Titre: Banlieues françaises et guérilla urbaine
Auteur·e: Coleman Yves
Date: 2007
Source: Consulté le 22 avril 2018 de http://mondialisme.org/spip.php?article964
Notes: Dossier de Yves Coleman de mondialisme.org et Ni Patrie Ni Frontières.

    Dossier

    Emeutes et contes de fées pour radicaux

      Des « guérilleras » invisibles

        1) Sarkozy, la « racaille » et le « Kärcher »

        2) La police était-elle la cible principable ?

        3) Quadrelli réinvente la roue ?

        4) La grève générale de Mai 68, une polissonnerie ?

        5) Dangers du fascisme ?

        6) Des milliers déportés ?

        7) L'image médiatique du banlieusard ?

        8) L'homogéneité imaginée des banlieues

        9) La Mafia empêche les émeutes ?

        10) La gauche et la jeunesse de banlieue

        11) Banlieusards contre étudiants ?

        12) Scolarité et séléction sociale

        13) Pire que les flics ?

        14) Mythologisation des étudiants de 68

        15) « Blacks, Blancs, Beurs »

        16) Les élections de 2007

        17) La guerre d'Algérie dans l'inconscient collectif

    Forces de répression et guérilla urbaine

        La haine des flics ne résoud rien

        Une conception simpliste de la guérilla urbaine

        Les techniques de contre-guérilla

        Un conflit asymétrique

    Hypothèses sur les différentes formes de lutte armée

        Des modèles différents

        Les conditions du succès

        Amérique latine : de la guérilla urbaine au réformisme démocratique

        La lutte armée en Occident : un échec total

        Un bilan nécessaire

    La racialisation des questions sociales mène à une impasse

        Du paternalisme de la gauche radicale « blanche » multiculturaliste

        Des Panthères noires aux Indigènes de la République

    Remerciements

Dossier

« Le paradoxe de la pratique de la guérilla, lorsqu’elle se développe en l’absence de guerre civile, est le suivant : la justice restauratrice (qui est à la base de l’idée socialiste) ne peut alors qu’être remplacée par son contraire, l’idée violente d’une justice punitive qui, par sa nature même, ne peut accomplir l’objectif socialiste. La “ propagande“ de la guérilla fonctionne comme une sanction pénale, parce qu’il est impossible de libérer la moindre “zone occupée”. Par conséquent, la pratique de la guérilla se réduit à celle d’une sorte d’Etat parallèle, qui lui-même se réduit à sa principale fonction : celle d’un tribunal pénal. » — Vincenzo Guagliardo, militant ouvrier des Brigades rouges, emprisonné

Les quatre textes suivants tentent de répondre aux hypothèses avancées par Emanuel Quadrelli dans un article publié par la revue britannique Mute. On peut le trouver en anglais sur Internet : http://www.metamute.org/editorial/articles/grassroots-political-militants-banlieusards-and-politics

Intitulé « Les banlieues, les militants de base et la politique », ce texte se fonde sur plusieurs interviews de « guérilleras noires[1] » suite aux émeutes de novembre 2005, interviews publiées dans le journal Il Manifesto, en Italie.

Il nous a semblé utile de critiquer les idées que défend cet anthropologue radical et surtout les mythes qu’il propage à travers ses interviews, car ils sont à notre avis dangereux pour ceux qui les prendraient au sérieux.

« Emeutes et contes de fées pour radicaux » s’attache aux erreurs, aux exagérations, aux déformations contenues dans l’article de Quadrelli comme dans les propos des « guérilleras » interviewées dont les noms sont indiqués par des initiales (MB, MT, etc.). Une bonne partie de ces erreurs auraient pu être évitées si notre anthropologue radical avait consulté d’autres sources pour mettre en perspective les analyses de ses interlocuteurs, ou s’il n’avait pas seulement cherché à confirmer ses propres rêves ou fantasmes. Mais après tout, il n’est pas le seul à refuser de faire « l’analyse concrète d’une situation concrète ». N’a-t-on pas entendu à la télévision Olivier Besancenot, porte-parole de la LCR, se réjouir du fait que la gauche n’avait finalement pas fait un si mauvais score aux législatives de juin 2007 - « oubliant » ainsi les 40 % d’abstentions ?

Il n’y a pas que Quadrelli et ses amies « guérilleras » qui ont besoin d’amphétamines politiques pour survivre dans cette société capitaliste pourrie.

Dans son article, Quadrelli règle ses comptes avec certains intellos féministes, altermondialistes, proches de Toni Negri ou de la gauche caviar, qu’il ne cite même pas nommément. Quadrelli aurait été mieux inspiré, et son travail plus utile, s’il s’était intéressé à tous ces spécialistes des sciences sociales, qu’ils se prétendent neutres ou objectifs, altermondialistes, proches du PS ou du PCF, qui ont mené une véritable « émeute de papier » (l’expression est de l’un d’eux, Gérard Mauger, disciple de Bourdieu, et qui connaît bien ce milieu puisque c’est le sien), qui ont multiplié les colloques, les livres collectifs et les articles et qui ont surtout proposé leurs services et leurs bons conseils à l’Etat pour une « police de proximité », une « meilleure » justice, une politique urbaine plus « sociale » et plus de « diversité » dans les élites politico-médiatiques.

Notons enfin que la révérence de Quadrelli vis-à-vis de la « lucidité » de Michel Foucault, référence actuelle de nombreux militants libertaires ou anti-autoritaires, est plutôt amusante. En effet, Foucault a successivement eu des illusions sur le parti stalinien français (PCF), les mao-spontanéistes[2] des années 70, la pseudo révolution islamique de Khomeiny, la CFDT (tout comme, pour ce qui concerne ce syndicat, Cornelius Castoriadis). Sans compter qu’il acceptait de dîner à l’Elysée avec Mitterrand quand celui-ci en exprimait le désir. Foucault pensait que le Parti socialiste ne se montrait pas suffisamment radical à cause de son alliance avec le PCF (ce qui souligne l’étendue de ses illusions sur la social-démocratie) et il déclara qu’il aurait donné des conseils au gouvernement socialiste si ce dernier lui avait demandé son opinion sur des questions comme les prisons ! En fait, comme beaucoup d’intellectuels de gauche, il était fasciné par le pouvoir et regrettait que les politiciens de « gauche » ne le consultent pas plus souvent. Ce qui est plutôt comique lorsque l’on sait que Foucault passe aujourd’hui pour LE penseur anti-autoritaire. Si sa participation courageuse à la lutte contre le système pénitentiaire français dans le cadre du GIP (Groupe d’information sur les prisons) doit être saluée, et si certaines de ses analyses peuvent être utiles pour comprendre divers aspects des institutions étatiques modernes, on peut se permettre d’éprouver quelques doutes sur sa « lucidité » politique.

« Forces de répression et guérilla urbaine » s’attache à décrire sommairement les forces de police en France, parce qu’un « guérillero urbain doit avoir une grande capacité d’observation. Il doit être bien informé sur tout, en particulier sur les mouvements de l’ennemi[3] » a écrit un Brésilien « blanc » qui pratiqua la lutte armée sur le terrain, et pas dans le monde virtuel.

« Quelques hypothèses sur la lutte armée et la guérilla » esquisse de façon très sommaire et schématique quelques pistes pour un bilan des différentes formes de lutte armée dans l’ex-monde colonial et les métropoles impérialistes.

« La racialisation des questions sociales mène à une impasse » tente de répondre à l’usage (hypocrite ou délibéré) de pseudo-concepts liés aux vieux concepts imaginaires des « races » dans le discours politique de la gauche et de l’extrême gauche.

Malgré la virulence des critiques ici formulées, il est évident que l’essentiel du travail reste à faire, tant sur le plan pratique que théorique. Mais il serait catastrophique que les jeunes révolutionnaires d’aujourd’hui répètent exactement les mêmes erreurs qui ont pu être commises dans les années 60 et 70, comme semblent le souhaiter Quadrelli et ses « guérilleras noires ».

Y.C.

Emeutes et contes de fées pour radicaux

Des « guérilleras » invisibles

Le raisonnement de Quadrelli repose sur le témoignage de plusieurs « guérilleras ou guérilleros noirs »[4]. Si ces hommes et ces femmes ont réellement mené des attaques contre des agences d’intérim et contre les voitures, les maisons particulières, les entrepôts, les ateliers clandestins de nombreux patrons et contremaîtres, alors ils sont probablement activement recherchés par les forces de police françaises. Et si les banlieues sont pleines d’« espions » comme ils le prétendent, il faut espérer que les données fournies dans les interviews ne permettront pas de les identifier. On peut préserver l’anonymat du sous-commandant Marcos dans une forêt isolée du Mexique, par contre, l’opération est beaucoup plus difficile dans les banlieues contrôlées par des flics et toutes sortes d’informateurs[5].

D’un autre côté, il est difficile de croire que si vraiment, comme les « guérilleras » l’affirment, « dans la guerre de guérilla qui s’est développée dans les banlieues, toute la population, à part les espions et les maquereaux, avait un rôle combattant », aucune information n’ait été publiée avant 2007 sur un mouvement qui prétend avoir mené de nombreuses actions en novembre 2005 en France.

Ces actions n’ont été révélées que dans Il Manifesto et Collegamenti Wobly en italien ainsi que dans Mute en anglais. Il est difficile de savoir si ces actions sont réelles, exagérées ou complètement inventées, puisqu’elles n’ont été l’objet d’aucun débat approfondi en France[6]. Néanmoins, sur de nombreux points aisément vérifiables, les interviews (tout comme l’article de Quadrelli qui ne prend jamais la moindre distance avec les propos de ses interlocuteurs), contiennent beaucoup d’affirmations vagues, d’exagérations grossières et d’erreurs factuelles, concernant soit les émeutes de novembre 2005 soit la société française en général. L’inventaire sera peut-être fastidieux pour le lecteur, mais on ne peut laisser se répandre de telles sornettes sur des questions aussi graves.

1) Sarkozy, la « racaille » et le « Kärcher »

Quadrelli ne mentionne ni le contexte ni l’origine de la phrase de Sarkozy qu’il cite : « Vous en avez assez, hein ! Vous en avez assez de cette bande de racailles ! Bien on va vous en débarrasser. » « Les mots « racailles » et « Kärcher » (celui-ci est cité dans une des interviews) ont été d’abord prononcés par deux Maghrébins ou Franco-Maghrébins que le ministre de l’Intérieur rencontra à La Courneuve le 25 octobre 2005 et Argenteuil, au moins de juin 2005, deux banlieues ouvrières de la région parisienne. L’un était un parent du jeune Sidi Ahmed Hammache, tué à l’âge de 11 ans alors qu’il était en train de nettoyer la voiture de ses parents en bas de son immeuble. Il a été touché par une balle perdue tirée lors d’un affrontement entre deux gangs qui s’affrontaient dans la cité des 4000. Et la seconde personne était une habitante d’Argenteuil qui, de son balcon, interpella le ministre de l’Intérieur.

Comme tout politicien populiste et démagogue efficace, Sarkozy a instantanément recyclé ces mots (en fait la phrase contenant le mot Kärcher a été prononcée lors d’une conversation semi-privée avec la famille de Sidi Ahmed, mais elle a été l’objet d’une fuite dans la presse) : il les a répétés pendant des mois dans les médias, suivi bien sûr par les dirigeants et les députés de l’UMP. Toutes ces canailles savaient parfaitement que ces termes étaient suffisamment ambigus pour satisfaire à la fois les « Blancs » racistes et les « non-Blancs » qui vivent dans des conditions difficiles et ont l’illusion que de « bons » flics de proximité pourraient faire la différence. Si l’on ignore qui a, le premier, prononcé ces mots, alors il est bien sûr plus confortable d’expliquer pourquoi une partie de la jeunesse « noire » déteste Sarkozy pour ses paroles insultantes et implicitement racistes. Mais cela présente un gros inconvénient : on a alors du mal à comprendre pourquoi certaines fractions de l’immigration, des Franco-Maghrébins et des Franco-Africains, pensent que Sarkozy avait finalement raison d’utiliser ce langage. Et pourquoi ils n’en ont pas conclu automatiquement que le ministre était raciste, du simple fait qu’il utilisait des mots qu’ils emploient fréquemment pour décrire leur propre cité.

Il est donc indispensable de souligner les spécificités du populisme de Sarkozy pour comprendre les différences entre ce politicien et le raciste décomplexé Le Pen, et aussi pourquoi Sarkozy a non seulement attiré une proportion significative des électeurs de Le Pen mais aussi 33 % des électeurs de la classe ouvrière, lors des élections de mai 2007.

2) La police était-elle la cible principable ?

Selon M.B. :

« On a beaucoup parlé des voitures brûlées comme s’il s’agissait de la seule cible, mais en réalité la cible principale était ailleurs : les flics et les commissariats. (...) Des agences d’intérim et des missions locales ont été attaquées et détruites en aussi grand nombre que les commissariats » ; « un bon nombre d’entreprises, celles qui utilisent exclusivement de la main-d’œuvre illégale ou du travail semi-forcé, sont parties en flammes » ; « nombre d’entre elles (...) exploitent surtout des femmes à travers le travail aux pièces effectué à domicile. Ou, fréquemment, en aménageant des entrepôts ou des caves dans lesquels les femmes travaillent dans des conditions presque dignes d’un camp de concentration ». « Nous et certains groupes de femmes (...) avons réglé nos comptes avec nos patrons et contremaîtres tandis que la bataille faisait rage dans les rues. Quand il nous était impossible d’attaquer les entrepôts, nous nous sommes attaqués aux maisons et aux voitures [de ces types]. Certains caïds ont eu aussi des “accidents”. »

Selon M.B., une sorte de division du travail se serait mise en place : les émeutières se seraient occupé des agences d’intérim et des ateliers clandestins, tandis que les émeutiers auraient attaqué les commissariats et les poulets. En admettant que cela se soit effectivement produit, pourquoi cette division du travail militant n’est-elle critiquée ni par les « guérilleras » ni par l’auteur ? Est-elle « naturelle » ? positive ? ou réactionnaire ? Chaque « communauté » fondée sur le « genre » ou la « race » doit-elle s’organiser indépendamment et choisir ses cibles spécifiques pour se libérer de façon plus efficace ? Et une telle « libération » affecte-t-elle la domination du Capital ? Aucune réponse n’est apportée à ces questions.

