CABALE

      CABOTINAGE

      CACHET

      CACOPHONIE

      CADASTRE

      CADRAN

      CADRE

      CADUCITE

      CAFARDISE

      CAGOTISME

      CAHIER

      CAIMAN

      CALAMITE

      CALOMNIE

      CALOTIN

      CALVAIRE

      CALVINISME

      CAMARADE

      CAMARADERIE

      CAMARILLA

      CAMBRIOLAGE

      CAMÉLÉON

      CANAILLE

      CANDEUR

      CANDIDAT

      CAPITAL

      LE CAPITAL

      CAPITALISATION

      CAPITALISME

      CAPITALISTE

      CAPITULATION

      CAPTATION

      CAPTIEUX

      CARACTÈRE

      CARDINAL

      CARÊME

      CARENCE

      CARICATURE

      CARMAGNOLE

      CARNAGE

      CARNIVORE

      CARTEL n. m.

      CASERNE

      CASSATION (COUR DE)

      CASTE

      CASTRATION

      CASUISTIQUE

      CATACLYSME

      CATÉCHISME

      CATÉGORIE

      CATHOLICISME

      CAUSALITÉ

      CAUSE

      CAUSER

      CAUSER

      CAUSERIE

      CAUSTICITÉ

      CAUTELEUX

      CÉLÉBRITÉ

      CÉLIBAT

      CÉLIBAT

      CELLULE

      CENSURE

      CENTRALISME

      CERVEAU

      CHAMBRE (LA)

      CHANGE

      CHANSON

      CHANTAGE

      CHARITE

      CHARLATANISME

      CHARNIER

      CHARPENTIER

      CHARRON

      CHARTE

      CHASTETE

      CHASTETE

      CHASTETE

      CHATELET (LE)

      CHAUVINISME

      CHERE (La vie)

      CHIMIE

      CHOMAGE

      CHRISTIANISME

      CITOYEN

      CIVILISATION

      CIVISME

      CLAN

      CLARTE

      CLASSES (Lutte des)

      CLASSIFICATION

      CLERGÉ

      CLÉRICALISME

      CLIQUE

      CLOITRE

      CLUB

      COALITION

      CODE

        I.

        II

        III

        IV

        V

        VI

        VII

        VIII

      COÉDUCATION

      COERCITION

      COHABITATION

      COHÉRENCE

      COHORTE

      COLLABORATION

      COLLABORATIONNISME

      COLLECTIF (Le)

      COLLECTIVISME

      COLLISION

      COLLUSION

      COLONIE — COLONISATION

      COMBATIVITÉ

      COMBINAISON

      COMÉDIEN

      COMITÉ

      COMMANDEMENT

      COMMÉMORATION

      COMMERCE

      COMMISSAIRE

      COMMUNE

      LA COMMUNE

      LA COMMUNE (Histoire de)

      COMMUNISME (LE)

      OMMUNISTE (LE PARTI)

      PARTI COMMUNISTE (BOLCHEVISATION DU)

      COMPAGNON

      COMPARAISON

      COMPARSE

      COMPATIR

      COMPERE

      COMPETENCE

      COMPETITION

      COMPILATION

      COMPLAISANCE

      COMPLEXITE

      COMPLICITE

      COMPLOT

      COMPREHENSION

      COMPRESSION

      COMPROMISSION

      CONCEPT

      CONCESSION

      CONCEVOIR

      CONCILE

      CONCILIATION

      CONCLAVE

      CONCLUSION

      CONCRET

      CONCURRENCE

      CONCURRENCE

      CONCUSSION

      CONDAMNATION

      CONDUITE (ligne de)

      CONFEDERATION GENERALE DU TRAVAIL (C.G.T.)

        CONSTITUTION DE LA C. G. T.

        ACTION INTERNATIONALE DE LA C. G. T.

      CONFÉRENCE

      CONFESSION

      CONFESSIONNAL (Le)

      CONFIANCE

      CONFLIT

      CONFRONTATION

      CONGRÈS

      CONGRÈS

      CONJECTURE

      CONJONCTURE

      CONNIVENCE

      CONQUÊTE

      CONSCIENCE

      CONSCIENCE

      CONSCIENCE (Objection de)

      CONSCRIPTION

      CONSEIL

        1. ORDRE ÉCONOMIQUE

        2. L’ORDRE POLITIQUE

        DANS LE DOMAINE MILITAIRE

        4. DANS LE DOMAINE JUDICIAIRE

        5. DANS LE DOMAINE DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE

        6. DANS LE DOMAINE SCIENTIFIQUE

        7. DANS L’ORDRE RELIGIEUX

      CONSERVATISME

      CONSPIRATION

      CONSTITUTION (LA)

      CONTINGENCE

      CONTRAINTE

      CONTRASTE

      CONTRAT ANARCHISTE (LE)

      CONTRE-RÉVOLUTION

      CONTREBANDE

      CONTREMAITRE

      CONTROLE OUVRIER (LE)

        Organisation pratique et immédiate du contrôle ouvrier

      CONTROVERSE

      CONVENTION

      CONVICTION

      CONVOITISE

      COOPERATION

      COOPÉRATISME

      COOPÉRATIVES (SOCIÉTÉS) DE CONSOMMATION

      COQUIN

      CORAN n. m.

      CORPORATION

      CORPORATISME

      CORRECTION (MAISONS DE)

      CORRUPTION

      COSMOS

      COTERIE

      COURAGE

      COURTISAN

      CRÂNERIE

      CRAPAUDINE

      CRAPULE

      CRÉATION

      CRÉATION (sociale, des masses).

      CRÉATION — CRÉATIONNISME

      CRÉATION (ex-nihilo)

      CRÉDULITÉ

      CRITIQUE

      CROISADE

      CROYANCE

      CRUAUTÉ

      CULTES

      CUPIDITE

      CURIOSITE

      CYNISME

CABALE

n. f.

On désigne sous le nom de cabale, une menée, une intrigue conduite par les partisans d’une doctrine, d’une coterie. Ex. : Lorsqu’un politicien devient trop puissant, ses collègues, jaloux de sa bonne fortune, ne manquent pas de monter une cabale contre lui, pour le faire tomber. Les cabales sont très fréquentes dans le monde politique. Le mot cabale est aussi employé tout particulièrement pour désigner une association formée pour faire subir un échec à un auteur dramatique. Ex. : Une véritable cabale fut organisée contre Henry Bataille, lorsqu’il fit jouer l’Animateur, pièce où l’écrivain glorifiait Jaurès et stigmatisait Léon Daudet. Il faut prendre garde de ne pas se laisser influencer par les cabales qui peuvent parfois s’attaquer à un homme intègre que certains trouvent gênant, justement à cause de son intégrité. Au sens propre, le mot cabale a un tout autre sens qu’il sied de ne pas ignorer. Venant de l’hébreu Kabbalah (tradition), il est chez les Juifs, une interprétation mystérieuse de la Bible, transmise par une chaîne continue d’initiés. (Il prend alors une majuscule.) Elaborée dans les deux siècles qui précédèrent le christianisme, exposée dans les livres tels que le Sephir-Jetzira et le Zohar, la Cabale est littérale et accacérique ; elle attribue un sens symbolique aux caractères de l’alphabet et aux chiffres, et en interprète les combinaisons. La Cabale a exercé une grande influence non seulement sur le judaïsme, mais sur l’esprit humain en général. Elle a compté parmi ses adeptes : Philon, Avicenne, Raymond Lulle, Pic de la Mirandole, Paracelse, Reuchlin etc... ; Elle a fini par donner dans la théurgie et la magie.

CABOTINAGE

n. m.

Action de cabotin, c’est-à-dire de personne qui joue une comédie bruyante pour se faire valoir ou arriver à ses fins. Les politiciens sont passés maîtres dans l’art du cabotinage. Il ne faut pas oublier que tout cabotinage décèle un manque plus ou moins grand de sincérité. Il ne faut donc jamais donner créance aux cabotins.

CACHET

(lettre de)

La lettre de cachet, employée jadis au temps de la royauté absolue, était un pli fermé d’un cachet du roi, et qui contenait ordinairement un ordre arbitraire d’exil ou d’emprisonnement. Les rois de France n’hésitaient pas à employer la lettre de cachet contre tous ceux qui leur avaient déplu d’une façon ou d’une autre. Le courtisan maladroit se voyait exiler dans ses terres. L’homme libre se voyait enfermer à la Bastille pour le restant de ses jours, sans qu’aucun jugement ou simulacre de jugement ne soit intervenu. Aujourd’hui, la lettre de cachet n’existe plus. Mais les puissants, plus hypocrites, savent bien, par des accusations mensongères et des jugements de complaisance, se débarrasser de leurs adversaires lorsqu’il leur en prend l’envie.

CACOPHONIE

n. f. (du grec kakos, mauvais et phônê, voix)

On appelle cacophonie, une rencontre de mots ou de syllabes qui blessent l’oreille. Exemple classique : Ciel, si ceci se sait, etc... Les meilleurs écrivains sont parfois tombés dans la cacophonie. Tel Voltaire écrivant :


Non, il n’est rien que Nanine n’honore...

Par extension on appelle cacophonie un mélange désagréable de sons discordants. Ex. : La Chambre des députés est en général le domaine de la cacophonie. La cacophonie produit toujours une mauvaise impression. Aussi faut-il se garder, dans les discussions, les controverses, les meetings, de parler plusieurs à la fois, à moins qu’on ne veuille pratiquer l’obstruction contre un orateur.

CADASTRE

n. m.

On appelle cadastre un registre public qui porte le relevé détaillé des propriétés territoriales d’une contrée, d’une commune, présentant leur situation, leur étendue et leur valeur, pour permettre l’assiette de l’impôt foncier. C’est Charles VIII qui eut la première idée du cadastre général de la France. L’exécution du cadastre donne lieu à des opérations confiées à des géomètres et à des opérations d’expertises effectuées par des contribuables (classificateurs), assistés de contrôleurs des contributions directes. Les premières ont pour objet le lever du plan ; elles comprennent : la délimitation et la triangulation de la commune, l’arpentage parcellaire et la vérification. Les secondes consistent à évaluer le revenu ; ce sont : la classification (division en classes, des diverses natures de propriétés) ; le classement (distribution des parcelles entre ces classes) ; le tarif des évaluations (détermination du revenu de chaque classe). Le résultat de ces opérations est reporté au nom de chaque contribuable sur les matrices cadastrales, dont les rôles sont des copies et qui doivent mentionner les changements de propriétaires et les translations de propriété (mutations). Le cadastre date de 1807. Les lois des 17 mars 1898 et 13 avril 1900 se sont occupées à le réviser. Comme on le voit, le cadastre est le livre de la Propriété. La bourgeoisie y marque les terres qu’elle s’est partagées, y limite artificiellement les portions de sol dont elle s’est emparée et interdit ainsi à quiconque de jouir librement de quelque chose qui devrait être à tous. Le cadastre est, en quelque sorte, la sanction légale du droit de propriété. Les anarchistes se comporteront donc avec lui de la même façon qu’ils se comporteront avec la Propriété (Voir ce mot).

CADRAN

n. m. (du latin quadrans ; de quadrare, être carré)

On désigne sous le nom de cadran, une surface portant les chiffres des heures, etc... et sur laquelle courent les aiguilles d’une montre, d’une pendule, etc... Ou bien encore une surface analogue qui porte les divisions d’un instrument de physique : manomètre, galvanomètre, etc... ou rose des vents. On appelle cadran solaire, cadran lunaire, une surface plane sur laquelle des lignes indiquent les heures que le soleil ou la lune marquent en projetant successivement sur ces lignes, l’ombre d’un style ou tige implantée dans la surface. Les cadrans solaires, qui servaient jadis à déterminer l’heure, furent connus des Egyptiens.

CADRE

n. m. (de l’italien quadro, carré)

On appelle cadre une bordure de bois, de bronze, etc... qui entoure une glace, un tableau, un panneau, etc... Le même mot sert aussi à designer toutes sortes de châssis. Enfin, le mot cadre est très employé au sens figuré, notamment pour désigner le tableau des services et des fonctionnaires d’une administration (ex. : être rayé des cadres), ou bien l’ensemble des gradés et des employés spéciaux d’une troupe militaire (ex. : les cadres d’un régiment). Tous les systèmes sociaux autoritaires aiment à parquer les individus dans des cadres où ils obéissent à une discipline méthodique et avilissante. Pour les communistes — encore plus peut-être que pour les bourgeois — l’organisation par le cadre est l’organisation rêvée ; c’est elle, en effet, qui transforme le plus sûrement l’homme en un instrument passif et docile dont on peut retirer un rendement maximum. L’esprit d’initiative et d’indépendance — ces forme si dangereuses de l’esprit ! — sont peu à peu annihilées, et les gouvernants peuvent agir en toute tranquillité sans craindre un réveil de la masse. Il faut donc que le peuple refuse rigoureusement de se laisser enfermer — et peu à peu étouffer — dans les cadres que les puissants s’efforcent d’entourer d’avantages trompeurs. Tout cadre est un collier pour une catégorie de citoyens. Les anarchistes doivent donc briser les cadres comme ils briseraient des chaînes.

CADUCITE

n. f.

La caducité et l’état de ce qui est vieux, faible, cassé, décrépit. Le mot s’emploie aussi bien pour l’homme que pour les choses. L’homme devenu caduc, est souvent un obstacle au progrès ; les idées hardies l’effraient facilement, et il préfère la routine aux initiatives osées. Or, les gouvernements sont en général composés de politiciens déjà fort âgés et ce fait explique que, en dehors de la nocivité des principes gouvernementaux, les dirigeants d’un pays soient toujours réfractaires aux suggestions généreuses et larges. Ne nous en plaignons pas, d’ailleurs, car leur intransigeance et leur étroitesse d’esprit permettent au peuple de mieux mesurer leur ignominie. Un manque de libéralisme est, en effet, toujours plus dangereux qu’un autoritarisme brutal, car il parvient souvent à tromper la multitude naïve et confiante. Mais la caducité de l’homme n’est pas la seule qui soit à craindre. La caducité des institutions, des lois et des morales est bien plus dangereuse encore. Les vieillards néfastes qui sont a la tête des gouvernements, par crainte d’une innovation qui pourrait être une libération, renforcent des lois décrépites qui emprisonnent les individus dans un tissu de menaces. Les mœurs ont beau changer avec les siècles, les lois demeurent toujours les mêmes, toujours plus oppressives. De même les morales officielles. De même les institutions. Tout le bric-à-brac de l’autoritarisme, tout ce matériel vieillot d’abrutissement tout l’héritage désuet du passé, tout cela est rafistolé tant bien que mal par les politiciens en exercice, — et les classes travailleuses doivent supporter ce fardeau de Jour en Jour plus intolérable. Espérons que l’heure est proche où les spoliés se refuseront à endurer plus longtemps l’emprise d un passé tyrannique. Ce jour-là s’écrouleront toutes les entités caduques qui barrent la route du progrès social et, enfin, nous pourrons instaurer une vie nouvelle où, seules, prévaudront les choses saines, vigoureuses et fécondes.

CAFARDISE

n. f.

On appelle cafardise une action ou une parole de cafard ; c’est-à-dire d’hypocrite prêt a toutes les délations. Pour obtenir une récompense ou pour se faire bien voir du maitre, patron, etc... , le cafard n’hésite pas à dénoncer le camarade qui a enfreint un quelconque règlement, et lui attire ainsi une sanction plus ou moins grave. La cafardise est en général une conséquence de la mentalité d’esclave. C’est une action des plus viles, et celui qui s’en rend coupable mérite le mépris absolu de tous. Celui qui est capable d’une petite cafardise peut être capable d’une grande trahison. On ne peut guère descendre plus bas dans l’infamie.

CAGOTISME

n. m.

Le cagotisme est le caractère de celui qui est cagot, c’est-à-dire qui affecte une dévotion hypocrite et outrée. Synonyme de bigot (voir ce mot).

CAHIER

n.m.

On appelle cahier un assemblage de feuilles de papier cousues ensemble. Autrefois, le mot cahier servait à désigner un mémoire de doléances ou de remontrances adressé au souverain. (Ex. : Les cahiers du tiers.) De nos jours on entend encore par cahier des charges, l’ensemble des clauses imposées à un adjudicataire ou à un acquéreur. Le cahier des charges est déposé dans un lieu public où chacun peut en prendre connaissance, et il en est donné lecture avant la réception des offres. Dans les ventes faites par autorité de justice, le cahier des charges est destiné à faire connaître les conditions de vente aux futurs acquéreurs.

Enfin, le mot cahier est employé aujourd’hui dans l’expression cahier de revendications. Le cahier de revendications est l’ensemble de légitimes exigences d’un syndicat ou d’un certain groupe de travailleurs. C’est ce cahier que les ouvriers lésés présentent au patron pour lui arracher d’infimes améliorations de leur travail : journée de huit heures, adaptation des salaires au coût de lit vie, etc... Souvent, hélas, pour faire accepter ce cahier de revendication, les travailleurs sont obligés de recourir à la grève. La mentalité patronale est telle, en effet, que les ouvriers ne peuvent faire aboutir une revendication que s’ils savent l’imposer. Les exploiteurs, ne connaissant qu’une chose : la force, obligent leurs adversaires à en user. Mais le jour n’est pas loin, espérons-le, où plus ne sera besoin de cahiers de revendications. Ces améliorations de leur sort qu’on leur dispute si âprement, les travailleurs sauront les conquérir de haute lutte sur les parasites de l’industrie, de la politique ou du commerce. Et l’on ne verra plus d’arrogants jouisseurs marchander une bouchée de pain à des familles laborieuses.

CAIMAN

n. m. (caraïbe : acayouman)

Le caïman est une espèce de crocodile des fleuves d’Amérique et de Chine à museau long. Au sens figuré, on dit de quelqu’un que c’est un caïman lorsque, avide et sans scrupules, il n’hésite pas à exploiter ses semblables de la plus ignominieuse façon. Ainsi est un caïman le patron qui fait travailler ses ouvriers 10 ou 12 heures par jour, à des salaires de famine, pour pouvoir agrandir sa fortune. La classe ouvrière, aujourd’hui, est malheureusement victime d’innombrables caïmans de ce genre, qui s’engraissent du sang et de la sueur des travailleurs. Aucune pitié n’est à attendre de pareils monstres. De même que pour les caïmans des pays exotiques, la force seule peut venir à bout de ces caïmans humains — ou plutôt à forme humaine seulement, puisque tous les sentiments nobles de l’homme leur sont inconnus... C’est pour cela que les anarchistes haussent les épaules quand des réformistes proposent une entente du peuple avec ses bourreaux. On ne parlemente pas avec une bête féroce !...

CALAMITE

n. f. (latin calamitas)

On appelle calamité, un grand malheur qui atteint toute une catégorie d’individus. Exemple : La guerre, source de bénéfices pour les dirigeants, est une calamité pour les peuples. Notre société actuelle abonde en calamités de toutes sortes et de toutes grandeurs. Sont des calamités pour les travailleurs : la finance, la politique, l’armée, la diplomatie, le capitalisme, etc... etc... Il est des calamités naurel1es que la volonté de l’homme est impuissante à combattre : tremblements de terre, inondations, cyclones, etc... Mais les calamités que nous avons citées plus haut sont purement artificielles et peuvent être évitées par la volonté ferme des classes laborieuses. Le jour où le peuple se débarrassera de ceux qui vivent du malheur public, ce jour-là les calamités artificielles disparaîtront automatiquement.

CALOMNIE

s. f.

Faux bruit, invention malveillante que certains individus colportent, imputant de mauvaises actions à des gens qu’ils veulent discréditer. La calomnie est une arme vile et abjecte employée de tous temps par les envieux, les esprits bas et sans scrupule, les gens d’église, de politique et de Pouvoir à l’égard de ceux qui militent en contempteurs de toute autorité, et qui ne peuvent se résoudre à garder pour eux seuls une vérité bienfaisante à tous.

Tour à tour, les premiers chrétiens, les Juifs, les protestants, les socialistes et les anarchistes furent en butte aux accusations les plus stupides, en même temps que les plus ignobles, de la part de ceux dont ils dérangeaient les plans et contrariaient les appétits. C’est ainsi qu’à Rome, quand les disciples de Paul de Tarse eurent fait d’assez grands progrès moraux dans la population, le gouvernement de Néron fit circuler sur leur compte mille histoires horribles. On les accusait de tuer les petits enfants, de manger de la chair humaine, de comploter contre la vie des gens, de prêcher le vol, le viol et le meurtre. Ce qui faisait que grâce à ces légendes, le peuple était heureux d’aller au cirque pour assister aux supplices des chrétiens. Quand Néron ordonna l’incendie de Rome, il réussit pendant près d’un an à faire croire au peuple que c’étaient les chrétiens qui avaient commis ce crime, tant était grande la puissance de la calomnie savante et réitérée des caudataires du César. Lorsque, grâce à la conversion de Constantin, les chrétiens parvinrent à partager avec l’empereur l’autorité toute-puissante, les prêtres de la nouvelle église oublièrent totalement le martyrologe de leurs devanciers.

À leur tour ils manièrent de main de maître la calomnie. Ce furent tout d’abord les Juifs qui furent choisis comme victimes ― et l’on peut dire qu’en cette occasion, le travail des prêtres réussit au-delà de toute espérance, car aujourd’hui encore on colporte sur les hébreux les pires infamies ― même dans les milieux qui échappèrent depuis à l’emprise catholique, on fait du mot « juif » un terme de mépris. Cette campagne persévérante eut quelquefois de sanglants résultats : les pogroms russes et polonais sont les plus frappants exemples de l’état d’égarement dans lequel l’église catholique sut plonger les crédules. Plus tard, ce furent les protestants qui subirent l’assaut. À cette occasion se forma une secte qui devint célèbre. Un ancien soudard espagnol : Ignace de Loyola, créa la « Compagnie de Jésus », qui avait comme but initial l’affermissement de la puissance ecclésiastique. L’arme principale de cette association fut naturellement la calomnie. On connait le discrédit qui s’attache maintenant aux disciples de Loyola, et le terme « jésuite » signifie la plus forte expression de répugnance que l’on puisse émettre quant à la valeur morale d’un individu. Caron de Beaumarchais, en créant son Don Bazile, a campé admirablement le jésuite, et l’axiome « Calomniez, calomniez ! il en restera toujours quelque chose » est devenu justement célèbre.

Ensuite, ce furent les républicains, puis les socialistes qui supportèrent lourdement le poids de la calomnie officielle. Et enfin, depuis une quarantaine d’années, ce sont les anarchistes qui se voient le plus implacablement chargés de tous les méfaits imaginaires. Les anarchistes sont davantage accablés, parce que, adversaires implacables de tous les charlatans, ils voient se liguer contre eux toutes les forces religieuses et politiques. Il n’est pas un crime, pas un méfait qui ne se commette sans qu’on essaie de prouver que le ou les auteurs de ce crime ou méfait est un anarchiste.

Disons que malgré cela, petit à petit la vérité se fait jour grâce à l’inlassable propagande des militants et que les exploités commencent à comprendre que les anarchistes sont encore leurs meilleurs et leurs seuls véritables amis.

Mais il n’y a pas que sur le terrain politique ou philosophique que la calomnie est employée. Journellement, dans .les rapports les plus intimes, pour les motifs les plus futiles (quelquefois, même, sans motif aucun), l’arme empoisonnée est dirigée contre quelqu’un qui n’en peut mais ! Les méchants, les jaloux, les êtres faibles et nuls manient avec vigueur cette incomparable auxiliaire de la vilenie, de l’envie et de la médiocrité. Le plus souvent la calomnie _ rampe lentement et met un temps infini à parvenir aux oreilles du calomnié. C’est d’abord un racontar, une incrimination qui, au fur et à mesure qu’elle s’éloigne de son point de départ se mue en affirmation, puis en accusation. De bouche en bouche, le bruit, faible d’abord, ne tarde pas à devenir un tonnerre. Alors, le mal fait est Irrémédiable. Comme il est rare que l’on puisse remonter à la source exacte d’une calomnie, on lui prête une quantité infinie d’auteurs et, en vertu de ce proverbe inepte : Il n’y a pas de fumée sans feu, les gens qui se sont faits les récepteurs de la calomnie y croient dur comme fer et ne se privent pas de la transmettre « sous le sceau du secret »... pour qu’elle circule plus vite. Et le plus terrible, c’est qu’aucune preuve, si magistrale, si péremptoire fût-elle, ne peut détruire l’ouvrage monstrueux accompli par le propagateur de ragots... C’en est désormais fini pour le calomnié. S’il n’a pas eu l’heur de trouver le calomniateur au début du méfait, il verra toute sa vie empoisonnée par la flèche venimeuse qu’un criminel lui aura lancée et que la stupide crédulité et la lâche passivité des autres auront ancrée en lui.

Pour être calomniateur, point n’est besoin d’avoir inventé la basse besogne. Pour avoir sur la conscience le poids d’une vilenie, nul besoin n’est d’être soi-même l’auteur de cette vilenie. Celui qui entend une accusation monstrueuse contre un autre est aussi un calomniateur s’il n’exige pas des preuves et se rend, par cela même, complice de la calomnie. Point n’est besoin. même, de s’être fait le propagateur d’une affirmation infamante pour avoir droit à l’épithète de calomniateur. Il suffit simplement d’avoir entendu une accusation contre quelqu’un, et de ne pas avoir prévenu la victime, de ne pas avoir essayé de mettre en face l’accusateur et l’accusé, pour s’être, par un silence passif, fait le complice de la mauvaise action. Et c’est souvent pire qu’une mauvaise action, c’est un véritable crime que la calomnie. Toute une vie de labeur, de droiture et d’abnégation peut être détruite par une assertion, et la victime terrassée n’a plus qu’a essayer la besogne titanesque de réduire à néant l’œuvre infâme. Elle en sortira meurtrie, broyée et sanguinolente, elle aura connu toute l’amertume des reniements d’amitié, toute la douleur de se voir trahi et sali et l’horrible, l’indescriptible souffrance de se sentir injurié, suspecté, même dans les actions les plus nobles et les plus désintéressées. Car la mentalité de nos contemporains est ainsi faite qu’elle accepte difficilement un récit montrant quelqu’un comme un être d’élite, mais qu’elle accueille avec une avidité déconcertante tout ce qui tend à avilir et à dégrader un quelconque personnage. Et c’est là une constatation qu’on peut faire personnellement : les noms des criminels restent gravés dans la mémoire des gens, mais ceux des savants, des bienfaiteurs de l’humanité s’effacent aussi vite qu’ils ont été enregistrés, si tant est qu’ils le furent. Aussi, peut-on dire, sans crainte d’être taxé d’exagération, que la calomnie est un véritable crime.

Elle est la cause de grands et terribles drames, et c’est assurément la calamité qui a, à son compte, le plus grand nombre de victimes.

Il faut travailler de toutes nos énergies à enlever de nos mœurs cette dégradation de l’être. Pour cela, il nous faut habituer les gens à la franchise, il nous faut, toutes les fois que nous le pourrons, arrêter net la calomnie à ses débuts. Quand nous entendons quelqu’un lancer une accusation contre un autre, forçons l’accusateur à confirmer ses dires devant celui qu’il veut accabler ; demandons, exigeons des preuves formelles, sinon, n’hésitons pas à le flétrir et à s’écarter de lui comme on s’écarte d’un pestiféré, comme on se sépare d’un mouchard : car le calomniateur dépasse quelquefois le mouchard en vilenie. N’accueillons pas les racontars, ne ramassons pas les accusations à la légère. Disons-nous bien que celui qui voyant se perpétrer un crime ne fait rien pour l’empêcher devient aussi criminel que l’auteur du crime. Et mettons-nous bien cette pensée dans la tête : que le calomniateur est l’être le plus vil, le plus lâche, le plus ignoble, le plus abject et le plus criminel qui puisse être. Et pour arrêter à jamais le règne infâme de la calomnie, faisons de la franchise un devoir dans nos relations humaines, et nous aurons bien travaillé pour l’avènement d’une société dans laquelle la vérité sera le principal pilier de la fraternité entre tous les hommes.

Louis LORÉAL

CALOTIN

n. m.

Homme appartenant à la catégorie des bigots, cagots (voir ces mots).

CALVAIRE

n. m.

Le Calvaire (avec une majuscule) du Golgotha est une montagne, près de Jérusalem, où, d’après la légende, fut crucifié Jésus-Christ. (Sur son emplacement s’élève aujourd’hui la basilique du Saint-Sépulcre.) Par dérivation et au sens propre, le mot calvaire (sans majuscule) sert à désigner une petite élévation sur laquelle on a établi une représentation figurée de la Passion, ou une simple croix. C’est au Moyen-Age que l’on conçut l’idée de figurer dans le voisinage des églises paroissiales, les principales scènes de la Passion. Ces petites mises en scène sont une excellente occasion de processions et de quêtes pour l’Église. Au sens figuré, et par allusion aux souffrances endurées par Jésus-Christ gravissant la montagne du Calvaire, on appelle calvaire une cruelle douleur morale extrêmement pénible à supporter. Exemple : une heure sonnera où les peuples se lasseront de gravir leur calvaire sans murmurer.

CALVINISME

s. m.

Doctrine de Calvin et de ses sectateurs ; réforme religieuse telle que l’entendait Calvin. Les dogmes essentiels du Calvinisme, peuvent se réduire à six principaux, savoir :

  1. Dans le sacrement de l’eucharistie, Jésus-Christ n’est pas réellement dans l’hostie ; nous ne le recevons que par la foi ;

  2. La prédestination et la réprobation sont absolues ; l’une et l’autre dépendent de la pure volonté de Dieu, sans égard au mérite ou au démérite des hommes ;

  3. Dieu donne aux prédestinés la foi et la justice, et ne leur impute point leurs péchés ;

  4. La conséquence du péché originel est l’affaiblissement de la volonté de l’homme, au point qu’elle est incapable de faire aucune bonne œuvre méritoire de salut et même aucune action qui ne soit vicieuse ;

  5. Le libre arbitre consiste à être exempt de co-action et non de nécessité ;

  6. Les hommes sont justifiés par la foi seule ; en conséquence les bonnes œuvres ne contribuent en rien au salut ; les sacrements n’ont d’autre efficacité que d’exciter la foi.

Calvin n’admettait que deux sacrements : le baptême et la Cêne ; il rejetait absolument le culte extérieur et la discipline de l’Église catholique.

Né du libre-examen, Calvin nia la liberté. Il affirma la prédominance de la raison individuelle, sur les autres raisons. Mais le Calvinisme après la mort de Calvin, ne tarda pas à revenir à son point de départ et à apporter le secours de la raison, à la foi. La religion en souffrit, car naquirent des protestants : les libres-penseurs, dont l’analyse ne s’était pas arrêtée au culte catholique, mais s’attaqua à la base même des religions, à Dieu.

Calvin, né à Noyon, mort à Genève (1509–1564), étudia la philosophie, la théologie, puis le droit, passa au protestantisme en 1534, publia en latin (1536) puis en français (1541), son livre de l’Institution chrétienne, d’une langue ample et forte, et s’installa à Genève, dont il réforma les idées et les mœurs de manière à en faire la citadelle du protestantisme. Ses disciples reçurent, en France, le nom de Huguenots. Le calvinisme est répandu surtout en Suisse, en Hollande, en Hongrie et en Écosse. En Angleterre, il a produit le puritanisme et la plupart des sectes non conformistes. Quoique moins hypocrite que le catholicisme, le protestantisme n’en est pas moins néfaste comme toutes les religions.

CAMARADE

Mot qui s’est substitué, chez les cabotins de la politique, au mot « citoyen », qui était usé et ne rendait plus. Tout candidat à la députation se croit obligé de commencer ses discours par l’expression « camarades », c’est plus familier, plus démocratique. « Citoyens », c’était encore trop bourgeois. Il a donc fallu inventer un terme nouveau, ou plutôt utiliser un terme ancien pour flatter le peuple et l’endormir. Camarades a été ce mot là. Il a fait son entrée dans la politique, est devenu à la mode et il n’est guère aujourd’hui de groupements, de réunions, de « meetings » où il ne soit employé par les dirigeants d’un parti. Sommes-nous plus heureux, moins « légalisés », moins accablés d’impôts, moins prisonniers de l’autorité depuis qu’un tel mot a été introduit dans le jargon politicailleur ? Au contraire, il n’y a jamais eu moins de « camaraderie » dans les groupements où les premier venus emploient ce mot sans y croire, le galvaudant, l’abaissant au niveau de leur mentalité d’arrivistes.

Pseudo-camarades. Quand on prononce le mot « camarades », on est porté naturellement à croire qu’il traduit une affinité d’esprit, des liens de sympathie, d’amitié, d’entraide, d’estime, d’affection, entre esprits pensant la même chose et agissant dans le même but. L’expérience nous démontre malheureusement qu’il n’en est pas toujours ainsi, et que ce mot ne correspond nullement à son sens véritable. On est tout étonné de rencontrer parmi les « camarades », des êtres indifférents, hostiles, et même dangereux. C’est un mot dont on a beaucoup abusé et dont on abuse encore. Il faudrait mettre un terme à cet abus. Ce mot ne devrait pas être employé à tout propos. Parce qu’ils se sont serré la main en se disant : « Camarades », des gens croient avoir prouvé leur attachement à la cause et mis en pratique leurs idées. Il n’en est rien. Nos pires ennemis se recrutent souvent parmi nos camarades. Ceux-ci, connaissant nos secrets, car nous nous confions à eux alors qu’ils oublient de se confier à nous, sont bien placés pour nous trahir. On se demande d’où viennent les coups qui nous frappent. C’est souvent un camarade, rencontré la veille, qui vous témoignait de chaudes marques de sympathie, et que vous n’auriez jamais soupçonné d’une vilaine action, qui vous a joué ce tour.

Un peu moins de poignées de mains, et un peu plus de solidarité, ce serait mieux. Soyons camarades autrement qu’en paroles. Il est fâcheux d’avoir à se méfier quand un inconnu vous interpelle : « Camarade ! » Il est souvent préférable d’avoir affaire à un bourgeois qui vous dit « Monsieur » et vous aborde poliment, qu’à des camarades qui vous tutoient ; ne se mettant bien avec vous qu’a fin de mieux vous trahir. Si la méfiance entre camarades est un mal, la trop grande confiance en est un autre, car il est des camarades indésirables, qu’on a de justes raisons de redouter. Il faut avoir assez de flair, de perspicacité, de psychologie pour savoir discerner les vrais camarades des faux. On voit les camarades à l’œuvre, quand on est dans la peine ou dans l’embarras : ils vous lâchent ! Tant qu’on n’a pas besoin de leurs services, ils sont à vos côtés. Il ne faut pas compter sur eux s’il vous arrive le moindre ennui. C’est une véritable calamité d’avoir affaire à certains camarades. Ils s’attachent à vos pas, vous suivent partout, non par sympathie, mais parce qu’ils ne savent à quoi employer leur temps. Que font-ils ? On n’en sait rien. On ne l’a jamais su, et on ne le saura jamais. Vous avez beau leur faire comprendre que vos instants sont précieux, ils ne vous lâchent pas d’une semelle. Que veulent-ils ? Quel but poursuivent-ils ? De quoi vivent-ils ? C’est louche. Il est des camarades qu’il est bon de ne pas fréquenter, ils sont vraiment compromettants ; ils cherchent à vous attirer dans une sale affaire, sachant bien qu’ils en sortiront indemnes. Ils se conduisent comme des policiers (il y a des chances pour qu’ils fassent partie de cette corporation). Vous marchez : vous êtes pris. Dès qu’il s’agit de faire un beau geste, il n’y a plus personne. Ces camarades tarés, qui agissent dans tout ce qu’ils font comme d’ignobles bourgeois, sont extrêmement dangereux. Pour se tirer d’embarras, Ils n’hésitent pas à vous dénoncer. Cette « camaraderie » qui est la raison d’être des groupements d’avant-garde existe souvent moins dans ces groupements, que, partout ailleurs. Ce qui est déplorable chez les communistes ou les individualistes, c’est la méfiance entre camarades. Ils se surveillent, s’épient. Aucune confiance ne règne parmi eux. Chacun se cache, dérobe à l’autre sa pensée, ses sentiments, ses moyens d’existence. On a vu des groupements dont les programmes étaient généreux, manquer de cette harmonie qu’il préconisaient. Combattant toutes les superstitions, exaltant par-dessus tout le beau, le bien et le vrai, ces « camarades » qu’un idéal élevé aurait dû rendre meilleurs passaient leur temps à se soupçonner, se jalouser, se nuire, dissimulant leurs pensée, agissant sournoisement en-dessous. Triste constatation !

Des camarades introduisent dans les « milieux » la politique. Ils prononcent des excommunications alors qu’ils devraient être les premiers excommuniés. Leur tyrannie est insupportable. Avec eux, impossible de discuter. Ils n’admettent pas la contradiction. Leur autoritarisme est sans bornes. Rien ne les distingue plus des bourgeois. S’il n’y avait pas dans les groupes, ces camarades tarés à tous les points de vue, ces groupes pourraient faire de la bonne besogne, tandis qu’il n’en sort que de la mauvaise. Intellectuels ou manuels, de tels camarades font la pire des besognes, semant la haine, la calomnie, la jalousie, l’envie, la discorde partout où ils passent. Il est des camarades insupportables par leur pédantisme. Ils veulent à tout prix que vous épousiez leurs idées, alors qu’ils n’en ont pas. Ils ne cessent de vous agacer avec leur pseudo science, les formules prétentieuses dont ils usent : ils prétendent tout savoir, et ils ne savent rien. Ils se croient supérieurs, et dans n’importe quelle circonstance, vous vous apercevez de leur infériorité intellectuelle et morale. Le pédantisme fait ses ravages dans les milieux dits avancés autant que dans les autres. On voit des camarades venir à des causeries, conférences, réunions, avec l’idée fixe de vous contredire, à propos de n’importe quoi et avec n’importe quels arguments. Quant à s’instruire, ils n’en ont cure. Ils sont contents d’être applaudis par leurs copains et d’avoir pu prouver au « conférencier », en criant et en gesticulant, qu’ils sont plus forts que lui. Ils viennent avec l’idée de troubler une réunion, quel que soit le sujet qu’on traite. Ils vous font des objections qui ne tiennent pas debout. Ils cherchent à se rendre intéressants par n’importe quels moyens. Ou bien encore, ils vous salissent ou vous font salir par d’autres camarades dans les feuilles plus ou moins libertaires. Procédés que les bourgeois eux-mêmes hésitent souvent à employer. Les chapelles d’admiration mutuelle sont aussi néfastes que les parlottes de dénigrement mutuel. Il n’y a dans l’un et l’autre cas aucune camaraderie. La seule façon de mettre un terme à ces mœurs intolérables provenant d’une fausse conception de la camaraderie, c’est la réforme de l’individu. Que les individus bannissent l’envie, la vanité et l’hypocrisie de leur cœur. Qu’ils s’améliorent, soient plus tolérants, moins injustes, et la fausse camaraderie aura vécu. Cela vaudra mieux que des discours, des paroles en l’air et même des écrits. La camaraderie exige des actes.

Anciens camarades. ― Que sont devenus les anciens camarades dont l’enthousiasme vous réchauffait, avec lesquels vous aviez combattu à vingt ans ?

Un beau jour, on ne les a plus revus. Ils ont disparu de la circulation. Ils se sont embourgeoisés. La plupart sont casés. Ils ont épousé une femme riche ou fait fortune. Ils vous reprochaient votre tiédeur, vous n’étiez jamais assez avancés pour eux. Vous étiez un « sale bourgeois ». N’empêche que vous êtes toujours le même, et qu’ils sont autres. Ils sont passés de l’autre côté de la barricade, dans le camp des repus, des satisfaits. ― « Oui, disent-ils, j’ai changé. Quand on est un homme honnête, on doit abandonner ses opinions si on reconnait que l’on s’est trompé. J’étais anarchiste je ne le suis plus, voilà tout. J’estime qu’il faut faire son devoir. On ne vit pas dans les grèves. On vit en société. J’ai changé, et je m’en trouve bien ». Il a suffi d’une place, d’un titre, d’un bout de ruban, quelquefois moins, pour qu’ils évoluent. Ils vendent de la mélasse ou palabrent dans les salons de l’Élysée. Ils ne parlent plus de tirer sur les officiers ni de voler le coffre-fort des capitalistes. Ils sont rangés, rangés, vous dis-je, rangés, rangés jusqu’à leur mort. C’est que leurs convictions étaient peu solides. Ils n’attendaient qu’une occasion pour s’en défaire. Mes anciens camarades sont devenus des bourgeois bien pensants, d’honnêtes commerçants, de braves militaires, d’excellents fonctionnaires et de parfaits « maquereaux ». Ce sont de bons pères de famille et de valeureux patriotes. Ils ont trouvé leur voie. Qu’ils y restent ! Ils sont devenus ministres, ou sous-ministres. Ils arborent à leur boutonnière les palmes académiques ou le ruban de la Légion d’honneur. Vraiment, beaucoup de nos anciens camarades ont mal tourné. On connait les « camarades ». On sait ce dont ils sont capables. Ils ne se préoccupent guère de mettre leurs actes en harmonie avec leurs théories. Leur camaraderie n’est qu’un bluff. C’est le plus souvent une exploitation.

N’exagérons rien cependant. Ne soyons pas pessimistes. Ne décourageons personne. Soyons justes. Il y a de bons camarades, d’excellents cœurs, qui répondent : « Présents ! » chaque fois qu’il le faut. Ils sont rares, ils ne courent pas les rues, mais enfin on en trouve. Ceux là méritent d’être aimés. Un bon camarade est aussi rare qu’un véritable ami. Que dis-je, n’est-ce pas le « type » même du véritable ami ? Un bon camarade vous éclaire sur vos défauts comme sur vos qualités. Il est le conseiller, le guide, ne cherchant à imposer ni ses conseils ni sa manière de voir, mais seulement à vous être utile. Un bon camarade ne vous trahit point. Il agit avec le plus pur désintéressement. Il est sincère, et loyal. Il vous regarde en face et vous tend la main sans arrière-pensée. Il ne vous abandonne jamais aux heures difficiles. Il est là, tout près, qui vous soutient, moralement et physiquement. Il sait les paroles qu’il faut prononcer, les actes qu’il faut accomplir, sans bruit, sans ostentation. Il se donne selon ses moyens, selon ses forces, mais il se donne entièrement. Le peu qu’il fait, c’est beaucoup. Il nous défend si on nous attaque. Il partage avec vous son repas, son lit. Il vous donne tout ce qu’il possède. Nobles cœurs, combien vous êtes rares ! Connaissons-nous beaucoup de gens qui méritent ce beau nom : « camarades » ? On hésite vraiment à l’employer avec certaines brutes. Des camarades qui vous salissent, vous traînent dans la boue, vous assassinent lâchement par derrière, on en trouve partout, à chaque instant, mais des camarades loyaux, sincères, généreux, désintéressés, quand vous en rencontrez un sur votre route, dites-vous bien que vous avez trouvé un trésor.

Causerie entre camarades : causerie familière, sur un sujet intéressant, concernant telle ou telle question d’ordre moral ou politique, et qui peut contribuer à l’éducation des groupes et des individus.

En camarade : expression par laquelle une femme : vous fait comprendre qu’elle se promènera ou déjeunera avec vous, sans aller plus loin. Certaines femmes veulent bien être votre camarade, mais non votre maîtresse (il y a une nuance). C’est leur droit. Elles veulent bien entretenir avec vous des relations intellectuelles, mais non des relations sexuelles. Ce sont des relations purement amicales. Ces femmes estiment que l’amitié est préférable à l’amour, et qu’elle engendre moins de déboires. Elles peuvent parler librement pendant des heures avec un homme, ― ou des hommes ― de la question sexuelle, de l’amour libre, du sexualisme révolutionnaire et autres questions connexes, sans que cela leur fasse de l’effet. Aucune conversation ne les intimide. Véritables garçons, du moins sous ce rapport de la chair, et on se sent tout de suite à l’aise en leur compagnie. Elles consentent à vous accompagner n’importe où, à partager vos jeux, vos sports, vos distractions, quant à se donner, elles s’y refusent. La camarade expire où commence la maîtresse. De telles femmes peuvent être fort agréables ; cependant, certains hommes trouvent que ce n’est pas suffisant, ils ne peuvent se contenter de la camaraderie. Il leur faut davantage.

Camaraderie amoureuse : On désigne sous ce nom, une conception de l’amour qui n’a pas cours dans les milieux bourgeois. C’est sous des formes hypocrites, dissimulées par la légalité que les bourgeois pratiquent une pseudo-camaraderie amoureuse. La camaraderie amoureuse consiste en ceci : qu’une femme ne doit pas plus se refuser à l’homme qui la désire que celui-ci ne doit se dérober à son invite. Cependant, il faut tenir compte, dans le pluralisme sexuel, du tempérament et des préférences. Se donner comporte un choix. Il y a des femmes qui refusent de se donner au premier venu, qui ne se préoccupe guère si la chose leur agrée ou non. En somme, la camaraderie amoureuse consiste en ceci : « Nous nous plaisons, unissons-nous, sans consulter personne ». La camaraderie amoureuse offre des difficultés pratiques, et elle n’est pas à la portée de tout le monde. Elle suppose des esprits affranchis, ayant banni de leur cœur la jalousie, et consentant à ce que leur compagne ― ou leur compagnon ― dispose de sa personne comme on entend le faire soi même. L’amour plural est impossible sans réciprocité, consentement mutuel.

― G. DE LACAZE-DUTHIERS

CAMARADERIE

Qu’on considère l’anarchisme sous l’angle qu’on voudra, au point de vue le plus farouchement individualiste ou le plus largement communiste ; qu’on le regarde comme une éthique purement individuelle ou comme une conception uniquement sociale, sa réalisation est et restera toujours d’ordre « humain », c’est-à-dire qu’en Anarchie, il existe et il existera des « rapports entre les hommes » comme il en a existé et existe dans tous les milieux sociaux, quelle que soit leur importance.

Nous savons qu’en Anarchie, ces rapports ne sont pas déterminés par la contrainte, la violence, la loi ; nous savons qu’Ils ne sont pas soumis à des sanctions disciplinaires ou pénales ; nous savons qu’ils ignorent l’empiètement sur l’évolution d’autrui, la malveillance, l’envie, la jalousie, la médisance ; nous savons qu’en aucun cas ces rapports ne sauraient être basés sur le contrôle des actions individuelles, leur « standardisation » à un étalon-règle de conduite unilatéral, applicable dans tous les cas et convenant à tous les tempéraments. Il est essentiel, en effet, que tout cela soit inconnu « en anarchie », si l’on ne veut pas que ressuscite ou reparaisse ― sous sa vraie figure ou sous un masque ― l’Autorité, c’est-à-dire l’État et le gouvernement.

Reste donc à nous demander quelle forme « en anarchie » revêtent ou revêtiront les rapports des humains entre eux.

À mon sens, ils ne peuvent, ils ne pourront s’établir que sur une certaine façon, une manière spéciale de se comporter les uns, à l’égard des autres que je dénommerai camaraderie. C’est un de ces mots dont on a beaucoup abusé pratiquement, et j’en sais quelque chose, Ailleurs, j’ai proclamé que la camaraderie était d’ordre individuel et je ne m’en dédirai point ici. La camaraderie est affaire d’affinités individuelles, c’est exact ; il est évident que là où les affinités font défaut ; la camaraderie est une piètre chose, si on veut qu’elle descende des brumes de la théorie. Je concède qu’il est difficile d’imaginer une camaraderie d’ordre très intime entre nomades et compagnons appréciant le confort d’un intérieur ― entre pratiquants de l’unicité en amour et pratiquants de la pluralité amoureuse ou du communisme sexuel ― voire entre partisans d’un régime alimentaire exclusif. Mieux vaut que ceux qui tiennent à la réalisation d’un aspect spécial de la vie en liberté se groupent entre eux. La souplesse de la conception anarchiste de la vie qui permet tout autant à l’isolé qu’à l’associé de vivre « sa » vie, qui laisse les associations fonctionner chacune à sa guise et se fixer librement n’importe quel objet ― la souplesse de la conception anarchistes, disons-nous, implique une telle diversité d’unions et de fédérations d’unions qu’il reste et restera loisible à n’importe quelle unité de se réunir à qui il lui convient davantage.

Mais tout ceci exposé, il reste encore à définir ce qu’il faut entendre par camaraderie. Sans doute, c’est une expérience comme tous les incidents de la vie individuelle, sans doute ce n’est ni une obligation ni un devoir ; mais ce n’est pas seulement une expérience, c’est une disposition d’esprit, un sentiment qui relève de la sympathie, de l’ordre « affectif » et qui, généralisé, constitue comme une sorte d’assurance volontaire, de contrat tacite, que souscrivent entre eux les « camarades » pour s’épargner la souffrance inutile ou évitable.

À mon sens, une association de camarades anarchistes, c’est un milieu anti-autoritaire dont les composants ont décidé, entre eux, de se procurer la plus grande somme de joie et de jouissances compatible avec la notion anarchiste de la vie. La tendance dune association ou union d’anarchistes, toujours selon moi, est qu’en son sein se réalise la satisfaction de tous les besoins, de tous les désirs, de toutes les aspirations que peuvent éprouver et ressentir des êtres qui, tout en niant les dieux et les maîtres, ne veulent être des dieux et des maîtres pour aucun d’entre eux.

Je ne trouve pas de meilleur synonyme pour le terme camaraderie que le vocable bonté.

On peut exposer que tout recours à l’autorité étant écarté pour régler les rapports entre êtres humains, il va de soi que le recours au raisonnement s’impose pour la solution des difficultés qui peuvent surgir dans le milieu anti-autoritaire. N’est capable ― semble-t-il au premier abord ― de se passer d’autorité extérieure que celui qui se sent apte à se servir lui-même et de loi et de coutume. Sans doute. Dans tout milieu actuel ou à venir où on ignore les institutions étayées sur la contrainte, il est évident qu’on aura recours à la raison, à la logique pour résoudre les conflits ou les désaccords qui peuvent ou pourront malheureusement survenir ou subsister parmi ceux qui le constituent. Toujours ? Cet éternel, ce continuel appel à la froide raison ou à la logique implacable est insatisfaisant. Pareil milieu ressemblerait, à y réfléchir sérieusement, à une salle d’hôpital ou à un couloir de prison cellulaire bien entretenue.

Non, la raison, la logique ne suffisent pas à établir, à régler les rapports entre les hommes lorsque le recours à la violence ou à l’action gouvernementale en est exclu. Un facteur autre est indispensable, et ce facteur, c’est la bonté, dont la camaraderie est la traduction concrète. Force ici est de se rappeler que l’humain assez conscient pour écarter l’autorité de ses rapports avec ses semblables, n’est pas seulement doué de puissantes facultés d’analyse ou de synthèse, n’est pas seulement un mathématicien ou un classificateur ; c’est un être sensible, compréhensif, bon. Bon, parce qu’il est fort. On peut suivre une marche désespérément rectiligne et être un faible ― plus qu’un faible ― un pauvre hère qu’une excursion hors de la ligne droite désorienterait irrémédiablement. Le logicien imperturbable est souvent un déficient qui perdrait toute faculté de se conduire s’il était transporté hors du cycle de ses déductions. La logique indistinctement appliquée à tous les cas trahit souvent un manque de compréhensivité, de la sécheresse intérieure. Or, voici, pour moi, comment se définit la camaraderie, mise en pratique de la bonté : essayer, s’efforcer, tenter de saisir, de comprendre, de pénétrer, voire de s’assimiler les désirs, les aspirations, la mentalité en un mot, de celui, de celle, de ceux avec qui les habitudes ou les imprévus de la vie quotidienne nous mettent en présence ou nous laissent en contact.

Quoiqu’en prétendent les secs doctrinaires, je maintiens que la bonté reste sinon le principal, du moins l’un des principaux facteurs qui président aux relations entre les composants d’un milieu d’où est bannie toute autorité ― la bonté qui se penche sur la souffrance que l’existence engendre chez les vivants, la bonté qui n’est pas envieuse, la bonté que ne rebute pas une apparente froideur, la bonté qui ne s’irrite point et qui ne soupçonne point le mal, qui use de patience et de longanimité, la bonté qui revient plusieurs fois à la charge si elle a des raisons de supposer que son geste a été faussement interprété, la bonté qui espère et qui supporte ; la bonté qui sait tout le prix, toute la valeur d’une parole qui apaise, d’un regard qui console ― oui, la bonté en action, c’est-à-dire la camaraderie.

Nous pensons que c’est l’autorité qui est la cause de tous les maux dont se plaignent les individus et dont se lamentent les collectivités ; nous pensons que la « douleur universelle » est la résultante des institutions coercitives. Un milieu sans autorité, un milieu camarades, c’est un milieu où on ne doit plus souffrir, un milieu où on ne saurait rencontrer un cerveau qui s’atrophie faute de culture, un seul estomac qui se contracte faute de nourriture, un seul cœur saigne faute d’amour ― car où tout cela manque, fait défaut la possibilité de liberté de choix. Un milieu anti-autoritaire qui ne fait pas, qui ne ferait pas tout son possible pour assurer cela à ses constituants nous est, nous serait une pénible déception, une désillusion cruelle, n’aurait avec « un milieu de camarades », que des rapports vraiment trop lointains.

On peut objecter qu’il est des souffrances inévitables ; qu’en supposant même que toute autorité soit bannie des groupes où l’on évolue, il n’est pas certain qu’on se comprenne, les uns les autres sur tous les points. J’en conviens. Mais je demande à mon tour si le raisonnement aride, âpre et dur est à même de réduire à un nombre toujours moindre, les cas de douleur évitable ? Je maintiens que la bonté souple, flexible, assimilatrice réussira là où échouera l’implacable logique. Le monde de nos aspirations ― celui où nous souhaitons nous développer, croitre, nous sculpter ― le milieu de camarades, le milieu nouveau après lequel languissent et notre chair et notre esprit, c’est une ambiance sociable, où ne seront plus trouvées rancœur, amertume, insatisfaction. C’est un monde nouveau pour de vrai. C’est un monde où un effort constant, inlassable, est voulu pour réduire à un minimum toujours plus restreint les occasions de souffrance inévitable. C’est un monde de camarades. Eh bien, selon moi, dans ce monde nouveau, la bonté joue, jouera un rôle plus décisif que la raison pure. Et c’est ce rôle déterminant de la bonté, rôle volontaire, qui résume, à mon sens, toute la camaraderie.

― É. ARMAND

CAMARILLA

n. f. (mot espagnol diminutif du latin camera, chambre)

La camarilla est la coterie influente qui règne à la Cour d’Espagne. Par extension on se sert du mot camarilla pour désigner le groupe des courtisans qui dirigent les actes d’un chef d’État, d’un prince, d’une haute autorité quelconque. Dans un État, la camarilla est d’autant plus puissante que le chef est plus faible. Autant que le chef ― et parfois plus que lui ― elle est responsable des guerres et autres calamités qui s’abattent sur les peuples. Composée d’arrivistes et de jouisseurs sans scrupules, la camarilla n’a qu’un but : satisfaire ses intérêts, fût-ce en provoquant la ruine d’une nation. Pour citer des exemples récents, rappelons le rôle criminel des camarillas qui entourèrent Guillaume II et Nicolas II. Les camarillas sévissent dans tous les états, aussi bien dans les états républicains que dans les états monarchiques. Et elles sont aussi néfastes dans les uns que dans les autres. Seul un énergique assainissement pourra délivrer les peuples de ces coteries de parasites. Et seule la Révolution pourra réaliser cet assainissement.

CAMBRIOLAGE

n. m.

Action qui consiste à s’introduire dans la demeure d’autrui, pour y dérober ce qui lui appartient.

De même que le vol, l’escroquerie, le meurtre, le crime, le cambriolage est un fruit de l’arbre social actuel, il est un des vices qu’engendre le capitalisme.

La bourgeoisie et sa justice prétendent que le cambriolage est fils de l’oisiveté, de la paresse, etc..., alors qu’en réalité il est souvent déterminé par la misère et le désir de vivre d’une façon normale en se procurant les ressources indispensables que n’assurent pas les salaires du travail « honnête ».

Le cambriolage est réprimé dans tous les pays du monde, comme une atteinte à la propriété privée, individuelle ou collective, et cela se conçoit puisque tout l’ordre social est élaboré sur ce principe de propriété. La sévérité avec laquelle la justice sévît contre les cambrioleurs, se comprend d’autant plus, qu’en général, ceux-ci sont issus de la classe pauvre, et n’ont pas acquis, par l’instruction et l’éducation, les moyens d’user de procédés légaux, tels que le commerce, l’industrie, la banque, l’assurance, pour s’approprier le bien du prochain ; d’autre part, le cambriolage s’exerçant, d’une façon presque exclusive, au détriment d’individus appartenant à la bourgeoisie, cela suffirait à expliquer la férocité de la répression.

Vu ses risques, le cambriolage nécessite un certain courage physique, et une énergie indéniable ; il ne peut cependant pas être présenté, sur le terrain de la lutte de classe, comme une doctrine de révolte ou comme un moyen de libération sociale. Durant les périodes de trouble, et plus particulièrement à l’aube de l’Anarchisme, certaines individualités se réclamant de l’Anarchie se livrèrent à cette action dans un but totalement désintéressé. En Italie, en Espagne, et surtout en Russie, sous le régime tsariste, lorsque la répression s’exerçait violente contre les révolutionnaires et que la propagande engloutissait les faibles ressources du mouvement, des hommes se dévouaient et, au péril de leur liberté et même de leur vie, s’attaquaient à la propriété bourgeoise pour étendre financièrement les moyens de lutte. L’expérience a démontré, depuis, l’inopérance de ces actions, pour assurer la vie d’un grand mouvement qui doit s’appuyer sur le peuple et ne vivre que par la sympathie et l’effort des opprimés ; et l’on peut dire que le cambriolage, du point de vue anarchiste, n’est plus aujourd’hui qu’un accident.

L’État et les gouvernements se réservent cependant un droit au cambriolage. Celui-ci prend alors le nom de perquisition. (Voir ce mot.)

En conséquence, déterminé par le capitalisme, le cambriolage ne disparaîtra qu’avec lui.

On lira avec intérêt, les déclarations de l’Anarchiste Jacob, devant la Cour d’assises de la Somme, et qui furent publiées en brochure sous ce titre : « Pourquoi j’ai cambriolé ».

J. CHAZOFF

CAMÉLÉON

n. m. (du latin camelus, chameau ; leo, lion)

Le caméléon est un petit reptile habitant les contrées les plus chaudes de l’Asie, de l’Afrique et de l’Amérique. Certains naturalistes le classent dans la famille des lézards, d’autres l’en séparent. Ce reptile a le corps de forme triangulaire, et son dos qui se termine en lame de rasoir semble parfois devenir tranchant ; sa peau est recouverte de petits tubercules, ses yeux très gros lui sortent de l’orbite, et sa queue retournée lui permet de s’accrocher aux branches. Comme le chameau, très sobre de sa nature, le caméléon se nourrit de mouches qu’il attrape en dardant sur elles sa langue très longue ; mais il peut rester de longs mois sans absorber aucun aliment. Absolument inoffensif, le caméléon est très lent à se déplacer et est en conséquence victime de tous les animaux qui veulent l’attaquer, car il est totalement dépourvu de moyens de défense, c’est ce qui explique probablement ses longues stations sur les arbres. Il est considéré, avec raison comme un animal utile, sa nourriture comme nous l’avons dit plus haut ne se composant que d’insectes nuisibles.

Un des traits caractéristiques du caméléon est la faculté qu’il possède de changer de couleur à volonté, et de passer ainsi inaperçu par ses ennemis. C’est pourquoi depuis longtemps déjà on compare au Caméléon, les hommes politiques sans scrupules qui n’hésitent pas à changer la couleur de leurs opinions pour s’attirer les sympathies et les faveurs du peuple.

La Fontaine disait : « Les Caméléons politiques abondent » et il n’avait pas tort. Malheureusement les hommes et plus particulièrement ceux qui appartiennent à la classe ouvrière, se laissent toujours séduire par les belles couleurs de la politique sans s’apercevoir que si celles-ci changent, les résultats restent toujours négatifs.

Une des autres qualités du Caméléon est de se gonfler d’air au point de doubler son diamètre. Encore une autre raison, de prêter son nom, aux ambitieux et aux hypocrites.

En résumé, si le Caméléon-animal est utile aux populations des pays qu’ils habitent, le Caméléon politique est un être nuisible qu’il faut combattre comme un fléau social.

CANAILLE

n. f. (de l’italien canaglia, troupe de chiens)

On appelle canaille un ramassis de gens méprisables. La canaille est souvent aux honneurs. Depuis le banquier et le mercanti, jusqu’au politicien et au militaire, la canaille règne en maîtresse dans la société actuelle. De petite ou de grande envergure, suivant qu’elle a plus ou moins bien réussi, elle exploite et dupe de toutes les façons, la masse des travailleurs. Aucun scrupule ne l’embarrasse. Pour arriver à ses fins, pour assouvir sa soif d’argent ou de pouvoir, elle est prête à tous les crimes. Tous les moyens lui sont bons. Les accapareurs affameront le peuple pour arrondir leurs revenus et réaliser de scandaleux bénéfices. Les soudards galonnés enverront à la mort des milliers de jeunes garçons pour se tailler une sanglante gloire. Les politiciens feront de leur talent le plus vil commerce pour satisfaire leur ambition. Les prêtres exploiteront et monnayeront sans vergogne le besoin de mysticisme de l’homme. Et cette canaille opprimera le monde jusqu’au jour où les travailleurs, enfin conscients de leurs droits, se refuseront à être plus longtemps des instruments passifs de bourgeoisie. La canaille sera emportée par le flot régénérateur de la Révolution sociale.

CANDEUR

n. f. (du latin candor, blancheur éclatante)

Ingénuité, confiance naïve. L’homme candide est sans défiance et accepte aveuglément ce qu’on lui dit. Si la candeur dénote une bonne nature, elle n’en est pas moins un défaut, car elle permet à une caste d’intrigants d’opérer impunément par le mensonge et la tartuferie. Le peuple est, hélas, affligé de beaucoup trop de candeur. Malgré qu’il ait été trompé mille et mille fois, il suffit qu’un charlatan se présente pour qu’il se laisse de nouveau berner. Il accepte comme argent comptant les promesses les plus fantaisistes et les déclarations de foi les plus suspectes. Rien ne décourage sa confiance tenace. Parfois une brève colère le fait se dresser quand il s’aperçoit qu’il vient d’être dupé, mais que, l’instant d’après, le même homme qui l’a trompé vienne lui donner de fallacieuses explications et voilà de nouveau le peuple prêt à écouter des boniments. Candeur : voter pour des politiciens de droite ou de gauche qui cherchent uniquement à satisfaire leur ambition. Candeur : accepter les discours de soi-disant « ministres de Dieu sur la terre ». Candeur : se figurer que les guerres ont pour objet de défendre la « patrie » alors que seuls sont en jeu des trusts ou des compétitions financières. Candeur : croire exactes des informations que publie une presse vendue aux puissances capitalistes. Candeur : considérer comme des actes de justice les jugements partiaux et criminels d’un tribunal ou d’un jury. Etc... Seule la candeur de la foule permet à certaines institutions de continuer leur besogne néfaste. Le jour où tous les hommes jugeront sainement, en pesant soigneusement les arguments, en examinant froidement les choses et les gens, ce jour-là ils se demanderont comment ils ont pu être les victimes de mensonges aussi grossiers. Leur candeur aura fait place à une raison saine et clairvoyante. Le règne des charlatans aura vécu.

CANDIDAT

(du latin : candidatus, blanc)

L’origine du mot laisse supposer, qu’un candidat, qu’elle que soit la place, le titre, la fonction qu’il postule doit être « blanc » de toute souillure, vierge de tout reproche. Vulgarisé, le mot a dépassé sa valeur étymologique.

On s’inscrit comme candidat pour subir un examen, pour obtenir un diplôme, mais le mot candidat s’applique surtout aujourd’hui à celui qui se présente pour obtenir des électeurs un mandat politique, ou une charge publique : « candidat au Parlement, candidat au Conseil municipal, candidat au Conseil général, candidat au Conseil d’arrondissements, etc. ».

Pour tout homme raisonnable et logique, un candidat est un homme moralement discrédité ; car, pour obtenir de ses électeurs les suffrages qu’il réclame, il est obligé d’user d’intrigues et de bassesses. La corruption des candidats n’est pas nouvelle et certaines lois romaines du reste inopérantes, édictées cinq siècles, avant l’ère chrétienne prévoyaient des mesures pour assurer la loyauté des candidats et la propreté des élections. En étendant son champ d’action, la politique a également étendu son champ de corruption, et le candidat n’hésite pas à affirmer les monstruosités les plus invraisemblables, à employer la délation, la diffamation, le mensonge, pour abattre un adversaire, qui n’est du reste d’ordinaire pas plus intéressant que lui. Les procédés les plus ignominieux sont employés par le candidat pour assurer son succès. Il ne recule devant aucune promesse, même les plus ridicules, les plus irréalisables, pour s’attacher les faveurs de l’électeur sollicité et, si cela ne suffit pas, il ne répugne pas à acheter les consciences, de même qu’il est prêt à vendre la sienne.

Les exemples de candidats qui ont trahi sont innombrables et nombre de pays offrent un curieux assemblage d’hommes de toutes classes, qui, entrés dans la politique par la porte de gauche, se trouvent, quelques années plus tard, les plus farouches adversaires de la classe ouvrière. On se demande qui est le plus à blâmer : de l’électeur naïf et par trop crédule, ou du candidat retors et menteur. L’électeur est la cause dont le candidat est l’effet ; ce n’est que celui-ci qui peut supprimer celui-là. (Voir Électeur. Élection.)

CAPITAL

n. m.

Dans les milieux ouvriers, on confond facilement « Capital » et « argent », bien que ce soient deux choses tout à fait différentes. L’argent n’est qu’un intermédiaire, en usage pour faciliter l’échange d’un produit contre un autre produit (voir Argent), alors que le capital est la source de toute la production du globe.

Sa définition pourrait être très brève : « Le capital est la matière inerte qui, soumise à l’influence du travail humain, prend contact avec la vie et donne naissance à toute la richesse sociale du monde », Dans le langage courant, le terme est employé différemment et sert à désigner l’ensemble des produits accumules, un somme d’argent destinée à une entreprise, le dépôt initial d’une banque ou le principal d’une rente ; mais, quelle que soit la signification qu’on lui donne, on peut dire que le travailleur est dépourvu de capital et que celui-ci est entièrement entre les mains des puissances capitalistes.

Même si l’on considère comme Capital la puissance de travail de l’homme, il faut immédiatement reconnaître que ce capital est improductif s’il n’a pas à sa disposition un champ d’expérience où il puisse s’exercer. On ne peut en effet concevoir le travail d’un laboureur qui n’aurait pas de terre à ensemencer ou celui d’un forgeron dépourvu d’acier ou de fer. Même dans le domaine intellectuel, le capital « pensée » est improductif s’il n’arrive pas à s’extérioriser et à se matérialiser. Or, tout le capital matière, le capital visible, palpable a été accaparé par une minorité qui, par la ruse et par le vol, s’est rendue maîtresse de toute la terre et de tous les moyens de production. Les outils, les machines, les banques, les journaux, les champs, sont la propriété d’une poignée de jouisseurs, et le travail manuel et intellectuel ne peut se dépenser qu’autant que les possesseurs du capital, consentent à livrer leurs richesses à l’exploitation, et ils ne la livrent qu’à l’unique condition, que le capital travail leur réserve la part du lion.

Il est évident, que si le travailleur, refusait de louer ou de livrer son capital, celui des possédants serait également improductif ; nous croyons donc juste et logique notre définition du capital, lorsque nous disons qu’il est le composé de la matière, de la pensée, de l’intelligence et du travail.

Malheureusement par la vitesse acquise, par la routine, par les siècles et les siècles d’asservissement qui se sont succédés, le travailleur, totalement dépourvu de capital matière, ‘est incapable de se refuser à vendre à vil prix sa force productrice. La nécessité brutale et quotidienne l’oblige, s’il veut manger, à travailler en cédant la moitié ou les trois quarts de son capital travail et c’est ce qui produit, le bénéfice de celui qui, l’exploite. Alors que les stocks accumulés permettent aux détenteurs du capital d’attendre durant les périodes de trouble des jours meilleurs, le producteur est contraint par la faim de livrer sa seule richesse à un prix réduit.

La détention du capital par une poignée de privilégiés est donc une source de misère et de souffrance pour les uns et de bien-être pour les autres. Pourtant non pas seulement au point de vue anarchiste, mais en respect de la logique la plus élémentaire, le capital ne doit appartenir à personne, mais à tous. Il est le travail de générations entières qui ont souffert et fait effort pour nous léguer cet immense héritage et personne ne peut dire : « Ceci est à moi ».

Kropotkine écrit :

« Science et industrie, savoir et application, découverte et réalisation pratique menant à de nouvelles découvertes, travail manuel ― pensée et œuvre des bras, ― tout se tient. Chaque découverte, chaque progrès, chaque augmentation de la richesse de l’humanité a son origine dans l’ensemble du travail manuel et cérébral du passé et du présent. Alors de quel droit quiconque pourrait-il s’approprier la moindre parcelle de cet immense tout et dire : Ceci est à moi, non à vous ? »

Certes, Kropotkine a raison, avec tous les Anarchistes. Il s’est trouvé pourtant, en dépit de toute raison, des hommes pour affirmer : « Ceci est à moi » et d’autres pour se laisser déposséder.

Il est donc facile à comprendre qu’une nation, une province, une contrée, une famille, un individu, ne sont pas riches par la somme d’argent qu’ils possèdent et qui ne représente qu’une faible partie de leur capital, mais surtout par l’étendue des domaines productifs et exploitables qu’ils ont acquis : terrains cultivables, voies ferrées, bateaux, immeubles, fabriques, usines, manufactures, magasins, comptoirs, etc...

Avant la guerre, la France était une des nations qui avaient le plus de capital argent, et cependant elle était loin d’atteindre l’Allemagne, l’Angleterre ou les États-Unis, au point de vue du développement industriel et commercial. La raison en est simple. C’est que la France était un pays de petits capitalistes, de petits paysans qui conservaient leur capital argent dans leur bas de laine, et le laissait improductif. (Voir : Capitalisation.) Le numéraire n’a qu’une valeur relative et représentative alors que le capital a une valeur réelle. Les États-Unis d’Amérique ne doivent pas leur prépondérance mondiale uniquement à la somme de dollars qu’ils détiennent mais surtout au capital qui est représenté par les mines, les exploitations agricoles, le machinisme, et surtout par le pétrole dont ils ont le monopole. L’Angleterre est puissante parce qu’elle contrôle 75 % de la production du caoutchouc, produit indispensable en notre siècle de l’automobile et de l’aviation. Voilà ce qu’est réellement le capital ; les travailleurs, eux, qui produisent toutes ces richesses, qui donnent leur sueur, qui vieillissent avant l’âge, sont la source de tout ce capital et se font même tuer pour le défendre alors que celui-ci ne profite qu’à quelques potentats avides, incapables de défendre leurs richesses pendant que le travailleur périt parfois de misère.

Les Anarchistes qui affirment ― et ils ne sont pas les seuls ― que l’on pourrait se passer d’argent, ne sont donc pas, comme on se plaît à le chanter, les adversaires du capital, c’est-à-dire de la richesse sociale. Mais ils s’élèvent contre la classe qui l’a accaparé, qui se l’est approprié, et qui entend le conserver et continuer à en tirer tous les profits. Les Anarchistes demandent que le Capital soit mis à la disposition de tous. Ils veulent :

« Que ce riche outillage de production, péniblement obtenu, bâti, façonné, inventé par nos ancêtres, devienne propriété commune, afin que l’esprit collectif en tire le plus grand avantage pour tous. ― Il faut l’expropriation. L’aisance pour tous comme but, l’expropriation comme moyen » (P. KROPOTKINE).

Hélas ! nous savons trop que ceux qui détiennent la richesse sociale et sont les maîtres de l’ordre économique ne se laisseront pas déposséder de bon gré. C’est pourquoi les Anarchistes sont révolutionnaires, non pas pour détruire le Capital mais abolir le capitalisme.

― J. CHAZOFF

LE CAPITAL

Titre de l’œuvre maîtresse du grand sociologue allemand Karl Marx, qui a développé dans ce formidable ouvrage toutes les variations, les transformations et l’orientation du capital. L’ouvrage de Marx n’est pas à la portée du travailleur. D’une lecture ardue et toute scientifique il s’adresse plutôt à l’école des philosophes qu’au manuel. Les disciples de Marx ont cependant vulgarisé son œuvre et certains résumés du capital, accessibles à tous les cerveaux, seront lus avec intérêt par la classe ouvrière.

CAPITALISATION

n. f.

La capitalisation est l’action qui consiste à entasser du numéraire, de l’or, de l’argent, des billets de banque, ou à ajouter les bénéfices réalisés sur un capital quelconque à ce même capital.

Exemples :

  1. Un paysan possède un terrain qui lui rapporte 1.000 francs par an. Il n’en dépense que 900 et conserve 100 francs dans son bas de laine. Il capitalise 100 francs par an ;

  2. Un rentier a un capital X placé dans une banque, qui lui rapporte à raison de X % 1.000 francs de revenus annuellement. Il n’en dépense que 900 et ajoute à son capital X cette somme de 100 francs qui, à son tour, étendra ses intérêts. Il fait de la capitalisation ;

  3. Un propriétaire possède une maison, dont la location lui rapporte annuellement une somme supérieure à celle qui est nécessaire à ses besoins. Au bout d’un certain nombre d’années, les bénéfices réalisés lui permettent d’acheter une autre maison. Il fait de la capitalisation.

Il y a donc plusieurs façons de capitaliser. En l’espèce le paysan fait de la capitalisation improductive, puisque son argent est retiré de la circulation et ne lui procure aucun bénéfice, alors que le rentier, le propriétaire ou l’industriel fait de la capitalisation productive. Naturellement plus l’individu capitalise, plus il peut capitaliser et plus il peut grossir ses revenus. Les bénéfices ajoutés au capital initial lui permettent d’étendre son domaine et de poursuivre son exploitation sur une plus grande échelle.

Quelle que soit la forme de capitalisation, elle est contraire à la saine morale et ne peut être réalisée que sur le travail d’autrui.

Supposons que notre paysan qui travaille seul son champ ait au bout de 10 années réussi à capitaliser 1.000 francs. Cette somme est absolument nulle et incapable de lui assurer un certain bien-être s’il cesse de travailler. Au contraire, qu’il achète avec cette somme capitalisée un autre champ et le fasse travailler par un ouvrier en se réservant une part de bénéfice, sa capitalisation lui sera utile et profitable, mais uniquement par le jeu de l’exploitation. Donc le profit sera de source impure.

Il en est de même de toutes les formes de capitalisation, et il est ridicule de dire que l’économie seule est source de richesse.

Un ouvrier travaillant 8, 9 ou 10 heures par jour, qui va, chaque semaine, porter quelques francs à la Caisse d’épargne, verra son avoir rapidement englouti si, par malheur, la maladie s’installe à son foyer ou s’il est entraîné dans un mouvement de grève. Et en admettant même l’impossible, que durant 25 ans il économise, en rognant sur le nécessaire, sur l’indispensable, qu’à force de privations, il réalise un petit capital, celui-ci ne lui permettra pas de vivre à l’heure où la fatigue et la vieillesse l’obligeront à abandonner son labeur. La capitalisation n’est rendue possible que par le travail accaparé de son semblable et est, en conséquence, néfaste à la société en général.

S’il est exact que selon la forte expression d’Anatole France, « Le militarisme crèvera d’obésité », la capitalisation, qui est une autre maladie des sociétés modernes, périra de la même mort, entraînant avec elle la fin du capitalisme.

CAPITALISME

n. m.

Nom donné au régime ou ordre économique en vigueur dans les sociétés modernes. « L’ordre économique capitaliste est sorti des entrailles de l’ordre économique féodal » dit Karl Marx ; en effet, le capitalisme se substitua au régime féodal qui ne répondait plus aux exigences internationales du commerce et de l’industrie naissantes. La féodalité, qui courbait sous le joug du seigneur non seulement le paysan, mais même le boutiquier et l’artisan, entravait l’évolution du commerce qui étouffait du manque de liberté. Ce ne fut pas brutalement que la transformation se produisit ; ce fut une lutte sourde, lente et de longue haleine, car le seigneur avait intérêt à voir se perpétuer un régime qui assurait à la hiérarchie de propriétaires, et aux possesseurs de titres nobiliaires, tous les privilèges et toutes les richesses sociales.

Grâce aux machines, aux inventions, aux progrès des sciences appliquées, le capitalisme latent devait sortir victorieux de ce conflit et la lutte contre la puissance seigneuriale, commencée par Louis XI devait se terminer par l’éclatante révolution de 89 et 91. Mais, pour que le capitalisme puisse percer et s’étendre durant cette longue période de gestation, il lui fallait le concours des éléments laborieux qui étaient emprisonnés dans les corporations, leurs maîtrises et leurs jurandes. Aucun grand mouvement historique ne s’accomplit sans la participation du peuple. Aussi, sous couvert de libéralisme, le capitalisme embryonnaire cherchât-il à capter la confiance et la sympathie du producteur. Après trois siècles de batailles, au cours desquelles les corporations furent dissoutes et reformées à plusieurs reprises, le dernier pilier de la féodalité s’écroula, lorsque la loi du 17 mars 1791 supprima définitivement les corporations.

Le capitalisme était né.

Le producteur était affranchi de la tutelle du seigneur, mais se transformait en salarié et devenait la proie de l’exploiteur. Rien n’était changé dans la forme. La liberté du salarié n’était qu’une illusion, et le capitalisme allait spéculer sur cette illusoire liberté, pour agrandir sa puissance et étendre ses pouvoirs ; détenteur de tous les moyens de production, de tout le capital inerte, il fallait que le capitalisme devînt le maître du travail humain, pour pouvoir exploiter son domaine, et la tâche lui fut relativement facile, puisque le travailleur, dépourvu de toute richesse, ne pouvait et ne peut produire qu’à la condition d’avoir l’autorisation de se servir du champ, de la charrue, de la machine ou de l’outil qui appartient au capitalisme.

De même que le seigneur, exigeait du paysan une redevance, le capitalisme exige une redevance du travailleur. « Les formes ont changé, les relations sont restées les mêmes ». Pour le capitalisme, le travail est une marchandise, tout comme le minerai ou le coton, et il l’achète selon ses besoins. Le travailleur n’a pas à pénétrer dans ses intentions, il n’a pas à chercher qu’elle sera la destination de sa production ; il vend son travail pour une somme qu’on prétend librement acceptée de part et d’autre, et le capitalisme réalise sur ce travail, le bénéfice qui lui convient. C’est sur cette formule arbitraire de liberté que s’est échafaudé le capitalisme. Ce régime odieux est arrivé à faire admettre par les populations ouvrières cette invraisemblance que l’ouvrier était libre alors qu’en réalité, il est esclave et obligé d’accepter, s’il ne veut pas crever de faim, les conditions que veulent et peuvent lui imposer ses exploiteurs.

Le capitalisme, aidé dans son évolution par l’application des nouvelles méthodes de production devait acquérir, en un laps de temps extrêmement court, une puissance colossale ; l’emploi de la machine à vapeur, la captation des forces naturelles, la vulgarisation du téléphone et du télégraphe dans le commerce, de l’énergie dans l’industrie, ajoutèrent une force inouïe à son développement. Petit à petit, il se trouva à la base de tous les grands organismes ; aujourd’hui, en se servant d’hommes de paille qu’il place et déplace, selon ses intérêts, à la tête des gouvernements, il dirige les parties essentielles du système social. Il contrôle tous les rouages de la société, et par l’association de la finance et de l’industrie, forme les cadres d’une franc-maçonnerie dont les grands capitalistes sont les martres absolus.

Mais toute médaille a son envers et tout ce qui a commencé a une fin. Le capitalisme renferme en lui le mal qui le tuera. Si, à ses origines, il eut besoin des sympathies du producteur, ce dernier ne tarda pas à s’apercevoir que ses destinées et ses intérêts étaient diamétralement opposés à celles de ses maîtres. Considéré comme une marchandise, le travailleur, à mesure que sa conscience s’éclairait, devenait de plus en plus exigeant, et par les lois de l’offre et de la demande, réclamait chaque jour un nouvel avantage à son exploiteur. Le machinisme, écarta ce premier danger en rendant inutile une certaine partie de la main-d’œuvre. Mais un autre danger fit place au premier. Ne trouvant plus à s’employer, le capital humain restait improductif et ne fournissait plus aux travailleurs ce qui était indispensable à leur existence et à celle de leur famille. Conséquences, le chômage, la grève, la révolte.

Or, le capitalisme qui est arrivé aujourd’hui à son apogée, évolue dans un cercle vicieux, duquel il ne peut plus sortir. Pour assurer sa vie et ne pas s’écrouler sous le poids de la misère humaine, il est obligé de fournir du travail à celui qui en réclame, et n’a que cela pour subsister. D’autre part, il ne peut fournir ce travail que s’il est assuré que la production soit écoulée. Si l’accumulation est profitable au capitalisme lorsqu’il entend imposer un prix et retire alors ses produits du marché, elle lui est néfaste si elle est rendue obligatoire par le manque d’acheteurs. Il faut invariablement, méthodiquement, mathématiquement, que le capitalisme écoule ses produits ou qu’il périsse. Il est donc contraint de s’étendre toujours et sans s’arrêter. Une halte et il est perdu. Il lui faut trouver des débouchés et comme il ne peut les trouver dans l’intérieur d’un pays, il est obligé de les chercher dans d’autres contrées. De là le capitalisme national et le jeu de la concurrence qui entravent l’unification du capitalisme international, et amène la formation des cartels, des trusts qui se combattent, dans l’espoir de rester seuls maîtres du marché. C’est de cette division que se meurt le capitalisme. Il ne retrouve, provisoirement, ― heureusement ― son unité et sa force que lorsqu’il est en lutte avec son adversaire le plus redouté et le plus dangereux : le travail.

Les conflits internationaux, les guerres coloniales n’ont pas d’autres origines que la nécessité, pour le capitalisme, de trouver l’écoulement de ses produits. Lorsque la diplomatie est inapte à régler un différend où sont en jeu les intérêts commerciaux ou industriels d’un capitalisme national, celui-ci a, alors, recours à la force brutale, à la violence, à la guerre.

Certains politiques, prétendent que la guerre est voulue par le capitalisme pour détruire une certaine partie de la main-d’œuvre, lorsque celle-ci devient trop encombrante. Le raisonnement est simpliste. C’est ce que l’on pourrait qualifier de philosophie pour classe pauvre. Si le capitalisme n’a pas intérêt à la surpopulation, il souffre cependant nationalement de la dépopulation, et, si la marchandise humaine n’apparaît que sur une faible échelle dans son budget, il faut cependant que la disponibilité du capital travail soit assez élevée pour atteindre les prix les plus bas possibles.

En réalité, la guerre fait partie du régime ; elle est un des membres dont le capitalisme est le corps, mais c’est un membre malade dont les capitalistes voudraient bien faire l’ablation. La guerre, elle est dû justement au développement intensif du commerce, de l’industrie, et plus particulièrement de l’industrie métallurgique, du pétrole et du caoutchouc qui a divisé le capitalisme en trois castes concurrentes à la tête desquelles se trouvent les grands potentats de la finance. Si quelques individualités assez aveugles puisent dans la guerre une source de profits, le capitalisme, en tant qu’ordre économique ne peut qu’y perdre, car elle ébranle les bases sur lesquelles est échafaudé le régime ; elle est inévitable pourtant et constitue avec la Révolution, les deux événements historiques qui détruiront cet ordre économique.

Le capitalisme disparaîtra donc. En égard des connaissances humaines, le développement intellectuel des travailleurs se poursuit méthodiquement, et la classe ouvrière cherche, par son action, à arracher au capitalisme ce qui fait sa puissance : son capital, dans le but de l’exploiter librement au bénéfice de tous.

Les économistes bourgeois ne sont pas sans voir le danger, et cherchent à détourner le cours de l’orientation capitaliste. Ils n’y arriveront pas, il est trop tard. Le capitalisme est perdu. Surpris lui-même par la rapidité de son extension, il a tout détruit sur son passage et s’est livré à une centralisation qui l’étouffera. Et pourtant il ne peut pas revenir en arrière. Obligé, pour vivre, en période de désaxage économique, de faire face aux exigences toujours grandissantes des classes laborieuses, il constate qu’il lui est Impossible de subsister s’il n’accorde pas aux travailleurs, surtout dans les pays de production intensive, un bien-être relatif, qui assurerait une paix momentanée, et lui permettrait de reprendre du souffle.

Et déjà les grands seigneurs américains consentent à accorder à leur prolétariat certaines satisfactions économiques, à la condition que celui-ci abandonne la prétention d’établir un ordre nouveau.

En vérité, le problème serait résolu, provisoirement toutefois, si le capitalisme n’était pas comme nous l’avons dit plus haut, animé par des intérêts qui se combattent, et n’était pas obligé pour la circonstance, surtout dans des pays comme la France, l’Italie ou l’Espagne, de sacrifier une grande partie des petits industriels, des petits commerçants, dont les intérêts particuliers dépassent les intérêts de classe, et qui ne veulent pas servir d’agneau pascal sur l’autel du capitalisme.

Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, rongé à l’intérieur, luttant à l’extérieur, le capitalisme est arrivé au point culminant de sa trajectoire et après son ascension rapide commence sa descente effrénée. Certains sociologues, préconisent une nouvelle forme de capitalisme, qui assurerait l’égalité économique de tous ; le Capitalisme d’État. (Voir : Collectivisme, Socialisme, Bolchevisme.)

Les Anarchistes sont contre tout capitalisme, même d’État. Ils conçoivent que celui-ci ne peut s’élever que sur les piliers de l’Autorité. Par l’établissement de la Commune libertaire, ils espèrent rénover l’humanité et élaborer une société de libre production et de libre consommation où l’individu ne sera plus soumis à l’emprise d’un oligarchisme qui emprisonne les facultés et détruit toute liberté d’expansion et d’extension sociale.

― J. CHAZOFF.

CAPITALISTE

(la classe)

Fraction de la collectivité qui détient toute la richesse sociale. Minorité qui possède tout le capital. Je ne connais dans l’État que trois classes d’homme : les salariés, les mendiants et les voleurs. (MIRABEAU.)

En réalité, la société peut se partager en deux camps : d’un côté, ceux qui peinent, qui souffrent, pour arracher à la matière brute ce qui est indispensable à la vie de l’homme ; et, de l’autre, ceux gui prélèvent sur ce travail, sans avoir dépensé aucune énergie utile, la plus grande partie de la richesse produite. Ces derniers composent la classe capitaliste.

De même que le capitalisme a pris la place occupée antérieurement par la féodalité ; les capitalistes ont remplacé, dans l’ordre économique et politique, les seigneurs d’antan. Ils représentent la nouvelle noblesse : la noblesse d’argent. S’ils ne peuvent se réclamer de leurs ascendants et se réclamer de leurs titres nobiliaires, par la transmission même des richesses acquises, par le jeu de l’héritage, ils forment une noblesse héréditaire qui se perpétue et donne naissance à un esprit de caste, de race, de classe.

Les économistes bourgeois présentent comme un axiome que chacun, par le travail et l’économie, peut, dans nos sociétés démocratiques, sortir de sa situation inférieure et acquérir non seulement le bien-être, mais la fortune. Il serait presque inutile de souligner cette erreur intéressée. S’il est vrai que, de nos jours, aucune loi n’interdit à quiconque de faire fortune, la classe capitaliste est, en fait, aussi impénétrable pour le plébéien, le travailleur, que ne l’était l’ancienne noblesse, du fait même que la richesse ne fut et ne sera jamais la conséquence du travail, de l’honnêteté et de la sobriété, mais le produit de l’exploitation et du vol.

Les capitalistes forment donc bien une classe, à la tête de laquelle se trouve une aristocratie qui dirige, en leur nom, tous les rouages économiques, administratifs et politiques de la Société.

La ploutocratie exerce une telle ascendance sur le monde moderne, que, dans les pays où l’esprit du peuple est encore subjugué par les mots et les titres ronflants ― telle l’Angleterre ― le monarque ne manque jamais d’ennoblir un capitaliste influent. En France, déjà au XVIe et XVIIe siècle, les gros commerçants étaient considérés comme étant d’essence supérieure, et Louis XIV, le roi Soleil, déclara les marchands en gros capables d’être revêtus des charges de secrétaire du roi « ce qui donnait la noblesse ».

Maîtresse absolue des moyens de production, la classe capitaliste subordonne toute la population du globe. Seule détentrice de la fortune publique, seule, elle a la possibilité d’instruire et d’éduquer les enfants issus de sa classe, et c’est ce qui explique que tous les hommes occupant un poste élevé sur l’échelle sociale, travaillent à son profit : à leurs profits.

Malgré l’illusion démocratique (voir Démocratie), elle gère, à sa guise, à sa fantaisie et selon ses intérêts momentanés, tout ce qui a trait à l’économie et à la politique. Les gouvernants sont des pantins à sa solde et les parlements sont à plat ventre devant-elle, et toutes les lois sont élaborées à son avantage. En plus de son argent et des stocks de marchandises accumulées, qui peuvent lui permettre, dans une certaine mesure, d’attendre et de résister durant les périodes de trouble ou de révolte prolétarienne, elle a, pour se défendre, toutes les organisations policières, militaires, juridiques, pénitentiaires, dont la seule raison d’être est de faire respecter la propriété et les privilèges accaparés par le capitalisme. La grande Presse, ce poison quotidien qui déverse lentement, le mensonge et l’erreur dans le cerveau humain, est une arme terrible dont elle se sert à merveille pour étouffer tout sentiment de libéralisme ou de fraternité ; et le savant, le philosophe, le penseur, qui refusent de se prostituer à la cause de la classe capitaliste, sont impitoyablement écrasés et acculés à la misère la plus atroce.

Tout appartient à la classe capitaliste, rien ne lui échappe. Elle est un centre d’attraction pour tout ce qui peut être une source de bien-être moral et matériel et détruit ou tente de détruire tout ce qui peut présenter à ses yeux une menace immédiate ou future.

Si Louis XIV disait :

« L’État, c’est moi ». La classe capitaliste peut dire : « Le Monde, c’est moi ».

Devant cette puissance colossale, établie sur des siècles et des siècles d’ignorance, de servilité et de servitude, certains se demandent s’il sera un jour possible d’en ébranler les assises et d’en finir, une fois pour toutes, avec la cupidité et l’impudence de cette minorité qui entrave l’évolution et arrête la marche en avant de l’humanité.

C’est un lieu commun de dire, que la classe capitaliste n’est forte que de la faiblesse de la classe ouvrière ; c’est cependant la vérité la plus simple.

Par la vitesse acquise, la classe capitaliste se main tient encore, mais elle chancelle sur ses bases. Une poussée et le château féodal s’écroule. Sa vie est subordonnée à la volonté et au courage des opprimés. De l’énergie des exploités et des opprimés dépend tout l’avenir des exploiteurs et des oppresseurs.

La faiblesse de la classe capitaliste est que son unité n’est qu’apparente, et qu’en réalité elle est divisée. La classe ouvrière peut, elle, trouver son unité, car ses intérêts sont « uniques ».

Il est difficile de tracer une ligne de démarcation entre les diverses catégories de la classe capitaliste, il est cependant évident que l’esprit qui anime le petit commerçant est différent de celui du gros industriel et que, si leurs intérêts de classe sont solidaires, leurs intérêts individuels sont en concurrence.

À mesure que le Capital se centralise, il se crée une lutte intérieure dans la classe capitaliste, et cela nuit à la bonne harmonie indispensable à sa vie ; nous sentons déjà qu’elle est menacée en raison des divergences et des intérêts contraires qui se heurtent.

De même que tout ce qui est né doit mourir, la classe capitaliste doit disparaître. Elle a vécu plus qu’elle ne vivra. Elle se désagrège petit à petit, mais cherche à se raccrocher au radeau, comme un malheureux perdu dans l’océan. Elle ne peut cependant échapper au tourbillon qui l’engloutira.

Le capitalisme a parcouru sa route à pas de géant, il a gravi la montagne, mais il n’échappe à personne que sa maison est bâtie sur des neiges et que sa philosophie est basée sur une erreur. Or, l’humanité veut et cherche la vérité. Aveugle parfois, elle s’égare ; elle tâtonne comme un enfant qui hésite à faire son premier pas ; mais une fois qu’elle a conquis l’assurance, que la lumière éblouissante est venue l’éclairer, alors elle retrouve une énergie indomptable ; elle pénètre partout pour y écraser le mensonge, arrache le masque de tous les fantoches, de tous les pantins et termine la comédie qui a duré parfois des siècles.

La classe capitaliste moribonde se défend contre l’ouragan. Elle élève des digues puissantes pour échapper à la tempête ; elle torture son cerveau pour inventer les monstres géants, mécaniques et scientifiques qui lui permettront de retarder l’échéance fatale. Tout lui échappera cependant, car la vérité est en marche et la vérité doit vaincre l’erreur.

― J. CHAZOFF

CAPITULATION

n. f.

En langage militaire : action d’abandonner une place forte, une armée, entre les mains de l’ennemi. « La Capitulation de Sedan. »

Au sens bourgeois et patriotique, la capitulation entraîne toujours le déshonneur de celui qui la décide. En vertu des lois militaires ― plus ridicules encore que les lois civiles ― une armée doit se faire hacher jusqu’au dernier homme, plutôt que de se rendre, quelles que soient les forces supérieures qui lui sont opposées. Déposer les armes et capituler est une « lâcheté », Bien des généraux et des chefs d’État s’en sont cependant rendus coupables : La Capitulation de Bazaine, la Capitulation de Napoléon III et, plus récemment encore, durant la guerre russo japonaise, la Capitulation des généraux russes, à Port Arthur.

Il n’y a pas, hélas, que des capitulations militaires. Il y a aussi les capitulations d’ordre moral. Combien y a-t-il de gens dont la loyauté ne peut être mise à l’épreuve sans qu’ils capitulent pour satisfaire leurs appétits et leur soif de jouissance ?

Le monde politique nous offre un terrain propice à la recherche de ces éléments. Les parlements fourmillent de tristes individus qui capitulèrent pour obtenir une place, un poste, une charge, et ces hommes trouvent toujours des excuses pour légitimer leur capitulation.

Si la capitulation militaire peut parfois arracher à la mort certaine sur les champs de bataille des milliers de pauvres bougres déguisés en soldats, la capitulation de conscience est un acte indélicat et immoral, profitable uniquement à celui qui le commet, et il faut mettre celui qui s’y abaisse au ban de l’humanité.

CAPTATION

n. f.

Action qui consiste à subordonner la volonté d’autrui dans le but d’obtenir des avantages.

Captation d’héritages ; captation de suffrages.

La Captation est donc un acte malhonnête au sens propre du mot, dont sont victimes plus particulièrement les êtres faibles. Elle ne tombe pas sous le coup de la loi. L’ancienne législature française avait bien introduit dans son droit, un article qui annulait tous les avantages, profits ou privilèges acquis par suggestion, flatterie, artifice, subordination, CAPTATION, mais la jurisprudence actuelle n’est pas armée pour réprimer les captateurs, et cela se comprend.

La Captation étend ses ravages dans tous les domaines : le commerce, l’industrie, la finance, la religion, la politique ne peuvent se perpétuer qu’avec l’aide de l’abus de confiance, qu’une poignée de jouisseurs exercent sur la grande majorité des hommes. Par le verbe enjôleur et mielleux, la religion capta la confiance de millions de pauvres hères ; par le mensonge et les promesses le candidat capte les suffrages des candidats naïfs. L’appât du gain, le désir d’augmenter indéfiniment ses bénéfices fait du commerçant ou de l’industriel, un captateur qui trompe l’acheteur sur la valeur réelle de la marchandise vendue, et du financier un escroc qui induit en erreur le malheureux qui lui confie ses économies.

En notre siècle de ploutocratie, d’amoralité, la captation est considérée comme un acte normal de la vie courante, puisque les sociétés modernes sont construites sur le mensonge. Elle ne peut, par conséquent, être frappée par les lois.

Étant un des effets dont le capitalisme et l’autorité sont les causes, la captation ne prendra fin que lorsqu’aura vécu la société bourgeoise.

CAPTIEUX

adj.

Se dit des individus ou des idées qui, sous une apparence de vérité ou de sincérité, se signalent complètement faux à l’analyse.

Un discours captieux ; des raisonnements captieux. En mathématique, une démonstration par « l’absurde » : une démonstration captieuse.

Les captieux sont nombreux, et de même que les captateurs, ils agissent ordinairement en vue de buts intéressés. Que de discours vides de sens ; que de mots creux et sonores sont employés par les captieux pour convaincre un auditoire qui se laisse griser par les belles paroles, sans vouloir pénétrer le fond des idées bellement exprimées !

Il faut éviter les captieux, conscients ou inconscients ; car ils sont un danger social, et ne jamais s’arrêter à la présentation ou à l’enveloppe d’une idée, mais rechercher ce qu’elle contient.

CARACTÈRE

s. m. (du grec Kharassein : graver)

Empreinte, marque, figure tracée sur une surface quelconque avec un burin, une plume, ou de quelque autre manière, et à laquelle on attribue une certaine signification. Se dit particulièrement des lettres et autres figures dont on se sert dans l’écriture ou dans l’impression. Titre, dignité, qualité, puissance, attachées à certains états. Être revêtu du caractère d’ambassadeur. Son caractère sacré. Dans les sciences naturelles, ce mot désigne certaines marques essentielles qui servent à distinguer un animal, une plante, une substance, de toute autre, ce qui individualise un être, fait qu’il a quelque chose bien à lui, distinct des autres êtres ; ce qui est sa personnalité. Le caractère des individus, est un produit de l’hérédité, du milieu et de l’éducation ; c’est dire que le caractère subit des évolutions et peut être amélioré par une bonne éducation.

CARDINAL

n. m.

Dans l’église catholique, le plus haut dignitaire après le pape. Le cardinal ne fut pas de tous temps le personnage influent qu’il est aujourd’hui ; à l’origine était ainsi dénommé le prêtre chargé de l’aumônerie de l’église ; et, bien que supérieur au curé ordinaire de la paroisse, dans l’ordre hiérarchisé, son influence était pour ainsi dire nulle.

À cette époque, c’étaient les membres de l’épiscopat, nommés par le peuple du diocèse qui étaient chargés de veiller à l’application des saintes doctrines de l’église chrétienne. Ils avaient le titre d’évêques et étaient les plus hauts dignitaires de l’église, tout en n’ayant pas la puissance qu’ils surent acquérir par la suite.

À mesure que la papauté étendit sur le monde son ascendance, les cardinaux de Rome qui étaient en contact direct avec le saint Père et étaient chargés de l’assister dans la célébration du Saint Office, surent acquérir certains privilèges qui leur donnèrent une certaine prédominance sur le reste du clergé. Ce ne fut pourtant que lorsque la papauté devint toute puissante que, s’élevant avec elle, les cardinaux prirent et conservèrent la première place dans la hiérarchie ecclésiastique.

Lorsque, arrivée à son apogée, la Papauté fut considérée non pas seulement comme une puissance spirituelle, mais encore temporelle, par presque tous les grands États d’Europe, les cardinaux furent chargés de représenter le chef de l’église auprès des monarques étrangers et on commença à les qualifier « princes de l’Église ». Leur activité prit de l’extension et, loin le s’adonner spécifiquement aux devoirs de leurs charges spirituelles, ils pénétrèrent dans la politique, et on les vit à la tête des gouvernements où ils cumulèrent les hautes fonctions civiles et religieuses : Richelieu, Mazarin, Alberoni, furent ministres et cardinaux.

Antérieurement, le pape était nommé par le clergé et par le peuple, mais depuis le Concile de Latran (1179) seuls les cardinaux ont le droit de participer à cette élection ; leur pouvoir est très étendu et, au cas de division d’opinion sur le dogme ou la discipline religieuse, seuls ils ont la faculté de convoquer l’assemblée des évêques pour trancher les différends inhérents à l’Église.

De nos jours, les progrès de la science et de la philosophie ont évidemment diminué l’influence des princes de l’Église. Cependant, il est peu de pays au monde qui ne conservent des relations diplomatiques avec le Saint Siège, et comme au temps jadis, les cardinaux font office de ministres du pape auprès des Pouvoirs civils. Les cardinaux sont nommés par le pape qui doit, auparavant, prendre l’avis du sacré collège (assemblée des cardinaux).

Il est d’usage que la barrette, bonnet que le pape envoie aux cardinaux après leur nomination, leur soit remise par le chef de l’État intéressé ; et même en France, le président de la République ― parfois de religion opposée ou farouche anticlérical ― ne se refuse pas à cette grotesque cérémonie. C’est dire que malgré les coups qui lui furent portés par la raison, l’Église est une force avec laquelle il faut encore compter et ses princes des suppôts de l’État bourgeois.

CARÊME

n. m. (du latin : quadragesima. Quarantième)

Le Carême consiste en quarante jours de jeûne ou d’abstinence, prescrit par l’église catholique, avant les fêtes de Pâques. On ignore son origine, mais certains théologiens le font remonter au temps des apôtres. Ce ne fut qu’au Concile de Nicée, en l’an 325, qu’il reçut le sceau légal de l’Église. Durant ces quarante jours, il est interdit de manger d’autre chair que celle du poisson, à laquelle on peut ajouter des œufs, des fruits et des légumes. En vérité, de nos jours, le carême n’est plus observé que par de vieilles bigotes, et encore pas toujours, car il est des accommodements avec le ciel, et l’Église ne refuse jamais, moyennant finance, d’accorder des dispenses aux fidèles qui en demandent.

En un temps, le carême eut sans doute une certaine utilité et répondait à une nécessité sociale. À l’époque où l’ignorance régnait en maîtresse sur le monde, il est possible que le législateur religieux ait prescrit le jeûne et l’abstinence, pour réfréner les bas instincts de l’homme, en imposant un peu d’hygiène et de décence publique. Durant le carême, il n’était pas seulement interdit de manger certains mets, mais il fallait se priver également, selon les lois de l’église, de tout amusement, sortie, récréation, et s’abstenir de tout contact charnel. De cette dernière mesure subsiste encore l’interdiction de se marier durant le carême.

Des prescriptions similaires se retrouvent dans toutes les religions. Les Juifs doivent également jeûner plusieurs jours par an ; les Mahométans ont le « ramadam », et les Bouddhistes exercent les mêmes pratiques. Il semble donc bien que le carême n’est pas d’essence spécifiquement chrétienne, mais qu’il fut institué bien avant le Christianisme et avait pour but d’élever le moral de l’espèce humaine.

En vertu de vieilles coutumes, entretenues par certains intérêts commerciaux, on continue dans certains pays à ne pas manger de viande le Vendredi Saint, précédent le dimanche des Pâques. En dehors de ce jour, le carême religieux a vécu. Mais il est des malheureux que leur situation oblige à faire carême d’un bout de l’année à l’autre. Le travailleur est contraint par la société de s’abstenir de manger à sa faim, cependant que les magasins regorgent de vivres, de vêtements, de nourriture. Si le carême religieux a disparu, le carême social subsiste, et il faut le détruire comme le premier. Ce sera l’œuvre des Anarchistes.

CARENCE

n. f.

Faire défaut. Manquement. « Dresser un procès de carence », c’est-à-dire dresser un acte qui constate qu’à un lieu donné, l’officier public n’a pas trouvé ce qu’il attendait : meubles, argent, etc... Le terme est également usité dans le langage social et politique. Il signifie : se dérober à une discussion, à une controverse, à un débat ; ou encore l’incapacité où l’on se trouve, pour combattre les arguments opposés par un adversaire. La carence des politiciens est légendaire. Ils évitent toujours de se mesurer sur un terrain solide et logique ; ils aiment mieux faire défaut, que de subir un échec qui nuirait à leur renommée.

La carence d’une personne sur laquelle on comptait pour accomplir une action, ce qui revient à dire le manquement de cette personne à tenir ses engagements ou ses promesses.

CARICATURE

n. f. (de l’italien : caricare, charger)

Reproduction grotesque, exagérée des traits et des manières d’une personne, dans le but, généralement, de la ridiculiser en faisant ressortir les défauts de sa tournure ou de ses manières. La caricature n’est pas à la portée de tous ; c’est un art subtil et fin qui nécessite, non pas seulement du talent, mais du génie. Il faut au caricaturiste de l’intelligence, de l’esprit, de la psychologie et de l’observation, pour que son crayon puisse reproduire sur le papier, souvent en quelques traits, les tares et les vices d’un individu. La caricature est dangereuse, car le ridicule tue ; de même que le pamphlet elle est une arme redoutable. Elle s’inspire surtout de politique et, de nos jours, il n’est pas un organe de presse qui n’ait recours à elle pour provoquer la risée et la moquerie contre un adversaire que l’on veut abattre. C’est donc une arme à double tranchant. Si par son mordant, sa finesse, son ironie, elle flagelle et dénonce les faiblesses et les infirmités morales de certains, en se faisant l’auxiliaire de la bourgeoisie elle accomplit souvent une besogne peu louable. Il reste pourtant certains caricaturistes, véritables artistes qui surent et qui savent conserver leur indépendance, et se refusent à prostituer leur crayon. Il faut citer parmi les plus célèbres caricaturistes : Daumier, Gavarni, Cham, Caran d’Ache, qui ont produit de véritables chefs-d’œuvres.

CARMAGNOLE

(La) n. f.

Sorte de vêtement qui fut très à la mode pendant la Révolution française et qui était porté surtout par les Jacobins. La Carmagnole est plus connue à présent par la chanson à laquelle elle a donné son nom et qui fut composée en 1792 après l’arrestation de Louis XVI. L’auteur est resté inconnu. Le refrain de même que les couplets ne sont ignorés de personne, il est donc inutile de les citer.

