie de Jésus.
Les Jésuites assurent que le Pape eut la main forcée, ce qui n’est pas lui attribuer un grand courage. Plutôt que de commettre une injustice, n’eût-il pas dû résister jusqu’aux plus extrêmes conséquences ?
Ils prétendent également que la décision papale fut la conséquence d’un regain de calvinisme et de jansénisme (voir Ravignan, Institut des Jésuites, p. 12 ; Jean Guiraud (de La Croix), Histoire partiale, histoire vraie, IV, p. 383), ce qui n’est pas flatteur non plus pour l’infaillibilité dudit pape.
En réalité, la Cohorte Ignacienne n’était plus défendable. L’humanité devait se débarrasser d’elle — ou périr sous sa loi effrayante.
Au moment de leur expulsion, les Jésuites français possédaient encore pour plus de 60 millions de biens. Bochmer évalue la fortune immobilière globale de la Compagnie à plus de un milliard 250 millions. Ces chiffres ne sont-ils pas éloquents ?
Le P. de Ravignan cite avec plaisir dans son livre une pensée très élogieuse de Chateaubriand sur les Jésuites. Il se garde bien d’indiquer que le génial écrivain avait changé d’avis à leur endroit dès qu’il eût appris à les connaître. Il écrivit en effet ceci :
« Je dois avouer que les Jésuites m’avaient semblé trop maltraités par l’opinion. J’ai jadis été leur défenseur et depuis qu’ils ont été attaqués dans ces derniers temps, je n’ai dit ni écrit un seul mot contre eux. J’avais pris Pascal pour un calomniateur de génie, qui nous avait laissé un immortel mensonge ; je suis obligé de reconnaître qu’il n’a rien exagéré... » (Chateaubriand, Journal d’un Conclave, cité Revue des Revues, 15 janvier 1896.)
Quelle condamnation plus sévère pourrions-nous invoquer que celle du très clérical auteur du « Génie du Christianisme » ?
Du fonctionnement de la Compagnie
Après ce rapide exposé de la vie historique de la Compagnie de Jésus, il nous faut à présent — toujours très rapidement — dire quelques mots de son fonctionnement intérieur, de ses règles, de ses méthodes.
Les Jésuites sont divisés en 4 catégories : les novices, les scolastiques, qui prononcent les premiers vœux monastiques, étudient pendant 5 ans et professent pendant 5 ou 6 ans. L’écolier est ensuite renvoyé en théologie, où il étudie de nouveau pendant 4 ou 6 ans. Il arrive donc au sacerdoce vers 32 ou 33 ans, il passe une année dans la méditation et accède au rang de coadjuteur et renouvelle les trois vœux religieux. Enfin, les profès, qui sont seuls astreints au quatrième vœu, le vœu d’obéissance au pape. Tous les supérieurs et dirigeants de la Compagnie sortent des profès.
La Compagnie est divisée en 22 provinces et, tous les 3 ans, chaque province se réunit en congrégation particulière, choisit un profès, délégué auprès du général. Ces délégués forment la congrégation des procureurs, qui décide s’il y a lieu de convoquer une congrégation générale (formée de tous les supérieurs des provinces). Cette congrégation générale nomme le général de la Compagnie et les six assistants.
En théorie, les assistants peuvent contrôler et même déposer le général, mais il n’y a pas d’exemple que le fait se soit jamais produit. Le général a d’ailleurs le droit de suspendre les assistants qui lui déplaisent et même de les chasser de l’ordre, ce qui lui confère un pouvoir absolu.
Chaque supérieur est souverain dans sa Maison. Il a le droit de décacheter les lettres adressées à tous les Jésuites placés sous ses ordres ; il peut même ne pas les leur remettre si bon lui semble. Un théologien éminent d’Angleterre, le P. Tyrell, est sorti de la Compagnie parce qu’une telle exigence était devenue insupportable pour sa dignité (voir le récent ouvrage sur le Modernisme catholique, par M. Buonaiuti).
Il faudrait dire aussi deux mots des « Jésuites de robe courte », instruments dociles, non affiliés à la Compagnie, que l’on peut utiliser pour diverses besognes, sans compromettre ladite Compagnie, car il est toujours possible de se désolidariser d’avec eux.
A notre époque, où la corruption politique est si grande, il n’est pas douteux que les créatures et les instruments des Jésuites ont pénétré tous les milieux.
La forte discipline de la Compagnie la met à l’abri des scandales, car il est assez difficile de savoir ce qui se passe dans son sein. Quelques rayons de lumière filtrent pourtant de temps à autre et les paroles du Père Jean Mariana (Jésuite) sont assurément toujours vraies :
« Quelque faute qu’un des membres de la Société ait commise, pourvu qu’il ait beaucoup d’audace et de ruse et sache voiler sa conduite, l’affaire en reste là. Je ne parle pas des crimes les plus grossiers dont on pourrait faire un dénombrement assez grand et qu’on dissimule, sous prétexte qu’il n’y a pas de preuves suffisantes ou de peur que cela ne fasse du bruit et ne nuise à l’ordre... Parmi nous, les bons sont affligés et même mis à mort, sans cause ou pour des causes très légères, parce qu’on est assuré qu’ils ne résisteront pas. On en pourrait rapporter plusieurs exemples fort tristes. Quant aux méchants, on les supporte parce qu’on les craint. » (Des maladies de la Compagnie de Jésus, cité par Boucher, I, 103.)
Collin de Plancy, dans son livre en faveur des Jésuites (Paris, 1870), déclare que le livre de Mariana, accablant pour la Compagnie, est l’œuvre d un faussaire, mais il ne fournit aucun argument à l’appui de son affirmation. C’est une vieille tactique des Jésuites (ces maîtres faussaires !) de déclarer apocryphe tout texte qui les accuse ou tout document qui les gêne...
L’obéissance chez les Jésuites
Toutes les religions sont assises sur le renoncement individuel et sur la tyrannie des prétendus ministres de Dieu. De toutes les religions, la catholique est assurément l’une des plus autoritaires, mais, dans les rangs catholiques, personne n’a poussé aussi loin que les Jésuites, le despotisme des chefs et des supérieurs.
Ignace a gouverné la Compagnie tout seul et sans aucun contrôle. Il ne sollicita jamais de conseils. « Le Père Maître Ignace était père et seigneur absolu et faisait tout ce qu’il voulait », a pu écrire le P. Bobadilla. Le pape Paul IV, de son côté, a reconnu qu’Ignace avait régi la Compagnie « tyranniquement ». Nos critiques ne sont donc nullement exagérées.
Pour obtenir cette omnipotence, Ignace avait trouvé un système très simple, employé du reste par tous les fondateurs de religions. Il était l’élu de Dieu. Lui obéir, c’était obéir à Dieu même. En 1521, à Manrèse, n’avait-il pas reçu, comme je l’ai dit, directement de Dieu, au cours d’une extase, la révélation complète des principes et des règles du futur Institut des Jésuites ? Son collaborateur, le P. Jérôme Nadal, appelait cette révélation « une sublime illumination de son esprit par un singulier bienfait de Dieu ». La substance de cette prétendue révélation ne méritait pourtant pas une telle admiration... En tout cas, Ignace avait l’habitude, pour justifier ses décisions, de se contenter de dire : « Je m’en rapporte à Manrèse », ce qui coupait court à toute objection.
Dans ses Exercices, Ignace veut que « nous ne désirions quant à nous pas plus la santé que la maladie, la richesse que la pauvreté, l’honneur que la honte, une vie longue qu’une vie courte, et ainsi de suite pour tout le reste, voulant et choisissant seulement ce qui nous conduit le mieux à la fin que nous poursuivons… »
Et cette « fin », on sait qu’elle consistait uniquement dans la grandeur et dans la puissance de la Compagnie.
L’abbé Mir emprunte aux Monumenta Ignatiana une anecdote curieuse. Deux Jésuites en s’amusant s’étaient jetés un peu d’eau à la figure. Grande colère d’Ignace, qui n’hésita pas à les punir cruellement, pour une « faute » aussi bénigne, les condamnant à faire pénitence publique, à manger à une table spéciale, les mains attachées, à passer le dimanche à l’écurie et à manger avec les mules, etc. Tout ceci pour un amusement sans conséquence ! On juge par ce petit exemple de la sévérité que Loyola tint à maintenir dans sa Compagnie.
Dès les origines, nous assistons aux plus grands éloges de l’obéissance. Le Mémoire ou résumé des premières délibérations des fondateurs de la Compagnie (1539) rédigé, soit par le P. Jean Coduré, soit par François-Xavier lui-même, déclare en effet que :
« Rien n’abat toute superbe et toute arrogance comme l’obéissance car le superbe s’enorgueillit de suivre ses propres lumières et son propre vouloir, ne cède à personne, s’exalte en grandeurs et en émerveillements sur soimême. Mais l’obéissance engage dans une voie diamétralement contraire, car elle suit toujours le jugement d’autrui et la décision des autres ; elle cède à tous et s’allie étroitement avec l’humilité, car elle est l’ennemie de l’orgueil. »
Pour vaincre l’orgueil, on foule aux pieds la personnalité humaine, le libre examen, l’esprit critique. Et l’on arrive à développer... l’hypocrisie, la fourberie, le mensonge qui sont devenus les « qualités » essentielles de la Compagnie. A tel point que le mot « jésuitisme » est employé comme synonyme, dans le langage courant, de dissimulation et de tartuffisme.
Le lecteur nous sera sans doute reconnaissant de lui donner quelques textes, rigoureusement authentiques, sur l’obéissance jésuitique.
Peu avant sa mort, Ignace dicta au Jésuite Philippe Vito ses Instructions suprêmes sur l’Obéissance. Le morceau renferme 11 paragraphes, dont je me borne à extraire les passages suivants :
« A mon entrée en Religion, et une fois entré, je dois être soumis en tout et pour tout devant Dieu Notre Seigneur et devant mon supérieur...
« Il y a trois manières d’obéir : La première, quand on me l’ordonne par la vertu d’obéissance, et c’est la bonne ; la seconde, quand on me demande de faire ceci ou cela sans plus, et c’est la meilleure ; la troisième, quand je fais ceci ou cela au premier signe de mon supérieur, avant même qu’il me le demande, et c’est la parfaite...
« Quand il me semble ou que je crois que le supérieur me commande une chose qui est contre ma conscience ou un péché et que le supérieur est d’un avis contraire, je dois le croire à moins d’évidence... Je dois me comporter : 1) comme un cadavre qui n’a ni désir, ni entendement ; 2) comme un petit crucifix qui se laisse tourner et retourner sans résistance ; 3) je dois me faire pareil à un bâton dans la main d’un vieillard, pour qu’on me pose où on veut, et pour aider où je le pourrai davantage. »
Ignace poussait très loin cet amour de l’obéissance... pour les autres. L’abbé Mir reproduit la lettre qu’il fit écrire au P. Lainez, l’un de ses plus précieux collaborateurs de la première heure. Il le blâme dans les termes les plus sévères pour s’être permis de ne pas être de son avis (Rome, le 2-11-1552).
Dans le Sumario de las Constituciones (qui fait partie des Reglas de la Compaňia de Jesus ; on peut lire également :
« Que chacun de ceux qui vivent sous l’obéissance se persuade qu’il se doit laisser mener et régir par la divine Providence par le moyen du supérieur, comme s’il était un cadavre, etc., etc... »
Et dans un autre passage :
« Soyons prêts à la voix du supérieur, comme si nous appelait le Christ Notre Seigneur, laissant là sans la finir une lettre ou une affaire commencée. »
Le supérieur est ainsi comparé à Dieu en personne ! Pourtant, le supérieur peut se tromper ? Il faut obéir quand même. L’inférieur n’a rien à y perdre. « Au contraire, il y gagne devant Dieu. Car l’obéissance, pour être méritoire, doit être surnaturelle... » (Abbé Mir).
Dans ses Instructions aux Recteurs de la Compagnie, le P. Nadal insiste sur la nécessité de perfectionner l’obéissance de l’entendement (c’est-à-dire le renoncement à tout esprit critique, à toute velléité d’examen) et il indique par quels moyens on peut y arriver : exercices de l’oraison, etc. (« Abêtissez-vous », disait Pascal).
Une telle obéissance est choquante. Mais ce qui est plus choquant encore, c’est que ceux qui la prêchaient étaient loin de la pratiquer eux-mêmes. Ignace fut un véritable potentat, souvent en lutte avec l’Eglise et résistant aux autorités ecclésiastiques. La Compagnie, dans son ensemble, a été le plus indocile des ordres religieux !
Il faut reconnaître que les Jésuites n’ont pas inventé l’Obéissance aveugle. Ils l’ont simplement perfectionnée et systématisée.
Car saint Paul (Romains XIII, 15) ordonnait déjà aux premiers chrétiens d’obéir à leurs princes et à leurs seigneurs, même lorsqu’ils étaient injustes et méchants.
Et le célèbre Concile de Trente (voir Catéchisme, p. 468) a confirmé cette néfaste théorie :
« Ainsi, s’il s’en rencontre des méchants (parmi les rois, princes et magistrats), c’est cette même puissance divine qui réside en eux que nous craignons et que nous révérons et non leur malice et leur mauvaise volonté, tellement que ce n’est pas même une raison suffisante pour être dispensé de leur rendre toute sorte de soumission et d’obéissance que de savoir qu’ils ont une inimitié irréconciliable… »
Et l’angélique saint Thomas n’écrivait-il pas :
« Le sujet n’a pas à juger de ce que lui commande son préposé, mais seulement de l’exécution de l’ordre reçu et dont l’accomplissement le regarde… »
Saint Bonaventure a recommandé la vertu d’obéissance. Saint Basile a dit que le religieux doit être aux mains du supérieur « comme la hache aux mains du bûcheron ». Etc., etc.
Dans un récent article de la revue Etudes, un Jésuite éminent, le P. de La Brière, assurait que la formule « obéir comme un cadavre » avait été employée longtemps avant Ignace de Loyola, par le doux saint François d’Assise lui-même (le P. de Ravignan l’avait déjà dit) — ce qui tend à démontrer (et nous n’en sommes pas surpris) que le catholicisme a toujours été basé sur la plus insupportable des tyrannies.
Mais avec les Jésuites, le pouvoir des supérieurs devient absolu. Il n’y a plus de règle, plus de garantie, si faibles soient-elles. Suarez pourra s’exclamer :
« L’Eglise n’a point encore vu de général d’Ordre revêtu d’un pouvoir aussi vaste, et dont l’influence soit aussi immédiate dans toutes les parties du gouvernement. »
Ce que confirmera le P. de La Camara, quand il dira : « Il n’y a plus qu’un homme dans la Compagnie : le Général. »
Aussi l’abbé Mir peut-il constater (I, 123) :
« Un pouvoir sans précédent ira s’affermissant dans l’Eglise, inconnu du droit canonique ancien, le plus autocratique et le plus indépendant de Rome qu’il y eût jamais, pénétrant jusqu’aux replis les plus intimes et les plus sacrés des consciences, plus puissant et plus autonome dans sa sphère d’action que le pouvoir même du Souverain Pontife, Vicaire de Jésus-Christ sur la terre. »
Ledit « Souverain Pontife » fermera d’ailleurs les yeux, car, si la Compagnie travaille avant tout pour elle, elle travaille aussi, par ricochet, pour l’Eglise et la Papauté.
N’insistons pas davantage sur cette question de l’obéissance aveugle. Nous la condamnons et la repoussons sans restriction, partout où elle se trouve — et nous regrettons de constater que l’Etat moderne se soit trop souvent inspiré des méthodes ignaciennes et qu’il cherche, lui aussi, à obtenir de ses « sujets » une abdication absolue et révoltante de la conscience et de l’activité personnelles (on l’a vu pendant la guerre).
Les Exercices spirituels
Je ne dirai que quelques mots de cet ouvrage trop célèbre, simplement pour montrer par quelles méthodes les chefs jésuites arrivent à domestiquer leurs inférieurs.
Les « Exercices » sont l’âme et la source de la Compagnie, a dit le P. de Ravignan. Ils ont pour but « d’apprendre à se vaincre soi-même et régler tout l’ensemble de sa vie, sans prendre conseil d’aucune affection désordonnée ».
Les Exercices ont pour auteur Ignace lui-même (il en existe de nombreuses éditions ; j’ai utilisé celle qui a été annotée par le R. P. Roothaan, Général de la Compagnie, Paris 1879). Ce livre a été approuvé dès les débuts par le Vatican (bulle du pape Paul III, le 31 juillet 1548). Il a recueilli les éloges des plus hautes personnalités ecclésiastiques et théologiques (ceux de saint François de Sales, par exemple).
L’étude des Exercices est obligatoire pour tous les novices pendant deux années. On y prêche l’indifférence complète pour les choses de la terre, par « l’offrande entière de soi-même et de tout ce qu’on possède à Dieu ». On frappe surtout l’imagination par des évocations effrayantes : méditations sur la mort et sur l’enfer. Le novice doit se représenter les deux armées ennemies, celle de Jésus et celle de Satan, avec leurs deux étendards. Par le jeûne, la prière, la solitude dans les ténèbres, il doit concentrer ses idées sur un seul point : la vision de l’enfer, qu’il doit se représenter d’une façon précise, imaginant la fournaise affreuse, l’odeur de soufre qui s’en dégage, les hurlements épouvantés des damnés, etc. Ensuite, d’autres Exercices lui apprendront à contempler l’Incarnation, le Crucifiement, la descente de Croix, la Passion tout entière et la Résurrection. Le novice « appliquera tous ses sens aux contemplations », Après des mois de cette obsession morbide, s’il ne reste pas irrémédiablement abruti, c’est que son cerveau est vraiment solide.
Ce livre est parfait, puisqu’il a été dicté à Ignace de Loyola par la Sainte Vierge elle-même et puisque Dieu lui envoya, par-dessus le marché, la collaboration de l’ange Gabriel. Je n’insisterai donc pas davantage.
Un mot encore sur les Constitutions de la Compagnie. Elles ont été souvent discutées — et souvent condamnées.
Le Parlement de Paris, par son arrêt de 1762, condamnait la doctrine perverse de la Compagnie « destructrice de tout principe de religion et même de probité, injurieuse à la morale chrétienne, pernicieuse à la société civile, séditieuse, attentatoire aux droits et à la nature de la puissance royale, à la sûreté même de la personne sacrée des souverains et à l’obéissance des sujets, propre à exciter les plus grands troubles dans les Etats, à former et à entretenir la plus profonde corruption dans le cœur des hommes ».
Dans le jugement sévère qu’il porta contre la Compagnie, le Parlement de Provence signalait qu’à côté des Constitutions que l’on connaît (et qui sont déjà très critiquables, pour leur absolutisme effréné), il existe des Constitutions secrètes, que l’on tient soigneusement cachées et qui ne sont connues que des seuls supérieurs.
Ceci m’amène à parler des fameux Monita Secreta (Secrets des Jésuites) que j’ai réédités récemment en brochure. La revue jésuite Etudes, dans un article publié il y a deux mois, s’élève une fois de plus contre l’authenticité de ce document. Elle trouve invraisemblable que les supérieurs de la Compagnie aient publié des Instructions secrètes aussi cyniques et aussi compromettantes. Un argument prime, à mes yeux, toute autre considération : les idées contenues dans les Monita se retrouvent dans les Constitutions et dans tous les textes de la Compagnie ; elles sont confirmées par l’histoire elle-même. N’oublions pas, d’autre part, que les Monita Secreta ont été publiés au début du XVIIe siècle, à une époque où la Compagnie toute-puissante, se croyant tout permis, commettait des maladresses et des exagérations qu’elle n’a plus renouvelées par la suite.
Un moyen de gouvernement : la Confession
Les Monita nous initient aux pratiques tortueuses de la Compagnie pour mettre la main sur la fortune des veuves, pour attirer dans ses collèges les enfants des grandes familles (avec leur argent), pour exercer une influence efficace sur les nobles, les princes, les dirigeants.
Là réside, en effet, le secret de l’extraordinaire fortune des disciples de saint Ignace. Ils ont su manœuvrer de façon à s’assurer, bon gré mal gré, par la persuasion ou par la crainte, les appuis et les concours les plus précieux.
A l’origine même de la Compagnie, les Pères Miron et de Caméra, avaient cru devoir refuser, dans un esprit d’humilité, la charge de confesseurs du roi du Portugal. En apprenant cette décision, Ignace réprimanda vertement ses deux collaborateurs, leur démontrant que les Jésuites ne devaient négliger aucune occasion et aucun moyen de servir utilement la Compagnie.
Depuis lors, les Pères Jésuites n’ont jamais manqué d’intriguer pour occuper de semblables fonctions. Ils se sont, en quelque sorte, spécialisés dans la charge de confesser les têtes couronnées — ce qui était un moyen excellent d’obtenir leurs faveurs.
Bochmer écrit avec raison :
« Quand il (Ignace) envoie à tous les prêtres de l’Ordre, une instruction sur leurs devoirs de confesseurs, il est facile de voir qu’il est conduit par la pensée d’accroître la puissance de l’Ordre par le Tribunal de la Pénitence. »
François Xavier donnait de son côté des instructions... très habiles, à ses collègues en jésuitisme :
« Vous prendrez garde de vous mettre mal avec les dépositaires du pouvoir temporel, lors même que vous verriez qu’ils ne font pas leur devoir en des choses graves... »
Commencez-vous à comprendre comment et pourquoi l’illustre Compagnie parvint à se développer si rapidement ?
Un document bien curieux nous est fourni par l’abbé de Margon : Lettres sur le Confessorat du P. Le Tellier. (L’abbé de Margon n’appartint pas à la Compagnie, mais il fut l’instrument des Jésuites). Ces derniers préfèrent se servir de créatures prises en dehors de la Compagnie, afin de pouvoir plus facilement s’en désolidariser par la suite, s’il y a lieu. C’est ce qui advint à cet abbé de Margon : après l’avoir employé plus ou moins adroitement, les Jésuites le désavouèrent. Furieux, de Margon chercha à se venger en dévoilant les manigances de ses ingrats patrons. Ses lettres jettent un jour curieux sur le rôle du Père Le Tellier, confesseur de Louis XIV, et sur la mauvaise influence qu’il exerça sur lui.
Dans son ouvrage sur sa Compagnie, le P. du Lac (qui fit beaucoup parler de lui pendant l’affaire Dreyfus) dit que ce fut « un dangereux honneur » pour la Compagnie, de donner des confesseurs aux princes. En ce cas, pourquoi les Jésuites ont-ils recherché si souvent et dans tous les pays, à exercer cette périlleuse fonction ? Ils ne se seraient pas exposés aux ennuis qui en pouvaient résulter s’ils n’avaient eu la certitude d’y trouver, en compensation d’énormes avantages et de précieux privilèges. Par le Confessionnal, en réalité, ils ont dirigé les rois... et les reines, sans parler des favorites !
Le Régicide et les Jésuites
D’ailleurs, lorsque les Grands résistaient aux suggestions des fils d’Ignace, ceux-ci n’hésitaient pas à les faire assassiner.
Pour traiter cette question du Régicide, je ne prendrai pas, on s’en doute, des accents indignés. La révolte des peuples contre les princes est le plus sacré des droits — et l’un des moyens les plus efficaces d’accélérer l’évolution sociale. Mais quel illogisme criminel, de la part de ceux qui prêchent la résignation et la soumission, qui condamnent tout effort d’émancipation populaire, d’oser frapper eux-mêmes, pour des fins purement égoïstes, les potentats qu’ils sont prêts à aduler dès qu’ils en reçoivent des faveurs et des privilèges ! C’est surtout pour les croyants sincères qu’il est utile de faire la démonstration d’une telle duplicité.
Les Jésuites avaient participé aux massacres de la Saint-Barthélemy d’une façon plutôt occulte, mais avec la Ligue ils vont se lancer à fond dans la mêlée. A Toulouse, ils excitent des émeutes et fomentent un peu partout des troubles contre l’autorité royale, mettant à profit le désordre extrême dans lequel se trouve le pays.
Les prédicateurs jésuites s’élèvent avec véhémence contre Henri III et soutiennent de toutes leurs forces le parti des Guise, car la Compagnie est subventionnée par l’Espagne et les immenses trésors du fanatique Philippe II sont à sa disposition pour lutter brutalement contre la Réforme. Dans leurs sermons contre Henri III, dont l’action anti-huguenote est jugée trop molle, ils le comparent à Néron, à Sardanapale, etc.
Le moine Jacques Clément, après avoir consulté son supérieur, le dominicain Bourgoin (qui lui déclare qu’il n’y a aucun péché à tuer le roi et qu’il ira droit au ciel), frappe Henri III et le tue.
Le Jésuite Mariana écrira que le crime de Clément est « un exploit insigne et merveilleux ». En effet, Henri III avait été excommunié par le pape SixteQuint, qui avait délié ses sujets de leur serment de fidélité à son égard ! (Il est vrai que le même Sixte Quint ne tardera pas à succomber mystérieusement à son tour, au moment où il voudra réfréner le zèle exagéré des Jésuites).
La haine des Jésuites contre Henri IV fut plus grande encore que contre Henri III. Ils multiplièrent contre lui les tentatives d’assassinat.
Ce fut d’abord Barrière, stimulé par le P. Varade (de la Compagnie). L’attentat de Barrière échoua et il fut exécuté, tandis que l’on n’osa pas inquiéter Varade.
Henri IV avait beau multiplier les manifestations de bienveillance à l’égard du catholicisme, l’Eglise ne lui pardonnait pas son libéralisme. Le pape Clément VIII ne voulait pas désarmer et menaçait même de l’Inquisition les rares prélats français qui intercédaient en faveur du Béarnais converti. C’est que l’Edit de Nantes, dont il était l’auteur, qui reconnaissait la liberté de conscience pour tous, était un acte véritablement révolutionnaire pour l’époque.
Un nouvel attentat, celui de Jean Chatel, est organisé par les Jésuites. Cette fois, Henri IV est blessé à la bouche. Le peuple, furieux, assiège le Collège de Clermont (qui devint par la suite le Lycée Louis-le-Grand). Chatel avait été élevé dans ce collège jésuite. On y perquisitionne et l’on trouve, dans la cellule du P. Guignard, des papiers très compromettants.
On y lisait, par exemple :
« L’acte héroïque fait par Jacques Clément, comme doué du Saint Esprit, a été justement loué. »
« Si on ne peut le déposer (Henri IV) sans guerre, qu’on guerroye ; si on ne peut faire la guerre, qu’on le fasse mourir. »
Guignard fut inculpé, mais refusa de se rétracter, même sur l’échafaud. Il ne voulut jamais reconnaître Henri IV comme roi « puisque le pape ne l’avait pas reconnu ». Chatel et Guignard furent exécutés (7 janvier 1595). La maison de Chatel fut rasée et une pyramide expiatoire fut élevée sur son emplacement. Puis les Jésuites furent expulsés de France sur l’ordre du Parlement. Ce qui n’empêcha pas l’historien jésuite Jouvenay de glorifier le P. Guignard et de le comparer... à Jésus-Christ, le sauveur des hommes !
Tous les Jésuites ne partirent pas, et Henri IV ferma les yeux pour ne pas les exaspérer davantage, car il en avait terriblement peur. Il savait de quoi la Compagnie était capable et vivait dans une inquiétude continuelle. D’autre part, il avait un confesseur jésuite, le P. Cotton (« il avait du Cotton... dans les oreilles ») qui l’importunait. Ses maîtresses et la plupart de ses courtisans le harcelaient aussi, lui demandant de laisser rentrer les Jésuites, pour les désarmer. Il finit par céder. Malgré les remontrances du Parlement, dont le Président, Achille de Harlay, lui écrit que son geste sera « fatal à la paix du royaume et dangereuse pour la vie de Votre Majesté », Henri IV cède quand même aux Jésuites et il en donne les raisons dans une lettre qu’il envoie à Sully, disant que les Jésuites ont des intelligences partout et que sa vie inquiète et misérable est pire que la mort...
Les Jésuites rentrent donc (1604). La pyramide expiatoire est enlevée. Huit ans plus tard, le roi sera mort, mais les biens de la Compagnie vaudront 300.000 écus de rentes et ils auront dépensé pour leur seule maison de La Flèche plus de 600000 livres.
On s’étonne de l’influence que le P. Cotton exerçait sur le roi. Pour obtenir sa confiance, il n’hésitait pas, en effet, à approuver ses débauches (Henri IV avait de nombreuses maîtresses et des bâtards à profusion). Il allait jusqu’à le comparer au saint roi biblique David, qui possédait également un sérail. Ajoutons que le P. Cotton menait de son côté une vie très licencieuse.
Bref, en 1610, Henri IV fut tué par Ravaillac. Les faits sont trop connus pour que je veuille les retracer ici. Je rappellerai seulement que Ravaillac avait demandé, de son propre aveu, à entrer dans la Compagnie et qu’il fut en étroites relations avec le P. d’Aubigny, curé de Saint-Séverin. Mais ce dernier ne fut pas inquiété. La reine, Marie de Médicis, était pressée de gouverner, elle étouffa enquêtes et poursuites
Le P. du Lac a cherché à innocenter la Compagnie de la mort de Henri IV. Voici ses arguments :
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Chatel n’accusa personne (cela prouve simplement sa fermeté de caractère) ;
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les textes régicides trouvés chez le P. Guignard reflétaient des idées qui étaient alors courantes et l’on aurait pu envoyer en Place de Grève, dans ces conditions, « outre des milliers de bourgeois, tous les moines et curés de Paris et tous les professeurs de l’Université » (voilà un argument qui se retourne complètement contre la thèse du P. du Lac, car il montre que les idées régicides étaient celles de la presque unanimité du clergé) ;
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si les Jésuites avaient été coupables, le Pape n’aurait pas manqué de les blâmer (le R. P. se moque de nous, Pape, roi d’Espagne et Jésuites avaient partie liée) ;
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« Pourquoi l’aurions-nous tué ? Nous n’y avions aucun intérêt, il ne nous gênait pas... » (C’est l’argument le plus habile. Il faut pourtant se souvenir que Henri IV, au moment où il tomba sous le poignard de Ravaillac, se préparait à soutenir la guerre contre l’Autriche et l’Espagne, les deux puissances foncièrement catholiques. Or, les Jésuites étaient à la solde de l’Espagne. Donc...)
Autres exemples
L’Angleterre fut également déchirée par les menées de la Compagnie.
Le pape Paul IV voulant enlever son trône à Elisabeth, les Jésuites fomentent des troubles, particulièrement en Irlande. Un attentat est perpétré contre la reine, par Guillaume Parry et la complicité du clergé (et même celle du nonce) fut établie.
Les Jésuites excitent ensuite l’infortunée Marie Stuart contre Elisabeth. Babington, poussé par l’ambassadeur espagnol et par le Jésuite Ballard, essaie à son tour de tuer Elisabeth. Il échoue et est supplicié avec douze de ses complices. Grâce aux Jésuites les Espagnols s’introduisent en Irlande, d’où ils furent chassés en 1601.
En 1603, nouveau complot contre Jacques Ier, fils de Marie Stuart, qui ne donnait pas satisfaction intégrale aux Jésuites. Le P. Watson est exécuté avec de nombreux complices.
Puis, c’est la conspiration des Poudres. Les Jésuites imaginent de faire sauter le Palais de Westminster au moment où le roi et la reine ouvriraient solennellement le Parlement. 32 barils de poudre sont entassés dans les caves mais le complot est découvert par un hasard fortuit. Les conjurés avaient tous des confesseurs jésuites. Le P. Gérard, qui avait célébré une messe pour lesdits conjurés, parvint à s’échapper.
Passons en Hollande. L’Espagne voulait abattre Guillaume de Nassau (dit « Le Taciturne »), homme des plus remarquables. Plusieurs attentats successifs sont préparés par les Jésuites. Jaureguy le blesse gravement ; il est exécuté ainsi qu’un moine nommé Tinnermann, qui l’avait confessé et encouragé. Un autre assassin, Geraerts, parvint à tuer Guillaume. Il avait consulté cinq moines, dont quatre Jésuites, dont il refusa de donner les noms. Le clergé catholique des Pays-Bas chanta les louanges du meurtrier.
Revenons en France, pour dire deux mots de Damiens, ce fanatique catholique, qui tenta de tuer Louis XV. Il avait été pensionnaire des Jésuites à Béthune et à Paris. Au moment même de l’attentat (1757), les Jésuites faisaient jouer Catilina dans leurs collèges. Ils étaient mécontents de Louis XV. Le Dauphin, par contre, leur était sympathique. Bien que la complicité des Jésuites dans le crime de Damiens soit moins visible que dans les meurtres déjà cités (car la Compagnie était déjà devenue plus habile), il n’est pas douteux qu’ils ont trempé dans le crime de ce malheureux, tout imprégné de leurs théories, et qui répétait sans cesse « que la religion permet de tuer les rois ».
Parlerai-je du meurtre de Jaurès ? C’est de l’histoire contemporaine et cela m’entraînerait dans des explications qui dépassent le cadre de la présente étude. Mais depuis quinze ans je n’ai pas cessé de répéter qu’à mon avis le meurtrier Raoul Villain, membre du Sillon de Marc Sangnier, n’était qu’un instrument irresponsable, dirigé et conduit dans l’ombre par l’occulte et criminel Gésu.
Et le tout récent assassinat du général Obregon, président de la République mexicaine, n’est-il pas l’œuvre des Jésuites, qui avaient déjà essayé de faire tuer Calles, pour briser la politique anticléricale et laïque des démocrates mexicains ? N’est-ce pas une religieuse, la sœur Conception, et un prêtre, qui ont armé le bras du criminel Toral ?
Comment les Jésuites hésiteraient-ils à frapper un libre penseur, alors qu’ils n’ont pas reculé devant le meurtre de certains papes ! !
Innocent XIII, ayant dit qu’il se proposait de réformer la Compagnie, mourut subitement peu après.
Le P. Ribadeneira n’écrit-il pas (avec quelle plume impertinente !) en parlant d’un autre pape :
« Il (le pape Sixte Quint) rédigea un décret par lequel il ordonnait d’appeler désormais notre Ordre, non plus Société de Jésus, mais Société des Jésuites. Par bonheur, le temps venu où le Pape eut en mains les copies officielles de son décret, serrées dans son secrétaire pour les publier dans quelques jours, le Seigneur lui barra la route et il perdit la vie... au moment qu’il prétendait dépouiller la Compagnie de Jésus de ce titre glorieux et de ce très doux nom. »
Le pape Sixte Quint avait commis d’autres crimes. En particulier, il avait mis à l’Index le livre du cardinal Bellarmin sur l’obéissance aveugle. Son successeur Urbain VIII revint sur cette décision et les Jésuites eurent gain de cause une fois de plus. Mais comment peuvent-ils s’indigner des accusations que l’histoire a portées contre eux, lorsqu’on lit sous la plume d’un Jésuite aussi célèbre que Ribadeneira des phrases aussi imprudentes que celle que je viens de rapporter ? D’autant plus que derrière l’impertinence apparaît la satisfaction d’être débarrassé d’un adversaire — et de quel adversaire !
La mort de Clément XIV est tout aussi troublante. D’une santé robuste, jeune encore (63 ans), il disparaît brusquement, après cinq années de pontificat. Cependant, il se méfiait et ne mangeait rien que des mains d’un moine, ami d’enfance. Il savait bien que les Jésuites ne lui pardonneraient pas d’avoir prononcé la dissolution de leur Ordre et il disait :
« Cette suppression me donnera la mort. Et pourtant, je ne me repens pas de ce que j’ai fait. »
Le cardinal de Bernis, qui se trouvait à Rome, avoue que cette mort ne lui parut pas naturelle. Quant aux Jésuites, ils se contentent de dire que le pape mourut... de peur ! !
Le crime de Clément XIV, en supprimant les Jésuites, n’était pourtant pas bien grand, car aucun pays n’en voulait plus. Ils étaient chassés de partout et le pape n’avait fait que sanctionner un fait acquis. Les bons Pères se vengèrent néanmoins d’une condamnation qui achevait leur déroute.
Textes régicides
On voit de quoi sont capables ces disciples du doux Jésus. Quelques textes achèveront la démonstration.
Le P. de Ravignan (1862), pour disculper les Jésuites, dit que saint Thomas d’Aquin avait résolu la question du régicide par l’affirmative. Le fait est exact. Il montre que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, les Jésuites n’ont rien inventé et qu’ils se sont bornés à s’emparer d’une idée qui leur était favorable.
Mais Ravignan ajoute qu’il n’y eut qu’un seul Jésuite (le P. Mariana) qui dépassa vraiment la mesure. Singulière affirmation quand on sait que Boucher et Larousse ont énuméré plus de 75 écrivains jésuites ayant fait l’apologie du régicide. Encore ne parlent-ils que des écrivains, dont les ouvrages n’ont pu être détruits. Le nombre des orateurs et des prédicateurs ayant prêché dans leurs sermons le meurtre des rois serait dix fois plus considérable.
Le livre du Jésuite allemand Busembaum (saint Alphonse de Liguori s’est inspiré de sa Théologie Morale), qui fut brûlé à Paris après l’attentat de Damiens et qui approuve le régicide, eut plus de 200 éditions successives, en dépit des condamnations qui l’ont frappé.
Le P. Tolet, dans son livre sur l’Instruction des prêtres ; le P. Vérona Constantinus et des dizaines d’autres Jésuites ont approuvé Jacques Clément. Le P. Guignard, exécuté comme complice de l’attentat contre Henri IV, a longtemps figuré au martyrologe de la sainte congrégation ignacienne.
Le Cardinal Bellarmin (le « saint Jésuite ») a écrit (De la souveraine autorité du Pape, cité par Boucher) :
« Lorsque l’Eglise, après de paternelles remontrances, a retranché un prince de la communion des fidèles, délié, si cela est nécessaire, ses sujets de leur serment de fidélité, déposé enfin le souverain obstiné dans ses erreurs, c’est à d’autres qu’il appartient d’en venir à l’exécution… »
Quant au P. Suarez (« Un des fils les plus méritants de l’Espagne et de la Compagnie », Etudes, 5 octobre 1921), il écrit :
« Il est de foi que le pape a le droit de déposer les rois rebelles ou hérétiques. Or, un roi ainsi déposé n’est plus souverain légitime ; donc, s’il refuse de se conformer à la sentence pontificale, il devient un tyran et peut, comme tel, être tué par le premier venu… »
Enfin, le P. Emmanuel Sâ déclare (d’accord avec la plupart des théologiens) que le pape, gardien des brebis, a le droit de tuer les loups.
« Les Jésuites, demain encore, si tel était leur intérêt, exciteraient à l’assassinat comme à bien d’autres crimes. » (Larousse)
L’œuvre pédagogique de la Compagnie
Notre étude serait incomplète si nous n’indiquions pas l’importance de l’œuvre pédagogique des Jésuites, car elle a grandement contribué à leurs succès. Ils avaient compris de bonne heure tout le profit matériel et moral qu’ils pouvaient retirer de l’éducation de la jeunesse.
Pour concurrencer les autres collèges, ils réalisèrent la gratuité de l’enseignement, moyen radical de vider les autres écoles pour remplir les leurs (Schimberg). C’est ainsi que le Collège de Clermont parvint à avoir à lui seul davantage d’élèves que les 36 collèges du Quartier Latin réunis.
Aussi, la lutte entre l’Université et la Compagnie, qui débuta en 1552, ne devait-elle jamais connaître de répit.
La méthode d’enseignement des Jésuites est contenue dans le Ratio Studiorum, écrit en partie par Ignace, et dans les Constitutions (1599).
Ils ont négligé, volontairement, l’éducation primaire. Ils n’aimaient pas la culture pour elle-même, mais « comme une convenance imposée par le rang à certaines classes de la nation ». Ils attiraient dans leurs établissements les intelligences brillantes, afin que leurs succès rejaillissent sur la Compagnie, mais leur but était exclusivement de former des chrétiens « hommes du monde », en recrutant de nobles écoliers. Ignace recommandait spécialement le tact, les bonnes manières, la politesse, une culture superficielle en somme.
Ennemis de l’instruction populaire, ils partageaient contre elle toutes les préventions aristocratiques. On lit dans les Constitutions :
« Nul d’entre ceux qui sont employés à des services domestiques pour le compte de la Société ne devra savoir lire et écrire, ou, s’il le sait, en apprendre davantage : on ne l’instruira pas sans l’assentiment du général de l’Ordre, car il lui suffit de servir en toute simplicité et humilité Jésus-Christ notre maître. »
Ils s’occupaient parfois des pauvres, cependant, dans leurs œuvres charitables, pour les asservir.
Les classes s’ouvraient et finissaient par la prière. De temps à autre, on interrompait le travail, au beau milieu d’une explication, pour une oraison jaculatoire ! Le passage d’un exercice à l’autre, la sonnerie de l’horloge, tout était prétexte à de nouvelles prières.
« Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, quelque chose que vous fassiez, faites tout pour la gloire de Dieu. »
Tout était combiné pour assujettir les cerveaux. Ils infligeaient aux élèves d’humiliantes punitions : balayer la salle, baiser le sol, se mettre à genoux, recevoir la fustigation (voir sur ce point La flagellation chez les Jésuites, mémoires historiques sur l’Orbilianisme (Daragon, 1912). On y verra que ce n’est pas seulement sur le postérieur des Indiens du Paraguay que les Révérends Pères ont exercé leur sadisme). Certes, le fouet existait avant Ignace, qui eut le « mérite » d’instituer un correcteur attitré, le maître ne devant plus opérer lui-même...
Ils exaltaient l’amour-propre et l’orgueil par l’émulation, considérée comme excitatrice de l’esprit. Par des entretiens particuliers, ils se rendaient compte des caractères, des idées, des tendances de chaque élève. Chez eux, le surveillant jouait un rôle primordial ; il était le plus précieux auxiliaire des maîtres.
Ils n’inventèrent pas les Prix, mais ils en généralisèrent l’usage et entourèrent les distributions desdits prix d’une pompe inusitée jusqu’alors.
M. André Schimberg (qui est très favorable aux Jésuites) écrit dans son livre L’Education morale dans les Collèges de la Compagnie de Jésus en France sous l’ancien régime (Champion, 1913} :
« Mieux que personne, ils se sont rendus compte de la malléabilité de l’enfance ; mieux que personne aussi, ils ont prétendu en tirer parti, s’adressant à la fois et dans le même temps aux sens, à l’esprit, au cœur, à la volonté. C’est une suggestion — en prenant ce mot dans son acception la plus haute — que les Pères pratiquent sur les âmes en psychologues consommés. »
Leur méthode supprimait l’action des parents, détruisant l’influence et l’amour de la famille. Pas de spontanéité, d’originalité, de personnalité chez leurs élèves, le moindre geste est réglementé ; on fabrique des automates (Dictionnaire de pédagogie, art. Jésuites, p. 902, Gabriel Compayre).
Ils suppriment les distractions au dehors et ne mènent jamais les enfants au théâtre, car il y en avait à l’école (mais quel théâtre !). Le seul spectacle autorisé consistait à conduire les élèves en cortège pour assister à l’exécution des hérétiques !
L’élève était soumis à une surveillance tyrannique ; il n’était jamais livré à lui-même.
« Un surveillant à poste fixe se tenait aux latrines, aux grilles et aux portes principales. Les élèves n’étaient seuls nulle part. » (Schimberg, p. 296)
On connaît les résultats de ce système déprimant. M. Schimberg, bien qu’il soit fervent admirateur des Jésuites, est contraint d’avouer qu’ils sont responsables, en partie, de la frivolité des classes dirigeantes au déclin de l’ancien régime. Un noyau de nobles éclairés eût agi plus intelligemment que cette clique dégénérée par la vie de la Cour, le jeu, le libertinage et dont le cerveau avait été émasculé par la Compagnie. Peut-être la Révolution eût-elle été évitée...
Mgr d’Hulst est du même avis lorsqu’il déclare :
« Nous demandons aux établissements religieux de nous envoyer des hommes, ils nous envoient des communiants. » (Cité par Edouard Drumont, Sur le chemin de la vie, p. 192)
Tout était combiné pour atteindre ce résultat. On exaltait la foi et l’on refoulait la raison. Les Jésuites expurgeaient les auteurs profanes — avec exagération — pour les accommoder à leurs principes. Ils remplissaient par des textes de leur invention les coupures qu’ils avaient opérées ! (Schimberg).
« L’interprétation des auteurs, dit le P. Jouveney, doit être faite de telle sorte que, quoique profanes, ils deviennent tous les hérauts du Christ. »
C’est ainsi qu’ils ont dénaturé et démarqué tant de textes.
Voltaire disait n’avoir appris chez les Jésuites « que du latin et des sottises ».
Les Jésuites faisaient effectivement une très grande place au latin, sous prétexte que les protestants se servaient du français comme moyen de propagande. Ils manifestaient un véritable ostracisme contre le français, ostracisme qui cadrait bien avec leurs efforts pour immobiliser la pensée, la figeant dans les formules moyenâgeuses pour l’empêcher d’évoluer.
C’est encore M. Schimberg qui cite l’intéressant document qu’on va lire. Il reproche d’autre part aux Jésuites d’avoir négligé l’enseignement de l’histoire et des sciences positives, au détriment d’une culture littéraire sophistique et superficielle.
« Le règlement du collège de Grenoble (1520) porte : « Les écoliers ne devront parler que la langue latine. Ceux qui seront surpris parlant dans leur langue maternelle seront notés ; deux fois par mois, les notes seront réglées par une amende et ceux qui ne paieront pas l’amende seront fouettés de verges. » Même règlement au collège, séculier d’Autun (1587). Le Ratio jésuite ne permettait l’usage du français dans les récréations que les jours de fête... »
Mouchardage et délation
Le mouchardage était très usité dans les cloîtres. Les Jésuites le transportèrent dans leurs collèges et en firent un de leurs principes pédagogiques.
Chaque élève avait son Aemulus, chargé de le reprendre, de le surveiller, de le dénoncer (Bochmer).
Dans leurs propres établissements les Jésuites créaient des groupes secrets, tels que les « Congrégations secrètes de Notre-Dame ».
« Ils tâcheront par leurs entretiens de ramener les autres écoliers qu’ils verraient s’éloigner du chemin de la vertu. S’ils ne peuvent les gagner, ils avertiront le régent de leur conduite. » (Chossat, cité par Schimberg, qui déclare que ces procédés étaient conformes aux mœurs du temps.)
Ils étaient conformes, surtout, à la mentalité jésuitique.
Si l’élève avait son Aemulus, attaché à sa personne, le Père Jésuite avait son Socius. Quels que soient son âge, sa dignité, sa réputation, aucun Jésuite ne pouvait rendre de visite, surtout à une femme, sans être accompagné de son Socius. Celui-ci devait se placer de façon à tout voir, sans entendre la conversation (principalement lorsqu’il s’agissait d’une confession). A son retour, il rendait compte au supérieur de ce qu’il avait vu.
La dénonciation mutuelle était (elle l’est probablement encore) une règle générale chez les Jésuites. L’article 9 du Sommaire des Constitutions assure que l’on doit s’estimer heureux de voir dénoncer ses erreurs et ses fautes. Un autre article des Constitutions va jusqu’à dire que le frère dénoncé devra remercier son dénonciateur avec la plus grande humilité.
L’ineffable Ignace avait organisé, en quelque sorte, la délation :
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Durant la première année, on n’avait le droit d’accuser personne ;
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ceux d’un an accusaient les nouveaux, mais pas les anciens ;
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ceux de deux ans pouvaient accuser leurs égaux, etc., etc.
On se mouchardait donc du haut en bas de l’échelle jésuitique.
Les frères coadjuteurs sont tenus de dénoncer chaque soir les fautes venues à leur connaissance. Les confesseurs doivent prescrire la délation comme un cas de conscience et de sévères punitions sont prévues contre ceux qui ne se soumettraient pas.
Deux fois par an, les Recteurs et les Supérieurs font un rapport au Général, sous pli cacheté. Ce rapport comprend deux parties :
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les choses édifiantes et à l’honneur de la Compagnie, que l’on peut montrer à tout le monde ;
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les choses qui sont... moins édifiantes et qui devront rester secrètes.
Si nous possédions la collection de ces rapports secrets, quel épouvantable réquisitoire contre la Compagnie il nous serait possible de dresser...
La « morale » des Jésuites
Singulière morale, dont Pascal a pu dire, qu’avec elle « il y avait plus de plaisir à expier ses fautes qu’à les commettre ».
Ces hommes si sévères, si tyranniques dans leurs Collèges et leurs Maisons, vont se montrer conciliants et indulgents à l’extrême, dès qu’ils auront intérêt à fermer les yeux sur les fautes ou les crimes de leurs créatures...
Alors, ils inventeront le laxisme, ou morale relâchée ; les restrictions mentales, ou science du mensonge ; le probabilisme, ou l’art de la casuistique ...
La morale relâchée les mettra en conflit violent avec les Jansénistes, partisans de la morale sévère. Discussions et chicanes théologiques, qui finirent en condamnations et excommunications, pour la plus grande gloire de la Compagnie.
Les apôtres de la « morale facile » sont allés jusqu’à excuser les pires turpitudes :
« Il est permis de désirer la mort de son père, non en vue du mal qu’il en éprouvera, mais en vertu de l’avantage qui en résultera, c’est-à-dire d’un riche héritage. » (Proposition du P. Tagundez, condamnée en 1679. Cité par Paul Bert, qui montre que cette doctrine est encore enseignée en plein XIXe siècle, puisqu’elle se retrouve dans le Petit Catéchisme de Marotte, édité en 1870.)
Nous pourrions citer quantité de textes semblables, concernant tous les vices et tous les crimes imaginables, que l’on excuse et que l’on permet selon les besoins de la cause. Le livre de Paul Bert en est rempli (La Morale des Jésuites).
M. Schimberg essaie d’excuser ses amis de la Compagnie en disant que, s’ils excusaient certains crimes, c’était pour s’accommoder à la faiblesse humaine et non pour se justifier eux-mêmes, car leurs moeurs étaient régulières. L’excuse me paraîtrait bizarre, même si la pureté des moeurs jésuitiques était vraiment établie — ce qui n’est pas.
Les Jésuites Lessius, Bauny, Amicus, Escobar (le livre de ce dernier fut traduit dans toutes les langues ; rien qu’en Espagne il eut 42 éditions) ont excusé le vol, l’adultère, le vice et même le meurtre.
Le P. Caramuelfand dit :
« Si une femme se vante d’avoir couché avec un religieux, celui-ci peut la tuer. »
Que serait-ce, ma foi, si leurs mœurs n’étaient pas pures ! !
Le P. Lami dit également qu’un religieux peut tuer pour défendre sa réputation. L’opinion, contestée par le Saint-Siège, fut reprise quelques années plus tard par les Pères Desbois, Hereau, Fladrant, Le Court.
Très tolérants lorsqu’ils y ont intérêt, les Jésuites ordonnent, par contre, aux enfants chrétiens d’accuser leurs propres parents hérétiques, quand bien même ils sauraient que ceux-ci seraient condamnés et brûlés. (Fagundez, Traité sur les Commandements de Dieu).
Le mensonge est quelquefois permis. C’est une question de circonstances, de nécessité plus ou moins pressante. Il est d’ailleurs très facile « de ne pas mentir... tout en cachant la vérité ». Il suffit d’interpréter les mots d’une certaine façon, de leur donner — mentalement — un sens différent du sens courant.
« Comme le mot Gallus en latin peut signifier un coq ou un Français, si on me demande, en parlant cette langue, si j’ai tué un Français, quoique j’en ai tué un, je répondrai que non, entendant un coq... » (Sanchez)
Avec un peu de bonne volonté, on peut tout justifier, on peut tout permettre. Pour excuser le vol et pour démontrer qu’il est quelquefois permis de voler, on citera, par exemple, le cas des Hébreux, auxquels le bon Dieu lui-même permit de dérober les vases précieux des Egyptiens. Et pour le meurtre : l’exemple d’Abraham, auquel le même bon Dieu ordonne de tuer son fils Isaac.
Nous dit : Craignez la volupté,
Escobar, lui, dit-on, mon père,
Nous la permet pour la santé.
(BOILEAU)
S’ils n’avaient permis que la volupté, il n’y aurait rien à objecter, mais ils ont autorisé les pires turpitudes, en favorisant l’hypocrisie et la fourberie.
« Si quelqu’un se délecte de l’union avec une femme mariée, non parce qu’elle est mariée, mais parce qu’elle est belle, faisant ainsi abstraction de la circonstance du mariage, cette délectation, selon plusieurs auteurs, ne constitue pas le péché d’adultère, mais de simple fornication. » (Compendium, p. 126)
Arnould, qui relate cette singulière théorie, fait remarquer que, dans ces conditions, il serait rassurant d’épouser de préférence une femme laide.
Quant au probabilisme, il consistait à résoudre les « cas de conscience ». Les Jésuites n’ont pas voulu dire qu’il n’y avait en morale que des « probabilités » — thèse dangereuse pour la religion ! Ils ont simplement observé que l’homme est souvent embarrassé pour savoir quelle conduite il doit adopter dans telle ou telle circonstance. Beaucoup de leurs élèves étant destinés à devenir médecins ou avocats, constate Schimberg, il est indispensable qu’ils soient rendus aptes à résoudre les cas de conscience les plus différents
Ces conceptions élastiques sont toujours en honneur. Crétineau-Joly a pu dire avec raison que la canonisation d’Alphonse de Liguori (1829) avait été la justification des casuistes de la Compagnie — car les théories des uns et de l’autre sont identiques.
Lorsque le P. Pirot avait publié, en réponse à Pascal, son Apologie des Casuistes, il avait eu si peu de succès que la Compagnie l’avait froidement désavoué. Mais aujourd’hui la casuistique est en honneur plus que jamais. Albert Bayet en a donné des preuves multiples dans son excellent petit livre : La casuistique chrétienne contemporaine (Alcan, 1913).
Pour finir de juger la morale des Jésuites, rappelons que les Papes ont vainement essayé d’obliger la compagnie à faire une pension alimentaire à ceux qui sortiraient, volontairement ou non, de son sein. La charité et la bonté n’ont jamais caractérisé les chers enfants d’Ignace !
Après la dissolution de l’Ordre
Terminons l’histoire de la très sainte Compagnie. Car ils ont survécu à toutes les condamnations...
Un fait assez curieux : Chassés de partout, ils trouvèrent asile en Russie et en Prusse, pays non catholiques. Le pape Pie VI ferma les yeux et les laissa faire. Pie VII montra à leur égard de meilleures dispositions encore, mais la tourmente révolutionnaire survint, secouant la vieille Europe jusque dans ses fondations.
En 1801, un bref de Pie VII reconstitue la Compagnie, sous le titre de Pères de la Foi, pour la Russie seulement, mais ils ne tardèrent pas à s’infiltrer ailleurs.
Le 17 décembre 1807, Napoléon écrivait à Fouché :
« Je ne veux pas des Pères de la Foi, encore moins qu’ils se mêlent de l’instruction publique pour empoisonner la jeunesse par leurs ridicules principes ultramontains. » (Cité par le P. du Lac, Jésuites, p. 121)
A peine Napoléon sera-t-il tombé, que nous verrons les Jésuites rétablis par toute la terre (7 août 1814) — 41 ans seulement après leur suppression.
Cependant, la Russie les avait assez vus et les expulse en 1815. En France, Louis XVIII ne s’emballe pas et ne les accueille qu’avec méfiance. Son successeur, Charles X, plus maniable, leur livrera le pays.
Notre ami Albert Fua écrit :
« Le roi était dévot perinde ac cadaver et dans la main des Jésuites : la France en sera bientôt réduite à regretter Louis XVIII. Il multiplie les procès de tendance ; il rétablit les biens de main-morte ; il accorde sans cesse des privilèges aux congrégations ; l’instruction est livrée à l’ordre, légalement expulsé, des Jésuites. Le prince de Croï, archevêque de Rouen, enjoint à ses curés de dénoncer à leur évêque ceux de leurs paroissiens qui manqueraient à la messe ; ils tiennent un registre de ceux qui ne feront pas leurs pâques... »
C’est le moment où l’on vote la loi contre le blasphème et le sacrilège (1825) appliquant la peine de mort à de simples délits religieux.
Néanmoins, les Jésuites exagéraient leurs manigances et se rendaient odieux, même aux yeux du clergé. Le 3 avril 1826, 74 prélats français remettent à Charles X une protestation solennelle contre les doctrines de la Compagnie de Jésus (Wallon). Ce fut le dernier acte d’indépendance de l’antique Eglise de France. Depuis lors, elle est restée sous la férule jésuitique et elle a renoncé à toutes ses libertés anciennes (gallicanisme) pour subir sans broncher toutes les injonctions de Rome (n’oublions pas que le Pape blanc n’est qu’un jouet entre les mains du Pape noir, Général de la subtile Compagnie).