Travail temporaire et travail clandestin

Il est sans doute utile de préciser quelques données sur la précarité en France car M.B. semble penser que le travail temporaire y jouerait un rôle économique décisif. En 2003, 86,9 % des salariés avaient un CDI, tandis que 2,3 % travaillaient en intérim, 8 % avaient des CDD et 1,6 % étaient apprentis. Ce tableau général ne correspond donc absolument pas à l’affirmation de M.B., même s’il est évident que le travail temporaire et le chômage exercent une forte pression globale sur ceux qui ont un emploi supposément garanti : fonctionnaires et titulaires de CDI dans le secteur privé. Et même si ces statistiques n’incluent pas le travail dit « clandestin », ce dernier ne touche que quelques centaines de milliers de personnes (le nombre de clandestins, y compris les chômeurs et les mineurs est estimé, par le gouvernement, à 400 000 en France).

L’analyse de M.B. s’applique davantage aux plus jeunes salariés, entre 15 et 29 ans : 6,1 % travaillent en intérim, 18 % ont des CDD, 6,7 % sont apprentis et 68,5 % ont un CDI. Et cette fraction de la jeunesse salariée est numériquement plus importante et présente dans les zones les plus pauvres des banlieues ouvrières, que dans d’autres parties du territoire.

Bâtiments privés

Il n’existe pas de statistiques concernant le nombre d’agences intérimaires ou d’ateliers clandestins attaqués ou brûlés. Le gouvernement s’est contenté d’annoncer que 74 bâtiments privés avaient été détruits en France. Et les « guérilleras » ne fournissent aucun chiffre.

Bâtiments publics

En France la police possède 1 700 bâtiments : des commissariats (ouverts nuit et jour, 7 jours sur 7, seulement dans les villes de plus de 20 000 habitants), des permanences administratives (ouvertes seulement pendant la semaine et jusqu’à 18 heures), des garages, etc.

Si nous accordons foi aux statistiques officielles (et Quadrelli ne nous en propose aucune autre), 300 bâtiments publics ont été attaqués (ce qui ne signifie pas pour autant qu’ils ont été détruits) : centres d’impôts, ANPE, MJC, crèches, gymnases, casernes de pompiers, missions locales, mairies... et commissariats. Si 10 % des bâtiments appartenant à la police (170 sur 1 700, en imaginant un chiffre très optimiste...et évidemment faux) avaient été détruits, comment l’Etat français et toutes les forces politiques « blanches » auraient-ils pu réussir à le dissimuler ?

En dehors des 300 bâtiments publics qui ont été attaqués, 30 000 poubelles et 9 500 voitures privées ont été brûlées, 140 bus ont été endommagés ou brûlés, ainsi que 100 véhicules appartenant à la Poste ; 350 écoles et 51 postes ont également été endommagées. Pourquoi Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur, aurait-il dissimulé le nombre de voitures et de commissariats attaqués ou brûlés si ce chiffre avait été significatif ? Sa gestion de la crise de novembre 2005 n’a fait qu’augmenter sa popularité en 2006 et 2007 parmi les 5 millions d’électeurs du Front national. Il aurait été trop heureux de trouver la preuve de l’existence d’une « guérilla urbaine », si elle avait réellement existé, et il aurait reçu l’appui enthousiaste de tous les médias qui savent que seules les nouvelles dramatiques attirent l’attention des lecteurs et des téléspectateurs.

À ma connaissance, aucun commissariat central n’a été attaqué. Seules de petites permanences administratives vides (car fermées la nuit) ont subi quelques caillassages ou quelques cocktails Molotov. Et les affrontements directs avec la police (à l’exception des deux premiers jours à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, comme lors des émeutes « habituelles » des années précédentes) ont été très rares pour deux raisons :

  • les émeutiers étaient si peu nombreux qu’ils savaient qu’un combat rapproché avec les flics ne pouvait être que suicidaire,

  • quant aux flics, ils avaient des consignes très strictes pour ne pas commettre de « bavures ».Sarkozy lui-même craignait que se répète un « accident » comme celui de Malik Oussekine, ce jeune étudiant sous dialyse tabassé par des flics en marge d’une manif en 1986 et qui mourut peu après.

Contrairement aux affirmations de Quadrelli, les affrontements de novembre 2005 ressemblaient bien davantage au jeu du chat et de la souris qu’à des combats de « guérilla ». Signalons d’ailleurs que, en ce qui concerne l’utilisation d’armes à feu par les émeutiers, apparemment 10 CRS et deux policiers dans leur voiture ont subi quelques tirs, mais qu’aucun d’entre eux n’a été blessé.

Destruction des voitures de flics

Les flics possèdent 1 996 véhicules destinés au « maintien de l’ordre », 15 454 « véhicules légers » et breaks et 3 897 « véhicules de service ». Soit un total de 21 348 véhicules.

Le site « Cette Semaine » a avancé l’hypothèse que, à l’échelle nationale, pas plus de 90 véhicules privés n’auraient été détruits chaque jour[7]. Dans la mesure où les émeutes ont duré 18 jours, cela concernerait donc 1 620 voitures. En comptant très large, et même si l’on ajoute à ces 1 620 voitures, les 140 véhicules de la Poste et autobus qui ont été soit endommagés soit brûlés, cela nous donne environ 1 860 véhicules. Donc si l’on soustrait ce chiffre de 1 860 aux 9 500 voitures brûlées, il nous reste encore 7 640 véhicules.

Si le site « Cette Semaine » avait raison (et Quadrelli et ses interlocuteurs défendent une position proche de la leur), cela signifierait que non seulement la plupart des 1 996 véhicules utilisés pour le maintien de l’ordre auraient été détruits mais aussi une fraction significative de ceux utilisés pour des missions de routine ou de service.

Comment le ministre de l’Intérieur, les différents syndicats de policiers et tous les médias auraient-ils réussi à cacher qu’au moins un quart, voire un tiers, du total du parc automobile de la Maison Poulaga aurait été détruit sans laisser la moindre trace ? Cela aurait supposé de dissimuler des milliers de factures, d’obliger tous les policiers, voire même les garagistes à se taire, et de dissimuler pendant deux ans une hausse considérable du budget destiné à remplacer les véhicules disparus.

Et même si l’on soustrait à ces 7 640 véhicules, disons 2 000 bagnoles de patrons, de cheffaillons et de fachos, miraculeusement détruits par les guérilleras qu’a interviewées Quadrelli ou par d’autres « émeutiers », comment aurait-on pu dissimuler pendant deux ans la destruction de 5 000 véhicules de police ?

De plus, habituellement, les flics « travaillent » à l’intérieur ou près de leurs véhicules. Dans ces conditions, combien d’entre eux auraient été gravement blessés, voire seraient morts, si des milliers de voitures de police avaient été brûlées avec leurs occupants à l’intérieur ?

Le syndicat de droite Alliance (36 % aux élections professionnelles) a obtenu une prime « spéciale émeutes ». Peut-on imaginer que ce syndicat serait resté silencieux si des centaines de leurs collègues avaient été sérieusement blessés durant de telles attaques ? Le nombre de keufs blessés a doublé au cours des dix années précédant 2005 (il est passé de 2 200 à 4 400 par an), mais n’a pas connu une augmentation significative en 2005 à cause des émeutes (entre 139 et 195 poulets ont été blessés - les statistiques gouvernementales sont incohérentes à ce sujet). Toutes ces données de base ne coïncident pas avec le tableau apocalyptique dressé par Quadrelli.

Quadrelli et ses amis « guérilleros » semblent croire qu’un Grand Complot aurait été organisé pour cacher la vérité : « la censure initialement appliquée [contre ce document] a finalement dû être retirée », écrit Quadrelli. Il fait allusion à un rapport des Renseignements généraux, ce service dont les rapports sont souvent refilés en douce aux journalistes, notamment à cause des rivalités entre les différents services de police ou entre les différentes fractions gouvernementales. Il est ridicule de parler de « censure » à propos d’un service de police qui regroupe des gens de diverses sensibilités politiques, de Sud à l’extrême droite, ce qui constitue un facteur supplémentaire de fuites en direction de la presse. Sans compter le fait de travailler régulièrement au contact de telle ou telle force politique finit sans doute par influencer leur jugement. Et pour en finir avec le mythe de la lucidité des RG, il suffit de noter qu’ils ont été incapables de déceler le moindre signe annonciateur des émeutes de 2005 !

Mais revenons à notre théoricien des complots. Quadrelli écrit : « une grande part de la vérité sur les origines des conflagrations françaises a été, d’une façon fort opportune, cachée au moment où elles sont apparues » ; « dans une grande mesure, les médias ignoraient la vérité » ; « beaucoup d’intellectuels ignoraient la vérité » ; « en quelque sorte ils ont tous fini par endosser la version de la vérité diffusée par le pouvoir », etc.

Ce type de discours aurait un sens si Internet n’avait pas existé en 2005 et si les émeutes s’étaient produites dans une jungle ou une montagne isolée dans un coin inaccessible de la planète. Si l’on tient compte de la situation française et des possibilités d’accès illimité des « guérilleras noires » à toutes sortes de médias alternatifs, on ne peut qu’être sceptique devant de telles affirmations péremptoires. Une seule raison pourrait expliquer leur silence : leur sécurité. Mais, dans ce cas, le fait de se dévoiler deux ans plus tard n’est-il pas aussi dangereux pour elles ? À moins qu’elles se soient depuis réfugiées dans la forêt lacandone ou la jungle birmane...

Comme l’écrit Wil Barnes, « Quadrelli défend une thèse qui est la suivante : les luttes de la jeunesse “noire”, spécialement celle des banlieues, ont détrôné la vieille lutte des classes, qui n’est plus pertinente. Et cette nouvelle réalité façonne ses intuitions, ses perceptions et sa compréhension. Il est donc logique qu’à ses yeux seule l’existence d’une conspiration explique la non-reconnaissance par autrui de cette nouvelle réalité » (imaginaire, ajouterons-nous).

3) Quadrelli réinvente la roue ?

Selon Quadrelli :

« Ce qui s’est passé l’automne dernier dans les banlieues françaises a été rapidement écarté comme un événement apolitique » ; « l’organisation du travail, le modèle de gestion du gouvernement et de l’armée industrielle de réserve étaient les cibles de la révolte »

Chacun se souvient de l’article écrit par l’historienne Françoise Blum le 10 novembre 2005 dans Le Monde, article cité et reproduit dans de nombreux livres et repris fréquemment sur Internet. Et dans tous les livres collectifs et les conférences organisées depuis novembre 2005, les spécialistes des sciences sociales ont souligné la dimension politique des émeutes. Bien sûr, ils ne partageaient pas le point de vue spécifique de Quadrelli fondé sur le témoignage de ses « guérilleras noires ». Néanmoins, ils n’ont pas ignoré la dimension politique des actes des émeutiers. Beaucoup de ces auteurs réformistes ont souligné que la jeunesse des banlieues croyait au message « égalitaire » républicain. Ils ont expliqué que si les émeutiers brûlaient les symboles de l’Etat ou attaquaient ses représentants, c’était parce qu’ils voulaient que l’Etat joue son « rôle égalitaire et démocratique », et pas parce qu’ils voulaient le détruire ou le renverser, comme le croient les « guérilleras » interviewées par Quadrelli.

Cela n’empêche pas cependant, comme l’écrit Wil Barnes, de toujours garder à l’esprit que « leurs actions exprimaient une formidable colère, un intense désir de détruire le monde, ce monde qu’ils tiennent pour responsable de leur situation désespérée ». Mais il faut être sacrément naïf pour croire que cette révolte peut donner quoi que ce soit, sans une réflexion politique approfondie de la part des « émeutiers » eux-mêmes.

Les sociologues ont écrit que, même si l’on n’a pas vu apparaître des formes d’organisation et d’expression traditionnelles (tracts, dirigeants, comités, etc.), les revendications étaient implicites dans les cibles choisies par les émeutiers. Et le fait que de nombreux émeutiers aient brandi leur carte d’identité face aux caméras de télévision fut interprété par nos intellos de gauche comme un signe que les émeutiers étaient porteurs d’une sorte de conscience politique républicaine : ils voulaient être respectés en tant que « citoyens » et bénéficier de tous les droits liés à ce statut..

Dans une certaine mesure, cette analyse fut confirmée deux ans plus tard par le taux de participation très important durant les élections présidentielles (87 %), et les votes majoritaires pour la candidate du PS dans les quartiers ouvriers, et d’une autre façon par les petites manifestations de colère et de déception d’une minorité de la jeunesse la nuit du second tour et la semaine suivante.

Evidemment, l’explication citoyenniste des sociologues est très critiquable (cf. « Citoyennisme ? Attraction fatale ! », sur le site mondialisme.org) mais on ne peut se contenter d’ignorer son existence, lorsque l’on prétend que les émeutes de 2005 auraient été seulement considérées par la gauche et l’extrême gauche comme apolitiques.

Il suffit par exemple de lire l’article de Marwan Mohammed « Les voies de la colère : “violences urbaines” ou révolte d’ordre “politique” ? L’exemple des Hautes-Noues à Villiers-sur-Marne » sur le site

http://socio-logos.revues.org/document352.html pour constater que Quadrelli s’attribue une perspicacité absolument démesurée...

4) La grève générale de Mai 68, une polissonnerie ?

« En comparaison, Mai 68 apparaîtra comme une polissonnerie inventée par des étudiants un peu trop exubérants. Pendant plus de 20 jours, aucune banlieue française n’a pu dormir tranquille » en novembre 2005, écrit Quadrelli qui semble croire que les dernières « émeutes » étaient plus importantes, d’un point de vue politique et social, que Mai 68.