La Carmagnole marque une époque de la Grande Révolution française. Abandonnant les partisans de la Monarchie absolue, en 1789, le peuple, assoiffé de liberté, réclamait une Constitution, mais la trahison de Louis XVI, sa fuite et son arrestation allaient ouvrir les yeux de la populace. La Constitution ne lui parut pas suffisante ; c’est la République qu’il voulait. Et la « République », dans son lointain, semblait belle à ceux qui demandaient « du fer, du plomb, et puis du pain », « pour travailler, pour se venger et pour vivre ».

C’est au chant de la Carmagnole que l’on se battait pour sauver la République en danger. Elle était un hymne de guerre contre les tyrans, mais elle était aussi un hymne joyeux, et on l’entendait dans les bals, les théâtres, les fêtes et les places publiques. C’était l’époque héroïque de la République triomphante.

Hélas ! Ce ne fut qu’un rêve. Le peuple, trop jeune encore, ne sut pas enfoncer son couteau jusqu’au fond de la plaie sociale. Bonaparte apparut, général d’abord, Premier Consul ensuite. Fatigué, le peuple laissa s’implanter la dictature. La lutte pour la Liberté prit fin. Le chant de la Carmagnole sonnait mal aux oreilles du futur empereur. Il la fit rayer du répertoire. Le peuple accepta, et avec la Carmagnole disparurent, pour un temps, ses espoirs de libération.

CARNAGE

n. m. (de l’italien : carnaggio)

Massacre, tuerie, assassinat collectif. Les carnages ont coûté la vie à des millions et des millions d’individus. Il n’est pas besoin de rechercher bien loin et de remonter bien haut ; la guerre de 1914–1918 nous offre le spectacle du plus grandiose et du plus horrible des carnages. Quelles que soient les causes qui le déterminent, le carnage est toujours une monstruosité, car c’est une orgie de sang qui ne répond à aucune utilité ou nécessité sociale. D’autre part, ce sont toujours les mêmes qui en sont victimes. Le peuple est une proie facile et inconsciente. S’il acceptait de verser librement la cent millionième partie du sang qu’il a donné involontairement, au plus grand bénéfice de ses bourreaux, les carnages disparaîtraient de notre globe. On peut affirmer que les carnages sont toujours organisés au profit du capitalisme. Que ce soit l’Église qui s’en rende coupable ou complice, comme durant l’Inquisition ou les guerres de religion ; que ce soit un gouvernement, qui, comme sous le régime tsariste, organisait des pogroms où périrent des milliers d’innocents, que ce soit une guerre défensive ou offensive, nationale ou coloniale, le carnage est toujours un désastre pour la classe ouvrière et n’a pour but que la défense des privilèges capitalistes.

On reproche aux révolutionnaires de provoquer des « carnages ». C’est un argument intéressé de la bourgeoisie qui lui permet de faire vibrer la corde sentimentale de certains pacifistes ignorants, et de critiquer les mouvements insurrectionnels.

C’est une malice cousue de fil blanc. Les révolutionnaires sont les adversaires irréductibles de la tuerie, et jamais au cours des Révolutions le sang ne fut versé inutilement et par plaisir ou soif de vengeance. Ce ne sont pas les communards de 71 qui exécutèrent lâchement 40.000 malheureux sans défense. C’est la bourgeoisie, représentée alors par Thiers, qui porte à son passif cet ignoble carnage.

Les révolutionnaires veulent la paix. Ils ont horreur du carnage et c’est pour le voir disparaître qu’ils veulent élaborer une société harmonieuse où l’intérêt particulier, faisant place à l’intérêt collectif, le carnage n’aura plus de raison d’être et ne troublera plus la quiétude de l’humanité.

CARNIVORE

adj. et n. (du latin : caro, carnis, chair et vorare, dévorer)

Se dit de tous les animaux qui se nourrissent particulièrement de chair ; ceux qui ne mangent que des végétaux sont nommés herbivores.

L’homme, le chien, et presque tous les animaux domestiques sont omnivores ; c’est-à-dire qu’ils se nourrissent de chair et de végétaux. Le lion, le tigre, sont des carnassiers (synonyme de carnivore). Les carnivores et les omnivores se signalent par leur appareil dentaire qui est différent de celui des animaux ne se nourrissant que de végétaux. II existe une secte, très répandue en Angleterre et en Amérique, qui combat le carnivorisme, et milite pour enrayer la consommation de la viande par l’homme. Ceux qui se réclament de cette doctrine se nomment végétaliens ou végétariens. (Voir les mots : Végétalisme, Végétarisme.)

Nous pensons que, depuis les temps les plus reculés, l’homme fut, par nature, carnivore, et sa mâchoire est belle et bien composée de canines, de molaires, et d’incisives qui lui permettent de déchirer et de mâcher la chair.

CARTEL n. m.

Le Cartel est l’une des formes de concentration de l’industrie moderne. Le Cartel est d’origine allemande. Il suivit de près la formation des trusts américains. Il est légèrement différent de ceux-ci. Tandis que les trusts américains ont pour but de grouper les firmes de même industrie ou les exploitants de matière première de même nature pour la défense des intérêts mis en commun, les Cartels, selon la forme allemande, n’associent les fabricants que pour la vente par les soins d’un syndicat chargé d’établir les prix, de rechercher et de servir les clients, d’opérer la répartition des commandes entre les firmes syndiquées, tour en laissant autonomes les fabricants participants au Cartel.

Ces Cartels sont connus sous le nom de concentration en largeur.

Depuis la fin de la guerre, quoi qu’elle fût depuis longtemps en gestation dans l’esprit d’Hugo Stinnes, une nouvelle forme de Cartel a été réalisée. Il s’agit de la concentration en hauteur ou en profondeur.

Ce Cartel a pour but de réunir en une seule main toutes les industries qui concourent à l’exécution d’un même produit final, depuis les matières premières initiales : combustible, minerai, bois, etc., jusqu’à l’objet utilisable par le consommateur : locomotive, lampe électrique, machine agricole, etc...

Et comme, en général, il vient s’y ajouter encore la participation disciplinée de fournisseurs d’éléments divers entrant dans les transformations successives de la matière, on peut dire que cette forme (le Cartel est une concentration industrielle à trois dimensions. Ces Cartels perfectionnés sont appelés, en Allemagne, Konzerns.

Les premiers trusts furent ceux de l’acier et du pétrole constitués respectivement par Morgan et Rockefeller. Ils prirent naissance en Amérique en 1896 et 1907. Nous y reviendrons lorsque nous étudierons ce mot.

Les Cartels allemands datent de 1898–1900. Ceux de l’acier, du fer, du minerai, des constructions navales turent les premiers qui se constituèrent. Augustin Thyssen en fut l’initiateur. Stinnes fut d’ailleurs son élève et collaborateur. Thyssenet Krupp étaient les maîtres de l’acier et du fer et de toutes les fabrications qui découlaient de l’emploi de ces matières. Ballin, le grand maître des constructions navales, le Président du Conseil d’administration de la “Hambourg America“ s’était réservé cette branche spéciale.

Bien entendu, ces Cartels dépassent, en général, le cadre national et donnent naissance à des groupements internationaux plus connus sous le nom de : Consortiums.

Le Cartel de l’acier et du fer d’Allemagne avait, par exemple, comme associé, en France : Schneider ; en Belgique :Cockerill ; en Angleterre : Armstrong.

Ensemble, ils exploitaient les mines de l’Ouenza, en Algérie, et nombre d’autres gisements de minerai.

Ce n’est que plus tard que le Cartel prit naissance en France, vers 1911.

Le premier Cartel, plutôt moral que matériel, fut constitué par les grands réseaux de chemin de fer, sous le nom de “Comité de Ceinture”. Puis le Comité des Houillères, le Comité des Forges, celui des Armateurs, le Consortium de l’Industrie textile, suivirent de près dans le domaine matériel. Aujourd’hui, toutes les industries et principalement les plus récentes : celles du cycle, de l’automobile, de l’aviation, de l’électricité (force et produit) sont, elles aussi, cartellisées.

Le Cartel est devenu une force industrielle qui exerce une telle influence sur les marchés nationaux et mondiaux, qu’il est impossible aux industriels de s’y soustraire. S’ils persistent à rester isolés, ils sont complètement écrasés et ruinés.

II y a aussi dans tous les pays le Cartel des Banques (grandes, moyennes et petites), celui des journaux, ceux du blé, de la meunerie, des transports fluviaux, etc...

On peut dire que les Cartels, Trusts et Consortiums, avec leurs formes diverses de concentration, se partagent, chacun dans leur sphère, l’hégémonie économique, dirigent les États, font l’opinion, disposent de l’ensemble de la production.

Le Cartel est né le jour où les firmes importantes ont compris tout le danger que présentait pour eux le jeu de la concurrence. Aussi, au lieu de se combattre, les rivaux décidèrent de s’unir pour lutter en commun et conquérir ensemble les marchés.

Une coalition de cet ordre fut rapidement victorieuse de ses concurrents directs qui n’eurent plus, pour échapper à la ruine, qu’à s’entendre avec leurs con-currents de la veille pour la fixation des prix communs.

Bien entendu, ces ententes qui allèrent sans cesse en s’élargissant, ne se bornèrent bientôt plus aux produits manufacturés. Il était normal de les étendre aux matières premières elles-mêmes. Ce fut vite fait.

De cette façon, les industries de base et de transformation se trouvèrent à tous les échelons cartellisées.

Ceux qui étaient à la tête pouvaient à loisir fixer le prix des matières premières ou des objets fabriqués, puisqu’ils disposaient, en fait, de l’ensemble de la matière ou du produit.

Les petites quantités qui échappaient à leur contrôle ne pouvaient en rien “fausser“, les prix établis par le Cartel, que ce soit pour l’achat de la matière ou la vente du produit.

Nous vivons en fait sous la dépendance de ces organismes tentaculaires et rien au monde, dans quelque domaine que ce soit, n’échappe à leur direction, leur contrôle. Ce sont, dans tous les domaines, les vrais maîtres des pays.

Par le Cartel des industries ou du négoce, les dirigeants de ceux-ci font, quand ils le veulent, la hausse ou la baisse de tel ou tel produit. Ils stockent pour revendre en masse à un moment choisi par eux ou laissent perdre parfois d’énormes quantités de produits de toutes sortes pour provoquer des paniques au cours desquelles ils réaliseront des gains scandaleux. Et, bien entendu, ceci se passe sur le plan international aussi bien que sur le plan national. Ces Cartels ont leurs marchés spéciaux, pour chaque catégorie de matières ou de produits. C’est là, sur ces places, qu’ils fixent les cours pour les importations. Rotterdam, Le Havre, Bordeaux, Hambourg, Gênes, Anvers, Glasgow, Londres, etc., sont des marchés internationaux de ce genre. Les cours nationaux ainsi fixés d’après une échelle internationale, les cours locaux ou régionaux sont fixés par les Bourses de Commerce, principaux auxiliaires des Cartels, Trusts, etc...

Tout cet ensemble est manœuvré par le Cartel des Banques qui le dirige de haut et l’administre en fait. Les campagnes de presse appropriées sont également dirigées par les Banques qui contrôlent les grands journaux et forment l’opinion, la trompent ou l’aiguillent. dans le sens désiré par les maîtres de l’économie nationale et mondiale pour la réussite de leurs machiavéliques combinaisons.

Le public, qui ne comprend rien à toutes ces affaires ténébreuses, est proprement écorché. Il crie, gesticule, tempête, mais paie. C’est d’ailleurs tout ce que lui demandent les industriels et les négociants et les banquiers.

Il n’est pas une richesse au monde qui ne soit de nature, pour son exploitation, à donner lieu à la constitution d’un Cartel où se réunissent exploitants, fabricants et financiers.

Bien que ces Cartels ou formations similaires aient trouvé le moyen de mettre l’univers entier en coupe réglée, ils ne sont pas arrivés à établir entre eux l’harmonie, Souvent, pour ne pas dire toujours, des groupes rivaux se créent pour se disputer la possession de la matière ou la vente du produit. C’est la nouvelle forme de la concurrence. Le public n’en bénéficie d’ailleurs que fort peu de temps. Lorsque les adversaires s’aperçoivent que cette concurrence devient désastreuse pour eux, et surtout s’ils sont d’égale force, ils ont tôt fait de conclure des ententes ou de s’allier définitivement en fondant un cartel plus large.

Et, de proche en proche, le nombre des concurrents diminue jusqu’à ce que tous les exploitants industriels ou négociants fassent partie d’un même groupement qui exercera son hégémonie sur une région, un pays, plusieurs pays, l’univers.

Il en est ainsi pour toutes les grandes branches de l’industrie ou du commerce : Pétrole, Houille, Minerai, Fer, Coton, Coke, etc., etc...

Hugo Stinnes, mort en 1925, alla plus loin.

En se rendant maître du charbon, du minerai, du fer, des ateliers de construction, des banques, des transports par eau, des chantiers maritimes, des navires, en y ajoutant la possession des chemin de fer, il mit debout un appareil d’une formidable puissance économique à laquelle s’ajoutait une égale puissance politique par la possession de la presse.

Il avait ainsi réalisé le maximum de puissance, d’harmonie et d’économie et de perfectionnement dans la production par une concordance d’efforts variés dirigés par un seul cerveau, le sien. Par cette combinaison, il se débarrassa de son concurrent : Walter Rathenau. Il supprimait ainsi les concurrences entre fabricants, les heurts, les conflits entre exploitants, le stockage superflu en instituant l’émulation entre tous les exécu-tants, la fabrication en grande série, la standardisation poussée au maximum, la vente développée des produits jugés les plus avantageux.

En même temps, les recherches scientifiques et techniques étaient poussées avec méthode, avec des moyens extrêmement puissants qui ouvraient chaque jour des voies nouvelles au progrès des fabrications.

Une telle organisation est un véritable État dans l’État. Elle le domine réellement.

Le Konzern Stinnes a subi une si forte crise, après la mort de son fondateur, qu’on ne sait encore s’il la surmontera. Il a contre lui les grandes banques indépendantes qui veulent s’affranchir d’une tutelle qu’ils estiment insupportable. Par contre, la Reichsbank et l’État prussien cherchent à éviter le krach, dont l’importance prévue dépasse 1 milliard et demi de francs. Cette situation est due à une grosse erreur d’appréciation commise par les fils Stinnes qui ne surent pas distinguer entre l’inflation et la stabilisation et ne se débarrassèrent pas à temps des valeurs dites de combat ou de réalisation pour ne conserver que les valeurs actives du Konzern, aujourd’hui menacé dans ses bases. En tous cas, qu’il se liquide ou qu’il vive, le Konzern de Stinnes aura marqué dans l’histoire du capitalisme. Son expérience servira aux grands manieurs d’hommes et de capitaux. Les Konzerns vont se généraliser et s’internationaliser. Ce semble devoir être la forme dernière de la concentration industrielle et capitaliste. C’est contre ces formidables appareils que le prolétariat aura, en définitive, à lutter pour assurer la suprématie du travail.

En dehors de leur activité économique de premier plan, les Cartels ont aussi — et c’est forcé — une activité sociale considérable qu’il convient d’examiner.

* * *

Les Cartels sont doués d’une formidable vitalité. Ils dépensent une énergie considérable pour maintenir socialement leur suprématie.

En dehors des guerres qu’ils provoquent pour acquérir soit des débouchés, soit des champs d’exploitation plus vastes, dont nous avons déjà exposé le caractère en traitant du Brigandage , les Cartels ont organisé un appareil de combat social extrêmement souple et puissant opérant à l’échelle internationale. Son siège est actuellement à Berlin. Non seulement cet organisme fixe les prix d’achat et de vente des matières et produits, contingente les marchandises, série les efforts en vue de les faire porter sur tel ou tel point du globe, mais encore il détermine la valeur des salaires, organise l’émigration et l’immigration, jette ici une quantité de bras énorme pour provoquer une grève dont l’importance varie de la localité à la région ou la nation, provoque là le chômage et pousse à la surproduction ou au malthusianisme suivant le cas et ses intérêts.

Il n’est pas un conflit social qui ne soit provoqué par cet appareil de direction capitaliste, que ce soit grève ou lock-out.

Généralement, le Cartel opère par industrie et par région. Lorsqu’il veut, par exemple, provoquer un conflit dans le Nord, abaisser les salaires, il réduit le prix de série du travail aux pièces imposé presque partout. Il arrive un moment où les ouvriers ne peuvent plus atteindre le salaire normal. Si un mouvement a lieu, le patronat, qui a constitué un stock peut attendre 25 jours, 3 semaines, davantage si c’est nécessaire. Il vit sur ce stock ou bien même fait exécuter dans une autre région les commandes qu’il reçoit.

Il fatigue et vainc ainsi, tour à tour, toutes let régions, toutes les industries. Il réussit d’autant plus facilement que les ouvriers ignorent généralement la composition du Cartel, ne savent pas qu’ils contribuent à l’échec de leurs camarades en effectuant leur travail, qu’ils luttent contre leurs frères des autres régions.

L’insuffisance actuelle de l’organisation du mouvement mondial ne permet pas aux ouvriers de lutter contre leurs adversaires à armes égales.

Non seulement, les industriels agissent ainsi sur le terrain national, mais cette entente se poursuit et se développe sur le plan international. Si le Cartel a décidé d’englober tout un pays dans un mouvement de lock-out ou de grève, il a soin, en dehors des stocks nationaux préalablement constitués, de mettre à la disposition des industries du pays visé des stocks étrangers qui alimentent la clientèle.

Les mineurs, en particulier, sont souvent victimes de cette tactique et le textile, la laine, la métallurgie, en ont eux aussi, fait très souvent la triste et décevante expérience.

Il en sera ainsi tant que la classe ouvrière n’aura pas modifié la structure de son organisme de lutte, tant qu’elle n’aura pas adapté ses organes par l’instauration du contrôle ouvrier syndical, tant que ses Fédérations d’industrie seront dans l’incapacité de connaître les composants des Cartels et d’opposer force à force.

Lorsque nous examinerons le Contrôle ouvrier, nous exposerons le caractère, le fonctionnement et le but de tous ces organes qui manquent au syndicalisme et sont devenus nécessaires pour lui permettre de résister d’abord et de vaincre ensuite son adversaire.

Au Cartel industriel des Patrons, il faut opposer le Cartel des Ouvriers par industrie et sous industrie, utilisant des formations de lutte analogues, se mouvant avec une force et une aisance égales. C’est toute une organisation nouvelle qui s’impose, non plus sur le plan du métier, de la profession, mais sur celui de l’industrie.

L’idéal serait de former des syndicats qui auraient sur notre plan le même caractère que le Konzern Stinnes, un syndicat qui grouperait les extracteurs, les transformateurs, les transporteurs, les vendeurs d’un même produit fini.

C’est dans cette voie que les ouvriers doivent diriger leurs efforts. Ce n’est qu’en opérant ainsi qu’ils possèderont quelques chances de rétablir un équilibre que leur incompréhension, leur évolution trop lente, voire même leur conservatisme, ont singulièrement compromis.

Pierre Besnard.

CASERNE

(zer-ne) n. f. (du lat. : quaterna, logement pour quatre)

Tout a été dit ou presque sur la caserne. Depuis plus de trente ans, de nombreux articles, de multiples brochures, voire même de gros livres ont été publiés sur ce sujet qui menace d’être toujours d’actualité.

Nous ne saurions, comme le Larousse, nous contenter ici d’une trop courte définition qui ne définirait pas grand chose. Tout le monde sait, en effet, que la caserne est un bâtiment affecté au logement des soldats. On sait également qu’en France, les premières casernes datent

du XVIème siècle et que c’est l’ingénieur militaire et maréchal de France Vauban, qui fit adopter au XVIIème siècle un type uniforme de bâtiments, modifié en 1788, puis à plusieurs reprises de nos jours. À l’origine, la caserne n’était pas destinée à préparer la guerre. Elle servait à protéger les bourgeois contre les déportements des mercenaires, gens de sac et de corde. Elle avait un rôle de prison (murs de clôture, corps de garde). Au XIXème siècle, la caserne sert au repos, entre deux campagnes d’Afrique. Les exercices dans la cour n’ont pour but que de maintenir les soldats en main. On y donne même des leçons de danse, de lecture et d’écriture et l’on joue aussi au loto. Il faut tuer le temps ! ― occupation essentielle ― en attendant de tuer des hommes dans des guerres coloniales. Enfin, la caserne a aussi un autre rôle : occupant les points stratégiques des grandes villes elle constitue le château-fort élevé par le Gouvernement pour mâter l’émeute. Gambetta et de Freycinet avaient songé à supprimer la caserne, parce qu’elle ne prépare nullement les soldats à la guerre. M. de Freycinet a formulé sur la caserne une opinion peu élogieuse : Elle rend l’individu paresseux, menteur et faux, ce qui est l’expression même de la vérité. Et c’est ici qu’il importe de multiplier les citations, citations empruntées à des écrivains, à des sociologues et à des hommes politiques d’opinions et de croyances différentes :

Jules Delafosse a dit de la caserne « qu’elle est un agent de déclassement social et de dépravation universelle, qui disperse la famille, déracine la jeunesse, dépeuple les campagnes, engorge les villes. » Étienne Lamy, l’académicien décédé en 1919, pensait que « le service militaire déprave les mœurs du soldat. » Le comte de Mun, cet autre académicien réactionnaire, mort en 1914, quelques semaines après le déclenchement du massacre européen, disait que « la caserne obligatoire est l’abus poussé jusqu’au despotisme, jusqu’au mépris des droits les plus respectables. » Selon le marquis de Voguë ― encore un académicien ! ― « les fils de nationalistes reviennent du régiment avec la haine de l’état militaire ». Cette appréciation est juste sous cette réserve que si les fils de nationalistes ont la haine du métier militaire ― parce qu’ils peuvent, dans une certaine mesure, en souffrir ― ils regardent d’un assez bon œil les fils de prolétaires partir pour l’armée. D’aucuns, même, très « patriotes » estiment que la durée du service militaire n’est pas assez longue ! La définition de la caserne qui me semble la meilleure est celle d’Urbain Gohier. De son livre célèbre : L’Armée contre la Nation qui renferme des pages vengeresses contre l’institution si chère au cœur de nos patriotes, j’extrais le passage suivant relatif à la caserne :

« Elle est seulement l’École de tous les rires crapuleux : de la fainéantise, du mensonge, de la délation, de l’impudeur, de la débauche sale, de la lâcheté morale et de l’ivrognerie. Depuis que l’Europe entière subit le fléau du militarisme, l’espèce humaine y a descendu de plusieurs degrés. La vitalité surprenante et les progrès en tous genres de la race anglo-saxonne dont on cherche des explications plus ou moins ingénieuses, proviennent assurément de ce qu’elle échappe à l’action corruptrice et dégradante de la caserne.

L’alcoolisme universel qui gangrène la race française ne remonte pas si haut ; il est un produit de la caserne. La multiplication infinie des débits et des brasseries, où la nation entière, sans distinction de situations sociales, s’empoisonne maintenant, coïncide avec l’encasernement de la jeunesse. Au régiment, boire est le seul divertissement ; boire davantage est l’objet de toute émulation ; payer à boire est la source de toute considération. À ce régime, un peuple jadis réputé pour sa sobriété a contracté la maladie de Coupeau. Il faut, aux Français, des débits de boissons, même en chemin de fer ; ils vont de Paris à Versailles en buvant. La caserne pourrit la France d’alcoolisme et de syphilis. Et qui donc l’impose au peuple ? CEUX QUI N’Y VONT GUÈRE ET CEUX QUI N’Y VONT POINT. »

La belle page qu’on vient de lire n’exprime-t-elle pas, en peu de mots, tout ce qu’on peut dire, tout ce qu’il faut dire sur la caserne ?

Il est étonnant de nos jours, ― à une époque où, pourtant, l’antimilitarisme a fait des progrès, ― de constater le prestige qu’exerce encore, aux yeux des Jeunes, la caserne. Être pris au conseil de révision, constitue pour le conscrit, un titre de gloire ! Quant aux ajournés et aux réformés, ils sont l’objet, bien souvent, des plus stupides moqueries et du plus violent mépris, de la part des camarades déclarés « bons pour le service ». Regardez passer ces jeunes gens, au sortit du conseil de révision. Ils paraissent heureux de leur sort. Arborant cocardes et rubans, ils parcourent rues et boulevards en braillant des inepties. Avant que la journée ne se termine, ils sont ivres !

Je n’ai jamais pu comprendre l’exubérance de ces petits malheureux, à l’annonce qu’ils étaient reconnus aptes au service militaire et le spectacle de ces bandes chamarrées de décorations de pacotille aux multiples couleurs m’a toujours profondément attristé. Je me souviendrai toute ma vie du 12 avril 1915. J’avais, à cette époque, un peu plus de dix-neuf ans et je n’étonnerai personne en affirmant que, bien longtemps avant mon incorporation, mon dégoût pour tout ce qui touchait au militarisme était profond. Jeune encore, j’appréhendais l’instant où il me faudrait tout quitter : mère, famille, amis, maîtresse, pour rejoindre la quelconque caserne d’une ville perdue, dans laquelle, bon gré mal gré, je serais contraint de résider. Donc, le 12 avril 1915, mon baluchon sous le bras, nanti de quelques provisions dues à la prévoyance maternelle, je m’acheminai, à pas lents, vers la Gare Montparnasse, où devait avoir lieu l’embarquement.

J’aurais bien voulu retarder le moment fatal ! Il était neuf heures du matin. Déjà, aux abords de cette gare, une agitation inaccoutumée et sans cesse grandissante emplissait les rues, les avenues et les boulevards avoisinants. Je n’étais, hélas ! pas le seul à partir ! Nombre de jeunes gens de ma classe ― la classe 16 ― qu’une feuille d’appel avait désignés pour rejoindre les garnisons de la région Ouest menaient, aux abords de cette maudite gare, un tapage infernal.

J’avais une mine d’enterrement. Et mon allure contrastait avec celle de ces jouvenceaux dont beaucoup, par leur attitude débraillée et leur turbulence inapaisable, faisaient preuve d’une inconscience coupable. Tout autour de la gare, c’était un grouillement de « conscrits » qui gesticulaient, criaient, chantaient, s’interpellaient et même s’injuriaient avec une aisance et un entrain surprenants. La terrasse qui borde la rue du Départ était « noire de bleus » ― si j’ose m’exprimer ainsi ― qu’accompagnaient leurs familles résignées. J’avais peine à concevoir qu’en pleine guerre, alors que depuis huit mois, le sang de leurs pères, de leurs frères, de leurs amis, rougissait les tranchées du front, des jeunes gens de dix-neuf ans fussent assez légers, assez inconscients, assez fous, pour partir avec le sourire, quand l’avenir se montrait sous un jour si sombre et si incertain ! Jeunesse inéduquée, sans doute, mais tout de même ! Cependant, l’heure de quitter ma bonne ville de Paris allait sonner. Je devais rejoindre Laval. Non sans regret et le cœur chargé d’angoisse, je montai, au hasard, dans le premier wagon qui s’offrit. Je n’avais pas le choix : tous étaient bondés. J’aurais bien voulu m’isoler pour réfléchir profondément : impossible. À ma grande déception, dans mon compartiment, une bande d’énergumènes donnaient libre cours à une joie bruyante : la joie d’entrer à la caserne et d’être soldats ! Sur les banquettes, dans les filets, ce n’étaient que victuailles entassées et les nombreux litres de « pinard » et d’alcool qui garnissaient les musettes des voyageurs ne laissaient subsister, dans mon esprit, aucun doute sur la capacité d’absorption de mes compagnons de route. Le train s’était à peine ébranlé que déjà ― sans doute pour ne pas faire mentir Urbain Gohier ― tout ce monde buvait à la régalade ne cessant cet exercice que pour reprendre en chœur des refrains idiots tirés du répertoire de l’époque. Avant Versailles, les cerveaux n’avaient pas la moindre lucidité, tant et si bien qu’entre Versailles et Rambouillet, on eut à enregistrer et déplorer, dans notre train, une série d’accidents. En effet, pendant la marche du convoi, les plus énervés de mes pauvres camarades circulaient sur les marche pieds, escaladaient le toit des wagons, passant de l’un à l’autre, pour « épater » les camarades, se tenant debout sur lesdits toits, pour amuser la galerie. Ce qui devait arriver arriva. Ces équilibristes amateurs perdirent l’équilibre et tombèrent sur la voie ; d’autres se fracassèrent la tête contre le tablier des ponts, nombreux sur la ligne. Entre Coignières et Le Perray, m’étant accoudé à la portière pour admirer le paysage, je comptai, non sans stupeur, plusieurs cadavres de ces imprudents, couchés en bordure de la voie ...

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Je passe sur les détails de notre arrivée à Laval. Le lecteur devine dans quel état arrivèrent à destination les jeunes conscrits de la classe 16.

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Ce 13 avril 1915, vers dix heures du matin, nous franchîmes le seuil de la caserne Schneider, située dans le haut de la ville.

Le temps était maussade. Il avait plu, au cours de la nuit et, dans le ciel d’un gris sale, passaient, très bas et avec rapidité, de gros nuages noirs. Toute l’eau du ciel semblait s’être concentrée dans la cour de la caserne : ça et là, de larges flaques d’eau qu’il fallait prudemment contourner pour éviter un bain glacé et ne pas glisser dans la fange. Mais ce tableau, déjà sinistre, devait s’enrichir d’une teinte plus sombre dans cette cour, circulaient, mélancoliquement, les bras ballant, bourgeron blanc et tête rasée, des êtres qu’on eût pris volontiers pour des forçats.

C’étaient les recrues de Bretagne, arrivées de la veille ou de l’avant-veille à la caserne, appartenant, elles aussi, à la classe 16, comme nous les Parisiens !

Aucune expression dans notre langue pourtant si riche en locutions heureuses et justes ne saurait rendre tout le dégoût qui s’empara de mon être lors de ce premier contact avec le « régiment ». Et cet autre tableau du « réfectoire » lorsqu’une heure après notre arrivée, peut-être, on nous fit « déjeuner ».

Je revois encore cette horrible chambrée du rez-de-chaussée dans laquelle nous prîmes notre premier repas. Je ne suis pourtant pas difficile et j’imagine que vous me croirez sur parole si j’affirme n’avoir jamais festoyé à la table des rois ! Non, je ne suis pas difficile. Sans doute, comme pas mal de mes contemporains, j’aime ce qui est bon, mais je ne suis pas exigeant quant au renom des mets qui me sont présentés. J’aime surtout prendre mes repas dans un cadre sinon riant, du moins propre. Oh ! ce réfectoire ! Quand nous arrivâmes, la table ou plus exactement une planche reposant sur ses deux tréteaux et qui faisait office de table, était d’une saleté repoussante : des débris de pain, des fragments de « patates » cuites, traînaient parmi de gros morceaux de « gras », lesquels nageaient dans du vin qu’on avait renversé et qui inondait la planche. Tous ces débris hétéroclites constituaient les restes du « repas » qu’avaient fait, peu de temps avant notre entrée, les recrues bretonnes. Je n’insiste pas sur le haut-le-cœur que j’eus à ce spectacle. Je n’eus guère d’appétit ce jour-là. Au reste, je n’avais pas faim, j’avais d’autres préoccupations...

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Les mois, lentement, trop lentement, s’écoulèrent. Je ne vous étonnerai pas, cher lecteur, en vous certifiant que je n’ai supporté que bien difficilement le régime de la caserne. Onze ans se sont écoulés depuis, mais j’ai conservé de la cour du quartier, de la chambrée et du champ de manœuvres de trop douloureux souvenirs qui, je puis l’affirmer, ne s’effaceront jamais. Durant tout mon séjour à la caserne, j’ai souffert moralement bien plus que matériellement.

La vue seule de la caserne provoque chez l’être libre, jaloux de sa liberté, et conscient des idées d’émancipation qu’il défend, un profond sentiment de tristesse et de dégoût ; la vue seule de ces bâtiments uniformes et froids lui serre le cœur ; c’est là, désormais, qu’il lui faudra vivre, c’est dans une de ces chambrées ignobles dont les fenêtres s’ouvrent sur la triste cour du « quartier » qu’il devra passer ses nuits !

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Que le lecteur me permette encore quelques souvenirs personnels qui illustreront mieux cet exposé. Incorporés en avril 1915, les « bleus » de la classe 16 séjournèrent à la caserne jusqu’en novembre de la même année, avant leur envoi dans des centres d’instruction, situés dans la zone des armées. C’est ainsi que nous passâmes, mes camarades et moi, tout l’été et presque tout l’automne à Laval, dans cette maudite caserne Schneider. Le matin, vers cinq heures, le clairon sonnait le réveil. Maudit clairon, combien de fois ai-je entendu sa voix aiguë et désagréable qui m’arrachait aux douces illusions du rêve ! Affreux clairon détesté, que de fois m’a-t-il fait reprendre contact avec la dure réalité ! Le « réveil », à la caserne, fut toujours pour moi un supplice. Ne marquait-il pas, en effet, le début d’une journée semblable aux précédentes, une journée comme les autres qu’il faudrait subir, bon gré mal gré ? Et après ce séjour odieux de la caserne, ce serait l’Inconnu, c’est-à-dire la guerre et peut-être la mort ! Douce perspective ! Le « réveil » m’était pénible pour une autre raison, et mes camarades de chambrée fournissaient, eux aussi, des éléments à mon dégoût. Rien n’est plus écœurant qu’un « réveil » à la caserne. Imaginez cette horrible salle, nue et maussade, qu’est la chambrée, dans laquelle sont alignés une vingtaine de lits, dix de chaque côté environ, mes souvenirs, quant au nombre, ne sont pas très précis. Dans ces vingt lits dorment, chaque nuit, vingt êtres d’origine, de condition, de langage et de mentalité différents. Le clairon sonne. Presque aussitôt, c’est une explosion bruyante de propos grossiers, d’interpellations choquantes et d’exclamations déplacées. De lit à lit, on s’injurie parfois, se distribuant force bourrades parce qu’on est à la caserne et qu’on est soldat ! Ajoutez à cela l’atmosphère écœurante de la chambrée, aux fenêtres closes, cette odeur de chaussettes sales et de pieds mal lavés, ou pleins de sueurs qu’on respire, sans compter les nombreux hoquets éructés par les ivrognes de l’escouade, par ces éternels assoiffés qui, buvant sans cesse, buvant le jour, buvant la nuit, se libèrent parfois du trop-plein de liquide qu’ils ont ingurgité... sur la couverture d’un camarade, et quelquefois même ― oh ! par inadvertance ― sur le visage d’un voisin de lit !

Non, rien n’est plus stupide, rien n’est plus répugnant que ces « réveils » en fanfare où la brute humaine se montre sans fard et sans artifice !

La caserne est bien l’école de la brutalité et de la grossièreté.

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L’été 1915 fut, je me le rappelle, particulièrement chaud. Chaque matin, nous allions au tir ou en patrouille contre des ennemis imaginaires. Naturellement, ces divers exercices n’intéressaient nullement l’antimilitariste que j’étais et que je suis plus que jamais. Les marches, par contre, m’ennuyaient moins parce que, chemin faisant, mon esprit vagabondait. Je m’évadais, par la pensée, du milieu. Si je songeais avec regret au passé, je pensais aussi et surtout à l’avenir, terriblement problématique. Le soir, quand, au lieu de rentrer à la caserne, nous cantonnions à quelques kilomètres de Laval, dans un village de quelques centaines d’habitants, je profitais des quelques heures de liberté relative qui nous étaient accordées avant l’extinction des feux dans les granges où nous devions passer la nuit, pour m’isoler et réfléchir dans la campagne, d’où s’exhalaient les parfums pénétrants des foins et des fleurs.

J’éprouvais alors une sensation de bien-être, loin des clameurs, loin du bruit... Malheureusement, ces marches n’avaient lieu qu’une fois par semaine. Les autres jours de la semaine, exercices ! exercices ! exercices ! L’après-midi, à la caserne, était consacré au sommeil et, vers quatre heures, quand le soleil était moins chaud, à l’exercice sur le terrain de manœuvres. De midi à quatre heures, vaincus par la chaleur, mais bien plus souvent par désœuvrement, nous ronflions, étendus sur nos lits. Ce sommeil avait le don de nous plonger dans l’abrutissement le plus complet. Pour ma part, je me souviens qu’à mon réveil, j’étais littéralement abruti : durant une minute, je ne savais plus où j’étais ni quelle heure il était ; la notion du temps avait disparu et si l’on m’avait demandé à quelle phase de la journée nous étions, j’aurais été dans l’incapacité de répondre d’une façon précise. La caserne est l’école de la paresse et de l’abrutissement.

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Nous n’allions sur le terrain de manœuvre qu’une heure environ. Ce terrain était situé derrière la caserne. L’air avait le don de faire disparaître cet engourdissement du cerveau et des muscles dont j’ai parlé plus haut. Sous la direction du lieutenant et parfois du capitaine, quelquefois même du commandant qui suivait nos évolutions, monté sur son cheval, nous exécutions des exercices idiots. (En principe, tous les exercices sont idiots.) À la pause, je contemplais le vaste horizon inaccessible et je m’évadais ― toujours par la pensée ― du triste milieu dans lequel je vivais. Parfois, j’apercevais, au loin, le vaguemestre, lequel, se dirigeant vers le point où nous évoluions, nous apportait des nouvelles de Paris. À sa vue, un peu de cette joie, rare à la caserne, inondait mon pauvre cœur ulcéré. Je bondissais, prenant ma place dans le cercle qui, déjà se formait pour entourer ce messager tant aimé ! Les lettres ! C’était mon unique réconfort et quelle mine piteuse je faisais quand ― cela m’arriva plus d’une fois ― j’avais été oublié ! À la caserne, le soldat attend non sans impatience les lettres du pays. Mais n’attend-t-il pas, au reste, toujours quelque chose ? Le matin, au réveil, on attend l’infect « jus ». Ensuite, on attend la « soupe » ; après la soupe, on attend le courrier du matin ; après le courrier du matin, on attend celui du soir ; après le courrier du soir, on attend la soupe de cinq heures ; après la soupe du soir, on attend que le « quartier » soit déconsigné pour sortir en ville. Mais ce qu’on attend avec le plus d’impatience encore, quand on n’est pas une brute, c’est la « classe » ; la « classe », c’est-à-dire la fuite, sans retour ! Cependant, on trouve des soldats qui « rengagent ». Ça se voit.

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Ah ! ces sorties en ville, le soir, qui en dira la monotonie ! Dès six heures, la soupe vite avalée, les caboulots sont pris d’assaut. Pris d’assaut par ceux qui ayant en poche quelques maravédis, veulent se donner l’illusion de la liberté. D’aucuns, les paysans plus particulièrement, restent au « quartier ». Dans les chambrées, se réunissent les « gars » d’un même pays ou d’une même contrée. Et là, groupés autour d’une bougie qui n’éclaire pas, les parties de cartes succèdent aux parties de cartes, jusqu’à l’heure de l’extinction des feux. Souvent, le vin ou la « gniole » y contribuant, cela finit par des disputes, des coups de poing, quelquefois même des coups de couteau. La chambrée, le soir, quand tout est calme, a un aspect lugubre. Les soirs de rixe, elle devient sinistre...

La cantine ; elle, regorge toujours de clients. Clientèle de paysans. Sur chacune des tables poisseuses de l’infâme débit réglementaire, quelques verres, accompagnés d’un litre de « rouge » ou de cidre, sont placés en évidence. Autour des tables, deux, trois ou quatre occupants, en treillis, qui tirent sur leur pipe sans mot dire quand ils ne jouent pas aux cartes ou ne « lèvent pas le coude ». Là aussi, cela finit quelquefois par des disputes et des batailles. La « clientèle » qui préfère s’abreuver en ville ne vaut guère mieux. Les débits de boisson, bien achalandés, distribuent à profusion vins, café, alcool, etc., etc...

Le lupanar, lui, fournit le reste. J’ai frémi plus d’une fois en songeant à l’horrible chose que devait être le rapprochement éphémère, rapide du « gars » de caserne, ivre et brutal et de la fille de bordel, lasse et résignée. La caserne est l’école de l’alcoolisme et de la débauche sale.

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Il y a aussi les soldats qui par impécuniosité se promènent dans les rues de la ville, sans but, attendant l’heure de rentrer au « quartier ». À ces malheureux est réservé un sort peu digne d’envie : véritables automates ils sont tenus de saluer ― le règlement l’exige ― tous les gradés qu’ils croisent sur leur chemin, depuis les caporaux jusqu’aux maréchaux de France, en passant par le caporal fourrier, le sergent, le sergent fourrier, le sergent major, l’aspirant, l’adjudant, l’adjudant chef, le sous lieutenant, le lieutenant, le capitaine, le commandant, le lieutenant colonel, le colonel, le général de brigade, le général de division, le général de corps d’armée et le général d’armée ! Ouf !... Mués en machines à saluer, les pauvres soldats de deuxième classe doivent constamment avoir la main au képi ― il y a tellement de gradés ! ― Malheur à qui oublie ce devoir essentiel : la salle de police et la prison sont là pour les rappeler au respect de la discipline ! Les promenades en ville sont monotones et dépourvues du moindre charme. On les rencontre souvent par deux, les petits soldats, le nez au vent, traînant avec eux l’ennui. En les voyant, on pense à ce refrain fameux :

Et les bras ballants
D’vant les monuments
Tous les deux, on s’promène
Ça vous fait passer l’temps...
Évidemment !

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Neuf heures tintent tristement à l’horloge de la caserne. Individuellement ou par groupes, ils rentrent, les petits soldats, sous l’œil inquisiteur du sergent de garde.

Les godillots résonnent lourdement dans les sombres escaliers conduisant aux chambrées. Des refrains obscènes sont repris en cœur par des chanteurs amateurs. Toute la caserne est en effervescence. Le tapage est infernal. Chut ! Voici le sergent de semaine qui, une liste à la main, va procéder à l’appel. Tout le monde se tait. Il a terminé. Il part. Les joueurs de cartes continuent la partie interrompue. Et les chants reprennent de plus belle, tant pis pour les dormeurs ! Le moment est venu, grâce à l’ombre complice, de faire subir mille brimades aux plus faibles et aux pauvres « gars » ― des « innocents » parfois ― choisis comme têtes de turcs. La caserne est l’école de la lâcheté.

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Il me reste un mot à dire des chefs.

À mon sens, les chefs ne sont ni meilleurs, ni plus mauvais que les hommes qu’ils sont appelés à commander. Ce sont des hommes, de pauvres hommes comme les autres. Bon nombre de soldats de 2e classe n’ont qu’un désir : conquérir des galons. Leur rêve satisfait, ils deviennent aussi mauvais que leurs supérieurs contre lesquels ils s’indignaient étant simples soldats. À vrai dire, un gradé qui applique le règlement avec modération et qui s’efforce d’être juste envers ses subordonnés ― n’oublions pas qu’un gradé n’est-pas un anarchiste ― est bien moins mauvais que le soldat de 2e classe qui fait subir à un camarade plus faible, de ridicules et dures brimades. La plupart des chefs, dans l’armée, sont victimes de cette déformation professionnelle qui fait des moins mauvais des imbéciles ou des tyrans. Donnez à un homme un bout de galon, un morceau de ruban ou une croix : neuf fois sur dix, vous transformerez cet homme à son désavantage. Le type caractéristique du gradé, c’est l’adjudant « Flick », le héros immortel de Courteline. On ne connait que trop ce « chien de quartier » rôdant dans la cour de la caserne, fourrant son nez partout, se cachant pour mieux surprendre ses inférieurs en défaut, afin de pouvoir leur infliger une punition exemplaire. Ce type existe encore, hélas ! et si la guerre en a fait disparaître quelques-uns, il fleurit encore dans les régiments de France et de Navarre et pousse dans les cours de caserne comme le champignon sur le fumier. La bêtise de l’adjudant Flick est incroyable. Les motifs qu’il porte au registre des punitions prouvent son incurable imbécillité. Il y a quelques années, dans une caserne de France, un soldat, pour s’éviter la peine de descendre la nuit aux w.c. ― c’était en hiver ― avait trouvé plus simple de se... libérer par la fenêtre. L’adjudant Flick, ou un de ses dignes collègues, avait surpris l’imprudent en plein... épanchement. Naturellement, après l’envoi à la salle de police du coupable, le motif suivant avait été rédigé sur le champ : « Pissait par la fenêtre en faisant des zigzags et sifflait un air d’opéra pour amortir le bruit de la chute. » Courtelinesque mais authentique. Il ne m’est malheureusement pas possible d’énumérer tous les « bons motifs » dont, j’ai eu connaissance, il me faudrait plusieurs colonnes de l’Encyclopédie. Mais la bêtise de l’adjudant Flick est suffisamment connue pour qu’il soit inutile d’insister.

Comme conclusion à cette modeste étude, je pourrais citer le mot d’Anatole France : « La caserne est une invention hideuse des temps modernes ». En effet, elle prend le jeune homme à l’âge où celui-ci éprouve le désir de tout voir, de tout connaître et d’acquérir l’expérience nécessaire de la vie ; elle le soumet à une discipline de fer, féroce et barbare à laquelle il doit se soumettre aveuglément. La caserne ne dégourdit pas l’homme de vingt ans, comme certains esprits rétrogrades se plaisent à le dire et à le proclamer. Ou plutôt elle le dégourdit dans le mauvais sens du mot. Elle le dégourdit par des distractions malsaines, sur les bancs crasseux de la cantine et sur les canapés défraîchis du bordel.

La caserne prend le jeune conscrit et le transforme en un être abject : brutal envers ses camarades plus faibles, lâche et menteur selon que cette attitude favorise ses desseins, hypocrite devant ses chefs, ivrogne au besoin et contaminé trop souvent. De plus, elle brise, compromet sa situation sociale. Mais la caserne a de chauds partisans et d’ardents défenseurs parmi les députés qui saisissent avec empressement l’occasion qui leur est offerte de défendre leur meilleur électeur : le bistro. La caserne n’est même pas défendable du point de vue de la défense nationale ― problème qui ne saurait cependant intéresser les sans patrie que nous sommes. On l’a bien vu au début de la guerre, en 1914. La jeune classe 14 fut envoyée au feu, trois mois après son incorporation et, naturellement, si elle s’y fit tuer, comme les réservistes, il n’en est pas moins vrai qu’elle « tint le coup » pour parler un langage outrageusement jusqu’au-boutiste. Oui, la caserne est inutile et néfaste à tous les points de vue. Elle est la forteresse d’où la classe capitaliste lance ses forces contre la foule en révolte. Mais elle est aussi un bagne dans lequel on comprime les meilleurs sentiments, une géhenne dans laquelle on mate les plus généreuses aspirations de la jeunesse.

• • •

De tous les camarades que j’ai connus à la caserne, j’en sais qui ont eu le privilège ― c’en est un ― de rentrer dans leur foyer, la guerre terminée. D’autres, le plus grand nombre, sont couchés pour toujours dans la boue de Verdun ou sous la terre crayeuse de Champagne. Lamentable sort qu’ont eu ces derniers ! Leur jeunesse s’écoula entre les murs austères et rébarbatifs de la caserne. Et quand ils quittèrent celle-ci, ce ne fut que pour marcher au-devant de la Mort qui les prit à vingt et un ans ou vingt-deux ans ! De la Vie ils ne connurent que la face grimaçante, de cette Fée versatile et fantasque, ils n’obtinrent jamais le moindre sourire. Quittant l’École pour la Caserne, leur jeunesse fut monotone et triste et l’on peut dire qu’ayant délaissé la Chambrée pour la Tranchée au fond de laquelle ils rendirent le dernier soupir, ils furent dans la situation du condamné à mort qui quitte la Prison pour se rendre à l’Échafaud.

Sans doute, ils furent victimes inconscientes du Drame dans lequel ils jouèrent un rôle de premier plan ― sinon profitable. Leur jeunesse et leur inexpérience furent leur seule excuse.

Nous, les Survivants de l’odieux Massacre, notre devoir est tout tracé : discréditons de toutes nos forces le Militarisme et la Caserne ; croyons à l’évolution des Esprits. Et puisse cette opinion du général Langlois trouver bientôt sa justification :

« La caserne développe l’antimilitarisme. »

― Lucien LÉAUTÉ.

CASSATION (COUR DE)

Juridiction suprême, composée de hauts dignitaires de la magistrature et dont le rôle consiste, ainsi que son nom l’indique a casser les sentences rendues par les diverses Chambres, si les formes de la procédure n’ont pas été respectées et s’il a été commis durant le jugement certaines violations de la loi. Cette jurisprudence fut établie par la loi du 27 novembre 1790. La Cour de Cassation comprend : un premier président ; trois présidents de Chambre ; 48 conseillers ; un procureur général ; six avocats généraux ; un greffier en chef ; quatre commis greffiers ; huit huissiers. Le nombre des avocats à la Cour est de 60. C’est toute une nuée de fonctionnaires inutiles et grassement rétribués, qui vivent sur le travail de la collectivité. Ce ne serait cependant là qu’un demi-mal si leur rôle nuisible ne s’étendait pas plus avant. La Cour de Cassation ne s’occupe jamais du fond de l’affaire qui lui est soumise. Elle n’a pas le pouvoir d’augmenter ou de diminuer une peine. Elle annule un jugement si elle y constate des vices de forme, et renvoie l’affaire devant un tribunal compétent qui la juge à nouveau. Là se bornent ses attributions. Il faut, pour que la Cour puisse se prononcer, la présence d’au moins onze juges et ses décisions sont prises à la majorité des suffrages. Les audiences à la Cour de Cassation sont publiques.

On peut se pourvoir « en Cassation » à la suite d’un jugement du tribunal correctionnel, de la Cour d’appel, de la Cour d’assises ; mais il faut dire tout de suite que pour les Anarchistes ou tous ceux qui s’occupent du mouvement social de gauche, il n’y a aucune chance de bénéficier de la faveur ou de l’indulgence de ces hauts magistrats issus de la bourgeoisie et au service du capital.

De même que la Cour d’appel (Voir : Appel (Cour d’)), la Cour de Cassation est un lieu de repos où s’en vont terminer leur existence les anciens présidents des tribunaux correctionnels ou des Cours d’assises, et le législateur fut bien mal inspiré, en 1790, lorsqu’il crut garantir l’application de la loi, au nom des libertés républicaines.

La loi et la magistrature ne seront jamais des organes de défense sociale et vont à l’encontre du but poursuivi, même si l’on admet la sincérité qu’anime le législateur et le magistrat. Comme toutes les institutions bourgeoises, la Cour de Cassation est un des piliers du capitalisme qu’il faut combattre pour le bien de l’humanité libre.

CASTE

n.f.

Se dit des catégories, des classes entre lesquelles une nation est partagée par la loi civile et religieuse. Par extension, se dit aussi de certaines classes de personnes pour les distinguer du reste de la nation à laquelle elles appartiennent, et, dans ce sens ne s’emploie guère que par dénigrement. Ex. : Il a tous les préjugés de sa caste.

Il n’y a plus de pays, aujourd’hui divisés en castes, l’Inde exceptée, et encore, le mouvement gandhiste tend-il à faire disparaître cette vieille organisation. Dans l’Inde, ainsi d’ailleurs qu’en Egypte on retrouve dans la plus vieille antiquité, trace des divisions nationales, par castes. Dans la Perse, les castes ont été moins marquées ; les Juifs n’ont connu que la caste sacerdotale ; elles n’ont existé en Chine qu’accidentellement et le bouddhisme les a détruites partout. En Egypte, avant l’établissement des monarchies, la nation était divisée en trois castes : les prêtres, les guerriers et le peuple. Dans l’Inde, selon le Législateur des Indous, Manu, ils doivent à Brahma leurs lois et leurs usages ; Krishna, fils de Brahma, divisa la nation en quatre castes principales, qui n’ont entre elles aucun rapport et qui ne se mêlent jamais par des alliances. Ce sont :

  1. Les Brahmanes, sorti de la bouche de Dieu ;

  2. les Kchatryas, formés de ses bras ;

  3. les Raysiahs, de ses cuisses ;

  4. les Sûdras de ses pieds.

La première de ces castes, celle des Brahmanes fut destinée au sacerdoce ; elle occupa aussi les emplois les plus élevés, ministres, conseillers, etc. Les Kchatryas furent destinés au métier des armes. Aux Raysiahs fut confiée la direction de l’agriculture, du commerce, de l’industrie, le soin d’élever les troupeaux. Enfin, les Sûdras exercèrent plusieurs métiers et furent laboureurs, domestiques, parfois esclaves. Cette dernière caste, avec sa sous-caste ou tribu des parias est de beaucoup la plus nombreuse et compte les neuf dixièmes de la population de l’Hindoustan.

Chaque caste a ses privilèges tant au point de vue du costume et des préséances qu’à celui de la nourriture. Nul ne peut sortir sa caste, soit pour monter, soit pour descendre, sans crime. La caste des parias notamment est tenue dans une abjection incroyable, une ignorance crasse, qui sont la honte de l’Inde.

En Europe, les nations furent longtemps, sans qu’il y ait des démarcations aussi rigoureuses, divisées en castes. Les seigneurs qui monopolisaient les richesses et le savoir, avec les prêtres ; d’autre part, les serfs et esclaves, monopolisant le travail, la misère et l’ignorance, formaient bien deux castes ou classes et plus tard, trois, grâce aux « affranchis » devenus bourgeois. Il est à noter que partout, la caste première, est celle des prêtres, qui partout monopolise les développements de l’intelligence et s’en sert pour maintenir dans le servage le plus grand nombre possible de membres de la nation. Mais la nécessité « d’affranchir » des serfs pour faire travailler les autres serfs les oblige à laisser l’instruction se répandre chez les affranchis. Ceux-ci s’enrichissent de biens mobiliers, affranchissent à leur tour d’autres esclaves et quand ils se sentent assez forts, se débarrassent de l’autorité de la caste des prêtres et des seigneurs.

Ainsi, peu à peu, avec les développements de l’intelligence et la découverte de l’imprimerie, les castes se sont fondues. Il n’y a plus que des possédants et des non-possédants, mais les uns passent dans l’autre classe et il y a une tendance sociale à la communisation des avoirs.

— A. LAPEYRE.

CASTRATION

n. f.

Mutilation atroce qui consiste à retrancher les deux glandes qui secrètent la semence. Cette opération fut surtout répandue en Europe vers le XVIème siècle. On sait que l’ablation des organes sexuels chez l’homme, lui procure une voix claire et aiguë qui peut se conserver avec l’âge, et c’est pour satisfaire aux besoins de l’église et fournir aux chapelles des papes des chanteurs à la voix de soprano, que des parents, aveuglés par un fanatisme criminel, et aussi par intérêt, n’hésitaient pas à sacrifier tout l’avenir de leurs enfants. De l’église, les castrats se répandirent dans le théâtre ; le métier fut pendant un certain laps de temps assez lucratif. Ce n’est qu’en 1851 lorsque les armées françaises occupèrent Rome que le pape Pie IX, se vit contraint de rendre un décret abolissant définitivement l’usage de la castration.

En Orient la castration se pratique encore mais sur une moins grande échelle. Elle fournit les eunuques chargés de veiller sur les harems des pachas et des sultans. Elle disparaît cependant à mesure que progresse la liberté féminine et que la civilisation abolit les préjugés qui étouffent le vieux monde.

La femme est, elle aussi, sujette à la castration, mais dans un ordre tout à fait différent. Elle ne se pratique qu’en cas de maladie. Il en est cependant qui n’hésitent pas à subir cette opération terrible et douloureuse, et se font retirer les ovaires pour ne pas avoir d’enfants. Ces cas sont tout particuliers et très rares, car la complicité d’un homme de science est indispensable, et on peut dire que de nos jours la castration ne se pratique plus que sur les animaux domestiques dont on veut éviter la reproduction.

CASUISTIQUE

n. f.

La casuistique est une science religieuse, qui a la prétention de traiter des devoirs de l’homme et d’établir des règles déterminant les responsabilités dans les divers conflits d’ordre moral. Comme tout ce qui se rapporte à l’église et qui est d’essence jésuitique, la casuistique fut un moyen entre les mains des hauts dignitaires du Christianisme pour asservir le peuple, et accumuler des richesses. En opposition avec leur morale de pauvreté, de chasteté et d’abstinence, les casuistes, avides de domination, de luxure et de bien-être, accaparaient tous les biens laïques, que les peuples, par naïveté, ignorance et faiblesse, n’osaient même pas défendre. C’est vers le XVIIème siècle que la casuistique atteignit son apogée. À cette époque elle devint l’objet de l’aversion populaire, en raison des crimes, des exécutions accomplis en son nom au cours des cinq siècles précédents.

La casuistique, objet de discussion sur tous les conflits ou crimes d’ordre religieux, véritable code barbare dont les maximes furent soutenues et défendues par la papauté, justifia les actes les plus ignobles et les plus monstrueux. Les casuistes n’hésitèrent pas à qualifier de sages et salutaires les massacres de la Saint Barthélémy. Ce furent eux qui conseillèrent la révocation de l’Édit de Nantes.

Au sens général on fait de la casuistique, lorsque l’on parlemente à perte de vue sur des cas de conscience ou lorsque l’on se plaît à embrouiller, pour les besoins d’une mauvaise cause, un débat ou une discussion.

CATACLYSME

n. m. (du grec : kataklusmos, déluge)

Au sens géologique, révolution qui bouleverse et transforme la surface du globe. Le cataclysme est un phénomène d’ordre naturel et malheureusement l’humanité ne peut rien, ou presque, pour en arrêter les effets désastreux. Chacun a encore présent à la mémoire le terrible cataclysme, qui ravagea le Japon en 1923 et qui coûta la vie à plusieurs centaines de milliers de malheureux. Les éruptions volcaniques, les inondations qui, à périodes indéterminées, viennent désoler les populations sont des cataclysmes.

Avec les progrès de la science, l’observation et l’aide d’appareils d’enregistrements ultra-sensibles les savants arrivent parfois, sinon à prévenir, du moins à prévoir un cataclysme, ce qui permet plus particulièrement pour les éruptions volcaniques d’évacuer les populations qui habitent dans les environs de la « Montagne de feu ».

Rien ne permet hélas d’espérer que la petite chose qu’est l’homme, arrivera à vaincre la puissante nature qui, détachée des faiblesses et des mesquineries humaines, poursuit son évolution en vertu des lois différentes de celles qui nous régissent.

Il semble que la brutalité de la nature ne soit pas suffisante à l’homme et que celui-ci, animé par un instinct de destruction, provoque souvent des cataclysmes ; et au sens social on peut considérer comme cataclysme toute transformation brutale de l’humanité. La guerre, erreur des sociétés modernes, est un cataclysme néfaste qui engendre cependant des cataclysmes bienfaisants. La Révolution russe de 1917 fut un cataclysme vengeur du régime d’opprobre et d’impérialisme tsariste.

La Bourgeoisie et le Capital s’écrouleront bientôt dans un formidable cataclysme.

CATÉCHISME

n. m. (du grec : Katechismos)

Au sens général : instruction élémentaire d’une morale religieuse. Il serait pourtant erroné de penser que le catéchisme ne se borne qu’à l’enseignement de la foi chrétienne. Une telle définition du catéchisme serait incomplète. De nos jours où la religion chrétienne, ou plutôt les religions dites « révélées » perdent de leur influence, et sont remplacées par des religions plus modernes, le nombre des catéchismes s’est multiplié. Chaque doctrine a le sien, dans lequel on s’attache à pénétrer l’esprit de l’enfant d’une foi, qui n’admet, naturellement, ni réplique, ni analyse. Les catéchismes varient selon les besoins de la cause.

Nous savons que durant la guerre, son Éminence le Cardinal archevêque de Paris, afin de concilier ses vertus très saintes et ses devoirs patriotiques de Français n’hésita aucunement à retrancher du catéchisme chrétien ces paroles du Christ : « Tu ne tueras point ». Dans le domaine patriotique et national, le catéchisme que l’on enseigne aux enfants dans les écoles, s’applique à faire naître dans les jeunes cerveaux malléables, l’amour du pays où l’on est né et la haine de l’étranger. Il prépare moralement les boucheries futures. « Tu tueras et tu mourras pour sauver ton pays ». Ce pourrait être le frontispice du catéchisme nationaliste. Il y a également des catéchismes révolutionnaires et nous assistons malheureusement au spectacle douloureux d’hommes sincères et dévoués qui, catéchisés par des maîtres en la matière, croient fermement défendre les intérêts de la classe ouvrière, de leur classe, en s’inspirant d’un catéchisme qui n’est souvent composé que d’un tissu d’erreurs et d’aberrations. L’enseignement catéchistique est donc contraire à la science et à la logique et ne peut former, au point de vue intellectuel, que des individus aveugles et fanatisés.

CATÉGORIE

n. f. (du grec : Kategoria, attribut)

Classification des objets, des idées et des individus de même espèce. La catégorie est le résultat de recherches, d’inventaires et doit frapper par sa clarté et par sa précision. Un homme et un arbre sont de catégories différentes. Pourtant les catégories peuvent, à leur tour, donner naissance à des subdivisions. De même qu’il y a plusieurs catégories dans le domaine philosophique il y en a plusieurs dans le règne végétal ou animal. Si l’on peut ranger tous les humains dans la même catégorie, relativement aux plantes, on peut ensuite classifier par couleur, par race les divers habitants de la terre et former de la sorte des catégories humaines. Il en est de même pour les animaux et les végétaux. On ne peut évidemment associer dans une même catégorie le végétal et l’animal et en conséquence il est assez facile de tracer une ligne de démarcation entre les diverses catégories.

CATHOLICISME

n. m.

Voir : Religion, et aussi, Église, Jésuites, Papauté.

CAUSALITÉ

n. f.

Affirmation et notion de la cause ; vertu par laquelle une cause produit un effet. Il n’y a entre ces choses aucun rapport de causalité. Principe de causalité : Principe en vertu duquel on rattache un effet à sa cause. ― Une des catégories de Kant, comprise dans la relation. Chez la plupart des philosophes qui ont embrassé dans leurs spéculations l’ensemble de l’intelligence et qui ont construit ou tenté d’édifier un système complet, nous trouvons la catégorie de causalité. Ces catégories sont les idées nécessaires, sans lesquelles la pensée ne saurait s’exercer. La Causalité a donc toujours été considérée comme un des modes les plus importants, les plus essentiels de l’esprit.

CAUSE

n. f. (du latin : Causa)

Principe d’une chose, ce qui fait qu’elle existe. Ce mot exprime une idée essentielle, une des idées fondamentales de l’esprit humain, et, par la notion qu’il représente, il appartient au langage philosophique. Une cause est tout ce qui est capable de produire un mouvement déterminé. On ne peut parler de « cause première » dans le domaine de la matière qui présente un enchaînement de causes et d’effets. Or, dans ce domaine où tout est successivement effet et cause, la cause première, si elle était, serait indépendante, absolue, donc éternelle et donnerait naissance à d’autres causes, dépendantes, relatives, ce qui est absurde. La matière présente donc l’image de l’indépendance éternelle et elle ne renferme ni cause première, ni cause finale, mais seulement des équilibrations transitoires formant les divers êtres. La matière est en éternelle transformation, allant des formes les plus illimitées aux formes les plus limitées, de corps faisant des forces, et transformant les forces en corps. Tout mouvement provoque un mouvement. Il n’y a pas de mouvement premier, il ne saurait y avoir de mouvement dernier. La « limitation » qui gênait tant les spiritualistes, et leurs principes de causalité, s’explique parfaitement aujourd’hui, grâce aux expériences de Gustave Le Bon et à son livre l’Évolution de la matière. Tous les corps se réduisent en forces identiques. Il n’y a pas de différence d’essence entre les êtres de la série, mais de forme seulement. Le cristal et la cellule sont composés de même, mais ayant une forme différente et un moyen de reproduction ainsi que d’accroissement particuliers, ils donnent naissance à des êtres apparemment opposés.

CAUSER

v. a.

Être la cause de... Exemple : Ce maladroit a causé un accident.

CAUSER

Ce mot n’a aucune communauté de sens ni d’origine avec le précédent, il nous vient du latin causare qui signifiait plaider. En français, causer, c’est s’entretenir familièrement d’un objet. Il faut se garder d’employer le verbe causer pour le verbe parler. La demoiselle du téléphone commet un barbarisme quand elle dit : « Ne quittez pas : on vous cause. » Par négligence on donne quelquefois au mot causer un sens péjoratif. Exemple : « Cette femme a fait beaucoup causer » pour dire que des bruits malveillants ont circulé à son sujet. Cette négligence est admise et c’est regrettable car nous avions déjà le mot jaser qui est le péjoratif de causer. Larousse dit fort justement :

« Savoir parler ce n’est que savoir parler ; savoir causer c’est savoir parler et écouter. »

Donc, causer, c’est parler en gardant une disposition à écouter.

CAUSERIE

n. f. Même origine que le mot précédent.

Dans la pratique la causerie est l’intermédiaire entre la conversation et la conférence. ( Voir ce mot .) La conversation est généralement imprévue et improvisée et l’objet de l’entretien est souvent inattendu. Pour la causerie, au contraire, on a préalablement convenu de quoi l’on s’entretiendra. On peut donc dire que la causerie est une conférence plus intime ou destinée à des auditoires réduits à un petit nombre. La causerie comporte le plus souvent un orateur, mais celui-ci parle en s’attendant aussi à écouter, en guettant sur les visages de ses auditeurs ce qui convient à satisfaire la curiosité et les besoins de chacun. Pendant que la conférence s’adresse à l’auditoire en masse parce que la quantité d’auditeurs ne permet pas qu’il en soit autrement, la causerie permet à l’orateur et lui impose même de viser chaque auditeur individuellement ; Pendant que le conférencier parle indépendamment des auditeurs devenus anonymes par le nombre, le causeur vit avec chacun des individus de son auditoire. Le conférencier touche un plus grand nombre de personnes ; le causeur touche plus profondément chaque auditeur parce qu’il lui est moins étranger.

On commettrait une faute grave contre ce merveilleux moyen qu’est le verbe en supposant la préparation d’une causerie moins nécessaire que celle d’une conférence : le causeur peut et doit se permettre un langage plus simple, de façon à se confondre le plus possible avec son auditoire ; mais c’est précisément parce que des interruptions peuvent se produire, sollicitant une précision, un éclaircissement, un complément d’explication, que le causeur devra s’être plus solidement préparé. La causerie est la forme oratoire la plus exigeante ; car, en même temps qu’elle impose à l’orateur une connaissance profonde du sujet, une préparation solide du discours, elle exige le don d’improvisation : l’orateur doit se tenir prêt à répondre brièvement et clairement à toute question et ramener habilement au sujet son auditoire qui, sans cela, se livrerait aux plus folles digressions.

Tout en étant intime, voire familier, le causeur doit demeurer courtois, affable et même respectueux.

* * *

La causerie fut un art très athénien ; outre que le philosophe grec enseignait, sous forme de causeries faites non à ses disciples, mais avec ses disciples, dans l’antique Athènes les hommes allaient volontiers chez le barbier parce que l’on y causait. La causerie est devenue un art très français parce que le Français est né causeur ; mais il ne faudrait pas croire que la causerie n’exerce sa séduction qu’en France : la vérité est que la langue française, par ses finesses et ses subtilités, donne à la causerie toute la valeur de son charme ; mais les Français qui ont voyagé savent que, dans tous les pays du monde, la causerie demeure le meilleur moyen d’expansion des idées.

Pour nous en tenir à notre définition, il faut considérer que c’est aux environs de 1610, en l’hôtel de Rambouillet, que naquit la causerie française. On ne peut considérer comme causeries les controverses religieuses qui les auraient devancées ; car, orateurs papistes et réformistes faisaient des conférences contradictoires et non des causeries. C’est la jeune marquise de Rambouillet qui, peu après sa vingtième année, provoqua la formation et l’évolution des causeries. Instruite, intelligente et sociable, elle avait réuni dans son hôtel de Rambouillet les esprits les plus cultivés de son temps : Voiture, Vaugelas, Condé, Mme de Longueville, Mme de Scudery, Benserade, Corneille, La Rochefoucauld, tant d’autres encore. Il est fort probable que de tous les personnages illustres qui fréquentèrent chez Julie (Julie d’Angennes, marquise de Rambouillet), c’est Vaugelas qui fut le plus « causeur » au sens que nous donnons ici à ce mot. Mais les bonnes et précieuses leçons de syntaxe qu’il donna aux familiers de la maison firent commettre à certains de ridicules exagérations dans les soins donnés au « bien parler » et ces exagérateurs des préceptes du grammairien Vaugelas reçurent l’épithète de « précieux » et « précieuses ». Molière ne les épargna point, il fut même dur pour l’Abbé Cotin dont il fit le Trissotin des Femmes Savantes, ce qui est injuste car Charles Cotin était non seulement latiniste mais aussi helléniste et hébraïste ; c’était donc un savant lettré.

Les causeries de l’hôtel de Rambouillet avaient certainement débuté sous la forme de verbiages littéraires, par la suite oncausa philosophie, arts, sciences. Molière nous montre, surtout dans Les Femmes Savantes et dans Les Précieuses Ridicules, les petits côtés des effets de ces causeries. Julie d’Angennes semble aussi être la créatrice de ce qui fut appelé « faire ruelle ». On nommait alors ruelle la partie de la chambre où se trouvait le lit. Nous dirions aujourd’hui l’alcôve. La marquise recevait au lit et aussi pendant que ses caméristes procédaient à sa toilette compliquée, des courtisans qui, pour lui plaire, poussaient la conversation sur son terrain favori. Ces « ruelles » devinrent aussi des causeries, littéraires le plus souvent. Selon que la dame qui recevait était insignifiante et superficielle ou cultivée et d’esprit élevé, les visiteurs étaient des lettrés et philosophes ou des oisifs. Dans ce dernier cas, la causerie déviait de la littérature au sentiment, sentimentalisme plutôt, et fats et faquins discutaient sur la fameuse « carte du Tendre ». Dans l’autre cas, les visiteurs étaient des érudits et des penseurs ; de la littérature on passait à la philosophie et les causeries philosophiques s’orientèrent rapidement vers la politique et s’attaquèrent à l’astucieux et puissant Mazarin. C’est dans les salons, ruelles et embrasures de fenêtres que naquirent les deux Frondes (1648–1649 et 1649–1653) où nous retrouvons Broussel, Condé, Beaufort. Madame de Longueville fut célèbre parmi les jolies frondeuses.

L’Académie Française elle-même est née de causeries et, en dépit de la légende, Richelieu n’en fut pas le fondateur : elle existait de fait quand il s’en empara. En 1629, Chapelain, Godeau, Gombault, Giry, Habert, l’abbé, de Cérisy, Malleville et Cérisay, prirent l’habitude de se réunir chez leur ami Valentin Conrard pour s’entretenir des travaux qu’ils préparaient. Le cardinal de Richelieu, ayant appris l’existence de ces causeries, proposa aux causeurs de former une compagnie. L’Académie était née, car Chapelain fit prudemment remarquer à ses compagnons qu’il était sage de ne pas déplaire au Cardinal. La signature royale consacra l’existence de l’Académie Française, le 29 janvier 1635. Mais un siècle plus tard, les causeries prendront une ampleur féconde et prépareront la révolution, parce que, dans les « salons où l’on cause » auront fréquenté les encyclopédistes. Qui sont ces encyclopédistes dont le verbe préparera la chute du trône le plus élevé d’Europe ? Diderot, d’Alembert, l’abbé de Prades, Voltaire, Helvétius, le chevalier de Jaucourt, l’abbé de Condillac, Rousseau, l’abbé Morellet, d’Holbach, l’abbé Raynal. Où se réunissaient-ils ? — Dans les salons de quelques grandes dames. Ces cénacles étaient très organisés, voire disciplinés : chaque maîtresse de maison avait son jour et chaque jour avait sa matière. Chez Mme de Tencin, le lundi on causait, arts, le mercredi lettres. Chez Mme Helvétius, le mardi, on causait sciences, philosophie, sociologie ; mais abrégeons en nommant les dames qui tinrent les salons les plus célèbres, c’est-à-dire qui présidèrent aux causeries les plus retentissantes : Mme de Longueville, Mme Geoffrin, Mme du Deffand, Mlle de Lespinasse, Mme Necker... Il y a danger d’être injuste quand on cite des noms : nous allions oublier Marmontel dont les causeries eurent leur part d’influence. Mme Marmontel aussi tenait salon. Acceptons d’être incomplet et, pour cette époque, résumons : elle fut fertile en causeries fécondes.

Nous avons fini pour l’époque, mais à côté de l’époque, dans ce temps-là, dans un coin de province, sous une tonnelle de rosés, dans le jardin d’un estaminet de la banlieue d’Arras, des causeurs se réunissaient et fondaient une société. L’objet de leurs causeries était la poésie ; le nom de leur société, emprunté à la tonnelle, était les Rosati. Ces jeunes poètes amateurs étaient avocats, officiers, bourgeois ; les noms des causeurs : Joseph Le Guay, Lazare Carnot, Maximilien Robespierre !

Les grandes favorites organisèrent aussi des causeries ; la marquise de Pompadour, alias la fille Poisson, sut en tirer parti de façon remarquable. Pendant la période révolutionnaire tout prend des proportions si grandes que la causerie fait place à la conférence. Elle ne meurt pas tout à fait et Joséphine de Beauharnais en est une preuve. Plus tard, quand Bonaparte la délaisse pour sa maîtresse : la gloire, elle réunît les beaux esprits et la causerie survit dans son salon, mais pour ne renaître réellement qu’en la deuxième partie du siècle.

On fait un abus du mot causerie jusqu’à s’en servir pour désigner une conférence, un cours, voire un article de journal. Les causeries de Sainte-Beuve ne sont autre chose que des cours. Il en est de même de ce qu’à tort encore on a nommé les causeries d’Edmond About. Par contre, quelques conférences de La Bodinière (oh ! très peu !) furent de réelles causeries. La plupart des conférences et des cours des Universités Populaires furent aussi des causeries. Les clubs actuels : Faubourg, Tribune des Femmes, Insurgés, etc., ne sont pas des milieux où l’on cause. Nous les retrouverons à l’article Conférence .

Nous devons, à ce propos, mettre en garde nos groupements d’étude et de propagande et leur recommander d’apprendre à discerner les qualités de leurs orateurs pour confier les causeries aux causeurs et les conférences aux conférenciers ; il est exceptionnel que le même homme réunisse les qualités des deux emplois. Encore une recommandation d’ordre pratique : si le causeur doit posséder de solides qualités, les auditeurs doivent s’imposer une certaine discipline à cause du danger de la digression et de la confusion. Il ne faut pas que, sous prétexte de la liberté d’interpeller l’orateur, tout le monde parle à la fois. La grande qualité de l’auditeur de causerie doit être la discrétion. Les auditoires de causeries se recrutent parmi l’élite des auditoires de conférences.

Raoul ODIN.

CAUSTICITÉ

n. f.

Substantif qui sert à désigner une nature acerbe, mordante, satirique, et le plaisir qu’éprouvent certains individus à poursuivre un adversaire, par l’invective et l’ironie. La causticité est un état maladif et dénote un caractère hargneux, méchant ; elle est plus brutale que la satire, et plus dangereuse ; elle est aussi moins spirituelle. Il faut se méfier et s’éloigner des esprits caustiques.

CAUTELEUX

adj.

Qui use de ruse, de finesse, pour arriver à ses fins. Se dit d’un individu sournois et plat, dénué de franchise et ne prenant que des chemins détournés pour atteindre le but qu’il se propose. Un homme cauteleux n’hésite pas à tromper ses semblables, si son intérêt l’exige. « Des mains cauteleuses ont su la diriger vers un autre but. » (Mirabeau.)

CÉLÉBRITÉ

n. f.

Ce qui est connu du grand public, qui a de la réputation. La célébrité d’un savant, la célébrité d’un roman, la célébrité d’un bandit. Il y a une nuance entre la célébrité et la gloire et il ne faut pas confondre l’une avec l’autre. On peut devenir célèbre en accomplissant une mauvaise action de grande envergure. Un grand criminel, un grand général qui fit massacrer des millions d’individus sur les champs de bataille, peuvent devenir célèbres ; mais ils ne seront jamais glorieux qu’aux yeux des populations serviles, nationalistes et patriotes. Les terribles « Chauffeurs de la Drôme » furent célèbres. Le nom de Poincaré est célèbre ; celui de Pasteur est entouré d’une auréole de gloire incontestable.

En notre siècle de mercantilisme où tout se négocie, la célébrité s’acquiert avec de l’argent. De la publicité autour du nom d’un mauvais romancier, et le voici devenu célèbre. De grands savants, des bienfaiteurs de l’humanité resteront obscurément abandonnés durant toute leur existence, tandis que des charlatans, grâce au bruit fait autour d’eux, seront universellement connus et fêtés. Un homme célèbre n’est donc pas obligatoirement un grand homme et c’est avec raison que Mme Necker a dit :

« Il y a des célébrités factices auxquelles on travaille toute sa vie et qui finissent à la mort. Il y a des célébrités qui commencent au tombeau et ne finissent plus. »

CÉLIBAT

n. m.

Est considérée de par la loi comme célibataire toute personne d’âge nubile et qui n’a pas été mariée légalement, alors même qu’elle vivrait en ménage depuis des années sous le régime de l’union libre, et posséderait une nombreuse progéniture.

Pour ceux qui n’attachent point à la célébration du mariage officiel une importance capitale, et ne la considèrent que comme une concession à certaines nécessités de la vie sociale présente, le célibat est l’état des hommes, ou des femmes, qui, soit volontairement, soit par suite de circonstances fâcheuses, vivent dans l’isolement sexuel, au lieu de faire association, avec une ou plusieurs personnes de leur choix, dans une existence commune durable, en vue de l’amour et de la procréation.

Dans les sociétés antiques le célibat était flétri par l’opinion publique comme une situation anormale, non sans quelque raison d’ailleurs. Car ceux qui, ayant reçu la vie, refusent de la donner, et répugnent à l’union conjugale, sont, du point de vue de l’espèce, comparables à des fruits secs ou à des arbres morts.

Mais la tendance naturelle de persistance et d’accroissement de l’espèce n’est pas seule à considérer en cette matière. Non soumise au contrôle du savoir et de la raison, elle aboutit au surnombre et à son élimination inévitable par la famine ou le massacre. Elle donne lieu aussi à d’imparfaites sélections, par le moyen barbare de compétitions brutales.

Le rôle des humains éclairés est, en matière de reproduction, de prévenir à toute époque, par la procréation limitée aux moyens de subsistance acquis, les luttes meurtrières résultant du surnombre. C’est aussi de substituer, à l’insuffisance et à la cruauté de la sélection établie sur le triomphe des plus aptes, les procédés non douloureux de la sélection rationnelle, basée sur l’observation scientifique, et qui consistent, tant en un choix judicieux des types humains les plus capables de contribuer à l’embellissement de l’espèce, qu’en une mise à l’écart, par la stérilité volontaire, des éléments disgracieux, morbides ou gravement tarés.

Le célibat, considéré comme renoncement à l’union sexuelle en vue de la procréation, ne peut donc être apprécié comme une, faute vis-à-vis du genre humain que lorsqu’il s’agit d’êtres qui, par leur beauté et leur santé, leurs brillantes qualités morales ou intellectuelles, auraient pu donner au monde une heureuse descendance, et s’y refusent, pour le plus grand profit de la multiplication des médiocres ou des infirmes.

Le célibat ainsi considéré, lorsqu’il est dicté par la conscience de l’inaptitude à une saine procréation, est un sacrifice à l’intérêt social, d’autant plus digne de louange, qu’il peut être à certains fort pénible de s’y résoudre.

Il est des circonstances où le célibat ainsi compris trouve encore et tout autant sa justification. Lorsqu’il s’agit de personnes dont le caractère est impropre à l’existence permanente en commun, et qui ne pourraient que s’y trouver malheureuses, tout en rendant pénible à autrui leur présence. Lorsqu’il s’agit, en outre, d’hommes ou de femmes qui se proposent un apostolat rendu dangereux par les conditions de la vie sociale actuelle.

On peut, en effet, être doué de très sérieuses qualités mais, pour l’étude, la méditation, ou le travail, avoir besoin d’un isolement tel qu’il est peu compatible avec les nécessaires concessions, et les petits tracas journaliers de l’existence en famille. C’est le cas de beaucoup de savants, d’artistes et d’écrivains, aventureux et instables par tempérament, ou bien hypnotisés par leur labeur.

Il est à considérer, d’autre part, que notre conduite, à l’égard de ceux que nous aimons, doit s’inspirer logiquement de la situation dans laquelle ils se trouvent, et non de celle qui pourrait leur être faite dans : une toute autre organisation sociale.

Or, il est présentement impossible de compter sur la société pour élever de façon convenable des enfants, en l’absence de leur père et surtout de leur mère. Et, pour ce qui est des jeunes filles et des femmes, elles sont, pour la plupart, dans l’incapacité de se suffire à elles-mêmes par leur travail. Qu’elles aiment avec sincérité, ou qu’elles n’aiment point, presque toutes sont dans la nécessité de compter, pour vivre sans trop de misères, sur l’appui de l’homme qui les invite à partager son foyer, légalement ou non.

Si donc nous conservons tous, à chaque moment, le droit d’encourir, pour une noble cause, l’extrême dénuement, la prison et la mort, ceci devient beaucoup plus contestable lorsqu’il est question d’entraîner à notre suite, dans de terribles épreuves, des êtres qui , dépendent de nous, que nous avons appelés à la vie, ou auxquels nous avons promis le bonheur, et qui n’ont peut-être ni la ferveur de notre vocation, ni la force de notre résistance.

Avant de se résoudre à quelque héroïque sacrifice, un homme consciencieux et bon, une mère au cœur tendre, songeront toujours à assurer pour le moins la sécurité de ceux qui, demain peut-être, seront à l’abandon. On ne s’appartient plus entièrement lorsqu’on a pris charge d’âmes. Et c’est pourquoi ceux qui rêvent à de grandes actions pleines de périls feraient-ils bien de se résigner à la solitude, et à n’avoir que de stériles amours.

Jean MARESTAN.

* * *

CÉLIBAT

S’il était une « Vérité », elle serait anarchiste ; et l’on pourrait affirmer a priori que, ce qui nuit à l’État favorisant l’anarchie, l’idéal, résiderait dans le célibat, c’est-à-dire le défaut d’union légale ou non, entre l’homme et la femme. Mais les libertaires n’admettent rien sans discussion et confrontent sans cesse les faits avec les principes.

Dans tous les temps et dans maints pays, les gouvernements ont sévi contre le célibat et infligé des amendes aux réfractaires au joug conjugal. Autrefois les Grecs et les Romains considéraient que l’absence de famille et de progéniture portait atteinte au culte des aïeux, menacé de s’éteindre faute de postérité déférente, et à la prospérité de l’État, compromise par la diminution des effectifs militaires et de la masse taillable et corvéable à merci.

Les monarchies et républiques contemporaines, la France entre autres, suivent la même ligne de conduite et frappent d’une peine pécuniaire leurs ressortissants non mariés. Cependant les motifs ne sont pas tout à fait les mêmes ; le culte des dieux lares, la nécessité de perpétuer le foyer ancestral n’inquiètent guère le législateur moderne, plus prosaïque, surtout soucieux de remplir son coffre-fort et de pourvoir les casernes de chair à canon. L’État n’exige ni encens, ni prières, mais de l’argent pour alimenter ses privilèges et des soldats pour les défendre.

A la réflexion, la loi contre le célibat se montre arbitraire et particulièrement odieuse de nos jours. Car, maintenant, bien des gens ne se marient pas par impossibilité de fait et non par aversion pour le mariage ; ils voudraient, ne trouvent pas, ne peuvent pas. Depuis que, dans une crise de stupide fureur anti-populaire, les gouvernements ont volontairement déchaîné la guerre et fusillé par millions leurs sujets mâles, beaucoup de femmes soupirent en vain après une union légale. Les maîtres perçoivent un impôt sur les défaillants à un hymen impossible, mais oublient hypocritement d’autoriser la polygamie et de l’encourager par des exonérations fiscales. Ils veulent des enfants légitimes ou illégitimes, mais sans les payer.

Suivant en apparence une autre voie que les puissances temporelles, le christianisme, à son origine, marqua à ses adeptes son éloignement pour le mariage où il voyait une atteinte dangereuse au culte exclusif de Dieu. « Celui qui n’est point marié s’occupe des choses du Seigneur, cherchant à plaire au Seigneur , mais celui qui est marié s’occupe des choses du monde, cherchant à plaire à sa femme (St-Paul, « lre Epître aux Corinthiens ») ». C’est que, au début, la religion nouvelle était surtout une morale, une discipline de perfectionnement intérieur, ne visait pas à la domination matérielle, ne prévoyait ni finances ni armée. Malgré les séductions de la vertu, les premiers catéchumènes ne purent se résoudre à la continence ; les prêtres et évêques eux-mêmes continuèrent à vivre en union légitime ou en concubinage jusqu’au XIe siècle, où, par la force, le pape Grégoire VII imposa, le célibat aux ecclésiastiques, en invoquant que « l’Église ne peut se libérer de la domination des laïques si les clercs ne se délivrent pas de leurs épouses ». L’humble christianisme primitif, devenu le catholicisme triomphant, ambitionnait le pouvoir intégral, la primauté universelle. Afin de l’obtenir, il décrétait la chasteté pour son clergé militant auquel la pureté assurerait vigueur physique et force morale ; mais il préconisait les conjonctions prolifiques pour les simples fidèles dont la masse grandissante apporterait un copieux tribut. Et aujourd’hui on voit les prêtres de toutes les confessions se faire les complices des gouvernements meurtriers et pousser leurs ouailles à repeupler à outrance les champs de bataille.

A la fin de sa pièce « L’Ennemi du Peuple », Ibsen, conclut : « L’homme vraiment puissant est l’homme seul ». Il signifiait par là que société, parents, amis, influencent et diminuent la personnalité de l’individu, l’entravent dans son développement propre ; la vie sociale et familiale oblige à des concessions constantes, souvent si étendues qu’elles entraînent le caractère le plus droit à s’exprimer et à agir contre son sentiment, contre sa volonté. Le grand dramaturge voyait juste ; chaque jour permet de vérifier comment le souci de ménager l’opinion publique, la crainte de nuire aux intérêts des siens, le désir d’éviter de la douleur aux êtres aimés, amènent le militant le mieux doué à de puériles capitulations, à de tristes renoncements, à de funestes défaillances, parfois à l’avilissement et la trahison. L’homme réellement libre, l’homme véritablement fort, c’est l’homme seul. Mais à quoi lui servirait sa liberté s’il ne pouvait l’aliéner au service des esclaves incapables de se libérer seuls ? Quel usage ferait-i1 de sa puissance, s’il ne l’exerçait pour le bonheur de ceux à qui leur faiblesse ne permet pas de vivre seuls ? Au contact de la société, dans la famille, ce surhomme devient un être humain, simplement. Que le plus pur des anarchistes lui jette la première pierre, s’il l’ose !

Il n’y a pas sur un arbre deux feuilles pareilles, ni dans le monde deux personnes identiques. Pure chimère que la recherche d’un autre soi-même pensant et agissant dans une étroite communion, sous une impulsion analogue. Néanmoins cette recherche devient passionnante parce qu’elle conduit à d’étonnantes découvertes. En un perpétuel et stérile narcissisme, l’homme se poursuit en vain dans le regard de ses semblables ; il saisit dans le miroir des yeux une vivante et singulière lueur et non un pâle reflet, une fière solitude et non une banale sujétion. Nul ne rencontre l’âme-sœur, ni la femme faite à son image. Chaque être reste seul, éternellement. Unir deux solitudes, c’est créer de la douleur, et aussi des joies. La souffrance, plus que l’amour, anime l’esprit, élève la pensée, exalte le poète ; ou plutôt l’amour est souffrance. Et l’homme ne peut échapper à l’amour.

Comment le solitaire, l’anarchiste aura-t-il l’amour ? Tout dans la nature, végétaux et animaux, se pare pour la recherche sexuelle, fleurit, embaume, roucoule, fait la roue, courtise. La véritable possession ne réside pas en un viol,, mais en un choix, parfois rapide, parfois différé, toujours consenti. Il y a consentement, il y a union : passagère, temporaire, durable ou définitive. L’amour n’existe pas sans union. Peut-être dans la vie des troupeaux, la fécondation se fait-elle d’autorité, sans dilection ? Apparence ; l’union devient plurale, persiste sous la superficielle passivité. D’ailleurs le libertaire se targue de ne pas vivre selon le monde grégaire. Ni chef, ni sujet. En amour, il ne prend, ni n’impose ; n’achète, ni ne se vend ; ne débauche, ni ne se prostitue. Il demande et il s’offre. Il ne fornique pas, il aime. Aimer c’est unir deux corps, deux tendresses, deux souffles, deux existences. Union d’un jour, union d’un ,an, union à vie ? Nul ne sait dès l’abord combien resteront unis ceux qui se sont joints une fois ; ni si leurs affinités et leurs dissemblances ne les sépareront pas, ou si elles les fixeront.

Pour échapper à l’étreinte de deux bras blancs, à l’emprise d’un regard énigmatique et charmeur, pour s’assurer un destin libre de toute contrainte morale et affermi contre la moindre compromission, l’anarchiste, le militant, l’apôtre se dévouera au célibat absolu, à la continence complète. Il ne connaîtra ni épouse, ni compagne, ni camarade, ni passante, nulle femme. Ses nuits seront sans caresses, ses jours sans abandons. Il ira beau, puissant, sublime, mais seul. Bien peu changeront la faiblesse de leur union contre la force de cette solitude.

Dr ELOSU.

CELLULE

n. f. (lat. Cellula)

Petite chambre d’un religieux ou d’une religieuse. — Petite chambre dans la prison, où le détenu vit seul, et qui est disposée de manière à empêcher toute communication avec les autres prisonniers. Les prisons modernes se font toutes avec des cellules. — Par analogie : Petite alvéole où l’abeille, dépose son miel et son couvain. Les cellules de même espèce se ressemblent entre elles et offrent une régularité frappante ; elles sont toutes de forme hexagone. — La cellule est une masse de matière vivante ou protoplasme, limitée par une membrane et ayant une sorte d’indépendance, une vie propre, assimilant et désassimilant pour son compte. Quand elle est complète, elle renferme un autre élément cellulaire plus petit, un noyau, où l’activité vivante de la cellule atteint ordinairement son maximum de puissance. En. outre, il arrive souvent, surtout chez les végétaux, que la surface extérieure du corpuscule cellulaire se durcit ; cette surface durcie constitue alors ce qu’on appelle la membrane cellulaire.

La cellule peut affecter diverses formes, elle peut être globulaire, conique, étoilée, etc..., mais les lignes qui la limitent sont des lignes courbes. Or, lorsque les minéraux sont constitués d’éléments de structure bien définie, ces éléments qu’on appelle cristaux sont toujours terminés par des lignes droites.

La cellule emprunte continuellement au milieu extérieur les substances qui lui sont nécessaires ; ces substances pénètrent dans le protoplasme (matière vivante) à travers la membrane et en assurent l’accroissement. Toutes les cellules constituant une plante ou un animal se comportent de la même manière, l’être vivant subit le même mode d’accroissement. Les êtres vivants s’accroissent par pénétration ou intussusception, c’est ce qu’on a appelé le phénomène de l’osmose. Tout être vivant emprunte constamment au milieu extérieur les substances nutritives et lui restitue constamment les déchets.

Certaines conditions sont indispensables à la vie. Le milieu doit fournir au protoplasme :

  1. de l’eau ;

  2. de l’oxygène ;

  3. de la chaleur.

Tout être vivant, naît, grandit, se reproduit, atteint son développement maximum, perd de son énergie et meurt. Tout être vivant descend d’un être auquel il ressemble : la cellule, vient d’une cellule, la souris d’une souris, etc...

Lorsqu’une cellule a atteint les dimensions qu’elle ne peut dépasser, elle se segmente et donne naissance à deux autres cellules. Celles-ci, à leur tour, vont grandir et donner naissance à deux nouvelles cellules, et ainsi de suite. Si en se divisant, une cellule donne naissance à deux cellules, qui, au lieu de vivre isolées, restent attachées, nous assistons à la constitution, non plus d’un être unicellulaire ou protozoaire, mais d’un être pluricellulaire ou métazoaire. Les cellules d’un être métazoaire se disposent d’une certaine façon qui leur est imposée par les lois physiques et les conditions spéciales du milieu dans lequel elles se développent. D’après les places qu’elles occupent, elles subissent des influences différentes auxquelles elles réagissent, de sorte que la forme des cellules d’un être métazoaire peut varier dans le même être d’un endroit à l’autre ; certains groupes de cellules s’adaptent à remplir certaines fonctions, d’autres groupes s’adaptent à d’autres fonctions ; ces groupements de cellules deviennent des organismes.

CENSURE

n. f (du latin : Censura)

Droit de suspension, d’interdiction, d’examen, sur les écrits, les journaux, les livres, les pièces de théâtre, préalablement à leur publication ou à leur présentation.

La censure est une très vieille institution et était considérée comme un des premiers ordres de la magistrature chez les Romains. Son rôle avoué était de corriger les abus que la loi n’avait pas prévus ; son rôle réel — comme de nos jours du reste — était d’étouffer les protestations des adversaires du pouvoir.

En France, la censure subsiste toujours bien qu’elle ait été légalement brisée en 1791, puis rétablie à plusieurs reprises ; mais elle ne s’exerce préventivement que durant les périodes de trouble. Pendant la dernière guerre, la censure permit aux gouvernements du monde de poursuivre la boucherie, tout écrit devant être soumis à son autorité pour obtenir l’autorisation d’être publié. La suppression de la censure préventive n’implique pas la liberté d’écrire ou de penser, et ceux qui se permettent, en France, comme dans les autres pays, de s’attaquer aux institutions établies, en vertu de principes jugés subversifs par les lois bourgeoises, sont victimes de la répression. Ce n’est par conséquent qu’une question de mesure, et lorsque les gouvernants des Etats bourgeois considèrent qu’il est de leur intérêt de supprimer totalement la liberté de la presse, ils n’hésitent jamais à ressusciter la censure préalable. C’est donc le principe même de la censure qu’il faut combattre, car elle est un abus dont usent les maîtres du pouvoir pour emprisonner la pensée, et écraser toute liberté individuelle ou collective.

CENTRALISME

n. m.

Deux méthodes ont toujours lutté l’une contre l’autre, au sein des sociétés ; c’est la méthode autoritaire, qui veut tout rassembler sous la direction d’une personne, d’une coterie ou d’une caste, laquelle inévitablement s’en sert pour ses intérêts particuliers contre l’intérêt général ; et c’est la méthode libertaire, qui veut au contraire que chaque être humain soit son propre maître, s’associe ou se sépare librement de sorte que, aucune contrainte n’existant, l’exploitation et la tyrannie disparaissent. Autorité et liberté sont les deux pôles d’attraction opposés : autorité préconisée par les maîtres du jour ou les maîtres de demain (en état d’opposition provisoire seulement) ; liberté, préconisée par les exploités désireux de s’émanciper, les révoltés de toutes les époques et de toutes les régions.

A ces deux mots d’autorité et de liberté correspondent exactement ceux de centralisme et de décentralisme : fédéralisme ou libre-associationnisme. Indistinctement, et quelle que soient leur étiquette ou leur couleur, tous les partisans du pouvoir sont pour la centralisation. Tout centraliser, tout ramener à un centre directeur, est la théorie chère à ceux qui sont ou veulent être les maîtres. Les théories centralistes sont toutes basées sur la même affirmation : « l’incapacité du peuple à s’administrer librement, autrement dit sa bêtise, donc la nécessité de le faire diriger par des hommes supérieurs. » Et elles aboutissent toutes au même résultat : la constitution d’une caste, d’une aristocratie ; hier, les nobles, aujourd’hui les bourgeois, demain peut-être les soi-disant intellectuels et les fonctionnaires, qui commencent à s’assurer une existence confortable par la consolidation des privilèges acquis ou l’instauration des privilèges nouveaux. Le centralisme aboutit inévitablement au parasitisme, à la contrainte, à l’inégalité, à l’injustice. D’ailleurs, en enlevant aux intéressés, aux dirigés, les moyens de s’administrer par eux-mêmes, il entretient soigneusement l’infériorité apparente ou réelle des administrés. Ceux que la centralisation place à la tête des organismes sociaux sont d’ailleurs des humains comme les autres, ni plus ni moins compétents et moraux. L’exercice de l’autorité leur crée une mentalité spéciale et des désirs de jouissance vaniteuse qui sont des maux redoutables dans une organisation sociale.

Le centralisme n’a jamais résolu aucun des problèmes posés devant l’espèce humaine, ou, s’il les a résolus, ce fut toujours au détriment des masses, au profit des détenteurs du pouvoir. La seule utilité arguée en faveur du centralisme est celle des bienfaits de la coordination dans les efforts humains. Mais par le fait qu’il aboutit à l’autorité, il provoque presque toujours le contraire ; l’ambition, la haine, la division, les déchirements entre les aspirants au gouvernail, et l’écrasement des couches sociales inférieures. Or, cette coordination peut s’obtenir, aisément et sans risques de tels maux, par la libre fédération des individus et des groupements. Le fédéralisme s’oppose pratiquement au centralisme. En laissant à chacun la liberté dans sa propre association, et la liberté des groupements au sein de fédérations plus vastes, il parvient à l’équilibre raisonné, à l’harmonie, sans laisser prise aux méfaits et aux conséquences néfastes du centralisme autoritaire. Il laisse la faculté aux initiatives isolées ou groupées de se développer ; et par là les stimule ; il ne permet point la contrainte ni l’exploitation ; il est donc l’expression même, du point de vue pratique, de la lutte pour l’émancipation. Le centralisme politique a conduit à des tyrannies abominables et à des guerres sanglantes. Le centralisme économique, qui a son expression dans les cartels et trusts capitalistes, vise à asservir matériellement l’humanité. Quant aux doctrines socialistes ou communistes, rêvant d’un centralisme intégral, d’une dictature, elles sont condamnées par l’expérience que les milliers d’observations ont consommée ; elles ne peuvent aboutir qu’à une tyrannie nouvelle, valant l’ancienne. Les peuples révoltés et conscients se débarrasseront de l’autorité et du centralisme, sa forme d’organisation.

Georges BASTIEN.

CERVEAU

n. m.

La célèbre proposition de Carl Vogt : « Le cerveau secrète la pensée comme le rein secrète l’urine », soulève à peine aujourd’hui la surprise par la trivialité de sa comparaison et de fortes réserves sur son exactitude physiologique. Naguère, il y a quelque cinquante ans, elle provoqua un véritable scandale et ameuta la science officielle contre son auteur. Si l’on tenait pour à peu près indiscutable que le cerveau fût le siège, le substratum, le soutien de la pensée, il apparaissait sacrilège d’attribuer à cet organe matériel l’élaboration de principes subtils et immatériels comme l’intelligence, l’esprit, l’âme. Les animaux ont un système cérébro-spinal parfois très développé et cependant ne possèdent pas cette faculté d’abstraction, d’évocation, de création, que Dieu a réservée à son œuvre de prédilection, l’homme. L’âme émanait du souffle divin.

Un illustre parrainage couvrait les pontifes du XIXe siècle ; et, longtemps avant eux, un des plus grands philosophes de l’antiquité, Aristote, allait jusqu’à renier au cerveau tout rôle dans la vie intellectuelle, plaçait dans le cœur le centre de la pensée ! La doctrine aristotélicienne, si puissante au moyen-âge, paralysa presque entièrement l’esprit de recherche et le goût de l’expérimentation ; on croyait à la parole du maître. Pourtant, Galien reconnut les principales fonctions cérébrales, et Hérophile et Erasistrate, de l’École d’Alexandrie, les avaient étudiées « sur des condamnés à mort qu’ils ouvraient tout vivants pendant qu’ils respiraient encore. (Celse, cité par Lhermitte). »

En réaction contre l’enseignement d’Aristote, Descartes soutint la conception mécaniste de la physiologie humaine, l’appliqua au système nerveux, établit le premier la réalité de l’are réflexe et localisa l’âme dans la glande pinéale. Puis Willis, et ensuite Gall et Spurzheim étudièrent la structure de la matière cérébrale, précisèrent son agencement et sa répartition, tentèrent les premières localisations fonctionnelles que les savants contemporains ont enfin déterminées.

Dès lors quelles sont, à l’heure actuelle, les connaissances les plus précises, les plus valables concernant le système nerveux ? Et les conditions aujourd’hui connues de son fonctionnement permettent-elles de le regarder comme une manifestation étroitement spécialisée des phénomènes physicochimiques qui dominent toute la biologie ?

L’anatomie macroscopique, l’exploration à l’œil nu font pressentir du premier coup la haute noblesse, la puissante différenciation de l’axe cérébro-spinal. Chez l’homme, le cerveau se présente comme l’organe le plus volumineux, après le foie, et le plus riche en vaisseaux sanguins. Son poids atteint la cinquantième partie de celui du corps entier. Chez les individus et dans les races, son développement, ainsi que celui des circonvolutions dont il est sculpté, répondent au degré d’évolution intellectuelle : plus grands dans les hommes et les groupes ethniques et d’éducation supérieure ; moindres chez les ignorants et les peuplades arriérées. Dans la série animale, la même gradation marque le passage d’une classe à l’autre, d’un embranchement inférieur à un supérieur. Le poids relatif du cerveau va du cinquantième chez l’homme au cinq centième chez l’éléphant ; au trois millième chez la baleine. L’indice pondéraI, calculé sur 10.000, monte de 1,8 chez les poissons, à 7,8 chez les reptiles ; 42,2 chez les oiseaux ; 53,8 chez les mammifères ; 277,8 chez l’homme. L’observateur libertaire verra là une nouvelle confirmation de cette loi d’ontogenèse générale : la fonction modelant l’organe. Et, en regard, combien s’avère encore une fois puérile et inféconde la conception théologique d’un Créateur façonnant les êtres selon les caprices de sa bonne ou de sa mauvaise humeur !

La section longitudinale ou transversale du cerveau le révèle composé d’une masse molle, où l’œil distingue déjà une substance grise et une substance blanche non mélangées au hasard d’une mosaïque irrégulière mais disposées en conglomérats de forme et de volume bien tranchés, dont la configuration générale se retrouve à peu près identique chez tous les animaux suffisamment évolués. Ainsi, la partie la plus externe du cerveau est formée par une couche régulière et continue de substance grise appelée « manteau », « pallium » ou « écorce ». Des ilots ou bandes de substance blanche séparent le pallium de noyaux de substance grise situés à la base du cerveau et dont les plus importants sont la « couche optique » ou « thalamus », le « corps strié » ou « noyau caudé », le « bulbe olfactif ». L’étendue et l’épaisseur du manteau croissent au fur et à mesure qu’on s’élève sur l’échelle zoologique : chez l’amphibie, la pallium est plus petit que le corps strié, tandis que chez l’homme l’écorce comporte une masse bien supérieure aux autres formations grises qu’elle recouvre d’ailleurs presque complètement. À I’opposité, le bulbe olfactif, si développé chez les reptiles, subit une régression marquée chez les mammifères et surtout, parmi ceux-ci, chez les Primates.

Grâce à l’histologie, ou anatomie microscopique, il a été possible de pénétrer la structure intime du système cérébro-spinal, formé presque en entier par deux éléments très caractéristiques et tout à fait particuliers : la cellule nerveuse ou « neurone » et la fibre nerveuse. ― Au nombre de près d’un milliard rien que dans l’écorce grise, les neurones présentent une texture spécifique adéquate à leur fonction différenciée dans l’organisme, et leur protoplasma renferme des formations qui leur sont propres : neuro-fibrilles, canaux de HolmgrenGolgi, pigment ocre ; corpuscules chromophiles. Leur taille varie de cinquante millièmes de millimètre à cent quarante millièmes de millimètre (moelle de bœuf) ; ces dernières sont visibles à l’œil nu. ― Enfin, caractère hautement distinctif, les neurones rayonnent autour d’eux des prolongements filamenteux plus ou moins nombreux que l’étude histo-physiologique a divisés en deux sortes : les uns, très ramifiés, à surface rugueuse, au nombre de cinq à six, s’appellent « prolongements protoplasmiques » ou « dendrites » et conduisent les excitations de toute nature vers la cellule (conduction cellulipète) ; les autres, au nombre d’un par cellule, sont lisses, plus ténus, moins ramifiés et transmettent les impulsions issues du neurone (conduction cellulifuge) ; on les nomme « cylindre axe » ou « axone ». — Dendrites et axones peuvent atteindre un mètre de longueur : tels ceux qui relient les cellules nerveuses de la moelle épinière à l’extrémité du membre inférieur.

Les fibres nerveuses constituent purement et simplement la suite ininterrompue des dendrites et axones ; et les nerfs sont le prolongement périphérique du neurone. À une certaine distance de sa cellule d’origine, la fibre nerveuse se recouvre d’une substance particulière, la « myéline », constituée en partie par des filaments spiralés dont l’ordonnance rappelle celle des condensateurs électriques.