Les Jésuites ont traversé sans encombre tous les régimes et toutes les révolutions du XIXe siècle. Vers 1840, « bien qu’on ne vit les Jésuites nulle part, on les sentait partout » (Bochmer). Il en est de même aujourd’hui, pour tout observateur clairvoyant.
Le P. du Lac nous livre un aveu précieux (son livre renferme une quantité d’anecdotes et de récits habiles, mais il escamote le fond même de la question jésuite). Il rappelle que, sous le Second Empire, la Compagnie se heurtait aux pires difficultés. Que d’ennuis et de démarches ! Tandis qu’avec le régime démocratique, il en fut tout autrement !
« Que la République nous ait été plus propice, cela est de toute évidence », conclut-il (p. 211). Et il en profite pour insinuer que les Jésuites ne sont pas hostiles à la République.
Parbleu, ils préfèrent une République qu’ils gouvernent à leur guise à une monarchie qui leur résiste — et inversement. Leurs intérêts ont toujours passé avant toute autre considération. C’est ainsi qu’ils ont fait condamner l’Action française, afin de pouvoir berner et amadouer les démocrates et grignoter les lois laïques -sous les yeux de politiciens complices ou inconscients. C’est ainsi qu’ils font jouer en France la comédie du pacifisme et du libéralisme catholiques — tandis qu’en Espagne, en Pologne, en Hongrie, en Italie, etc., ils soutiennent des idées et des régimes violemment opposés au progrès social. Ces comédiens s’adaptent à toutes les situations et se camouflent adroitement et ils arrivent à faire de nombreuses dupes, même dans les rangs des « partis très avancés », hélas !
L’état actuel de la Compagnie
Maurice Charny, dans un livre très documenté (Les Atouts du Cléricalisme) vient de dénombrer les forces du Jésuitisme français.
Les Loyalistes ont en effet mis sur pied de puissantes organisations, dont ils sont les animateurs et les dirigeants occultes. Nul n’ignore, par exemple, que le fantoche Castelnau est leur très docile instrument.
L’Association Catholique de la Jeunesse française, qui fait du noyautage jésuite à l’intérieur même de l’enseignement secondaire (n’oublions pas que, jusqu’en 1760, les Jésuites furent officiellement les maîtres de cet enseignement), comprend 3000 sections. Elle organise des retraites fermées, selon la méthode d’Ignace, réservées aux grandes écoles de l’Etat. Les pseudo-démocrates à la Marc Sangnier sont eux-mêmes passés par ces « retraites », où les cerveaux sont soigneusement pétris.
Les Jésuites font aussi du syndicalisme. La Fédération Nationale des Employés (40000 membres) est leur œuvre. Elle possède une forte coopérative, des bureaux de placement, et elle adhère à la Confédération française des Travailleurs Chrétiens (C.F.T.C.), qui copie la C.G.T. et s’inspire de l’organisation du Parti Communiste, des syndicats et des coopératives rouges. La C.F.T.C. ne groupe guère que 150000 adhérents (employés et cheminots surtout), mais elle dépense une grande activité, car les ressources ne lui font pas défaut, on s’en doute. Des « équipes sociales » sont spécialement chargées de travailler la jeunesse ouvrière.
La plus forte organisation de la Compagnie est une association féminine — n’en soyons pas surpris. C’est la Ligue patriotique des Françaises (920000 adhérentes en 1927, alors qu’en 1902, elle n’en groupait que 3800). Un autre groupement, l’Association Nationale Catholique de la Jeunesse féminine française, englobait 95000 membres en 1927.
Les Jésuites ont compris que la femme était appelée à jouer un rôle politique et social de plus en plus important. Plus clairvoyants que les hommes de gauche, ils ont pris leurs précautions pour canaliser cette force à leur profit et nous les voyons dès à présent revendiquer le droit de vote pour les femmes, sachant bien que le cléricalisme en sera le grand profiteur.
Ajoutons que les Jésuites ont également créé de fortes œuvres rurales, des syndicats de fonctionnaires chrétiens, et le lecteur sera convaincu d’un fait : c’est que la Compagnie se modernise... pour mieux subjuguer la société et lui imposer son despotisme.
Dans un remarquable article (publié dans l’Ere Nouvelle du 5 août 1928), M. François Albert attirait également l’attention sur le danger que constitue cette milice internationale : « la Compagnie de Jésus, la plus grande force organique existant actuellement dans notre vieille Europe ». Et cette force est d’autant plus redoutable qu’elle manœuvre et dirige d’autres puissances néfastes, telles que le Capitalisme, l’Etat-Major, la Magistrature, les Parlements. Partout, on trouve les créatures de la Compagnie. La Presse, le Théâtre, l’Edition n’échappent pas non plus à l’action sournoise des Jésuites, et sans qu’il s’en doute, des Etats-Unis à l’Allemagne en passant par la France, le monde entier obéit à leurs directives, car ils jouent sur tous les tableaux à la fois et ils sont experts dans l’art de noyauter leurs adversaires et de les lancer sur de fausses pistes, égarant les esprits, corrompant les dévouements et se frayant la voie, par tous les moyens, vers l’absolutisme rêvé...
Conclusions
Le Général des Jésuites, parlant à Rome à un rédacteur du Petit Journal, lui disait :
« De la République française, nous ne craignons ni les hommes, ni les lois, dont nous pouvons régler nous-mêmes l’exécution et l’interprétation avec quelques millions. » (Cité par Emile Hureau, dans son remarquable livre Les Jésuites, la Classe Ouvrière et la Révolution, p. 37.)
M. Wallon cite un propos plus ancien, mais identique, qu’il emprunte au P. Tamburini, qui fut également Général de la Compagnie :
« Vous le voyez, Monsieur, de cette chambre, je gouverne non seulement Paris, mais la Chine ; non seulement la Chine, mais le monde (tutto il mondo) sans que chacun sache comme cela se fait. »
Le gouvernement n’ose même pas leur appliquer les lois. Car leur existence est illégale en France, puisqu’ils n’ont jamais voulu demander l’autorisation (même sous la monarchie) et puisqu’ils n’ont jamais déposé les statuts de leur groupement (ces fameux statuts que tout le monde ignore !).
Paul Bert pouvait déclarer à la Chambre des Députés (le 5 juillet 1879) :
« Presque tous les orateurs de ce côté de la Chambre (la droite) qui sont montés à la tribune, nous ont dit qu’il n’y avait plus de distinction à faire entre les Jésuites, les autres congrégations religieuses et même le clergé séculier ; ils nous ont dit — et c’est la vérité — que le monde catholique tout entier s’est rallié aux idées, aux doctrines jésuitiques. »
Jésuites et catholiques ne font qu’un, sachons nous en souvenir !
Les Jésuites n’ont-ils pas été les artisans de la foi en l’Infaillibilité du Pape ? N’ont-ils pas créé le dogme grossier du Sacré-Cœur ? Ne furent-ils pas la cheville ouvrière de la centralisation de l’Eglise ?
Ouvrez le livre de Mgr Cauly, Histoire de la Religion et de L’Eglise, et vous y lirez ceci :
« L’ordre religieux particulièrement suscité de Dieu pour entraver le protestantisme et réparer les désastres occasionnés par la Réforme est sans contredit celui des Jésuites » (p. 546)
La même thèse est soutenue dans l’Histoire de l’Eglise du R. P. Paul Synave (qui reçut l’Imprimatur à Paris, en 1922) :
« La mission particulière des Jésuites fut de combattre l’erreur par une science très étendue. L’oeuvre de l’instruction et de l’éducation de la jeunesse fut un de leurs buts principaux, avec la propagation de la foi dans les pays catholiques, protestants et infidèles. En butte à toutes les persécutions, ils furent toujours sur la brèche ; et toujours ils se montrèrent les auxiliaires puissants et dévoués de l’Eglise romaine. L’impiété ellemême, malgré ses haines, n’a pu s’empêcher de leur rendre hommage… » (p. 382)
De tels éloges se retrouvent sous la plume de tous les écrivains catholiques. Nous sommes bien loin du temps où la Chrétienté tout entière vomissait le Jésuitisme ! Pourquoi le nier ? La Compagnie de Loyola s’achemine, si nous n’y prenons garde, vers un triomphe absolu et définitif.
Pour lui barrer la route, répandons la lumière, attaquons sans répit les superstitions religieuses, dévoilons les ambitions cléricales, n’oublions jamais que l’action de la Libre Pensée est la préface indispensable à toute libération profonde de l’individu et de la société.
— André LORULOT
JÉSUS
n. pr. (de l’hébreu Jehosuah ou Jeschouang, sauveur)
Jésus, toi dont une mère bien aimée m’apprit à balbutier le nom lorsque j’étais enfant, toi que, dans mon inquiète adolescence, j’invoquais comme le consolateur suprême de l’orphelin sans appui, Jésus, qui ne put fournir à mon esprit la lumière dont il avait soif, ni à mon coeur l’amour sans borne dont il éprouvait le besoin, Jésus pourquoi n’es-tu qu’un dieu de plâtre, dont le manteau abrite aujourd’hui les gredins dorés ou les exploiteurs hypocrites. Et j’ai consumé de longues nuits à lire les Evangiles où tes actes et tes paroles étaient rapportés ; et mes yeux se sont usés à déchiffrer les écrits de l’âge apostolique où devrait subsister un peu de ton esprit. Rien, rien ; plus j’ai voulu voir, plus il m’apparut que tu n’étais qu’un vain mirage, l’inconsistante création de cerveaux hallucinés. D’imaginaires romans, tels sont les Evangiles approuvés par l’Eglise ; la Vie de Jésus d’un Renan n’est elle-même qu’une pieuse légende sans base historique sérieuse. Son Jésus resté naïf et débordant d’amour, adversaire des riches et des officiels, victime des machinations ourdies par les puissants, nous est sympathique à souhait ; seulement les progrès de l’exégèse démontrent qu’il s’agit là d’un rêve, d’un doux et beau rêve, éclos dans la pensée des premiers chrétiens et repris, à toute époque, par des croyants naïfs ou des poètes plus soucieux d’harmonie que de réalité. L’amoncellement des mythes, l’abus du merveilleux et de l’allégorie ont rendu insaisissable le Jésus de l’histoire, en admettant qu’il ait existé. Dès le début du christianisme (voir religions), les docètes nièrent sa réalité historique ; nul parmi ses contemporains ne le mentionne ; et les récits évangéliques constituent un tel ramassis de légendes, inventées de toute pièce, qu’il est impossible de dégager les faits réels que l’un ou l’autre pourrait envelopper. L’historien Josèphe qui nous renseigne sur la Palestine à l’époque du procurateur Ponce Pilate, mentionne Jean-Baptiste mais ignore totalement Jésus ; la critique a définitivement établi le caractère apocryphe du passage concernant ce dernier : il s’agit là d’une interpolation d’origine chrétienne et assez tardive. Juste de Tibériade qui écrivit sur la Judée, vers 70 de notre ère, ne disait pas un mot du Christ ; rien non plus le concernant chez Philon, son contemporain ; ce qu’on trouve dans le Talmuld ferait croire qu’il existait des disciples de Jésus un siècle avant l’ère chrétienne. Peut-être Suétone y fait-il une allusion lorsqu’il déclare que les juifs de Rome, en l’an 52, se révoltaient à l’instigation de Christ ; Tacite en parle clairement à propos de la persécution de Néron ; mais Tacite, comme Suétone, ne pouvait connaître que le Christ de la légende.
Les Evangiles nous renseignent sur les traditions des Eglises primitives et sur les essais d’explication tentés au sein des communautés chrétiennes ; aucun ne fut écrit par un témoin oculaire. Marc, que l’on s’accorde à reconnaître comme le plus ancien et dont on a voulu faire le secrétaire de l’apôtre Pierre, utilise déjà les grandes épîtres de Paul aux Galates, aux Romains, aux Philippiens, aux Thessaloniciens ; la rédaction de son Evangile n’est pas antérieure à la persécution de Domitien et se place aux alentours de l’an 100. L’auteur de l’Evangile selon Mathieu a certainement utilisé Marc, c’est dire qu’il ne fut pas l’un des douze apôtres ; Luc, soi-disant compagnon de Paul, déclare lui-même qu’il s’inspire d’écrits répandus, à son époque, dans les églises : écrits, nous en avons la preuve, parmi lesquels il ne faut point compter les textes actuels de Marc et de Mathieu. Quant au quatrième Evangile, celui du pseudo-Jean, c’est l’oeuvre tardive d’un juif mystique qui connaît Philon d’Alexandrie :
« Les récits de Jean ne sont pas de l’histoire, affirme Loisy, mais une contemplation mystique de l’Evangile ; ses discours sont des méditations théologiques sur le mystère du salut. »
Et il déclare ailleurs :
« On fausse entièrement le caractère des plus anciens témoignages concernant l’origine des Evangiles, quand on les allègue comme certains, précis, traditionnels et historiques : ils sont, au contraire, hypothétiques, vagues, légendaires, tendancieux ; ils laissent voir que, dans le temps où l’on se préoccupa d’opposer les Evangiles de l’Eglise au débordement des hérésies gnostiques, on n’avait sur leur provenance que les renseignements les plus indécis. »
Nul écrivain chrétien de la première moitié du IIe siècle ne cite les Evangiles, Papias excepté qui, vers 120, signale un récit de Marc et un recueil, maintenant perdu, de discours du Christ. Les extraits des Mémoires des Apôtres, donnés par Justin vers 150, proviennent d’Evangiles apocryphes (on sait qu’ils furent nombreux), d’écrits qui ne subsistent plus, parfois d’Evangiles qui se rapprochent des nôtres sans jamais avoir un texte rigoureusement semblable à celui d’aujourd’hui. Renan avait fait de Jésus un homme exemplaire, tout en le dépouillant de son auréole divine ; Loisy, Guignebert, etc., ont montré que le Jésus de la légende ne saurait être identifié au Jésus de l’histoire, obscur juif dont on ne peut rien affirmer avec certitude. Poussant plus loin, Couchoud et d’autres ne voient en Jésus qu’un mythe sans fondement historique, une création idéale et mystique de la conscience des premiers chrétiens. Cette thèse rappelle celle de Dupuis qui, dans la légende de Jésus, découvrait une fable solaire. Les fêtes de la religion du Christ, écrivait-il, sont « liées essentiellement aux principales époques du mouvement annuel de l’astre du jour ; d’où nous conclurons que si Christ a été un homme, c’est un homme qui ressemble fort bien au soleil personnifié, que ses mystères ont tous les caractères de ceux des adorateurs du soleil, ou plutôt, pour parler sans détour, que la religion chrétienne, dans sa légende comme dans ses mystères, a pour but unique le culte de la lumière éternelle rendue sensible à l’homme par le soleil. » Pour Couchoud, Jésus n’est pas un dieu solaire, mais un dieu mystique ; c’est dans l’âme de ses premiers adorateurs que s’élabora sa divine figure, et sa tragique idylle fut une création de leur imagination.
A mon avis, la merveilleuse histoire du Christ résulte des réflexions accumulées de très nombreux croyants, nourris des textes bibliques où se trouve annoncé le Messie. L’Evangile emprunte ses matériaux à l’Ancien Testament ; il est sorti d’un florilège de textes messianiques : prophéties, récits allégoriques, histoire des personnages préfiguratifs du Sauveur. Marc raconte que Jean-Baptiste prépara la voie à l’Oint de Jahvé, « selon ce qui est écrit » par les prophètes ; il fait dire par Jésus aux pharisiens : « Isaïe a bien prophétisé sur vous ainsi qu’il est écrit : Ce peuple m’honore des lèvres mais leur cœur est loin de moi » ; et aux apôtres : « Vous succomberez tous, car il est écrit : Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées » ; et aux envoyés du Sanhédrin : « Vous êtes venus après moi comme après un brigand, avec des épées et des bâtons... C’est afin que les Ecritures soient accomplies ». En l’absence même de citations, et pour des épisodes d’une importance capitale, Marc s’inspire de l’Ancien Testament ; son Evangile n’est qu’un décalque de la Bible, il exploite constamment de vieux thèmes messianiques et transpose sous une forme historique les oracles anciens. Même remarque concernant les trois autres Evangiles ; la biographie de Jésus y semble tirée de textes messianiques, parfois très mal compris. Mathieu déclare que le fils de Joseph vint habiter Nazareth « afin que s’accomplisse ce qui avait été annoncé par les prophètes : Il sera appelé nazaréen ». Or, de l’avis de tous les philologues « nazaréen » ne peut venir de Nazareth ; et la phrase citée par l’évangéliste ne se lit, sous cette forme, dans aucun prophète. Nazaréen dérive sans doute du mot hébreu « nazir » employé, dans la Bible, pour désigner un homme consacré à Dieu. Aussi les exégètes, incapables de trouver une base historique aux légendes évangéliques, en sont-ils venus à considérer les épîtres de Paul, antérieures certainement aux Evangiles, comme la meilleure preuve de l’existence réelle de Jésus. Mais le témoignage de Paul lui-même devait s’écrouler après une étude plus attentive. Si Paul avait vu, en chair et en os, celui qui fut le centre de ses pensées, la raison d’être de son apostolat, il n’aurait pas manqué d’en parler, d’y faire allusion du moins, tant pareille rencontre eut été, pour lui, inoubliable. Il eut rapporté, ne fût-ce qu’en passant, quelques détails de cette scène vécue, quelque écho lointain des paroles du Maître qui continuaient de résonner en son cœur. Or jamais l’apôtre ne parle de Jésus comme témoin ; tout prouve au contraire qu’il ne l’a point connu « selon la chair » et que sa conversion consista seulement dans le passage du messianisme matériel des rabbins au messianisme moral de la primitive Eglise. Mais, dira-t-on, Paul a rencontré Pierre, Jean, Jacques, qui avaient vu et entendu le Christ. Seulement il apparaît aujourd’hui que Marc et les évangélistes qui l’ont suivi s’inspirent des écrits pauliniens lorsqu’ils accordent tant d’importance à ces trois personnages. Et Paul ne fournit aucun détail permettant d’affirmer qu’ils furent les compagnons de Jésus pendant sa vie terrestre. Bien plus il déclare nettement qu’il n’a demandé à personne de renseignements historiques sur le Christ :
« Je vous déclare, frères, que l’Evangile qui a été annoncé par moi n’est pas selon un homme. Car ce n’est pas d’un homme que moi je l’ai reçu, ni que je l’ai appris, mais par révélation de Jésus-Christ... Quand il plut à celui qui m’avait distingué dès le sein de ma mère, et qui m’a appelé par sa grâce, de révéler son Fils en moi... aussitôt je ne consultai point la chair et le sang, et je ne montai point à Jérusalem, vers ceux qui étaient apôtres avant moi. »
Pareil dédain du témoignage de ses devanciers résulte de ce qu’ils n’en savent pas plus que lui sur la vie et les propos du Maître ; leurs informations sont de même ordre que la sienne, c’est en esprit seulement qu’ils ont vu le Sauveur. Aussi, en toutes ses épîtres, Jésus reste-t-il fuyant, impalpable, sans individualité, pareil aux figures de rêve qui appartiennent au monde idéal de la foi. C’est dans les textes de l’Ancien Testament, relatifs à la grande promesse, que Paul apprit à le connaître ; il est né dans son esprit de la fusion des oracles messianiques groupés en recueils depuis longtemps. Quant aux visions, invoquées par les fondateurs du christianisme, elles ne sauraient être rien de plus, aux yeux du savant actuel, qu’une manifestation de l’état d’âme des croyants. Ces remarques demeurent intégralement vraies si l’on admet avec Couchoud (et pour ma part je ne suis pas éloigné de le croire), que l’édition de Marcion est la plus ancienne et la meilleure des œuvres de Paul. On sait que Marcion eût, le premier, l’idée d’établir un canon ou recueil des écrits inspirés de la Nouvelle Loi, vers le milieu du second siècle ; mais il rejetait entièrement la Bible juive, œuvre du diable à son avis. Outre quelques références très nettes à l’Ancien Testament, l’édition marcioniste contient de nombreuses citations implicites des antiques prophéties. Manifestement les affirmations de Paul concernant Jésus se fondent, non sur une tradition certaine mais sur la seule Ecriture ; encore plusieurs ont-elles subi des altérations ou résultent-elles d’interpolations ultérieures.
Une longue incubation fut nécessaire avant que la conscience chrétienne conçut Jésus comme un dieu véritable le fils et l’égal de Jahvé. Les juifs attendaient un roi idéal, un sauveur, le Messie ; pour les premiers judéo-chrétiens Jésus, qu’ils élevaient d’instinct au-dessus de la commune humanité, devint bientôt un très grand prophète et même le Messie ; ils n’allèrent pas jusqu’à le déclarer dieu. Marc, Mathieu, Luc, ne le considèrent point comme tel ; dans leurs trois Evangiles, appelés synoptiques parce que l’ordre de leurs récits se ressemblent et qu’on peut les imprimer sur trois colonnes, Jésus annonce seulement l’avènement prochain du royaume de Dieu. Mathieu rapporte qu’il défendit à ses disciples de l’appeler Christ ; et ses contemporains ne l’accusèrent point de s’être déclaré l’égal de Jahvé : l’expression « fils de dieu » étant synonyme, dans la Bible, de saint et de prophète. « C’est seulement dans l’Evangile de Jean, écrit Loisy, que les discours et les miracles du Christ tendent à prouver sa mission surnaturelle, son origine céleste et sa divinité. » Or on sait combien postérieur aux autres ce quatrième Evangile, dont l’auteur, un asiate inconnu, exprime les idées de communautés encore peu nombreuses. La condamnation des doctrines ariennes au Concile de Nicée, en 325, marqua le triomphe de la croyance en la divinité du Christ. Mais rien de définitif sur notre globe ; la religion n’échappe point à la loi commune, et l’exégèse biblique, dont l’oratorien Richard Simon peut être considéré comme l’un des principaux promoteurs au XVIIe siècle, devait, après bien des recherches et de nombreuses étapes, aboutir à considérer Jésus comme un personnage légendaire ou même comme une création mythique n’ayant jamais eu d’existence hors de l’esprit halluciné des premiers chrétiens.
— L. BARBEDETIE.
OUVRAGES A CONSULTER.
Revue de l’Histoire des religions (essentielle pour connaître les progrès de l’exégèse). Strauss : Vie de Jésus (traduit de l’allemand). Renan : Vie de Jésus, etc. Abbé Loisy : nombreux ouvrages : Autour d’un petit livre ; Le quatrième Evangile ; Les Evangiles synoptiques, etc. Guignebert : Manuel d’histoire ancienne du christianisme, etc. Harnack : ouvrages allemands. Alfaric : Etudes de la Revue de l’Histoire des religions. Couchoud : Id. (sa thèse sur la non-existence de Jésus aura fortement contribué, quoi qu’on en pense, au renouvellement des études exégétiques). Han Ryner : Le cinquième Evangile. H. Barbusse : Jésus. Malvert : Science et religions ; Jésus-Christ a-t-il existé ? Ch. Virolleaud : La Légende du Christ. Emilio Bossi : Jésus-Christ n’a jamais existé. De Renesse : Jésus, ses apôtres, ses disciples. Stefanoni : Jésus (Dictionnaire philosophique) ; Histoire critique de la superstition. Ernest Havet : Le christianisme et ses origines. César Cantu : Histoire universelle. Binet-Sanglé : La folie de Jésus. Stéphane Servant : étude de la Revue intellectuelle (juin 1908). J. Salvador : Jésus-Christ et sa doctrine. Aug. Dide : La fin des religions. B. Rogatcheff : L’Idole et sa morale. H. Loriaux : L’Autorité des Evangiles. Dupuis : Origine des cultes. Paulus : Vie de Jésus. A. Peyrat : Histoire élémentaire et critique de Jésus. Rabbinowicz : Le Rôle de Jésus et des Apôtres. A. Réville : Histoire du dogme de la divinité de Jésus-Christ. J. Soury : Jésus et les Evangiles. L. Martin : Essai sur la vie de Jésus. P. de Règla : Jésus de Nazareth, etc.
JEU
n. m. (du latin jocus)
Ce mot est pris dans un nombre considérable d’acceptions. Le dictionnaire Littré en donne jusqu’à trente ; encore n’est-il pas bien certain qu’il n’en omette aucune. Je me fais un jeu de les reproduire ici :
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Action de se livrer à un divertissement, à une récréation.
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Action de se jouer.
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Jeu de mots.
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Les Jeux, divinités.
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Amusement soumis à des règles et auquel il s’agit de se divertir sans aucun enjeu.
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Amusement soumis à des règles et auquel on hasarde ordinairement de l’argent.
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Académie des jeux ou jeux publics.
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Les règles d’après lesquelles il faut jouer.
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Assemblage des cartes qui, données à chacun des joueurs, lui servent à jouer le coup.
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Ce qui sert à jouer à certains jeux ; jeux de cartes, de dés, etc.
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Jeu de contremarques
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Ce que l’on risque au jeu.
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Jeu de Bourse.
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Nom des divisions de la partie au jeu de hasard.
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Lieu où l’on joue à certains jeux : jeu de boules.
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Courses, luttes, etc.
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Les jeux de prix.
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Jeux floraux.
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Les jeux de la scène.
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Le maniement des hautes armes.
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La façon de faire des armes.
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Manière de jouer d’un instrument de musique.
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Manière dont un comédien remplit ses rôles.
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Différentes expressions que prend la physionomie.
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Le jeu de la lumière.
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Aisance de mouvement.
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Action d’un ressort.
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Jeu d’eau ; jeu de voiles.
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Jeu d’orgue ; espèce de soubassement.
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Jeu de bief.
Ces jeux sont trop pour que nous nous arrêtions à chacun d’eux. N’en commentons que quelques-uns. Il est dans la nature humaine de chercher à se récréer. Se divertir est un besoin et lorsqu’on a consacré au travail les forces physiques ou les énergies intellectuelles dont on dispose, il est agréable et utile de s’arrêter où commence le surmenage et même la simple fatigue et de demander au jeu le délassement nécessaire. J’ai constaté que les enfants qui, à l’étude, sont les plus attentionnés sont ceux qui, au cours des récréations, se livrent aux jeux avec le plus d’entrain. J’ai remarqué aussi que les adultes qui travaillent prennent aux divertissements plus de plaisir que les oisifs. Les jeux qui ne comportent aucun enjeu ne se jouent guère qu’en famille ou entre amis intimes. Ceux qui se jouent entre personnes plus ou moins étrangères les unes aux autres entraînent presque toujours des chances de gain et des risques de perte. Il y a même des jeux qui seraient sans attrait et totalement délaissés, s’ils n’étaient pas l’occasion de gagner ou de perdre de l’argent. Pour tout dire, nul ne s’aviserait de les trouver intéressants s’ils n’étaient intéressés.
Les champs de courses, les casinos, les cercles qui sont fréquentés par des centaines de milliers de personnes verraient tomber à presque rien leur clientèle, si l’appât du gain disparaissait. Pendant l’année 1927, le montant des paris engagés sur les champs de courses s’est élevé, en France, à la somme énorme de trois milliards sept cent mille francs. Ce chiffre ne représente que les paris enregistrés et contrôlés par le Pari Mutuel. Les paris engagés par ailleurs plus ou moins clandestinement ont certainement, au dire des personnes les mieux renseignées, atteint, sinon dépassé cette somme ; en sorte que, additionnées, ces deux sommes forment le joli total de sept milliards et demi.
Dans certains cercles et casinos, on voit, au cours d’une seule nuit, s’édifier ou s’effondrer de véritables fortunes. Tous les journaux ont raconté que, au Casino de Deauville, le fameux Citroën, le capitaine d’industrie bien connu, trop connu même par le rendement qu’il exige des trente mille travailleurs qu’il occupe et les faibles salaires qu’il leur consent, a gagné un jour trois millions et en a perdu huit la nuit suivante. Il aurait tout aussi bien pu laisser sur le tapis vert une somme double : ses ouvriers ne sont-ils pas trop flattés et heureux de combler les différences de ce casse-cou ?
Et pourtant ces sommes déjà quasi fabuleuses ne sont rien auprès de celles que la spéculation engage sur les marchés de la Bourse : bourse des valeurs ou du commerce. Incalculable est chaque jour le montant de ces spéculations. D’une part, l’enjeu ne saurait être limité au gré du joueur qui, spéculant sur la hausse ou sur la baisse, ne peut pas plus prévoir où s’arrêtera celle-ci que celle-là. Sans doute, il peut donner à son agent de change, à son coulissier ou à sa banque l’ordre de vendre à tel prix ou d’acheter à tel autre prix. Mais dans la pratique, le gros spéculateur une fois engagé ne se retire pas et garde la position qu’il a prise en Bourse jusqu’à ce qu’il ait totalement épuisé ses disponibilités et son crédit. D’autre part, il n’est pas tenu « d’éclairer », c’est-à-dire de représenter la valeur totale en titres ou en espèces de ce qu’il expose à la hausse ou à la baisse. Par le jeu de « la couverture » et le crédit qui lui est ouvert, il peut, avec des ressources disponibles relativement faibles et un crédit limité, risquer des sommes très importantes et qu’il n’est pas en mesure de payer. Il y a bien, pour l’arrêter dans cette course infernale, la menace d’être « exécuté en Bourse » ; mais cette crainte ne fait pas reculer le joueur quand il est entraîné sur la pente qui le conduit à la ruine. Jusqu’au dernier moment, il escompte un retour de la fortune, une chance, un miracle qui opérera le redressement désiré. Et puis, le joueur à la Bourse (valeurs ou marchandises) n’a pas sous les yeux toutes les cartes qui décideront de la partie engagée ; il n’est pas enfermé dans le salon plus ou moins exigu du Cercle ou du Casino ; il ne peut pas suivre exactement son jeu. Le champ de sa spéculation est le plus souvent mondial. Son sort se joue simultanément sur tous les grands marchés du monde : Paris, Londres, Berlin, New York, Chicago, etc., etc. Chaque jour s’effectuent, sur l’ensemble de ce marché gigantesque, des différences qui portent sur des milliards et, quand la Bourse est agitée, quand certains équilibres se rompent, quand la panique affole la spéculation, quand celle-ci se trouve momentanément désaxée, ces différences se chiffrent par centaines de milliards.
Le jeu est une des maladies qui sévissent le plus cruellement sur notre société prise de la fièvre de l’or. La guerre maudite de 1914–1918 a bouleversé la table des valeurs. Notre génération jongle avec les millions ; l’exemple vient de haut. Il vient des Etats qui, les uns gorgés de richesses, les autres perdus de dettes, cherchent : ceux-ci à rétablir l’équilibre financier et la puissance économique qui leur font défaut, ceux-là à s’enrichir toujours davantage des dépouilles des nations moins bien outillées pour cette lutte implacable, moins féroce, moins sauvage que la guerre par les armes, mais tout aussi atroce et désastreuse pour les nations qui se battent à armes inégales et sont appelées tôt ou tard à succomber.
La passion du jeu est de celles qui dévorent ceux qui en sont la proie. « Qui a bu boira ; qui a joué jouera », dit le vieux dicton. C’est une règle à laquelle échappent peu de ces malheureux qui ont contracté la redoutable habitude de boire et de jouer. Pour s’éloigner de l’ivresse et du jeu, il faut une force de volonté peu commune. La passion du jeu, comme l’ivresse, lorsqu’elles sont invétérées, mènent à l’absence de toute dignité, éloignent des distractions saines et des divertissements qui stimulent le corps et l’esprit ; elles font perdre le goût du travail ; elles conduisent à l’abrutissement et à la démence.
Aux époques de pire décadence, les jeux ont toujours été perfidement exploités par les maîtres du jour, dans le but de soustraire aux regards des esclaves le spectacle de leurs débordements.
Les jeux ont servi à prévenir la révolte des parias, en faisant diversion à leur détresse. Panem et circenses : du pain et des jeux ! Tel fut, aux heures les plus douloureuses de l’histoire, le programme des gouvernants. Du pain, certes ; car, comme le dit le chansonnier humanitaire du siècle dernier, Pierre Dupont :
D’un peuple quand il dit : « j’ai faim ! »
Car c’est le cri de la Nature :
Il faut du pain ! Il faut du pain !
Donc, du pain, du pain sec, du pain dur et, pour que le peuple le trouve moins sec et moins dur, pour qu’il s’en contente : des jeux !
L’application de ce programme a toujours conduit à leur perte les régimes qui ont tenté de l’imposer aux mécontents et de le faire durer. C’est ce programme, destiné à jeter sur les plaies hideuses de notre siècle le manteau des réjouissances et des fêtes, du bruit et des illuminations, des parades et des pavoisements, c’est ce programme que les maîtres d’aujourd’hui s’essayent à imposer à leurs sujets.
Reste à savoir s’ils s’en montreront satisfaits longtemps encore. Si les enseignements de l’Histoire ont quelque valeur, il n’en sera pas ainsi.
— Sébastien FAURE
JEU (EDUCATION)
I. JEU ET TRAVAIL
Il peut paraître superflu de définir le jeu et de montrer ce qui le distingue du travail. Si, cependant, on lit attentivement les discussions pour ou contre l’emploi du jeu dans l’enseignement et l’éducation, on ne tarde pas à constater qu’il est plus difficile et plus utile qu’il ne semble de caractériser le jeu.
Récemment, un inspecteur d’académie écrivait :
« Liberté et spontanéité, voilà les caractéristiques du jeu... Par là, le jeu s’oppose nettement au travail qui suppose une activité méthodiquement réglée. Dans le jeu, c’est le désir spontané de l’élève qui détermine la forme de l’activité ; dans le travail, c’est la volonté réfléchie du maître. »
Il suffit de sortir de l’école, ou même de pénétrer dans une école dont le maître se soucie vraiment de l’éducation des enfants, pour constater l’erreur d’une telle distinction. Il y a des travaux entièrement libres et spontanés.
Ch. Delon, qui n’était pas un pédagogue pédant, constatait déjà, aux fêtes pédagogiques de Cempuis, en 1893, la difficulté de distinguer le jeu du travail.
« D’ailleurs, disait-il, je demande à approfondir cette opposition, très exagérée, je crois, dans l’imagination de beaucoup d’instituteurs, entre jeu et travail. Quand il s’agit de jeunes enfants, surtout, il me semble que la différence n’est pas bien grande ; et plus on va au fond des choses, plus l’antithèse tend à s’amoindrir, à se nuancer...
« Le jeu est un mode d’activité ; le travail aussi : activité cérébrale ou activité physique, souvent l’une et l’autre à la fois. Le jeu dépense des forces absolument comme le travail. Et la question d’attrait, quoi qu’on en dise, est ici tout à fait étrangère à l’essence même des choses ; on peut s’ennuyer beaucoup à un jeu ; on peut s’entraîner, se passionner, s’amuser même, je maintiens le mot, à un travail. Le jeu peut amener la fatigue, le travail être un délassement : cela dépend de tout, de la nature de l’occupation, du moment, des dispositions de la personne, de la somme d’effort employée. — Quelle est donc la différence ? Je vois ceci, qui est surtout sensible quand il s’agit d’une opération tout au moins partiellement manuelle : le travail est ce qui donne lieu à un produit utile ; le jeu, ce qui ne laisse rien de réellement utilisable. Le jeu, pédagogiquement considéré, n’est pas inutile, loin de là : mais son utilité est en lui-même, non pas dans un produit ; il est, utile au suprême degré, comme gymnastique du corps ou de l’esprit, en tant que mode d’activité. Le travail peut offrir le même avantage et, en outre, laisse un effet postérieurement réemployable. Un enfant fait, dans la classe Frœbelienne, une petite broderie sur du papier ; cela ne sert à rien... C’est un jeu. Une fillette ourle un coin de mouchoir ; c’est un produit utile ; voilà un travail. — Mais que l’objet façonné soit plus tard utilisé ou non, qu’est-ce que cela fait, au fond des choses ? Qu’est-ce que cela change, pour l’enfant, au moment où il agit ? En quoi cela modifie-t-il les conditions de son effort de son activité ? En rien. Et, d’ailleurs, au point de vue où nous nous plaçons, est-ce que le travail des enfants, des petits enfants surtout, peut avoir une valeur d’utilité bien réelle ? Est-ce que ce minimum d’utilité entre pour beaucoup dans l’intention qui nous guide quand nous occupons nos élèves d’une certaine façon ? Non sans doute. Le but, la valeur de cet emploi de l’activité est dans l’activité elle-même et dans ses réactions sur l’organisme et sur l’intelligence ; le but est d’éducation ; la signification de cette chose est pédagogique, en un mot, non pas économique.
De cette considération, toute extérieure de l’utilité du produit, résulte pour l’adulte, et dans une certaine proportion pour l’élève déjà avancé, une différence pratique très prononcée, souvent une véritable opposition, je l’avoue, entre le jeu et le travail. Le travail a généralement pour but l’utilité de son produit ; alors on sacrifie à ce but toutes autres considérations de l’accomplissement. On supporte la fatigue, l’assiduité, l’ennui d’une action ou excessive, ou trop monotone, ou trop prolongée en faveur du but à atteindre, de sa nécessité. La limite dans laquelle l’activité même est un plaisir est vite dépassée. Alors le travail cesse d’être attrayant ; il devient, en effet, une fatigue ou un ennui, en un mot une peine. Dans le jeu, au contraire, comme il n’y a pas de considération d’utilité, dès que l’action cesse d’être agréable, dès qu’elle devient pénible, on peut toujours cesser, et l’on cesse en effet. Mais, je le répète, ces distinctions n’ont rien à faire avec nos petits élèves et leurs occupations ; comme nous n’entendons pas profiter d’aucun produit, et comme il nous est interdit par la saine doctrine de l’éducation d’exiger d’eux des efforts dans la mesure excessive qui les rend pénibles, il n y a pas de travail pour eux : tout est jeu. Ou plutôt encore laissez-moi confondre ces deux idées dans un mot qui exprime ce qu’elles ont d’essentiellement commun : exercice. Tout, en effet, est exercice, parmi les occupations de la journée enfantine ; exercice du corps ou exercice de l’intelligence ; exercice, c’est-à-dire activité de pensée en vue du développement qu’elle provoque. » (Ch. Delon)
Claparède, de son côté, fait observer que dans le jeu il y a intérêt pour l’activité et que si le jeu a un autre but, ce but est fictif et n’a pas « d’autre raison d’être que de soutenir l’activité même et lui fournir la stimulation nécessaire : ce n’est pas pour atteindre le but qu’on accomplit l’acte, c’est au contraire pour avoir l’occasion d’accomplir l’acte qu’on se donne le but ; celui-ci n’est qu’un prétexte à déployer son activité. » (Psychologie de l’Entant, p. 450).
Il n’y a pas cependant opposition aussi tranchée entre le travail et le jeu.
« On dit, écrit Dewez, que dans l’acte ludique, l’intérêt réside dans l’acte en lui-même ; dans le travail au contraire, cet intérêt réside dans le produit ou le résultat auquel aboutit cet acte. C’est pourquoi, dans le premier cas, elle est vraiment libre, tandis que dans le deuxième elle est liée au but à atteindre. Quand on établit la différence d’une façon aussi tranchante, on établit presque toujours une séparation erronée, artificielle entre le processus et ses conséquences, entre l’activité et son résultat. La véritable distinction consiste dans le fait qu’il y a, d’une part un intérêt pour l’activité elle-même et, d’autre part, un intérêt pour le résultat extérieur de cette activité, mais que l’intérêt dans un cas porte sur l’activité telle qu’elle se manifeste d’un moment à l’autre, et dans l’autre sur l’activité qui tend vers un but, un résultat et, par suite de cela, est reliée dans ses étapes successives par un fil de continuité. Dans les deux cas, il y a intérêt portant sur l’activité « pour elle-même ». Mais dans l’un, l’activité qui provoque l’intérêt est plus ou moins variable suivant le hasard des circonstances, du caprice, de l’ordre ; dans l’autre, elle est soutenue parce qu’on a conscience qu’elle mène vers une fin, qu’elle aboutit à un résultat. »
En résumé, comme le fait remarquer Claparède, on ne saurait tracer entre le jeu et le travail une frontière absolue, on passe de l’un à l’autre par une gradation insensible.
« Il est, écrit J. Deschamps, impossible pour un adulte de distinguer d’une façon absolue le jeu du travail chez l’enfant. Ce dernier seul est capable de le faire. Il tranche la question suivant son âge, ses aptitudes, ses goûts et ses tendances naturelles. Tel exercice considéré comme un jeu par un élève est mis au rang de travail par l’autre, et vice-versa. »
Conséquences pédagogiques
Si l’on tient compte de la nature de l’enfant et de la nature du jeu, on est obligé de reconnaître que l’activité naturelle au jeune enfant est le jeu et non le travail.
Or, par suite d’une distinction tranchée entre le jeu et le travail, certains pédagogues préconisent une différenciation, non moins tranchée, entre les jardins d’enfants, les classes enfantines, les écoles maternelles et l’école primaire.
Alors que l’enfant qui évolue passe à la suite d’une série de transitions insensibles, du jeu le plus facile au travail le plus difficile, l’école opère un saut brusque du jeu au travail.
Certes, jusqu’à cinq ans environ, l’évolution naturelle de l’enfant est ordinairement respectée parce qu’il n’est pas possible de faire autrement, mais après on introduit le travail corvée, imposé du dehors, qui ne convient pas plus aux enfants qu’aux adultes.
Il s’agit donc d’opérer une transition dans l’éducation de l’enfant qui l’amène petit à petit du jeu au travail. D’abord il convient d’introduire assez tôt dans les écoles pour tout petits des activités ayant un but mais se présentant néanmoins sous forme de jeu. Nous entendons par là des exercices qui intéressent l’enfant par l’activité que celui-ci doit déployer et qui, en plus de cette valeur de développement, ont aussi une valeur instructive. Ensuite il s’agit de motiver les travaux, les activités des enfants plus âgés de telle façon que ceux-ci conçoivent clairement les buts et les conséquences de leurs actes. Contrairement à ce que pensent certains pédagogues, cette conception de l’éducation et de l’enseignement n’aurait pas pour conséquence de supprimer l’effort mais de le rendre plus intense et plus fructueux en l’obtenant volontaire et joyeux.
II. À QUOI SERT LE JEU ?
Avant de répondre à cette question il convient de faire remarquer que bon nombre de psychologues se sont placés à un point de vue finaliste et fonctionnel. Rappelons que pour le psychologue qui se place à ce point de vue, les phénomènes psychologiques doivent être interprétés dynamiquement comme des fonctions utiles à la vie, des efforts pour réaliser une fin utile à l’individu. Cette conception finaliste admet l’existence de lois psychologiques téléologiques, c’est-à-dire des lois de nature différente des autres lois naturelles. Tandis que les lois physiques placent la cause avant l’effet, les lois téléologiques placent l’effet avant la cause. Suivant les lois physiques, ce qui se passe en un instant donné est déterminé par ce qui s’est passé auparavant ; d’après les lois téléologiques au contraire, ce qui se passe maintenant est déterminé par ce qui se passera dans un avenir plus ou moins éloigné.
Il est vrai que certains psychologues s’efforcent de conserver les lois téléologiques en admettant qu’elles ne sont qu’une apparence : le passé, l’hérédité ont permis l’adaptation des organismes et ont mis leur empreinte sur le déroulement des processus actuels. Or, même à ce point de vue on doit reconnaître que l’adaptation n’est pas parfaite.
« Qu’il y ait, dit Georges Bohn, dans les organismes, des organes inutiles, des substances inutiles, voire nuisibles, cela n’est plus douteux. »
« A tout instant, dit le même auteur, des milliers et des milliers d’êtres périssent, faute d’un agencement convenable de leurs organes et de leurs fonctions. A tout instant et à tout point de l’organisme, un travail se fait, se défait, se refait ; il y a un gaspillage formidable d’énergie... on ne peut évidemment pas nier une adaptation fonctionnelle individuelle, mais la forme, mais la fonction traduisent-elles une tendance vers un but déterminé ?... Si l’adaptation au milieu était une propriété essentielle des êtres vivants, on n’assisterait pas, aux diverses époques de l’histoire de la Terre, à d’effroyables hécatombes d’espèces animales et végétales. Le nombre des formes qui subsistent est infiniment petit par rapport à celui des formes qui ont vécu, et le nombre des formes qui ont vécu est lui-même infiniment petit par rapport au nombre des ébauches manquées. »
En résumé, le point de vue téléologique, finaliste, semble bien condamné par la science : le moins qu’on en puisse dire c’est qu’il est extra-scientifique et métaphysique. Du finalisme qui cherche son explication dans l’adaptation et l’hérédité, on passe, par des transitions insensibles, à l’idée des harmonies providentielles de la nature, puis à celle d’un Dieu tout-puissant.
Même dans les milieux révolutionnaires on ne se rend pas toujours suffisamment compte du danger d’un langage finaliste. Tel éducateur profondément irréligieux ne se doute pas qu’en disant, par exemple, à ses élèves : « certaines plantes ont des couleurs brillantes pour attirer les insectes qui assurent leur fécondation », il tient un langage finaliste, non scientifique, car la science permet seulement de dire : « certaines plantes ont des couleurs brillantes et attirent les insectes qui assurent leur fécondation. » Or tenir le langage finaliste que nous avons signalé appuie l’explication religieuse : Dieu a donné aux plantes des couleurs brillantes, etc.
L’explication même du mot « finalité » dans cette Encyclopédie pourrait provoquer une équivoque regrettable, parce que profitable à l’idée religieuse. L’homme qui agit en vue de la réalisation d’un but généreux, d’un idéal, est bien déterminé, en apparence, par une fin, mais cette fin a été déterminée, choisie par lui, antérieurement à l’activité qu’il déploie pour l’atteindre, autrement dit la cause réelle de son activité est antérieure à l’activité elle-même, il n’y a pas finalité.
Cette digression, que nous avons faite à propos de la finalité, n’avait pas seulement pour but de mettre en garde contre une doctrine chère à tous les esprits religieux. Nous avons voulu montrer qu’en se plaçant à un point de vue finaliste et fonctionnel on oublie qu’il peut y avoir chez les individus des fonctions, des activités inutiles, voire nuisibles. Il n’est pas prouvé qu’en éducation il faille suivre toujours la nature. Il est fort possible que le jeu ne serve parfois à rien du tout ou soit même nuisible. On ne saurait, par exemple, justifier par le finalisme certains jeux brutaux ou grossiers ni même les jeux de hasard. L’éducateur ne doit, par suite, pas tolérer de tels jeux favorables au développement d’instincts primitifs que l’éducation a pour but de faire disparaître.
Après avoir observé que le jeu était parfois inutile, ou même nuisible, nous pouvons reconnaître que, dans la plupart des cas, il est réellement utile et chercher : A quoi sert le jeu ?
Il constitue d’abord un délassement. Cependant il faut observer que le jeune enfant joue dès son réveil, alors qu’il n’est pas fatigué, et qu’il peut se fatiguer au jeu comme au travail, bien que la fatigue se produise moins vite dans le jeu.
Il sert parfois à dépenser un superflu d’énergie, mais l’enfant convalescent n’attend pas d’avoir des forces en excès pour se mettre au jeu.
Le psychologue américain Stanley Hall a expliqué le jeu par une théorie de l’atavisme. L’individu reproduisant en raccourci l’évolution de l’espèce, le jeu serait la reproduction passagère d’activités des générations passées. Il est vrai que les jeux de l’enfant « évoluent au cours de l’enfance à peu près de la même façon qu’ont évolué les activités similaires au cours de l’évolution de l’humanité », mais les tout jeunes enfants se livrent aussi à des jeux qui reproduisent des activités modernes. Dans ce cas il y a de leur part imitation et imagination, — fiction comme le dit Claparède.
Karl Groos, après avoir étudié les jeux des enfants et des animaux, a conclu que le jeu était un exercice de préparation à la vie de l’adulte. De la théorie de Karl Groos il faut rapprocher celle de Carr qui voit dans le jeu un stimulant de la croissance des organes et aussi un entretien, un renforcement des habitudes nouvellement acquises. Carr et Groos admettent aussi que le jeu a une action cathartique, c’est-à-dire purgative ; le jeu ne supprimerait pas les tendances nuisibles, il les canaliserait, les dériverait de telle façon qu’elles deviennent inoffensives. Ainsi l’instinct combatif qui place des adversaires l’un contre l’autre peut être dérivé par une lutte parallèle qui ne met pas directement les adversaires aux prises (concours de vitesse, de saut, de natation, de lancement du disque, etc.) ; ou encore par une lutte contre un adversaire fictif, contre une difficulté (ascension dans les montagnes, etc.).
« Les tendances sexuelles, écrit Claparède, donnent lieu à un certain nombre de jeux, comme la danse, le flirt, etc., dont la fonction cathartique est évidente, surtout au moment de la puberté ; en donnant issue, d’une façon innocente, aux exigences du plus violent des instincts, ces jeux sont comme une soupape de sûreté ; ils évitent aux jeunes gens des catastrophes, tout en leur faisant acquérir la connaissance du sexe opposé, connaissance assurément utile, puisqu’elle guidera plus tard le choix d’un époux et d’une épouse. »
On ne peut lire ceci sans songer à la lutte du catholicisme contre la danse.
Clarapède et quelques autres auteurs pensent enfin que le jeu est une dérivation par fiction des activités que l’individu ne peut exercer dans la réalité.
On peut ajouter encore que le jeu agit parfois comme divertissant, comme agent de transmission des idées et de développement social.
III. EVOLUTION ET FORMES DU JEU
Le jeu suit l’évolution des intérêts de l’enfant.
« A mesure qu’il aspire à une nouvelle acquisition, il cherche à la réaliser dans ses jeux, la perfectionne ainsi, puis l’abandonne lorsqu’elle est fixée et n’offre plus pour lui d’attraits nouveaux. » (Vermeylen)
Les jeux sensoriels qui apparaissent les premiers, consistent dans le plaisir qu’ont les enfants à éprouver des sensations et à se les donner eux-mêmes. Les crécelles, les musiques, les jeux bruyants plaisent, pour cette raison, aux tout petits ; plus tard on retrouve encore, mais plus rarement, de tels jeux.
Les jeux moteurs prédominent de 1 à 5 ans, l’enfant aime le mouvement pour lui-même. La course, le saut, le lancer des pierres, etc., ne sont pas les seuls jeux moteurs, il faut y ajouter l’exercice des organes vocaux : phrases difficiles à prononcer vite, par exemple : « Chasseurs, sachez chasser sans chien », etc. L’enfant plus âgé a aussi, mais dans une plus faible mesure, ces jeux moteurs : balle, tonneau, sports, etc.
Les jeux moteurs qui sont des mouvements de décharge, développent la coordination des mouvements, leur rapidité ou leur force.
Les jeux intellectuels
Parmi ces jeux il faut faire une place à part aux jeux d’imagination qui deviennent prépondérants vers trois ans.
« C’est à ce moment que la petite fille s’intéresse à sa poupée et la considère comme son enfant, que le petit garçon joue au cheval avec un simple bâton, ou au soldat avec un bonnet de papier. » (Vermeylen)
Plus tard, l’enfant imagine des scènes p!us impressionnantes à la suite des histoires qu’on lui a racontées ou qu’il a lues, il dramatise les contes ou les récits historiques. M. Meynell fait observer que « les enfants aiment les contes de fées, non parce qu’ils les croient vrais, mais parce qu’ils les savent faux et que leur excellent bon sens ne peut s’y laisser prendre. Ils sont ravis de laisser ce bon sens de côté pendant qu’ils font semblant..., mais c’est qu’en faisant semblant ils jouent la comédie, et plus la comédie est évidente, plus ils l’aiment. » Cependant, lors des jeux d’imagination, si au début l’enfant a conscience qu’il va « faire semblant » ou « faire comme si », dès « que l’action est engagée, chacun des acteurs, possédé par l’idée, oublie qu’il joue un rôle ; il s’incarne dans le personnage qu’il représente, et un moment arrive où il croit à l’illusion, où il métamorphose si bien les choses qui l’entourent et sa propre personnalité que la réalité disparaît pour lui devant la fiction. » (Jonckheere).
Depuis longtemps on a observé que, comme les peuples primitifs, l’enfant est animiste, il anime les choses : une poupée devient une petite fille, un manche à balai un cheval, et les jouets perfectionnés qui ne se prêtent pas à l’occasion d’imaginations diverses, qui ne peuvent figurer tour à tour des objets ou des êtres bien différents, sont bien vite délaissés pour des jouets plus modestes où l’enfant a plus à inventer et qui se prêtent mieux à sa fantaisie.
Les jeux intellectuels proprement dits « sont les jeux qui font intervenir la comparaison et la recognition, comme le loto et les dominos, le raisonnement, comme les jeux de dame, d’échec ou de bac ; la réflexion, comme les devinettes, les rébus, les jeux de patience. » (Vermeylen). Ces jeux sont prépondérants vers 10 à 12 ans, mais l’intérêt pour eux perdure ou renaît souvent, en se spécialisant, chez les adultes.
Il y a aussi des jeux affectifs où l’on prend plaisir à faire naître des émotions même désagréables : se donner des coups, se faire peur, faire des farces.
Certains jeux exercent la volonté : jeux de statue, de pigeon vole, réprimer l’envie de rire, ne pas fermer les yeux à l’approche brusque de la main, etc.
Il est également des jeux qui exercent des fonctions spéciales : jeux de lutte, de chasse, d’imitation, familiaux, sociaux, etc.
En se plaçant à un autre point de vue il est possible de diviser les jeux en : jeux individuels et en jeux collectifs.
Le jeune enfant est presque toujours individualiste dans ses jeux ; l’association de l’individualisme de l’enfant avec les premières tendances sociales l’amène à faire sa compagnie d’objets que son imagination anime.
Les rondes enfantines, les chansons mimées ne sont qu’une ébauche des jeux collectifs. Jusqu’à 6 ou 7 ans environ, les enfants préfèrent jouer seuls et même, s’ils jouent de compagnie, ils ne s’efforcent pas de s’adapter à leurs compagnons, ils ne coopèrent véritablement pas, leur jeu n’a pas de fonction sociale.
Plus tard, lors des jeux de colin-maillard, de barres, etc., il y a encore bien moins affinité sociale que groupement d’enfants autour d’une personnalité, d’un meneur, d’un chef de groupe qui s’entoure de faibles, d’inférieurs, de timides sur lesquels son ascendant est complet et qui exécutent ses volontés sans vouloir les contrecarrer.
Ce n’est que vers la puberté que les jeux sociaux deviennent prépondérants. C’est alors que l’adolescent développe ses tendances personnelles et ses goûts collectifs ; qu’il essaie, tout à la fois, de s’adapter à son milieu et d’adapter ce milieu à lui-même.
Lorsqu’un enfant vit trop exclusivement avec des adultes il risque ou d’être trop cajolé, c’est-à-dire soumis au régime de sa fantaisie, ou traité avec un excès de sévérité. Dans tous les cas la personnalité de l’enfant est imparfaitement formée. S’il joue presque uniquement avec des enfants plus jeunes, le danger est le même : habitué à voir les volontés des petits se plier sous la sienne il n’exerce pas sa propre volonté, il devient un tyran par ses désirs, un faible en réalité ; nul régime n’est plus propre à former des impulsifs, aux accès de colère subits, entêtés et tyranniques dans des moments de crise, mais faibles le reste du temps.
L’idéal est évidemment que les enfants aient l’occasion fréquente de jouer avec des enfants de même âge. Dans ce cas du heurt des volontés naît un renforcement des personnalités. Il y a à ceci cependant quelques conditions : l’enfant doit avoir la possibilité de choisir entre divers groupes, sans cela il risque trop de devenir dépendant d’un chef de groupe. Il est désirable même que l’enfant change assez souvent de groupe. Le travail et le jeu en commun ont, en effet, pour résultat de tendre à l’uniformisation des personnalités, et le progrès humain, qui tend vers le développement des personnalités, ne se produit, à cet égard, que parce que les individus gardent la liberté d’adhésion à leurs groupements et, en fait, adhèrent à de multiples groupements : syndicalistes, politiques, coopérateurs, etc.
IV. RÔLE DES ÉDUCATEURS (parents et maîtres)
On ne se rend pas assez compte de l’importance des loisirs pour les enfants et les adolescents. Surtout pour les adolescents qui doivent passer des examens ou des concours il y a un abus évidemment. Presque toute leur vie est réglée — pas par eux — jour par jour, heure par heure. Croit-on que c’est ainsi qu’on les préparera à la vie ! Est-ce ainsi que l’on pense pouvoir développer leur initiative et leur personnalité.
Les loisirs sont nécessaires aux enfants et aux adolescents.