Une telle affirmation absurde est, quelque part, indispensable pour notre anthropologue puisqu’il rejette la « vieille » notion de lutte des classes et cherche à la remplacer par une interprétation plus « branchée » des conflits sociaux. De quoi s’agit-il exactement ? D’un mélange entre, d’un côté, la « théorie » de la Multitude inventée par le stalinien[8] Negri, et, de l’autre, celle des minorités « post-coloniales » vivant au sein des sociétés occidentales « blanches » (démarche qui rappelle furieusement celle des Indigènes de la République). Et pour épicer cette soupe idéologique, l’auteur nous balance une pincée de Foucault et reproduit sans les critiquer les références élogieuses de ses interlocuteurs aux guérillas nationalistes du tiers monde.

Mai 68 a mobilisé 10 millions de grévistes, même si une bonne part d’entre eux sont restés chez eux et n’ont pas été très actifs politiquement (dans le sens que tous - loin de là - n’occupaient pas les usines - contrairement à juin 1936 -, n’allaient pas aux manifestations ni ne participaient aux comités d’action, etc.)

Novembre 2005 a mobilisé autour de 15 000 personnes. (4 700 personnes, authentiques émeutiers ou pas, ont été arrêtées, la moitié d’entre elles après les émeutes, et apparemment il y avait très peu de jeunes filles parmi eux.) En novembre 2005, seuls 25 départements français sur 96 ont été touchés par les « émeutes ».

Il est compréhensible qu’aujourd’hui de jeunes révolutionnaires en aient ras-le-pompon de la mythologie soixantuitarde et veuillent gagner leurs propres titres de gloire. Et ils ont de bonnes raisons d’être en rogne (cf. « De Mai 1968 à Mars-Avril-Mai 2006 » Ni patrie ni frontières n° 16-17, et site mondialisme.org). Mais construire de nouveaux mythes bancals pour remplacer les anciens ne servira pas à changer la réalité.

Comme les camarades de Mouvement communiste l’ont écrit :

« (...) il est évident que l’avantage militaire est resté aux forces de répression. Les manifestants ont rapidement évité les affrontements directs avec celles-ci, ayant opté pour la multiplication d’actes isolés, menés par des groupes réduits en nombre, contre des biens privées et publics. Parallèlement, les forces de répression ont réduit au strict minimum les occasions de contacts directs et rapprochés afin d’éviter des bavures. (...) Les forces de répression se sont en revanche concentrées sur la multiplication de rafles à froid, préventives et sélectives. » (Lettre de Mouvement communiste n° 19, sur le site mouvement-communiste.com)

5) Dangers du fascisme ?

Selon Z. :

« Nous avons eu affaire à quelques tentatives des fascistes de construire leurs propres groupes de guérilla pour la contre-insurrection dans les banlieues » ; « des groupes de droite liés à Le Pen, qui ont une certaine implantation dans la banlieue et qui peuvent compter sur un soutien et une protection considérable de la part des Brigades anticriminalité. Le lien entre les groupes nazis et les BAC est très étroit et dans une certaine mesure ils ne font qu’un » ; « nos forces militantes (...) ont détruit, à travers une série d’actions ciblées, toutes les bases ou en tout cas une grande partie de celles que les paramilitaires préparaient dans les banlieues. »

Et dans une note, Quadrelli ajoute : « À Sens, par exemple, où les CRS sont basés, l’hymne adopté pour les nouvelles recrues était celui de la Division SS Charlemagne, ces volontaires français qui combattaient aux côtés des nazis. On ajoutera à tout cela le fait que le syndicat d’extrême droite PPIP (sic !) était hégémonique au sein des forces de sécurité, ce qui obligea les magistrats à le dissoudre parce qu’il appelait ouvertement à la haine raciale ».

Malheureusement, la plupart des informations de notre distingué anthropologue sont, à notre connaissance, inexactes. Il n’y a pas de syndicat qui s’appelle PPIP. Il existe un syndicat d’extrême droite (la FPIP), mais il n’a pas été dissous. Il a été infiltré par le Front national au début des années 1990, ce qui a d’ailleurs provoqué une enquête parlementaire dont on peut consulter les travaux sur le Net. La FPIP n’a jamais été « hégémonique » à l’échelle nationale (cf. les chiffres plus loin), à moins que Quadrelli ait voulu dire hégémonique à Sens seulement ? Mais Sens ne représente qu’une seule ville en France et il existe 61 compagnies de CRS.

En ce qui concerne la chanson de la Division Charlemagne, on trouve sur le Net une autre version qui, dans un certain sens, est à la fois plus plausible et bien pire ; si l’on compare l’hymne de la Division Charlemagne et le texte d’une des chansons des CRS, il existe des similitudes inquiétantes. C’est peut-être l’origine de l’anecdote rapportée à Quadrelli. Mais, de toute façon, cela n’a rien à voir avec l’infiltration des fascistes dans les forces de police, et tout à voir avec l’idéologie nationaliste française, ce qui est un enjeu bien plus inquiétant.

Le fait que, dans certaines banlieues, des fascistes, des nazis ou des militants du Front national infiltrent ou coopèrent, selon Z. avec les Brigades anticriminalité ne peut être projeté à l’échelle nationale - à moins de fournir des preuves sérieuses à l’appui de cette thèse. Tout d’abord, les groupes vraiment fascistes sont ultraminoritaires en France. Certes, il existe des fascistes au sein du Front national, mais, au sens strict, le FN n’est pas un parti fasciste, qui disposerait de milices paramilitaires et voudrait renverser l’Etat. Quant à la capacité de recruter des hommes de main dans le Milieu, la très respectable UMP est certainement plus capable de le faire d’une manière rapide et efficace que Le Pen. Le Front national n’est qu’une coalition hétérogène de factions (des nostalgiques de l’Algérie française aux catholiques intégristes), unies par le culte d’un chef désormais contesté et vieillissant ; quant aux jeunes néo-nazis et athées, beaucoup sont partis avec Mégret et son groupusculaire MNR. De plus, il y a fort à parier que si le FN a (malheureusement) un avenir politique un jour, ce sera en imitant l’exemple d’Alianza nazionale en Italie (où les fascistes du MSI ont refusé de suivre Fini qui leur proposait de transformer le nom et la ligne du Parti et ont préféré créer d’autres partis fascistes « authentiques ») plutôt qu’en tentant de construire une force antiparlementaire « fasciste-révolutionnaire ». Enfin, les forces de répression traditionnelles représentent un danger beaucoup plus grave en France que les minuscules groupes fascistes.

Quadrelli et Z. devraient savoir que le rôle des polices parallèles a toujours été plus important que celui des groupes fascistes pendant les cinquante dernières années. Ces polices parallèles recrutaient d’anciens membres de la police et de l’armée, des individus travaillant en « free-lance » pour les services secrets, des mercenaires, des hommes de main du Milieu, etc. Les cadres de l’Organisation Armée Secrète, qui a certainement été la force réactionnaire la plus dangereuse après la Seconde Guerre mondiale, n’étaient pas principalement des ex-fascistes mais d’anciens membres des réseaux gaullistes, voire socialistes, de la Résistance antinazie...

Les deux syndicats proches de l’extrême droite, la FPIP (Fédération professionnelle indépendante de la police) et Action Police CFTC ont respectivement obtenu 4,73% et 1,40% des voix lors des dernières élections syndicales. (Il y a douze ans, l’extrême droite représentée par la FPIP et le Front national police - dissous depuis - avaient reçu 13,24 % des voix en 1995 parmi les 87 000 flics de base et leurs sergents ; et à la même époque l’extrême droite avait obtenu la majorité des voix dans 2 des 61 compagnies de CRS). Aujourd’hui, le syndicat UNSA Police (qui organise à la fois les gardiens de la paix et les CRS) recueille 41 % des voix et ce syndicat est proche du PS... et non de fascistes imaginaires. Quant à Action Police CFTC, elle a été exclue de ce syndicat et n’existe plus. De toute façon elle ne regroupait que 150 cotisants même si elle prétendait avoir des milliers de sympathisants !

6) Des milliers déportés ?

« En réalité, plutôt que d’arrêter les coupables, ils ont expulsé des milliers de gens », a déclaré J.B. à Quadrelli.

100 étrangers ont été arrêtés, 10 procédures d’expulsion ont été lancées et TROIS personnes ont finalement été expulsées. La plupart des 4 500 « émeutiers » arrêtés étaient titulaires d’une carte d’identité française, même si leurs parents étaient africains ou maghrébins. Parmi les rares études réalisées après les arrestations, on peut citer celle concernant la Seine-Saint-Denis : 36 % des interpellés étaient Franco-Français, 35 % Franco-Maghrébins et 29 % Franco-Africains. Donc, même si Sarkozy annonça en 2005 qu’il allait expulser tous les étrangers arrêtés, il n’en a pas trouvé beaucoup à expulser (trois et non des « milliers » !!!) et il a découvert de toute façon qu’il ne pouvait pas prendre cette mesure pour des raisons juridiques. (Remarquons au passage que ce n’est pas très malin de s’être autant avancé sur le terrain juridique, du moins pour un type qui est avocat de formation et de profession ! Ou alors il ne s’agissait que d’une rodomontade lancée en direction des électeurs du FN. Auquel cas, cela a été très efficace deux ans plus tard.)

Bien qu’il faille prendre leurs statistiques avec une grande méfiance, les Renseignements généraux ont estimé que, parmi les 436 chefs d’émeutiers qu’ils avaient repérés, 87 % avaient la nationalité française. Et parmi ceux-ci 67 % avaient des parents maghrébins, 17 % des parents africains et 9 % des parents franco-français. Même les services de Sarkozy ont dû reconnaître que la part des « étrangers » dans les émeutes était secondaire.

7) L'image médiatique du banlieusard ?

« Le banlieusard qui pouvait incarner toute la banlieue devint un objet de culte », du moins pendant un certain temps, déclare G.Z.

Sa critique de la manipulation des individus carriéristes « issus de l’immigration » (selon l’une des expressions politiquement correctes en vogue qui tend désormais à être remplacée par « issus de la diversité ») vise juste. Mais G.Z. prétend qu’aujourd’hui nous serions dans la situation inverse : « le banlieusard n’incarne plus le peuple, aujourd’hui le mythe est celui du casseur, de la brute, du type exécrable, invisible, pré-moderne, pré-social, marginal, pré-global, ou que sais-je d’autre ».

G.Z. ne regarde probablement pas souvent la télévision, qui est le principal outil de lavage de cerveaux actuellement. S’il allumait son poste, il se rendrait compte que les chaînes publiques et même les principaux partis politiques essaient de faire exactement le contraire, du moins à l’échelle locale. Ils mettent en avant l’exemple de petits entrepreneurs et d’associations locales qui se démènent en banlieue, de Franco-Africains ou de Franco-Maghrébins qui sont considérés comme des exemples par leurs voisins, etc.

8) L'homogéneité imaginée des banlieues

Les « banlieues » et les « banlieusards » sont faussement présentés comme socialement ou « racialement » homogènes.

Quadrelli et ses guérilleras n’expriment pas cette idée de façon aussi abrupte, mais elle est implicite dans le titre, les interviews et l’article, dans des expressions comme « les femmes de banlieue, les habitants de banlieue, les quartiers noirs », etc.

Les banlieues sont apparues à l’extérieur des grandes villes françaises. Elles couvrent 7 % du territoire national et abritent 21 millions de personnes, soit presque un tiers de la population totale. Parmi ces 21 millions, 4,5 millions vivent dans une situation très précaire (avec moins de 640 euros par mois et par personne).

Si l’on veut présenter un tableau ultrasimplifié de la situation, les « banlieues » se divisent en deux catégories : celles qui abritent des pavillons et celles qui accueillent des logements sociaux (4 millions de logements sont financés par l’aide de l’Etat ou des régions). Mais, en réalité, la situation est beaucoup plus complexe : « villes nouvelles » accueillant généralement des professions libérales, des petits bourgeois salariés et des ouvriers qualifiés ; vieilles zones industrielles en crise ; nouvelles zones high tech ou de bureaux, etc., se trouvent aussi en « banlieue ».

Certaines banlieues sont 100 % bourgeoises, d’autres abritent toutes les nuances des classes moyennes, d’autres mélangent petits bourgeois et ouvriers.

À l’intérieur des banlieues à majorité ouvrière (plus ou moins les ZUS qui abritent 4,5 millions d’habitants), on assiste à des mélanges sociaux complexes au sein d’un même territoire : de petits pavillons ouvriers, des petits immeubles pour les employés ou les profs, de vieilles tours en ruine qui « accueillent » les migrants récents, des tours plus récentes abritant ceux qui ont des boulots plus stables (« Blancs » et « non-Blancs », cols bleus et cols blancs).

C’est pourquoi une émeute peut se produire à 500 mètres d’une zone pavillonnaire. Ou à 1 km d’un bâtiment bien entretenu ou d’une tour avec des logements sociaux.

Si l’on prend la théorie de la guérilla urbaine au sérieux, alors il est important d’étudier et de bien connaître le territoire où l’on va agir. « Le guérillero urbain doit se renseigner minutieusement et bien connaître les quartiers dans lesquels il vit, il opère ou qu’il traverse », écrit Marighella (3). L’article, les notes, les références et les interviews de Quadrelli ne nous fournissent aucune analyse détaillée du territoire des banlieues françaises, uniquement des affirmations impressionnistes et vagues.

9) La Mafia empêche les émeutes ?

Selon Quadrelli :

« Il n’est pas indifférent, de ce point de vue, qu’un climat de relative paix sociale ait marqué la révolte à Marseille, la ville française où le crime organisé semble détenir un pouvoir considérable. »

En d’autres termes, Marseille n’aurait pas bougé parce qu’elle serait contrôlée par la Mafia !

L’auteur aurait dû, avant d’écrire ces lignes, regarder une carte de la ville, contacter quelques militants locaux et leur demander où se trouvaient les quartiers populaires et ouvriers.

S’il s’était renseigné un peu, il aurait constaté que « les emplois dans le secteur de l’animation urbaine à Marseille ont augmenté de 661 % en moins de vingt ans », que ces emplois concernent essentiellement des jeunes de 17 à 25 ans et que « la zone franche qui s’étend au pied des cités entre les 15e et 16e arrondissements a, depuis 1997, attiré près de 2 000 entreprises et créé 10 600 emplois. Plus d’un tiers des salariés ont été embauchés dans les quartiers alentour » (Michel Samson, Le Monde du 14/12/2005).