Avec son corps cellulaire et sa double catégorie de prolongements, le neurone apparait comme une unité anatomique et physiologique, et se montre en effet tel dans toute la série animale. Mais, dans cet appareil, quelle formation spéciale conditionne l’élaboration de l’activité nerveuse si différente des autres fonctions organiques ? Aucune ; la diversité des phénomènes vitaux n’est qu’apparence due à la multiplicité des formes engendrées par les éléments cellulaires types dans leur adaptation plus étroite à un travail déterminé. Comme le neurone, tous les protoplasmas possèdent l’« irritabilité », c’est-à-dire la propriété générale d’être impressionnés par une excitation extérieure (température, lumière, électricité, contact) et de réagir par une manifestation d’activité ordonnée. Celle-ci, minime et microscopique chez une infusoire, amplifiée chez l’homme jusqu’à l’évidence grossière, traduit les modifications physicochimiques se produisant, sous l’influence de causes Internes ou externes, dans l’intimité de la matière vivante en état perpétuel de gravitation (voir article : « biologie »). « Dans les organismes inférieurs, tous les éléments anatomiques accomplissent au même degré la totalité des fonctions physiologiques. Tous sont identiques entre eux et, par suite, ils peuvent être séparés les uns des autres sans que leur existence soit compromise. C’est ce qui a lieu chez les Protozoaires en colonies. Au contraire, dans les organismes plus élevés, chaque élément choisit pour son compte, dans le travail physiologique total, une fonction déterminée et se cantonne exclusivement dans cette fonction : il s’y adapte pleinement et la remplit avec d’autant plus de perfection qu’aucun autre soin ne l’en détourne. Certains éléments anatomiques s’adaptent à la digestion des aliments, d’autres conservent en propre l’irritabilité ; d’autres sont spécialement contractiles, tandis que cette propriété disparaît plus ou moins dans les autres cellules. Mais, par contre, la division du travail fait naître entre les divers éléments une solidarité plus grande, car chacun est utile à la vie de tous, et de même la réunion des éléments associés réalise un ensemble de conditions tel, que chacun ne peut être séparé sans être exposé à mourir. (Rémy Perrier, « Zoologie »). »

Manifestation de l’énergie cosmique, activité, spécialisée issue des phénomènes intra-cellulaires d’ionisation et de diastase, l’irritabilité se traduit, en fonction différenciée, par l’élaboration et la circulation de l’« influx nerveux », de cette force coordonnée qui, déclenchée par une excitation périphérique ou une impulsion centrale, aboutit à une contraction musculaire, une sécrétion, ou une pensée. L’étude expérimentale de l’influx nerveux a déjà donné des précisions fort intéressantes et l’a montré soumis aux lois générales de la matière. Ainsi, depuis Du Bois-Reymond, on savait déjà qu’un courant électrique appelé « courant de démarcation ou de lésion », sensible au galvanomètre, existait entre la surface d’un nerf et la tranche découverte par une section. Cependant cette réaction n’avait rien de spécifique et appartenait à maint autre tissu ou corps matériel. Mais elle permit d’en provoquer une nouvelle plus démonstrative : le courant de lésion se trouvait modifié et réduit lorsqu’on portait sur le nerf, bien au-dessus du point de section, une excitation chimique, mécanique, thermique ou électrique. Cette variation négative du courant de lésion révélait le passage d’un « courant d’action » apparemment identique à l’influx nerveux, puisque les mêmes excitations de nature diverse, appliquées soit sur les nerfs, soit sur les centres nerveux eux-mêmes, faisaient agir muscles et glandes de l’organisme aussi bien qu’elles provoquaient une variation négative, contrôlable, sur le courant électrique d’un nerf sectionné. ― Il fut aussi établi que toutes les conditions qui influencent la rapidité ou la force de l’influx nerveux affectent de la même manière l’intensité et la vitesse du courant d’action (Lhermitte).

Quelle que soit l’intensité de l’excitation, la vitesse de l’influx nerveux atteint 28 à 30 m. par seconde chez la grenouille : 117 m. à 125 m. chez l’homme. Elle s’élève avec la température et diminue par la réfrigération ; se trouve proportionnelle à la surface de section de la fibre nerveuse, plus rapide dans les gros conducteurs que dans les petits. ― L’intensité de l’influx nerveux varie évidemment selon la force, la fréquence, le rythme, la nature du stimulant initial. Mais pour une excitation identique, elle augmente ou s’amoindrit suivant le nombre des fibres contenues dans le conducteur. C’est ainsi que les appareils physiologiques les plus actifs, les plus sensibles, les plus délicats, les plus adaptés à leur fonction reçoivent le plus grand nombre de fibres leur apportant quantité d’influx nerveux : 80.000 fibres pour le membre supérieur contre 39.000 pour le membre inférieur ; 25.000 fibres pour le seul muscle droit externe de l’œil.

De quelle nature est cet influx nerveux mesurable dans sa vitesse et son intensité ? Certains caractères le classent parmi les phénomènes chimiques : par exemple, durant son travail, la fibre nerveuse s’échauffe, consomme de l’oxygène, élimine dé l’acide carbonique, voit grandir sa vitesse d’influx du double pour chaque 10 degrés de température en plus, en conformité avec la loi de Van’t Hoff sur les réactions chimiques. Mais d’autre part, la quasi infatigabilité du conducteur nerveux, la présence d’un courant électrique entre sa surface et sa tranche de section en font un phénomène physique. Dès lors une conclusion s’impose : comme la vie elle-même, l’influx nerveux s’avère d’essence chimique et physique à la fois, apparaît comme une modalité particulière de l’énergie universelle.

Voilà donc maintenant connue l’unité fondamentale du système nerveux : une cellule différenciée et adaptée, le neurone, recevant par son ou ses prolongements protoplasmiques, ou dendrites, les impressions périphériques ou internes qu’elle transmet par son cylindre-axe unique soit directement aux organes de mouvement ou de sécrétion chez les êtres de structure rudimentaire, soit aux dendrites d’autres neurones interposés dans les formes plus évoluées. Fibres réceptrices, ou dendrites, cellule nerveuse et fibres effectrices, ou cylindre-axes, sont parcourues par l’influx nerveux, issu des réactions propres du neurone spécialisé aux excitations de toutes sortes provenant du milieu extérieur ou intérieur.

Avec une netteté saisissante, l’anatomie comparée permet de suivre, dans toute la série zoologique, l’apparition et le développement du système nerveux, c’est à dire la multiplicité croissante la complexité progressive de groupement et d’agencement des neurones, depuis la méduse avec sa couronne ombrellaire de cellules nerveuses déclenchant une mobilité fruste et limitée, jusqu’à l’homme avec son cerveau à texture compliquée, propre à toutes les opérations de l’intelligence, forme extrême de l’irritabilité primordiale du protoplasma vivant. Au début, l’arc réflexe, ou passage de l’influx nerveux du point d’excitation au lieu de la réponse motrice ou sécrétoire, s’inscrit tout entier dans une seule et même cellule nerveuse chargée à la fois de la mission réceptrice et émettrice du système. Puis, résultat d’une adaptation plus parfaite, un second neurone s’intercale dans le circuit réflexe, laissant au premier sa fonction de récepteur sensitif, prenant pour lui le rôle effecteur ou moteur. Ce nouvel élément ajusteur « non seulement proportionne, régularise, suspend ou décuple les réponses, mais encore garde le souvenir des influx qu’il a transmis. Et il n’est probablement pas excessif de voir poindre en cet élément le rudiment de la conscience organique. (Lhermitte). »

Sous l’influence des modifications incessantes de l’ambiance, de ses sollicitations constantes et toujours plus précises, l’organisme animal acquiert une structure encore davantage complexe. Entre le neurone récepteur et le neurone moteur, un troisième prend place, en charge d’association mieux établie et de renforcement d’activité, pour réagir à des excitations fortes, diverses, variables par une action ample, adéquate, extensive. Ainsi se constitue un centre nerveux des réflexe « inter-segmentaires » ; car, à ce stade de développement, l’être vivant se trouve en état de segmentation définie et de différenciation fonctionnelle (vers).

À un degré supérieur d’évolution somatique correspond une disposition nouvelle des cellules nerveuses. Une solidarité générale s’établit qui nécessite un appareillage spécial. Les réflexes inter-segmentaires, issus de l’état parcellaire, sont conditionnés par des neurones « supra-segmentaires » qui n’ont de lien direct ni avec la cellule sensitive, ou réceptrice ni avec la cellule motrice mais seulement avec le neurone d’association des réflexes inter-segmentaires. Cet appareil supra-segmentaire ne se contente plus de transmettre l’influx nerveux, d’associer, d’amplifier, de diversifier les réflexes ; il présente la propriété de les suspendre, les inhiber, de les refouler pour les mieux adapter. Son activité n’est plus mécanique ; elle est presque réfléchie, psychique. Le groupement des neurones supra-segmentaires constitue l’ébauche du cerveau (arthropodes).

Jusqu’ici, et par conséquent chez les invertébrés, l’étude du développement du système nerveux repose sur les constatations anatomiques et histologiques et sur les données fournies par l’observation de la manière d’être des animaux lorsqu’on modifie les conditions habituelles de leur activité. Les fourmis, devant un obstacle à leur cheminement processionnaire, hésitent d’abord, se reprennent ensuite, et finissent par tourner ou supprimer la difficulté. Elles sont munies d’un centre supra-segmentaire, d’un cerveau déjà grand par rapport à leur taille et peuvent ainsi donner preuve d’intelligence en adaptant leur réponse réflexe à la diversité des excitations extérieures. ― Chez les vertébrés, les proportions plus grandes de leurs organes permettent en outre l’expérimentation physiologique : la pratique des ablations partielles ou totales du cerveau occasionne dans le comportement réflexe et instinctif ou adapté et individuel, des déficits proportionnels à l’importance du segment enlevé.

Ainsi chez les poissons, la décérébration du pallium ou manteau comporte peu de troubles apparents. Car leur activité se règle surtout par les centres segmentaires et inter-segmentaires.

L’ablation du cerveau au-dessus du thalamus ne diminue chez la grenouille que son habileté à la capture de la proie et laisse intactes toutes les autres fonctions. La décérébration sous-thalamique rend la bête inerte ; celle-ci flotte et ne nage plus. De même les reptiles souffrent peu de la suppression du pallium.

Amputé du cerveau, le pigeon s’alimente et se meut à peu près normalement. Mais il a perdu la faculté de reconnaitre les objets, le sentiment de ses besoins sexuels, le discernement du danger.

Un chien, auquel Nothmann extirpa le cerveau, vécut trois ans ; Il était aveugle, mais non sourd, buvait, mangeait et digérait, se mouvait, ne reconnaissait personne et n’avait pas de désirs sexuels, se montrait incapable d’éducation.

L’expérimentation physiologique corrobore donc les conclusions de l’anatomie. Plus un animal comporte un cerveau développé, plus ses actions cessent d’être automatiques, pour devenir réflexes et instinctives d’abord, puis individuelles à un degré élevé d’évolution. De même l’ablation du cerveau, à peu près indifférente pour le comportement des vertébrés inférieurs, devient très nocive pour celui des vertébrés supérieurs. En une série d’actions et de réactions entre l’animal et le milieu, d’une part le système nerveux se complique et perfectionne son agencement pour mieux répondre aux sollicitations de l’ambiance ; d’autre part, la complexité structurale et la haute précision de son fonctionnement confèrent au système nerveux la faculté d’agir sur l’ambiance et de la modifier au gré de ses besoins nouveaux.

Splendide épanouissement de l’appareil supra-segmentaire, le cerveau humain porte à la dernière puissance les possibilités d’intégration, d’adaptation, de transformation des excitations périphériques ou des impulsions internes. Dans ses manifestations psychiques les plus élevées, il se montre l’aboutissant de la longue évolution multi-séculaire durant laquelle, en une série de phases bien déterminées, l’espèce s’achemina de l’état protoplasmique uni-cellulaire, avec son irritabilité fruste et globale, jusqu’à la forme achevée de Primate intelligent avec un système nerveux d’une sensibilité exquise et d’un fonctionnement étroitement différencié.

Cette lente ascension de l’obscure impression élémentaire à la clairvoyante pensée apparaît en un raccourci saisissant dans le développement du cerveau chez le fœtus et chez l’enfant. Dans l’embryon, le système segmentaire (moelle, bulbe, protubérance) se forme le premier, bien avant l’appareil supra-segmentaire qui, pendant les quatre premiers mois de la vie intra-utérine, présente une structure très rudimentaire. Les mouvements fœtaux commencent au deuxième mois ; deviennent perceptibles vers le cinquième ; peuvent être provoqués, chez un fœtus prématurément expulsé, par des excitations de la peau et des tendons. Même la succion et la déglutition se produisent dans la matrice bien avant la naissance. Mais toute cette activité fœtale est seulement réflexe, comme lé prouvent, d’un côté l’inexcitabilité du cerveau et l’excitabilité de la moelle, et d’un autre côté la possibilité de ces mouvements même après une section du cerveau du fœtus au-dessous du thalamus. Et l’inexcitabilité du manteau ou pallium persiste jusqu’à la naissance. « Le fœtus humain, jusqu’à son expulsion à terme, est plongé dans un sommeil sans rêves ».

Le nouveau-né présente un cerveau très différent de l’adulte et dont le développement se fera graduellement suivant un rythme identique à celui de la formation progressive du système nerveux dans la série animale. Il agit d’abord d’une façon réflexe comme les êtres à centres neuroniques inter-segmentaires dépourvus d’écorce cérébrale. « Sourd, aveugle, anosmique, l’enfant à sa naissance ne présente qu’un comportement automatico réflexe auquel s’associent quelques réactions bien imparfaites de caractère instinctif. (Lhermitte). » À six semaines seulement le nourrisson suit les objets du regard, et vers le quatrième mois sourit en « voyant » sa mère. L’odorat et le goût s’affirment plus rapidement. « Dès les premiers mois, l’enfant reconnaît sa mère à l’odeur de son lait, et, dès la naissance l’odeur désagréable de l’« asa fœtida » provoque une expression de dégoût. (Kussmaul). » Les mouvements, les cris, les sanglots, les vomissements du nouveau-né sont réflexes puisqu’ils existent aussi nets chez les enfants dépourvus d’hémisphères cérébraux, les « anencéphales ». Ceux-ci ne vivent qu’un ou deux jours ; mais ils sucent, avalent, crient, remuent les membres. Par conséquent ces fonctions élémentaires sont indépendantes du cerveau. Au fur et à mesure que les neurones se multiplient dans les noyaux gris (thalamus ou couche optique, corps strié) d’abord, dans l’écorce grise ensuite, les manifestations instinctives apparaissent ; l’enfant réagit, quoique maladroitement, aux pressions, pincements, variations de température. Enfin l’entrée en jeu du manteau cérébral fait apparaître les actes imitatifs ou expressifs, sous leur caractère individuel : le sourire, le baiser, les pleurs, les câlinements (Lhermitte).

Ainsi, l’étude anatomique et histologique du cerveau du fœtus et du nouveau-né, l’observation des agissements des enfants normaux et des anencéphales montrent d’une façon surprenante comment la complexité des organes se produit et s’élève avec le perfectionnement des fonctions, et combien l’individu se développe avec précision selon le plan même de l’espèce.

L’élaboration fœtale et post-natale de l’appareil supra-segmentaire conditionnant la vie psychique aboutit chez l’homme adulte à la constitution de deux groupes neuroniques superposés : l’un, inférieur, comprenant les corps opto-striés (thalamus ou couche optique et corps strié) ; l’autre, supérieur, replié en nombreuses circonvolutions, modelant l’écorce cérébrale ou manteau. Pour leur étude, aux recherches normales d’anatomie macroscopique et microscopique, s’ajoutent les données fournies par les lésions consécutives aux maladies et les résultats obtenus par une expérimentation prudente et inoffensive effectuée dans quelques cas favorables sur des trépanés pour blessures ou maladies du crâne et de l’encéphale. Par ces moyens, la physiologie est parvenue à établir la localisation anatomique, matérielle d’un certain nombre d’importantes fonctions intellectuelles et continue la poursuite de découvertes nouvelles afin d’arriver à une connaissance de plus en plus complète de la bio-psychologie humaine.

Les corps opto-striés jouent un rôle très important dans les opérations sensitives et motrices du cerveau. Ainsi, le thalamus ou couche optique reçoit les faisceaux collecteurs de la sensibilité du corps tout entier, arrête les impressions reçues pour les transmettre soit directement au corps strié, centre moteur de l’activité automatique, soit à l’écorce, centre de l’activité consciente. Une lésion du thalamus entraîne d’abord l’insensibilité, puis au bout d’un temps variable, des impressions de douleur, même après la plus légère excitation superficielle. ― Le corps strié préside à l’activité motrice spontanée (déglutition, insalivation, phonation, mimique faciale), règle la vitesse et la précision des mouvements volontaires. Le malade atteint d’une lésion de ce groupe neuronique avale et parle avec difficulté, présente un masque rigide, figé, marche avec raideur et hésitation, perd en partie ses forces musculaires. ― Les corps opto-striés forment donc la première réalisation de l’appareil supra-segmentaire, élèvent les réflexes à l’état d’automatisme instinctif ; le thalamus accuse une obscure conscience sensible, origine de ses douleurs lésionnelles ; le corps strié commande l’automatisme moteur élémentaire, l’automatisme alimentaire et enfin l’automatisme mimique et expressif. « Ce serait donc une grande méprise que de refuser l’intégration des corps opto-striés à la base de la vie psychologique et de ne pas y voir vraiment les humbles serviteurs de la pensée (Lhermitte) ».

Plissée en multiples circonvolutions, creusée de sillons profonds, l’écorce ou manteau se présente comme une gaîne continue de substance grise enveloppant les deux hémisphères et composée de six couches d’innombrables cellules nerveuses superposées et disposées en strates parallèles de la superficie à la profondeur. Les rangées neuroniques sont parcourues à diverses hauteurs par des faisceaux de fibres nerveuses qui se réunissent en stries parallèles ou perpendiculaires à la surface. Cette multitude série de formations cellulaires et fasciculaires ne se trouve pas répandue dans toute l’écorce d’une façon uniforme ; elle se divise au contraire en groupes bien tranchés, d’architecture anatomique et histologique particulière à chacun d’eux. Il a été possible d’identifier un grand nombre de ces territoires corticaux, que l’on a relevés en une véritable carte du manteau cérébral. Et l’expérimentation physiologique a précisé la fonction spéciale afférente à chaque territoire cortical. Pour y parvenir, elle emploie deux méthodes : l’excitation artificielle des territoires délimités par l’anatomie microscopique chez l’homme et les animaux ; l’étude des troubles consécutifs aux lésions spontanées chez les hommes et les animaux, et aux lésions provoquées chez les animaux.

Ainsi a été découverte une zone corticale sensible aux courants électriques, I’« aire précentrale », formée par une série de foyers bien distincts dont l’excitation électrique suscite des mouvements séparés non seulement pour les membres, la face et le tronc, mais encore pour chaque segment de ces organes et même, affirme Forster, pour chaque muscle isolé. Cette aire est sensible aussi aux actions mécaniques et chimiques. Mais le phénol demeure sans effet sur elle, tandis qu’il déprime l’excitabilité des cellules de la moelle épinière : preuve de la constitution physiologique différente des centres moteurs cérébraux et médullaires. ― Chez l’homme la destruction de l’aire précentrale n’amène pas la perte totale de la mobilité. « Seuls les mouvements les plus différenciés, les plus délicats, les plus humains sont atteints ; tandis qu’au contraire apparaissent exaltés les mouvements automatiques primaires dont les centres se situent dans les corps striés ».

L’« aire précentrale intermédiaire » ou « psychomotrice » est placée à côté de la précédente. Non excitable par le courant électrique d’expérimentation, elle ne commande pas les mouvements mais détermine leur coordination, leur adaptation à un but donné. La destruction n’empêche pas le malade de remuer ses membres, tout en lui enlevant la capacité de les utiliser pour accomplir un acte précis, volontaire ou commandé.

L’« aire postcentrale » a des fonctions exclusivement sensitives. L’excitation électrique de ses divers foyers provoque des sensations de choc, de chaleur, d’engourdissement dans les régions correspondantes des membres. La destruction abolit la sensibilité.

L’« aire postcentrale intermédiaire » ou « somesthéso-psychique » est à la zone précédente ce que la zone psycho-motrice est à la zone électro-motrice : un centre d’intégration supérieure surajouté à l’autre. La lésion ne supprime pas la sensibilité ; elle la rend confuse, trouble, erronée. La sensation persiste, mais la perception fait défaut. Ainsi, les yeux fermés, le malade sent un objet placé dans sa main, mais il n’en peut apprécier exactement ni le poids, ni le volume. Il s’apercevra qu’on le touche sans pouvoir déterminer le lieu de la pression. L’aire somesthéso-psychique apparaît vraiment comme la région de la « pensée sensitive ».

Cependant un objet peut être senti par la main, le poids et le volume en être appréciés, sans que le malade puisse le reconnaître, l’identifier. Les sensations sont perçues sans prendre leur signification, sans former image ; elles ne parviennent plus au seuil de la connaissance intellectuelle. Cette « agnosie tactile » suit la destruction de l’« aire pariétale », autre centre anatomique, matériel, spécial d’une fonction psychique bien déterminée.

L’« aire striée » ou « sensorio-visuelle » élabore les sensations fournies par la rétine. « L’expérience de la guerre, grâce aux lésions très limitées que produisent les projectiles, a montré l’exactitude parfaite de la projection rétinienne sur l’aire corticale visuelle en apportant de nombreux faits de cécité partielle de la surface de la rétine correspondant au point cérébral détruit par le projectile (Pierre Marie et Chatelin) ». Lorsque la destruction porte sur la totalité des deux aires striées, elle cause une cécité complète souvent ignorée du blessé lui-même. Contrairement à l’aveugle par lésion directe des rétines ou des nerfs optiques, l’aveugle par lésion de l’écorce cérébrale est aveugle pour sa cécité. « Ce fait s’explique fort bien si l’on se souvient que la vision du noir ne se confond nullement avec l’absence de sensations visuelles et que la sensation de noir répond à une clarté moins intense, laquelle n’apparaît que par contraste. Or, les sujets atteints par une lésion destructive de l’aire visuelle corticale sont absolument et à jamais privés de tout élément visuel sensoriel. Au contraire, les malades dont la cécité est d’origine périphérique gardent indéfiniment les éléments dont est faite l’activité sensorielle de leur cerveau et, en conséquence vivent dans la conscience des ténèbres extérieurs (Lhermitte) ».

A côté de cette cécité corticale, il existe, par lésion de l’« aire occipitale ou visuo-psychique », une cécité psychique : le sujet distingue les couleurs et les formes, mais ne peut identifier les objets.

Il y a quelques années, au début des études crânio cérébrales, les « lobes frontaux » passaient pour être la partie noble de l’encéphale, le siège de la plus haute pensée. Les recherches modernes n’ont pas confirmé cette conclusion exclusive. Chez les blessés de guerre, les mutilations de la zone frontale causent de la maladresse, de l’incoordination dans les mouvements, des troubles de l’équilibre et de l’orientation, de l’apathie et des défaillances de la volonté, de la difficulté à fixer l’attention volontaire, de la propension aux songes, à la rêverie. Comme le dit Pierre Janet, les lobes frontaux apparaissent, à la lumière des faits anatomocliniques, comme un des appareils essentiels, et peut être le plus important, qui règlent et soutiennent la tension psychologique.

La localisation sur le cerveau d’une « zone du langage » se montre particulièrement intéressante, très étudiée et très suggestive. C’est que le langage constitue la fonction psychique par excellence, celle qui permet d’exprimer ses sentiments, ses idées et de connaître ceux d’autrui. Les idées elles-mêmes sont une sorte de « langage intérieur » puisqu’elles se présentent à l’esprit sous leur forme verbale ; et si la parole n’est pas toute la pensée, puisqu’on peut penser par images, elle en apparaît la manifestation la plus importante. Comprenant la parole, l’écriture, la musique, le langage possède son centre spécial autour de la Scissure de Sylvius dans une région du cerveau bien délimitée par l’étude des lésions anatomiques correspondant aux divers troubles de la fonction du langage appelés « aphasies ». Chez les adultes, ce centre se situe pour le droitier sur hémisphère cérébral droit. Chez l’enfant, il n’existe pas avant la neuvième année, comme le prouve ce fait qu’aucune lésion, même profonde. de cette région du cerveau n’entraine de trouble du langage. Celui-ci n’est donc pas inné ; son centre, non préformé, ne se développe que sous l’influence de l’audition ; les sourds de naissance restent muets. ― Nouvelle réalisation, après des millions d’autres, de ce phénomène biologique général : l’organe créé par la fonction, elle-même déterminée par les interréactions de l’individu et de l’ambiance.

Parmi ces aphasies, l’observation attentive des sujets atteints a permis de dissocier des modalités caractéristiques et différenciées répondant chacune à une lésion précise d’une partie donnée de la zone globale du langage. ― Parmi ces variétés d’aphasie, il faut distinguer :

  1. L’« aphasie de réception » ou perte absolue ou relative de la compréhension de la parole et de l’écriture (surdité verbale et cécité verbale). Le malade entend le son de la voix mais ne reconnaît pas le sens des paroles, voit les caractères imprimés sans en comprendre la signification. Il peut lui-même parler et écrire, mais d’une manière confuse, trouble, désordonnée, puisqu’il a oublié la valeur des mots.

  2. L’« aphasie d’expression » ou « aphémie », perte de l’expression de la pensée verbale. Le malade est incapable de prononcer la plus grande partie des paroles et d’écrire aucun mot.

  3. L’« aphasie globale », combinaison des deux précédentes : le malade ne reconnaît ni les sons ni les caractères ; ne peut ni parler, ni écrire, même au hasard.

Mais la maladie produit parfois des lésions encore plus limitées et par conséquent des troubles encore plus singuliers : la « surdité verbale pure », rare d’ailleurs, où le malade lit, écrit, parle, sans comprendre la signification des mots entendus ; la « cécité verbale pure », où le sujet saisit le sens des paroles, parle lui-même, écrit, mais ne lit ni ne se relit ; I’« aphémie pure », qui supprime la parole, les autres modes d’expression restant intacts ; l’« agraphie pure », où s’évanouit le don de l’écriture.

Chacune de ces aphasies se superpose à la lésion d’un centre anatomique exactement localisé à la surface des hémisphères cérébraux. Tous ces centres constituent donc le support organique de la pensée verbale. « Reliés et articulés entre eux, ces différents centres concourent, à l’état physiologique, par leur harmonieuse synergie, au développement de la pensée verbale ; et en eux repose le solide fondement sur lequel s’appuie, pour se développer en d’infinies virtualités, l’intelligence du langage, support de l’intelligence spéculative (Lhermitte) ».

L’étude des « amusies » ou troubles du langage musical a révélé l’existence dans le cerveau de centres spéciaux et distincts de ceux du langage verbal. « Lorsqu’un de ces centres vient à être altéré, il en résulte non pas la perte complète du langage des sons, mais l’abolition soit de la compréhension de l’écriture musicale (cécité ou alexie musicale), soit de la signification symbolique du rythme des tons et de la mélodie (surdité musicale), soit enfin de la faculté d’exprimer par le chant (avocalie) ou les instruments le sentiment musical (amusie instrumentale). Mais il y a plus, et il existe d’assez nombreux exemples qui attestent que la surdité musicale peut, elle-même, être dissociée. Chez tel sujet, la compréhension de la valeur symbolique des tons et de la mélodie demeure conservée tandis que la signification du rythme est perdue. Un malade observé par Forster, prend la marche funèbre de Chopin, dont le rythme est si expressif, pour une chanson ; un andante pour une valse. Un autre sujet ne saisit plus le sens du rythme de la valse, mais danse correctement quand on lui indique de quelle danse il s’agit. Inversement, la notion du rythme musical peut être intégralement conservée, tandis que celle des tons de la mélodie s’est effondrée. Deux sujets observés par Brazier furent pris subitement d’amnésie mélodique, le premier pendant un chant, le second pendant un concerto de piano. Il est des cas où, malgré la conservation de l’audition musicale et de la lecture des notes, l’expression musicale est abolie. Le cas de Charcot est resté célèbre, de cet exécutant qui capable de lire correctement la musique, était hors d’état de se servir de son trombone. Une malade, observée par Wurtzen, ne pouvait jouer à l’aide de la main gauche seulement, bien que les fonctions de compréhension musicale fussent conservées. Fait plus curieux encore, un sujet étudié par Finhelburg, capable de jouer du violon ne pouvait utiliser son piano (Lhermitte) ». Il y a donc un appareil mécanique et psychique de la fonction musicale, appareil monté pièce à pièce par l’éducation spéciale et que peut détruire en un coup un traumatisme ou une maladie frappant son support cérébral.

Il n’est pas jusqu’à la joie et à la tristesse, au rire et aux pleurs qui, déclenchés dans certaines maladies en dehors de toute cause adéquate, ne viennent démontrer l’existence « d’un mécanisme physiologique individualisé des expressions émotionnelles ». Les malades, lésés dans cet appareil, présentent un rire ou un pleurer spasmodiques en dehors de tout sujet de gaité ou de désolation : Or bien, « rire est le propre de l’homme » ; mais la pathologie prouve qu’il devient acte réflexe, animal, lorsqu’il est troublé dans son contrôle.

Dans la région ventrale du ventricule médian du cerveau on est parvenu à localiser un centre régulateur du sommeil et de la veille. Jusqu’alors, une opinion assez unanimement accréditée attribuait le sommeil à la fatigue et à l’intoxication du système nerveux. L’observation cependant plaidait contre cette explication, puisqu’il y a des gens qui peuvent réfréner leur envie de dormir, que d’autres dorment quand ils veulent, que beaucoup enfin peuvent se réveiller à une heure déterminée. Ces faits témoignaient déjà en faveur d’une « fonction du sommeil » en partie soumise à la volonté. La clinique confirma la réalité de cette fonction en précisant la zone cérébrale dont la lésion entraîne l’« hypersomnie », c’est-à-dire le sommeil prolongé, impérieux, irrésistible. Elle prouva ainsi que ce centre est un « appareil de veille » maintenu en activité par des stimulations externes ou internes, détendu sous l’influence de la fatigue, marchant au ralenti dans le calme de la nuit excité par des impulsions internes, supprimé par l’effet de certaines maladies génératrices de léthargie. Le sommeil se définit donc comme le repos du système nerveux supra-segmentaire exclusivement ; car, pendant sa durée, les réflexes segmentaires et intersegmentaires continuent à s’effectuer sans relâche, puisque le dormeur respire, retient l’urine, les matières et même peut agiter ses membres. Le rêve marque bien la persistance d’une vie psychique mais confuse, désordonnée, élémentaire. La pleine conscience exige l’intégrité et l’activité de tous les centres anatomiques rassemblés dans l’encéphale.

Les physiologistes contemporains ont émis l’opinion que le cerveau devait posséder, en même temps que le commandement de l’activité réfléchie, le contrôle des fonctions de la vie végétative et automatique : digestion, circulation, urination, défécation. Et en effet, l’expérimentation animale et la clinique humaine confirment la présence de deux centres distincts pour l’innervation de la vessie, et un centre pour l’innervation du rectum. L’excitation de certaines régions de l’écorce provoque des contractions de l’estomac et de l’intestin, et la destruction de quelques autres modifie les sécrétions salivaires et sudorales. Là réside la preuve de l’unité élémentaire, primordiale, du système nerveux de la vie psychique, l’axe cérébro-spinal, et du système nerveux de la vie organique et végétative, le sympathique. Corps et âme sont deux expressions consacrées par l’usage et conservées pour la facilité de l’étude, mais forment un seul organisme déterminé d’une façon identique dans son apparition, son développement et ses destinées.

Y a-t-il un « centre des centres » ; un « cerveau du cerveau » ; un régulateur des appareils psychiques intriqués, juxtaposés, superposés dans la masse encéphalique ; un substratum anatomique de la personnalité avec son intelligence, son caractère, son tempérament, avec ses réactions propres ? La logique biologique autorise à le croire et des recherches récentes tendent à le déterminer. Donnée curieuse et cependant rationnelle, ce centre ne se trouve pas sur l’écorce, mais à la base du cerveau, au carrefour où convergent et d’où divergent les voies issues des centres suprasegmentaires ou se rendant vers eux, dans cette région où se situent les centres de la vie organo-végétative. Il est le point de jonction, l’appareil de liaison entre les faits psychiques purs descendant de l’activité corticale, et les manifestations instinctives remontant des appareils inter-segmentaires et segmentaires. Là serait le siège de l’« âme », pour appeler cette chose par son vieux nom. En effet, une lésion portant à ce niveau produit des perturbations de l’humeur et de l’intelligence en même temps que des troubles dans les secrétions (menstruation, urination, fonction thyroïdienne).

Aujourd’hui, hardiment, on peut conclure. Le cerveau ne sécrète pas la pensée comme le rein sécrète l’urine, liquide excrémentiel, nocif rejeté hors de l’organisme. Mais il recueille, intègre, élabore les impressions venues de l’extérieur ou de l’intérieur pour les transformer en mouvements, sécrétions ou pensées, comme le tube digestif saisit, absorbe et assimile les aliments pour les transformer en travail et en chaleur. La phylogénèse en surprend la première apparition dans la cellule neuro-épithéIiale des cœleutérés (hydres et méduses) pour en suivre le développement progressif jusqu’à l’encéphale des Primates supérieurs, comme elle laisse voir le cytostome des Infusoires ciliés devenir graduellement l’estomac des Hominiens. L’ontogénèse montre le système nerveux de l’homme partir de l’état rudimentaire dans l’embryon, passer par la phase segmentaire et inter-segmentaire chez le fœtus pour s’épanouir en appareil supra segmentaire chez l’adulte. Organe différencié de la primitive irritabilité élémentaire, issue elle-même de l’action de l’énergie cosmique, le cerveau s’avère fonction du mouvement et facteur de mouvement. Il constitue une merveilleuse manifestation de la vie universelle.

― Dr F. ELOSU.

BIBLIOGRAPHIE :

VAN GEHUTCHEN. ― Les centres nerveux cérébro-spinaux. 469 p. (Uystpruyst Dieudonné, Louvain, 1908.)

LHERMITTE. ― Les fondements biologiques de la psychologie. 241 p. (Gauthier-Villars et Cie, Paris, 1925.)

PIÉRON. ― Le problème physiologique du sommeil. (Masson, 1913.)

PIÉRON. ― Le cerveau et la pensée. (Alcan, 1923.)

BÜCHNER. ― Force et matière. (Schleicher, Paris, 1906.)

CHAMBRE (LA)

n. f.

Diminutif par lequel on désigne une des deux assemblées législatives. Il y a en France deux Chambres : la Chambre Haute et la Chambre Basse. La Chambre Haute ou Sénat est composée de membres élus au suffrage restreint, et la Chambre Basse, ou Chambre des députés, qui tient ses assises au Palais Bourbon, est composée de membres élus au suffrage universel. Cette assemblée politique a porté, selon les époques, des noms différents. Après les Etats généraux de 1789, elle se dénomma Assemblée nationale, puis Assemblée constituante, ensuite Corps législatif et Chambre des représentants et, en dernier lieu, Chambre des députés. Si, dans les Etats despotiques, le pouvoir législatif appartient au monarque ou au chef du gouvernement ; dans les Etats démocratiques le pouvoir appartient aux Chambres législatives. C’est donc à la Chambre des députés et au Sénat qu’incombe la charge de faire les lois. En vertu même des principes qui régissent les démocraties et qui sont puisés dans les domaines de l’illusion, la Chambre ou Parlement (voir Parlement) agit au nom du peuple qu’elle représente et par qui elle est nommée ; elle est supposée défendre et soutenir, par l’intermédiaire de ses composants, les désirs de la majorité de la population, — ce qui serait déjà une erreur car les minorités seraient sacrifiées — mais en réalité elle est subordonnée à une infime minorité qui tire les ficelles et anime les pantins que sont les députés.

Notre ami Bertoni, dans son étude sur l’Abstentionisme (voir Abstentionisme) a signalé, d’une façon claire et précise, les raisons qui militent en faveur des thèses soutenues par les Anarchistes qui refusent de participer à la formation de ces repaires d’hommes indélicats et roués, que sont les assemblées législatives.

Et même, en supposant qu’au point de vue doctrinal, la Chambre soit vraiment issue du peuple, au point de vue pratique, au point de vue des faits, l’expérience a démontré l’inopérance d’une assemblée législative, et son incapacité à résoudre un problème social quelconque. Composée d’avocats sans cause, de médecins sans clientèle, de charlatans à la recherche d’une situation,d’êtres incapables et ambitieux, elle offre le spectacle de luttes oratoires stériles, où les représentants se déchirent en apparence, mais où tous sont d’accord pour tromper et leurrer le pauvre peuple. Il suffit d’avoir assisté quelque peu à des séances de la Chambre pour se rendre compte de son incapacité. En outre des lois qu’elle a le pouvoir de promulguer, c’est la Chambre qui à la charge de trouver les ressources de l’Etat et de contrôler les dépenses des gouvernements. On sait trop comment elle accomplit son devoir. Ce n’est pas elle qui nomme les gouvernants, mais ceux-ci, en vertu d’une coutume, qui fait force de loi, ne s’imposent jamais à une assemblée législative, et se retirent s’ils n’obtiennent pas un vote de confiance. Au nom de la république des camarades, elle fait et défait les ministères, afin que chacun de ses membres puisse, à tour de rôle, prendre place autour de l’assiette au beurre. Si la Révolution française déclara que « la loi est l’expression de la volonté générale, et que tous les citoyens ont le droit de concourir, personnellement ou par LEURS REPRÉSENTANTS à sa formation », elle ne se doutait pas que, par les vices mêmes qui sont à la base du régime démocratique, les représentants du peuple trahiraient et la loi et le peuple. Bien qu’ignorante des intérêts et des besoins de la collectivité, la Chambre entend s’occuper, non pas seulement politiquement, mais économiquement, de tout ce qui compose le domaine social. Elle discute, parlemente, légifère, avec la même impudence sur toutes les questions qui lui sont soumises. Jamais elle ne se déclare incompétente. Elle sait tout, elle connaît tout. En agriculture ou en pédagogie, en matière d’armement ou d’hygiène, elle ne se contente pas d’émettre un avis ou une opinion, elle se prononce, elle décide, et c’est ce qui explique qu’elle est toujours obligée de faire et de refaire des lois, qui ne répondent jamais aux nécessités sociales. Elle exerce parfois ses pouvoirs d’une façon tyrannique. C’est la Chambre servile de 1815, dénommée « Chambre introuvable » qui vota le bannissement des conventionnels ; c’est la Chambre de 1894 et 95 qui, par peur et par lâcheté, vota les ignobles lois « dites scélérates ». C’est la Chambre de 1914, qui se mit à plat ventre devant les conquérants ; c’est la Chambre de 1922 qui, durant 26 mois, se courba sous l’autorité du petit homme Poincaré ; c’est la Chambre de 1924 — Chambre rouge pourrait-on dire — qui est incapable de redresser une situation née du dernier cataclysme. La Chambre, c’est tout le mensonge, c’est toute l’erreur, c’est toute la corruption, toute la bassesse d’un régime qui se réclame du peuple et ne cherche qu’à l’asservir.

Et pourtant, elle est l’endroit sur lequel l’homme porte les yeux. C’est de là qu’il espère voir apparaître un jour, la liberté et la fraternité ! Par quelle aberration, par quel illogisme, l’individu peut-il encore croire en la valeur de ces assemblées qui ont donné des preuves suffisantes de leur inutilité ? Depuis plus de 75 ans que le peuple français nomme des députés, et qu’il est supposé diriger la chose publique ; depuis le temps que le parlement fait des lois qui devaient assurer son bonheur, qu’a-t-il obtenu de cette Chambre toute puissante, qui continue à régner en maîtresse, et n’apporte que des désillusions et des déboires ?

Combien de temps encore le peuple devra-t-il être trompé pour comprendre que la Chambre est une institution au service de la bourgeoisie et du haut capital, où se débat les intérêts d’une faible minorité qui spécule sur la bêtise des masses ? Il n’y a pas lieu pourtant de désespérer ; chaque jour la Chambre se discrédite un peu plus, et la confiance populaire se détache des assemblées législatives. Le nombre grandissant des abstentionnistes en est une preuve. Les temps sont proches où, balayés par le vent des révolutionnaires, les Chambres ne seront plus qu’un souvenir et les hommes conscients, éduqués se chargeront eux-mêmes de traiter leurs affaires.

CHANGE

n. m.

Troc d’une chose contre une autre.

Opération qui consiste à échanger de la monnaie d’un pays contre celle d’un autre pays, de l’or pour de l’argent. Prix auquel on accepte les devises des différents Etats par rapport à leur valeur-or. Change (lettre de). Mode de paiement employé de préférence par les personnes ayant des règlements à effectuer en pays étrangers. Les lettres de change évitent les déplacements onéreux de fonds et réduisent les opérations de banque. Dans le passé, le mot change n’éveillait pas dans l’esprit une idée capitale. Il ne représentait que les différentes opérations que nous venons d’énumérer. Le cours des changes n’intéressait que les milieux commerciaux, industriels et financiers. La grande masse de la population se désintéressait totalement de cette question qui paraissait plutôt d’ordre technique. Depuis la guerre, au contraire, le crédit et l’inflation, procédés ruineux auxquels tous les gouvernements ont dû recourir, ont porté cette question à l’ordre du jour et comme le prix du pain, du charbon, du sucre, du café, du coton, de la laine et de tous les objets de consommation et de première nécessité dépend directement du cours du dollar, de la livre ou du franc, tous, du banquier richissime à l’humble travailleur, s’intéressent passionnément à cette question des changes, car le mot change, de nos jours, éveille dans notre esprit des idées de bien-être relatif ou de misère noire. Examinons donc les causes de cette crise des changes, puisque probablement de longtemps (si le capitalisme s’en sauve), pareille crise ne se produira plus.

Le mal a son origine dans la guerre. Dépourvus de ressources et contraints à des dépenses prodigieuses, les divers gouvernements entrés dans le conflit mondial durent prendre, au petit bonheur, au hasard des compétences et des circonstances, toutes sortes de mesures toutes plus dangereuses les unes que les autres. La première de ces mesures consista à retirer l’or de la circulation et à décréter le cours forcé des billets de banque émis par l’Etat. Cette mesure étant générale aux principaux Etats, leur situation respective, par rapport à la situation d’ensemble, ne pouvait pas paraître désavantageuse. Cela permit d’attendre l’ouverture de crédit, car, la quantité de billets en circulation augmenta rapidement, dans la plupart des cas, de 400 à 500 %. Une deuxième mesure consista à émettre des emprunts aussi longtemps que l’on pu trouver des prêteurs. Ces procédés imposés par les nécessités de la guerre, ruinaient les Etats ; mais tous en étant au même point, cette opération n’agissait au détriment d’aucun d’eu ; seuls, les habitants de chaque pays continuaient à en supporter le poids ; car, entre temps, le coût de la vie avait augmenté dans la même proportion que la quantité de billets de banque. Chacun comptait sur la victoire de ses armées pour faire payer aux vaincus tous les frais de la guerre, comme cela était dans les coutumes depuis longtemps établies et toujours respectées. Les imbéciles qui faisaient faire la guerre n’avaient oublié qu’une chose : se rendre compte si le vaincu aurait la capacité de payer. Mais, malgré la haine idiote, la guerre s’arrêta ; les peuples reprirent une certaine indépendance économique ; l’élément des affaires l’emporta sur l’élément militaire et c’est alors qu’à la guerre tout court succéda la guerre des financiers pour la domination des grands marchés, du monde. La tuerie mondiale avait fait naître et se développer prodigieusement de puissantes industries qu’il fallait à tout prix ne pas laisser disparaître, sous peine de voir disparaître aussi les scandaleux profits. De là, de suite après l’armistice, partit la crise des changes. Il ne s’agissait plus de déterminer la richesse de chacun en tenant compte de ses bonnes intentions, il s’agissait de ruiner l’adversaire pour rester maître du marché de la production et des échanges. Les premières offensives furent dirigées contre les pays vaincus. Le mark et la couronne perdirent journellement des points. La spéculation réalisa des bénéfices formidables. L’Allemagne et l’Autriche furent littéralement vidées par le haut et le bas mercantilisme international, achetant, à l’aide de marks sans valeur tout ce qu’il était possible de revendre avec un bénéfice de mille pour cent dans les pays à change favorisé. Italiens, Français, Espagnols, Américains, Anglais, Belges, Suédois, Hollandais, Danois, Russes, Japonais, Chinois, et jusqu’aux Allemands eux-mêmes, tous les mercantis du monde participèrent, à la curée avec une égale frénésie. Cela aboutit à la ruine définitive et complète des Allemands et Autrichiens (1922–1925). Se voyant irrémédiablement compromis, les Allemands, de beaucoup plus puissants et conduits par des financiers habiles, surent exploiter cette situation désespérée, et ils réussirent à payer une bonne partie de leurs dettes en fabricant, intensément et aussi longtemps qu’ils purent les faire accepter, des billets sans valeur. Cela cependant n’alla pas sans provoquer des ruines innombrables, sans déterminer une crise économique effroyable, sans bouleverser de fond en comble le système des rapports sociaux établis, sans occasionner des misères terribles et des troubles dangereux. C’est lorsque ces troubles éclatèrent, et qu’ils jugèrent la situation trop critique, que les gouvernants allemands, soutenus par leurs anciens ennemis, décidèrent de rétablir une monnaie or afin de barrer la route à la révolution. Mais si le gouvernement allemand fut acculé à la faillite, l’Allemagne ne fut jamais ruinée. Ses richesses naturelles et industrielles avaient pris, pendant la crise, un essor considérable. Seuls, les petits épargnants, possédant quelques milliers de marks, se trouvèrent complètement ruinés après la banqueroute de l’Etat ; car les gros porteurs, très experts en la matière, avaient depuis longtemps mis leur avoir à l’abri. Ainsi on peut conclure que seuls, ces petits porteurs et les salariés qui, durant toute la crise, furent payés avec du papier sans valeur, supportèrent le poids des quelques centaines de milliards engloutis dans la catastrophe.

Contrairement à une opinion générale, les choses ne se sont pas passées partout comme en Allemagne. Non, une foule de petits Etats étaient trop faibles pour employer avec succès les procédés qui avaient réussi au Reich. Entièrement asservis au capitalisme international, la plupart de ces petits pays ne pouvaient tenter une restauration financière que dans la mesure où celle-ci servait les intérêts de ce capitalisme. C’est ainsi que l’Autriche ne put stabiliser sa couronne qu’avec l’appui d’un consortium de banquiers anglo-saxons créé à cet effet. Naturellement, de tels consortiums ne prêtent que contre des garanties de premier ordre, telles que l’exploitation des chemins de fer, des postes, monopole des tabacs, des allumettes, etc., etc., et cela, comme on le conçoit, ne va pas sans de sérieux désavantages pour l’ensemble de la population du pays qui doit accepter de pareilles conditions. Mais c’est là la rançon du capital et il faut la payer.

En 1926, d’autres pays, tels que l’Italie, la Belgique et la France, moins appauvris que l’Allemagne et plus puissants que les petits Etats qui ne peuvent sauvegarder leur indépendance, sont encore en pleine crise et à la recherche d’une solution satisfaisante. Le poids formidable de leur dette intérieure et extérieure, ajouté aux dépenses énormes qu’exige leur politique terriblement impérialiste, provoque une baisse continuelle et dangereuse de leur monnaie respective. A la suite de cette baisse, ces pays ont dû suspendre ou réduire leurs paiements. Cela n’a fait qu’aggraver la crise et c’est la course rapide vers la ruine. Mais de quelle ruine s’agit-il ? Pas de la ruine définitive de l’Etat qui, même après sa faillite, saura encore trouver ses moyens d’existence, mais comme toujours de celle des petits porteurs et des salariés qui ne pourront recourir à aucun moyen efficace pour se garantir contre la dépréciation.

Cependant, pour sauver les apparences, des efforts sont tentés. L’Italie, pour stabiliser son change, a signé des accords avec ses principaux prêteurs. Aux termes de ces accords, elle doit, pendant plus de soixante années, rembourser intérêts et principal, ce qui représente, étant donné l’importance des dettes, une dîme terrible à prélever durant plus d’un demi siècle sur le malheureux peuple italien. De façon que le travailleur de ce pays devra, durant sa vie entière, payer au financier international, la redevance que jadis il payait au seigneur. Mais peut-on au moins dire que ces accords ont amélioré la situation passagère en réalisant la stabilité momentanée des changes ? Non, car d’ores et déjà, on peut affirmer que le sort de la lire reste lié à la politique du gouvernement et qu’elle ne se maintiendra que dans la mesure où celui-ci pourra contracter de nouveaux emprunts pour souscrire aux engagements pris ; car, malgré qu’il soit saigné blanc, le peuple italien ne peut, à lui seul, fournir à l’Etat toutes les ressources dont celui-ci a besoin pour équilibrer ses budgets. Le sort de la lire reste donc indécis. Sur ce point, comme sur tant d’autres, le gouvernement fasciste se montre aussi impuissant que n’importe quel autre.

En Belgique, ce sont les socialistes qui ont tenté la stabilisation de la monnaie nationale. Dans ce but, ils ont négocié et obtenu une garantie de cinq milliards or. Forts de cette garantie, ils décrétèrent que le billet de cent francs ne vaudrait plus que X, mais que désormais, il serait, comme avant 1914, remboursable en or. Et c’est à l’aide de ce procédé que, durant quelques semaines, on parvint à arrêter la dégringolade du franc belge. Mais au dernier moment, les banques devant avancer les cinq milliards or y mirent de telles conditions que celles-ci furent jugées inacceptables. Et le franc belge reprit sa course vers l’abîme. La crise économique déterminée par les fluctuations constantes du change n’était pas atténuée. La solution socialiste (si toutefois on peut l’appeler de ce nom), aboutissait au même fiasco que la solution fasciste. En proie aux mêmes difficultés, au moment même où ces diverses tentatives de restaurations financières échouaient si lamentablement, la France, au lieu de rechercher un remède à ses maux, reste complètement désorientée, mais, sans pour cela renoncer aux dépenses fabuleuses qu’exige sa politique impérialiste. Elle attend, et cela semble devoir lui suffire ; toutefois, cela ne suffit pas à ses créanciers qui réclament et savent exiger des comptes, en faisant baisser sa monnaie. C’est ainsi que la situation prend un caractère subit de gravité.

Le franc qui, depuis 1920, ne perdait du terrain que pied à pied, descend brusquement à trois sous sur les places les plus favorisées. La crise économique vient doubler la crise financière. Des impôts accablants et toujours insuffisants contribuent largement à la hausse précipitée des produits. En quelques semaines, la puissance d’achat des salariés et des petits rentiers diminue de moitié, et les patrons et l’Etat, ne voulant rien entendre pour augmenter salaires et pensions, l’état de misère générale augmente chaque jour. Partout, à l’usine ou dans la rue, chez le vendeur et chez l’acheteur, il n’est question que du prix de la livre et du dollar. Cela peut-il durer indéfiniment ? Non ; il faudra bien trouver une solution quelconque. Attendre encore devient impossible. Que fera-t-on ? Décrétera-t-on que le billet de cent francs n’en vaut plus que de dix, mais qu’il sera remboursable en or ? Par ce procédé, dépouillera-t-on les petits des neuf dixièmes de leur avoir ? Etablira-t-on une nouvelle monnaie or, au risque de paralyser complètement le commerce et l’industrie ? Continuera-t-on, au contraire, la politique d’inflation, afin de ruiner totalement la petite épargne ? Peu nous importe. Entre ces procédés, également mauvais, nous ne voulons pas choisir : tous tentent à replâtrer un système périmé.

L’annulation des dettes, de toutes les dettes, le retour à une politique de sagesse et d’économie, la collaboration fraternelle des peuples pour l’œuvre de reconstruction des ruines, sont les seuls moyens propres à mettre un terme définitif à l’effroyable crise économique qui ravage le monde. Mais de cette solution, indiquée par le bon sens, égoïstes et aveugles, défenseurs maladroits des privilèges et des richesses mal acquis, les gouvernements ne veulent point entendre parler.

A première vue, il semble que la situation n’est pas aussi tragique que nous l’indiquons et que de pareils faits se sont reproduits sans inconvénients graves au cours de l’histoire. Cela n’est vrai qu’en apparence. La faillite de la banque de France sous Louis XV, la machine à fabriquer les assignats sous la Révolution française, les faillites des banques nationales de divers Etats d’Europe et d’Amérique ne dépassaient guère le cadre national et, l’auraient-elles dépassé, elles n’atteignaient jamais qu’un ou deux pays et ne troublaient jamais beaucoup la situation de I’ensemble. De plus, en ces temps lointains, les rapports internationaux étaient encore presque nuls. A cette époque, en l’absence de monnaie stable pour déterminer la valeur, on pouvait avantageusement utiliser le troc et cela se pratiquait d’ailleurs couramment, dans le commerce avec les Indes, l’Afrique et l’Amérique. Dans ces conditions, les fluctuations constantes du papier monnaie n’avaient aucune répercussion grave. En 1926, il n’en est plus de même. D’abord parce que la crise financière est générale, ensuite parce que la facilité des transports, la rapidité des relations, le développement prodigieux de la science, de l’industrie, du commerce ont créé des rapports et des besoins que nous sommes forcés de satisfaire. L’Europe, de nos jours, forme un ensemble plus compact et plus facilement pénétrable que la France de Napoléon ou une province sous Louis XIV. De là, la différence fondamentale entre la situation d’alors et celle d’aujourd’hui.

Au surplus, il faut ajouter que, vainqueurs ou vaincus de la grande guerre, tous ont également souffert de leur incommensurable folie ; c’est ainsi que les pays riches sont précisément ceux où le prolétariat est le plus misérable, parce que machines et usines s’arrêtent pour la raison bien simple que les actionnaires des grandes usines et des grandes industries préfèrent faire fabriquer dans les pays à change bas. Quant aux pays à monnaie dépréciée, ils sont littéralement mis au pillage par ces mêmes capitalistes qui rendent ainsi la vie impossible à ceux qui doivent y travailler et y vivre.

Ainsi le mal pénètre partout, il atteint tous les pays, mais nulle part cependant il ne frappe les privilégiés de la fortune : défiant le destin, ceux-ci peuvent toujours se mettre à l’abri du malheur. Partout, ces privilégiés s’opposent aux accords généreux, aux solutions intelligentes qui mettraient fin à une si lamentable situation. Comme les poux sont faits pour vivre dans la saleté, ils sont faits pour vivre des profits que leur rapportent l’exploitation et le gaspillage des deniers publics. Et, en dehors de la Révolution sociale, rien, absolument rien, ne peut nous débarrasser de ces parasites dangereux qui empoisonnent l’air que nous respirons.

— S. FÉRANDEL.

CHANSON

La chanson est une forme assez aimée des poètes. Elle est aussi une forme assez connue de la poésie pour que ne lui soit point contestée la place qu’elle mérite dans la littérature universelle des peuples.

La Chanson est populaire partout. Il n’est point de pays où elle soit ignorée. On pourrait même dire qu’elle est pour certains peuples l’unique littérature.

Les ignorants, les illettrés de partout — même s’ils ne savent chanter — aiment la Chanson.

Il est probable que la Chanson a devancé, dans certains pays, la littérature nationale. Mais on peut dire également qu’elle figure honorablement parmi, les chefs-d’oeuvre de la littérature de divers pays et particulièrement de la France.

N’est-il pas, en effet, de nos chansons françaises qui sont de parfaits petits poèmes par leur forme même, par leur expression heureuse, permettant de les interpréter sans musique bien qu’ils soient destinés à être mis en musique et à être chantés ? Evidemment, la Chanson réclame l’union intime de la musique, même si le rythme des vers semble pouvoir s’en passer. Une musique et une poésie bien adaptées l’une à l’autre se donnent mutuellement une valeur qui sont le charme même de la chanson.

Mais si, dans une œuvre littéraire, il y a, en plus de la perfection de la forme, le sujet qu’exprime cette œuvre, dans le petit poème qu’est la chanson n’est-ce pas le sentiment joliment exprimé qui en fait la valeur ?

Or, la Chanson est belle et riche quand elle sait exprimer l’état d’une civilisation ; quand elle évoque des événements ou des faits d’une époque ou d’une nation, d’une personnalité pu d’une région ; quand elle dépeint un état d’âme ; quand elle contribue à perpétuer les fastes historiques d’un règne, d’un peuple, d’une nation ou qu’elle les critique.

Et n’est-ce pas là, justement, l’origine de la Chanson ? Elle a devancé l’Histoire et suppléé la Presse.

La Chanson est une forme d’art qui, mieux que la peinture et la sculpture, nous donne la plus réelle image du passé tant on la sent intimement mêlée à la vie de ce qu’elle raconte ou rappelle, critique ou glorifie !

C’est la chanson, dans sa naïveté, qui nous a conservé fraîche et vraie l’image des mœurs d’autrefois et nous a tracé, en traits rudes ou fins, des caractères qui révèlent une époque et marquent les évolutions d’une race.

Dans nos vieilles chansons de France, pieuses ou gaillardes, c’est bien le visage du passé, c’est bien l’âme du peuple aux siècles antérieurs à celui que nous vivons qui se présentent à notre esprit et réveillent les souvenirs que nous pouvons avoir des lectures et des études où nous avons eu l’illusion de revivre le passé. La chanson souvent nous désillusionne de l’histoire en nous montrant, sous des traits plus caractéristiques, certains événements et certains personnages. La chanson française, pour peu qu’on- se plaise à l’étudier, nous montre bien la pensée populaire de la France. Elle nous la fait revivre à chaque époque de notre histoire, tantôt inquiète et fanatisée, tantôt sceptique et spirituellement moqueuse, enfin, tour à tour primesautière et profonde, mélancolique et passionnée et, au seuil de la grande époque révolutionnaire, passant soudain d’une chanson grivoise pleine d’insouciance à la menace des chants précurseurs du bouleversement de 1789.

La chanson populaire est celle qui reflète le mieux — même si elle s’éloigne des règles de la littérature proprement dite — par ses fréquentes évocations des caractéristiques du peuple, les états d’âme collectifs faits d’espoirs, d’amours et de joies qu’on aime tant dans les vieilles chansons. Bien souvent, ces chansons sont vraiment œuvres collectives. Il en est, dont on ne connut jamais le ou les auteurs. Cet anonymat est curieux. Ainsi, un bon bougre soupire ou sanglote et, pour se consoler, rime tant bien que mal sa peine ou son amour ; et voilà que sa chanson passe de bouche en bouche sans qu’on sache ni d’où ni de qui elle vient. Mais si, au lieu de l’homme saignant sa vie, c’est un autre, ivre de joie, vibrant d’espoir qui clame son bonheur devant une bouteille de bon vin, c’est encore une chanson qui se répand, s’enrichissant de termes nouveaux, d’images drôles et familières et d’un accent de terroir qui s’accordent et s’harmonisent aux rythmes consacrés, se transmettant aussi de bourg en bourg, de village en village, de ville en ville, de cité en cité, de province en province et devenant une chanson nationale se transmettant de siècle en siècle.

C’est bien la chanson populaire simple, rudimentaire, parfois puérile, souvent charmante, œuvre de tous et de personne, ne se transformant que pour mieux s’adapter, qui est venue jusqu’à nous et qu’on se plaît à entendre et à chanter soi-même. Est-ce un chef-d’œuvre ? Quelquefois. Par l’expression du sentiment, la chanson touche du coup la pure beauté littéraire.

C’est ce qui, sans doute, la faisait juger ainsi par Montaigne quand il écrivit : « La poésie populaire et purement naturelle a des naïvetés et grâces par où elle se compare à la principale beauté de la poésie parfaite selon l’art : comme il se voit ès villanelles de Gascogne aux chansons qu’on nous rapporte des nations qui n’ont connaissance d’aucune science, ni même d’écriture. »

Ainsi, en marge même de toute littérature, une chanson populaire peut atteindre au chef-d’œuvre par sa grâce, sa naïveté, sa fraîcheur, sa franchise.

C’est surtout du XVe siècle que nous viennent les chansons les plus accessibles à la compréhension actuelle de ce qu’on désigne, même parmi les amateurs le belles-lettres, sous le nom de gros ou grand public. Il est de fait que la période antérieure au XVe siècle nous fournit, certes, de belles chansons, mais il faudrait plus de texte à l’explication et plus d’annotations pour les rendre intelligibles qu’il ne faudrait de place pour les publier.

D’ailleurs, c’est au XVe siècle seulement que, non seulement en France, mais dans plusieurs pays de l’Europe, on vit la plus riche éclosion de la poésie populaire. Cette poésie, dit Gaston Paris, dans la préface à un recueil de chansons populaires, se distingue nettement de l’époque précédente. Elle est, ajoute-t-il, restée la base et le modèle de la poésie populaire qui a suivi et de celle qui se produit encore. Par une réaction remarquable, elle s’est dégagée à l’époque ou la littérature proprement dite est la plus éloignée de la nature, de la simplicité et du sentiment vrai.

Par le sujet ou par l’expression, les chansons du XVe siècle se rattachent bien à la tradition poétique antérieure. Bien que d’inspiration populaire, la forme de certaines d’entre ces chansons révèlent des poètes habiles et délicats dont les noms sont restés ignorés de nous. Toutes ces chansons du XVe siècle contiennent, mieux que celles des époques suivantes, une véritable poésie.en même temps qu’une image fidèle de ce siècle et de ses mœurs. Il faudrait, pour s’en convaincre, ayoir sous les yeux les chansons d’amour et les chansons satiriques ou historiques, ainsi que les pastourelles et les rondes dans leur variété. En voici une qui se chante sur un air qui est du XVe :

L’AMOUR DE MOI S’Y EST ENCLOSE

L’amour de moi s’y est enclose
Dedans un joli jardinet
Où croit la rose et le muguet
Et aussi fait la passerose ;
Ce jardin est bel et plaisant ;
Il est garni de toutes fleurs ;
On y prend son ébattement
Autant la nuit comme le jour ;
Hélas ! il n’est si douce chose
Que de ce doux rossignolet
Qui chante au soir, au matinet ;
Quand il est las il se repose.
Je la vis, l’autre jour, cueillir
La violette en un vert pré,
La plus belle qu’onques je vis
Et la plus plaisante à mon gré.
Je la regardai une pose :
Elle était blanche comme lait
Et douce comme un agnelet,
Vermeillette comme une rose.

Dans le même genre mignard, voici une autre chanson dont le premier vers fait aussi le titre :

VRAI DIEU , QUI M’Y CONFORTERA

Vrai Dieu, qui m’y confortera
Quand ce faux jaloux me tiendra
En sa chambre seule enfermée ?
Mon père m’a donné un vieillard
Qui, tout le jour, crie : « Hélas ! »
Et dort au long de la nuitée.
Il me faut un vert galant
Qui fût de l’âge de trente ans
Et qui dormit la matinée.
Rossignolet du bois plaisant,
Pourquoi me vas ainsi chantant,
Puisqu’au vieillard suis mariée ?
Ami, tu sois le bienvenu :
Longtemps ah ! que t’ai attendu
Au joli bois sous la ramée.

Toutes ces chansons du xv° siècle ont le même charme et l’on ne sait vraiment laquelle choisir pour en donner échantillon.

Je me garde bien de citer celles qui ont une tendance historique ou guerrière, mais dont l’originalité fait la seule valeur en dehors de la forme qui est bien celle de la chanson facile à retenir malgré son nombre considérable de couplets. Ce sont des sortes de complaintes ou plutôt les complaintes que nous connaissons semblent être une mauvaise imitation de ces chansons. Elles étaient un moyen de répandre la gloire de héros légendaires ou inconnus et de raconter les hauts faits de seigneurs et autres batailleurs, des époques où la presse n’existait pas, pour entretenir les peuples dans le mensonge et l’admiration de ce qu’ils n’avaient ni vu ni connu. Les trouvères et les troubadours étaient les auteurs et les interprètes de ces chansons populaires.

Mais la vraie chanson du XVe siècle est heureusement venue, souvent très courte, mais combien jolie, telle celle-ci encore :

VOICI LA DOUCE NUIT DE MAI

Voici la douce nuit de mai
Que l’on se doit aller jouer,
Et point ne se doit-on coucher :
La nuit bien courte trouverai.
Devers madame m’en irai,
Si sera pour la saluer
Et par congé lui demander
Si je lui porterai le mai.
Le mai que je lui porterai
Ne sera point un églantier,
Mais ce sera mon cœur entier
Que par amour lui donnerai.

Ces spécimens de la chanson au XVe siècle peuvent donner une idée de la façon poétique de tourner un couplet et de former une chanson qui ne peut déplaire à quiconque aime la chanson pour elle-même.

* * *

Le chant populaire, au XVe siècle se développe avec une abondance telle que Rabelais, dans son Pantagruel en peut énumérer environ deux cents sur des airs populaires.

Parmi ces chansons, il en est de bien gaillardes. Elles n’en sont pas moins belles et ont alors un accent de franchise et de liberté qui compense leur libertinage.

Chaque province a fourni ses chansonniers et les chansonniers gaillards sont de partout. Ne contribuent-ils pas à donner au peuple de chaque siècle ce rayon de gaité qui lui fait oublier sa misère ?

La chanson se perfectionne durant tout le XVIè siècle.

Les airs populaires sont en faveur et cela donne naissance au genre de la « chanson musicale » où les airs connus, reproduits avec leurs paroles, servent de thème à de véritables compositions de musique, ordinairement traitées à quatre parties vocales par des musiciens de profession avec tous les raffinements du contre-point.

Nous sommes alors au temps des guerres de François Ier avec leurs gloires et leurs horreurs ; il y a dans tout le pays des bandes armées qui ravagent les villes et les campagnes du doux pays de France ; il y a les troubles affreux de la Ligue et d’autres calamités encore pour le peuple qui trime. Les chansons de cette époque évoquent souvent tout cela. Les poètes s’en inspirent en des poésies suggestives. Les chansonniers font de même et leurs œuvres ne sont pas sans valeur historique et littéraire. Au début du siècle, quelques chansons font bonne figure dans la littérature. Par exemple, il est des chansons charmantes qui ne sont rien de moins que des poésies signées du bon poète Clément Marot et qui sont réellement chantées. Des œuvres célèbres des poètes de la Renaissance sont de véritables chansons. On en possède les airs et elles furent très populaires et ne contribuèrent pas peu à la gloire des chansonniers dans maintes provinces de France. Toute la pléïade a contribué à la gloire de la chanson, comme la chanson a contribué à la leur. Ronsard, Rémy Belleau, Clément Marot d’abord ; Le Roux, de Lincy, Claude de Pontoux, ensuite ; puis, Gilles Durant, Desportes, Marie Stuart et Henri IV lui-même, sont les signataires de belles chansons du XVIè siècle, sans porter cependant le moindre préjudice à la chanson anonyme des XVe et XVIe siècles, la vraie chanson populaire.

Une fois encore, laissons de côté la chanson historique, trop longue pour être citée, et ne reproduisons que celle-ci, bien courte et bien belle, de Clément Marot :

PLUS NE SUIS CE QUE J’AI ÉTÉ

Plus ne suis ce que j’ai été,
Et plus ne saurais jamais l’être :
Mon beau printemps et mon été
On fait le saut par la fenêtre ;
Amour, tu as été mon maître,
Je t’ai servi sur tous les Dieux :
Ah ! si je pouvais deux fois naître,
Comme je te servirais mieux !

Il y a encore celle de Ronsard, trop connue de nous et pas assez de tant d’autres :

MIGNONNE, ALLONS VOIR SI LA ROSE....

Mignonne, allons voir si la rose
Qui, ce matin, avait déclose
Sa robe de pourpre au soleil
A point perdu cette vêprée
Les plis de sa robe pourprée,
Et son teint au vôtre pareil.
Las ! voyez comme en peu d’espace,
Mignonne, elle a dessus la place,
Las ! las ! ses beautés laissé choir !
O vraiment marâtre Nature,
Puisqu’une telle fleur ne dure
Que du matin jusques au, soir !
Donc, si vous me croyez, mignonne,
Tandis que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté
Cueillez, cueillez votre jeunesse :
Comme à cette fleur, la vieillesse
Fera ternir votre beauté.

Le dix-septième siècle est celui où l’on a beaucoup chanté, paraît-il, dans toutes les classes de la société. Dans l’aristocratie on cultiva le chant. Les airs vont avec les paroles ; ils sont « précieux », et affectés à la cour.

Ce genre maniéré n’est pas celui du peuple, qui conserve à la chanson son allure gracieuse et libre, se ressentant pourtant des chansons de la cour et de celles du Pont-Neuf ; Celles-ci étaient souvent fort grossières, mais toujours satiriques et elles valaient à leurs auteurs des ennuis judiciaires — comme aujourd’hui un article de journal d’avant-garde en vaut à son rédacteur.

A cette époque, s’épanouit la Brunette genre de chanson galante et champêtre sur des thèmes de tradition populaire, mais les couplets en sont soigné stylisés ; pourtant, ils gardent leur primitive naïveté.

C’est le siècle de Malherbe et de La Fontaine ; c’est celui du pauvre Scarron ; c’est celui de Bussy, Rabutin et de Haguenier ; puis, encore, de Marigny et de Quinault ; de Coulange, Chaulieu, Regnard, Lainez, La Fare, Fontenelle, Dufresny, etc., etc.

Autant de poètes semblent vouloir concurrencer les chansons si populaires que sont les brunettes, les rondes et les légendes mises en couplets par tant d’anonymes aussi glorieux qu’inconnus, car ils sont le Peuple lui-même chantant ses chansons. Le Peuple est chansonnier, sachons-le ; sa production est féconde et traverse les âges. Il nous a chanté et nous chante le Passé pour nous distraire, nous instruire et nous réconforter. Il chante le Présent et il chante l’Avenir, traduisant nos espoirs, nous entraînant vers nos destinées. Il chante toutes les ivresses de la vie, mais il chante aussi l’Histoire dans ses événements les plus douloureux et les plus héroïques..

C’est ainsi que le dix-huitième siècle, malgré les tendances si diverses qui se partagent l’âme française, se trouve exprimé tour à tour par la chanson. Ce sont d’abord les chansons de tendresses bachiques ressemblant assez aux contes licencieux de certains écrivains de la cour du roi Louis XV. Il y a de l’esprit, de la sécheresse de cœur, du scepticisme.

Piron, Collé, Gallet, Pannard, tous les chansonniers du Caveau rivalisent de verve, de gaîté, de malice.

Puis, c’est la romance qui traduit la sensiblerie ambiante du Trianon avec ses bergeries.

Mais voici maintenant, se faisant la traductrice fidèle des sentiments populaires, la chanson enthousiaste, menaçante, vengeresse qui accompagne le Peuple sur la route ouverte à son affranchissement par la Révolution Française.

Voilà que, subitement, les chansonniers libertins, buveurs, paillards se découvrent une mission sacrée d’entraîneurs, de susciteurs d’énergie, d’apôtres d’une foi nouvelle. Ils traduisent en chants les plus beaux sentiments d’émancipation humaine exprimés par les philosophes au cours de ce grand siècle et de ceux qui l’ont précédé.

Les chansons frivoles se taisent. On oublie : « II pleut, il pleut, bergère », de Fabre d’Eglantine, pour ne plus chanter que la Marseillaise, de Rouget de l’Isle. C’est la Révolution !

Les idées sociales vont naître, puisque les idées politiques sont en pleine maturité. Ces idées révolutionnaires qui se sont manifestées par la Chanson vont continuer. Les chants révolutionnaires maintenant ne disparaîtront plus de la chanson française. Le dix-neuvième siècle en sera tout imprégné malgré les secousses politiques de réaction produites pour ramener le Peuple au bon temps de la Monarchie absolue. Ce ne sera pas le siècle de la Révolution, ce sera celui des révolutions.

Cela n’empêchera pas les chansonniers du Caveau de renaître, ni Béranger, après Désaugiers, d’entretenir la Chanson française.

La chanson populaire est plus que jamais représentée en ce dix-neuvième siècle. Béranger fait sa propagande républicaine par le Roi d’Yvetot. Et Bérat, égale Chateaubriand par Ma Normandie.

Pierre Dupont chante Les Sapins, Les Bœufs, le Chant de l’Ouvrier. Puis, Xavier Privas fait aimer l’Amour et la Beauté en chantant la Bonté. Viennent alors les chants révolutionnaires, écrits avec des larmes et du sang, par de véritables poètes qui sont du Peuple et veulent, avec une conviction farouche, son bonheur intégral par la Révolte collective des prolétaires ! Il est bien difficile de faire un choix parmi tant d’oeuvres et de chefs-d’œuvre de la Chanson contemporaine.

Aussi, résumons-nous.

La chanson n’a d’autre genèse que celle expliquée en ces quatre vers par un poète chansonnier, nommé Ernest Chebroux :

0 chanson ! Rayon de gaîté,
Un Dieu dut t’envoyer sur terre
Pour faire oublier la misère
Dont le genre humain est doté.

De tout temps, répétons-le, les hommes ont chanté. Les plus doux sauvages des temps anciens et des régions inconnues comme les plus barbares civilisés de la plus haute antiquité ont certainement exprimé leurs sentiments par des accents rythmés sur des tons plus ou moins harmonieux. On peut croire et dire, avec Julien Tiersot, que « la chanson est la première forme sous laquelle les peuples ont conçu la poésie et la musique ». Et l’on peut ajouter, avec Georges Normandy, « que non seulement vers et mélodie sont nés ensemble d’une même inspiration, engendrés en quelque sorte l’une par l’autre », mais encore que la chanson n’a pas été inventée et qu’elle est née toute seule, avec le sentiment dans l’animal humain, sous toutes les latitudes et à toutes les époques.

Les Peuples se sont rués les uns sur les autres en chantant de rauques chansons. Leurs chefs guerriers ont été déifiés par la chanson, comme au cours des siècles ils ont été critiqués, menacés, exécutés en chantant.

La Chanson a gouverné. On a pu dire qu’en France l’ancien gouvernement, déchu par la Chanson avant de l’être par l’action, fut « une monarchie absolue, tempérée par des chansons ».

La Fronde fut connue du Peuple et entretenue par la chanson.

Les femmes du peuple s’en furent à Versailles en chantant, pour ramener à Paris affamé le Boulanger, la Boulangère et le petit Mitron.

La chanson a évolué avec le Peuple. Elle est toute la poésie de l’évolution du Peuple et l’on peut dire que si les mœurs ont influé sur la chanson, celle-ci a également influé sur les mœurs.

La Chanson accompagne toujours le Peuple dans son évolution. C’est elle qui note et traduit les sentiments, les colères et les révoltes du Peuple.

C’est elle qui exalte ses espoirs et lui fait marquer le pas sur le chemin de son émancipation. Elle pleure, chante, rit, gronde avec lui. Elle est fille des grands cœurs et des beaux esprits.

Elle est gaie, elle est triste, selon les variations humaines puisqu’elle est la compagne fidèle du bon Peuple qu’elle berce, qu’elle encourage, qu’elle anime, qu’elle instruit.

Les bons chansonniers ont raison de vouloir que la Chanson du Peuple soit au Peuple, car le Peuple l’aime. Il est né avec elle ; il a grandi, lutté avec elle.

Le Peuple et sa Chanson, c’est l’avenir.

Georges Yvetot.

CHANTAGE

n. m.

Manœuvre qui consiste à abuser de la confiance de quelqu’un, et à lui extorquer des fonds sous la menace de révéler des secrets qui peuvent lui être préjudiciables. Le chantage est un acte indélicat au plus haut point et avilit celui qui en use. Il est cependant entré dans les mœurs de la vie courante, et s’il constitue un délit puni par les tribunaux, il est surtout pratiqué sur une grande échelle par ceux qui prétendent être les défenseurs de l’ordre et de la morale.

Toute la presse bourgeoise vit de chantage. Chantage individuel, collectif, national, diplomatique, politique. Que de journaux puisent le plus clair de leurs ressources dans le chantage ! Il leur suffit de connaître ou de soupçonner les dessous d’une affaire financière véreuse, un traité diplomatique de nation à nation que les gouvernants intéressés veulent garder secret, les vices ou les travers d’un homme politique influent, pour qu’immédiatement, sous la menace de révélations scandaleuses, on fasse chanter les intéressés.

Que de drames, que de crimes, que de réputations salies, que de vies brisées ont été déterminés par le chantage ! Il n’y a pas grand-chose à faire pour se défendre contre lui, car le maître chanteur est un être sans scrupule pour lequel la fin justifie les moyens, et l’oreille populaire écoute plus facilement la calomnie que la raison. Engendré par la boue capitaliste, le chantage exerce une puissance formidable et pénètre partout. Il faut le combattre comme toutes les armes jésuitiques et s’éloigner des individus assez malpropres pour s’en servir.

CHARITE

n. f.

Les deux premiers sens indiqués par Littré sont :

  1. « Amour du prochain » ;

  2. « Acte de bienfaisance, aumône »,

Pour que la seconde signification ait pu dériver de la première, il a fallu que l’idée d’amour, alourdie d’on ne sait quoi de grossièrement protecteur, glissât un peu bas le long du concept de pitié. Aujourd’hui, la charité — parfois on précise et on dit la charité chrétienne — n’est plus nommée qu’avec dégoût par les êtres un peu dignes. Ils ne veulent ni la recevoir humblement ni la faire dédaigneusement. Pourtant, ce mot qui sent la soupe distribuée aux portes d’un couvent, fut beau et parfumé en sa prime jeunesse. Charité découle du grec charis, comme le nom même des Grâces, ou, pour répéter nos poètes du XVIème siècle, des Charites. Avant d’être rendu nauséeux par l’abjection chrétienne, il disait non la pitié mal penchée, le secours dédaigneux et l’inégalité dégradante pour le bienfaiteur comme pour le protégé, mais l’amour d’autrui avec son cortège de sourires ravis, de charmes émus, d’attentions discrètes. Dans ce premier sens, il est la création des stoïciens. Cicéron nous explique comment ils opposaient la vaste « charité du genre humain », caritas humani generis moins aux amitiés choisies et exclusives des épicuriens qu’à la défensive et offensive solidarité civique vantée par les péripatéticiens et les autres esclavagistes. A l’odieuse formule d’Aristote : « L’homme est un animal politique », ils opposaient la vraie maxime de large et égale charité : « L’homme est, par nature, ami de l’homme ».

Certains mots ont traîné, hélas dans trop de boue pour qu’on les puisse laver. Comme au sac d’une ville meurt la femme violée par trop de soldats, les chrétiens ont tué de trop de souillures un terme qui fut souriant et profond, que nul effort ne fera revivre.

— HAN RYNER.

CHARLATANISME

n. m.

User de ruses et d’artifices pour exploiter la crédulité publique et s’attirer la sympathie ou la confiance des foules. On appelle « charlatans » les opérateurs, les droguistes, les « dentistes » qui, sur les places, les marchés et les foires, débitent des paroles et surtout des produits de provenance et d’efficacité douteuses.

Il est des charlatans plus dangereux et, naturellement, mieux cotés. On les rencontre dans les académies, les officines, les laboratoires et les parlements. Ceux-là jouissent de l’estime publique.

La médecine, qui devrait être une science au service de l’humanité, n’est souvent que du charlatanisme. Le pauvre malade, animé par l’instinct de conservation se laisse facilement convaincre par tous ceux qui spéculent sur la santé d’autrui, et lui assurent la guérison et c’est ce qui explique le succès du charlatan qui trouve toujours des dupes.

Dans les prétoires, dans les cours de justice, ce sont les avocats, ces « défenseurs de la veuve et de l’orphelin », qui prennent la place du charlatan médical. Le pauvre bougre qui est pris dans les mailles de la justice est une proie facile, qui ne cherche qu’à être convaincu, et les belles paroles de l’homme de loi brisent toutes ses hésitations.

C’est aussi à l’église que s’exerce le charlatanisme et c’est ensuite sur les tréteaux électoraux où les candidats menteurs et sans vergogne promettent n’importe quoi et à n’importe qui, pourvu qu’ils obtiennent les suffrages des électeurs abasourdis et grisés d’illusions.

Combien sont inoffensifs les petits camelots qui débitent leur marchandise sur les places publiques et, tout en vivant modestement, ne font de tort à personne, à côté de ces charlatans légaux qui accomplissent leur besogne à l’abri des lois !

Dans une société où tout se vend et tout s’achète, il est normal de considérer le charlatanisme comme une qualité et il n’y a pas lieu de s’étonner de la place qu’il prend dans la vie sociale.

CHARNIER

n. m. (du latin carnarium ; de caro, carnis, chair)

Anciennement, cimetière. Endroit dans lequel on enterrait ceux à qui leur fortune permettait d’être séparés du commun des morts. Aujourd’hui, le mot n’est plus usité dans ce sens, mais sert à désigner un amas de cadavres, consécutif à une catastrophe, un cataclysme ou une guerre. Le mot charnier est entré dans le langage courant pour symboliser les effroyables catacombes issues des horribles carnages, tueries et massacres en masse qui caractérisent plus spécialement les guerres.

CHARPENTIER

L’antérieur rudimentaire coupeur de bois, le bûcheron, charpentier primitif, est le plus ancien artisan qui employa le bois brut aux huttes et aux simples usages, plus tard aux constructions, en l’équarrissant et en le joignant par des assemblages. De vieilles images et gravures imaginatives représentent quelques constructions et des intérieurs ; mais ce ne sont pas des documents positifs des choses telles qu’elles existèrent, comme se le sont imaginé des illustrateurs. Les vieux écrits gravés sur la pierre des asiatiques et des égyptiens nous renseignent un peu mieux ; ils indiquent que les charpentiers exécutèrent, avant les civilisations grecques et romaines, de sérieuses constructions en bois. Il en est de même des époques gallo-romaines et gallo-françaises qui ne nous laissent aucune attestation en bois ; nous ne sommes renseignés que par de vieux parchemins, qui marquent que les maisons royales, romaines et gauloises, occupaient des charpentiers pour la construction et l’entretien des ouvrages divers : ponts, bateaux, faîtages, portes, bancs, charrues, chariots, roues d’une seule pièce, etc. Après Dagobert la documentation écrite est plus précise et depuis Charlemagne le charpentier est affirmé dans sa science.

L’époque romane nous laisse, supposer que les entrées des temples et des édifices avaient des portes en bois, que des poutres et des arbalétriers en soutenaient les parties. Les vestiges des XIIème et XIIIème siècles montrent que le travail du charpentier dans les pays de l’Europe Centrale et Occidentale a peu progressé depuis les premiers siècles. Le bois est encore et presque entièrement équarri et travaillé à la cognée et à la hache. Il faut arriver au XIIIème siècle et au gothique pour avoir des pièces de bois rongées par le temps qui nous renseignent sur le charpentier avec des outils transformés qui permettent de raboter, équarrir, assembler, moulurer et sculpter. Les maisons en bois du XVème siècle qui existent encore dans les vieilles villes, attestent qu’à la fois la science et l’art de la charpente atteignirent un développement considérable, qui se continua dans les beaux travaux des cathédrales, des châteaux et des maisons civiles de la Renaissance. Puis, les métiers se différencièrent, se spécialisèrent ; le charpentier abandonnait en partie la gouge et les petits outils au menuisier, pour ne construire que les combles, les escaliers, les encorbellements et les échafaudages qu’utilisaient les tailleurs de pierre, maçons, sculpteurs. Depuis 1850 où la charpente en fer fut employée aux petites et aux grandes constructions, la technique de l’ouvrier charpentier est en décroissance. Les syndicats y suppléent dans une louable mais trop faible mesure en créant des cours professionnels, afin que l’ouvrier ne soit pas ravalé aux degrés inférieurs, et que le simple levageur et monteur puisse connaître les secrets scientifiques, que se réserve de plus en plus l’élite des techniciens, fils de bourgeois qui poursuivent leurs études jusqu’à 18 et 20 ans.

Les classes inférieures des sociétés gallo-romaines, gallo-franques et du Moyen-Âge étaient tenues dans une servitude dont s’affranchirent sur plusieurs points les corps de métiers des tailleurs de pierre et des charpentiers. Du Vème au XIIIème siècle, dans la société féodale, le roturier payait au Seigneur une redevance pour la terre à laquelle étaient attachés les serfs de la glèbe qui ne pouvaient librement disposer de leur personne, ni s’éloigner du domaine du maître roturier.

Au Xème siècle, dans les châteaux féodaux et dans les abbayes, des fermes et des ateliers se créèrent pour construire et entretenir les bâtiments et le matériel ; les charpentiers y eurent leur place.

C’est au Moyen-Âge que les corps de métiers s’organisèrent sous la direction des pontifes ; ils acquirent une indépendance relative, toute religieuse, hors de la Seigneurerie de laquelle ils dépendaient. Dès le XIIème siècle, les charpentiers ainsi que les tailleurs de pierre menèrent une vie nomade, voyageant en troupes pour construire des ponts, des églises, des maisons, des châteaux, etc. Le compagnonnage affirma l’esprit de corps et eut pour résultat de soustraire les charpentiers à la servitude, en créant l’émulation dans le travail. Le compagnonnage fut une force qui marqua alors une ère de progrès ; il se divisa vers 1400 à la construction des tours de la cathédrale d’Orléans ; il y eut, alors, des batailles entre les compagnons partisans de l’un ou de l’autre des deux architectes qui dirigeaient les plans. Ceux qui ne voulurent pas se soumettre et qui furent obligés de fuir dans la Loire sur des gavautages, se dénommèrent les Gavots, ceux qui restèrent furent les Devoirants ou du Devoir. Chez les charpentiers ces deux ordres tinrent étroitement toute la corporation jusqu’au milieu du XIXème siècle, où fut fondée une société compagnonnique indépendante qui mit fin à une partie des rites et des secrets, tout en conservant un esprit rétrograde vis-à-vis des profanes non affiliés. Jusque vers 1860, les maîtres charpentiers patrons, n’embauchaient que les compagnons affiliés à leur rite respectif ; dans les villes où les patrons étaient tous du même ordre compagnonnique, le compagnon d’un autre rite ne pouvait s’embaucher ; aussi il y eut des luttes meurtrières entre les compagnons.

Par la religiosité du compagnonnage, les ouvriers étaient dociles et soumis à l’autorité patronale. Même dans le compagnonnage, la hiérarchie existait, l’apprenti n’avait pas le droit de manger à la table des compagnons ; s’il était reçu compagnon, deux parrains étaient responsables de sa conduite vis-à-vis des patrons et de la mère qui était l’hôtesse désignée où il logeait et prenait ses repas. La soumission qui longtemps empêcha toute idée d’émancipation et de révolte contre l’autorité fut très funeste à I’esprit novateur ; c’est ainsi que jusqu’en 1880, la corporation des charpentiers fut en retard dans le mouvement d’émancipation sociale.

D’abord labeur simple, primitif, naturel, le travail du charpentier avec les nécessités et les besoins nouveaux se développa et devint une science de calcul et de géométrie : étude de la résistance sous le poids et les différentes pressions, tracé de géométrie descriptive pour les nombreux assemblages des pans, des limons d’escaliers, des arbalétriers, etc. La science compliquée du charpentier jointe à la pratique, presque jusqu’à la fin du XIXème siècle, fut exigée pour avoir le droit de compagnon (ouvrier accompli). Elle tend de plus en plus à disparaître chez les manuels, qui ne sont en général que des monteurs-levageurs. Maintenant le tracé est fait par des techniciens qui sortent des écoles centrales d’arts et métiers ; la mise au point, faite par des spécialistes, est exécutée avec Ies machines à bois qui remplacent le travail à la main pour le planissage, le découpage et les assemblages. L’ouvrier charpentier relégué de plus en plus au rang de simple manœuvre, a le devoir de connaître la technique du travail qu’il met debout. Face à la science d’une caste qui l’oblige à n’être qu’automate, il doit chercher à savoir ce que les conducteurs ont appris aux Ecoles. Ces connaissances jointes à celles de la sociologie qui incite l’homme à se connaître lui-même et à désirer l’égalité sociale dans le Beau, dans le Bien-Etre par l’universelle fraternité, l’empêcheront d’être la brute, esclave salarié, que les capitalistes, maîtres de l’heure, croient avoir indéfiniment à leur entière disposition et qu’ils dominent par la puissance de la chose fictive et volée : l’argent.

Le travail uni au savoir est seul positif et substantiel. Il ne sera libéré que par les individus conscients, révolutionnaires qui démoliront les préjugés et les tutelles du vieux monde.

— L. GUÉRINEA

CHARRON

Le charron est l’artisan qui construit les véhicules pour transporter des charges diverses : chars, voitures, tombereaux, charrettes, camions, brouettes ainsi que les charrues. Ce que l’on connaît de plus ancien c’est le char. Suivant les écritures bibliques le roi Salomon s’en servit ainsi que les Assyriens. Les Grecs et les Romains en avaient pour leurs jeux olympiques. Il est évident que le métier spécial n’existait pas à ces époques, les ouvriers du bois en général façonnaient les chars et les charrues. Ça n’en est pas moins là qu’il faut trouver les primitifs charrons. Plus tard, en Grèce et à Rome, les transports se firent avec des voitures à deux roues ; les gallo-romains en eurent à quatre roues, on continua avec des variantes d’utilité ou de luxe jusqu’au XIIème siècle. Au XVème siècle c’est la voiture à quatre roues, puis le carrosse suspendu qui commence. Au XIXème siècle ce sont les petits omnibus, les diligences et les chemins de fer. Au XXème siècle, les tramways, autobus, métros et les automobiles de toutes sortes qui remplacent de plus en plus la force animale pour la traction. Au XIIIème siècle le charron est classifié dans les divers métiers, le travail de la voiture se perfectionne et exige des connaissances spéciales. Les bois les plus employés furent le charme, le frêne, I’acacia, l’orme, le hêtre, le chêne, à la fois durs et résistants.

Comme tous les métiers du bois, depuis 1870, le charronnage s’est divisé en spécialités : ouvriers de la roue ; de la carcasse, du train, des brancards, etc. Ceux de la voiture sont les menuisiers en voiture. L’automobilisme supplante en grande partie ces spécialités ; le métal est substitué au bois dans l’ensemble et dans les roues. Le compagnonnage y eut les mêmes influences que dans les métiers du bâtiment ; techniquement l’étude du dessin n’y fut pas très développée. Ce fut un métier de gros efforts et de fatigue, les buveurs s’y comptaient nombreux et longtemps les salaires furent inférieurs à ceux dès autres corporations du bois. Le syndicat des ouvriers de la voiture réussit avec beaucoup de peine à faire un peu monter les salaires. L’heure, depuis 1880, s’est stabilisée à 0 franc 70, vers 1900 à 0 franc 80 jusqu’à la guerre de 1914. Les carrossiers-menuisiers en voiture eurent un salaire supérieur de 10 et 15 centimes à celui des charrons. A présent, l’automobile remplace de plus en plus les voitures de toutes sortes et crée des spécialités nouvelles.

— L. G.

CHARTE

n. f.

Dans le langage courant : pacte qui consacre les privilèges, les prérogatives, les attributions, d’un individu, d’une collectivité ou d’une société. Contrat qui stipule le rôle d’une association ou d’une organisation. Ce mot n’a pas toujours eu le sens qu’on lui prête actuellement. Dans le très lointain passé il était synonyme de prison publique ou privée. Au temps où la seigneurie était toute puissante et avait des pouvoirs très étendus, le seigneur n’avait aucun scrupule à détenir quelqu’un en « charte privée », c’est-à-dire sans avoir recours à la justice pour condamner le prisonnier. Par la suite, ce mot désigna les actes de la grande chancellerie qui attribuaient un droit perpétuel, tels que les édits, les lettres de grâce émanant du pouvoir royal. C’est en vertu de chartes que les bourgs qui, avant Louis le Gros de France, étaient asservis à la seigneurie, obtinrent certaines libertés. Ce n’est pas par amour du peuple que la royauté par ses chartes lui accorda certains privilèges mais simplement pour dominer plus facilement la noblesse et le clergé. La première charte de commune fut accordée à la ville de Laon par le roi Louis XV qui avait besoin d’argent. Vint ensuite le tour de la ville d’Amiens, et petit à petit presque toutes les villes et bourgs de France obtinrent leur « Chartes de Communes ». Si les chartes laissaient aux communes une certaine liberté d’organisation intérieure, les habitants étaient, en échange des privilèges accordés, obligés de payer, moyennant finance, la liberté accordée par le roi. De plus, en période de guerre, il leur fallait fournir un certain contingent d’hommes d’armes. Néanmoins la charte fut le premier pas vers la libération des serfs, et lorsque plus tard la royauté, effrayée de l’agitation qui régnait, voulut retirer aux communes les dons dont elles avaient été gratifiées, ce fut en vain. La lumière avait pénétré dans les consciences et il fut impossible de l’éteindre.

Le mot charte, n’est plus de nos jours usité au sens politique. Les contrats qui règlent la vie, les droits, les devoirs des citoyens dans un pays sont des constitutions. Les peuples naïfs ont cru qu’en supprimant le mot, ils supprimaient les causes et les effets, et si les chartes furent des édits royaux, violés lorsque les besoins ou les désirs du monarque l’exigeaient, les constitutions qui sont des chartes nationales, ne sont pas plus respectées par les gouvernements démocratiques modernes, lorsque la cause de la bourgeoisie et du capital sont en jeu. Il n’y a aucune charte qui puisse concilier les intérêts opposés du Capital et du Travail. Il n’est pas de contrat possible entre des éléments dont les buts poursuivis sont si différents et vont à l’encontre l’un de l’autre. Dans le mouvement social et syndical, on a donné le nom de charte, aux motions qui stipulaient les buts poursuivis par le prolétariat et les moyens à employer pour assurer sa libération. La plus célèbre est la charte d’Amiens élaborée en 1905 par le Congrès national des organisations ouvrières et qui aujourd’hui encore sert de base à tout le mouvement syndical qui refuse de se laisser subordonner par les partis politiques. (Voir : Confédération Générale du Travail.) Hélas ! Si, au point de vue politique, une constitution ou charte nationale peut être violée, grâce à la veulerie de la population : sur le terrain syndical, la Charte d’Amiens — qui, pendant près de 80 ans fut le flambeau éclairant le mouvement ouvrier français — fut violée à son tour par ceux qui auraient dû en faire respecter les attributions. Le sentimentalisme des uns, l’ambition des autres, l’ignorance de la grande majorité et la faiblesse de tous permirent cette ignominie. La Charte d’Amiens est devenue lettre morte, respectée par personne, et la classe ouvrière, déchirée, arrachée, simple jouet entre les mains des politiciens, vogue à la dérive. Une charte est inutile si elle n’est pas l’émanation d’une conscience, capable de la respecter. Elle est un vulgaire chiffon de papier que l’on commente, que l’on discute et que l’on déchire, si elle n’a pas pour la soutenir et la défendre la force morale et intellectuelle de ceux qui l’ont élaborée.

CHASTETE

n. f.

On dit couramment de la chasteté qu’elle est la vertu des personnes ennemies de tout ce qui offense la pudeur. Cette définition n’est point entièrement satisfaisante. D’abord parce que les sentiments de honte, de modestie ou de décence, dont s’inspire la pudeur, ne se constatent pas seulement à l’occasion de circonstances où sont en jeu l’amour passionnel et la volupté des sens, tandis que l’état physique et moral qui nous occupe appartient exclusivement au cadre de la sexualité. Ensuite parce que la chasteté, lorsqu’elle n’existe que dans les apparences, c’est-à-dire dans les paroles et dans la tenue, et s’efforce d’en bannir tout ce qui pourrait provoquer chez autrui des pensées de luxure, n’à que l’importance d’une réserve polie, estimable dans une certaine mesure, mais trop souvent proche de l’hypocrisie pour représenter, dans toute l’acception du terme, la chasteté.

La véritable chasteté n’est pas seulement, en effet, dans l’expression et dans l’attitude. Elle est encore et surtout dans la nature de nos pensées. Or, comme il ne dépend point de la volonté que nous ne soyons brûlés par tous les feux du désir, lorsque notre organisme réclame l’étreinte qui perpétue l’espèce, il s’ensuit que la seule véritable chasteté c’est l’absence de préoccupations sexuelles.

Est chaste l’enfant ignorant de la loi de procréation, dont les organes sont encore sans exigences, et qui se montre nu sans songer à mal, parce qu’il ne soupçonne même pas ce que peut être l’obscénité.

Est chaste la jeune fille — en est-il beaucoup ? — seulement inquiète de platonique amour, et qui, songeant à son fiancé, ne s’égare jamais en imagination jusqu’à évoquer ce que peut être sa nudité au-dessous de la ceinture, ni des scènes licencieuses dont elle ne saurait, en public, esquisser la description.

Sont chastes encore les époux — sont-ils très nombreux ? — qui boudent aux mignardises de l’alcôve, et ne souhaitent les rapprochements charnels que par obéissance au commandement biblique de croître et de multiplier.

S’il est en ceci, pour les adultes, une vertu, ce ne peut être qu’une vertu d’anémiques, de précoces vieillards, ou d’amoureux transis.

Car elle n’est que de façade la chasteté telle qu’elle se pratique dans les sociétés influencées par la religion chrétienne, celle qui consiste à n’afficher ni maîtresse ni amant, et conserver devant le monde une retenue sévère à l’égard du culte d’Aphrodite, cependant que la pensée qui ne s’exprime point garde licence d’errer dans de suaves jardins secrets, et le sexe faculté de s’assouvir loin des regards curieux.

On confond souvent, comme identiques, la chasteté et la continence, alors qu’il s’agit en vérité de synonymes que séparent des différences notables. Si la chasteté est l’absence de préoccupations sexuelles, et le mépris ou l’ignorance du libertinage, alors même que l’on se soumettrait à des devoirs conjugaux, la continence est, par contre, l’abstention de tout rapport comme de tout plaisir sexuel, alors même que l’on souhaiterait vivement en éprouver la sensation. On peut donc être continent sans être chaste, et la réciproque est vraie.

Un prisonnier, répugnant à la sodomie comme à l’onanisme, et séparé d’une femme passionnément aimée, peut demeurer continent pendant des mois, tout en se complaisant dans des rêves dont la chasteté est exclue, tout en étant rendu demi-fou par des ardeurs dont il n’éprouve nulle honte. A l’opposé, une personne frigide, instruite dans le fanatisme religieux ; et qui considère comme tentation démoniaque toute invitation au plaisir des sens, peut, en mariage dit « légitime », cesser d’être continente, par respect pour les mœurs et pour la loi, tout en demeurant chaste par principe et par tempérament.

Ajoutons qu’une telle monstruosité n’est possible que par suite d’anomalies physiologiques, coïncidant avec une passion de l’irréel proche de l’aliénation mentale. Les personnes de cette catégorie allient le plus souvent à un cœur sec et à un esprit étroit, un sang peu généreux.

Cependant je pressens, de la part du lecteur, une question : Si l’on doit adopter les définitions qui précèdent, quelle peut être la portée, pratique du vœu de chasteté, que la religion catholique impose à ses prêtres et à ses religieux ? Je réponds donc avec impartialité : la doctrine catholique exige des ecclésiastiques qu’à défaut d’une grâce divine leur conférant une parfaite candeur d’âme, et l’apaisement de la chair, ils luttent de tout leur pouvoir, avec l’aide des prières et des mortifications, contre les embûches de la luxure, et se refusent à lui prêter une oreille complaisante. En cela se limiterait la portée du vœu de chasteté — qui n’exclurait point les épousailles et la procréation — si la règle de l’Eglise n’imposait aux ecclésiastiques, par surcroît, le célibat, c’est-à-dire la continence, l’œuvre de chair n’étant autorisée qu’en mariage seulement.

Mais, si le lecteur curieux désirait savoir dans quelle mesure le clergé se conforme à des conditions d’existence aussi draconiennes, je me bornerais à lui répéter fidèlement ce que m’avoua un jour, en tête-à-tête, un sympathique abbé défroqué, qui, après avoir été jadis mon contradicteur, devint mon ami : « La plupart des prêtres ne se privent de rien, mais opèrent avec réserve et discrétion ; une minorité trouve des compensations dans les pratiques solitaires ou l’homosexualité ; un nombre infime, servi par l’âge ou l’exaltation mystique, est en mesure de tenir ses engagements. » Et sa conclusion était : « A force de vouloir faire l’ange ; on finit par faire la bête ! ». Cette conclusion fut aussi la mienne.

— Jean MARESTAN.

CHASTETE

Le préjugé de la chasteté vaut la peine qu’on l’analyse au point de vue de l’appui qu’il apporte à la conception étatiste et autoritaire du milieu social actuel. J’appelle la chasteté « préjugé » parce qu’en se plaçant au point de vue de la raison et de l’hygiène biologique, il est absurde qu’un homme ou une femme impose silence au fonctionnement d’une partie de son organisme, renonce aux plaisirs ou aux joies que ce fonctionnement peut procurer, refoule des besoins qui sont les plus naturels parmi les naturels. En se plaçant à ce point de vue, l’on peut hardiment affirmer que la pratique de la chasteté, l’observation de l’abstinence sexuelle est une anormalité, un expédient contre nature.

Dans une revue anglaise, disparue maintenant, The Free Review, une femme : Hope Clare, a décrit, dans les termes saisissants que voici, les conséquences de la chasteté sur la santé générale de l’élément féminin de l’humanité :

« Journellement, les preuves nous sont fournies des maux physiques qu’engendre une virginité longue ou constante. Le manque d’usage affaiblit, dérange tout organe. Seuls les constituants pervertis des civilisations décadentes s’interdisent l’exercice des fonctions sexuelles... Les primitifs sont, à cet égard, bien plus sages que les civilisés. La nature, c’est entendu, punit avec la même rigidité et l’abus et l’abstinence. Mais est-elle aussi impartiale en réalité ? Un dissolu peut poursuivre une longue carrière de débauche sans que sa santé s’en ressente beaucoup ; mais la vierge ne s’en tire pas aussi facilement. L’hystérie, la forme la plus commune de maladie chronique, est le résultat presque inévitable du célibat absolu ; on la retrouve bien plus fréquemment chez la femme que chez l’homme ; et les spécialistes les plus experts sont en majorité d’accord pour reconnaître que neuf fois sur dix la continence est la cause première de cette affection. La menstruation, qui joue un rôle tellement important dans la vie de la femme, ne s’accomplit pas sans troubles chez les vierges. Bien souvent elle s’accompagne de souffrances et il n’est pas rare qu’elle fasse défaut. L’altération profonde de la santé qui sévit chez de nombreuses femmes célibataires n’a pas d’autres raisons et il s’ensuit de très graves inflammations des organes de la reproduction. L’état de célibat est un état morbide : il prédispose le corps à la maladie et à la souffrance. L’anémie, la chlorose sont des résultats fréquents de la virginité continue. Chaque jour, dans les rues, vous croisez les victimes de cette violation de la nature, reconnaissables à leurs visages pâles ou au teint jaune terreux, à leurs yeux éteints, à leurs regards sans chaleur, à leur pas lourd, sans souplesse. Elles ressemblent à des fleurs qui se flétrissent prématurément faute d’un soleil vivifiant, mais qui s’épanouiraient et prospèreraient si elles étaient transportées à temps dans une atmosphère d’amour... »

Ces lignes justifient pleinement le qualificatif de « préjugé » appliqué à la chasteté et le tableau qu’elle brosse à sa contrepartie chez les rares hommes qu’on rencontre chastes.

Le préjugé de la chasteté peut être examiné aussi bien au point de vue religieux qu’au point de vue civil.

Les religions — de l’antiquité consacraient au culte de leurs dieux un certain nombre de prêtres et de prêtresses qui faisaient vœu de n’entretenir de relations sexuelles avec qui que ce soit, et la violation de ce vœu était puni de sanctions le plus souvent atroces. Il est évident que l’importance occupée par la vie amoureuse dans l’existence des hommes les éloigne des « devoirs » rendre à la Divinité, elle leur crée des obligations, elle leur procure des distractions qui portent préjudice au culte que les entités religieuses sont censées exiger de leurs créatures. Le naturel porte toujours tort au spirituel, le physique au métaphysique. C’est pourquoi les mystiques considèrent les gestes sexuels et l’amour en général comme contenant en soi un élément d’impureté, comme un « péché » — comme le péché par excellence : il fait descendre, il établit le ciel sur la terre, le divin dans l’humain. C’est surtout dans le christianisme que cette idée atteint son apogée : l’amour sexuel, charnel, c’est le péché et à ce titre il est désagréable à la sainteté de la Divinité. D’ailleurs le fondateur, supposé ou réel, du Christianisme, est un célibataire, du moins on nous le présente comme tel. L’apôtre St Paul, le grand propagandiste chrétien, admet bien, en dernier ressort, qu’il vaut mieux céder à l’impulsion sexuelle que de « brûler », c’est-à-dire se marier, mais aux yeux de Dieu le célibat, l’état de virginité est ce qu’il y a, de mieux. Comme il faut bien concéder à « l’œuvre de chair », ne serait-ce que pour assurer la continuité de l’espèce, on ne l’autorise qu’ « en mariage seulement » et le mariage devient alors un sacrement, l’union, de deux corps et de deux âmes en même temps, une union basée sur des vœux perpétuels de fidélité sexuelle, bénie par le représentant terrestre de la Divinité, dont l’unique but est la procréation et par voie de conséquence la famille, un milieu où la progéniture grandit dans la crainte du Seigneur et le respect de ses commandements.

La conception civile du mariage est une traduction laïque de l’idée que s’en fait la société religieuse. L’officier d’état-civil fait tout simplement fonction de prêtre laïque. Jusqu’à ce que le magistrat ait sanctionné les rapports sexuels, le citoyen ou le sujet de l’un et l’autre sexe doit théoriquement demeurer chaste. S’il se conduit autrement, il est en butte à la déconsidération du milieu social, spécialement en ce qui concerne l’élément féminin. L’Etat a un très grand intérêt en effet à ce que les relations sexuelles aient pour corollaire l’établissement de la famille, parce que celle-ci est l’image réduite de la société autoritaire. Autorisés par les lois à cet effet, les parents imposent aux êtres qu’ils ont mis au monde sans les consulter, un contrat dont il leur est interdit de discuter les termes et qui contient en germe tout le contrat social ; c’est dans la famille que l’enfant apprend à obéir sans discuter, sans critiquer, qu’il est mis dans la nécessité de se contenter de réponses évasives quand il demande une explication ou de pas de réponse du tout ; c’est dans la famille qu’on inculque à l’enfant l’intérêt qu’il y a pour lui à être bon écolier, bon soldat, bon ouvrier, bon citoyen. Quand il quitte la famille, le crâne bourré, pour en fonder une nouvelle, il possède toutes les aptitudes voulues pour être dominé, ou dominer, être exploité, ou exploiter, c’est à dire jouer son rôle de souteneur de l’Etat.

Or, la chasteté où la femme a été maintenue, où elle s’est maintenue elle-même la prédispose admirablement à jouer son rôle de bonne mère de famille, de bonne éducatrice, de bonne citoyenne. Ayant refoulé pendant un certain temps, pendant toujours peut-être, les impulsions légitimes de son organisme sexuel, son besoin de recevoir et de donner des caresses, elle est dans l’état voulu — mère ou éducatrice — pour enseigner à ceux sur lesquels elle exerce son influence qu’il y a des contraintes auxquelles il faut se soumettre sans murmurer, même quand elles violent les appétits les plus naturels, même quand elles portent tort à la santé individuelle. Dès lors que l’observation de ce qui est naturel risque de miner, de mettre en péril I’artificiel, c’est au naturel qu’il faut renoncer et à l’artificiel qu’il faut s’assujettir. Voilà à quoi aboutit la pratique de la chasteté chez la femme, une fois devenue éducatrice.