« Nos enfants travaillent trop, trop et mal, écrit le Dr Boigey. Ils ne sont pas à leur place dans les écoles. Ils doivent y être immobiles, silencieux et attentifs : l’état de leurs organes le leur interdit. Les appareils du mouvement et de la voix ont besoin de fonctionner pour se développer. Les jeunes cerveaux sont incapables d’une attention soutenue. L’enfant ne reste tranquille que quand il est malade ou sur le point de le devenir. »
Il ne faut pas seulement des loisirs pour le meilleur état de la santé physique qui, ne l’oublions pas, influe sur la santé intellectuelle et morale, il en faut encore parce que les acquisitions de mémoire durables, la formation de l’esprit exigent du temps et du repos. Il en faut enfin pour permettre à l’enfant de jouer. Nous avons, dans les pages qui précèdent, montré l’utilité du jeu. Au risque de redire quelques idées que nous avons déjà exprimées nous croyons bon de citer encore ceci :
« Le jeu est, au contraire, merveilleusement éducateur. On s’en persuade aisément, en passant en revue les jeux habituels des enfants. Peut-on, par exemple, jouer à pigeon-vole sans apprendre à faire attention, sans acquérir le contrôle du réflexe qui vous incite à lever le doigt quand il faut le laisser immobile ? Et Colin-maillard ? n’y doit-on pas faire preuve d’esprit d’observation et de déduction ? Et cache-cache ? que de prudence il faut y montrer, d’attention aussi et de décision rapide pour courir de sa cachette au but pendant le court moment où on a des chances de ne pas être vu...
...Et quelle source féconde d’observations pour l’ami des enfants, ces jeux divers, s’il s’y mêle en camarade. Les jeunes âmes s’épandent sans rien dissimuler d’ellesmêmes, tout à la joie de s’épanouir en pleine liberté. On ne connaît réellement un enfant que lorsqu’on s’est mêlé à ses jeux. Il faut, bien entendu, n’être plus pour lui le sage Mentor, mais l’ami qui prend autant de plaisir que lui-même. C’est une impression qu’on lui donne facilement, à condition que les petits êtres vous intéressent profondément et qu’on les aime. » (G. Lambert)
L’éducateur qui se rend compte de la nature et du rôle du jeu doit tout d’abord ne pas intervenir hors de propos dans les jeux des enfants.
« La mère, écrivent Demoor et Jonckheere, critique avec sévérité l’enthousiaste petite qui rassemble avec attention, peine et joie, une gerbe de fleurs au cours de la promenade et maintenant la jette, à la fin de la journée, au moment du retour. L’enfant a eu le plaisir de répondre à un désir et un besoin, et le jeu lui a procuré toutes les excitations réellement efficaces ; son mobile n’était pas de posséder des fleurs, mais de les cueillir, de les grouper et de créer du beau !... Mais le bouquet est devenu pesant et n’intervient plus dans aucun jeu ; il est une gêne, et c’est pourquoi il est abandonné. Et la mère est dans l’erreur quand elle gourmande.
« L’adulte ne raisonne pas toujours ; il se trompe souvent. Exemple : Un bambin frappe sur la table parce que le bruit l’intéresse ; le père lui crie brusquement : « Assez ! » Le petit recommence encore une ou deux fois le mouvement condamné et puis s’arrête, tandis qu’une réprimande sérieuse l’atteint... d’ailleurs injustement. Chacun des stades du jeu constitue, en effet, un excitant qui éveille le réflexe fatal, et quand l’ordre de finir fut formulé, une excitation avait déjà surgi et la riposte devait nécessairement survenir. Les jeux des adultes, eux aussi, se terminent progressivement, ce qui prouve que leurs phases successives, régulièrement enchaînées, s’éveillent l’une l’autre, se commandent et s’ordonnent.
« Malheureusement ce principe fondamental est fréquemment oublié en éducation. Lorsque la voix impérative du maître se fait entendre l’enfant ne peut inhiber aussitôt son expansion physique et son entrain intellectuel ; il continue quelque temps encore ses réactions, non par désobéissance, mais par fatalité organique. Que de fois pourtant n’est-il pas puni alors ! La punition est injuste et énervante ; elle démontre que celui qui l’inflige ignore une loi importante de la vie psychique dont la signification est essentielle à d’autres points de vue encore. » (La science de l’ éducation)
Reconnaître l’utilité du jeu, profiter du jeu pour étudier l’enfant, ne pas intervenir d’une façon nuisible pendant ou à l’issue des jeux, ne suffisent pas. Il est des moments où les enfants ne savent pas à quoi jouer, le désir de jeu est bien là mais il y a manque d’intérêt envers les jeux habituels. C’est alors que, le plus souvent, les petits imaginent de faire quelque sottise. Le bon éducateur doit, en ces moments de satiété, proposer des jeux, non pas les imposer, car les jeux que l’on impose ne sont plus de véritables jeux mais des exercices ennuyeux pour l’enfant. Le jeu est un exercice de la liberté et de l’initiative et l’éducateur doit faire preuve d’habileté dans les propositions qu’il peut faire aux enfants.
« Il y aurait, dit G. Lambert, toute une éducation de l’éducateur à faire, pour qu’il discerne et choisisse ce qui peut plaire aux enfants, s’il intervient, comme il le doit, dans l’occupation de leurs loisirs. Ce sera son art de savoir choisir... et aussi, nous le répétons, de savoir donner aux enfants l’impression qu’ils ont choisi eux-mêmes. Respecter les aspirations, ne rien imposer, mais suggérer... tout le rôle de l’éducateur, en cela comme pour le reste, tient en ces mots. »
Stimuler au jeu ce n’est pas seulement faire connaître certains jeux ou même jouer avec les enfants, c’est encore fournir à ceux-ci les moyens de jouer. Les familles aisées ou riches peuvent malheureusement seules réserver une chambre de jeu à leurs enfants, où ceux-ci s’amuseront dans la plus entière liberté. Presque tous les parents, par contre, peuvent donner quelques jouets à leurs enfants. Evidemment tous ne peuvent pas acheter des jouets chers, perfectionnés, par exemple des poupées qui marchent, parlent, ferment les yeux, etc. Heureusement, il ne faut pas trop le regretter, de tels jouets ne sont pas ceux qui intéressent le plus les enfants et qui contribuent le plus utilement à leur développement. Une belle poupée articulée dira tout au plus quelques mots, toujours les mêmes. Faite d’un torchon et informe la poupée d’une pauvre fillette tient au contraire les conversations les plus variées ; sa propriétaire, qui sera sa maman, sa grande sœur, une amie, etc., etc., au gré de sa fantaisie, lui prête toutes les répliques qu’elle peut imaginer. Le meilleur jouet n’est ni le plus cher, ni le plus partait ; c’est celui qui stimule le mieux, celui qui laisse le plus de place à l’imagination et à l’initiative de l’enfant.
« Une vieille charrette, dit Marcelle Tinayre, est tour à tour locomotive, automobile et chariot. La poupée change de sexe, d’âge, de caractère et de costume, au gré de la petite maman. Du sable, des cailloux, des débris de bois, sont de précieux trésors. L’univers tient dans un carré de jardin, l’océan dans une rigole, la forêt dans un rameau. Le jouet toujours nouveau, toujours divers, que l’enfant peut manier, transformer, perfectionner à sa guise, le jouet le moins coûteux, le plus simple, est presque toujours le plus aimé. »
L’intérêt pour les diverses sortes de jouets suit l’évolution du jeu chez l’enfant : d’abord jeux improvisés, jeux bruyants (le hochet, par exemple, dont l’origine est fort lointaine et que l’on fabriquait au Moyen-Âge, avec des dents de loup ou du corail pour chasser les mauvais esprits) ; plus tard, l’intérêt pour les jouets varie suivant les sexes : les fillettes préfèrent des poupées, des ménages ; les garçons des jouets qui permettent de faire du bruit ou qui exigent une certaine activité motrice ; ce n’est que tardivement que les jouets intellectuels sont préférés.
Il est un jouet que nous avons omis de signaler dans les pages qui précèdent et qui a pourtant une importance éducatrice trop négligée : le collectionnisme. Tout jeune, mais surtout entre 8 à 10 ans, l’enfant bourre ses poches d’objets les plus hétéroclites : galets, coquillages, morceaux de verre, ficelles, etc. Généralement les mamans se désolent, défendent, punissent, jettent au loin ou détruisent tous ces trésors enfantins. Evidemment, les mamans ont alors souvent à se plaindre des poches percées, mais le collectionnisme enfantin sert inconsciemment à l’enfant qui acquiert ainsi une foule de notions : le petit observe, compare, classe les objets. L’art de l’éducation ne consiste pas à ordonner, défendre et punir, mais à tirer parti des activités et des intérêts de l’enfant en les guidant vers la voie la plus utile à son développement ; il consiste aussi à stimuler au besoin ces activités et à fournir des aliments choisis aux intérêts utiles. Mieux vaut fournir au petit collectionneur une vieille boîte qui lui permettra de ménager ses poches tout en donnant satisfaction à son intérêt.
Cet intérêt utile disparaît bien souvent parce que la famille met perpétuellement obstacle à sa satisfaction et que l’école actuelle n’en sait pas tirer parti. L’école fournit à l’enfant des classifications d’adultes toutes faites, qui ne parlent ni à l’esprit ni au cœur des petits et qui, de plus, ne l’exercent ni à observer ni à réfléchir. Mieux vaudrait, pour la formation de l’enfant, que celui-ci se soit exercé à classer les objets qu’il a collectionné et qui l’intéressent, que d’apprendre des classifications zoologiques ou botaniques qui n’ont d’utilité que pour les savants en leur permettant d’alléger le travail de leur mémoire et de résumer, commodément, des connaissances qu’ils ont dû acquérir, en partie du moins, à la suite de travaux personnels, d’observations personnelles.
Il est juste cependant de reconnaître que le jeu est de plus en plus employé à l’école comme moyen éducatif. Ceci est surtout vrai des classes pour tout petits, classes enfantines et écoles maternelles, dont les maîtresses font de plus en plus usage des jeux éducatifs.
Tout d’abord Hard, puis Seguin créèrent de tels jeux pour les anormaux mentaux. Plus tard, Froebel imagina des jeux, que nous trouvons aujourd’hui trop abstraits, pour les tout petits. Les jeux de Frœbel, qui étaient surtout des jeux sensori-moteurs, furent introduits à Cempuis, mais Robin et Delon ne se bornèrent pas à cette introduction, ils imaginèrent encore des jeux d’écriture, de lecture, de sténographie, de grammaire, de calcul, etc. Enfin ils combinèrent « pour certains moments, sinon de pur loisir, du moins de moindre tension, à la classe ou hors de la classe, toutes sortes de jeux d’esprit, qui ont un fond d’enseignement utile et une forme de récréation agréable ». Nous ne pouvons songer à reproduire ici l’exposé de tous les jeux imaginés à Cempuis, mais nous pouvons citer la belle page pédagogique dans laquelle Delon justifie l’emploi des jeux éducatifs.
Il est, dit-il, deux sortes de mobiles qui font agir l’enfant lorsqu’il se livre à une occupation quelconque, jeu ou travail :
« Les mobiles intérieurs à l’action elle-même, et les mobiles extérieurs. Les premiers peuvent se résumer par un seul mot : l’attrait, le plaisir de l’action, la satisfaction donnée au besoin de mouvement physique ou intellectuel, au besoin d’expansion et de vie, et dans lequel il faut comprendre aussi l’entraînement, l’imitation réciproque, l’excitation du mouvement collectif. Parmi les mobiles extérieurs j’énumérerai : le plaisir moral de satisfaire les maîtres et les parents, le besoin légitime d’approbation, l’émulation, la vanité ; puis l’espérance et la crainte, l’espérance de la récompense promise, la crainte de la punition ; enfin le sentiment du devoir, la sagesse d’une utilité comprise : mobiles de valeur bien différents au point de vue moral, les uns bons, les autres mauvais... Quelque puissant que devienne parfois, à un moment donné, tel de ces mobiles, ils ont, en général, peu d’action sur les jeunes enfants, j’entends d’action soutenue, durable. L’enfant a bientôt fait de les perdre de vue, justement parce qu’ils sont extérieurs, en dehors de la chose, et que la chose présente domine et efface, par la préoccupation qu’elle impose, ce qui n’est pas elle-même. Il n’y a point, en ce qui concerne les jeunes enfants surtout, de moyen de contrainte efficace, à l’égard du travail intellectuel.
« L’attention ne se laisse pas contraindre ; elle se gagne. Je puis forcer mon petit élève d’être là, même de se tenir tranquille, peut-être d’avoir l’air d’écouter, mais non pas le forcer de comprendre. Si ce que je lui dis ne l’intéresse pas, il pensera à tout autre chose.
« Ceci bien compris, il me semble que la question est tranchée. Les exercices, — qu’on les appelle jeux ou travaux, il n’importe, — les exercices qui peuvent être réellement fructueux pour le développement des jeunes enfants sont ceux dans lesquels il est soutenu par l’attrait de la chose même, si vous préférez, en d’autres termes, ceux qu’il aime. Or, pour que l’enfant aime une occupation, il faut qu’elle soit en conformité avec sa nature : mouvementée, parce qu’il est remuant, variée, parce qu’il est mobile, mettant en action les sens, parce qu’il est sensitif. Il faut que l’activité n’aboutisse pas à la fatigue, par l’intensité ni par la continuité de l’effort. Généralement l’enfant préfère les exercices d’activité physique ; et cela est légitime, parce que le développement physique, à cet âge, est en avance sur le développement intellectuel, et que le mouvement est pour lui un besoin impérieux. Mais l’exercice de l’activité intellectuelle peut avoir aussi beaucoup d’attrait pour lui, selon les formes et les circonstances. Voyez, par exemple, un groupe d’enfants écoutant un joli conte, ou bien un de nos petits Frœbeliens dans l’entraînement de son travail, dessin ou broderie, ou construction : il jouit de ses combinaisons, de son effort même, et ne sent pas la fatigue.
« C’est cette activité attrayante que l’enfant appellera jeu. L’acceptez-vous ainsi ? Nous dirons que l’enseignement et l’éducation des enfants, surtout des jeunes enfants, doit se faire par les jeux. Ce sera répéter, sous une autre forme, que les moyens d’attrait sont seuls puissants, à cet âge, et que les exercices devront s’adapter à la nature de l’enfant, à ses tendances, à ses besoins physiologiques et psychologiques.
« Remarquez enfin ceci : le plaisir que l’enfant peut trouver dans un exercice ou l’ennui qu’il y peut sentir sont choses beaucoup plus de forme que de fond. La même idée diversement revêtue sera rebutante et rejetée, ou agréable et accueillie avec empressement. La notion, sèchement formulée, sera indifférente pour l’enfant, qui n’en sent pas la valeur d’utilité, n’étant pas accessible à des considérations de cet ordre ; montrez-la sous une figure qui corresponde aux goûts du petit élève, elle plaira, il s’en emparera avec plaisir, se l’assimilera pour toujours. L’exercice aura la forme du jeu, l’intention et la valeur du travail.
« Sans doute, et j’en reviens à l’objection que j’avais présentée en commençant, sans doute il faut que l’enfant, graduellement, en arrive à recevoir l’enseignement sous une forme plus sérieuse, plus austère ; il doit s’habituer à l’effort, même pénible parfois, sous la pression des motifs de raison, de morale, de sentiment : mais tout cela est pour plus tard, et on n’y arrivera que lentement. Le mobile d’attrait n’aura pas perdu sa valeur ni son rôle prépondérant ; mais le jeune élève, son intelligence se développant, arrivera à trouver l’intérêt dans la connaissance elle-même et dans l’acquisition de la notion, dans la curiosité satisfaite, dans le fond, non plus seulement dans la forme. Alors la plupart du moins des exercices n’auront plus cet aspect de jeu qui serait hors de saison, et ils n’en auront pas moins cette puissance d’excitation qui soutient et récompense l’effort. Mais, je le répète encore, c’est l’affaire des années et des lents progrès. Donc avec les petits, nul scrupule d’austérité déplacée : la forme de jeu est celle que doivent revêtir les exercices, quel que soit le sérieux du fonds. »
Depuis, Jean Wintsch et ses collaborateurs, à l’Ecole Ferrer, à Lausanne, se sont inspirés des travaux de Robin et de Delon.
Une pédagogue italienne, Mme Montessori, s’est inspirée de Seguin pour créer un matériel de jeux éducatifs. Beaucoup de bruit a été fait autour de la « Pédagogie scientifique » de Mme Montessori. Des pédagogues révolutionnaires, trop enclins à admirer ce qui est nouveau ou le paraît, ont loué cette pédagogie. La grande presse elle-même, y compris l’Humanité, a chanté les louanges des procédés de Mme Montessori. Certes, cette pédagogue a eu le grand mérite de défendre la liberté de l’enfant, mais il faut bien dire que Mme Montessori — dont la méthode fut d’abord appliquée dans un couvent — a de la liberté une conception religieuse qui n’est pas la nôtre. D’abord, Mme Montessori a décidé que les enfants devaient apprendre ce qui est indiqué dans les programmes officiels. Mme Montessori n’a nullement cherché ce qui pouvait intéresser intrinsèquement les enfants aux divers âges, ni ce qui pouvait le plus favoriser leur développement. Le matériel imaginé par Mme Montessori pour les exercices sensoriels est trop abstrait et ne présente pas assez d’intérêt à l’enfant. Mme Montessori enseigne trop tôt la lecture, l’écriture, le calcul, en se servant de procédés qui ne tiennent pas suffisamment compte des données actuelles de la psychologie. Certes l’enfant jouit d’une certaine liberté dans les écoles Montessori : il peut choisir entre de multiples jeux éducatifs, mais nulle possibilité pour lui de faire ce choix en dehors des limites que lui impose le matériel.
Imaginez un enfant placé dans une salle à manger, face à un beau jardin ; un éducateur vient, met à sa portée des confitures, du fromage, du beurre, des poires qui ne sont pas mûres, de la viande, du pain, des gâteaux, et lui dit :
« Choisis, tu es libre de manger tout ce que tu voudras. »
Hé non ! L’enfant n’est pas libre, il aperçoit dans le jardin des groseilles bien rouges, bien mûres c’est certain, et qui le tentent. Nous ne reprochons pas à cet éducateur de ne pas avoir mis à la portée de l’enfant tout ce qui pourrait plaire à ce dernier : raisins verts, etc., puisque tout ce qui plaît à l’enfant, qu’il s’agisse d’aliments ou d’activités, n’est pas utile à son développement et peut même y être nuisible.
L’art de l’éducateur consiste pour une partie à éviter que l’enfant ne se trouve placé en face d’occasions défavorables : il ne faut pas lui fournir l’occasion de manger des aliments malsains, ni de faire des bêtises. Il consiste aussi à fournir à l’enfant des occasions utiles. Or, tout comme l’éducateur dont nous parlons, — qui, en fait, permet à l’enfant de manger des poires pas mûres mais lui interdit de bonnes groseilles, — Mme Montessori n’a pas su choisir les occasions, elle les a fixées en tenant compte des programmes officiels et de ses conceptions personnelles, mais non d’après les intérêts utiles des enfants
Sans autant de réclame, les pédagogues de Bruxelles qui s’inspirent de la méthode Decroly : J. Deschamps, Mlle Monchamp, L. Dalhem, ont fait faire de grands progrès à l’emploi des jeux éducatifs. On en peut dire autant de ceux ou de celles qui participent à la vie de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, à Genève : A. Descœudres, E. Duvillard, M. Audemars et L. Lafendel. Il serait juste d’ajouter à ces noms un bon nombre d’institutrices modestes, de France et d’ailleurs.
Actuellement, on s’efforce d’utiliser de moins en moins le matériel abstrait, de réduire les frais occasionnés par l’achat de matériels coûteux, en utilisant des produits naturels : pierres, plantes, etc., des déchets ou des objets hors de service : petits morceaux d’étoffe, etc. (que l’on ne cloue pas, comme il a été imprimé par erreur page 688, mais que l’on classe d’après leur couleur, etc.).
On s’efforce d’offrir aux enfants des jeux éducatifs qui ne soient pas des amusettes et présentent un but utile.
Malheureusement ces efforts méritoires ne s’étendent qu’exceptionnellement aux enfants de plus de six ans, le travail reste une corvée, on ne réussit pas à allier la joie du jeu au sérieux du travail.
Les causes en sont multiples. D’abord les programmes d’enseignement surchargés, les examens qui obligent à acquérir un savoir hâtif mal assimilé, parce que trop abondant, parce que ne répondant pas aux intérêts des enfants et incapable de faire naître aucun intérêt. Ensuite un mauvais groupement des matières du programme et un horaire mal conçu. Enfin des maîtres mal préparés, pour la plupart, à la rénovation de l’enseignement qui pourrait résulter de l’emploi des jeux éducatifs, des méthodes actives et de la libération progressive de l’enfant. Nous disons : pour la plupart, car il est des exceptions, et lorsque l’on lit les revues scolaires on constate bien souvent que les maîtres primaires donnent assez souvent un exemple d’initiative à leurs chefs. Ceci est d’autant plus méritoire que l’emploi des jeux éducatifs, des méthodes libérales, nécessite un matériel qu’ils doivent souvent confectionner eux-mêmes, ce qui ne va pas toujours sans surmenage.
Cependant, de plus en plus, les maîtres s’efforcent de motiver l’étude aux yeux de l’enfant, parfois des erreurs sont commises. C’est le cas lorsque le jeu imaginé accapare tout l’intérêt au détriment de la connaissance à acquérir, certains problèmes amusants présentent cet inconvénient, il en est de même des expériences dites de science amusante qui amusent les enfants mais ne leur enseignent pas la science et ne forment pas leur esprit d’une manière scientifique.
N’oublions pas qu’il faut moins instruire l’enfant que lui fournir l’occasion de s’instruire, moins lui donner des jouets, éducatifs ou non, que l’occasion de jouer. Ce qui importe c’est de l’amener, petit à petit, de l’activité désordonnée et sans but, qui est le jeu, à l’activité librement choisie et joyeuse mais ayant un but précis, fixé d’avance, auquel l’activité est subordonnée, qui est le travail.
— E. DELAUNAY.
JEÛNE
n. m. (lat. jejunium, de jejunus, vide)
Ce mot s’applique à toute abstinence d’aliment, et même, par extension, d’une catégorie d’aliments. On peut en étendre l’acception à toute autre abstinence ou privation : ne pas pouvoir lire est un véritable jeûne pour l’esprit. Privé de tout divertissement, le détenu, et surtout le prisonnier condamné au régime de l’isolement, subit le jeûne de toute récréation. Le jeûne est volontaire ou imposé, consenti ou subi. On peut le qualifier de volontaire ou consenti, lorsqu’il est une pratique religieuse, un acte de dévotion qui consiste à s’abstenir d’aliments par mortification et pour se conformer aux enseignements de la religion. Il peut être également volontaire — comme on le verra plus loin — par mesure d’hygiène et dans un dessein d’équilibre physique... Jusqu’à nos jours, le jeûne religieux fut de beaucoup le plus important.
« On trouve, en effet, le jeûne à l’état de loi religieuse chez tous les peuples de l’antiquité qui attribuaient à sa pratique une vertu spéciale. Les prêtres égyptiens, pour se prémunir contre le danger de l’intempérance, s’abstenaient de chair, d’œufs, de lait et de vin ; ils ne mangeaient que du riz et des légumes préparés avec de l’huile. Les Phéniciens, les Assyriens avaient aussi leurs jeûnes sacrés. Chez les Perses, les mages de la classe la plus savante ne mangeaient que des légumes et de la farine. Chez les Indiens, les gymnosophistes, les brahmanes ordinairement ne se nourrissaient qu’avec les fruits des arbres qui croissaient sur les bords du Gange ou avec du riz et de la farine apprêtée. En Crète, les prêtres de Jupiter s’abstenaient de la chair, du lait et de tout ce qui était préparé au feu. Chez les Grecs, les prêtres de Cérès s’abstenaient de chair et de fruits. Chez les Romains, Numa observait dès jeûnes périodiques. Il y avait aussi à Rome des jeûnes réglés en l’honneur de Jupiter. Les Chinois ont aussi observé dans tous les temps divers jeûnes pour préserver leur pays des stérilités, des inondations, des tremblements de terre et autres malheurs. Dans plusieurs contrées, les prêtres des idoles n’offraient de sacrifices qu’après s’y être préparés par la continence et par le jeûne. En général, les païens jeûnaient avant de consulter les idoles. La veille du sacrifice que l’on offrait à Cérès, personne ne mangeait qu’après le coucher du soleil. Ceux qui voulaient être initiés aux mystères d’Isis s’abstenaient pendant dix jours de chair et de vin... L’obligation du jeûne est à chaque instant enseignée dans l’Ancien Testament, de même dans le Nouveau. Tous les prophètes jeûnèrent avant d’entreprendre une mission. L’Evangile raconte que le Christ jeûna pendant quarante jours et quarante nuits dans le désert, pour se tenir à l’abri des tentations. Cet exemple devint une loi pour les apôtres, leurs disciples et pour les Pères de l’Eglise. Les anachorètes abusèrent tellement du jeûne qu’ils arrivèrent la plupart du temps à rester sous le coup de leurs hallucinations (car le jeûne excessif, surtout dans l’état d’exaltation mystique, arrive à produire l’hallucination) et à prendre leurs délires pour des visions ou des révélations. » (Lachâtre)
Les mahométans ont le jeûne du Ramazan (ou Ramadan) qui est, selon les années, de vingt-neuf ou de trente jours. Ils s’abstiennent de toute nourriture, solide ou liquide, du lever au coucher du soleil. Ils y sont tous soumis, quels que soient d’ailleurs leurs âges, leur sexe et leur rang ; mais par contre, ils mangent pendant la nuit. Les malades sont obligés de jeûner après leur rétablissement. Dans l’Eglise grecque, le jeûne est prescrit le mercredi et le samedi de chaque semaine et s’observe également 40 jours avant Noël, 40 jours avant Pâques, de la fête de la Trinité à la saint Pierre et du 1er au 16 août. Le jeûne enjoint par l’Eglise catholique consiste dans l’abstinence de certains aliments, dans la diminution de sa nourriture ordinaire, et dans la privation de toute nourriture pendant certaine mesure de temps ; il n’est obligatoire que pour ceux qui ont vingt et un ans accomplis. Dans l’Eglise catholique, les jours de jeûne sont les quarante jours du carême (sauf les dimanches), les Quatre-Temps et les Vigiles, et les veilles de certaines fêtes. Il est également ordonné d’observer le jeûne eucharistique : abstention de tout aliment, à partir de minuit, avant réception de l’eucharistie. Le prêtre ne doit dire la messe que s’il est, lui aussi, en règle avec cette prescription. Les Protestants, en général, ont rejeté les jeûnes établis par l’Eglise romaine. Calvin, cependant, reconnaît, dans ses Institutions, que l’Eglise a le droit d’établir des jeûnes. Et un nombre important de sectes protestantes — tels les Anglicans, les protestants d’Amérique, etc. — admettent et pratiquent le jeûne... Chez les Juifs, la loi de Moïse ne prescrivait qu’un jour de jeûne, celui de la fête des Expiations, le dixième jour du septième mois (Lévit. XXIII, 27). Plus tard, les Juifs établirent les quatre jeûnes nationaux (quatrième, cinquième, septième, dixième mois) en souvenir des principaux événements du siège de Jérusalem et le jeûne de Purim, pour rappeler le danger couru par leur nation sous Assuérus...
Le jeûne est imposé en certains cas de maladie. Il est volontairement pratiqué par ceux qui en font un métier et qu’on peut appeler les professionnels du jeûne. On s’est demandé quelle est la durée de survie que peut atteindre une personne pratiquant le jeûne total, absolu, qu’ils se soumettent volontairement à ce régime d’abstention ou qu’ils le subissent accidentellement (famine, naufrage, ensevelissement ou maladie). Les jeûneurs peuvent résister un temps plus ou moins long, suivant la quantité de leurs réserves nutritives (glucose, glycogène), temps que l’on évalue à une moyenne de 20 à 25 jours. Mais certains jeûneurs célèbres ont dépassé largement ce chiffre : Succi, 30 jours ; Tanner, 40 jours ; Merlatti, 50 jours, sont revenus progressivement à l’alimentation normale après leur expérience.
D’autres, fermement décidés à faire la Grève de la Faim (voir le mot Faim), tel, il y a quelques années, le maire de Cork (Irlande), Mac Sweaney, reculèrent jusqu’à 74 jours l’issue fatale.
Le jeûne devient involontaire, forcé, subi, quand il résulte des conditions d’existence imposées par les lois économiques qui réduisent une partie de la population à la misère ou à une alimentation notoirement insuffisante. Le Dr Bertillon déclare que, rien qu’en France, chaque année, plus de cent mille personnes adultes meurent de la faim et de ses conséquences. Dans ce chiffre déjà horriblement impressionnant ne sont pas compris les enfants en bas âge dont on sait que la mortalité atteint une proportion très élevée. Au surplus, le Dr Bertillon (il ne s’agit pas de l’anthropomètre, mais d’un de ses homonymes) ne parle que des victimes d’une misère noire, avérée, telle qu’elle ne peut échapper à la connaissance du voisinage. Mais que de familles ouvrières et paysannes succombent lentement aux privations de chaque jour, ruinant à la longue les constitutions les plus robustes, les atteignant peu à peu dans leurs forces vives, les usant d’année en année, faisant, dès l’âge de 40, 45 et 50 ans, des vieillards et des infirmes ! Qui décrira jamais avec le luxe de détails et la richesse de coloris nécessaires les jours atroces de jeûnes et les nuits d’angoisse affamée que connaissent les sans-travail ou les travailleurs condamnés à un salaire de famine ?
Quand on songe que, par le monde, il y a des millions d’hommes, de femmes, de vieillards et d’enfants qui, par le péché originel des temps. modernes : la pauvreté, sont, quoi qu’ils fassent, voués, du berceau à la tombe, aux privations de toute nature, au jeûne partiel qui tue plus lentement mais aussi implacablement que le jeûne complet, se peut-il que les consciences droites ne soient pas torturées ? Et lorsqu’on constate que d’immenses richesses sont sottement et bassement dévorées, chaque jour, en orgies, gaspillages et spéculations, se peut-il que l’idée ne vienne pas à tous ceux qui possèdent un cœur accessible à la commisération de s’indigner et de tout faire pour mettre un terme à un état de choses indigne de la civilisation ?
Sans doute, les « gavés » frôlent ces détresses sans les apercevoir. Aussi, est-ce un devoir de les leur faire connaître, dût-on se répéter inlassablement.
Les religions et la philanthropie se bornent à conseiller aux classes riches l’exercice de la charité. Celle-ci s’avère de plus en plus insuffisante : ceux qui ont besoin d’être secourus sont trop. Les gouvernements créent et multiplient les œuvres d’assistance ; ces œuvres sont impuissantes à enrayer le mal qui ronge les jeûneurs par force. Tout au plus est-il permis d’assimiler ces œuvres à une soupape de sûreté, destinée à prévenir l’éclatement de la machine trop chargée de vapeurs comprimées.
Le remède est ailleurs. Il consiste à assurer à tous la possibilité de s’alimenter convenablement. Pour cela, il faut .que nul ne puisse jouir du superflu, aussi longtemps qu’un seul restera privé du nécessaire. Pour qu’il en soit ainsi, il faut que l’appropriation du sol, du sous-sol, de tous les instruments de production cesse d’être privée et devienne commune. Il faut que disparaissent les classes : l’une riche et l’autre pauvre. Si doux qu’en puisse être l’espoir aux adversaires de toute violence, il est sage de renoncer à l’idée que cette œuvre de transformation sociale en étendue et en profondeur sortira de la collaboration de ces deux classes. Les privilégiés n’arriveront jamais à reconnaître collectivement que leurs privilèges sont iniques : imbus de leur supériorité en intelligence, en activité, en compétence, séculairement attachés aux prérogatives qui sont le fait de leur situation sociale, jamais ils ne consentiront à y renoncer bénévolement. Il faudra donc : ou bien que les déshérités se résignent perpétuellement à jeûner autour de la table abondamment servie où s’empiffrent les fortunés ; ou bien que, se refusant à suivre plus longtemps les conseils de résignation et de patience qui leur sont, depuis des siècles, prodigués, ils exigent — ventre affamé n’a pas d’oreille — et de haute lutte conquièrent, au banquet de la vie, la place à laquelle ils ont droit.
— S. F.
JEÛNE (thérapeutique)
Dès la plus haute antiquité, on l’a vu, les religions ont adapté à leurs institutions les pratiques du jeûne. A la base des abstinences rituelliques régnait un souci d’hygiène préventive et la préoccupation de relever un état sanitaire endémiquement compromis.
Nous savons que la prédominance de l’animalité, persistante chez l’homme moderne malgré des siècles d’évolution, s’affirmait chez nos ancêtres avec brutalité. Et nous avons appris combien la propension à la gourmandise et les excès qu’elle engendre (et les facilités intellectuelles les ont favorisé au sein de notre espèce plus qu’elles n’ont contribué à les refouler), joints à l’inobservance des règles de la plus élémentaire propreté, réduisent dans de notables proportions la résistance physiologique aux maladies. Il est donc logique de penser qu’aux époques reculées où s’ébauchèrent ces grands principes d’hygiène (pour ne parler que de ceux-là), ils étaient le résultat d’observations exactes de la part de ceux qui, prêtres ou docteurs, avaient mission de veiller sur la santé publique.
Il semble bien cependant que le jeûne – conseillé au peuple ou enjoint en commandements intransgressibles — fut appelé par eux uniquement à cause de ses vertus préventives. Par son application périodique plus ou moins prolongée, il concourait vigoureusement à la régénération physique de la race qu’une alimentation exagérée ou vicieuse risquait de compromettre. Il soumettait les organismes saturés de poisons d’origine alimentaire à une salutaire désintoxication. Mais la découverte du jeûne comme agent curatif et d’application thérapeutique est, à notre connaissance, relativement récente.
L’impuissance de la médecine en face de certains phénomènes pathologiques orienta vers d’autres voies les recherches de quelques hygiénistes, plus avisés et en même temps mécontents des piètres résultats obtenus par les procédés à la fois officiels et surannés employés jusqu’alors. La science médicale s’était contentée de combattre la maladie dans ses manifestations multiples sans en rechercher les causes véritables. Et une savante pharmacopée, aussi coûteuse qu’inopérante, s’est lentement constituée sans pour cela résoudre ce problème de premier plan.
Nul ne contestera, cependant, que la santé réalise l’état normal, tandis que la maladie n’est qu’une anomalie. Tout ce qui contribue à fausser ou détruire cet équilibre qu’est la santé doit donc être impitoyablement radié des habitudes humaines. Or, la gourmandise, cette mauvaise conseillère, qui conduit l’homme à d’irrémédiables abus, est parmi les premiers responsables des déchéances physiques qui affligent l’humanité.
Chez le primitif, l’alimentation était beaucoup plus simple et, partant, plus saine que celle de l’homme civilisé. L’art culinaire s’est perfectionné non seulement en dehors mais à l’encontre de l’hygiène. Tout ce qui contribue à satisfaire le palais fut et est l’objet de recherches ingénieuses de tous les gourmets. Nous en sommes arrivés à manger non plus pour satisfaire un besoin mais avec le souci des seules jouissances de la déglutition et dans le mépris souverain de leurs conséquences. Cet état d’esprit s’est malheureusement généralisé grâce à la démocratisation d’aliments et breuvages anti-physiologiques. Et c’est la raison pour laquelle la santé qui, autrefois, était pour ainsi dire l’apanage du peuple des villes et des campagnes, a atteint le degré de précarité que nous lui connaissons.
Il faut cependant nous pénétrer de cette idée aujourd’hui suffisamment démontrée, à savoir que nous vivons, non de ce que nous mangeons, mais de ce que nous digérons. Si nous introduisons dans notre estomac des aliments de composition déplorable, indigestes au surplus et souvent en quantité exagérée, l’élaboration en devient laborieuse. Toute une série de phénomènes anormaux en résultent qui se traduisent par une perturbation dans la nutrition. L’assimilation et la désassimilation se trouvent faussées, donnent naissance à des déchets toxiques redoutables. A la longue, ceux-ci finissent par encombrer l’organisme qui devient impuissant à les éliminer. Cet empoisonnement aux récidives régulières altère la composition cellulaire ainsi que les liquides immergents. Et il ne tarde pas, chez les sujets prédisposés, à provoquer une rupture d’équilibre. Et voilà la maladie déclanchée.
Quiconque, en bonnes conditions physiologiques, résisterait à l’action des infiniment petits, devient d’une fragilité étonnante. L’arthritisme s’installe alors en maître, couvant traîtreusement toute la gamme pathologique, et devient l’état chronique et... normal. Et c’est alors qu’apparaissent, selon les circonstances, les prédispositions et les résistances individuelles : tuberculose, cancer, dyspepsie, grippe anodine ou infectieuse, appendicite, rhumatismes, etc., etc.
Nous l’avons dit plus haut, la Médecine s’avère désarmée devant le mal. Les poisons qu’elle administre sous forme de potions vont encore l’aggraver et lorsque l’organisme aura épuisé ses moyens de réactions dans la lutte qu’il soutient contre les toxiques conjugués, associés à l’action microbienne, ce sera la mort, inéluctablement.
Le principal remède, lorsqu’il en est temps encore, le plus simple en tout cas et le moins onéreux, et à la portée de toutes les bonnes volontés : c’est le jeûne que nos pères pratiquaient annuellement. De ces redoutables résidus toxiques dont nous nous sommes saturés pendant des années, quelques jours, quelques semaines de diète hydrique absolue vont nous en débarrasser. Mais voilà, il faut vouloir !
Cette conception du jeûne comme traitement préventif ou curatif de certaines maladies ne peut manquer d’éveiller dans l’esprit du public l’idée d’une prompte mort par inanition. Une démonstration s’impose donc.
Nous l’avons déjà dit : Tout aliment ou fraction d’aliment, non digéré, n’est pas assimilé. Quelles que soient donc la qualité ou la quantité absorbées, si aucune partie n’est incorporée aux tissus organiques, le résultat apparaît le même que dans l’abstention. On peut dire sans paradoxe qu’il est pire : les organes de la digestion, sollicités par la présence de la masse alimentaire, gaspillent en pure perte une énergie qui aurait contribué au rétablissement de la santé fort altérée, et les nouveaux poisons qui naissent d’une pénible élaboration viennent encore alourdir l’effort des réactions défensives. Donc, pour la portion en excès, l’apport est non seulement superflu, il est nuisible. C’est ce qui explique pourquoi, dans certains cas de maladies aiguës ou chroniques, malgré les tentatives de suralimentation l’amaigrissement survient sans qu’aucun traitement puisse l’enrayer. Au contraire, le résultat inverse est maintes fois obtenu chez des sujets atteints d’affections morbides, par la suppression de un ou plusieurs repas quotidiens. L’alimentation restante suffisant pour rétablir leur santé compromise et accroître en même temps leur poids et leur vigueur.
Le docteur Edward Hooker Dewey (de Pennsylvanie) fut un des premiers préconisateurs et apôtres du jeûne thérapeutique. Il obtint des cures merveilleuses par son application méthodique et multipliée. D’abord, comme tous ses collègues, il croyait fermement que tout malade devait s’alimenter pendant la période de traitement. Il pensait que l’abstinence totale, en provoquant un affaiblissement progressif de l’organisme, livrait davantage le sujet aux ravages du mal. Et il tenait pouf un axiome le bénéfice de la « surcharge alimentaire », et la recommandait... Le hasard voulut qu’il eût à donner ses soins à une personne alitée de longue date des suites d’une maladie grave. L’acuité de cette affection devint telle qu’à un moment donné — et ce, malgré les objurgations pressantes du praticien — la malheureuse fut dans l’impossibilité d’absorber la plus légère nourriture ni la moindre potion... Pendant de longues semaines, la patiente, sous l’œil anxieux du médecin qui redoutait une issue fatale, ne prit absolument rien jusqu’au jour où, la maladie ayant évolué vers la guérison, l’appétit revint enfin. A la faveur de l’incapacité organique provisoire qui l’avait mise à l’abri d’ingestions intempestives, les cellules intéressées avaient pu accomplir leur besogne de défense et triompher de l’affection rebelle à laquelle une alimentation obstinée ne faisait qu’ajouter de pernicieux éléments.
Ce fut pour le docteur Dewey comme une révélation. De nombreuses expériences identiques le conduisirent alors à l’édification de sa remarquable théorie du traitement par le jeûne qui, par son application généralisée, est susceptible de régénérer des milliers d’incurables. La seule observation du système — préconisé par lui — des deux repas quotidiens suffit à réduire, dans bien des cas, des affections qui, jusqu’alors, étaient demeurées rebelles à tous autres traitements.
En France, le docteur Guelpa était parvenu à des résultats aussi saisissants par l’adoption du jeûne médical, simple ou combiné. Il réussit à vaincre une anémie pernicieuse. Cette anémie, arrivée à son ultime degré, s’était montrée réfractaire à toutes les méthodes courantes basées, pour la plupart, sur le principe de la suralimentation. De nombreux médecins avaient mis en œuvre toute leur science sans autre résultat qu’une aggravation répétée de la maladie. Or, malgré le degré d’affaiblissement de l’intéressée, alitée de longue date et incapable de tout effort, le docteur Guelpa prescrivit la diète absolue. Pendant trois semaines consécutives, pas un gramme de substance alimentaire ne pénétra dans l’appareil digestif de la moribonde. Et grâce à l’auto-désintoxication du sujet, tous les symptômes pathologiques s’atténuèrent. Accroissement des globules rouges (attesté par une analyse du sang), modification du teint qui de jaune redevint. rose, disparition de l’irritation nerveuse et de l’insomnie, etc., etc., constituèrent l’amélioration immédiate et tangible qui précéda la guérison et ramena à la normale celle qu’une médecine routinière et mal avisée entraînait à une mort certaine.
Un autre cas typique (entre cent autres) et qui peut faire tache dans les annales médicales, fut entrepris par le docteur Guelpa. C’est celui d’un homme terriblement maltraité par le diabète. Cet individu, hospitalisé à l’Hôtel-Dieu, élaborait, d’après ce savant, chaque jour cinq cents grammes de sucre et évacuait cinq à six litres d’urine. Une énorme tumeur consécutive à l’affection générale (inopérable dans ce cas, comme chacun sait), ornait l’un de ses genoux. Tous les traitements spécifiques en honneur avaient lamentablement échoué. Une issue fatale semblait seule devoir délivrer ce malheureux.
Le docteur Guelpa lui imposa quatre jours de diète absolue. Pendant les quatre jours qui suivirent, il lui permit une alimentation légère et spéciale. Puis le cycle de ce système alterné se poursuivit jusqu’à guérison complète du malade. La tumeur se résorba contre toute attente pendant le processus de cette extraordinaire régénération, résultat. d’une audacieuse et intelligente conception médicale.
Dans son livre Le Jeûne qui guérit, le docteur Dewey cite maintes autres cures sensationnelles obtenues par ce traitement. Affections chroniques ou aiguës, bénignes ou graves sont justiciables de son application rationnelle et circonstanciée.
Si les unes sont réductibles par la suppression de un ou plusieurs repas quotidiens, d’autres exigent une application du jeûne hydrique absolu qui atteignit, dans certains cas opiniâtres que cite cet innovateur, une durée de deux mois.
Le jeûne n’a pas eu, d’ailleurs, qu’une application thérapeutique. Le docteur Tanner eut recours à ce procédé pour démontrer que l’on pouvait vivre longtemps en négligeant de s’alimenter. Au cours de l’une de ses nombreuses expériences démonstratives, il demeura 40 jours sans absorber de nourriture liquide ou solide, hormis de l’eau pure. D’autres jeûneurs professionnels (dont l’italien Succi) multiplièrent ces épreuves dans de nombreuses exhibitions publiques qui eurent, au début, certain retentissement.
Dans la lutte qui dresse, parfois en soubresauts violents, l’Irlande contre l’Angleterre, de nombreux Sinn-Feiners adoptèrent le jeûne comme moyen de protestation contre un internement qu’ils jugeaient arbitraire. Certains d’entre eux refusèrent, paraît-il, toute nourriture pendant plus de trois mois, sans que mort s’en suive. L’un d’eux, le Maire de Cork, expira au bout de 74 jours de jeûne absolu.
Les animaux, plus raisonnables que l’homme (s’il m’est permis d’employer cette expression) s’abstiennent de toute nourriture au cours de la maladie qui les frappe, ou lorsqu’ils sont victimes d’accidents. Ceux qui, vivant à l’état sauvage, n’ont pas chaque jour la pâture assurée, font ainsi des jeûnes salutaires.
Lorsque la mort survient par inanition, la perte du poids s’établit ainsi :
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Graisse 97 %
-
Muscles 30 %
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Foie 56 %
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Rate 63 %
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Sang 17 %
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Centre nerveux 0 %
Ainsi donc, jusqu’à la mort, le cerveau reste intact. Il épuise les réserves de l’organisme sans subir aucune réduction ni altération. Ceci pour répondre à l’objection qui laisserait croire que la privation de nourriture expose celui qui s’y soumet aux risques de troubles nerveux et mentaux. C’est vraisemblablement le contraire qui se produirait, des aliénés et des hystériques ayant été sérieusement amendés par l’observance fortuite du jeûne.
Nous conclurons donc que, tant que l’humanité n’aura pas assez de discernement ni assez de volonté pour adopter et poursuivre une alimentation rationnelle et qu’elle s’obstinera dans les errements qui conduisent aux crises néfastes les individus imprudents, le jeûne demeurera la méthode la plus sûre et la plus efficace pour lutter préventivement et curativement contre les maladies.
— J. MÉLINE
JEUNESSE
n. f.
Partie de la vie de l’homme comprise entre l’enfance et l’âge viril. On applique ce mot aux premiers temps des choses : la jeunesse du Monde. Au figuré, jeunesse est un terme qui représente la vigueur et la fraîcheur des sentiments : la jeunesse du cœur. Sous la Convention et le Directoire on désigna, sous l’appellation de Jeunesse dorée, les muscadins, les incroyables et les merveilleuses.
Comme tout organisme vivant, l’homme naît, se développe et meurt. La vie est comparable à une montagne. De la naissance à l’âge viril, il passe par l’enfance, l’adolescence et la jeunesse. Durant ce temps, il gravit les pentes de la montagne. Parvenu au sommet, il reste plus ou moins longtemps sur le plateau de la maturité. Vient ensuite l’approche de la vieillesse, et il descend du sommet plus vite qu’il n’en a fait l’ascension.
La jeunesse est l’âge des projets, des illusions et des rêves. L’homme se projette alors dans l’avenir. C’est aussi l’âge de la fougue, de l’imprudence, de l’impétuosité, de la passion qui ne connaît ni freins, ni obstacles. C’est encore l’âge des entraînements généreux, des exaltations frémissantes, des sublimes dévouements, des sacrifices héroïques.
C’est l’âge où, parvenue à un degré assez avancé de son développement physique, intellectuel et moral, la personnalité se dessine, accusant dans ses lignes essentielles ce qu’elle sera par la suite. L’enfant est la tige, le jeune homme le bouton et l’homme proprement dit la fleur ; en conséquence, l’enfant est le jeune homme de demain et l’homme d’après-demain. Poursuivant cette comparaison juste et poétique entre la fleur et l’homme, on a raison de dire que la fleur étant le résultat de la nature du sol, de la température, du climat et des soins qui lui sont donnés, l’homme est, également, le résultat de l’ascendance, du milieu et de l’éducation. Le jeune homme est appelé à être ce que feront de lui toutes ces influences qui font pression sur lui, conditionnent son développement et sculptent insensiblement, à son insu parfois, sa personnalité complète : hérédité, impressions premières, images et bruits, entraînements subis, conseils donnés, conversations entendues, exemples observés, enseignements reçus, moyens matériels d’existence, etc.
Ces données expliquent la violence et la pérennité des luttes que se livrent des forces rivales d’Autorité, toutes ambitionnant d’atteler à leur char de domination la jeunesse de leur temps. L’enjeu en vaut la peine ; il est aisé d’en mesurer la valeur.
Désireux de s’annexer l’âme de la jeunesse, l’Eglise y emploie ses moyens de séduction les plus captivants. Elle s’adresse à l’imagination des jeunes portée sans grand effort à l’exagération, voire à l’extravagance ; elle fait appel aux instincts puissants qui poussent la jeunesse à se dépenser en gestes généreux, en actions magnanimes ; elle ne néglige pas les desseins de prospérité et de succès que les jeunes forment impulsivement ; elle recrute, parmi les plus mystiquement exaltés, les apôtres qui porteront haut et feront resplendir le flambeau de la Foi ; elle enrégimente aussi ceux qui, paresseux et médiocres, formeront le personnel ecclésiastique qui encadre la masse croyante et pratiquante.
La société civile n’apporte pas moins d’ardeur à accaparer les forces mêmes de la jeunesse. Ayant partie liée avec les bénéficiaires du régime capitaliste dont il n’est que l’expression politique, l’Etat adresse, lui aussi, à la jeunesse ses invitations les plus engageantes, ses promesses les plus ensorceleuses, ses sollicitations les plus séduisantes. Aux uns, il offre l’accès des professions libérales ; aux autres des situations enviables dans le commerce et l’industrie ; à tous, il propose, dans l’Armée, la Magistrature, la Police, l’Enseignement, les Administrations publiques, une carrière qu’on peut qualifier de tout repos : avancement garanti, traitement appréciable et progressif, retraite honorable, situation sans tracasserie ni inquiétude sous le signe de l’obéissance aux chefs et de l’observation des règlements.
Ainsi s’emplissent, chaque année, les sacristies et les couvents des milliers et des milliers de jeunes gens que l’Eglise destine à devenir les pasteurs sous la houlette desquels paîtront les innombrables brebis qui composent le troupeau. Ainsi, chaque année, les Facultés et les Grandes Ecoles alimentent le corps social du matériel humain que nécessite son organisation compliquée : industriels, commerçants, ingénieurs, techniciens, spécialistes, porte-galons, porte-hermine, porte-plume, gens de police et de mouchardage, corps enseignant, avocats, avoués, notaires, huissiers et, enfin, fonctionnaires de tous poils et de toutes plumes, toute cette multitude précipitée pêle-mêle, sans tri préalable, les uns pourvus de diplômes et parchemins, comme l’âne chargé de reliques, les autres recommandés, protégés, pistonnés, fonctionnaires de gestion et surtout d’indigestion.
Quant à la jeunesse qui n’a poussé ses études que jusqu’au certificat d’études primaires, elle peuple les champs et les usines, les chantiers et les ateliers, les fabriques et les manufactures, les gares et les bureaux, les magasins et les boutiques, les hôtels, les cafés et les restaurants. Les bribes d’instruction qui lui ont été parcimonieusement départies, les éléments de morale qui lui ont été enseignés à l’école et dans la famille, le travail peu rétribué et sans attrait qu’elle exécute, la vie abrutissante qu’elle mène et que n’élèvent point, tant s’en faut, les divertissements qu’elle trouve au cabaret, au cinéma, au dancing et dans les réunions sportives, toutes ces circonstances en font les serfs dociles du Capital et les sujets obéissants de l’Etat : bons soldats, bons citoyens, bons travailleurs, bons contribuables et bons électeurs.
Les profiteurs du Régime estiment que tout va bien ainsi, que chacun est à la place qui lui convient et a le sort qu’il mérite ; ils trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes et leurs vœux seraient entièrement exaucés s’ils avaient la certitude que la jeunesse restera demain ce qu’elle est aujourd’hui : ignorante. disciplinée, soumise, résignée. Ce qui trouble la digestion et le sommeil de ces profiteurs, c’est que, dans une fraction infime encore mais pourtant appréciable de la jeunesse, un nouvel état d’esprit s est fait jour et se propage. Jeunes bourgeois et jeunes ouvriers, un certain nombre ont compris l’iniquité fondamentale qui se trouve à la base de la société actuelle et en pourrit toutes les institutions. Ils étudient, ils réfléchissent, ils discutent. Ils sont travaillés par l’idée d’émancipation dont ils trouvent l’expression dans les journaux qu’ils lisent et dans les propagandistes qu’ils écoutent. Ils saisissent au fond d’eux-mêmes, dans les replis intimes de leur pensée, l’adhésion qu’ils s’apprêtent à donner aux thèses de libération du travail et d’affranchissement des cerveaux.
Chez certains, la conviction est déjà faite. Chez les autres, elle ne tardera pas à succéder à la crise d’aspirations vagues, d’hésitation, de flottement, d’incertitude qu’ils traversent. Les jeunes gens dont je parle sont déjà assez nombreux pour qu’ils aient songé à se grouper entre eux. Ils ont constitué des Jeunesses Syndicalistes, des Jeunesses Socialistes, des Jeunesses Communistes, des Jeunesses Anarchistes. Ils ne s’isolent pas de leurs aînés ; ils restent, au contraire en liaison avec eux et militent avec eux. Mais ils s’entendent mieux entre jeunes ; certaines besognes de propagande et d’action auxquelles boudent les hommes d’un âge plus avancé conviennent à leur impétuosité et à leur besoin d’exercice physique. Jeunes les uns et les autres, ils rivalisent de zèle, d’empressement et de ferveur. Ils puisent dans les multiples et puissants ressorts qui sont l’apanage de la jeunesse l’énergie et l’endurance qu’exige la différence de leurs idées. Il arrive parfois que, emportés par cette témérité, cette fougue, cette intrépidité que modèrent chez leurs aînés l’âge et l’expérience, ils se laissent aller à entreprendre une action en disproportion avec les ressources et la force numérique dont ils disposent. Mais il n’est pas mauvais qu’ils acquièrent, même à leurs dépens, l’expérience qui les guidera dans les combats futurs. Ces escarmouches, dussent-ils en sortir momentanément battus, constituent une gymnastique qui leur est salutaire, un entraînement qui leur est profitable. Ils sont heureux et ils se sentent fiers de s’être évadés de cette jeunesse frivole, indifférente, sans conception sociale, sans cœur et sans volonté qui, sans Idéal, ne vit que pour boire, manger, travailler, dormir et s’amuser. Eux, ils dorment, boivent et mangent, parce que ce sont là des nécessités inexorables et ils travaillent, parce que le travail assure leurs moyens d’existence ; ils se divertissent parce que la jeunesse a besoin de se récréer, mais, pour eux, les heures les meilleures, les seules qui leur soient douces et dont ils conservent précieusement l’agréable souvenir, ce sont celles qu’ils consacrent à poursuivre, par la lecture, la discussion et la méditation, leur culture personnelle et celles où, après s’être ainsi fortifiés dans leurs convictions, ils vont tenter de communiquer à la jeunesse au milieu de laquelle ils vivent la flamme qui les dévore et entretient chez eux le feu sacré.
Je m’excuse de me citer moi-même. Je cède à la tentation de le faire, en plaçant sous les yeux du lecteur l’Appel aux Jeunes Gens paru dans le Libertaire à la date du 3 septembre 1926. La lecture de cet article fera comprendre quel est l’esprit qui anime les anarchistes à l’égard des jeunes gens, et dans quels termes ils font auprès de ceux-ci du prosélytisme.
Le lecteur saisira l’opposition qui existe entre le langage tenu par les libertaires et le langage tenu par les partis politiques : ceux-ci cherchant avant tout à recruter de futurs électeurs et à les enrégimenter ; ceux-là voulant uniquement les libérer des préjugés et de la routine et préparer une jeunesse résolue à ne reculer devant aucun sacrifice pour s’élever jusqu’à la pratique de la liberté.
APPEL AUX JEUNES GENS
On vous a dit souvent : « Vous êtes l’avenir ».
Comme la naissance et la mort, les générations se succèdent sans interruption : enfance, adolescence, maturité, vieillesse, tout s’enchaîne et, marchant avec le temps, chaque génération traverse ces phases successives : la naissance, le développement, la mort.
Donc, mes jeunes amis, « vous êtes l’avenir ». C’est une vérité aussi banale qu’indiscutable.
On vous a dit aussi : « L’avenir est entre votre mains ; il sera ce que vous voudrez fermement qu’il soit, ce que vous saurez énergiquement le faire. Il dépend de vous qu’il soit d’esclavage ou d’indépendance, de misère ou de bien-être, de guerre ou de paix, d’amour ou de haine, de laideur ou de beauté ».
C’est encore exact.
Vous avez le précieux avantage de recueillir le patrimoine de savoir, de progrès et de richesse que, par leurs efforts archiséculaires, les générations qui vous ont précédés sont parvenues à constituer.
Votre premier devoir consiste à garder intact ce patrimoine, et vous ne devez pas permettre qu’entre vos mains il dépérisse ; vous devez, en outre, travailler à le fortifier pour le transmettre, accru, à ceux qui vous suivront.
Mais dans cet héritage, il n’y a pas qu’un actif de savoir, de progrès, de richesse. Il y a aussi un passif et un passif très lourd d’ignorance, de servitude, de haine et de misère.