Ces deux facteurs (l’importance et la nature de l’encadrement municipal et associatif à Marseille par rapport à la région parisienne ; et l’embauche d’un nombre significatif de jeunes des quartiers dans la zone franche) n’expliquent bien sûr pas tout, et l’on peut avancer aussi d’autres hypothèses. En général, les banlieues qui « jouissent » d’un accès plus ou moins correct au centre-ville (avec des bus, des trains ou des tramways pas trop clairsemés), ont connu beaucoup moins d’émeutes que ceux comprenant les cités les plus isolées : Clichy-sous-Bois est un exemple « parfait » de ségrégation sociale et spatiale. Une statistique un peu ancienne mais révélatrice illustre le problème : en 1990, sur les 500 quartiers jugés « difficiles » (il en existe désormais 718 en France métropolitaine), 13 % étaient traversés et 32 % longés par une autoroute, 83 % étaient bordés par une voie express, 70 % longeaient une voie ferrée mais seulement 40 % se trouvaient à proximité d’une gare.

Par conséquent c’est parce que 1,5 millions de « pauvres » (sur les 6 millions à l’échelle nationale) vivent dans les centres-villes et pas dans les banlieues, que Marseille, comme d’autres villes abritant des quartiers ouvriers près du centre ou à l’intérieur de leurs murs, a connu moins d’émeutes - et non à cause du pouvoir tout-puissant de la Mafia locale !

Un autre élément intervient dans l’intensité inégale des émeutes : parfois la différence entre un émeutier de base et un ouvrier « normal » est très subtile. Les ouvriers les plus mal payés (par exemple ceux qui volent des marchandises dans le secteur logistique et qui les revendent pour arrondir leurs fins de mois) peuvent être à la fois des travailleurs et de petits trafiquants.

On notera aussi que des quartiers comme Mantes-la-Jolie (où eurent lieu les émeutes de 1991) et Vaulx-en-Velin (qui a connu des émeutes locales importantes en 1979 et en 1990) ont peu participé aux événements de novembre 2005. Pour expliquer la distribution inégale des émeutes sur le territoire français, il faudrait se livrer à une réflexion approfondie et à de solides enquêtes, et non se contenter de généralités approximatives.

Pour en terminer avec la question de la localisation des émeutes, notons qu’il n’existe pas de lien direct entre de mauvaises conditions de logement et les « émeutes » : parmi les 146 000 personnes qui vivent dans des caravanes, les 200 000 qui vivent dans les rues (et dorment parfois dans des asiles de nuit), et 550 000 qui vivent dans des hôtels minables ou des chambres délabrées, donc parmi les 900 000 personnes qui subissent les pires conditions de « logement », la majorité d’entre elles ne vivent pas à proximité des cités des banlieues qui ont explosé en novembre 2005.

10) La gauche et la jeunesse de banlieue

Selon M.B. :

« Les mouvements de gauche (...) ne veulent pas être contaminés par les jeunes banlieusards, ils font tout ce qu’ils peuvent pour les tenir à distance et dans certains cas ils ont collaboré avec la police pour les empêcher d’agir au centre de Paris. »

Quant à M.T., il déclare :

« Les banlieusards ont attaqué les étudiants des universités, les ont tabassés et dévalisés. »

M.B., M.T. et sans doute Quadrelli lui-même mélangent (délibérément ?) différents événements, diverses périodes et différentes questions politiques. Tout d’abord, ils mélangent ce qui s’est passé en novembre 2005 (où il n’y a eu aucun conflit entre émeutiers et étudiants dans aucun endroit du territoire) avec ce qui s’est passé entre mars et mai 2006, et, de surcroît, à Paris seulement.

Durant le mouvement contre le CPE de 2006, des dizaines de milliers de lycéens, de collégiens et d’étudiants ont manifesté à l’intérieur des manifestations. Quelques centaines de jeunes gens, généralement des adolescents, sont intervenus à l’extérieur des manifs. Selon des observations faites par des camarades dans quatre manifestations parisiennes, ils étaient organisés en groupes rassemblant de 8-12 à 30 personnes. Le « jeu », pour eux, consistait à repérer un individu isolé (de préférence une adolescente ou un jeune à lunettes, pas très baraqué), sur les marges des manifestations. Si cet ado avait un portable à la main, un appareil photo ou une chouette veste, ils le jetaient à terre (grâce à la technique dite de « la balayette »), lui dérobaient très rapidement ce qui les intéressait, le tabassaient souvent violemment et partaient ensuite en courant. Ces jeunes avaient pour la plupart entre 14 et 18 ans, avec parfois un chef plus âgé, genre 25 ans. Ils n’ont JAMAIS affronté les manifestants, sauf le 23 mars 2006, sur la place des Invalides, où, à la fin de la manifestation, quelques groupes de sympathisants de la CNT ont finalement décidé de réagir contre ces agressions menées contre des individus isolés. Mais il est évident que la CNT n’a remis personne aux flics. L’une des raisons pour lesquelles les groupes révolutionnaires hésitaient à intervenir contre les agresseurs étaient que ceux-ci étaient généralement « noirs », d’après les concepts ethnicistes de Quadrelli, et qu’ils craignaient d’être traités de racistes s’ils agissaient contre eux.

Il est arrivé, d’autre part, que des membres des syndicats de policiers ou bien du SO de la CGT interviennent non seulement pour empêcher ces actions de racket, mais pour remettre leurs auteurs aux flics.

(A ce propos, un camarade de la CNT-AIT fait remarquer, sur le site Noir et Rouge, que le SO de la CGT se serait livré à des agressions en quelque sorte "préventives" (pour reprendre le vocabulaire policier particulièrement bien adapté en cette circonstance) à caractère raciste contre les jeunes à capuche d’origine africaine qui se promenaient en petits groupes sur les côtés des manifs anti-CPE. Il est difficile de faire la part du racisme, de la haine des jeunes et de la haine des "casseurs" dans ce type d’intervention, mais c’est effectivement fort probable.)

Certains syndicats ont publiquement affirmé avoir collaboré avec la police, mais cela n’a pas eu d’effet significatif, étant donné la rapidité et l’organisation des groupes très mobiles qui attaquaient des individus isolés sur les côtés des manifestations.

Donc, dans les citations ci-dessus de M.T. et M.B., l’usage des mots « gauche », « banlieusards » et « étudiants » est parfaitement trompeur et mystificateur.

11) Banlieusards contre étudiants ?

Durant la lutte contre le CPE, les « banlieusards » étaient opposés aux étudiants universitaires, pense M.B. :

« Les jeunes appartenant aux mouvements de gauche sont surtout des étudiants, tandis que les autres sont des travailleurs, des voleurs, des délinquants et, il n’y a aucune raison de le cacher, des petits trafiquants de drogue. »

Mélanger la question générale de la composition sociale de la jeunesse d’extrême gauche ou libertaire avec les problèmes spécifiques qui se sont produits durant le mouvement anti-CPE ne facilite pas la compréhension, y compris des émeutes de novembre qui s’étaient produites plusieurs mois auparavant.

La composition sociale des étudiants aujourd’hui est très différente de celle des années 60. La moitié des étudiants travaillent à mi-temps, avec des CDD, etc. Dans les universités situées dans les banlieues, on trouve une proportion plus élevée de fils d’ouvriers et d’employés qu’à Paris intra muros. À l’échelle nationale, les ouvriers et les employés représentent 60 % de la population active et leurs enfants ne représentent que 22 % des étudiants, c’est-à-dire une minorité significative. Après la quatrième année, ce pourcentage tombe à 12 % et diminue encore davantage pour ceux qui arrivent à passer un doctorat ou l’agrégation. La situation est donc plus complexe que le tableau simpliste présenté par Quadrelli et ses interlocuteurs.

Par contre, il est exact qu’il existe une différence importante (et ce, qu’elles que soient leur origine nationale ou leur couleur de peau) entre ceux qui ont arrêté d’étudier à 16 ans, ceux qui sont au chômage (titulaires d’un bac ou d’un diplôme universitaire), d’un côté, et, de l’autre, ceux qui étudient encore au lycée ou à la faculté. Leur réalité et leurs espérances quotidiennes sont très différentes, même si, dans la classe ouvrière, on peut trouver des représentants des trois groupes ci-dessus dans la même famille. L’exemple classique étant la sœur qui réussit ses études et le frère chômeur ou en échec scolaire. Mais présenter ces contradictions, bien réelles, comme une opposition de classe entre, d’un côté, des « Noirs » pauvres des banlieues et, de l’autre, des étudiants « blancs » parisiens des classes moyennes est à la fois factuellement erroné et politiquement absurde.

En ce qui concerne le caractère majoritairement « petit bourgeois » de la « jeunesse d’extrême gauche », l’argument est déjà un peu moins fantaisiste, mais il demanderait à être étayé et discuté. Spécialement quand ceux qui balancent ces jugements définitifs appartiennent au même milieu social que ceux qu’ils dénoncent violemment.

12) Scolarité et séléction sociale

« Les banlieusards posent un problème exactement opposé à celui posé par la jeunesse des classes moyennes », prétend M.T.

Tout dépend ce que l’on appelle les « classes moyennes » (si l’on y inclut ou non les employés, les professeurs, les ingénieurs, les travailleurs sociaux, etc.) et ce que l’on appelle les « lycées ». Si l’on considère les lycées professionels, l’affirmation de M.T. est inexacte. Tout comme si l’on prend en compte que, parmi les 500 000 jeunes qui ont eu le baccalauréat l’année dernière, 35 % étaient des fils d’employés ou d’ouvriers.

Bien sûr, la sélection sociale est sans pitié mais elle a été retardée dans le temps, si l’on observe l’évolution à long terme enclenchée depuis les années 60. Comme cette sélection n’est pas aussi évidente qu’il y a quarante ans, elle peut nourrir de profondes frustrations sociales et un bas niveau d’estime de soi, pour ceux qui ne voient pas, ou ne comprennent pas, comment le système fonctionne. Mais, en même temps, le système scolaire (y compris l’université) reste le seul moyen de grimper un peu dans l’échelle sociale.

Pour compléter le tableau, signalons que 100 000 jeunes quittent le système scolaire chaque année à l’âge de 16 ans et sans aucun diplôme. Parmi ces 100 000 adolescents, 30 % sont des fils d’ouvriers, une autre forme de sélection sociale cachée qui s’opère à travers le système scolaire.

Les enfants de la classe ouvrière abandonnent plus souvent leurs études avant le bac, ils obtiennent leur bac à un âge plus avancé et ils hésitent davantage à entrer à la fac, même s’ils ont le bac, que les enfants des « classes moyennes ». C’est maintenant à l’intérieur du système universitaire lui-même que la sélection sociale se déchaîne, même dans les Instituts universitaires de technologie, qui offrent un cursus de deux ans et comprennent 50 % d’enfants de la classe ouvrière.

13) Pire que les flics ?

« Pour eux [les banlieusards], les lycéens et les étudiants sont encore pire que les flics », déclare M.T.

Cette affirmation est absurde et réactionnaire. Bien sûr, on pourra toujours trouver des gens qui tiennent ce genre de propos. Mais affirmer que, dans les familles ouvrières, tous les jeunes haïssent leurs voisins ou les membres de leur famille qui étudient au lycée ou à la fac est absurde. Légitimer politiquement cette manière de penser contribue à répandre une idéologie réactionnaire. Une démarche nationaliste fondée sur la race et la couleur de peau est réactionnaire - et même triplement réactionnaire quand on sait que ce genre de discours est tenu par M.T., une « Blanche », selon Quadrelli, qui a fait des études supérieures pour devenir travailleuse sociale...et donc appartenir à la « classe moyenne » qu’elle honnit ! Ce type de raisonnement renforce le discours de la classe dominante : la connaissance n’est pas importante pour vous, seule une élite peut réussir à étudier et comprendre ce monde, acceptez donc d’être des esclaves salariés. Et M.T. va encore plus loin puisqu’elle explique que les « banlieusards » éprouvent, d’une certaine façon, plus d’empathie pour les flics, qui font le sale boulot, que pour les étudiants qui, selon elle, « profiteraient » de l’existence des policiers. Les fascistes ont toujours su habilement exploiter le ressentiment anti-intellectuel et soutenir l’ « énergie vitale » masculine du peuple, qu’ils opposent au manque de virilité des « intellectuels ». Il est donc lamentable de voir un anthropologue radical entériner en silence ce genre de propos réactionnaire.

14) Mythologisation des étudiants de 68

Selon M.T. :

« 68 est mort et enterré depuis longtemps et au sein du monde étudiant il n’existe plus de liens communs. Il n’y a plus de culture, de philosophie politique ou d’idéologie qui rassemble les étudiants : en pratique, ils ne font que reproduire les différenciations sociales dans lesquelles ils sont plongés. Si, à une époque, être étudiant signifiait placer les individus dans une zone sociale suspendue où la condition étudiante était un facteur d’unification, aujourd’hui et depuis longtemps ce n’est plus vrai. »

Il existe certainement un fossé politique entre ceux qui ont commencé à militer dans les années 80 ou après, et ceux qui ont commencé dans les années 50 et 60. La nostalgie que semble éprouver M.T. pour une culture étudiante commune ayant un potentiel radical repose soit sur un mythe soit sur un manque d’information. Jusqu’à la guerre d’Algérie le mouvement étudiant français était politiquement très modéré, et l’UNEF (qui tombera plus tard entre les mains de gens plus à « gauche ») coopérait sans problème à la reproduction du système... comme elle le fit par la suite d’ailleurs, mais sous une autre forme. La rhétorique « marxiste » des intellectuels des années 60, et des groupes maoïstes et trotskystes, dominait bruyamment les milieux de gauche, spécialement dans les universités, et plus tard dans les lycées. Mais il n’existait pas une culture étudiante de masse au contenu radical ou révolutionnaire (un tel phénomène aurait d’ailleurs posé un problème grave au Capital dans n’importe quel pays). À l’époque (un peu avant 1968 et la décennie qui suivit), la majorité du milieu étudiant était politiquement neutre, avec parfois une petite curiosité pour les idées « contestataires », et seule une minorité éprouvait de fortes sympathies pour l’extrême gauche et les libertaires.