La chasteté enfin, pour se maintenir, sacrifie toute une portion de l’humanité féminine. Nous disons bien « pour se maintenir » car là où l’élément masculin ne sent plus peser sur lui la contrainte des lois ou des conventions, il donne libre cours à ses instincts et sans aucune réserve, la preuve nous en est fournie par la façon de se comporter du soldat en campagne ou de l’homme moyen dans certains cataclysmes physiques ou politiques. Quoi qu’il en soit, le fait est qu’il existe une catégorie de femmes qui s’étend de la fille richement entretenue à la péripatéticienne de nos voies publiques, en passant par la pensionnaire des maisons closes, dont la profession consiste à louer leurs organes sexuels contre rétribution variable selon la hiérarchie qu’elles occupent dans leur profession. Nous avons écrit ci-dessus que ces femmes étaient des « sacrifiées » et elles le sont bien — d’abord par la déconsidération dont elles sont l’objet de la part du milieu social où elles évoluent — ensuite à cause des réglementations policières auxquelles leur personne et leur commerce sont astreints — enfin parce que les femmes chastes ne leur savent aucun gré de protéger leur chasteté. C’est parce que l’exercice de la prostitution est tenu en si haut discrédit, c’est parce que les prostituées sont montrées du doigt comme un élément social indésirable, que la chasteté a fini par passer à l’état de vertu civique. En entretenant dans le milieu social ce point de vue de la prostitution, en lui assimilant plus ou moins les relations sexuelles non légalisées, l’Etat est parvenu à donner au mariage une valeur exceptionnelle, que le divorce ne détruit pas, puisqu’il exige, lui aussi, l’intervention du magistrat.

Il découle de soi que là où a disparu le préjugé de la chasteté, à l’individuel comme au collectif, les autres préjugés anti-naturels sur lesquels reposent les conventions sociales ne tardent pas à être battus en brèche. La prostitution recule également ; le milieu social n’éprouvant plus le besoin de consacrer une partie plus ou moins grande de sa population à permettre à une autre partie de ses constituants de vivre d’une existence anormale.

— E. ARMAND.

CHASTETE

Le « Dictionnaire de l’Académie Française » définit la chasteté : la vertu de celui qui est chaste, c’est-à-dire « qui garde une honnête retenue dans les relations conjugales, et particulièrement qui s’abstient des plaisirs d’un amour illicite. Le mot chasteté signifie quelquefois une entière abstinence des plaisirs de l’amour ». Les libertaires n’acceptent pas la première définition académique. Car ils s’imposent une seule retenue honnête, celle de ne causer de douleur ni physique ni morale, et ne se refusent ni ne refusent aucune des voluptés procurées par l’union conjugale ou amoureuse. La chasteté sera donc envisagée ici comme une entière abstinence des plaisirs de l’amour ; davantage même, comme une continence absolue, le renoncement à toute satisfaction de la zone génitale, coït sous toutes ses formes et dans toutes les positions, relations hétéro et homosexuelles, masturbation solitaire ou géminée. Dans ces conditions, apparaît-elle possible, se montre-t-elle souhaitable ?

Si on appelle instinct « une activité définie héréditaire et non acquise par l’expérience personnelle, un réflexe complexe mis en jeu par des excitants extérieurs qui éveillent une potentialité héréditaire (Ch. Féré) », l’acte de la reproduction répond bien à une telle sollicitation instinctive. En effet le rut ou appétit sexuel se révèle pour la première fois chez les animaux et l’homme en dehors de toute intervention consciente de la volonté, sous l’influence de l’odorat, de la vue ou du toucher, et en cristallisation du souvenir de voluptés non perçues jusqu’alors par l’individu mais transmises par le sens antérieur et atavique de l’espèce. Toutefois il constitue seulement un « instinct secondaire » réalisant la préservation de l’espèce, au fond indifférente aux procréateurs, et non un « instinct primaire », comme celui de la nutrition, assurant au premier chef la préservation de l’individu surtout anxieux de sa propre existence. Il apparaît plus ou moins tard, rarement avant quinze ans, chez l’homme ; disparaît plus ou moins tôt, souvent à la cinquantaine ; présente de grandes variations personnelles, depuis l’absence totale jusqu’à la prédominance exclusive. Certains vivent sans femmes ; d’autres vivent pour, par et de la femme. L’instinct d’amour ne possède donc pas le caractère de nécessité inhérent à la faim et à la soif.

C’est dire que le coït n’est pas un besoin primordial ; et la continence n’entraîne de trouble ni physique ni intellectuel. Les nombreux animaux domestiqués et tenus à l’attache ne souffrent nullement de la privation génitale ; ils restent aussi beaux, aussi forts, aussi résistants que leurs congénères en liberté. Et si quelques mâles manifestent, à l’époque du rut, une certaine férocité, cela tient davantage au caractère de la race qu’à l’inassouvissement d’un instinct. Beaucoup d’hommes vivent dans la continence sans la moindre diminution de leur santé ou de leurs aptitudes générales. La majorité des prêtres, des religieux, les prisonniers au régime cellulaire supportent la chasteté avec aisance et sans recours à la masturbation. Chez les personnes accoutumées à un coït régulier, la cessation occasionne au début une gêne, due surtout à une habitude non satisfaite ; puis le temps fait son œuvre, les sens s’assoupissent, les désirs s’apaisent, la vie s’écoule sans aucune révolte de l’organisme générateur.

L’éducation joue un grand rôle dans la question de l’amour humain. Poètes et prosateurs le magnifient ou le vitupèrent. Les parents en parlent ou s’en taisent, silence encore plus suggestif. L’enthousiasme éveille l’attention. Le mystère excite la curiosité, la lecture la nourrit et la précise. La surveillance occulte surprend les secrets, l’imitation les réalise. Beaucoup y prennent un goût très vif, qu’entretiennent l’habitude, les conversations, la littérature, les spectacles érotiques. Puis l’amour-propre s’en mêle ; la puissance génésique devient un orgueil, la forte virilité un enviable privilège, la suprématie sexuelle une principauté admirée. C’est un chapitre sur lequel les mâles aiment à se vanter et en font souvent plus avec la langue qu’avec le reste. L’amour brûle, parce que hommes et femmes, vestales dévirginisés, s’époumonent à souffler sur le feu sacré.

En réalité la génération ne constitue pas, de beaucoup, la fonction la plus importante des organes sexuels. Le rôle physiologique du testicule ou de l’ovaire est double. D’une part, une sécrétion externe, spermatozoïdes ou ovules, se déverse au dehors par les voies génitales, canal déférent, verge, ou trompe, utérus, vagin ; d’autre part une sécrétion interne, « hormones et hormazones », passe directement des cellules formatrices dans le sang. Or, la simple observation prouve que la continence, c’est-à-dire le défaut d’évacuation de la sécrétion externe par le coït, n’amène aucune conséquence funeste pour l’individu. Les spermatozoïdes s’éliminent par les urines ou sont absorbés par la circulation ; les ovules sortent avec les menstrues ou disparaissent par la digestion intra-cellulaire. Ni l’homme ni la femme n’en subissent la moindre atteinte dans leur état physique et mental. L’expérimentation renforce et précise cette constatation empirique. La section chirurgicale des conduits de la semence, canal déférent ou trompe, n’apporte aucune modification dans l’organisme des opérés ; ceux-ci conservent leur vigueur et leur intelligence, continuent à jouir de l’intégrité des désirs et de la puissance génésiques mais sans possibilité de reproduction. Bien plus, chez certains criptorchides (individus dont les testicules ne sont pas descendus dans les bourses), on constate l’absence complète des tubes séminifères, producteurs du sperme, mais la présence des cellules interstitielles, élaboratrices de la sécrétion interne ; or, ces sujets offrent un aspect normal, tous les caractères de la virilité avec une stérilité absolue. Au contraire, lorsque les testicules non descendus manquent à la fois de tubes séminifères et de cellules interstitielles, les criptorchides, comme les castrés, « ont l’apparence de femmes, sont gras, grands, ont la peau blanche et douce, la voix grêle ; ils ont peu de force et sont en général, malgré quelques exemples célèbres, d’intelligence médiocre... Leur vitalité générale parait diminuée, ils vieillissent assez vite, leur peau se ride très tôt, on observe de la canitie précoce. (Guy-Laroche) ». La physiologie normale .et pathologique démontre donc le peu d’importance, pour l’individu, de la sécrétion spermatique.

En résumé, le retard de son apparition, la précocité de sa disparition, la possibilité de son absence, les extrêmes de sa variabilité, l’innocuité de sa non-satisfaction, font de la sexualité un instinct d’ordre secondaire, exalté par l’éducation, servi par des organes dont la fonction primordiale est de contribuer au développement général de l’individu et non d’assurer sa reproduction.

Sans inconvénients biologiques, sauf pour l’accessoire fonction de reproduction, la chasteté comporte pour ses fervents d’incontestables avantages. Tout d’abord elle les met d’une façon presque certaine à l’abri des maladies vénériennes, c’est-à-dire de l’une des trois grandes causes, avec l’alcoolisme et la tuberculose, de la morbidité et de la mortalité précoces. La garantie vaut bien le sacrifice de Vénus et de tous ses risques. Car la blennorragie procure à ses victimes un présent et un avenir plein de souffrances, et la syphilis annihile à peu près fatalement l’être humain dans sa plus haute manifestation : l’intelligence.

Si le coït concourt à la préservation de l’espèce, la continence favorise la conservation de I’individu en le maintenant en santé et en force. Les éleveurs ont reconnu depuis longtemps que les animaux reproducteurs attestent de médiocres qualités de travail ; aussi sélectionnent-ils leur cheptel en deux catégories, l’une pour la saillie, l’autre pour le labeur. Après avoir couvert sa femelle avec frénésie, le lapin tombe inanimé et sans défense. L’araignée dévore le mâle, sitôt la fécondation terminée. L’antique allégorie de Samson et Dalila met en images l’influence déprimante des rapports sexuels ; la contemporaine pratique des sports réalise le vieil enseignement biblique. Personne en effet n’ignore que les athlètes, les équipes à l’entraînement, les acrobates, les chanteurs, les acteurs, en somme tous ceux qui fournissent un effort physique intense ou soutenu et désirent sauvegarder leurs aptitudes professionnelles, tous ceux-là s’abstiennent également d’alcool, de tabac et de femmes. Parce que le fonctionnement sexuel des organes génitaux exige une excessive dépense d’énergie, la chasteté s’impose aux gens soucieux de maintenir intactes leur vigueur, endurance et précision musculaires.

Quoique moins évidente et moins contrôlable, l’action déprimante du coït se révèle tout aussi profonde sur le rendement cérébral. Si les étalons font de mauvais chevaux de labour, les trousseurs de jupons se montrent de médiocres travailleurs de l’esprit. Depuis Antoine et Cléopâtre jusqu’à Louis XV et la Pompadour, l’histoire fourmille d’exemples de la déchéance mentale causée par une activité génésique exagérée. En contraste, l’expression proverbiale « travail de bénédictin » signifie l’intensité du labeur intellectuel chez les pratiquants de la chasteté. Les étudiants à grisettes échouent souvent à leurs examens et les hommes à femmes ne se distinguent jamais beaucoup dans les carrières scientifiques. Cependant, dira-t-on, de grands amoureux devinrent de grands poètes, l’amour exalta leur génie : Laure et Pétrarque, Dante et Béatrix ! Mais leurs amours furent souvent platoniques. Et d’ailleurs qui prend au sérieux les versificateurs ? On les aime, on les admire, on ne les suit pas.

Génitoires ou cerveau ? La plupart des simples mortels doivent se résigner au culte des uns ou de l’autre. Divins ceux qui peuvent, à la fois et avec honneur, servir et la chair et l’esprit.

— Dr F. ELOSU.

BIBLIOGRAPHIE :

Dr Ch. FÉRÉ. — L’instinct sexuel. In-18, 359 p. Alcan, Paris, 1902.

GUY-LAROCHE. — Opothérapie endocrinienne. In-8°, 256 p. Masson, Paris, 1925.

Paul GOY. — De la pureté rationnelle. Brochure, 51 p. Edition Maloine, Lyon.

Dr Roux. — L’instinct d’amour. In-18, 384 p. J.-B. Baillière, Paris, 1904.

CHATELET (LE)

n. m.

Un des deux édifices où, autrefois, se rendait la justice royale de la Ville de Paris. Il y avait le grand et le petit Châtelet. Le grand Châtelet semble avoir été bâti sous le règne de Louis le Gros ; mais en 1657 les bâtiments tombaient en ruine et un ordre du roi arrêta que le tribunal qui y siégeait irait, durant les réparations, s’établir dans le Couvent des Grands Augustins. Pendant un an les moines résistèrent à l’Edit royal et aux arrêts du Parlement et ce n’est que par la force qu’ils furent expulsés. En 1864 on ajouta de nouveaux bâtiments aux anciens et avant la grande révolution il ne restait plus que quelques vieilles tours entièrement désaffectées. En 1802 il fut complètement démoli. Les prisons du Châtelet se divisaient d’abord en neuf parties puis en quinze, dont les noms seuls évoquent la barbarie et la terreur. On s’imagine ce que devaient souffrir les malheureux emprisonnés dans les cachots dénommés : « Les Chaînes », « La Barbarie », « La Boucherie », « Les Oubliettes ». Dans un de ces cachots appelés « La Fosse », il paraît que l’on faisait descendre les prisonniers par un trou pratiqué dans le souterrain au moyen d’une poulie, comme un seau dans un puits. Dans un autre cachot, appelé Chausses d’Hypocras, les prisonniers avaient les pieds dans l’eau, et ne pouvaient rester ni debout ni couchés. Le cachot désigné sous le nom de Fin d’Aises était plein d’ordures et de reptiles. (Lachâtre).

Le petit comme le grand Châtelet fut le théâtre de scènes de carnage. En 1418, ses prisonniers furent massacrés par les Bourguignons. Ils tentèrent de se défendre à coup de pierres et de tuiles ; mais les assaillants les précipitèrent par les fenêtres et les malheureux prisonniers étaient reçus sur les pointes des piques. Par la suite, et jusqu’à la Révolution, le Châtelet devint le siège de la prévôté, institution qui jugeait en premier ressort les causes civiles des personnes attachées à la Cour du roi. Il ne subsiste plus rien aujourd’hui de cette construction hideuse dans laquelle s’accomplit tant de meurtres et de crimes. Hélas, si le Châtelet a disparu, comme la Bastille, d’autres châtelets et d’autres bastilles ont été construits et la souffrance humaine se perpétue à l’ombre des chambres de torture, qu’ignorent volontairement les grands de ce monde. C’est au peuple qu’il appartient, en transformant la société, de raser toutes les prisons, tous les bagnes qui ne sont que des Châtelets modernes, dans lesquels le capital et le Gouvernement détiennent ceux qui se révoltent contre l’Ordre établi.

CHAUVINISME

n. m.

Sentiment belliqueux, qui a pour base le culte fanatisé de la patrie. Le chauvinisme est l’exagération du patriotisme. De par son caractère et son esprit, le chauvinisme est une source de douleurs et de souffrances. Il donne naissance à tous les abus nationaux, et provoque par son aveuglement les plus horribles boucheries. Il se fait remarquer par ses pratiques stupides et son admiration pour tout ce qui a trait à la force brutale du militarisme, et son amour impondéré de la guerre. Aveugle et inconscient, le chauvinisme sacrifie tout à l’idée de patrie. Le droit, la liberté, la justice, ne sont que des mots pour le chauvin ; il se refuse à tout examen, à toute raison, à toute logique, et entraînerait son pays à la ruine, pour satisfaire le fanatisme de ses sentiments. Pourtant, si au nom de l’idée patriotique, le chauvinisme exalte les populations et les entraîne sur les champs de bataille, la plupart des chauvins ne se signalent pas par leur courage et s’ils envoient les autres se faire tuer pour défendre la « Nation menacée », ils se gardent bien de participer à la tuerie. On peut donc dire, que le chauvinisme n’est pas seulement un sentiment belliqueux qui éloigne l’ère de la paix, mais qu’il est également un sentiment intéressé, qui anime ceux qui ont intérêt aux grandes conflagrations humaines, et recherchent dans les hécatombes une source de revenus et de richesse. Ce sentiment est maintenu vivace par toute la caste des hobereaux et de militaires de métiers ayant intérêt à ne pas voir s’éteindre le feu ardent du patriotisme, qui leur permet de poursuivre leur vie d’inutiles et d’oisifs. Ce sentiment ne subsiste et n’exerce ses ravages que grâce à la bêtise, l’ignorance et la lâcheté des populations. Il disparaîtra avec les sociétés qui lui ont donné le jour.

CHERE (La vie)

La vie chère est un phénomène d’ordre économique, inhérent à l’ordre capitaliste, qui est caractérisé par une hausse de toutes les choses nécessaires à la vie et généralement, par une diminution de la capacité d’achat du consommateur.

Il y a le plus souvent à l’origine d’une crise de vie chère persistante, une guerre, un conflit social important, une situation économique et financière difficile. Très souvent encore, tous ces facteurs se trouvent réunis. C’est ce qui donne à la crise toute son acuité en même temps que la durée s’en trouve prolongée.

Il ne faut pas seulement mesurer l’étendue, la valeur chiffrée de la vie chère en se basant exclusivement sur le prix des denrées, des vêtements, du chauffage, etc...

Trois facteurs entrent en jeu pour évaluer la vie chère. Ce sont : le salaire nominal, l’indice du coût de la vie et le salaire réel.

On peut en effet toucher un salaire nominal très élevé par rapport à l’indice de base d’avant la crise, exprimé généralement par le chiffre 100, et n’avoir qu’un salaire réel, c’est-à-dire un pouvoir d’achat, très limité, si l’indice du coût de la vie est supérieur de beaucoup à celui du salaire. Nous le verrons tout à l’heure par des tableaux statistiques et des exemples concrets.

En période normale, avant la guerre de 1914/1918, la vie était stabilisée, en raison d’une longue période de prospérité économique et de paix.

Et, à peu près dans tous les pays, le coût en était identique.

Un facteur qui, en ce moment, joue un grand rôle, a détruit cet équilibre : c’est le change. Alors qu’avant guerre la valeur réelle de l’étalon monétaire était au pair, c’est-à-dire égale à l’unité de même valeur des autres pays, il n’en est plus de même aujourd’hui. La fluctuation continue des changes, les écarts existant entre la valeur réelle et la valeur nominale des étalons monétaires à rompu l’équilibre d’autrefois.

Immédiatement la dévalorisation de la monnaie à change bas a amené une augmentation du coût de la vie qui a, surtout au début, porté sur les produits importés, les denrées coloniales, achetés sur les marchés des pays à change élevé. Tout naturellement, les produits indigènes ont suivi la hausse et, insensiblement, ont atteint les prix des produits exotiques ou étrangers importés.

Parallèlement à cette crise des changes s’est tout naturellement développée l’inflation fiduciaire.

A mesure que le nombre des billets croissait, le pouvoir d’achat du consommateur diminuait, parce que la valeur du salaire réel ne suivait pas la courbe ascendante du coût de la vie. La vie déjà chère par le prix des denrées, du chauffage, du vêtement, de l’éclairage, devenait plus chère encore, parce que le pouvoir d’achat, du consommateur était diminué, parce que son salaire réel ne correspondait plus au coût de la vie en constante élévation.

Ce sont là les causes essentielles de la vie chère. II y en a d’autres et de nombreuses : la spéculation, la sous-production d’objets nécessaires, la surproduction des objets dont la fabrication est supérieure aux besoins, l’impossibilité d’achat à l’étranger par suite du change déprécié et le remplacement des productions étrangères par l’installation d’industries non adéquates au pays qui veut néanmoins se suffire à lui-même, le protectionnisme, les impôts.

1° La spéculation. — Au moment des grands conflits armés, des grandes crises sociales, les spéculateurs, la nuée de leurs courtiers, de leurs intermédiaires, de leurs raccoleurs, sont à l’affût. Dès qu’ils sentent de gros besoins, de grosses demandes d’une marchandise quelconque, ils se dépêchent de la rafler, de la stocker ou de l’acheter à terme chez le producteur ou le fabricant. En un clin d’œil toute la production est achetée et, généralement, par quelques individus seulement. Ceux-ci ont beau jeu pour ne la revendre qu’au prix qu’ils veulent et quand ils veulent. Il va sans dire que, les besoins étant supérieurs aux offres, le produit ou la marchandise subissent une forte hausse, et c’est presque toujours sur le cours supérieur, que se stabilisera, pour un temps, le prix à venir de ce produit ou de cette marchandise, avant de préparer le prix à une opération spéculative ou un coup de Bourse, ce qui revient au même.

Lorsque nous avons traité l’accaparement, nous avons aussi démontré, comment par le jeu de la resserre, de la cessation d’envoi, les mandataires aux Halles provoquaient la hausse des denrées de première nécessité et périssables. C’est encore une forme de la spéculation à la hausse.

La spéculation, en temps normal ne réussit pas toujours et souvent des groupes rivaux provoquent des baisses qui, en quelques jours, ruinent leurs concurrents non prévenus ou moins forts, moins soutenus par les Banques. Une spéculation à la baisse reste presque sans influence sur les cours du détail. Elle reste aussi inconnue au consommateur qui ne peut en bénéficier ; souvent encore elle n’est que le prélude d’une spéculation à la hausse lorsque la concurrence est supprimée et, alors, le consommateur connaît la hausse chez le détaillant, s’il n’a pu bénéficier de la baisse.

Comme on le voit, ce sont là des opérations assez compliquées, mais courantes. La spéculation est sans nul doute le principal facteur normal de la vie chère.

2° Sous-production d’objets nécessaires et surproduction des objets dont la fabrication est supérieure aux besoins.

Comme nous l’indiquons en traitant du chômage, la production est organisée non pas en vue de la satisfaction des besoins mais, au contraire, pour la réalisation des profits. Il en découle, forcément, que des productions utiles mais peu rémunératrices, sont délaissées au profit de productions moins utiles mais plus avantageuses ; que des produits, denrées, cultures diverses, indispensables pourtant, ne sollicitent pas l’effort, tandis que d’autres, moins nécessaires mais d’un meilleur rapport sont poussés au-delà des besoins.

Il est de toute évidence que les produits dont l’utilité, la demande est supérieure à l’offre, à la production sont vendus, même sans spéculation, à un prix supérieur à leur valeur réelle et provoquent ainsi une hausse partielle du coût de la vie. Si on considère que nombreux sont les produits et denrées pour lesquels il en est ainsi, on concevra facilement que cette organisation capitaliste de la production soit un facteur sensible de vie chère.

La contrepartie n’existe d’ailleurs pas pour les produits dont la production est supérieure aux besoins. Le développement de ces besoins d’une part, la spéculation, la destruction ou le stockage d’autre part, permettent aisément aux détenteurs, spéculateurs et intermédiaires de fixer le cours qu’ils veulent. Ainsi l’abondance du vin, depuis la guerre, en France, n’a pas fait baisser le prix de cette marchandise. Elle a tout simplement suivi le cours général des autres marchandises et, le consommateur n’a pas bénéficié, le moins du monde de cet excédent réel de production. Il a consommé davantage et c’est tout.

3° Impossibilité d’achat à l’étranger en raison de la dépréciation du change et installation d’industries de remplacement non adéquates au pays.

La dépréciation trop considérable de la monnaie d’un pays ne permet plus à ce dernier de s’approvisionner en denrées coloniales, en produits étrangers dans les pays à change haut.

Conséquemment, il doit chercher, dans la mesure du possible à vivre sur lui-même. Pour cela, il est obligé de créer de toutes pièces des industries de remplacement pour lesquelles il n’est pas outillé, pas préparé ni approvisionné en matière première.

En produisant des « ersatz », des objets ou marchandises qui lui font défaut, ou en s’approvisionnant en matières premières au lieu des produits finis, il arrive parfois à se suffire ou à peu près. Mais toutes ces installations, tous ces achats, faits, il est vrai, en monnaie du pays, n’en coûtent pas moins très chers et provoquent une augmentation du coût de la vie.

4° Le protectionnisme.

En protégeant, et souvent d’une façon extrêmement outrancière, les produits ou l’industrie du pays, les dirigeants obligent la population de ce pays à vivre sur ses ressources ; s’il arrive que la récolte ou la production soient déficitaires et qu’il faille acheter au dehors, le prix de la marchandise importée subit une hausse correspondante à l’importance de l’achat extérieur.

En outre, le cours de la marchandise du pays, dont la parité s’établit sur le cours extérieur, subit une hausse de même importance.

Parfois les gouvernements baissent bien les droits de douane pour la marchandise nécessaire, mais le vendeur, par représailles, tenant compte du droit normal, majore d’autant le prix initial. Enfin, la spéculation, agissant extérieurement et intérieurement, pousse à la hausse en tenant la dragée haute aux acheteurs directs, aux détaillants et ceux-ci, par répercussion, aux consommateurs.

Le protectionnisme est donc une cause certaine d’augmentation du coût de la vie et les droits prohibitifs dont sont frappés marchandises et produits retombent en fait sur le consommateur. Seuls le commerce et l’industrie du pays protégé en bénéficient, puisque toute concurrence extérieure devient impossible.

5° Les impôts.

Les impôts divers : chiffre d’affaires, taxe de soi-disant luxe et surtout les impôts Indi-rects, droits d’octroi, etc., sont aussi une cause permanente de vie chère. Rentrant dans les frais généraux des exploitants, fabricants, industriels et commerçants pour leur valeur réelle, ils sont majorés, plusieurs fois leur valeur et, en définitive, payés entièrement par le consommateur.

L’annonce de nouveaux impôts donne toujours lieu à une augmentation sensible du coût de la vie. Pour peu que les choses traînent en longueur, que le Parlement discute quelques mois de la nouvelle taxe, on peut-être certain que le consommateur subira trois ou quatre augmentations sur denrées, loyers, etc., etc., ce qui ne l’empêchera pas, au vote de la loi ou à la mise en vigueur du décret. de subir l’augmentation majorée comme il convient et cela parait normal aux vendeurs. Hélas ! le commerce comme la propriété, c’est bien le vol, a dit Proudhon !

Il y a enfin des causes locales ou régionales d’augmentation du coût de la vie. L’affluence de la troupe, le gros mouvement des affaires, les situations spéciales occupées par les stations balnéaires ou climatériques, la présence dans une localité d’une industrie neuve à gros bénéfices, payant de hauts salaires sont autant de causes de vie chère.

Le calcul du salaire réel ou pouvoir d’achat s’obtient de la façon suivante : nombre indice du salaire réel ; nombre indice du salaire nominal x 100 ; nombre indice du coût de la vie ce qui veut dire que le salaire réel s’obtient en divisant le nombre indice du salaire nominal multiplié par 100 (indice général de 1914), par le nombre indice du coût de la vie.

Statistiques indiquant : Le salaire nominal, le coût de la vie et le salaire réel des principaux pays.

PAYS DESIGNATION 1914 Juin 1920 Oct. 1920 Juin 1921 Déc. 1921 Mars 1922 Juin 1922
Angleterre Salaire Nominal 100 310 310 309 250 244 277
Coût de la vie 100 252 265 219 192 182 184
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 91 87 105 102 102 83
France Salaire Nominal 100 400 400 414 400 390 385
Coût de la vie 100 379 450 363 349 323 366
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 133 105
Belgique Salaire Nominal 100 403 413 362
Coût de la vie 100 461 387 366
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 87 107 106 99
Suède Salaire Nominal 100 312 313
Coût de la vie 100 270 236
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 116 132
Norvège Salaire Nominal 100 327 303
Coût de la vie 100 302 296 280
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 108 102
Danemark Salaire Nominal 100 319 354 318 291 248 248
Coût de la vie 100 262 264 237
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 134 134 123 137 125 125
Pays-Bas Salaire Nominal 100 267 278 277 248
Coût de la vie 100 221 210 208 192 187
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 121 146 133
Etats-Unis Salaire Nominal 100 208 181 181
Coût de la vie 100 214 198 177 174 166 169
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 96 98 108 99
Afrique Du Sud Salaire Nominal 100 153 120
Coût de la vie 100 179 162 133
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 85 90
Australie Salaire Nominal 100 141 162 167 168 166 163
Coût de la vie 100 154 161 150 144 138 139
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 92 101 111 122 123 116
Inde Anglaise Salaire Nominal 100 190
Coût de la vie 100 174
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 114
Italie Salaire Nominal 100 383 449 384
Coût de la vie 100 438 384 405 447 490 458
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 100 111 83

|* NOTA — Ces chiffres sont ceux publiés par les services officiels des différents pays. Nous ne pouvons les contrôler en raison de l’absence de statistiques dressées par la classe ouvrière de chaque pays — ce sont des chiffres moyens pris par corporation. Ils s’appliquent à la métallurgie. *|

|* Statistique particulière à l’allemagne pendant la grande crise économique et financière de 1922 *|

PAYS DESIGNATION 1914 Avril 1922 Juillet 1922 Sept. 1922 Oct. 1922 Nov. 1922 Déc. 1922
Allemagne Salaire Nominal 100 2352 3879 9350 13557 23117 42500

| Coût de la vie | 100 | 3436 | 5392 | 13319 | 22066 | 44610 | 68510

| Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) | 100 | 68 | 72 | 70 | 61 | 52 | 62

|* Statistique particulière à l’Autriche pendant la grande crise économique et financière de Juin 1920 à Décembre 1922 *|

PAYS DESIGNATION 1914 Déc. 1920 Mars 1921 Juin 1921 Oct. 1921 Déc. 1921 Mars 1922 Juin 1922 Sept. 1922 Déc. 1922
Autriche Salaire Nominal 100 5040 5730 13557 58460 154630 863500 779000 782400
Coût de la vie 100 6700 8100 9800 20500 77800 187100 1130600 930500 942500
Salaire réel (Capacité d’achat du consommateur-producteur) 100 75 71 67 74 75 75 83 76 80

On remarquera par l’examen des tableaux ci-dessus, que le pouvoir d’achat ou salaire réel a diminué, se trouve au-dessous de celui de 1914, pour l’Angleterre, la Belgique, les États-Unis et l’Italie, c’est-à-dire que sauf les neutres : Suède, Danemark, Norvège, Pays-Bas, tous les pays ayant participé à la guerre sont affectés par la vie chère et que le pouvoir d’achat du consommateur y a sensiblement diminué, ce qui cor-robore pleinement notre exposé objectif du début.

En ce qui concerne l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, atteintes par des crises économique et financière, on remarquera de quelle façon a agi sur le salaire réel, la débâcle financière de ces pays, ce qui confirme également ce que nous affirmons.

Enfin, et bien que le gouvernement français s’abstienne soigneusement de nous renseigner, nous savons que la baisse du franc, l’inflation qui suivit, portèrent le coût de la vie à 470 alors que les salaires atteignent 380, ce qui ramène le salaire réel ou pouvoir d’achat du producteur -consommateur français à 89 % de sa valeur de 1914.

* * *

Les remèdes à une telle situation sont presque nuls ou empiriques. Les mesures gouvernementales contre la vie chère restent sans effet. Il ne pourrait y avoir qu’un palliatif — nous disons bien : palliatif — le développement des coopératives de consommation afin de « régulariser » le marché dans une certaine mesure. Ce remède ne pourrait être efficace que si ces coopératives pouvaient se soustraire à la pression des spéculateurs en s’approvisionnant directement dans des coopératives de production et chez le producteur libéré des spéculateurs.

Nous ne sommes pas près d’en être là. Le capitalisme ne permettra d’ailleurs jamais que nous atteignions ce stade qui marquerait la fin de son rôle. Ce n’est que par la transformation du système social qu’on pourra efficacement porter remède à un tel mal.

— Pierre Besnard.

CHIMIE

Voir Sciences naturelles.

CHOMAGE

n. m.

Le chômage est la période pendant laquelle une industrie est momentanément arrêtée. Le chômage peut être partiel ou total, local, national. Il se peut aussi qu’une usine, un atelier, une entreprise, une exploitation ne marchent qu’au « ralenti ». Ce moyen est souvent employé pour ne pas créer des troubles. Dans ce cas les ouvriers ne font plus qu’un certain nombre d’heures par jour et parfois par roulement, ne travaillant que quelques jours par semaines. Le chômage, c’est donc pour l’ouvrier, l’arrêt forcé du travail. Le chômage tient à des causes multiples : incapacité du capitalisme à organiser la production d’une façon rationnelle, limitation du capital-argent, mauvaise répartition des matières premières, spéculations sur celles-ci et sur les produits, afflux de main d’œuvre sur un point donné par voie d’immigration organisée par le patronat, fabrication intense de produits spéciaux et nouveaux dont l’offre arrive à dépasser la demande, sous-production des objets utiles, journées trop longues. Telles sont les causes générales et principales qui engendrent le chômage sous toutes ses formes et à toutes les époques.

Il convient cependant, dans les temps actuels d’y ajouter celles qui résultent de l’instabilité du change des monnaies, des écarts considérables qui existent entre ces changes et rendent presque impossible l’approvisionnement, en matières et en produits, des pays à change bas dans les pays à change élevé.

Cette crise des changes a produit après la guerre de 1914/18 un chômage intense en Angleterre et en Amérique, où des stocks de charbon, de fer, d’acier, de produits de toutes sortes restent inemployés et ne trouvent pas acquéreurs chez les acheteurs habituels trop appauvris.

Il y a enfin le protectionnisme qui joue, lui aussi, son rôle qui est considérable. Le protectionnisme va, en effet, en général à l’encontre du but qu’il poursuit. Une industrie protégée est enfermée dans le cadre national. Si des tarifs prohibitifs ferment en effet les frontières douanières aux produits étrangers, les pays qui se trouvent lésés dans leurs exportations et leur développement industriel usent de réciprocité en établissant des tarifs qui empêchent dans une très large mesure les produits de la nation protectionniste, d’entrer chez eux.

Bien entendu au bout de peu de temps les marchés nationaux sont engorgés, encombrés, l’offre reste sans demande et le chômage sévit dans cette industrie protégée.

Il y a encore, surtout en ce moment, en cette période de transformation du machinisme et de la technique, des chômages provoqués par l’utilisation beaucoup moins considérable de certains produits ou matières.

L’avènement de la vapeur a révolutionné les transports et fait disparaître sans qu’il y ait remploi immédiat des éléments employés en nombre d’industries ou de métiers ; celui du machinisme a eu les mêmes conséquences, parce que le déplacement industriel et agricole qui en est résulté n’a été ni réglé ni ordonné. L’application sans cesse plus considérable du pétrole et surtout de l’électricité, a produit des troubles profonds dans l’industrie minière en réduisant considérablement les besoins en charbon. L’utilisation de la houille blanche généralisée, produira des crises plus profondes encore, parce que le capitalisme est impuissant à réajuster et à réadapter les industries et les efforts humains.

Le chômage, qui atteint en Angleterre plus de 3 millions d’hommes en 1925 et frappe en Amérique un nombre presque égal d’individus, tient surtout à la crise des changes et à la sous-consommation du charbon dont l’utilisation s’est considérablement amoindrie.

Le chômage est un mal endémique en régime capitaliste. Il est la conséquence même de ce régime organisé pour la réalisation des profits au lieu de l’être en vue de satisfaire les besoins utiles.

Le chômage ne disparaîtra donc qu’avec le capitalisme lui-même. Il est facile de prévoir qu’il s’amplifiera sans cesse, à mesure que le capitalisme développera ses productions nouvelles et en raison de son impuissance à ordonner son effort industriel. Toutes les mesures prises pour l’enrayer resteront vaines.

Il serait encore plus grand, si, ne craignant pas pour la stabilité du système, le capitalisme laissait libre cours de s’exercer à la technique, à la science. Craignant d’être débordé par le progrès qui en résulterait, sachant d’avance que la ruine s’en suivrait pour nombre d’industries incapables d’évoluer assez rapidement, le capitalisme restreint, par l’argent, les recherches de la science et les applications de la technique.

Les causes du chômage sont, on le voit, extrêmement complexes et diverses. Revenons à celles qui sont essentielles et courantes, à celles qui sont exposées au début de cette étude.

1° Incapacité du capitalisme à organiser de façon rationnelle. — Le capitalisme, nous l’avons dit, dirige ses efforts en vue de profits à réaliser et non pour satisfaire les besoins utiles. Cette conception l’entraîne fatalement à surproduire dans certaines branches d’industrie et à sous produire dans d’autres.

Pendant que la surproduction, en jetant sur les marchés des quantités de matières ou de produits non utilisables, non demandés, engendre au bout de peu de temps l’arrêt de l’industrie ou des industries qui n’ont pas su limiter leur effort, la sous-production ne permet pas de satisfaire les demandes. Dans les deux cas, le chômage en résulte. Ici, afflux de main-d’œuvre, là, moins de main-d’œuvre, mais cessation de l’effort. Dans les deux cas, c’est le chômage pour l’ouvrier, l’arrêt ou la marche ralentie de l’industrie qui l’emploie.

Si l’effort capitaliste devait — et ce ne peut pas être — avoir pour but de satisfaire les besoins collectifs, il en irait tout autrement. La limitation de la production dans tous les domaines à la satisfaction des besoins, la stabilisation des marchés sur des bases statistiques solides, rendrait impossibles toute surproduction et sous-production. Ce serait ainsi qu’on verrait la fin du chômage. Seuls les ouvriers, par leurs syndicats, sont capables d’organiser la production sur ces bases parce qu’ils auront au préalable, fait disparaître l’intérêt particulier et donné naissance au véritable intérêt collectif.

2° Limitation du capital-argent. — Par la limitation des ressources dont il dispose chaque année, ressources qui sont déterminées par le volume des transactions avec bénéfices réalisés dans le cours de l’année précédente, le capitalisme, par son caractère individualiste, est obligé de limiter la production, les frais de celle-ci au chiffre de ses ressources.

Bien souvent, des besoins accrus, des bénéfices possibles seraient ou satisfaits ou réalisés par voie de développement si les industriels et les commerçants pouvaient étendre le cercle de leurs affaires et augmenter pour cela leur production ou leurs ventes.

L’une et l’autre restent stationnaires ou régressent souvent, parce que les exploitants ne disposent pas des ressources suffisantes.

Cette limitation des ressources entraîne forcément celle des frais généraux dans lesquels les salaires entrent pour une large part. Si l’industriel a travaillé à perte, il licencie en partie le personnel qu’il emploie ou fait appel à une main-d’œuvre moins onéreuse par voie de mise à pied. C’est le chômage pour le personnel ancien.

3° Mauvaise répartition des matières premières. L’absence totale de statistiques commerciales et industrielles fixant chaque année les besoins approximatifs de tous les pays et la quantité de matières disponibles, empêche que les industries soient approvisionnées en vue des productions nécessaires, tandis que d’autres reçoivent des quantités énormes de matières qui resteront inemployées.

Si les industries de transformation ne reçoivent pas ce que représente leur utilisation à plein rendement, c’est le chômage forcé des ouvriers dans cette industrie.

Si au contraire les industries de base, les exploitations d’extraction ont auparavant constitué des stocks et approvisionné les industries de transformation à leur pleine capacité, c’est le ralentissement chez ces exploitants et le chômage des ouvriers travaillant dans l’industrie de base.

On ne pourra remédier à cet état de choses que par la création d’offices nationaux et internationaux qui fixeront et les besoins de la consommation et le chiffre de la production. Ce n’est pas, encore, le régime capitaliste qui opèrera ces redressements nécessaires à la réalisation de l’équilibre du système incriminé.

4° Spéculation sur les matières premières et les produits. — Les matières et les produits n’étant pas l’objet d’appréciations exactes dans le domaine des disponibilités et des nécessités, la répartition rationnelle des matières premières étant impossible, il va de soi que la fabrication est chaotique, comme nous venons de l’exposer ci-dessous.

Mais cette conception de l’économie, favorable aux audacieux, aux coquins de toutes nuances et de tout acabit, à tous les « corsaires » de l’industrie et du négoce, permet aux uns et aux autres de spéculer sans vergogne sur matières et produits.

Quoi de plus facile, pour les grandes Firmes, pour les Cartels et les Trusts, que d’accaparer des quantités énormes de matières premières ou de produits, qui permettent de ralentir ou d’accélérer le rythme de la production.

C’est pour les spéculateurs une question de disponibilités liquides. Les banques se chargent de résoudre facilement semblable problème qui est, pour elles, d’ordre courant.

Bien entendu, en opérant ainsi, financiers et exploitants, commerçants et usiniers se moquent parfaitement de ce que deviendront leurs ouvriers et leurs employés. Si, par exemple, la spéculation donne des bénéfices supérieurs à ceux que permet de réaliser la fabrication, ils n’hésitent pas à ralentir ou à arrêter pour un temps l’extraction, la fabrication ou l’écoulement jusqu’au moment où leurs intérêts exigent la manœuvre inverse.

C’est ainsi que des hausses fantastiques se produisent, que le coût de la vie augmente pendant que la misère croît avec l’intensification du chômage.

La spéculation est un des principaux facteurs du chômage. Elle cause des ravages terribles dans tous les domaines. Elle fait, elle aussi, partie intégrante du capitalisme. Vouloir l’abattre et laisser debout le système qui l’engendre, c’est chevaucher la chimère.

5° Afflux de main-d’œuvre par voie d’immigration. — Pour faire échec aux revendications des travailleurs d’une industrie, soit dans une localité, soit dans une région, le patronat n’hésite pas à faire appel à la main-d’œuvre étrangère, à organiser dans les pays pauvres et à population très dense, un courant d’émigration avec la complicité des pouvoirs publics des deux pays intéressés.

Ces travailleurs importés sont bien embauchés suivant des contrats qui, théoriquement, respectent à peu près la législation du travail du pays où on les envoie, mais dès l’arrivée des émigrés les contrats sont violés. Ni le taux des salaires, ni la durée du travail ne sont respectés. Le patronat règne en maître sur ces malheureux esclaves du travail. Ils les nourrit comme des chiens dans ses cantines infectes et les loge comme du bétail dans ses baraques, tout en les payant un prix dérisoire et en leur imposant, avec l’aide de ses tâcherons, des journées de travail très longues.

Toutes ces pratiques réduisent naturellement au chômage les ouvriers indigènes, qui ne peuvent ni ne veulent accepter un semblable traitement, qui ont une famille à élever, des besoins normaux à satisfaire.

Et c’est malheureusement la lutte entre exploités pour la bouchée de pain. Ce sont les brimades et les rixes sur les chantiers, dont le patronat exploite sans vergogne le triste résultat.

Les moyens dont dispose la classe ouvrière pour remédier au chômage sont extrêmement précaires. Ne pouvant s’associer à l’œuvre de filtrage du gouvernement, ne pouvant par esprit de classe internationaliste, s’opposer à ce qu’un travailleur soit partout chez lui, quelle que soit son origine, le prolétariat est, en quelque sorte, désarmé devant l’immigration et tout ce qui en découle.

Ce n’est que par l’établissement de rapports constants entre les différentes Centrales nationales ouvrières, par le développement d’une propagande intelligente touchant sans cesse un plus grand nombre d’individus, qu’on parviendra, dans la Société actuelle, à limiter, mais à limiter seulement — les méfaits d’une telle utilisation des travailleurs.

6° Fabrication intense et exagérée de produits spéciaux et nouveaux dont l’offre dépasse la demande. Il est, en effet, à remarquer que dès l’application d’une découverte scientifique et l’industrialisation à laquelle elle donne lieu, les ouvriers, recherchés au début, par les chefs d’industrie qui fabriquent les produits ou par les commerçants ou industriels qui les écoulent ou les emploient, se précipitent nombreux dans cette profession. Bientôt, au bout de très peu de temps, celle-ci est encombrée à un tel point que le chômage ne tarde pas à y sévir avec intensité, jusqu’au jour où une nouvelle industrie viendra utiliser la main-d’œuvre en surcroît.

Il en fut ainsi successivement dans l’industrie mécanique et électrique, dans le cycle, l’automobile, l’aviation. Il en est de même dans la sténo-dactylo par exemple.

De même que les jeunes gens veulent tous être mécaniciens en quelque chose, les jeunes filles veulent toutes être sténo-dactylos. Et l’encombrement crée le Chômage et la dépréciation du salaire.

Les patrons se gardent bien de tarir une pareille source de recrutement qui leur procure à bon compte un personnel qualifié.

Mais ce n’est là qu’un des côtés de la question. En poussant intensivement une production nouvelle, en cherchant à réaliser au plus vite de gros bénéfices, les patrons encombrent, eux aussi, rapidement le marché et, bientôt, il y a pléthore de marchandises, crise d’achat, stockage forcé, et partant, chômage jusqu’au jour où le marché se stabilise, sous la poussée des nécessités où jusqu’à ce qu’une industrie nouvelle arrête, paralyse ou ralentisse l’essor de l’industrie en question.

Bientôt à la production exagérée succède la sous-production et ce tassement ne va pas sans inconvénient pour les ouvriers qui sont employés dans cette industrie et en supportent toutes les crises et fluctuations.

7° Les journées trop longues. — Par principe, par routine et aussi par calcul intéressé autant que par la tactique de combat, le patron est enclin à maintenir très longue la journée de travail. Soit qu’il refuse d’évoluer et d’appliquer les découvertes mécaniques, d’en généraliser l’emploi par esprit d’économie et de routine, le patronat maintient, malgré les lois sociales, la journée de travail au-dessus de la durée légale. Cependant petit à petit, pour soutenir la concurrence, il est obligé d’utiliser les machines qui produisent davantage et plus rapidement. Mais comme il prétend utiliser aussi le matériel humain à plein rendement, il ne diminue pas, pour cela, le temps de travail. Il se, trouve qu’il s’effectue ainsi une production anormale supérieure aux besoins, qui vient à nécessiter la mise en chômage d’une partie du personnel lorsque le stockage se fait important.

Si on réduisait la longueur de la journée de travail, en utilisant au maximum le machinisme, il est incontestable que tous les bras seraient employés.

En maintenant complet ce réservoir d’hommes en chômage dans lequel, il peut puiser, tout à son aise, pour briser toutes velléités de mieux-être de la classe ouvrière, on conçoit facilement que le patronat se soit opposé, dans tous les pays, avec tant de force et de persévérance à l’application de la journée de 8 heures.

Là, comme en toutes choses, seule la force ouvrière organisée intelligemment et puissamment, pourra faire disparaître le chômage qui découle des trop longues journées de travail.

Jusqu’à ce qu’il en soit ainsi, le chômage perdurera et, avec lui, toutes les misères qui en découlent, toutes les maladies, toutes les tares sociales qui en sont les conséquences.

Il y a une autre sorte de chômage, c’est celui qui est décidé par les ouvriers soit par protestation, soit pour participer à une manifestation quelconque. Le 1er mai est un jour de chômage de ce genre.

— Pierre BESNARD.

CHRISTIANISME

— Voir Religion

CITOYEN

n. m. Terme d’antiquité

Ce mot n’a jamais eu de féminin. Il n’a d’usage moderne que pour les ironistes conscients, politiciens ou non, et pour les imbéciles. Quelques bavards de réunion publique poussent la plaisanterie jusqu’à appeler leurs auditrices : citoyennes. La plaisanterie n’est pas beaucoup moins forte d’appeler citoyen n’importe quel homme d’aujourd’hui. Il arrive à tel orateur érudit de citer le mot d’Aristote : « Le citoyen se doit à l’État ».

Les pauvres gens qui font usage de l’argument d’autorité ont le droit de s’appuyer sur cette parole d’Aristote à peu près comme le naturaliste qui décrit le lézard a le droit de le comparer au plésiosaure. Le citoyen est une espèce qu’Aristote a connue mais qui est disparue depuis longtemps.

Le caractère spécifique du citoyen, c’est la participation aux fonctions de l’État. Or l’État, — nous enseignent Aristote et la pratique des anciens — a deux fonctions principales : légiférer et juger. Le citoyen, celui qui « appartient à l’État », c’est l’homme qui juge et qui fait partie de l’Assemblée législative. Un député est, pour quatre ans, un quart de citoyen : il ne juge pas et les lois qu’il vote n’ont de force que si elles sont approuvées par un autre ramassis de quarts de citoyens, le Sénat. Dans la classification que nous faisons d’après Aristote, le juge, animal supérieur, est un demi-citoyen. Quant à nous, pauvres gens, dont tout l’office social consiste à subir l’arbitraire des lois et des faiseurs de lois, et des appliqueurs de lois, Aristote constaterait en bouffonnant qu’on nous a châtrés des deux puissances du citoyen. Nous appliquer le beau titre historique, c’est proprement s’émerveiller devant la virilité des eunuques et les prier de remédier à la dépopulation de notre cher pays.

Mais, peut-être, à nous entendre nommer citoyens, le rire d’Aristote serait différent. Il se souviendrait de Diogène, allumerait sa lanterne, la promènerait devant nos visages et proclamerait qu’elle n’a éclairé que des faces d’esclaves.

Aux armes, citoyens...

HAN RYNER.

CIVILISATION

n. f.

La définition du mot est assez complexe, car au sens général il est employé par diverses écoles historiques et sociales de façon différente et c’est ce qui prête à confusion. La meilleure définition, malgré sa brièveté, nous semble être celle que nous empruntons à Lachatre : « Ce qui est civilisé, par opposition à la sauvagerie ». En effet, la civilisation est l’ensemble de la vie sociale, qui marque une époque d’évolution morale et de développement intellectuel et scientifique sur l’époque précédente. Elle doit être une course ininterrompue vers le progrès et une victoire constante de l’esprit sur l’égoïsme brutal qui anime trop souvent l’humanité. La civilisation est toujours relative à une époque et il faut la comprendre non pas dans le temps, mais dans son temps, et c’est ce qui explique que certaines populations, à des dates indéterminées de l’histoire ont été considérées comme les plus civilisées, alors que de nos jours elles seraient qualifiées de barbares. « L’humanité peut être comparée à un homme qui ne vieillissant jamais, ne mourant jamais, n’oubliant rien, avancerait continuellement dans la science et dans la raison » (Pascal). On peut donc dire de la civilisation, quelle est la marche en avant de l’humanité, abandonnant sur sa route les vieux préjugés néfastes à l’épanouissement de l’individu et de la collectivité, elle poursuit la réalisation du bien-être social. Son but — si toutefois la civilisation a un but — ne peut être que la fraternité, la liberté et l’égalité de tous les hommes. Tout ce qui s’oppose par les faits ou par les idées au bonheur des humains ou qui éloigne l’ère de leur libération est contraire à la civilisation.

La civilisation ne s’impose pas par la force brutale et c’est un paradoxe des temps modernes de prétendre que les nations les plus civilisées sont celles qui sont les plus fortes militairement. En vérité, l’étude et l’observation de l’évolution historique nous portent à affirmer que la plupart des civilisations passées se sont écroulées en abusant de la violence. Malheureusement, et de nos jours encore, la force a toujours triomphé dans une certaine mesure de la raison, du droit et de la logique et les civilisations furent souvent subordonnées à la brutalité et à l’ambition des hommes qui ne savaient ni maîtriser leurs instincts, ni mettre un frein à Ieur désir de dominer. C’est toute I’histoire de l’humanité qu’il faudrait écrire pour traiter de la civilisation ; c’est toute l’histoire des peuples et des nations qui, depuis des siècles et des siècles, nous lèguent en héritage le produit de leurs recherches et de leur savoir.

La civilisation ? C’est la Chine, aujourd’hui broyée sous les dents voraces d’un capitalisme international qui, il y a cinq mille ans, donnait déjà le jour à des savants, des philosophes, des agriculteurs, dont les connaissances n’atteignaient certes pas celles de nos savants modernes, mais qui défrichaient le terrain, permettant ainsi aux générations futures de s’acheminer vers un avenir meilleur. La, civilisation ? C’est la lumière qui, pendant trois mille ans, jaillissant de ce grand empire, par la sagesse, le travail, la courtoisie, l’austérité des mœurs de son peuple, illumina le monde, malgré les divisions régnant au sein de la nation, malgré les vices, les débordements, la licence, l’ambition des grands et des seigneurs qui, finalement, devaient avoir raison de toute cette population soumise et pacifiste. Les efforts du grand Confucius, philosophe qui chercha, 500 ans avant notre ère, à redonner à la Chine un caractère moral et sain, furent vains. La Chine, décadente, fut écrasée sous le talon de la soldatesque. Il ne reste plus rien aujourd’hui de sa civilisation ; depuis deux mille ans, la Chine fut le théâtre de bien des invasions contre lesquelles elle ne sut se défendre, car ce peuple de plusieurs centaines de millions d’individus, qui pourrait mettre sur pied des armées formidables, ne possède pas l’art de la guerre. Sa civilisation, qui fut réelle, s’orientait vers d’autres buts et, désemparée, elle fut la proie facile de tous les conquérants qui, au nom d’une fausse civilisation, entendaient accaparer ses richesses. C’est toujours sous le fallacieux prétexte de « civilisation » que, de nos jours, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, toutes les grandes puissances qui, au sens bourgeois du mot, sont des foyers de civilisation, tuent et pillent d’innocentes peuplades qui ne réclament que du travail et de la tranquillité.

Quel fossé sépare les civilisés de cette caricature de civilisation moderne que l’on voudrait nous faire accepter ! La civilisation ne peut évoluer que par le travail et la liberté du peuple, alors que, de nos jours, nous assistons à l’étalage le plus ignoble de l’oisiveté et de la paresse. Il semble que l’on revive dans nos pays occidentaux l’époque de la décadence Romaine, où le peuple, se contentant du pain et du cirque, se laissait mener et conduire par les maîtres du pouvoir. Toutes les civilisations d’antan sont mortes de la même mort.

L’histoire serait-elle une éternelle répétition ? C’est dans la paresse et le vice que s’est éteinte la civilisation chaldéenne. Et pourtant, 2.700 ans avant l’ère chrétienne, Babylone était maîtresse du monde. La richesse de son architecture amoindrirait sensiblement la prétention de nos fabricants de gratte ciels américains. La renommée de ses palais, de ses jardins, traversait les océans. L’utile n’était pas sacrifié à l’agréable et si les Chaldéens surent construire des châteaux et des terrasses, ornant les larges voies de cette ville fantastique de 80 kilomètres de tour, ils surent aussi, pour fertiliser une terre sèche et aride, creuser des canaux dont la construction dépasse, vu l’époque, l’imagination humaine. Ils surent creuser, afin de garantir les populations, des lacs immenses dans lesquels, durant les périodes de crue, venaient s’écouler les eaux de l’Euphrate. De tout ce travail gigantesque, de toute cette force dépensée par des générations, il ne reste plus que le souvenir et un amas de ruines. La fausse civilisation, la guerre a passé là, pour réduire à néant l’effort productif de milliers d’années ; et, de même qu’elle a détruit la civilisation chaldéenne, elle a détruit celle de l’Egypte, celle de la Perse, de la Judée, de la Grèce, de Rome ; les deux dernières plus récentes nous ont laissé plus que les précédentes le produit de leurs travaux manuels et intellectuels et si, aujourd’hui encore, on peut lire les grands poètes et les grands philosophes, de la Grèce et de la Rome antique en peut également contempler les ruines de leurs arènes et de leurs palais qui rappellent un génie architectural tout au moins égal sinon supérieur à celui de nos civilisations modernes.

On ne s’inspirera jamais assez de cette idée : que les conquérants militaires, que les hommes avides de jouissance et de richesses et qui sacrifient tout le présent, tout le passé, tout l’avenir à l’assouvissement de leurs bas instincts, sont les irréductibles adversaires de la civilisation. Et dans l’actualité douloureuse, où la civilisation pourrait être triomphante avec ses chemins de fer, son téléphone, ses aéros, sa T.S.F, elle est encore en lutte avec tous les puissants de la terre qui, en voulant accaparer toutes les richesses sociales et bénéficier seuls des découvertes multiples, entravent la marche en avant de l’humanité.

Cependant, malgré la route jonchée d’épines, la civilisation suit progressivement son cours.

Elle marque parfois un temps d’arrêt, mais elle reprend son chemin et repart, lentement sans doute, mais sûrement, pour atteindre son but. Rien n’est perdu des idées auxquelles elles donnent le jour, et si, sur un petit coin de la terre, une nation est détruite, un territoire anéanti par un fléau, ce n’est qu’un accident dans le temps et dans l’espace, qui ne peut arrêter sa marche en avant. Contre tous la civilisation triomphera. Si une puissance peut se permettre, durant une période plus ou moins longue, d’asservir les populations d’une autre puissance ; si la ploutocratie domine toujours et si Ia guerre n’a pas encore disparue de la surface du globe, il n’en est pas moins vrai, que les progrès de la science appliquée et du machinisme, que les découvertes sensationnelles de nos savants, que les idées émises par nos penseurs, planent au-dessus de nous et que tout travaille à la réalisation d’une humanité meilleure, c’est-à-dire réellement civilisée.

Les apparences, sont parfois trompeuses. Il peut sembler aux pessimistes que tout dégénère et que l’humanité rétrograde, que la civilisation décline. Aux heures de lassitude et de doute, il faut jeter un regard en arrière, contempler toute la route parcourue depuis des siècles .et des siècles et considérer les transformations formidables des sociétés. Si Ia civilisation, c’est-à-dire l’idée dominante de fraternisation humaine, a su résister à tous les assauts ; si elle ne fut pas anéantie malgré les catastrophes, les carnages, les brutalités de la religion, de la patrie, de l’Etat, c’est qu’elle répond aux besoins et aux désirs des hommes et que, seule, elle peut assurer la paix au sein des collectivités. Il faut l’aider ; et plus elle est enveloppée des nuages obscurs de la réaction qui cherche à l’étouffer, au nom d’un passé glorieux et de l’avenir qui sera éclairé par ses flambeaux, plus il importe de la défendre. Il faut la défendre pour qu’elle réalise enfin l’idéal que nous, Anarchistes, nous voulons voir se matérialiser : le bonheur et le bien-être pour tous.

— J. CHAZOFF.

CIVISME

n. m.

Montesquieu appelait le civisme une « vertu politique » et ajoutait : « C’est un renoncement de soi-même. On peut le définir l’amour des lois et de la patrie. » On peut donc également ajouter en empruntant le mot à J.-J. Rousseau : « Les nations manquent aujourd’hui de civisme. » Et il ne peut en être autrement ; car il n’y a pas de vertus politiques ; il ne peut y avoir que des erreurs politiques, les qualités et la politique ne pouvant faire bon ménage. Le civisme n’est donc pas, selon nous, une vertu, mais une erreur, et le « bon citoyen », un homme aveuglé qui se laisse tromper par les apparences et leurrer par ses représentants.

Au lendemain de la Révolution française, on exigeait de toute personne voulant occuper une fonction publique, un certificat de civisme. De nos jours encore, pour avoir le droit de remplir ses devoirs « civiques », il faut faire preuve de son honorabilité et de son honnêteté. Ce qui n’empêche pas que nous soyons toujours et que nous serons toujours gouvernés par des coquins, malgré le civisme des électeurs. Le civisme est donc bien, comme le dit Montesquieu, une « vertu politique » mais elle est purement politique et nullement morale et logique. Pour nous, anarchistes, nous n’avons pas à nous embarrasser de civisme ; mais il faut s’attacher à en détruire l’esprit ; car l’amour des lois et de la patrie, est une qualité néfaste à l’évolution des individus et des sociétés.

CLAN

n. m.

Vient du mot écossais « Klaan » qui servait à désigner une tribu composée d’un certain nombre de familles. Les clans persistèrent fort tard en Ecosse et en Irlande et leurs mœurs étaient simples et pures ; mais vers le milieu du XVIIIème siècle, les populations paisibles des montagnes écossaises furent persécutées et assassinées par Georges II et, à dater de cette époque, disparurent les derniers vestiges du clan. A présent, dans le langage courant, le mot est employé pour désigner une fraction qui, au sein d’un parti ou d’une organisation, se singularise par une particularité quelconque qui la sépare du reste du groupe. Il se forme dans toute association des clans qui se combattent, s’opposent et parfois se déchirent. Généralement, les individus se groupent autour d’un homme : le chef de clan.

En Amérique, le Ku Klux Klan est une organisation réactionnaire groupant des milliers d’individus, et il peut être assimilé à nos organisations fascistes occidentales. Ses procédés et ses agissements sont semblables à ceux employés en Europe par les émules de Mussolini, le dictateur italien.

CLARTE

n. f. (du latin : clarus)

Ce qui éclaire, ce qui est lumineux ; lueur, lumière. Antidote de obscurité. La clarté du jour ; l’obscurité de la nuit. Une clarté pâle, une clarté rayonnante, une clarté joyeuse. Il y a aussi la clarté qui est la lumière de l’esprit, et cette clarté de l’intelligence est aussi utile que la clarté du jour. Elle permet à l’individu de se faire comprendre tout en étant bref, mais précis, et évite bien des contradictions et souvent des erreurs. La clarté, c’est l’ordre dans le cerveau. C’est « elle qui est la loi fondamentale du discours » dit d’Alembert avec raison. Avec de la clarté on exprime nettement et facilement ses idées ; elle est donc indispensable à celui qui veut défendre ou soutenir une cause, car la meilleure des causes est perdue si elle est soutenue de façon équivoque et ambiguë. Il faut également de la clarté dans le style, lorsqu’on se permet d’écrire et d’exprimer ses idées et ses opinions par la plume. Rien n’est plus insipide, indigeste, qu’une prose lourde et équivoque, permettant toutes les spéculations. La clarté doit être la qualité première du littérateur s’il veut œuvrer utilement.

Mais ce qui est indispensable au-dessus de tout, c’est la clarté dans les conceptions. Que de discussions évitées, que de temps gagné, et que de travail social on pourrait fournir, si chacun savait clairement ce qu’il veut ! Il semble que le manque de clarté dans nos conceptions est ce dont nous souffrons le plus. Combien de socialistes sont perdus dans leur collectivisme dont ils ignorent même l’A.B.C. Combien de communistes sont incapables de déterminer ce qu’ils entendent par communisme et, comme il ne faut pas être plus tendre pour soi que pour les autres, combien d’anarchistes manquent de clarté et confondent une chose avec une autre ! Il est donc nécessaire que le militant acquiert, s’il veut sincèrement poursuivre l’œuvre qu’il a ébauchée et atteindre le but qu’il s’est fixé, cette clarté sans laquelle tout travail demeure stérile. La clarté dans les idées ? C’est le plus sûr moyen de communiquer avec autrui, de lui exprimer sa foi et sa croyance, et de lui faire partager ses opinions. Plus que tout autre, l’anarchiste doit être clair car son idéal est un idéal de lumière.

CLASSES (Lutte des)

Dans ce problème d’ordre sociologique, nous nous trouvons en face de deux thèses fondamentales, opposées. La première est la thèse bourgeoise. Elle reconnaît l’existence de différentes classes au sein de la société moderne, elle en reconnaît aussi les antagonismes. Elle ne peut pas nier ces faits. C’est leur explication qui est caractéristique. Pour les théoriciens bourgeois, l’existence et l’antagonisme des classes, — de même que l’inégalité des hommes par rapport aux capacités, intelligence, etc., qui, disent-ils, en est la véritable cause — sont des phénomènes normaux et, partant, immuables. Ce n’est pas tout. D’après eux, l’existence, l’antagonisme et la lutte aiguë des classes sont loin d’avoir l’importance qui leur est attribuée par les doctrines socialistes, syndicalistes ou anarchistes. A côté des intérêts de classe, il en existe, disent-ils, bien d’autres, beaucoup plus importants, se plaçant bien au-dessus des premiers, pouvant et devant les aplanir : tels les intérêts nationaux, ceux de la société prise en son entier, ceux des individus pris séparément, etc. De là, leurs considérations d’ordre pratique, leurs conceptions politiques, leur justification du système capitaliste. Les intérêts et les avantages des classes possédantes sont, d’après eux, naturels et légitimes. La nature même des sociétés humaines exige des organisateurs de la vie nationale, sociale, économique. La classe bourgeoise est précisément cette grande organisatrice. Il faut donc qu’elle subsiste et qu’elle ait en sa possession les moyens nécessaires pour pouvoir exercer ses fonctions qui sont de première importance. Il faut qu’elle commande, qu’elle dirige, qu’elle gouverne. La classe capitaliste est loin d’être celle des parasites. Au contraire, elle travaille beaucoup : elle organise la vie des masses, elle assure leur existence, l’ordre et le progrès de la société entière dont elle est un élément indispensable. Elle manie les capitaux, elle fait des dépenses, voir même des sacrifices... Elle court des risques... Il est donc dans l’ordre des choses qu’elle veuille être récompensée pour son action. Il faut que cette action compliquée, difficile, chargée de responsabilités, soit dûment rémunérée. Si les autres classes lui en veulent, tant pis pour elles : c’est de la non compréhension, de l’égoïsme, de l’envie, de la démagogie... Les intérêts de différentes classes de la société peuvent être parfaitement réconciliés. Ceci ne dépend que de leur bonne volonté. C’est l’État qui est appelé au rôle de conciliateur, en se plaçant au-dessus des intérêts des classes. C’est l’État qui doit atténuer et dissiper les antagonismes surgissant entre elles. Plus l’État y réussit, plus son existence et sa forme sont justifiées. Ce fut la démocratie qui, au cours du dernier siècle, prétendait être le mieux appropriée à remplir cette tâche. C’est le fascisme qui, de nos jours, écartant la démocratie disqualifiée, se targue de la même prétention. Telle est la thèse bourgeoise.

Elle est vigoureusement combattue par la conception de la lutte des classes par excellence : la conception marxiste. Sa formule, établie par Marx lui-même, porte que toutes les luttes ayant eu lieu au sein des sociétés humaines au cours de l’histoire, étaient, au fond, des luttes de classes. Plus encore. Le marxisme considère la lutte des classes comme l’unique élément réel, déterminant, de toutes les manifestations de la vie humaine. D’après lui, l’intérêt de classe se trouve invariablement à la base de toutes ces manifestations. Non seulement la vie sociale, économique, politique, juridique des sociétés humaines est déterminée par cet élément primordial, mais aussi tous les phénomènes de la vie spirituelle et intellectuelle : les luttes religieuses, les conflits nationaux, les sciences, les arts, la littérature, etc., etc., ne sont, pour les marxistes, que des expressions et applications différentes des instincts, des intérêts, des aspirations ou des mouvements de telles ou telles autres classes de la société. Il n’existe pas d’intérêts « nationaux », ni de la « société entière », ni des individus pris séparément » : il n’existe, au fond, que des intérêts de différentes classes, en lutte entre elles. Le reste n’est que parure, un trompe-l’œil pouvant égarer les profanes. Les origines des classes sont à chercher dans les lointains progrès de la technique et de la productivité du travail, lesquels, ayant porté un coup mortel à la primitive communauté des clans, amenèrent à un surplus de produits, à l’inégalité et, partant, à la division en classes, les unes se partageant le surplus des produits, ou plus-value, les autres en étant privées.

L’aspect des classes, et aussi celui de leurs luttes, varient au cours de l’histoire ; mais le fond de ces luttes reste toujours le même : les classes accaparant la plus-value, cherchent à la conserver à tout jamais et à tout prix, à subjuguer et à dominer celles qui en sont privées, tandis que ces dernières s’efforcent à secouer le joug, à se libérer, à supprimer la plus-value et, finalement, les classes elles-mêmes. La domination d’une classe donnée de la société est toujours plus ou moins passagère. Elle correspond à une époque historique déterminée, à un certain état de développement des « forces productives ». L’antagonisme et la lutte des classes découlent des « rapports de production » donnés.

Donc, les classes de la société ne sont pas immuables. Ainsi, à notre ère, la classe féodale a dû céder sa place à celle de la bourgeoisie. L’évolution ultérieure amena à la naissance d’une nouvelle classe, celle des prolétaires, dont les intérêts sont opposés à ceux de la bourgeoisie, et qui est en lutte contre cette dernière. Conformément à la doctrine marxiste, la classe prolétarienne est appelée à renverser la bourgeoisie, à s’émanciper et à rétablir une société sans domination ni lutte de classes.

A cette conception théorique des marxistes, répondent leurs considérations d’ordre pratique, leurs thèses politiques, toute leur stratégie de la lutte de classes. D’après eux, la bourgeoisie qui, à un certain moment de l’histoire, a bien joué un rôle progressif, le perd, à son tour, au fur et à mesure du développement économique ultérieur, et finit par devenir une force régressive. Actuellement, elle est en décadence. Aujourd’hui, c’est une classe parasitaire. L’état présent de l’évolution économique exige une autre forme d’organisation sociale et demande d’autres organisateurs. Cette nouvelle forme d’organisation est « l’État prolétarien ». Cet organisateur, c’est la classe prolétarienne. La classe capitaliste disparaîtra à la manière de la classe féodale. L’État n’est nullement un conciliateur placé au-dessus des classes. Bien au contraire, il est l’instrument le plus qualifié entre les mains des classes possédantes. C’est à l’aide de l’État — indépendamment de sa forme — que la bourgeoisie opprime et exploite la classe prolétarienne. L’État n’est, donc, qu’un instrument de domination de classe. Afin de supprimer cette domination, de vaincre la bourgeoisie, le prolétariat doit briser l’État bourgeois et organiser l’État prolétarien. Le prolétariat n’ayant aucun intérêt à exploiter qui que ce soit, l’État servira entre ses mains, non pas comme instrument d’exploitation, mais uniquement comme moyen de dominer la bourgeoisie résistante, de la vaincre définitivement, de la supprimer et de mener à bien la tâche de la réorganisation complète de la société moderne : la suppression des classes et de la domination de classe, le rétablissement d’une organisation sociale libre et égalitaire. Telle est la thèse marxiste.

Il faut ajouter que la doctrine socialiste en général comprend d’autres courants d’idée opposés en quelque sorte à la théorie strictement marxiste. Tout en se basant sur les principes fondamentaux de la lutte des classes exploitées, ces courants s’opposent, néanmoins, à réduire tout le processus historique à ce facteur unique. Ils conçoivent l’histoire humaine d’une façon beaucoup plus large. Ils admettent la grande importance d’autres facteurs historiques, en dehors de celui de la lutte des classes. Ils tiennent compte d’autres forces et éléments de l’évolution humaine. Et ce qui importe surtout, ils comprennent la notion même de la lutte des classes d’une façon beaucoup plus ample que les marxistes. Ils apprécient autrement le rôle de la classe paysanne, de celle des intellectuels exploités. C’est pourquoi, ils ont aussi une notion différente de la « dictature du prolétariat » (après sa victoire sur la classe capitaliste) et de l’ « État prolétarien ». C’est pour la même raison que les partisans de ces courants parlent des « classes exploitées et opprimées », des « classes travailleuses » plutôt que de la « classe des prolétaires », « classe ouvrière ». Du reste, ces courants sont en désaccord avec le marxisme « orthodoxe », non seulement par rapport à la théorie de la lutte des classes, mais aussi sur d’autres points, d’ordre philosophique et sociologique : ils font plus grand cas des mouvements psychologiques, éthiques et autres, formulant des objections à la doctrine du « matérialisme historique ».

Ajoutons encore que les conceptions marxistes — et aussi socialistes en général — ne sont pas d’accord sur la façon dont les classes exploitées doivent mener leur lutte, les unes (le socialisme « réformiste » de la droite, le « menchevisme ») préconisant la conquête graduelle et lente du pouvoir politique dans l’État bourgeois, les autres (le socialisme « révolutionnaire » de gauche, le bolchevisme) insistant sur la méthode brusque et violente. (Voir aussi : Antiétatisme, Bolchevisme, Menchevisme, Collectivisme, Socialisme, Marxisme, Réformisme, Parti Communiste.)

* * *

Vis-à-vis des doctrines exposées ci-dessus, quel est le point de vue anarchiste ?

Constatons, tout d’abord, que la notion classe (notion sociologique) n’est pas encore définie scientifiquement. Comme on le sait, le manuscrit du troisième volume du « Capital » (de Marx) s’arrête précisément au commencement de l’analyse de cette notion. Et quant aux autres ouvrages de ce penseur (et d’Engels), le mot « classe » y est employé dans des sens assez différents, étant souvent confondu avec des notions telles que « caste », « corps », « profession ». De sorte que l’on y chercherait en vain, non seulement une définition scientifique, mais même une notion plus ou moins précise de la classe sociale. Les autres auteurs sociaux — qu’ils soient bourgeois, socialistes ou autres (A. Smith, Voltaire, Guizot, Turgot, Mignet, Saint Simon, Considérant, Louis Blanc, Spencer, Proudhon, Ch. Gide, Kropotkine, Jules Guesde, Jaurès, Kautsky, Lénine, pour ne citer que les plus connus), — emploient tous le mot classe dans des sens divers et imprécis. Un jeune sociologue russe, P. Sorokine, qui a commencé, en 1920, la publication (en russe) d’un ouvrage capital de 8 volumes (« Système de sociologie »), essaye de donner, dans le deuxième volume (le dernier paru tant que je sache), une définition précise de la classe sociale. Cette définition est étroitement liée à toute son édification sociologique, très personnelle. Elle ne pourrait être comprise sans qu’on tînt compte de toute cette édification ; elle devrait, en outre, avant d’être généralement admise, subir l’examen et la critique...

C’est en partie pour cause de cette imprécision de la notion fondamentale qu’existent les désaccords et les divergences d’opinions dans les problèmes s’y rapportant. Plusieurs écrivains bourgeois critiquent sévèrement ce manque de clarté. Ils se moquent de tous ceux qui parlent de la « classe », de la « lutte des classes », de « la conscience de classe », etc., sans savoir exactement ce que c’est qu’une classe. Ces bourgeois ont tort. D’abord, parce qu’eux-mêmes opèrent avec nombre de notions indéfinies (il suffit de noter celle de Droit), ce qui ne les empêche nullement d’en faire usage, théoriquement et pratiquement. Ensuite, parce que, — comme c’est presque toujours le cas dans le domaine social -, tout en n’étant pas encore définies scientifiquement, les notions classe, lutte des classes, etc., sont suffisamment nettes intuitivement et répondent à des phénomènes historiques et sociaux indéniables, connus. On comprend, généralement, sous le mot de classe, un groupe social caractérisé par certaines propriétés se rapportant à l’avoir, à la profession et à l’étendue des droits dont il dispose. La différence énorme entre les groupes ayant à eux tout l’avoir, tous les droits et tous les avantages au point de vue profession (jusqu’à l’avantage de n’en exercer aucune) et ceux qui, n’ayant ni avoir ni droits, n’ont pour eux qu’un travail meurtrier, exploité par les premiers, est un fait historiquement certain et démontré.

L’anomalie de ce fait, à tous les points de vue et, partant, la nécessité historique d’un redressement social, sont des vérités acquises à tout homme sensé. La résistance des classes avantagées à ce redressement, pourtant historiquement nécessaire, est un fait indéniable. La lutte des classes désavantagées et exploitées, intéressées à ce redressement, contre les classes privilégiées et exploiteuses, est un fait qui joue un rôle de plus en plus prépondérant dans les événements sociaux des siècles derniers. Cette lutte remplit de son fracas toute l’histoire moderne. Ce sont ses succès qui, conjointement avec les conquêtes techniques de notre époque, marquent le pas du progrès humain. Il n’y a que les aveugles pour ne pas le voir.

Comme nous l’avons déjà dit, le manque de précision dans tout ce qui se rapporte à la notion « classe », divise entre eux les socialistes en général et aussi les marxistes. C’est la même imprécision qui explique, en partie, les désaccords entre les socialistes et les anarchistes. C’est elle encore qui désunit quelque peu les anarchistes eux-mêmes.

Arrêtons-nous, d’abord, sur ce dernier point.

Les intérêts normaux caractérisant et guidant les hommes vivant à notre époque, sont surtout de trois sortes : intérêts de classe, intérêts largement humanitaires et intérêts individuels. Un problème qui préoccupe beaucoup les milieux libertaires, est celui-ci : la conception anarchiste, est-elle une doctrine de classe, une conception humanitaire ou bien une théorie individuelle ? Il existe des courants anarchistes qui y répondent comme suit :

  1. la conception anarchiste est largement et strictement humanitaire. Elle n’a rien à voir avec la doctrine de classe ou de lutte des classes. Elle doit, par conséquent, éliminer tout ce qui s’y rapporte, cette dernière étant une doctrine rigoureusement marxiste. L’anarchisme ne doit se préoccuper que des problèmes et des intérêts concernant l’humanité comme telle, sans distinction de classes. La lutte des classes n’est pas de son domaine ;

  2. l’anarchisme est une conception rigoureusement individuelle. L’individu est l’unique réalité. La solution des problèmes le concernant résoudra le reste. Classes, humanité, voir même société, ne sont que des abstractions, des fictions dont un vrai anarchiste n’a pas à s’occuper.

Nous dépasserions le cadre de cette étude, si nous voulions pousser ici à fond la critique de ces points de vue. (Voir pour cela : Communisme, Individu, Individualisme, Société, Syndicalisme, Révolution , etc.) Bornons-nous à dire qu’une doctrine qui ne tiendrait pas compte du fait social saillant de l’histoire humaine durant des dizaines de siècles : la lutte des classes ou mieux la lutte des classes exploitées pour leur émancipation comme force progressive de nos jours, une telle doctrine serait, précisément, une abstraction, une fiction qui ne saurait avoir aucune valeur, ni sociale, ni humanitaire, ni individuelle. Elle ne saurait être qu’une doctrine d’aveugles ne pouvant jamais nous démontrer de quelle façon l’humanité entière ou les individus qui la composent, auraient pu arriver su maximum de bonheur possible sur la terre, en dehors de la lutte salutaire des millions et des millions d’opprimés.

Hâtons-nous de dire que ces deux courants forment dans les rangs du mouvement anarchiste international une infime minorité. L’énorme majorité des anarchistes — ceux surtout qui se nomment anarchistes communistes — résolvent le problème posé d’une tout autre façon. Ils déclarent que l’anarchisme est justement, essentiellement la conception susceptible de concilier, de satisfaire, aussi bien théoriquement que pratiquement, les trois sortes d’intérêts paraissant contradictoires : ceux des classes exploitées, travailleuses, ceux de l’humanité et ceux de l’individu. Ces anarchistes affirment qu’il n’y a pas lieu d’opposer ces trois sortes d’intérêts, mais qu’il faut, au contraire, s’efforcer de les rapprocher, de les souder. Malheureusement, le manque de précision dont nous avons parlé, ne permet pas encore de résoudre ce problème avec le fini voulu. L’une des tâches les plus pressantes de l’anarchisme est celle d’apporter à la synthèse de ces trois éléments : lutte des classes, mouvement humanitaire et principe individuel, le plus de précision possible. Ce serait le moyen le plus sûr de mettre un terme à la dispersion des anarchistes, d’activer leur unification. Or, cette tâche exige préalablement la définition plus exacte des notions : « classe » et « lutte des classes ». Ce n’est que par cette voie qu’on pourra arriver à une formule plus nette et plus complète, qui réconciliera définitivement, dans une motion harmonieuse et entière, les trois éléments en question, et précisera leur rôle respectif : la lutte des classes comme méthode ; l’organisation sociale humanitaire comme résultat de la victoire et de l’émancipation des classes opprimées, et aussi comme base matérielle de tout progrès social et individuel ; la liberté, l’épanouissement illimité de l’individualité, comme le grand but de toute l’évolution sociale.

Naturellement, une tâche de ce genre ne pourrait être entreprise que dans un ouvrage spécialement consacré à ce sujet.

Ici, il nous reste à constater que la majorité écrasante des anarchistes font leur le principe de la lutte des classes et reconnaissent la lutte révolutionnaire des classes exploitées contre les classes exploiteuses comme l’unique voie de progrès social à notre époque.

La question surgit alors : « Qu’est-ce qui sépare, dans ce domaine, les anarchistes des socialistes en général et des marxistes ? » Ce qui les sépare, ce sont, d’abord, quelques considérations d’ordre théorique. Ce sont, ensuite et surtout, des considérations d’ordre pratique qui découlent des bases générales profondément différentes des deux conceptions : socialiste et anarchiste, c’est, notamment, la façon dont l’une et l’autre conçoivent les formes, la tactique, la stratégie de la lutte des classes travailleuses.

En ce qui concerne le côté théorique ou, plutôt, historique du problème, la conception anarchiste se rapproche de celles des socialistes anti-marxistes dont il a été question plus haut. D’accord avec ces socialistes, les anarchistes s’opposent à réduire tout le processus historique à l’unique facteur de la lutte des classes. Ils conçoivent l’histoire humaine d’une façon beaucoup plus large. Ils admettent la grande importance d’autres facteurs historiques, etc. Ils forment des objections à la doctrine du soi-disant « matérialisme historique », etc. (Voir plus haut la caractéristique des courants socialistes opposés au marxisme « orthodoxe »). Une réserve est, toutefois, nécessaire : tandis que les socialistes (et aussi les marxistes entre eux) sont en désaccord par rapport à la voie réformiste ou révolutionnaire de la lutte sociale, les anarchistes sont tous partisans de la conception révolutionnaire, à l’exception, peut-être, de la tendance dite tolstoïenne qui conçoit la révolution d’une façon toute spéciale.

Ajoutons que les opinions des anarchistes sur les origines et le développement des classes ainsi que sur le rôle passé « progressif » de la bourgeoisie, diffèrent de la conception marxiste. (Voir, surtout, État où le problème d’origine et du développement des classes est traité plus à fond.)

Mais ce qui est surtout typique pour la différence entre les conceptions socialiste et anarchiste par rapport à la lutte des classes, c’est le côté pratique de la question.

Tandis que les socialistes de toutes tendances conçoivent la lutte des classes comme une lutte politique, ce qui les amène logiquement à la formation d’un parti politique appelé à conquérir le pouvoir politique et à organiser, à l’aide de ce pouvoir, le nouvel « État prolétarien » — organisme essentiellement politique et autoritaire exerçant la « dictature du prolétariat », — les anarchistes affirment que la lutte des classes est, positivement, une lutte apolitique, essentiellement sociale, n’ayant rien de commun ni avec les partis ou le pouvoir politique, ni avec l’État, l’autorité, la dictature, etc.

Les anarchistes affirment que la voie politique (parti, pouvoir, État, autorité, dictature), que la lutte politique (comprise dans ce sens) sont contraires à la lutte des classes. (Voir : Politique) Ils prétendent que cette dernière est déformée, mutilée, meurtrie et réduite à l’impuissance complète par les moyens politiques. Ils citent le cas du bolchevisme en Russie dont l’épopée confirme, à leurs yeux, leur point de vue. Ils déclarent que la lutte des classes, que toute action de classe désirant aboutir à une victoire réelle, doit être menée par les intéressés — les classes travailleuses elles-mêmes — s’organisant et agissant eux-mêmes, directement, sur le terrain strictement social, économique et de classe, sans recours aucun aux partis politiques ni à leurs programmes politiques de pouvoir, d’État, de dictature, etc. Ils pensent que la Révolution vraiment victorieuse, sera celle qui ne sera politique que négativement : c’est-à-dire, qui tuera toute politique, tous partis politiques, tout programme politique, tout pouvoir, toute autorité, tout État, toute dictature, et qui, au point de vue positif, s’efforcera à établir la société nouvelle sur des bases apolitiques, sociales, économiques.

Logiquement, l’anarchisme nie : le parti politique, le pouvoir politique, l’État, l’Autorité, la dictature. Il considère le soi-disant « État prolétarien » ou la fameuse « dictature du prolétariat » comme des non-sens, estimant que tout État et toute dictature ne peuvent être que des institutions essentiellement bourgeoises exploiteuses, et que tout moyen politique est également un procédé bourgeois.

C’est pourquoi, les anarchistes prétendent que leur conception, leur idéologie, sont les seules qui, réellement, s’appuient sur la véritable lutte des classes comme le levier immédiat de la salutaire Révolution sociale.

* * *

La différence des conceptions fondamentales mène, logiquement, à celle de toutes les notions dérivées. Pour les socialistes, la conscience de classe consiste en ce que l’exploité se rende parfaitement compte de ce qu’il appartient à la grande famille, à la classe des travailleurs dont les intérêts sont opposés à ceux de la classe bourgeoise ; qu’il soit, par conséquent, conscient de la grande tâche sociale de sa classe ; qu’il prenne part activement à la lutte menée par sa classe ; qu’il soit prêt à sacrifier, à tout instant, ses intérêts personnels à ceux de sa classe, etc. ; et, surtout, qu’il adhère au « parti politique de sa classe », qu’il « soit conscient de la nécessité des méthodes politiques, qu’il reconnaisse les principes de là conquête du pouvoir politique, de l’établissement de l’ « État prolétarien » et de la « dictature du prolétariat ».

Étant d’accord sur tous les autres points, les anarchistes rejettent, naturellement, le dernier. Ils affirment juste le contraire. Pour eux, tout exploité se rangeant à la doctrine politique, manque de conscience de classe : il est trompé ; il perd le véritable terrain de la lutte des classes ; il n’en a pas la juste notion. Pour eux, la vraie conscience de classe implique la condamnation des moyens et des buts politiques. Ils considèrent la confusion de la « classe » avec le « parti politique » comme un manque de conscience de classe.

Les socialistes et les anarchistes sont d’accord sur ce que la justice de nos jours est une justice de classe habilement masquée par les serviteurs des classes possédantes. Mais : tandis que les uns s’apprêtent à lui substituer la « justice » organisée par l’État dit « ouvrier », les autres, estimant que tout État sera fatalement bourgeois et qu’un « État ouvrier » est une illusion ou une tromperie, en concluent, logiquement, que cette nouvelle « justice » ne serait autre chose que la justice des nouveaux privilégiés, encore plus habilement masquée et dirigée contre les éternels exploités. La « justice » fameuse, exercée de nos jours dans l’État soviétiste, leur donne entièrement raison. Ils estiment, donc, que la véritable justice humaine aura lieu, après la Grande Révolution, en dehors de tout État et dans des formes n’ayant rien de commun avec les procédés politiques, étatistes, juridiques.

Les uns et les autres — les socialistes et les anarchistes — savent bien que l’armée moderne est une armée de classe appelée à défendre la classe possédante. Mais, tandis que les socialistes prévoient, après la révolution, une nouvelle armée d’État(« Armée Rouge » en Russie) qui, d’après eux, devra défendre les travailleurs, les anarchistes affirment que toute armée d’État défendra les privilégiés contre les travailleurs. Ils conçoivent la défense de la révolution dans des formes non étatistes, par les forces organisées des travailleurs, établies sur d’autres bases que celles d’une armée d’État.

Nous pourrions multiplier les exemples de ce genre, en parlant de l’éducation de classe, de l’enseignement de classe, de lascience de classe, et ainsi de suite. Après tout ce qui précède, nous le tenons pour superflu.

* * *

Une objection est faite assez souvent aux anarchistes, surtout par les « communistes » autoritaires. Si ce ne sont ni le parti politique, ni le pouvoir politique, ni l’État ouvrier, ni la dictature du prolétariat qui guideront l’action, la lutte de la classe ouvrière, la révolution sociale, qui assureront leur succès, leur victoire et la solidité de celle-ci, qui sera-ce alors ? Quelles seront les forces, les éléments et les organisations qui mèneront au succès complet, toute cette lutte formidable, et compliquée des classes exploitées et opprimées ?

La réponse des anarchistes ne serait point difficile, surtout aujourd’hui.

Les forces et les éléments ? Mais ce seront, naturellement, les classes exploitées et opprimées elles-mêmes.

Les organisations ?... Il y a une quarantaine d’années, les anarchistes y répondaient : la lutte des classes et son point culminant et final : la Révolution, devant être l’œuvre de ces classes mêmes, celles-ci trouveront sûrement les formes de lutte appropriées et créeront certainement leurs organisations qui répondront aux besoins de l’heure. Aujourd’hui, cette prévision s’est déjà, en partie, réalisée. La réponse peut, donc, être plus précise encore : des travailleurs ont créé dans tous les pays leurs organisations de lutte et de combat : les syndicats révolutionnaires. Tout en n’étant pas sans défauts — comme, du reste, toutes les institutions humaines, à notre époque surtout, — et sans qu’on songe à réduire à elles seules toute l’action, toute la conduite de la lutte et de la révolution, les organisations syndicales sont les prototypes des organisations de classe appelées à prendre sur elles quelques tâches fondamentales de cette lutte et de cette révolution.

C’est le syndicalisme révolutionnaire qui, en dépit de ses quelques faiblesses naturelles, excusables et peu importantes, en dépit aussi de son recul momentané à la suite de la guerre et de ses conséquences, donne aux partis politiques une réponse concrète. Elle est celle-ci. Ce ne seront ni les partis politiques, ni les groupements anarchistes qui mèneront la lutte de classe, l’action ouvrière, toute la formidable révolution à la victoire et au succès complet : ce seront les masses elles-mêmes, les millions et les millions de travailleurs des villes et des champs rassemblés dans leurs organisations sociales de classe, et non de politique — syndicats et autres — qui s’en chargeront (voir Syndicalisme ).

Les anarchistes sont en grande majorité d’accord avec cette réponse. La vie, l’histoire, l’avenir prochain décideront.

— Voline

CLASSIFICATION

n. f.

Ordre dans lequel on range les objets, les personnes ou les choses. Il y a également la classification des idées.

« La classification des lois ; la classification des connaissances ; la classification des marchandises. » Les connaissances humaines, à mesure que nous avançons dans le progrès, sont si étendues déjà et s’enrichissent chaque jour à tel point, les variétés de la nature sont si nombreuses, qu’il est impossible à l’intelligence humaine d’embrasser tout l’ensemble de l’univers. On est donc obligé de s’arrêter aux particularités qui forment l’ensemble, de manière à ne pas s’égarer dans la diversité des phénomènes. De là la nécessité, pour ne pas se perdre, de ranger chaque chose dans un cadre particulier si l’on veut étudier les rapports qui existent entre un objet et un autre. Il en est de même pour les idées et la science qui sont, elles aussi, obligées de classifier leurs connaissances et de les ranger par catégorie. La classification est la voie la plus convenable pour obtenir des résultats. Elle est sœur de la méthode et, comme elle, engendre la clarté. Elle nous permet de partir de l’inconnu pour atteindre le domaine du connu. La classification est donc un bien, à condition cependant de n’être ni artificielle ni superficielle et de ne pas se perdre dans l’abstrait. Comme en toute chose, l’exagération est néfaste, et la manie de classifier devient un défaut au lieu d’une qualité.

De nos temps, tout se classe et, dans nos sociétés bourgeoises, on classifie même les individus de même race et de même nation pour en faire des sujets différents les uns des autres ; de là le terme « classe » pour désigner une partie de la collectivité appartenant à une catégorie sociale. Si la classification des objets en genre, en famille est utile ; si la classification des idées et des découvertes scientifiques est indispensable ; la classification des hommes est un des vices des sociétés à base capitaliste et cette erreur disparaîtra avec les causes qui l’ont engendrée.

CLERGÉ

n. m. (du latin : clericatus)

Tout ce qui compose la corporation sacerdotale ; les archevêques, les évêques, les chanoines, les vicaires, les aumôniers, appartiennent au clergé séculier, c’est-à-dire qui prend contact avec la population ; le clergé régulier est en grande partie composé de moines menant une vie monastique. Le clergé est également divisé en classes et on distingue le haut clergé et le bas clergé. Le premier groupe les hauts dignitaires et les princes de l’église, alors que le second ne groupe que les prêtre de rang inférieur et qui accomplissent les besognes courantes de la paroisse.

Avant la Grande Révolution française, le Clergé était un des ordres les plus importants de l’État et bénéficiait de très gros privilèges. Ce fut un des bienfaits de la Révolution de détruire sa suprématie et d’amoindrir sa force. Malheureusement, si le Clergé a perdu de sa puissance, il exerce encore une assez grande influence publique qui n’est pas à négliger ; il est soutenu par toutes les forces de réaction auxquelles il ne refuse jamais lui-même son concours. Cela se comprend. « Le prêtre ne peut être utile qu’en qualité d’officier de morale » dit l’abbé Saint Pierre ; mais si nous fouillons aussi profondément que possible dans l’histoire, nous voyons que jamais le Clergé n’a accompli le rôle qui lui était assigné par la doctrine et Helvétius nous apprend que déjà chez les Égyptiens « les prêtres formaient un corps à part, qui était entretenu aux dépens du public. De là naissaient plusieurs inconvénients : toutes les richesses de l’État se trouvaient englouties dans une société de gens qui, recevant toujours et ne rendant jamais, attiraient insensiblement tout à eux. » Il en fut ainsi de tous les temps et, de nos jours encore, le Clergé est toujours à l’affut des richesses. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’y a aucune espérance d’améliorer cet ordre qui n’a d’autre utilité sociale que de perpétuer une erreur pour maintenir le pauvre dans l’ignorance et défendre les intérêts des riches. Les crimes du clergé, quelle que soit la religion dont il se réclame, sont innombrables et seront traités d’autre part. (Voir Église, Inquisition, Papauté, Religion, etc., etc.) Il a régné pendant des siècles par la terreur et, dans les pays où il détient encore le pouvoir politique, il n’hésite pas à se servir de moyens monstrueux pour conserver sa force et son autorité. Ayant acquis sa puissance dans le meurtre et dans le sang, le clergé s’est à jamais discrédité aux yeux de l’homme civilisé et il faut espérer qu’il disparaîtra un jour prochain, méprisé de tous et ne laissant de regrets qu’au cœur des inconscients et des barbares. Sa disparition sera un grand pas de franchi vers la libération des humains, car elle marquera la mort de certains préjugés de croyance en une puissance immatérielle, et permettra à l’homme d’évoluer plus librement vers son entière émancipation morale, matérielle et intellectuelle.

CLÉRICALISME

n. m.

Il faut entendre par ce mot le mouvement politique et social qui considère la Religion, et plus spécialement la Religion catholique comme le fondement le plus sûr de « l’Ordre » basé sur le principe « Autorité » et sur le fait « Gouvernement », mouvement qui, par voie de conséquence, tend à attribuer la direction de la chose publique, plus encore : la domination universelle à l’Église catholique, apostolique et romaine et à placer cette domination entre les mains du clergé séculier et régulier composant le parti « Prêtre ».

Ce qui caractérise le cléricalisme, c’est son irréductible opposition à toutes les mesures et pratiques s’inspirant de la pensée laïque, favorisant et secondant le renforcement de celle-ci. C’est la constatation de cette intransigeante opposition à l’expansion laïque qui a arraché à Léon Gambetta ce cri de guerre : « Le Cléricalisme, voilà l’Ennemi ! » Le trait essentiel du cléricalisme, c’est la souplesse d’allures au service de desseins précis et de buts déterminés : « La fin justifie les moyens » déclare le Cléricalisme et, armés de cette devise, usant et abusant avec impudence de cette formule qui, par anticipation, a la vertu de tout justifier, voire de tout exalter, les adeptes du cléricalisme qu’on appelle communément « les cléricaux » font usage, le cœur léger et la conscience sereine, des agissements les plus indélicats, des procédés les plus criminels, des manœuvres les plus perfides, des crimes les plus abominables.

Un autre trait par lequel se distinguent les cléricaux, c’est la persévérance, l’obstination, l’opiniâtreté, la constance étonnante avec laquelle, quelles que soient les difficultés, ils poursuivent les fins qu’ils ont assignées à leurs efforts. Ont-ils vent en poupe ? Ils y marchent à toutes voiles ; s’ils ont vent contraire, ils louvoient, courent des bordées, disparaissent même un instant à l’horizon pour reparaître tout à coup, le cap toujours mis sur le but à atteindre.

Pour appartenir au parti clérical, pour faire son jeu, il n’est pas indispensable de porter capuchon ou soutane. Les cléricaux les plus dangereux sont ceux qui, pareils aux mouchards ― et mouchards en effet ― ne portent pas de livrée. Le Basile de la Comédie est un personnage antipathique, répugnant ; mais il n’est guère dangereux : son grand chapeau et ses tirades sur la calomnie le font trop aisément reconnaître. Le vrai Basile sait à merveille se camoufler. Il ne se démasque que le moment venu et en cas de besoin.

Le but que poursuit l’Église depuis le IVe siècle de l’ère chrétienne, c’est de mettre la main sur le mécanisme mondial et, sous couleur d’instaurer sur la terre le règne de son Dieu, d’y établir solidement celui de son clergé. Cette dictature à la fois spirituelle et temporelle, les cléricaux l’ont eue ; ils l’ont en partie perdue et ils ambitionnent de la reconquérir. Cette reconquête, c’est le but vers lequel ils marchent formant trois colonnes : la première est composée des ambitieux ; la deuxième des hypocrites et la troisième de la masse des ignorants, des crédules et des niais.

L’idéal inavoué des cléricaux, c’est le moyen âge, que leurs légendes qualifient de « bon vieux temps ». L’organisation politique qui a secrètement toutes leurs préférences, ce serait, si possible, la monarchie absolue et, au pis aller, la monarchie constitutionnelle ; de toutes façons, un pouvoir fort et centralisé constamment en état de contenir les aspirations populaires tendant à l’émancipation des masses laborieuses, et toujours en mesure de mâter ces aspirations aussitôt qu’elles prennent une tournure alarmante.

L’interprétation de l’Histoire, d’après l’esprit clérical, est tout à fait singulière. Elle mérite d’être notée. Voici comment s’exprime sur ce point le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle. « Vous croyez peut être qu’il s’est opéré, au XVIe siècle, une réforme qui, au prix d’un million de têtes, a émancipé la conscience humaine ? Vous avez peut-être lu quelque part que, deux siècles après, il a surgi du sol de France toute une cohorte de philosophes, Voltaire en tête, qui, sans autres armes qu’un flambeau et un fouet, ont chassé et refoulé dans les ténèbres du Moyen-Âge les fantômes sanglants qui tentaient d’en sortir. Et vous aurez sans doute entendu dire que, vers la fin de ce même siècle, il s’est trouvé toute une autre pléiade de grands hommes pour traduire dans les faits sociaux les conquêtes de la philosophie. Sous le nom de Révolution, ou plutôt d’Évolution, vous saluez l’ère nouvelle où, pour la première fois, le mot d’humanité a pris un sens ; où l’homme, devenu l’égal de l’homme, a pris possession de lui-même et a pu s’acheminer enfin, libre d’entraves, vers ses glorieuses destinées. La liberté matérielle et morale, le progrès des sciences, l’avènement du règne de la Justice, l’adoucissement des lois pénales, l’épuration des mœurs, tous ces fruits du travail de nos pères vous semblent beaux à l’œil, doux à la bouche ; vous trouvez, en définitive, que l’arbre de la science du bien et du mal ne mérite plus aujourd’hui les malédictions dont il fut couvert au temps de notre premier père ?

Eh bien ! Votre erreur est complète. Luther n’est qu’un suppôt de Satan, et Voltaire est Satan en personne. Le XVIe siècle que, dans votre naïveté, vous appelez le siècle de la Renaissance, n’est que le triomphe momentané de l’impiété et de la révolte contre Dieu, révolte justement punie par les sacs de Magdebourg et la Saint-Barthélemy. C’est aussi justement, depuis lors, que l’homme, privé de la lumière céleste, dont les bûchers de l’Inquisition n’étaient qu’un reflet, erre à tâtons dans la région des ténèbres. Le grand siècle, c’est le suivant : illustré par les Dragonnades des Cévennes, et par la bulle Unigenitus. Au XVIIIe siècle, le flambeau de la Foi parait s’éteindre ; Voltaire, Helvétius, le baron d’Holbach, Jean-Jacques Rousseau, Montesquieu, Diderot et les Encyclopédistes, toutes les portes de l’Enfer enfin vomissent contre la religion leur souffle empesté. Mais rassurez-vous, l’Évangile l’à dit, les portes de l’Enfer ne prévaudront pas contre elle. Dans ces temps mauvais, il se trouve encore quelques justes, en faveur desquels Dieu pardonne encore à Sodome et à Gomorrhe. Les saintes traditions sont continuées par l’abbé Dubois, Fréroz, Nonotte, Patouillet, Mme Dubarry et l’abbé de Bernis et les fidèles goûtent encore quelques consolations autour des échafauds de Calas et du Chevalier de la Barre. Les vengeances de Dieu éclatent par le déchaînement des passions révolutionnaires ; et contre ces scélérats de Bailly, de La Fayette, de Hoche et de Marceau, Dieu suscite les Macchabées de la Vendée, ces héros de la Foi qui ont sauvé la France malgré la Convention. »

Le morceau est un peu long. Mais il faut considérer qu’il est extrait du Grand Larousse Universel et qu’il emprunte à cette origine une saveur toute particulière.

* * *

J’ai dit, un peu plus haut, que le cléricalisme, autrement dit le Parti-Prêtre, travaille à la reconquête de l’hégémonie mondiale et que cette armée noire s’avance sur trois colonnes : celle des ambitieux, celle des hypocrites et celle des imbéciles.

Ces trois colonnes constituent un front étendu et compact dressé contre l’esprit des sociétés modernes, et ces trois colonnes forment une armée redoutable dont toutes les parties reçoivent les mêmes mots d’ordre et obéissent à la même direction. Ce sont les ambitieux qui donnent l’impulsion ; mais ils le font si discrètement, que les hypocrites n’aperçoivent que faiblement le point de départ et le but immédiat des mouvements ordonnés et que les imbéciles exécutent ces mouvements et subissent l’impulsion sans comprendre où on les mène. La grande habileté du Jésuitisme contemporain ― qui est l’âme du cléricalisme ― consiste à cacher sa main, à masquer son but, à ne plus parler autant de la gloire de Dieu et des intérêts supérieurs de l’Église, mais à rallier à sa cause les intérêts matériels en se faisant aussi mondain que le siècle. Son grand art consiste à faire peser sur les peuples des terreurs imaginaires et à s’ériger en défenseur des grands principes sociaux de la famille, de la propriété et de l’État. Les meneurs du cléricalisme ne manquent jamais d’envahir les avenues du Pouvoir, afin de se faire les distributeurs des honneurs, des bénéfices et des sinécures grassement rétribuées. En s’adressant à la gloriole idiote des uns et à la basse cupidité des autres, les cléricaux ont toujours la certitude de grouper autour d’eux, une nombreuse et fervente clientèle. C’est par de tels moyens qu’ils parviennent souvent, très souvent, trop souvent, à trouver des appuis et des complicités parmi ceux-là mêmes qui, dans leur jeunesse, ont reçu une éducation libérale et laïque et qui, appartenant à la bourgeoisie, sont initiés à tous les progrès de la science, des arts, de l’industrie, du négoce et de la finance. Ceux-là, ce sont les hypocrites, les composants de la deuxième colonne. Quant aux sots et crédules, superstitieux et ignorants, qui forment la troisième colonne, ils sont légion. Ce sont les « bonnes âmes » ― entendez par là les crétins ― des villes et des campagnes qui se marient à l’Église, vont a confesse, communient à Pâques, font maigre le vendredi, se rendent à la messe le dimanche, font baptiser leurs enfants, leur font apprendre le catéchisme et faire leur première communion et meurent enfin munis des Sacrements de l’Église. C’est toute cette race indécrottable de moutons de Panurge qu’on flatte en les qualifiant de « braves et honnêtes gens », bien qu’ils ne soient ni honnêtes ni braves, à moins que l’honnêteté ne réside dans la crainte et le respect du gendarme et du garde champêtre, à moins qu’il ne suffise, pour être brave de faire comme tout le monde et d’éviter de vivre en délicatesse avec le Code.

* * *

Sur la route du Progrès social, le cléricalisme multiplie les embuscades et les obstacles. Du haut des chaires innombrables dont dispose le clergé de toutes les religions, la parole de résignation et d’obéissance retentit et s’adresse à des auditoires considérables. Les homélies qui, des lèvres des curés, des missionnaires, des pasteurs et des rabbins, tombent en pluie de soumission sur les foules que le culte rassemble dans les lieux où l’on prie, ces homélies entretiennent dans les masses les préjugés et les erreurs, sur lesquels reposent et perdurent les sociétés autoritaires et capitalistes que la propagande et l’action anarchistes ont la mission d’abattre. La bourgeoisie voltairienne a-t-elle compris que le cléricalisme est le rempart qui protège et défend le plus solidement ses privilèges de classe ? La démocratie républicaine et laïque s’est-elle rendu compte que l’athéisme conduit directement et fatalement à l’Anarchisme et que, du jour où les hommes auront eu la sagesse de vider le ciel des béatitudes fallacieuses dont les religions s’ingénient à l’embellir, ils travailleront à peupler la terre des félicités que permettent, d’ores et déjà, de réaliser les applications de la science ? Il me paraît judicieux de répondre à ces questions par l’affirmative. Car bourgeois Voltairiens, républicains, laïcs, démocrates consentent bien à faire la guerre au cléricalisme, mais pas à la religion. Ils se disent et croient être anticléricaux ; mais ils ne sont pas antireligieux, Et pourtant !...

Actuellement, le Cléricalisme est moins un courant religieux qu’un parti politique, une organisation économique et un mouvement social.

Il garde sa doctrine religieuse qui est sa raison d’être, ses temples qui lui permettent de réunir ses adeptes et de les tenir dans sa main, ses écoles par lesquelles il assure le renforcement de son influence, ses œuvres grâce auxquelles il reste en contact, hors des cérémonies cultuelles, avec le public. Mais un observateur averti ne saurait être abusé : ce n’est plus la foi religieuse qui fait sa force et son action serait inopérante, si elle se cantonnait dans le domaine exclusivement confessionnel.

Même quand il est ostensiblement combattu par certaines fractions de la bourgeoisie, le Cléricalisme est sournoisement soutenu par ces fractions qui, escomptant son appui aux heures difficiles, sont contraintes à le ménager. Même quand il est publiquement attaqué par certains partis politiques dits « de gauche » il est défendu, indirectement et dans la coulisse, par ces mêmes partis qui ont intérêt à ne pas se rendre hostiles les masses électorales dont il inspire les suffrages.