Cet héritage, il faut le prendre tel qu’il est ; impossible de le refuser, ni de ne l’accepter que dans ce qu’il a d’avantageux.
Toutefois, vous qui êtes nés avec ce siècle, vous avez la bonne fortune de vous trouver, en pleine jeunesse, à l’époque où le vieux monde d’iniquité, d’esclavage et d’exploitation est sur le point de succomber sous le poids de ses erreurs, de ses turpitudes et de ses crimes.
Cette circonstance vous place dans des conditions exceptionnellement favorables à l’affranchissement que vous avez la magnifique mission de préparer et, peutêtre, d’assurer ; mais, par contre, elle vous impose des obligations particulièrement impérieuses et urgentes.
JEUNES GENS !
Vous voici parvenus au carrefour de la vie, à ce point stratégique où il vous faut choisir entre les diverses routes qui s’ouvrent devant vous.
Ne vous aventurez pas à la légère et, pour ainsi dire, au hasard dans telle voie ou dans telle autre. La décision que vous allez prendre va vraisemblablement engager votre existence, l’inspirer, la diriger. Cela demande réflexion. Examinez à fond la situation : la vôtre, celle de la classe à laquelle vous appartenez, de la génération dont vous faites partie, de l’humanité tout entière. Descendez gravement en vous-mêmes ; faites, plusieurs fois s’il le faut, le tour de vos idées et de vos sentiments ; mesurez vos forces ; enfin, choisissez.
Je ne m’adresse pas à la jeunesse étourdie, frivole et oisive. Celle-là, je la connais : sourde, elle n’entend rien ; aveugle, elle ne voit rien ; elle ne va ni à l’étude ni à la méditation ; elle ne prend goût qu’au sport, à la danse, au cinéma, à la chanson bébête des rues, aux spectacles médiocres et aux distractions malsaines.
Cette jeunesse est, hélas ! je ne le sais que trop, de beaucoup la plus nombreuse et si mon indulgente philosophie m’interdit de prononcer contre elle un réquisitoire sévère et une condamnation implacable, elle ne m’empêche pas de déplorer sa futilité et de m’attrister de son égarement.
Les jeunes gens — hommes et femmes — auxquels j’adresse cet appel sont ceux dont l’esprit est ouvert à l’examen des graves problèmes qui tourmentent notre époque de transition, ceux dont le cœur s’émeut de la détresse matérielle et morale dont souffre la classe laborieuse, ceux dont la haute conscience se révolte au spectacle de la formidable iniquité qui est à la base de l’organisation sociale actuelle et qui courbe sous ses implacables arrêts l’immense majorité.
Je la connais aussi, cette jeunesse ; depuis quarante ans, j’ai senti les généreuses palpitations de son cœur, j’ai saisi ses ardentes aspirations, j’ai été témoin de la noblesse de ses sentiments, et je sais de quel dévouement et de quelle activité elle est capable.
C’est à cette jeunesse que ces lignes sont destinées : jeunesse que n’ont point abêtie les religions, que n’a endoctrinée le patriotisme, que n’ont point aveuglée ni corrompue les luttes stériles de l’électoralisme et qui, les yeux fixés sur l’idéal de Bien-Etre et de Liberté dont la réalisation transformera le monde, cherche la route qui y conduit par les voies les plus sûres et les plus directes.
C’est à chacun de ceux qui appartiennent à cette intéressante jeunesse que je dis :
MON CHER ET JEUNE CAMARADE,
Tu as compris toute l’horreur d’un milieu social où la majorité qui produit tout ne possède rien (on ne le dira jamais assez), tandis que la minorité qui ne produit rien possède tout ; où quelques-uns ne connaissent de la vie que les sourires, les succès et les joies (il faut le répéter sans cesse, en formules simples que tout le monde comprend) tandis que tous les autres traînent une existence de larmes, de déceptions et de tristesses.
L’odieux et le tragique de ces contrastes t’ont bouleversé. C’est bien ; et cela prouve que tu n’es dépourvu ni de sensibilité, ni de compréhension.
Et, maintenant, que vas-tu faire ? Vas-tu, cette constatation faite, en prendre paisiblement ton parti ? Vastu, jeune homme sans virilité, laisser les déshérités « se débrouiller, s’ils le peuvent » et, toi, tâcher de grossir le nombre des privilégiés ?
Vas-tu, par prudence ou couardise, étouffer en toi les indignations de ta conscience ?
Si tu faisais cela, mon jeune camarade, sache que tu serais plus coupable que les aveugles et les sourds qui traversent la vie sans rien voir, sans rien entendre ; oui, beaucoup plus coupable qu’eux, puisque, ayant constaté la cynique cruauté des bourreaux et entendu les cris de détresse des victimes, tu resterais indifférent et inactif.
Mais tu ne commettras pas cette insigne lâcheté ; je le sais, j’en suis certain.
Alors, je le répète, que vas-tu faire ?
Tu vas : tout d’abord, exprimer, à toutes occasions, ta manière de voir, faire tout autour de toi, parmi tes camarades de travail, une propagande intense en faveur des convictions qui t’animent ; tu vas parler, écrire, agir loyalement, courageusement, selon tes idées et tes sentiments. Mais tu comprendras vite que seul, si ardent et si capable que tu sois, tu ne peux pas grand chose et que, isolés, tes efforts risquent de rester sans résultat. Tu vas donc rechercher des camarades — des jeunes, comme toi, de préférence — partageant tes convictions et, formant avec ceux-ci des groupements de jeunesse, ou bien entrant dans les groupes déjà existants, tu apporteras à ces organisations le concours inestimable de ton enthousiaste adhésion.
Oui, tu vas batailler avec les anarchistes contre les institutions sociales dont tu as mesuré la malfaisance et dont tu hais l’iniquité.
Mais, avant, écoute bien ceci :
Les anarchistes ne te promettent rien qui soit de nature à flatter ta vanité, à satisfaire ton ambition, à assouvir ta cupidité. Si tu n’es ni vaniteux, ni ambitieux, ni cupide, ta place est parmi nous ; mais si tu es, si peu que ce soit, affligé de ces vilains défauts, abstiens-toi de pénétrer dans nos milieux : tu ne tarderais pas à t’y trouver déplacé, à t’y sentir mal à l’aise et tu n’y resterais pas longtemps.
De plus, mon jeune compagnon, tiens pour certain d’avance que la propagande libertaire exigera de toi les plus durs sacrifices : il faudra, probablement, que tu brises les liens affectueux qui t’unissent à ta famille ; il te faudra, peut-être, rompre avec de vieilles et précieuses amitiés ; tu devras renoncer à la fortune et même à l’aisance qu’on n’acquiert, dans le milieu social actuel, que par l’exploitation de ses semblables.
Mets-toi bien dans la tête que tu auras à affronter les sarcasmes des cuistres et les railleries blessantes des ignorants, à braver les perfidies des méchants, les calomnies des adversaires et les persécutions de l’Autorité.
Voilà ce qui t’attend.
Si tu te sens résolu à tenir tête vaillamment à tous ces assauts, en échange de l’unique satisfaction de t’affirmer bellement et librement, n’hésite plus, décide-toi, viens à nous.
Apporte à notre propagande difficile, périlleuse, parfois ingrate, toujours exigeante, le concours de ton élan, de ta fougue, de ta ferveur, de ton énergie, de ta foi.
Et si tu te donnes sans compter à la cause que tu auras, ainsi, délibérément embrassée, sache, mon jeune camarade, que, quelles que soient les épreuves que te réserve l’avenir, tu n’auras rien à regretter.
Ta part sera la meilleure.
— Sébastien FAURE.
JOIE
n. f. (du latin gaudium)
La joie, satisfaction épanouie de l’être, souligne l’heureuse possession des biens convoités par les hommes et l’étendue confiante de leurs espérances : trésors du sentiment, de l’intelligence, comme menue monnaie des richesses matérielles. Elle accompagne, au niveau de l’individualité, les jouissances passagères autant que la quiétude continue. Parfois toute interne et jalousement cloîtrée en nous, elle épanche souvent au dehors un ravissement difficile à contenir. La joie — incidemment silencieuse et secrète : joyau caressé de l’élite — s’extériorise volontiers en démonstrations expansives et fuse en gaîté parfois débordante. Les âmes simples se livrent avec elle : ils nous la donnent totale et singulièrement communicative. Les traits ouverts, le rire des yeux et des lèvres, en accusent, en avances à la fois provocantes et révélatrices, l’intensité.
Sauf les accidents d’ordre pathologique et certaines exceptions stoïques, la joie dit la santé physique et met en relief un rythme organique, marqué au sceau du tempérament. Elle traduit ces vibrations provisoires, intenses à force de précarité et délicieuses sous la menace de leur fin, que nous appelons bonheur. Elle dit la nature et la proportion des élans — injustes ou généreux, cruels ou pleins de courage, et que la soif guide ou la foi — de l’être profond et tracent, pour les esprits attentifs, le cercle où s’agitent ses ondes d’influence. La joie naît et se meut souvent dans l’inconscience de ses conditions et du bien-fondé de son existence, dans l’inattention de son éloquence, dans l’indifférence aussi de sa mesure...
De la joie intérieure — forme élevée de la passion -qui est une montée vers la sérénité, Spinoza a pu dire qu’ « elle est le passage de l’homme d’une moindre à une plus grande perfection ». Une telle joie est essentiellement bonne et d’une émulation salutaire... Sont désirables par cela même toutes les choses que procurent sainement de la joie, à nous-mêmes et aux autres. Elles augmentent notre puissance réactive et aussi notre rayonnement. Joie physique, joie morale, joie intellectuelle, toutes concourent à la plénitude et à l’harmonie, et si, de quelqu’une, l’un d’entre nous est frustré, s’appuie le domaine de l’ombre dont nos regards souffriront, et le règne de la peine humaine incruste sa recrudescence. Outre notre intérêt évident à la joie multipliée, est-il joie plus délicate et plus pénétrante que de créer de la joie ? Quand les hommes mettront leur rivalité à s’ingénier pour ébranler la joie chez leurs semblables deviendront incompréhensibles les artifices grâce auxquels se maintiennent ces « compatibilités » factices du présent où s’abreuve en douleur le grand nombre...
La joie est aussi l’atmosphère naturelle de l’enfance, que resserrent et rendent irrespirables tant de facteurs hostiles. Cet âge, malheureux, est un non-sens et un danger. Outre le châtiment nocif d’une injustice initiale, il cèle l’anormal en ses replis précoces et ses maturités prématurées. L’enfance joyeuse et libre ! De la joie d’une santé générale (et non des spasmes disproportionnés et intermittents), de l’indépendance des voies personnelles de formation (non d’une tyrannique licence sociale) l’éducation attend ses meilleures conditions. Mais au corps, à l’esprit des jeunes, la vigilance jalouse des familles et des maîtres, à qui l’obéissance promet, ajuste ses tuniques de discipline aux « bienfaits » de morale. Elle jugule, avec méthode, ces curiosités gourmandes qui risqueraient, accrues dans la détente, de faire, au temps d’homme, des unités menaçantes. En éteignant au ventre, au cerveau la joie des petits, la société tue au berceau l’appel des mâles exigences. Et elle s’assure, des grands dévirilisés, la docilité gémissante...
Parmi les vices d’un état social que nous dénonçons ici obstinément, multiples sont les joies dont les circonstances et l’aliment sont la privation, la souffrance ou la détresse d’autrui. Innombrables aussi les joies paralysées dès l’aube et qui cèdent la place à d’affreuses crises, à des crispations, à des sanglots. C’est le propre d’un milieu désordonné que la fréquence de ces joies de proie d’une part, autour de nous, et, par ailleurs, de tant d’amères consternations. Telles sont, du reste, l’altération des consciences et les déviations de la morale que ces joies surgissent et s’affirment dans la conviction de la légitimité, et hors des titillations du remords et des inquiétudes de l’usurpation, la peine d’autres humains en fût-elle la base ou la rançon. De même, dans la pensée, dans le cœur des victimes, anéanties en leur infériorité normalisée, rien ne bondit vers les joies logiquement méritées...
La joie — une des formes du bonheur et une de ses claires manifestations — seule la rendra accessible à tous un régime équitable. Car elle ne peut librement naître et se déployer que dans un cadre d’où seront bannis ses ennemis compressibles, dans un social détendu dont seront écartés, parmi les facteurs de trouble et d’angoisse, ceux au moins réductibles. La joie, pour être pleine, loyale et juste, doit être l’expression d’une intime harmonie dont l’équilibre des unités voisines garantit la richesse et le droit de cité. Et notre tâche, ainsi, vise à préparer, par delà les maux évitables, son règne à l’universelle joie de vivre.
— LANARQUE.
JOUET
n. m. (de jocus, jeu)
Petit objet qui sert à l’amusement des enfants. On en trouve la trace, dans l’antiquité, dès l’époque égyptienne. Les Romains avaient déjà des poupées articulées, des figurines en terre cuite. De bonne heure les Grecs déployèrent, autour du jouet, un esprit inventif et un art souvent délicat. La poupée — le jouet classique par excellence — était chez nous fabriquée et vendue par les merciersbimbelotiers dont les plus fameux tenaient, au XVIIIe siècle, boutique dans les salles du Palais de Justice et aux foires de Saint-Germain et de Saint-Laurent. En 1862, un industriel, Jumeau, modela un type de tête habilement colorié qu’adoptèrent rapidement les autres fabricants et d’où dérivent les poupées modernes : perfectionnées, animées et parlantes, aux tons émaillés, aux costumes habiles et aux parures de clinquant. De nos jours, l’industrie du jouet — dont Paris et Nuremberg sont parmi les berceaux et les centres les plus célèbres — s’est considérablement développée, en France et en Allemagne notamment. Avant 1914, les jouets de production germanique avaient, avec toute la bimbeloterie, grâce à leurs prix infimes, conquis le marché populaire.
Parmi les jouets universellement répandus, citons les hochets, les jouets en caoutchouc, en métal et en bois (bonshommes, animaux, véhicules, etc.), les articles en baudruche, les ménages, les montres, les instruments de musique, les boîtes de couleur et de mercerie, les personnages en carton, en étoffe, en porcelaine (poupées, bébés, clowns, poupards, polichinelles, etc.), les jouets militaires (soldats, armes, équipements, etc.), les jouets scientifiques, etc. Les jouets travaillés et constamment agrémentés d’attributs nouveaux perdent de plus en plus leur caractère général et en quelque sorte schématique, leur « âme » fruste et enfantine pour devenir, parallèlement aux progrès mécaniques, des miniatures savantes et des reproductions complexes, des œuvres achevées. Les poupées, avec leurs toilettes somptueuses et leurs gestes guindés — dames coquettes et prétentieuses ! — rappellent, avec une insistance insolente et pénible, de « grandes personnes » affranchies de l’ère riante du jeu ...
On a vu — au mot jeu — l’importance du jouet en éducation et l’esquisse de sa nature et de son rôle... Nous y revenons pour quelques compléments. Il faut — répétons-le — à défaut de la cour ou du jardin, du coin de nature où l’on s’ébat, de la chambre de jeu quand la pluie survient (car les jeux de plein air demeurent les meilleurs), à défaut, hélas ! de tout ce qui manque à la famille ouvrière des cités, il faut, au moins, des jouets pour les petits. Don aisé, s’il sait être intelligent. Car les parents écarteront — ils y tombent, c’est leur travers de vanité et d’imitation — les jouets chers, qui font une brèche au budget du foyer et de l’ombre sur l’enfance. D’abord, sur son terrain de jeu, l’enfant est chez lui. Libres y seront ses mouvements, libre la disposition des bagatelles dont il peuple ses divertissements. N’allez pas intervenir si, par expérience ou par malheur, il les brise. Que nulle autorité tracassière -le regard lui-même aura l’observation discrète — ne vienne violer le refuge où la personnalité se dilate et s’essaie. Contre la dépense inquiétante vous avez l’assurance facile : n’apportez pas de jouets coûteux. Répandez les plus simples au contraire — et maints objets : pierres, morceaux de bois, menus ustensiles qui ne vous paraissent pas des jouets — mais délivrés de vos défenses et de vos menaces, de vos reprises. Rassurez-vous : vous n’aurez pas privé l’enfant, vous aurez élargi son bonheur ...
« Les vrais jouets, les jouets éternels, ceux qui se retrouvent presque semblables dans les fouilles de Pompéi et dans les bazars contemporains, sont toujours des objets très simples, pareils à ceux qu’emploient les grandes personnes dans la vie pratique, mais ramenés à la taille et à la mesure de l’enfant. » (Léon Moy : Enfants et joujoux)
Laissez ces jouets habiles, ces mécaniques ingénieuses. Ce jouet trop complet — au cycle défini, à l’horizon fermé — dont il ne peut changer à son gré la nature ou la disposition, bousculer l’identité par une figuration idéale, il enveloppe l’enfant d’un malaise. Il ferme d’ailleurs son champ d’action, ses randonnées imaginatives. L’enfant lui préfère ceux qui pourront (un bâton même : tour à tour meuble, clôture, instrument de musique, coursier à l’écurie ou chevauché, compagnon humain et partenaire de ses conversations improvisées) ceux qui pourront, au gré de ses jeux changeants, supporter sans contradiction évidente les adaptations les plus inattendues. Le jouet aux structures précises, compliquées, définitives, s’il répond un instant à sa curiosité, le distrait quelque temps par sa nouveauté, emplit bientôt de trop d’exactitude sa pensée bâtisseuse et vagabonde. Il est un démenti à ses échafaudages multipliés. Il encombre d’ailleurs de magnificence toute prête un champ qu’il faudrait libre pour le jeune créateur. Le jouet savant entrave l’essor puéril par ses réalisations anticipées, prend la place aux constructions toutes neuves, et si vastes, et si pleines de charme que l’enfant, à mi-chemin du réel et du rêve, édifie. Le jouet rudimentaire demeure la matière primitive qu’il modèle, étoffe et anime. Et l’enfant l’aime pour la souplesse anonyme avec laquelle il se prête à ses fantaisies divergentes.
« Jouer, dit Léon Moy, c’est, pour l’enfant, prendre dans la réalité quelques pauvres objets matériels mais que son imagination transforme. La valeur réelle d’un jouet est dans la somme d’invention, d’illusion, de rêve que l’enfant peut en tirer. Vous vous demandez, vous grandes personnes raisonnables, quel plaisir il trouve à se trémousser sur sa petite chaise, criant et secouant une ficelle passée dans les barreaux d’un tabouret qu’il a couché par terre devant lui ? — Quel plaisir ? Mais, en ce moment, il est sur le siège d’une grande voiture ; derrière lui, il y a les voyageurs ; devant lui il y a un vrai cheval ; des pays se déroulent, fuyant derrière le galop de l’équipage ; et sur une grande route imaginaire, il aperçoit des gens. La preuve, c’est qu’il leur crie : Gare ! »
« Sa puissance d’imagination est telle qu’il voit ses jouets, non pas tels qu’ils sont, mais tels qu’il les transforme pour l’histoire où il leur fait jouer un rôle. Un grand cheval s’attelle à une petite voiture ; une armoire trop grande s’harmonise avec une table trop petite dans une chambre de poupée. La proportion se rétablit dans la petite cervelle de ce poète primitif ; de même que nos arrière-grands-pères, plus candides, donc plus poètes que nous, trouvaient fort naturels les bas-reliefs de Saint-Firmin d’Amiens, où les remparts de la ville ont à peu près la même taille que les hommes ... »
Ne croyez pas que les jouets devront être, à toute occasion, remplacés. Une discrète profusion suffit, une sorte d’abondance naturelle au sein duquel l’enfant fixera l’actualité, désignera les unités en exercice. Vous qui cherchez à éblouir vos proches, et l’enfant lui-même, par des cadeaux munificents, voyez ses favoris :
« Les vieux jouets sont souvent ceux que l’enfant préfère. Ceux-là il ne les voit pas vieillir ; il ne les voit pas s’enlaidir... J’ai connu, oh ! qu’il y a longtemps ! une famille de bonshommes en papier, dessinés et peinturlurés à la main ... Ils avaient fini par avoir des noms fixes, des caractères, des positions sociales. Il y avait entre eux des liens de parenté ; ils se visitaient, voyageaient, avaient des aventures. D’autres jouets neufs se succédaient dans la faveur passagère. Eux, ils étaient devenus lamentables, piteux, rapiécés, recollés. C’est à eux toujours qu’on revenait. – Pourquoi ? c’est que le jouet, souvent manié a une prise habituelle et plus facile sur l’imagination ; avec lui, le rêve que bâtit l’enfant est plus vite complet et précisé. » (L. Moy)
Parents — que le snobisme égare, ou l’opinion d’autrui, le penchant à vouloir imposer, — les jouets sont faits pour la joie de vos enfants, non pour votre admiration, ni l’envie de votre entourage... L’enfant, lui, admire comme les autres, de confiance vos cadeaux somptueux. Mais revoyez-le demain, en tête-à-tête avec sa mécanique au rythme monotone, à la vie limitée, que le ressort ébranle.
« Une pensée lui vient, qu’il ne va pas dire : « Eh bien, et après ? » — Après ? mon petit, mais c’est tout ; et ce sera toujours la même chose. — Or, pour l’enfant, ce petit poète, le vrai jouet, c’est ce qui peut servir d’accessoire ou d’armature au roman qu’il bâtit. Il faut que le jouet soit bien dans sa main, docile, maniable, prêt aux transformations. Ce qu’il aime dans son jouet, c’est la vie qu’il lui donne. Il faut que le jouet lui soit inférieur, comme la glaise dans la main de l’artiste qui la façonne. Cette mécanique qui produit, elle-même, son mouvement mystérieux, dépasse, domine l’enfant, lui fait un peu peur... J’ai connu un joli petit coupé mécanique, avec un joli chevalet un joli cocher, et qui faisait, tout seul, le tour d’une grande chambre. Très vite, l’enfant le relégua dans un coin, soit ennui, soit défiance. Un jour, par bonheur ! le ressort fit : Couic ! et la mécanique mourut. Alors la voiture redevint un jouet vivant, un vrai jouet qui ne devait son mouvement qu’à son petit propriétaire, et qu’il pouvait promener lui-même, à sa guise, sur je ne sais quelle route imaginaire, à travers je ne sais quelles aventures. » (L. Moy)
Le jouet grandiose et distant avait fait un pas vers l’enfant, il se dépouillait de ses vertus étrangères et hostiles, il redescendait à son niveau...
Ce jouet coûteux d’ailleurs, abandonné au caprice de l’enfant, ne va-t-il pas déformer son jugement et son cœur, détruire en lui le respect futur — si sain — des œuvres du travail ?
« S’il allait prendre là, cet enfant, cette idée odieuse qu’il peut bien gâter les belles choses, parce qu’il est plus riche que les autres enfants, qu’il peut bien casser les joujoux qui coûtent cher, parce qu’il y a, dans le tiroir de papa, de quoi en acheter d’autres ? »
Et si vous la tirez de l’armoire, cette machine délicate, par intermittence despotique, avec votre bon plaisir de maître. Et si vous la sortez, un jour de visite, avec solennité, comme une pièce à sensation ?
« Si votre enfant allait sentir cet orgueil précoce de faire envie aux autres, d’étaler un beau joujou qu’il peut avoir, lui, et que les autres n’ont pas ?... »
Les jouets chers — et plus encore lorsqu’ils sont facilement renouvelés — provoquent la lassitude, l’insatisfaction croissante, la satiété désabusée. Ils engendrent un besoin de luxe stérile, après avoir paralysé les sensations du jeu. Dans les circonstances néfastes que crée l’affection sans fermeté, la direction sans boussole — ou la pédante libéralité qui, ailleurs, la supplée — l’enfant, désorienté, ne voit plus la variété qu’à travers l’expression d’un désir dévoyé et le jeu que dans l’acquisition d’un jouet plus riche et différent. Il ne goûte en lui que le plaisir fugitif du changement et, dans cette plénitude qui le submerge, sa juvénilité s’achemine vers un tombeau précoce. Sur la voie d’une tyrannie qui s’éveille à la faveur d’exigences toujours plus impérieuses et imprudemment satisfaites, le caprice de la progéniture refoule le contrôle des ascendants, subjugue leur faiblesse abandonnée. Ainsi « gâté » (l’expression populaire est dure mais, comme instinctivement, adéquate), non seulement l’enfant prépare, pour les siens, le tourment qui châtie leur carence, mais il piétine, aidé par eux, les joies vivantes, si précieuses, de sa propre existence et en tarit, pour demain, les meilleures sources...
Laissez, derrière les vitrines, les babioles impressionnantes. Pour l’enfant, elles ne sont pas qu’importunes, ces merveilles extérieures — aérolithes modèles d’un monde encore étranger — tombées trop tôt sur sa planète en formation. Elles se substituent, écrasant l’âge et la somme des biens qu’il recèle, aux bâtisses imaginaires qu’il allait pétrir avec ses matériaux mouvants, et bientôt, pour d’autres, jeter bas. Les jouets trop beaux demeurent comme des intrus incongédiables, embarrassant tout un grand pan du chantier d’idéal. Ils paralysent la liberté de l’enfant, cette liberté avide d’espace délivré, et leur technique — cette science empressée qui ravit les parents — met un certain de plus sur un chemin à tout propos enchaîné par nos jalons mûris. Ils rendent superflus cet effort, tour à tour constructif et démolisseur, qui ébranle et prodigue — inconsciente et forte — la jouissance vivifiante du plaisir normal. Et deviennent sans emploi ces recherches enrichisseuses qui sont un délice, et rapetissées encore ces conquêtes personnelles qui, à la faveur du jeu, forgent l’homme. Les jouets sérieux et pleins s’unissent à tout ce qui empêche l’enfant de s’ouvrir à ses joies propres, dans une atmosphère à lui, parmi les éléments appropriés qu’il manie. Ils font aussi l’enfant grand, ce monstre !...
Effleurant, en un de ses aspects secondaires, le problème du choix, dirai-je, mères égoïstes et de sensibilité unilatérale, ce qu’a d’odieux votre empressement quand il pousse — ou simplement tolère — entre les mains de vos enfants, « pour servir d’amusette », ces jouets souffre-douleur que sont des êtres vivants : insectes, grenouilles, oiseau, jeune chat ou chien, quelque pauvre animal prisonnier ? Avez-vous jamais mesuré, outre la torture infligée injustement — n’est-elle pas toujours injuste, la souffrance ? — quels penchants de cruauté, d’arbitraire, d’abus de la force vous favorisiez dans votre descendance et combien vous la rabaissiez, et vous-mêmes, par cette indifférence aux angoisses et aux tourments d’autrui ? Penserez-vous à quelque retour sévère des situations « d’ici-bas » lorsque, vieillards infirmes peut-être, s’exercera sur vous (jouant avec votre impuissance, de longue date éprouvée) la froideur détachée, la méchanceté parfois de ceux dont vous avez, par de serviles esquisses, contribué à refouler si tôt la pitié, à dessécher la sève du cœur ? Reverrez-vous les yeux d’effroi d’innocentes victimes, réentendrez-vous, comme un remords, vos rires complices sonnant le glas des bêtes lapidées ?
Evoquerai-je enfin l’inconscience et l’aveuglement qui ramènent devant l’enfant les jouets de la brutalité, du rapt et du meurtre, qui donnent l’aliment aux instincts de violence, les jouets, entre autres, qui actionnent, en raccourci, le « jeu » terrible de la guerre ? De quelle aberration témoignent les victimes encore saignantes des conflits d’hier (et dont la progéniture aimée est la proie désignée des hécatombes pendantes) et qui, la gaîté dans le regard et les propos, et comme poussés par quelque fatalisme morbide, font se tendre ces bras, les petits bras de leurs enfants, tout chauds encore des caresses maternelles, vers les jouets multipliés du combat, armes classiques et nouveautés prometteuses. Du sabre et du fusil — gloires antiques montées aux panoplies — aux automitrailleuses et aux aéros blindés : « as » des tueries modernes, encortégeant la cible traditionnelle : le « bon » peuple-hachis des boîtes de soldats, quel concours la générosité de la famille apporte aux éducations perfidement barbares, quel appoint aux régimes pourvoyeurs de charniers ! Le jouet — ce symbole — que n’est-il, ô mères, promesse de sain plaisir, image de douceur, exercice à point juvénile, instrument de pacifique fécondité, levier d’amour ?...
On dit, au figuré, être le jouet des vents, du flot, des éléments, du sort, de la fortune, des événements. L’homme faible, l’être sans volonté est le jouet de ses passions, des sollicitations souvent sans suite qui se disputent son moi ; socialement aussi, le jouet de ses maîtres, des habiles et des durs. S’il est riche, il va, tiraillé entre les vices, dans un désœuvrement ou des excès qui l’épuisent. S’il doit, par le labeur disproportionné du pauvre, conquérir chaque jour l’existence, il est le jouet douloureux des privilégiés... « Si jamais vous substituez dans son esprit l’autorité à la raison, disait Rousseau de son Emile, il ne raisonnera plus ; il ne sera plus que le jouet de l’opinion des autres. » De cette mise en garde de l’éducateur solitaire, les peuples nous montrent tous les jours la pressante opportunité. Ainsi que des calebasses légères flottent d’innombrables têtes sur l’océan des valeurs humaines ; le souffle des tyrans les fait s’entrechoquer comme des jouets d’enfants...
— Stephen MAC SAY.
JOUG
n. m.
C’est la pièce de bois qu’on place sur la tête des bœufs pour les attacher. Au figuré joug a le même sens que domination. Avant 1789, le roi faisait peser sur les seigneurs devenus ses vassaux le joug de sa puissance et les seigneurs faisaient peser sur les manants le joug de leur domination. De nos jours, les titres de rente ayant remplacé les titres de noblesse, l’aristocratie de l’argent impose son joug à la roture ouvrière. Lasse de subir l’autorité des nobles, la bourgeoisie a secoué le joug. Sans être prophète, on peut prédire que le prolétariat finira par secouer à son tour, le joug sous lequel les détenteurs de la richesse tiennent les masses travailleuses.
JOURNALISME
n. m.
Très peu de gens sachant lire autrefois, c’est par la parole surtout qu’on endoctrinait les simples ; d’où l’importance attachée par le prêtre et ses pareils à l’art de persuader oralement. Aujourd’hui, près du grand nombre, le discours a cédé la place au journal, vrai maître de l’opinion. L’éditeur de la première gazette française, Théophraste Renaudot, le protégé de Richelieu, ne soupçonnait point assurément l’importance future de son innovation. Sans remplacer l’éloquence, les journaux eurent un rôle déjà considérable pendant la Révolution ; et les plus violents ne furent pas toujours les plus avancés, comme on le croit communément. Si Marat publiait l’Ami du Peuple, Hébert le Père Duchêne, la droite déversait sa rage dans les Actes des Apôtres et le Petit Gauthier, qui voulait régénérer la nation dans un bain de sang. Malgré le silence forcé de l’Empire et les tracasseries de la Restauration, l’influence des feuilles périodiques ne cessa de croître au cours du XIXe siècle ; le succès obtenu par la Lanterne, sous Napoléon III, est resté légendaire. Un Ranc, un Maret et d’autres esprits loyaux honorèrent le journalisme à une époque plus voisine de la nôtre. Une Séverine y brille comme un anachronisme. Car depuis la guerre, hélas ! les journalistes sincères et dignes, militants probes et écrivains passionnés pour les causes justes sont devenus rarissimes, et la presse d’avant-garde est seule d’ordinaire à s’élever contre l’injustice ou la tyrannie. Financiers, prêtres, politiciens malpropres se sont en effet rendus compte de l’action profonde exercée par les journaux ; comme les millions ne leur manquaient pas, ils ont acheté méthodiquement ceux qui étaient à vendre et de préférence les organes avancés. A l’heure actuelle l’accaparement de la presse — voir ce mot — par les puissances de réaction, son asservissement presque total sont, en France, chose accomplie. Cinéma et radiophonie, jugés eux aussi de précieux auxiliaires pour la diffusion des idées, sont en passe d’être escamotés de même façon. Distributeurs d’opinions toutes faites, à l’usage du peuple ou de la bourgeoisie, les journaux s’avèrent l’une des plaies du monde contemporain. D’un instrument qui permettait de libérer les cerveaux en diffusant la lumière, nos dirigeants ont fait un immense éteignoir, d’où fuse quotidiennement l’âcre fumée du mensonge et de la calomnie. Au peuple l’on destine la grande presse d’information, empoisonneuse habile qui s’affirme impartiale pour corrompre plus facilement. Traîtresse et perfide, elle dissimule son venin sous les formes innocentes du fait-divers, de la dépêche impersonnelle, de l’interview, de la relation objective. Le miel de la surface dérobe, au lecteur ordinaire, la nocivité du produit qu’il avale chaque matin. Discrète ou silencieuse lorsqu’elle craint de peiner ces messieurs de la banque, du gouvernement et de l’évêché, elle invente à plaisir dès qu’il s’agit de vilipender les causes généreuses et les esprits libres. En deux lignes dissimulées à la fin, elle démentira les calomnies qui occupaient trois colonnes de sa première page, moins de quinze jours avant. Pour détourner l’attention des affaires sérieuses, elle montera en épingle les déboires d’un amoureux et les meurtres des Landrus grands ou petits ; tout barbouilleur devient pour elle un homme de talent, un digne citoyen, s’il s’applique à détruire la race honnie des mécréants. Les journaux dits « d’opinion », thuriféraires patentés d’un homme ou d’un parti, s’adressent de préférence à la bourgeoisie et aux professionnels de la politique ; ils indiquent les idées qu’il faut croire, les sentiments qu’il convient d’adopter, fournisseurs de pensées confectionnées d’avance comme d’autres le sont de robes ou de vestons. Et beaucoup de citoyens même très diplômés, les suivent simples girouettes que l’on tourne et retourne à volonté. Sur un ton doctoral autant que narcotique, des sorbonards, des académiciens, des parlementaires gâteux conseillent de s’en tenir à la rigide orthodoxie et aux préjugés saugrenus de nos pères. Mais qu’il s’agisse du Temps ou du Matin, que l’auteur soit illustre ou obscur, dans la presse « d’information » comme dans celle « d’idée », c’est la direction qui d’avance impose la conclusion des articles insérés. A la boîte aux ordures le papier qui s’écarte du credo professé dans la maison, même et surtout s’il émane d’un esprit puissant ou engendre la conviction. De simples porte-plumes, des machines à pondre une prose au goût du patron, voilà ce qu’on a fait des journalistes, autrefois fiers de leur profession comme d’un sacerdoce. Combien pourtant doivent souffrir en soumettant leur copie au chef tout-puissant, mais borné d’ordinaire et ignare, instruit seulement des visées mercantiles ou politiques des bailleurs de fonds. Art, poésie, vérité, justice sont bagatelles insignifiantes pour ce majordome, il connaît seulement la consigne donnée par les maîtres qui le placèrent là ; et inexorablement il biffe toute pensée indépendante, menaçant de renvoi le scribe assez imprudent pour tenir compte de ses convictions personnelles. En fait de beauté littéraire, il n’apprécie que les formules insipides d’un style sans originalité : insignifiance des idées, banalité de l’expression, voilà ce qu’il exige de ses domestiques. Jette à ces malheureux — les pires peut-être des esclaves parce qu’ils livrent, enchaînés, leur cerveau — la pierre qui voudra ; pour moi, frôlé à maintes reprises par l’aile sombre et glacée de la faim, sachant ce qu’il en coûte de choisir l’aléa d’un lendemain sans espérance, je ne m’en sens point le courage. Puis j’en ai connu et pauvres et jeunes et pleins de talent qui, plutôt que de souiller leur plume, l’ont brisée. Comme j’aurais voulu avoir la toute-puissance que les croyants prêtent à leur dieu, pour témoigner à ces héros mon affection sans bornes. Qui dira par contre le degré d’abjection de ces larbins, décorés, satisfaits, chiens de garde des profiteurs, dont les appointements princiers ont la couleur sanguinolente des deniers de Judas. Et le prêtre leur promet en surplus entrée gratuite au paradis ! Chaque matin, en passant à la caisse, ils prennent le mot d’ordre émané des officines ministérielles ou financières ; disposés d’avance à pourfendre ceux qu’ils cajolaient hier, à renier leurs anciens serments, à trahir toutes leurs convictions, si l’exigent les commanditaires. Une idée leur semble bonne dès qu’on la paye largement, eût-elle pour conséquence la misère ou la mort de milliers d’êtres humains ; et, dût- il conduire un innocent à l’échafaud, le silence leur paraît légitime quand on l’achète au prix fort. D’où ces incroyables conversions qui, dans une brusque volte-face ou par de savants détours, permettent à un journal de s’endormir dans l’opposition et de se réveiller gouvernemental. Pour que se taisent les grands quotidiens radicaux, il a suffi, tout près de nous, à l’homme de la Meuse de faire un ministre d’Hennessy, leur riche et imbécile propriétaire. Car la direction sait que tout marche pour le mieux dans le meilleur des mondes quand messieurs les commanditaires sont satisfaits. Elle sait encore que si l’argent afflue dans les caisses du journal, obtenu sous couleur de publicité commerciale, dégorgé des fonds secrets ou fourni par la hideuse camarilla des banquiers, des moines et des militaires, il importe fort peu que meurent de misère des chômeurs affamés, que les prisons soient remplies d’innocentes victimes, que des milliers d’adolescents tombent sous les balles des Druses ou des Marocains. Un silence méthodique arrête toutes les plaintes, étouffe tous les cris ; les plus misérables sont, au dire de la presse, satisfaits de leur sort ; ceux qui gouvernent ont la sagesse infinie des dieux descendus ici-bas. Et contre l’infâme qui trouble un si bel ordre en dénonçant les crimes cachés, on requiert la rigueur des foudres gouvernementales. De l’or, toujours plus d’or pour leurs maîtres, voilà ce que réclament les serviteurs du capitalisme. Avant-guerre la Maison Krupp payait, par le moyen d’intermédiaires, les articles ultra-chauvins du Fiqaro ; ces articles annonciateurs d’une guerre prochaine lui valaient, en effet, des commandes nouvelles de la part du Reich. Nos industriels super-patriotes usèrent de procédés identiques ; des canons, des munitions, clamaient leurs hommes de paille, et, pour que se prolongeât la tuerie, ces mobilisés de l’arrière hurlèrent incessamment, de 1914 à 1918, que le soldat n’avait qu’à tenir jusqu’au bout. Aujourd’hui le jeu continue, transposé dans un plan nouveau. Que des requins désirent mines ou concessions agricoles, soit en Afrique, soit en Asie, et les journaux de proclamer nécessaire une nouvelle extension de notre activité colonisatrice ; que les fabricants d’acier écoulent difficilement leurs produits et les mêmes vous démontrent qu’il est urgent de doter les déserts africains de voies ferrées ou nos frontières du nord d’un réseau de fortifications ; qu’un Etat lance un emprunt, ils affirmeront l’affaire excellente et sans aucun risque : ceux qui prêtèrent au tzar, séduits par leurs fallacieuses assurances, en savent quelque chose. Ajoutons que, même s’il s’agit d’une pure duperie, la presse récolte des fruits d’or, car, moins confiante que ses lecteurs, elle exige au préalable d’être arrosée. Ses enthousiasmes comme ses indignations sont livrés sur commande ; ils demeurent proportionnels aux sommes consenties et toujours payables d’avance. Au dire des ambassadeurs russes, nos journaux patriotes avaient un goût prononcé, avant-guerre, pour ces combinaisons-là ; certains, paraît-il, étaient insatiables. Présentement, c’est aux guichets anglo-saxons qu’ils passent de préférence ; et, naturellement, ils estiment traître au pays quiconque ne partage point leur admiration pour la générosité américaine ou britannique. Tout politicien influent, tout roi de l’or veut avoir lui aussi un organe à sa dévotion ; un Coty, parfumeur multimillionnaire, en possède une demi-douzaine. Comité des Forges, Chemins de Fer, Compagnies Maritimes, Associations Commerciales et Trusts Industriels divers, ont leurs défenseurs attitrés dans la presse. C’est à qui pourra s’emparer des grands quotidiens de Paris et de province, non pour éclairer l’opinion mais pour l’égarer. A l’heure propice, quand on voudra forcer la main aux ministres ou peupler le parlement de larbins de la Banque et de l’Eglise, la convergence, vers un même point, de ces multiples bouches à feu : artillerie lourde genre Figaro, Temps et Débats, canons à longue portée du Matin, du Petit Journal, du Petit Parisien, du Journal, batteries légères des départements, permettra d’obtenir le résultat visé. Le peuple s’étonne, le peuple s’indigne, le peuple condamne, s’écrient les plats valets de la bourgeoisie ; avec audace ils se disent les fidèles interprètes de l’opinion commune et de la volonté des travailleurs. Naturellement les chefs d’Etat feignent de les croire ; ils en profitent pour ajouter une chaîne nouvelle à celles dont la plèbe est déjà chargée ou pour confier le pouvoir aux dictateurs Clemenceau, Poincaré et consorts. Afin d’opérer à coup sûr, les brasseurs de millions deviennent souvent propriétaires secrets des organes d’allure indépendante, même teintés d’esprit révolutionnaire. Ainsi l’on capte la clientèle de gauche et l’on colore d’apparences jacobines les pires entreprises de la réaction ; depuis la guerre surtout, ces procédés chers à l’Eglise s’avèrent d’usage courant. En matière de publications littéraires, la bourgeoisie dévote détient presque le monopole. Grâce à l’argent des Lebaudy, Brunetière s’empara de la Revue des Deux-Mondes ; un certain comte de Fels est devenu propriétaire de la Revue de Paris. Quant aux journaux qui prétendent nous renseigner sur l’ensemble du mouvement littéraire contemporain, chacun sait qu’on y cite les auteurs sur présentation de billets de banque ou de billets de confession, Interminablement l’on y parle du fourbe Maritain, de Josse le jésuite, de Claudel et des autres pieds-plats dont s’honorent les sacristies. Un silence glacial accueille tout écrit dont la pensée inquiète messieurs les bien-pensants ; une petite exception parfois si l’auteur ou celui qui l’édite a un portefeuille suffisamment garni. Au point de vue de l’art n’est-ce pas le suprême argument ! Et les protestations de lecteurs indignés pleuvent à la direction, dès qu’un journal s’avise de trouver de l’esprit à quelque affreux mécréant !... La règle suprême en matière de presse, c’est de plaire au client, non de l’instruire ; et pour plaire aujourd’hui il faut devenir serviteur du dieu Argent !
Organes socialistes et communistes ne méritent pas tous ces reproches ; si rares sont les défenseurs des humbles et les journalistes propres qu’il convient même de passer avec quelque indulgence sur de regrettables défauts. Sauf dans quelques périodiques courageux et réfractaires aux mots d’ordre, partants exceptionnels, une chose y déplaira toujours aux libres esprits : l’impeccable orthodoxie exigée des collaborateurs et l’absence de contradiction ; combien choquantes aussi les louanges sans fin décernées aux manitous du parti, équilibristes professionnels de la corde électorale ou traîtres secrets souvent ; puis, préoccupés seulement des problèmes économiques, ils négligent de travailler à la libération des esprits. Et nous ne disons rien de leurs tendances autoritaires et centralisatrices ! Reste la presse anti-autoritaire, libre-penseuse, qui répugne à toutes les formes d’oppression. Dernier rempart contre la tyrannie envahissante, elle est plus que jamais la porteuse de flambeau, le guide et le soutien des cerveaux non asservis. Mais sa flamme est bien faible, hélas ! et sa lumière perce avec peine les épaisses ténèbres environnantes. Non que le talent manque aux écrivains d’avant-garde ou que les feuilles de mentalité libertaire soient dépourvues d’intérêt ; mais leurs ressources sont insignifiantes et, pour que le grand nombre les ignore, périodiques de gauche comme de droite s’obstinent à ne les point citer. Un étouffement discret, voilà le traitement qu’on leur réserve depuis maintes années. En butte à l’universelle malveillance des exploiteurs humains coalisés, le journaliste d’avant-garde voit se fermer devant lui toutes les portes ; un Gohier, un Hervé, un Buré et tant d’autres, las de leur maigre pitance, ont gagné les gras pâturages de la réaction. Et celui qui reste fidèle, celui que l’or et les honneurs ne tentent pas, souffre parfois de ne point rencontrer chez ses frères une affection consolatrice de bien des maux. Songeons qu’il est par excellence le semeur de bon grain ; pardonnons-lui des travers inévitables, aidons-le dans sa tâche ingrate ! Car la presse, aujourd’hui maîtresse d’erreur, redeviendra ce qu’elle fut en des temps héroïques : un instrument de libération, si nous savons harmoniser nos efforts. Comprenons que la multiplicité des tendances est une force non une faiblesse ; ainsi la nature est rendue plus belle par la diversité de ses fleurs. Restons fraternels entre nous, et réservons aux tortionnaires du genre humain la totalité de nos coups.
— L. BARBEDETTE.
JUDAISME
n. m. (du latin judaïsmus, rad. Juda)
Les dictionnaires définissent le mot judaïsme par les mots : religion des juifs, ou bien par recueil des préceptes et cérémonials des hébreux ou israélites. Ce nom viendrait de Judas ou Juda fils de Léa. (Genèse 29, v. 35). Des milliers de volumes ont été écrits en allemand, en français, en hollandais, en anglais sur cette religion.
Il est impossible de les résumer en quelques pages pour notre encyclopédie ; nous nous contenterons donc de citer quelques faits, et nous en tirerons les conclusions qui nous paraîtront justifiées.
Si quelque chrétien, accoutumé aux pompes de l’Eglise austère du culte protestant, entre pour la première fois dans une synagogue ou temple juif au moment du service, il est pris d’une forte envie de rire. Lorsqu’on le force à rester coiffé et qu’il voit tous les assistants, hauts de forme sur la tête, une écharpe sur les épaules, chanter, ou plutôt ânonner dans une langue inconnue, c’est avec peine qu’en homme poli il réprime cette envie saugrenue
Mais le protestant ressent la même envie quand il assiste pour la première fois à une messe, lorsqu’il voit des prêtres vêtus de chasubles brodées, faire mille contorsions devant l’autel, s’agenouiller, faire des génuflexions ; puis des enfants de chœur vêtus de rouge et de blanc balancer des encensoirs d’où s’échappent des fumées malodorantes et encensant l’autel, les images, etc., etc. A la porte, des bénitiers où des enfants non catholiques viennent, dans leur ignorance, se laver les mains. Dans les processions, par les rues, les prêtres sous des dais et portant un dieu dans une boite, des reposoirs ou autels improvisés, comme on en voit encore dans les pays catholiques hors de France ; les rogations, dans lesquelles on entend des cris adressés à Dieu, comme si ce Dieu était sourd : « Donne-nous de l’eau ! », comme je l’ai entendu bien des fois en Valais. Les costumes des évêques, des archevêques, des cardinaux avec leurs étranges mitres ou chapeaux cardinalices, etc.
Tout cela n’est-il pas plus risible que le culte de la synagogue ? Et les églises orthodoxes russes, avec leurs évêques à mitres d’argent couvertes de pierreries, les baisers de mains que les prêtres font aux évêques qu’ils habillent comme des mannequins ; je dois avouer que libre penseur, anarchiste comme j’étais, j’ai eu souvent des besoins de rire de ces comédies qui, pourtant, continuent à attirer les foules.
Cette introduction servira à prouver que si je décris la religion judaïque avec quelque soin, elle ne m’est pas moins odieuse, car c’est au judaïsme que nous devons en héritage funeste le christianisme, religion atroce qui a fait couler des torrents de sang pendant des siècles, et qui en répandrait encore si la science, l’éducation n’y mettaient bon ordre. Persécutions, guerres incessantes, effrayantes tortures de l’Inquisition, obstacle au progrès de la civilisation toutes les fois que le christianisme a eu le pouvoir, — voilà le bilan du christianisme.
Le judaïsme et le christianisme doivent être honnis par tous les hommes de cœur. Néanmoins il est bon de connaître l’histoire de ces religions et d’en étudier les dogmes et les cérémonies.
Le remarquable historien des religions, le Professeur Vernes, dans son Histoire des Juifs, très libérale, cherche à démontrer que cette religions n’est pas, comme beaucoup le croient, originaire de la Mésopotamie, mélange des doctrines des Sumériens, les antiques habitants de ce pays, et du paganisme oriental que les juifs se seraient appropriés lors de l’exil.
Pour le professeur Vernes, la religion juive serait autochtone ; il dit qu’elle s’est formée graduellement en Palestine, grâce à la littérature nationale. Il affirme que le Pentateuque, — livre de la loi, — la Thora, comme l’appellent les juifs, est un recueil de poèmes sans aucune base historique, mais qui a servi de fondement à l’idée nationale des Hébreux.
« Jamais la Palestine n’a été, dit-il, conquise par les juifs venus de l’Egypte, où la science moderne a démontré qu’ils n’avaient jamais habité en nombre, mais que la branche arabe des langues à laquelle appartiennent l’hébreu proprement dit et l’aramien, et les tribus qui les parlaient, toujours en guerre, se massacraient mutuellement jusqu’à l’époque des Macchabées telle qu’elle nous est racontée par les livres apocryphes. »
Le Pentateuque ne serait donc qu’un recueil de récits fantastiques, des chansons de geste ou des contes de fées, qui n’auraient pas plus de fondement que « Huon de Bordeaux », « Les quatre fils d’Aymon », etc.
Les cinq livres dits de Moïse (pure image mystique) et celui de Josué seraient devenus le trésor historique des juifs, quoique ces œuvres n’aient été écrites que plus de mille ans après les événements qu’elles racontent. Les atroces récits des massacres commis par les juifs sur les tribus qui leur avaient accordé l’hospitalité, puis la conquête plus épouvantable encore d’un petit pays par des milliers de juifs qui n’épargnaient que les filles vierges et anéantissaient des peuples entiers sur l’ordre du Dieu d’Israël, sont heureusement mensongers, mais ils ont servi d’excuses aux plus noires actions des Constantin, des Vladimir, des Torquemada, des Pizarre, des Cortez, actions près desquelles les crimes attribués à Néron ne sont que des bagatelles. Les cruautés de ce genre, l’extermination des Peaux-Rouges, des Australiens ont continué jusqu’à nos jours, et notre esprit de conquête, notre militarisme, sont tout prêts à continuer d’appliquer les préceptes du mosaïsme ou judaïsme. On entend encore parmi nous raconter les hauts faits d’un Moïse, d’un Josué, etc. ; on enseigne dans nos écoles la belle morale d’un David — l’ancêtre du mystique Jésus — qui permet à un frère de violer sa sœur et qui lui-même fait tuer un mari pour lui voler sa femme. Quelles belles leçons à tirer de l’histoire d’un Samson, d’un Goliath, d’une Judith, etc. Mais passons. L’histoire des juifs et de leur religion en Palestine vous donne le cauchemar.
Les juifs n’étaient pas monothéistes dès l’origine, comme on le dit souvent. Comme tous les peuples de l’Orient ils ont commencé par adorer le soleil et les autres astres, mais chaque tribu avait son dieu particulier, chaque profession aussi, comme chez les catholiques tout village, tout métier a son petit dieu, son saint patron.
Chaque tribu juive avait un saint patron qu’on adorait sur les hauteurs et qu’on appelait El, Baal, Moloch, Adôn, Chaddaï ; plus tard est venu Yarch ou Yahou (Jéhowah), dieu particulier de la tribu de Juda, la plus puissante des tribus juives, qui a imposé son dieu particulier aux autres tribus. Ce Yaveh n’était pourtant qu’un dieu étranger, car on ne savait pas la prononciation exacte de ce nom auguste, et pour cacher cette ignorance les prêtres faisaient croire que quiconque le prononçait mourait aussitôt ; c’est pourquoi les juifs en lisant le titragamme (les quatre lettres hébraïques de ce nom) remplaçaient Yaveh pat Elohim (les dieux) ou Adonaï.
Les juifs ont continué à honorer plusieurs dieux ; même au commencement de notre ère il y avait des sanctuaires des dieux à Jérusalem malgré le Décalogue. « Je suis l’Eternel ton Dieu, qui t’ai retiré du pays d’Egypte, tu n’auras pas d’autre dieu devant ma face » — c’est-à-dire dans le temple. — Josué (Ch. 24, v. 2) dit que les juifs au delà de l’Euphrate adoraient d’autres dieux ; même en Palestine on voyait des images représentant un taureau, probablement personnification du Phallus. Les téraphins étaient des dieux domestiques à forme humaine (Genèse 31, v. 19–30), etc.
Quand la caste sacerdotale qui s’était formée dans le cours des temps se fut fortifiée, elle imposa par la violence un dieu Yaveh à tout le peuple. Ce fut la rhéacratie en plein, avec toutes ses cérémonies et son code, civil et pénal.
Les juifs croyants parlent toujours de la loi et des prophètes. Nous ne nous arrêterons pas aux œuvres de ces hurluberlus hallucinés que tout un peuple a regardés comme les messagers de Dieu. Ils n’ont guère été inspirés que par la folie naturaliste et religieuse, comme les anachorètes du désert catholique, les théologiens moyenâgeux ou les prophèlures protestantes des Cévennes.
L’important c’est la loi
On trouve déjà dans l’Exode toutes cartes de commandements sur l’alliance avec Dieu, sur la construction de tabernacles, sur les offrandes, sur l’arche, sur le chandelier à 7 branches, sur l’autel des holocaustes, sur la cuve d’airain, sur les vêtements sacerdotaux, etc., mais les principaux chapitres de la loi commencent dans le Lévitique.
La plus importante des ordonnances sont les holocaustes. Ce devait être un spectacle bien écœurant que de voir les fidèles amener, pour le faire égorger, leur plus beau bétail, devant l’autel que le prêtre arrosait de sang et couvrait de graisse, de chair et d’intestins ; les agneaux, les boucs, les chèvres sans défaut, les tourterelles, tout était agréable à ce Dieu glouton, qui aimait voir le sang dégouliner. On pouvait aussi offrir de la fleur de farine, de l’huile, de l’encens...
Si quelqu’un avait péché involontairement contre un commandement divin, il devait sacrifier un jeune taureau, une chèvre, un bélier, etc. Pour un faux serment on devait sacrifier un bélier, et le péché était pardonné.
Quiconque, excepté les prêtres, aurait mangé de la chair d’un animal sacrifié, devait être retranché du peuple, c’est-à-dire périr.
Dieu se faisait costumier, il commandait les vêtements d’Aaron et de ses fils, les prêtres, il leur mettait sur la tête une tiare d’or et aspergeait d’huile et de sang ces mêmes prêtres. Ainsi « parés», ils devaient être attrayants, ces serviteurs de Dieu !
Le feu de l’Eternel brûla deux fils d’Aaron qui avaient apporté sur l’autel un brasier étranger. Dieu défendit au peuple de pleurer la mort de ces jeunes gens. Dieu défend, sous peine de mort, de boire vin ou boisson avant d’entrer dans la tente d’assignation.
Ordonnances sur la nourriture
Dieu permet de manger tout animal qui a le pied fourchu et qui rumine, mais pas le lapin (qui rumine et n’a pas le pied fourchu), pas le chameau. Défense de manger des animaux aquatiques qui n’ont pas de nageoires et d’écailles. Hérissons, grenouilles, escargots, sont impurs et interdits. Toucher même à ces animaux souillait et quiconque les maniait restait souillé jusqu’au soir ; il fallait faire des ablutions pour se purifier. Même les outils devaient être purifiés.
Le judaïsme a toujours regardé la femme comme un être inférieur. Le Décalogue la met au même rang que le bétail :
« Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, ni sa femme, ni son âne, etc. »
Il a le mépris de la plus noble fonction de l’être humain : la maternité. Le Lévitique dit :
« La femme qui engendrera un mâle sera impure pendant 7 jours, puis après la circoncision de l’enfant elle restera 33 jours impure, ne touchera aucune chose sainte et n’ira pas à la synagogue. Si elle enfante une fille elle restera impure pendant 15 jours et elle restera 66 jours à se purifier. » (Lévitique XII)
Aussi même une fille est considérée avec mépris à sa naissance. Et il y a des femmes pour aimer une religion pareille, comme il y a des fanatiques du catholicisme, lequel regarde aussi une jeune mère comme impure.
Le juif qui abat un animal domestique loin du temple est expulsé de l’assemblée des fidèles (Lévitique XIII). Défense de manger du sang ; un oiseau tué à la chasse sera vidé de sang et couvert de poussière ! ! Le chapitre XIV du Lévitique contient des principes de morale assez bons, mais il approuve l’esclavage et défend de porter des vêtements tissus de deux espèces de fil. Au XXe chapitre la peine de mort est commandée contre celui qui livre son enfant à Moloch, c’est-à-dire qui le fait élever dans la religion des peuples voisins ; peine de mort pour l’adultère, pour la bougrerie, pour l’union consanguine ...