Les rapports de force politiques au sein de la jeunesse étudiante sont aujourd’hui différents : il existe toujours des groupes d’extrême droite, comme dans les années 60 ; mais la majorité des étudiants, de droite ou de gauche, sont plus modérés voire conservateurs (on en a eu une bonne illustration d’ailleurs durant le mouvement contre le CPE où des AG de grévistes voulaient parfois faire voter... les non-grévistes présents !) : ils veulent avoir un boulot le plus vite possible, parce que leurs parents ont fait des sacrifices pour payer leurs études, phénomène qui n’existait pas dans les années 60 (à part pour quelques boursiers) quand les universités n’étaient ouvertes qu’aux couches supérieures de la petite bourgeoisie, à la moyenne bourgeoisie et à la grande bourgeoisie. Et aujourd’hui les étudiants « révolutionnaires » constituent une infime minorité que personne n’écoute, excepté durant les mouvements étudiants où leur audience s’accroît un petit peu tout en restant extrêmement marginale.

Il est plutôt curieux que des « radicaux » du XXIe siècle regrettent la culture bourgeoise de la jeunesse étudiante élitiste des années 60. Deux statistiques suffiront pour illustrer le changement qui s’est produit depuis 40 ans. En 1960, la France avait 50 millions d’habitants et 220 000 étudiants ; aujourd’hui il y 2,5 millions d’étudiants pour 67 millions d’habitants.

15) « Blacks, Blancs, Beurs »

« Les trois couleurs Black-Blanc-Beur », écrit Quadrelli.

« Beur » ne fait absolument pas référence à une couleur de peau, mais est le mot verlan pour « Arabe ». Quant aux « Arabes » (concept vague et qui englobe, pour ceux qui l’utilisent sans en connaître le sens précis, aussi les Turcs, les Iraniens et les Berbères qui ne sont pas Arabes !) ils sont loin de se considérer comme des « Noirs », étant donné l’importance historique du commerce d’esclaves africains et les préjugés raciaux contre les Africains qui existent dans les pays arabo-musulmans. Enfin, en français, le mot de « Blacks » est extrêmement suspect. On peut se demander s’il n’a pas connu une telle vogue justement parce que la gauche multiculturaliste « blanche » française avait peur de nommer ouvertement la couleur « noire », et était dans le même temps politiquement et intellectuellement incapable de dépasser de pseudo-identités dermiques... ou « dermocentrées » pour parler le charabia universitaire ? On se rappellera à ce propos le slogan particulièrement absurde de « République métissée », inventé par SOS-Racisme. Absurde car la notion de République (du moins selon la tradition de la Révolution française) est absolument incompatible avec la notion de « races ».

Les termes de « Blacks, Blancs, Beurs » ont été lancés par la gauche réformiste antiraciste, les chanteurs de rap, les journalistes de la télévision et de la radio, etc. Pourquoi devrions-nous leur accorder le moindre crédit et les utiliser comme une arme de la critique sociale ?

16) Les élections de 2007

« (...) comme cela semble évident même pour un observateur superficiel, l’élection présidentielle française se fera dans une grande mesure autour du thème de la banlieue » ; « Nicolas Sarkozy, pour la droite, et Ségolène Royal, pour la gauche, considèrent la ”question des banlieues” comme le nœud central de leurs projets gouvernementaux, comme on peut s’en rendre compte en jetant un coup d’œil rapide à la façon dont les médias rendent compte de leurs programmes électoraux », écrit Quadrelli.

Si la droite et la gauche ont certainement déployé davantage d’efforts pour gagner des voix dans les quartiers ouvriers que durant les campagnes présidentielles précédentes (Sarkozy prétendait visiter une usine par jour !), les émeutes de novembre et la situation des banlieues (qui continue à se détériorer) n’ont pas été évoqués dans la propagande de la gauche et de la droite. Il y a eu une sorte d’accord implicite entre les grands partis pour ne pas jeter de l’huile sur le feu, donc pour éviter la question des émeutes et des quartiers les plus pauvres. Les mots les plus utilisés étaient des termes comme « douleur, souffrances, difficultés, petites retraites, les gens qui souffrent », etc. Etant de bons chrétiens, les trois principaux candidats (Bayrou, Royal et Sarkozy) n’ont eu aucune difficulté à utiliser un langage de dames de charité et à ne toucher à aucune question sociale brûlante. Si Bayrou et Royal se sont personnellement rendu dans des banlieues « difficiles », Sarkozy n’a pas pu parader dans les rues et les marchés des quartiers populaires, comme l’ont fait, parfois, ses concurrents.

17) La guerre d'Algérie dans l'inconscient collectif

Quadrelli, dans une note, souligne :

« La force de la présence de la guerre d’Algérie au niveau imaginaire, au cours de l’automne français. »

Cette phrase reflète le manque d’information de l’auteur qui ne fait ici que nous servir un copier-coller des idées confuses et contradictoires du MIB et des Indigènes de la République. Si l’on choisit de privilégier cette interprétation, alors on renforce inévitablement l’explication racialiste des émeutes de novembre qui a été avancée par l’extrême droite et par la droite. On ne peut pas à la fois prétendre qu’il y avait beaucoup de « mauvais Blancs » (comme le dit un des interlocuteurs de Quadrelli) parmi les émeutiers et que la guerre d’Algérie jouait un rôle central dans leur imagination. On ne peut en même temps prétendre que les immigrés et leurs enfants vivent sous une domination post-coloniale en France et que la jeunesse - à travers quels moyens ? les manuels scolaires ? ils sont dénoncés comme colonialistes !! ! - est bien informée de la guerre d’Algérie. Dernière incohérence : les jeunes Africains, les Franco-Africains et les Antillais n’ont aucune relation avec la guerre d’Algérie. Par quel miracle cette guerre jouerait-elle donc un rôle important dans leur mémoire collective ?

Il y a cependant quelque chose à retenir de la remarque de Quadrelli, même si elle nous amène à une conclusion différente. Dans la mémoire collective de la classe dirigeante française, et spécialement parmi les cadres de l’armée française et parmi les officiers de police, l’expérience militaire de la guerre d’Algérie, en Algérie comme en France, n’a pas été perdue. Et les leçons ont été transmises aux dirigeants des forces de répression actuelles.

Malheureusement, du côté des opprimés, il est à craindre que l’expérience concrète de ceux qui ont soutenu la lutte de libération du FLN algérien (guérilleros algériens en Algérie, soldats français déserteurs ou militants français anticolonialistes) n’ait pas été massivement transmise aux jeunes générations, même dans les quartiers ouvriers.

Y.C.

Forces de répression et guérilla urbaine

L’article d’Emanuel Quadrelli et le contenu de ses entretiens avec des « guérilleras noires » françaises posent plusieurs problèmes politiques généraux. Cet article, ainsi que les deux suivants, se concentrera sur trois divergences politiques fondamentales, sans bien sûr pourvoir épuiser le sujet :

  • Il nous semble que, pour discuter des aspects militaires d’une stratégie révolutionnaire aujourd’hui, il faut avoir une bonne connaissance de l’ennemi, de son armée et de sa police ; visiblement cette connaissance fait défaut aux interlocuteurs de Quadrelli et à notre anthropologue radical ;

  • Les « guérilleras » interviewées font l’apologie de la guérilla urbaine décentralisée, mais elles ne se sont apparemment livré à aucun bilan des expériences militaires révolutionnaires antérieures, et mélangent, dans une confusion totale, les différentes formes de lutte armée ;

  • Quadrelli et ses interlocutrices veulent racialiser les questions sociales et cette position nous paraît suicidaire.

La haine des flics ne résoud rien

Haïr la police et les flics ne permet absolument pas de résoudre le principal problème qu’ils nous posent : comment obtenir leur soutien ou, au moins, leur neutralité ? Durant toutes les révolutions sociales ou nationales victorieuses, les forces de répression (police, armée, services secrets et police politique) ont connu une crise et des scissions. La ligne de fracture s’est parfois opérée autour de la division entre les éléments professionnels et non professionnels (les appelés). C’est pourquoi nous devons être attentifs aux dissensions qui peuvent apparaître dans l’appareil de répression et surveiller si elles ne renforcent pas les groupes ou partis fascistes.

Alimenter la haine de la jeunesse contre la police ne produit aucun résultat politiquement intéressant. Pour qu’une discussion sur la guérilla urbaine prenne une tournure plus concrète, il faut commencer par identifier l’ennemi et ses moyens matériels.

En France, il existe deux groupes différents de policiers armés :

Les « gardiens de la paix » de la DSCP

Ils sont chargés de la « sécurité publique » sur une base locale (environ 78 000 personnes dont 6 700 officiers) et qui dépendent de la DSCP, Direction centrale de la sécurité publique. Les BAC (Brigades anticriminalité) appartiennent à cette catégorie de policiers actifs dans les rues : leurs membres sont particulièrement motivés, car ils doivent servir pendant trois ans avant de passer une série de tests physiques - et même un entretien avec un psychologue.

Les flics qui dépendent de la DSCP (ceux qu’on appelle parfois encore les « gardiens de la paix » - un terme bien révélateur) peuvent habiter dans la zone où ils « travaillent », ou pas. La DSCP a recruté des Antillais dans ses rangs mais très peu de Franco-Africains et de Franco-Maghrébins (l’armée est, sur le plan de la « diversité », un peu plus en avance que la Maison Poulaga, même si ça coince au niveau de la promotion hiérarchique, comme l’a noté le CRAN, tout triste de ne pas voir de hauts gradés « noirs » ou maghrébins lors du défilé du 14 juillet ! Jusqu’où va se nicher l’antiracisme réactionnaire !). Mais dans les cités ouvrières les plus isolées, les flics de la DSCP (ceux qui sont idéalisés par la gauche et les trotskystes de Lutte ouvrière comme les éléments d’une possible « police de proximité ») sont la plupart du temps physiquement absents (en effet, les flics de proximité ne sont que 4 000 à l’échelle nationale). C’est pourquoi la gauche réformiste, Lutte ouvrière et certaines associations réclament plus de policiers locaux. Cette position est politiquement très dangereuse, mais sa critique ne pourra être véritablement comprise que le jour où les habitants des quartiers seront prêts à s’organiser eux-mêmes et assez nombreux pour résoudre la plupart des questions de sécurité et de voisinage eux-mêmes. C’est très loin d’être une perspective immédiate, surtout dans les quartiers où prospèrent le trafic de drogue et des bandes bien organisées. Et cela explique peut-être pourquoi les projets sécuritaires avancés par la droite et la gauche sont en fait populaires parmi une partie de la classe ouvrière (« blanche » ou pas). En d’autres termes, beaucoup de travailleurs haïssent les « méchants » flics racistes, mais ne sont pas hostiles à une « bonne » police « républicaine ».

Les CRS ou Compagnies républicaines de sécurité (15 000).

Créée en décembre 1944, cette force de police a été fondée par le gouvernement de Gaulle. En janvier 1945, les groupes de résistance contrôlés par les staliniens furent intégrés dans la police pour remplacer les gardes mobiles. Ils étaient censés « restaurer l’ordre public », « poursuivre les collaborateurs, mettre fin à la contrebande, et réprimer les activités liées au marché noir ». Mais comme, dans certaines régions, les CRS restaient indépendants, le ministre socialiste Jules Moch réorganisa les CRS afin de repérer les flics staliniens, de les isoler et de les licencier. Après que la mairie et le tribunal de Marseille eurent été attaqués en novembre 1947 par des militants du PCF et de la CGT, sans que les CRS locaux interviennent, deux compagnies de CRS furent dissoutes par Jules Moch parce qu’elles n’étaient pas considérées comme suffisamment « sûres ».

En 1948, pendant la grève des mineurs et durant tous les conflits des années ultérieures, l’Etat fit systématiquement appel aux CRS.

Il les utilisa aussi contre les manifestations de paysans[9], de petits commerçants ou de routiers. Aujourd’hui, les CRS provoquent et harcèlent souvent les jeunes Franco-Africains et Franco-Maghrébins à l’entrée des grandes cités, dans les gares, etc. Organisés en 61 compagnies et regroupés dans 10 unités régionales, ils sont répartis sur tout le territoire. Ils passent la plupart de leur temps à parcourir le pays de long en large, et n’ont pas de liens stables avec la population locale, en raison de cette mobilité permanente. Ce mode de vie facilite évidemment le lavage des cerveaux et le développement d’idées réactionnaires en leur sein. Les CRS attirent généralement des gens qui ont un bagage scolaire limité. Et des types qui (même si, au départ, ils choisissent ce job parce qu’ils ne trouvent pas d’autre moyen de gagner leur vie) savent quel genre de sale boulot ils auront à effectuer : casser du manifestant ou de l’émeutier. Les CRS recrutent aussi des flics de la DSCP qui veulent plus d’ « action ».

Les CRS exercent également d’autres fonctions (surveiller les plages, sauver des montagnards ou des alpinistes en difficulté, surveiller les autoroutes, rester assis pendant des heures à taper la belote près des bâtiments officiels, etc.) qui constituent la face « sociale » de leur activité répressive.

En dehors de ces deux forces de police classiques, il faut, pour être complet, mentionner un vivier d’agents de la répression, le plus souvent non armés mais prêts à l’être si la loi changeait, constitué par les différentes polices municipales dont les effectifs sont passés de 5 000 à 19 000 hommes depuis 1983. Mais il y a surtout une force beaucoup plus importante qui, elle, dépend de l’armée :

La gendarmerie nationale

Très actifs sur l’ensemble du territoire, mais dans les villes de moins de 20 000 habitants et dans les campagnes, les 90 000 gendarmes habitent dans des casernes ou en appartements, et disposent de pouvoirs administratifs, judiciaires et militaires. Parmi eux, il faut mentionner les gendarmes mobiles (17 000), une force militaire particulièrement dangereuse, que l’Etat utilise contre les manifestants, mais aussi dans le cadre de conflits dans d’autres pays (Liban, Kosovo, Côte-d’Ivoire, etc.) au service des intérêts de l’impérialisme français.

Et à ces policiers et gendarmes armés (183 000), il faut ajouter environ 250 000 soldats répartis entre la marine, l’aviation et l’armée de terre. Soit un total de 433 000 personnes qui ont à leur disposition toutes sortes d’armes, de chars, d’avions et de bateaux pour écraser n’importe quelle insurrection.