Ces fractions et ces partis se doivent de ne pas heurter de front la Religion, parce qu’ils sont anticléricaux, mais ne sont pas antireligieux. Ils professent l’opinion que le « spirituel » et le « temporel » sont choses entièrement distinctes et qui peuvent rester étrangères l’une à l’autre. Ils prétendent que la religion est une affaire de conscience individuelle, et d’ordre privé et ― fait incroyable et pourtant exact ― c’est au nom même de la liberté, qu’ils proclament un principe sacré et inviolable, qu’ils se déclarent respectueux des sentiments religieux que chacun peut avoir.

Profonde et dangereuse est l’erreur de ces anticléricaux.

Tout d’abord, il n’est pas vrai que le « temporel » et le « spirituel » puissent pratiquement vivre dans l’ignorance, encore moins dans l’indépendance réciproques.

Pour le croyant attaché à une religion, le « spirituel » c’est tout ce qui a trait à l’âme et le « temporel » tout ce qui concerne le corps. Le croyant prie : fait spirituel ; il mange : fait temporel. Il songe à la vie éternelle et s’y prépare : fait spirituel ; il se préoccupe de la vie terrestre et des besoins immédiats et matériels qu’elle implique : fait temporel. Comme croyant, il est l’égal de tous, sans qu’il faille tenir compte de sa situation : position spirituelle ; mais, comme homme, il est riche ou pauvre, patron ou ouvrier, gouvernant ou gouverné : position temporelle.

Son existence se trouve, ainsi, et à tout instant, le fait d’un indissoluble amalgame du « spirituel » et du « temporel », des besoins de l’âme et des nécessités du corps, de l’égalité religieuse et de l’inégalité sociale.

Et il serait possible qu’une distinction, qu’une sorte de cloison étanche séparât, isolât sa vie spirituelle de sa vie temporelle ?

Le penser serait tout simplement absurde. Cet isolement peut-être conçu spéculativement, mais, pratiquement il ne peut exister.

« Car, pour être croyant, on n’en est pas moins homme. »

Pour le croyant, la vie n’est due qu’à l’union intime de l’âme et du corps et la séparation du corps et de l’âme, c’est la mort. En sorte que vouloir séparer ce qui intéresse l’âme (le spirituel) du croyant de ce qui touche à son corps (le temporel) ce serait le condamner à mort dès sa naissance. Ce serait, il faut l’avouer, apporter à ce problème délicat du « temporel » et du « spirituel », une solution aussi imprévue qu’insensée.

En dépit de la multiplicité de ses organes et de la complexité de ses besoins, l’individu est un. Il n’est pas, quoi qu’on puisse dire, un agrégat composé de deux éléments simples et de nature différentes : le corporel et l’incorporel. II forme un tout parfaitement homogène dont les diverses parties sont unies par une rigoureuse solidarité ; et si, pour satisfaire aux exigences d’une classification utile, voire nécessaire, on a groupé ses fonctions et ses besoins en spirituels et en matériels, ce n’est pas parce que cette classification correspond à une réalité, mais uniquement parce qu’elle favorise l’observation, facilite l’étude de ce qui est humain et fournit au langage des expressions qui qualifient des phénomènes d’un ordre distinct.

Le corps humain est une merveille de délicatesse et de complexité ; c’est aussi une merveille de solidarité, c’est-à-dire d’unité dans la diversité. On ne peut donc raisonnablement séparer ce que, dans le vocabulaire des religions on appelle le « spirituel » de ce qu’on dénomme le « temporel » ; encore moins est-il possible d’opposer ceci à cela : l’homme est un.

Il éprouve le besoin de penser comme celui de digérer. Il pense avec son cerveau et digère avec son estomac ; comme il voit avec ses yeux et entend avec ses oreilles. Mais si le cerveau, l’estomac, les yeux et les oreilles, sont les sièges et les organes de fonctions diverses, l’être qui pense est le même que celui qui digère, voit et entend.

Les anticléricaux qui veulent séparer, isoler le « spirituel » du « temporel » tombent, à leur insu, dans le piège que leur tendent les arguties théologiques. Ce sont des religieux qui s’ignorent.

Pour moi qui ai banni de mon esprit toute croyance religieuse et qui, partant, repousse cette idée du « spirituel », idée mystique, qui ne représente rien de réel ; pour moi qui ne sépare pas l’être humain en corps matériel et périssable et en âme immatérielle et impérissable ; pour moi qui, dans ces conditions, ne saurais admettre que l’âme prisonnière, dans le temps, de sa loque mortelle, soit appelée à entrer dans la vie éternelle, dès qu’elle aura cessé d’être captive, le problème de la confusion où de la séparation du « spirituel » et du « temporel » ne se pose même pas.

Mais il se pose pour les simples « mangeurs de curés » et pour les politiciens « de gauche », et je viens d’établir que la séparation qu’ils tentent est impossible, du fait que le croyant est un être soumis à toutes les nécessités naturelles. On peut même concevoir qu’il cesse d’être croyant sans cesser d’être un homme, tandis qu’il n’est pas possible d’imaginer qu’il cesse d’être un homme sans qu’il cesse, ipso facto, d’être un croyant. En d’autres termes, un homme peut vivre sans croire, mais il ne peut vivre sans boire, manger, dormir, respirer, etc., ce qui fait que, si l’individu peut négliger le « spirituel », il lui est radicalement impossible, quelque part qu’il accorde au spirituel, de négliger le « temporel ».

Le « temporel » peut, à la rigueur, ignorer le « spirituel » et n’en tenir aucun compte, alors que, par contre, le « spirituel » ne peut ignorer le « temporel » et est dans la nécessité d’en faire état.

Lorsque les anticléricaux, se disant respectueux du « spirituel », demandent que le croyant ne mélange pas le « spirituel » et le « temporel », ils demandent donc l’impossible.

S’il est impossible à un croyant, pris individuellement, vécût-il dans la solitude, de séparer pratiquement le « spirituel » du « temporel » il l’est, a fortiori, à l’homme vivant en société, à l’être social.

Ce croyant est plongé dans un milieu social donné ; il Y est comme dans un bain dont il subit la température et les propriétés. Allez-vous lui demander de rester indifférent au froid excessif ou à la chaleur exagérée du liquide ? Croyez-vous que, s’il gèle, il ne tentera pas d’élever la température de son bain et que, s’il cuit, il ne cherchera pas à l’abaisser ?

Pensez-vous que, s’il peut choisir entre un bain de vitriol et un bain d’eau parfumée, il ne préfèrera pas l’eau au vitriol ?

Soyez certain, absolument certain, qu’il mettra tout en œuvre pour que son bain soit d’eau parfumée et non de vitriol, de liquide propre et non sale, de température moyenne et non trop basse ou trop élevée. J’espère que vous n’en pouvez douter.

Eh bien ! Sachez, radicaux, francs-maçons, anticléricaux et libres-penseurs de toutes nuances et de tous groupements, que, pour le chrétien ― je parle du chrétien sincère, convaincu, désintéressé, loyal, du chrétien pour qui la religion n’est une question ni de bonne compagnie, ni d’avancement, ni de boutique, du chrétien qui aime véritablement son Dieu et qui, plutôt que d’abjurer sa foi est prêt à souffrir ― sachez, dis-je, que, pour ce chrétien, une Société sans Dieu, c’est l’eau sale, c’est le liquide brûlant ou glacial, c’est le vitriol ; sachez que l’eau propre, le liquide à température moyenne et l’eau parfumée, c’est la société chrétienne. Sachez que ce chrétien a le devoir impérieux de tout faire pour que l’eau de son bain se débarrasse de sa crasse et devienne propre, pour que la température cesse d’y être trop élevée ou trop basse et pour que l’eau parfumée remplace le vitriol. Sachez que s’il ne consacrait pas tous ses efforts, toutes ses ressources, tous ses moyens d’actions à obtenir, pour lui et ses frères, ce résultat, il encourrait la damnation éternelle. Sachez que, si sa conscience ne suffisait pas à lui imposer l’étroite obligation de travailler dans ce sens, il y serait poussé par les prédications de ses pasteurs, par les conseils ou menaces de son confesseur, par les journaux qu’il lit, par la propagande qu’il soutient, par le groupe chrétien dont il fait partie, par son entourage et par sa famille.

Rappelez-vous que, de tous temps et en toutes circonstances ― on ne saurait trop le répéter ― l’Église s’est mêlée aux événements temporels, que son action a constamment pesé sur les événements dans toute la mesure de ses forces, qu’elle a toujours, secrètement mais passionnément, ambitionné de tenir l’humanité sous son joug, que son histoire : toute de ruses, de mensonges, de manœuvres politiques, de despotisme et de violence atteste qu’elle a sans cesse été animée de l’irréductible volonté de modeler la société à son image et qu’elle a mis au service de ce but toutes les ressources de sa diplomatie, toutes les forces de son organisation et toute la puissance de ses trésors.

Conclusion : Si vous avez la ferme volonté de faire échec aux manœuvres du clergé, si vous êtes résolus à barrer la route aux desseins ambitieux des représentants de la Religion, ne vous bornez pas à combattre le cléricalisme, faites à la religion elle-même une guerre sans merci. Ne vous contentez pas d’être « des mangeurs de curés », attaquez-vous à Dieu lui même ; soyez antireligieux.

Le cléricalisme est un mouvement politique et social mais à base religieuse. C’est cette base qu’il faut saper hardiment et avec persévérance.

― SÉBASTIEN FAURE.

CLIQUE

n. f.

Ce mot ne s’emploie jamais de façon bienveillante et sert généralement à désigner une association ou un groupe d’individus méprisables et desquels il faut se méfier. Même lorsque l’on se sert de ce mot sans intention malveillante « une joyeuse clique », le qualificatif ne détruit pas le sens péjoratif du mot et laisse supposer que cette « joyeuse clique » est composée d’éléments peu recommandables. La clique désigne également la musique d’un régiment : la « clique militaire » et dans le jeu de cartes l’association de certaines figures.

CLOITRE

n. m.

Habitation religieuse pour hommes ou femmes voulant se livrer à la vie monastique. Le nombre des cloîtres a notablement diminué en France ; mais il en existe encore beaucoup en Belgique, en Italie et surtout en Espagne. L’institution du cloître remonte au VIème siècle environ ; cependant, les solitaires qui désiraient s’adonner à la vie contemplative se retiraient dans des couvents dits « couvents cloîtrés ».

C’est surtout en Orient que les moines se détachaient complètement de la vie extérieure et s’enterraient dans des « couvents cloîtrés ». En Occident, le couvent et le monastère servaient de refuge à ceux qui, tout en s’éloignant du monde, continuaient cependant à vivre en commun. (Voir Couvent et Monastère.) Le cloître occidental, à ses origines, eut donc les mêmes attributions que le couvent cloîtré en Orient ; mais il ne tarda pas à se transformer et à servir trop souvent de prison. Il fut le tombeau de quantité de jeunes gens qui étaient une gêne et une menace pour leur caste ou leur famille. Afin de se débarrasser de ses enfants pour laisser un titre et une fortune au premier né, bien des pères firent jeter leurs fils cadets dans des cloîtres, et ceux-ci furent également le refuge de quantités de femmes, victimes de l’autorité arbitraire du chef de famille, qui préférèrent la mort lente de la vie claustrale à la violation de leurs plus intimes sentiments. Les portes du cloître se fermèrent maintes fois sur des philosophes et des savants qui osaient s’attaquer au dogme de l’église et dont les idées étaient jugées subversives par l’Inquisition.

L’institution du cloître, on peut s’en rendre compte par les faits qui illustrent toute l’histoire du christianisme, produit des monstruosités. Quoi qu’il en soit volontaire ou contrainte, la vie claustrale est un crime contre la nature, et Diderot a, de son verbe violent, flagellé ceux qui s’y livraient.

« Faire vœu de pauvreté, c’est s’engager par serment à être paresseux et voleur ; faire vœu de chasteté, c’est promettre à Dieu l’infraction constante de la plus sage et de la plus importante de ses lois ; faire vœu d’obéissance, c’est renoncer à la prérogative inaliénable de l’homme : la Liberté. Si l’on observe ces vœux, on est criminel ; si on ne les observe pas, on est parjure. La vie claustrale est d’un fanatique ou d’un hypocrite. » (Diderot.)

CLUB

n. m.

Mot d’origine anglaise. Anciennement, le club était une association de bons camarades qui se réunissaient entre eux pour se distraire ; mais petit à petit il évolua et devint, aux époques troublées, un centre politique jouissant parfois d’une influence considérable. Le premier club politique français se forma en 1782 sous le ministère Calonne qui interdisait à ses membres de causer politique ou religion. Presque immédiatement, se créèrent d’autres clubs, mais ils furent tous dissous par ordonnance royale en 1789. Cependant, l’orage politique et social qui pointait à l’horizon ne permettait pas aux hommes qui allaient jouer un rôle dans la Grande Révolution et qui prévoyaient les événements, de se tenir éloignés les uns des autres. Un contact permanent leur semblait indispensable et, malgré l’ordonnance royale de 89, d’autres clubs se reformèrent presque aussitôt. Il en sortait de terre dans chaque centre, dans chaque quartier, dans chaque rue. Ce fut d’abord le club des Jacobins, le club de Montrouge qui comptait Mirabeau parmi ses membres, le club du faubourg Saint-Antoine, le club de Clichy, le club des Monarchistes, et combien d’autres. Mais les plus importants de ces clubs, et qui jouèrent un rôle de premier ordre dans l’histoire de la Révolution furent, sans contestation, le Club des Cordeliers et le Club des Jacobins.

Le premier comptait parmi ses membres des hommes comme Camille Desmoulins, Marat et Danton. On peut donc comprendre quelle fut sa puissance et qu’il dirigea pendant un certain temps toute la politique révolutionnaire. Il fut cependant supplanté par le club des Jacobins qui était animé par l’esprit et la force de Robespierre, et était, en outre, le centre d’un mouvement considérable. Un grand nombre de sociétés se rattachèrent à lui et il avait des branches dans tous les grands centres du territoire. Il avait son siège dans un couvent qui avait auparavant été habité par les moines jacobins et toutes les questions qui étaient présentées à la tribune nationale étaient, avant, débattues et discutées à la tribune du club. Il exerçait une telle influence, qu’il menaça à plusieurs reprises les pouvoirs constitués.

Quelles que soient les erreurs commises au sein de ces différents clubs qui se déchiraient en défendant chacun une politique différente, il faut cependant reconnaître qu’ils étaient animés d’un sincère désir de voir triompher la Liberté dont ils avaient, à notre point de vue anarchiste, une conception erronée. C’est ce qui explique peut-être, dans une certaine mesure, les ligues qui se formèrent contre eux et réussirent, à la fin, à les détruire. La Révolution écrasée, le Consulat, l’Empire et la Restauration ne tolérèrent pas l’organisation des clubs. Ils furent remplacés par des sociétés secrètes.

Après la Révolution de 1830, un grand nombre de citoyens essayèrent de former « le club du ménage » de la rue Montmartre ; celui-ci fut immédiatement fermé par ordre du gouvernement ; et ce n’est qu’en 1848 que nous voyons apparaître le club Blanqui et le club Raspail, particulièrement fréquentés par les socialistes révolutionnaires. Ils disparurent également avec la seconde république.

Le club est redevenu aujourd’hui ce qu’il était à son origine : une association ― le plus souvent d’aristocrates ― où se réunissent, pour occuper leurs loisirs, les hommes d’un même « monde ». Le club est presque devenu synonyme de cercle. Il y a, en Angleterre, des clubs ouvriers dont l’unique but est d’offrir des distractions collectives aux travailleurs, ou encore d’acheter, à meilleur compte, pour les fêtes de Pâques et de Noël, les marchandises indispensables au festin traditionnel. En France, il y a bien encore quelques clubs politiques, mais ils ne présentent pas le caractère des grands clubs du passé et n’exercent pour ainsi dire sur le public aucune influence.

COALITION

n. f.

Réunion de plusieurs individus, groupes, gouvernements ou États, pour la défense de leurs intérêts, contre un ennemi momentané. La coalition offre ceci de particulier : qu’elle n’associe pas des individus de même tendance ou de mêmes idées, des gouvernements de même nature, des nations de même race s’orientant vers un même but, mais qu’elle est formée le plus souvent d’adversaires paraissant irréconciliables et qui font une trêve lorsqu’ils sont menacés particulièrement par un danger commun ou que des intérêts immédiats les placent côte à côte. On a vu, en certaines circonstances, des hommes politiques les plus hostiles les uns aux autres, dont les doctrines étaient diamétralement opposées, s’associer pour combattre une force qui prétendait les écraser les uns et les autres. Les élections législatives de mai 1924, en France, donnèrent le jour à un bloc qui groupait des éléments de toutes tendances, sauf les Anarchistes naturellement, et qui n’était qu’une coalition des forces politiques de gauche contre celles de droite.

Il y a aussi les coalitions guerrières et, depuis l’entente qui fut conclue en 1124 entre Henri I, roi d’Angleterre et l’empereur Henri V, pour envahir la France, jusqu’en 1815 époque où Napoléon fut définitivement battu, de nombreuses coalitions se formèrent contre la France. La plus dangereuse ― et pour cause ― fut celle qui menaça la Révolution et qui était inspirée par la crainte et la terreur qui gagnaient l’aristocratie, la noblesse et les monarques de toute l’Europe qui voyaient leurs trônes chanceler. C’est aussi une coalition qui se forma en 1914 contre l’empire germanique qui eut à se défendre contre toutes les grandes puissances d’Europe, auxquelles vinrent se joindre certaines nations américaines et asiatiques. Mais la plus monstrueuse des coalitions modernes fut celle qui menaça, dès les premiers jours de 1918, le superbe mouvement révolutionnaire des travailleurs russes. Tout fut mis en œuvre pour étouffer en son berceau ce foyer qui illuminait l’Est et menaçait d’embraser tout le vieux Monde. Intervention militaire, guerre économique, rien ne fut oublié. Sans égard pour les femmes, les enfants ou les vieillards, la coalition de la bourgeoisie interdisait l’exportation en Russie de toute matière quelle qu’elle fût et c’est elle qui doit être tenue pour responsable de cette désastreuse et terrible famine qui décima une grande partie de la population slave.

À côté de toutes ces associations politiques et nationales, aux buts imprécis et éphémères, il y a cette constante coalition économique qui ne vise qu’à écraser la classe ouvrière, pour que le capitalisme puisse rester le maître absolu de toute la richesse sociale. Toute l’industrie, tout le commerce, toute la finance, au-dessus des diverses tendances politiques qui les animent, se coalisent contre l’ennemi commun : le prolétariat ; et tentent, en formant un bloc compact, d’endiguer l’évolution des classes inférieures qui prennent chaque jour un peu plus conscience de leur force et de leurs possibilités. La coalition de toutes les forces du capitalisme est la plus dangereuse ; car elle n’hésitera pas à abandonner toutes les luttes d’ordre politique ou national, pour se trouver unie et puissante en face dé la classe ouvrière, lorsque celle-ci, débordant des cadres de la légalité prendra le chemin de la révolution.

Il faut, pour triompher, se servir d’armes de valeur au moins égales à celles de ses adversaires et c’est pourquoi à la coalition des puissances d’argent la classe ouvrière, si elle veut sortir victorieuse des batailles qu’elle aura à livrer à la bourgeoisie, doit opposer la coalition solidement organisée de tous les exploités.

CODE

n. m.

On appelle Code le corps des lois qui régissent les sujets d’un même État. Les Codes se différencient suivant les matières qu’ils condensent dans leur système impératif.

De grandes sociétés ont pour leur action interurbaine ou internationale des règlements homogènes qu’on appelle Codes par assimilation et par métaphore : on dit le Code des Courses.

Enfin, on donne le nom de Codes :

  1. à des tables de signaux ;

  2. à des vocabulaires composés de mots abréviatifs ou de termes conventionnels, pour assurer le secret d’un texte transmis ou en simplifier la teneur. Nous ne nous occuperons que des Codes créés par le travail législatif.

I.

La France a cinq Codes fondamentaux.

On place en tête du Code civil les lois organiques, celles qui déterminent la forme de la constitution et qui en réglementent le jeu.

CODE CIVIL. ― Le Code civil se divise en livres, les livres en titres, les titres en chapitres, les chapitres en articles.

Le premier livre, est relatif à l’état des personnes et le second à la condition des biens.

Pour les personnes, le Code règle la jouissance et la privation des droits civils ; le mariage et le divorce ; la paternité et la filiation ; la puissance paternelle, la minorité, la tutelle et l’émancipation ; la majorité, l’interdiction et le Conseil judiciaire.

Pour les biens, le Code détermine la distinction entre les immeubles et les meubles, le droit de jouir et de disposer que confère la propriété, la manière légale dont elle s’accroît par l’accession, les démembrements qu’elle subit par l’usufruit, l’usage et l’habitation, les restrictions que lui imposent les servitudes. Le troisième livre comprend les différentes manières dont on acquiert la propriété : successions, donations, contrats ; la vente, l’échange, le louage, le prêt sont les principales obligations conventionnelles qui transmettent la propriété ou la possession. Des titres spéciaux déterminent les différents régimes du contrat de mariage et les droits respectifs des époux sur leurs biens propres ou communs ; d’autres titres réglementent le dépôt, le mandat, le cautionnement, le nantissement ; d’autres enfin les privilèges et les hypothèques, pour terminer par cette consécration artificielle de la propriété ou cette décharge légale de l’obligation qui s’appelle la prescription.

CODE DE PROCÉDURE CIVILE. ― Le Code de procédure civile trace et jalonne la route qui conduit les parties à l’audience et, défaillante ou non, les achemine vers le jugement.

Il leur donne accès aux justices de paix, aux tribunaux inférieurs et, si le taux du litige le comporte, aux tribunaux d’appel.

Il règle la tenue des audiences, leur publicité et leur police, il distingue entre les différentes sortes de jugements suivant qu’ils préparent ou contiennent la décision fiscale ; il assigne à la compétence du juge ses limites, à l’extension de son examen et de sa sentence des frontières ; il organise le recours aux mesures d’instruction préalables (vérifications d’écritures ou enquêtes), et aux mesures d’exécution subséquentes (notamment les saisies).

Il consacre deux livres dans sa seconde partie, à certaines procédures particulières ; parmi celles qui ne dérivent pas du décès, nous citerons les plus usuelles, celles qui tendent à la séparation de biens, à la séparation de corps, à l’interdiction ; les plus spéciales concernent les appositions et levées de scellés, les opérations d’inventaire, les renonciations de femmes mariées ou d’héritiers.

Le dernier livre traite des arbitrages.

Le Code de Procédure civile a mauvaise réputation dans le monde profane. L’expression : « se jeter dans le maquis de la procédure » a fait fortune. Cette formule pittoresque doit son succès à son auteur : le bâtonnier Labori ; elle eût paru plaisante ou piquante en lui rappelant les coutumes corses familières à l’architecte du Code Napoléon. Nous croyons devoir mettre en garde les simplificateurs à outrance contre le danger des arasements.

Le Code de procédure est parti d’un principe qui intéresse la liberté. Nul homme ne doit être jugé par surprise, sans avoir été entendu ou dûment appelé, sans avoir eu loisir, licence et faculté de se justifier. La demande formée contre lui doit être déterminée et délimitée avant les débats. Vous ne pouvez m’attirer devant un juge pour me réclamer le prix d’un bœuf, et le juge me condamner, de complicité avec vous, pour menées anarchistes.

De là les précautions strictes prises par la loi pour que Ia citation soit régulière, pour que le jour d’audience ne soit pas arbitrairement ni clandestinement fixé, pour que les écritures qui précisent la demande et la défense soient respectivement échangées, pour que les adversaires sachent sur quel terrain ils combattent et que le juge ne puisse ni l’étendre ni l’excéder, pour que le défendeur défaillant soit admis à faire tomber un jugement qu’il a pu ignorer et pour que la condamnation civile soit exécutée quand celui qu’entame le glaive justicier a pu opposer tous les boucliers licites à toutes les entailles légitimes.

La loi suisse, dans ce souci de prudence et de préservation est encore plus exigeante et meilleure que la nôtre. Elle impose au demandeur, à l’appui de sa citation, la désignation de toutes les pièces dont il entend se servir.

Les dérogations au formalisme, quand ce formalisme est rationnel, dégénèrent facilement en abus. Nous avons vu récemment, dans une Cour d’appel du Sud-Ouest, un intime faire passer au juge vingt pages de conclusions qui développaient une argumentation sur laquelle s’est fondé l’arrêt, et qui était restée confidentielle faute d’avoir été signifiée, conformément à l’arrêt. Devant les Tribunaux de Commerce où la procédure est rudimentaire, afin d’être expéditive, il se produit chaque jour des courts-circuits fâcheux. Les juges, chargés du délibéré, reçoivent des dossiers contenant, outre les pièces, des notes qui constituent une plaidoirie écrite, soustraite à la vue de l’adversaire, et des jugements sont rendus sur des moyens non discutés, non prévus.

La Procédure n’est pas si dédaléenne, si tortueuse, si compliquée, si imbriquée, si byzantine, ni si casuiste qu’aiment à le croire les défricheurs. Arrachons ses broussailles, disent ils, et nous aurons devant nous la plaine ; qu’ils prennent garde à la forêt de Bondy ! Les vagues se heurtent ; le conflit des intérêts ne se résout pas tout seul dans l’amplitude rythmée des ondes que les vents capitalistes poussent vers le rivage. Il faut plaider et les plaideurs sont trop. L’étroitesse des portes les retarde plus que les degrés de l’escalier. Il y a, au Palais, des rôles encombrés, comme il y a, dans Paris, des carrefours embouteillés.

LE CODE PÉNAL. ― énumère les actes qu’il proclame coupables et punissables ; il les distribue en trois catégories : les contraventions, les délits et les crimes. Il leur assigne des peines proportionnées à leur gravité théorique ; il laisse aux juges le soin de se mouvoir suivant les espèces, mais en observant le tarif du catalogue, entre un maximum et un minimum applicable à la classe de l’infraction commise ou du forfait soit tenté soit accompli. Il va de l’amende à la peine de mort, et les plus généreuses protestations n’ont pu encore arracher la guillotine à ses dalles juridiques et judiciaires.

Deux lois salutaires et humaines ont tempéré la rigueur des textes primitifs : l’une fort ancienne, qui a permis l’admission des circonstances atténuantes, l’autre déjà vieille mais qu’ont souhaitée d’abord, qu’ont vu naître ensuite des juristes à barbe blanche : la loi sur la suspension des peines dite « loi Béranger ».

La sévérité des peines qui frappaient l’infanticide a été atténuée par des dispositions plus récentes encore ; les filles mères délaissées dont là faute et l’égarement attestaient l’égoïsme du mâle ont fait fléchir la sollicitude du législateur pour son protégé d’ordre public : l’enfant.

LE CODE D’INSTRUCTION CRIMINELLE. ― Le Code d’instruction criminelle institue la poursuite et la répression. « La procédure criminelle, dit avec beaucoup de précision et de netteté, le répertoire juridique de Dalloz, présente trois périodes distinctes : « dans la première, elle recherche les traces du crime ou du délit et s’efforce d’en découvrir les auteurs ; dans la seconde, elle apprécie le caractère légal du fait et, après en avoir rassemblé les preuves, elle détermine, s’il y a lieu, le tribunal compétent pour en connaître ; dans la troisième enfin elle amène le prévenu devant ce tribunal, soumet l’accusation et la défense à des règles nécessaires, destinées à protéger leurs droits respectifs, et entoure le jugement des formes les plus propres à en assurer la maturité et la sagesse. »

Nous n’avons pas voulu tronquer cette citation orthodoxe ; nous voulons bien considérer que cet équilibre impartial entre l’accusation et la défense garantit la maturité et procure la sagesse des jugements : tel est du moins le vœu de la loi.

La loi n’est pas moins prudente quand elle tente de garantir les innocents ou les simples suspects contre les arrestations arbitraires, les détenus contre l’indifférence ou l’oubli qui les laisseraient macérer dans les geôles ; le droit essentiel, droit primordial de l’homme et son droit à la liberté. Mais, ayant satisfait à cette prudence préliminaire, le Code d’instruction criminelle ouvre au magistrat instructeur un crédit illimité.

Un professeur de droit, un savant criminaliste dont la Faculté de Paris a conservé avec estime le souvenir, aimait à poser, comme examinateur, une question qui prenait au piège l’étudiant irrégulier, celui qui n’avait pas suivi les cours du maître : ―Quel est, en France, le magistrat qui jouit du pouvoir le plus étendu ? ―Le Président de la République, répondait le candidat. ― , le juge d’instruction.

Ce pouvoir absolu a d’abord été mitigé dans la pratique par la collaboration et la surveillance du Parquet dont le juge ne saurait dépendre, mais dont il accepte l’autorité. La loi a tempéré elle-même l’autocratie d’un régime qui est en communication constante avec le régime cellulaire. Elle a rendu l’instruction contradictoire. Il faut entendre par là que l’inculpé ne peut être interrogé ni confronté sans l’assistance de son avocat, et que le défenseur est appelé à prendre connaissance, vingt-quatre heures avant ces actes judiciaires, des pièces réunies par l’information.

Le juge dicte au greffier la rédaction des témoignages reçus et des déclarations recueillies : le progrès des appareils qui inscrivent là parole permet de prévoir que des disques, pièces accessoires de conviction, enregistreront les paroles mêmes des comparants.

Quoique modérée, l’autonomie du magistrat instructeur reste encore autocratique. Par des enquêtes officieuses, il peut tenir en échec le contrôle de l’instruction contradictoire ; par la détention préventive, par les commissions rogatoires données en France ou à l’étranger pour auditions de témoins ou vérifications de mandats, par les perquisitions, par les saisies et notamment celle de la correspondance, il peut ruiner le crédit ou la réputation d’un prévenu, il peut faire d’un justiciable un cadavre effectif, avant qu’il ne soit un condamné étiqueté ou un condamné à dommage irréparable. C’est dans la conscience du juge que se trouve le régulateur de cette puissance inexorable ; il faut à cette conscience tant de sagacité, tant de perspicacité, une vigilance si persévérante qu’on aimerait à voir la loi française faire quelques emprunts à la législation anglaise et s’inspirer des principes que consacre l’« habeas corpus ». Il n’est pas téméraire de penser que tout prévenu, dont la détention préventive aurait dépassé deux mois, devrait être déféré à un jury qui, connaissance prise des charges relevées et des présomptions acquises, statuerait, par un avis motivé, sur la mise en liberté provisoire. L’avis motivé pourrait tenir la malignité publique en suspens.

Le Code d’instruction criminelle attribue au juge de paix, tenant l’audience de simple police, la connaissance des contraventions, sauf appel quand la condamnation dépasse un taux assez faible d’amende ou de réparations civiles. Nous n’entrons pas dans le détail de certaines extensions qui modifient cette compétence, notamment en matière d’injures ou de diffamations non publiques. Les délits contraventions et les délits, à charge d’appel dans tous les cas, sont déférés aux magistrats ordinaires qui forment le Tribunal correctionnel. Expliquons cette expression : magistrats ordinaires.

Le magistrat français a l’omniscience. Il s’adapte, sans préparation, à toutes les causes : le divorce ou l’hypothèque, la contrefaçon ou le louage d’industrie, la quotité disponible ou le dédit théâtral. Il ne naît pas civiliste ou criminaliste, il le devient, que ses aptitudes comportent ou non ce savoir et cet instinct qui préparent à la déduction ou à l’induction. S’il est nommé juge d’instruction, il s’en réjouit pour la facilité de sa carrière ; s’il est envoyé à une Chambre correctionnelle, il subit cette disgrâce passagère, car le droit criminel est le parent pauvre du droit civil. Il intéresse la liberté, l’honneur, l’avenir, la vie des citoyens. Peu importe. Vous serez jugés doctement si votre cheminée enfume le voisin ; vous serez jugés avec résignation et par complaisance si vos proches anxieux, vos ennemis vigilants, vos concurrents hostiles attendent que la justice vous ayant reçu pâle et blême vous renvoie blanc ou noir.

L’attention du public se porte surtout vers la Cour d’assises et nous devons rendre cet hommage au peuple que le jury est chez nous une institution populaire ; Elle ne s’est pas implantée sans résistance dans l’arène qui rappelle parfois encore au philosophe les combats de gladiateurs.

Au début, le législateur qui toléra le Jury, et qui sanctionna son concours, voulut que les jurés fussent appelés à se prononcer sur la culpabilité ou la non culpabilité de l’accusé. Ils ne devaient pas se préoccuper des conséquences pénales qu’entraînait leur verdict. Cette barrière paradoxale et d un équilibre instable n’est plus qu’une fiction. Il faudra toutefois une réforme législative pour qu’elle soit anéantie.

Plusieurs projets et notamment celui qui a pour auteur un ancien ministre, M. André Hesse, proposent de remettre au jury l’application de la peine ; les magistrats composant la Cour ne seraient plus que des directeurs de débats, des juges d’incidents, des prononciateurs d’arrêts.

Il semble qu’on puisse arriver à une conciliation. Un ancien député de Paris, M. Alfred Martineau l’a tenté, dans un projet de loi déposé, il y a plus de vingt ans, devant la Chambre des députés. M. Alfred Naquet, le père de la loi sur le divorce, a dit de ce projet qu’il était la première pierre d’une grande réforme. Dans toutes les affaires soumises à la Cour d’assises, la question posée au jury en cas de réponse affirmative serait ainsi formulée : « À quel degré l’accusé est-il coupable ? » Le premier degré comporterait la peine de mort puisque, hélas ! elle existe encore ; le second degré les travaux forcés à perpétuité ; le troisième degré les travaux forcés à temps ; le quatrième degré l’emprisonnement au-dessus de cinq ans ; le cinquième degré l’emprisonnement au-dessus d’un an ; le sixième degré l’emprisonnement moindre ; le septième degré l’amende de 1.000 francs à 20.000 francs.

Pour les crimes qui n’emportent pas, selon les dispositions actuelles du Code, la peine capitale ou la peine des travaux forcés perpétuels, les deux premiers degrés seraient enlevés de l’échelle soumise au jury ; dans tous les cas, il pourrait, selon la scélératesse du coupable ou l’indulgence que mériterait son acte, délimiter la peine que la Cour fixerait, désigner le casier où le juge pourrait puiser.

Cette notion du degré de culpabilité implique en effet une grande réforme, ―une réforme morale. Le Code a trouvé suffisante son admission des circonstances atténuantes et a déterminé les peines en fonction du délit, grammaticalement défini. Une saine justice veut que la peine soit déterminée par mensuration sur le coupable. D’où vient cet homme ? Quelles tares héréditaires ont affecté l’intégrité de sa conscience ? Quelle éducation, quelle instruction a-t-il reçues ? Que lui a donné la vie ? A-t-il eu le secours que lui devait la solidarité, le bonheur que lui devait l’égalité ? Quelle nécessité l’a courbé vers le mal ? Quel emportement l’y a entraîné ?

Le juge se prétend lié par la loi. Sans doute, la loi doit, dans certains cas, sacrifier l’intérêt particulier qui est contingent à l’intérêt public qui est permanent. Il est scandaleux qu’un père, s’il n’est pas dans les conditions où le Code permet le désaveu, élève, subisse le fils d’un amant et donne son nom à cet intrus qui n’en peut mais. La paix sociale exige néanmoins que les justes noces créent une présomption légale et que les berceaux ne soient pas exposés au péril des contestations infâmes. Mais les règles doivent tendre à s’assouplir pour mesurer les cas différents et les Codes se réduire de plus en plus au respect de cette maxime : « il n’y a pas de droit contre l’équité ».

CODE DE COMMERCE. ― Le Code de Commerce définit la profession de commerçant, ses obligations pour la tenue des livres de commerce ; parti d’un texte rudimentaire auquel se sont successivement incorporées, depuis la loi fondamentale du 24 juillet 1867, les lois les plus importantes, il règle la constitution des Sociétés ; il établit le statut des Bourses de Commerce, assigne leur rôle aux agents de change, aux courtiers, aux commissionnaires, statue sur le gage, consacre et réglemente la circulation des effets de commerce.

Son second livre est un véritable Code de commerce maritime : hypothèque maritime, saisie et vente des navires, obligations du capitaine, sa responsabilité, engagements des matelots, fret, assurances. Son troisième livre embrasse l’importante matière des faillites et des banqueroutes auxquelles se trouve adjointe, depuis la loi du 4 mars 1889, la liquidation judiciaire. Le quatrième livre est relatif à l’organisation et à la compétence des tribunaux de commerce.

CODE FORESTIER. ― Le Code forestier n’appartient pas au groupe de Codes que nous a donné le Gouvernement consulaire d’abord, impérial ensuite. Publié en 1827, ce Code n’intéresse guère que l’État, certaines municipalités ou communautés, certains usagers et des propriétaires de moins en moins nombreux.

Il distingue entre les forêts qui appartiennent au domaine de l’État, au domaine de la couronne, aux communes et aux établissements publics ; il édicte des restrictions au droit de propriété pour les bois appartenant aux particuliers.

Certaines de ses dispositions sont désuètes.

Les Français moyens ignorent qu’ils sont passibles d’une amende de 10 francs s’ils sont trouvés dans les bois, hors des routes et chemins ordinaires, porteurs de serpes, de haches et de cognées.

Sous peine d’une amende de 20 fr. à 100 fr. il est interdit de porter ou allumer du feu dans l’intérieur et à une distance de 200 mètres des bois et forêts.

Si cette prescription avait été plus rigoureusement observée, les sites de Franchard et d’Apremont n’auraient peut-être pas été dévorés par l’incendie.

* * *

Aux Codes anciens se sont adjoint de nouveaux Codes. Les lois sur la Presse, qui assurent sa liberté et en conditionnent l’exercice, qui répriment ses abus, qui définissent la publicité et ses moyens, qui punissent l’outrage, l’injure et la diffamation, ont formé le Code de la Presse.

Les lois sur la réglementation du travail, sur le travail des enfants dans les manufactures, sur les conseils de prud’hommes, sur les corps et conseils du travail, sur les accidents du travail, sur les bureaux de placement, ont formé le Code du Travail.

Les lois qui réglementent la circulation urbaine et routière ont formé le Code de la Route.

Les lois et arrêtés concernant les Douanes ont été réunis et ont donné le « Code des Douanes » ; de même, les lois et arrêtés concernant l’Enregistrement le « Code de l’Enregistrement », mais ces deux recueils doivent surtout leurs titres à leurs éditeurs.

L’unification de la justice nous semble la plus désirable des réformes. C’est avec tristesse que nous réservons ici sa place au Code le plus spécial de tous : le Code de Justice militaire. Il excède le droit commun, il excède le droit humain. Il a mérité son châtiment ; qu’il soit exposé au pilori d’abord, qu’il soit ensuite condamné au bûcher. Ces supplices de l’ancien droit sont bien dus à son archaïsme. Édicté en 1857, il a été modifié par la loi du 18 mai 1875. Il n’en reste pas moins indigne de la nation qui s’astreint au service militaire ou qui se lève en armes pour la défense de ses foyers.

Il contient, pour les délits militaires, un Code pénal effrayant. Les condamnations à deux ans de prison et aux travaux publics sont sa monnaie courante et surtout le déboursé courant des juges qui appliquent ses articles. Pour les délits et les crimes de droit commun, il se réfère au Code pénal ordinaire. Les tribunaux militaires sont les Conseils de guerre permanents et les Conseils de guerre aux armées.

Les Conseils de révision examinent le recours formé et peuvent annuler le jugement pour vice de forme, incompétence, ou fausse application de la peine. Ils ne connaissent pas plus que la Cour de Cassation du fond de l’affaire. Cette étroite et fragile garantie du recours, peut être suspendue, et le cas s’est produit pendant la guerre, pour les Conseils de guerre aux armées.

La guerre est une mauvaise école de droit international et de droit naturel. Justice militaire ! que de crimes ont été commis en ton nom.

Il n’y a pas à proprement parler un Code maritimeni un Code de justice maritime. La marine militaire et la marine marchande ont été organisées par des dispositions nombreuses et diverses. La police de la navigation a été assurée par le règlement fondamental du 7 novembre 1866.

La justice criminelle maritime a été réglementée par la loi du 4 juin 1858 pour la marine militaire et par le décret-loi du 24 mars 1852 pour la marine marchande.

Les crimes et délits sont jugés soit par des Conseils de guerre permanents, soit par des Conseils de guerre à bord.

Il existe des Conseils de guerre permanents dans chaque arrondissement maritime ; leur ressort qui s’étend à toute l’étendue du territoire de la République a été récemment déterminé à nouveau par un décret du 23 janvier 1889.

Les Conseils de guerre à bord sont constitués spécialement pour juger un crime ou un délit occurrents ; ils se dissolvent aussitôt après.

Les Conseils de justice constituent une juridiction disciplinaire. Il y a des Conseils de révision permanents et des Conseils de révision à bord.

En ce qui concerne la marine marchande, les peines disciplinaires sont prononcées par les commissaires de l’inscription militaire, les Consuls de France, les commandants des bâtiments de l’État, ou les capitaines de navires, sous certaines conditions.

Les délits maritimes sont déférés à des tribunaux maritimes commerciaux, les crimes sont jugés par les Cours d’assises.

Parmi les Codes éphémères et de circonstance, nous citerons seulement le Code noirpromulgué en 1685, l’année où fut révoqué l’Édit de Nantes. Il réglementait le sort des esclaves et des affranchis dans les colonies.

II

Aucun Code, à aucune époque, n’a été fabriqué de prime saut et de toutes pièces. Les mœurs créent les lois qui modèlent ensuite les mœurs mais qui ont bien de la peine à les discipliner. Dans son cours de politique constitutionnelle, Benjamin Constant fait observer que les constitutions s’introduisent graduellement et d’une manière insensible ; Montesquieu a, d’un mot, résumé le rapport des lois et des mœurs en intitulant son célèbre ouvrage : « l’Esprit des lois ».

Il y a eu, dans des circonstances exceptionnelles, des constitutions artificielles et contingentes. Ainsi celle que Locke confectionna ―il n’y a pas d’autre mot ―pour la Caroline, et qui était une copie de la constitution anglaise. C’était un article d’exportation. Le résultat ne se fit pas attendre. L’arbre implanté, le sol se bouleversa sous son couvert, mais il fallut vingt-trois ans pour démolir cet essai.

Les lois peuvent surgir sous la pression des événements, les constitutions ont besoin de calcul et des Codes de symétrie.

Le plus méritoire des législateurs fut Solon. Sa patrie se mourait. Dracon l’avait enfermée, au profit de l’aristocratie, dans une de ces cages de fer que les dompteurs ont inventées, mais que leur ont empruntées les tyrans. Athènes tourna ses regards vers Solon. SoIon était archonte ; quelques-uns, dit Plutarque, lui offrirent d’être roi ; il refusa.

Il rompit avec la tradition et les enseignements des philosophes. Il commença par soulager le peuple et la cité de leurs dettes ; il les diminua par une réduction proportionnelle. Que n’étudions-nous davantage l’histoire grecque ! Il mâta les nobles, il adoucit le sort des esclaves et interdit de les frapper ; l’oisiveté, dans les lois de Dracon, était punie de mort ; il supprima le châtiment suprême pour les oisifs, mais continua de les tenir pour des délinquants qui étaient déférés à l’aréopage et condamnés, Plutarque ne nous dit pas comment. Les pères qui n’avaient pas appris un métier à leurs enfants ne pouvaient exiger d’eux des aliments. Les assemblées du peuple furent réglementées. Les étrangers en furent exclus, l’âge fut fixé où le citoyen avait le droit de suffrage ; un Conseil de quatre cents membres préparait les lois soumises à la délibération du peuple, divisé en quatre tribus. C’est ainsi que Solon, dans la république athénienne, donnait à la liberté mieux qu’un temple : une citadelle et fondait la démocratie.

Un si brusque changement de régime étonna ceux qui en devaient éprouver le bienfait et suscita des mécontentements. Tes lois te paraissent bonnes ? dit un rhéteur au dictateur. Solon répondit doucement : les meilleures que les Athéniens puissent recevoir. Et il continua son œuvre.

Législateur, il avait à capter l’âme athénienne, mobile, ondoyante et vive, dansante comme une flamme, toujours prête à consumer son trépied. Il avait à redouter les factions, et elles s’organisèrent, et elles s’appelèrent à Athènes la montagne, la plaine et la côte, ―ne croirait-on pas que la Convention s’est inspirée de l’histoire ancienne ― et quand il mourut, il put se demander avec mélancolie si un factieux avide, audacieux, passionné, n’allait pas ruiner et confisquer à son profit la révolution si sagement consommée.

Xénophon nous a laissé un livre dans lequel il critique les lois de Solon, mais Xénophon prêche pour son maître. Xénophon est un disciple élégant et médiocre de Platon ; et Platon avait composé une République, République cérébrale et Irréalisable. Elle ressemble beaucoup à ces corbeilles dont parle le biographe d’Esope, ces corbeilles que des aigles soutenaient dans les airs et d’où émergeaient des enfants munis de truelles, prêts à construire un palais sans assises, pourvu qu’on leur envoyât du mortier.

* * *

Lycurgue eut moins de peine pour établir sur le roc Spartiate sa législation ; mais il l’avait longuement préparée. Dix ans, il avait voyagé, surtout en Égypte, voulant voir comme dit le poète, les mœurs de beaucoup d’hommes et leurs villes. C’est à la Crête qu’il fit son plus large emprunt.

Le pouvoir appartint aux rois dont le nombre était augmenté en cas de guerre. C’est d’abord et avant tout en vue de la guerre que Lacédémone fut organisée. Les femmes recevaient la même éducation que les hommes et principalement l’éducation guerrière. Mais le pouvoir des rois était subordonné à l’autorité du Sénat ; les sénateurs étaient choisis par le peuple et désignés par ses acclamations. L’intensité des clameurs était notée par des témoins auditifs, que l’on empêchait d’être oculaires en les enfermant ; les plus bruyamment accueillis parmi les candidats que l’on faisait défiler étaient élus. Lycurgue tendit surtout à l’égalité des biens et, pour la maintenir, il défendit, après avoir divisé les terres en trente-neuf mille parts, qu’aucun partageant n’aliénât de son lot, ni qu’il osât le cultiver. Les îlots étaient chargés de la culture. La seule monnaie permise était la monnaie de fer, son poids limitait la richesse.

Ces lois, qui, au dire de Plutarque, faisaient ressembler Lacédémone à un camp, où tout était commun, même les femmes avec leur assentiment bénévole, et où les enfants étaient à la patrie sans qu’elle se souciât de leur filiation régulière, peuvent bien s’être inspirées de Minos : il y avait une grande affinité entre les Crétois et les Spartiates, ―à la bonne foi près, ―mais on comprend que Lycurgue n’ait pas été admis comme Minos et comme Solon au nombre des sept sages ; imitateur, il ne pouvait prétendre à ce brevet, et créateur de servitude à ce diplôme.

* * *

Théodose II, empereur d’Orient, entreprit d’amalgamer dans la cuve du droit romain les désirs de l’Orientalisme et les préceptes du christianisme : le droit romain n’avait connu, n’avait prévu ni les uns ni les autres. Cent cinquante ans devaient s’écouler entre l’apparition du Code Théodosien et la prédication de Mahomet ; Clodion était le chef des Francs, mais cinquantehuit ans seulement devaient s’écouler jusqu’à la conversion de Clovis. Il avait fait un rude chemin dans le monde, l’obscur condamné de Pilate, le supplicié dont le souvenir était resté si longtemps perdu, et ce Jésus Christ dont Tibère avait sans doute ignoré le nom et qui devait aux prédications de ses disciples sa véritable résurrection.

Mais l’intérêt de l’œuvre entreprise par Théodose s’efface pour nous devant l’importance de l’œuvre accomplie par Justinien : quatre-vingt-onze ans séparent l’une (438) de l’autre (529). La résolution, la force, la puissance, le cynisme de Justinien ont imposé aux siècles futurs, le Digeste et les Institutes.

Les Francs et les Souverains d’Europe ont exploré ces monuments massifs ; ils y ont cherché les vestiges du droit le plus robuste, le plus logique, le plus rigoureux dans son souci d’équité pour les contrats civils, le plus absolu pour la fondation, la permanence et la continuité de la famille, le plus impérieux pour la soumission du citoyen à la République : le droit romain. Il fallait bien aller chercher sa tradition à Byzance.

Justinien-Erostrate, après avoir fait dépouiller par ses jurisconsultes dont le plus célèbre est Trébonien, ces auteurs qu’un historien moderne appelle les grands classiques du droit, avait fait brûler ce qu’il avait rebuté et ce qu’il avait accaparé, ce qu’il avait réformé et ce qu’il avait démarqué. Ainsi périrent Gaïus, Papinien, Paul, Ulpien.

C’est dans les édifices, construits en pierre et en brique par ce féroce compilateur que nos étudiants, aujourd’hui encore, retrouvent l’architecture du droit romain ; leurs maîtres ont sondé les murs et les caves de cette adaptation pour reconstituer les origines lointaines du droit français.

Féroce, imposant et fourbe, casuiste fervent, croyant tourmenté, obsédé par la thèse, assailli par le scrupule, autocrate et pusillanime, dialecticien, théologien, despote, cynique comme Néron, et parfois réformateur comme Antonin, défendant la doctrine contre un essaim d’hérésies, tremblant pour sa vie que mettaient en péril les séditions, en lutte contre les Ariens, en guerre contre les Vandales, créant l’art chrétien, étendant son empire sur les côtes de la Méditerranée, Justinien ne fut pas un grand législateur, mais un grand pétrisseur de lois. Il atteste qu’il faut comparer, confronter et condenser quand on légifère. La loi doit être une statue de bronze. Nos lois actuelles, nos lois journalières coulent comme de la fonte en fusion.

Comment se sont formés nos Codes ? Pour cette étude importante, il nous faut remonter le cours des siècles.

III

La plus grande brisure qui ait divisé jusque dans ses fondations le monde civilisé s’est produite en 395 à la mort de Théodose, quand l’Orient et l’Occident ont formé deux empires. Lointaine rivale de Rome, la Ville éternelle, Constantinople s’apprêtait à dresser ses minarets sous un soleil nouveau.

La civilisation avait changé de versant. Balayés par l’invasion des barbares, les champs de la culture latine avaient été envahis par la sauvagerie germanique. La race mérovingienne disparut sans éclat avec Childéric III que fit déposer Pépin le Bref.

Lorsque Charlemagne, vainqueur à Roncevaux, fut proclamé à Rome empereur d’Occident, il parut qu’une grande puissance territoriale et morale se reformait. Devant son épée « suspendue aux épaules par un baudrier de cuir », sous sa main qui tenait le globe d’or, ce chef des Francs, qu’il se tournât vers l’Ebre ou vers l’Elbe, vers le sanctuaire détruit de I’Irminsul, élevé jadis à la gloire d’Odin, ou vers le temple de Jupiter que baigne encore l’Arno, vit s’étendre des domaines immenses et des multitudes que dominait sa majesté.

Il assura la renaissance intellectuelle ; il appela auprès de lui les savants, il ouvrait l’École du Palais ; ignorant, il institua le culte des lettres ; mais il eut de mauvaises finances et ne veilla pas aux fondations de son trône. Il était sous le dais de l’Église, il contemplait son empire et ne vit pas qu’il perdait son royaume ; il émiettait son autorité et ses terres aux mains de ces compagnons d’armes, de ces leudes qui se multipliaient et qui grandissaient auprès de lui.

Louis le Débonnaire vit ses propres fils Lothaire, Louis et Pépin se révolter contre lui, Charles le Chauve soutint une guerre fratricide qui lui laissa la France, qui donna l’Allemagne à Louis le Germanique, la Lorraine et l’Italie à Lothaire. Et ce fut, par le traité de Verdun, le démembrement du royaume. L’ambition et le pouvoir des seigneurs, propriétaires terriens, grandissait.

En 861, Robert le Fort demanda et obtint le duché de France à titre héréditaire. Cet exemple ne fut pas perdu.

En 877, un événement capital se produisit. Charles le Chauve se laissa arracher la capitulation de Kiersy sur Oise qui consacrait l’hérédité des fiefs. Il était à la merci des nobles, ayant eu besoin de leur appui pour se faire sacrer deux ans plus tôt empereur d’Occident.

Le système féodal s’est créé au cours de la lutte engagée par Charles le Chauve contre ses frères.

Le système féodal a été consacré par la capitulation de Kiersy.

On parle beaucoup de la féodalité. Il convient de la définir comme état politique et comme système économique. La féodalité consiste essentiellement dans l’asservissement de l’homme à la terre, dans la dépendance dans laquelle l’homme est placé par rapport au domaine sur lequel il vit. Ce domaine est un fief et ce fief a un maître : le seigneur.

La formule « le serf est attaché à la glèbe » n’est pas une locution imagée. Les serfs sont un cheptel de fer attaché comme les animaux au service du fonds. Les êtres humains qui vivent sur le fonds sont assujettis à la loi du fonds. Et le fonds ne leur rendra pas un espoir de liberté plus grande en se morcelant. Grâce à la capitulation de Kersy, le fief restera intégral ; il est héréditaire, c’est-à-dire qu’il passe à l’aîné. Le roi de France, et cette conception s’accuse sous Hugues Capet, est le premier des seigneurs féodaux, mais il n’a droit de souveraineté que, comme les autres, sur les terres de son fief.

Entre les seigneurs féodaux, une alliance et une hiérarchie va s’établir, grâce à leur enchâssement dans l’Ordre de la Chevalerie qui leur impose ses lois quant au culte de l’honneur, ses lois quant à l’observation de leur dépendance mutuelle. Car la Chevalerie n’est pas une institution forcée, c’est un Ordre où l’on postule pour être admis : on naît noble ; on devient chevalier.

Le vassal est le possesseur de fief qui, désirant s’annexer parce qu’il ne trouve pas ses forces suffisantes ―telle est la raison la plus fréquente ―se met sous la dépendance d’un plus puissant seigneur et le reconnaît comme Suzerain. Il lui doit la foi et l’hommage ; il lui doit le service de guerre dit service de l’ost.

Le collier magnifique est bien formé : il est relié par une chaîne d’or : le roi est la pierre la plus brillante de ce collier, il n’est ni la plus grande, ni la plus riche.

Ce système terrien presque indestructible allait cependant être déconsolidé. Il fut ébranlé par le plus incroyable, le plus fabuleux des événements : les Croisades.

En 1095, Urbain II prêche la première Croisade aux Conciles de Plaisance et de Clermont.

Sans doute la chrétienté souffrait de voir le tombeau du Christ aux mains des infidèles, sans doute les hommes du moyen-âge étaient capables de partir comme les bergers de la Palestine pour suivre une étoile miraculeuse jusqu’à l’étable de Bethléem, mais la Papauté n’aurait pas encouragé Pierre l’Ermite à élever la voix et à déchaîner les foules, si elle n’avait eu ses desseins secrets.

Urbain II voulait établir à la face des souverains temporels sa puissance et leur prouver que son geste spirituel pouvait soulever la masse de leurs sujets.

Et nous ne connaissons rien de plus passionnant, rien de plus émouvant, ni rien de plus instructif que la lutte de la Papauté contre l’Empereur, du souverain chimérique contre le souverain temporel, du prêtre contre l’expansion du peuple, rien de tragique comme ce conflit qui prend notre race à son berceau et qui dure encore au nom d’un Messie dont les yeux seraient épouvantés s’il pouvait voir ce que ses prétendus serviteurs ont osé faire en abusant de sa doctrine, de sa croix et de son nom. « Ces deux moitiés de Dieu le pape et l’empereur », a écrit Victor Hugo.

Les papes disaient : Il Y a deux astres : le pape est le soleil, l’empereur est la lune. La lune reçoit sa lumière du soleil.

Lorsque les Barbares eurent dévasté l’Europe, l’Église fut inquiète ; elle pouvait se trouver dans la sujétion de Constantinople ; elle cherchait un pouvoir temporel qui offrit, pour le moins, un port à la barque de Saint Pierre. Elle s’accommoda des faibles Mérovingiens ; elle prit avec faveur Charlemagne sous sa tutelle dissimulée. Le fractionnement de l’empire carolingien et surtout la formation de la féodalité la mirent en grave péril. Elle ne mordait plus sur ces possesseurs de fiefs qui ressemblaient à un champ de lances aux pointes hérissées. Il lui fallait un maître qui la protégeât d’abord et qu’elle dominât ensuite. Elle jeta son dévolu sur Otton 1er, le jour où, ayant restauré la couronne des rois lombards, il la prit, puis la changea pour la couronne impériale. L’Église encouragea les destinées du Saint-Empire germanique. Elle menaçait d’être sa vassale, le pape Grégoire VII surgit !

Cette locution « aller à Canossa » est à la mode chez les érudits que sont nos parlementaires ; on la répète depuis surtout que M. de Monzie l’a donnée pour titre à une de ses brochures. On comprendra mieux le retournement que consacre cette humiliation célèbre, si l’on veut bien résumer en quelques lignes deux siècles d’histoire.

Au lendemain de « l’an mil », le pape, pour emprunter à M. Driault une expression heureuse, semble être devenu le chapelain de l’empereur.

En 1059, le concile de Latran confie l’élection des papes aux prêtres de Rome et aux cardinaux, en dehors de l’ingérence étrangère ; la querelle des investitures commencera quinze ans plus tard pour la collation des grades aux ecclésiastiques.

Henri IV, empereur d’Allemagne, dépose le pape, Grégoire VII ; le pape Grégoire VII dépose l’empereur.

Le souverain humilié se rend en Toscane, à Canossa ; il se prosterne en costume de pénitent devant le Pontife et, après trois jours de supplications, se voit rendre dédaigneusement son sceptre.

Le pape avait vaincu ; Grégoire VII pouvait mourir. L’empereur tenait sa couronne de Notre Saint Père le Pape ; Frédéric Barberousse essuya l’affront de cette déclaration insolente le jour où un légat bien stylé vint le saluer à Besançon, porteur des lettres papales où l’empire était déclaré un « bénéfice » accordé par le Saint-Siège.

Urbain II, avant même l’avènement de Frédéric Barberousse, mais après le triomphe de Canossa, lançait sur les routes inconnues de la Syrie les féodaux et leurs milices, au lendemain du jour où l’Église venait d’excommunier le roi de France, Philippe 1er.

Les seigneurs qui prirent la croix, qui se « croisèrent » à l’appel de Pierre l’Ermite, ou à la voix de Saint Bernard, cinquante ans plus tard, connurent des fortunes diverses : quelques-uns s’enrichirent d’un butin opulent, mais combien périrent et combien se ruinèrent ! Les fiefs en souffrirent ; il fallut pourvoir à la succession des seigneurs qui n’avaient pas d’héritiers directs ; la bienveillance du roi fut nécessaire pour trancher bien des cas épineux ; la souveraineté royale se trouva renforcée.

Les huit Croisades, ―accès de cette folie ont duré en tout cent soixante-quinze ans et ont déterminé huit expéditions, ―constituent la série d’événements qui a le plus contribué à désagréger la féodalité.

Mais, parallèlement une révolution se produisait. L’orgueilleux isolement du fief n’avait pu empêcher la ville de naître. Cette ville, bâtie sur la terre du fief, n’échappait pas à la loi du fief, mais elle avait une population ; ses artisans, par leur travail, arrivaient à l’aisance. Le jour vint où entre les habitants d’une ville l’idée de solidarité naquit. La ville comprit qu’elle pouvait former une commune.

La commune était essentiellement une fédération municipale constituée par une association mutuelle sous la foi du serment. L’acte fondamental de la commune était le pacte d’assistance réciproque, assistance jurée.

La cohésion une fois obtenue, la commune dressait ses cahiers de revendication contre les tailles injustes et les exactions. Elle pouvait alors négocier avec son seigneur suzerain. Elle lui offrait d’acheter l’indépendance au prix de redevances fixées ou de services déterminés.

Les communes qui se heurtèrent à un refus conquirent leur liberté les armes à la main.

Les communes, aussitôt qu’elles étaient soustraites à la suzeraineté seigneuriale, se plaçaient sous la protection du roi.

La royauté vit le parti qu’elle pouvait tirer de cette émancipation pour l’extension de l’autorité royale. Rapidement, à cet avantage, le roi ajouta un profit : les sommes annuelles que les communes s’engagèrent à lui payer pour prix de sa protection.

Ce grand mouvement de l’affranchissement des Communes semble être parti des Flandres et il est certain qu’il parvint sous Louis le Gros à son apogée magnifique. Louis le Gros le favorisa. Mais nous notons, dès 1073, trente-cinq ans avant son avènement, l’établissement d’une commune au Mans ; celles de Laon et d’Amiens se sont créées en 1111.

Nous avons vu combien Rome était hostile à la féodalité. Les prêtres entrèrent avec ardeur dans la croisade civique pour l’affranchissement des communes. Sous le régime féodal, il n’y avait que des nobles ou des gens d’Église ; se sont les communes affranchies qui ont donné la bourgeoisie et formé le Tiers État.

La Féodalité avait divisé le pays en duchés, comtés, vicomtés, marquisats.

Le front bourré de ruse sous son chapeau retroussé, le sourire enduit de fiel et de miel, dangereux compère, politique cauteleux et sans foi, Louis XI a comprimé la féodalité et l’Église dans sa main sournoise, pétrissante : il a fait l’œuvre d’un grand roi. Il avait senti que, pour tenir tête au pouvoir ecclésiastique, un souverain temporel devait s’attribuer le plus grand nombre possible de nominations ecclésiastiques, et il le fit.

Pour réduire la féodalité, il trancha dans les prérogatives féodales et il les raccourcit, notamment le droit de justice. Il confia des emplois enviés à des gens sans naissance. Il servait sa rancune, à vrai dire.

Dans le début du règne, les Seigneurs avaient formé contre lui la « Ligue du Bien public » qui fut l’Union sacrée des féodaux. Les intérêts de caste ou de parti prennent volontiers les couleurs et la devise du Bien public. Mais le joueur madré qui avait échappé à la souricière de Péronne, regardait plus loin que sa vengeance : on ne peut lui contester des vues profondes sur le présent, et des vues larges vers l’avenir. La carcasse du dévot tremblait ; le despote la menait loin.

Il y avait, au surplus, bien de la grimace dans la superstition de ce pêcheur impénitent, dans sa façon de toucher, sous son vêtement, des médailles, d’apaiser les saints par de riches offrandes, d’implorer et de quereller la vierge pour obtenir la faveur ou le pardon du ciel.

Opiniâtre, malgré ses prétendus remords, il se défiait même des compagnons qu’il s’était donnés, mais il surveillait ses ennemis. Lorsque Charles le Téméraire alla briser son étincelante armure contre les suisses de Morat, le roi de France, en chaussures de feutre, dans son château de Plessis-les-Tours, médita de déposséder les princes qui ne songeaient qu’à se partager le territoire. Quand la mort se présenta, effrayé par ses approches, le geôlier du cardinal la Balue ― cardinal conspirateur « auquel il ne manqua, en fait de vices, que l’hypocrisie », ―fit venir d’Italie Saint-François de Paule pour lui demander le miracle de vivre. Le sceptre échappa de la main qui voulait le tenir encore, mais à ce sceptre Louis XI avait conquis la royauté.

Mais, malgré le système féodal, autour des villes, s’organisa lentement la province. Gratien avait divisé la Gaule en 17 provinces d’après ses populations différentes ; la féodalité avait voulu effacer ces démarcations ; elles reparurent, profondément incrustées dans le sol. La configuration géographique des contrées, la particularité des mœurs, de la langue et des patois, l’affinité intérieure des coutumes et des habitudes, la spécialité de la culture ou du commerce font la province. Louis XIV savait bien ce qu’il faisait lorsque, voulant effacer des frontières intérieures, mais n’osant toucher aux provinces, il les remaniait cependant et les distribuait en quatre-vingt gouvernements.

Le morcellement de la France semblait devoir être éternel. Il a fallu la guerre de Cent ans, l’occupation étrangère, Paris au pouvoir des Anglais, la communauté du péril et de l’angoisse, pour révéler aux Français leur confraternité de race. Historiquement, le sacre de Charles VII à Reims a été le baptême de la patrie. Le moyen-âge finit, la féodalité succombe, les temps nouveaux sont commencés ; rien ne s’oppose à l’organisation de la royauté, et la royauté assume le devoir d’organiser la France : telle est la mission à laquelle elle a failli.

L’avènement d’un huguenot, apostat par intérêt : Henri IV et l’inertie ennuyée de Louis XIII rendront quelque espoir aux féodaux impénitents, mais Richelieu a compris le danger. Il abat les châteaux forts ; il veut empêcher les seigneurs de restaurer cette puissance qu’on nomme réellepar opposition à personnelle, qui est assise sur la terre, sur le fief. Le supplice de Saint Mars justifie la parole du cardinal « grand français » : je fauche tout et je couvre tout de mon manteau rouge. Louis XIV va pouvoir aménager Marly et créer ce fastueux jardin d’acclimatation : Versailles. C’est là que la noblesse apprivoisée sera réunie pour étaler le luxe chatoyant de ses plumes et pour prendre, sous l’œil du maître, ses dociles ébats.

IV

L’antiquité qui a étendu ses rayons sur la Renaissance intellectuelle de la France nous a fourni la préface du droit.

Les origines de la France nous permettront d’étudier l’origine de notre droit.

Divisons notre analyse en trois paragraphes :

  • Les Parlements ;

  • Les ordonnances royales ;

  • Les États généraux.

I. Les Parlements. ―Les seigneurs féodaux étaient tenus de rendre la justice à leurs vassaux et à leurs serfs. L’Assemblée de prélats et de barons qui composait cette Cour à la fois civile et criminelle est l’origine du Parlement.

Le roi, en tant que seigneur féodal, avait son parlement auquel il attribua une prépondérance ; il lui attribua la connaissance de certains cas dits royaux.

Le nombre des causes augmentant, les juges féodaux s’adjoignirent des clercs pour l’instruction et la préparation des affaires. Quand survint l’affranchissement des communes, il fallut examiner les litiges de la bourgeoisie et régler les questions qui intéressaient les communes.

C’était beaucoup de travail. Les juges s’en remirent aux clercs et se désintéressèrent des audiences ; ainsi les clercs se substituèrent aux juges. La royauté en profita pour transformer les clercs en juges qu’il nomma. En 1319, Philippe le Bel composant son parlement, exclut les prélats. Ils sont trop occupés, dit-il avec malice, pour que je les détourne de leur charge ; il admit un baron ou deux, pure condescendance à la tradition.

Le Parlement de Paris ―nous le prenons à l’époque où sa constitution est parfaite ― une juridiction immense, elle s’étendait de l’Ile de France jusqu’à la Picardie, jusqu’au Lyonnais, jusqu’au Rochelois. Elle couvrait toutes les provinces du Centre. Le Parlement connaissait, comme juridiction exceptionnelle de toutes les affaires qui intéressaient le roi ou la couronne, l’Université de Paris et les établissements hospitaliers.

Le Parlement avait un pouvoir judiciaire, un pouvoir politique et un pouvoir administratif. Sa Grand’ Chambre, sa Chambre criminelle (la Tournelle), sa Chambre des enquêtes, sa Chambre des requêtes, embrassaient et se partageaient les causes civiles et les causes criminelles.

Le pouvoir politique du Parlement s’exerçait sous trois formes :

  1. Il avait le droit de remontrance, lorsque les actes législatifs du roi lui paraissaient donner matière à ses observations ;

  2. Les ordonnances du roi n’étaient légalement exécutoires qu’une fois enregistréespar le Parlement ; le Parlement pouvait refuser l’enregistrement ; il fallait des lettres de jussion ou un lit de justice pour l’y contraindre ;

  3. Le Parlement rendait des arrêts d’édit, ou comme nous dirions aujourd’hui des arrêts de principe. Réuni en Assemblée générale, il déclarait sa volonté de juger toujours en un sens déterminé ; sa loi équivalait ainsi à une loi.

La royauté devait porter a ce pouvoir de résistance et de contrôle deux coups funestes :

En 1566, la fameuse ordonnancé de Moulins prescrivit que le Parlement enregistrerait d’abord les ordonnances, quitte à exercer ensuite son droit de remontrance.

Au début de son règne, Louis XIV, jouant le rôle que lui avait soufflé Mazarin, se rendit dans la Grand’Chambre. Il venait de chasser à Vincennes. Des éperons aux bottes, le fouet en mains, il déclara aux Conseillers sa volonté : à l’avenir ils s’interdiraient de délibérer sur les affaires de l’État.

Mais le Parlement, quoique soumis, avait conservé sa vitalité. En 1771, Louis XV l’exila. Sous Louis XVI, ce furent ses protestations énergiques et son opposition au roi qui déterminèrent la convocation des États généraux.

Ajoutons que les Parlements de province avaient tous des pouvoirs identiques, égaux aux pouvoirs du Parlement de Paris, sauf la restriction des cas spéciaux. Mais en fait leur juridiction régionale n’avait rien de politique. Parfois, on leur demandait des services. C’est ainsi que les « provinciales » de Pascal durent être brûlées sur une condamnation prononcée par le Parlement d’Aix, mais quand le feu fut allumé, les fins magistrats provençaux firent livrer aux flammes, à défaut du précieux libellé, un vieil almanach des Jésuites.

II. Les ordonnances. ―Les ordonnances des rois émanent de leur pouvoir souverain. Elles contiennent des dispositions générales et d’administration ou des dispositions spéciales et de police. Elles ressemblent beaucoup à nos décrets modernes et très peu aux ordonnances royales qui, après la Révolution, ont été rendues pour assurer l’exécution des lois. Elles faisaient loi.

Elles sont le fruit de la volonté du prince. On se tromperait si on les considérait comme la fleur de son bon plaisir. Pour s’exercer, le bon plaisir avait mieux que les ordonnances. On comprend que les rois aient eu le désir de codifierleurs ordonnances, en les réunissant dans un recueil. Dagobert rassembla celles de Charlemagne en un volume qui s’appelle les Capitulaires.

Charles VII eut une vue plus haute. Il entreprit de réunir les Coutumes de France. Henri III eut la même idée, mais il échoua.

On le comprend. Quel intérêt pouvait avoir ce Digeste informe aux yeux de gens qui se pliaient à une coutume ou, par suite d’un changement dans leur état, se soumettaient à plusieurs sans espérance de les voir se concilier ou s’unifier ? C’est ici le lieu de préciser quel était le droit applicable en France.

À Rome, on distinguait entre le droit écrit et le droit non écrit. En France, le droit écrit était le droit romain. Il y avait les pays de droit écrit, et il y avait les pays de droit coutumier. Les coutumes différaient suivant les provinces ou les villes. Il y avait la coutume de Bordeaux, de Paris, de Picardie, de Normandie... On pouvait se marier d’après l’une, hériter d’après l’autre.

Nous verrons que le triage et la fusion de ces éléments ont formé la législation à laquelle les Codes ont donné un corps.

Parmi les ordonnances les plus utiles et les plus sages, il faut citer celles de Philippe Auguste, de Saint Louis et de Philippe le Bel.

III. États généraux. ―Les États généraux peuvent être définis : une Assemblée moitié plébiscitaire, moitié consultative, ―mais plébiscitaire sans le peuple et nationale avec trois éléments de la nation, les deux premiers formant la majorité contre le troisième. Ces trois éléments étaient : le clergé, la noblesse et le Tiers état, on le sait du reste : le clergé et la noblesse écoutaient debout la communication du roi, le Tiers État à genoux.

La première réunion des États généraux, ―la première tout au moins dont nous ayons la trace, ―eut lieu en avril 1302 à Paris. Philippe le Bel consultait les États sur ses démêlés avec Boniface VIII. Le bon sens « gallican » ―on peut employer le mot ―de ces français bien inspirés leur fit approuver la résistance du souverain temporel.

En 1308, ils délibèrent à Tours sur l’arrestation des Templiers, en 1317, à Paris, sur la loi salique. Mais, voici la guerre avec les Anglais ; ils sont appelés à voter les subsides ; ils en profitent pour réclamer en échange la suppression des gabelles, et la promesse de ne plus altérer les monnaies. Ils repoussent comme trop dur le traité conclu par le roi Jean avec les Anglais, et votent la levée d’une armée. En 1439, à Orléans, ils décident l’établissement d’impôts perpétuels pour une armée permanente. Ils reviennent aux délibérations politiques après la bataille de Castillon qui avait mis fin à la domination anglaise.

Sous Louis XI, ils décident que la Normandie ne peut être accordée à Charles, frère du roi. Ils décernent à Louis XII le titre de Père du peuple et se prononcent pour le mariage de sa fille avec François 1erde préférence à Charles Quint. En 1576, la prépondérance du clergé et de la noblesse leur fait réclamer la révocation de l’édit donné par Henri III aux protestants, et en 1588, fidèles à la même hostilité, mécontents de leur souverain, ils menacent de transférer la couronne dans la maison de Lorraine. Henri III coupe court à ces velléités en faisant assassiner le duc de Guise. Enfin, en 1614, les États, sont appelés à se prononcer sur la réunion à la France du Béarn et de la Navarre. C’est leur dernière assemblée, ils ne seront plus convoqués avant 1789.

V

Les esprits fermentaient, les encyclopédistes travaillaient, l’incrédulité coulait à pleins bords ; la gloire de Voltaire avait changé la couleur du soleil ; les œuvres de Rousseau si fausses, mais si séduisantes, qui semblent salubres et qui sont herbeuses, avec de grands horizons en trompe-l’œil, avaient démoli les charmilles, bouleversé les jardins et les pelouses de le Nôtre, ― je parle au figuré, ― inspiré aux femmes le désir d’un retour à la nature et convaincu les hommes que lorsque les idées ont leurs apôtres, l’heure où les revendications grondent n’est pas éloignée.

La fièvre de la richesse, l’insuccès de Necker, le mauvais état des finances, l’impopularité des ministres, la haine des jésuites à peine calmée par l’inutile édit qui les avait supprimés, avaient en cinquante ans ajouté des rancunes aux colères.

Comment Louis XVI, après l’Assemblée des notables à Paris, se décida-t-il à convoquer les États généraux dont la France semblait déshabituée ? Obéissance aux injonctions du Parlement, désir de consultation et de conciliation ? L’une et l’autre hypothèse semblent insuffisantes. Peut-être espérait-il comprimer son époque frémissante par le poids dont la noblesse et le clergé pourraient peser sur le Tiers état.

Un vote déçut cet espoir s’il le caressa. L’Assemblée décida que la vérification des pouvoirs, comme nous dirions aujourd’hui, s’opérerait par tête et non par ordre : la Révolution était faite.

La Révolution a brisé la trilogie artificielle qui représentait le pouvoir populaire, elle a fait surgir le peuple, elle a retrouvé le peuple, elle a dégagé le peuple. Elle a rasé, elle a défriché le champ social. Du peuple conscient il fallait faire un peuple organisé. Elle avait deux devoirs immenses à remplir :

  • Créer une constitution ;

  • Créer une législation.

C’est alors que jaillit une des plus belles pages qui soit sortie de la main d’un homme : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

Elle a été rédigée par Robespierre qui s’était inspiré de Condorcet, mais l’éclair efface la lueur et le bond du héros dépasse la marche didactique du philosophe.

On voit, si on l’analyse, que la Déclarationest fondée sur la propriété.

L’homme est propriétaire de sa personne, et il lui est interdit de l’aliéner ; l’égalité est une condition de cette propriété, la seule qui empêche les empiètements injustes.

L’homme est propriétaire du fruit de son travail et de son industrie, propriétaire de ses biens et de ses revenus.

La déclaration de 1795, qui ajoute les devoirs aux droits, ne fait que donner une précision plus incisive à la pensée de la Déclaration maîtresse, celle qui est la charte de la liberté.

La proclamation précède la grande œuvre législative dont elle résume l’esprit.

On écrit communément que le Code civil a été l’œuvre du Tribunat : c’est fausser la vérité en la simplifiant.

Le 15 prairial an 2 (30 mai 1794), la Convention traçait le programme suivant :

« Les divers Comités de la Convention devront se concerter avec les commissaires pour les changements nécessaires, pour baser les lois sur les principes de liberté et d’égalité, les compléter et les rendre concordants. Chaque Code devra être présenté à la Convention aussitôt qu’il sera achevé. »

Les Révolutions évoluent. La Convention attendait les Codes : ils furent l’œuvre auquel Napoléon attacha son nom.

On pourrait croire qu’il les approuva de conscience et les timbra de son sceau sans les lire. Il prit au contraire comme consul et même comme empereur, une part active à leur conception. De tous les conquérants, il fut le plus soucieux du détail ; la quatrième coalition était formée par la Prusse contre la France ; le vainqueur d’Iéna était aux armées, il fit remettre sur le chantier le chapitre des faillites : le Tribunal s’occupait alors du Code de Commerce.

Voici quelle était la procédure adoptée pour l’élaboration des Codes.

La section législative du Conseil d’État rédigeait un projet qu’elle soumettait à l’assemblée générale du Conseil d’État. Ce projet, remis au Corps législatif, était obligatoirement transmis au Tribunal ou Assemblée des tribuns, et soumis ensuite, avec ses modifications, au vote du Corps législatif. Après ces tergiversations qui aboutirent à un retrait, les premiers livres du Code civil furent enfin présentés au Corps législatif.

« Législateurs, s’écriait Portalis, dans l’exposé des motifs, le vœu de la nation, celui des assemblées délibérantes est rempli. Des lois différentes n’engendrent que le trouble et la confusion... Désormais, nous ne serons plus Provençaux, Bretons, mais Français ».

Paroles trop faibles encore pour le grand événement qui s’accomplissait. Nous avons noté à Reims le premier bégaiement de la patrie. La patrie, devenue populaire, s’affirmait majeure et trouvait la conscience de son unité aux pieds de cette statue d’airain qui avait dominé les peuples antiques et que la France n’avait jamais érigée : la loi.

L’œuvre napoléonienne allait presque aussitôt recevoir un complément et subir une retouche que la Restauration ne fit pas attendre à l’usurpateur même avant les Cent Jours. Louis XVIII, le 4 juin 1814, daignait octroyer à ses sujets la Charte constitutionnelle. Charles X et Louis Philippe qui s’attaquèrent surtout à la presse, retranchèrent à l’œuvre législative des attributs et lui infligèrent des ornements qui ramenèrent tant bien que mal sa masse prodigieuse au style de leurs règnes. Les idées de la garde nationale se trouvèrent mélangés avec les principes de la Révolution.

VI

Quelle est l’économie de notre législation ?

La montagne se modifie chaque jour par les avalanches qui détachent de ses flancs ou de son sommet des rochers, par les couches nouvelles qui surchargent ses assises et qui amplifient ses contours. Mais considéronsla telle qu’elle s’est trouvée constituée au début du second empire.

Notre système législatif qui répond à notre système social, est un système en pyramide. Le peuple, supporte l’édifice. Sur des pavois successifs, s’étagent les hommes que leur force, leur ruse, la courte échelle de la faveur, l’appel du pouvoir et parfois leur mérite ont élevés aux situations supérieures. Le souverain au sommet à les épaules libres et laisse sa surveillance descendre jusqu’à la base. Il n’a qu’une crainte ; qu’un désordre ou un tremblement dans ces couches humaines successives l’entraîne sa chute.

La loi protège d’abord le souverain ; elle édicte des peines sévères contre quiconque oserait attenter à la vie du prince ou de ses proches, elle réprime l’outrage de lèse-majesté et pour décourager les indisciplinés elle protège la construction sociale elle-même, elle a inventé ce délit admirable : l’outrage à la morale publique. Comment définir la morale publique quand il est si difficile de définir la pudeur publique dont les femmes chaque jour changent les bornes et rétrécissent les frontières ?

Le maître a le pas sur le serviteur. Il est cru sur son affirmation si un différend s’élève quant au salaire qui est dû.

La femme est dans la main du mari. Les enfants et leurs biens sont à la merci du père. Le Code de Napoléon aurait eu mauvaise grâce à ne pas admettre le divorce dont la vie impériale lui fournissait un éclatant exemple, mais le divorce a été aboli par le retour des rois légitimes, descendant des rois très chrétiens. Enfin et surtout, la loi protège la fortune immobilière qui est la « propriété » la plus essentielle, les meubles et valeurs mobilières passant alors pour l’accessoire. Tel est le mont Ararat sur lequel l’arche est restée longtemps encastrée.

VII

Nous ne pouvons suivre le lent travail qui a tenté et qui tente tous les jours d’accommoder le mont aux nécessités de la vie moderne. Sa pointe est tombée ; plus de prince, comme dit le Code, plus de lèse-majesté. Plus d’outrage à la morale publique, plus de présomption légale pour l’affirmation du maître. Un pâle rayon d’indulgence est descendu sur ceux qui sont tombés au pied de la montagne, qui sont hors de ses échelons réguliers : les faillis de la vie, et les faillis du commerce. On a même supprimé la mort civile. L’excommunié jadis ne pouvait entrer en contact avec un chrétien et nulle main chrétienne n’était autorisée à lui tendre les aliments. Le mort civilement était pareillement retranché de la Société, ― « perinde ac cadaver ». Son mariage était dissous ; les actes de la vie civile lui étaient interdits, il ne pouvait même léguer ses hardes à son enfant.

Toute indignation rétrospective serait déplacée, mais l’esprit des lois est si persistant qu’on retrouve toujours dans le Code même épuré le parfum flottant du Code oblitéré.

Nous voudrions indiquer les grandes réformes, celles que nous considérons comme essentielles, qui ont vraiment entamé, au profit de la vie moderne, le bloc granitique.

* * *

La loi sur les expropriations. ―Ce fut une révolution et une renaissance. Ceux qui ont vécu au sein des campagnes, qui ont étudié l’histoire d’une province savent ce qu’était la vie rurale et ce qu’était la condition des paysans il y a cent ans. Le quart des terres était inculte, envahi par les joncs ou détrempé. Il était impossible d’établir un système rationnel ou suffisamment contenu pour l’irrigation ou pour l’épanchement des eaux. Il aurait fallu toucher à la propriété du voisin.

L’automne venu, les chemins étaient presque impraticables, coupés par des ravins étroits, rongés par leurs fossés. Il n’était pas rare qu’un voyageur téméraire appelé dans un village, vît sa voiture s’embourber, et qu’il fallût quérir des bœufs dans quelque étable lointaine pour le tirer du mauvais pas. Le métayer mangeait du pain de seigle et tuait un cochon dont la chair, salée dans un pot de grès, fournissait aux festins espacés de la famille. On appelle, dans certains pays, les beaux habits, les habits de fête, des habits à manger de la viande, tant ce luxe était rare.

On a osé toucher à la propriété, pour satisfaire à l’intérêt public, moyennant une juste et préalable indemnité. Des travaux d’intérêt public ont pu être entrepris, des routes créées, des établissements publics édifiés : l’expropriation est devenue d’usage si courant, quoique son emploi soit prudent, qu’on ne songe plus à ce que pouvait être la face des régions ou la forme des villes avant son invention.

Les lois du travail. ―Les lois sur la réglementation du travail, sur la limitation de sa durée, sur le repos hebdomadaire, sont une dérogation évidente mais bienfaisante et légitimeà la liberté des contrats, dans l’intérêt de la liberté.

La Déclaration des Droits de l’Homme a proclamé non seulement la liberté, mais aussi la sûreté, c’est-à-dire l’aide sociale à laquelle le citoyen doit prétendre pour la sauvegarde de ses droits reconnus.

Nos ancêtres qui ont planté des arbres de la liberté ont entouré l’arbrisseau d’épines pour le protéger ; leurs descendants doivent entourer l’arbre d’une grille solide pour le défendre contre ceux qui voudraient l’ébrancher, le meurtrir ou l’abattre.

Or, voici le phénomène qui s’est produit :

Les législateurs anciens ne connaissaient que les formes anciennes de l’absolutisme et de la tyrannie. Ils ont garanti l’homme contre les abus et les excès qu’ils ont pu prévoir ; ils ne connaissaient pas les valeurs financières et ne considéraient pas les quelques feuilles volantes éparpillées ou collectionnées par le commerce comme pouvant un jour se transformer, s’amonceler, constituer des fortunes dont la forme dépasserait celle de la fortune immobilière. Pour le dire d’un mot, ils n’ont pas prévu ce que nous appelons le Capital.

Le Capital, entre les mains de la Finance, du commerce et de l’industrie a pris la même consistance que la terre entourant le château-fort, quand elle était la propriété des seigneurs féodaux. L’usine est un fief, la mine est un fief, la grande maison commerciale est un fief. Ces fiefs asservissent ceux qui vivent et travaillent sur le fief. Ceux qui comparent le régime capitaliste à la féodalité ne savent pas toujours combien ils ont raison, à cette différence près que le seigneur féodal avait une tête et un visage, que le capitaliste peut n’en pas avoir. La société anonyme, la société par actions, la société en commandite même sont des entités, des personnes surhumaines et masquées ; la cote de mailles qui revêt ces puissants suzerains est formée de mailles nombreuses et la visière baissée, ils reluisent de tous les reflets extérieurs du coffre-fort.

La liberté des contrats n’existe que là où le consentement est libre ; le voyageur qui part pour une affaire urgente et qui prend son billet de chemin de fer ne conclut pas avec la compagnie un libre contrat de transport. Peut-il discuter le prix ?

L’ouvrier qui loue ses services au maître d’une fabrique, d’un chantier, etc., ne conclut pas un libre contrat de louage, alors surtout que, par une entente commune, les patrons ont unifié les conditions générales des contrats alors que, pour employer une formule familière mais énergique, c’est à prendre ou à laisser, alors que l’être humain qui a des bras mais qui a une bouche et d’autres bouches à nourrir outre la sienne, doit se soumettre, marcher ou mourir.

* * *

La loi sur les accidents du travail a jeté bas une des poutres les plus robustes de la charpente judiciaire.

Il était de doctrine et de jurisprudence que les dommages-intérêts prenaient leur source dans une faute commise. Le Code civil contient, même, à cet égard, deux dispositions caractéristiques du principe. Lorsque des marchandises arrivent avariées, une présomption de faute pèse sur le transporteur. La chose inanimée est inconsciente et ne peut fournir un témoignage. La personne accidentée peut et doit au contraire prouver la faute du transporteur. Lorsque, emporté dans un express, vous êtes la victime d’une catastrophe, pourrezvous prouver la faute du mécanicien ou la défectuosité de la voie ? La Cour de cassation, par des arrêts qui sont récents, a imposé au transporteur, dans tous les cas, une présomption de responsabilité.

L’ouvrier blessé devra-t-il aux termes de la loi prouver la faute du patron ou de ses préposés ? Non ; le travail, par les risques inhérents à son exercice ou à sa production, est considéré comme un coupable permanent. L’ouvrier accidenté reçoit une rente ou une indemnité par le seul fait de sa blessure, de son impotence ou de son infirmité si elles sont le fait du travail ou si elles sont survenues à l’occasion du travail.

La loi, à l’origine, distinguait entre les exploitations. Elle s’appliquait à celles qui emploient la forme motrice à l’exclusion des autres.

D’où cette conséquence bizarre que, si un comptable, dans un bureau, à Paris, s’entaillait le doigt avec un canif et que si la maison mère dont dépendait le bureau, avec siège social à Rouen, employait dans ses ateliers un moteur, le blessé avait droit à une indemnité ; sinon il ne pouvait rien réclamer.

Les députés qui avaient voté, en fin de législature, cette loi embryonnaire se séparèrent avec la crainte et le remords d’avoir ruiné la petite industrie. Ils n’avaient pas songé à cette institution souple et variée : l’assurance qui s’empressa de se poser sur les magnifiques territoires annexés soudain au continent des risques. Aussi, pour la première fois, fût-il donné de voir la jurisprudence travailler à étendre, au lieu de la restreindre et de la stériliser, une réforme démocratique. Et des lois postérieures ont appelé tous les travailleurs manuels au bénéfice de l’allocation : indemnité de demisalaire pour l’incapacité partielle et permanente, rente proportionnelle pour l’incapacité absolue et permanente. Le travailleur reçoit l’indemnité même si l’accident a été causé par sa faute ; sa faute inexcusable entraîne seulement une réduction de la rente et il est irrecevable à réclamer s’il a intentionnellement provoqué l’accident.

Démembrement du droit de propriété. ― La dévastation produite par la guerre, l’arrêt qu’elle a infligé à la construction, plus encore le développement du bien être et la multiplication normale des habitants ont produit la crise du logement. Le logement est une nécessité. Le législateur a dû intervenir et faire céder le droit absolu du propriétaire sur son immeuble. Il a maintenu les locataires en possession, à condition qu’ils fussent de bonne foi et pour des périodes différentes fixées par ses dispositions moratoires. Nous applaudissons à cette expropriation relative. Nous saluons cette atteinte que subit la propriété destinée à usage de location et qu’on oblige à subir comme une servitude sa destination profitable. Le législateur qui a voté la loi du premier avril 1926 ne s’est pas trompé sur la portée de son œuvre. Il a dit que ses prescriptions constituaient un démembrement du droit de propriété. Il affirme son désir de revenir au droit commun : le droit commun devrait toujours résider dans la subordination de l’intérêt privé à l’intérêt général ; les lois sur l’habitation contiennent en germe une révision du droit de propriété.

Le législateur sent bien que des raisons d’équité non moins impérieuses l’obligent à voter la loi sur la propriété commerciale. Il ne montre aucun empressement pour hâter l’éclosion de cette loi : il ne sait comment l’équilibrer avant de lui donner son vol.

Pour créer un fonds de commerce, il faut un local. Le propriétaire, par un congé intempestif, pourra-t-il reprendre au commerçant le local et ruiner le commerce, pourra-t-il, par le retrait du contenant, répandre dans le ruisseau le contenu ? L’avenir répondra : le monde se meurt d’une propriété immobilière implacable et d’une puissance financière effrénée.

La vie nouvelle. ― Les taudis du droit. ― Autour de la cité juridique, composée de ses bâtiments les plus robustes et les plus vieux, toute une ville nouvelle s’est construite, notamment par l’édification des lois sur les sociétés, sur les associations, sur les syndicats.

À côté de l’individu, personne privée, à côté des villes, mineures administrées, se sont créées des personnes morales collectives, réglementées et régies par un droit nouveau.

En revanche, le Droit est encore obligé de s’abriter dans des masures délabrées et désuètes dont la réfection s’impose. Les malades ne se doutent pas que le règlement fondamental de la pharmacie est encore la loi du 21 germinal an II, que toutes les « spécialités », aujourd’hui innombrables, vendues sous les enveloppes et les cachets les plus attrayants, sont mises dans le commerce par tolérance ; que, strictement, tout remède devrait être préparé par le pharmacien, dans son office, sur ordonnance et pour chaque commande isolément. M. Aristide Briand, lorsqu’il était simple député, avait déposé un projet de loi pour réorganiser la législation en ce qui concerne la pharmacie ; le Parlement n’a pas trouvé le loisir de discuter le projet.

Le Parquet recourt encore à la vieille loi de 1836 sur les loteries pour arrêter la hardiesse des dragueurs d’épargne lorsqu’ils réunissent des souscriptions pour leur affecter globalement le profit des tirages sans leur conférer la propriété des actions.

La loi de 1838 sur les aliénés est lamentablement rudimentaire et permet les séquestrations arbitraires : tel fils prudent a fait interner son père pour l’empêcher de faire un testament valable.

Quels cahiers les États-généraux des juristes pourraient rédiger !

L’état des personnes. ―Sont Français plus de sujets d’après leur lieu de naissance ou la nationalité de leurs auteurs. Le divorce a été rétabli ; la prohibition du mariage avec le complice a été supprimée ; la femme peut disposer des salaires qu’elle s’est acquis par son travail. On peut dire que la puissance paternelle a été démantelée. Le père tuteur ne peut plus disposer du bien de ses enfants mineurs : il est soumis au contrôle et à la décision du Tribunal. Le mariage a été facilité par la simplification de sa procédure propre ; en outre par la réduction au minimum des anciennes exigences pour l’autorisation des parents ou pour les sommations respectueuses. De même, l’adoption a été simplifiée et cette faveur a produit un curieux abus. On voit des personnes mêmes âgées se faire adopter pour recueillir un héritage en ligne directe à titre d’enfant adoptif. L’adopté échappe ainsi au prélèvement démesuré de l’État sur les successions attribuées au collatéral ou à l’étranger.

VIII

Nous venons de voir comment les Codes se sont créés en France. Cet exposé, pour être complet, devrait rechercher comment ils se sont créés dans les principaux pays d’Europe.

Il devrait également traiter du Droit international. Mais ces questions de droit comparé et de droit, des gens trouveront plus naturellement leur place au mot LOIS.

— Paul MOREL.

COÉDUCATION

n. f.

L’éducation en commun des garçons et des filles a, depuis longtemps, été l’objet de controverses passionnées et bien qu’elle ait gagné du terrain, surtout ces dernières années, n’est pas encore pleinement réalisée.

« Ce fut au XVIIIe siècle, en Écosse et en Amérique, que les filles furent, pour la première fois, admises à des écoles de garçons. Sur le continent, Coménius avait, dans la « Grande Didactique » (1630), proclamé le droit de tous, filles et garçons, à une instruction intégrale en commun. Par contre Fénelon (1680), insistant sur les besoins différents des deux sexes, souligna l’idée qu’il faut à chacun d’eux une éducation spéciale.

Le mérite d’avoir mis en honneur la coéducation revient à Pestalozzi. Sa conception : « l’École doit être l’image de la famille et par suite grouper filles et garçons », est un argument encore cher aujourd’hui aux partisans de la coéducation. Il l’appliqua à Stanz et en partie aussi à Berthoud ; à Yverdon, nous voyons filles et garçons des deux écoles différentes fraterniser, le soir, durant leurs loisirs. Son influence fut grande surtout dans les pays anglo-saxons.

J.-P. Richter s’attacha aux avantages moraux de la coéducation et écrivit ces mots restés célèbres : « Pour garantir les mœurs, je conseillerai la coéducation des sexes. Deux garçons suffisent à préserver douze jeunes filles ; deux jeunes filles, douze garçons. Mais je ne garantis rien dans les écoles où les jeunes filles sont élevées à part, encore moins dans une école où il n’y a que des garçons ». Enfin vers 1840, Horace Mann inaugura le régime de la coéducation dans les écoles américaines ». Hil. Deman, La Coéducation des sexes. Pour l’Ère Nouvelle, avril 1922.

* * *

L’Église catholique s’est toujours opposé à la coéducation.

La religion catholique qui a inventé l’histoire du péché originel, qui considère la femme comme un être inférieur, ― « os surnuméraire », disait dédaigneusement Bossuet, ― qui a ordonné le célibat des prêtres et condamné l’« œuvre de chair », ne pouvait qu’être favorable à une rigoureuse séparation des sexes.

Aussi ne faut-il pas s’étonner de voir toute la réaction en lutte contre toutes les entreprises coéducatives.

L’une des plus attaquées en France fut celle de Robin à Cempuis. Elle dura de 1880 à 1894. Mlle Félicie Numietska rappelle la lutte qu’elle eut à subir, dans un numéro spécial de l’Œuvre de décembre 1905.

La Patrie attacha le grelot en 1894 au nom de patriotisme ; Le Temps lança un mot qui fit fortune : « La Porcherie de Cempuis » ; La Libre Parole assura que « La pudeur naturelle à tous les animaux n’existe pas à Cempuis ».

« Les épithètes les plus amènes sont prodiguées aux orphelins, aux maîtres et par dessus le marché au système de la coéducation, « système contraire à tous les principes de la morale ». « Robin contamine les enfants du peuple en les initiant aux théories préconisées par Épicure et le marquis de Sade » ; cet ignoble polisson a converti l’orphelinat Prévost en maison de tolérance » ; « Tas de pourceaux » ; « L’aquarium de Cermpuis » ; « École municipale de Cythère » ; « Abominable fripouille dont la méthode soit-disant philosophique consiste à faire des expériences lubriques sur des petits innocents sans défense, sans appui, sans protection, etc... »

« N’est-on pas édifié par la vertueuse indignation de ces âmes pures ? Au fond, la morale est leur moindre souci. Ils sentent, et avec raison d’ailleurs, quel coup terrible le système de la coéducation, victorieux, porterait à la domination de l’Église ». F. Numietska : La Coéducation.

Une enquête fut ordonnée. « Enfin le 30 août 1894, le ministre de la Justice, M. Guérin, dont le fils fréquente l’école des frères, 44, rue de Grenelle-Saint-Germain » et M. Georges Leygues, qualifié en la circonstance comme ayant fait des études spéciales sur les dangers et... les charmes de la promiscuité, signent la révocation de Robin ». F. Numietska : La Coéducation.

À quelques années de là, la lutte des forces cléricales devait être plus violente encore contre Ferrer.

Il est vrai que ce fut à Barcelone, dans la catholique Espagne, qu’en mai 1901 Francisco Ferrer ouvrit « L’École Moderne » avec douze fillettes et dix-huit garçons. « L’École Moderne » grandit ; cinquante écoles analogues furent créés en cinq ans.

L’attentat de Morral contre Alphonse XIII fut le prétexte de la fermeture de ces écoles et de l’emprisonnement de Ferrer. Après treize mois de prison préventive, et à la suite de vives protestations qui se firent entendre par toute l’Europe, Ferrer, innocent, fut remis en liberté ; mais, à la suite de l’insurrection de Barcelone, à laquelle il n’avait cependant pris nulle part, il fut fusillé le 13 octobre 1909 à Monjuich. La réaction ne désarme et ne pardonne jamais.

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Malgré l’opposition réactionnaire, et surtout sous l’influence des nécessités économiques, la coéducation a fait de sérieux progrès.

Aux États-Unis, elle est appliquée dans tout l’enseignement primaire avec un personnel féminin de 89 p. 100, à 95 p. 100 et des écoles moyennes officielles avec un personnel féminin de 73 p. 100. Certains pédagogues se plaignent des résultats obtenus dans ces écoles ; mais, selon d’autres pédagogues, la faute en serait à la trop faible proportion du personnel masculin et au fait que garçons et filles sont astreints à suivre un programme identique et trop encyclopédique.

La coéducation est également généralisée dans les pays du Nord : Norvège, Suède, Danemark, Écosse, mais le nombre des écoles mixtes diminuerait en Suède où l’on aurait constaté que les jeunes filles se surmènent. Ici encore la faute en serait à l’encyclopédisme et à l’uniformité des programmes.

En Russie, où les étudiants fraternisèrent toujours avec les étudiantes et où Tolstoï introduisit la coéducation intégrale dans son école de Jasnaïa Poliana, la coéducation est devenue obligatoire malgré quelques difficultés de début.

En Hollande et en Finlande, la coéducation est à peu près générale.

En Angleterre, en Allemagne et en Suisse l’enseignement primaire officiel est mixte à un pourcentage élevé, les jeunes filles peuvent accéder dans les écoles secondaires de garçons et à l’Université.

En Belgique, en France et en Australie, il y a un nombre de plus en plus élevé d’écoles mixtes.

En Italie, les écoles primaires rurales sont mixtes depuis 1911 et 90 pour cent des écoles secondaires sont ouvertes aux filles.

En Espagne, à Madrid, une école secondaire mixte est très florissante, les lycées de Madrid comptent 25 pour cent de jeunes filles.

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La coéducation progresse, elle est soutenue par les partis avancés et les groupements féministes. La « Ligue Internationale pour l’éducation nouvelle » en a fait un de ses principes de ralliement.

Cependant elle a toujours des adversaires : réactionnaires de toutes sortes et aussi, qui l’eût cru, parfois des éducatrices.

Déjà en 1905 F. Numietska écrivait : « Une directrice d’école primaire, adressant un rapport officiel au Ministre de l’Instruction publique sur les Écoles d’Amérique, émet cette crainte que le garçon, répondant parfois moins bien en classe que telle ou telle fillette, ne se trouve devant elle en mauvaise posture, et que la future autorité du mari ne s’en trouve compromise ».

Mlle Loizillon qui présentait ce rapport a encore aujourd’hui des émules et c’est ainsi que Mlle Petitcol, sous-directrice, pour les jeunes filles, du collège mixte de Sarrebruck, soutient dans sa Revue Universitaire de décembre 1925, que l’institution des classes mixtes dans l’enseignement secondaire est regrettable, car, dit-elle, « les hommes sont faits pour agir, les femmes, pour subir. À voir les choses en gros, je dirai que, pour les uns, la « moelle », extraite à leur usage des belles œuvres, doit constituer une sorte de morale de l’action ; pour les secondes, une morale de soumission ».

Ainsi, pour Mlle Petitcol comme pour Mlle LoizilIon, le régime de la coéducation est mauvais, parce qu’il favorise l’émancipation de la femme.

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Avant de prendre parti pour ou contre la coéducation et, le cas échéant, pour ou contre certaines formes du régime coéducatif, il est indispensable que nous précisions notre idéal éducatif :

« Nous voulons éduquer l’enfant pour qu’il puisse accomplir la destinée qu’il jugera la meilleure de telle façon qu’en toute occasion il puisse juger librement de la conduite à choisir et avoir une volonté assez forte pour conformer son action à ce jugement. »

Ceci veut dire que nous sommes respectueux de la personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer des croyants d’une religion, des citoyens d’un État et des doctrinaires d’un parti. Il en résulte évidemment que notre idéal n’est pas de modeler des enfants selon l’idée que nous nous faisons d’un enfant modèle, mais d’aider à l’épanouissement de chaque individualité enfantine en tenant compte de ses intérêts et de ses capacités.

Nous sommes donc contre l’école qui sépare les sexes pour pouvoir préparer les jeunes filles à la soumission, mais nous sommes aussi, pour la même raison, contre tout régime scolaire, même coéducatif, qui ne tient compte ni des différences entre les sexes, ni des différences individuelles entre les enfants du même sexe.

* * *

L’école actuelle, avec ses programmes surchargés, avec ses méthodes collectives, est loin d’être cette « école sur mesure » que réclament certains pédagogues. Cependant, si des difficultés réelles ne permettent pas d’envisager une adaptation parfaite de l’école à chaque enfant, il serait possible, en réduisant les programmes à un minimum, d’y faire place à quatre sortes d’activité :

  1. Le travail individuel standardisé ;

  2. Le travail collectif organisé ; portant sur le programme minimum imposé à tous.

  3. Le travail individuel libre ;

  4. Le travail collectif libre : travail librement choisi et exécuté en coopération par des groupes d’élèves librement formés.

Une telle organisation de travail scolaire ne laisserait plus de place à certaines critiques fondées sur les différences qui existent entre les deux sexes. Si, d ailleurs ces différences sont indéniables et justifient l’opposition à un enseignement entièrement uniformisé, il ne faut pas oublier que les différences individuelles entre enfants du même sexe ne sont pas moindres et que logiquement les partisans de la séparation des sexes devraient défendre une séparation des enfants de chaque sexe en de nombreuses catégories.

L’organisation scolaire que nous venons de recommander permet d’économiser bon nombre de ces catégories. Elle ne sera cependant pleinement satisfaisante qu’à la condition d’y adjoindre une organisation scolaire spéciale pour les surnorrnaux et pour les anormaux, c’est-à-dire pour un petit nombre d’enfants, qui profiteraient mal de l’enseignement collectif donné aux élèves moyens et parfois pourraient être une gêne pour ceux-ci. Par suite nous pensons qu’il sera nécessaire de conserver quelques écoles unisexuelles pour certaines catégories d’anormaux auxquels la coéducation ne convient pas.

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Ainsi sauf de très rares exceptions, tous les enfants devraient être soumis au régime coéducatif.

Nous avons indiqué sommairement comment le régime scolaire pourrait respecter l’individualité enfantine et par conséquent tenir compte des différences individuelles.

Il nous reste à fournir quelques détails complémentaires sur ce sujet en remettant cependant à une étude sur l’enseignement ce qui ne concerne que l’adaptation scolaire aux différences individuelles.

Il ne faut pas oublier pourtant que la coéducation est aussi bien une question familiale qu’une question scolaire.

Trop souvent, dans certaines familles, les garçons sont favorisés par un régime spécial : on fait plus de sacrifices pour leurs études, on tolère leurs escapades, tandis que de toute façon on prépare l’épouse soumise de demain.

Si quelqu’un s’étonne de voir le garçon courir et s’amuser alors que la fillette aide la maman aux soins du ménage, de voir interdire à la sœur les livres qu’on permet au frère, plus d’une mère même ne comprend pas que la vie de famille doit préparer l’égalité entre les deux sexes, qu’il est bon que la jeune fille s’amuse aussi, qu’il est juste que le garçon prenne sa part des travaux ménagers et que ceci s’explique d’autant mieux que la femme d’aujourd’hui travaillant souvent au dehors comme son compagnon, devrait être plus largement aidée à la maison par ce dernier.

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Félicie Numietska écrivait en 1905 : « Tout le monde admet, ne fût-ce qu’en théorie, que le garçon doit être vigoureux : il lui faut une poitrine large et des poings robustes. Chez la fille, au contraire, par une séculaire aberration, on s’applique à cultiver la gracilité, on lui inculque un idéal de beauté artificielle et « distinguée », les pâles couleurs de la chlorose, un air penché, une taille de guêpe. Si ces folies n’étaient contraires qu’à l’esthétique, il faudrait déjà les dénoncer, mais le mal est plus grand. Au risque d’être accusée de paradoxe, j’oserai soutenir que la femme, tout comme l’homme, a besoin de force et de santé. N’en faut-il pas pour subir l’épreuve de la maternité ? ».

Heureusement on discute moins aujourd’hui sur la nécessité de l’éducation physique de la femme, mais les adversaires de la coéducation y trouvent une raison nouvelle en faveur de la séparation des sexes.

Or il faut remarquer que la gymnastique d’aujourd’hui n’est plus athlétique comme autrefois et que la plupart des exercices d’assouplissement, de développement, et d’endurance conviennent également aux deux sexes. Il ne faut pas oublier non plus qu’il est des fillettes qui, à un âge égal, sont plus fortes, plus souples que Ides garçons du même âge et qu’en éducation physique comme en éducation intellectuelle, nous voulons nous rapprocher autant que possible de l’idéal de l’enseignement sur mesure.