La terre pourra être cultivée pendant 6 ans, la septième année elle restera en jachère, les arbres ne seront pas taillés, le raisin ne sera pas cueilli.
Les juifs posséderont des esclaves pris dans les nations étrangères et qui seront esclaves à perpétuité, pourtant un esclave pourra se racheter à prix d’or. Un père pourra vendre sa fille.
Les fils de Kehath seront tous lévites, ils porteront l’arche mais ne toucheront pas les choses saintes, sinon ils mourront.
Le chapitre VI des Nombres édite de curieuses ordonnances sur le Nazareat, sorte de considération à Dieu. Le nazaréen ne doit boire ni vin, ni vinaigre, ne doit manger ni raisin frais, ni raisin sec.
Il ne se rasera pas la tête jusqu’à l’expiration de son nazaréat. C’est probablement de cette espèce d’ordre monastique temporaire qu’est venu le nom de nazaréen attribué à Jésus dans les Evangiles, et ce serait de ce nom qu’on aurait fait Nazareth, où l’Evangile fait élever Jésus, quoique jusqu’au VIIe siècle on n’ait jamais été d’accord sur l’emplacement de cette localité.
Un homme travaillant le jour du Sabbat, même pour ramasser du bois, sera mis à mort.
J’en ai dit assez pour faire comprendre la cruauté du judaïsme ancien. Il faudrait reproduire le Pentateuque pour bien exposer la morale de cette religion de terreur.
Voici des paragraphes du XXVIIIe chapitre du Deuteronome :
« Si tu n’obéis point à la voix de l’Eternel ton Dieu, si tu n’observes pas tous ses commandements, tu seras maudit dans la ville, tu seras maudit dans les champs, le fruit de tes entrailles, le fruit de ton sol, les portées de ton gros et menu bétail seront maudits. L’Eternel enverra contre toi la malédiction, le trouble et la menace au milieu de toutes tes entreprises, jusqu’à ce que tu sois détruit, jusqu’à ce que tu périsses promptement parce que tu auras abandonné l’Eternel. Il attachera à toi la peste, l’Eternel te frappera de consomption, de fièvre, d’inflammation, de desséchement, de jaunisse, de gangrène, etc. »
Le judaïsme devint surtout influent après la construction du temple dit de Salomon, temple dont les proportions étaient minuscules, si l’on tient compte des chiffres donnés par l’Ancien Testament. Il avait été construit par des artistes, des architectes étrangers, car les juifs ne pouvaient cultiver les arts, excepté la musique, et jusqu’au XIVe siècle les israélites n’ont produit ni peintres, ni sculpteurs, ni architectes.
Le temple construit pour la troisième fois et qui existait au commencement de l’ère chrétienne, jusqu’à la destruction de Jérusalem par Titus, ne devait pas non plus être bien grand, car on ne sait pas même quelle en était la situation sur la colline de Sion.
C’est dans ce temple que se célébraient les cérémonies commandées par l’Ancien Testament. C’est là que se faisaient voir les deux grandes sectes tant insultées par le Nouveau Testament : les Pharisiens aux strictes observations de la Loi, et les Saduccéens à tendances plus libérales et parfois révolutionnaires. La secte des Erséniens, à laquelle on a prétendu que Jésus appartenait, était plutôt un ordre monastique à tendances radicales.
La dispersion après la chute de Jérusalem a amené de grands changements dans le judaïsme. Les juifs ne peuvent plus faire de sacrifices, des holocaustes, mais ils ont conservé un grand nombre de pratiques imposées par les doctrines talmadistes. Ainsi un juif ne peut lui-même remonter sa montre le samedi, il peut la porter à son voisin pour le prier de la remonter ; il ne peut pas ouvrir une lettre, mais il peut la lire ; il ne peut pas manger de la chair d’un animal assommé ; un rabbin doit saigner la bête et la viande devient casher, c’est-à-dire pure ; il ne doit pas non plus manger de la partie postérieure de l’animal à moins que les tendons des cuisses aient été enlevés. La viande doit, avant d’être cuite, être placée une demi-heure dans l’eau, puis une heure dans le sel pour en extraire tout le sang, alors le sel est enlevé, la viande rincée, et elle peut être cuite. Toute parcelle de sang doit avoir disparu.
A l’époque de Pâques la famille doit manger sous des tentes ou des imitations de tentes. La vaisselle employée à cette époque-là ne doit jamais être employée à un autre temps, on la casse ou on la serre précieusement.
Si, à Pâques, on trouve dans le corps d’une oie ne fût-ce qu’un grain d’orge, la bête doit être rejetée, même si les pauvres diables doivent rester affamés ces jours de fêtes. Dans la grande fête « Yom kipour », les croyants doivent rester toute la journée dans le temple et jeûner jusqu’au soir.
Les femmes ne se mêlent jamais aux hommes dans les temples, elles occupent une galerie séparée ou sont derrière des grilles. Les strictes croyantes ne doivent jamais laisser voir leurs cheveux, elles portent des perruques.
Les juifs polonais, ou galiciens, sont très stricts dans l’observation des règles talmunates. J’ai vu, dans une grande huilerie de Fiume, dirigée par un Français, un rabbin spécial venir inspecter toutes les machines pour voir si on ne les graissait pas avec du suif ou du saindoux. Autrement des centaines de tonneaux d’huile d’olive ou de sésame auraient dû être jetés, car cette huile devait être expédiée aux juifs de Galicie.
Un juif de ma connaissance, à Fiume, avait reçu d’énormes fûts de vins de Dalmatie qui devaient être envoyés en Galicie ; un rabbin était là pour voir comment on mettait le vin en futailles. Un ouvrier ayant, par mégarde, en voulant mettre en perce, touché de son vilebrequin le vin du grand fût, celui-ci a été « blakboulé » et pas une goutte n’a pu être expédiée aux juifs.
On voit, par ce fait, à quelles absurdités peut conduire l’observation d’une religion formaliste.
Les juifs de France, affranchis par la Révolution française, abandonnent peu à peu ces méticuleuses pratiques. La plupart des jeunes juifs deviennent nettement libres penseurs, socialistes ou anarchistes ; il y en a beaucoup qui épousent des chrétiennes — surtout si elles sont riches. Il n’en est pas de même dans l’Europe orientale ; pourtant les jeunes communistes russes, très communs parmi les juifs, sont — la plupart — athées, même ceux qui, par esprit nationaliste, sont sionistes et vont coloniser en Palestine.
— G. BROCHER.
OUVRAGES CONSULTÉS :
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EN ALLEMAND :
-
Budde : Religion des Volkes Israël bis zur Verbannung (1900) ;
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Goldziher : Der Mythus bei den Hebraern und seine geschichtliche Entwickelung ;
-
Dillmann : Handbuch des alttestament. Theologie ;
-
Schutz : Altt. Theologie (5e éd.) ;
-
Grueneisen : Der Ahnenkultus und die Urreligion Israëls (1900) ;
-
Smend : Altt. Religionsgeschichte ;
-
Winckler : Geschichte Israëls ;
-
Graetz : Geschichte der Juden (10 vol.) ;
-
Bandissin : Geschichte des altt. Priestertums.
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-
EN ANGLAIS :
-
Sayer : Religion and Patriarchal Palestine ;
-
Steinthal : Semitic Studies ;
-
Rob. Smith : Religion of the Semites ;
-
The Prophets of Israel and their Place in History ;
-
The Old Testament in the Jewish Church ;
-
Bible Dictionary ;
-
The Faiths of the World (8 vol.).
-
-
EN FRANÇAIS :
-
Revue des Etudes juives ;
-
Revue biblique ;
-
Chantepie de La Saussaye : Manuel d’histoire des Religions (trad. franç.) ;
-
Darmstetter : Les Prophètes d’Israël ;
-
M. Vernes : Histoire des Juifs.
-
-
EN HOLLANDAIS :
-
De Profeten en de Profetie ;
-
Valeton : Voorlezingen over Profeten ;
-
Geschledenfs van Israels Godsdienst.
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JUDÉO-CHRÉTIENS (COMMUNISME DES)
Deux passages d’un des livres qui composent le Nouveau Testament, le livre des Actes, qui passe pour avoir été composé par un médecin grec, compagnon de voyage de l’apôtre Paul, font allusion au communisme pratiqué par l’Eglise ou Communauté de Jérusalem, fondée par les premiers apôtres.
Voici ces deux passages :
« Ils persévéraient dans l’enseignement des apôtres, dans la communion fraternelle, dans la fraction du pain et dans les prières... Tous ceux qui croyaient étaient dans le même lieu, et ils avaient tout en commun. Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun. Ils étaient chaque jour tous ensemble assidus au temple, ils rompaient le pain dans les maisons et prenaient leur nourriture avec joie et simplicité de cœur, etc. » (Actes II, 42 à 45)
« La multitude de ceux qui avaient cru n’était qu’un cœur et qu’une âme. Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux... il n’y avait parmi eux aucun indigent ; tous ceux qui possédaient des champs ou des maisons les vendaient, apportaient le prix de ce qu’ils avaient vendu et le déposaient aux pieds des apôtres, et l’on faisait des distributions à chacun selon qu’il en avait besoin. » (Actes, IV, 32 à 35)
Le communisme était déjà pratiqué parmi les juifs, par les esseniens ou thérapeutes (asaya, en syriaque, veut dire médecin), l’une des trois grandes sectes israélites de ce temps-là. L’historien philosophe Philon, dans sa Vie Contemporaine, et Pline l’ancien, dans son Histoire Naturelle, ont décrit leurs doctrines, leur genre de vie, leurs établissements. Voici, d’après l’Almanach Icarien de 1846, un résumé de la description de Philon, grec d’origine juive :
« Parmi la populeuse nation des juifs qui occupe une partie de cette contrée, il y a une espèce de gens qu’on appelle Esséniens ; ils sont, je crois, plus de quatre mille. Ils vivent dans des villages, fuyant les villes à cause de l’iniquité de ceux qui les habitent. Les uns travaillent à l’agriculture, les autres s’occupent des arts ; ils vivent en s’aidant et en se secourant entre eux. Ils n’amassent jamais ni or ni argent, ni ne songent à acquérir de grands fonds de terre pour s’en approprier le revenu. Ils ne demandent absolument que ce qu’il faut pour les besoins de la vie. Presque seuls de tous les hommes, ils vivent sans propriété, par choix et de propos délibéré... Ils ne savent ce que c’est que marchés, boutiques, etc. Il n’y a pas un seul esclave parmi eux ; ils sont tous libres, tous égaux. Ils condamnent la domination des maîtres, non seulement comme injuste, mais comme impie, puisqu’elle viole la loi de la nature qui engendre tous les hommes de la même façon, comme des frères légitimes, non seulement de nom, mais de fait. L’avarice et l’iniquité seules ont souillé cette parenté des hommes et mis, au lieu de la confraternité, la désunion ; au lieu de l’amour, la guerre. Aucune maison n’appartient en propre à aucun d’eux qui n’appartienne par le fait à tous. Toutes les provisions qu’elle renferme sont à tous. Un office pour tous les habitants, un vestiaire commun. Il serait impossible de trouver au même degré, ailleurs que chez eux, cette confraternité qui fait que des hommes unis par les liens du sang ou par l’amitié vivent sous le même toit, partagent le même sort, mangent à la même table, car de tout ce qu’ils ont gagné en travaillant pendant la journée, ils ne gardent rien comme leur propriété particulière ; mais portant tout à la communauté, ils en font la propriété de tous. En sorte que les infirmités ne sont jamais aggravées parmi eux. Les faibles et les malades, et ceux qui en ont soin, ne sont pas négligés ni abandonnés ; ils trouvent leur nécessaire assuré par le superflu des forts et des valides ; et ils peuvent en jouir sans honte, car c’est aussi leur propriété. »
Les Esséniens, que certains prétendent avoir été le milieu originel de Jésus, disparurent au temps de la prise de Jérusalem, sous le règne de Titus. Leurs idées ne périrent pas. Nous les retrouvons, dans le cours des siècles, reprises par les sectaires anarcho-chrétiens, les partisans des « milieux libres », les communistes anarchistes sentimentaux.
Qu’il soit question des esséniens ou de la communauté chrétienne primitive de Jérusalem, il s’agit d’un communisme local ou particulier, réservé à des initiés ou à des disciples. Plus spécialement en ce qui concerne les premiers chrétiens, il s’agit d’un communisme de répartition, non de production. On se trouve en présence de croyants qui ne se quittent plus, ont abandonné tout travail, riches comme pauvres, mais ne veulent pas que parmi eux il y ait quelqu’un de dénué.
Pourquoi ?
Parce qu’ils s’imaginent que la fin du monde est proche et que l’avènement du règne de Dieu est « à la porte », que le Christ ait été un personnage de légende ou historique, que les Evangiles reposent sur des récits plus ou moins falsifiés ou qu’ils aient été fabriqués pour les besoins de la cause, il n’en est pas moins vrai qu’ils annoncent une venue prochaine du Messie, précédé ou accompagné de ses anges. Les textes sont formels :
« Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu’ils n’aient vu le fils de l’homme venir dans son règne. » (Math. XVI)
« Je vous le dis en vérité, cette génération ne passera point avant que tout cela n’arrive. » (Math. XXIV)
Ces affirmations ou prophéties se retrouvent non seulement dans les autres Evangiles (Marc XIII, Luc XXI, même Jean XVI, etc.) mais dans les épîtres de Paul, avec une netteté indéniable (par exemple, chap. V de l’épître aux Thessaloniciens) .
Séduite par des illuminés ou égarée par des faussaires, de pieux imaginatifs, l’Eglise chrétienne primitive, durant deux ou trois générations, fut messianique, crut à la Parousie, au proche retour du Christ.
Le communisme de la communauté de Jérusalem fut donc transitoire, circonstanciel, accidentel. A quoi bon amasser des trésors ou accumuler des richesses ? A quoi bon se soucier du lendemain, travailler, produire, puisque vient la fin du monde, puisque si court est le temps ? Même auraient-ils continué à œuvrer au dehors comme artisans ou ouvriers que ce n’était pas sur une base économique que se fondait le communisme de l’Eglise jérusalémite, il n’était pas non plus universel ; il se limitait à un certain nombre d’humains, sélectionnés, lesquels « n’étaient qu’un cœur et qu’une âme ». Il était d’ordre éthique.
Mais les membres du groupe en question étaient-ils autant d’accord que cela ? Si le livre des Actes au chapitre IV, nous signale le cas — unique – d’un certain lévite, Barnabas, de Chypre, qui ayant vendu le champ qu’il possédait apporta l’argent et le déposa aux pieds des apôtres, il nous rapporte aussi l’histoire d’un ménage chrétien, lequel ayant vendu une propriété, mentit sur le total de la vente et retint par devers lui une partie du produit du champ. L’un et l’autre, nommés Ananias et Saphira, tombent foudroyés aux pieds de l’apôtre Pierre, chef de la communauté, après une apostrophe de celui-ci, cela va sans dire. Ce fait ne montre-t-il pas que le communisme prétendument volontaire de l’Eglise primitive n’allait pas sans opposition et que les dissidents avaient acquis une telle importance qu’il ne fallut rien moins que le recours à des mises à mort théâtrales pour inspirer « une grande crainte à l’assemblée » ?
L’exemple de la Communauté de Jérusalem ne fut pas suivi et il est probable que ce fut pour subvenir à la détresse où les avait plongés cet essai de communisme mal conçu et mal compris qu’on organisa, un peu plus tard, en sa faveur (dans les autres groupes chrétiens) les collectes dont nous entretiennent les épîtres pauliniennes.
— E. ARMAND.
JUDÉO-CHRISTIANISME
n.m.
Doctrine des premiers temps du christianisme, selon laquelle l’initiation à la loi de Moïse et l’adhésion au judaïsme était l’étape obligée pour les païens — en l’espèce, les non-juifs — qui voulaient se faire admettre dans l’Eglise du Christ. Les fondateurs de la religion chrétienne — juifs d’origine — mêlaient en effet (d’accord en cela avec l’exemple de Jésus lui-même, si l’on en croit les textes sacrés) les pratiques du mosaïsme aux rites de la religion nouvelle. Cette confusion, due à l’indécision des premiers pas d’un culte informulé, mit aux prises diverses écoles de Jérusalem et d’Antioche, en désaccord sur les voies d’accès à imposer aux néophytes, profanes du judaïsme. Un compromis dispensa ces nouveaux adeptes de « la circoncision et de l’observation de la loi » et leur interdit « avec la fornication, l’usage des viandes offertes aux dieux dans les sacrifices »...
Mais un problème plus vaste que ce dosage puéril tourmenta bientôt l’esprit des docteurs du temps :
« L’ère du Messie-Rédempteur effaçait-elle — en l’abrogeant — la loi de Moïse ? »
La thèse affirmative tendit vite à prévaloir, servie par la fougue des nouveaux convertis et son radicalisme séduisit tous ceux — et au premier rang les païens — qui regardaient comme une entrave désuète « l’antichambre » mosaïque. Les chrétiens judaïsants restèrent cependant fidèles à la tradition dualiste. La destruction du temple de Jérusalem par les Romains (70), en rendant impraticable l’observation totale de la loi, réduisit pratiquement le conflit. Mais une opposition de principe survécut et continua à se manifester, vivace, dans certains groupes. Elle entretint divers schismes latents et les hérésiarques ébionites et elcésaïstes en révélèrent particulièrement l’influence.
JUGE
n. m. (du latin Judex, de jus dicere, « celui qui dit le droit »)
Pris dans son sens le plus étendu, le mot juge s’applique à toute personne qui apprécie et se prononce sur n’importe qui, n’importe quel sujet, dans n’importe quelle circonstance. Les croyants disent de leur Dieu qu’il est : le Juge infaillible, parce que sachant tout et pénétrant les plus secrètes pensées de tous, il ne peut se tromper ; le Juge impartial, parce que, au-dessus et en dehors de toute passion et de toute influence, il échappe à toute pression intérieure ou extérieure qui serait susceptible d’altérer son appréciation ou de modifier son arrêt ; le Juge suprême, le Souverain Juge, parce que c’est sa décision qui, en fin de compte, infirmant ou confirmant toutes celles qui ont pu émaner de juges subalternes ou de tribunaux inférieurs, l’emporte sur toutes les autres et, seule, entre tôt ou tard en application. Ces qualités d’infaillibilité, d’impartialité et de souveraineté, proclamées ainsi inhérentes à l’exercice de la véritable équité, ne peuvent appartenir qu’à Dieu. Cette thèse, qui n’a d’autre fondement que l’indémontrable existence de Dieu, répudie, par voie de conséquence, toute idée d’un autre juge ou d’un autre jugement s’imposant à la conscience humaine. Elle proclame, toujours déductivement, que tout juge humain, quels que soient son savoir et son intégrité, ne peut que rendre des sentences d’une justice relative, douteuse, sujette à caution, entachée d’erreur et passible d’iniquité.
Pris dans un sens plus restreint et appliqué au « social », le juge est un homme qui a pour fonction spéciale de rendre la justice au nom du pouvoir souverain. De nos jours, c’est la Loi qui est l’expression du Pouvoir souverain et la Loi elle-même est censée être l’expression de la volonté populaire. Celle-ci a cessé -théoriquement du moins — d’être la manifestation d’une volonté unique et personnelle : Dieu ou le chef, pour devenir celle d’une volonté impersonnelle et collective : le peuple.
Un juge est donc, présentement, un homme dont la fonction spéciale est de rendre la justice au nom de la Loi. Or, d’une part, la Loi (voir le mot Loi) est, dans le temps et l’espace, essentiellement variable et contradictoire, ce qui implique que les arrêts rendus au nom et en application de la Loi sont nécessairement variables et contradictoires ; d’autre part, la Loi se formule presque toujours en un texte obscur et incertain, qui ouvre la porte aux interprétations les plus diverses, voire les plus opposées ; à telle enseigne que, soumise à l’appréciation de deux juges, la même cause peut être tranchée — et c’est fréquemment ce qui se passe — de deux façons opposées, bien que l’un et l’autre juge se flattent également de conformer leur décision à la Loi.
Est-il possible que, dans ces conditions, le juge soit à même de se prononcer infailliblement, impartialement, souverainement ?
« Si le juge avait le pouvoir de lire dans la conscience et de démêler les motifs afin de rendre d’équitables arrêts, chaque juge serait un grand homme. La France a besoin de six mille juges ; aucune génération n’a six mille grands hommes à son service, à plus forte raison ne peut-elle les trouver dans sa magistrature. » (Balzac)
La fonction dont le juge est investi, qu’il soit élu ou nommé, ne lui confère ni lumières exceptionnelles, ni vertus spéciales. Même dans l’exercice de sa fonction, le juge reste un homme comme les autres : sur qui passe, violent et brutal, le souffle des passions, que courbe l’intérêt aux aspects multiples et changeants, que poussent, tantôt dans un sens et tantôt dans le sens contraire : le souci de la carrière, la crainte de déplaire aux puissants de l’heure, l’espoir de se rendre favorables la presse et l’opinion publique.
Sur lui pèse de tout son poids le joug de l’habitude et le métier a raison du scrupule. Le juge en exercice n’est bientôt qu’un jugeur. Il devient rapidement, comme disait Balzac, « une pâle machine à considérants, une mécanique appliquant le code sur tous cas, avec le flegme des volants d’une horloge »...
Lié à la lettre de la Loi, le juge correctionnel se voit dans l’obligation de n’admettre que dans une mesure limitée les circonstances atténuantes. Pousser l’appréciation de celles-ci jusqu’à l’acquittement du délinquant, ce serait méconnaître le caractère impératif de la Loi ; ce serait fausser la lettre de celle-ci en lui substituant un esprit qui en serait la négation. Aussi, rares, très rares sont les juges qui, passant outre, prononcent l’acquittement d’un prévenu contre lequel la preuve est faite qu’il a commis un acte tombant sous le coup de la Loi. Le juge qui place le respect de la véritable justice au-dessus de l’observation stricte de la Loi est une exception ; il est un phénomène, une sorte de monstre au sein de l’espèce. Il se distingue, il se sépare tant et si bien de l’ensemble que, pour témoigner en faveur de cette séparation, l’esprit public le désigne en le qualifiant de « bon juge ». Ce fut le cas du Président Magnaud qui, à la suite de plusieurs sentences d’acquittement en faveur de prévenus dont le texte de la Loi commandait la condamnation, fut appelé « le bon juge ».
Le juge de carrière est soumis à une sorte de déformation professionnelle ; cette déformation est plus ou moins profonde ; mais elle est générale et le nombre est infime des juges qui n’en portent point le sceau. La fonction de juge installe celui qui l’exerce dans un milieu de corruption, de mensonge, de lâcheté, de turpitude, de servilité et de vice qui, lentement mais sûrement, agit sur son être tout entier. L’air qui circule dans les prisons, les cabinets de juges d’instruction, les prétoires et les couloirs des Palais de Justice, est imprégné de toxiques spéciaux qui, à la longue, pénètrent et saturent le juge, l’inclinant à voir des coupables partout.
Par l’éducation qu’il a reçue, les relations qu’il entretient, l’existence qu’il mène et le milieu dans lequel il vit, le juge devant lequel comparaissent un riche et un pauvre, est naturellement plutôt sympathique au premier. Il accorde aux déclarations du « Monsieur » une confiance qu’il refuse, d’instinct, au « pauvre diable ». S’il attribue sans difficulté, à l’homme de la classe privilégiée des mobiles généreux, il attribue aussi aisément à l’homme de la classe déshéritée des sentiments bas mis au service d’intérêts sordides. Et, cette déformation professionnelle s’accentuant avec l’âge, le juge se rend peu à peu coupable des pires injustices, sans en avoir conscience, à son insu et, par conséquent, sans qu’il en ressente le moindre regret, le plus mince remords.
La fonction de juge est, d’une façon générale, entourée de considération et de confiance. Et, pourtant, il n’en est pas qui mérite moins cette estime et cette confiance. Je comprends que le savant qui consacre l’effort de sa pensée à porter plus loin et plus haut la recherche de la vérité, l’artiste qui puise l’inspiration dans le culte de la Beauté, l’inventeur qui poursuit nuit et jour la découverte d’un appareil ou d’un procédé destiné à diminuer l’effort pénible de l’homme ou à augmenter sa puissance de domination sur les éléments naturels ; je comprends et trouve bon que de tels hommes bénéficient d’une sorte de vénération, mesurée aux avantages que l’humanité recueille de leur labeur. Mais le Juge ! Le juge, conscient de la délicatesse et de la gravité de ses fonctions, l’homme qui, appelé à se prononcer sur la liberté, les intérêts et l’honneur des autres, se rend compte que, quel que soit le soin qu’il apporte à ne se prononcer qu’en pleine connaissance de cause, il ne saurait acquérir la certitude que sa décision n’est pas entachée d’erreur et de partialité, et qui, pour toucher un traitement, conserver son emploi, se ménager de l’avancement et s’assurer, pour ses vieux jours, une retraite suffisante, consent, sans scrupule, à jouer un rôle dans la triste et scandaleuse tragédie judiciaire, je me demande de quelle inconscience cet homme doit être frappé, pour qu’il conserve l’estime de lui-même et de quel aveuglement sont atteints ses contemporains pour qu’ils l’honorent de leur estime et de leur confiance. Par la pensée, je vois un juge distribuant les années de prison ou de bagne au cours de sa journée ; je l’entends prononcer la peine capitale ; j’imagine ceux qu’il a condamnés s’acheminant vers la prison, le bagne ou la guillotine, et j’aperçois le juge rentrant, paisible, calme, serein, le soir venu, au sein de sa famille. Dans une salle à manger confortable, sa femme et ses enfants sont assis, près de lui, autour de la table familiale. Si tout sentiment n’est pas éteint en lui, si l’exercice de sa fonction n’a pas totalement desséché son cœur, peut-il, à ce moment, songer sans frémir au père de famille que sa décision tient séparé de ses enfants, peut-il penser, sans que sa conscience en soit tourmentée, au dénuement dans lequel l’absence plus ou moins prolongée du père plonge la femme et les enfants ? Et si sa carrière « s’illustre » de quelques condamnations à la peine capitale, se peut-il, à moins qu’il ne se croie infaillible, qu’il n’éprouve nulle angoisse quand, la nuit, son sommeil est hanté par l’apparition des têtes que ses réquisitoires ont fait tomber ?
Le juge qui en arrive, par tempérament et par accoutumance, à une aussi odieuse insensibilité (et, par la déformation professionnelle, c’est le cas de tous ceux qui ont vieilli dans la carrière), ne mérite aucune considération ; il n’est digne d’aucune estime. Il ne peut inspirer que le mépris.
— Sébastien FAURE.
JUGE IMPOSE, ARBITRE VOLONTAIRE
Il convient de résumer ici les raisons qui rendent éminemment hostile et répugnant à l’individualiste anarchiste le fonctionnement du mécanisme judiciaire.
L’on sait qu’après avoir commencé par manifester le caractère d’une réparation, d’un dédommagement à l’égard de celui au préjudice duquel un tort avait été commis (ou de ses ayants droit), la répression des délits et des crimes a fini par revêtir le caractère d’une vindicte, d’une vengeance exercée apparemment au profit de l’ensemble social, en réalité de ses dirigeants, de ses déterminants ou de ses privilégiés sur les déshérités, les désavantagés : ceux qui ne détiennent ni autorité, ni capitaux, ni propriété.
Il n’est pas difficile de se rendre compte que ceux qui ont charge d’appliquer les sanctions pénales ou disciplinaires que les codes de justice établissent pour réprimer les différentes formes de transgression sont — de par la classe ou le milieu où ils se recrutent — les souteneurs ou les représentants d’intérêts, de situations acquises qui ne leur permettent pas l’impartialité.
En outre, le tarif des pénalités, les peines accessoires qui les accompagnent si souvent ne tiennent aucun compte du tempérament, du déterminisme particulier des délinquants ; ne se préoccupent en rien des circonstances et des influences qui ont présidé à l’évolution, à la formation de leur caractère, de leur façon d’envisager la vie.
L’application des circonstances atténuantes ou aggravantes est laissée à l’arbitraire du distributeur de pénalités qui non seulement s’imagine — quand il prend sa profession à cœur — être un chargé de mission sociale, mais encore se réfère à des renseignements de police tendancieux et incontrôlés, à une impression physique, à des condamnations antérieures, si bien que, par la force des choses, le délinquant est autant puni comme « capable » que comme « coupable » de la transgression qui l’amène à la barre où il est cité.
Sous son apparence d’impartialité, le jugement du jury renferme autant d’arbitraire.
Je ne parle pas seulement ici du facteur de sentimentalité, exploité autant par le ministère public que par le défenseur du transgresseur, je fais allusion aux préjugés d’éducation et de convention qui dominent les jurés lorsque le moment est venu de statuer sur le cas qui leur est présenté. Que connaissent-ils, d’ailleurs, du criminel qui est traîné devant eux ? pas davantage que le juge professionnel, et ils ne sont pas mieux éclairés que lui sur son déterminisme. Ils sont automatiquement obligés de s’en remettre aux informations que leur fournissent l’accusateur public et l’avocat, les témoins à charge et à décharge. Il n’existe, pour le délinquant, aucune garantie qu’il sera jugé impartialement.
Mais ce n’est pas seulement contre le mécanisme du fonctionnement judiciaire que protestent et s’insurgent les individualistes.
Ce qu’ils combattent, ce qu’ils dénoncent, ce qu’ils critiquent avec véhémence, ce qu’ils posent à la base de leur antagonisme à la conception actuelle de l’application de la justice : c’est le juge imposé, conséquence du contrat social infligé aux dominés et aux exploités par ceux qui les asservissent et tirent profit de leur travail ; c’est le délinquant contraint de subir le juge qu’il n’a pas choisi, le code et la méthode de jugement qu’il ne peut récuser.
Ce que nient les individualistes, c’est qu’un être humain s’arroge le droit d’en juger un autre, qu’il s’imagine avoir ce « droit » soit comme une sorte de délégation ou de mandat d’une collectivité irresponsable, soit comme une faculté innée.
Pour comprendre les mobiles derniers et profonds qui ont pu pousser un être humain quelconque à commettre une action dite « délictueuse », il faudrait être cette personne elle-même. L’avocat le plus consciencieux, le plus expérimenté ou le plus retors n’y saurait parvenir lui-même, puisqu’il peut arriver que le délinquant ne puisse plus se rappeler ou se représenter avec précision dans quel état d’être il se trouvait au moment où l’infraction ou le crime se produisit. Il aurait suffi d’une circonstance fortuite, d’un accident peut-être minime pour que le délit ou le crime n’eut pas lieu ou se manifestât sous un tout autre aspect.
D’ailleurs, le défenseur qui prend à cœur sa profession se préoccupe beaucoup plus de s’assimiler la psychologie des juges, de les émouvoir, que d’analyser à fond le tempérament ou le déterminisme de son client. De l’avocat général ou du défenseur, c’est à qui aura le plus d’atouts dans son jeu. C’est pourquoi, pour gagner la partie, ce dernier parle en juriste devant un tribunal de profession et en orateur devant un jury.
C’est parce qu’il n’est pas possible qu’un jugement soit rendu avec équité ou impartialité, le jugeur ne pouvant se « mettre dans la peau du jugé », que l’individualiste aspire à voir devenir courante une mentalité personnelle qui fasse que le transgresseur s’inflige à soi-même le châtiment de sa transgression — selon que l’y détermine son degré de sensibilité ou de scrupulosité.
Les individualistes anarchistes rejettent tout autant le juge qui s’impose bénévolement que celui imposé par l’Etat ou tout autre organe de centralisation sociale. Parmi les anarchistes, on rencontre trop souvent une manière de juger ou d’apprécier les faits et les gestes de ses camarades, favorable ou défavorable, selon que leur conduite ou leur procédé, en telle circonstance donnée, est conforme ou non avec ce qu’aurait accompli, dans un cas semblable, celui qui porte jugement, du moins il le suppose. Il est étrange de voir des hommes aux opinions très libérales, très avant-garde, oublier que dans certains jugements ou appréciations, ils sont uniquement incités par leurs convictions personnelles, leur façon de vivre particulière ; le parti pris qu’ils manifestent détonne toujours, irrite parfois. Qui sait comment ils se seraient comportés aux lieu et place de celui qu’ils condamnent, eux, les détracteurs de la vindicte sociale dénommée justice. Tout ce qu’ils peuvent hasarder concernant leur ligne de conduite future dans tel ou tel cas est du domaine de la conjecture.
Et même quand ces juges bénévoles connaîtraient si exactement leur propre déterminisme qu’ils sauraient d’avance ce qu’ils feront en telle ou telle occasion que cela ne les autoriserait pas à porter jugement. Cela leur permettrait tout au plus d’émettre, par rapport à eux, une opinion personnelle sur le geste incriminé, non de nuire au camarade qui l’a accompli.
On nous demandera si nous nourrissons l’espoir qu’il ne s’élèvera plus de conflits, qu’il ne naîtra plus de désaccords, de différends entre membres d’associations, entre associations même, quand ce ne serait que pour des cas non prévus par les clauses de l’entente volontaire qui règle leurs rapports mutuels.
Nous répondrons que ces cas seront réduits au minimum, le contrat d’association ou catalogue des conditions d’association spécifiant les attitudes mutuelles qui sont la raison d’être de l’association. Des termes du contrat il est facile de déduire la nature des actions qu’implique le but de l’association, les charges et les avantages proposés à chacun de ses membres. Une association anarchiste ne comprenant que ceux qui souscrivent à ses engagements, ceux qui ne les ont pas souscrits n’ont à s’immiscer en rien dans le caractère et la forme desdits engagements.
Admettons que deux unités humaines, deux associations (ou davantage) ne puissent solutionner un litige s’élevant entre eux. Acceptons qu’ils éprouvent le sentiment bien net qu’ils ne se trouvent pas, pour une raison ou pour une autre, dans la situation d’esprit voulue pour résoudre, avec toute l’impartialité désirable, le différend qui les sépare ; peut-être parce que, chez chacun de ceux qui se prétendent lésés, il y a de l’irritation, de la colère, du dépit. Quoi de plus simple, pour les parties adverses, que de s’en remettre chacune à un ami, à un compagnon, au courant des circonstances de leur cas, de leurs tempéraments, etc. Il est infiniment probable que l’avis de l’arbitre ou des arbitres s’approchera de très près de l’équité « mathématique ». Le conseil fourni par l’arbitre ou les arbitres (qui ne nourrissent d’animosité à l’égard d’aucune des parties en désaccord), en pleine possession de leur calme, départagera impartialement ou à très peu près les adversaires. D’ailleurs, s’ils s’aperçoivent qu’ils ne peuvent arriver à une conclusion satisfaisante, rien n’empêche les arbitres de s’en remettre eux-mêmes à un autre, choisi alors par eux sans aucune intervention de leurs commettants, qui fournirait une sorte d’avis de dernier ressort qui les mettra d’accord.
Nous ne voyons aucune diminution de dignité personnelle à reconnaître qu’il est impossible de régler soimême tel différend qui vous sépare momentanément de votre semblable et de vous en remettre à un arbitre alors que vous le choisissez en dehors de toute contrainte étatiste ou obligation centralisatrice. Ici comme ailleurs, les individualistes anarchistes revendiquent pour la méthode qu’ils utilisent un caractère absolument et purement volontaire.
— E. ARMAND.
JUGES
Les juges composant le Tribunal de Commerce sont les derniers magistrats élus.
Dans les villes où il n’existe pas un tribunal de commerce, le tribunal civil juge commercialement, c’est-à-dire applique au litige commercial les dispositions du code de commerce, et la justice n’en est pas moins rendue au justiciable, qu’il soit ou non commerçant. Sur appel, les jugements du tribunal de commerce sont déférés à la Cour d’appel, dont la compétence est générale et sans distinction. On peut trouver au premier degré de juridiction comme au second la même aptitude du juge pour le litige et la même adaptation du litige au juge.
Les juges du tribunal de commerce sont élus par tous les commerçants patentés ou associés en nom collectif, domiciliés depuis cinq ans dans le ressort du tribunal ; la loi ajoute à ces commerçants et associés, les directeurs de compagnies françaises, les agents de change, etc., etc. Nous ne saurions entrer dans la minutie de ces détails. La liste électorale est dressée pour chaque commune par le maire assisté de deux conseillers municipaux. Ne peuvent être électeurs les condamnés privés de leurs droits civils et civiques, les faillis non réhabilités.
Le tribunal, dont le sectionnement vient d’être remanié, se compose de juges élus pour deux ans et de juges élus pour un an. Tout électeur inscrit peut être élu juge s’il est âgé de 30 ans, et tout ancien juge pourra être nommé président s’il est âgé de 40 ans. Tout juge sortant est rééligible, mais ne peut être réélu deux fois qu’après un intervalle d’un an entre ces deux réélections.
Venons aux juges qui composent le tribunal de première instance. Les magistrats appelés à composer le tribunal sont des juges, les magistrats appelés à composer la cour d’appel ou la cour de cassation ont le titre de conseillers...
Peut être nommé juge tout citoyen français jouissant de ses droits civils et politiques, s’il est âgé de 25 ans et s’il satisfait aux conditions suivantes : être licencié en droit, justifier d’un stage de deux ans au barreau d’un tribunal. A ces exigences a été ajoutée la garantie d’un examen réglementé par la Chancellerie.
Le président du tribunal et les vice-présidents sont nommés par décret du président de la République comme les juges.
Le nombre des juges que compte un tribunal est fixé par les pouvoirs publics. Le tribunal, si son importance le comporte, est divisé en chambres. Le président est de droit président de chaque chambre ; la chambre qu’il ne préside pas effectivement est présidée par un viceprésident. La nécessité s’étant fait sentir à Paris de diviser les chambres en sections, chaque section est présidée par un président de section. On appelle juge doyen dans chaque section le juge le plus ancien, si l’on se réfère à la date de sa nomination.
Le président du tribunal doit être âgé de 27 ans au moins.
Le tribunal doit être composé de trois juges au minimum. C’est une grave question, très vivement agitée, que de savoir si, pour la plus prompte expédition des affaires et l’évacuation d’un rôle encombré, il ne serait pas utile et opportun de créer le juge unique, composant à lui seul une juridiction du premier degré. Cette suggestion s’est heurtée à une opposition très vive et qui nous semble injustifiée. On semble craindre chez le juge unique sinon la partialité sans contrepartie, du moins l’entraînement sans contrepoids. La pratique démontre que, dans les tribunaux composés de trois juges, l’autorité du président absorbe souvent la personnalité de ses assesseurs, à moins qu’ils ne se coalisent, cas plus rares, paradoxe hiérarchique, contre cette autorité majeure.
On pourrait concevoir la création d’un rapporteur qui, placé auprès du juge, recevrait, en temps utile, avant les débats, les explications des parties et leurs pièces, examinerait l’affaire et, sans conclure, l’exposerait dans un rapport. Nulle pièce ne pourrait être introduite au débat que communiquée au rapporteur avant le rapport et par les soins du rapporteur, sous sa surveillance, à la partie adverse. Ce procédé ou cette procédure se rapprocheraient du système suisse qui, à cet égard, est excellent.
Les tribunaux de première instance comptent parmi leurs membres des juges suppléants. Les juges suppléants peuvent siéger, mais ne prennent part aux délibérations que s’ils sont appelés régulièrement à compléter le tribunal. Quand, par l’empêchement d’un juge appelé à siéger, le tribunal n’est pas complet au nombre de trois juges, il peut se compléter soit en faisant appel à un juge d’une autre chambre ou à un juge suppléant devenu nécessaire, soit en faisant monter au siège vacant l’avocat ou l’avoué, le plus ancien d’entre ceux qui sont présents à l’audience.
Il n’y a pas des juges uniquement civils et des juges uniquement correctionnels. Cette division des juges en deux espèces différentes serait cependant logique.
Mais les deux compartiments ne sont séparés par aucune cloison, les juges sont interchangeables et soumis au roulement.
Les fonctions de juge sont incompatibles avec les fonctions ecclésiastiques, avec le négoce. La parenté jusqu’au degré d’oncle et de neveu constitue un autre genre d’incompatibilité pour l’admission de deux juges dans le même tribunal. Ils ne peuvent se charger de la défense des parties ; il leur est défendu de « devenir cessionnaires de procès ou de droits litigieux et de se rendre adjudicataires des biens dont la vente se poursuit devant leur tribunal »... Parmi les prérogatives des juges, citons :
« L’inviolabilité dans l’exercice de leurs fonctions ; le droit de commander, au nom de la loi, à tous les citoyens ; la préséance sur les justiciables dans les actes et cérémonies publiques ; enfin le droit d’imprimer l’authenticité aux actes émanant d’eux. »
Les juges sont inamovibles. Ce principe a été posé par la Charte de 1814. L’inamovibilité est une garantie qui a pour but de préserver ou protéger l’indépendance du juge. L’inamovibilité du juge peut être suspendue par une loi et l’histoire nous enseigne que, dans les heures de crise, la politique a incliné le pouvoir central vers ce triste expédient ; mais ces coups d’éclat sont des moitiés de coups d’Etat.
[Une récente mesure a supprimé dans maints arrondissements un tribunal qui ressemblait trop à un avocat sans causes ; les juges de ce tribunal ont été transférés au tribunal départemental où, en attendant que la réforme s’égalise et se généralise avec le temps, ils tiennent chaque semaine une audience pour juger les affaires provenant de leur ancienne circonscription judiciaire].
Pour les attributions et les actes des juges, voir aussi : jugements, juridiction, jurisprudence, etc.
Si exceptionnel soit le juge, si vaste soit sa compétence et si ferme sa droiture, et quelque conscience et quelque haute conception qu’il ait de son rôle, et portât-il sa fonction au niveau d’une mission, son œuvre n’en sera pas moins relative, contingente et hasardeuse et entachée d’injustice. Le microscope ne permet pas d’apercevoir ce qu’on appelle l’âme des choses, cet équilibre mystérieux de molécules qui obéissent à des lois de gravitation encore inconnues de nous. Le juge, quand il décide, n’a jamais rassemblé toutes les raisons de décider. Quand il condamne il n’a jamais pénétré dans les arcanes de cette tête sur laquelle la condamnation va tomber. Il ignore, il ne peut savoir quelles lois psychiques, quelles influences ataviques ont mû les rouages de cet automate inconscient, de cet être suborné par la nature ou déformé par l’éducation.
La justice et le droit cherchent à s’unir. L’un et l’autre sont des compromis entre la violence et la récrimination avide elle aussi, aveugle parfois, égoïste presque toujours, qu’ils apaisent et, si sa soif mérite satisfaction, qu’ils abreuvent.
La force prime toujours le droit, mais le droit doit briser la force. « Un arrêt même médiocre est excellent », disait un conseiller sceptique, car il termine un procès. Puissent-ils, autant qu’ils existent, finir bien. Peut-être — si l’on peut dire — est-il heureux pour lui que l’accoutumance aplanisse chez le juge la terreur de se tromper. Quelle redoutable mission que celle de juger ! Pour un juge sincère et demeuré sensible, ou seulement conscient de ses redoutables interventions, quel tourment angoissant que d’oser juger !
— Paul MOREL.
;*** JUGE
Sous l’ancien régime, on appelait juges royaux, par opposition aux juges des seigneurs, ceux qui rendaient la justice au nom du monarque. Dans quelques provinces méridionales, on appelait juge-mage — ou mage — et, dans certaines localités, grand-juge, le premier juge du tribunal. En Languedoc, juge-mage était le titre du lieutenant du sénéchal. Le juge d’armes était un officier royal connaissant des différends relatifs au blason et tenant registre des personnes ayant droit aux armoiries... Juge était aussi le titre des magistrats suprêmes qui, de Josué à Samuel, gouvernèrent le peuple juif. Le livre des Juges (ou les Juges) est le septième livre de l’Ancien Testament relatif à cette période... En mythologie, devant les Juges des Enfers — Minos, Eaque et Rhadamanthe — comparaissaient les hommes en quittant la vie...
JUGEMENT
n. m. (du latin judicium)
Dans le langage ordinaire, jugement est synonyme de bon sens. Un homme de jugement, c’est quelqu’un qui suit, sans excès, les manières de voir, de penser et d’agir de l’époque, qui ne détonne pas par son originalité, qui n’a rien d’un révolutionnaire ou d’un anarchiste. Mais au point de vue philosophique, jugement a un sens bien différent. Il consiste essentiellement dans la perception et l’affirmation d’un rapport. Soit le jugement : la neige est blanche ; ce jugement suppose que l’esprit a saisi une relation entre la neige et la blancheur et que cette relation il l’affirme comme réelle. De même que l’idée se matérialise dans le terme, de même le jugement s’exprime par la proposition. Comme toute proposition contient deux termes, un sujet et un attribut, reliés par le verbe être, de même le jugement contient toujours. deux idées associées ou disjointes par l’esprit ; il implique, on l’a dit bien souvent, une analyse entre deux synthèses. Si je me promène dans la campagne et que j’aperçoive une tache sombre qui s’agite, j’aurai alors une vue synthétique globale qui manque de précision ; je m’interrogerai ensuite pour savoir s’il s’agit d’un buisson, d’un animal ou d’un homme, d’où une analyse qui me permettra de vérifier certains détails et de me faire une idée plus précise ; enfin, mon opinion fixée, je procéderai à une nouvelle synthèse, claire et nette celle-ci, en déclarant par exemple : je vois un homme. Mais il ne suffit pas que l’esprit perçoive un rapport, il faut encore que, ce rapport, il l’affirme comme possédant une existence réelle hors de l’esprit. Le jugement implique adhésion à une pensée que l’on estime vraie ; il pose donc le problème de la croyance, entendue au sens psychologique du mot. Parfois l’adhésion est totale, exempte de restriction, c’est la certitude ; parfois les motifs d’affirmer, ou de nier, paraissent équivalents, c’est le doute ; entre ces deux états se place l’opinion dont les nombreux degrés s’étagent en une longue gamme depuis la quasi-certitude jusqu’au quasi-doute. Pour Spinoza, l’idée n’est pas comme une peinture muette sur un tableau, c’est en elle-même qu’elle contient une puissance d’affirmation qui s’impose lorsqu’elle n’est pas contredite ; le jugement aurait donc sa raison d’être profonde dans l’intelligence. D’après Descartes et Malebranche, il relèverait plutôt de la volonté. « Par l’entendement seul, écrit Descartes, je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses que je puis assurer ou nier... Assurer, nier, douter sont des formes différentes de la volonté. » L’entendement se borne à proposer les idées ; c’est la volonté qui accepte et juge ; l’erreur provient de la disproportion entre l’entendement et la volonté.
A la volonté, Pascal associe étroitement le sentiment, le coeur, les passions, l’intérêt, cet instrument qui permet si aisément de se crever les yeux. Pour les associationnistes, le jugement se bornerait, au contraire, à un rapprochement mécanique d’idées, à une simple association. Chacune de ces conceptions soulève de sérieuses difficultés et, néanmoins, s’affirme, après examen, comme contenant une part de vérité. En fait, le jugement suppose l’activité analytique et synthétique de l’esprit tout entier, mais tantôt c’est de l’entendement surtout que résulte l’adhésion, ainsi lorsqu’il s’agit de vérités mathématiques ; tantôt c’est du sentiment et de la volonté, lorsqu’il s’agit d’opinions morales, religieuses, politiques par exemple. D’autre part si le jugement suppose association des idées, il implique quelque chose de plus, à savoir la perception et l’affirmation d’un rapport entre les idées associées.
On peut diviser les jugements, au point de vue de la quantité, en singuliers, généraux ou particuliers, selon que le sujet est un seul individu, une classe d’individus ou une partie seulement d’une classe. Au point de vue de la qualité, les jugements sont affirmatifs ou négatifs, suivant qu’ils affirment ou nient l’attribut du sujet. Au point de vue de la modalité, le jugement contingent affirme un rapport qui pourrait ne pas être, le jugement nécessaire un rapport qui ne peut pas ne pas être. Au point de vue de la relation entre le sujet et l’attribut, signalons la distinction kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques. Le jugement est analytique lorsque l’attribut est extrait du sujet par analyse : cinq est égal à deux plus trois ; le jugement est synthétique lorsque l’attribut est ajouté au sujet dont il ne fait pas partie : ce corps est chaud.
L’étude du jugement et de la proposition qui l’exprime, constitue l’une des parties de la logique formelle. Mais alors que la psychologie expérimentale nous dit comment le jugement s’effectue et s’intéresse aux formes pathologiques de cette opération, la logique se borne à indiquer les conditions idéales que l’esprit doit remplir pour rester d’accord avec les principes directeurs de la connaissance. La première a les caractères d’une science positive, la seconde ceux d’une science normative, d’un art qui se propose un but pratique. On peut difficilement exagérer l’importance du jugement ; il constitue l’acte essentiel de l’intelligence et intervient, du moins sous une forme spontanée, dans l’ensemble des fonctions mentales : perception, souvenir, abstraction, généralisation, raisonnement.
— L. B.
JUGEMENT
Faculté de l’entendement qui compare et qui juge, le jugement implique la connaissance exacte des faits soumis à la comparaison et la possession d’un discernement basé sur certains principes clairs, solides et vérifiables. Cette rencontre de la connaissance et du discernement est beaucoup plus rare qu’on ne le suppose. Tantôt, c’est la compréhension exacte des notions et faits sur lesquels le jugement est appelé à s’exercer qui, faisant plus ou moins défaut, s’oppose à une comparaison judicieuse ; tantôt, c’est la faculté de discernement qui, n’étant pas appuyée sur des principes suffisamment précis, stables et contrôlés, enlève au jugement tout ou partie des éléments qui lui sont indispensables. Si je suppose une personne ayant grandi dans le cadre étroit et strictement fermé des croyances religieuses, j’ai la certitude que, le jour où les circonstances appelleront cette personne à concevoir un jugement dont la matière dépassera ce cadre, elle en sera incapable. Car juger, c’est avant tout comparer et, comparer, c’est connaître les idées ou les faits entre lesquels la comparaison doit être établie. Si je suppose une autre personne née et ayant constamment vécu dans l’opulence, n’ayant jamais eu sous les yeux le spectacle de la gêne, de la privation ou de l’indigence, il est certain que, dans le cas où cette personne arrive à porter un jugement sur une action déterminée par la pauvreté, ce jugement sera faussé par l’absence de l’élément de comparaison nécessaire à tout jugement sain et judicieux. Enfin si je suppose deux personnes professant sur la guerre deux principes opposés et, souvent a priori, par exemple l’un exaltant la guerre et l’affirmant nécessaire et féconde, tandis que l’autre la condamne et la proclame une folie criminelle, il est évident que, basé sur des principes contradictoires, le jugement de ces deux personnes se prononcera de façon opposée.
De ce qui précède, il résulte que l’ensemble des conditions nécessaires à un jugement loyal, sagace et motivé sont rarement — nous pourrions dire jamais, considérant l’absolu — réalisées. Seule, une minorité restreinte s’en rapproche et fournit des jugements acceptables sous réserve. Et Voltaire pouvait dire :
« Les hommes ne méritent certainement pas qu’on se livre à leur jugement et qu’on fasse dépendre son bonheur de leur manière de penser. »
Cette méfiance avertie n’a rien de surprenant ; car le jugement est, en fait, l’opération essentielle et la plus complexe de l’intelligence. Cette opération implique le concours de la compréhension et de la mémoire, de la compréhension qui saisit et note le fait et de la mémoire qui l’enregistre et le classe pour permettre la comparaison. Comme toute faculté, le jugement se développe et s’affermit ; il devient, petit à petit, l’habitude d’apprécier sainement les choses ; c’est le sens exercé, perfectionné par la pratique.
Bien qu’un très petit nombre d’individus soient pourvus d’un jugement que l’on peut appeler éclairé, le monde fourmille de gens qui, à tort et à travers, apprécient, tranchent, louent ou blâment sans hésitation et formulent sottement un jugement qu’ils croient définitif sur des choses qui leur sont étrangères. C’est de la masse incohérente de ces jugements bornés, stupides, qu’est formée l’opinion publique (voir ce mot). La grande, la moyenne et la petite presse, à l’exception de quelques journaux et revues d’opinion avancée, vit de ce ramassis disparate de jugements hâtifs, d’appréciations inconsidérées, de conclusions s’inspirant des préjugés les moins défendables.
Le mot « Jugement » est fort employé dans le vocabulaire juridique. Un jugement est, par définition, le fait du Juge et le Juge, celui qui rend des jugements. Tous ceux qui, dans le corps social, organisent ou distribuent la « justice », savent quel cortège d’erreurs accompagne les jugements rendus. C’est pourquoi le législateur a prévu et institué toute une superposition d’instances qui ont pour objet de réviser, de rectifier, de réformer, d’annuler, de casser ou de confirmer les jugements prononcés par les diverses juridictions. Le fabricant de lois — qu’on me pardonne cette expression, mais n’est-elle pas exacte ? — espère que le jugement rendu en première instance empruntera à cette échelle méthodique de sentences, d’arrêts et de décisions, une autorité de plus en plus grande et un caractère croissant de certitude. Il n’en est rien. Au jugement en dernier ressort autant qu’aux précédents, il manque cette base solide qui implique et la connaissance certaine des mobiles qui ont engendré les faits à apprécier et les fins qu’ils avaient en vue, ainsi que l’existence des principes indiscutables dont l’application détermine le jugement lui-même. Si pénétrant, si subtil que soit le juge, il ne possède aucun appareil de précision lui permettant de se livrer à des investigations sûres dans les arcanes profondes et parfois mystérieuses de la conscience humaine. Quel est l’observateur, le psychologue qui peut, sans outrecuidance, se flatter de connaître à fond le mécanisme délicat et compliqué des ressorts qui ont mis en mouvement les actions sur lesquelles le jugement est appelé à se prononcer ? A la lumière de quels principes précis, solides, irréfragables, l’observateur fût-il incomparable, acquerra-t-il l’assurance de ne pas commettre d’erreur ? Je pourrais multiplier ici les questions de ce genre ; toutes les réponses entraîneraient cette conclusion : « personne n’a le droit de juger son semblable, nul n’étant infaillible, absolument impartial, totalement à l’abri des influences et des pressions que le milieu social fait peser sur tous, sans exception. L ‘homme ne relève que de sa propre conscience. Seule, celle-ci est en état — et encore relativement ! — de comparer, de discerner, de juger ».
— S. F.
JUGEMENTS (sentences juridiques)
On appelle — nous l’avons vu — jugement l’opération de l’esprit par laquelle, après avoir confronté des propositions ou des solutions différentes, nous nous décidons pour celle qui nous paraît la plus équitable ou la plus opportune, en un mot. la meilleure. On dit — terminologie courante astreinte aux réserves de relativité — qu’un homme a un jugement sain ou un bon jugement quand la rectitude de son esprit lui permet une confrontation exacte et complète des propositions ou des solutions en présence, et quand la décision qui résulte de sa comparaison est approuvée par notre raison. Par une dérivation naturelle, on appelle jugement le résultat de l’opération intellectuelle, c’est-à-dire la décision, et plus particulièrement encore on applique ce mot à la décision d’un juge.
La précision du langage juridique distingue entre ces décisions, selon la juridiction dont elles émanent. Il importe de fixer ces différents termes : le profane les mélange et nous avons vu plusieurs fois les chroniques judiciaires elles-mêmes les confondre.
Le juge de paix, juge unique composant. ce que le Code appelle sans intention malveillante un tribunal inférieur, magistrat appelé à statuer sur les contraventions de simple police et les infractions qui lui sont déférées par la loi, rend des jugements. Les tribunaux civils de première instance, soit qu’ils jugent en matière civile, soit qu’ils jugent en matière correctionnelle rendent des jugements. Les tribunaux de commerce rendent des jugements. En matière de justice militaire, les décisions rendues par les conseils de guerre et les conseils de révision sont des jugements.
Les cours d’appel sont des juridictions du second degré. A part quelques exceptions motivées par la qualité des personnes (hauts dignitaires, etc.) elles ne statuent pas en matière neuve, elles ont à examiner le jugement rendu pour l’infirmer ou le confirmer. Elles arrêtent, c’est-à-dire elles fixent définitivement l’interprétation du fait pour l’application du droit, et statuent en conséquence soit en maintenant le jugement attaqué, soit en le réformant. L’appelant ou l’intimé (celui qui a formé l’appel ou celui qui l’a subi) n’ont plus que la ressource de recourir à la cour de cassation sur la question de savoir si la loi a été bien et exactement appliquée, la discussion ne pouvant plus s’ouvrir sur la question de fait qui est tranchée.
Les cours d’appel rendent des arrêts.
La cour de cassation rend des arrêts.