Une conception simpliste de la guérilla urbaine

C’est seulement en prenant en compte les différents objectifs, les diverses fonctions et le recrutement social des différentes forces militaires et policières que l’on pourrait commencer à réfléchir à une stratégie politique efficace pour les combattre et les vaincre.

Visiblement ni Quadrelli, ni les guérilleras ne se sont posé ce genre de problème. Ils en sont restés à une approche simpliste de la guérilla urbaine : ils mettent tous les flics et les militaires dans le même panier, les traitent tous comme des ennemis qu’il faudrait cogner aujourd’hui et tuer demain. Cette approche suicidaire ne prend même pas en compte les écrits et l’expérience des icônes de la guérilla dont les « guérilleras noires » nous vantent les mérites.

Tous les mouvements de libération nationale victorieux ont infiltré les forces de police et l’armée ; ils avaient une propagande spécifique en leur direction, propagande qui ne se limitait pas à une alternative primaire, du genre « Quittez l’uniforme sinon on vous bute ! »

Même à une échelle microscopique, la pratique de la guérilla urbaine, dans la situation actuelle en Europe occidentale, aide l’Etat bourgeois démocratique à jouer son rôle soi-disant protecteur : brûler des bus qui viennent déjà rarement dans les banlieues isolées ; mettre le feu à des crèches qui permettent aux femmes de gagner de petits salaires et de survivre ; cramer des écoles qui sont le seul moyen pour leurs enfants d’avoir un meilleur boulot que leurs parents ; brûler des bureaux de poste ou attaquer des pompiers, tous ces actes n’ont aucun lien évident, pour les travailleurs, avec le fait de lutter contre l’agressivité permanente et le racisme de nombreux policiers. Cela ne signifie pas que la masse des habitants des « quartiers » ne comprennent pas la révolte des jeunes (leurs propres enfants ou les enfants des voisins), mais il y a une différence entre comprendre, approuver, soutenir activement et participer à une émeute. Quadrelli et ses guérilleras effacent toutes ces nuances dans leurs « analyses », d’une façon purement artificielle et démagogique.

Dans la situation actuelle, la pratique de la guérilla urbaine présente encore d’autres graves inconvénients :

  • elle renforce l’idéologie répressive, populaire dans une bonne partie de la classe ouvrière (franco-française ou pas), comme l’a montré la récente victoire aux élections présidentielles de Nicolas Sarkozy le 6 mai 2007, et même la petite victoire de la droite qui a suivi, le 17 juin 2007 ;

  • elle accroît la coupure entre ceux qui affrontent physiquement les forces de police et ceux qui n’y sont pas encore prêts (pendant le CPE, par exemple, il pouvait y avoir 300 000 manifestants dans les rues de Paris et 1000 jeunes prêts à se battre, et qui évidemment constituaient une cible facile pour les flics) ;

  • elle permet à l’Etat d’inventer de nouvelles tactiques pour à la fois repérer des éléments « violents » et les arrêter sans toucher à la foule. On a pu voir ces tactiques en action pendant la lutte contre le CPE, durant laquelle les flics en uniforme « patientaient » jusqu’à la fin des manifestations ; l’Etat envoyait donc des centaines de flics en civil, qui agissaient en petits groupes, prenaient des milliers de photos et filmaient les éléments qui dissimulaient leur visage, organisaient l’arrestation des petits groupes mobiles de jeunes racketteurs avec l’aide des policiers en uniforme disséminés dans les rues parallèles, etc. Un autre exemple : l’utilisation systématique d’hélicoptères durant les émeutes de novembre 2005 afin de mieux coordonner la répression entre les différentes forces de police.

Les techniques de contre-guérilla

Le chef d’escadron Talarico, de l’armée française, décrit comment certaines tactiques utilisées par les émeutiers de novembre sont proches de celles défendues par Carlos Marighella dans son Mini manuel de guérilla urbaine. Cela avait déjà été remarqué par la presse à propos des événements de Grigny. Ce qui est intéressant, dans l’article de Talarico[10], c’est la liste de mesures qu’il préconise pour contrecarrer demain des émeutes de plus grande ampleur, qu’elles soient dirigées par un groupe révolutionnaire ou islamique (sic !) :

  • couper les relais utilisés pour les téléphones portables et brouiller les communications VHF,

  • équiper les policiers de terrain avec de moyens de vision nocturne,

  • équiper des hélicoptères avec de jumelles de vision nocturne, des caméras thermiques, des GPS et des systèmes cartographiques, etc., pour repérer les personnes situées sur les toits et les groupes d’émeutiers mobiles ;

  • déployer des hélicoptères transportant des tireurs d’élite,

  • utiliser des hélicoptères transportant des troupes d’élite capables d’atterrir sur le toit des immeubles,

  • faire circuler des drones munis de caméras infrarouges.

Ces quelques propositions montrent l’irresponsabilité de ceux qui poussent les jeunes des quartiers à affronter physiquement les forces de police sans aucune préparation, sans aucune organisation ou programme politique et en l’absence d’une situation de guerre civile.

L’ennemi de classe a tout le temps et tous les moyens disponibles pour mettre au point une stratégie de contre-guérilla ; par conséquent, une stratégie révolutionnaire devrait, au minimum, prendre en compte les capacités de l’adversaire et ne pas se contenter de phrases incantatoires.

En fait, la notion de guérilla urbaine est souvent fondée sur une idée simplette, mais même pas explicitée : la répression se renforcera de plus en plus, les forces de police tueront plusieurs personnes, et alors éclatera une révolte de masse, plus ou moins spontanée.

Dans les Etats démocratiques occidentaux (au moins en Europe de l’Ouest depuis la Seconde Guerre mondiale - les Etats-Unis étant un cas à part, où l’usage des armes à feu contre les manifestants est plus fréquent), les forces de police n’utilisent généralement pas leurs armes contre les manifestants. Quand ils tuent des gens, c’est le plus souvent avec leurs matraques, ou avec des armes prétendument défensives (flashball, taser, etc.) rarement avec des balles réelles.

Les techniques de répression conçues pour contrôler les actions de rues se perfectionnent sans cesse (par exemple, durant les manifestations anti-CPE, les flics ont utilisé des projectiles type paintball pour attraper les « émeutiers » un peu plus tard), et ce renforcement permanent des techniques de répression ne correspond pas à une augmentation parallèle du nombre d’émeutiers prêts à les affronter.

Un conflit asymétrique

La guérilla urbaine n’aurait un sens que si elle faisait partie d’un plan plus général pour entraîner les manifestants à une confrontation militaire avec l’Etat dans le contexte d’une guerre civile. Mais une guerre civile se déroule-t-elle en ce moment en Europe occidentale, ou est-elle sur le point d’éclater ? Si l’on défend une telle hypothèse, alors on doit être capable de prévoir et expliquer quelles seront les prochaines étapes du combat. Sinon, on joue avec les mots dans le monde virtuel d’Internet, ou, plus grave, avec la vie de quelques jeunes révoltés qui croient sincèrement que la révolution sociale se produira rapidement et sont prêts à aller en prison ou même à risquer leur peau pour elle.

En ce qui concerne les pays où les flics tirent fréquemment sur les manifestants (en Amérique du Sud ou en Afrique, par exemple), les confrontations entre les émeutiers et les flics n’ont jamais mené à la croissance d’un mouvement de résistance armé, du moins jusqu’à maintenant. Au Venezuela, le Caracazo (cinq jours d’émeutes en février 1989) a conduit indirectement au premier coup d’Etat (raté) de Chavez en 1992, mais pas au développement de la moindre guérilla urbaine ou de la moindre guerre civile. En 2006, la dernière grève générale de trois mois en Guinée, qui était un mouvement de masse authentique, n’a provoqué la formation d’aucun mouvement de guérilla.

Ceux qui promeuvent la tactique de la guérilla urbaine dans les Etats impérialistes occidentaux ignorent généralement le rôle des forces armées professionnelles et ne se focalisent que sur les forces de police, ce qui est une erreur grossière, spécialement dans un pays comme la France qui a un minimum de 433 000 hommes armés pour une population de 67 millions d’habitants. On n’affronte pas des tanks, des avions qui lancent des bombes et des bateaux qui lancent des missiles, seulement avec des kalachnikovs et des grenades achetées aux réseaux contrôlés par le crime organisé et les groupes djihadistes-terroristes.

Si l’on veut discuter de l’insurrection armée dans les pays impérialistes occidentaux, on doit aller beaucoup plus loin que simplement tabasser trois flics dans une rue isolée, ou balancer quelques cocktails Molotov sur des voitures de police ou quelques pierres sur un bâtiment administratif vide et ensuite s’enfuir en courant.

Y.C.

Ce texte explique pourquoi ni les islamistes ni les trafiquants de drogue n’ont joué le moindre rôle dans les « violences urbaines ». Même si l’auteur affirme que les combats entre les « jeunes des banlieues » et les flics offraient quelques similitudes avec la guérilla urbaine, il conclut que cela ne découlait pas d’une stratégie cohérente. Il énumère aussi quelques mesures de contre-guérilla, évoquées ici.

Hypothèses sur les différentes formes de lutte armée

Dans leur soutien enthousiaste, et parfois aveugle, à la violence « révolutionnaire », Quadrelli et ses interlocuteurs guérilleristes mélangent, de la façon la plus confuse, différents phénomènes sociaux et politiques. Ils sont révoltés par l’exploitation capitaliste, mais aussi par le racisme, le sexisme et toutes les formes de domination, et cette révolte est bien sûr quelque chose que nous partageons. Mais les « guérilleras » semblent aussi fascinées par la violence d’une façon très élémentaire. Comme si le plus important était de montrer qu’on a des « couilles » et de pratiquer le culte de tous les gens courageux qui ont eu des « couilles » face à leurs oppresseurs. Cette fascination abstraite pour la violence va de pair avec deux erreurs létales :

  • la croyance aveugle dans la pseudo rhétorique socialiste de nombreux courants tiers-mondistes et nationalistes (de Lumumba aux guérilleros vietnamiens et algériens),

  • et l’idée naïve implicite que, lorsque les opprimés prennent les armes, ils luttent automatiquement pour une cause juste.

Si l’on observe les combats fratricides entre le Hamas et l’OLP, ou en Irak entre les différentes fractions qui veulent chasser les forces d’occupation américaines, on comprend que la violence armée, en elle-même, n’a rien de révolutionnaire, ni même de progressiste. Elle doit être liée à un programme socialiste détaillé, à des formes d’organisation démocratique des ouvriers, des paysans et des opprimés. Si l’on considère la violence comme une question purement militaire, alors on ne fait que reproduire les formes traditionnelles de la politique bourgeoise. Et cela s’est vérifié dans l’expérience de nombreux mouvements de guérilla.

Des modèles différents

La guerre de guérilla peut correspondre, hier comme aujourd’hui, à des situations très différentes :

  • une guerre civile entre des classes séparées par des intérêts sociaux opposés, et mobilisant des millions d’exploités,

  • l’autodéfense armée d’une minorité « ethnique » dans un Etat impérialiste, et qui défend une politique radicale-démocratique,

  • des actions armées menées par des militants participant à des mouvements sociaux plus larges, militants ayant un programme « socialiste » ou libertaire confus,

  • le terrorisme urbain de groupes qui avaient une approche acritique vis-à-vis du stalinisme, concluaient des alliances avec le Bloc de l’Est et dont les principales cibles étaient liées à une lutte contre l’ « impérialisme américain » totalement déconnectée des luttes ouvrières,

  • des groupes occidentaux qui se sont transformés en mercenaires des mouvements de libération palestiniens avec l’aide de certains Etats du Moyen-Orient,

  • des mouvements de libération de minorités nationales au sein des métropoles impérialistes européennes, mouvements qui promeuvent l’unité nationale de toutes les classes, y compris leur bourgeoisie patriotique,

  • des luttes de libération nationale dans le vieux monde colonial où le capitalisme local était très faible, où aucune révolution bourgeoise ne s’était produite, luttes qui ont abouti à la constitution de régimes capitalistes d’Etat,

  • des groupes qui ont essayé, après le succès de la révolution cubaine, d’appliquer son modèle (en combinant guérilla urbaine et guérilla rurale) et/ou de lutter contre les dictatures militaires d’Amérique du Sud (ainsi que contre l’influence de l’impérialisme américain), etc.

Et il existe probablement beaucoup d’autres modèles (purs ou combinant les traits de plusieurs d’entre eux) de luttes armées ayant des objectifs politiques et sociaux très différents. C’est pourquoi il est impossible de faire l’apologie de la violence armée de façon abstraite. Il faut étudier le programme politique particulier de chaque groupe, son organisation interne, ses relations avec les masses et particulièrement avec la classe ouvrière (quand elle existe de façon significative !), pour décider si un groupe de guérilla a le moindre intérêt pour la révolution socialiste, ou s’il ne s’agit que d’une fraction en gestation de la future classe capitaliste dominante locale. Et ce n’est pas parce que la violence armée est décentralisée, comme semblent le penser les guérilleras, qu’elle ne fera pas le jeu de l’ennemi de classe.

Les conditions du succès

La lutte de guérilla a généralement réussi dans des pays majoritairement ruraux, occupés par des forces étrangères, où les tâches de la révolution bourgeoise (liquidation du féodalisme, réforme agraire minimale, instauration d’une forme quelconque de démocratie parlementaire, unité nationale, etc.) n’avaient pas encore été accomplies par la faible bourgeoisie nationale rentière, incapable de promouvoir un développement capitaliste autonome et de combattre la mainmise des puissances impérialistes occidentales.

La guerre de guérilla fut généralement menée par des organisations extrêmement centralisées comme les partis staliniens traditionnels (chinois, vietnamien, cambodgien, yougoslave) ou par des mouvements de guérilla nationaliste (FLN algérien, Mouvement du 26 Juillet à Cuba, Talibans) qui ont copié le modèle stalinien et ont parfois utilisé le pouvoir mobilisateur de la religion (Algérie, Afghanistan).