Quelquefois on invoque contre la coéducation la violence que les garçons mettent parfois en leurs jeux, mais cette violence se constate bien moins souvent chez les garçons qui ont toujours été soumis au régime de la coéducation. On ne songe pas non plus aux tout-petits. La plupart de ceux-ci, jusque vers sept ans, et parfois plus tard encore, préfèrent jouer avec les fillettes et plus d’une fois nous avons vu des fillettes de douze ou treize ans se faire leurs protectrices, ce qui ne pouvait nous déplaire.

Dans-une des plus fameuses écoles coéducatives d’Angleterre, à Bédales, de peur de surmenage, on s’efforce d’éviter toute compétition directe entre les deux sexes dans les jeux et la gymnastique. C’est, croyons nous, une mesure un peu trop radicale et qui ne tient pas compte des avantages que la pratique commune des sports présente d’un autre côté. Un auteur anonyme écrit :

« Aussi la combativité que la femme acquiert dans la pratique des sports lui servira à faire accepter par son mari des droits que celui-ci pourrait être amené à lui contester. Et cette combativité, si elle se manifeste dans les préliminaires du mariage, convaincra le candidat de la valeur morale de celle dont il veut faire sa compagne. Cette épreuve sera décisive. S’il ne souhaite que l’épouse asservie des temps révolus, il ira chercher fortune ailleurs ; si au contraire il admet cette alliance loyale où aucun des alliés n’a le pas sur l’autre, il sera heureux d’avoir trouvé l’associée digne de lui.

Certains sports, en facilitant ainsi la fréquentation des jeunes filles et des jeunes gens, constituent un utile prélude à l’accord conjugal. Si le sport n’est encore qu’un prétexte pour les deux sexes à se rapprocher sans arrière-pensée, il contribue à ce que la jeune fille se familiarise avec l’élément masculin. Si l’on a vu autrefois tant de jeunes filles s’amouracher trop facilement d’un homme avec qui elles firent par la suite mauvais ménage, c’est que souvent cet homme était le premier qu’on leur ait permis d’approcher. Il représentait donc forcément l’homme en qui se cristallisaient aussitôt ses rêves cachés. Pour qu’une jeune fille puisse faire au contraire le libre choix de celui avec qui elle s’unira, il faut qu’elle ait la faculté de faire ce choix par comparaison. » (Les Cahiers anonymes : L’Accord conjugal).

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L’un des griefs les plus souvent invoqués contre la coéducation est le danger où serait l’innocence des jeunes filles et celle des jeunes garçons. Aussi, certains qui admettent le régime coéducatif pour les petits le repoussent-ils pour les grands.

Des psychologues vous expliqueraient qu’au contraire, le rapprochement des sexes sublime l’instinct sexuel qui se trouve déformé par une séparation antinaturelle.

Les praticiens, mêmes hostiles à la coéducation, reconnaissent le peu de valeur des critiques adressées à la coéducation au nom de la morale. C’est ainsi que Mlle Petitcol écrit : « La morale, certes, n’est pas plus en danger qu’ailleurs dans une classe mixte... »

Marro, dans La Puberté chez l’homme et chez la femme, écrit :

« La trop longue séparation des jeunes gens des deux sexes dans des pensionnats spéciaux est au plus haut degré favorable au développement des tendances contre nature, et est nuisible au développement moral normal de l’un et l’autre sexe. Il est nécessaire que le caractère demeure dûment exposé à l’influence de tous les agents naturels qui concourent à sa formation et le plus puissant d’entre eux est certainement celui exercé par la présence des individus de sexe différent ».

Le pédagogue américain Stanley Hall, qui reproche à la coéducation de faire des abeilles ouvrières mais point de reines et lui est hostile à divers points de vue, affirme que la coéducation « favorise les idées saines du sexe, elle prévient d’une part les imaginations souterraines et basses, et, de l’autre une sentimentalité morbide ».

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Si nous pensons que le régime coéducatif est plus favorable aux bonnes mœurs que le régime unisexuel, nous n’ignorons pas que le mal appliqué à la coéducation peut, à cet égard, présenter quelques dangers qu’il est assez aisé d’éviter :

  1. La coéducation n’est pas un dogme et les quelques élèves anormaux auxquels elle ne convient pas doivent être élevés dans des écoles spéciales, ainsi que nous l’avons déjà fait observer.

  2. Les enfants déformés par le régime unisexuel s’adaptent mal au régime coéducatif lorsqu’on leur impose ce régime aux approches de la puberté. Il est donc prudent de ne pas introduire dans les écoles coéducatives de grands élèves ayant fait un long séjour dans d’autres écoles.

  3. Il faut tenir compte des instincts des enfants ou des jeunes gens soumis au régime coéducatif. Il est un âge où les garçons ne se préoccupent que des individus de leur sexe et pendant une certaine période, au moment de la crise de la puberté, les jeunes filles se détournent instinctivement des garçons. Il n’est point besoin cependant de revenir au régime unisexuel et de séparer les sexes. Le contact journalier ramènera plus tard un rapprochement que l’on compromettrait par cette séparation. Il serait d’ailleurs difficile de réaliser une organisation scolaire séparatiste pour cette seule période de crise qui est loin de commencer à un âge précis et dont la durée varie également suivant les individus. On compromettrait aussi le rapprochement futur si, pendant cette période, on voulait l’imposer en ne laissant plus aux jeunes gens la liberté de se grouper autrement qu’auparavant pour leurs jeux et certains de leurs travaux collectifs.

Si nous défendons la coéducation, nous y mettons donc toujours ces deux conditions : le régime coéducatif sera individualisé autant que possible et il sera, autant que possible également, un régime de liberté.

* * *

Aux deux conditions, que nous venons de rappeler, la coéducation ne peut avoir que de bons résultats en ce qui concerne l’éducation intellectuelle et l’éducation manuelle.

Certes les aptitudes et les intérêts des jeunes filles diffèrent de celles des jeunes garçons, et nous aurons l’occasion d’en reparler plus tard, mais les différences individuelles entre enfants du même sexe sont plus importantes encore et l’individualisation de l’enseignement serait presque aussi nécessaire dans les écoles unisexuelles que dans les écoles coéducatives.

Les faits prouvent suffisamment la supériorité du régime coéducatif à cet égard pour nous éviter de longs développements.

En Angleterre, les élèves des écoles mixtes obtiennent de meilleurs résultats aux examens que ceux des écoles où les sexes sont séparés.

En Amérique, l’installation du régime coéducatif a amélioré la quantité du travail intellectuel.

En France, Mlle Petitcol, hostile, ainsi que nous l’avons vu, parce qu’elle veut des femmes soumises, reconnaît que :

« Les études, bien loin de souffrir, puisent dans son atmosphère un stimulant nouveau. »

* * *

Enfin, on ne manque pas de faire valoir que l’école, devant préparer à la vie, doit être différenciée comme l’est le travail des deux sexes.

Cet argument a quelque peu perdu de sa valeur depuis que de nombreuses carrières ― soi-disant masculines ― sont occupées par des femmes.

Si d’ailleurs les écoles doivent être différenciées pour préparer à des métiers différents, cette différenciation doit se faire d’après la spécialisation et non d’après le sexe.

On peut aussi songer à la différenciation du travail de l’homme et de la femme au foyer domestique. Incontestablement cette différenciation existe. Elle n’existe souvent que trop et généralement aux dépens de la femme. On oublie que, là surtout où la femme travaille à l’atelier, l’homme peut et doit l’aider aux travaux ménagers. Il faut également penser aux célibataires, aux veufs et aux veuves, aux maladies, enfin à tous les cas où il est bon que l’homme soit capable de faire des travaux féminins et à ceux où la femme doit pouvoir exécuter une besogne d’homme.

Rien n’empêche cependant, que pour certaines études, plus utiles généralement à un sexe, on sépare exceptionnellement les sexes. Si par exemple on donne des leçons de puériculture aux jeunes filles seulement, cela ne mettra pas la coéducation en péril et n’ôtera pas toute valeur au rapprochement habituel des sexes.

La coéducation n’est pas un dogme et le rapprochement des sexes ne doit pas être une nouvelle tyrannie.

En éducation, ce qui importe le plus, c’est de favoriser le libre épanouissement des individualités et la coéducation bien comprise ne peut que contribuer à l’obtention de ce résultat.

― E. DELAUNAY.

COERCITION

n. f.

La coercition est la contrainte physique, matérielle, brutale, qui s’exerce contre les individus pour les obliger à accomplir un acte ou un geste qu’ils réprouvent. On confond assez fréquemment coercition avec répression et, cependant, ces deux mots ont une signification tout à fait différente. La répression sévit en vertu des lois et pour réprimer un crime ou un délit qui a déjà été commis, alors que la coercition n’est pas forcément répressive. Elle est toujours oppressive. Le juge d’instruction use de la coercition pour s’instruire sur un délit dont un individu est supposé s’être rendu coupable. Le policier n’use pas mais il abuse de la coercition et, malgré le silence complice de toute la presse, de toute la magistrature, c’est le secret de polichinelle que la police judiciaire, en France, emploie des procédés de coercition monstrueux, pour arracher des aveux aux malheureux qui tombent entre ses griffes. La bourgeoisie peut s’enorgueillir de tout son appareil judiciaire. Il rappelle les plus beaux jours de l’Inquisition. Mais tout cela, ce ne sont que des effets ; ce sont les causes qu’il faut détruire pour voir disparaître et la répression et la coercition.

COHABITATION

n. f.

Qu’au point de vue individualiste la cohabitation soit un non-sens, quel individualiste anarchiste le nierait sérieusement ? Que ce soit sous le rapport du renouvellement de l’émotion amoureuse, sous celui de la recherche de l’expérience effective pour l’expérience elle-même, sous le rapport, enfin, de la variété dans les sensations voluptueuses, la cohabitation implique toujours rétrécissement du champ des possibilités et des réalisations en matière amoureuse, appauvrissement de l’initiative sentimentale. Et non seulement cela : les cohabitants ― les observations le démontrent ― finissent par se co-pénétrer à un point tel de leurs manières de voir et de sentir, qu’ils finissent pas s’imiter, même en ce qui concerne les tics et les marottes !

La cohabitation ne saurait donc jamais être, au point de vue individualiste, qu’un pis-aller, un pis-aller que subissent certains tempéraments auxquels répugne la vie solitaire, ou qui ne peuvent donner toute leur mesure que dans cette situation (et ils sont plus nombreux qu’on se l’imaginerait tout d’abord) ― ou encore que peut justifier le plan défectueux sur lequel évolue la société contemporaine.

La tendance individualiste anarchiste est au « chacun chez soi » et c’est celle qui, logiquement, prédominera dans tout milieu individualiste digne de ce nom.

Envisagée donc actuellement comme pis-aller, prolongée ou de durée restreinte, la cohabitation à deux ou à plusieurs ― dans ce dernier cas, le péril de la fusion est moins grave ― se résume en une association d’un type très étroit dont les participants s’efforcent de donner à leurs facultés affectives et sentimentales, en vue de leur bonheur amoureux individuel, le maximum de rendement possible. Si cette union implique la mise en commun des joies et des jouissances mutuelles, elle entraîne également le partage des douleurs et des souffrances. Quoi qu’on fasse ou dise, la cohabitation n’est possible qu’au prix de concessions, elle appelle une volonté réciproque de compréhension et de pénétration intellectuelle, elle sous-entend un effort d’ordre éthique. La conformité des caractères ou des concessions n’est pas toujours de rigueur pour la réussite de l’entente. Les faits montrent qu’en maints cas, les expériences de cohabitation réussissent d’autant mieux que ceux qui y participent se complètent et se contrebalancent, beaucoup plus qu’ils ne s’amalgament. L’appréciation du caractère et des attributs de ceux dans la compagnie desquels on vit, l’exercice des qualités du sentiment jouent un rôle puissant dans le bon résultat des expériences de cohabitation.

Mais les anarchistes dénoncent vigoureusement ce fait trop fréquent : que, lorsqu’ils cohabitent, extra-légalement ou avec la permission de la loi, la femme ou l’homme, désormais considérés comme étant « en puissance » de leur conjoint respectif, voient s’écarter les amants et les amantes. À examiner la question de près, de quel aspect de l’anarchisme, de quelle tendance anarchiste peuvent bien se réclamer ceux ou celles qui, abusant de l’affection ou de la passion qu’ils peuvent momentanément inspirer à qui cohabitent avec eux, s’abstiennent ou négligent de leur faire connaître que « cohabitation » ne signifie, en aucun cas, « dépendance sexuelle » ― qu’en aucun sens non plus, au cas de cohabitation à deux, la fidélité sexuelle de l’un des constituants du couple n’entraîne forcément la fidélité de l’autre ?

Profiter qu’on vit en commun avec un ou plusieurs hommes, une ou plusieurs femmes, qu’on s’est créé « une famille » pour empêcher son ou ses cohabitants de faire l’amour hors du nid ― présenter la cohabitation comme une entrave à la liberté sexuelle des cohabitants ou de l’une ou l’un d’entre eux est indéfendable et illogique, individuellement parlant. Tout au contraire, c’est de celle, de celui, de ceux qui ont concédé au pis-aller de la cohabitation qu’il y a lieu d’attendre la pratique d’une « liberté sexuelle » ou d’une « camaraderie amoureuse » dont la sincérité et l’intensité compensent leur « faiblesse ».

― E. ARMAND.

COHÉRENCE

n. f.

Au sens propre, ce mot est synonyme de « adhérent ». Il signale l’état de connexion entre une chose et une autre et se dit des parties qui sont liées entre elles. « La cohérence des molécules. » Au sens figuré, le terme « cohérence » a à peu près la même signification et s’emploie particulièrement pour désigner les rapports qui existent entre une idée et une autre. Un discours cohérent est un discours dont toutes les démonstrations se déroulent d’une façon méthodique et logique et dont les arguments s’enchaînent les uns aux autres. Dans la discussion et le raisonnement, la « cohérence » est d’une utilité primordiale. Sans elle, aucun exposé démonstratif ne peut être poursuivi, et nous assistons souvent, dans les assemblées populaires, à la déviation d’un débat par le manque d’enchaînement des idées qui y sont développées. La cause réside dans l’absence de cohérence dans les idées et les arguments. La cohérence détermine la lumière et économise un temps précieux. Il faut donc être cohérent, si l’on veut arriver rapidement au but que l’on se propose d’atteindre.

COHORTE

n. f.

À l’origine, corps d’infanterie composé de quelques centaines d’hommes, formant la dixième partie d’une légion et dont l’organisation est attribuée au général Marius, 150 ans environ avant l’ère chrétienne. Il y avait également à Rome des cohortes urbaines dont le rôle consistait à assurer la sécurité de la ville. Le terme est assez peu employé à présent, sinon pour désigner une troupe de combattants ou de gens quelconques, mais il présente toujours un caractère agressif et guerrier. « De vaillantes cohortes. »

« Il voit des saints guerriers, une vaillante cohorte. » (Boileau)

COLLABORATION

n. f.

Action de travailler en commun ou de prêter son concours à une œuvre quelconque. Se dit surtout pour désigner l’association en vue d’une production intellectuelle. Une pièce de théâtre, une encyclopédie, un roman, peuvent être le produit d’une collaboration de gens de lettres ou de science. Les recherches scientifiques ont besoin de la collaboration de tous les savants. La collaboration abrège et simplifie la besogne à condition d’être cohérente. On la met en pratique en toutes occasions et, si chaque collaborateur à un ouvrage déterminé, possède à fond la matière qu’il a à charge de traiter, s’il travaille consciencieusement et sincèrement à l’œuvre entreprise, celle-ci sortira enrichie des capacités et des connaissances collectives. Malheureusement, en littérature, et en tout ce qui touche à l’art et qui se monnaye, la collaboration est devenue une source de revenus pour certains individus sans scrupules. Les collaborateurs de certains écrivains ― on les appelle des nègres ― fournissent la plus grosse part de l’effort intellectuel en vue d’une production, et une fois l’œuvre terminée, seul bénéficie de tous les avantages et récolte tous les profits celui qui, par sa célébrité, est appelé à la signer. Ce n’est plus de la collaboration, c’est de l’exploitation.

Pour tout ce qui a trait à la participation à quelque ouvrage d’ordre matériel : l’association en vue d’une exploitation industrielle, agricole ou commerciale, on se sert plus couramment du terme coopération.

Il faudra la « collaboration » de tous les travailleurs manuels et intellectuels pour ébranler le vieux monde et élaborer un nouvel édifice social libre et indépendant, où la « collaboration » intéressée aura disparu. L’encyclopédie Anarchiste est une œuvre entreprise en collaboration.

COLLABORATIONNISME

n. m.

Action de collaboration intermittente ou permanente pratiquée par un individu ou groupement à caractère politique ou économique avec un autre groupement de même nature on de caractère différent, avec un gouvernement, pour atteindre certains buts sociaux ou réaliser certaines améliorations immédiate ou rapprochées.

De nos jours, le collaborationnisme ou action de collaboration est pratiquée, sur le plan politique ou économique par les Syndicalistes et les socialistes réformistes qui se sont écartés de la doctrine du syndicalisme et du socialisme révolutionnaires, pour “aménager” la société présente au sein de laquelle ils prétendent faire entrer, par la réforme, le syndicalisme et le socialisme. Cette tendance, œuvre en accord avec les capitalistes démocrates. Il y a également une autre tendance du collaborationnisme : celle qui travaille en accord avec le capitalisme conservateur et qui est composée par les Unions chrétiennes, les Ligues civiques, les Unions Nationales des Travailleurs qui s’opposent et à la lutte de classe révolutionnaire et à la collaboration des travailleurs avec les démocrates.

Des deux tendances, la première est infiniment plus redoutable, plus dangereuse. En effet, si la seconde représente bien l’ennemi, le capitalisme outrancier, conservateur et rétrograde, ce qui suffit à éloigner d’une telle action les travailleurs un peu éclairés, il n’en est pas de même de la première.

C’est encore volontiers que les ouvriers croient à la vertu des réformes, aux promesses des démocrates. Malgré toutes les trahisons passées, malgré la multiplicité des promesses jamais réalisées, les reniements innombrables, les abandons retentissants de leaders syndicaux ou socialistes passant chaque jour dans le camp bourgeois, s’installant au pouvoir, devenant, par la suite, des gouvernants pis que les autres, la classe ouvrière ne s’est pas encore, et il s’en faut, détachée de cette idée de collaboration avec la bourgeoisie.

Il y a pourtant près de vingt ans, en 1906, à Amiens, que la classe ouvrière, dans un Congrès retentissant, a affirmé sa maturité sociale et prononcé son divorce idéologique, politique et économique avec la bourgeoisie, conservatrice ou démocratique, et toutes les institutions capitalistes. En même temps que le Congrès d’Amiens, qui eut une énorme répercussion dans le monde ouvrier international, prenait cette position de principe, il proclamait que les conquêtes ouvrières et la transformation axiale ne pouvaient être l’œuvre que de l’action directe des ouvriers et que l’ordre nouveau devrait reposer exclusivement sur les producteurs groupés ou associés dans leurs syndicats devenus les organes de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

On aurait pu croire qu’après ces affirmations solennelles, le réformisme, le collaborationnisme étaient morts.

Il n’en fut rien. Bien au contraire, la tendance réformiste gagna sans cesse du terrain et, aux abords de la guerre, tous les mouvements syndicaux européens et américains étaient gagnés, dans leur majorité, à cette tendance dont l’action politico-syndicale s’affirmait chaque jour dans le sens réformiste.

Depuis 1914, ce ne fut, partout, dans toutes les organisations centrales, qu’une longue suite de négociations, de contacts, d’actes qui engageaient sans cesse plus profondément les états-majors syndicaux et socialistes dans la collaboration avec les dirigeants démocrates, et quelquefois même, conservateurs d’un pays.

L’échec des grandes grèves qui suivirent la guerre, celui de la révolution allemande n’eurent pas d’autre cause.

Toute cette action sera, d’ailleurs, examinée avec toute la précision nécessaire lorsque nous dresserons, ici, l’étude du syndicalisme et du socialisme.

On peut, néanmoins, dire que les conférences de Leeds, de Londres pendant la guerre, celle de Washington, après le traité de Versailles, la participation au Bureau International du Travail, à la Société des Nations ont imprimé au collaborationnisme un caractère tel que, le désireraient-ils, ceux qui se sont laisses prendre à ce mirage en s’engageant dans une voie aussi dangereuse qu’illusoire et désillusionnante en fin de compte, ne peuvent plus revenir en arrière. Ils ont tourné le dos pour toujours à la lutte de classe, à l’action directe, à la révolution.

Détachés du prolétariat, qu’ils trompent encore pour un temps, ils sont, en fait, et souvent inconsciemment, les agents de la bourgeoisie, à laquelle ils s’incorporent lentement mais sûrement.

La participation des leaders ouvriers à toutes les commissions d’études, de réorganisation sociale sur les bases démocratiques, l’accès sans cesse plus grand dans les Conseils techniques nationaux, le rôle que les gouvernements leur confient dans les assemblées délibérantes ou pacifistes nationales ou internationales, interdisent, désormais, à ces hommes de penser à autre chose qu’à “aménager” la société présente.

De bonne foi, certains d’entre eux croient la chose possible. Ils se trompent grossièrement. Il ne peut y avoir ni socialisme, ni syndicalisme véritables dans le cadre de la société bourgeoise.

Les conquêtes apparentes faites dans cette voie ne sont que des compromis intervenant entre le socialisme et le syndicalisme défaillants et le capitalisme faible.

Dès que ce dernier aura repris sa force par l’afflux de sang nouveau que lui aura infusé la partie de la classe ouvrière qui acceptera de partager son destin, il retrouvera son arrogance et pratiquera la lutte de classe avec sa férocité du passé.

Le collaborationnisme ne peut servir qu’à détourner la classe ouvrière de sa mission naturelle en lui faisant miroiter de prétendues améliorations qui sont le fruit de ses capitulations et risquent de rendre impossible l’œuvre de libération humaine.

C’est la plus dangereuse illusion dont le prolétariat fut jamais victime.

Qu’il s’en détourne comme de la peste ; qu’il rejette loin de lui les suggestions des sirènes qui veulent capter sa confiance et l’enchaîner au char doré de son ennemi.

Quelques hommes peuvent y trouver : situation, honneurs, fortune, considération et satisfactions personnelles ; l’immense majorité, la presque totalité des ouvriers, n’y trouveront que : mensonges, misères, duperies, dégoûts, rancœurs et regrets de leur clairvoyance, de leur action de classe passées.

Ici, nous prononçons contre le collaborationnisme des classes, la condamnation la plus formelle et la plus définitive.

Nous disons aux travailleurs :

« N’attendez rien que de vous-mêmes, et moins du capitalisme démocratique que de quiconque. Ne comptez que sur vos efforts, n’attendez rien des interventions compromettantes de vos leaders réformistes avec les gouvernements, de leurs tractations louches avec le grand patronat.

 » Rompez brutalement avec ces errements qui veulent que votre ennemi devienne l’artisan de votre salut et interdisez à vos militants de s’engager dans le pourrissoir patronal et gouvernemental où on leur promet — et leur donne — sinécures et prébendes, qui les éloignent de vous, de vos misères et de vos douleurs qu’ils ne comprennent plus, qu’ils n’entendent plus. »

Pierre Besnard

COLLECTIF (Le)

Grammaticalement, « le collectif » (nom collectif) se dit d’un mot qui, bien qu’au singulier, désigne un groupe ou un assemblage de personnes ou de choses. (Une nation, une armée, un nombre.) Dans le domaine économique et social, il a une toute autre signification.

Si, en biologie, on considère que la vie se présente comme une lutte constante entre deux facteurs, dont l’un est l’être vivant et l’autre le milieu ambiant et l’hérédité ; en sociologie, on peut admettre également, que la vie des sociétés se présente comme une lutte constante entre deux facteurs, dont l’un est le collectif et l’autre le particulier. Philosophiquement et scientifiquement, le « collectif » a, depuis longtemps, triomphé du « particulier » et il semblerait puéril de soutenir une thèse cherchant à démontrer que le concours de tous n’est pas nécessaire pour la vie harmonique des sociétés. Même dans la vie pratique de nos temps modernes, on a été contraint de donner certaines satisfactions, plus apparentes que réelles, il est vrai, mais qui marquent, néanmoins, une victoire, au collectif, et l’application de lois constitutionnelles, la prépondérance de l’esprit démocratique, même dans les puissances à régime monarchique, est une conquête du collectif sur le particulier.

Pour ceux qui ont, sociologiquement, « une croyance finaliste ». c’est-à-dire qui conçoivent un but à atteindre et luttent pour s’en approcher ― c’est le cas pour les anarchistes ― le collectif ne se manifestera que lorsque sera complètement vaincu « le particulier ». (Nous ne donnons pas, ici, au mot « particulier », un sens péjoratif et ne l’employons pas dans le sens commun. Il représente, comme nous le disons plus haut, un des facteurs de la vie des sociétés modernes. Nous n’en faisons donc pas le synonyme « d’individu », mais il signale à notre esprit l’élément qui s’oppose à la réalisation, dans le domaine économique et social, du bonheur de la grande majorité des individus.)

Il a suffisamment été démontré que toutes les richesse sociales, que tous les moyens de production sont détenus par une faible minorité qui tient courbé sous son joug tout le restant de la population mondiale, pour que nous n’ayons pas besoin d’insister ; or, du point de vue Anarchiste, l’on ne peut considérer que comme arbitraire cet ordre social et nous estimons que tout doit appartenir à tous, c’est-à-dire au « collectif ».

Il peut sembler paradoxal, que malgré le développement des idées, et des démonstrations philosophiques et scientifiques qui concluent nettement en déclarant que l’ordre social continuera à être troublé tant que l’ensemble des individus ne sera pas assuré de sa vie matérielle, on en soit encore au règne du Capital et de la ploutocratie et que les intérêts collectifs soient sacrifiés aux intérêts particuliers. Les raisons en sont pourtant bien simples. Les diverses écoles sociologiques ont toujours cherché à libérer le peuple politiquement sans vouloir comprendre que la liberté politique était subordonnée à la liberté économique et que jamais la collectivité ne sera libre tant qu’elle ne se sera pas rendu maîtresse d’elle-même en livrant à tous les moyens de production détenus par le particulier.

De là découlent toutes les erreurs, et si la démocratie qui prétend être le régime politique qui favorise les intérêts de la masse, bénéficie d’un si large crédit, c’est que la masse elle-même s’est laissée prendre à cette Illusion de la liberté politique.

D’autre part, l’individu est assez lent à assimiler les idées nouvelles. Il est attaché par l’hérédité et par l’ambiance aux vieux préjugés, et l’amour du calme et cle la tranquillité l’éloigne de tous les mouvements révolutionnaires qui permettraient à la collectivité de conquérir son indépendance. II faut, pour qu’une idée produise ses effets, qu’elle pénètre dans la grande majorité des masses. Une fois les masses convaincues, l’idée se matérialise ; sinon, elle est accaparée par ceux qui la déforment et n’en retirent que ce qui peut servir leurs propres intérêts.

Cependant, « le Collectif » gagne chaque jour du terrain. Si nous disons que le régime monarchique constitutionnel est un progrès sur le monarchisme absolue, et que la démocratie est un progrès sur le monarchisme constitutionnel, ce n’est pas par opportunisme, ni pour soutenir l’un ou l’autre de ces régimes. Les Anarchistes sont convaincus de la novicité de toute organisation sociale d’inspiration politique, et par conséquent d’essence autoritaire ; mais ils sont obligés de reconnaître que, au point de vue moral et intellectuel, l’esprit démocratique est une victoire partielle du collectif sur le particulier. La démocratie n’est que le « purgatoire » offert sur la terre aux masses populaires par les politiciens. Il faut donc, pour établir un ordre social stable et qui donne satisfaction non pas à une majorité mais à tous les individus, la victoire totale du collectif sur le particulier. Et cette victoire ne doit pas être politique, mais économique. Politiquement, la victoire de la collectivité ne peut être qu’un mirage, une illusion et ne peut que perpétuer l’asservissement de l’individu.

Certains anarchistes individualistes s’effraient de la victoire du collectif et sont adversaires du Communisme anarchiste. Nous ne pensons pas qu’il y ait là un danger pour l’individu ; car si, sur le terrain de la production du travail matériel, il est indispensable en vertu même des lois du progrès, de la science et de la nature, d’unir les efforts de tous pour amoindrir les efforts de chacun, il sied de reconnaître que dans le domaine des idées, des choses de l’esprit, le collectif peut être une source de contrainte et il faut laisser à chaque individu sa liberté pleine et. entière, qui ne peut être subordonnée à la volonté d’un groupe ou d’une association quelconque.

― J. CHAZOFF.

COLLECTIVISME

n.m. (du latin collectus, réuni, rassemblé)

Dans la lutte contre la propriété, deux écoles sont en opposition. C’est : d’un côté, l’école du Communisme libertaire et de l’autre, l’école du collectivisme ou socialisme autoritaire.

Le collectivisme s’est, en France, depuis 1920, au Congrès socialiste de Tours, divisé en deux fractions : l’une d’elles prétend réaliser le collectivisme par les moyens pacifiques de la réforme et du parlementarisme, et l’autre composée de communistes bolchévistes et se réclamant de la Révolution russe, entend, en provoquant et profitant de la révolte des masses, s’emparer du pouvoir et instaurer la dictature du prolétariat pour matérialiser son programme. Nous ne nous occuperons pas ici des moyens employés par ces deux fractions qui veulent atteindre le même but en empruntant une route différente ; elles sont animées l’une et l’autre par le même esprit politique et économique. Ce qui nous intéresse : c’est de savoir si le collectivisme peut résoudre le problème social, s’il peut libérer du patronat les classes productrices, s’il peut abolir l’exploitation de l’homme par l’homme, et s’il peut assurer à chaque individu le maximum de bien-être et de liberté.

D’accord avec les anarchistes, les collectivistes reconnaissent que la propriété privée est une source de conflits, de misères, de tyrannie, de spoliation, d’injustices ; mais alors que les Anarchistes considèrent que l’ordre social ne pourra être réformé que par la mise en commun de tous les moyens de production, les collectivistes veulent substituer à la propriété privée la propriété d’État et déclarent que, pour se libérer du patronat et de l’exploitation, les classes laborieuses doivent s’emparer de toute la richesse sociale et la remettre à l’État tout puissant, émanation de la volonté et des aspirations collectives.

Nous ne nous arrêterons pas, pour présenter le collectivisme et en souligner les erreurs, au socialisme original de Saint-Simon, qui pensait que le monde pouvait être rénové par un gouvernement d’hommes probes et sincères, et qui mettait tout son espoir entre les mains de certains dirigeants honnêtes. « Les chefs des prêtres, les chefs des savants, les chefs des industriels, voilà tout le gouvernement » (Saint-Simon). Nous ne croyons pas utile non plus de signaler les essais négatifs de Fourier, avec ses phalanstères et de Owen en Écosse et en Amérique, avec ses coopératives ; le socialisme a évolué avec une telle rapidité ces dernières années, que nous avons des points d’appui beaucoup plus sérieux, et nous pouvons nous éclairer à des expériences concluantes.

Pour atteindre son but, le collectivisme veut transformer en son entier le régime capitaliste, mais il entend cependant maintenir deux institutions de l’ordre actuel : le gouvernement et le salariat.

Le gouvernement serait l’organe de centralisation et de monopolisation de toute la richesse sociale ; il serait le moteur de toute l’activité économique, morale et intellectuelle de la nation ; il serait le pilote entre les mains de qui on abandonne toute la direction de la barque sociale. Un mauvais coup de barre et la barque chavire. L’exemple du passé a suffisamment démontré que le mal ne réside pas spécifiquement dans la propriété privée qui n’est qu’un effet, mais dans l’autorité qui est une cause. En maintenant dans un régime social un gouvernement qui, par essence et par définition, ne peut être qu’autoritaire, le collectivisme retombe fatalement dans les mêmes erreurs politiques et sociales que le démocratisme.

Traçons de suite, pour plus de clarté et aussi brièvement que possible, les attributions d’un gouvernement collectiviste. De nos jours, le rôle d’un gouvernement consiste à défendre et à soutenir les intérêts des classes privilégiées qui détiennent le capital et toute la richesses sociale.

Dam une société collectiviste, les fonctions d’un gouvernement seraient beaucoup plus lourdes et ses pouvoirs plus étendus, puisqu’au nom de la collectivité — tout ayant été étatisé — il serait obligé :

  1. D’assurer et de contrôler la production nécessaire à la vie de la nation ;

  2. De régler la répartition des vivres et de tous objets indispensables, utiles ou agréables à la collectivité ;

  3. De gérer toutes les grandes exploitations agricoles, industrielles ou commerciales ;

  4. De s’occuper de tous les grands services publics : gaz, chemins de fer, postes et télégraphes, hôpitaux, hygiène, etc....

  5. D’administrer les banques, les compagnies d’assurances, les spectacles, enfin tout ce qui a trait à la vie de la nation.

En un mot, rien de ce qui intéresse la vie de l’individu et de la collectivité ne devra lui être étranger, et, à condition de travailler pour obtenir un salaire rémunérateur (nous nous occuperons plus loin de cette question), l’individu n’aura plus qu’à se laisser vivre comme en un pays de cocagne. Le gouvernement s’occupera de tout, et l’homme ne sera plus qu’une machine munie d’un appareil digestif.

Avouons qu’il faut posséder une réelle dose de naïveté et d’inconscience pour croire à la réalisation d’un tel programme : mais ne nous laissons pas entraîner par une opposition d’ordre sentimental et examinons si sa réalisation est possible et si elle changera quelque chose à l’ordre social que nous subissons actuellement. Sébastien Faure dans sa « Douleur Universelle » nous dit que « l’idée de Gouvernement renferme de toute nécessité, les deux idées suivantes « Droit et Force ». En effet, on ne peut admettre logiquement qu’un gouvernement puisse accomplir la tâche qui lui est assignée si on ne lui assure pas les moyens de 1’exécuter. Empruntons encore cette démonstration à Sébastien Faure : « Il est impossible de concevoir un système gouvernemental quelconque, sans avoir instantanément l’idée d’une règle de conduite imposée à tous les êtres sur lesquels il étend son pouvoir ; et il n’est pas plus possible d’imaginer cette règle d’action — quelle qu’elle soit du reste : bonne ou mauvaise, juste ou inique, rationnelle ou fausse, indulgente ou sévère — sans songer concurremment à la nécessité de garantir, par tous les moyens possibles, l’observance de cette règle par tous ceux auxquels elle est appliquée. » (Sébastien Faure, (« La Douleur Universelle », p. 200). Et voilà le collectivisme dans l’ornière. Gouvernement veut dire lois ; et les lois ne peuvent se concevoir ainsi que le démontre si clairement Sébastien Faure, sans magistrature, sans répression, sans prisons, sans police, sans parlement, etc, etc .... et, malgré le collectivisme social et humanitaire, nous voici revenus aux douces manifestations des régimes capitalistes.

« Nécessité absolue, pour que règne l’ordre dans la Société » affirment les collectivistes.

« La propriété de l’État et la monopolisation soumises au contrôle du gouvernement est un avantage sur la propriété privée. L’autorité gouvernementale en société collectiviste ne s’exerce pas au profit d’une minorité de privilégiés, mais au bénéfice de tous. L’action d’un gouvernement socialiste est une source de bienfaits pour tous et il faut se résigner à l’accepter » ; Voilà ce que dit le collectivisme. Examinons cet argument. Quant aux avantages matériels, ils sont bien difficiles à apercevoir. Le monopole octroyé à l’État aboutit presque toujours au développement du favoritisme, de l’incompétence et de l’arrivisme, vertus qui fleurissent admirablement dans les administrations publiques. « Les responsabilités sont moindres. C’est le règne de l’anonymat. Chacun a son petit intérêt personnel, envisagé sous l’angle le plus immédiat et le plus étroit. Dans cette ruée d’égoïstes féroces, on oublie forcément toutes les considérations utiles à la collectivité et il en résulte de pitoyables conséquences. Nul n’ignore que le gâchis le plus regrettable s’étale dans les administrations gouvernementales, que l’on y gaspille, que l’on y tripote à qui mieux mieux. Sur le terrain de la concurrence, l’État ne peut même pas lutter avec l’industrie privée. Il est battu d’avance. Fabriquant lui-même un produit quelconque, il dépense davantage et fait moins bien que son voisin ». (André Lorulot, Les Théories Anarchistes, page 194.)

Ces lignes furent écrites bien avant la guerre de 1914 et bien avant la Révolution russe. Aujourd’hui que le monopole d’État s’exerce sur une grande échelle en Russie, nous avons pour confirmer nos critiques sur le collectivisme, l’expérience de ses essais d’application.

La « Gazette du Commerce », un journal officiel du gouvernement russe, faisait remarquer, dans son numéro du 20 mars 1923, qu’avant la guerre les prix de détail ne dépassaient les prix de fabrique que de 26,6 % en moyenne, alors qu’à l’heure actuelle, avant d’être livrées au public les marchandises passent par la centrale coopérative, l’union du gouvernement, l’union du district et l’union cantonale. Le résultat est le suivant : augmentation sur les prix d’origine de 52,3 %.

Les journaux communistes russes nous offrent d’autres exemples encore sur les résultats de la monopolisation. Le « Troud » du 21 mars 1926 écrivait :

« Le défaut capital des coopératives gouvernementales, c’est la cherté des marchandises et leur mauvaise qualité. Le savon, pour ne citer qu’un exemple,est vendu sur le marché 17 kopecks, tandis que les magasins coopératifs le vendent 22 kopecks. Au marché, on peut acheter tout ce dont on a besoin, et pour des prix modiques. Les coopératives n’ont qu’un choix très restreint de marchandises, de mauvaise qualité, et elles les vendent à des prix inabordables. Le beurre est salé, le saucisson congelé et les souliers tombent en morceau à la moindre épreuve. »

Une dernière citation empruntée également à un journal communiste russe, et nous serons définitivement fixés sur les réalisations de l’État industriel et de l’État commerçant :

« D’octobre 1925 à février 1926, la rentrée des impôts ordinaires s’est élevée à un milliard 393 millions de roubles. Sur cette somme 562 millions proviennent des chemins de fer et des postes et télégraphes. Si l’on songe que parmi les recettes ne provenant pas de l’impôt, on compte celles que donnent les biens domaniaux (les forêts), il est clair que l’Industrie d’État ne donne à peu près aucun revenu. » (Ekonomitcheskaia-Jizn, 26 mars 1926.)

C’est l’aveu de l’impuissance collectiviste et étatiste et il n’est pas nécessaire d’y ajouter une ligne.

Il serait facile de mettre cette impuissance sur le compte des individus incapables. Le problème est beaucoup plus complexe. L’échec de la monopolisation ne se rattache pas à une question d’hommes ou de compétences, mais bien à la doctrine qui sert de base à tout édifice collectiviste. Les Anarchistes ont raison ; un gouvernement, quel qu’ils soit, ne peut pas assumer la lourde charge de la vie économique d’une puissance, et l’esprit et la pratique du centralisme et de la centralisation produit des effets contraires à ceux que l’on attendait.

D’autre part, le collectivisme affirme que, le capitalisme ayant disparu d’une société socialiste, cette dernière réalisera l’égalité économique de tous les hommes. En société capitaliste, ce qui caractérise le bourgeois, ce n’est pas seulement qu’il détient toute la fortune et la richesse sociale, mais surtout le fait qu’il vit en parasite du travail d’autrui. Nous avons démontré plus haut que l’existence d’un gouvernement exige l’organisation d’un nombre d’institutions s’y rattachant et que tous les individus évoluant dans les cadres gouvernementaux sont autant de parasites qui consomment sans fournir de travail utile.

Les mêmes causes produisant les mêmes effets il est logique de conclure que le parasitisme sera un des vices de la société collectiviste et que sur ce terrain il n’y aura rien de changé.

Examinons maintenant la situation que le collectivisme réserve aux travailleurs.

« À chacun selon ses œuvres » telle est la formule collectiviste à laquelle les Anarchistes opposent la suivante :

« De chacun selon ses forces et à chacun selon ses besoins ».

La formule collectiviste dans sa brièveté renferme tous les éléments de reconstruction de la société capitaliste, et ainsi que le déclare Kropotkine dans sa Conquête du Pain :

« Si la Révolution sociale avait le malheur de proclamer ce principe, ce serait enrayer le développement de l’humanité, ce serait abandonner, sans le résoudre, l’immense problème social que les siècles passés nous ont mis sur les bras. »

Et Kropotkine conclut :

« C’est par ce principe que le salariat a débuté, pour aboutir aux inégalités criantes, à toutes les abominations de la société actuelle, parce que du jour où l’on commença à évaluer, en monnaie, les services rendus — du jour où il fut dit que chacun n’aurait que ce qu’il réussirait à se faire payer pour ses œuvres — toute l’histoire de la société capitaliste (l’État aidant) était écrite d’avance ; elle est renfermée en germe dans ce principe : « Devons-nous donc revenir au point de départ et refaire à nouveau la même évolution ? » Nos théoriciens le veulent ; mais malheureusement c’est impossible : la Révolution, nous l’avons dit, sera communiste ; sinon, noyée dans le sang, elle devra être recommencée. » (P. Kropotkine, La « Conquête du Pain », page 226.)

Ce qui précède serait suffisant pour conclure que le collectivisme fait fausse route, et les collectivistes eux-mêmes sont obligés de reconnaître que le salariat présente de sérieux inconvénients. Car, quelle que soit la forme dont on veuille se servir pour rétribuer le travailleur, que son heure ou sa journée de travail soit représentée par un bon divisible ou par des pièces métalliques ; du fait que l’on prête à ce bon ou à ce métal une valeur d’achat, du moment où cette valeur peut être accumulée et servir au moyen d’échange, c’est la réapparition du capital et avec lui de l’exploitation et de la misère. Mais nos raisons à l’opposition au salariat collectiviste sont multiples. Non seulement les collectivistes admettent la rétribution des travailleurs, mais il classe ces derniers en catégories distinctes, ce qui complique encore sensiblement leur programme. Ils affirment la nécessité d’une échelle de salaires et créent de ce fait une aristocratie ouvrière. En vertu de quelle logique, de quelle loi naturelle ou scientifique, un médecin gagnerait-il plus qu’un mécanicien et un pianiste qu’un cordonnier ? Cela est un mystère auquel les collectivistes ne veulent pas nous initier. En vertu, probablement, de ce vieux préjugé qui prête à l’intellectuel une valeur supérieure à celle du manuel.

En 1871, lors de la Commune, les membres du Conseil touchaient une somme de quinze francs par jour, tandis que les fédérés, qui sur les barricades payaient de leur sang et souvent de leur vie la cause qu’ils défendaient, ne touchaient que trente sous. Les collectivistes veulent ratifier cette vieille inégalité, et nous ne croyons pas qu’il soit utile d’insister davantage pour démontrer que tout l’esprit révolutionnaire condamne une telle conception et une telle pratique d’organisation. Les hommes qui la soutiennent se font sincèrement ou non, consciemment ou inconsciemment, les fossoyeurs de l’égalité et de la fraternité.

Un argument qui a une certaine importance attire cependant notre attention. Les collectivistes consentent à nous accorder que le salaire est un mal ; mais c’est un mal nécessaire, assurent-ils. Sans lui, personne ne voudrait travailler. Il est un stimulant, une récompense, qui obligera chacun à apporter son effort au travail commun et à collaborer au bien-être de la collectivité. Examinons ce sérieux argument, et voyons jusqu’à quel point il mérite d’être retenu. Tout d’abord, soulignons que si cette objection au travail librement consenti vaut pour le collectivisme, il a une valeur semblable pour la bourgeoisie qui peut invoquer la paresse naturelle des travailleurs pour légitimer tous ses méfaits. Le Capital ne manque du reste pas, chaque fois que le prolétariat réclame une augmentation de salaires ou une diminution d’heures de travail, de déclarer que le travailleur ne saurait que faire de ces améliorations, sinon d’en profiter pour boire plus que ne le permet la bienséance. Mais ne nous arrêtons pas à cette ridicule excuse intéressée de la bourgeoisie et poursuivons l’examen des conséquences du salariat et de l’argument invoqué par les collectivistes en sa faveur. Supposons que « le travailleur » refuse de payer son tribut travail à la société collectiviste et qu’en mesure de représailles cette société, en lui fermant les magasins de consommation, refuse de le nourrir ; qu’adviendra-t-il ? Il ne reste plus à ce « réfractaire », pour s’assurer la pitance, d’autre alternative que d’avoir recours à des moyens illégaux, et en particulier : le vol. Nous poussons les choses à l’extrême, et supposons un individu foncièrement paresseux, afin de ne pas affaiblir la thèse soutenue par nos adversaires. Nous ne voulons même pas envisager le cas où un travailleur refuserait — à tort ou à raison — de se soumettre à la loi d’airain de l’État-Patron.

Le vol ? Ce sont tous les rouages des sociétés modernes qui revivent. Le vol ? C’est la loi, c’est la magistrature, c’est la police, c’est la prison, etc., etc, .. et, une fois de plus, il ne nous reste plus qu’à demander anxieusement : qu’y aura-t-il de changé ? En outre, il faudrait démontrer que toute cette organisation du travail qui exigerait l’enrôlement administratif de millions de fonctionnaires arrachés au labeur productif, n’exigerait pas une dépense plus élevée pour la collectivité que le soutien de quelques milliers « de paresseux » systématiquement décidés à ne rien produire. Et le paresseux n’est-il pas inventé simplement pour les besoins d’une mauvaise cause ? Je ne crois pas pouvoirs mieux faire pour réduire à néant l’argumentation collectiviste, que de citer à ce sujet notre vieux P. Kropotkine.

« Quant à la fainéantise de l’immense majorité des travailleurs, il n’y a que des économistes et des philanthropes pour discourir la-dessus. Parlez-en à un industriel intelligent, et il vous dira que si les travailleurs se mettaient seulement dans la tête d’être fainéants, il n’y aurait qu’à fermer les usines ; car aucune mesure de sévérité, aucun système d’espionnage n’y pourraient rien. »

« Ainsi quand on parle de fainéantise possible, il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une minorité, d’une infime minorité dans la société. Et avant de légiférer contre cette minorité, ne serait-il pas urgent d’en connaître l’origine. »

« Très souvent le paresseux n’est qu’un homme auquel il répugne de faire, toute sa vie, la dix-huitième partie d’une épingle, ou la centième partie d’une montre, tandis qu’il se sent une exubérance d’énergie qu’il voudrait dépenser ailleurs. Souvent encore, c’est un révolté qui ne peut admettre l’idée que toute sa vie il restera cloué à son établi, travaillant pour procurer mille jouissances à son patron, tandis qu’il se sait beaucoup moins bête que lui et qu’il n’a d’autres torts que celui d’être né dans un taudis au lieu de venir au monde dans un château. »

« Enfin, bon nombre de « paresseux » ne connaissent pas le métier par lequel ils sont forcés de gagner leur vie. Au contraire, celui qui, dès sa jeunesse, a appris à bien toucher du piano, à bien manier le rabot, le ciseau, le pinceau ou la lime, de manière à sentir que ce qu’il fait est beau, n’abandonnera jamais le piano, le ciseau ou la lime. Il trouvera un plaisir dans son travail, qui ne le fatiguera pas, tant qu’il ne sera pas surmené. » Et après cette démonstration claire et précise, Kropotkine conclut : « Supprimez seulement les causes qui font le paresseux, et croyez qu’il ne restera guère d’individus haïssant réellement le travail, et surtout le travail volontaire, que besoin point ne sera d’un arsenal de lois pour statuer sur leur compte. »

Ainsi s’effondre, avant la lettre pourrait-on dire, le collectivisme. « Pour transformer la propriété privée et morcelée, objet du travail individuel, en propriété capitaliste, il a naturellement fallu plus de temps, d’efforts et de peines que n’en exigera la transformation en propriété sociale de la propriété capitaliste qui, de fait, repose déjà sur un mode de production collectif » déclare K. Marx dans son Capital. Cette affirmation est toute gratuite. En tous cas, on connaît les difficultés de la bataille sociale ; aucun travailleur n’ignore au prix de quels sacrifices il peut obtenir certains avantages dans la lutte quotidienne contre le patronat, et il importe peu de savoir le temps qui doit s’écouler pour arriver à détruire un régime qui a à son actif un tel bilan de crimes sociaux. Ce qui importe, c’est de ne pas travailler en vain ; c’est de ne pas livrer inutilement à une expérience vouée à un échec fatal tout l’avenir de la Révolution.

Avoir travaillé durant des siècles et des siècles à la libération de l’humanité, avoir combattu pendant des générations une forme de société pour voir apparaître sur ses ruines, une autre organisation sociale présentant les mêmes tares, et engendrant les mêmes erreurs, ce serait admettre que tout est un éternel recommencement, que le bonheur de l’humanité est une utopie.

Et pour terminer, empruntons une dernière fois cette conclusion « Au Salariat collectiviste » de P. Kropotkine :

« Il n’en sera pas ainsi. Car le jour où les vieilles institutions crouleront sous la hache des prolétaires, on entendra des voix qui crieront : « Le pain, le gîte et l’aisance pour tous ! »

Et ces voix seront écoutées, le peuple dira :

« Commençons à satisfaire la soif de vie, de gaîté, de liberté que nous n’avons jamais étanchées. Et quand nous aurons tous goûté à ce bonheur, nous nous mettrons à l’œuvre : démolition des derniers vestiges du régime bourgeois, de sa morale, puisée dans les livres de comptabilité, de sa philosophie de « droit et avoir », de ses institutions du tien et du mien. En démolissant, nous édifierons, comme disait Proudhon ; nous édifierons au nom du Communisme et de l’Anarchie. »

— J. CHAZOFF.

COLLISION

n. f.

Au sens propre : rencontre brutale de deux corps ; se dit également de la rencontre de deux navires ou de deux trains de fer. « Cette collision de chemin de fer a eu des conséquences tragiques ». Socialement et politiquement, c’est surtout au sens figuré que ce terme est employé. Il signifie un choc entre deux parties adverses. Les collisions sont inévitables dans les sociétés modernes, agitées par divers courants et diverses tendances. Lorsqu’une situation est devenue trop tendue, les collisions renaissent nécessairement et ne peuvent être évitées. Elles empruntent parfois un caractère sanglant, surtout dans la lutte de la liberté contre le despotisme. Les collisions entre la troupe au service du Capital et la classe ouvrière ont souvent jonché le terrain de cadavres, et il en sera ainsi tant que la liberté sera étranglée et qu’une portion de la collectivité sera soumise à l’exploitation d’une autre portion. Les collisions sont parfois la conséquence du fanatisme et de l’erreur, et nous assistons au sein même du prolétariat au spectacle navrant de certaines fractions se combattant au lieu de s’unir contre l’ennemi commun : le Capital.

Les collisions entre travailleurs naissent d’une conception erronée de certains d’entre eux, de la liberté et de la vie sociale. Ce n’est qu’au jour où aura totalement disparu l’autorité et que la société harmonique unira tous les hommes, que disparaîtront les Collisions.

COLLUSION

n. f.

Accord ou entente entre une ou plusieurs parties au préjudice d’un tiers.

La collusion est entrée dans les mœurs et elle s’exerce dans toutes les branches de l’activité humaine. Dans une Société où tout se commercialise, où tout s’achète et se vend, où le succès légitime toutes les bassesses, où l’intérêt d’une classe ou d’un individu est subordonné à une autre classe ou à un autre individu, la collusion ne peut être qu’une arme courante. Que ce soit, dans le commerce ou dans la politique, la collusion exerce ses ravages. En commerce, c’est l’entente secrète inavouée entre plusieurs groupes de commerçants, d’industriels et de mercantis pour écraser un concurrent dangereux ; en politique, c’est l’association de divers éléments adversaires en apparence, mais qui, derrière le rideau, s’entendent à merveille pour tromper les électeurs. Que de fois les Anarchistes n’ont-ils pas signalé la collusion manifeste de certains candidats aux élections municipales ou législatives ! Lorsqu’un des aspirants députés voit ses chances disparaître, il hésite rarement à vendre le nombre des voix qu’il a acquises, même lorsque le bénéficiaire est un adversaire. Toute la politique ne repose que sur la collusion et, cependant, le prolétariat, qui en est la première victime, se refuse à voir clair, et accorde encore une certaine confiance à tous les fantoches qui se rient de sa misère. Dans la magistrature, il n’en est pas autrement, et l’indépendance des magistrats n’est que superficielle. Durant la dernière guerre de 1914, la collusion entre la « Justice » et le gouvernement s’étalait en plein jour, et ce scandale était accepté avec passivité par la population ; et même en période de paix, nous pouvons nous rendre compte que la condamnation des militants révolutionnaires n’est que la conséquence non seulement d’une collusion effective entre les gouvernants et les magistrats, mais aussi d’une collusion occulte entre ces derniers et les classes privilégiées. Il n’y a aucune disposition particulière à prendre contre la collusion. Tout ce que nous pouvons faire : c’est de nous éclairer, de nous instruire, de rechercher les causes du mal et de mettre le fer rouge dans la plaie. Tant que les hommes seront paralysés par leur ignorance, tant qu’ils se refuseront à avoir des yeux pour voir, et des oreilles pour entendre, ils seront les victimes de la collusion et des charlatans qui s’en servent pour dominer le monde.

COLONIE — COLONISATION

n. f.

Si vous cherchez dans les livres des géographes et des économistes, la définition de ces deux mots, et surtout du mot « colonisation », vous y trouverez à peu près ceci : « On donne le nom de colonisation à une forme particulière de l’émigration, par suite de laquelle le pays où s’établissent les émigrants est approprié et fécondé par leur labeur, et voit, grâce à eux, toutes ses ressources se développer de la manière la plus complète. La colonisation résulte donc de mouvements d’hommes civilisés à divers degrés et de diverses manières dans des contrées différemment traitées. » D’où il résulte, toujours d’après les géographes et les économistes, que cet effort peut donner naissance à deux sortes de colonies :

  1. Les colonies de peuplement ;

  2. les colonies d’exploitation.

Les premières comprennent celles dont les conditions de climat et de nature permettent l’établissement à demeure des immigrants, leur acclimatement et la fondation d’une famille.

Les colonies d’exploitation, au contraire, sont celles où le climat interdit de s’y fixer sans esprit de retour aux immigrants, qui doivent se borner à exploiter, par le commerce, et encore temporairement, les produits du pays. Avec un peu plus de franchise, certains économistes appellent ces dernières colonies de « conquête ».

Telle est dans son essence même, et avec toute son hypocrisie la doctrine adoptée par les Sociétés capitalistes et bourgeoises, commentée dans les livres et enseignée officiellement dans les écoles.

Telle n’est pas la doctrine de celui qui, l’esprit et le cœur épris de justice et d’humanité, a pénétré lui même jusqu’aux réalités qui se cachent dans cette phraséologie livresque.

Par son importance et les développements qu’elle exige, cette question, qui est toute la question coloniale, ne saurait être traitée en un seul article. Considérée ici dans sa généralité, elle sera reprise pour être épuisée aux mots : Guerre (coloniale), Impérialisme (colonial), Sadisme (colonial).

Avec ces trois mots, sera faite à peu près intégralement l’histoire de la colonisation capitaliste et bourgeoise.

Il suffira de dire aujourd’hui que, d’une façon générale, cette histoire, c’est-à-dire l’effort colonial des peuples prétendus civilisés, est tout entière dominée par l’abominable conception des races supérieures et des races inférieures : les premiers ayant sur les seconds tous les droits que donne la Force.

C’est au nom de cette conception, remplaçant celles d’Humanité et de Justice que l’on continue, et que l’on continuera longtemps à exploiter la faiblesse à imposer comme unique loi aux pays colonisés (lisez : conquis), le bon plaisir du soldat et comme unique régime : le massacre, la spoliation et le vol.

(Voir les mots Guerre, Impérialisme, Sadisme.)

P. VIGNÉ D’OCTON.

COMBATIVITÉ

n. f.

Selon Lachatre, la combativité est la faculté qui porte l’homme à repousser l’agression, à défendre sa vie, sa demeure, ses enfants ; son développement excessif annonce un esprit querelleur, aimant les rixes, la guerre, et pouvant pousser le courage jusqu’à l’extrême témérité. Selon nous, cette définition de la combativité n’est pas tout à fait exacte, et l’on peut pousser la combativité à l’extrême sans pour cela être animé par un esprit querelleur et guerrier. Cette définition de la combativité fut peut-être exacte à l’époque où seule la force brutale dirigeait le monde ; mais de nos jours, où la pensée, les idées exercent une certaine influence ― et non des moindres ― sur l’orientation des sociétés, la définition de Lachatre nous parait incomplète.

Et, en effet, la combativité ne se manifeste pas seulement dans le domaine physique, mais aussi dans le domaine moral et intellectuel. Il faut autant de courage pour se défendre contre l’adversaire qui s’adresse à vous, armé de toute sa science ou de tous ses préjugés, que pour lutter contre celui qui use de la brutalité et de sa force physique. Quelle que soit la façon et la manière dont il est attaqué, celui qui se défend, qui use de toute son énergie et dépense toute sa combativité pour résister à l’ennemi est un être combatif. La combativité est le corolaire de l’action, et l’homme combatif est un élément précieux dans une organisation politique et sociale. La combativité, c’est l’essence de toute vie, c’est la source de tous les progrès et aussi de toutes les espérances. C’est donc une qualité, et si elle n’est pas mise au service d’une mauvaise cause, de l’intérêt ou de l’ambition, on ne peut que souhaiter son développement dans les rangs de la classe ouvrière, qui a un rôle historique à remplir et qui ne triomphera que grâce à sa combativité, sa volonté et son énergie.

COMBINAISON

n. f.

Assemblage de plusieurs substances ou de plusieurs idées. Se dit au physique et au moral. Chimiquement, par exemple, le mot combinaison signifie « l’acte par lequel deux ou plusieurs corps s’unissent ensemble de manière à former un nouveau corps dont les parties, même les plus infimes, contiennent une certaine quantité des premiers ». Pour nous, c’est surtout au sens politique que le mot présente intérêt, la combinaison étant un des échafaudages sur lesquels reposent le parlementarisme et la puissance gouvernementale. Le parlementaire est passé maître dans l’art de combiner, lorsqu’il désire obtenir un quelconque résultat et, en France ― comme dans les autres pays d’ailleurs ― les couloirs et les salons de la Chambre des Députés et du Sénat sont le repaire où s’entendent les « combineurs » ― qui ne tiennent nullement à donner au public le spectacle de leurs louches tractations. C’est à la combinaison que l’on a recours pour former un ministère, et le terme fut tellement usité qu’on ne lui prête plus un sens péjoratif. On dit couramment « une combinaison ministérielle » sans vouloir remarquer que la composition d’un ministère n’aboutit jamais qu’à la suite de tripotages malpropres, et où chaque ambitieux cherche à obtenir la meilleure place et à écraser son adversaire.

Mme de Staël déclarait que : « L’histoire attribue presque toujours aux individus comme aux gouvernants plus de combinaisons qu’ils n’en ont ». Nous ne sommes pas de cet avis, bien au contraire ; et nous sommes convaincus, par l’exemple et par l’expérience, que tout gouvernement n’arrive à s’imposer que grâce à des combinaisons, et que sans elles la vie lui serait impossible. Ce ne serait du reste pas un mal, si nous considérons qu’un gouvernement n’est nullement utile à la vie des hommes et des sociétés et que ses uniques fonctions consistent à défendre les privilèges d’une armée de parasites.

COMÉDIEN

n. m.

Celui qui joue la Comédie sur un théâtre public. Le travail du comédien consiste à s’imprégner du rôle que joue, dans la pièce, le personnage qu’il interprète, à mettre en action toutes ses capacités pour copier ses vices, ses mœurs, ses travers ou ses qualités, afin de les présenter au spectateur aussi exactement et naturellement que possible. Il doit savoir faire naître l’émotion, la joie ou la tristesse, la gaîté ou la terreur. Il doit attacher et intéresser le public à la comédie qu’il représente, et tour à tour déchainer les rires et les pleurs. Un bon comédien est généralement un grand artiste et son art exige de réelles qualités d’adaptation.

De nos jours, le comédien est admiré et adulé, mais il n’en fut pas toujours ainsi, et il y a peu de temps encore il était écarté du reste dé la société, et ce ne fut qu’en 1789 qu’ils furent admis à jouir de leurs droits civils et politiques. Même à l’époque du Grand Molière, qui fut cependant admis à la table de Louis XIV, les comédiens étaient victimes d’une sourde hostilité, et n’étaient considérés que comme des bouffons chargés d’amuser l’aristocratie. La Révolution de 89 a effacé cette injustice, et ce fut un bien pour l’art théâtral. Libre, le comédien s’est perfectionné et est arrivé à traduire de façon parfaite l’œuvre éclose dans le cerveau du poète ou de l’écrivain. Certains acteurs ont acquis une célébrité mondiale vraiment justifiée. De notre temps, ceux qui ont eu le plaisir et la joie d’entendre Sarah Bernhardt, Réjane, Lucien Guitry ou le grand De Max (nous nous excusons de ne parler que de la scène française) en ont gardé un souvenir ineffaçable.

Malheureusement, le comédien ne se rencontre pas uniquement sur la scène du théâtre ; on en rencontre également à chaque tournant de la vie, qui n’est peut-être, elle aussi, qu’une grande comédie dont nous sommes les acteurs. Mais tous les acteurs ne sont pas sincères, et il en est qui se masquent et qui jouent avec une perfection remarquable le rôle qu’ils se sont eux mêmes attribué. Ces comédiens-là sont dangereux, d’autant plus dangereux qu’ils n’avouent pas être des personnages fictifs, mais qu’ils cherchent à convaincre leur public de leur réalité, alors que tout en eux n’est que convention et mensonge. Et de ces comédiens, on en rencontre partout ; ils pullulent dans les parlements, dans les cours judiciaires et jusque dans les organisations sociales et syndicales. Avocats, députés, magistrats, autant de comédiens qui jouent si bien leur rôle que le peuple se laisse prendre et qu’il est continuellement berné, malgré les conseils et malgré les exemples. Si l’acteur, par son art, agrémente notre vie et nous fait oublier parfois la tristesse et les difficultés de l’existence, s’il nous permet de nous éloigner de la triste réalité pour nous bercer un peu dans le rêve, s’il occupe nos loisirs et nous repose de la lutte quotidienne aride et féroce, s’il a droit en conséquence à toute la considération des hommes, le comédien politique et social est un être malfaisant dont il faut s’éloigner et qu’il importe de combattre de toute notre énergie.

COMITÉ

n. m.

Réunion de délégués chargés de déterminer un travail quelconque, d’en établir un rapport ou de pourvoir à son exécution. Le rôle du Comité consiste à simplifier ou à éclaircir un sujet, une question ou une affaire, avant de les présenter à une assemblée qui en délibère en dernier ressort. Le mot Comité est d’origine anglaise et ne fut importé en France qu’en 1789. Le premier des comités qui se réunirent en France fut celui de vérification et fut chargé en 1789, aux États Généraux, d’établir un rapport sur les élections. Le succès de Ce comité détermina l’Assemblée Générale et la Convention à se fractionner pour étudier séparément chacune des questions qui lui étaient soumises, et il se forma, de ce fait, un grand nombre de comités. Lorsque la Révolution fut menacée par les ennemis intérieurs et extérieurs, la Convention abandonna le Pouvoir exécutif à une minorité d’individus et cette réunion de délégués prit le nom de « Comité de Salut public ». Sans méconnaître les erreurs et les excès de ce Comité tout puissant, erreurs et excès presque inévitables en période d’orage et de lutte, il faut avouer que dans une certaine mesure, ce fut lui qui permit à la Révolution Française de vivre et d’abattre certains de ses ennemis. Les pouvoirs de ce fameux comité furent très étendus, trop étendus. C’était lui qui nommait ministres, généraux, magistrats, juges et jurés, et qui les destituait lorsqu’il les considérait comme impropres à servir la cause révolutionnaire. Par la « loi des suspects », le comité de Salut public disposait de toutes les personnes ; il faisait arrêter, juger, condamner et exécuter ― souvent arbitrairement ― tous ceux qu’il supposait comploter arbitrairement contre l’État. Y a-t-il lieu de s’étonner que, pourvu d’une telle autorité, le Comité de Salut Public en ait abusé ? Il ne faut pas demander à un homme d’être un Dieu, mais simplement un homme et accorder à un nombre restreint d’individus une trop grande puissance, c’est aller au désastre. C’est ce qui se produisit.

Depuis la Révolution Française, aucun comité n’exerça une aussi grande autorité que le Comité de Salut Public. Actuellement, dans les assemblées législatives, il se forme des comités officiels qui sont chargés de délibérer sur diverses questions « d’intérêt public ». Ces comités prennent le nom de « commissions » et sont composés de parlementaires recrutés au sein même de l’assemblée. Dans les grandes organisations sociales, dans les syndicats ouvriers, partout où une collectivité ne peut, à chaque instant, être présente pour s’entendre et discuter de ses intérêts, on fonde des comités qui sont chargés de préparer, de diriger ou d’exécuter certains travaux au mieux des intérêts généraux : « Comité directeur ; Comité exécutif ; Comité d’initiative ». Le comité est, jusqu’à présent, la meilleure forme de représentation collective ; et à condition que ses membres soient toujours soumis au contrôle de ceux qui les délèguent et que ces derniers n’abandonnent pas leurs droits et n’oublient pas leurs devoirs, sa fonction ne peut être qu’utile dans l’organisation sociale présente et servir de base à l’organisation sociale des sociétés futures.

COMMANDEMENT

n. m.

Action de donner un ordre ; de commander. S’exerçant toujours de « supérieur » à « inférieur », le commandement suppose implacablement l’autorité, car on ne peut concevoir le commandement sans qu’immédiatement s’y l’attache l’idée d’autorité. (Voir Autorité.) L’autorité est donc à la base du « commandement » et divise l’humanité en deux fractions : les maîtres, d’un côté, et les esclaves, de l’autre. Le commandement est aveugle, et le fait d’être investi du droit de commander n’implique nullement la capacité et la compétence ; il suffit uniquement, pour commander, d’être pourvu d’un appareil de répression, au cas où « l’inférieur » se refuserait à exécuter l’ordre du « supérieur ». Anciennement, on donnait, comme symbole de leur autorité, un bâton aux officiers investis d’un commandement. Aujourd’hui, le bâton a disparu, mais, hélas ! le commandement subsiste. Il y a une hiérarchie dans le commandement. À l’usine, au chantier, à l’atelier, elle prend naissance au chef d’équipe et s’étend jusqu’au directeur ou au Conseil d’administration ; dans la magistrature, elle part du simple agent de police pour aller jusqu’au président d’un quelconque tribunal ; mais c’est surtout à l’armée que cette hiérarchie de commandeurs accomplit ses tristes méfaits : du petit caporal au puissant ministre de la guerre, chacun s’empare d’une parcelle d’autorite qui retombe invariablement sur l’échine du pauvre troupier, et, du plus petit au plus grand, tout ce monde commande au nom de la discipline militaire.

Et, pourtant, y a-t-il quelque chose de plus stupide que ce commandement ? Selon les principes de l’autorité, l’ordre à exécuter ne doit pas l’être en vertu de son utilité ou de sa logique ; mais en raison directe de la qualité hiérarchique de celui qui le donne. Tout se déplace en vertu du pouvoir de commander : l’intelligence n’a plus son siège dans le cerveau, mais est relative au grade qui nous est conféré dans la vie civile ou militaire. Un caporal est plus intelligent qu’un simple soldat et un capitaine qu’un caporal, cela ne doit faire aucun doute. Il faut l’accepter comme axiome ; et, quels que soient les ordres donnés, aussi ridicules fussent-ils, il faut, sans discuter, les exécuter et s’incliner devant le commandement. Selon certains savoir commander est un art ; ce n’est pas un art, c’est une bassesse et une lâcheté, et il est encore plus méprisable d’exercer le commandement que de le subir. Du reste, tous ceux qui consentent à commander sont capables également de s’abaisser devant des supérieurs. Autant Ils sont féroces pour ceux qui sont placés au-dessous d’eux, autant ils sont généralement plats devant ceux qui occupent un poste plus élevé. Commander et obéir sont des crimes et l’homme libre se refuse à l’une et à l’autre de ces contraintes. (Voir Anarchiste.)

COMMÉMORATION

n. f.

Action de rappeler par une cérémonie ou par une fête le souvenir d’un événement. La plupart des fêtes qui nous sont imposées et que nous subissons dans la société bourgeoise sont d’origine religieuse et commémorent un événement qui appartient plutôt au domaine de l’imagination que de l’histoire ; telles sont les fêtes de la Noël, de Pâques, etc., etc... Du reste, le peuple ne s’ingénie nullement à rechercher l’origine et les causes de ces commémorations et il se contente simplement de profiter, pour se distraire, de ces repos périodiques.

Il n’en est pas de même pour toutes les fêtes. Celle du 14 juillet, par exemple, qui a dégénéré en une vaste bacchanale et qui est une occasion annuelle, pour tous les empoisonneurs patentés, d’écouler leur stupéfiants, devrait rappeler « au peuple souverain » qu’il y a plus d’un siècle ses ancêtres, las d’être tyrannises par la noblesse, levèrent l’étendard de la révolte, et s’élancèrent à l’assaut de la Bastille. Le geste du peuple en révolte n’avait pas seulement pour but de libérer quelques centaines de prisonniers, mais aussi de marquer son désir d’échapper à l’étreinte de l’autocratie. Que c’est près et que c’est loin, tout cela, et qu’il est triste de constater la faculté d’oubli de ceux qui souffrent ! La fête du 14 juillet n’est pas la commémoration de la prise de la Bastille, car d’autres bastilles se sont élevées sans que ceux qui, au son d’une musique barbare, chantent et dansent toute la nuit, songent à les détruire. Elle n’est plus qu’une immense beuverie, qui ne rappelle en rien le sacrifice de nos aînés.

Parmi les commémorations populaires qui ont conservé leur véritable caractère, il n’y a, en réalité, que le Premier Mai et l’anniversaire de la Commune. Commémorations douloureuses, qui nous font souvenir de la férocité de nos maîtres, qui nous initient aux tragédies passées, et qui, chaque année, ravivent en nous le désir d’en finir au plus tôt avec ce capitalisme qui repose sur des rivières de sang et des monceaux de cadavres. Il ne faut pas oublier. Il faut commémorer encore et toujours ces périodes de lutte, tant que la bête qui nous tient rivés au boulet de l’exploitation ne sera pas abattue. Il ne faut pas oublier, jamais, ce que nous souffrons, ce que nous avons souffert, en nous, en nos parents, en nos ancêtres, afin que nos enfants ne partagent pas notre triste sort et que leur vie ne soit pas tissée dans les larmes et dans la souffrance. Il faut se souvenir ; et c’est en se souvenant que nous préparerons l’avenir.

COMMERCE

Le Commerce est le négoce ou le trafic par voie d’échange auxquels donnent lieu les marchandises, soit entre particuliers, soit entre pays.

Au point de vue économique, il faut distinguer trois sortes de commerce : le commerce de gros, le commerce de demi-gros et le commerce de détail.

Le commerce de gros consiste à acheter aux producteurs de grandes quantités de marchandises pour les revendre, soit en gros, soit à des commerçants de demi gros ; quelquefois, mais plus rarement à des détaillants.

Le commerce de demi gros consiste à acheter de grosses quantités de marchandises pour les revendre au commerce de détail, et même directement parfois aux consommateurs.

Le commerce se divise aussi en commerce intérieur et commerce extérieur ou international.

Le commerce intérieur se limite aux échanges dans un même pays. Son chiffre approximatif se mesure par l’intensité du trafic des chemins de fer, des canaux et des routes.

Le commerce extérieur ou international, embrasse l’ensemble des échanges entre les nations différentes (exportation et importation). Il se mesure assez exactement par le contrôle des douanes, au moment du passage des marchandises aux frontières terrestres et maritimes.

Les droits de douane sont destinés soit à protéger les productions similaires du pays, soit à procurer simplement des ressources au Trésor public.

Deux régimes de commerce international s’opposent sans que l’un ou l’autre se soit définitivement imposé : ce sont le protectionnisme et le libre-échangisme. Le premier est généralement soutenu par les conservateurs de tous les pays, tandis que l’autre a pour champions les libéraux et démocrates sociaux.

Alors que le premier tend à protéger par des droits de douane très lourds l’industrie nationale, le second consiste à laisser le commerce extérieur aussi libre que le commerce intérieur.

Le protectionnisme a pour but d’accorder aux produits de l’industrie nationale le monopole du marché intérieur d’un pays, en frappant de taxes plus ou moins élevées les produits de l’industrie étrangère. Ces taxes ont pour objet d’augmenter le prix des produits. Il en résulte que les droits du consommateur se trouvent lésés au profit des fabricants. C’est donc un facteur important de vie chère et aussi de routine. On ne s’étonne pas, dans ce cas, qu’il soit âprement défendu par les conservateurs de toutes écoles.

Le libre-échangisme, au contraire, s’oppose à toute protection de l’industrie nationale, ses partisans admettent que la libre concurrence s’exerce sur le marché international comme sur le marché national.

Ils soutiennent, avec raison d’ailleurs, que l’avantage du consommateur ne doit en aucun cas être sacrifié ou subordonné à celui du producteur. Ils estiment que la population d’une nation ne doit pas être obligée de payer plus cher les produits dont elle a besoin par la seule raison que les fabricants ou producteurs d’un pays sont incapables de soutenir la concurrence de l’étranger. Le libre-échangisme est certainement une forme du progrès, un adversaire intelligent de la routine.

Généralement les pays qui pratiquent le libre-échange sont plus riches que les autres et plus avancés scientifiquement et socialement.

Le commerce, intérieur et extérieur, donne lieu à de nombreux actes, dits de commerce. Il a ses juridictions particulières, ses représentations spéciales, ses agents de propagande officiels à l’étranger.

Partout, la loi répute acte de commerce : tout achat de denrées ou de marchandises pour les revendre soit en nature, soit après les avoir travaillées ou transformées ou pour en louer l’usage (fonds de commerce, moyens de transports, etc.) ; toute entreprise de manufactures, de commissions, de transports terrestres, maritimes ou fluviaux ; toute entreprise de fournitures, d’agences, d’affaires, d’établissements de vente à l’encan, de spectacles publics ; toute opération de change, banque et courtage ; toutes les opérations des banques publiques ; toutes obligations entre négociants, marchands et banquiers ; toute entreprise de construction, tous achats, ventes et reventes de bâtiments pour la majoration ou le transport intérieur ou extérieur ; entre toutes personnes les lettres de change ou remises d’argent ; toutes expéditions maritimes ; tout affrètement ou nolissement, emprunt ou prêt à la grosse ; toutes assurances et autres contrats concernant le commerce de mer ; tous accords et conventions pour salaires et loyers d’équipage ; tous engagements de gens de mer pour le service de bâtiments de commerce.

Le commerce embrasse en somme toute l’activité d’un pays. Il constitue l’ensemble des transactions auxquelles se livrent : négociants, commerçants, industriels, coopératives, banques et transporteurs divers.

Sont réputés commerçants tous ceux qui exercent en des actes de commerce ci-dessus indiqués et en font leur profession habituelle.

Les commerçants sont obligés de tenir des livres qui sont au nombre de trois : journal, copie de lettres et copie d’inventaires. Ils payent patente et sont obligés de rendre public leur régime matrimonial. Leurs actes sont réputés commerciaux et relèvent, en conséquence, des Tribunaux de commerce, qu’ils élisent et dont ils peuvent faire partie.

Il y a dans chaque pays un ministère du Commerce et de l’Industrie.

Les attributions de ce ministère sont très variées : la législation des poids, mesures et monnaies, celle de la propriété industrielle et commerciale, l’organisation de la pêche fluviale et maritime, le rôle de la marine marchande, etc.

Ce ministère est assisté :

  1. D’un Conseil supérieur de l’Industrie et du Commerce qui émet des avis sur les projets de lois relatifs aux tarifs des douanes, sur l’application de ces tarifs, sur le système des encouragements à apporter aux grandes pêches maritimes et à la marine marchande. Il comprend une Commission consultative permanente qui donne son avis au ministre toutes les fois que celui-ci ne juge pas nécessaire de consulter le Conseil lui-même.

  2. L’Office National du Commerce extérieur. ― Cet Office, rattaché au ministère du Commerce et de l’Industrie et déclaré d’utilité publique, a pour mission de fournir aux industriels et négociants tous les renseignements commerciaux, les renseignements et statistiques relatifs au développement du commerce extérieur et à l’extension de ses débouchés dans les pays étrangers, colonies et protectorats.

Les correspondants de cet Office portent le titre de Conseillers de Commerce extérieur. Ils sont nommés par décrets et choisis parmi les industriels et commerçants jouissant d’une grande notoriété dans les affaires d’Importation ou d’exportation.

Le commerce a aussi, et c’est sans doute son institution la plus importante, des chambres spéciales, dites Chambres de Commerce.

Les Chambres de Commerce sont auprès des Pouvoirs publics les organes des intérêts industriels et commerciaux.

Elles sont des Établissements publics et institués par décrets d’administration publique par le ministre du Commerce et de l’Industrie. Les membres de la Chambre de Commerce sont élus par les industriels et commerçants de toutes catégories d’une même région. Il y a aussi des Chambres de Commerce extérieur ou international qui sont composées de représentants élus par l’ensemble des Chambres de Commerce d’un pays.

Ce sont en fait de véritables parlements économiques qui dictent le plus souvent leurs volontés aux Parlements politiques. Cette institution reste sans contre poids ouvriers, sauf en Allemagne où il existe depuis longtemps des Chambres du travail. C’est le rôle qui incombe aux Bourses du Travail insuffisamment développées.

Tribunaux de Commerce. ― Les Tribunaux de Commerce examinent tous les litiges ou différends relatifs aux actes de commerce. Ils sont institués par décret en Conseil d’État. Ils comportent des tribunaux d’appels où siègent des magistrats dits consulaires, élus par les commerçants remplissant certaines conditions, selon les pays.

Par son caractère, son organisation, son pouvoir, le Commerce ― et l’Industrie et les Banques ― est en fait la seule puissance du pays.

Il est l’expression même du capitalisme. Et si, autrefois, on disait : le Commerce enrichit Carthage, on peut dire aujourd’hui qu’il est la forme d’exploitation de l’ensemble de la population d’un pays par une minorité d’individus sans scrupules. Il permet d’amasser par le vol des fortunes énormes, de spéculer, d’affamer, de pressurer, au nom de l’ordre, tout un peuple pour la satisfaction d’insatiables appétits. Le commerce va de pair avec la propriété. Comme elle, il est le vol organisé, légalisé ou toléré.

Il ne disparaîtra dans ce qu’il a de mauvais que par la disparition de la propriété dont il est le corollaire malfaisant, après qu’on l’aura remplacé par l’échange national et international, soit en nature, soit en utilisant une base d’évaluation existante et un étalon monétaire de même caractère.

― Pierre BESNARD.

COMMISSAIRE

n. m.

« Il vaut mieux avoir à faire à Dieu qu’à ses Saints » dit un vieux proverbe. Ce proverbe pourrait s’appliquer admirablement au Commissaire de police, qui, bien que placé au premier échelon de la magistrature, n’en est pas moins le plus redoutable et le plus dangereux des fonctionnaires. En apparence ses pouvoirs sont restreints et ses possibilités de nuire assez réduites ; en réalité, ils sont énormes car c’est lui que l’on voit apparaître en premier lieu, lorsque par malheur on se laisse prendre entre les griffes de la « Justice ». Examinons donc quels sont les « droits et les devoirs du commissaire de police ». Laissant de côté ceux d’importance secondaire, nous nous attacherons particulièrement à ceux qui en font de véritables autocrates contre lesquels il est presque impossible de se défendre.

« Ils sont chargés du maintien de l’ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes. Ils ont le soin de réprimer les délits ou les contraventions contre la paix publique, tels que les rixes et disputes accompagnées d’attente dans les rues, le tumulte excité dans les lieux d’Assemblée publique, les bruits et attroupements qui troublent le repos du citoyen ».

Ce n’est déjà pas mal et nous sommes payés pour savoir de quelle façon le commissaire accomplit ce que, par ironie sans doute, on appelle ses « devoirs ». En vertu des pouvoirs qui lui sont conférés et pour maintenir l’ordre, nous assure-t-on, le commissaire de police a le droit de pénétrer dans toutes les assemblées publiques, d’assister à tous les meetings ou conférences et comme c’est lui qui est chargé d’établir le rapport signalant les incidents qui se sont produits au cours de cette réunion, l’orateur et les assistants sont entièrement à sa merci. Que de fois agissant par ordre de ses chefs, et pour se débarrasser d’un militant considéré comme dangereux pour la « sécurité » publique, avons-nous entendu le commissaire de police lui prêter des propos jugés subversifs, alors qu’il était sincèrement démontré que celui-ci ne les avait pas prononcés ! Mais un commissaire de police ne se trompe pas et, étant assermenté, c’est-à-dire que légalement il est incapable d’un mensonge. On sait où tout cela nous entraîne.

« Ils exercent les fonctions de ministère public près le tribunal de simple police, et sont, en cela, de véritables substituts de procureurs généraux. Ils sont tenus, lorsqu’ils sont informés d’un crime ou d’un délit, de dresser des procès-verbaux tendant à constater le flagrant délit ou le corps du délit, encore qu’il n’y ait pas de plainte déposée. Ils peuvent dans ce cas décerner des mandats d’amener et retenir les inculpés à la disposition du procureur dont ils sont les auxiliaires ».

Voilà qui est mieux et le commissaire de police peut se vanter d’avoir, avec ses mandats d’amener, qui ne sont qu’une forme modernisée de lettre de cachet, fait d’innombrables victimes. Les révolutionnaires savent, lorsqu’ils sont pris dans une manifestation et qu’ils ont à subir la brutalité de la police, que ce n’est jamais, malgré le témoignage de centaines d’individus, celui ou ceux qui sont responsables, qui sont inquiétés ou arrêtés par le commissaire de police.

Ce n’est pas simplement sur le terrain social ou révolutionnaire que le commissaire de police est un être malfaisant. Il est également chargé de la délivrance des pièces nécessaires à l’obtention d’un permis de chasse, d’un passe-port, de certificats ouvriers ; c’est lui qui a pour fonction d’enquêter sur « l’honorabilité » des habitants de son quartier, et si, pour une raison ou pour une autre, ou encore sans raison aucune, il ne lui plaît pas que vous vous déplaciez, que vous alliez en Angleterre ou en Allemagne, il vous refuse purement et simplement les pièces demandées et vous n’avez qu’à vous incliner. Sur les déclarations fantaisistes ou réelles, de voisins intéressés, il vous permet de travailler ou vous oblige au chômage en fournissant sur votre compte des renseignements presque toujours inexacts et se fait l’auxiliaire de la bourgeoisie en pénétrant dans la vie la plus intime des individus et en dévoilant les secrets de votre existence. En un mot le commissaire est le bras qui exécute la plus basse des besognes pour le compte du capitalisme. Il y a, dans la magistrature, d’autres commissaires encore, mais leurs fonctions tout en étant aussi répugnante, sont particulières et seront traitées au mot « police ».

Dans certaines organisations on emploie le terme de « commissaires » pour désigner les membres chargés d’assurer lors des manifestations le bon ordre et la discipline et dans certains pays ce mot est synonyme de « ministre ».

COMMUNE

n. f.

Nom que l’on donne, en France, à une certaine fraction de territoire qui est administrée municipalement par des fonctionnaires recrutés en son sein.

La Commune a son origine dans la lutte contre le servage et au XIème siècle elle était formée de l’association des habitants d’une même ville désirant se gouverner eux-mêmes et se libérer des violences exercées par les seigneurs. Les communes furent pendant une certaine période soutenues dans leur affranchissement par le pouvoir royal, qui cherchait à amoindrir la puissance des grands barons. Mais une fois que les rois furent victorieux, petit à petit ils enlevèrent aux communes tous les privilèges qui leur avaient été accordés et, sous Richelieu et Louis XIV, toutes les libertés municipales furent abolies au bénéfice du Pouvoir central.

De nos jours il y a en France, exception faite de l’Alsace et de la Lorraine, qui sont gouvernées en vertu d’un statut spécial, 36 000 communes. Elles sont administrées par un Conseil municipal élu au suffrage universel, ayant à sa tête un maire, qui est le premier magistrat de la commune et qui est investi par ce Conseil du pouvoir exécutif, pour tout ce qui intéresse l’intérieur de la commune.

Si, en apparence, la commune est autonome, en réalité elle ne l’est pas et est soumise à l’autorité du Préfet représentant le Gouvernement et qui a la faculté, s’il le juge utile pour maintenir « l’ordre », de révoquer le maire, de lui retirer ses pouvoirs et même de dissoudre le Conseil municipal. C’est fréquemment, et plus particulièrement en période de lutte ouvrière que nous voyons un préfet, agissant sur l’ordre de son gouvernement, prendre entre ses mains la direction de la police et faire violence à la commune qui ne veut pas se soumettre à l’autorité et à l’arbitraire du Gouvernement. En vertu même des principes de centralisme qui régissent les sociétés modernes, la « commune » est écrasée par le poids de l’autorité qu’elle subit. Dans une société organisée selon les règles de la raison et de la logique, la commune libre sera la base de tout régime social. C’est en abandonnant le centralisme et en s’inspirant du fédéralisme que nous arriverons à ce résultat. (Voir Centralisme et Fédéralisme.)

LA COMMUNE

n. f.

Nous n’avons que des notions rudimentaires sur la préhistoire de l’humanité. Les recherches à ce sujet semblent conclure, ― d’où évidemment la légende du paradis, ― que pendant des siècles et des siècles les hommes primitifs vivaient relativement heureux dans la promiscuité sexuelle et la communauté de la cueillette et de la pêche.

Mais on ne socialise pas la misère et comme nos ancêtres étaient constamment exposés aux intempéries et aux attaques des bêtes sauvages, l’insécurité et la pénurie créèrent les dieux et la notion anti-sociale du mien et du tien, qui enfantèrent la ruse et la spoliation, le prêtre, le guerrier et le trafiquant et l’homme, tombant plus bas que les bêtes féroces qui le guettaient, se fit anthropophage.

Notre humanité, qui a mis des centaines de milliers d’années pour se dégager lentement et péniblement de l’animalité a à peine soixante siècles d’existence consciente derrière elle. Son histoire positive ne remonte guère qu’à la première Olympiade qui date de l’an 776 av. J.-C.

Depuis cette période, dite historique, trois phases caractérisent, à travers d’innombrables déchirements et des cruautés inouïes, la marche ascendante de notre espèce :

  1. L’esclavage ou la libre et absolue possession du producteur par celui qui l’emploie.

  2. Le servage. Il n’est qu’une légère atténuation de l’esclavage antique car il consacre encore la possession conditionnelle du producteur, agricole surtout, par son maître. Le servage, forme économique de la féodalité, n’a cédé la place qu’après quatre ou cinq siècles de luttes au salariat.

  3. Le salariat. Ce dernier date seulement d’une centaine d’années et est la liberté théorique du producteur de disposer de sa personne.

Mais pratiquement cette liberté se réduit pour l’immense majorité des travailleurs à mourir de misère et d’inanition si les détenteurs des instruments de production n’ont pas besoin de la force cérébrale et musculaire du salarié et non-possédant.

Ce qui distingue le travailleur moderne de son aîné, le serf du moyen-âge et l’esclave de l’antiquité, c’est que sa liberté personnelle a accru son sentiment de dignité et sa capacité de révolte. Mais matériellement et par suite sous bien des rapports moralement l’ouvrier de nos jours est et restera esclave de fait aussi longtemps que subsistera le divorce entre le producteur et l’instrument de production, c’est-à-dire aussi longtemps que la matière première, sol, sous-sol et les forces productrices, usines, ateliers, fabriques, etc., etc., au lieu d’être la propriété indivise du genre humain, continueront à être possédés par une minorité de parasites et de maîtres.

Nous constatons qu’aussi bien dans les périodes cosmogoniques et géologiques, qui ont précédé l’apparition de l’homme sur la terre, que dans celles qui marquent les différentes étapes que l’humanité a parcourues depuis qu’elle est arrivée à la conscience d’elle-même, l’évolution progressive s’accentue, ― comme les corps qui tombent vers un centre qui les attire, ― et devient plus rapide au fur et à mesure qu’elle s’approche du but qu’elle est susceptible d’atteindre.

L’esclavage a mis plus de temps à se transformer en servage que le servage à se transformer en salariat. Nous concluons de là, que le salariat est appelé à disparaître plus vite que les formes économiques et sociales qui lui ont été antérieures.

Déjà les prodromes de sa fin prochaine se multiplient en laissant apercevoir à l’état embryonnaire, les contours que revêtira la société future.

Le capitalisme est son propre fossoyeur. En centuplant les forces productives, il a de plus en plus dépossédé de leurs champs et exproprié de leurs outils les cultivateurs et les artisans devenus à leur tour des prolétaires.

Les petites exploitations privées se trouvent pour la plupart entre les mains de quelques bailleurs de fonds et ne sont, en somme, que des intermédiaires chargés de la distribution des produits de la grande industrie.

Les petits propriétaires fonciers ne sont possesseurs que de nom et le lendemain de la Grand Guerre impérialiste de 1914–1919, qui n’a pas encore dit son dernier mot, sonne partout le glas de la petite bourgeoisie et des classes moyennes.

La lutte des classes, guerre constante des pauvres contre les riches, des possédés contre leurs possesseurs, des gouvernés contre les gouvernants, les maîtres, pour plus d’égalité et de liberté, pour plus de bien-être et moins d’autorité est la trame de l’histoire qui explique l’horrible cauchemar au milieu duquel nous nous débattons.

La légende des vaches maigres et des vaches grasses de l’Égypte des Pharaons et des pyramides, l’âpre lutte entre les Plébéiens et les Patriciens et la guerre servile des esclaves conduit par l’impavide Spartacus de la grande mais farouche et cruelle Rome antique, les sinistres bûchers qui éclairaient seuls la nuit opaque du moyen-âge sont les étapes glorieuses et lumineuses parcourues par la Pensée humaine et la Révolte sainte du passé !

Les communes du second moyen-âge étaient des associations formées par les habitants d’une même ville pour se gouverner eux-mêmes et se défendre contre les violences et les exactions des seigneurs féodaux. C’est là que la Révolution de 1789 prit ses racines. Les tentatives de soulèvement qui eurent lieu dans les campagnes furent promptement réprimées. Mais un grand nombre de villes, surtout dans le midi de la France, avaient conservé l’organisation municipale qu’elles avaient eu sous la domination romaine où elles s’administraient elles-mêmes et ne subirent point la souillure de la servitude. Les autres se lassèrent bien vite de l’oppression et opposèrent à leurs maîtres une résistance d’abord passive, ensuite armée. Tel fut le cas, en 1070, pour la commune du Mans.

Généralement les Communiers se réunissaient dans l’église ou sur la place publique et se prêtaient le serment, sur des choses saintes, de se donner les uns aux autres foi, aide et force. Par cet engagement la commune était établie et les communiers se formaient en milices et devaient, au signal du beffroi, se rendre en armes sur la place pour défendre leur ville ; ils nommaient des magistrats pour administrer les affaires et les revenus de la cité. Aussitôt la conjuration formée, si le seigneur ne l’acceptait pas, la guerre commençait entre lui et les communiers. Ceux-ci étaient-ils vainqueurs ? Ils forçaient le baron à leur octroyer une charte qui contenait surtout des règlements relatifs à la vie civile, aux libertés de l’industrie, à la sécurité des biens et des personnes.

Dans cette lutte entre les communiers et la féodalité, la royauté seconde, pendant un. certain temps, la bourgeoisie ― ou plus exactement la classe moyenne, car la bourgeoisie au sens que les socialistes donnent à ce mot n’existe que depuis l’ère capitaliste ― pour contre balancer la puissance des hauts barons. Mais lorsque les rois furent vainqueurs de la féodalité ils reprirent un à un tous les privilèges, une à une toutes les franchises accordées aux villes. Richelieu et Louis XIV achevèrent de confisquer, au profit du despotisme, toutes les libertés.

Du 14 juillet 1789 au 9 Thermidor an II (27 juillet 1794), la Commune de Paris absorba presque toute la puissance politique. Son histoire est un miroir fidèle de l’histoire de la Révolution, dont elle fut, la crête de la gigantesque vague révolutionnaire qui déferla sur la France, le Sinaï, pour parler avec Victor Hugo, bien plus que la Convention de la pensée et de l’action iconoclaste de l’époque, de cette époque unique, qui après avoir proclamé les Droits de l’Homme et du Citoyen, nous a laissé par le Manifeste des Égaux son testament : la réalisation de l’égalité de fait.

D’abord constitutionnelle, sous l’administration de Bailly, l’homme de la Constituante, ensuite franchement démocratique avec Danton pour substitut, la Commune se fit, le 10 août 1792, montagnarde et, dominée ensuite de plus en plus par les sections révolutionnaires de la capitale elle devint, après la grande lessive de septembre, l’âme même de la République et de la Révolution en inscrivant dans l’histoire universelle la plus belle page qui ait jamais illuminé la marche ascendante de l’humanité depuis ses origines. Sa défaite fut la mort de la République et ouvrit toute grande la voie aux saturnales sanglantes du premier Empire et aux monstrueuses ignominies de la terreur blanche.

Mais le temps « ténébreuse abeille, qui fait du bonheur avec nos maux » conspire pour nous et le capitalisme naissant ressuscita le prolétariat, toujours abattu et jamais vaincu. Le voici, en 1831, à Lyon de nouveau debout et le fusil à la main demandant « à mourir en combattant ou à vivre en travaillant », réclamant, en juin 1848, le Droit au Travail et préludant ainsi, par ces deux insurrections, à ce que Malon a appelé la troisième défaite du prolétariat, qui fut, en réalité sa première victoire par son lendemain dont l’aurore prometteuse se lève partout.

De toutes les dates qui marquent un effort du peuple pour secouer ses chaînes, une étape du prolétariat dans son long et dur calvaire pour arriver à l’Égalité et à la Justice, le 18 mars 1871 est, sans contredit, une des plus belles et des plus fécondes.

L’héroïque peuple de Paris, en balayant l’ignoble tourbe des traîtres, des capitulards et des assassins monarchistes, ne s’était pas soulevé dans un but égoïste de conquête municipale ou départementale. Il ne s’agissait pas seulement pour lui, comme l’ont prétendu depuis des politiciens aux abois, exploiteurs du mouvement de la Commune, d’obtenir des franchises municipales plus ou moins étendues et de déjouer le complot monarchiste qui se tramait à Versailles.

Relevant l’étendard des Canuts de Lyon de 1831 et des combattants de juin 1848, le prolétariat parisien lutta pendant 70 jours pour l’affranchissement complet, définitif de tous, pour la République égalitaire et sociale.

Comme Fernand Cortez brûlant ses vaisseaux, les fédérés portèrent une main hardie sur l’édifice séculaire de la servitude et de la faim, rompant d’une façon irrémédiable avec l’odieux passé monarchique, clérical et bourgeois.

L’abolition de la conscription et la suppression de l’armée permanente, la guerre à mort déclarée à l’Église, la guillotine brûlée en place publique, le retour au calendrier républicain de 93 et un commencement de justice rendu au monde du travail, attestent la victoire du prolétariat contre la bourgeoisie, du peuple contre ses maîtres.

Certes les réformes opérées sur le terrain économique par la Révolution du 18 mars étaient absolument insuffisantes, tout à fait au-dessous de ce qu’il était permis d’attendre d’elle.

Au lieu de s’emparer révolutionnairement des millions entassés dans la Banque de France qui auraient suffi, à eux seuls, pour assurer la victoire, au lieu de procéder à l’expropriation générale des patrons et des propriétaires au profit de la Commune, le pouvoir révolutionnaire se contenta de prélever une somme dérisoire sur la Banque pour rémunérer les gardes nationaux, d’interdire les amendes et les retenues dans les ateliers et les administrations ; de décréter la suppression du travail de nuit dans les boulangeries et d’ordonner que les ateliers abandonnés, par les patrons, soient, après enquête et réserve faite des « droits » des dits patrons, attribués aux associations ouvrières pour en continuer l’exploitation.

Néanmoins, nous ne croyons pas qu’il faille trop tenir rigueur à la Commune de ses fautes et de ses faiblesses.

Abandonnée à ses propres ressources, séparée du reste de la France par deux armées ennemies, la situation dans laquelle elle se débattait, était désespérée, sans issue.

Contraint à une lutte qu’il n’avait pas cherchée sitôt, le parti socialiste proprement dit qui ne formait que le quart des membres de la Commune, n’avait pas eu le temps d’organiser les forces populaires et de donner au mouvement parisien une impulsion consciente. De là ses tâtonnements, ce vague dans les aspirations économiques. Tous les combattants voulaient l’Égalité par l’universalisation du pouvoir et de la propriété (proclamation de Pascal Grousset), mais on recula devant la mise en pratique.

Certaines mesures de la Commune étaient cependant empreintes d’un véritable esprit socialiste. De ce nombre il faut notamment citer le décret accordant une pension de 600 francs à la femme légitime ou non du fédéré tué devant l’ennemi et une pension de 365 fr. à chaque enfant reconnu ou non jusqu’à l’âge de 18 ans.

La Commune, en mettant sur un pied d’égalité la concubine et l’épouse, l’enfant légitime et l’enfant naturel, portait un coup mortel à l’institution religioso-monarchique du mariage et jetait ainsi le premier jalon d’une modification profonde de la constitution oppressive de la famille actuelle.

En rompant en visière avec les pratiques de la vieille morale spiritualiste faite de souffrances et d’iniquités, la Révolution du 18 mars donnait à la femme les mêmes droits civils et moraux qu’à l’homme et effaçait à jamais la flétrissure infligée aux enfants nés en dehors du mariage.

Le déboulonnement de la colonne Vendôme fait aussi foi du même esprit socialiste. Cette mesure, tant reprochée aux fédérés par la bourgeoisie européenne, est une des plus pures gloires de cette sublime révolte populaire dont elle atteste le caractère véritablement démocratique et humanitaire.

En renversant la colonne impériale, symbole de prostitution monarchique et de conquête guerrière, la Commune affirmait, en face des armées versaillaise et allemande, son amour de la paix, la solidarité et la fraternité de tous les peuples ; sa haine des rois et des tyrans.

Aussi, les victimes de l’exploitation capitaliste et de la tyrannie gouvernementale de partout, comprirent-elles la portée internationale de la Révolution du 18 mars. L’idée qu’elle a semée a germé et muri.

Pendant les deux mois que la Commune avait été maîtresse absolue de Paris, pas un viol, pas un vol, pas un meurtre n’avaient souillé la vie publique de la métropole. La prostitution et le crime s’étaient enfuis à Versailles avec le gouvernement et les représentants de l’aristocratie, leurs protecteurs et complices naturels.

La Commune ne procéda à l’exécution d’aucun représentant de l’ordre capitaliste et le décret sur les otages, qui lui a été si niaisement reproché par des sentimentalistes imbéciles ne doit être envisagé que comme une mesure de légitime défense.

Venant après le double assassinat de Duval et de Flourens, il eut le mérite de mettre un frein à l’égorgement systématique des prisonniers faits par Versailles.

Les Versaillais, une fois entrés dans Paris, ne tinrent aucun compte de la modération excessive avec laquelle le peuple vainqueur avait traité ses ennemis.

Jamais ville conquise n’eut un sort aussi terrible que la capitale. Dans la semaine qui suivit le 21 mai et que le peuple a si justement nommé la Semaine sanglante, les massacres de Scylla et les atrocités de la Saint Barthélemy furent surpassées. Tous les crimes, toutes les horreurs et toutes les monstruosités du moyen-âge reparurent à la surface. Le triomphe du peuple avait fait peur à la bourgeoisie, et la bourgeoisie se vengeait d’avoir eu peur dans le sang des prolétaires.

Durant sept jours, une soldatesque ivre d’absinthe et grisée par la poudre, massacra tout ce qui lui tomba sous la main. Les maisons furent fouillées depuis la cave jusqu’au grenier.

Le moindre soupçon de sympathie pour la Commune entraînait une mort certaine. Le port d’une blouse pouvait devenir un arrêt fatal. Quant aux membres de la Commune qui tombèrent entre les mains des vainqueurs, leur affaire était réglée d’avance : on les tuait sans autre procédé. Tel fut le sort de Raoul Rigault et de Varlin.

Il suffisait même d’une vague ressemblance avec un personnage qui avait joué un rôle plus ou moins important dans l’insurrection pour être aussitôt passé par les armes.

C’est ainsi que périrent plusieurs citoyens pour avoir eu un faux air de Vallès ou de Billoray.

Le docteur Tony Moilin, qui n’avait jamais pactisé avec la Commune, fut exécuté uniquement pour ses opinions socialistes et pour avoir fondé une bibliothèque populaire.

Sur sa demande ― pourquoi m’arrêtez-vous ? ― L’officier qui conduisait les soldats chargés de l’arrêter, lui répondit sèchement : « Vous êtes un socialiste, il faut se débarrasser des socialistes lorsque l’occasion s’en présente ».

Millière qui, lui non plus, n’avait jamais fait partie de la Commune, fut aussi fusillé sommairement pour l’excellente raison que ses écrits avaient déplu au général Cissey et avaient fait couler des larmes de rage au faussaire Jules Favre. Le titre de représentant du peuple, qui rendait Millière inviolable aux yeux de la loi bourgeoise, ne put le sauver de cette fin tragique. Son assassinat sur les marches du Panthéon prouve une fois de plus que la classe dirigeante et dévorante, si respectueuse de la légalité lorsque cette légalité sert à combattre ses ennemis, n’hésite pas un instant à la fouler aux pieds quand son intérêt le commande.

Le chassepot n’allant pas assez vite en besogne, les Mac-Mahon, les Vinoy et les Gallifet installèrent des mitrailleuses dans les principaux quartiers de Paris pour procéder à l’exécution en masse des fédérés. Les femmes et les enfants ne furent pas plus épargnés que les hommes, et le hideux marquis de Gallifet acquit une sanglante célébrité par le massacre des vieillards au quel il présida à la caserne Lobau.

Le vieux républicain Delescluze, la droiture faite homme, tomba place du Château-d’Eau face à l’ennemi. Paris était littéralement à feu et à sang, plus de 25 000 fédérés jonchaient le sol, la mitrailleuse régnait en souveraine...

Ce n’est qu’après ces assassinats innombrables, perpétrés sur les défenseurs de la République Sociale, que quelques citoyens suivis par une foule exaspérée, se saisirent des otages. Quatre-vingt capucins, agents des mœurs, mouchards et autres bandits, tombèrent sous le feu des balles révolutionnaires.

La responsabilité de ces exécutions incombe toute entière à Thiers, qui avait refusé de livrer Blanqui en échange des otages.

Néanmoins, nous sommes, pour des raisons de défense humaine, loin de répudier la tardive explosion de colère populaire qui se fit jour à cette époque, et nous considérons, comme hautement symbolique la fin tragique de Darboy, Jecker et Boujean, ces trois représentants d’un régime de boue et de sang. Nous estimons en outre que le peuple a bien fait de renverser la colonne impériale, de brûler les palais de ses rois et de détruire les tabernacles de la prostitution monarchique.

Les révolutions ne se font pas en gants glacés et avec l’eau de rose. Une société qui ne vit que par des moyens répressifs et l’exploitation éhontée du prolétariat, ne peut être, hélas ! changée que par la force mise au service du Peuple et de l’Égalité sociale.

Si la Commune de Paris avait eu davantage conscience de cette vérité, elle aurait pris au collet la bourgeoisie par la main-mise sur la Banque de France et l’humanité n’aurait, peut-être, pas eu à enregistrer la plus épouvantable hécatombe de Républicains et de Communeux qui fut jamais :

30 000 fusillés, 42 000 arrestations, 13.700 condamnations, dont la plupart à vie, tel fut le bilan de la vengeance bourgeoise contre le Peuple de Paris, qui avait voulu poser les premiers jalons d’une société égalitaire assurant à tous, par le travail affranchi, le droit au bien-être et au savoir...

Plus d’un demi-siècle a passé sur ces événements tragiques.

D’autres plus tragiques et angoissants ont inondé l’Europe de boue et de sang.

La Guerre Mondiale, LA SCÉLÉRATE GUERRE IMPÉRIALISTE POUR TUER LE RENOUVEAU SOCIAL, a désaxé notre planète par ses 12 millions d’hommes fauchés à la fleur de l’âge et ses 40 millions de victimes.

La formidable Révolution Russe a allumé dans le cœur des spoliés et des sacrifiés une immense lueur et une grande espérance... mais la reculée du temps ne s’est pas faite sur elle d’une façon suffisante pour dire notre dernier mot et nous craignons d’être injustes en clamant nos déceptions... et nos craintes.

Partout la contre-révolution, qui veut nous ramener au moyen-âge, s’arme pour le combat décisif, car elle sent que la Révolution de demain, la plus profonde depuis les temps historiques, ne peut plus se contenter de demi-mesures.

Elle devra faire table rase du passé et labourer profond afin de mettre tout à sa place.

La planète et ses forces productives à ceux qui les font valoir, c’est-à-dire à l’universalité des êtres humains.

Les produits fécondés par la science et d’une abondance presque illimités à la libre disposition des consommateurs.

Elle libèrera aussi l’amour des tyrannies polygamiques et monogamiques en faisant de la femme l’égale de l’homme et de la mère le pivot du groupe affectif.

Elle répartira le travail, devenu attrayant, entre les adultes des deux sexes, majeurs dès la puberté et travailleurs jusqu’au retour d’âge.

Et elle réconciliera enfin l’homme avec la nature et avec lui-même et nos destinées seront accomplies.

Les hommes seront devenus des dieux et Dieu et le Diable seront morts et enterrés.

― Frédéric STACKELBERG.

LA COMMUNE (Histoire de)

18 mars-29 mai 1871

On connaît peu, même en France, l’histoire de « la Commune »,

En principe, et surtout dans les bourgades rurales, la population n’a de « la Commune » qu’une vague impression d’insurrection, de pillage, d’incendie, de violence meurtrière. Dans les centres importants et dans les agglomérations ouvrières, où la propagande socialiste, syndicale et anarchiste a plus ou moins profondément pénétré, on parle de « la Commune » avec un certain respect et l’opinion publique, longtemps égarée par la presse conservatrice, est parvenue à une appréciation plus saine de ce grand fait historique.