Le mot arrêt est très ancien, et son usage, dans le domaine judiciaire, remonte au XIIe siècle. Le fait qu’il s’appliquait aux décisions des juridictions supérieures légitime notre étymologie.
En matière criminelle, on appelle verdict la déclaration du jury sur la culpabilité ou la non-culpabilité de l’accusé, le verdict résout en outre par une réponse affirmative, sinon par son mutisme, à la question de savoir s’il existe des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé. Le terme de verdict est spécialement réservé à cette déclaration du jury, et c’est à tort que quelques journalistes l’ont parfois appliqué aux jugements du conseil de guerre.
Sur le vu du verdict (le terme légal c’est : la déclaration du jury) la cour d’assises rend un arrêt.
Le conseil de préfecture rend des décisions qui s’appellent des arrêtés. Le Conseil d’Etat rend des arrêts.
On appelle sentence arbitrale la décision rendue par des arbitres que les parties ont constitués par un compromis.
Le président d’un tribunal (ou le magistrat qui le remplace) sont appelés à statuer en référé pour ordonner une mesure urgente. Ils statuent sur la difficulté et la décision rendue est une ordonnance.
Un litige porté devant un tribunal civil est défini et circonscrit par les conclusions des parties. Ces conclusions délimitent le champ du débat. Le tribunal doit statuer sur tous les chefs des demandes unilatérales ou respectives ; il ne peut accorder au-delà de ce qui est demandé. Comme le dit le langage judiciaire, il ne peut statuer « ultra petita ».
Les conclusions sont signifiées d’avoué à avoué et sont prises ensuite à la barre. Elles constituent la matière légale de la demande et de la défense. Les plaidoiries qui développent ces conclusions, si elles sont essentielles pour éclairer le juge, n’ont point pour effet d’introduire dans la procédure, désormais fixée, un élément nouveau. Les débats une fois clos, l’affaire est soumise au délibéré des juges. Cette délibération est exigée par la loi. La décision est rendue à la majorité des opinions. Cette décision doit être rédigée dans un jugement écrit, et le jugement doit être prononcé à l’audience publique par le tribunal composé des mêmes juges que ceux qui ont assisté aux débats.
Quand le jugement est reporté à une audience ultérieure, il peut arriver que le tribunal ne soit plus composé exactement des mêmes juges ; le débat doit être recommencé même si dans la nouvelle composition du tribunal n’entre qu’un seul juge qui soit resté étranger à tout ou partie des débats. Dans la pratique, lorsque ce cas se produit, les avocats ou les avoués reprennent à la barre leurs conclusions respectives : les débats sont censés avoir été recommencés et terminés à nouveau.
Le jugement, avant son prononcé, est rédigé sur une feuille volante qui s’appelle la minute. Le greffier prend sommairement note de la décision et constate par cette inscription qu’elle a été rendue. Le cahier sur lequel cette note est prise se nomme le plumitif. La présence et l’assistance du greffier à toutes les audiences du tribunal est exigée par la loi. La minute doit être signée par le président et par le greffier. Elle est remise au greffe, où elle est transcrite sur papier timbré en écriture grossoyée ; d’où vient à cette copie ainsi monumentée le nom de grosse. La grosse constitue un titre aux mains du plaideur auquel elle est délivrée, et il doit se garder de la perdre ou de s’en dessaisir si ce n’est à bon escient. Il ne pourrait s’en faire délivrer une autre que par une procédure assez épineuse : la procédure en délivrance de seconde grosse.
Analysons un jugement et voyons de quels éléments il se compose : D’abord cette énonciation qu’il est rendu au nom du souverain, c’est-à-dire sous la République, au nom du peuple français. L’indication qu’il a été rendu par tel tribunal, en audience publique et à telle date. Ces mentions sont en quelque sorte son intitulé. Il indique ensuite les noms, prénoms, adresses et qualités des parties, distingue le ou les demandeurs d’avec le ou les défendeurs, et l’intervenant ou les intervenants s’il y a lieu, mentionne leurs avocats et leurs avoués.
Alors vient le point de fait, c’est-à-dire l’exposé.
Le jugement relate l’assignation qui a introduit l’instance et tous les actes de la procédure, l’ordonnance qui a permis d’assigner sans préliminaire de conciliation (pratique usuelle pour décharger les juges de paix), les constitutions des avoués (déclarations par lesquelles ils se notifient qu’ils sont chargés de représenter devant le tribunal leurs parties), les avenirs qu’ils se sont donnés (invitations de porter l’affaire à l’audience). Le jugement constate que l’affaire est sortie du rôle (les affaires viennent à tour de rôle, c’est-à-dire à leur tour par ordre d’inscription), le jugement constate qu’après plusieurs remises elle est venue ce jour à l’audience pour être plaidée, que les avocats assistés de leurs avoués (cette assistance réelle et matérielle est devenue une fiction) ont repris leurs conclusions, et que le ministère public a été entendu (autre fiction, car le ministère public, dans la plupart des cas, s’en rapporte même tacitement à la justice et ne conclut que dans les affaires qui par leur importance ou leur difficulté comportent son intervention). L’exposé continue par le point de droit ; il résume les questions que le tribunal avait à trancher. Ce résumé répond à cette préoccupation juridique et légale que le tribunal ne peut sans excès de pouvoir, dépasser les bornes du litige.
L’exposé est alors terminé, il s’appelle les qualités du jugement, par abréviation et parce que son premier soin, on l’a vu, est d’indiquer les noms et les qualités des parties. Ces qualités sont rédigées par l’avoué de la partie qui obtient le jugement en sa faveur. Cet avoué signifie les qualités à son confrère, et en cas de désaccord sur leur teneur, un juge la règle.
Après les qualités, vient le jugement proprement dit, c’est-à-dire le texte de la décision rendue par le tribunal. Cette décision se compose de deux parties bien distinctes :
-
les motifs ;
-
le dispositif.
Les motifs sont l’ensemble des raisons qui ont déterminé le tribunal. Le dispositif est la sentence rendue par ces motifs.
La partie essentielle, vitale du jugement, c’est le dispositif, mais il est de doctrine et de jurisprudence que les motifs éclairent le dispositif, qu’ils peuvent dissiper l’obscurité d’une disposition, si cette disposition, faute d’être expliquée par les raisons de décider, restait ambiguë.
La troisième partie du jugement n’importe pas moins à sa validité.
Il mentionne la signature du président et du greffier. Cette mention est suivie de la constatation que le jugement a été fait (c’est-à-dire rédigé après délibération dans les termes de la loi et conformément à l’opinion de la pluralité) et prononcé en audience publique. Il indique la composition du tribunal, constate la présence du ministère public et l’assistance du greffier.
Vient ensuite la formule exécutoire qui confère au jugement l’efficacité. Le Président de la République française mande et ordonne à tous huissiers requis de mettre le jugement à exécution, aux procureurs généraux et au procureur d’y tenir la main, à tous commandements et officiers de la force publique d’y tenir la main.
La justice rendue serait plus belle si le jugement s’arrêtait là, mais une mention discrète et insidieuse nous apprend « in fine » que le jugement a dû être enregistré. Suit l’énonciation du droit perçu et qui s’ajoute à tant d’autres droits préalablement exigés et versés. La démocratie a fait de sa justice un luxe de jour en jour plus coûteux. Là aussi toutes ses promesses, tous ses programmes de gratuité sont des propos au vent.
De plus en plus la République se fait fiscale ; ses grands services sociaux ouvrent leurs guichets et ferment leurs couloirs aux citoyens modestes ; et la justice fait payer cher et ses cures et ses coups.
Ce que nous venons de dire sur les jugements s’applique aux jugements en matière civile, et peut, avec quelques modifications, convenir également aux jugements correctionnels.
Dans une poursuite correctionnelle, la procédure suivie à la requête du Parquet ou à la requête du plaignant, par voie de citation directe, ne comporte pas l’assistance légale et obligatoire d’un avoué. Le jugement correctionnel est donc très simplifié ; ses qualités disparaissent en ce sens qu’elles ne forment pas un exposé méthodique destiné à être signifié avant d’être incorporé dans le corps de l’acte. Le jugement correctionnel mentionna les parties poursuivantes et poursuivies. Dans la pratique, et pour les cas ordinaires, le jugement est prononcé par le président sans écriture préalable, noté par le greffier, rédigé ensuite pour être transcrit sur le registre. A la différence de ce qui se passe au civil, il doit être signé par tous les magistrats qui y ont concouru et non par le président seul.
Il doit mentionner que le président, avant de prononcer la condamnation, a donné lecture au prévenu des articles de loi applicables, il cite ces articles et les termes dans lesquels ils sont conçus.
Il vise les réquisitions du ministère public .
Il y a plusieurs sortes de jugements.
I.
Le juge, avant de statuer sur le fond, peut être amené ou convié à trancher des difficultés préalables.
Il peut être nécessaire d’instruire la cause, « pour mettre le procès en état de recevoir jugement définitif ».
Le jugement est dit alors : préparatoire.
Il peut être nécessaire d’ordonner, avant le jugement au fond, et pour y parvenir, une mesure d’instruction, comme par exemple une enquête d’où ressortira ou non une preuve de prescrire une vérification par expertise ou autrement. Le jugement est dit alors : interlocutoire. Ces jugements interlocutoires sont fréquents notamment en matière de divorce.
Il n’est pas toujours facile de distinguer le jugement préparatoire du jugement interlocutoire. Le mieux qu’on puisse dire pour marquer leur différence, c’est que la mesure d’instruction ordonnée par le jugement interlocutoire préjuge le fond, c’est-à-dire que si la preuve est faite, le sens de la décision à intervenir est d’ores et déjà fixé. Cette distinction n’a d’ailleurs qu’une portée théorique.
Les jugements préparatoires et interlocutoires se groupent sous cette dénomination : jugements d’avant dire droit.
« Dire le droit » est une expression qui rappelle en trois mots toute la doctrine romaine et toute l’organisation judiciaire à l’époque de Rome. Les termes impliquent l’étroite association de la décision à rendre avec l’équité, sa subordination rigoureuse au pouvoir dont la justice émane : ce pouvoir c’était, à Rome, l’être social que composait, si compact, si homogène dans son esclavage à la chose publique, le peuple romain.
II.
Un jugement est dit par défaut dans deux cas.
Lorsque le défendeur n’a pas constitué un avoué qui « occupera » pour lui dans la procédure.
Lorsque, ayant constitué avoué, il n’a pas conclu.
Le jugement, dans le cas contraire, est contradictoire.
Le jugement de défaut est susceptible d’opposition. Les effets de l’opposition sont d’anéantir le jugement et de replacer les parties, au point de vue de la procédure, dans l’état où elles se trouvaient au lendemain de l’assignation lancée par le demandeur.
L’opposition peut être formée jusqu’au moment où il résulte d’un acte d’exécution que le défendeur a eu connaissance du jugement rendu.
Le jugement est signifié par huissier commis. Si le défendeur a été touché personnellement par la signification, c’est-à-dire si l’huissier a signifié l’acte au défendeur en parlant à sa personne, le délai pour former opposition est d’un mois.
Si le jugement est rendu par défaut faute de conclure, comme il est certain que l’avoué a eu connaissance du jugement à lui signifié et a dû prévenir son client, le délai est modifié. Il est ramené à huit jours à compter du jour de la signification faite à l’avoué.
Ces règles sont applicables, pour le délai, aux jugements rendus en matière civile par les tribunaux de première instance et aux jugements rendus par les tribunaux de commerce. Les jugements de défaut rendus par un juge de paix ne sont susceptibles d’opposition que dans les trois jours de leur signification, à moins de prolongation accordée par le juge de paix, en prononçant le jugement de défaut, si notoirement le défendeur n’a pu être instruit de la procédure suivie contre lui. En matière correctionnelle, la règle est différente : l’opposition à un jugement qui a prononcé une condamnation par défaut est recevable dans les cinq jours de la signification qui en est faite au prévenu ou à son domicile. Cette opposition peut être formée par une déclaration au greffe ou par une simple notification, même par lettre missive, au Procureur de la République. Elle doit être en outre notifiée à la partie civile, s’il y en a une, c’est-à-dire au plaignant ou à la personne lésée qui est intervenue au débat en déclarant y prendre position et réclamer des dommages-intérêts. Toutefois, si le prévenu, condamné par défaut, n’est pas touché personnellement par la citation, il a le droit de former son opposition jusqu’à la prescription de la peine, à moins qu’il ne résulte d’actes d’exécution qu’il a eu connaissance du jugement.
Au délai de cinq jours ci-dessus indiqué, il convient d’ajouter les délais de distance calculés d’après le lieu où la condamnation a été prononcée et le lieu où la signification a été faite.
III.
Un jugement est ou non susceptible d’appel, selon l’importance du litige évalué en francs.
Il est dit en premier ressort dans le premier cas, et en dernier ressort dans le second.
Cette étude sommaire laisse dans l’ombre des cas trop spéciaux. Ainsi le jugement de défaut profit joint, c’est-à-dire celui qui est rendu contre un défendeur défaillant alors que d’autres défendeurs comparaissent. Le défendeur défaillant doit être purement et simplement réassigné par huissier commis. Ainsi encore les jugements rendus en chambre du conseil sur procédure simplifiée, notamment pour les actes de notoriété en vue du mariage, pour le paiement des droits universitaires, etc.
« La Cour rend des arrêts, et non pas des services », a dit Séguier. Puisse venir le jour où cette belle parole s’imposera même aux tendances politiques ou aux prétentions parlementaires ! Ce jour-là nous paraîtront plus archaïques les vers de La Fontaine :
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Les financiers passeront sous la toise commune, et les mercantis, pendus par les pieds, verront leurs poches se dégonfler de l’argent mal acquis. N’appuyons pas trop sur le clavier du rêve. Remarquons, pour ajouter à nos définitions, que La Fontaine s’est servi d’un terme impropre. Il a dit les « jugements » de cour et non les arrêts, mais il voulait sans doute généraliser...
— Paul MOREL.
;*** JUGEMENT
On appelait, au Moyen-Age, Jugement de Dieu, les « preuves » extraordinaires comme le duel, les épreuves de l’eau bouillante, du feu, du fer chaud, etc., auxquelles on recourait pour décider certaines contestations lorsque manquaient les preuves matérielles. C’était un appel à l’intervention céleste, au miracle, dans les cas où les hommes s’arrêtaient, embarrassés, sur le chemin de leur justice. On frémit en pensant à quelles révélations simplistes mais atroces étaient confiées l’innocence ou la culpabilité et quelles souffrances endurait l’accusé livré aux « interrogations » physiques de ces temps barbares. Ici le patient met sa main sur des charbons ardents ou il l’introduit dans un gantelet d’armes rougi au feu. Là une femme plonge son bras jusqu’au coude dans une cuve remplie d’eau bouillante, un paysan est jeté, pieds et poings liés, dans un bassin d’eau froide : elle est coupable si la brûlure a tracé son empreinte ; il est innocent s’il enfonce. Mais s’il surnage ? Ecoutez les raisons canoniques d’Hincmar, archevêque du XIe siècle : c’est « parce que la nature de l’eau, qui est pure, ne reconnaissant plus la nature de l’homme, que le baptême avait purifié, et que le mensonge a souillé de nouveau, la rejette comme incompatible » ! Et ces épreuves monstrueuses, préalablement bénies et préparées par des rites religieux... désignaient ainsi, divinement, le criminel. D’autres jugements, comme celui de l’Eucharistie, étaient propres aux ecclésiastiques. Dans le jugement de la croix, si le malheureux (debout, les bras étendus comme le crucifié), par un mouvement, trahissait sa fatigue, sa cause était perdue. Les anglo-saxons avaient le jugement du corsned dans laquelle le coupable ne pouvait réussir à broyer l’aliment présenté. Cette justice de hasard, où la faiblesse presque toujours était l’aveu, a laissé dans le langage populaire, des expressions encore usitées. On dit : « que ce vin m’étrangle, que ce morceau de pain m’empoisonne si je mens », ou « j’en mettrais ma main au feu », etc. Le Jugement dernier, incorporé à la doctrine chrétienne et en particulier au catholicisme (l’Eglise grecque séparée et certaines communions protestantes l’admettent également) est, pour les croyants, le jugement solennel que Dieu fera « des vivants et des morts » au jour fixé par son omnipotence et, pour nous, imprévisible. Une trompette symbolique annoncera au monde terrifié que l’heure de la justice définitive a sonné...
« Apparaissant dans sa majesté, le Fils de l’Homme, ressuscité et glorifié, placera les bons à sa droite, les méchants à sa gauche ; les premiers iront à la vie, les seconds à la mort éternelle. Le jugement dernier sera précédé de catastrophes qui annonceront la fin de ce monde et la résurrection de tous les morts. » (Matthieu, Evangile, chap. XIV et XV)
S’ils croyaient à l’avènement de cette justice suprême, combien de chrétiens l’attendraient en tremblant !
JUGER (DROIT DE)
On pourrait écrire des volumes sans épuiser la matière — sur les erreurs de pensée et d’action qui dérivent des imperfections de langage : synonymes, mots à double sens, etc. Un exemple s’en trouve dans la confusion qui existe sur la question du droit de juger, précisément à cause de la double signification de ce mot.
La minorité des forts ou des privilégiés de la fortune qui, au cours de l’histoire, ont opprimé et exploité la masse travailleuse, a formé peu à peu une quantité de croyances et d’institutions destinées toutes à assurer, justifier et perpétuer sa domination. A côté de l’armée et des autres moyens de contrainte physique, première défense et dernier recours de l’oppression, ils ont créé une « morale » adaptée à leurs intérêts, qualifiant de délit tout ce qui porte préjudice à ceux-ci, et formulant un corps de lois pour imposer aux opprimés, au moyen de sanctions pénales, le respect des principes prétendus de morale et de justice, mais qui n’expriment en réalité que l’intérêt des oppresseurs. Cela fait, des gardiens et des défenseurs de la loi, appelés « juges », furent chargés de constater les violations et de châtier les violateurs.
Ces juges que les privilégiés se sont efforcés toujours de placer bien haut dans l’esprit public, précisément en tant que soutiens du privilège, ont été et sont encore une des plaies les plus néfastes du genre humain.
Grâce à eux, toute pensée et tout acte de rébellion a été poursuivi et réprimé ; ce sont eux qui, à toute époque, ont martyrisé les penseurs qui s’efforçaient à découvrir un peu de lumière, un peu plus de vérité ; ce sont eux qui envoient à l’échafaud ou au bagne tous ceux qui se lèvent contre l’oppression et tentent de conquérir pour le peuple un peu plus de justice ; ce sont eux qui emplissent les prisons d’une foule de déshérités de la vie, lesquels, même quand ils ont fait le mal, y ont été poussés, et souvent contraints par ce régime social qui les frappe pour sa défense.
Eux, les juges, en se donnant comme les ministres de la justice, arrivent à faire supporter et accepter un état de choses que la pure violence de la soldatesque serait impuissante à maintenir ; et, en se couvrant d’une indépendance mensongère vis-à-vis des autres organes du gouvernement et d’une incorruptibilité plus mensongère encore, ils se font les instruments dociles et empressés des haines, des vengeances, des craintes de tous les tyrans, grands et petits. Parmi eux, le fait d’être placé au-dessus des autres, de pouvoir disposer de la vie, de la liberté, des biens de tous ceux qui tombent entre leurs mains et de faire le métier de condamner autrui, produit une dégénérescence morale qui les transforme en une sorte de monstres, sourds à tout sentiment d’humanité, sensibles uniquement à l’horrible volupté de faire souffrir.
Rien de plus naturel que ces juges et cette institution de la « justice » aient été et soient toujours l’objet des attaques de tout homme qui aime la liberté et la véritable justice.
Ajoutons à tout cela la compréhension plus exacte que nous avons aujourd’hui de l’influence de l’hérédité et du milieu social, réduisant au minimum, quand elle ne la détruit pas entièrement, la responsabilité morale individuelle, et la connaissance plus approfondie de la psychologie, qui, bien plus qu’à faire la lumière sur le problème des facteurs qui déterminent l’âme humaine, n’a abouti jusqu’à présent qu’à en montrer l’immense complexité et la difficulté, et on comprendra pourquoi l’on a dit que l’ « homme n’a pas le droit de juger l’homme ».
Nous autres, anarchistes, qui voulons éliminer des relations entre les humains la violence et la contrainte extérieure, nous avons plus raison que tous les autres de protester contre ce droit de « juger », quand juger signifie condamner et châtier quiconque ne veut pas se soumettre à la loi faite par les dominateurs.
Mais juger veut dire aussi exprimer son opinion, formuler son jugement, et ceci n’est rien autre que le simple droit de critiquer, le droit d’exprimer sa pensée propre sur tout et sur tous, ce qui est le premier fondement de la liberté. Nier le droit de juger, dans ce sens du mot, n’est pas seulement nier toute possibilité de progrès, mais aussi nier complètement la vie intellectuelle et morale de l’humanité.
La facilité de tomber dans l’erreur, les immenses difficultés qu’il y a à juger justement, surtout quand il s’agit des motifs moraux d’une action humaine, conseillent d’être prudent dans les jugements, de ne jamais prendre des airs d’infaillibilité, d’être toujours disposé à se corriger, à juger l’acte en s’occupant le moins possible de son auteur ; mais tout cela ne peut contredire en aucune façon le droit de juger, c’est-à-dire de penser et de dire ce qu’on pense. Tel ou tel peut se tromper, être injuste dans son jugement ; mais la liberté de se tromper, la liberté de soutenir l’erreur est inséparable de la liberté de défendre ce qui est vrai et juste : chacun doit avoir la liberté absolue de dire et de proposer ce qu’il veut, à condition de ne pas imposer son opinion par la force et de n’employer d’autres armes pour défendre ses jugements que celle du raisonnement.
Certains camarades, par une confusion due à la double signification du mot « juger », à l’occasion de certains actes appréciés différemment dans le camp anarchiste, ont cru sortir d’embarras en disant que les anarchistes ne doivent pas juger.
Et pourquoi les anarchistes, qui proclament la liberté complète, devraient-ils être privés du droit élémentaire qu’ils réclament pour tous ? Pourquoi eux qui n’admettent ni dogmes, ni papes, eux qui aspirent à aller toujours de l’avant, devraient-ils renoncer au droit, à la pratique de la critique mutuelle, moyen et garantie de perfectionnement ?
Les anarchistes n’auraient pas le droit de juger ?
Mais comment combattraient-ils la société actuelle sans l’avoir jugée mauvaise ? Et prétendre qu’on n’a pas le droit de juger n’est-ce pas déjà un jugement ? N’est-ce juger qui juge ?
Au fond, il ne s’agit de rien autre que d’une hypocrisie, plus ou moins inconsciente, de l’esprit, provoquée et renforcée par cette confusion de langage dont nous avons parlé. Ce qu’il y a en réalité, ce sont des hommes qui dénient le droit de juger à ceux qui ne jugent pas comme eux, et qui se le refusent à eux-mêmes aussi... quand ils ne savent comment juger.
— Errico MALATESTA.
JURIDICTION
n. f.
La juridiction est le pouvoir donné à un homme ou à un groupe d’hommes (ou le pouvoir qu’ils s’attribuent) de juger, c’est-à-dire de trancher par une décision obligatoire, par une sentence, les conflits de droits qui peuvent surgir entre les individus. Le juge « dit le droit » d’où le mot latin jurisdictio (dicere jus). A l’origine des Sociétés, nous l’avons vu (voir le mot Droit), les règles de droit se confondent en général avec la loi religieuse et les vieilles traditions familiales ou sociales dont les prêtres sont les gardiens. Au nom de la divinité dont ils prétendent être les représentants, les pontifes s’arrogent le droit de juger. Lorsque le pouvoir civil s’est constitué, les rois et les autocrates, eux aussi représentants de la divinité, se sont emparés du droit de rendre la justice, considéré comme l’une des plus précieuses de leurs prérogatives. Ainsi s’est formée cette idée que le droit de juger constitue l’un des attributs de la souveraineté, et lors même que la souveraineté appartient, non plus à un individu, imposé par la croyance ou la superstition religieuse, mais à la masse populaire, à la nation, c’est toujours au nom de cette souveraineté que la justice est rendue : le jugement est rendu au nom du peuple, et c’est la « volonté du peuple » qui lui donne sa force obligatoire.
Nous n’avons pas à retracer ici l’évolution historique de l’idée de droit ni celle des institutions judiciaires. Il suffit de constater que la notion de ce qu’on appelle aujourd’hui la séparation des pouvoirs (voir ce mot) a un caractère artificiel ne correspondant à aucune réalité historique, ni même à aucune réalité actuelle. Le pouvoir de « faire la loi » et le droit de l’appliquer ont été constamment confondus dans les mêmes mains. Et le pouvoir qui fait la loi est en tous cas celui qui nomme le juge et qui décide de son avancement. Que l’autorité soit exercée au nom du principe divin ou du principe populaire, c’est toujours elle qui, plus ou moins directement, détient le pouvoir de juger.
Le mot juridiction, dans un sens dérivé, désigne les divers corps, les diverses autorités chargés de rendre la justice. C’est ainsi qu’on distinguait autrefois la juridiction royale proprement dite et les juridictions seigneuriales, la juridiction civile et les juridictions ecclésiastiques. L’histoire du Moyen-Age, jusqu’à la Révolution, est en grande partie celle des efforts faits par l’Eglise pour conserver ou pour conquérir le pouvoir de juger. L’Eglise romaine, encore aujourd’hui, a conservé ses juridictions, non reconnues par le pouvoir civil, mais dont la légitimité est admise, tout au moins en certaines matières, par les fidèles ; en matière de mariage, de divorce, etc., la foule pieuse méprise les sentences des tribunaux ordinaires ; elle n’admet que celles des tribunaux ecclésiastiques, prête à subir à nouveau la domination de ces derniers, si l’Etat laïque se prêtait aux abdications que l’on cherche encore aujourd’hui à lui imposer.
A d’autres points de vue, on distingue la juridiction administrative et la juridiction des tribunaux judiciaires. Le pouvoir exécutif a conservé pour des juridictions composées de fonctionnaires révocables nommés par lui, la connaissance de certains conflits, principalement de ceux qui mettent aux prises les individus et les grandes « personnes morales », l’Etat, les communes, etc. C’est encore le contraire de l’idée de séparation des pouvoirs.
On distingue aussi la juridiction civile, la juridiction militaire, la juridiction commerciale, la juridiction prud’homale. Chacune de ces juridictions a sa compétence propre, et tire son origine de traditions ou de préjugés que nous ne comprenons plus guère aujourd’hui, mais auxquels nous habituent l’esprit de routine et de conservation, la force des habitudes acquises, la crainte de toute innovation et de tout changement. Le mot juridiction s’emploie aussi pour désigner l’étendue du droit de juger, le « ressort ». On dira en ce sens que la juridiction de telle Cour d’appel s’étend à tel ou tel département.
En un autre sens on oppose la juridiction contentieuse et la juridiction gracieuse. La juridiction contentieuse suppose un procès qu’un tribunal est appelé à trancher. La juridiction gracieuse suppose une autorisation, demandée en dehors de tout procès à une autorité judiciaire, pour faire un acte, ou l’homologation exigée par la loi d’un acte juridique quelconque.
Enfin les manuels de procédure distinguent souvent les juridictions de droit commun et les juridictions d’exception. Ces dernières sont, en procédure ordinaire, dans notre droit français les juges de paix, les conseils de prud’hommes et les tribunaux de commerce. La juridiction de droit commun est le tribunal civil. En matière pénale, il y a une juridiction d’exception dont le rôle néfaste, en temps de paix et en temps de guerre, n’a pas besoin d’être rappelé : ce sont les conseils de guerre.
D’une manière générale, il existe en droit moderne un double « degré de juridiction ». Cela signifie qu’une décision de justice peut être frappée d’appel devant une juridiction dite supérieure qui statue souverainement.
Mais la règle du double degré de juridiction souffre de nombreuses et importantes exceptions.
C’est ainsi qu’en général les jugements des juges de paix ne sont pas susceptibles d’appel lorsque l’intérêt du procès ne dépasse pas mille francs (loi du 1er janvier 1926). On dit alors que le jugement est rendu en dernier ressort. Il ne peut être attaqué que par la voie d’un pourvoi en cassation.
De même les jugements des tribunaux civils sont en principe rendus en dernier ressort lorsque le montant de la demande ne dépasse pas quinze cents francs.
En matière pénale les jugements qui sont susceptibles d’atteindre le plus gravement l’honneur, la liberté et la vie des citoyens sont précisément ceux qui ne sont susceptibles d’aucun appel (arrêts des cours d’assises, sentences des conseils de guerre).
On voit que la prétendue règle du double degré de juridiction souffre des exceptions nombreuses et des plus graves. Il arrive d’ailleurs que l’on ne s’explique pas pourquoi dans un cas il y a deux degrés de juridiction, et dans d’autres cas un seul. Ainsi la loi du 5 juillet 1925 sur la révision des baux permet l’appel, même lorsque le bail a été contracté pour un prix minime, alors que la loi du 1er avril 1926 ne permet pas l’appel des sentences rendues en matière de loyers, même lorsqu’il s’agit de loyers très élevés.
Pourquoi ? Nul ne saurait l’expliquer.
Nous ne pouvons qu’effleurer ce sujet. L’organisation des juridictions et des procédures, dans notre société actuelle, nécessiterait une étude critique approfondie, qui soulèverait souvent l’étonnement et l’indignation, mais qui dépasse les limites d’une encyclopédie.
— G. BESSIÈRE.
JURISPRUDENCE
n. f.
Dans son sens étymologique, le terme « jurisprudence » signifie la science du droit et des lois. Il vient des deux mots latins jus, juris (le droit) et prudentia souvent employé dans l’acception de science, connaissance. Les juris prudentes, ou juris perichi, étaient à Rome, à l’origine, les prêtres, ou pontifes, dépositaires des traditions ou coutumes sacrées, ayant seuls mission de « dire le droit ». L’organisation de la famille antique reposant essentiellement sur le culte des ancêtres divinisés, la distinction des choses suivant qu’elles appartenaient au domaine sacré ou profane, le règlement de la procédure primitive, c’étaient là autant de questions qui sollicitaient l’intervention permanente des pontifes. De là tout un ensemble de prescriptions élaborées par leur collège et dont ils étaient les seuls dépositaires et les seuls dispensateurs. D’autre part, les patriciens, appelés à l’exclusion des plébéiens à occuper les magistratures, celles surtout qui conféraient le droit de rendre la justice, étaient naturellement amenés à conseiller les plaideurs et à les guider dans la marche mystérieuse des procédures.
On ne s’étonnera donc pas que les premiers, comme aussi les plus célèbres des jurisconsultes (juris prudentes) aient été les membres du collège des pontifes. Mais le droit, qui était entre leurs mains et celles des patriciens, leurs disciples, un instrument de domination, conservait par cela même un caractère mystérieux qui le rendait, comme la religion elle-même, inaccessible à d’autres qu’aux initiés. La connaissance du droit restait donc cachée au vulgaire et comme enfouie dans les arcanes du pontificat. Mais le droit ne devait pas tarder à se dépouiller de son allure mystérieuse. La divulgation des jours fasti et nefasti, c’est-à-dire des jours où l’on pouvait ou non agir en justice, celle des formules à prononcer devant le magistrat pour intenter une action, l’admission des plébéiens au pontificat, la publicité qu’ils donnèrent à leur enseignement, furent cause de cette transformation. Peu à peu l’étude du jus civile (droit applicable aux membres de la cité) tendait à se constituer en une science véritable, jurisprudentia, ouverte à tous, de plus en plus libre dans ses recherches, mais retenant les qualités d’analyse subtile et de souplesse qu’elle devait à son origine pontificale.
L’office des juris prudentes trouvait l’occasion de s’exercer dans presque tous les actes de la vie juridique. Par les hautes fonctions qu’ils occupaient ou qu’ils avaient occupées, leurs avis prenaient une singulière autorité. Ils étaient appelés à donner des consultations aux magistrats, aux juges, aux particuliers. Ces avis (responsa prudentum) constituent l’une des principales sources du droit romain. En outre les juris prudentes assistaient les plaideurs en justice, rédigeaient des contrats, et enfin ils écrivaient des recueils et enseignaient publiquement.
Par leur effort, autant que par les édits des magistrats et plus tard les constitutions impériales, se forma le corps du droit romain, ce que plus tard, dans un sens nouveau, on appela encore la jurisprudence, c’est-à-dire l’ensemble des principes de droit admis et appliqués dans un pays déterminé. C’est dans ce sens nouveau que Pascal a écrit :
« Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. »
C’est aussi dans ce sens que l’on dit : la jurisprudence française, la jurisprudence allemande, etc.
Mais le mot « jurisprudence » a pris dans notre logomachie juridique une signification précise, qui ne correspond plus du tout à son sens étymologique. A ce que les Romains appelaient autrefois ainsi, on donne aujourd’hui la dénomination de « doctrine »,c’est-à-dire le droit tel qu’il est enseigné par les professeurs ou les jurisconsultes, l’interprétation des lois ou des coutumes donnée par eux dans des commentaires ou dans les leçons aux étudiants. La jurisprudence, c’est aujourd’hui le droit tel qu’il est appliqué par les tribunaux, et non plus tel qu’il est conçu par les théoriciens et les interprétateurs. La doctrine et la jurisprudence ne sont pas toujours d’accord. La jurisprudence de tel tribunal ou de telle cour d’appel n’est pas toujours la même que celle de telle ou telle autre juridiction. On opposera par exemple sur certaines grandes questions la jurisprudence des tribunaux administratifs et la jurisprudence des tribunaux judiciaires, la jurisprudence de telle cour d’appel et celle de la cour de cassation, etc.
La jurisprudence a pris de nos jours une importance considérable pour des raisons faciles à analyser. Les transformations souvent rapides résultant de l’évolution économique, des découvertes scientifiques, ont créé des rapports sociaux nouveaux non prévus par les lois ou par les coutumes. Le régime parlementaire ne facilite pas l’élaboration rapide de réglementations adaptées à ces nouveaux rapports. L’esprit de conservatisme étroit et de routine, qui étreint les cerveaux des hommes qui se croient les plus libérés, s’oppose à ce que l’on supprime ou à ce que l’on modifie les vieilles formules législatives, même si elles ne correspondent plus à l’état social nouveau, même si elles sont impuissantes à régler les droits et les devoirs de chaque citoyen en présence de situations ou de faits nouveaux. Il est cependant un principe fondamental dans notre droit moderne, c’est que le juge n’a pas le droit de refuser de juger sous prétexte du silence ou de l’obscurité de la loi. L’article 4 du Code civil proclame que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». L’article 185 du Code pénal, appliquant ce principe, dit :
« Tout juge ou tribunal, tout administrateur ou autorité administrative, qui, sous quelque prétexte que ce soit, même du silence ou de l’obscurité de la loi, aura dénié de rendre la justice qu’il doit aux parties, après en avoir été requis... pourra être poursuivi et sera puni d’une amende de deux cents francs au moins, de cinq cents francs au plus, et de l’interdiction de l’exercice des fonctions publiques depuis cinq ans jusqu’à vingt. »
Il est même interdit aux tribunaux, disent les commentateurs de ces textes, de suspendre leurs jugements pour demander au pouvoir législatif l’interprétation authentique de la loi :
« Si la loi est muette sur le point litigieux, le juge doit y suppléer soit par ses propres lumières, soit par des inductions tirées de la loi elle-même, soit par les principes de la raison et de l’équité. »
Il y a une seule exception à cette règle : en matière pénale, le juge ne peut appliquer que des peines prévues par la loi à des délits prévus et définis par elle.
Notons en passant que l’article 4 du Code civil apporte une sérieuse dérogation au fameux principe de la séparation des pouvoirs, qui, dit-on, constitue la base fondamentale de l’Etat moderne. Il est vrai que l’article 5 du Code civil spécifie qu’ « il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition réglementaire et générale sur les causes qui leur sont soumises ». C’est ce qu’on appelle la relativité de la chose jugée. Un principe de droit, admis dans un jugement concernant une espèce déterminée, ne s’applique qu’à l’espèce jugée. Le juge reste donc libre d’appliquer un principe contraire dans une autre espèce, et il n’a pas le droit de proclamer à l’avance qu’il appliquera telle ou telle règle à telle ou telle catégorie d’affaires.
On sait qu’il n’en était pas de même sous l’ancien régime. Les Parlements, qui avaient des attributions judiciaires et des attributions administratives, rendaient en matière judiciaire comme en matière administrative « sous le bon plaisir du roi » des « arrêts de règlement » qui conservaient leur force obligatoire tant qu’un édit royal ne disposait pas autrement.
La cour de cassation elle-même, qui ne statue en principe que sur des questions de droit, n’a le pouvoir de le faire que dans les limites strictes de l’espèce qui lui est soumise. Lorsqu’un jugement ou un arrêt est cassé par elle, l’affaire est d’ailleurs renvoyée devant un tribunal qui reste libre de trancher le point de vue autrement que ne l’a fait la juridiction suprême. C’est seulement après un deuxième pourvoi suivi d’une seconde cassation, que le tribunal de renvoi est tenu de se conformer dans la sentence à ce qui a été jugé, sur le point de droit, par la cour de cassation toutes chambres réunies. Mais même en ce cas la décision n’a de valeur que dans l’espèce tranchée.
Il était indispensable de rappeler ces notions élémentaires de nos lois, pour expliquer l’importance singulière prise par la jurisprudence dans le sens moderne du mot. Les rédacteurs de notre vieux Code civil seraient singulièrement surpris de l’extension qui a du être donnée à certains textes pour construire des systèmes juridiques applicables aux situations nouvelles créées par exemple par la naissance et le développement du machinisme, des chemins de fer, de la traction automobile (responsabilité en matière d’accidents), des assurances sur la vie et de tant d’autres rapports sociaux, que le Code civil n’avait pu prévoir.
Mais tous ces systèmes juridiques n’ont pu s’édifier que lentement, parmi les incertitudes et les divergences des décisions contradictoires de tribunal à tribunal, et parfois même contradictoires dans le même tribunal suivant la manière dont il est composé.
Au milieu de ces incertitudes et de ces contradictions, le malheureux justiciable se débat, obligé de se livrer aux hommes de loi, sollicitant les influences qui, s’imagine-t-il parfois, lui permettront d’obtenir gain de cause, et faisant rechercher dans les « précédents » les raisons qui, à défaut de loi, entraîneront la décision du juge. Les jugements statuant sur des questions de droit, sont, comme les textes de lois eux-mêmes, l’objet des commentaires et des interprétations des jurisconsultes. Des milliers d’hommes déploient leur ingéniosité à découvrir, à exposer, à soutenir ce qu’a voulu dire telle cour d’appel dans un arrêt plus ou moins obscur, à démontrer que cet arrêt s’applique ou ne s’applique pas à telle ou telle autre espèce... L’on sourit encore aujourd’hui du mot échappé naguère à un président de Chambre au tribunal de la Seine :
« Le tribunal n’y comprend plus rien, il va rendre son jugement. »
Cette phrase, sous son absurdité naïve, souligne et le pouvoir de la jurisprudence, dans nos sociétés modernes, et l’embarras de ceux qui sont chargés d’appliquer les lois... même lorsqu’il n’y en a pas !
Pour éviter les inconvénients que nous venons de signaler brièvement, le législateur contemporain, comme autrefois le législateur du Bas-Empire romain, cherche un remède dans des lois détaillées, prévoyant tous les cas qui pourront se produire, et ne laissant aucune place à l’arbitraire des tribunaux. Depuis un demi-siècle, les lois votées par nos Parlements ont presque entièrement cessé de constituer des textes courts, édictant des principes généraux, et laissant aux tribunaux la mission de les développer et de les appliquer. Harcelés par les sollicitations ou les injonctions de groupements d’électeurs, de syndicats, d’associations de toute nature, les parlementaires ont de plus en plus tendance à introduire dans la législation des multitudes de prescriptions de détail correspondant aux préoccupations dont on leur fait part, ou ayant pour but de satisfaire des intérêts électoraux. Il en résulte que les lois sont plus détaillées certes, mais aussi très souvent obscures ou même contradictoires dans leurs dispositions. C’est une tâche déjà difficile que celle de rédiger un texte qui rende bien exactement la pensée de son auteur et qui ne puisse prêter à aucune équivoque. Mais c’est une tâche impossible que celle qui a pour objet de prévoir et de régler en articles de loi les multitudes de situations différentes qui peuvent se présenter dans la pratique. Aussi la jurisprudence a-t-elle un rôle encore plus important en présence des lois complexes, touffues, pleines de détails, d’exceptions, de contre-exceptions, d’hypothèses, etc., que nous offre le législateur d’aujourd’hui. Sans doute le Parlement a-t-il voulu parfois réparer l’imperfection de son œuvre en votant des lois interprétatives. Mais il est arrivé parfois que ces lois interprétatives étaient elles-mêmes si obscures qu’elles étaient comprises d’une manière différente suivant les tribunaux !
Parfois aussi, le législateur a-t-il volontairement laissé dans l’ombre des points qu’il entend laisser les diverses juridictions libres de trancher. Par exemple dans les lois sur les loyers nées de la guerre, le législateur employant le mot « charges » n’a pas voulu énumérer parmi les charges celles qu’il voulait imposer aux propriétaires, celles qu’il voulait imposer aux locataires. Si ce n’est pas une sorte d’aveu d’impuissance, c’est tout au moins la démonstration de l’influence de plus en plus grande que prend dans nos régimes démocratiques, pour l’application des lois, l’interprétation judiciaire, en un mot la jurisprudence — influence heureuse, sans aucun doute, dans certains cas, influence néfaste trop souvent, car les juges, même lorsqu’ils s’en défendent, n’échappent pas facilement aux préjugés, aux passions, aux intérêts coalisés, du milieu social dont ils sont issus.
— G. BESSIÈRE
JURY
n. m.
Les jurés sont des magistrats temporaires. Ils représentent et, dans l’opinion publique, ils incarnent ce qu’on appelle la Justice populaire. En réalité, il n’en est rien. La loi exige que certaines conditions soient réunies, pour figurer sur la liste des personnes admises à faire partie du jury. Le jury, n’étant formé que des personnes ainsi qualifiées, ne représente donc qu’une faible partie de la population et non la population tout entière. Les femmes — qui, pourtant, comptent pour moitié au moins dans le chiffre de la population — ne peuvent faire partie du jury. L’immense majorité des personnes, hommes et femmes, se trouvant de la sorte éliminée, c’est à tort, on le constate, qu’on considère le jury comme la personnification de la Justice populaire. Ce qui a donné naissance à cette appellation erronée, c’est le besoin de distinguer entre les magistrats de carrière et les hommes appelés éventuellement et exceptionnellement à se prononcer sur les faits soumis à la cour d’assises.
Au surplus, quand elle s’exerce, la Justice populaire fait fi des simulacres et formalités qui s’imposent au jury ; elle n’est soumise à aucune forme protocolaire ; rapide, emportée par la passion qui la soulève, toujours violente et brutale, soit qu’elle sauve ceux qu’elle estime innocents, soit qu’elle extermine ceux qu’elle juge coupables, la justice populaire ne s’accommode pas plus de la procédure qu’elle ne s’embarrasse des lenteurs et des prescriptions du Code. Elle décide et agit, mettant sur l’heure sa décision à exécution. L’Histoire enregistre d’innombrables circonstances sur lesquelles s’appuie l’exactitude de ce qui précède, et précise ce qu’il sied d’entendre par ces mots : « la justice populaire ».
C’est au jury qu’il appartient de se prononcer sur le degré de culpabilité ou sur l’innocence des accusés ; mais c’est à la cour qu’échoit le soin de fixer la peine qu’entraîne un verdict de culpabilité. Par cette séparation des pouvoirs et attributions du jury et de la cour, le législateur a voulu marquer l’incapacité du jury à graduer la condamnation, dans l’ignorance où il se trouve de l’échelle des peines à appliquer. De ce fait, il arrive fréquemment que la peine prononcée par la cour diffère très sensiblement de celle qu’eussent infligée les jurés, s’ils avaient été admis à la fixer eux-mêmes. On ne s’explique que par des subtilités cette incohérence judiciaire à ajouter à tant d’autres.
Il est exact que c’est le hasard qui toujours préside à la confection de la liste des jurés ; c’est, dans la plupart des cas, le hasard qui préside aussi, par le jeu des récusations, à la formation de chaque jury. Il est également vrai que, désignées par l’aveugle tirage au sort, les personnes appelées à constituer le jury, ne possèdent aucune des compétences que nécessite l’exercice toujours si délicat et si incertain de la justice et qu’elles n’ont aucune connaissance spéciale du Droit et de la Loi. Il n’en reste pas moins que la séparation des pouvoirs et attributions qui confère au jury le soin de prononcer le verdict et à la cour celui de fixer la peine, est tout à fait illogique. Car, de deux choses l’une :
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Ou bien le jury est apte à se guider, à l’aide de ses seules lumières, dans l’appréciation des faits souvent très complexes, parfois obscurs et presque inexplicables, que l’accusation met à la charge de l’accusé ; il est apte à discerner les mobiles qui ont poussé celui-ci dans l’accomplissement de ces faits, le degré de responsabilité que lui laissent le milieu dans lequel il a vécu, l’éducation qui lui a été donnée, les exemples qu’il a eus sous les yeux, les entraînements qu’il a subis, les circonstances qui, au dernier moment, l’ont poussé à agir ; et si le jury est estimé apte à prononcer dans ces conditions un verdict éclairé et judicieux, il est plus et mieux que qui que ce soit apte à fixer lui-même la pénalité qui, en conscience, doit être appliquée à l’accusé. Car, « qui peut le plus peut, le moins ». En vertu de cette proposition dont l’exactitude n’est pas discutable, il est certain que, l’appréciation des faits et mobiles, des circonstances et des conditions, dont l’ensemble permet au jury d’apprécier sainement le degré de culpabilité de l’accusé, étant une opération bien autrement malaisée que celle qui consiste, cette appréciation étant connue, à adapter la peine à la volonté du jury, si le jury est en état de résoudre le problème le plus complexe et le plus délicat, il est, a fortiori, en état de résoudre le moins complexe et le moins délicat. Etant donné cela, la raison veut que le prononcé de la condamnation soit, comme celui du verdict, laissé à l’appréciation du jury ;
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Ou bien, on estime que le jury est incapable de fixer la peine qui concorde avec le verdict et, dans ce cas, le jury ,étant bien plus encore reconnu, ipso facto, incapable de rendre un verdict éclairé, ne doit pas plus avoir la responsabilité du verdict que celle de la sentence. Et, alors, le jury, n’ayant plus aucune raison d’être, doit être aboli.
C’est l’une ou c’est l’autre : tout ou rien. La logique l’exige.
Mais, c’est en cour d’assises que se déroulent les débats les plus retentissants. Les journaux ont copieusement relaté et commenté le crime, lorsqu’il a été commis ; les feuilles à grand tirage, sous la plume de leurs reporters les plus connus, ont entretenu leurs lecteurs de tous les détails susceptibles de piquer la curiosité du public, de provoquer et d’accroître son émotion. A la veille des grands procès, la presse rappelle le crime et publie à nouveau la photographie de l’accusé et de sa victime. Les avocats les plus renommés prennent place au banc de la défense, T’out est mis en œuvre pour donner à l’affaire une allure sensationnelle. Tandis que restent désertes les salles où siègent les magistrats appelés à examiner et trancher les conflits qui mettent aux prises les intérêts les plus considérables, les salles où siège le jury sont prises d’assaut par une foule trépidante de malsaine curiosité. Aussi, conçoit-on que, jalouse de ses prérogatives et de son prestige, la magistrature ait à cœur de se réserver, dans la tragi-comédie des procès les plus retentissants, un rôle de premier plan et qu’elle ne veuille pas abandonner totalement au jury le triste privilège de juger. Qu’on y songe : s’il était admis que, dans un seul des innombrables ressorts de la machine à juger, la présence et le concours des professionnels de la justice ne sont pas indispensables ou ne sont que secondaires, ne se pourrait-il pas qu’on songeât à éliminer ce concours et cette présence d’autres ressorts ? Et, le temps aidant, ne pourrait-il pas advenir que, graduellement écartés des fonctions qui leur sont actuellement dévolues, les magistrats fassent peu à peu figure de personnages inutiles et, par conséquent, suppressibles ?
Je prie le lecteur de ne pas m’attribuer l’opinion que cette suppression soit possible dans une société basée sur le principe d’Autorité. Ce principe serait sans force s’il ne s’appuyait pas sur l’appareil de contrainte et de répression qui, seul, en assure la mise en pratique. L’Autorité appelle de toute nécessité une Constitution qui en est l’expression et qui réglemente ses devoirs et ses droits. Cette Constitution emprunte sa puissance et sa stabilité au système répressif dont la fonction est de punir quiconque s’insurge contre l’ordre établi. Ce système répressif comporte fatalement le policier qui arrête, le magistrat qui condamne, le gardien de prison et de bagne qui répond du condamné et le bourreau qui exécute. Constitution, police, magistrature, service pénitentiaire : du chef de l’Etat au bourreau, tout se tient et forme la série continue d’anneaux qui, étroitement et indissolublement reliés, constitue l’imbrisable chaîne.
Je prie le lecteur de ne pas m’attribuer, non plus, l’opinion que la suppression des magistrats de carrière — même si elle était compatible avec le maintien du Régime d’Autorité — et leur remplacement par des juges temporaires et occasionnels, assureraient un exercice meilleur de la justice. Dans des études précédentes (voir Juge, Jugement) il a été démontré et, dans des études qui suivront, il sera établi que le juge, quel qu’il soit, ne peut être ni infaillible, ni impartial, ni souverain ; que tout jugement, quel qu’en soit l’auteur, est douteux et exposé à l’erreur ; que la justice, telle qu’elle est pratiquée, n’a rien de commun avec la véritable équité. Il résulte de ces démonstrations diverses et concordantes que ceux qui assument la charge de juger, qu’ils soient élus par le Peuple ou désignés par le Pouvoir, qu’ils soient ou ne soient pas inamovibles, qu’ils forment une caste spéciale ou appartiennent à la masse, sont voués à la même infirmité et frappés d’une même incapacité de juger en pleine lumière, qu’ils ne réunissent pas plus les uns que les autres les éléments d’investigation, de contrôle, de vérification qui les armeraient de cette certitude irréfragable qui, seule, confère à un jugement le caractère de rectitude, de précision et de probité devant lequel la conscience est tenue de s’incliner.
— Sébastien FAURE.
JURY (Organisation et historique)
Le coupable, en cas de flagrant délit, est traduit devant le tribunal correctionnel par voie de citation directe. Sinon, il est déféré au juge d’instruction, en qualité d’inculpé. Si l’instruction est close par une ordonnance de renvoi en police correctionnelle, les charges paraissant suffisantes, le présumé coupable comparaît en qualité de prévenu. Si l’ordonnance de renvoi établit une présomption de crime et non de délit, le dossier est transmis à la chambre des mises en accusation qui renvoie le présumé coupable, en cas de charges suffisantes, devant la cour d’assises. Ce présumé coupable prend alors la qualification d’accusé. L’accusé qui n’a pas été saisi, qui ne se présente pas sur la notification de l’arrêt de renvoi, ou qui, après sa présentation ou son arrestation, s’est évadé, est dit contumax ; il est suspendu de l’exercice de ses droits de citoyen et ses biens sont mis sous séquestre. Il est jugé par contumace, sans l’assistance d’un défenseur, et la cour statue à son égard sans l’assistance du jury. La contumace est au criminel le défaut de comparaître. L’accusé présent est jugé par la cour d’assises avec l’assistance du jury.
La cour d’assises est la juridiction instituée pour juger les individus accusés de crime. Elle est aussi, depuis la loi du 28 juillet 1881, la juridiction normale des délits commis par la voie de la presse et des diffamations visant les personnes publiques ou les personnes qui détiennent une parcelle de la puissance publique.
Le premier jour de la session d’assises, le président de la cour d’assises fait l’appel des jurés inscrits sur la liste de la session. La cour statue sur les absences et les excuses. Le jury qui doit être formé pour le jugement de l’affaire inscrite à l’audience est composé, pour chaque nouvelle affaire, par voie de tirage au sort. Le président procède à ce tirage. Le ministère public et l’accusé présents ont le droit de récuser au fur et à mesure du tirage ceux des jurés qu’ils ne voudraient pas avoir pour juges, et ce jusqu’à concurrence du nombre de jurés nécessaire pour constituer le jury. Ce nombre est de douze. Si le nombre des jurés qui peuvent être récusés est impair, l’accusé bénéficie du droit de récuser un juré de plus que le ministère public.
La cour, après ces préliminaires, ayant ouvert son audience, et procédé à l’interrogatoire d’identité que doit subir l’accusé, les jurés sont invités à se lever et à prêter le serment dont voici la formule : « Vous jurez et promettez devant Dieu et devant les hommes d’examiner avec l’attention la plus scrupuleuse les charges qui seront portées contre l’accusé, de ne trahir ni les intérêts de l’accusé ni ceux de la société qui l’accuse, de ne communiquer avec personne jusqu’à la fin de votre délibération, de n’écouter ni la haine ou la méchanceté, ni la crainte ou l’affection et de vous décider d’après les charges et les moyens de défense, suivant votre conscience et votre intime conviction, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme probe et libre. »
Chaque juré, nommément interpellé, doit lever la main et dire : « Je le jure. » Acte est donné du serment. Ce serment est prescrit à peine de nullité. Il est arrivé que des jurés, par scrupule de conscience et pour ne pas se soumettre à son principe religieux, aient refusé le serment. Ils se sont mis dans l’impossibilité de remplir leur fonction et l’affaire a été renvoyée à une autre session. Les annales judiciaires ont conservé le souvenir d’accusés qui, se prétendant lésés par la prolongation de leur détention, à raison de cette remise, ont demandé et ont obtenu de la cour des dommages-intérêts pour réparation de ce préjudice, mais la cour de cassation a cassé l’arrêt qui les leur avait accordé, motif pris de ce que la cour d’assises est incompétente pour statuer sur un préjudice qui ne dérive pas directement du crime ou du délit spécial qu’elle doit juger.
Nous venons de voir que les jurés, dans chaque affaire, devaient être douze. La cour, prévoyant la longueur des débats et l’indisponibilité possible d’un ou deux jurés au cours du procès, peut adjoindre au jury tiré au sort un ou deux jurés suppléants, également tirés au sort en même temps que les titulaires et qui les remplaceraient le cas échéant. Dans une affaire longue et retentissante, la cour, pour parer à toute éventualité, avait cru pouvoir faire tirer au sort trois jurés suppléants. L’arrêt de condamnation a été cassé. La cour de cassation a jugé que la cour d’assises, en dépassant le nombre légal des jurés supplémentaires, avait restreint illégalement le droit de récusation.
Les jurés ne doivent pas faire connaître au cours des débats, même par une question imprudemment commentée, leur sentiment. Ils ont le droit de faire poser, par l’intermédiaire du président, à l’accusé et aux témoins, des questions, pour éclairer leur conscience et former leur conviction. Strictement, les jurés devraient être confinés dans leur chambre de délibérations ou dans ses dépendances, depuis le moment où ils sont appelés à siéger jusqu’après leur déclaration ou verdict. Pratiquement il n’en est pas ainsi, surtout si l’affaire est renvoyée pour continuation d’un jour au jour utile le plus prochain. Le juré rentre chez lui, mais la clôture du jury devient réelle depuis le moment où les questions sont lues et posées jusqu’après le verdict.
Les questions posées au jury sont rédigées à l’avance, et lui sont lues, une fois les débats terminés. Elles sont modelées sur l’acte d’accusation, elles en suivent le plan. Le président a le droit d’y ajouter des questions subsidiaires posées comme résultant des débats : par exemple, si l’accusé est poursuivi pour meurtre, la question de coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner.
Les débats sont clos après le réquisitoire, les plaidoiries, les répliques du ministère public, du ou des avocats s’il y a lieu. L’accusé doit toujours avoir la parole le dernier... Les jurés, dans leur salle, dont les accès sont gardés par la gendarmerie (mot générique) délibèrent et votent. Ils reviennent avec une réponse écrite et signée par leur président, cette réponse est afférente à chaque question. Elle est « Non » ou « Oui », à la majorité. La mention que la réponse affirmative s’est acquise à la majorité est indispensable. Il est même indispensable que son inscription sur la feuille des réponses ne donne prise à aucune incertitude. Un arrêt de condamnation a été cassé parce que le jury, par lettre, avait inscrit : « Oui à la majorité. » Les jurés, au cours de leur délibération, s’ils hésitent sur le sens ou la portée des questions posées peuvent faire appeler le président et le questionner. Mais, aux termes des lois qui ont organisé la publicité de l’instruction et complété la sauvegarde de la défense, l’avocat doit être appelé à cette consultation. Cette réforme récente prévient les abus qui pouvaient se produire, malgré la réserve observée par le magistrat.