Dès le départ, même si certains d’entre eux avaient une rhétorique socialiste, il était clair que tous ces mouvements voulaient construire la direction et l’appareil du futur Etat bourgeois national centralisé. Ces guérillas combinaient des actions dans les campagnes (constituant ainsi des armes traditionnelles hiérarchisées) avec la guérilla urbaine, généralement dans la phase finale précédant la prise du pouvoir. Ils étaient fréquemment soutenus (avec des hauts et des bas dans leurs relations) par l’impérialisme russe (à l’exception des talibans), dans sa compétition mondiale avec l’impérialisme américain, et ce soutien incluait des fonds, des armes, des stages d’entraînement, etc. La disparition de l’Union soviétique et de sa mainmise sur ses colonies d’Europe de l’Est a tellement affaibli la Russie qu’elle ne peut plus prétendre jouer le même rôle à l’échelle internationale.

Ajoutons qu’au moins dans trois cas (Algérie, Vietnam et Afghanistan) la victoire des mouvements de libération a été beaucoup plus une victoire politique qu’une victoire militaire. En d’autres termes, c’est parce que les armées impérialistes américaine, russe et française ne voulaient pas perdre davantage de soldats, et parce qu’aucune ressource stratégique n’était en jeu (du moins à l’époque) qu’elles acceptèrent de se retirer des pays qu’elles occupaient. Elles avaient beaucoup plus peur des conséquences intérieures immédiates de leurs actions que d’une prétendue supériorité militaire des mouvements de libération nationale. La France et les Etats-Unis avaient les moyens d’écraser leurs adversaires (y compris l’arme nucléaire) s’ils l’avaient voulu. En ce qui concerne le Cambodge, sans l’aide des armées vietnamiennes et du gouvernement chinois, les Khmers rouges seraient probablement restés un groupuscule errant dans la jungle. Quant à l’Afghanistan, il est évident que les troupes de l’impérialisme russe disposaient de la supériorité militaire et technique. Cela ne leur a pas permis pour autant de vaincre.

Amérique latine : de la guérilla urbaine au réformisme démocratique

Sur ce continent, Cuba et le Nicaragua sont les deux seuls exemples de victoire d’une guérilla, mais il faut souligner que, dans les deux cas, les guérilleros avaient affaire à des régimes sur le point de s’effondrer, tant ils étaient pourris de l’intérieur. Dans ces deux cas, la guérilla ne combattit pas pour libérer le territoire national d’une occupation étrangère, mais pour renverser et achever une vieille dictature fortement affaiblie. Le Mouvement du 26 juillet qui fusionna, après la prise du pouvoir, avec le parti stalinien cubain (le PSP), installa la féroce dictature d’un parti unique sur la classe ouvrière. Quant aux sandinistes, après avoir été adulés par toute l’extrême gauche occidentale, ils finirent comme un parti corrompu qui dut abandonner le pouvoir sans changer fondamentalement la société.

Dans le reste de l’Amérique latine, toutes les autres expériences de lutte armée ont tragiquement échoué[11]. Le Sentier lumineux péruvien se transforma en un secte mafieuse terrorisant les opprimés. Les petits mouvements latino-américains qui avaient utilisé la guérilla urbaine (Brésil, Uruguay, Argentine, Chili) ont été sauvagement écrasés par les dictatures locales et n’ont pas eu le temps d’acquérir une base de masse : le MIR chilien regroupait 300 militants armés, l’ERP argentine 500 et l’ELN bolivienne (la guérilla du Che qui, elle, mena la lutte dans les campagnes) : 47 !

Les guérillas qui possèdent encore un certain pouvoir militaire et contrôlent certaines parties du territoire - les FARC et l’ELN en Colombie - se sont transformées en rackets mafieux sans aucun avenir politique, si tant est qu’elles en aient jamais eu un. Demain, la seule solution de survie pour ces gens-là serait d’intégrer les forces de répression de l’Etat bourgeois, comme cela s’est passé dans certains pays d’Afrique pour mettre fin à la guérilla.

En général, en Amérique latine, les petits groupes de guérilla et les quelques individus qui ont réussi à survivre à la répression des années 1960 et 1970 ont profité des nouvelles opportunités offertes par la démocratie bourgeoise quand la plupart des dictatures ont disparu. C’est sans doute pourquoi de nombreux ex-guérilleros[11] se retrouvent dans des partis verts ou sociaux-démocrates, voire dans des ONG qui luttent pour les droits de l’homme. Ils n’ont pas été obligés de dresser un bilan de leur échec à provoquer une révolution socialiste fondée sur la guérilla urbaine ou rurale, parce qu’ils ont gagné une certaine légitimité nationale, en tant que combattants courageux contre des régimes corrompus et dictatoriaux, en tant que combattants « anti-impérialistes » et que précurseurs des régimes « démocratiques » actuels. C’est le cas dans des pays comme l’Uruguay, le Chili, le Venezuela, et même la Colombie, du moins pour ceux qui ont abandonné la guérilla et se sont reconvertis dans l’action politique légale.

La lutte armée en Occident : un échec total

En Occident, on a assisté grosso modo à deux types de luttes armées, menées soit par des groupes ayant un programme nationaliste, soit par des groupes ayant un programme socialiste confus. Tous ont fait faillite.

La lutte de l’IRA en Irlande du Nord s’est terminée par un échec retentissant, même si elle avait l’avantage d’affronter une armée étrangère, celle des Britanniques. L’IRA, de mouvement républicain petit bourgeois, s’est transformé en un parti bourgeois réactionnaire. Le combat militaire de l’ETA au sein du Pays basque a connu son heure de gloire durant la dictature de Franco, mais après l’instauration de la démocratie bourgeoise en Espagne, l’ETA a connu de nombreuses scissions et n’a remporté aucune victoire significative ; défendant un programme réactionnaire[12], elle a récemment assassiné plusieurs journalistes, intellectuels et ex-militants qui ne partageaient plus ses conceptions : quant aux mouvements nationalistes corses, certains d’entre eux ont un discours raciste et hostile à l’immigration, et aucun d’entre eux n’a le moindre avenir étant donné la structure économique de l’île.

Traditionnellement, les groupes nationalistes pratiquent le racket (ce qu’ils appellent « l’impôt révolutionnaire ») des industriels, commerçants et même des travailleurs, mais cela ne les empêche pas d’attaquer aussi des banques pour obtenir des fonds. En agissant ainsi, ils se comportent déjà comme l’embryon du futur Etat collecteur d’impôts. Ils ne soutiennent jamais les grèves et les luttes ouvrières, étant donné leur ambition de conclure une alliance entre toutes les classes pour construire une nouvelle nation.

Les mouvements de lutte armée qui avaient un programme se référant plus ou moins clairement au socialisme et qui considéraient que la situation était pré-révolutionnaire dans les années 60 ou 70 (les Weathermen, la Fraction Armée rouge, Action directe, les Brigades rouges, etc.) ne combattaient pas directement une force d’occupation impérialiste, même s’ils ciblaient souvent des bases militaires ou des bâtiments de l’OTAN, du moins en Europe. Ils étaient censés lutter contre leur propre bourgeoisie et pour le socialisme. La répression qui s’abattit sur eux était telle que, par exemple dans le cas de la Fraction Armée rouge (la RAF), l’organisation dépensa toute son énergie durant les deux décennies suivantes à essayer de libérer ceux qui avaient été arrêtés au tout début de leurs actions. Le cas de la RAF offre un terrible exemple de la logique et de l’impasse d’une lutte dissymétrique entre un groupuscule de lutte armée et un Etat bourgeois aux moyens sophistiqués. Du point de vue idéologique, ces groupes étaient déchirés entre le désastreux modèle stalinien de « socialisme » (autrement dit de capitalisme d’Etat) et l’ambiance spontanéiste confuse des années 60 et 70, et ils n’apportèrent rien de neuf à la compréhension révolutionnaire du capitalisme moderne.

D’autres groupes, comme Prima Linea en Italie, refusèrent d’adopter une structure entièrement clandestine et de se couper entièrement de la société et de la classe ouvrière ; ils prétendaient être au service des mouvements sociaux (en « première ligne » et prêts à effectuer une retraite stratégique si nécessaire) et ils jouèrent avec le feu jusqu’à ce que près de 1 000 militants se retrouvent en prison puis décident, plus tard, de collectivement renoncer à la lutte armée.

On peut aussi citer le MIL espagnol, qui bien que très critique vis-à-vis des idées léninistes traditionnelles, utilisait l’ « agitation armée » comme un moyen « de montrer au mouvement ouvrier que le niveau de violence que l’on peut exercer contre l’Etat bourgeois est plus important que celui que perçoivent subjectivement les travailleurs » (Sergi Rosés Cordovilla, El MIL : una historia politica, Alikornio, 2002). Tout un programme....

Dans l’Occident impérialiste, aucun de ces mouvements ne réussit à « libérer « la moindre partie du territoire, à créer des « zones libérées » ou même de petits focos[13], parce qu’ils agissaient dans des pays majoritairement urbains où il était impossible de se cacher dans des montagnes éloignées ou des forêts isolées. En dehors de l’exception notable de l’Italie (où 30 000 personnes furent condamnées pour avoir commis ou facilité des « actes terroristes »), les groupes « terroristes de gauche » européens n’ont jamais dépassé les 100 ou 200 membres et n’ont jamais bénéficié d’un soutien de masse. Ils ont construit de petites structures clandestines qui avaient de graves problèmes logistiques : où trouver l’argent pour mener une vie clandestine, acheter des armes, s’entraîner pour acquérir une expérience militaire, etc. Et les problèmes de survie matérielle eurent une influence décisive sur la pauvreté de leur ligne politique.

Comme ils n’étaient pas liés à un parti de masse (à l’exception de l’ETA et de l’IRA qui avaient des liens avec un front légal défendant une ligne démocratique-bourgeoise radicale) ils étaient coincés : soit ils devaient attaquer des banques et/ou enlever des gens très riches (et l’organisation risquait de rapidement se transformer en un groupe criminel apolitique ou en tout cas entièrement dominé par sa direction militaire) ; soit ils devaient accepter d’entretenir des liens financiers et politiques étroits avec l’impérialisme russe jusqu’à la fin des années 80, avec les « Etats voyous » ou avec les groupes djihadistes-terroristes depuis lors, mais dont l’aide n’atteindra sans doute jamais le montant et l’expansion de celle fournie par l’impérialisme russe. Certains coopérèrent avec les services secrets du bloc capitaliste d’Etat, d’autres travaillèrent comme mercenaires pour des Etats du Moyen-Orient. La coopération avec les Etats libyen, yéménite ou syrien était d’une certaine façon « normale » : si vous cherchez un Etat où vous entraîner à la guérilla et où vous pouvez acheter librement des armes sophistiquées, vous finirez par coopérer avec des régimes dictatoriaux sanguinaires et, au pire, à travailler comme mercenaires pour des services secrets étrangers.

Le fait que les personnes interviewées par Quadrelli comparent leur propre situation à celle des « Etats voyous » illustre les limites de leur compréhension politique (« Au sein de la métropole, nous sommes l’équivalent des Etats voyous », déclare sans complexes J.B. !) Le gouvernement syrien bombarda et tua au moins 10 000 civils dans la ville de Hama en 1982 pour écraser les Frères musulmans. Saddam Hussein utilisa du gaz toxique pour tuer 5 000 civils kurdes en 1988, et il tua probablement encore 100 000 Kurdes lors de différents massacres ; son régime massacra 200 000 chiites du sud de l’Irak et encore 100 000 Arabes des Marais au début des années 90. Si les « guérilleras » interviewées par Quadrelli connaissent ces événements (et il est difficile d’imaginer qu’elles les ignorent, étant donné leur discours tiers-mondiste), cela signifie-t-il qu’elles sont suffisamment cyniques pour accepter l’argent et la protection de ce genre d’Etats, comme ce fut le cas de la RAF allemande dont les membres furent aidés par la Stasi en Allemagne de l’Est, ou comme le firent d’autres groupes de lutte armée d’extrême gauche qui allaient s’entraîner dans les mêmes camps libanais ou syriens que des groupes fascistes ou nazis européens ?

Un bilan nécessaire

Tous les groupes qui ont essayé la tactique de la guérilla urbaine dans les Etats impérialistes occidentaux, durant les années 60 et 70, ont échoué. Non seulement parce qu’ils ont sous-estimé les capacités militaires et politiques de l’ennemi de classe, mais parce qu’ils pensaient que la répression de l’appareil d’Etat pousserait magiquement les masses à se révolter. En Italie et en France, parmi ceux qui ont écrit des témoignages sur les activités guérilleristes, très peu, à ma connaissance, se sont livrés à un bilan critique détaillé de ce qui n’avait pas marché il y a trente ans. Certains livres peuvent être utiles pour avoir une petite idée de la lutte armée : Renato Curcio (A visage découvert), Anna Laura Braghetti (Le Prisonnier, 55 jours avec Aldo Moro), Valerio Morucci (La pegio gioventu), Vincenzo Guagliardo (Di sconfita in sconfita) et Alberto Franceschini (Les Brigades Rouges. L’histoire secrète des BR racontée par leur fondateur), tous les cinq membres des Brigades rouges à différents moments et à divers niveaux de responsabilités ; Hans Joachim Klein qui coopéra avec Carlos (Les années Carlos : Hans Joachim Klein, un cas allemand) ; et Sergio Segio (Miccia Corta) de Prima Linea. Il existe aussi un documentaire très intéressant Do you remember revolution de Loredana Bianconi, où la réalisatrice interviewe des femmes qui décrivent leur engagement au sein des groupes terroristes d’extrême gauche ; l’intérêt de ce film est que ces militantes réfléchissent sur les raisons et la façon dont elles ont pris la décision de tuer des « ennemis de classe » que le plus souvent elles ne connaissaient pas et pour lesquels elles n’avaient aucune haine personnelle.