À Paris, à l’exception des milieux qui, systématiquement et par un instinct de classe, condamnent et haïssent tout ce qui vient du peuple, de la démocratie ou des classes laborieuses, le souvenir de la Commune provoque les plus ardentes sympathies et, dans le monde socialiste et révolutionnaire, l’enthousiasme le plus vif.

Chaque année, dans la seconde quinzaine de mai, le souvenir de « la Semaine Sanglante » est commémoré et c’est par dizaines et dizaines de milliers, que les manifestants défilent devant le Mur contre lequel, adossés, acculés, brûlant leurs dernières cartouches, tombèrent héroïquement les derniers combattants de « la Commune ».

À l’étranger, on connait moins encore cet événement de grande importance et celui-ci n’évoque quelque intérêt et ne suscite quelque émotion que dans les très grandes cités où les Partis socialistes, les organisations syndicales et les groupements anarchistes ont des adeptes assez nombreux.

L’existence de la Commune fut extrêmement brève : elle naquit le 18 mars 1871 et mourut le 29 mai de la même année ; elle n’a donc vécu qu’un peu plus de deux mois. Ce ne fut pas, à l’origine, un mouvement révolutionnaire. Le peuple de Paris venait de subir un siège long et douloureux. Toutes les privations, tous les deuils, toutes les angoisses, toutes les souffrances que peut connaître une population enfermée, durant plusieurs mois, dans un cercle de fer et de feu, lui avaient été imposés par un gouvernement militaire dont l’impéritie avait été si manifeste que, à diverses reprises, les assiégés avaient eu l’impression qu’ils étaient trahis.

Profondément patriotes, les habitants de Paris avaient été extrêmement mortifiés de la débâcle de l’armée française au cours de la guerre de 1870–71, qui n’avait été qu’une série de défaites à plate couture ; de plus, les mêmes individus : généraux, diplomates, membres du Gouvernement, qui avaient solennellement juré de mourir plutôt que de se rendre, venaient de signer une paix que les patriotes estimaient honteuse ; enfin, il était visible que le Gouvernement à la tête duquel était l’exécrable Thiers, ancien ministre de la monarchie de juillet, intriguait pour restaurer l’Empire, qui, le 4 septembre 1870, s’était écroulé sous le mépris public.

C’est dans ces conditions que Thiers, chef du pouvoir exécutif, résolut et donna l’ordre de désarmer ce Peuple de Paris qui paraissait déterminé à défendre la République et dont l’irritation n’était pas sans lui inspirer de vives inquiétudes.

L’ordre fut donné de reprendre à la Garde Nationale les quelques canons qu’elle avait encore sur la butte Montmartre. Cet ordre mit le feu aux poudres en portant à l’exaspération le mécontentement populaire. Le 18 mars, un combat s’engagea entre la Garde Nationale et les troupes régulières. Pris de peur, le Gouvernement quitta Paris et se réfugia à Versailles, emmenant avec lui les troupes régulières et se plaçant sous la protection de celles-ci. Aussitôt, le Comité central de la Garde Nationale proclama l’indépendance de la Commune de Paris et lança une proclamation invitant les autres villes de France à en faire autant.

Le 26 mars, le Gouvernement de la Commune fut élu et décida de soutenir contre le Gouvernement résidant à Versailles, une lutte sans merci.

De son côté, le Gouvernement de Versailles prit ses dispositions pour étouffer l’Insurrection. Tout d’abord, il sollicita et obtint de l’état-major prussien l’autorisation de porter à cent mille hommes, puis à deux cent cinquante mille, ses effectifs militaires. Et, à partir du 2 avril, les hostilités commencèrent et se poursuivirent, entre Paris et Versailles. Malgré un héroïsme vraiment incomparable, les troupes parisiennes ne cessèrent d’être défaites et décimées.

Le 21 mai, l’armée de Versailles entrait dans Paris, grâce à la trahison. Quartier par quartier, rue par rue, et, on peut le dire, mètre carré par mètre carré de terrain, les Fédérés résistèrent à l’envahissement. Mais écrasés par le nombre, l’outillage de guerre et les forces qui leur étaient opposés, ils furent vaincus, en dépit d’une vaillance extraordinaire et d’un combat grandiose.

Ce fut, de la part des vainqueurs, le point de départ de la répression la plus atroce, la plus implacable qu’eût enregistrée l’histoire. Les documents officiels accusent trente-cinq mille personnes fusillées sommairement. Des enfants, des femmes, des vieillards, furent sauvagement maltraités, sans interrogatoire, sur un simple soupçon, une dénonciation, une parole, un geste, un regard, pour l’abominable satisfaction de faire couler le sang, d’exterminer une race de révoltés et de servir d’exemple. Ce fut une incroyable orgie de meurtre, dont on ne peut, sans frémir, lire le récit.

Telle est, résumée dans ses grandes lignes, l’histoire de « la Commune ».

L’opinion la plus répandue et qu’ont tenté d’accréditer les historiens bourgeois du Mouvement Communaliste de mars-mai 1871, c’est que cette Insurrection a succombé sous le poids de ses propres excès.

De toutes les appréciations auxquelles puisse donner lieu « la Commune », celle-ci est incontestablement la plus inadmissible.

Non ! Bien loin que ce soit de ses excès, c’est, au contraire, de ses timidités, de sa modération, de son manque de résolution, de fermeté et d’audace que « la Commune » est morte.

Le Gouvernement de « la Commune » voulut être un gouvernement comme tous les autres : légal, régulier, respectant lui-même et forçant le peuple à respecter les institutions établies. Il fit de la générosité, de l’humanisme, de la probité. C’est ainsi qu’Il fit porter à Versailles, c’est-à-dire chez l’ennemi, sous escorte imposante, l’argent de la Banque de France. C’est ainsi qu’il manifesta, en toutes circonstances, un respect inimaginable de la Propriété et de tous les privilèges capitalistes. Il se flattait de rassurer par cette attitude, le Gouvernement de Versailles et de l’amener de la sorte à composition.

Il est équitable de reconnaître que le Gouvernement de « la Commune » était composé des éléments les plus divers et que, exception faite d’une petite minorité, représentant le Blanquisme et l’esprit de l’Internationale des Travailleurs, les membres de ce Gouvernement étaient imbus des principes d’Autorité et de Propriété et, au surplus, n’avaient aucun programme s’inspirant d’une Idée maitresse, d’une Doctrine directrice.

Pour tout dire, les chefs de « la Commune » : tous d’un patriotisme ardent, la plupart foncièrement républicains et quelques-uns seulement socialistes, n’eurent pas conscience de ce qu’ils auraient dû faire pour tenir tête à la racaille gouvernementale qui, de Versailles, commandait à la France entière, après avoir eu soin d’isoler Paris.

D’une part, les insurgés du 18 mars perdirent un temps précieux au jeu puéril d’élections régulières, alors qu’ils auraient dû organiser, sans perdre un jour, la vie économique de la Capitale dont la population était déjà épuisée par les rigueurs d’un siège prolongé.

D’autre part, ils auraient dû mettre la main sur le trésor enfermé dans les caves et les coffres de la Banque de France, confisquer les biens mobiliers et immobiliers des rentiers, propriétaires, industriels, commerçants et autres parasites et cette confiscation eût été d’autant plus facile, que la plupart de ces parasites, cédant à une frousse intense, avaient fui précipitamment Paris tombé au pouvoir des insurgés.

Ils auraient dû, enfin, répondre coup pour coup aux attaques des Versaillais, tenter l’impossible pour briser le cercle infernal dans lequel Thiers s’efforçait de les emprisonner, prendre et appliquer des mesures propres à semer la panique dans les rangs de la réaction versaillaise et à faire naître l’enthousiasme et la confiance dans la conscience des déshérités.

Malgré ses erreurs et ses fautes, « la Commune » a laissé dans l’histoire révolutionnaire de l’humanité une page lumineuse, pleine de promesses et d’enseignements.

Diverses décisions et plusieurs tentatives sont remarquables et à retenir tant en raison de la pensée qui les a inspirées que des indications qu’on en peut tirer.

Je citerai deux de ces tentatives, empreintes d’un caractère révolutionnaire.

La première est du 20 mars 1871 : c’est l’acte par lequel Paris s’affirme commune libre et convie les autres villes de France à se constituer, elles aussi, en communes indépendantes. Il faut voir là un premier jalon de la Révolution future : l’abolition de l’État centralisateur et omnipotent, la Commune devenant la base de l’organisation fédéraliste se substituant au centralisme d’État.

La seconde est du 16 avril. C’est un décret dont voici le texte : « Considérant qu’une grande quantité d’ateliers ont été abandonnés par ceux qui les dirigeaient, afin d’échapper aux obligations civiques, sans tenir compte des intérêts des travailleurs, et que, par suite de ce lâche abandon, de nombreux travaux essentiels à la vie communale se trouvent interrompus, l’existence des travailleurs compromise « la Commune » décrète que les Chambres syndicales ouvrières dresseront une statistique des ateliers abandonnés, ainsi qu’un inventaire des instruments de travail qu’ils renferment, afin de connaître les conditions pratiques de la prompte mise en exploitation de ces ateliers par l’association coopérative des travailleurs qui y sont employés. »

On a fait du chemin depuis le 16 avril 1871 et il est permis de taxer ce décret d’excessive timidité et modération. Il est évident que de nos jours, une insurrection victorieuse, disons mieux : la Révolution sociale n’aura pas la naïve faiblesse de procéder par voie de décret. Elle prendra possession brutalement et sans formalité des instruments de travail, des matières premières et de tous les moyens de production dont auront été dépossédés les détenteurs capitalistes ou que ceux-ci auront eu « la lâcheté » d’abandonner.

N’empêche que, dans ce décret ― si modéré, si timide qu’on le trouve et qu’il soit ― il y a la proclamation du droit ― et je dirai même du devoir ― qu’ont les producteurs de s’emparer sans autre forme de procès, de la terre, de l’usine, du chantier, de la manufacture, de la gare, du bureau, du magasin, en un mot de tout ce qui représente, à un titre quelconque, la vie économique dont ils sont les animateurs, les facteurs et les auxiliaires indispensables et souverains.

Organisation politique ayant comme base le noyau communal et comme méthode le fédéralisme.

Organisation économique reposant tout entière sur la production assurée et administrée par les travailleurs eux-mêmes, ayant mis la main sur tous les moyens de production, de transport et de répartition.

« La Commune », il est vrai, n’a pas réalisé ces deux points fondamentaux de toute transformation sociale véritable ; mais elle en a donné l’indication précieuse, essentielle et elle a, de cette façon, été une ébauche de ce que doit être, de ce que sera la Révolution sociale de demain.

Je ne veux pas terminer cet exposé trop court sans rendre hommage à la vaillance héroïque avec laquelle, jusqu’à la dernière minute, se sont battus les défenseurs de « La Commune ». Même à l’heure où tout espoir de vaincre était perdu, même à la tragique minute où ils savaient qu’il ne leur restait plus qu’à succomber, ils ont fait le sacrifice de leur vie, sans hésitation et le front haut, en regrettant la mort de « la Commune » plus que la leur.

Si les révolutionnaires et anarchistes se jettent, le jour de la Révolution, au cœur de la lutte, avec la même ardeur, avec la même farouche résolution, avec la même inébranlable détermination de vaincre ou de mourir, il n’est pas douteux que rien ne leur résistera.

― SÉBASTIEN FAURE.

COMMUNISME (LE)

n. m.

Le Communisme — qu’il faut se garder de confondre avec « le Parti Communiste » — est une doctrine sociale qui, basée sur l’abolition de la propriété individuelle et sur la mise en commun de tous les moyens de production et de tous les produits, tend à substituer au régime capitaliste actuel une forme de société égalitaire et fraternelle. Il y a deux sortes de communisme : le communisme autoritaire qui nécessite le maintien de l’Etat et des institutions qui en procèdent et le communisme libertaire qui en implique la disparition...

Le premier se confond avec le collectivisme (voir ce mot), le second n’est autre — plus spécialement sur le terrain économique — que l’Anarchisme. La plupart des personnes qui se réclament de l’esprit anarchlste sont communistes.

Dans une motion adoptée à l’unanimité par les anarchistes, réunis en Congrès, du 11 au 14 juillet 1926, à Orléans, on lit ceci : « Les anarchistes groupés au sein de« l’Union Anarchiste de langue française » se déclarent et sont communistes, parce que le Communisme est la seule forme de Société assurant à tous, sans aucune exception et, notamment aux enfants, aux vieillards, aux malades, aux moins bien doués physiquement et intellectuellement, une part égale de Bien-Etre et de Liberté ». Il ne faut pas perdre de vue que si le principe de liberté est le point central de leur doctrine sociale, les Anarchistes, voulant instaurer un milieu social qui assurera à chaque individu le maximum de bien-être et de liberté adéquate à toute époque, ont conscience qu’ils ne peuvent parvenir à la réalisation pratique de cette volonté qui les anime que par la mise en commun (le Communisme) de tous les moyens de production, de transport et d’échange. Seule, cette mise en commun, placée à la base du régime social, garantira à tous et à chacun le droit effectif et total de participer solidairement et fraternellement à tous les avantages des richesses et produits matériels et des progrès intellectuels et moraux constamment accrus par l’effort commun.

Il y a loin, bien loin, on le constate facilement, de ce Communisme libre, c’est-à-dire anarchiste au Communisme étatique et imposé des Bolchevistes (voir Bolchevisme), de leurs partisans et de leurs imitateurs.

A ce Congrès de l’Union Anarchiste française, tenu à Orléans, du 11 au 14 juillet 1926, certains délégués ont fait observer le discrédit dans lequel est tombé le mot « Communisme » perfidement usurpé et tristement galvaudé par le Gouvernement Bolcheviste et les tenants des divers Partis Communistes organisés nationalement et internationalement. Ces délégués estimaient que cette doctrine sociale « le Communisme » était à ce point disqualifiée, que, pour éviter toute confusion de principe et répudier formellement toute promiscuité avec les exploiteurs et falsificateurs du véritable Communisme, il était préférable que les Anarchistes cessassent de se dire « communistes ». Mais il a été répondu à ces délégués que les mots destinés à exprimer les idées les plus justes, les plus nobles vérités et les sentiments Ies plus généreux, tels que : liberté, justice, fraternité, paix, amour, ont été, eux aussi, et, plus que jamais, sont détournés de leur signification véritable, perfidement exploités et indignement galvaudés. Et, à la suite d’un échange de vues très approfondi, il a été décidé que, bien loin d’abandonner le Communisme à des Partis politiques qui trahissent celui-ci, les Anarchistes continueront à se proclamer Communistes puisque, seuls, ils le sont réellement, et puisque ceux qui composent « le Parti Communiste » ne le sont pas, soit qu’ils ne l’aient jamais été, soit qu’ils aient cessé de l’être.

— Sébastien FAURE.

OMMUNISTE (LE PARTI)

n. m.

Organisation internationale qui a pour but de remplacer dans le monde entier la société capitaliste où la propriété est individuelle par une société communiste où les produits appartiendront à la collectivité.

Cette société ne peut s’établir que par la révolution ; le parti communiste est donc révolutionnaire. La transition entre le capitalisme et le communisme doit se faire par la dictature du prolétariat, dans laquelle les classes ouvrière et paysanne deviennent classes dominantes.

Le succès du communisme assuré, la dictature du prolétariat s’efface ; l’Etat est supprimé comme inutile ; le Gouvernement des hommes est remplacé par l’administration des choses (Lénine).

Le parti communiste est dirigé par un Comité international (Komintern), qui siège à Moscou ; il comporte un présidium composé d’un nombre restreint de personnes et des délégués de tous les pays qui ont un parti communiste.

Le Komintern dirige effectivement les partis nationaux. C’est lui qui donne le thème tactique (thèses) sur lequel devra porter la propagande. C’est lui qui organise les cadres des partis nationaux ; exclue les leaders dont la politique ne lui semble pas conforme à l’intérêt du parti. C’est à lui qu’en appellent en dernier ressort les leaders exclus par leur parti national. Le parti national n’est qu’une section de l’Internationale Communiste.

Parti communiste russe. — Le parti communiste russe a été fondé en 1903 à la suite d’un Congrès national du parti social démocrate. Les minoritaires se groupèrent à part et prirent le nom des mencheviks, c’étaient les moins avancés ; ils correspondaient à peu près au parti socialiste de France. Les majoritaires formèrent le parti bolchevick de (bolche) plus. Ils formaient la gauche du parti.

Avant la guerre le parti communiste était peu nombreux. Son organisation était entièrement clandestine. Ses chefs, Lénine, Zénoviev, etc., vivaient surtout à Londres, Genève, Paris. Ils parvenaient à fonder des petits journaux tels l’Iskra (L’Etincelle), qu’ils envoyaient secrètement en Russie.

Contrairement au parti socialiste révolutionnaire, le parti bolchevick n’admettait pas la propagande par les actes individuels de terrorisme, c’est pourquoi il semblait, avant la révolution, un parti modéré. Mais il n’en est rien, malgré la violence de leurs moyens, les socialistes révolutionnaires russes ne sont guère plus que des républicains démocrates.

Lorsque les Bolcheviks eurent conquis le pouvoir, le parti communiste devint naturellement nombreux et fort : 600.000 membres en 1921. Les dirigeants pensèrent même que le parti était trop nombreux, ils soupçonnèrent une fraction de ses membres de n’y être entrés que par intérêt. Ils se livrèrent donc à des épurations et réduisirent les effectifs à environ 300.000. De semblables opérations ont lieu de temps à autre et l’entrée dans le parti communise russe est difficile. Il faut en général avoir un passé, pouvoir prouver qu’on a travaillé à la préparation de la révolution, être allé en prison sous le régime tsariste, etc...

Les jeunes gens qui ne peuvent encore avoir de passé entrent aux Jeunesses Communistes.

Les femmes ont une organisation spéciale avec Comité central. Mme Kollontaï a été longtemps la secrétaire générale de cette organisation. Elle l’a quittée pour devenir ambassadrice.

L’organisation des femmes a été instituée pour faciliter la propagande auprès des ouvrières et des paysannes qu’il s’agit avant tout de ne pas rendre hostiles au nouvel ordre de choses. Néanmoins les femmes indépendamment de leurs groupes spéciaux peuvent, aux mêmes conditions que les hommes, entrer dans le parti proprement dit.

L’unité de groupement du parti communiste est la cellule. Elle groupe les ouvriers d’un atelier, d’une usine, les employés d’un restaurant ou d’un magasin.

Après la cellule vient le rayon qui comprend un certain nombre de cellules d’une mëme région. Au-dessus sont les organisations centrales.

Les Congrès ont lieu assez souvent ; néanmoins l’autorité vient d’en haut et non de la masse des militants. Les leaders du parti communiste sont de véritables chets ; ils élaborent les thèses qui règlent la propagande et on les impose au nom de la discipline du parti.

Parti Communiste français. — Fondé au Congrès de Tours, en 1920, où s’est effectuée la scission du parti socialiste. La droite composée surtout des leaders, des parlementaires et des intellectuels, a continué l’ancien parti socialiste ; la gauche qui formait la majorité du Congrès, s’est constituée en parti communiste, section française de l’internationale communiste : S. F. I. C.

Cachin et Frossard, rapportaient de Moscou les 28 conditions d’admission du parti socialiste français dans le parti communiste. Ces conditions visaient à débarrasser le parti du réformisme électoraliste et à en faire un parti d’opposition violente qui préparerait la révolution sociale.

Outre les sections on prévit la constitution d’organisations illégales où seraient dressés des militants prêts au besoin à l’action violente. Un appareil de propagande clandestine dans l’armée était aussi en projet.

Aux vingt et une conditions, on en ajouta une vingtdeuxième par laquelle les adhérents s’engageaient soit à ne pas entrer dans la franc-maçonnerie, soit, s’ils en faisaient déjà partie, à en donner leur démission.

Le parti communiste russe considère en effet la franc-maçonnerie comme une société où se pratique la collaboration des classes et susceptible de détourner le prolétariat de la révolution.

Beaucoup de militants n’avaient pas adhéré sincèrement aux conditions de Moscou. Vieux politiques pour la plupart, habitués des Congrès, des Conseils nationaux, etc., ils espéraient qu’il en serait des vingt et une conditions comme de tant d’autres résolutions ; qu’on les oublierait vite et que le parti communiste pourrait continuer la politique de réformisme et de parlementarisme qu’il pratiquait avant la guerre sous le nom de parti socialiste...

Moscou ne l’entendait pas ainsi. La révolution russe, pour réussir, avait besoin de la révolution mondiale, il fallait donc à tout prix sortir les partis communistes des ornières politiciennes dans lesquelles ils avaient tendance à revenir et en faire des organismes d’opposition révolutionnaire irréductibles aux gouvernements bourgeois.

Le parti russe fit donc savoir sans ambages qu’il entendait diriger les partis communistes du monde entier. La Russie avait la première fait la révolution communiste ; c’était donc à elle qu’il appartenait de commander. Le Komintern n’était plus commme le bureau International du parti socialiste un centre de rapprochement et d’informations, mais un organisme de direction. Les partis nationaux ne devaient plus être, non seulement de nom mais de fait que de simples sections de I’Internationale communiste.

Cette prétention de Moscou à la direction effective mécontenta une partie des militants du parti français et le mécontentement s’exprima d’une manière d’autant plus énergique qu’il était surtout le fait des dirigeants du parti ; Intellectuels, anciens ouvriers vieillis dans l’administration du parti. Ils arguaient que Moscou était trop loin pour donner des directives. Chaque parti national devait être juge de ce qu’il avait à faire, parce que, seul, il connaissait de manière suffisante la politique de son pays. On cria à la tyrannie, au couvent, à la caserne, etc...

En réalité ce que l’opposition voulait c’était ne pas aller trop à gauche. Elle entendait rester un parti politique et non devenir une organisation de combat. D’ailleurs, l’état d’effervescence des esprits lors des premières années de l’après-guerre s’était calmé partout. Les ouvriers qui avaient accouru en masse (cent mille adhérents) dans les sections communistes, ne reprenaient plus leur carte. L’immense espoir qui les avaient soulevés lors de la prise du pouvoir par les bolcheviks, s’était changé en découragement lorsqu’Ils avaient appris que le communisme n’avait pu, en dépit de la domination bolchevique, s’établir en Russie.

A la révolte des leaders français, Moscou répondit par des exclusions. La plupart des orateurs et des écrivains du parti furent exclus ou se retirèrent pour former des organisations dissidentes. Les cadres furent peuplés de nouveaux venus entrés au parti après la guerre, jeunes pour la plus grande part. Des russes suffisamment versés dans la langue française furent envoyés de Moscou pour occuper les fonctions dirigeantes du parti.

Cependant le Komintern comprit qu’il était allé trop loin et qu’il fallait battre en retraite. A l’intérieur cette retraite se caractérisa par la Nep (nouvelle politique économique) qui permettait l’industrie et le commerce privés. A l’extérieur elle se caractérisa par le front unique. Moscou ordonna aux partis communistes nationaux de se rapprocher des partis socialistes afin de pouvoir faire un front unique contre la bourgeoisie.

Cette politique n’eut pas de succès. Les chefs socialistes répondirent par le dédain aux propositions des chefs communistes esclaves de Moscou. Le mot d’ordre fut alors d’aller aux masses par-dessus les chefs ; mais les masses suivaient leurs chefs ; le parti communiste avec ses velléités de violences leur faisaient peur ; la Russie avait cessé de susciter les espoirs ; pour cette fois encore la révolution ne se ferait pas.

Le Congrès de Bolchévisation se tint à Lyon en 1924.

L’armature du parti fut démolie complètement et le parti français fut organisé à la manière du parti russe : cellules rayons, présidium, etc...

La section qui correspondait à l’arrondissement et était avant la représentation proportionnelle une unité électorale, fut remplacée par la cellule qui organise les ouvriers sur le lieu de leur travail. Les réunions au lieu de se faire le soir après le diner eurent lieu à la sortie de l’usine.

On développa les groupes de jeunesse ; les groupes de pupilles. Les femmes furent organisées à part et eurent un journal spécial, L’Ouvrière.

Le sport ouvrier eut pour mission d’attirer les jeunes gens par l’attrait des exercices de plein air. Le Secours Rouge se donna le but d’aider les militants mis en prison pour la cause communiste.

Enfin on établit des cartes de sympathisants, organisant ainsi une sorte d’anti-chambre du parti pour les personnes qui, tout en ayant l’idéal communiste, ne croyaient pas devoir s’engager dans les liens de la discipline du parti.

Toute cette organisation très bonne en théorie avait le défaut de manquer d’âme. Pour engager résolument le parti dans les voies, de la préparation de la révolution, Moscou avait dû exclure toute la droite réformiste. Mais il se trouva que cette droite était formée des hommes les plus intelligents et les plus instruits. On avait « découronné » (Longuet), le parti.

Or, les masses n’étaient pas assez intelligentes pour pouvoir suivre avec persévérance une idée sans des hommes qui l’incarnent. De ces hommes il y en avait bien encore, mais peu.

Les leaders avaient été remplacés par des fonctionnaires, qui, en exposant la doctrine du parti, faisaient avant tout un métier ; la personnalité leur manquait complètement.

Les cellules des grandes usines réussirent assez bien.

Mais nombre de petits ateliers ne pouvaient grouper dans la cellule que quelques camarades ; les séances manquaient de vitalité, ils cessèrent d’y venir et les effectifs du parti diminuèrent beaucoup (30.000). A plusieurs occasions (transfert des cendres de Jaurès au Panthéon, élections) le parti communiste s’est rapproché des autres partis, notamment pour mettre en échec la réaction fasciste.

On peut prévoir qu’un rapprochement plus accentué se fera. Peut-être reviendra-t-on sur la scission du Congrès de Tours pour réunir à nouveau le parti communiste au vieux parti socialiste.

— Doctoresse PELLETIER.

PARTI COMMUNISTE (BOLCHEVISATION DU)

Pour débarrasser définitivement le parti de ses tendances parlementaires et lui donner une attitude définitive d’opposition irréductible à tout gouvernement bourgeois, il fut décidé de consacrer le Congrès national de 1924 tenu à Lyon à la bolchevisation du parti.

La bolchevisation consista à organiser le parti français à la manière du parti russe.

La section n’était guère qu’un Comité électoral. C’était pendant les élections que se faisait le plus fort recrutement, et nombre d’adhérents qui prenaient leur carte à la faveur de l’agitation électorale, cessaient ensuite de donner signe de vie. Les sections des circonscriptions où le parti avait un élu étaient toujours les plus nombreuses. Nombre de gens y adhéraient sans être nullement communistes, pour le seul avantage de coudoyer un député ou un conseiller municipal dont ils escomptaient des faveurs éventuelles.

A vrai dire le remplacement du scrutin d’arrondissement par la représentation proportionnelle et de l’arrondissement parisien par le secteur, avait modifié cet état de choses très sensiblement.

La cellule greffée sur une usine comme un ver rongeur, représentait bien l’opposition irréductible. Le groupe était non plus politique mais de subversion sociale. Dans l’atelier la cellule représentait la révolution et non plus l’élément d’une vague opposition parlementaire.

En entrant dans le parti on ne faisait plus seulement que payer une cotisation et prendre une carte rouge, on avait des devoirs. Devoir de prendre part aux manifestations, devoir de distribuer des tracts, d’amener au parti de nouveaux adhérents, etc... Le secrétaire de cellule, le délégué du rayon, n’étaient plus des mandataires toujours en coquetterie avec leurs mandants, c’était des chefs, il fallait leur obéir.

L’épithète de caserne détachée par les dissidents était un peu justifiée. Le parti bolchévisé prenait de la caserne la brutalité et aussi l’indifférence. L’idéal n’apparaissait plus, masqué par le fonctionnarisme et l’esprit de coterie. Si on avait marché à la révolution, on aurait passé sur tous ces frottements inhérents à toute collectivité, mais la révolution ne se faisait pas.

La bolchevisation, à l’usage, fit voir ses inconvénients.

De nombreux camarades que leur genre d’occupation ne permettait pas d’incorporer à une cellule furent rattachés à une cellule composée de camarades de profession différente. Dans certaines cellules, le nombre des rattachés était plus grand que celui des membres réguliers, ce qui faisait que la cellule perdait son caractère d’organisation de combat à l’usine. On créa donc des cellules de un ou de groupes de maisons, c’était revenir à la section.

— Doctoresse PELLETIER.

COMPAGNON

n. m. (Du latin Cum avec et panis pain)

Étymologiquement le mot « compagnon » veut donc dire qui mange du même pain ou qui partage son pain avec un autre. Mais la valeur du mot s’est sensiblement étendue et à présent il sert à designer une personne avec laquelle on est en relation assez fréquente sans, pour cela, être liés par l’amitié. « Un compagnon de travail, un compagnon de chantier ou de bureau ». On dit aussi un bon compagnon et un mauvais compagnon. Dans certaines corporations et plus particulièrement dans l’industrie du bâtiment, le mot compagnon, sert à désigner un ouvrier accompli ; l’apprenti prend le nom de « aide ». On dit un ouvrier tourneur et un compagnon maçon. Depuis le XIIIe siècle jusqu’à là révolution française, le compagnon était un ouvrier qui avait accompli un stage de plusieurs années chez un maître en tant qu’apprenti et qui avait justifié ses capacités par la production d’un chef-d’œuvre. C’était parfois cinq et même dix ans qu’il fallait travailler gratuitement pour obtenir le droit de se dire « compagnon ».

La révolution française a aboli le compagnonnage et a donné au travail une certaine liberté ; chacun aujourd’hui peut exercer un métier manuel sans être muni de brevets ou de diplômes attestant ses connaissances. Il n’y a que dans certains métiers d’ordre intellectuel que subsiste une certaine forme de compagnonnage. En exemple on pourrait donner la médecine, la pharmacie, le droit, etc. Tous ces métiers sont considérés comme étant exercés par une élite, appartenant naturellement à la bourgeoisie, et ces corporations sont pour ainsi dire fermées à la classe ouvrière.

Le mot compagnon s’emploie aussi comme synonyme de mari, d’époux. Ces deux derniers mots ont un caractère trop officiel et symbolise tellement l’autorité qu’en vertu de la loi l’homme a le droit d’exercer sur la femme, que dans certains groupements et par un grand nombre d’individus ils ont été totalement abandonnés. On ne dit plus ma femme ou mon épouse, mais ma compagne et mon compagnon. Il est évident qu’il ne suffit pas de changer le mot pour changer la chose et le véritable compagnon ne doit pas l’être seulement dans la lettre, mais aussi dans l’esprit. Il doit considérer sa compagne comme un individu qui a droit aux mêmes libertés que lui, qui est sensible aux mêmes émotions, et qui possède une personnalité propre qui ne doit pas être subordonnée à celle d’autrui. Un véritable compagnon doit être jaloux de sa liberté, mais il doit savoir respecter celle des autres.

COMPARAISON

n. f.

Action de marquer la ressemblance ou la différence qui existe entre deux choses. Qu’est-ce que comparer ? « C’est observer, dit Pierre Leroux, alternativement et avec attention l’Impression différente que font sur moi deux objets présents ou absents ». Cette observation faite, je juge, c’est-à-dire je rapporte exactement l’impression que j’aie reçue. Toute assertion sur le rapport des objets entre eux suppose comparaison de ces objets. La comparaison ne consiste pas essentiellement dans l’attention donnée à deux idées, ni dans la perception de l’idée de rapport qui la suit ; elle consiste dans le rapprochement des idées avec l’intention de saisir un rapport... Sans comparaison, pas de jugement. C’est donc une des facultés plus importantes de l’esprit humain, un des objets les plus intéressants que doive étudier la psychologie ».

Savoir comparer est donc une grande qualité. La comparaison nous permet d’acquérir une quantité de connaissances, et de nous éclairer sur le vif à la lumière des faits. C’est en comparant la richesse des uns et la misère des autres que l’on arrive à cette conclusion qu’il y a un vice de forme dans les sociétés modernes. C’est en la comparant à la tyrannie que l’on aime la liberté, et c’est en rapprochant chaque chose et en établissant la différence, bonne ou mauvaise, qui existent entre elles que l’on arrive à se faire une conception.

Celui qui n’a jamais étudié, qui n’a jamais cherché à connaître et à savoir, qui accepte comme des paroles d’évangile tout ce que lui raconte un personnage qu’il considère comme supérieur ; celui qui ne veut pas se donner la peine de regarder par lui-même et de comparer, est un être borné et étroit sur lequel on ne peut compter en aucune occasion. Ce qui singularise l’individu, ce qui lui donne une personnalité, c’est sa faculté de comparaison, et celui qui en est dénué ne sera jamais qu’un mouton qui légitimera le berger. Ils sont nombreux, hélas ! ceux qui, ne veulent pas comparer, et sans doute ne comprennent-ils pas qu’ils sont les meilleurs piliers de la société capitaliste. C’est un long travail qu’ont entrepris les Anarchistes d’ouvrir les yeux aux aveugles pour leur montrer ce qu’ils veulent pas voir ; mais chaque jour, un peu plus, la lumière pénètre dans les cerveaux et plus profonde aura été l’obscurité, plus violente sera la révolte lorsque le peuple enfin éveillé comparera son sort à celui de ses maitres.

COMPARSE

n. m.

Individu participant à une action, mais n’y figurant qu’au second plan. Autrefois, on donnait ce nom aux personnages qui figuraient dans les quadrilles ou dans les représentations théâtrales sans avoir à chanter ou à parler. Aujourd’hui, on désigne ces personnages par le mot « figurants », et l’on prête au mot « comparse » un sens plutôt péjoratif. « Cet escroc a des comparses. Ce criminel n’a pas agi tout seul, il fut aidé par des comparses. »

COMPATIR

v. n. (de cum, avec et pati, souffrir)

Avoir pitié des douleurs d’un autre ; être touché par les misères et les malheurs d’autrui sans y être directement intéressé. « S’il est vrai que la pitié ou la compassion soit un retour vers nous-mêmes qui nous met en la place des malheureux, pourquoi tirent-ils de nous si peu de soulagement dans leurs misère ? » (La Bruyère). La compassion est peut-être un sentiment qui honore celui qui en est animé ; mais elle ne peut en rien soulager la misère collective, la misère en soi, qui a d’autres causes que la méchanceté des hommes. On peut la mettre, la classer dans le même ordre d’idées que la philanthropie et la charité qui, du reste, prennent leur source dans la compassion.

Compatir aux misères d’autrui est donc inutile ; ce qu’il faut, c’est en rechercher les causes et les détruire.

Il y a quantité de gens qui compatissent à la souffrance du peuple et qui se montrent affligés de la situation précaire qui lui est faite. Les cœurs compatissants soulagent quelques malheureux auxquels ils s’intéressent plus particulièrement ; cela change-t-il quelque chose ? Non, absolument rien. À une misère succèdent d’autres misères et aux malheureux d’autres malheureux. On est compatissant par instinct et non par raison, et on se laisse guider par ses sentiments sans se rendre compte que notre sentimentalité nous entraine à commettre des gestes et des actes qui perpétuent un état de choses qui aurait dû disparaître depuis longtemps.

COMPERE

n. m. (du latin cum, avec et pater, père)

Se dit d’un individu qui, d’intelligence avec un autre, le seconde pour commettre une mauvaise action ou pour tromper. Dans le langage populaire on appelle ainsi celui qui, « jouant » le client empressé, entraîne le public à acheter la marchandise présentée sur la place ou sur le marché par un camelot. Ces compères là ne sont pas dangereux, leur « tromperie » est bien inoffensive. Il n’en est pas de même des compères qui opèrent dans les rangs de la diplomatie et de la politique, et leurs arrangements déchaînent parfois des catastrophes. C’est à Poincaré, aide dans sa sinistre besogne par Iswolsky, son compère, qu’incombe une grande part de responsabilité dans la guerre de 1914. Ces deux « compères », secondés dans leur crime par un troisième filou du nom de Delcassé, ont sur la conscience la mort de millions d’innocentes victimes. « En fait de gouvernement, il faut des compères ; sans cela la pièce ne s’achèverait pas. » Napoléon Ier, l’empereur tragique devait en savoir quelque chose.

Grammaticalement « compère » fait au féminin « commère » ; mais ce mot n’est pas employé dans le même sens et a une tout autre signification.

COMPETENCE

n. f.

Au sens juridique, la compétence est la mesure du pouvoir de juger un délit ou un crime. « Ce tribunal n’est pas « compétent » pour cette affaire », c’est-à-dire qu’il n’est pas qualifié pour entendre la cause qui lui est soumise. Au sens général, la compétence est la connaissance, le savoir qui donne à un individu le droit de traiter certaines matières. « Cet homme a une compétence remarquable en astronomie ; mais il n’est pas « compétent » pour traiter des questions sociales. »

Il y a quantité de gens qui parlent de choses et d’autres, qui traitent de sujets dont ils ignorent totalement la valeur et la portée. C’est le désir de paraître qui les fait agir ainsi. Aux yeux des ignorants, ils peuvent exercer une certaine influence pendant quelque temps ; mais leur « incompétence » éclate bien vite, et ils se dégonflent comme des baudruches lorsque l’on soumet leurs démonstrations à l’analyse. Il est donc utile d’être « compétent » en une matière quand on veut en causer sans paraître ridicule.

COMPETITION

n. f.

Concurrence de plusieurs individus qui désirent le même objet ou qui poursuivent le même emploi ou la même charge. La compétition crée la rivalité entre individus, et cela se comprend. Lorsqu’il n’y a qu’une place à prendre et qu’il se trouve dix personnes sur les rangs pour l’obtenir, lorsque l’on aspire aux honneurs, aux dignités et que l’on constate que d’autres aussi prétendent aux mêmes avantages, on les considère comme des adversaires, et de là à employer des procédés d’une moralité douteuse pour arriver à ses fins, il n’y a qu’un pas.

La compétition est une des conséquences de l’inégalité sociale ; dans une société, où tous les individus seront libres et égaux et où les privilèges de toute sorte auront disparu, il n’y aura pas de compétition, et la haine et la jalousie, ainsi que la rivalité entre les humains, auront vécu.

COMPILATION

n. f.

Action de rechercher dans les ouvrages de divers auteurs, les parties que l’on juge intéressantes à une démonstration et en former un recueil. La compilation est une science ingrate, qui fut attaquée par bon nombre de grands penseurs ou écrivains. Montesquieu, par exemple, fut loin d’être tendre pour les compilateurs ; voilà ce qu’il en pensait : « De tous les auteurs, il n’en est pas que je méprise plus que les compilateurs, qui vont de tous côtés chercher des lambeaux des ouvrages des autres, qu’ils plaquent dans les leurs comme des pièces de gazon dans un parterre ; ils ne sont point au-dessus de ces ouvriers d’imprimerie qui rangent des caractères, qui, combinés ensemble, font un livre, où ils n’ont fourni que la main. » Montesquieu est injuste, et il semblerait que le mot « plagiaire » n’existait pas de son époque.

Ne commettons pas la même erreur, et ne confondons pas le plagiaire et le compilateur ; le premier est méprisable, car il cherche à profiter personnellement du labeur d’autrui ; tandis que le compilateur est utile, puisque, modestement, il recherche ce qui peut être intéressant dans les ouvrages des autres pour en faire profiter la collectivité.

À mesure que nous avançons dans le temps, le bagage des civilisations s’augmente, et il arrivera fatalement un jour où il sera impossible à l’intelligence humaine d’englober dans son ensemble tout l’héritage du passé. Il est donc indispensable de retrancher de la bibliothèque humaine tout ce qui ne présente qu’un intérêt secondaire et de ne conserver que ce qui représente un intérêt général. C’est en cela que consiste le travail de compilation intéressante et féconde. Évidemment, il faut que la compilation se fasse consciencieusement, et que le compilateur ne s’arrête pas à des fadaises. Sans la compilation, bien des auteurs, des philosophes et des scientistes n’auraient pu ériger leurs œuvres, et c’est avec raison que Lachatre fait remarquer que Montesquieu lui-même n’aurait pu traiter de l’Esprit des Lois sans la « compilation » des vieux codes.

COMPLAISANCE

n. f.

Qualité qui consiste à rendre service et à sacrifier un peu de soi même au bénéfice d’autrui. La complaisance ne doit jamais être intéressée, et il ne faut pas attendre en retour de la reconnaissance. On doit trouver dans la complaisance la satisfaction de son geste ou de son acte, et il est préférable qu’il en soit ainsi, car il est certaines personnes qui abusent de la « complaisance » d’autrui. Quoi qu’il en soit, une personne complaisante est ordinairement d’un commerce facile, et si cette vertu était un peu plus répandue nous assisterions un peu moins aux déchirements des individus.

COMPLEXITE

n. f.

Se dit de ce qui est « complexe », en opposition à ce qui est « simple ». Un nombre complexe est un nombre composé d’unités de diverses valeur ; exemple : 8 mètres 7 décimètres 5 centimètres. Ce n’est pas seulement dans ce sens arithmétique que ce mot est employé, et l’on s’en sert couramment pour qualifier un individu, un objet ou une idée. Dans ce sens, il a une signification différente et est presque synonyme de « compliqué ». La complexité d’une idée, c’est-à-dire son état, consécutif à la combinaison d’autres idées, est une source de malentendus. Il faut, pour être comprise par tous, qu’une idée soit claire, simple et non pas complexe. On dit aussi qu’un individu a un caractère complexe, c’est-à-dire incompréhensible.

COMPLICITE

n. f.

Action de participer à un acte commis par un autre. Au sens légal, la complicité implique la participation à un crime ou à un délit défendu, et puni par la police ; ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de complicité et de crimes en dehors de ceux prévus par la loi. Les déchaîneurs de guerre sont honorés et glorifiés, cependant que, de complicité avec les représentants de la ploutocratie, ils commettent les plus horribles crimes à enregistrer par l’histoire ; les policiers et les soldats qui chargent le peuple sont les complices inconscients de la bourgeoisie, et les magistrats qui jugent et condamnent tous ceux qui se révoltent contre l’ordre établi, agissent de complicité avec les représentants les plus autorisés du Capitalisme.

Il est aussi des complicités morales plus difficiles à déterminer au point de vue social comme au point de vue légal. Pourtant nous avons vu que des révolutionnaires furent condamnés pour « complicité morale », et il y a quelques années, afin d’écraser un mouvement de grève, la justice française, au Havre, n’hésita pas à condamner à mort un secrétaire de syndicat auquel on reprochait sa responsabilité morale à propos d’un incident de grève dans lequel on ne pouvait pas l’impliquer de « complicité effective ». Grâce à la protestation énergique de la classe ouvrière, le malheureux ne fut pas exécuté, mais il devint fou, et on peut dire que toute la bourgeoisie est « complice » de ce crime.

Si dans le grand crime social qui se commet chaque jour, les maîtres ne trouvaient pas de complicités dans la classe des esclaves et des exploités, il y a longtemps que les hommes auraient brisé leurs chaînes et vivraient en liberté.

COMPLOT

n. m.

S’entendre en secret avec une ou plusieurs personnes, dans le but de transformer l’organisation sociale ou politique d’un État, de changer brutalement de gouvernement en employant d’autres moyens que ceux autorisés par les lois constitutionnelles, de nuire ou d’attenter à la vie d’un monarque, d’un chef de gouvernement, etc., etc...

D’après Lachatre, le complot est « l’ensemble des voies illégales radicalement suivies pour renverser un gouvernement » ; et Lachatre ajoute : « Quand les conspirateurs réussissent dans leur projet, le crime change de nom, le “complot” devient une révolution ; quand ils ne réussissent pas, ils sont punis de mort. Telle est la moralité humaine ».

Le complot est un délit condamné dans tous les États ; car, quelles que soient les raisons politiques ou sociales qui animent les comploteurs, c’est généralement contre ceux qui détiennent les pouvoirs ou contre des membres influents et représentatifs qu’il est organisé.

Ce serait une erreur de penser que, du fait que les conspirateurs luttent et complotent contre une forme de gouvernement, ils soient déterminés dans leurs actes par un désir de bien-être collectif. La plupart des complots sont d’essence politique, et ceux qui les organisent ne sont conduits que par l’ambition de prendre le gouvernail de la chose publique et de remplacer au Pouvoir ceux qu’ils en auront chassés par la violence. Tel est le cas pour les complots organisés dans certains pays par les monarchistes pour renverser la République, et vice versa. Il est bien entendu que ces gestes de violence politique ne peuvent en rien intéresser les classes opprimées, sinon que dans la mesure où les troubles occasionnés par le Coup d’État consécutif au complot lui permettent, à la faveur des désordres, de créer un courant d’opinions déterminant non pas un changement de gouvernement, mais une transformation totale de l’ordre social établi.

S’il est des complots qui apeurent particulièrement la bourgeoisie, ce ‘sont ceux que l’on prête, à tort ou à raison, aux organisations d’avant-garde. Cela. se conçoit, car si les détenteurs de la richesse sociale savent qu’ils n’ont rien à craindre du changement éventuel de certaines personnalités, dans la direction d’un État, par contre ils sont convaincus qu’une révolution sociale triomphante les dépossédera des privilèges qu’ils détiennent arbitrairement au détriment de la collectivité.

Nous avons vu, et nous voyons encore chaque jour, qu’en Italie, en Espagne, en Pologne, en Bulgarie, etc., etc ... pays continuellement en effervescence, ou les politiciens de toutes couleurs se font une guerre acharnée et complotent à tour de rôle, les uns contre les autres, pour la conquête de l’assiette-au-beurre ; la bourgeoisie s’adapte avec une facilité remarquable et accepte d’être gouvernée par n’importe quel aventurier, à condition, cependant, que celui-ci respecte la propriété privée et ne s’attaque pas à la fortune particulière ; et, malgré les petits ennuis provoqués par sa quiétude momentanément troublée, elle ne proteste jamais avec vigueur contre les coups d’État et les complots organisés par les hommes issus de sa classe.

Mais, sitôt que l’on signale un « complot » contre le Capitalisme, ou simplement contre un monarque assassin ayant à son actif des centaines et des centaines de crimes, alors une frayeur sans pareille s’empare de tous les petits boutiquiers, des commerçants, des fonctionnaires, des petits rentiers, de toute cette organisation occulte et bassement égoïste, qui est la puissance formidable sur laquelle spécule l’association de malfaiteurs que l’on nomme « Gouvernement ». Il n’est pas de châtiments assez cruels que l’on ne réclame pour se venger de la terreur que l’on a éprouvée, et ce n’est que lorsque les comploteurs ont été mis dans l’impossibilité de « nuire » que la petite bourgeoisie, conservatrice et réactionnaire, reprend le cours normal de sa vie.

Pourtant, dans les pays où la liberté la plus élémentaires est férocement brimée, où il est impossible aux travailleurs de s’exprimer par l’organe de la presse, où le droit de réunion est interdit, où la dictature règne en maîtresse ; partout où tous les autres moyens se sont manifestés inopérants et où il est indispensable que la Révolution vienne, de son souffle énergique et puissant, balayer l’air pour en chasser les miasmes du despotisme, on ne voit pas quels autres procédés que le « complot », signe avant-courreur des révoltes fécondes, peuvent être employés.

La lutte en plein jour, face à face avec l’adversaire, peut encore se concevoir lorsque l’un d’eux use mais n’abuse pas de sa force, et n’écrase pas l’autre par la violence de son autorité. Et puis, la loyauté n’a jamais été le péché du capitalisme ; nous savons trop ses mensonges pour nous laisser prendre à son cruel sentimentalisme et réprouver le complot comme n’étant pas digne d’hommes sincères et courageux. Lorsque, poussée dans ses retranchements, tremblante de payer pour les crimes accumulés depuis des siècles et des siècles, la bourgeoisie terrifiée dépasse les bornes, étouffe et réprime outrageusement toute protestation émanant des classes opprimées, seule l’organisation secrète peut être efficace, seul le complot peut réveiller le peuple asservi et lui montrer la route de la libération.

Et c’est ce qui explique que les complots s’organisent surtout dans les pays où d’autres formes de lutte sont absolument impossibles.

D’autre part le complot est une arme dont savent à merveille se servir la bourgeoisie et les classes dirigeantes pour écarter de leur route les hommes trop gênants, et longtemps on se souviendra du complot ourdi par le dictateur italien Mussolini, et dont fut victime le député socialiste Matteotti, qui paya de sa vie sa sincérité et son courage. C’est la loi du Talion, brutale et féroce dans sa simplicité ; la bourgeoisie s’est la première servie du « complot », elle en sera victime à son tour. De quoi se plaint-elle ?

La France n’est pas le pays du complot, et les actes commis à diverses époques de l’histoire révolutionnaire moderne sont l’œuvre d’individualités courageuses qui surent se sacrifier pour une cause ou pour une idée qu’ils considéraient noble et belle ; mais les divers gouvernements qui se sont succédés depuis une trentaine d’années ont toujours, lorsque leur prestige était menacé ou que les difficultés quotidiennes de la vie faisaient gronder la voie du populaire, cherché à se débarrasser des dirigeants du mouvement révolutionnaire, en les impliquant dans d’imaginaires « « complots contre la sûreté de l’État ».

On se rendra compte des intentions bienveillantes des gouvernants, lorsque l’on saura que les complots politiques, en France, peuvent être punis de la déportation à vie dans une enceinte fortifiée.

Malheureusement .pour nos maîtres, ces genres de délit sont de la compétence de la Cour d’assises, où il faut quand même dans une certaine mesure compter avec les jurés qui ne sont pas des magistrats professionnels au service du gouvernement et qui ne sont pas aveuglés et corrompus par leurs fonctions. Les gouvernants ne furent donc jamais bien heureux dans leurs tentatives. D’autre part, comme ces complots n’ont jamais existé que dans les cerveaux atrophiés de ministres en mal de répression, il faut leur donner un semblant de vie, et c’est la police secrète qui est chargée de fournir les premiers documents indispensables à l’action judiciaire. Or, personne n’ignore l’intelligence et la sagacité de la police ; celle-ci ne s’embarrasse pas de préjugés et d’honnêteté sentimentale. Il faut des preuves, des documents. Elle les trouvera, et si elle ne les trouve pas, elle les fabrique ; mais elle les fabrique avec une telle grossièreté, qu’à la première analyse, le juge le plus obtus et le plus attaché par ses fonctions à rechercher les sympathies gouvernementales, est obligé d’avouer le faux et de classer l’affaire. C’est ainsi qu’en France se terminent certains complots contre la sûreté de l’État.

Ces supposés complots offrent pourtant certaines satisfactions aux maîtres de l’heure ; c’est de tenir emprisonnés pendant des mois et des mois les militants les plus actifs de la classe ouvrière ; c’est un résultat appréciable dont se contentent probablement nos gouvernants.

À côté de cette comédie — qui serait plutôt une tragédie — il y a la réaction toujours plus arrogante, il y a les monarchistes qui complotent ouvertement contre l’État républicain. Et la République se tait, ce qui démontre suffisamment que République, Réaction, Monarchie, sont trois têtes sous le même bonnet, et que ces trois têtes n’ont qu’un corps : le Capitalisme. Et pour détruire cet animal tricéphale, lorsqu’il deviendra trop dangereux et qu’il voudra encore rogner sur les libertés acquises par des siècles de privations et de lutte, il n’y aura qu’un moyen pour déchaîner et organiser la révolte des opprimés : « Le complot ».

— J. CHAZOFF.

COMPREHENSION

n. f.

Faculté de comprendre, de concevoir. Cette faculté n’est pas donnée à tout le monde, et il est quantité d’idées pourtant bien simples qui restent incomprises de ceux à qui elles s’adressent, parce que ceux-ci n’ont pas la « compréhension » aisée, facile. La faculté de comprendre rapidement n’est pas seulement une qualité qui offre à celui qui la possède une source de satisfactions et de joies, mais au point de vue social, c’est une arme sérieuse. Si les hommes avaient la compréhension de ce qu’est leur force, ils ne resteraient pas courbés sous le joug de l’exploitation et se refuseraient plus longtemps à être des esclaves.

COMPRESSION

n. f.

Physiquement : action de comprimer, de réduire un corps et d’amoindrir son volume sans lui enlever de sa force, de sa valeur ou de sa qualité. Les corps gazeux sont les plus compressibles. « Toute compression dégage du calorique. On remarqua qu’une masse d’air comprimé douze fois par un coup violent développe une chaleur capable d’allumer toute matière combustible. »

La compression offre un intérêt remarquable au point de vue scientifique, et des progrès énormes ont été appliqués, particulièrement en mécanique, grâce aux découvertes des savants.

La « compression », au sens politique, produit des effets diamétralement opposés. Elle encercle dans des limites étroites les libertés chèrement acquises ; elle interdit de se réunir, d’écrire, de parler ; en un mot, elle comprime tout ce qui fait de l’individu autre chose qu’un animal ou une plante. Si en physique la compression provoque l’explosion, il en est de même au sens moral et politique, et le despotisme, c’est-à-dire la compression poussée à son maximum, provoque la révolte et les révolutions. Mais ce sont là des lois que la bourgeoisie veut ignorer. Elle n’y échappera pourtant pas.

COMPROMISSION

n. f.

Se compromettre, c’est à dire entrer dans une affaire, dans une organisation, dans un parti ; participer à une action et s’y mêler de manière à se créer des embarras susceptibles de menacer sa réputation.

La compromission est donc l’action de se compromettre. Les compromissions sont nombreuses, surtout dans le monde politique étroitement lié au monde financier et industriel, qui trouve dans les « représentants » du peuple des agents qualifiés pour soutenir, moyennant salaires, ses intérêts dans les parlements.

Les compromissions de certains ministres ou hommes d’État, dans certaines affaires véreuses, ont parfois soulevé des scandales, et nous ont dévoilé les dessous de la politique. Il est peu de parlementaires, quelle que soit leur situation de fortune, qui se refusent à certaines compromissions pour toucher les scandaleux « pots-de-vin » que leur offrent les gros spéculateurs et les gros industriels à la recherche de contrats avantageux et de commandes importantes.

Mais les scandales n’ont pas arrêté les exploits de toute cette canaille qui ne cherche qu’à s’enrichir, pour qui le mandat politique arraché à la naïveté populaire n’est qu’une source de revenus et qui considère que la compromission n’est indélicate que dans la mesure où elle est dévoilée, puisque la fin justifié les moyens.

CONCEPT

n. m. (du latin : conceptus, conçu.)

Si physiologiquement la « conception » est l’action de donner la vie à un être ; philosophiquement, le « concept » est la résultante de la « conception » intellectuelle. Pris dans son sens absolu, le « concept » est une abstraction, c’est-à-dire qu’il se détache de tout ce qui peut être substantiel, pour n’être qu’une opération de l’esprit (voir abstraction). Ce mot est peu employé dans le langage courant du peuple ; toutefois, dans les milieux d’avant-garde, on s’en sert parfois au pluriel « les concepts », en en faisant le synonyme de « conception ». Le terme a cependant une toute autre signification, et il serait préférable de s’abstenir d’en user, à moins de lui donner sa valeur propre et de le ranger à sa place dans le domaine de la philosophie.

CONCESSION

n. f. (du latin : concedere.)

Accorder un privilège ; faire don à quelqu’un de propriétés, de territoires, etc, etc...

Commercialement, administrativement, gouvernementalement, la « concession », est le pouvoir accordé à une personne ou à une société d’exploiter, durant un temps déterminé ou indéterminé, un domaine qui ne lui appartient pas. Naturellement, ce sont toujours les mêmes qui profitent des concessions.

Les domaines d’État, les grandes administrations, les exploitations coloniales, sont d’ordinaire cédés à des concessionnaires qui en tirent d’énormes bénéfices, et bien souvent sans avoir même risqué le moindre capital dans l’entreprise qui leur a été concédée. Les chemins de fer, les mines ne sont que des concessions accordées par l’État à certains syndicats de financiers et d’industriels. Le public ne tire aucun profit de toutes ces concessions. Une seule et unique concession est accordée au peuple par les gouvernants : c’est celle de pouvoir pourrir et se décomposer après sa mort dans un domaine de l’État, le cimetière. C’est ce que l’on appelle une « concession gratuite ».

En rhétorique, la concession consiste à abandonner à un adversaire une partie de la discussion et reconnaître la valeur de certains de ses arguments. « Je vous fais cette concession que la République fut, à ses origines, acclamée par le peuple ; c’est qu’il en ignorait les rouages. » Faire des concessions à un adversaire politique, c’est dans une certaine mesure abandonner le terrain, mais lorsque ces concessions sont loyales et sincères, elles n’entachent pas l’honorabilité et la moralité de celui qui les fait. Il en est autrement lorsqu’un individu se désiste de ses opinions dans un but intéressé. Dans ce cas, la « concession » est blâmable, et l’on ne peut que mépriser celui qui l’accorde.

CONCEVOIR

v. a. (du latin : concipere)

Donner naissance à un être ; se dit en parlant des femmes et des animaux. « Concevoir dans la douleur ; à partir d’un certain âge, la femme ne peut plus concevoir. »

Dans un autre sens : comprendre facilement ; imaginer. « Concevoir un projet ; concevoir du mépris, de l’amour. » Une condition essentielle pour bien concevoir, c’est de se présenter toujours les choses sous les rapports qui leur sont propres (Condillac).

CONCILE

n. m. (du latin : concilium, assemblée.)

Assemblée régulière d’évêques et de docteurs en théologie pour décider des questions de dogme et de discipline. Il y a trois catégories de conciles : les œcuméniques, qui sont présidés par le pape ou par les légats, et auxquels prennent part les évêques catholiques de toutes les nations ; les nationaux et les provinciaux, qui ne réunissent que les représentants ecclésiastiques d’une nation ou d’une province.

Les décisions des évêques, réunis en concile, sont considérées comme émanant de l’Esprit Saint, et c’est ce qui explique cette formule : « Il a semblé bon au Saint Esprit et à nous... » (Actes des Apôtres, XV, 28).

Les plus importants des conciles se sont tenus entre le IVème et le XVIème siècles et l’influence qu’ils exercèrent fut considérable. C’est en 325 au Concile de Nicée que fut définitivement proclamée la divinité de Jésus Christ. À cette assemblée, Arius, Prêtre d’Alexandrie soutenait contre les théologiens les plus réputés de son époque que le Christ n’était pas Dieu et qu’il n’avait pas toujours existé ; son principal adversaire Saint Athanase soutint la thèse contraire et sortit victorieux. Arius fut solennellement excommunié et c’est sur la dispute de quelques philosophes que, depuis seize siècles, repose la divinité du Christ. Depuis 1549 il ne s’est pas tenu de concile international et il semble que cette attitude de l’Église soit due aux progrès constants de la science auxquels il est difficile d’opposer les lois ridicules et obscures du fanatisme religieux.

L’absence de conciles est un signe des temps et marque un recul de l’Église ; de toute évidence la foi disparait et si les peuples acceptent encore de se courber devant les lois civiles, ils se refusent à la discipline ecclésiastique et ne respectent nullement les règles du droit canon.

Les conciles n’ont donc plus aucune utilité puisque dans le passé on pouvait les considérer comme les États Généraux de l’Église ; et qu’aujourd’hui celle-ci aime mieux s’abstenir de les convoquer que d’avouer ouvertement son impuissance à faire respecter leurs décisions.

CONCILIATION

n. f.

Action de rapprocher des personnes séparées par des opinions ou des intérêts différents. « On fait toujours une sottise en rejetant les moyens de conciliation » déclare Rivarol ; cette affirmation est un peu osée. S’il ne faut pas s’obstiner à repousser, lorsque cela est possible, les tentatives d’accord, il est des cas où la conciliation est une concession qui amoindrit l’une des parties.

Lorsque l’on a raison et qu’un adversaire est de mauvaise foi, il est ridicule de vouloir concilier le vice avec la vertu. Nous serions plutôt d’accord avec Massillon qui dit : « que vouloir tout concilier, c’est tout perdre ».

Il est des intérêts qui sont inconciliables ; et du point de vue Anarchiste nous considérons que c’est un crime de vouloir concilier ceux de la bourgeoisie avec ceux de la classe ouvrière. Les hommes qui tentent la conciliation de ces deux contraires commettent une profonde erreur et il est regrettable que la classe ouvrière, ou plutôt une fraction de la classe ouvrière consente à collaborer avec ses exploiteurs dans l’espoir de concilier leurs intérêts communs. Espérons que l’expérience répétée de ces tentatives, et que les échecs successifs qui en résultent ouvriront les yeux de la classe ouvrière et que dans un avenir proche elle saura se libérer des conciliateurs, qui, ne sont trop souvent que des agents conscients ou inconscients du Capital.

CONCLAVE

n. m.

Réunion des Cardinaux pour l’élection d’un pape. C’est dans un concile tenu à Rome en 1059, et réunissant cent treize évêques que le privilège d’élire le pape fut déféré aux cardinaux. En 1274 au second concile général de Lyon il fut décidé que :

« Le dixième jour qui suit la mort du Pape, et le lendemain de la célébration des obsèques, les cardinaux présents à Rome, après avoir entendu en corps la messe du Saint Esprit, se rendront processionnellement dans le conclave. »

C’est toujours au Vatican que se réunit le conclave et les cardinaux sont, durant toute sa durée, enfermés dans une cellule de laquelle ils ne sortent que lorsqu’un des candidats à la papauté, ayant réuni les deux tiers des voix, est déclaré élu. Avant de voter, chaque cardinal prête ce serment ; je prends à témoin Notre Seigneur Jésus Christ, qui me jugera, que j’élirai celui que je crois devoir élire devant Dieu. » Ce qui n’empêche pas que l’élection d’un pape est plutôt une bataille politique que se livrent les diverses tendances de l’église catholique, et que les intérêts particuliers ne sont pas sans jouer un rôle dans ces élections. Selon les règlements primitifs, à mesure que se prolonge le conclave, la nourriture des cardinaux doit diminuer, ce qui fait qu’au huitième jour elle ne devrait se composer que de pain et de vin ; comme bien on pense ces règlements ne sont pas appliqués.

Tant qu’un candidat n’a pas réuni le nombre de voix exigé, le vote recommence et les bulletins du vote précédent sont brûlés avec une poignée de paille humide produisant une fumée guettée du dehors par le peuple, qui connaît ainsi les résultats du conclave.

Il arrive que les cardinaux soient longs à se mettre d’accord sur le nom d’un candidat ; lorsqu’il fallut nommer un successeur au pape Clément XIV, les cardinaux se disputèrent pendant près de trois ans.

De nos jours bien qu’entouré du même cérémonial, le conclave n’est qu’un événement d’ordre secondaire et ne présente pas le même intérêt que dans le passé. C’est une comédie qui se perpétue mais la papauté perd chaque jour de son prestige et elle s’éteindra bientôt, ne laissant derrière elle que le souvenir de ses crimes monstrueux et la stupéfaction d’avoir durant des siècles dominé l’Europe.

CONCLUSION

n. f.

Fin d’une affaire, d’un livre, d’un exposé, etc., etc... La conclusion de la Paix est l’acte qui met fin aux délibérations entre les belligérants. La conclusion d’un discours.

La conclusion d’un livre, d’un exposé, d’un discours, pour être persuasive doit être une conséquence logique et directe de ce livre, de cet exposé ou de ce discours. Elle doit être une récapitulation du travail présenté, et suffisamment claire, brève et précise, pour laisser à l’auteur ou au lecteur une impression favorable.

Dans le livre comme dans le discours, on doit s’attacher à la conclusion. Un discours sans conclusion est un corps sans âme, une maison sans toit. Certains littérateurs laissent au lecteur le soin de conclure personnellement ; en réalité dans un ouvrage sérieux la conclusion s’impose d’elle-même. C’est différent lorsque au point de vue social on présente au public un sujet quelconque ; il faut conclure sinon on ne produit qu’un travail inachevé et on laisse son auditoire dans l’indécision ; c’est ce qu’il ne faut jamais faire. C’est la faiblesse de quantité de militants de ne savoir terminer un exposé ; cela dénote une lacune car tout homme convaincu et sincère doit pouvoir en tenant compte de ses facultés oratoires ou intellectuelles donner une conclusion aux idées et aux conceptions politiques ou sociales qu’il défend. Si les idées sont claires la conclusion doit être facile ; si elles sont troubles la conclusion présente d’énormes difficultés. Tâchons en conséquence d’avoir toujours des idées claires.

CONCRET

adj.

(du latin : concretus, condensé.)

Ce qui est « concret » par opposition « abstrait » (Voir abstraction). En chimie les substances « concrètes » sont celles qui sont solides en opposition à celles qui sont fluides. On pourrait donner cette même définition du mot concret lorsqu’il se rapporte aux idées. Une idée concrète est une idée solide qui se rapporte à des substances existant dans la nature, avec les qualités qui leur sont propres.

CONCURRENCE

n. f.

Le terme « concurrence » étant employé à la fois par les économistes bourgeois et les individualistes anarchistes, il est de toute nécessité de bien définir ce que ces derniers entendent par « concurrence » ― d’autant plus qu’ils considèrent la liberté de l’exercer comme l’un des principaux facteurs de la sculpture de la personnalité, du développement de l’être individuel.

Pour les bourgeois, pas de doute, ce qu’ils entendent par « concurrence », c’est une course effrénée vers la richesse, c’est l’écrasement, l’annihilation de tout ce qui fait ombrage aux situations acquises ou volées par les gros privilégiés de l’ordre social, par les monopoleurs ou accapareurs d’envergure, dans tous les domaines de l’activité productrice. Il ne s’agit pas, pour eux, d’affirmation de la valeur éthique ou créatrice de l’unité individuelle, d’amélioration de l’aspect ou de la qualité du produit, ― mais bien d’un combat, le plus souvent déloyal, entre détenteurs de capitaux-espèces ou outils, entre capitaines d’industrie, combats où vainqueurs et vaincus se servent de l’exploitation des travailleurs pour se livrer bataille. C’est une lutte brutale, farouche, une curée, aucunement un moyen de sélection des plus aptes.

Au point de vue où se situent les individualistes anarchistes, ils font de la concurrence un synonyme d’émulation, de stimulant. Se basant sur la connaissance de la nature humaine en général, de l’être humain, en particulier ― l’être humain tel qu’il est et non pas une créature de rêve ou une chimère livresque ― ils considèrent la concurrence comme un aiguillon destiné à maintenir en éveil constant la pensée et l’activité individuelles, trop ordinairement portées vers l’indolence ou le sommeil.

Mais leur thèse de la concurrence se conçoit, bien entendu, étant inconnues ou abolies la domination de l’homme par l’homme, ou vice-versa.

Par I’ expression « liberté de concurrence », les individualistes anarchistes entendent donc la possibilité absolue d’affirmation ou de manifestation de l’individu, dans tous les domaines et dans toutes les circonstances ; autrement dit, la faculté pleine et entière pour tout être humain, associé ou isolé, dé présentation, de diffusion, d’expérimentation, de mise en pratique de toutes conceptions, méthodes ― de tous procédés visant ou poursuivant un but analogue ou différent ; ceci, sans avoir a redouter une réglementation ou intervention restrictive ou limitative quelconque s’exerçant au profit d’un État, d’un gouvernement, d’une administration, d’une unité humaine quelconque.

Dans la sphère économique, les individualistes entendent spécialement par « liberté de concurrence » la faculté pleine et entière pour le producteur, associé ou isolé, de déterminer, à son gré, son effort individuel ; c’est-à-dire de mettre en œuvre toutes ses ressources d’ingéniosité et de savoir-faire, de faire appel à toutes ses capacités de création ou d’initiative personnelle ― sans avoir à se heurter à une réglementation qui limite ou restreigne la confection ou les conditions de sa production.

Les individualistes anarchistes revendiquent, pour le consommateur associé ou isolé, la faculté pleine et entière de comparaison, de choix, de refus, aussi bien en ce qui concerne les utilités de première nécessité qui lui sont offertes ou proposées, que les produits de qualité supérieure ou de confection raffinée. Tout cela sans être exposé à être limité, restreint par une réglementation ou une intervention d’aucun ordre, s’exerçant en faveur de qui que ce soit, institution ou personne.

Les individualistes soutiennent cette thèse que toute entrave à cette faculté ou « liberté » a pour résultat d’accroître l’uniformité. Qui dit uniformité, dit stagnation, soit recul, régression, rétrogradation. Dans tout milieu d’où est exclue la concurrence : d’artisan en évolution vers l’artiste, le producteur rétrograde vers le manœuvre, en involution lui-même vers l’automate ― d’appréciateur en évolution vers l’artiste, lui aussi, ou l’amateur, le consommateur involue vers l’absorbeur, le gobeur, le bâfreur.

Dans toutes les sphères de la pensée ou de l’activité humaine, l’absence de concurrence produit l’involution de l’œuvre d’art ou du distinct vers le grossier ou le grégaire, du différencié vers l’aggloméré, du conscient vers l’inconscient.

La preuve évidente de la vérité de la thèse énoncée ci-dessus ne nous est-elle pas fournie par les résultats de la période que nous traversons, où la concurrence est restreinte à quelques monopoleurs et privilégiés, étatistes ou particuliers. Le stade actuel de l’évolution historique est remarquable. En effet, par l’existence d’une espèce humaine en voie de se vêtir, de se nourrir de la même façon d’un bout du monde à l’autre, de se loger en des habitations construites en tous lieux sur un modèle identique, le phénomène caractéristique du moment actuel, c’est une humanité en voie de penser d’une même manière sur tous les sujets, d’accepter une même solution pour tous les problèmes de la vie. Si on ne réagit pas vigoureusement, les personnalités tranchées, les tempéraments originaux, les esprits inventifs, les créateurs et les initiateurs deviendront une exception, une anormalité.

La concentration de la production manufacturée entre les mains d’un petit nombre de détenteurs, le travail en grandes masses dans les usines immenses et les fabriques-casernes, la fabrication en série, la conscription et les armées permanentes font rétrograder l’unité humaine vers la bête de troupeau : chair à bergers, chair à dictature.

Plus se réalisera la mainmise des accapareurs, des administrations sociales ou des États sur la gestion de la production ― et plus s’accélérera l’involution de l’ouvrier vers l’homme machine, de plus en plus incapable d’un travail autre que la conduite ou la surveillance d’un mécanisme automatique, produisant toujours la même pièce, la même parcelle d’objet.

Il n’y a aucune similitude entre la « concurrence », au sens où l’entendent les individualistes, et la « guerre ». La guerre est une lutte que se livrent dirigeants, monopoleurs, privilégiés, accapareurs politiques ou industriels dont les intérêts n’ont rien de commun avec le développement ou la sculpture de l’individualité humaine. L’« état de guerre » abaisse l’humain au degré de sous hommes, d’objet animé réquisitionnable à merci dans son être et dans son avoir, ne lui laissant aucune possibilité de résistance ou de protestation contre la situation qui lui est imposée. C’est, comme on voit, tout le contraire de « l’état de concurrence ».

L’exercice de la concurrence, au point de vue individualiste, est consécutif à la rationalisation de la production. Là où il y a surpopulation, l’émulation est illusoire. Ce qui se passe actuellement le démontre surabondamment : pas de concurrence possible, une lutte âpre entre appétits et besoins à assouvir, un combat aveugle où la valeur éthique de l’individu et la perfection du produit passent à l’arrière-plan. Et ce sont fréquemment les mieux doués cérébralement, les plus originaux, les plus aptes moralement qui succombent, écrasés, noyés, dans le trop plein d’une médiocratie surabondante.

Ici encore, le dessein de l’individualiste anarchiste ressort avec toute clarté : le développement de l’unité humaine ― associée, ou isolée ― porté à son maximum, de l’unité humaine et non d’une élite de privilégiés d’une espèce ou d’une autre.

Voilà, pourquoi les individualistes ne séparent pas l’exercice de la concurrence de la faculté pleine et entière, pour chaque isolé ou associé, producteur ou consommateur, de profiter, sans aucune réserve, des occasions d’apprendre, de connaître, de se perfectionner, de disposer du moyen de production, des facilités de déplacement, de publicité. Une fois pour toutes, pas de concurrence possible entre le cultivateur, qui possède de primitifs outils de culture, et le fermier propriétaire d’instruments aratoires perfectionnés. Celui-ci est toujours un privilégié par rapport à celui-là.

Tout état de choses, tout milieu individualiste qui ne garantit pas au moins à l’être individuel l’égalité au point de départ (et, dans certaines circonstances, le rétablissement de cette égalité en cours de route) est impropre au jeu de la concurrence.

Sans la faculté de concurrence entre eux des associations, des groupes à effectifs restreints, des isolés, tendant à une production toujours plus améliorée, perfectionnée, raffinée, différenciée, originale, on ne voit pas bien comment on peut éviter la « dictature » avouée ou dissimulée, qui tend, elle, et naturellement, vers l’uniformité, la stagnation, le conformisme.

― E. ARMAND.

CONCURRENCE

Le Larousse nous donne une définition plutôt brève de ce qu’est la « concurrence » ; qu’on en juge : Rivalité entre commerçants, marchands, etc., etc., et c’est tout. En réalité, la concurrence est autre chose qu’une rivalité entre commerçants ; si elle n’était que cela, et si ses conséquences n’exerçaient pas une influence dans tous les milieux, nous laisserions purement et simplement les rivaux se déchirer entre eux, assistant en spectateurs à la lutte, en nous gardant de prendre part au conflit. Mais puisqu’elle est une branche de l’arbre capitaliste et qu’elle marque une période d’évolution du commerce et de l’industrie, elle mérite une étude assez sérieuse et peut-être n’est-il pas inutile de la suivre dans ses diverses manifestations pour essayer, par son présent, de déterminer son avenir.

La concurrence est née en Europe à l’époque de l’affranchissement des communes, mais ce n’est réellement que depuis un siècle que, favorisée par intensification de la grosse industrie, due aux applications de la science, elle a envahi le domaine commercial et s’est, avec une rapidité inouïe, introduite sur tous les marchés nationaux et internationaux.

Les facilités avec lesquelles on se déplace, l’utilisation du téléphone et du télégraphe, et, plus récemment encore, les progrès de la T. S. F., qui permettent de transmettre, en quelques minutes, un ordre à l’autre bout du monde, ont transformé le commerce du tout au tout et, de nos jours, la concurrence n’est pas une lutte entre petits boutiquiers qui cherchent à vendre à un prix faiblement inférieur un produit de même nature, mais une guerre entre diverses fractions de puissants capitalistes, dont le but est de monopoliser à leur profit tout le commerce et l’industrie mondiaux.

Durant une période assez longue, on a accepté comme un axiome que la concurrence était un avantage pour le consommateur, en provoquant une baisse de prix sur les marchés ; nous verrons, par la suite, que cette affirmation ne reposait sur aucune base solide, et qu’au contraire, elle détermine une hausse constante du prix de la vie.

Le commerce est un vol autorisé puisqu’il consiste simplement à acheter un produit au plus bas prix pour le revendre au plus haut. Un bon commerçant doit donc posséder l’art d’acheter 10 francs ce qui en vaut 20 et de revendre 20 francs ce qui en vaut 10. Nous laissons aux économistes bourgeois le soin de démontrer la moralité d’une telle pratique ; mais, quels que soient les arguments invoqués, ils seront obligés de reconnaître que c’est là le principe élémentaire qui sert de base au commerce.

Dans le domaine de l’industrie, le problème se complique, car il entre en jeu un autre facteur : la fabrication, et le manufacturier est obligé non seulement de se procurer au plus bas prix les matières premières nécessaires au fonctionnement de son entreprise, mais encore de déterminer le prix du produit manufacturé en tenant compte de la main-d’œuvre utilisée pour la fabrication de ce produit.

Bien que le commerce et l’industrie soient étroitement liés, la lutte sur le terrain industriel, est donc plus ardue que celle menée sur le terrain purement commercial. D’autre part, le commerce n’est qu’une dérivation de l’industrie et de la manufacture, et c’est particulièrement à la base que se livre la grande bataille de la concurrence. C’est donc la concurrence industrielle que nous allons étudier tout d’abord.

La concurrence, nous dit Lachatre, est « l’acte par lequel plusieurs personnes cherchent à participer aux profits résultant de l’exploitation d’une même industrie ». Nous avons dit, plus haut, que c’est en raison directe des possibilités et des facultés du commerçant ou de l’industriel à se procurer à bas prix les produits indispensables à son entreprise, qu’il pourra concurrencer avantageusement un adversaire. Or, si la définition de Lachatre est exacte, la concurrence repose, à son origine, sur une inégalité, car les chances sont loin d’être égales pour tous les concurrents et, de toute évidence, celui qui possède une grosse fortune est sensiblement avantagé. La loi défend, nous dit-on, la concurrence déloyale ; il est pourtant difficile de concevoir la loyauté d’un commerçant ou d’un industriel qui oppose à son concurrent ne possédant que dix mille francs une fortune de un million. Sa loyauté nous paraît semblable à celle d’une troupe de guerriers qui, armée de fusils et de mitrailleuses, s’attaquerait à une autre troupe, armée simplement des lance-pierres préhistoriques utilisés par David contre Goliath. En conséquence, nous nous trouvons, en raison même de l’évolution de la concurrence, en présence de quelques groupes ou syndicats qui détiennent toute la richesse sociale et qui se combattent pour écouler leurs produits, rester les maîtres du marché et imposer leurs prix.

Étudions, premièrement, les résultats de la concurrence nationale et nous envisagerons plus loin ceux consécutifs à la concurrence internationale.

« La guerre de la concurrence se fait à coups de bas prix », nous dit Karl Marx ; cela ne veut pas dire que la concurrence détermine les prix les plus bas. Évidemment, c’est celui qui vendra le meilleur marché qui aura le plus de chance d’attirer la clientèle ; mais les procédés employés pour obtenir ce résultat sont tels que, loin d’abaisser les prix possibles de vente, la concurrence les augmente. Du reste, s’il en était autrement, la vie diminuerait chaque jour, le phénomène qui se produit est tout à fait contraire.

Pour plus de clarté dans la démonstration qui va suivre, nous simplifierons le problème, en ne présentant le marché que concurrencé par deux adversaires.

Supposons deux industriels possédant une fortune d’égale valeur, disposant du même outillage et fabriquant le même produit. En se procurant les matières premières aux mêmes conditions, le prix de revient du produit manufacturé sera inévitablement le même. L’industriel n’a donc d’autres moyens à sa portée, s’il veut lutter contre son concurrent, que de spéculer sur la main-d’œuvre de ses ouvriers en abaissant leurs salaires ; ou d’exiger d’eux une production supérieure durant un même nombre d’heures de travail. L’abaissement des salaires a une limite, car il faut que le producteur ait, tout de même, la possibilité de satisfaire ses besoins les plus élémentaires et ceux de sa famille. C’est donc sur la production intensive que le manufacturier peut espérer obtenir des résultats. Cette production intensive est le premier inconvénient de la concurrence, et la première victime en est le travailleur. Si la surproduction réduit le prix de revient d’un produit manufacturé, par contre, lorsque le capitaliste considère que son accumulation de marchandises est momentanément suffisante, il arrête sa production. Marx nous enseigne que : « Le système tout entier de la production capitaliste repose sur le fait que l’ouvrier vend sa force de travail comme marchandise et que, comme du papiermonnaie n’ayant plus cours, l’ouvrier devient invendable sitôt que la surproduction permet au capitaliste de se passer de ses services. L’inondation du marché par la main-d’œuvre inoccupée provoque donc fatalement une offre supérieure à celle de la demande et fait baisser le prix des salaires. »

La main-d’œuvre est peut-être la seule marchandise sur laquelle peuvent jouer l’offre et la demande. Dans le commerce, le capitalisme provoque la demande lorsqu’il veut faire hausser les prix ; sur le terrain du travail, cette possibilité n’est pas permise au prolétaire puisque ce dernier, s’il veut vivre, est obligé de vendre sa marchandise travail au jour le jour.

Nous voyons donc que la surproduction est nuisible à tous les points de vue, et, cependant, elle n’est que la première des conséquences de la concurrence.

Il arrive que les circonstances ne se prêtent pas aux exigences de la concurrence et que les travailleurs se refusent ou de surproduire ou d’accepter une diminution de salaires, et l’industriel doit avoir recours à un autre procédé : la fraude, qui consiste à employer dans la fabrication d’un objet des matières premières de qualité inférieure ; si, dans le premier cas que nous signalons, l’industriel vole le producteur, dans le second, il vole le consommateur.

Nous avons dit plus haut que le commerce était le vol autorisé. Le commerçant n’a donc aucune raison de se gêner et les divers moyens précités sont employés par tous ceux qui pratiquent le commerce ou l’industrie. Aucun scrupule ne peut animer celui qui accepte de vendre le plus cher possible une marchandise et qui ne consent à baisser ses prix que dans la mesure où il y est contraint par la concurrence.

Lorsque l’on a usé du vol, on peut user du mensonge, et c’est en vertu de cette logique toute commerciale que, dans le jeu de la concurrence, entre la publicité. Si, dans sa simplicité, la rivalité entre deux commerçants ou industriels peut amener une baisse dans le prix de vente d’une marchandise, la publicité agit dans un sens inverse et fait hausser, dans une proportion plus grande le prix des marchandises. On se demande avec stupeur, en lisant son journal et en constatant la place qui y est réservée à la publicité, en contemplant les murs des villes et des villages recouverts d’affiches multicolores vantant la qualité d’objets les plus divers ; on se demande, disons-nous, de combien le commerçant ou l’industriel est obligé de majorer les prix d’origine, pour arriver à récupérer les sommes fantastiques englouties par les contrats de toutes sortes et le battage organisé en faveur des produits offerts au consommateur.

Il est donc démontré que la concurrence sur le terrain national produit des effets contraires à ceux que le consommateur pouvait en espérer, puisqu’elle provoque le chômage, la baisse des salaires, la cherté de la vie, et la mauvaise qualité des marchandises.

Ainsi, dit Sébastien Faure : « La concurrence jette les uns contre les autres les capitalistes de toute taille, de toutes nations, de toutes races. Dans se choc violent sans cesse répété et qui, chaque jour, devient plus violent, les vaincus sont de plus en plus nombreux et ce n’est qu’en piétinant sur des cadavres s’amoncelant sans trêve ni merci, que les « FivesLille » et les « Creusot », pour l’industrie en France, et les « Louvre » et les « Bon Marché » pour le commerce parisien et même français, peuvent donner à leurs propriétaires ou actionnaires les bénéfices qu’ils attendent.

Le champ de bataille jonché de morts et de mourants reste donc à ceux qui disposent des bataillons les plus nombreux, des engins les plus terribles, des moyens de transport les plus expéditifs, des munitions les plus abondantes ; or, sur le champ de bataille de la concurrence, les munitions, les moyens de transport, les engins destructeurs et les bataillons, c’est l’agglomération ouvrière, c’est la condensation industrielle et commerciale, c’est enfin la concentration des capitaux de toutes natures.

Et, maintenant, est-il besoin de se demander quels seront fatalement les vaincus de cette lutte à outrance ». (Sébastien Faure, La Douleur Universelle, page 178.)

Certains esprits naïfs s’imaginent, malgré tout, que la concurrence pourrait être une source de profits et d’avantages pour le consommateur si des mesures étaient prises pour éviter la spéculation et soutenir le commerçant « honnête ». On a préconisé l’intervention de l’État, l’imposition de certains prix pour des matières de première nécessité, etc. Toutes les tentatives ont échoué lors de leur application et il n’y a pas lieu de s’en étonner. L’erreur consiste à vouloir considérer la concurrence comme une cause, alors qu’elle n’est qu’un effet.

Quant au commerçant « honnête », si, toutefois, nous voulons accepter cet euphémisme, nous allons étudier sur le vif quelle peut être son influence, en signalant un fait caractéristique qui s’est produit en Angleterre ― mais qui aurait tout aussi bien pu se produire ailleurs ― vers la fin de 1918.

Le gouvernement anglais avait fait une commande de plusieurs centaines de milliers de mètres de toile, à divers tisseurs de la Grande-Bretagne. L’ordre avait été passé, mais le travail n’avait pas été commencé lorsque la guerre prit fin. Cette toile, destinée à l’aviation de guerre, devenait inutilisable pour le gouvernement, et ce dernier demanda aux tisseurs de bien vouloir annuler la commande ; les tisseurs refusèrent, déclarant que l’ordre avait été régulièrement passé et accepté et qu’en conséquence, il serait exécuté. En passant, quoique ce soit hors de la question, soulignons le patriotisme de ces gros industriels.

Le travail fut donc exécuté et, quelques mois plus tard, les tisseurs proposèrent au gouvernement de lui vendre, avant sa livraison, la toile qu’ils venaient de fabriquer, au huitième de sa valeur. C’était une opération fructueuse de racheter un franc ce que l’on venait de vendre huit, alors que les marchandises n’étaient même pas sorties des magasins. Le gouvernement refusa et les toiles furent livrées.

Un an environ s’écoula, et, un matin, la presse annonça à ses lecteurs qu’un richissime Anglais, récemment débarqué d’Amérique, venait d’acheter comptant, au gouvernement, près d’un million de mètres de toile provenant des stocks de guerre, et que cette toile allait être offerte au public à moitié prix de sa valeur marchande.

Cette toile, qui souleva de l’autre côté de la Manche, un flot d’indignation lorsqu’on apprit sa provenance et le marché odieux qui avait été précédemment proposé au gouvernement par les fabricants, ne fut jamais mise en vente aux conditions indiquées ci-dessus. Elle fut vendue au prix du cours et en voici les raisons :

Tous les tisseurs anglais s’associèrent contre la « brebis galeuse » qui voulait ignorer les lois de la solidarité commerciale, et la menacèrent, « dussentils perdre tous les bénéfices réalisés durant la guerre, et qui s’élevaient à plusieurs centaines de milliers de livres », de jeter sur le marché de la toile de qualité supérieure et à un prix plus avantageux, toile qui aurait été vendue à perte par les fabricants, mais qui aurait empêché l’écoulement de celle fournie par le gouvernement. Et devant cette menace que les gros industriels britanniques n’auraient certainement pas hésité à mettre à exécution, le commerçant « honnête » se courba pour ne pas être écrasé. Tels sont les effets de la concurrence. Et aucune force politique ne peut empêcher ces faits de se produire. La concurrence est une force économique et c’est sur le terrain économique qu’il faut la combattre.

Nous avons dit, en traitant du « capital » que l’unité du capitalisme n’était qu’apparente (Voir Capitalisme), et que la division régnait au sein de cette classe. En effet, lorsque tous les terrains nationaux ont été explorés par les capitalistes, ceux-ci vont chercher à l’étranger d’autres filons à exploiter. Il se crée alors de nouvelles compétitions et de nouvelles concurrences.

Nous savons que pour se garantir de la concurrence étrangère, le capitalisme national exige des gouvernants qui ne sont au pouvoir que pour défendre ses intérêts, l’imposition de droits de douane sur les marchandises ou objets manufacturés qu’ils ne peuvent pas fournir à prix égal ou inférieur. D’autre part, il est indispensable à certaines nations d’exporter leurs produits en surabondance, si elles ne veulent pas être acculées à la misère et à la faillite. Or, les deux actions ne s’accordent pas et lorsque des droits de douane prohibitifs viennent protéger des marchandises de source nationale, ces marchandises ne peuvent pas être concurrencées par les produits de provenance étrangère et l’on peut dire que le marché national est fermé aux articles frappés par la douane.

Exemple ; Supposons que la fabrication d’une paire de chaussures revienne, en France, à 50 francs ; et que l’Angleterre, en raison de divers facteurs, puisse fabriquer ces chaussures pour 30 francs. Immédiatement, elle inonde le marché et l’industrie française de la chaussure n’arrive plus à écouler ses produits. Pour empêcher ce fait de se produire et assurer au capitalisme national les bénéfices qu’il réclame, les chaussures de provenance anglaise seront donc imposées d’un droit de douane d’au moins 20 francs, et si le capitalisme est satisfait de cette mesure, le plus clair de l’histoire c’est que les chaussures seront vendues au moins 20 francs de plus qu’elles devraient l’être en réalité.

Cela ne se passe pas cependant aussi simplement qu’on pourrait le croire, et il est des pays pour qui l’exportation est l’unique source de vie et qui n’accepte pas de se courber devant les exigences d’un capitalisme national. Chaque fraction du capitalisme en lutte, se défend par l’intermédiaire de son gouvernement et la concurrence de nation à nation est l’unique cause des négociations interminables qui se poursuivent depuis des années et des années. Le Capitalisme international cherche un terrain d’entente, et lorsque les intérêts particuliers n’ont pu se concilier autour du tapis vert de la diplomatie, alors on donne la parole au canon et c’est la guerre fratricide, criminelle, monstrueuse qui est chargé de régler le différend.

Voilà à quoi aboutit la concurrence. Les guerres coloniales n’ont également pas d’autres origines, et de l’étude de la Société capitaliste nous avons la ferme conviction qu’il ne peut en être autrement, tant que tous les rouages n’en auront pas été détruits et que les richesses sociales resteront détenues par une poignée de privilégiés.

Qui donc, aujourd’hui, en dehors de celui qui en profite, est assez fou pour trouver dans la concurrence, un phénomène utile à l’intérêt, au bien-être collectif ? Personne. Le commerce, la concurrence, le militarisme, le Capital en un mot, doivent disparaître et ils disparaîtront « crevant d’obésité ».

Par quel facteur nous remplacerons la concurrence ? Par la solidarité. Le Dantec peut dire que : « La biologie ne nous apprend que la nécessité de la lutte, et la noble utopie de justice, pour être ancrée dans la mentalité de l’homme, n’a pas de fondement scientifique » ; nous pensons que si la justice est en effet une utopie dans une société reposant sur l’autorité, que si l’égalité est un rêve lorsque, seule, dispose de la richesse sociale une minorité de parasites, la justice et l’égalité peuvent devenir une réalité lorsque les hommes enfin libérés du joug économique qui les écrase, n’auront plus à craindre la misère et la famine engendrés par le commerce et la concurrence.

Pour terminer, empruntons la conclusion de Pierre Kropotkine à son livre la Conquête du Pain :

« Pouvant désormais concevoir la solidarité, cette puissance immense qui centuple l’énergie et les forces créatrices de l’homme, ― la société nouvelle marchera à la conquête de l’avenir avec toute la vigueur de la jeunesse.

Cessant de produire pour des acheteurs inconnus, et cherchant dans son sein même des besoins et des goûts à satisfaire, la société assurera largement la vie et l’aisance à chacun de ses membres en même temps que la satisfaction morale que donne le travail librement choisi et librement accompli, et la joie de pouvoir vivre sans empiéter sur la vie des autres. Inspirés d’une nouvelle audace, nourris par le sentiment de solidarité, tous marcheront ensemble à la conquête des hautes jouissances du savoir et de la création artistique.

Une société ainsi inspirée n’aura à craindre ni les dissensions de l’intérieur, ni les ennemis du dehors. Aux coalitions du passé elle opposera son amour pour l’ordre nouveau, l’initiative de chacun et de tous, sa force devenue herculéenne par le réveil de son génie.

Devant cette force irrésistible, les « rois conjurés » ne pourront rien. Ils n’auront qu’à s’incliner devant elle, s’atteler au char de l’humanité, rouler vers des horizons nouveaux, entr’ouverts par la Révolution sociale ».

― J. CHAZOFF.

CONCUSSION

n. f. (du latin : concussio.)

Exaction commise par un fonctionnaire profitant de sa position pour percevoir des droits supérieurs à ceux prescrits par la loi.

Bien que cet acte indélicat soit considéré comme un crime et puni comme tel par la justice bourgeoise, on peut dire que ce ne sont pas les rigueurs de la loi qui effraient les concussionnaires. Chaque administration a les siens, et ce n’est pas dans la classe inférieure des fonctionnaires qu’il faut les chercher, mais parmi ceux qui occupent une place plus ou moins élevée sur l’échelle de la hiérarchie. Du reste, cela s’explique assez facilement, car lorsque par hasard les concussionnaires de haut grade sont pris entre les griffes de la justice, ils bénéficient toujours de l’indulgence des tribunaux ; et comment en serait-il autrement, puisque la magistrature n’échappe pas à la règle générale de la concussion et que certains magistrats pour augmenter leurs revenus, n’hésitent pas à spéculer sur leurs fonctions ?

Un conseiller municipal déclarait que celui de ses confrères parisiens qui ne gagnait pas cent mille francs par an était un imbécile.

Peut-on avouer plus cyniquement que l’on vend son mandat et qu’il y a toujours quelqu’un de prêt à l’acheter ?

Il n’y a pas grand chose à faire contre la concussion en particulier. Tant qu’il y aura des fonctionnaires qui auront, de par la forme de société à laquelle ils sont attachés, la possibilité de se servir au détriment des autres, la concussion existera. C’est l’arbre qu’il nous faut abattre si nous voulons que la sève ne monte pas pour nourrir les branches ; et c’est une rude besogne à laquelle doivent s’atteler tous les hommes de cœur.

CONDAMNATION

n. f.

Décision judiciaire par laquelle un tribunal contraint un individu à se soumettre et à subir une peine qui lui est infligée, en vertu de l’application de la loi.

Une condamnation est toujours arbitraire et ridicule. Arbitraire, parce qu’il n’appartient à personne, le droit de juger son prochain ; et ridicule, car il est impossible de déterminer la somme de souffrance et de peine qui peuvent réprimer un crime ou un délit.

Il est vrai que la loi bourgeoise prétend ne pas s’inspirer du talion, et que son désir n’est pas d’infliger au coupable une douleur égale à celle subie par sa victime, mais de rappeler à celui qui enfreint la loi, l’observation de ses devoirs sociaux ; elle ajoute que l’isolement du reste du monde est salutaire au coupable et que la réflexion et la méditation le guérissent de l’envie de fouler à nouveau les lois de la « Justice ».

Or, il a été maintes et maintes fois démontré que les condamnations à une détention plus ou moins longue, ne guérissaient pas un coupable et que, bien au contraire, une fois subie, la première peine était suivie d’autres délits et d’autres peines, et que par conséquent les bienfaits de la condamnation ne se manifestaient jamais.

Il y a diverses catégories de condamnations ; d’abord celles de droit commun et celles d’ordre politique. Les unes comme les autres sont infligées en vertu d’infractions à la loi bourgeoise, et c’est ce qui explique que les prisons ne sont peuplées en majorité que par de pauvres bougres, car ceux qui détiennent, ne serait-ce qu’une parcelle du Capital, ne subissent jamais de condamnations criminelles ; il leur arrive parfois d’encourir des condamnations civiles, qui ne sont jamais bien pénibles.

Dans le domaine du droit commun, la condamnation recrute ses victimes parmi les « voleurs », les « meurtriers » et encore parmi les ouvriers en révolte, qui, en vertu des libertés républicaines, se permettent de descendre dans la rue pour réclamer leur « droit à la vie ».

Dans sa brochure « Pourquoi j’ai cambriolé », Jacob souligne que celui qui possède la fortune n’a jamais besoin d’user de procédés illégaux pour arriver à vivre, et que par conséquent il ne peut jamais être condamné comme voleur. En effet, on ne s’explique pas pour quelles raisons M. de Rotschild ou M. Loucheur iraient cambrioler. Il en est de même pour le meurtre, qui, deux fois sur dix, a le vol pour mobile ; quant aux meurtres passionnels, qui ont quelquefois pour théâtre le terrain de la bourgeoisie, on connaît l’indulgence des tribunaux vis-à-vis des inculpés. Pour les grèves, ce sont encore les ouvriers qui en sont les victimes, et c’est sur eux que retombent toutes les responsabilités. On peut donc conclure en disant que ce n’est jamais la classe privilégiée qui subit les condamnations, mais les hommes issus de la classe opprimée.

Quant aux condamnations politiques, il arrive de temps en temps un accident aux représentants de la bourgeoisie, mais c’est excessivement rare, et en général ce ne sont que les révolutionnaires de gauche qui peuplent les prisons.

La condamnation est donc une arme bourgeoise, inutile en soi, car elle ne change absolument rien et ne maintient même pas l’ordre bourgeois, et son unique utilité serait peut-être de nourrir une armée de parasites qui ne sauraient que faire si on leur retirait le pouvoir de condamner.

CONDUITE (ligne de)

n. f.

L’homme est un animal complexe et, jeté dans la vie, il se perd parfois dans le tourbillon social ; arraché de droite et de gauche, il cherche sa voie et il lui arrive de traverser son existence sans la trouver. Incapable de prendre une décision, s’attachant à des niaiseries sans apercevoir les faits importants qui illustrent chaque jour l’histoire des sociétés, il est perdu dans le monde et dans les idées, subit l’influence des uns et des autres sans prendre de décisions propres et particulières ; en un mot, il est égaré et ne sait pas ce qu’il veut et ce qu’il peut. C’est un homme faible qui n’a pas de « ligne de conduite ».

Un homme fort doit se tracer un chemin. La ligne droite est le chemin le plus court d’un point à un autre. Il faut prendre la ligne droite si l’on ne veut pas se perdre dans les broussailles de la vie, et c’est ce que peu d’individus font en réalité. Il faut évidemment chercher sa voie, ne pas partir aveuglément ; mais une fois trouvée, une fois que l’on a la conviction d’être sur la bonne route, l’hésitation est un mal qui détruit tous les effets d’une inspiration heureuse et rend inutile toute l’énergie que l’on est à même de dépenser.

L’individu vient au monde chargé des vices et des tares de l’hérédité ; sitôt que sa raison est susceptible d’absorber quelque nourriture, il est accaparé par une société qu’il n’a pas conçue, qui lui applique ses lois, bonnes ou mauvaises, qui lui enseigne sa morale et qui cherche à en faire sa chose ; s’il est d’esprit assez éveillé, il regarde, il observe, il analyse et cherche à se détacher de ce milieu qui veut le comprimer ; mais dans une certaine mesure, il lui est impossible de ne pas subir l’influence du milieu.

S’il se laisse attacher et accaparer par ce milieu, c’est un homme perdu qui ira grossir le rang du troupeau, incapable de penser et juger par lui-même ; il deviendra une chose qui, associée à d’autres choses semblables, lui fermeront « la chose publique » qui se laisse gouverner par les coquins et les voleurs.

Renan nous dit : « La moindre action moléculaire retentissant dans le tout, et l’homme étant cause au moins occasionnelle d’une foule d’actions moléculaires, on peut dire que l’homme agit dans le tout d’une quantité qui équivaut à la petite différentielle qu’il y a entre ce qu’est le monde avec la terre habitée et ce que serait le monde avec la terre inhabitée. »

Et Renan a raison. Bien que l’homme soit déterminé, et en conséquence irresponsable, il lui incombe cependant, et aussi faible soit elle, une part de responsabilité dans tous les événements qui se déroulent, et si nous nous plaçons au point de vue social, c’est de sa ligne de conduite que dépend la transformation continuelle de la société.

Certes, il est bien difficile de définir ce que devrait être la ligne de conduite de chaque individu, surtout si nous nous plaçons sur le terrain philosophique, où nous sommes obligés de reconnaître que le bien et le mal n’existent pas. Pourtant, si nous nous plaçons sur le terrain de la sociologie, nous pouvons nous permettre de faire une petite entorse à l’absolu philosophique pour discerner — sans pour cela légitimer la répression quelle qu’elle soit -le bien du mal.

Considérons donc comme bien tout ce qui est utile à la collectivité et à l’individu, et mal tout ce qui est néfaste à l’une et à l’autre. Peu-être, de cette façon, sera-t-il possible de rechercher quelle doit être la ligne de conduite de l’individu.

Les Anarchistes veulent transformer le milieu social actuel, qu’ils considèrent comme mauvais. Plus que tous les autres, il est donc indispensable qu’ils aient une ligne de conduite conforme à leurs aspirations. On ne peut concevoir, par exemple, un individu luttant ou plutôt critiquant la forme d’exploitation actuelle, et qui lui-même se rendrait complice de cette exploitation ; on ne peut pas plus concevoir un ivrogne s’élevant contre l’alcoolisme et absorbant lui-même plus de liquide qu’il n’en peut contenir.

Nous n’ignorons pas que le milieu nous étreint et que nous sommes à tous moments obligés de lui faire des concessions ; celui qui se refuserait à toute concession envers le milieu n’aurait plus qu’à mourir. Mais cependant, chaque individu doit se tracer cette « ligne de conduite », minimum pourrait-on dire et, en la suivant, consentir le moins possible à la société moderne pour donner le plus qu’il peut à la société qu’il veut réaliser. La « ligne de conduite » de l’individu sain et sincère doit l’orienter vers le but qu’il poursuit, et il ne doit s’en détourner que lorsqu’il considère qu’il fait fausse route, et que l’expérience lui a démontré l’erreur de ses espérances.

Si chacun voulait adopter comme « ligne de conduite » : de ne jamais être nuisible à autrui, l’humanité serait bien vite réformée et les individus pourraient être libres et heureux. Hélas, les hommes en lutte constante les uns contre les autres se dévorent, et chacun ne recherche que son bonheur particulier sans se préoccuper de son prochain. C’est l’égoïsme qui domine en, notre siècle de luxe et de misère ; cependant, tous ceux qui peinent et qui souffrent, qui sont toujours les victimes d’une société marâtre seront bien obligés un jour de se tendre la main pour combattre l’ennemi commun. Et ce jour-là, la conduite des opprimés sera assez énergique pour que disparaissent à jamais de la surface du globe : l’exploitation qui abaisse et l’autorité qui tue.

CONFEDERATION GENERALE DU TRAVAIL (C.G.T.)

n. f.

La Confédération générale du Travail est l’organisme central du syndicalisme français. Elle est composée des Unions départementales et des Fédérations d’industrie. Son siège est à Paris. Elle a pour but de coordonner les efforts des ouvriers groupés à leurs syndicats, unions locales, fédérations et unions départementales pour l’action sociale du prolétariat. Elle adhère à l’Internationale syndicale pour prolonger sur le plan international l’action qui se déroule dans son propre pays, en liaison avec les Centrales Nationales des autres pays. Cette définition a cessé d’être exacte depuis la scission de 1921. Elle n’en reste pas moins celle qui, un jour prochain, sous la pression croissante des nécessités correspondra à nouveau à la réalité, lorsque les tronçons épars du groupement ouvrier français se seront ressoudés.

* * *

L’histoire de la C. G. T. c’est celle du syndicalisme avec ses luttes, ses victoires et ses défaites. Son évolution, qui est aussi celle de la société actuelle. Il faut rechercher l’une et l’autre à l’origine, même si cet examen doit faire double emploi avec celui que nous avons été obligés de faire pour exposer le caractère, l’évolution et l’action des Bourses du Travail, principal élément de la C. G. T., lors de sa constitution.

Nous renoncerons cependant à examiner les luttes séculaires des travailleurs toujours en révolte, à toutes les périodes de l’Histoire, contre leurs oppresseurs, quelque visage qu’aient ceux-ci et quelques forme qu’ait revêtue l’exploitation de l’homme par l’homme.

Si nous nous assignions ici une pareille tâche, c’est l’histoire du monde, depuis là plus haute antiquité jusqu’à nos jours, qu’il faudrait relater. Nous ne pouvons pour des raisons qu’on comprendra, entreprendre pareille tâche.

Il importe d’ailleurs assez peu qu’on fixe ici ou là telle époque ou à telle autre époque, l’origine exacte du mouvement syndical qui nous a conduits, de proche en proche, jusqu’à l’origine de la C. G. T.

Nous nous contenterons donc de prendre notre tâche — qui n’en reste pas moins vaste — après la Révolution de 1789, après l’évanouissement des corporations.

L’écroulement du vieux système social, provoqué par la Révolution, avait fait table rase des privilèges de toutes natures et supprimé toutes les juridictions qui s’interposaient entre l’individu et l’État. Après 1789, l’homme, quelle que soit sa profession, ne relevait plus d’un patron, d’un seigneur, d’un évêque ou du fisc. Il n’y avait, plus sujets du roi, des nobles, des clercs, des paysans, plus de classes, d’ordres, de droits, de dîmes, plus d’entraves, etc... Mais il n’y avait plus non plus, dit Proudhon dans sa Capacité politique des classes ouvrières (page 11) aucune de ces autorités locales, de ces chartes particulières, de ces parlements, de ces corporations, de ces prérogatives ou exemptions. Rien ne subsista que ces deux termes extrêmes : l’État et le Citoyen. Rien ne demeura non plus, pour amortir la domination directe du second par le premier.

Qu’arriva-t-il ?

Avec les dépouilles des biens de la noblesse et du clergé, se constitua une classe de propriétaires-paysans tandis qu’une immense majorité du peuple ne voyait rien changer à sa condition première. Les classes se formèrent presque spontanément, immédiatement. La lutte fut d’autant plus vive que les non-possédants, les travailleurs, se rendirent compte de la spoliation et de la trahison dont ils étaient victimes de la part de leurs alliés de la veille : la nouvelle bourgeoisie, qui avait utilisé au mieux de ses intérêts la force populaire et ne rêvait que de l’asservir à nouveau pour asseoir ses privilèges, cette classe dont l’appétit était d’autant plus grand qu’il avait été plus longtemps contenu par le régime disparu.

Il y avait désormais la Bourgeoisie et le Prolétariat, la première brimant le second, après avoir utilisé sa force libératrice et révolutionnaire. La structure de l’État se trouvait modifiée. Les formes constitutionnelles étaient changées, mais l’exploitation, pour différente qu’elle, était, n’en subsistait pas moins, plus brutale et plus cupide qu’avant. C’était tout le résultat qui restait d’une révolution politique, et qui n’avait pas modifié les termes généraux du contrat social.

Alors qu’on répandait partout, au dedans comme au dehors, des idées de justice, d’égalité, de fraternité, c’était entre deux catégories d’hommes une opposition sans cesse croissante qui se développait du fait d’une sujétion politique et d’une exploitation économique sans frein, que rien ne venait atténuer.

Doit-on, comme Jouhaux l’affirme dans son ouvrage Le Syndicalisme et la C. G. T. (page 25) dire que la loi Le Chatelier, votée en 1790, ne correspond pas réellement à l’esprit des hommes qui l’ont votée ? Nous ne le croyons pas. À notre avis, cette loi était bien l’expression de leurs sentiments exacts. Le fait qu’elle ait été votée par la Constituante au moment même où se produisaient à Paris, des cessations concertées du travail, nous permet d’affirmer qu’elle le fut en toute connaissance de cause.