Le verdict prononcé est acquis en faveur de l’accusé même en cas d’erreur. Si le chef du jury, par une étourderie hypothétique, avait lu et prononcé « non » au lieu de « oui », l’accusé se trouverait acquitté du chef sur lequel il aurait été ainsi déclaré.
Si le verdict est incomplet, si le jury a omis de répondre à une ou plusieurs questions posées, le président de la cour d’assises renvoie les jurés dans la salle de leurs délibérations pour compléter leur verdict. Les jurés ne sont pas alors tenus par leurs votes antérieurs, ni par la déclaration écrite avec laquelle ils étaient revenus. Ils peuvent recommencer la délibération entière et rapporter une réponse neuve à toutes les questions. Nous avons vu ainsi un jury acquitter après avoir condamné sur sa feuille.
Si le jury estime qu’il existe des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé, il l’exprime en ces termes, après sa ou ses réponses à la question ou aux questions posées :
« A la majorité, il existe des circonstances atténuantes en faveur de l’accusé. »
Dans le cas contraire, le verdict reste muet sur les circonstances atténuantes.
Dans l’ancien état de la législation, le président, après le réquisitoire et les plaidoiries, résumait les débats avant la délibération du jury. Le résumé du président fut si tendancieux dans l’affaire Marie Bière, que le défenseur, Me Lachaud, se dressa frémissant à la barre et exigea la réouverture des débats. Cette éclatante manifestation de courage remua l’opinion et le résumé fut supprimé.
La déclaration du jury porte sur la culpabilité de l’accusé. Si le fait n’est pas nié, si, par exemple, le meurtre est certain, si l’accusé l’avoue, tout en invoquant les raisons de haine, d’exaspération ou d’égarement qui ont armé sa main, la cour peut retenir la matérialité du fait comme base d’une condamnation qu’elle prononce en allouant à la partie civile des dommages-intérêts.
Comment est constitué le jury, comment est-il tiré de la masse des citoyens ? La loi du 21 novembre 1872 règle sa constitution. Nul ne peut être juré s’il n’est âgé de trente ans accomplis, s’il ne jouit de ses droits politiques, civils et de famille. Sont incapables d’être jurés les indignes, nous résumons ainsi la nomenclature de la loi (condamnés pour crimes, ou pour délits à plus de trois mois, condamnés, quelle que soit la peine, si elle a été infligée pour vol, escroquerie, abus de confiance, attentats aux mœurs, les faillis non réhabilités, etc.). Sont incapables les interdits, les individus pourvus de conseils judiciaires. Les fonctions de juré sont incompatibles avec celles de député, de ministre, de magistrat, de préfet ou sous-préfet, de commissaire de police, de militaire des armées de terre ou de mer en activité, d’instituteur primaire, etc.
Ne peuvent être jurés les domestiques et serviteurs à gages, les individus qui ne savent pas lire et écrire en français.
Sont dispensés des fonctions de jurés ceux qui ont besoin pour vivre de leur travail manuel et journalier, ceux également qui ont rempli lesdites fonctions pendant l’année courante ou l’année précédente.
Il est formé une liste annuelle du jury. Cette liste comprend pour le département de la Seine 3000 jurés ; pour les autres départements un juré par 500 habitants, sans toutefois que le nombre des jurés puisse être inférieur à 400, ni supérieur à 600. La loi du 20 janvier 1910 a déterminé la répartition du nombre légal des jurés par arrondissement et par canton, pour parvenir à la composition de la liste annuelle. Une commission composée, dans chaque canton, du juge de paix, des suppléants de juge de paix et des maires de toutes les communes du canton dresse la liste préparatoire de la liste annuelle. A Paris, la composition de cette commission est spéciale. Ces commissions se réunissent avant le 15 août, et envoient leurs listes au greffe du tribunal civil de l’arrondissement, un original de ces listes restant déposé au greffe de la justice de paix.
La liste annuelle est dressée pour chaque arrondissement, en utilisant la liste préparatoire, par une commission composée :
-
du président du tribunal civil ou du juge qui en remplit les fonctions ;
-
des juges de paix ;
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des conseillers généraux qui, empêchés, peuvent être remplacés par des conseillers d’arrondissement. (A Paris, cette commission se compose du président du tribunal civil de la Seine, ou de son délégué, du juge de paix de l’arrondissement et de ses suppléants, du maire et de quatre conseillers municipaux).
La commission d’arrondissement forme également et à part une liste de jurés suppléants pris parmi les jurés de la ville où se tiennent les assises, afin qu’on puisse facilement les quérir, au cas où le jury de la session, par suite de défections, de décès, d’absences, ou d’excuses valables, ne se trouverait pas en nombre. Enfin, le premier président de la cour d’appel dresse la liste annuelle du département et la liste des jurés suppléants. Il y a des villes qui sont chef-lieu d’assises (comme Saint-Mihiel) et où la cour n’a pas son siège. En pareil cas, la liste est dressée par le président de leur tribunal. C’est sur la liste annuelle qu’est tirée, dix jours au moins avant l’ouverture des assises, la liste des trente-six jurés qui composeront la liste de la session. Le tirage est fait, en audience publique, par le premier président de la cour, ou par le président du tribunal chef-lieu d’assises. Et c’est sur la liste de la session que sont tirés, avant chaque affaire, et comme nous l’avons dit, les douze jurés appelés à siéger. Le juré qui ne se présente pas pour remplir ses fonctions est passible d’une amende de 500 francs qui peut être réduite par la cour à 200. En cas de récidive, l’amende, de 500 francs, peut être portée à 1000 francs, ensuite à 1500 francs ; le juré, après sa seconde récidive et sa troisième amende, est déclaré incapable d’être juré à l’avenir. Les fonctions de juré constituent une charge civique et sont gratuites. Les jurés qui avaient droit à une taxe de transport, d’après la distance, ont droit, d’après des dispositions récentes, à une indemnité journalière modeste, pour compenser la dépense de leur temps et la perte de leur gain.
Il y eut, dans l’antiquité, des institutions analogues à celle du jury. « Chez les Hébreux, les Grecs, les Romains, on trouve des traces évidentes de la participation du peuple aux affaires judiciaires. Il y avait un juge par 10 hommes selon la loi de Moïse ; ce qui, au total, ne faisait pas moins de 60000 juges. Athènes n’en avait pas moins de 6000 : c’étaient de véritables jurés répartis par le sort entre les divers tribunaux, après avoir été désignés par tous les citoyens. Rome avait évidemment des jurys dont les magistrats n’étaient que les instructeurs et les guides. Les juges ou jurés étaient pris d’abord dans l’ordre des sénateurs, puis on les choisit dans celui des chevaliers, et enfin, les plébéiens furent également admis à cette espèce de magistrature. » Le jury était organisé en Angleterre et en Allemagne bien avant d’exister chez nous.
Nous verrons (au mot justice : historique) que la création du jury remonte à l’Assemblée Constituante. Le mot et l’institution sont d’origine anglaise. Pour serrer de plus près l’imitation, il avait été créé deux jurys : le jury d’accusation et le jury de jugement. Le jury d’accusation a disparu quand l’inspiration révolutionnaire s’est évanouie dans le bouleversement fanatique du premier empire, dans la prud’homie haineuse de la Restauration, quand les sursauts de l’esprit civique se sont figés, laissant la place libre à la mascarade napoléonienne du charlatan qui singeait le conquérant. La loi du 17 juillet 1856 attribua à une section de la cour impériale les mises en accusation ; nous avons encore aujourd’hui cette Chambre des mises en accusation. Il serait d’ailleurs bien difficile, dans l’état de nos mœurs françaises, qu’un juge fût assez sage ou assez résigné pour statuer seulement sur l’opportunité d’une accusation, pour renvoyer un homme en cour d’assises sans prétendre à le juger au fond et sans délai.
Nous avons dit que l’Assemblée Constituante avait reculé devant l’institution du jury en matière civile. Il y a pourtant des litiges immobiliers, des différends, des désaccords que le législateur bien inspiré soumet à la décision d’un jury ; seul le jury peut, dans son indépendance, tenir la balance égale entre le puissant qui dépossède et le citoyen dépossédé.
Les débats civils que le jury tranche par l’allocation de l’indemnité « juste et préalable » sont ceux qui s’agitent en matière d’expropriation pour cause d’utilité publique. L’expropriation publique abaisse l’intérêt particulier devant l’intérêt général. Grâce à la loi vitale du 3 mai 1841, les routes, les canaux, ont pu s’ouvrir, les édifices nécessaires s’élever, et le sang a circulé dans les veines de la France. — L’expropriation se prépare et s’effectue ainsi : La loi ou le décret ont déclaré l’utilité publique les territoires sur lesquels doit s’exercer l’emprise sont désignés, les formalités administratives sont remplies : le plan des terrains ou des édifices dont la cession paraît indispensable a été dressé, la commission qui doit entendre les avis des propriétaires a donné son avis, les acquisitions amiables ont été tentées ou réalisées, le tribunal rend le jugement qui exproprie. Ce jugement transforme en une occupation précaire le droit du propriétaire sur sa chose, il résout les baux ; et à moins que, dans l’année, l’Administration n’ait pas poursuivi son expropriation, il ne reste plus qu’à régler l’indemnité due à l’exproprié.
L’expropriant a fait des offres, l’exproprié a formulé sa demande, qu’il pourra d’ailleurs modifier jusqu’à la décision finale et même à la barre. C’est entre ces deux termes : l’offre et la demande, que l’allocation doit se mouvoir, elle ne peut être moindre que l’offre ni supérieure à la demande. C’est le jury qui la fixe. Tous les ans, les conseils généraux, dans leur session d’août, désignent pour chaque arrondissement de leur département, les personnes domiciliées dans cet arrondissement parmi lesquelles sera choisi le jury spécial à cette affaire. Le Conseil général compose cette liste en se servant de la liste des électeurs et de la liste des jurés supplémentaires dressée en vue des débats de la cour d’assises.
La loi du 3 juillet 1880 autorise, si des circonstances exceptionnelles l’exigent, l’augmentation du nombre des jurés fixé par la loi de 41, pour le total de la liste générale. Ce nombre, après des modifications successives est de 600 pour Paris, de 200 pour Lyon, de 144 pour Rouen, pour les arrondissements provinciaux de 36 au moins et 72 au plus.
La liste étant ainsi dressée, il s’agit de choisir sur cette liste le jury spécial à chaque affaire. Ce soin est confié par la loi à la cour, dans les départements qui sont le siège d’une cour, et dans les autres départements au tribunal. Le jury spécial doit être composé de seize jurés et de quatre suppléants. Les récusations de l’Administration et de la partie adverse s’exercent sur le jury ainsi composé. Faute de récusation, le jury est réduit d’office au nombre voulu : soit douze jurés. Cette réduction est opérée par le magistrat directeur du jury. On appelle ainsi le magistrat qui est chargé de diriger les opérations du jury et qui est nommé à cet effet par le jugement d’expropriation. Ce juge est assisté du greffier.
Les jurés prêtent serment, mais leur serment n’a pas de formule sacramentelle. Il faut et il suffit qu’ils jurent de remplir leurs fonctions avec probité et surtout avec impartialité. La probité comporte l’impartialité, mais la précision d’impartialité semble plus spécialement exigible.
Le jury, connaissance prise des offres, des demandes, des plans, titres ou documents produits par les parties, peut entendre toutes les personnes qu’il lui convient d’ouïr pour s’éclairer. Il peut se transporter sur les lieux ou déléguer pour cette visite soit plusieurs de ses membres, soit un seul.
Dans la pratique, ces transports sur les lieux sont très usités, le jury entier s’y rend avec son magistrat directeur, dont la présence cependant n’est pas exigée par la loi, dans cette inspection facultative. — Les débats sont ouverts pour les plaidoiries : ils sont publics. Le magistrat instructeur les ayant déclarés clos, les jurés se retirent immédiatement dans leur salle et délibèrent sous la présidence de l’un d’eux qu’ils désignent. Ils doivent être au moins neuf pour délibérer valablement. En cas de partage, la voix du président est prépondérante. Le jury rapporte à l’audience sa décision qui fixe les indemnités à l’égard de toutes les parties en cause : aussi bien les locataires et les usufruitiers dépossédés que les propriétaires. La décision, signée par tous les jurés qui y ont concouru est remise par eux au magistrat directeur qui la déclare exécutoire, et envoie l’expropriant en possession de la propriété.
Tout juré qui, sans motifs légitimes, manque à l’une des séances ou refuse de prendre part à la délibération, encourt une amende de 100 francs au moins, 300 francs au plus. L’âge du fisc a quadruplé les amendes de l’âge de bronze, — le jeu des décimes multiplie aujourd’hui leurs francs.
L’ouverture et le redressement des chemins vicinaux s’opèrent par une procédure abrégée et avec un jury réduit. Le tribunal de l’arrondissement choisit, pour former le jury spécial, sept jurés dont trois suppléants. Mais la cour de cassation a jugé que si, sous couleur de redressement, on portait atteinte à la propriété d’autrui, les formes de l’expropriation ordinaire devraient être respectées et survies.
Par extension, on appelle jury, un groupement de professionnels ou de connaisseurs. Généralement élus ou choisis à raison de leur compétence technique, ils sont chargés d’admettre, de placer, d’examiner, de comparer des animaux, des produits, ou des œuvres d’art, et même de récompenser ceux qui les exposent ou les font concourir. Il y a ainsi les jurys des différents Salons, les jurys des concours agricoles, le jury du Conservatoire classe des concurrents et décerne des prix, etc... L’assimilation de ces examinateurs divers au jury vient de ce qu’ils votent et rendent leurs décisions à la majorité.
— Paul MOREL.
JUS (DE FRUITS PASTEURISÉ)
n. m.
Procédant d’un antialcoolisme éminemment constructif, je préconise la consommation systématique des fruits sous toutes les formes alimentaires et, par conséquent, sous des formes non alcooliques et non fermentées. C’est donc la prohibition volontaire et totale de tout ce qui contient de l’alcool. Et cette mise à l’index tend à l’amélioration physique, intellectuelle et morale de celui qui la pratique.
Généralement, ceux à qui j’ai recommandé l’abstinence volontaire — qui demande un effort et semble priver d’une « délectation » au moins habituelle — l’ont repoussée, avec plus de prétextes que d’arguments. Pour mieux la répudier, des anarchistes ont invoqué les principes individualistes qui leur sont chers. Ils ne veulent, en effet, disent-ils, aucune « restriction » à leur personnalité. Et supprimer — ou seulement réduire -leur consommation de boissons alcooliques ou fermentées serait diminuer, paraît-il, cette personnalité. Si l’on considère les méfaits de l’alcoolisme, on jugera que le buveur a une singulière façon d’affirmer sa personnalité. A ce titre, celui qui se suicide prouve aussi sans doute l’étendue et la vigueur de sa personnalité... en la détruisant. Il ne me plaît pas d’adopter, pour mettre la mienne en relief, des procédés aussi péremptoires.
L’alcool est, en effet, le plus déplorable et le plus onéreux des « aliments ». C’est, en revanche, un remarquable stupéfiant et par conséquent un réducteur avéré de l’individualité... L’alcool de consommation provient — en général — de la formation par fermentation, du sucre des fruits. Et, tant que des millions d’êtres humains n’auront pas la nourriture suffisante pour leur existence, je ne reconnaîtrai à aucun être humain le droit de transformer le sucre en un poison, l’alcool.
Attentif à conserver ma personnalité, je m’efforce d’utiliser les fruits, qui sont de remarquables et savoureux aliments, sous leurs formes alimentaires : à l’état frais, sec, en conserves, compotes, marmelades, pâtes et bonbons et en jus pasteurisés, sirops et concentrés, qui me nourrissent sans attaquer mes facultés.
Toute une littérature spéciale a fait connaître, surtout aux étrangers, les mérites des jus de fruits. Les Français, qui sont très « avancés » en paroles, les ignorent généralement. La plupart sont encore sous l’emprise des capitalistes de l’alcool, qui dominent la presse et les corps constitués, ainsi — l’un ne va pas sans l’autre — que les gouvernants.
Les pays qui produisent le plus de jus de fruits pasteurisés sont les Etats-Unis, la Suisse et l’Allemagne. En France, pays très producteur de fruits, rares sont les fabricants de jus de fruits, et spécialement de jus de raisins ou de pommes pasteurisés. La Normandie et la Bretagne, pays très riches en pommes et poires, « affirment leur personnalité » en transformant ces fruits délicieux en cidre et en alcool et en faisant consommer l’alcool aux enfants eux-mêmes dans leur biberon. Résultat : sur 100 conscrits, la moitié sont refusés pour cause de dégénérescence alcoolique.
Dans le Midi vinicole, le raisin est transformé en vin et en alcool, et, chaque année, les asiles d’aliénés doivent s’agrandir pour les clients que leur procurent le vin et l’alcool. Pendant la guerre, la population manquait de sucre ; mais les gouvernants aidaient à en transformer des milliers de tonnes en vin de seconde cuvée.
La France viticole n’arrive pas à procurer à la consommation française le raisin frais et le raisin sec nécessaires au pays. Si bien que les consommateurs français doivent s’approvisionner de ces précieuses denrées à l’étranger, où ils les payent trop cher. De même pour les autres dérivés alimentaires des fruits.
Pendant la grande crise vinicole de 1902–1903, alors que le vin s’est vendu trois francs l’hectolitre, les viticulteurs du Midi se sont refusés à produire des sans-alcool, et depuis, les viticulteurs de Californie se sont outillés et procurent aux consommateurs des pays secs les jus de raisins pasteurisés que les viticulteurs rétrogrades de France ne leur ont jamais fournis... D’ailleurs, les viticulteurs et pomiculteurs de Californie retirent de leur antialcoolisme constructif de tels avantages matériels qu’ils sont parmi les plus ardents partisans du régime sec.
La Confédération Générale des Vignerons (C. G. V.) préconise les jus de raisins, pour les colonies, mais pas pour la France ; car, là aussi, sévit le préjugé pro-vinique classique. Elle « protège » les viticulteurs du Midi contre les vins de l’Afrique du Nord et de l’étranger par des droits protectionnistes. Elle ne comprend pas encore que tout le jus de raisin pasteurisé que fabriqueraient et consommeraient les viticulteurs — et surtout les caves coopératives — décongestionnerait le marché du vin.
Le Dr Legrain, parmi les savants, et M. Challand, parmi les praticiens, ont été parmi les principaux champions de l’Utilisation alimentaire des fruits.
Avec le docteur Legrain et F. Riémain, secrétaire général de la Ligue nationale contre l’alcoolisme, nous avons constitué le Comité national des fruits de France, qui a pour objet de pousser à l’utilisation alimentaire des fruits du pays et des colonies françaises.
Dans « l’Utilisation alimentaire des pommes et des raisins » (une brochure aux Editions du Monde Nouveau), nous avons exposé, avec le professeur Gachot, de Strasbourg, comment on peut pasteuriser familialement et coopérativement les jus de fruits. Dans cette brochure, nous avons montré les divers appareils nécessaires à cette pasteurisation. Les Annales antialcooliques, de juillet-août 1928, indiquent aussi une méthode industrielle pour obtenir des jus pasteurisés clairs. M. Capron, du Syndicat des cidriers de France, nous a laissé espérer récemment que, par turbination des moûts, on arriverait à séparer des jus de pommes, de poires ou de raisins les parties albuminoïdes — et donc les ferments — et à obtenir des jus de fruits clairs, à bas prix. L’expérience d’un pasteurisateur désintéressé de la première heure, Alindrot, prouve que, pour être réalisée au meilleur marché possible, la pasteurisation des jus de fruits doit être pratiquée familialement ou coopérativement.
Les jus de fruits pasteurisés n’auront jamais la faveur des tabagiques et des alcooliques. Nous pouvons, par contre, les recommander aux gourmets et aux gourmands, notamment aux femmes et aux enfants, ainsi qu’à ceux que préoccupe l’avenir matériel et moral de l’Humanité.
— A. DAUDÉ-BANCEL.
JUSTICE
n. f. (du latin Justicia)
La justice est un sentiment d’égalité ou d’équivalence entre deux actions humaines, on la symbolise par une balance. Les spiritualistes prétendent que le sentiment de la justice est inné et qu’il a été mis en nous par un être supérieur. Rien de tel ne saurait être démontré. Si le sentiment de la justice peut être inné en l’être humain, il ne l’est pas dans 1’humanité, il s’est formé peu à peu au sein des sociétés humaines. Il est peu probable que les animaux le possèdent, à part ceux qui vivent en société comme les fourmis, les abeilles et les termites. Chez l’homme civilisé, le sentiment de la justice apparaît clairement dans les choses simples : « Toute peine mérite salaire. » Mais lorsque le cas est complexe, ce sentiment est obscurci par toutes espèces de considérations : les préjugés, les mystiques spéciales, surtout les intérêts et les passions.
L’homme vit dans un cercle d’idées assez étroit qu’il a reçues de son milieu ; il s’en abstrait difficilement, surtout lorsqu’il n’a pas d’intérêt à le faire. C’est pourquoi le riche ne croit pas du tout, en général, bénéficier d’une injustice, alors même qu’il n’a produit aucun travail pour acquérir sa fortune. L’intérêt domine l’âme humaine et le sentiment de la justice se garde de crier trop fort lorsqu’il n’est pas d’accord avec cet intérêt. On parle volontiers de justice immanente, on pense que, avec le temps, les injustices doivent se réparer par la seule force des choses. C’est une erreur, il n’y a pas de justice immanente. Les choses étant inconscientes ne peuvent être ni justes, ni injustes. Quant aux hommes, ils se soucient fort peu de réparer les injustices passées, seul leur intérêt présent les touche ; quand une injustice est réparée, c’est tout à fait exceptionnel.
Par extension, on donne le nom de justice à l’appareil d’Etat qui est censé la rendre ; cet appareil : tribunaux, magistrats, etc., a pour fonction d’appliquer la loi.
L’idéal de la loi serait d’être l’expression de la justice. Cet idéal est fort loin d’être réalisé. D’abord la loi par essence ne peut être juste, parce qu’elle est générale et que les cas où on l’applique sont particuliers et, par suite, beaucoup plus complexes. C’est pour cela qu’on met en opposition le droit légal et le droit naturel. C’est aussi en raison de cette complexité des cas particuliers que les légistes eux-mêmes ont pu dire : « Summum jus summum injuria ; plus le droit est grand, plus grande est l’injustice. » Dans la pratique, les lois expriment les intérêts des forts et pas du tout l’intérêt général ; les dirigeants les font contre les dirigés ; les hommes contre les femmes. L’appareil de la justice est avant tout une machine à broyer les déshérités de ce monde. Rarement le riche s’assoie au banc des accusés. La clientèle du juge est faite de pauvres gens, coupables d’avoir voulu s’approprier ce qui ne leur était pas destiné.
L’idée de justice avec celle de liberté a présidé à la constitution des Etats démocratiques. C’est en son nom que se sont faites les révolutions, mais jusqu’ici la justice a toujours été vaincue, les forts et les habiles n’ont fait autre chose que réorganiser en leur faveur l’injustice. Il semble cependant que cette ère de tromperie qu’a été la démocratie doive prendre fin. Le jeune patronat, répudiant son aîné, rejetterait comme désuètes les idées romantiques de liberté et de justice. Prenant à son compte l’idée de lutte des classes, il maintiendrait ses privilèges et exploiterait les masses non plus en vertu d’un droit fallacieux, mais par la force brutale qu’il avouerait sans ambages. C’est la mystique du fascisme ; elle est en voie de réussite dans divers pays, elle ne demande qu’à s’étendre au monde entier. Le triomphe de cette philosophie de la force serait désastreux pour l’humanité ; il la ramènerait à la barbarie. Le sentiment de la justice est une conquête de l’évolution, en dehors de lui il n’y a plus que la guerre, c’est-à-dire l’insécurité et le malheur.
— Doctoresse PELLETIER
JUSTICE
Le mot justice a deux sens. Tout d’abord il signifie la vertu qui consiste à reconnaître à chaque chose sa véritable valeur. En second lieu, il désigne tout l’appareil judiciaire, les tribunaux et les magistrats, s’éloignant ainsi de toute idée de vertu.
Etre juste, c’est avoir un état d’esprit objectif qui vous permette d’émettre des jugements impartiaux sur les faits que l’on examine et que l’on considère dans leur intégralité. Etre juste, c’est savoir se détacher de soi-même, de toute passion, de toute contingence personnelle pour se prononcer en toute équité. La vraie justice est une vertu éminemment intellectuelle, mais sans le cœur et l’imagination, il est impossible d’être juste, car, seuls, ces derniers peuvent compléter le travail de l’intelligence en nous révélant les causes les plus lointaines, cachées sous la trame des faits. Pour avoir la possibilité d’être juste, il faut comprendre et, pour comprendre, il faut connaître les facteurs les plus secrets.
Il est des êtres qui, par leur caractère, sont plus prédisposés que d’autres à la justice. Mais la justice s’acquiert avec la maîtrise de soi-même, de sa personnalité. Les anarchistes se doivent de s’efforcer d’être justes pour créer et faire durer une société anarchiste sans contrainte, où les individus s’épanouiront, libres, et où ils ne devront cependant pas menacer la liberté de leurs compagnons.
La justice, second sens du mot, n’a évidemment aucun rapport avec le premier. Entrez dans un Palais de Justice. Vous verrez, sous les hautes voûtes, des robes noires à rabats blancs qui s’agitent, se congratulent, marchent à grands pas ou bavardent sur des bancs. Avocats, magistrats, huissiers, greffiers, n’ont aucune analogie avec la justice-vertu. Ils vivent de « la justice » tout court.
En France, l’appareil judiciaire comprend les juridictions répressives : tribunal de simple police, tribunal correctionnel, Cour d’appel, Cour d’assises ; les juridictions civiles : justice de paix, tribunal civil, Cour d’appel ; les juridictions administratives : Conseil de Préfecture, Conseil d’Etat ; les juridictions d’exception : conseil de guerre, conseil de prud’hommes, tribunal de commerce. Sur l’ensemble plane, austère, lointaine, telle une divinité, celle que l’on appelle la Cour Suprême, la Cour de Cassation, qui jongle avec des questions de forme.
Les avocats plaident dans toutes les enceintes, soutenant aujourd’hui la thèse opposée à celle pour laquelle ils ont combattu la veille. Dans les affaires civiles les avoués rédigent la procédure, c’est-à-dire des actes incompréhensibles pour ceux qui ne savent que le français, incompréhensibles autant que coûteux. Les huissiers exécutent les décisions à grand renfort de papier timbré et les commis-greffiers écrivent, écrivent pour le grand bien du compte en banque de leur patron, le greffier en chef.
La Loi règne sur tout ce monde, on l’applique, on l’interprète, on la transcrit. Les lois sont votées par quelques centaines de bavards, de manœuvriers et de fripons. Elles sont si claires que l’on n’est jamais d’accord pour comprendre ce qu’elles signifient. Elles sont, par leur essence même, injustes, car elles sont faites pour tous, contre l’individu ; elles sont froides, insensibles, inexorables. On les montre comme des phénomènes de cirque, car il faut payer sa place et fort cher pour les contempler de près.
Non, ce n’est pas la justice que l’on rend au nom du peuple français en appliquant la Loi. La loi, tout d’abord, ligote les juges, les enferme dans son cadre. Les magistrats ne sont pas libres, ils ont comme profession de juger, ils ont leur avancement, des décorations en perspective. En cour d’assises, les jurés ne connaissent pas les faits, il jugent d’après leurs impressions, la plupart du temps avec la haine des irréguliers. La justice est rendue au nom du capitalisme que l’on veut protéger. Tel est le but de l’appareil judiciaire, but que l’on aperçoit pleinement dans la répression des délits politiques.
La Révolution a supprimé définitivement la torture, la question grande et petite, mais le « passage à tabac », « la chambre des aveux » de la police judiciaire existent avec la tolérance bienveillante des officiels. Que d’aveux, souvent faux, arrachés ainsi par la crainte et la souffrance !
La prison pour dettes a disparu, mais la loi du 22 juillet 1867 sur la contrainte par corps est appliquée journellement.
Les galères ne sont plus qu’un souvenir historique, mais il y a le bagne. Le bagne est une des grandes hontes de la République des Droits de l’homme. Les campagnes menées ces dernières années ont attiré l’attention publique sur l’horreur des travaux forcés avec la peine supplémentaire du doublage ou de la résidence perpétuelle. Mais les convois partent toujours pour la Guyane avec leurs forçats et leurs relégués.
Les temps ont changé. On ne roue plus en place de Grève, mais on guillotine boulevard Arago.
Les criminalistes modernes soutiennent que la peine ne doit pas être une vengeance de la société, mais un moyen de relèvement pour les délinquants. Où sont les maisons de santé pour les demi-fous ? Dans les prisons, les malheureux souffrent de la faim, du froid, du manque de lectures. Ils sont murés vivants sans aucun aliment pour leur cerveau. L’interdiction de séjour les chasse, à leur sortie, des lieux où ils pourraient travailler, de leur foyer, de leurs amis.
Le gouvernement rend la haute et la basse justice. La haute justice, c’est l’acquittement et le non-lieu sensationnels des grands seigneurs de la banque, du commerce et des Sociétés anonymes. La basse justice, c’est la répression féroce contre les malheureux et contre les subversifs.
Lorsque des hommes sont jugés par d’autres hommes, même par les plus justes, des erreurs judiciaires sont inévitables. A plus forte raison, lorsque des hommes sont pris, pour être jugés, dans l’engrenage d’un appareil judiciaire, qui est un instrument de gouvernement, les erreurs judiciaires sont légions et elles sont souvent volontaires.
Depuis que Voltaire, de sa voix généreuse, dénonça au monde l’innocence de Calas et de Sirveu, roués vifs à Toulouse, que de crimes judiciaires !
Lesurques, le courrier de Lyon, qui fut condamné à mort et exécuté, victime d’une funeste ressemblance ; Dreyfus, l’innocent de l’île du Diable ; Durand, syndicaliste militant, injustement condamné à mort par la Cour d’assises de Rouen, pour un crime de droit commun, et devenu fou avant de recevoir sa grâce ; Vial, condamné aux travaux forcés par la Cour d’assises de Lyon pour vol qualifié, sans aucune preuve, par une justice partiale qui voulait atteindre en lui l’antimilitariste ; nos grands, nos chers Sacco et Vanzetti, électrocutés à Boston en août 1927, sur l’ordre du gouverneur Fuller, malgré leur innocence flagrante qui déchaîna les protestations de l’univers entier. Quelques martyrs seulement nous sont connus et l’on frémit en songeant à la foule des inconnus dont personne n’évoque le sort, parce qu’ils n’ont pas d’amis pour le révéler à l’opinion publique.
Il appartient aux anarchistes de lutter pour la justicevertu contre les horreurs de la justice-appareil judiciaire.
— Suzanne LÉVY
JUSTICE (L’Etat et la vengeance sociétaire)
Le juste et l’injuste, dit Spinoza, sont des notions étrangères au statut naturel, attendu qu’ « il n’existe rien dans la nature dont on puisse dire que cela appartient à tel homme et non pas à tel autre, mais que tout est à tous ». Ils n’apparaissent que dans le statut civil avec les distinctions de propriété. Interviennent alors les précautions négatives de la maxime populaire « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît », complétée par le suum cuique tribuere des stoïciens « rendre à chacun le sien »... La justice est-elle, avec Schopenhauer, fille d’une pitié dressant d’abord le rempart d’un Nœminem laede devant les élans de nos primitives violences et s’élargit-elle jusqu’au principe de la résolution définitive par la réflexion raisonnable et la volonté ? « Le premier sentiment de la justice nous vient, dit Rousseau, non de celle que nous devons, mais de celle qui nous est due. » L’amour de la justice ne serait-il, comme le veut La Rochefoucauld, que « la crainte de souffrir l’injustice », et le pas tâtonnant que font les hommes vers l’équité se réduit-il à la défense avancée d’une sagesse instinctive ? Nous constatons, en tout cas, avec Tournier, qu’en général « on ne défend bien le droit d’autrui que lorsqu’il se confond avec le nôtre »…
La justice nous apparaît comme une disposition, une tendance — on dit ailleurs une vertu — issue du sentiment ou de la raison à la faveur des rapports sociaux et vraisemblablement empirique à la base, et qui nous porte à mettre les droits de l’individu voisin en balance égale avec les nôtres. Nous la concevons active et ne sommes point surpris de la rencontrer souvent en accord avec d’égoïstes prémices. Dans sa forme droite et telle que peuvent l’y inciter de simples réflexes de conservation ou les spéculations d’une obscure conscience, elle doit, nous semble-t-il, s’accompagner logiquement d’actions de nature à préserver la zone propre du prochain, à protéger autrui contre des empiètements et des maux dont nous ressentons, dans nos fibres, nos sentiments, ou nos intérêts, les atteintes pénibles ou dangereuses. Plus raisonnée et davantage avertie de son champ de réciprocité, la propension à la justice pénètre plus loin que la sauvegarde et gagne cette affectivité généreuse où la passion de la justice pour les autres s’identifie avec l’entrevision clairvoyante de soi. Avec la conviction que, plus encore qu’un équilibre de justice aux lancinantes et fallacieuses symétries, résident dans une aide qui ne se mesure les conditions les plus libres de notre développement et l’aliment le plus substantiel de notre individualité, nous marchons vers les temps où la justice apparaîtra comme les béquilles d’une étape de croissance, minuties provisoires d’une humanité non encore ouverte à l’amour.
Même à la conception intermédiaire d’une justice parallèle, nombre d’humains — nonobstant l’octroi d’une adhésion théorique dont l’Eglise a accentué la méthode — opposent en fait un déni quotidien. Proclamée la reconnaissance d’ « un autrui égal à la base », se donne cours la jouissance effrénée d’un privilège dominateur et s’exerce l’abus facile et tentant des avantages dont la nature ou les circonstances ont pu favoriser leur activité. La justice est ainsi l’habileté verbale dont se couvrent la violence et la spoliation. Elle est le pavillon menteur de toutes les iniquités de la force. Et la charité — ce bouclier- des grands — n’est que la paralysie intéressée de la justice...
A la thèse dogmatique d’une justice d’ordre divin dont les foulées millénaires de l’injuste ont démontré l’invraisemblance, se substitue celle d’une notion s’établissant dans la conscience avec la vitalité même et liée aux manifestations de sociabilité et susceptible à la fois d’enseignement et d’évolution. Née des contacts mutuels et de leur nécessité, sinon de leur bienfaisance, elle traduit idéalement la mesure des interdépendances... La Révolution française a libéré les assises philosophiques de la justice en les transposant dans le plan humain et l’a faite — socialement — fonction du niveau général. Ainsi dépendante de nos volontés et placée sous le contrôle de notre effort, la justice perd cette passivité redoutable dans laquelle l’enlise la foi. Elle apporte à Proudhon, sur la promesse d’une théorie du progrès, les éléments d’un système solidariste en lequel il voit la solution définitive des antagonismes sociaux et le terrain de la concorde humaine.
En matière de morale, les lois engendrent cet état d’esprit que tout ce qu’elles ne proscrivent pas peut être perpétré. On leur accorde la vertu d’enfermer la justice et elles suppléent — en les étiolant au silence — aux scrupules du droit. En elles, l’égoïsme feint d’avoir trouvé les éclaireurs de la conscience et l’extrême limite des besoins du prochain. Cependant, comme dit Bentham, « si la législation a le même centre (centre d’ailleurs théorique), elle n’a pas la même circonférence que la morale ». La justice, même d’ordre défensif, commence le plus souvent où s’arrête la loi. Et elle ne peut — au delà — prétendre encore qu’à un pauvre domaine si elle se rive aux prescriptions négatives, si même elle les dépasse jusqu’aux mobiles d’échange. Autre chose que l’avant-garde des fixations légiférées est la justice agissante et positive. Car elle évolue hors des intérêts sommaires aux gestes restrictifs, plus loin encore des devoirs rituels et des abnégations mystiques. Une telle justice ébranle un « calcul » plus riche que celui des chiffres et regarde en pitié les dosages et les supputations. Elle entre, affranchie d’une vaine et paralysante arithmétique, dans cette zone immense du fraternel où la justice cesse d’être une avance pour devenir un don. Elle ouvre — dans la surabondance qui garantit la part — la certitude à l’équité qui languit, indécise, aux étapes marchandes. Et son butin de joies — le seul qui vaille — domine les déceptions du prêt et les attentes trompées de l’équivalence. La Justice ainsi entendue s’identifie aux formes réfléchies de l’amour. Elle n’est vraiment possible qu’en lui, quand nous avons dépassé, avec son cortège de doutes, la préoccupation d’être juste. L’affectueuse prodigalité de qui répand volontairement ses biens multiples est en germe dans le renoncement obscur de qui aime dans l’inconscience. Mais avec toute la distance de l’instinct à l’intelligence et de l’aveugle abandon à l’offrande volontaire...
Nonobstant ces espérances et ces velléités, de hasardeux jalons, d’isolées tentatives, où en sommes-nous ? Quelles furent les étapes de fait de l’esprit de justice dans un passé d’écrasement et quel en est, socialement, quel en perdure le caractère ? Et quels sont les rapports de la justice théorique avec les actes et les institutions de ce nom, avec la « justice » appliquée ?...
« La justice, dit à cet égard Proudhon, a commencé, comme l’ordre, par la force. Loi du prince à l’origine, non de la conscience ; obéie par crainte, non par amour, elle s’impose plutôt qu’elle ne s’expose ; comme le gouvernement, elle n’est que la distribution plus ou moins raisonnée de l’arbitraire. Sans remonter plus haut que notre histoire, la justice était, au Moyen-Age, une propriété seigneuriale, dont l’exploitation tantôt se faisait par le maître en personne, tantôt était confiée à des fermiers ou intendants. On était justiciable du seigneur comme on était corvéable, comme on est encore aujourd’hui contribuable. On payait pour se faire juger, comme pour moudre son blé ou cuire son pain ; bien entendu que celui qui payait le mieux avait aussi plus de chances d’avoir raison. Deux paysans convaincus de s’être arrangés devant un arbitre auraient été traités de rebelles, l’arbitre poursuivi comme usurpateur... Peu à peu, le pays, se groupant autour du premier baron, qui était le roi de France, toute justice fut censée en relever, soit comme concession de la couronne aux feudataires, soit comme délégation à des compagnies justicières dont les membres payaient leurs charges à beaux denier comptants. Enfin, depuis 1789, la justice est exercée directement par l’Etat, qui seul rend des jugements exécutoires. Qu’a gagné le peuple à ce changement ? Rien. La justice est restée ce qu’elle était auparavant, une émanation de l’autorité, c’est-à-dire une formule de coercition. » Et les puissants, maîtres de l’Etat, n’ont pas cessé, comme au temps de Voltaire, de « la faire rendre ou vendre par leurs valets affublés d’une robe. »
Si nous dénonçons la « justice », ce n’est pas uniquement parce qu’elle est claudicante (pede pœna claudo, disait déjà Horace) et qu’elle a penché séculairement avec ostentation vers la force, l’intrigue et l’argent sa balance légendaire. L’ère de la justice immanente ou divine est depuis longtemps révolue dans les esprits cribleurs d’axiomes et nous pourrions avoir quelque pitié pour ses œuvres ou l’espoir d’amender ses travaux, la sachant faillible parce que d’essence humaine. Mais ce n’est pas seulement dans ses divagations cruelles et ses brutales incartades, dans ses intolérances singulières et ses partialités systématiques, ce n’est pas dans le rythme décevant d’un glaive qui, obstinément, atteint le faible et le désarmé, ce n’est pas tant dans des applications dévoyées que notre critique poursuit une institution qui vise au symbole. Et ce n’est pas non plus dans telle forme périssable dont elle a revêtu ses interventions, ni dans le style désuet et pompeux dont elle enveloppe ses arrêts, ni l’archaïsme bouffon de ses églises aux officiants maquillés. Ce n’est pas davantage dans les ramifications et les efflorescences où se disperse sa nocivité, ni dans les caractéristiques « civiles ou militaires » par quoi se sérient ses endémiques sévérités. Si la « justice du sabre », en effet, n’est pas la même que la « justice de robe », ni l’une ni l’autre n’ont rien de commun avec la justice tout court dont nous avons tout à l’heure évoqué les appels. Et c’est dans son principe, et sa prétention à distribuer ses oracles et ses rigueurs au nom d’un « droit » contestable, que la harcèlent nos contestations. Le monstre survivra aussi longtemps que l’alimenteront nos mœurs. Et il y aura des erreurs douloureuses, des châtiments disproportionnés, de la souffrance distribuée au nom de la justice tant que des hommes — imparfaits aussi et faillibles — s’arrogeront le privilège inique de juger leurs semblables, aussi longtemps que l’humanité rampante d’aujourd’hui n’aura trouvé l’accès de cette vie plus haute où le « tu ne jugeras point ! » sera le précepte de la vraie justice...
Qu’a réformé depuis des siècles un organisme, armé de répressions redoutables, dont la tyrannie tourmente toute la vie sociale ? En quoi ses sentences et ses sanctions multipliées ont-elles atténué l’âpre combat des besoins, des désirs, des appétits, tari les convoitises protéiformes, prévenu l’oppression de l’humble et l’angoisse du pauvre, et relevé le niveau moral des fractions farouchement aux prises ? A-t-il fait autre chose — institution de force et d’Etat — que de couvrir le rapt, palliant à peine ses complicités sous de superficielles hypocrisies et n’est-ce pas la « raison » du maître, du riche et de l’habile que proclame, en attendus retors et en captieuses harangues, la sacro-sainte gardienne du « juste » qui, à travers les âges, n’a cessé d’absoudre le vainqueur... « Selon que vous serez puissants ou misérables... », les jugements de tous les temps et de toutes les juridictions grossiront en crime vos menus péchés et blanchiront — comme l’hermine — vos plus noirs forfaits. La justice des siècles, c’est ... « haro sur le baudet » !
Scandaleuse impudence de l’homme qui s’arroge la souveraineté du juge, mais persistant renfort des formes oppressives et du pouvoir coerciteur que l’organisation usurpatrice de l’état prétendu de justice. Depuis des milliers d’années, l’unilatéralisme n’a point varié sur les Tables grossies d’hiéroglyphes. Cette Bible modernisée, qu’on appelle le Code, que dit-elle ? « Elle dit que la femme est l’esclave du mari, que l’enfant est la propriété du père, que le pauvre est la chose du riche, que le faible est le jouet du fort. Elle protège le vol sous sa forme propriété ; punit la propriété sous sa forme vol. Elle décrète qu’une grande partie des hommes n’aura point part, aux richesses matérielles et intellectuelles de la terre, qu’ils ne pourront point prendre conscience d’eux-mêmes et s’améliorer, mais croupiront dans l’ignorance, la brutalité, l’alcoolisme ; puis après, elle les châtie parce qu’ils sont des ignorants, des brutes, des alcooliques. Elle leur fait un crime au verso de ce dont elle leur fait une loi au recto. Elle décrète pour les uns le droit à ne rien faire, pour les autres l’obligation de peiner durement. A ceux-là, s’ils fautent, elle est toute clémence et toute indulgence ; à ceux-ci toute rigueur et toute implacabilité. Au rebours de la logique et des lois physiques mêmes, les gros s’échappent à travers les mailles de son filet, et les petits y restent pris...
« Livre redoutable et sacré, cette Bible nous fut léguée, dans ses grandes lignes, par un peuple de voleurs cauteleux et d’aventuriers bavards, qui établirent autrefois leur repaire sur les bords du Tibre, et qui de là, se lançaient sur le monde pour le désoler. C’est à la lumière de ces intelligences lointaines et brutales que les jugeurs d’hommes examinent nos actes ; c’est aux idées de ces pillards sur la morale qu’ils veulent que nous conformions notre conduite, et nous ne sommes de bons citoyens, d’honnêtes gens, qu’autant que nous pensons et vivons ainsi que le voulait, il y a quatorze siècles, l’empereur Justinien. » (R. Chaughi)
Auguste Comte, donnant la prééminence au droit social, condamne comme immorale l’idée de droit individuel. Tous ceux en effet qui, par quelque principe, légitiment la domination du groupe, redoutent dans l’affirmation de ce droit, « l’état de révolte virtuelle contre l’ordre établi, l’état de mécontentement contre la législation existante ». (Palante). Et cependant, si la justice a fait quelque progrès dans les institutions, elle le doit aux poussées d’un individualisme s’élargissant. Mais pour « résoudre » une opposition peut-être insoluble, pour « résorber » une antinomie sans doute irréductible en absolu, les écoles de la tradition juridique donnent invariablement le pas à la société, oubliant, à dessein ou par aveuglement, qu’un composé n’existe que par ses éléments et que les exigences du tout, portées aux extrêmes, sont la négation des parties. Elles vont jusqu’au paradoxe de concevoir le justicié réjoui de la sentence et tentent de lui démontrer qu’il y participe. Comme l’épingle, dans l’ironie, un personnage de France : « puisque tu y as une part honorable comme citoyen, je te prouverai que tu dois être content d’être étranglé par justice... »
A l’analyse, la satisfaction du droit, la préoccupation même de l’équité ne sont pour rien dans les agitations de la justice. Elle poursuit, non des fins d’harmonie, mais la fin d’un différend, et il lui suffit que son ordre cesse d’être troublé pour que s’apaise son émoi. Sa soif du bien s’étanche dans la solution, celle-ci consacrât-elle l’injustice : « Tu jugeras avant tout », enjoint en substance le Code au juge, « nous n’avons pas à connaître de ton ignorance, mais nous sanctionnerons ton indécision »… Partie du général et chargée de formule, la justice « démontre » dans le particulier l'exactitude d'un théorème. Et il se trouve que l'exemple est la négation fréquente du problème. Comme si un juge que la justice tenterait ne devrait pas chercher, après la « faute » individuelle, l'individualité des mobiles et individualiser sa conclusion : la pénalité. Se pratique cependant l'individualisation de la peine pour des besoins de cause ou de classe, et le Parquet moderne trie, dans une poursuite - « d'après leur rang social, leur parenté, leurs relations », les dangers qu'ils font courir au régime - des « catégories de délinquants ». De fallacieuses « intentions » suffiront à éveiller les susceptibilités juridiques, à mettre en branle l'appareil répressif ; et les juges couvriront le risque, non le dommage, atteindront la possibilité, non le fait, châtieront la potentialité, non le délit. C'est l'arbitraire déductif assimilé à la justice pour les besognes de compression.
La jurisprudence — interprétation de la loi par les précédents jugés — est, dans l’ordre pénal, une atteinte à la majesté rigide du collectif. Mais elle ne s’égare vers l’individualisation qu’en foulant aux pieds la garantie et elle torture les textes et l’antérieur moins par souci d’une adaptation et par recherche d’une convenance au cas pendant, par adéquatisation en un mot, que pour favoriser quelque évasion dilatoire, ou préparer l’abri de finasseries fructueuses ou d’iniques « retorderies ». Il y a, jusqu’au cœur des institutions de justice comme parmi ses excroissances parasitaires, une extra-légalité officielle qui préside aux opérations préliminaires, pèse sur les instructions, emplit les délibérations et les attendus des jugements. Et il y a une illégalité permanente dont sont imprégnées les mœurs judiciaires et qui profite aux canailles avérées mais influentes et normalise la corruption. A cette illégalité intérieure, qui grignote l’absolutisme judiciaire, répond du dehors l’illégalité frondeuse, ou intéressée, ou réactive, tantôt passagère ou systématisée. De ces illégalités flottantes autour de la « justice » émane une action désagrégatrice qui précipite l’évolution du droit et favorise, au préjudice des institutions, les aspirations éparses de l’unité. Et plus la loi, à travers la raison d’Etat, la jurisprudence et l’illégalisme circonstancié, perd de son universalité et de sa rigueur générale, et plus s’appauvrit ce respect qui est, derrière le fondement de fait de la force, le soutien moral d’une justice dont le prestige et l’influence ont aussi besoin d’auréole.
C’est là une preuve nouvelle que les mœurs l’emportent sur les monuments et que les édifices de coercition s’effritent par la diversité de leurs interventions, l’étendue de leurs attributions, la dispersion de leur compétence. La société moderne contraint la justice à d’incessantes et inattendues initiatives qui sont des désaveux d’elle-même, la jette au désarroi d’une improvisation qui met en relief ses infirmités. Ces imprévus, ces mouvements découverts affectent, en l’animant, sa sévérité marmoréenne et l’atteignent dans sa divinité, qu’elles humanisent ; comme le modernisme et la mondanité — condition de durée du catholicisme — accusent la souplesse des hommes et les sens profus des livres sacrés aux dépens de la grandeur du culte et de sa solidité doctrinaire... Rançon de leur présence multipliée, contrepartie — par la tendance au nivellement, manifeste en sociologie et en religion comme en géologie — d’une tyrannie tentaculaire, d’une immixtion monstrueusement ramifiée !
Mais ces mœurs, aux temps que nous vivons, n’ont pas ébranlé la justice au bénéfice du droit. Ils l’ont seulement tournée — ramenée par d’autres chemins, pourrait-on dire — vers les appétits dont les exigences la déciment. Et ils suppléent aux servitudes juridiques — dans une certaine mesure artificielle, — que leur flot érode, par des servitudes mouvantes qui auront, dans les sociétés mêmes, leur cristallisation. Le « droit » évolué n’est pas l’individu libéré. Les mœurs — celles que nous connaissons — à l’assaut de la « justice » ce n’est pas l’individu libre. Ce n’est pas la barrière brisée, « qui sépare le droit de l’équité ». Où sont les signes avant-coureurs d’une montée certaine de l’individu ! L’esclavage — brutal mais à fleur d’être dans les âges antiques, plus superficiel par la prédominance du physique — ne s’est-il pas étendu et seulement diversifié, mal perfide et comme impalpable dans la vie moderne ? De la surface où il tenait les fibres de l’homme fruste, n’a-t-il pas gagné — avec la gamme folle des « besoins » superflus ou nocifs, les plaisirs prétendus raffinés, les vices latents ou nouveaux que la société favorise, la série sans fin des « conquêtes » scientifiques, les « services » d’un milieu civilisé aux complications incessantes — n’a-t-il pas fait son chemin, avec les siècles, à travers les mentalités, agrippant l’homme jusqu’en sa retraite profonde, ne lui laissant plus rien d’intime et de soi ? Et pouvons-nous — du fumier de la nature aussi des fleurs s’élancent — caresser l’hypothèse d’une personnalité saine et libre s’éveillant parmi cette matière humaine livrée à toutes les décompositions et comme frappée d’aboulie morale ?... Pour l’instant, non seulement un abîme demeure entre une société de rapt et un social d’équité, mais des régrescences bestiales, aiguës aux heures de crise, attestent l’anémie ambiante des conceptions de justice et projettent sur l’écran du sage, les images d’individus féroces et vains, singulièrement grégaires.
La justice apparaît donc, à travers ses plus lointaines concrétisations, comme la justification pour ainsi dire spontanée — puis ensuite savamment codifiée — de la contrainte exercée sur l’individu et comme l’expression de la tyrannie systématisée du groupe. Elle s’incorpore, dès ses rudiments primitifs, à cette structure longtemps hésitante et embryonnaire, et aujourd’hui « pyramidale, centralisée » qui a nom l’Etat et symbolise, à ses côtés, la vengeance sociétaire. Leur connivence étroite et croissante, elle apparaît dans leur action mêlée, leur appui mutuel constant, leur développement — d’aucuns disent « leur perfectionnement » -parallèle. « L’étude du développement des institutions, dit Kropotkine, amène forcément à la conclusion que l’Etat et la Justice — c’est-à-dire le juge, le tribunal institués spécialement pour établir la justice dans la société — sont deux institutions qui non seulement coexistent dans l’histoire, mais sont intimement liées entre elles par des liens de cause et effet. L’institution de juges spécialement désignés pour appliquer les punitions de la loi à ceux qui l’auront violée, amène nécessairement la constitution de l’Etat. Il a besoin d’un corps qui édicte les lois, de l’uniformité des codes, de l’université pour enseigner l’interprétation et la fabrication des lois, d’un système de geôles et de bourreaux, de la police et d’une armée au service de l’Etat. »
« En effet, la tribu primitive, toujours communiste, ne connaît pas de juge. Dans le sein de la tribu, entre membres de la même tribu, le vol, l’homicide, les blessures n’existent pas. L’usage suffit pour les empêcher. Mais dans le cas excessivement rare où quelqu’un manquerait aux usages sacrés de la tribu, toute la tribu, intervenant collectivement, le lapiderait ou le brûlerait. Et si un homme d’une autre tribu a blessé un des nôtres, toute notre tribu doit, ou bien tuer le premier venu de cette autre tribu, au bien infliger à n’importe qui de cette autre tribu une blessure absolument du même genre et de la même grandeur. C’était là leur conception de la justice. »
« Plus tard, dans la commune villageoise des premiers siècles de notre ère, les conceptions sur la justice changent. L’idée de vengeance est abandonnée peu à peu (avec beaucoup de lenteur et surtout chez les agriculteurs, mais survivant dans les bandes militaires) et celle de compensation à l’individu ou à la famille lésée se répand. Avec l’apparition de la famille séparée, patriarcale et possédant fortune (en bétail ou en esclaves enlevés à d’autres tribus), la compensation prend de plus en plus le caractère d’évaluation de ce que « vaut » (en possessions) l’homme blessé, lésé de quelque façon, ou tué : tant pour l’esclave, tant pour le paysan, tant pour le chef militaire ou roitelet que telle famille aura perdu. Cette évaluation des hommes constitue l’essence des premiers codes barbares ... La commune de village se réunit et elle constate le fait par l’affirmation de six ou douze jurés de chacune des deux parties qui veulent empêcher la vengeance brutale de se produire et préfèrent payer ou accepter une certaine compensation. Les vieux de la commune, ou les bardes qui retiennent la loi (l’évaluation des hommes de différentes classes) dans leurs chants, ou bien des juges invités par la commune, déterminent le taux de la lésion : tant de bétail pour telle blessure ou pour tel meurtre. Pour le vol, c’est simplement la restitution de la chose volée ou de son équivalent, plus une amende payée aux dieux locaux de la commune. »
« Mais, peu à peu, au milieu des migrations et des conquêtes, les communes libres de beaucoup de peuplades sont asservies ; les tribus et les fédérations aux usages différents se mêlent sur un même territoire, il y a les conquérants et les conquis. Et il y a en plus le prêtre et l’évêque — sorciers redoutés — de la religion chrétienne qui sont venus s’établir parmi eux. Et peu à peu, au barde, au juge invité, aux anciens qui déterminaient jadis le taux de la compensation, se substitue le juge envoyé par l’évêque, le chef de la bande militaire des conquérants, le seigneur ou le roitelet. Ceuxci, ayant appris quelque chose dans les monastères ou à la cour des roitelets, et s’inspirant des exemples du Vieux Testament, deviendront peu à peu juges dans le sens moderne du mot. L’amende, qui était jadis payée aux dieux locaux — à la commune — va maintenant à l’évêque, au roitelet, à son lieutenant, ou au seigneur. L’amende devient le principal, tandis que la compensation allouée aux lésés pour le mal qui leur fut fait, perd de son importance au regard de l’amende payée à ce germe de l’Etat. L’idée de punition commence à s’introduire, puis à dominer. L’Eglise chrétienne surtout ne veut pas se contenter d’une compensation ; elle veut punir, imposer son autorité, terroriser sur le modèle de ses devancières hébraïques. Une blessure faite à un homme du clergé n’est plus une simple blessure ; c’est un crime de lèse divinité. En plus de la compensation, il faut le châtiment, et la barbarie du châtiment va en croissant. Le pouvoir séculier fait de même. »
« Au dixième et onzième siècle se dessine la révolution des communes urbaines. Elles commencent par chasser le juge de l’évêque, du seigneur et du roitelet, et elles font leur « conjuration ». Les bourgeois jurent d’abandonner d’abord toutes les querelles surgies de la loi du talion. Et lorsque de nouvelles querelles surgiront, de ne jamais aller vers le juge de l’évêque ou du seigneur, mais vers la guilde, la paroisse ou la commune. Les syndics élus par la guilde, la rue, la paroisse, la commune ou, dans les cas les plus graves, ces organismes eux-mêmes, réunis en assemblée plénière, décideront de la compensation à accorder à la personne lésée. En outre, l’arbitrage à tous les degrés — entre particuliers, entre guildes, entre communes — prend une extension réellement formidable. »
« Mais, d’autre part, le christianisme et l’étude renouvelée du droit romain font aussi leur chemin dans les conceptions populaires. Le prêtre ne fait que parler des vengeances d’un dieu méchant et vengeur. Son argument favori (il l’est encore) est le châtiment éternel du pécheur... Et comme, dès les premiers siècles, le prêtre conclut alliance avec le seigneur et que le prêtre lui-même est toujours un seigneur laïque, et le pape un roi, le prêtre fulmine aussi et poursuit de sa vengeance celui qui a manqué à la loi laïque imposée par le chef militaire, le seigneur, le roi, le prêtre-seigneur, le roipape. Le pape lui-même, auquel on s’adresse continuellement comme à un arbitre suprême, s’entoure de légistes versés dans le droit impérial et seigneurial romain. Le bon sens humain, la connaissance des us et coutumes, la compréhension des hommes, ses égaux -qui faisaient jadis les qualités des tribunaux populaires — sont déclarés inutiles, nuisibles, favorisant les mauvaises passions, les inspirations du diable, l’esprit rebelle. Le « précédent », la décision de tel « juge » -la jurisprudence en herbe — « fait loi et pour lui donner plus de prise sur les esprits, on va chercher le précédent dans les époques de plus en plus reculées — dans les décisions et les lois de la Rome des empereurs et de l’Empire hébraïque. »
« L’arbitrage disparaît de plus en plus à mesure que le seigneur, le prince, le roi, l’évêque et le pape deviennent de plus en plus puissants et que l’alliance des pouvoirs temporel et clérical devient de plus en plus intime. Ils ne permettent plus à l’arbitre d’intervenir et exigent par la force que les parties en litige comparaissent devant leurs lieutenants et juges. La compensation à la partie lésée disparaît presque entièrement des affaires « criminelles » et se trouve bientôt presque entièrement remplacée par la vengeance, exercée au nom du Dieu chrétien ou de l’Etat romain. Sous l’influence de l’Orient, les punitions deviennent de plus plus atroces. L’Eglise, et après elle le pouvoir temporel, arrivent à un raffinement de cruauté dans la punition, qui rend la lecture ou la reproduction des punitions infligées aux XVe et XVIe siècles presque impossibles pour un lecteur moderne. »
« Les idées fondamentales sur ce point essentiel, cardinal de tout groupement humain, ont ainsi changé du tout au tout entre le XIe et le XVIe siècle. Et lorsque l’Etat s’empare des communes qui ont renoncé déjà, même dans les idées, aux principes fédératifs d’arbitrage et de justice compensatrice populaire (essence de la commune du XIIe siècle) la conquête est relativement facile. Les communes, sous l’influence du christianisme et du droit romain, étaient déjà devenues de petits Etats, elles étaient au moins devenues étatistes dans leurs conceptions dominantes. »
« Ce court aperçu historique permet de voir jusqu’à quel point l’institution pour la vengeance sociétaire, nommée justice, et l’Etat sont deux institutions corrélatives, se supportant mutuellement, s’engendrant l’une l’autre et historiquement inséparables. » ...
« Les gouvernements faisant des lois pour persuader qu’il existe une justice. » (A. Tournier)
La Justice et l’Etat, monstres accroupis sur le corps social et symbolisant de concert « l’autorité veillant à la sécurité de la société et exerçant la vengeance sur ceux qui rompent les précédents établis : la Loi » (Kropotkine) ! De la monarchie de droit divin à la République ploutocratique, du bon plaisir des rois au bon plaisir des riches, la justice autoritaire et coercitive n’a fait que s’affirmer davantage avec la centralisation croissante et l’unification administrative. Au service des idées cristallisées et des courants d’en-haut, agrippée aux barrières d’un Code plus stagnant que la coutume, figé dans l’arbitraire et la vindicte, dans le propriétarisme et la morale biblique, la toute-puissante justice, séculairement « attachée aux règles », comme disait Bossuet, est liée à l’esprit étatiste et en épouse l’évolution. Elle est le fondement du règne (justicia regni fondamentum ! !) et non la délivrance de la liberté. Elle a pour mission première — et son bras : le juge, « spécialisé pour punir » en est l’agent hiérarchisé — de se dresser contre qui enfreint, moins en désobéissant qu’en dissecteur, moins en enfant terrible qu’en opposant, ses règlements iniques et draconiens, et, plus encore que de ramener dans le giron d’une société d’obédience les paraphraseurs de sa morale, de réduire à l’impuissance les irréguliers valeureux. Il n’est pas une unité qui veuille vivre et s’affirmer dans l’indépendance, ouvrir tout son être à plus de justice et de lumière, et qui ne trouve quelque jour devant sa marche résolue son appareil inflexible. Les nôtres — pour l’audace de leurs théories désagrégatrices, pour leurs revendications individualistes, — ont, plus que tous parmi les novateurs, saigné sous sa griffe auréolée...
Les partis qui bataillent pour la possession de l’Etat caressent la mainmise sur une justice de « consolidation » assise sur des lois de « justification ». Pour eux, « la justice est toujours une statue dont ils brisent la balance et ne saluent que le glaive ». Ils la regardent avant tout comme un moyen de résister aux retours offensifs des fractions évincées et aux prétentions des tendances adverses, en un mot comme une digue dressée devant l’indésiré, le coupable non-conformisme. Et ils utilisent tour à tour, pour leur sauvegarde et leurs fins particularistes, son armature séculaire. Justice « de Dieu », justice royale, justice bourgeoise, justice populaire : justices appuyées sur la religion, la politique, les classes ou l’économie, sont des armes toujours despotiques de la partialité des systèmes, et elles s’opposent, avec plus ou moins de franchise, d’intolérance ou de cruauté, aux aspirations et aux espérances de la justice.
Hommes, si tenaces à appeler des mains des tyrans la sécurité, à bénir la quiétude sous la férule, à pleurer des maillons d’esclaves pour vos libertés, si vous voulez la justice d’Etat, vous aurez la machine à légiférer, le Code où se fossilisent les précédents. Et vous rassemblerez, autour des Tables parcheminées, la monnaie courante d’une humanité avide et canaille à défaut des insaisissables « Uebermenschen » nietzschéens. Des légistes ossifiés garderont l’autel « du verbe et de la lettre » et, par la forme, vous riveront à l’ esprit. Si vous voulez la justice d’Etat, il vous faut — après les juges, fleur de l’institution ! — les licteurs du pouvoir exécutif, la tourbe des gens de basses œuvres : la police, le mouchard, leurs adjuvants et leurs succédanés. Il vous faut la prison, — cet enfer temporel, — sa chiourme, son ombre, ses moiteurs, ses angoisses, sa pourriture, il faut — autour de la répression — « l’université du crime » et sa pestilence bacillaire... Et il vous faut — ils se traînent, embrassés, sa chair s’amalgame à ses os : le Moloch-gouvernement avec ses impôts et ses sbires, sa dictature et ses chaînes !
Mais nous rejetterons le Code et les sanctions comme nous avons rejeté le Pouvoir et la Loi. Nous chercherons hors de la justice punitive, comme hors de l’Etat et de ses cadres jugulateurs, les sources et les voies d’une justice véritable et d’une sociabilité rationnelle et féconde. Gardons-nous des formules et des organisations de la justice. Développons seulement l’esprit et les mœurs de l’équité jusqu’à la rendre naturelle. Souvenons-nous, avec Proudhon, que les peuples les plus moraux et les plus paisibles, les plus heureux aussi sont « ceux où la justice intervient le moins dans l’activité personnelle ; où l’autorité se fait le moins sentir ; où l’individu a le plus de ressort, où les rouages administratifs sont les moins nombreux, et les impôts les moins lourds et les moins inégaux ; où les associations, les conventions et les transactions sont le moins entravées ; ceux enfin qui approchent le plus de cette solution, dans les limites du droit : tout par la libre et perfectible spontanéité de l’homme ; rien par la force ! »
— Stephen MAC SAY
JUSTICE (Historique des institutions de)
Malgré les efforts des chercheurs et les travaux des historiens, nous connaissons mal les civilisations anciennes. La terre les a ensevelies sous ses sables et sous sa glèbe. La terre boit les peuples et leur gloire éternelle, comme elle réserve sa surface à l’agitation des vivants. Seule l’imprimerie sauve les institutions de l’obscurité ou de l’oubli, procédé simple qu’il a fallu tant de siècles pour découvrir...
« Dans les commencements de la société, la justice était exercée sans aucun appareil par chaque père de famille sur ses femmes, ses enfants, ses petits-enfants et ses serviteurs, Lui seul avait sur eux le pouvoir de correction, et ce pouvoir allait jusqu’au droit de vie et de mort. Chaque famille formait ainsi un petit peuple dont le chef était à la fois le père et le juge. Mais bientôt, les familles s’étant réunies, on éleva une autorité souveraine au-dessus de celle des pères, qui cessèrent alors d’être juges absolus, comme auparavant, sur les personnes et sur les choses. Néanmoins, en présence de la justice publique même, ils purent encore exercer une justice particulière (ou domestique) qui était plus ou moins étendue, selon les usages de chaque peuple. »
Ce gouvernement de famille se confondait ainsi, dans le principe, avec l’administration de la justice.
Les peuples de l’antiquité, dont la vie sociale s’est répercutée dans la nôtre par des vibrations directes ou indirectes, ont eu une conception très différente de la justice en elle-même, c’est-à-dire de ce qui était dû à l’individu et de la façon dont la justice devait être exercée ou distribuée. La conception autoritaire de la justice est que l’ensemble des êtres constituant le corps social doit imposer sa loi à chaque unité composant cet ensemble. C’est le tout qui doit veiller à son propre équilibre, or si cet équilibre est menacé ou lésé par l’infraction d’un seul, le tout ne pouvant à tout instant s’occuper du détail, quel sera le juge, mandataire ou exécuteur de la loi ?
A chaque époque, la Loi s’inspire de l’idéal social d’après lequel le corps social a réglé sa vie et son destin. Ici elle est religieuse, là militaire, ailleurs agricole, basée sur la propriété. Et la justice est conditionnée d’après la latitude que la vie du corps social laisse aux mouvements des individus.
« Aux sources de l’histoire, Moïse passe pour avoir été le premier qui ordonna la justice parmi les Juifs. Après lui vinrent les juges ou chefs militaires qui exercèrent le pouvoir, irrégulièrement d’ailleurs et sur quelques tribus, jusqu’à la royauté. Ils étaient élus par tous les citoyens et jouissaient de l’autorité souveraine, temporaire ou à vie, sans avoir toutefois le droit de percevoir l’impôt et de créer des lois nouvelles... La justice fut établie en Égypte par Ménès, qui en devint le premier roi ; en Grèce, les premiers qui gouvernèrent furent les législateurs, plus connus sous le nom de prytanes et de nomophylaques, ou protecteurs des lois ; enfin, à Rome, ceux qui appliquaient la justice étaient des rois et des sénateurs qui déléguèrent, dans la suite, leur autorité à des proconsuls, à des préteurs, à des préfets du prétoire, à des patrices, des ducs, des comtes, des centeniers, etc. »
Chez les Hébreux, la justice destinée à régler les conflits privés n’est guère qu’un arbitrage. Le tribunal ordinaire est une sorte de grand collège de prud’hommes. Sur la liste de ses membres, les plaideurs choisissent chacun un juge, et ces deux juges, pour se départager, en élisent un troisième.
Mais s’agit-il de juger les causes politiques, les crimes d’Etat, les atteintes à la Loi religieuse, parce que ses rites en raison de leur influence et de leur retentissement sont plus graves, s’agit-il de faire comparaître un sénateur, un chef militaire, un prophète, l’institution de la poursuite et la connaissance de la cause appartiennent au grand conseil, ce grand conseil ou Sanhédrin, qui joua un rôle si considérable dans l’histoire en provoquant l’arrestation de Jésus-Christ, ce rêveur sans importance, interrogé par les scribes en Galilée et laissé libre d’évangéliser les simples, mais devenu séditieux après ses incartades à Jérusalem, pendant l’époque tolérante de la Pâque, amené à Caïphe et déféré à PoncePilate, malgré Ponce Pilate lui-même, comme perturbateur politique : il se disait le roi des Juifs et discutait sur le tribut qu’il fallait rendre à César.
Athènes avait ses archontes, juges élus, annuellement renouvelés. Ils recevaient les dénonciations publiques et les plaintes des citoyens. Les juges d’appel étaient les héliastes. Mais ce corps judiciaire était extrêmement « ouvert », si nous osons dire. Les héliastes n’étaient pas moins de six mille. Comme certaines villes qui ont presque autant de médecins que de malades, Athènes avait presque plus de juges que de plaideurs, en action. Cette multiplicité d’experts juridiques avait excité les sarcasmes d’Aristophane : on le voit dans ses Guêpes, d’où Racine a tiré, pour plaire à Louis XIV et seconder la réforme de la procédure, la classique pièce des Plaideurs.
La garde des lois et le culte des dieux étaient confiés à l’Aéropage devant lequel furent traduits Phryné, s’il faut en croire la fable, saint Paul, au témoignage de l’histoire : l’un et l’autre, mais de manière différente s’étaient montrés subversifs ; accusés d’impiété, ils ne furent pas défendus par les mêmes moyens.
Les historiens se déclarent impuissants à reconstituer et à décrire l’organisation de la justice à Sparte. Dans un pays où les biens étaient en commun et où les femmes étaient à tout le monde, les rixes étaient, sans doute, plus fréquentes et les procès moins nombreux. Les éphores avaient la charge de la sécurité générale, Rome, la patrie des grands juristes, Rome qui construisit le droit comme le pont du Gard, sur des piliers solides avec des arcatures savamment ordonnées, Rome avait fondé son pouvoir et son avenir sur la souveraineté auguste, majestueuse, homogène du « peuple romain». La fameuse formule qui était l’intitulé des actes publics : le Sénat et le peuple romain (Senatus populusque Romanus, s. p. q. R.) n’était pas une fiction lapidaire, mais le résumé saisissant de l’organisation civique.
Rome eut donc tout d’abord ses magistrats élus par les assemblées populaires qui étaient les comices. Le nom nous est resté, nous disons encore les comices électoraux. Les comices romains furent au début les comices par curies, puis, après Servius Tullius, les comices par centuries qui se réunissaient au champ de Mars. Les historiens voient dans ces comices par centuries un amalgame tenté du peuple et des patriciens. Les deux magistrats qui étaient mis à la tête de la République étaient des Consuls, portant des sceptres d’ivoires surmontés d’aigles, précédés par les douze licteurs qui portaient les faisceaux. Ils avaient la « juridiction », c’est-à-dire qu’ils étaient les juges suprêmes, auxquels toutes les affaires judiciaires étaient déférées.
Mais la multiplicité des causes déborda cette omnipotence, et en l’an 388 nous voyons apparaître le préteur qui fut investi des fonctions judiciaires.
Le préteur recevait les parties, il lui était rendu compte de la cause ; il en appréciait la consistance et en vérifiait la nature ; suivant l’expression consacrée, il « disait le droit », après quoi il délivrait la formule, c’est-à-dire qu’il instituait le juge de son choix chargé de la décision à rendre.
En l’an 507, les étrangers qui affluaient à Rome étaient devenus si nombreux qu’il fallut créer pour leurs litiges, entre eux ou avec les nationaux, comme nous dirions aujourd’hui , un préteur spécial : le préteur pérégrin, auxiliaire, à ce titre, du premier préteur : le préteur urbain. Par la suite il y eut un préteur de chaque province.
Concurremment avec le préteur mais au-dessous de lui, la justice était rendue par l’édile qui avait à la fois des pouvoirs de police et des pouvoirs judiciaires. C’est à raison de ces pouvoirs de police étendus aux questions d’édilité urbaine que le nom d’édile se trouve attribué par assimilation à nos conseillers municipaux. Le peuple — nous disons le peuple par opposition aux patriciens — était divisé en tribus, quatre dans la ville, vingtsix sur le territoire environnant ; chacune de ces tribus élisait son magistrat (de là le nom de tribun). L’édile était chargé de régler les différends entre les tribus et de réprimer les attentats commis par les patriciens contre les plébéiens.
En France, pendant la période féodale et jusqu’à Philippe Auguste tout au moins, le droit de justice appartint aux seigneurs sur leurs terres. Ces terres étaient appelées alleux si elles avaient été conquises originairement par des chefs de bandes, et terres bénéficiaires si elles avaient été concédées par le roi à ses compagnons d’armes. Le fief était la terre concédée sous la condition que le preneur reconnaîtrait le bailleur comme son seigneur et maître, lui jurerait fidélité et s’engagerait envers lui à l’assistance par les armes de même qu’à certaines prestations. Nous ne saurions trop insister sur cette idée (déjà exprimée au mot CODE) que, sous le régime féodal, toutes les personnes vivant sur une terre étaient attachées à cette terre sous les ordres et la domination du seigneur.
Le roi, chef de la féodalité, avait ses prérogatives, d’où une distinction dans la justice. Il y eut deux justices : la Justice royale qui s’exerçait par le roi et les agents du roi, et la Justice seigneuriale. Ainsi, se créèrent les trois degrés de juridiction, le suzerain seul ayant le droit de haute justice, comprenant la moyenne et la basse, le seigneur intermédiaire, le droit de moyenne justice comprenant la basse, et le seigneur inférieur le droit de basse justice seulement.
Les progrès de la royauté emportèrent cet odieux régime qui favorisait l’arbitraire ; la monarchie fit triompher son adage que « toute justice émane du roi » et la justice, par délégation, se trouva concentrée dans les Parlements. Pour que cette assertion trop rapide et trop superficielle soit exacte, il faudrait tenir compte des tribunaux du Châtelet qui constituaient la juridiction criminelle et embrassaient aussi ce que nous appellerions le service de la sûreté.
La Révolution vida ces châteaux déjà démantelés, ces palais et ces bastilles. Dans l’enceinte de l’Assemblée Constituante une parole retentit, magnifique et formidable : « Nous sommes des dieux : nous avons un monde à refaire ! » C’était vrai. Il ne suffisait pas de refondre la justice, il fallait la créer, en une coulée de bronze neuf. La question se posa de savoir s’il convenait d’instituer pour les causes civiles le jury civil. L’impossibilité du système apparut dans la discussion. Le décret du 30 avril 1790 rejeta le jury civil, mais le torrent impétueux des idées, les souvenirs de la République romaine déterminèrent le mode de consécration et d’investiture des juges. La loi du 16 août 1790 édicta qu’ils seraient nommés par le peuple. La constituante de l’an 8 n’osa pas abolir ni la prescription ni le principe. La loi du 27 ventôse an 8 institua un tribunal de première instance dans chaque arrondissement et créa les tribunaux d’appel. Les juges ne purent être élus que pris sur des listes d’éligibles. La Restauration effaça le principe de l’élection, sauf pour les tribunaux de commerce, et le remplaça par celui de la nomination.
— Paul MOREL.
QUELQUES SENS PARTICULIERS — ANCIENS OU MODERNES — ATTACHÉS AU MOT JUSTICE
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Justice distributive : qui fait à chacun et selon son mérite, une équitable répartition de peine ou de grâces.
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Justice commutative : qui a pour objet de rendre à chaque individu ce qui lui appartient, dans une juste proportion : elle opère principalement dans les affaires d’intérêts privés.
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Justice domestique : puissance déterminée que les pères ont sur leurs enfants, les maris sur leurs femmes, etc.
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Justice civile : celle qui s’occupe spécialement des contestations relatives à la nature, au partage ou à la possession des choses ; elle est, en général, du ressort des cours d’appel.
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Justice criminelle, la plus redoutable : celle qui prend connaissance des crimes et délits (voir ces mots et aussi pénalité, torture, question, etc.) et instruit contre les personnes suspectées : elle a pour interprètes la correctionnelle et la cour d’assises et s’appuie sur le code criminel et pénal.
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Justice fiscale, celle qui ordonne les poursuites pour le recouvrement de l’impôt.
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Justice municipale, celle des maires et commissaires de police.
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Justice militaire : juridiction d’exception qui soustrait à la compétence des tribunaux ordinaires les actes « délictueux » des soldats et des officiers. Les premiers sont ainsi jugés par leurs chefs et ceux-ci par leurs pairs. Ici des acquittements judiciairement scandaleux, là des condamnations monstrueuses.
Le Moyen Age, avec la féodalité, connaissait toute une hiérarchie de justice : justice royale ou rendue au nom du souverain par les prévôts, les baillis et les sénéchaux royaux, les présidiaux, les parlements et le conseil privé du roi ou conseil des parties. Cette juridiction s’étendit avec l’accroissement de la puissance monarchique.
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Justice féodale ou seigneuriale ou subalterne : celle qui s’attachait à un fief, à une seigneurie. La féodalité possédait ainsi la haute justice : du roi ou des seigneurs suzerains ; la justice du prince et des grands vassaux pouvait infliger toutes les peines y compris la peine de mort ; la basse justice, celle des seigneurs inférieurs ayant dans ses attributions quelques petits délits (jusqu’à l’amende de 10 sous parisis) et affaires civiles (jusqu’à la peine de 60 sous parisis) ; elle jouait auprès des plaideurs à peu près le rôle de notre justice de paix. Au XIVe siècle apparut la moyenne justice, celle du seigneur dont le juge connaissait de toutes les affaires civiles, mais, au criminel, ne pouvait juger que « les délits dont la peine n’excédait pas une amende de 75 sous ». La justice capitale ou supérieure était, dans une province, une sorte de cour d’appel.
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Justice d’apanage : justice royale qui s’exerçait dans l’étendue de l’apanage d’un fils ou petit-fils de souverain. Justice manuelle : droit du seigneur de saisir les meubles de ceux qui lui devaient des arrérages de rentes.
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Justice domaniale : qui appartenait au seigneur en vertu de son titre.
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Justice foncière ou censière : celle dont l’unique attribution était de condamner les redevables à payer au seigneur le cens et les rentes foncières.
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Justice sous latte : audience qui se tenait dans la maison du seigneur.
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Justice baillagère : qui appartenait au bailli et s’étendait sur le baillage.
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Justice patibulaire : signe extérieur de la puissance sous le règne du bon plaisir, représentée ordinairement par une potence ou un pilier d’exposition, d’où fourches patibulaires.
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Justice consulaire, origine des tribunaux commerciaux ; instituée à Paris au XVIe siècle et rendue par des juges-consuls élus par les corps des marchands.
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Justice ecclésiastique : rendue par les officialités, par des juges délégués pour certaines causes, etc., etc. Elle statuait sur la validité des mariages et revendiqua longtemps un grand nombre d’affaires criminelles, ou même purement civiles, afin de mieux étouffer les hérésies, de frapper les dissidents, mais aussi d’enlever aux autres juridictions la connaissance des actes coupables commis par les clercs, les réguliers ou par les dignitaires de l’Eglise. L’ordonnance de 1539 réduisit ces empiètements sur la justice séculière.
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Justice temporelle : nom donné par les théologiens à celle qui connaît des matières autres que les matières ecclésiastiques.
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Justice du glaive : ce nom s’appliquait à quelques juridictions ecclésiastiques. Par glaive, on entendait à la fois le glaive spirituel de l’excommunication ou du retranchement de la communion, et le glaive matériel, souvent manié par un prêtre bourreau.
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Justice originelle : selon la théologie, rectitude que Dieu met dans l’âme par sa grâce.
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Justice populaire : celle des citoyens élus qui représentent le peuple ; parfois aussi sursaut spontané des masses qui mettent en jugement et exécutent leurs tyrans. Ainsi rendue par le peuple directement, ou par le tribunal suprême issu de sa volonté, on dit aussi justice souveraine.
En mythologie, la Justice, fille de Jupiter et de Thémis, est représentée d’ordinaire sous la figure d’une jeune fille tenant d’une main la balance et de l’autre l’épée. Un lion souvent l’accompagne et symbolise sa puissance. Parfois un bandeau couvre ses yeux. Signe de l’impartialité à l’égard de qui comparait devant elle, il signifie aussi bien son impuissance à découvrir le vrai et souligne le caractère hasardeux de ses interventions...
(Pour les problèmes qui gravitent autour de la justice, voir aussi les mots : incarcération, pénalité, prison, répression, responsabilité, tribunal, etc.).
JUSTICIABLE
adj. et subst. masc.
La définition du dictionnaire est celle-ci :
« Qui doit répondre devant certains juges ; qui est soumis à certaines juridictions. »
Et l’Académie, poursuivant un travail que nos ardeurs peuvent qualifier d’archaïque, cite en exemple : « Il est domicilié à Versailles et par conséquent justiciable de la cour royale de Paris. »
De nos jours, chacun est justiciable en général du tribunal dont ressort son domicile ; cependant, en matière de simple police, correctionnelle ou criminelle, on est justiciable du juge ou du tribunal dans le ressort duquel les crimes ou délits ont été commis. Il n’en est pas de même en matière civile. La justiciabilité est l’état, la condition du justiciable. « Ce n’est plus parmi vous, disait Bayle, un sentiment qui puisse souffrir partage que celui de la supériorité des peuples sur les rois et de la justiciabilité des rois devant le tribunal du peuple. »
Figuré : justiciable : qui est du ressort de quelque chose, qui en dépend. Joubert explique : « Ne rendez pas justiciable du raisonnement ce qui est du ressort du sens intime. »
Le justiciable, demandeur ou défendeur, porte une cause devant les tribunaux pour, selon la formule, s’y faire rendre « justice ». Il y entend rendre un « jugement », conclusion laborieuse et monnayée et très souvent inattendue, qui n’a, d’ordinaire avec le droit pur et simple, que de lointains rapports. Le dit jugement est en effet à la merci d’interventions favorables — fortune, amitiés, etc. — ou de circonstances aggravantes — opinions, pauvreté, etc. — susceptibles d’influencer l’appareil judiciaire. Ce qui n’empêche pas que, des juges et des cours, on vante par ailleurs la hauteur impartiale ou l’intégrité ....
Le justiciable ne peut donc fonder sur la raison de son affaire ou le bien-fondé de ses intérêts l’espérance d’être compris et, le cas échéant, secondé. Il a selon son rang, selon sa condition, selon même les aléas d’une opinion publique versatile, tout à craindre ou à attendre des manifestations de la « justice », Et il peut tout aussi bien gagner une mauvaise cause que perdre un excellent procès. De tribunaux non seulement prisonniers de la tradition, du Code et de la jurisprudence, mais traversés par les courants de la religion et de la politique, par toutes les passions humaines, et d’une magistrature imbue de préjugés de caste ou de classe et asservie, sinon toujours aux tenants, au moins aux principes de l’ordre établi, le justiciable ne peut attendre que des complaisances et des services ou le lourd pavé de l’antagonisme et de la haine. La justice apparaît comme une exception on un anachronisme, plus souvent comme un rêve...
Dans la catégorie des justiciables d’intérêt, les travailleurs, les pauvres diables sont les victimes pour ainsi dire normales de la « justice ». Parmi les justiciables d’opinion, les anarchistes, adversaires de l’Etat, des Lois, de la Propriété, contempteurs impénitents d’un Existant sacro-saint, encourent d’implacables sanctions.
Le justiciable — en dépit de l’adage fameux « nul n’est censé ignorer la loi » — vit dans la méconnaissance presque complète des textes qui le frapperont quelque jour... s’ils ne le couvrent. Ces textes accompagnent à travers les époques les intérêts des forts, des possédants, les ambitions des maîtres — chefs, prêtres, rois, capitalistes — et les bénéficiaires, si change leur personnalité, sont toujours les puissants. Il n’y a pas d’ailleurs que la conjuration tacite des jugeurs contre le justiciable émissaire, il y a même — position ouverte, aveu cynique — la justice par ordre, et les gouvernements pèsent, par injonctions directes, sur les décisions des tribunaux. Cela est si vrai que, sous l’Empire, Cormon écrivait : « Il y a une foule de justiciables qui aimeraient tout autant voir MM. les juges se mettre à juger leurs petits procès, que de s’en aller balayer des plis de leur simarre rouge ou noire les antichambres des Tuileries. »
La République a prolongé l’Empire, et l’acuité des luttes politiques, la fréquence et l’ampleur des crises nées de l’industrialisme, la frénésie du profit qui, la guerre aidant, a gagné toutes les couches de la société ont fait plus précaires encore, et d’une ironie presque permanente, les garanties de la « justice ». Si, comme l’écrivait Lamarck, « l’indigence du- juge est souvent la perte du justiciable » on peut se dire, connaissant mille autres influences perturbatrices de sa sérénité, qu’il faut au justiciable une naïveté vraiment tenace pour faire encore, après tant d’épreuves, confiance à la « justice ».
Pour libérer le justiciable, il faut abolir l’institution néfaste, rénover la conception même de la justice et lui donner une base intelligente, et de la chair, non un Code et des verges. Seuls un régime et des mœurs affranchis des corruptions de la propriété et des interventions du pouvoir, un statut et des mentalités d’hommes libres (tel le communisme libertaire) peuvent — en remontant aux causes d’une envahissante iniquité -réintroduire, dans les échanges sociaux et dans les rapports des individus, la justice vivante et logique.
— P. COMONT.
JUSTICIER
n. m.
« Celui qui a droit de justice ; celui qui est délégué pour rendre la justice. Il y avait autrefois, en France, des Seigneurs justiciers qui rendaient, sur leurs terres, la haute, la moyenne et la basse justice. » C’est en ces termes que s’expriment les divers dictionnaires et encyclopédies que j’ai consultés. Le justicier serait donc un personnage attaché à l’appareil judiciaire ; il serait un rouage spécial de cette formidable machine destinée à assurer l’observation des coutumes établies, et le respect des législations en vigueur.
Toute autre est la signification que nous donnons au mot justicier et bien différent du personnage dont il est parlé ci-dessus est celui que nous entendons désigner par ce mot.
Notre justicier ne s’inspire d’aucun texte de loi ; il n’obéit à aucune prescription légale ; il n’est l’exécuteur d’aucune sentence rendue par un magistrat ou tribunal quelconque. Il puise ses inspirations dans sa propre conscience ; il n’hésite pas à méconnaître et, le cas échéant, à violer la loi écrite ; il se substitue à la justice défaillante ; sa volonté s’affirme indépendante et au-dessus des lois et coutumes. Il estime avoir le droit, mieux : le devoir de s’ériger en arbitre et en exécuteur. Il n’agit point en serviteur, mais en homme libre.
N’est pas justicier qui que ce soit. Le justicier doit posséder un sens profond de ce qu’est la véritable Equité, sens assez puissant pour l’animer de la haine agissante de l’Iniquité et de quiconque est l’auteur ou le complice de celle-ci.
Quand, sous les yeux du justicier, se produit un de ces faits qui font surgir subitement l’indignation et la révolte des profondeurs de sa conscience, siège de son ardente passion du Juste et de sa haine de l’Injuste, le justicier intervient sans hésitation et frappe le coupable sur-le-champ. Mais, le plus souvent, cette intervention est le fruit de multiples observations et de mûres réflexions, provoquées par un concours de circonstances et de faits répétés. Dans ce cas, lent, très lent, est le travail qui s’opère dans la personne du justicier.
On incline à croire que le justicier est un impulsif cédant à un mouvement irréfléchi qui arme brusquement son bras et le précipite inconsidérément aux décisions spontanées et aux gestes immédiats. Il n’en est ainsi qu’exceptionnellement. Presque toujours la décision du justicier a des origines lointaines ; elle ne se présente, au début, que sous une forme vague, indéterminée et indécise. Pour qu’elle devienne consistante, il faut que les injustices dont il souffre ou dont il voit pâtir les autres, se multiplient, qu’il y devienne de plus en plus sensible, qu’il en soit de plus en plus révolté. Alors, l’idée du châtiment que comportent ces actes réitérés d’iniquité s’offre à son esprit de plus en plus fréquemment ; elle fait naître peu à peu l’idée d’expiation nécessaire ; la personne sur laquelle commence à se porter ce projet d’expiation méritée et de punition indispensable se dessine avec une netteté constamment accrue ; les responsabilités de cette personne se précisent et s’aggravent de jour en jour. Enfin, après bien des incertitudes et des lenteurs, la décision se forme ; elle s’impose ; elle devient indispensable et urgente. A partir de ce moment, l’acte du justicier est irrévocablement résolu, et son exécution n’est plus qu’une question de circonstances et de dispositions pratiques.
Mais, avant que d’en arriver à ce point culminant où la volonté cesse d’être le jouet de toutes les indécisions pour se stabiliser définitivement, que de perplexités ! Que de jours tourmentés, que de nuits sans sommeil ! Que de problèmes à examiner, de cas généraux et d’espèces à étudier, de comparaisons à établir, de déterminations à opposer, de projets et de plans à fouiller et à mûrir !
Au cours de ma carrière déjà longue et passablement mouvementée, j’ai eu l’occasion de recevoir les confidences de quelques justiciers. Ils venaient à moi, tourmentés par une perplexité angoissante, dans l’impossibilité où, depuis de longues heures déjà, ils se trouvaient de décider s’ils devaient abandonner ou mener jusqu’à son terme le dessein d’accomplir l’acte de justice dont la hantise les obsédait. Ce n’était pas le courage qui leur manquait ; mais ces êtres qu’on croit généralement de cœur endurci et de conscience sans scrupules, sont, au contraire, d’une sensibilité très vive et d’une probité morale faite de minutieuses délicatesses et d’exceptionnelles propretés.
C’est l’appréhension de se tromper, même de la meilleure foi du monde, qui les incitait à frapper à ma porte qu’ils savaient accessible à tous, à m’ouvrir leur cœur et à me demander un conseil. Ce que je leur ai dit, je ne le répéterai pas ici et nul ne le saura. Les uns m’accuseraient de n’avoir pas prononcé les paroles qui eussent retenu celui-ci sur la pente fatale ; les autres me reprocheraient d’avoir empêché celui-là d’accomplir un geste méritoire exemplaire.
Peut-on jamais savoir exactement ce qui se passe dans les arcanes d’une conscience qui hésite ? Il est déjà si difficile, à certaines heures particulièrement obscures, de pénétrer le mystérieux travail dont notre propre conscience est le théâtre ; n’est-il pas tout à fait impossible de déchirer le voile, de dissiper l’obscurité, quand il s’agit de s’introduire dans celle d’autrui ?
Ce que je puis affirmer, c’est l’état de douloureuse anxiété, de torturante angoisse où ces êtres étaient plongés par l’obsession tournant à l’idée fixe, sans qu’ils parvinssent à s’y soustraire par une résolution sans appel.
« Où est la Justice ? Pensaient-ils. A qui est-il équitable de s’en prendre parmi les responsables ? Où se trouve le centre ou le sommet de ces responsabilités diverses et successives ? Quelle est l’institution qui forme le gradin le plus élevé de l’escalier hiérarchique ? Au sein de cette institution, qui ne fonctionne que par ceux qui la mettent en mouvement, quel est le plus haut responsable ? Et ce responsable lui-même, une fois discerné, connu, d’où vient-il ? Quelles sont les circonstances : naissance, éducation, conseils, entraînements, exemples qui l’ont poussé il la situation qu’il occupe et à s’y conduire comme il le fait ? Avons-nous le droit de punir, nous, anarchistes, qui ne reconnaissons ce droit à personne ? Nous est-il permis de châtier, nous qui savons que la liberté de l’individu étant étroitement enfermée dans l’étau du déterminisme, il ne reste qu’un tout petit espace appartenant au domaine de l’indiscutable responsabilité personnelle ? »
Et le problème à résoudre, la question à trancher tourmentait, des jours et des jours durant, ces justiciers en proie à l’idée fixe, que poussait en avant la ferveur d’Equité qui leur donnait assaut et que ramenait en arrière la terreur de s’abuser qui les tenaillait.
Ceux qui se flattent d’appartenir à cette informe cohue que l’opinion publique baptise bien à tort « les honnêtes gens » se plaisent à qualifier de « lâche attentat » l’action par laquelle s’affirme le justicier. C’est une erreur abominable. On peut, je ne songe pas à le contester, apprécier sévèrement cette action, la blâmer, la condamner, lui refuser toute excuse ; mais c’est outrager le sens des mots que d’appliquer à cette action le qualificatif de lâche. Pour se convaincre que celle-ci exige, au contraire, un réel, un rare courage, il suffit de tenir compte des périls que brave, de propos délibéré, le justicier dans l’accomplissement même de son geste, de faire état de cette circonstance qu’il a bien des chances d’être écharpé sur place et qu’il a la quasi certitude d’être, par la suite, arrêté, incarcéré, condamné et mis à mort. Car le justicier n’est pas homme à tenter de se dérober aux responsabilités qu’il a volontairement assumées. Il revendique fièrement celles-ci, cette revendication dût-elle entraîner pour lui la peine capitale.
A ceux qui le rappelleraient au respect de la vie humaine, quand il projette d’exécuter un tyran ou un exploiteur féroce, il peut répondre qu’il a fait le sacrifice de sa propre vie et que, par la mort du despote cruel ou du maître forcené, il se promet de sauver l’existence de tous ceux que menacent constamment l’insatiable ambition de l’un et la cupidité jamais satisfaite de l’autre.
Quand un justicier se lève et frappe un puissant ou le représentant d’un régime, dont les exactions, les débordements et les crimes ont fini par porter à son comble l’indignation justifiée de ceux qui ont au cœur l’amour de la liberté et le culte de la justice, la presse a coutume de prétendre que ce justicier n’a été que l’instrument d’un parti, d’un groupement, d’une ligue, d’une association. Le parquet ordonne que des recherches soient faites dans ce sens et la police perquisitionnant, arrêtant, questionnant toutes les personnes qu’elle soupçonne d’avoir été en relations avec « le criminel », s’évertue à ourdir un complot. Ces investigations, arrestations, interrogatoires et perquisitions sont destinées à rassurer les trembleurs, à soulever d’irritation l’opinion publique contre l’auteur et les prétendus complices de « l’odieux attentat », à renforcer la répression qui, en tout temps et sous tous les régimes, s’abat sur les subversifs, à enfoncer dans le crâne de la population qu’on terrorise par d’« horribles détails » la conviction que la police veille et protège la sécurité des personnes ; ces mesures n’ont pas d’autre but. Car si les ignorants et les crédules — ils sont légion, hélas — ont la sottise de croire, sur la foi des racontars de la presse, que des hommes se sont constitués en une sorte de tribunal secret, qu’ils ont décidé la mort d’un grand responsable, que le sort a désigné celui qui mettra cette sentence à exécution et que, sous la menace d’être exécuté lui-même, celui-ci a frappé la victime indiquée, gouvernants, magistrats, policiers, journalistes et personnes avisées connaissent la fausseté de cette légende et l’absurdité de cette mise en scène.
Le justicier est, neuf fois sur dix, un solitaire ; j’entends par là qu’il agit de son propre chef, qu’il ne prend conseil de personne, qu’il ne s’ouvre à aucun camarade de sa résolution, qu’il fixe lui-même son heure, qu’il choisit personnellement le responsable dont il se propose de faire justice et l’arme dont il se servira pour l’abattre.
Jusqu’au moment fatal, une fois sa décision arrêtée, il ne vit qu’avec celle-ci. Ayant le souci de ne compromettre aucun de ses compagnons de travail ou d’idée, voulant garder pour lui et pour lui seul la charge matérielle et morale de l’acte qu’il considère, à tort ou à raison, comme de justice et qu’il a résolu d’accomplir, il évite les réunions, il fuit les groupes et ceux qui le connaissent éprouvent parfois une profonde surprise lorsqu’ils sont mis au courant de ce qu’il a fait.
Si le justicier songe à ses camarades, il n’attend d’eux qu’une chose : c’est qu’ils expliquent son geste, qu’ils le commentent, qu’ils lui donnent sa véritable signification, son exacte portée.
Le justicier n’est pas un dément : il n’imagine pas que, en frappant un tyran, il va abattre la tyrannie ; qu’en immolant un exploiteur il va tuer l’exploitation. Il sait que, au despote et à l’affameur qui auront payé de leur sang les iniquités du régime ou de la classe qu’ils personnifient, succèderont un autre tyran et un autre exploiteur. Mais il espère que son action sera comprise et, malgré tout, ne sera pas tout à fait inutile.
Il se plaît à croire qu’elle fera réfléchir ceux d’en haut, mettra un frein aux abus et aux forfaits que leurs pairs ou successeurs seraient tentés de commettre et les rappellera peu ou prou à la conscience des responsabilités qu’ils assument et des risques professionnels qu’entraîne leur situation.
Il nourrit l’espoir que son geste de justicier ravivera chez ceux d’en bas la flamme de la révolte qui couve sous la cendre, stimulera leur énergie défaillante, suscitera des imitateurs et que, se multipliant, les actions de ce genre finiront par ébranler le régime social, par y déterminer des craquements avant-coureurs de la rupture d’équilibre d’où sortira un monde plus humain et plus équitable.
Je ne dis pas que les espérances du justicier sont fondées et que les suppositions qu’il fait se réaliseront. A dire vrai, il semble que, jusqu’ici, les événements n’ont point justifié ces conjectures et ces espoirs.
Mais je m’efforce loyalement de lire dans la pensée du justicier, de pénétrer le secret des mobiles qui le propulsent et des circonstances qui conditionnent son action, afin de parvenir à dégager de cet ensemble nécessairement touffu l’état d’âme de ce personnage intéressant du double point de vue : individuel et social.
La souffrance, qui paraît liée à la vie même de l’espèce humaine, tant elle est, sous mille formes, générale, est décuplée par une organisation sociale d’où est bannie toute pratique de Justice et d’Entraide.
L’observateur constate sans grand effort que, à la part de souffrance qu’il sied d’attribuer aux douloureuses conséquences de ce qu’on nomme la fatalité, vient s’ajouter une part beaucoup plus importante de déceptions, d’épreuves, de tristesses, de privations et de deuils, dont la Société elle-même est incontestablement la cause.
Et les individus doués d’une sensibilité et d’une clairvoyance au-dessus de la moyenne souffrent d’autant plus des douleurs de provenance sociale, qu’ils ont conscience du caractère évitable de celles-ci.
Or, le justicier appartient à cette catégorie d’individus particulièrement sensibles et compréhensifs ; il est avant toutes choses une victime de l’organisation sociale et des conditions d’existence qui lui sont imposées par le milieu dans lequel il naît, se développe et meurt. Il a souffert, il souffre et, s’aggravant de jour en jour, ne fût-ce que parce qu’elle se prolonge au contact des événements, sa souffrance s’exaspère au point qu’elle en arrive à lui être intolérable. Il faut alors qu’il y mette fin, soit en se supprimant lui-même, soit en supprimant celui qu’il estime en être la cause directe ou le principal responsable. Dans le premier cas, c’est vers le suicide que l’infortuné s’achemine ; dans le second, c’est vers la révolte qu’il est poussé. Et lorsque la révolte le conduit à la suppression d’un autre, c’est encore, par une voie indirecte mais certaine, au suicide qu’il aboutit. Il n’y a entre les deux suicides qu’une différence : dans le premier, celui qui veut en finir avec la vie devenue pour lui trop lourde à supporter, part tout seul ; dans le second, il entraîne avec lui dans la mort celui ou ceux qui personnifient l’Iniquité, dont les coups répétés l’ accablent.
Si je tiens compte des mobiles qui déterminent le justicier et du but qu’il assigne à son action, je distingue trois variétés de justiciers. Pour les différencier, je les appellerai : l’égoïste, le solidaire et l’altruiste.
Il se peut que dans chacun de ces justiciers, on rencontre quelques traits rappelant les deux autres : aussi, ai-je soin de dire qu’il s’agit ici d’une classification dont l’objet est uniquement de faciliter l’observation.
J’appelle « l’égoïste », le justicier qui ne songe à le devenir que lorsqu’il y est personnellement intéressé, qui ne considère que son cas particulier, que l’injustice n’émeut et n’indigne que lorsqu’il en est lui-même la victime et en souffre dans sa personne ou dans ses intérêts.
Exemple : un patron jette sur le pavé, sans motif ou pour une raison futile, un de ses ouvriers ou employés. Celui-ci en conçoit un violent ressentiment. Ainsi congédié, l’ouvrier ou employé en question reste longtemps sans travail. La gêne pénètre dans sa famille ; le chômage persiste et la misère s’installe à son foyer. Il décide de supprimer le patron qui l’a mis à la porte et qu’il rend responsable de sa détresse. Ce patron n’en était pourtant pas à son coup d’essai. Il avait déjà renvoyé, dans les mêmes conditions, plus d’un de ses salariés. Cela s’était passé sous les yeux de notre homme et celui-ci ne s’en était pas autrement ému. Indifférent à la mesure qu’il avait trouvée toute naturelle (le patron est maître chez lui et libre d’embaucher ou de débaucher comme il l’entend) lorsqu’elle frappait ses camarades de travail, il ne l’avait trouvée odieuse, indigne et révoltante que du jour où cette mesure l’avait atteint lui-même et privé de ses moyens d’existence. Voilà celui que je désigne par le mot : « l’égoïste ».
Tout autre est le justicier que j’appelle « le solidaire ». Et, pour mieux me faire comprendre, je puise mon exemple dans un ordre de faits similaires. Las de recevoir, en échange d’un travail pénible et dangereux, un salaire insuffisant et notoirement inférieur à la production exigée, des ouvriers mineurs ont vu rejeter, sans examen et avec arrogance, la demande d’augmentation de salaires qu’ils soumettaient au directeur de la mine. Ces ouvriers se mettent en grève. Le directeur, cœur sec et tempérament despotique, persiste à refuser tout entretien avec les délégués que la masse des grévistes a désignés. Les jours s’écoulent, les semaines se succèdent et la situation, se prolongeant, apparaît sans issue. Le mécontentement grandit, l’irritation s’enfle, la colère gronde, l’indignation éclate. Brusquement, un gréviste se lève et tue le directeur insolent et sans entrailles que les travailleurs, graduellement réduits à la faim, accusent d’être l’auteur responsable de leur dénuement. Ce mineur n’a pris conseil de personne ; il n’a confié sa résolution à aucun de ses camarades ; mais il a eu sous les yeux le désespérant spectacle de travailleurs comme lui, condamnés à mourir de privations, par la cruauté d’un directeur qui n’hésite pas à jeter dans l’enfer du dénuement toute une population, afin de conserver aux actionnaires, dont il gère les intérêts, des dividendes élevés. Il a vu s’anémier sa compagne, s’étioler ses enfants, dépérir ses vieux ; il a constaté que les vieux, les enfants et la compagne de tous ses camarades de travail roulaient vers le même abîme de mort, et face à cette intolérable souffrance de tous, il s’est résolu à frapper l’homme insensible et cruel qui continuait à vivre dans l’aisance, alors que, par ambition et cupidité, il vouait à l’inanition la masse ouvrière dont, depuis plusieurs générations, le labeur opiniâtre et mal rétribué avait édifié la fortune des actionnaires oisifs. Il a abattu cet homme, faisant, ainsi, justice, par une exécution sommaire, de l’assassinat collectif, froidement perpétré par un maître sans cœur et sans conscience. Tel est le justicier que j’appelle « le solidaire ».
Et, maintenant, supposons un homme placé par les hasards de la naissance parmi les privilégiés de la fortune et les heureux de ce monde. Tout petit, il a été entouré de toutes les vigilantes sollicitudes et de toutes les tendresses ; enfant, il a reçu l’éducation la plus soignée ; adolescent, il a pu se désaltérer aux sources les plus abondantes et les plus pures de l’instruction ; adulte, il a connu les enivrantes douceurs de l’amour partagé ; homme, rien ne lui a manqué, rien ne lui manque de ce qui peut contribuer à la somme de félicités que comporte la vie. Il est vigoureux, sain, intelligent et beau. Mais il est aussi doué d’une sensibilité délicate et aiguë ; la nature l’a fait affectueux et bon ; il a consacré les loisirs que lui a prodigués la richesse à l’étude impartiale et objective des problèmes sociaux. Les contrastes dont le corps social abonde l’ont frappé ; il a été empoigné par l’antagonisme des intérêts qui suscitent et multiplient les rivalités et les conflits d’individu à individu, de nation à nation et, au-dessus des frontières, de classe à classe. Il a voulu voir de près ce que lui révélait l’observation, ce que lui enseignaient certaines lectures, ce que lui faisaient connaître et comprendre certaines discussions avec les subversifs que les circonstances avaient placés sur sa route. Il s’est décidé, ne voulant s’en rapporter qu’à lui-même, à visiter les quartiers où sévit la misère, les taudis, où règne le dénuement. Il a pleuré avec ceux qui pleurent, il a souffert avec ceux qui souffrent, il a eu froid et faim avec ceux qui ont froid et faim. Il en est arrivé à se considérer, lui riche, comme un voleur ; il a compris que la fortune des privilégiés est faite de l’indigence des déshérités. Peu à peu, son cœur a été chaviré, son cerveau bouleversé et sa conscience épouvantée et indignée par les douleurs imméritées et les iniquités monstrueuses qui sont le lot des miséreux. De cause en cause, il est allé jusqu’à la source des malédictions qui pèsent sur la multitude des souffrants et, faisant stoïquement le sacrifice de sa vie, il s’est juré de ne pas laisser le crime impuni. C’est ce crime — le crime social — qu’il a châtié dans la personne du plus haut responsable, de celui qui, chef d’Etat ou roi de la finance, lui a paru le plus coupable, en tous cas le personnage le plus représentatif du régime dont il a fini par avoir horreur.
Ce justicier-là, c’est celui que j’appelle « l’altruiste ».
Un jour viendra — je ne sais pas quand, mais j’ai l’inébranlable conviction que, tôt ou tard, ce jour-là se lèvera — où, synthétisant ces trois variétés de Justiciers, l’immense multitude des asservis et des exploités accomplira le geste magnifique de Justice que nous appelons la Révolution sociale. Ce jour-là, elle fera rendre gorge à tous ceux qui l’ont cyniquement spoliée ; elle brisera, entre les mains des chefs et des Gouvernants, les instruments de domination par lesquels les Maîtres répriment et oppriment.
Elle ne sera pas mûe par un sentiment de vengeance, mais emportée par le sens profond de la véritable Justice.
Malgré les souffrances millénaires qu’elle aura subies, elle se refusera de devenir persécutrice. Les institutions qui l’affament et l’asservissent ayant été ruinées de fond en comble par son effort de Grand Justicier, le Peuple accueillera fraternellement dans son sein tous les hommes de bonne volonté. La Révolution libertaire ayant extirpé et anéanti les racines de l’Iniquité sociale, le justicier n’aura plus de raison d’être. Il deviendra un personnage historique, évoquant dans la mémoire des hommes le souvenir abhorré des iniquités passées et surtout l’admiration reconnaissante des générations définitivement libérées des cruelles étreintes de l’Autorité.
— Sébastien FAURE.
JUSTIFIER
(lat. justificare, de justus, juste et facere, faire)
Faire valoir, faire ressortir qu’une réputation, une attitude est fondée en justice ; c’est proprement dégager le juste et le mettre en relief. Appuyé sur la vérité, corroborée par des témoignages ou des faits, un défenseur peut justifier un accusé, prouver qu’il n’a point dérogé aux édictions de justice, faire éclater son innocence. Justifier une conduite, c’est en établir la légitimité, en démontrer la droiture morale. Mais plus souvent qu’à rendre évidente la loyauté, justifier consiste aujourd’hui à déployer mille ingéniosités — parfois crapuleuses — pour parer des attributs de la justice des causes et des procédés vicieux, des situations de fraude et de spoliation, des institutions de privilège et d’oppression.
Les puissants qui, d’ordinaire, pratiquent habilement l’art de l’auto-justification ne manquent pas, d’ailleurs, de voix complices — appuis bénévoles ou mercenaires — pour « justifier » devant l’opinion les rapts les plus scandaleux et les tyrannies les plus cyniques, pour donner à leurs actes calculés des allures de désintéressement, à tant de combinaisons profitables la physionomie du sacrifice. Il n’est pas un règne qui n’ait eu (notoire ou non) son apologiste, et la lignée des historiens-courtisans, qui tressaient aux monarques criminels des couronnes de vertu, a fait souche démocratique. Politiciens et gouvernants, meneurs d’hommes et brasseurs d’argent, barons de finance et chevaliers d’industrie, manient, deniers en mains, des équipes de « justificateurs » stipendiés...
« On trouve, dit Toussenel, des écrivains pour justifier toutes les sottises et toutes les infamies. »
Le journalisme moderne est plein de ces valets de plume qui font métier de justifier les injustices de la richesse et du pouvoir, qui couvrent les abus et les illégalités des arbitres faiseurs de lois, qui présentent sous des dehors moraux et dans le caractère du bien public les exactions et les accaparements dont pâtit le grand nombre abusé. Pour les grands est devenu, du reste, de moralité courante l’adage perfide : « La fin justifie les moyens. » Parvenir est une solution rédemptrice. La réussite comporte des « justifications » qui éclipsent les menées tortueuses et, devant le résultat, s’estompe le chemin. Plus exact que jamais est le mot de Ponsard : « Le succès est le dieu des hommes et semble tout justifier. » Les habiles de notre temps trouvent sans doute bien naïve et désuète la franchise pleine de simplicité judicieuse qui faisait dire à Jean-Jacques :
« Je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu’en cherchant à les justifier. »
JUVÉNILITÉ
n. f.
Dire d’un producteur intellectuel, écrivain ou artiste, qu’il est demeuré « jeune » ne signifie pas, bien entendu, que, grâce à un miracle, il a pu se soustraire au mécanisme du déterminisme universel qui fait parcourir un même cycle à tous les organismes vivants : naissance, croissance, déclin, mort. Cette locution exprime tout simplement qu’en dépit des hivers qui ont pu s’accumuler sur son front, ce producteur n’a rien perdu de l’originalité, de la hardiesse, du dédain des formules scolastiques et de la facilité à la diversité qui caractérisaient les débuts de son œuvre.
On sait que l’observation a maintes fois démontré qu’en ce qui concerne les affaires courantes de la vie, l’on n’a jamais que l’âge que l’on se sent, a fortiori lorsqu’il s’agit de la conception des idées et de l’extériorisation de la pensée.
C’est ainsi que tel intellectuel qui nombre à peine vingt-cinq printemps peut être classé parmi les vieillards qui exploitent encore la branche littéraire ou artistique dans laquelle il opère. On pressent, à la lecture ou à l’examen de ses toutes premières productions, que son esprit ne brisera jamais le moule au-dedans duquel mijote son activité. Littérateur, son dernier roman, son poème ultime portera l’empreinte de son jet initial. Artiste, son dernier tableau, son dernier livret, son dernier émail, sa dernière statue révéleront les mêmes procédés de composition que ses premiers travaux, non point du tout qu’ils aient atteint dès l’abord cette perfection dans les résultats qui rend presque inutile, pour quelques exceptions, un développement ultérieur ; mais bien parce que, dès le principe, il est manifeste que cet intellectuel s’est inféodé à quelque routine, enrôlé dans quelque école à laquelle il restera fidèle jusqu’à la fin — à la façon dont le chien reste fidèle à son maître et à sa niche.
Mais ce n’est point à ces remarques générales que je voudrais m’en tenir. Je veux essayer de rechercher à quels signes évidents l’on peut reconnaître qu’un écrivain ou un artiste est resté « jeune » — jeune de conception et jeune d’exécution — autrement dit de mentalité audacieuse, vigoureuse, ardente ; l’esprit aux aguets, l’entendement aux affûts ; ouvert aux séductions qui jaillissent de l’imprévu, qui sourdent des expériences nouvelles, des sensations fraîches.
Ma thèse est celle-ci : que c’est dans le rôle plus ou moins prononcé que l’aspect sexuel (je ne dis pas génital) de la vie joue dans sa production, qu’on peut déterminer, qu’on peut se rendre compte de la vitalité d’un producteur intellectuel.
En d’autres termes, je prétends (et je m’appuie sur des exemples trop nombreux pour être rappelés) que l’artiste, l’écrivain demeure jeune et vivant, dans la mesure où il reste « amoureux » — je ne dis pas procréateur — car nous savons que l’attirance sexuelle se manifeste tout aussi fortement avant l’apparition qu’après la disparition de la faculté génésique et je ne suis pas dupe des sexologues qui font les affaires de l’Etat ou de l’Eglise. Le jour où pour une raison ou pour une autre, l’intellectuel cessera d’être amoureux, sa production portera les marques d’une décadence, d’une caducité, d’une cristallisation indécrottables, même alors qu’on y rencontrerait une apparence d’intérêt au fait sexuel.
Je maintiens que les romanciers, les poètes, les artistes, etc. qui ont eu le bonheur de faire vibrer l’intelligence et d’émouvoir les sens de ceux qui s’intéressaient à leur labeur l’ont dû à ce qu’ils sont demeurés amoureux jusqu’à la fin. Non point, après tout, que l’amour formât le thème inéluctable de leur productivité, mais c’est parce qu’ils étaient amoureux — autrement dit sensibles à la face amoureuse de la vie — que leur œuvre reflétait de si remarquables qualités d’invention, de variété ou de fraîcheur — une pareille spontanéité et un tel brio.
— E. ARMAND.