On voulait museler les travailleurs, au moment même où les corporations disparaissaient ; le prolétariat était sans défense.

Le texte du manifeste adressé à cette époque aux ouvriers parisiens par le Conseil municipal le prouve avec évidence.

Voici ce qu’on y lit :

« Le Conseil municipal est instruit que les ouvriers de quelques professions se réunissent journellement en très grand nombre, se coalisent au lieu de s’employer à travailler et font des arrêts par lesquels ils taxent arbitrairement le prix de leurs journées. Tous les citoyens sont égaux en droit, mais ils ne le seront jamais en facultés, en talents et en moyens. La nature ne l’a jamais voulu. Il est donc impossible qu’ils se flattent tous de faire les mêmes gains.

Une coalition d’ouvriers pour porter le salaire de leurs journées à des prix uniformes et forcer ceux du même état à se soumettre à cette fixation serait donc évidemment contraire à leurs propres intérêts ; une pareille coalition serait une violation de la loi, une atteinte à l’intérêt général ».

Voilà ce qu’on osait écrire au lendemain de la Révolution. N’est-ce pas caractéristique d’un état d’esprit d’oppression ?

Combien de fois, depuis, avons-nous entendu tenir le même langage par te patronat et le « pouvoir » ? Combien de fois, hélas ! l’entendrons-nous encore, si, à la première occasion, nous ne proclamons pas d’abord les droits imprescriptibles du travail et des travailleurs, si nous renonçons à faire nos affaires nous-mêmes, pour les confier à des « génies, à des messies », à des maîtres nouveaux à qui nous remettrons le soin de faire notre bonheur politique en consacrant notre esclavage économique ?

Les révolutions de 1830, 1848 et 1871 ont pourtant, à cet égard, apporté une confirmation éclatante à ces faits de 1790, sans ouvrir les yeux, hermétiquement clos — il faut le croire — des travailleurs. En sera-t-il de même demain ? Il faut le craindre et faire l’impossible pour que cela ne soit point.

Comme on le voit, c’est au lendemain de la grande révolution française qu’il faut situer l’origine des classes et la naissance du mouvement syndical, placé hors des institutions soit disant révolutionnaires créées par la Bourgeoisie pour asseoir son pouvoir et conserver ses privilèges récents.

N’est-ce pas aussi à cette date qu’il faut placer la compréhension de la responsabilité ouvrière et l’affirmation de celui de la solidarité de classe ?

Dès cette époque, on avait de la liberté du travail, une idée exacte et on condamnait aussi sévèrement qu’aujourd’hui l’acte de l’homme qui travaillait pendant que les autres revendiquaient. C’est de ce moment que date la vraie morale ouvrière qui veut que « quiconque ne participe pas à un effort ne soit pas digne d’en recevoir le prix et qui condamne sévèrement, mais justement, toute action qui tend à briser l’action revendicatrice des ouvriers ».

Les ouvriers d’ailleurs ne tinrent aucun compte du manifeste municipal. Les charpentiers, notamment, constituèrent un syndicat bien organisé. Leur exemple fut suivi par plusieurs corporations du bâtiment qui défendirent vigoureusement leurs salaires, sans oublier de poser le principe de la réduction de la journée de travail, qui fut ramenée de 14 à 12 heures (repos non compris).

Voyons ce que disaient de leur côté les patrons :

« Le prix de la journée, disaient-ils, est ainsi augmenté d’un sixième ; malgré les fortes réclamations qui se sont élevées contre ce désordre, il n’a pas été réprimé ».

Ne croirait-on pas entendre nos patrons modernes protester contre l’application de la journée de huit heures et l’augmentation des salaires ?

De même que la défense des intérêts heurte aujourd’hui ceux de la bourgeoisie et les conceptions juridiques du patronat ; cette tentative d’organisation pour modifier le contrat social, heurtait l’esprit des récents bourgeois de la Constituante. Inutile de tenter ou de faire croire que la loi Le Chatelier n’était pas l’expression exacte de l’état d’esprit de ceux qui la votèrent. Ils n’étaient ni des niais, ni des inconscients. Tous leurs actes le prouvent,

Donc lorsqu’ils acceptaient le projet de Le Chatelier qui disait dans un des considérants de son rapport introductif ;

« C’est aux conventions libres d’individu à individu à fixer la journée pour chaque ouvrier ; c’est ensuite à l’ouvrier à maintenir la convention qu’il a faite avec celui qui l’a occupé ».

Le Chatelier exprimait une pensée concrète, claire pour tout le monde, a fortiori pour des représentants du Peuple.

Et lorsqu’il ajoutait « C’est à la Nation de subvenir aux besoins des individus et de leur assurer du travail » cela voulait dire, que grâce à la loi nouvelle, ainsi motivée, le seul organe nécessaire à la satisfaction des travailleurs c’était l’État.

Là encore, impossible de se tromper et ceux qui votèrent la loi Le Chatelier savaient parfaitement qu’ils mettaient ainsi hors la loi l’organisation spécifique des travailleurs livrés sans défense à l’exploitation du patronat et à la domination de l’État.

N’est-il pas suffisamment significatif cet article de la loi Le Chatelier qui énonçait :

« L’anéantissement de toutes espèces de corporations de citoyens d’un même État étant une des bases fondamentales de la constitution française... l’association ouvrière, sous quelque forme et sous quelque prétexte que ce soit, est prohibée ».

Et un, peu plus loin :

« Toutes les conventions tendant à réformer de concert ou à n’accorder qu’à prix déterminé le secours de leur industrie ou de leurs travaux, tous règlements ou accords ainsi fixés sont déclarés inconstitutionnels, attentatoires à la liberté ou à la déclaration des Droits de l’Homme et de nul effet ».

On avouera qu’il était difficile d’être plus cynique ou de se montrer plus réactionnaire.

Et, bien entendu, les délits étaient durement punis : amendes de 500 francs, privation de droits civiques, etc...

Enfin pour bien démontrer que ce texte avait un véritable caractère de classe, la loi accordait aux employeurs un scandaleux privilège. Le Chatelier disait « qu’il n’entendait pas empêcher les commerçants de causer ensemble de leurs affaires ». On sait ce que cela veut dire.

La loi consulaire de l’an XI (1803) instituait enfin le « livret ouvrier » qui n’était autre chose que la « mise en carte » des travailleurs.

À part la création des juridictions prud’homales, le régime impérial ne fit que systématiser la sujétion des ouvriers.

Les articles 414 et 416 du nouveau Code pénal, si durs pour les ouvriers, si indulgents pour les patrons, l’article 1781 du Code civil qui disait : Le maître est cru sur parole pour la quotité des gages, pour le paiement des salaires de l’année échue et pour les acomptes donnés pour l’année courante, complétaient cette domestication de la classe ouvrière, sans que la moindre législation lui permît de se défendre contre l’adversaire.

On comprend dès lors, les difficultés que devait rencontrer le prolétariat pour son organisation.

Quelles qu’elles aient été, la classe ouvrière sut cependant les vaincre dans une assez large mesure et, souvent, elle se dressa contre le pouvoir de l’État.

La période de 1848 à 1871, assez mal connue, a vu des révoltes terribles où le prolétariat a pu se croire enfin maître de ses destinées. C’est alors que naquit la Première Internationale et que vit le jour le socialisme utopique ou romantique.

Cette époque marque la fin de la bourgeoisie terrienne et l’avènement de la bourgeoisie industrielle et bancaire. L’introduction du machinisme créa de nouvelles conditions de vie sociale. En même temps qu’il cesserait les liens entre les ouvriers, il entraîna une technique nouvelle d’où découlèrent : le chômage et l’avilissement des salaires.

La misère atteignit des proportions effroyables. Il y avait une désaxation totale de l’activité et le capitalisme manifestait son impuissance à modifier les conditions de vie, à suivre le rythme nouveau imposé par le machinisme.

Les grands mouvements de 1831 à Lyon, dont les salaires furent réduits de 4 francs à 18 sous par jour marquent le point culminant de cette crise. C’est pendant les grèves sanglantes de cette époque que les Canuts de la Croix Rousse inscrivirent sur leur drapeaux cette devise restée de plus en plus d’actualité : Vivre en travaillant où mourir en combattant. Il en fut de même à Paris et en province. De nombreuses sociétés de résistance, auxquelles participèrent des chefs d’ateliers, se constituèrent un peu partout. Ce mouvement prit une « telle ampleur qu’il apeura le gouvernement qui, par la loi du 25 mars 1834, prit de sévères mesures contre les « Sociétés de résistance. ». (Syndicats de l’époque).

Ce vote alla à l’encontre du but poursuivi. Deux nouvelles insurrections éclatèrent presque aussitôt : l’une à Lyon, à la suite de poursuites pour faits de grèves, écrasée dans le sang, après 5 jours de lutte héroïque, et l’autre à Paris qui aboutit à un effroyable massacre.

Thiers, l’assassin des Communards fit peser sur la classe ouvrière un régime de terreur écrasant.

Rien n’arrêta pourtant l’élan du prolétariat et les journées de juillet verront le prolétariat se dresser contre l’État, serviteur de la bourgeoisie et massacreur des travailleurs.

C’est à ce moment que s’éveille la conscience du prolétariat. Il comprend qu’il n’arrivera à rien tant qu’il n’aura pas démoli le pouvoir de l’État et détruit l’exploitation nationale pour transformer la société.

Sous l’influence de Buonarotti survivant de la conspiration des Egaux, le socialisme gagne les classes ouvrières, encore qu’elles ne se reconnaissent guère dans le patois des doctrines Saint-Simoniennes, phalanstériennes et étatiques de Louis Blanc.

C’est alors que se produisit dans ce bouillonnement d’idées la Révolution de 1848 qui fut un triomphe passager du Peuple et porta au Pouvoir en la personne de Louis Blanc et d’Albert, le socialisme d’État.

Celui-ci ne tarda pas à marquer son impuissance. Une fois de plus les travailleurs furent trompés et déçus. Le salariat ne fut pas supprimé, comme ils l’espéraient dans leur naïveté. Les journées de février 1848 furent suivies d’une crise de chômage effroyable. Les revendications ouvrières en vinrent en fin de compte, à s’exprimer ainsi : « Le droit au travail ». Quelle aubaine pour le patronat !

Quelques mesures inopérantes, les unes platoniques, les autres vaines du gouvernement provisoire : la suppression du tâcheronat, la réduction de la journée de travail à dix heures à Paris et onze heures en province, n’étaient pas de nature à donner satisfaction aux réclamations des travailleurs et, moins encore, à solutionner les problèmes de l’heure.

C’est à ce moment, le 28 février 1848 que le gouvernement provisoire décida de créer les Ateliers Nationaux, pour parer au chômage grandissant.

Entreprise vouée à l’échec, voulue, d’ailleurs, tentée en pleine crise économique et sociale, les Ateliers Nationauxaboutirent à un lamentable fiasco qui prit fin le 19 juin 1848 par le vote de la loi Falloux qui ordonnait la dissolution desAteliers.

Cette dissolution qui ne laissait aux ouvriers d’autres alternatives qu’un chômage aggravé ou l’enrôlement dans l’armée, aboutit à l’insurrection du 23 juin 1848 qui fut réprimée avec une sauvagerie sans nom dont on ne retrouvera l’équivalente qu’en 1871.

Ces trois mois de misère du public trouvèrent leur épilogue dans les fusillades, l’emprisonnement, la déportation de milliers d’ouvriers, la suppression de la liberté de la presse. Œuvre d’une réaction qui ne devait plus cesser de s’aggraver.

Le rêve ouvrier était encore une fois à terre. Ainsi s’écroulaient à tout jamais les illusions du socialisme utopique fraternitaire, ayant foi dans la bonne volonté des classes adverses.

De même disparaissait de la scène le socialisme autoritaire qui attendait de l’action de l’État la réalisation de la justice sociale.

De cette longue et cruelle leçon devaient surgir les idées prolétariennes modernes : Proudhon a aidé considérablement à leur éclosion en publiant Les Contradictions économiques. Quelque jugement qu’on porte sur son œuvre si diverse, si touffue, si contradictoire, que certains ont pu dire de lui qu’il était le « Dieu de l’Anarchie », tandis que d’autres le traitaient de « petit bourgeois », il n’en est pas moins vrai que Proudhon exerça sur son époque, et longtemps après, une énorme influence.

Nous lui devons cette formule prophétique : « L’Atelier fera disparaître le gouvernement », dont la réalisation reste le souci du syndicalisme moderne. Apôtre de la liberté dont il avait le culte au plus haut degré, il lutta contre Marx et Engels qui étaient les apôtres de l’Autorité. Aussi, à peine ces hommes, doués les uns et les autres, d’une puissance de travail formidable, se furent-ils rencontrés qu’ils se séparèrent et s’affirmèrent d’irréductibles adversaires, comme le sont encore aujourd’hui les partisans de ces deux doctrines.

Le coup d’État du 2 décembre 1851 raffermit la réaction et il faut la venue d’éléments nouveaux pour que le prolétariat triomphe tant soit peu de la réaction. Le renouveau de l’action ouvrière ne se poursuivit qu’en 1862 après la visite des délégations ouvrières françaises à l’Exposition universelle de Londres, au cours de laquelle elle parut prendre contact avec les organisations anglaises.

L’année 1863 marqua une date importante dans le mouvement ouvrier français. C’est, en effet à ce moment que parut leManifeste des Soixante par lequel les ouvriers parisiens proclamaient la rupture entre le prolétariat et la bourgeoisie même républicaine.

Ce manifeste donna prétexte à Proudhon de publier son dernier livre : De la capacité politique des classes ouvrières. Pour la première fois, disait-il la plèbe a fait acte de personnalité et de volonté. Elle a bégayé « son idée ». C’était vrai.

En cette année 63, l’agitation ouvrière s’accrut fortement. Elle fut surexcitée par les poursuites dirigées contre les grévistes de la typographie parisienne. Le gouvernement dut céder devant les organisations et l’opinion, en faisant voter la loi de 1864 qui reconnaissait le droit de coalition. C’était la conquête du droit de grève encore que la loi s’efforçât d’en restreindre autant que possible l’exercice.

Dès lors, les événements se précipitent. En 1864, se constitue à Londres, la Première Internationale, l’Association Internationale des Travailleurs, fondée le 28 septembre après un meeting international à Saint-Martin’s Hall. Karl Marx en écrivit les statuts qu’on peut résumer ainsi : « Les travailleurs d’un même métier formaient une section, ces sections à leur tour une Fédération, et c’est de l’ensemble de ces Fédérations qu’était composée l’Internationale à la tête de laquelle se trouvait un Conseil central siégeant à Londres ».

La section française fut formée en 1865. Elle eut son siège rue des Gravilliers. Le premier congrès de l’Association Internationale des Travailleurs se tint à Genève en 1866.

Il fut remarquable de tenue et de clarté.

Pendant que la délégation française faisait admettre que le but de l’Internationale était : « La suppression du salariat et que celle-ci s’obtiendrait par l’association corporative des travailleurs, la délégation anglaise faisait accepter le principe de la journée de huit heures comme revendication générale du prolétariat ». On évoqua même, dès cette époque, l’idée de grève générale.

Le deuxième congrès se tint à Lausanne en 1867. Il resta dans la tradition mutuelliste ; il déclara en outre « Que l’émancipation sociale des travailleurs est inséparable de leur émancipation politique et que l’établissement des libertés politiques est une mesure d’absolue nécessité ».

Pour avoir osé émettre de semblables affirmations la section française fut poursuivie dans ce pays, sans que ces poursuites gênassent d’ailleurs en quoi que ce soit le développement de la Première A. I. T.

Les Congrès suivants : Bruxelles (1868), Bâle (1869), marquèrent une évolution très nette vers le collectivisme sous l’impulsion de César de Paëpe et de Karl Marx, dont l’influence ne devait pas tarder à se montrer prépondérante.

À Bâle on décida « que la propriété collective était une nécessité sociale, que la société avait le droit d’abolir la propriété individuelle du sol et de la faire rentrer à la Communauté ».

Cependant que décroissait « Mutuellisme » modéré français et que montait l’influence de Karl Marx, une autre tendance, celle des « fédéralistes » s’affirmait sous l’impulsion de Michel Bakounine.

Marx et Bakounine ne devaient pas tarder à s’affronter. Pendant que les Marxistes déclaraient que la révolution sociale ne peut s’accomplir que par la prise de l’État et affirmaient indispensable la constitution du prolétariat en parti politique, les fédéralistes, avec Bakounine, voulaient supprimer l’organisation bourgeoise, désorganiser l’État actuel et reprendre la reconstitution sociale à la base par la Commune, cellule initiale, ce qui ne diffère guère de ce que veulent accomplir les syndicalistes fédéralistes d’aujourd’hui avec les Bourses du Travail et les Unions locales.

En ce qui concerne le rôle des syndicats, la divergence n’était pas moins sensible. En effet, pendant que les premiers prétendaient que les syndicats devaient restreindre leur action à la seule défense des intérêts corporatifs, les seconds voyaient en eux non seulement un instrument de lutte, mais encore une institution durable, dont le rôle serait, la révolution accomplie, de continuer la production et d’organiser le travail. On ne dit pas autre chose aujourd’hui.

Ces divergences eurent pour conséquence la scission d’abord, la fin de l’A. I. T. ensuite. Lorsque Marx parvint à se débarrasser de Bakounine en dominant complètement le Comité central, l’Association Internationale des Travailleurs, qui avait suscité tant d’espoirs, alla s’éteindre obscurément en Amérique, à New-York.

Néanmoins, son influence et son rôle furent énormes. En le dotant de cette formule : L’Émancipation des Travailleurs sera l’œuvre des Travailleurs eux-mêmes, elle a imprimé au mouvement syndical son véritable caractère. En même temps qu’elle a précisé les aspirations et les idées du prolétariat, elle a défini le but final de ses efforts. Elle l’a aussi débarrassé de la gangue nationaliste. C’est un résultat qui compte.

L’Association Internationale des Travailleurs joua, en France, un rôle considérable. Elle servit de point d’appui solide au mouvement revendicatif. C’est sur elle que s’appuyèrent les grèves des textiles de Roubaix, qui tournèrent à l’émeute, et celles des mineurs de la Ricamarie (Loire) pendant les dernières années de l’Empire.

Puis ce fut la guerre de 1870–71 et la Commune où plusieurs des membres français du Conseil général de la Première Internationale, dont Varlin, jouèrent un rôle de premier plan.

Puis, après l’échec du mouvement communaliste vint la répression versaillaise avec Thiers et Galiffet qui exterminèrent, emprisonnèrent et déportèrent plus de trente mille personnes à Paris, cent dix mille dans la France entière.

Œuvre vaine, d’ailleurs, puisque les auteurs de ces méfaits abominables virent eux-mêmes se reconstituer presque aussitôt le mouvement qu’ils avaient cru détruire à jamais. N’y a-t-il pas là, dans cette résurrection, de quoi anéantir tout le pessimisme d’aujourd’hui ?

Les premiers qui tentèrent de reconstituer le mouvement ouvrier, sous l’état de siège et l’ordre moral, n’étaient certes pas des révolutionnaires. Mutuellistes, républicains, ils se donnaient comme but : la conciliation du capital et du travail, comme les démocrates sociaux d’aujourd’hui. Ils n’en furent pas moins traqués. Preuve suffisante pour démontrer que le capital et le Pouvoir pratiquent, eux, constamment la lutte de classe, même lorsque le prolétariat tend à collaborer avec eux.

Faible au début, ce mouvement n’en prit pas moins rapidement une certaine ampleur. Par ses moyens propres, il réussit à envoyer une délégation de 90 membres à l’Exposition Universelle de Vienne (Autriche), en 1873.

La même année, il crée le Cercle de l’Union Syndicale, lequel donne des inquiétudes au pouvoir qui le supprime aussitôt constitué. En 1875, il y avait 135 Chambres Syndicales qui purent à nouveau envoyer une délégation à l’Exposition Universelle de Philadelphie, en 1876.

C’est alors que cette délégation lança à son retour un manifeste qui rappelait celui des soixante de 1863. On y lisait ces lignes qui, aujourd’hui encore, ne manquent pas d’intérêt :

« Prolétaires, soyons bien persuadés que l’œuvre de la civilisation réside en nous et qu’elle ne s’accomplira que par nous. À l’œuvre, prolétaires ! Trop longtemps instruments de la puissance d’argent, tendons-nous la main et marchons, ainsi, à la conquête de nos instruments de travail, à la possession de la propriété qui, en toute justice, doit appartenir à nous ! Le Travail est le pivot de l’Humanité. Honneur aux travailleurs ! »

Quoique ce fût la pensée d’une minorité éclairée, assez faible, la tradition était renouée.

Les événements vont d’ailleurs se précipiter avec rapidité.

À peine la délégation des Chambres Syndicales était-elle partie pour Philadelphie que fut lancée l’idée d’un Congrès ouvrier, accueillie avec un vif enthousiasme dans le pays entier.

Il se tint le 2 octobre 1876. 94 groupements (76 de Paris, 16 de province plus 2 Unions Centrales constituées à Lyon et à Bordeaux, se réunirent) à Paris, salle des Ecoles, rue d’Arras ; 360 délégués y participèrent.

On a lu dans l’exposé historique des Bourses du Travail la façon dont Bonne (tisseur de Roubaix) ébauchait déjà le rôle à ce Congrès, le principal passage de la résolution qui y fut votée.

Certes, cette résolution n’était pas incendiaire. Loin s’en faut. Elle proclame cependant la nécessité de l’indépendance du mouvement ouvrier. De même elle se prononça contre le projet Lockroy, ce précurseur malhabile de Waldeck-Rousseau. Tranquillisés, les maîtres de l’heure purent croire que le mouvement ouvrier n’était plus à craindre. Ils se crurent débarrassés du « spectre rouge ». Ils devaient déchanter avant longtemps.

Les militants de l’école marxiste : Guesde, Lafargue, Chabert, rentrés d’exil, reprirent les doctrines du Conseil général de l’A. I. T. disparue. Ils tentèrent d’organiser un Congrès pendant l’Exposition Universelle de Paris, en 1878. Ils furent poursuivis et empêchés de le tenir.

Ils saisirent alors l’occasion qui leur était offerte de participer au 2° Congrès ouvrier qui se tint à Lyon, la même année. Malgré tous leurs efforts, les collectivistes ne purent influencer le Congrès qui ne se rendit pas à leurs idées.

C’est à ce Congrès que Balleret prononça son fameux discours contre l’électoralisme, la dictature et l’État, bien qu’il fut collectiviste. Il est vrai qu’à cette époque le collectivisme condamnait l’État, ce qui n’existe plus de nos jours chez les socialistes et les communistes qui ne voient de salut que dans une administration étatique centralisée.

Le 3ème Congrès se tint à Marseille, le 21 octobre 1879 : Les collectivistes y triomphèrent des mutuellistes qui furent écrasés.

Par 72 voix contre 27 le Congrès adopte pour but : la collectivité du sol, sous-sol, instruments de travail ; matières premières données à tous et rendues inaliénables par la Société à qui elles doivent retourner. Ce qui n’empêche nullement le Congrès d’invoquer la légalité et de déclarer que ce programme n’est réalisable que par la prise du pouvoir politique et de transporter dans l’arène politique l’antagonisme des classes. Décidément, dans un an, les collectivistes, parvenus à leurs fins, avaient fait du chemin, mais à rebours. C’est du Congrès de Marseille, en 1879, que date l’immixtion de la politique dans les syndicats. Ceux-ci s’en trouvèrent gênés jusqu’à la constitution de la C. G. T. en 1895.

L’unité ouvrière en fut retardée d’un quart de siècle. Et ce fut une suite de luttes terribles qui s’aggravèrent encore du fait des scissions qui se produisirent et se multiplièrent dans le Parti socialiste en se répercutant dans les Syndicats, comme aujourd’hui.

D’un côté, le socialisme faisant de l’État l’organe et la fin de la transformation sociale ; de l’autre, un assemblage de doctrines contradictoires qui s’efforçaient dans leur condensation difficile de se rapprocher du Bakouninisme et des Fédéralistes de l’Internationale.

Le fossé entre le Parti socialiste et les Syndicats se creusa sans cesse. Sentant que l’action politique compromettait leur unité et contrariait leur activité, les Syndicats s’en détournèrent.

Dans le Parti socialiste les choses se gâtèrent d’ailleurs rapidement. Une première scission se produisit en 1881. Brousse, Joffrin, Rouanet, Ferroul et Boyer se séparèrent des guesdistes pour former la tendance « possibiliste ».

Pendant ces déchirements socialistes, les Syndicats poursuivirent une existence obscure.

Pourtant un vaste travail en vue d’une organisation plus grande se faisait sur le terrain économique. En 1883, une organisation, la corporative du Ve Arrondissement de Paris, appelait les salariés à l’union « entre tous ceux qui voulaient l’affranchissement des travailleurs par eux-mêmes ».

L’année suivante, en 1883, un groupe d’ouvriers publia une brochure dont quelques formules sont remarquables pour l’époque

« Le Prolétariat, pour sa lutte émancipatrice, trouve aujourd’hui dans la corporation, sa base d’opération la plus sûre, comme jadis la bourgeoisie, pour son affranchissement, trouva la sienne dans la commune.

Il s’agit d’ouvriériser la Société, de façon que, sur les ruines d’un monde où l’on tenait à honneur de vivre noblement sans rien faire, il s’élève un monde plus juste où chacun puisse vivre en travaillant et ne puisse vivre autrement. La clef de la question sociale, c’est la corporation ».

N’y a-t-il pas dans cette idée, bégayée, comme le disait Proudhon en 1863, l’idée de la reconstruction sociale dont les Syndicats seront les cellules ? Bien que leur existence fût obscure, comme nous l’avons dit, l’organisation corporative ouvrière n’en progressait pas moins.

En 1881, on comptait en France 500 Chambres Syndicales ouvrières, dont 150 à Paris, avec 60.000 adhérents ; les patrons avaient à cette époque 138 Associations groupant 150.000 membres, si l’on s’en tient au rapport d’Allain Targé à la Chambre sur l’abrogation des arts. 414, 415 et 164 du Code pénal en 1881.

C’est en cette année 1881, que fut constituée la Fédération des Travailleurs du Livre. Celle des Charpentiers existait depuis 1880, de même que celle des mineurs. Les Fédérations lithographique et culinaire furent constituées en 1884. C’est à ce moment que le législateur sentit la nécessité d’introduire dans le Code la reconnaissance du droit syndical, de le codifier pour canaliser l’effort ouvrier, afin de faire des syndicats un contrepoids au patronat.

La loi du 21 mars 1884 fut l’œuvre habile de Waldeck-Rousseau.

Cette loi n’était, bien entendu, libérale qu’en apparence. Elle reconnaissait un fait sur lequel il était impossible de revenir. Elle établissait la séparation entre le droit de coalition et le droit syndical. De même, elle maintenait l’art. 414 et 415 du Code pénal — toujours en vigueur — sur les atteintes à la « liberté du travail » ; elle refusait le droit syndical aux fonctionnaires et ouvriers de l’État ; elle tendait à restreindre l’activité du groupement corporatif. Le seul fait nouveau était la reconnaissance légale des Syndicats.

Elle n’eut de valeur que par l’action tenace des ouvriers qui firent reconnaître leurs organisations par le patronat, malgré que celui-ci s’y opposât fortement. Elle permit au syndicalisme de se développer plus facilement et l’État ne perdait pas l’espoir d’utiliser cette force naissante contre le capitalisme industriel et bancaire qui tentait, chaque jour un peu plus de se substituer à lui.

La circulaire de Waldeck-Rousseau, adressée aux Préfets, montre bien tout le parti que le Gouvernement comptait tirer des Syndicats, s’il réussissait à les maintenir sous sa tutelle.

Pendant que le pouvoir tentait de réaliser ses desseins, le syndicalisme prenait force et vie. Les ouvriers acquéraient la notion de l’interdépendance des corporations. Ils saisissaient mieux aussi la généralisation indispensable de leurs Unions. Ils n’accordaient d’ailleurs à la loi de 1884 que sa valeur restreinte. Ils ne l’accueillirent que très fraîchement et en 1886, au Congrès de Lyon, ils la dénoncèrent comme un piège. Longtemps, ils ne s’y conformèrent que peu ou point.

D’ailleurs si cette loi n’est plus combattue aujourd’hui avec la même vigueur, cela tient à ce que le Pouvoir a laissé tomber en désuétude la plupart des dispositions restrictives qu’elle contient.

Nous sommes, aussitôt le vote de cette loi, en pleine confusion. À l’intrusion du Parti politique dans le mouvement syndical, il faut ajouter la scission du Parti socialiste, comme nous l’avons vu. Mais le morcellement ne devait pas s’arrêter là. Les « possibilistes » de la Fédération des Travailleurs socialistes devaient connaître une nouvelle scission. Les « allemanistes » sortirent de la Fédération pour former le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire.

Il est impossible d’étudier ici toutes les querelles qui opposèrent les unes aux autres les fractions socialistes, mais on doit les mentionner pour aider à comprendre l’histoire du syndicalisme et les difficultés qu’il rencontrera par la suite, à partir de 1920.

Si ces scissions eurent pour conséquence de gêner considérablement le développement du syndicalisme, elles empêchèrent, par contre, un Parti d’accaparer son action et de le mettre en tutelle.

Il serait puéril cependant de nier l’influence du socialisme de cette époque sur le syndicalisme à peine organisé. Il ne faudrait pas non plus surestimer cette influence. Les syndicats non socialistes ne tardèrent pas, par exemple, à reconnaître l’impossibilité de concilier les intérêts des travailleurs avec ceux des patrons. L’esprit révolutionnaire ne tarda pas à se développer chez eux.

Les divisions qui réduisaient le socialisme à l’impuissance eurent pour effet de rapprocher les ouvriers de l’action, spécifiquement syndicale qui prit sans cesse une plus grande place. Déjà, ils ne la subordonnaient plus aussi complètement à l’action politique, lorsque les « allemanistes » proclamèrent au X° Congrès, en 1891, « que l’action politique n’a guère que la valeur d’un moyen de propagande et d’agitation ».

Cette motion déclarait en outre : « Il y a nécessité d’envisager une levée en masse des travailleurs, qui par la grève générale nationale et internationale, donneront une sanction aux grèves partielles ».

C’était la première fois que l’idée de la grève générale était formulée d’une façon claire et nette. Elle devait faire son chemin.

À côté des « allemanistes », les « blanquistes » du Comité révolutionnaire central (fondé en 1881) avec Vaillant, tendaient à reconnaître au mouvement syndical une certaine autonomie pendant que les anarchistes-communistes, dont le rôle ne tardera pas à être prépondérant, affirmaient déjà la nécessité de l’indépendance du syndicalisme.

C’est sous de tels auspices que se réunit le Congrès de Lyon, le 11 octobre 1886. Alors que les socialistes pensaient que les Syndicats étaient acquis « au socialisme parlementaire », ceux-ci s’affirmèrent au contraire nettement « révolutionnaires ».

Pour différencier les deux sections du mouvement ouvrier, le Congrès décida la constitution d’une Fédération des Syndicats qui permettrait de distinguer les deux actions : économique et politique.

Il vota, à ce sujet la résolution suivante :

« La Fédération nationale des Chambres Syndicales se déclare sœur de toutes les Fédérations socialistes ouvrières existantes, les considèrent comme une armée tenant une autre aile de la bataille ; ces deux armées devront dans un temps peu éloigné faire leur jonction sur un même point pour écraser l’ennemi commun. »

À vrai dire c’était là une affirmation assez équivoque de l’autonomie des mouvements. La prédominance du Parti y était à peine masquée. On s’en aperçut bien au Congrès de Montluçon en 1887 et on le vit mieux encore lorsque la Fédération des Syndicats et groupes corporatifs ouvriers de France tint ses assises dans les mêmes villes et avec les mêmes éléments, en même temps que l’organisation politique à la remorque de laquelle elle traîna une existence peu brillante, malgré quelques velléités d’indépendance, comme à Bordeaux en 1888.

Elle disparut d’ailleurs assez vite de la scène. Sans programme bien à elle, machine politique au service de l’action électorale, elle était d’avance vouée à l’impuissance. Sa disparition fut encore hâtée par l’apparition des Bourses du Travail, fait capital de cette époque du mouvement syndical.

On a trouvé dans l’étude consacrée à la Bourse du Travail toute l’histoire de celle-ci et son origine. Nous n’y reviendrons donc pas ici. Nous nous bornerons à constater que la première Bourse fut créée à Paris en 1886, après l’adoption du projet Mesureur.

Les Bourses se multiplièrent rapidement. II y en avait 14 en 1892. Elles eurent tout naturellement l’idée de se fédérer entre elles et mirent leur projet à exécution à Saint-Étienne, le 7 février 1892.

Leur but, leur constitution furent définis à ce Congrès. De cette époque date la deuxième phase évolutive du syndicalisme qui va sans tarder affirmer son caractère de mouvement spécifique de classe.

Le Syndicat socialiste sentant le danger que représentait pour eux la jeune Fédération des Bourses, repoussa la proposition d’un Congrès commun à la réunion des Syndicats de la Fédération des Syndicats à Marseille en 1892.

Ce Congrès de Marseille de la Fédération des Syndicats eut à se prononcer sur la résolution votée à la Conférence régionale de Tours qui s’était tenue quelques jours auparavant et avait adopté la grève générale comme seul moyen révolutionnaire. Malgré tout le talent de M. Aristide Briand — qui depuis... — le Congrès de Marseille marqua sa rupture avec les Syndicats en repoussant leur suggestion.

C’est alors que se tint à Paris, en 1893, un autre Congrès des Bourses qui fut retardé en raison de la fermeture de la Bourse du Travail de Paris par Charles Dupuy, président du Conseil, à qui l’activité des Bourses portait ombrage.

Ce Congrès se tint le 12 juillet 1893. Il eut tout de suite le caractère d’une protestation véhémente contre le coup de force gouvernemental. Un grand nombre de délégués, y compris ceux représentant les Centres inféodés au Parti, y assistaient.

La discussion sur la question d’union des forces ouvrières se termina par le vote de la résolution ci-dessous :

« Tous les Syndicats ouvriers existants devront, dans le plus bref délai, adhérer à leur Fédération de métier ou en créer, s’il n’en existe pas ; se former en Fédérations locales ou Bourses du Travail, puis ces Fédérations et ces Bourses du Travail devront se constituer en Fédérations nationales.

À cet effet, le Congrès émet le vœu que la Fédération des Bourses du Travail de France et la Fédération nationale des Chambres Syndicales se fondent en une seule et même organisation.

Il sera fondé un Comité Central composé de deux délégués par Fédération de métier et quatre pour la Fédération nationale des Bourses du Travail et les Chambres Syndicales. »

Ce ne fut, hélas !, qu’un vœu. L’organisation unique ne devait surgir que deux ans plus tard, en 1895, après la disparition effective de la Fédération des Syndicats en 1894, après le Congrès de Nantes.

L’idée concrète de l’Unité au mouvement syndical n’en date pas moins de ce Congrès. Elle devait trouver sa matérialisation assez rapidement. Elle se fera pressante jusqu’au point d’apparaître comme la préoccupation dominante de la classe ouvrière.

Un recul suivit pourtant cette décision du Congrès de 1893.

Le Congrès avait bien nommé une Commission de neuf membres dite « d’organisation de la grève générale », mais elle fit aucun travail vraiment positif. Il convient d’ailleurs d’ajouter que le Parti ouvrier français ne lui ménagea pas les ennuis et il fit si bien qu’au Congrès de Nantes, en 1894, les deux Fédérations (Bourses et Syndicats), organisèrent deux Congrès séparés.

La Bourse du Travail, sollicitée par les deux groupements, leur déclara qu’il ne lui semblait pas nécessaire d’organiser ces deux Congrès et leur proposa de fusionner. Tandis que la Fédération des Bourses acceptait aussitôt, celle des Syndicats donna son adhésion d’assez mauvaise grâce, après avoir tenté de tenir son Congrès à Saint-Nazaire. C’était, pour le Parti ouvrier français un échec incontestable. Aussi, décida-t-il, pour la première fois, que le Congrès politique précéderait celui des Syndicats. Il espérait qu’en se prononçant contre la grève générale, il influencerait le Congrès des Syndicats. Il n’en fut rien.

Les éléments des Syndicats du Parti furent complètement défaits et c’est par 67 voix contre 37 que le Congrès se prononça contre la thèse du Parti ouvrier français.

La cassure était consommée et l’Unité, un moment entrevu semblait s’éloigner à nouveau.

Ces perspectives alarmantes disparurent assez vite en raison du rôle réduit que joua désormais la Fédération des Syndicats.

Ombre d’elle-même, elle tint un Congrès à Troyes en 1895. Elle anathématisa contre la grève générale et repoussa l’idée de la grève générale, mais elle ne put empêcher que la Confédération Générale du Travail naisse à Limoges en cette même année 1895.

D’autres faits allaient concourir à soustraire le mouvement syndical à l’influence des partis politiques. Guesde, en effet, réagit vigoureusement contre cette séparation du syndicalisme et du socialisme parlementaire, et le Congrès international socialiste de Londres (1895) eut à examiner longuement cette question.

Déjà, il avait pris la précaution, dans un précédent Congrès international tenu à Zurich, de faire voter avec ses amis de l’Internationale, une résolution qui excluait tous les adversaires de l’action parlementaire

Cette résolution disait :

« Toutes les Chambres Syndicales seront admises au Congrès, et aussi les Partis et les organisations socialistes qui reconnaissent la nécessité de l’organisation des travailleurs et de l’action politique.

Par l’action politique on entend que les organisations des Travailleurs cherchent autant que possible à employer ou à conquérir les droits politiques et le mécanisme de la législation, pour amener ainsi le triomphe des intérêts du prolétariat par la conquête du pouvoir politique. »

On comprend aisément qu’ainsi préparé, le Congrès de Londres ne fut qu’une violente réaction des politiciens contre le syndicalisme affirmant sa maturité. La bataille commence par la discussion sur la validation des mandats. Les politiques contestèrent ceux des délégués ouvriers en rappelant la décision de Zurich. Les deux thèses s’affrontèrent avec force. Ce fut Guesde qui engagea la bataille.

Tranchant comme à son habitude, il déclara :

L’action corporative est une simple interprétation de l’ordre capitaliste. La classe ouvrière ne peut se désintéresser du gouvernement. C’est au gouvernement, c’est au cœur qu’il faut frapper. Dans ce Congrès, il n’y a pas de place pour les ennemis de l’action politique. Ce n’est pas de l’action corporative qu’il faut attendri la prise de possession des grands moyens de production. Il faut d’abord prendre le gouvernement qui monte la garde autour du capitalisme. Ailleurs, il n’y a que mystification, il y a plus, il y a trahison... Ceux qui rêvent une autre action n’ont qu’à tenir un autre Congrès.

Comme on le voit, la condamnation était formelle, sans réplique. Aveuglé par son dogmatisme politique, Guesde ne pouvait comprendre que c’est par l’action simultanée de destruction du pouvoir bourgeois et de prise des moyens d’échange et de production que le prolétariat, toutes forces réunies, mettra fin au régime capitaliste.

Il n’en fut pas moins suivi par tous les représentants socialistes français : Jaurès, Gérault-Richard, Viviani, Deville, Rouanet et Millerand, dont la majorité devait, par la suite, faire une si brillante carrière dans le sein de la bourgeoisie, avec Guesde lui-même.

Les représentants socialistes étrangers ne furent d’ailleurs pas moins catégoriques. Nous sommes, proclament Wilhem Liebknecht, avec les « collectivistes », contre les « anarchistes ».

C’était le renouvellement des luttes de la 1ère Internationale, les mêmes que celles que nous connaissons aujourd’hui.

Les délégués syndicaux français se défendaient d’assister à ce Congrès en tant qu’anarchistes. Ils n’étaient que des délégués ouvriers et rien de plus, quelles que soient, affirmaient-ils, leurs pensées personnelles.

C’étaient, parmi les plus marquants, Pelloutier, secrétaire des Bourses ; Allemane, leader du Parti ouvrier socialiste révolutionnaire ; Vaillant, député de la Seine ; Pouget, rédacteur du « Père Peinard » ; Guérard, des cheminots ; Tortelier, un des précurseurs du syndicalisme. Tous se réclamaient purement et simplement de leur mandat syndical.

Ce mandat se traduisait ainsi : S’abstenir de toute discussion, de toute déclaration politiques ; sur ce point, ils étaient neutres, si bien qu’ils s’abstinrent dans le vote excluant les anarchistes proprement dit. Ils ne voulaient faire que de l’action syndicale.

La délégation française se sépara en deux parties à peu près égalés : 57 contre, 56 pour.

Furieux, les socialistes français firent claquer les portes et se retirèrent, en dénonçant comme une manœuvre de la réaction — déjà — cette indifférence des syndicats pour la conquête du pouvoir qui livrait le socialisme à l’ennemi.

Le Congrès se montra lui-même, si possible, plus intransigeant encore.

La tendance politique s’y affirma nettement... « L’action législative et parlementaire » fut considérée « comme l’un des moyens nécessaires » pour arriver « à la substitution du socialisme au régime capitaliste ». En conséquence, déclarait Wilhem Liebknecht, dans sa motion, les anarchistes seront exclus.

Ces décisions du Congrès de Londres eurent pour résultat d’accentuer la séparation des deux mouvements en France. C’était le rôle que devait jouer le Ie Congrès de l’I. S. R. en 1922.

« Tous les militants de l’action syndicale, écrivait aussitôt Pelloutier, vont exploiter l’intolérance stupide de la majorité pour élargir le fossé qui séparait déjà les syndicats des politiciens ». Il en fut ainsi jusqu’en 1906, après que les partisans de l’action politique eurent multiplié leurs assauts jusqu’au Congrès d’Amiens en 1906.

La résolution de Londres n’eut pas des effets qu’en France. Elle paralysa longtemps, et jusqu’à la guerre, l’activité de l’Internationale syndicale. C’est un chapitre qui sera étudié plus loin.

* * *

CONSTITUTION DE LA C. G. T.

La constitution de la Fédération des Bourses du Travail n’avait fait qu’ébaucher l’organisation nationale du syndicalisme français. C’était certes, un commencement important, mais il était évident qu’une tâche considérable restait à accomplir.

Les Bourses du Travail réalisaient bien le lien social — le plus important — entre les Syndicats d’une même localité, la Fédération réalisait bien aussi ce lien au point de vue national, mais il était évident qu’il fallait aussi réaliser la liaison nationale entre les Syndicats d’un même métier.

Les Guesdistes avaient tenté de le faire avec leur Fédération des Syndicats, tandis, que par contre, ils n’avaient pas, par méconnaissance ou dogmatisme étroit, cherché à réaliser le lien social.

Il est fort probable que l’absence de ce lien qui favorisait l’action du Parti ou des Partis socialistes fut volontaire parce que les Guesdistes sentaient déjà que le syndicalisme, ainsi organisé socialement, ne tarderait pas à s’émanciper de leur tutelle. Il ne faut pas chercher d’autre raison à l’hostilité sans cesse accrue que les Guesdistes manifestèrent toujours à l’égard de la Fédération des Bourses du Travail, cellules de la Société de l’avenir.

Avortée dès sa constitution, la Fédération des Syndicats n’eut ni le programme sérieux, ni l’action vigoureuse capables d’attirer les travailleurs.

Ceux-ci, la sentant d’ailleurs placée sous les directives politiques, la boudèrent. Les querelles, les scissions dont le Parti socialiste fut l’objet les en détachèrent définitivement. Instinctivement, ils se rapprochèrent de la Fédération des Bourses et, y adhérant en grand nombre, lui donnèrent tout de suite une importance considérable, pendant que, sous l’influence et par le labeur acharné de Pelloutier, elles jouaient un rôle de plus en plus grand.

Ce ne fut, certes, pas l’œuvre d’un jour. Ce n’est qu’après bien des tâtonnements, des erreurs souvent graves, des incohérences forcées que, dans ces temps troublés, la Fédération des Bourses parvint à faire comprendre la neutralité politique que le Congrès d’Amiens devait proclamer comme la première condition d’Unité ; et que le mouvement ouvrier réussit à donner son organisation propre, de classe, indépendante de tous les partis.

Ce sont autant de difficultés que les militants durent vaincre, difficultés que ne comprennent pas toujours les hommes de notre époque qui ignorent, en immense majorité, comment s’est constituée la C. G. T.

Le syndicalisme actuel, dans ses organes comme dans ses idées — trop souvent inexprimées — n’est pas le résultat de l’application d’un plan, d’un système préconçu. Il est la conséquence d’une longue étude des faits sociaux, de leurs enseignements. Il résulte d’une longue et pénible évolution qui continue. Son aspect, ses caractéristiques particulières se modifient selon les nécessités du moment. Il en sera toujours ainsi parce qu’il est l’interprétation aussi exacte que possible de la vie en perpétuelle évolution. Le syndicalisme de l’an 2000 ne ressemblera pas plus à celui 1925 que celui-ci ne ressemble au mouvement de 1873. Il peut évoluer à l’infini, donner à toutes les périodes de l’histoire, satisfaction à tous les individus, quelle que soit leur philosophie. Il peut réaliser aussi bien le communisme organisé que le communisme libre associatif et momentané pour atteindre, un jour, au stade supérieur de l’Anarchie. Ceci est suffisant pour que tous les travailleurs y trouvent place et tentent dans son sein d’acquérir le maximum de bien-être et de liberté correspondant à chaque époque de l’histoire, à chaque stade de l’évolution. Le syndicalisme est un perpétuel devenir.

C’est ce que comprit Pelloutier lorsqu’il entreprit l’œuvre grandiose qui devait trouver son achèvement dans la constitution des Bourses du Travail et la constitution de la C. G. T. C’est ce qu’il précisa dans sa fameuse lettre aux anarchistes.

C’est sous l’empire de ces idées générales, mal assises, confuses peut-être, que délibéra le Congrès de Nantes en 1894.

Pelloutier proposait que le lien commun fût le Comité de grève générale ; d’autres comme Bourderon, qui représentait la Bourse du Travail de Paris, voulaient créer un lien national plus solide.

Il en sortit un Comité Syndical ouvrier mal venu, qui resta incompris, n’eut qu’une influence restreinte et, en réalité, ne fonctionna que peu ou même pas du tout. Il n’en formait pas moins l’embryon de la future C. G. T.

Le Congrès de Nîmes, en 1895, indiqua le développement de la Fédération des Bourses et la place de première importance qu’elle prenait dans le mouvement ouvrier. C’est ce Congrès qui appela Pelloutier au Secrétariat national de la Fédération des Bourses : Il le conserva jusque sa mort, en 1900.

Les militants, disait ce Congrès, sont à nouveau préoccupés de donner un organisme sérieux et durable au prolétariat français, ils sont préoccupés aussi de rechercher les moyens, les plus propres à unifier les organisations ouvrières, à coordonner les forces syndicales et à dresser, en face du capital, l’armée du prolétariat.

C’est à cette tâche que se consacra le Congrès de Limoges qui s’ouvrit le 23 septembre 1895.

À ce Congrès étaient représentées : 28 Fédérations, 18 Bourses et 18 Chambres Syndicales. La première question à l’ordre du jour était la suivante : Plan général d’organisation corporative, de l’action et des attributions des différentes organisations existantes.

Cette seconde partie de l’ordre du jour avait pour but de faire disparaître le chevauchement d’attributions dangereuses et qu’il fallait, autant que possible, délimiter. On n’y parvint d’ailleurs qu’assez mal.

Ce Congrès marqua la prépondérance incontestée de la Fédération des Bourses. Il marqua la nécessité de tenir l’action syndicale hors de l’action politique, il reconnut l’indispensabilité de séparer les deux mouvements : économique et politique.

Après une longue discussion, la Commission d’organisation corporative proposa les dispositions suivantes qui indiquaient les statuts primitifs de l’organisation Confédérale :

  1. Entre les divers Syndicats des groupements professionnels, de Syndicats d’ouvriers et d’employés des deux sexes existant en France et aux Colonies, il est créé une organisation unitaire et collective qui prend pour titre : Confédération Générale du Travail. Les éléments constituant la Confédération Générale du Travail devront se tenir en dehors de toutes écoles politiques ;

  2. La Confédération Générale du Travail a exclusivement pour objet d’unir, sur le terrain économique et dans des liens d’étroite solidarité, les travailleurs en lutte pour leur émancipation intégrale ;

  3. La Confédération Générale du Travail admet dans ses rangs a) Les Syndicats ; b) Les Bourses du Travail ; e) Les Unions ou Fédérations locales de Syndicats de diverses professions ou de métiers similaires ; d) Les Fédérations départementales ou régionales de Syndicats ; e) Les Fédérations nationales de Syndicats de diverses professions ; f) Les Unions ou Fédérations nationales de métiers et les Syndicats nationaux ; g) Les Fédérations d’industrie unissant diverses branches de métiers similaires ;

Les articles suivants fixaient la constitution intérieure de la C. G. T., à la tête de laquelle se trouvait placé un Conseil National formé de délégués des Unions ou Fédérations, les attributions de celui-ci et des Commissions qu’il pourrait constituer, l’institution d’un Congrès annuel. À la vérité, tout cela était assez confus, mais correspondait à la complexité, à la diversité des organismes ouvriers de cette époque. C’était plutôt un « entassement » — le mot est de Jouhaux — qu’une organisation rationnelle.

Si imparfaite qu’elle soit, l’œuvre accomplie à Limoges est loin d’être négligeable. Elle marque un sérieux progrès sur ce qui existait auparavant.

La nouvelle organisation, pour primitive et imparfaite qu’elle fût, rencontra d’ardents défenseurs qui, avec raison d’ailleurs, ne se masquèrent pas leurs critiques.

Le 3ème Congrès National corporatif se tint à Tours, du 14 au 19 septembre 1896.

Il constata que la fusion des éléments participant à l’action confédérale (Fédérations d’Industrie et Bourses du Travail), était loin d’être accomplie, que l’unification n’était guère que théorique.

La Fédération des Bourses, en particulier, avait une assez grande méfiance à l’égard de la nouvelle organisation dont l’activité était restreinte. Elle tint un Congrès à Tours avant le Congrès Confédéral. Il s’ouvrit le 9 septembre.

Pelloutier voulait qu’on définît le rôle général des groupements locaux et par contrecoup la valeur de transformation du syndicalisme.

Il fut décidé de donner aux Bourses un programme de recherches méthodiques sur ces conditions économiques du travail, de la production, de l’échange, de façon qu’en étudiant les régions qu’elles embrassent en apprenant, avec les besoins, les ressources industrielles, les zones de culture, la densité de la population, en devenant des écoles de propagande, d’administration, d’études, en se rendant pour tout dire en un mot, capables de supprimer et de remplacer l’organisation présente, elles s’affirment comme une institution pouvant s’adapter à une organisation sociale nouvelle. N’est-ce pas là, concrètement définie, la pensée des syndicalistes d’aujourd’hui ? N’est-ce pas cette idée qui les a guidés lorsqu’ils voulaient substituer les Unions régionales économiques, au Congrès constitutif de la C. G. T. et, en juillet 1922, aux Unions départementales, délimitations politiques sans valeur pour le mouvement syndical ?

Le Congrès des Bourses définit ainsi son attitude en regard de la C. G. T. Le Congrès des Bourses du Travail accepte la constitution d’une Confédération exclusivement composée des Comités fédéraux des Bourses du Travail et des Unions locales de métiers, cette Confédération n’ayant pour objet que d’arrêter, sur les faits d’intérêt général qui intéressent le mouvement ouvrier, une tactique commune, et la réalisation de cette tactique restant aux soins et à la charge de celles des Fédérations adhérentes qu’elle conserve.

Ce n’était, évidemment, qu’une adhésion conditionnelle, réservée, mais telle qu’elle, elle marquait un grand pas en avant vers l’Unité réelle.

Le Congrès des Bourses régla ainsi qu’il suit les rapports des deux organisations (Bourses et Syndicats).

Pour arriver à diminuer la durée des Congrès, le 5e Congrès des Bourses est d’avis que :

  1. Chaque Fédération Nationale doit supprimer de son ordre du jour particulier, toutes les questions d’intérêt général, l’étude de ces questions devant être laissée au Congrès général des Syndicats ;

  2. Tous les Congrès administratifs doivent se tenir à la même époque et dans la même ville. Pour sanctionner ce vœu, il décide que les futurs Congrès des Bourses du Travail n’inscriront à leur ordre du jour que les questions intéressant les Bourses du Travail. Cette résolution fut acceptée par 25 voix contre 5. Ainsi fut défini le régime sous lequel devaient se tenir pendant 8 années les assises nationales du mouvement syndicaliste français.

Le Congrès de la C. G. T. s’ouvrit aussitôt après, avec 71 délégués représentant 203 organisations corporatives. Il discuta surtout l’attitude des syndicats vis-à-vis de la politique.

Les questions politiques disait Keufer, les rivalités d’école qu’on ne compte plus, ont dispersé les effets, augmenté les divisions et l’impuissance.

Ne se croirait-on pas en 1925 ? Les délégués furent unanimes à écarter des Syndicats « ce brandon de discorde », en même temps qu’ils précisèrent, comme suit, la mentalité, syndicale.

Le Congrès corporatif de Tours invite les organisations corporatives à se tenir à l’écart de toute action politique.

On aurait aujourd’hui grandement besoin de revenir à cette saine conception du syndicalisme.

Le principe de la grève générale fut aussi accepté à la presque unanimité avec une précision importante dont la valeur reste totale aujourd’hui.

La grève générale comme la grève partielle, sont des conflits d’ordre économique, et si, après les Syndicats, l’idée en a été propagée par des groupements politiques révolutionnaires, qui acceptent les décisions des Congrès ouvriers au lieu de les combattre, ils n’en conservent pas moins un caractère de lutte purement syndicale.

Le Congrès ne faisait pas, toutefois, de l’acception de ce principe, une condition formelle et absolue à l’admission à la C. G. T.

Tours marquait un très gros progrès sur les Congrès antérieurs. Il restait beaucoup à faire pour faire passer son œuvre théorique dans le domaine des faits.

Ce fut l’œuvre du Congrès de Montpellier en 1902. Entre temps, les deux organisations (Bourses et Syndicats) vécurent côte à côte sans cesser d’avoir leur vie propre, se querellant souvent, méfiante l’une vis-à-vis de l’autre. La Fédération des Bourses dominait manifestement, sous l’admirable impulsion de Pelloutier. Elle traduisait fréquemment ses craintes d’être absorbée par la C. G. T. À son Congrès de Toulouse, en 1897, elle se montra renforcée et agissante, désireuse d’étendre son action aux milieux ruraux et maritimes, dont Pelloutier avait pressenti le grand rôle dans la révolution économique.

Le Congrès des Syndicats, moins important, tenta, lui aussi, de définir les attributions et représentations des deux organismes au sein de la C. G. T.

Toulouse fut un essai d’unification qui aurait dû logiquement se continuer à Rennes en 1898. Ce fut le contraire.

Ce Congrès de Rennes aboutit en fait à la séparation des deux sections Confédérales. Aucun doute n’est permis lorsqu’on lit dans la résolution adoptée, ce passage significatif :

Les deux organismes constituant la Confédération (Comité National et Fédérations des Bourses) ne se réunissent qu’en cas d’événements imprévus et nécessitant manifestement une entente.

Si l’idée d’Unité subsistait, elle n’était pas moins en recul quant à la réalisation.

En somme, la C. G. T. ne constituait qu’une sorte de lien moral entre les deux Organisations qui la composaient. Des militants virent immédiatement le danger d’une telle situation. On sera obligé de les réunir à nouveau disait Braun (Fédération de la Métallurgie). « Le Congrès de Rennes n’a pas fait de bonne besogne ». La question de votation fut aussi posée au 10ème Congrès Corporatif National. Il s’arrêta au système du vote unitaire par Syndicat, quelle que soit l’importance numérique de celui-ci. Cette question reviendra d’ailleurs par la suite devant les Congrès suivants. Elle n’a pas cessé de se poser et continuera à l’être pendant longtemps encore.

À cette époque, nous étions en plein dreyfusisme, et le Syndicalisme ressentait fortement les secousses de l’agitation provoquée par cette affaire Dreyfus ainsi que par les crises industrielles qui se produisirent alors.

Aussitôt le Congrès de Rennes terminé, la grève des Terrassiers de la Seine, auxquels s’étaient joints un grand nombre de travailleurs du Bâtiment, battait son plein. 50.000 ouvriers au moins étaient en grève. Le moment parut propice pour engager la lutte et déclencher la grève générale.

Les Fédérations des Métallurgistes et des Cheminots se montrèrent très enthousiastes pour ce mouvement. C’est surtout de la Fédération des Cheminots que le signal était attendu pour ce mouvement, dont on escomptait beaucoup en raison de l’effet politique et économique qu’il ne devait pas manquer de produire, à la veille de l’Exposition Universelle de Paris (1900).

Le Gouvernement ayant intercepté les ordres de grève des Cheminots, l’échec fut complet dans cette corporation et, par répercussion, dans toutes les autres.

Lagailse, secrétaire de la C. G. T. et secrétaire adjoint des Cheminots, démissionna.

Par contre, les organisations du Bâtiment, mais elles seules, obtinrent de sensibles améliorations qui devaient, par la suite, largement contribuer au développement du syndicalisme dans cette importante industrie.

L’agitation au sujet de l’affaire Dreyfus sépara en deux groupes les forces ouvrières. Pendant que les unes étaient pour la révision, avec ceux qui suivaient Jaurès et Allemane dans le Parti socialiste, les autres se tenaient dans la neutralité. Les anarchistes participèrent, eux, activement à l’agitation « Dreyfusarde » avec Sébastien Faure, au premier rang de la bataille.

L’aboutissant de cette campagne fut le triomphe de la coalition des gauches et l’entrée de Millerand dans le ministère Waldeck-Rousseau, aux côtés de Galiffet le massacreur des Communards. Drôle de symbole qui prendra par la suite toute sa signification, lorsque Millerand arrivera au pinacle.

Et c’est à ce moment que s’ouvrit ce qu’on a appelé la période du Millerandisme, dont le but consistait à enrégimenter les forces ouvrières pour soutenir un pouvoir d’État chancelant. Le programme du Millerandisme fut exposé à Saint-Mandé en 1901, par son auteur.

Quoique habile, ce calcul n’eut pas les résultats attendus par les libéraux flanqués de Millerand-le-Renégat.

Toutes les prévisions de Millerand furent détruites et ses espoirs furent mis à terre par la grande grève du Creusot qui devait forcer 3.000 ouvriers à s’exiler et aboutit à la négation du droit syndical dans la contrée soumise au bon plaisir de Schneider.

L’incident sanglant survenu au cours d’une grève à la Martinique détourna définitivement les ouvriers du Millerandisme.

Entre temps, eut lieu, à Paris, le Congrès des Bourses, en 1900, ou 34 organisations étaient représentées. La question des rapports avec les partis politiques fut encore posée, mais sans succès pour ceux qui discutaient la fusion avec les groupes socialistes.

Après une belle démonstration de Pelloutier condamnant l’effet désastreux qui résulterait de cette fusion le Congrès adopta, à l’unanimité, la motion suivante de la Bourse de Constantine

Considérant que toute immixtion des Bourses du Travail dans le domaine politique serait un sujet de division et détournerait les organisations syndicales du seul but qu’elles doivent poursuivre : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes. Décide : Qu’en aucun cas, la Fédération des Bourses du Travail ne devra adhérer à un groupement politique. Mais d’autre part, par un sentiment qu’on ne s’explique guère autrement, par une crainte de déviation qui aurait annihilé toute l’action et la propagande de la Fédération des Bourses, il fit repousser l’adhésion plus complète à la C. G. T.

« Ces deux organisations, dit le délégué de Lyon, doivent marcher de pair et faire chacune son travail, mais sans se confondre ».

L’œuvre incomplète de Rennes n’était pas achevée. Le Congrès de la C. G. T. se tint également à Paris, du 10 au 14 septembre 1900. 236 organisations y étaient représentées par 171 délégués.

La question des Fédérations d’industrie y fut agitée sans trouver de solution. Elle n’est pas encore solutionnée en ce moment.

La plus importante décision qui fut prise par le Congrès, fut la publication d’un journal syndicaliste La Voix du Peuple. L’abonnement de ce journal fut obligatoire. Il fit partie de ce qu’on a appelé : la triple obligation confédérale.

Lagailse fut remplacé au Secrétariat Confédéral par Renaudin (des Cuirs et Peaux), qui ne resta que quelques mois en fonctions et fut lui-même remplacé par Guérard (des Cheminots). Les deux Congrès Corporatifs (Bourses et Fédérations) se tinrent l’un après l’autre mais non dans la même ville.

Celui des Bourses se tint à Nice, le 17 septembre 1901. Pelloutier, mort en 1900, avait été remplacé par Yvetot. Niel qui devait, un peu plus tard, être appelé au Secrétariat de la C. G. T. et qui représentait à ce Congrès la Bourse du Travail de Montpellier, concluait, dans son rapport sur la question de l’Unité, à l’union immédiate des deux grandes organisations nationales.

Cela est incompatible avec l’unité ouvrière, disait-il ; cela crée un antagonisme d’idées et de personnes. Il faut donc que l’une des deux disparaisse en tant qu’organisation centrale et qu’elle se fonde dans l’autre.

Et à son avis, ce qui peut surprendre ceux qui ignorent les idées de Niel, c’était la Fédération des Bourses qui devait disparaître ou tout au moins renoncer à son côté dirigeant.

Le Congrès n’entendit pas ce langage et ne suivit pas Niel. Yvetot s’opposa à la fusion ainsi conçue et sur son intervention, le Congrès se prononça en faveur « d’une étude plus approfondie » du projet Niel.

Toutefois, les désirs et les besoins d’unité étaient réellement considérables. Ils allaient devenir bientôt décisifs. Le Congrès confédéral, le 6°, se tint à Lyon, du 23 au 27 septembre 1901.

Le projet Niel revint en discussion. Le plan du délégué de Montpellier fut ainsi esquissé : à la base, le Syndicat ; au-dessus, la Bourse du Travail ; après les Bourses, les Fédérations ; enfin pour couronner l’édifice syndical, la C. G. T., synthèse de l’action ouvrière.

Les superpositions de groupements subsistaient encore, mais elles étaient considérablement réduites.

Le projet fut remis et renvoyé à l’examen du Congrès de 1902 qui se tint à Montpellier du 22 au 27 septembre Une nouvelle explosion de grèves, le vote de la loi des 10 heures (Colliard-Millerand), les incidents qui en résultèrent incitèrent les militants à en finir.

Le Congrès des Bourses réunies à Alger, la semaine précédente, avait reconnu la nécessité de l’union. Un projet fut adopté dans ce sens et on confia à Niel le soin de le présenter au Congrès Confédéral.

Montpellier fut le véritable Congrès de l’Unité. Il fui dominé par cette question essentielle et la préoccupation de lui donner un statut.

Un seul Syndicat, celui des Maçons de Reims, formula quelques réserves. L’accord fut scellé à la quasi-unanimité. La coordination des forces confédérales était réalisée. La C. G. T. prit à Montpellier sa véritable figure.

Maxime Leroy dans la Coutume Ouvrière définit ainsi la C. G. T. issue du Congrès de Montpellier :

La Confédération Générale du Travail ne constitue pas un groupement fonctionnant indépendamment des Syndicats, Bourses et Fédérations, à la manière d’un pouvoir exécutif se superposant et s’ajoutant, en les complétant, aux divers rouages politiques ou administratifs de la République. Elle n’est pas, non plus comparable à une sorte de « Syndicat supérieur », le « Syndicat des Syndicats », comme disait M. Allou, au Sénat, pendant la discussion de la loi de 1884. Elle n’est pas davantage une association de personnes ; elle n’a pas une vie autonome ; elle n’a ni assemblée générale, ni adhérents individuels.

Cette démonstration est exacte. Elle montre l’impossibilité pour le régime actuel d’incorporer la C. G. T. dans son cadre juridique. Si elle ne montre pas son rôle, ni son but, elle l’exprime pourtant par l’application de la théorie des contraires. Nous le verrons en examinant d’abord la résolution de Montpellier et aussi la Charte d’Amiens. Désormais, la C. G. T. va représenter le groupement commun aux deux sections : Bourses et Fédérations, fusionnées dans son sein. C’est une organisation au troisième degré ; le groupement de base étant le Syndicat de métier ou d’industrie, le groupement secondaire ayant forme double de Fédération nationale ou Bourse du Travail et la C. G. T. le groupement réalisent entre celles-ci la liaison qu’elles forment elles-mêmes entre les Syndicats.

On pourrait croire que cette organisation double de la base au faite n’est pas souple, qu’il existe encore des chevauchements, que l’unité est incomplète. Il n’en est rien. Àu contraire, une telle organisation assure l’autonomie des groupements et la coordination des efforts, à condition que l’une des deux organisations secondaires ne tente pas d’empiéter sur les attributions de l’autre.

L’article 3 des statuts de Montpellier qui sera d’ailleurs modifié à plusieurs reprises, notamment en 1918 après le Congrès de Paris, donne la raison décisive de cette constitution et fixe les attributions et obligations des organismes.

Ci-dessous le texte de cet article essentiel :

Nul Syndicat ne pourra faire partie de la C. G. T. s’il n’est fédéré nationalement et adhérent à une Bourse du Travail ou à une Union de Syndicats locale ou départementale ou régionale de corporations diverses. Toutefois, la Confédération Générale du Travail examinera le cas des Syndicats qui, trop éloignés du siège social d’une Union locale, ou départementale, ou régionale, demanderaient à n’adhérer qu’à l’un des deux groupements cités à l’article 2.

Elle devra, en outre, dans le délai d’un an, engager et ensuite mettre en demeure les Syndicats, les Bourses du Travail, Unions locales, ou départementales, ou régionales, les Fédérations diverses, de suivre les clauses stipulées au paragraphe premier du prisent article.

Nulle organisation ne pourra être confédérée si elle n’a au moins un abonnement d’un an à la Voix du Peuple.

C’est le texte qui expose ce qu’on a appelé la triple obligation Confédérale qui est toujours en vigueur. Ainsi, par ce double jeu des organismes secondaires, chaque Syndicat est adhérent à la C. G. T. par le canal des Bourses et celui des Fédérations.

En premier lieu, elle est décentraliste, dans le domaine social et elle est, dans la seconde partie, centralisatrice sur leterrain corporatif et professionnel. L’organisation centralisée se comprend d’elle-même. Elle résulte de la nécessité de resserrer, autant que possible, le lien qui unit, par la Fédération, les Syndicats d’une même industrie, dont les intérêts professionnels sont identiques.

L’organisation décentraliste ne soulève non plus aucune objection. La C. G. T. ne peut ni ne doit vivre par en haut, par la tête. Son activité, sa propagande, son action sociale, sont l’œuvre de toutes ses cellules. Les Syndicats et surtout les Bourses du Travail en sont les facteurs d’exécution et d’action. Ils propulsent la C. G. T. en même temps qu’ils agissent par eux-mêmes. Aux idées de « Craft unionism », c’est-à-dire de corporatisme, elle oppose le principe d’une organisation plus solide, plus agissante, le système de l’Industrial unionism, ou action industrielle base de l’action sociale.

La représentation de la section des Fédérations est assurée par un bureau et un Comité composé d’un représentant par Fédération. Le secrétaire de cette section était en même temps secrétaire de la C. G. T.

Quant à celle des Bourses elle était assurée par un Comité fédéral des Bourses ayant à sa tête un secrétaire.

En fait, la C. G. T. n’ordonne pas, elle ne décide rien. Elle est sous le contrôle permanent des deux Comités fédéraux (Bourses et Fédérations) qui ont charge, eux, d’appliquer les décisions des Congrès.

Le Bureau Confédéral enregistre, sert à l’échange des correspondances, prépare des statistiques.

Il en sera du moins ainsi jusqu’en 1912, au Congrès du Havre, qui modifiera considérablement la structure Confédérale. Quoi qu’en disent les militants confédéraux (C. G. T. ou C. G. T. U.), les deux C. G. T. sont aujourd’hui centralisées et la décentralisation n’est plus réelle, ne joue plus. C’est ce qui explique un peu la succession de crises qui se dérouleront de 1914 à 1925 sans qu’on en aperçoive d’ailleurs la fin. La mainmise des Fédérations sur l’organisme Confédéral, celle plus forte encore du Bureau Confédéral sur toute la C. G. T. (Syndicats, Unions, Fédérations), ont placé, en réalité, la C. G. T. entre les mains de quelques hommes qui ordonnent, exécutent, décident, sans qu’un contrôle suffisant s’exerce. Sans doute tout cela n’est possible que parce que les militants, les Syndicats, les Fédérations, les Unions, ne contrôlent pas assez fréquemment leurs Bureaux, leurs Conseils, leurs Comités et parce que la plupart du temps, ils enregistrent au lieu de discuter et de dicter leurs volontés. Et ils subissent ainsi tactiques et méthodes qu’ils devraient condamner. Les déviations successives du syndicalisme viennent toutes de cette carence totale, de cette absence de contrôle. Approuvés, parce qu’ils surent faire adopter leurs points de vue, avaliser leur conduite, ratifier leurs attitudes, les militants fédéraux et confédéraux, ceux-ci inspirant ceux-là, ont de proche en proche, abandonné lentement mais sûrement, sans s’en apercevoir toujours, les principes essentiels du syndicalisme. Il n’y a pas d’autres raisons syndicales à la crise. Les autres sont d’ordre politique et on les retrouve à toutes les périodes de l’histoire ouvrière.

Depuis le Congrès de Montpellier en 1902, la C. G. T. tint jusqu’à la guerre cinq Congrès : Bourges (1904), Amiens (1906), Marseille (1908), Toulouse (1910), Le Havre (1912). Un sixième était en préparation à Grenoble, lorsque la guerre éclata en 1914.

Le Congrès de Bourges, en 1904, eut, tout de suite, une très grosse importance. Il s’agissait de déterminer l’action Confédérale. Serait-elle réformiste et conciliatrice, ou révolutionnaire et directe ? Telles étaient les deux questions posées au Congrès. Pendant que le Livre, les Tabacs, les Chemins de fer étaient partisans des premières, les autres, notamment le Bâtiment, les Métaux, etc., étaient partisans de la seconde.

Le premier point de vue fut soutenu par Keufer du Livre, qui s’exprima ainsi : « Nous n’admettons pas, disait-il, que la transformation sociale se fera par une révolution brusque ; il faut d’autres moyens pour nous conduire vers l’idéal auquel chacun de nous aspire ; il faut une longue préparation mentale, il faut une modification morale des individus.

La violence n’est pas le meilleur moyen pour obtenir satisfaction et la méthode révolutionnaire est dangereuse en ce sens, qu’elle amènera inévitablement des représailles dont les travailleurs seront victimes.

C’est pourquoi nous maintenons notre opinion, nos préférences pour la méthode réformiste, sans enlever la liberté des autres organisations qui préconisent L’action révolutionnaire ; elles la feront à leurs risques et périls. »

On remarquera quelle différence il y a entre le réformisme et la collaboration de classes qui triomphe de nos jours. Pendant que Keufer recommandait la prudence, Jouhaux, aujourd’hui, entre dans les organismes du Gouvernement, délibère avec les capitalistes qu’il devrait combattre en application des principes du syndicalisme.

Les majoritaires — à l’époque les révolutionnaires — tenaient un langage différent. Que disaient-ils ?

Ils proclamaient que le syndicalisme est l’expression d’une lutte entre deux classes très distinctes et irréconciliables : « d’un côté, ceux qui détiennent le capital, de l’autre les producteurs qui sont les créateurs de toutes les richesses, puisque le capital ne se constitue que par un prélèvement effectué au détriment du travail ».

Après cette constatation d’un antagonisme permanent, ils déclaraient que « c’est une illusion pour les travailleurs de compter sur les gouvernants pour réaliser leur émancipation » attendu, disaient les termes de la déclaration préalable inscrite en tête des statuts types de la C. G. T., que l’amélioration de notre sort est en raison inverse de la puissance gouvernementale. »

Et Jouhaux de conclure dans son ouvrage Le Syndicalisme et la C. G. T., pages 134–135 :

« Donc, double affirmation d’anti-capitalisme et d’antiétatisme, dont les auteurs tiraient la conséquence formelle, que les salariés, impuissants s’ils demeuraient isolés, doivent s’unir d’abord dans le Syndicat et par lui dans la C. G. T. pour mener eux-mêmes la lutte contre les oppresseurs.

Ainsi, le syndicalisme révolutionnaire s’affirmait comme l’organisation du prolétariat en vue de la lutte à mener contre le capital pour la suppression du salariat. Il se déclarait hostile à toute entente permanente entre le capital et le travail, et il proclamait le principe de l’action continue contre le patronat, la méfiance de l’État et la nécessité de l’action directe, de la pression immédiate des producteurs : Il ne répugnait pas aux améliorations des conditions de travail ni aux réformes sociales, mais il ne reconnaissait à celles-ci de valeur vraie qu’autant qu’elles diminuaient la puissance du capitalisme et tendaient à accroître la force émancipatrice du prolétariat. Il ne croyait enfin possible de s’appliquer utilement à les obtenir que par l’activité propre des salariés. »

Il y a gros à parier qu’aujourd’hui Jouhaux et ses amis ne soutiendraient pas pareille thèse. Et pourtant, il fut des 825 qui se prononcèrent contre les 369 qui soutenaient, en 1904, la thèse de Keufer. La Représentation proportionnelle, soutenue par Keufer et ses amis ne fut pas, non plus, acceptée. Là encore, le syndicalisme rompait avec la démocratie. C’est en 1904, à Bourges que fut envisagée l’action pour les 8 heures, qui devait trouver en 1906 les travailleurs prêts à imposer cette revendication par la grève générale. Après les manifestations de 1889, les fusillades de Fourmies et de la Ricamarie, la journée de 8 heures cessa d’être une affirmation théorique pour devenir le but des efforts ouvriers.

Voici, à ce sujet, l’ordre du jour qui fut adopté par le Congrès de Bourges :

Le Congrès, considérant que les travailleurs ne peuvent compter que sur leur action propre pour améliorer leurs conditions de travail ; Considérant qu’une agitation pour la journée de 8 heures est un acheminement vers l’œuvre d’émancipation intégrale ;

Le Congrès donne mandat à la Confédération d’organiser une agitation intense et grandissante à l’effet que le Ier Mai 1906, les travailleurs cessent d’eux-mêmes de travailler plus de 8 heures.

C’est à Bourges que remonte la véritable action pour les 8 heures en France.

Cette décision ne fut d’ailleurs pas suivie par toutes les Fédérations. Le Livre en particulier soutint les 9 heures et cela ne nuisit pas peu à la propagande et à l’action de la C. G. T.

Le Congrès de Bourges eut une importance énorme que Griffuelhes, alors Secrétaire de la C. G. T., — qui devait comme Pelloutier, marquer toute cette époque de son inlassable activité, de son énergie éclairée, — soulignait ainsi :

« Ce qui se dégage du Congrès, c’est le sentiment très net des militants français de mener un mouvement entièrement libre, subordonnant son action à ses propres besoins, créant la lutte en dehors de toute force extérieure et ne se préoccupant jamais que des intérêts ouvriers. »

Et c’est le Congrès d’Amiens, en 1906, qui devait confirmer de façon éclatante les décisions de Bourges. C’est en effet à Amiens que fut mise debout la véritable Charte du syndicalisme autour de laquelle, en 1925, tourne tout le débat doctrinal et les discussions sur la reconstitution de l’Unité.

Battus dans les Congrès antérieurs, les politiciens guesdistes, les marxistes d’alors, tentèrent une offensive suprême. Elle fut habilement menée par Renard du Textile qui devait la renouveler, toujours sans succès en 1908 à Marseille, à Toulouse en 1910 et au Havre en 1912. Il y avait des syndicalistes alors, hélas ! aujourd’hui, il y en a beaucoup moins.

Voyons comment les guesdistes tentèrent à Amiens de faire triompher leur point de vue. Reproduisons le texte, trop oublié, de leur résolution :

Considérant qu’il y a lieu de ne pas se désintéresser des lois ayant pour but d’établir une législation protectrice du travail qui améliorerait la condition sociale du prolétariat et perfectionnerait ainsi les moyens de lutte contre la classe capitaliste ;

Le Congrès invite les syndiqués à user des moyens qui sont à leur disposition — (le bulletin de vote) c’est moi qui ajoute et souligne — afin d’empêcher d’arriver au pouvoir législatif les adversaires d’une législation sociale protectrice des travailleurs.

Considérant que les élus du parti socialiste ont toujours proposé et voté les lois ayant pour objectif l’amélioration de la condition de la classe ouvrière ainsi que son affranchissement définitif ;

Que tout en poursuivant l’amélioration et l’affranchissement du prolétariat sur des terrains différents, il y a intérêt à ce que dés relations s’établissent entre le Comité confédéral et le Conseil national du Parti socialiste, par exemple pour la lutte à mener en faveur de la journée de 8 heures, de l’extension du droit syndical aux douaniers, facteurs, instituteurs et autres fonctionnaires de l’État ; pour provoquer l’entente entre les Nations et leurs gouvernements, pour la réduction des heures de travail, l’interdiction du travail de nuit des travailleurs de tout sexe et de tout âge ; pour établir le minimum des salaires etc., etc...

Le Congrès décide ;

Le Comité confédéral est amené à s’entendre, toutes les fois que les circonstances l’exigent, par des délégations intermittentes ou permanentes, avec le Conseil national du Parti socialiste pour faire plus facilement triompher les principales réformes sociales.

Renard ne proposait rien d’autre que les fameux Comités d’action dont on nous casse les oreilles aujourd’hui et qui doivent permettre au Parti communiste de prendre le pouvoir.

C’est autour de ce texte que s’engage avant le Congrès une campagne très vigoureuse dans tout le pays. Le parti socialiste voulait à tout prix triompher à Amiens. Nous connûmes la même offensive avant le Congrès constitutif de la C. G. T. à St Etienne en 1922.

Mais avec cette différence qu’à Amiens les politiciens furent battus à plate couture, alors qu’ils vainquirent à St Etienne 16 ans plus tard.

C’est Merrheim, des unitaires de Roubaix, appelé à cette époque au secrétariat de la Fédération des unitaires, qui lui donna la réplique et quelle réplique !

« Vous avez voulu, disait Merrheim, faire du syndicat un groupement inférieur, incapable de sortir de la légalité. Nous affirmons le contraire. Il est un groupement de lutte intégrale révolutionnaire et il a pour fonction de briser la légalité qui nous étouffe, pour enfanter le droit nouveau que nous voulons voir sortir de nos luttes. »

Naturellement, comme aujourd’hui, les orateurs de la tendance Renard dénoncèrent comme une action anarchiste celle que menaient les syndicalistes révolutionnaires.

Ce qui faisait dire à ces derniers : « On a trop parlé, déclara l’un d’eux, comme s’il n’y avait que des socialistes et des anarchistes. On a oublié qu’il y a surtout des syndicalistes. »

Le syndicalisme est une théorie sociale nouvelle, une doctrine particulière. Il faut, avec les Congressistes, se prononcer sur elle. Il faut qu’ils disent que cette doctrine est indépendante du socialisme et de l’anarchie.

Le Secrétaire général de la C. G. T. Victor Griffuelhes, prenant la parole le dernier, déclara :

« En réalité, d’un côté, il y a ceux qui regardent vers le pouvoir et de l’autre ceux qui veulent l’autonomie complète contre le patronat et contre le pouvoir. Comment s’établirait cet accord fait de concessions mutuelles entre un Parti qui compte avec le Pouvoir, car il en subit la pénétration et nous qui vivons en dehors de ce pouvoir ? Nos considérations ne seraient pas toujours celles du Parti, d’où impossibilité d’établir les rapports demandés. »

Il n’y a rien de changé. Aujourd’hui les mêmes obstacles se présentent.

En produisant semblables affirmations, Griffuelhes annonçait le divorce total du syndicalisme avec la Bourgeoisie et le Pouvoir.

Keufer, du Livre, présentait une thèse mixte qui, par un paradoxe assez singulier, est devenue celle de ses adversaires d’alors, les dirigeants actuels de la C. G. T.

Àu nom des réformistes, Keufer se prononçait pour l’autonomie syndicale vis-à-vis de tous les Partis politiques et concevait l’organisation ou l’action syndicale selon la méthode trade-unioniste anglaise, la méthode corporative qui vouait le syndicat à ne poursuivre que des améliorations corporatives.

II affirmait d’ailleurs que l’action parlementaire devait s’exercer parallèlement à l’action syndicale. Ni la thèse de Renard, ni celle de Keufer n’obtinrent de succès. La Résolution présentée par Griffuelhes, devenue la charte d’Amiens, obtint 824 voix contre 3 à la motion Renard.

Ci-dessous cette charte fameuse :

Le Congrès confédéral d’Amiens confirme L’article 2 des statuts constitutifs de la C. G. T., disant : La C. G. T. groupe en dehors de toute école politique tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre tous toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mises en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière ;

Le Congrès précise, par les points suivants cette affirmation théorique :

Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc... Mais cette besogne n’est qu’un des côtés de l’œuvre du syndicalisme ; il prépare l’émancipation intégrale des travailleurs avec, comme moyen d’action, la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale.

Le Congrès déclare que cette double besogne, quotidienne et d’avenir, découle de la situation de salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat ;

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer, en dehors du groupement. corporatif, à telle forme de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors.

En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effets, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérales n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre, en toute liberté, la transformation sociale.

C’est autour de cette charte dont les politiciens proclament aujourd’hui la caducité que se livrent, depuis 5 ans, les batailles les plus terribles entre réformistes collaborationnistes, syndicalistes révolutionnaires et communistes.

La portée de cette résolution, qui marque l’avènement du syndicalisme comme unique force révolutionnaire des travailleurs, fut considérable. Elle domina et domine encore de très haut tous les conflits entre ouvriers et politiciens. Griffuelhes avait vu clair, juste et loin.

Non seulement, la charte d’Amiens proclame la neutralité du syndicalisme vis-à-vis des partis, mais encore elle l’exige du syndiqué dans le syndicat. Elle déclare très nettement que la qualité de membre d’un Parti ou d’un groupement philosophique ne peut être ni une cause d’admission privilégiée, ni une cause de radiation spéciale de la part du syndicat. Elle place ainsi le producteur en première ligne, au-dessus du citoyen. Et c’est juste, parce que le travailleur est une réalité de tous les jours, invariable dans son état comme dans ses désirs, tandis que le citoyen est une entité fugace. Le citoyen peut changer d’opinions, devenir par le jeu de l’évolution ou de l’involution l’adversaire de ce qu’il soutenait âprement hier, soit par conscience, soit par intérêt ; le travailleur, lui, reste semblable à lui-même ; il subit en tant que salarié la double exploitation et la double oppression du capitalisme et de l’État. Ce n’est qu’après avoir assuré économiquement sa défense de classe contre les capitalistes de toutes écoles politiques et philosophiques réunis, eux, en faisceau de classe compact, que le travailleur a le droit et la possibilité de faire de la politique et de philosopher à son aise.

Il déclare d’ailleurs nettement que si philosopher ne saurait nuire et au contraire à son éducation et à son activité sociale, il serait infiniment préférable que le travailleur s’abstînt de participer aux luttes politiques où il est souvent appelé à agir, sur ce plan particulier, aux côtés et en accord de certains de ses adversaires de classe : patrons dits libéraux, mais patrons avant tout.

Si le travailleur s’abstenait de fréquenter les groupements politiques prometteurs ou endormeurs, il n’est pas douteux que le syndicalisme serait depuis longtemps le seul groupement de classe de tous les ouvriers et qu’il les rassemblerait tous sous sa bannière. Le triomphe du syndicalisme qui, depuis Amiens, a rompu avec le Pouvoir, qu’il soit démocratique ou non, avec la Bourgeoisie et toutes ses institutions politiques et économiques, pour affirmer son rôle et sa mission d’avenir, serait depuis longtemps un fait accompli.

Le syndicat, de par la charte d’Amiens, n’est pas seulement un instrument de combat dam la société actuelle, il devient, dans sa conception, l’organe même de la transformation sociale, la cellule de base de la société à venir, celle-ci étant organisée par lui dans les domaines de la production et de la répartition.

L’attitude de neutralité du syndicalisme à l’égard des partis politiques est davantage qu’une méfiance des luttes électorales et parlementaires. S’il en était autrement, ce ne serait qu’une position temporaire et par conséquent révisable. Ce n’est pas le cas.

De cette neutralité découle, dans la réalité, l’idée que le syndicalisme s’étend et œuvre sur un plan très différent des partis politiques et que l’action politique et syndicaliste s’exerce sur deux terrains très distincts. Telle fut l’œuvre magistrale réalisée à Amiens.

Nous aurons l’occasion de revenir sur la valeur de cette charte, lorsque nous examinerons les luttes qui dressent les unes en face des autres les fractions — aujourd’hui dispersées — du mouvement syndicaliste français.

Quelle que soit l’évidente clarté de la charte d’Amiens, elle ne parvint pas à dissiper toutes les équivoques, à éviter les querelles. Et aujourd’hui, plus que jamais, c’est autour d’elle qu’on se dispute.

Peu après Amiens, le mouvement confédéral devait connaître encore un autre péril. Ce fut l’époque de l’« hervéisme » et Gustave Hervé — qui, depuis... — s’imagina un instant qu’il avait rallié le syndicalisme à ses théories. Les Congrès de Marseille en 1908 et de Toulouse en 1910, se chargèrent de détruire ses illusions.

Ce n’est pas en vain que le syndicalisme avait défini sa doctrine et son activité propres.

La charte d’Amiens fut encore confirmée en 1912 au Congrès du Havre, le dernier Congrès d’avant-guerre. Après une longue discussion, souvent très âpre, sur l’orientation syndicale, le Congrès vota la résolution ci-dessous :

Le Congrès, à la veille de reprendre, pour l’intensifier, l’agitation confédérale en vue de réduire le temps de travail, tient à nouveau à rappeler les caractères de l’action syndicale, de même qu’à fixer la position du syndicalisme ;

Le syndicalisme, mouvement offensif de la classe ouvrière, par la voie de ses représentants, réunis en Congrès, seuls autorisés, s’affirme encore une fois décidé à conserver son autonomie et son indépendance qui ont fait sa force dans le passé et qui sont le gage de son progrès et de son développement ;

Le Congrès déclare que, comme hier, il est résolu à s’écarter des problèmes étrangers à son action prolétarienne, susceptibles d’affaiblir son unité si durement conquise et d’amoindrir la puissance de l’idéal poursuivi par le prolétariat groupé dans les syndicats, Bourses du Travail, les Fédérations corporatives et dont la C. G. T. est le représentant naturel ;

De plus, le Congrès évoquant les batailles affrontées et les combats soutenus, y puise la sûreté de son action, la confiance en son avenir, en même temps qu’il y trouve la raison d’être de son organisation toujours améliorable ;

C’est pourquoi, dans les circonstances présentes, il confirme la constitution morale de la classe ouvrière organisée, contenue dans la déclaration confédérale d’Amiens (Congrès de 1906).

L’action confédérale fut aussi dirigée contre le militarisme, le patriotisme et la guerre. Le Congrès de Marseille (1908) en particulier vota une motion qui eut quelque retentissement.

Le Congrès Confédéral de Marseille rappelant et précisant la motion d’Amiens :

Considérant que l’armée tend de plus à remplacer à l’usine, aux champs, à l’atelier, les travailleurs en grève, quand elle n’a pour rôle de les fusiller comme à Narbonne, à Raon-l’Étape et à Villeneuve Saint-Georges ;

Considérant que l’exercice du droit de grève ne sera qu’une duperie tant que les soldats accepteront de se substituer à la main d’œuvre civile et consentiront à massacrer les travailleurs ;

Le Congrès, se tenant sur le terrain purement économique, préconise l’instruction des jeunes pour que, du jour où ils auront revêtu la livrée militaire, ils soient bien convaincus qu’ils n’en restent pas moins membres de la famille ouvrière et que, dans les conflits entre le travail et le capital, ils ont pour devoir de ne pas faire usage de leurs armes contre leurs frères travailleurs ;

Considérant que les frontières géographiques sont modifiables au gré des possédants, les travailleurs ne reconnaissent que les frontières économiques, séparant les deux classes ennemies, la classe ouvrière et la classe capitaliste

Le Congrès rappelle la formule de l’Internationale :

Les travailleurs n’ont pas de patrie ; qu’en conséquence, toute guerre n’est qu’un attentat contre la classe ouvrière, qu’elle est un moyen sanglant et terrible de diversion à ses revendications ;

Le Congrès déclare qu’il faut, au point de vue international, faire l’instruction des travailleurs afin qu’en cas de guerre entre puissances, les travailleurs répondent à la déclaration de guerre par une déclaration de grève générale révolutionnaire.

Cette thèse, déjà soumise aux autres Centrales Nationales au cours des conférences internationales, ne fut jamais acceptée par les Allemands qui refusèrent de connaître l’antipatriotisme et l’antimilitarisme comme des questions intéressant le syndicalisme. Ceci prouve toute la différence qui existe entre le mouvement ouvrier français et tous les autres mouvements qui tous, à l’exception d’une partie des mouvements espagnol et italien, reposent sur la conception social-démocrate. C’est de cette incompréhension que découlera l’impuissance du mouvement syndicaliste de tous les pays belligérants en face de la guerre.

L’entrevue que Jouhaux et Legien eurent à Bruxelles fin juillet 1914 consacra cette impuissance. C’était la répétition plus brutale encore de l’entrevue Griffuelhes Legien, à Berlin, en 1906, su sujet du premier conflit marocain qui en ce moment rebondit pour la troisième fois et risque d’ensanglanter le monde.

Lorsque j’étudierai ici l’action internationale du mouvement ouvrier français ; j’exposerai en détail ce que furent les Conférences et Congrès internationaux. Nous voici maintenant à la veille de la guerre. La grève générale n’est point déclarée et la guerre éclate. Jaurès est tué par Villain le 31 juillet 1914 et la mobilisation est décrétée le 2 août.

Que va faire la C. G. T. ? Impuissante à déclencher la grève générale va-t-elle rester neutre, en attendant l’heure de son intervention possible contre le fléau ou au contraire, emboîter le pas aux gouvernants ?

C’est là que se placent de dramatiques incidents. Le Bureau Confédéral a décidé de fuir, de gagner l’Espagne. Il a pour cela frété un bateau qui doit le conduire de la Rochelle à St Sébastien.

Mais le gouvernement, a eu vent de ce qui se prépare. Il sait que si le Bureau de la C. G. T. quitte la France, c’est pour mener une action vigoureuse contre la guerre, de l’étranger. Le Ministre de la guerre, Messimy veut appliquer immédiatement le carnet des suspects dit « carnet B ».

Malvy, ministre de l’Intérieur, temporise pendant que Viviani, Président du Conseil, craignant une émeute par suite de l’assassinat de Jaurès, émeute qui rendrait la mobilisation impossible, lance une proclamation au Peuple, l’invite au calme et promet la punition du coupable.

Tous ces événements se déroutent à une vitesse vertigineuse. Là C. G. T. reste pour le gouvernement l’X mystérieux.

C’est alors que Malvy a une idée géniale autant que malfaisante. Il délègue auprès du Bureau confédéral un avocat jusqu’alors considéré comme socialiste révolutionnaire d’extrême gauche, très au courant des choses ouvrières, qu’on nous assure — sans que nous puissions l’affirmer — être M. Pierre Laval, ministre des Travaux publics, au moment où j’écris ces lignes (ce qui est de nature à renforcer notre conviction).

Cet avocat annonce au Bureau Confédéral que le gouvernement connaît ses projets d’embarquement et qu’il est décidé, par l’arrestation immédiate, à en empêcher l’exécution.

Le Comité Confédéral est réuni immédiatement. Il ne prend aucune décision. — Le Bureau est livré à lui-même et perd la tête. II va chez Malvy et se rend aux raisons de celui-ci. Désormais, il sera derrière le Gouvernement. Il participera, avec toute la C. G. T., à l’union sacrée... Jaurès est enterré le 2 août. Jouhaux se rend aux funérailles. Àu nom de la C. G. T., il parle et c’est pour dire :

« Comment trouver des mots ? Notre cerveau est obscurci par le chagrin et notre coeur est étreint par la douleur. C’est encore dans son souvenir que nous puiserons les forces qui nous seront nécessaires.

Au nom des organisations syndicales, au nom de tous les travailleurs qui ont déjà rejoint leur régiment et de ceux — dont je suis — qui partiront demain, je déclare que nous allons sur les champs de bataille avec la volonté de repousser l’agresseur : c’est la haine de l’impérialisme qui nous entraîne. »

Jouhaux ne partit pas. Je ne le lui reproche pas. Ce que je lui reproche, par contre, ce sont les paroles prononcées sans mandat, au nom des travailleurs non consultés. — La C. G. T. souscrivait à la guerre.

C’en est fait. C’est la capitulation. Le Carnet B n’est pas appliqué. Malvy a gagné la partie. Il convient cependant d’être juste, surtout lorsqu’on est sévère. Si le Bureau Confédéral faillit à ses devoirs, il ne fut soutenu par personne. Partout, ce n’était qu’abdication, enthousiasme pour cette guerre du droit ( ?) Àu lieu des cris de À bas la guerre qu’on aurait dû entendre, c’était ceux de À Berlin qui retentissaient. Une immense vague de chauvinisme balayait le pays.

Et comme il est difficile de se reprendre, l’abdication s’aggrava bientôt. Ce fut après Charleroi et la ruée sur Paris, la fuite du Bureau Confédéral à Bordeaux, avec le Gouvernement ; ce furent les Terrassiers de Paris, les sans-travail embauchés par Gallieni pour défendre Paris. Quels tristes événements !

Il faudra près d’un an avant que n’apparaissent les premiers et timides symptômes de l’effort anti-guerrier. C’est sous les auspices du Comité pour la reprise des relations internationales auquel adhèrent : Merrheim, Bourderon, Chaverot, Sirolle, Souvarine, etc...- et, où, Trotsky, encore à Paris, joue un rôle prépondérant, que s’organise l’action contre la guerre.

Merrheim est l’inlassable apôtre de la paix. Accompagné de Bourderon, il se rend à Zimmerwald, en 1915, pour y rencontrer les autres pacifistes européens. Ledebour, y représente l’Allemagne où Karl Liebknecht mène une action pacifiste vigoureuse, en compagnie de Rosa Luxembourg. Grimm représente la Suisse. Lénine représente la Russie.

Cette entrevue est dramatique au possible. Pendant 6 heures sans discontinuer, Merrheim et Lénine discutent pied à pied. Lénine voudrait qu’en rentrant en France, Merrheim déclenchât l’insurrection contre la guerre. Celui-ci lui déclare que c’est impossible, qu’il ne serait pas suivi. Il ajoute qu’il n’est d’ailleurs pas certain de rentrer. Par contre Merrheim croit qu’il est possible d’intensifier l’action pour la paix ; d’amener, sans brusquerie, le prolétariat français à se dresser contre la guerre.

La Conférence de Zimmerwald, si elle ne prit en fait aucune décision, n’en marque pas moins le commencement du redressement du mouvement syndical français. Ce fut aussi la reprise des relations internationales rompues par la guerre. C’est sous le couvert de cette action pacifiste, qui va s’intensifier rapidement, que le syndicalisme se ressaisira.

Bientôt, il prendra figure d’opposition organisée et solidement groupée dans le Comité de Défense Syndicaliste avec Merrheim, Rey, Péricat, Andrieux, J.-B. Vallet et tant d’autres.

La province suit. De graves événements encore mal connus ont lieu à Toulouse où un bataillon se révolte.

Des centres permanents d’agitation se créent à Saint-Étienne, Bourges et Decazeville, sous l’impulsion de Merrheim.

L’action pacifiste s’organise partout et à Decazeville, Verdier applique une formule nouvelle : l’occupation des usines et le fonctionnement de ces usines par les ouvriers.

C’était la bonne. C’est celle-là qu’il faudra appliquer demain, si on veut priver le capitalisme de ses moyens de faire la guerre. C’est cette précision qui manquait à la motion votée à Marseille en 1901, c’est celle que l’Union Fédérative des Syndicats autonomes de France a exposée récemment.

Si cette action n’atteint pas le but indiqué par Lénine — et elle eût pu l’atteindre si l’action révolutionnaire de Decazeville avait été amplifiée et suivie — elle a au moins pour conséquence de fortifier considérablement la minorité syndicaliste révolutionnaire qui combat violemment la majorité.

Des séances tumultueuses ont lieu au Comité Confédéral ou Merrheim et Jouhaux se dressent face à face.

Dumoulin, mobilisé et Monatte également mobilisé, luttent aux côtés de la minorité.

Et c’est l’arrivée de Clémenceau au pouvoir avec sa formule « Je fais la guerre ».

Immédiatement c’est le régime de la brutalité qui s’instaure. C’est aussi celui du mouchardage ignoble avec Ignace et Mandel. Merrheim est appelé plusieurs fois par Clemenceau qui veut le forcer à abandonner son action pacifique. Il ne s’y rend pas et continue sa courageuse besogne.

Enfin, il cessera un jour, sans qu’on sache exactement pour quelles raisons. Et c’est le démantèlement des forteresses de Bourges, de Saint-Étienne, de Decazeville, c’est l’emprisonnement de Péricat et des militants de la Loire et la Conférence de Clermont-Ferrand en 1917, où il semble possible de ressouder les forces confédérales. Hélas !, ce n’est qu’un espoir vite déçu. Mal conseillé, mal entouré, Jouhaux continue son erreur, alors qu’il lui était possible encore de revenir dans la bonne voie. La minorité syndicaliste atteindra son apogée au Congrès de Saint-Étienne que préside Dumoulin, alors détaché à Roche-la-Molière. Puis c’est le retour de Merrheim au bercail confédéral, retour qui sera suivi de celui de Dumoulin, convaincu à son tour dans la nuit qui marque la fin du Congrès Confédéral de Paris en 1918. La minorité a désormais ses chefs de guerre, ceux qui lui montrèrent la route à suivre.

Elle est démantelée, débandée, elle périclite, cependant que la guerre prend fin. C’est singulièrement affaiblie qu’elle se présentera au Congrès de Lyon en 1919 où sera liquidée l’action confédérale pendant la guerre.

Entre temps, pourtant, il y eut quelques tentatives de redressement général. Une grève générale a été décidée pour le 21 juillet 1919 pour faire triompher le programme minimum exposé aux travailleurs parisiens par Jouhaux et Merrheim au Cirque d’Hiver, le 24 novembre 1918.

Qu’était-il, au juste, ce programme minimum de la C. G. T. ?

Faisant siens les 14 points qui constituaient le programme du Président Wilson, que la C. G. T. et le Parti socialiste étaient allés recevoir à son débarquement à Brest, la Confédération Générale du Travail en faisait la base de son action immédiate sur laquelle elle greffait son programme de réalisations essentielles et minimum.

  1. La C. G. T. demandait des conditions de paix qu’elle définissait en 5 points :

    1. La Société des Nations pour la libre coopération des Peuples, en vue de faire disparaître la guerre et l’établissement de la justice internationale ;

    2. La coopération de toutes les nations, sous l’égide de la S. D. N. contre tout pays qui, passant outre aux décisions d’arbitrage, déclarerait néanmoins la guerre ;

    3. La création d’un Office International des Transports et de répartition des matières premières pour la satisfaction rationnelle des besoins des Peuples ;

    4. Pas d’annexion territoriale, pas de représailles inspirées par la vengeance, mais réparations des dommages causés. Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ;

    5. Constitution juridique mondiale par la Société des Nations. Désarmement général et lutte contre les militarismes. Triomphe de la démocratie internationale.

  2. La C. G. T. demandait que les organisations centrales des pays belligérants participent à la discussion et à l’élaboration du Traité de paix. Elle déclarait aussi nécessaire la tenue d’un Congrès International.

  3. Le rétablissement de toues les garanties constitutionnelles de toutes les libertés : droits de parole et de réunion, la suppression de la censure, l’amnistie pleine et entière, la libération des prisonniers étrangers des camps de concentration.

  4. La reconnaissance du droit ouvrier par la reconnaissance du droit syndical à tous les fonctionnaires de l’État, la révision du Code d’inscription maritime. La reconnaissance du droit d’intervention des Syndicats dans toutes les questions intéressant le travail. L’utilisation des bordereaux de salaire et leur généralisation par l’établissement de contrats collectifs sous le contrôle des organisations syndicales.

  5. L’institution de la journée de 8 heures dans le commerce et l’industrie, la suppression du travail de nuit dans les boulangeries ainsi que dans les industries à feu continu, l’interdiction des métiers insalubres aux femmes et aux adolescents âgés de moins de 18 ans, la prolongation de la scolarité à 14 ans.

  6. Le contrôle ouvrier pour le réajustement des productions de guerre aux productions de paix, l’institution d’un Conseil économique national et de Conseils régionaux au sein desquels serait représentée la classe ouvrière par des délégués désignés par elle. La fixation des règles de la démobilisation et de la reprise de l’activité économique.

    La reconstitution des fonds de chômage et leur répartition sous, le contrôle des organisations ouvrières.

  7. La reconstruction des régions libérées sous le contrôle d’organismes collectifs ayant personnalités civile et administrative et composés de producteurs et de consommateurs. L’obligation du remploi et la reconstitution opérée suivant les lois de l’hygiène et du progrès.

  8. La réorganisation économique. La C. G. T. réclame, pour l’avenir, la part de direction et de gestion de la production nationale qui doit revenir aux travailleurs organisés, la sauvegarde des droits collectifs par la classe ouvrière, le contrôle des entreprises qui se développent avec le concours de l’État, la surveillance des concessions faites par l’État à des Entreprises industrielles.

  9. Le retour à la nation des richesses nationales. C’est-à-dire des, mines, chemins de fer, ports, houille blanche et verte, etc. La C. G. T. présentait d’ailleurs cette partie de son programme sous la forme d’un contrôle collectif sur ces richesses. Ce n’est que par la suite qu’elle posera le principe des nationalisations industrielles, au cours des grandes grèves de 1920.

  10. La lutte contre les fléaux sociaux : l’alcoolisme, le taudis, le chômage, l’invalidité, la maladie, la vieillesse.

  11. Le recrutement, l’exercice des droits, l’organisation rationnelle de l’immigration, la fixation du contrat de travail pour les ouvriers étrangers, sous le contrôle des organisations syndicales du pays intéressés.

  12. L’extension de l’assurance sociale à tous les travailleurs, étrangers compris.

  13. La lutte contre la vie chère. La création d’Offices municipaux corporatifs, nationaux, publics d’alimentation populaire, supposant la réquisition des produits. La suppression des droits de douane, régie et octroi. Les Offices devront être gérés par des délégués directs du travail organisé, et des consommateurs.

  14. La répartition des charges budgétaires par l’application de la loi sur les bénéfices de guerre, l’impôt sur lé revenu et les successions.

C’est ce programme minimum qui fut accepté à l’unanimité par le premier Comité Confédéral d’après-guerre, les 15 et 16 décembre 1918.

Ce même Comité avait modifié aussi la structure confédérale. Les Bourses disparaissaient pour faire place aux Unions départementales, fédérations départementales des Unions locales ou Bourses du travail. Ce projet fut dressé par Lapierre. De même la Fédération d’industrie remplaçait celle des métiers. À partir de ce moment, la C.G.T. est composée des Fédérations nationales d’industrie et des Unions départementales. Ce système serait parfait si, en fait, les Fédérations, organes centralisateurs, ayant leur siège à Paris, ne jouaient pas un rôle par trop dominant, si les Unions locales n’étaient pas réduites à un rôle social subalterne et si les Unions départementales, organes de décentralisation sociale, correspondaient à un besoin économique réel au lieu d’être des délimitations politiques sans valeur, déterminée dans le domaine économique. Le programme minimum, avant de recevoir la sanction du Congrès Confédéral de Lyon en 1919, subit le feu de la critique de la minorité, qui commençait à regrouper ses forces une seconde fois. Dès qu’il fut exposé su Cirque d’Hiver, il fut violemment attaqué et il fallut toute l’habileté de Merrheim pour le faire accepter — si on peut dire — aux travailleurs parisiens.

Ceux-ci sentaient que ce programme, mi-politique, mi-économique n’était pas un programme spécifiquement syndical. Ils comprenaient que pour le réaliser, il fallait compter sur le pouvoir, composer avec lui, collaborer avec l’État dans toutes sortes de Commissions, d’organismes et s’asseoir en face des patrons dans des organismes mixtes, travailler à la constitution des monopoles d’État et faire de l’État un patron privilégié, bien qu’il soit doublement tyrannique, politiquement et économiquement, et incompétent par-dessus le marché.

Les travailleurs sentaient que tout ce programme qui ne pouvait, à part quelques questions réellement d’ordre ouvrier et placées là tout exprès pour faire accepter l’ensemble, devenir une réalité qu’avec le concours des Pouvoirs publics, dont la C. G. T., serait un rouage économique autant que politique.

C’était l’abandon de toute la doctrine, de toute l’action confédérale confirmées sans cesse par les Congrès de Limoges, de Bourges, d’Amiens, de Marseille, de Toulouse et du Havre. C’était, après le divorce retentissant, le mariage avec la démocratie. C’était aussi l’abandon de l’action directe pour la pratique forcée de l’action parlementaire et de l’action compromettante avec les Pouvoirs publics.

C’était la rectification générale du tir confédéral qui jetait la C. G. T. dans les bras de la démocratie. Depuis 1919, cette politique n’a fait que s’accentuer et la C. G. T. est devenue un appendice du Gouvernement.

Les syndicalistes révolutionnaires eurent un tort, celui-ci : s’en prendre aux hommes, à leurs trahisons, à leurs reniements, au lieu de dresser immédiatement en face du programme minimum leur propre programme. Cette besogne ne fut accomplie qu’en 1921 pour le Congrès de Lille, par le Comité Central des Syndicats révolutionnaires. C’était trop tard. La scission était i