Le problème avec ces témoignages d’anciens guérilleros est qu’ils continuent souvent à défendre leurs vieilles analyses et affirment qu’ils avaient raison sur l’essentiel ; ou alors ils estiment qu’ils étaient obligés de prendre les armes pour empêcher les fascistes de prendre le pouvoir ou de gagner plus d’influence au sein de la société, explication qui les ramène vers le vieil antifascisme bourgeois de la Résistance stalinienne ; ou bien ils considèrent qu’il est impossible, pour le moment, de dresser un bilan, parce que cela mettrait en danger des gens qui n’ont jamais été arrêtés ; ou encore ils pensent qu’ils ont été manipulés par telle puissance étrangère ou tel service secret ; ou ils jugent avoir été le jouet de dirigeants, sans scrupules, stupides et paranoïaques ; ou ils croient que leur révolte aveugle de jeunesse les a transformés en monstres et en tueurs inhumains ; ou enfin ce sont des individus totalement brisés qui regardent vers leur passé comme un moment de folie criminelle temporaire.

Dans de telles conditions, pas étonnant qu’il soit difficile de faire un bilan de la lutte armée dans les pays impérialistes européens ! Mais tant que ce bilan n’est pas fait, il est suicidaire de vanter le bon vieux temps du « terrorisme de gauche », ou d’admirer le courage physique de ces militants sans s’interroger sur leurs erreurs politiques.

Tout jeune révolutionnaire qui admire aveuglément la violence armée des années 70, et le meurtre d’« ennemis de classe » (Moro, Besse, Schleyer, etc.) devrait méditer les quelques lignes écrites en prison par un ouvrier des Brigades rouges, Vincenzo Guagliardo, et qui figurent en introduction de ce dossier. Et Guagliardo illustre très concrètement son point de vue en citant un slogan très populaire dans les années 60 et 70 en Italie : « En frapper un c’est en éduquer cent », slogan utilisé pour justifier, le meurtre ou la « jambisation »[14] de contremaîtres, de juges, d’économistes, de flics, etc. Comme le note Guagliardo, la « dissuasion terroriste » repose sur le même principe que la justice bourgeoise.

Les « guérilleras » invisibles citées par Quadrelli ne nous offrent aucune analyse des rapports de force politico-militaires en France, même si elles sont obsédées par la présence d’ « espions », et la prétendue influence fasciste au sein des forces de police ; elles croient représenter les masses « noires » comme si elles défendaient les intérêts d’une nation « noire » opprimée par une armée « blanche » occupant leur territoire ; elles semblent penser qu’une émeute peut être magiquement transformée en une guerre civile et une révolution sociale (apparemment elles n’ont guère étudié les émeutes et les guerres civiles antérieures, et leurs conséquences politiques) ; elles confondent des insurrections soigneusement planifiées d’un point de vue militaire par des groupes militaro-bureaucratiques avec des émeutes spontanées ; elles prétendent s’opposer à des structures militaires permanentes et centralisées mais leurs références historiques montrent le contraire.

Y.C.

La racialisation des questions sociales mène à une impasse

Du paternalisme de la gauche radicale « blanche » multiculturaliste

Certains radicaux « blancs », dont Emanuel Quadrelli et l’une de ses interlocutrices, se permettent de dicter aux révolutionnaires « non blancs » à quelles prétendues catégories « sociales » (en fait raciales ou pseudo ethniques) ils devraient appartenir sous peine d’être ostracisés. Ils distribuent de bonnes et de mauvaises notes à ceux qui seraient d’après eux, les bons et les mauvais « Blancs », les bons et les mauvais « Noirs » (surnommés « Oreos » aux Etats-Unis, « Bounties » en France, « Coconuts » au Canada, etc.), les bons et les mauvais « Arabes », ad nauseam.

Cette stratégie de disqualification utilisée par la gauche multiculturaliste « blanche », l’accusation de « trahir » sa prétendue « race » ou son prétendu groupe ethnique, ou d’être « raciste » parce que l’on refuse de diviser l’humanité en races imaginaires, fait bon ménage avec un opportunisme politique aux effets dévastateurs.

Face aux groupes identitaires « noirs » et racistes anti-Blanc (comme la Tribu Ka dissoute et reconstituée sous le nom de Génération Kemi Seba) ou aux lobbies ethniques avoués (comme le CRAN) qui veulent avoir le monopole de la représentation politique de leurs « frères et sœurs de couleur », la gauche multiculturaliste « blanche » ne trouve rien de mieux à faire que de se livrer à une surenchère racialiste. Cela lui évite de prendre à bras-le-corps les questions sociales qui concernent tous les prolétaires victimes de discriminations racistes en les noyant sous un verbiage nationaliste et « post-colonial » chic.

On peut comprendre qu’un groupe raciste et antisémite comme la Génération Kemi Seba en France (ou la Nation de l’islam aux Etats-Unis) ait intérêt à dénoncer les « Leucodermes » (les « Blancs »). Ou que le CRAN, dans un autre registre (républicain et citoyenniste), veuille plus de patrons, d’officiers et de journalistes « noirs ». En effet, ces deux groupes n’ont aucune intention de renverser l’Etat ni d’attaquer la domination capitaliste. Ils souhaitent juste une plus grosse part du gâteau et pouvoir exploiter leurs « frères » qui ont la même couleur de peau - ou tout simplement se constituer une petite niche politique.

Mais on ne voit pas bien l’intérêt de la racialisation hypocrite que nous proposent Quadrelli et ses interlocutrices « noires ». D’un côté, ils veulent absolument présenter les « banlieusards » et donc les émeutiers comme tous « Noirs » ; Quadrelli parle de « militants politiques noirs » et de « quartiers noirs » ; un peu gêné sans doute par l’usage systématique d’un mot aux connotations douteuses, notre anthropologue radical renvoie le lecteur à un livre d’un certain Alessandro Portelli, sans nous en expliquer son contenu[15]. Il se contente d’une explication obscure : « Le mot “Noir” n’est pas utilisé pour désigner une couleur de peau objective, il désigne ceux qui deviennent noirs en raison de la catégorie politique et sociale dans laquelle ils sont placés ». Ce charabia ressemble comme deux gouttes de vase à la prose indigente des Indigènes de la République.

Et cette impression ne peut qu’être renforcée par les références de Quadrelli à Frantz Fanon et à une prétendue relation post-coloniale entre les centres-villes et les banlieues françaises.

O.S. déclare, en effet, dans son interview à Quadrelli : « le mot “Noirs” fait référence à tous ceux qui sont exclus de l’exercice de la domination, quelles que soient les gradations de la couleur de peau », ce qui correspond assez exactement à la définition du terme « indigènes » selon le mouvement des Indigènes de la République.

Quadrelli et ses interlocuteurs ont peur de dire que les banlieues ( plus précisément, les quartiers ouvriers au sein des banlieues) sont d’abord et avant tout des quartiers de prolétaires. Ils ont peur d’utiliser des mots comme « ouvriers » ou « prolétaires », comme si le fait de les remplacer par « non Blancs » ou « mauvais Blancs » (selon l’un des interlocuteurs de notre distingué anthropologue, en dehors des « Noirs » et des « Arabes », « beaucoup de Blancs dans les banlieues ont été actifs durant les émeutes ») pouvait résoudre le problème principal auquel nous devons faire face : une révolution est-elle possible aujourd’hui dans les grands pays impérialistes européens ? et quelles sont les classes et les couches sociales qui ont un intérêt primordial à renverser par la violence le régime d’exploitation capitaliste et à le remplacer par une société socialiste ?

Des Panthères noires aux Indigènes de la République

Quadrelli et ses « guérilleras » ne se contentent pas de nous emmener dans les sables mouvants de vieux concepts raciaux recyclés en pseudo « concepts sociaux » par un tour de passe-passe. Ils font aussi l’apologie des Black Panthers, selon une mode aujourd’hui très répandue.

Il est étrange que, après l’échec des groupes nationalistes noirs aux Etats-Unis, certains radicaux pensent encore que l’on sortira de l’impasse actuelle en répétant simplement les erreurs des années 60. Le programme fondateur, en dix points, des Black Panthers faisait référence à « Dieu », au « Créateur » et à la « Constitution américaine », et il mentionnait explicitement la « séparation » d’une nation noire. Il prônait un bon gouvernement noir, de bonnes coopératives noires, c’est-à-dire un bon capitalisme noir : « les moyens de production devraient être enlevés aux capitalistes et placés dans la communauté afin que celle-ci puisse s’organiser et employer tous ses membres afin de leur offrir un niveau de vie élevé » (point 2). Ceux qui ont encore des illusions sur les Black Panthers devraient lire les ouvrages d’Elaine Brown (A Taste of Power) et de David Hilliard (The Side of Glory), deux témoignages écrits par d’anciens dirigeants des Black Panthers. Il est difficile, après avoir refermé ces deux livres, de croire encore que le BPP était une organisation féministe ou révolutionnaire socialiste.

En dehors du droit à défendre sa liberté avec une arme (droit garanti en théorie par la Constitution américaine), les idées du BPP n’étaient pas si différentes de celles des artistes français de rap actuels qui incitent les victimes du racisme à créer... leurs propres entreprises. En fait, c’est déjà ce que font beaucoup de Franco-Africains et de Franco-Maghrébins, parce qu’ils n’ont pas envie d’attendre dix ans avant d’obtenir un boulot mal payé dans le secteur privé. La « bourgeoisie noire » a déjà son lobby (le CRAN, le Conseil représentatif des associations noires). La « Beurgeoisie » est un peu en retard en termes d’organisation mais, grâce au Président Sarkozy et à l’UMP, elle a déjà deux icônes : Fadela Amara (secrétaire d’Etat chargée de la politique de la ville - donc des banlieues) et Rachida Dati, ministre de la Justice, toutes deux filles de travailleurs maghrébins. (Rachida Dati, après sa nomination, a d’ailleurs été accueillie par une émeute... chaleureuse de Franco-Maghrébins quand elle a visité la cité des Minguettes où elle a vécu durant son enfance et sa jeunesse et où de véritables émeutes se produisirent en 1981 et 1983).

À « gauche », un seul groupe significatif essaie d’ethniciser les questions politiques d’une façon radicale, du moins sur le plan purement verbal : les « Indigènes de la République ». Mais la plupart de leurs exigences sont en fait très modérées et pourraient être facilement intégrées dans les programmes officiels des partis bourgeois. Pour le moment, étant donné sa composition sociale, et si l’on en croit les professions des 300 fondateurs qui ont signé l’appel, ce mouvement ressemble beaucoup plus à un lobby d’enseignants, de travailleurs sociaux, et de cadres ou politiciens du PCF, qu’à une organisation de masse « noire » ou « non blanche ».

Si la « fierté ethnique » peut être une arme puissante pour les minorités, elle n’est politiquement intéressante, pour les révolutionnaires, que si elle conduit à une perspective de changement social radical. Quand Malcolm X fut emprisonné pour proxénétisme, et qu’il comprit qu’il pouvait être fier de sa couleur de peau, de ses racines africaines, quand il appartenait à la Nation de l’Islam, groupe aux théories séparatistes, racistes et antisémites, il ne constituait pas une menace pour le capitalisme américain. Il ne commença à devenir dangereux que lorsqu’il élargit lentement sa vision du monde, même s’il garda ses convictions religieuses.

La référence à la « négritude » des opprimés ne résoud rien : cela n’empêche pas les « Noirs » de rêver ou de chercher à grimper l’échelle sociale par tous les moyens, y compris sur le dos de leurs « frères de couleur », comme les interviews de Quadrelli le dénoncent avec raison.

Promouvoir la « négritude », ou dénoncer le caractère « post-colonial » de la situation des habitants des banlieues ne facilitera pas une alliance de tous les opprimés ; cette position repose sur l’idée (absurde et fondamentalement religieuse) que tous les « Blancs » opprimés devraient s’identifier avec les opprimés « non blancs » ; qu’ils devraient se sentir coupables voire s’identifier aux descendants des esclaves et des peuples colonisés (c’est clairement la « théorie » des Indigènes de la République, position proche des conceptions de Quadrelli et de ses amis « guérilleristes »). Comme si le servage hier et l’esclavage salarié aujourd’hui était une sinécure pour les opprimés et les prolétaires « blancs » !

Une telle idée est totalement baroque, comme le montre ce qui est arrivé, dans les ex-pays coloniaux, aux quelques « Blancs » qui ont activement soutenu les mouvements de guérilla « noirs » ; dans la plupart des cas (l’Afrique du Sud étant pour le moment une exception, mais pour combien de temps ?) ils sont partis quelques années après l’indépendance, si ce n’est pas avant. Quand on place la dimension nationale, et la dimension « raciale » au-dessus de la lutte des classes, les opprimés appartenant à l’ex-groupe ethnique dominant (les « Blancs ») deviennent la cible d’une forte suspicion. Et quand le nouveau pouvoir « non blanc » est incapable de remplir ses promesses, ils constituent un bouc émissaire parfait pour la haine nationale et raciale.

Ces contradictions national-ethniques sont aussi évidentes dans les mouvements de guérilla islamistes au Liban ou en Irak. Même à l’intérieur de l’Oumma musulmane, les éléments nationaux et ethniques (imaginaires) sont plus puissants que l’unité religieuse musulmane supposée. Mettre toujours l’accent sur la « race » (les concepts de « Blancs » et de « Noirs » ont une longue histoire négative, que personne ne peut ni cacher ni nier) dans les conflits sociaux, même si une telle démarche est conçue comme une étape provisoire préparant plus tard une unité plus vaste, ne peut conduire qu’à une impasse.

Le fait de promouvoir la « négritude » comme un moyen de changer radicalement la société est absurde dans un pays où la majorité de la population est et sera « blanche ». Si une organisation défendant cette position veut efficacement promouvoir la « fierté noire » et obtenir plus de pouvoir au sein de la société bourgeoise, il n’y a que deux solutions réalistes pour elle :

  • soit elle appelle au développement de communautés séparées (une mesure qui ne gêne pas du tout la classe capitaliste) : c’est la position du groupuscule de la Tribu Ka,

  • soit elle combat cyniquement pour intégrer une fraction plus importante de la « « bourgeoisie noire » au sein des couches dirigeantes blanches (c’est la position du CRAN).

Il n’existe pas de statistiques ethniques détaillées en France mais même s’il y a, disons, 3 millions de Français « noirs » (qui ont au moins un parent africain ou antillais) et 3 millions de Français « arabes » (qui ont un parent arabe, turc, berbère, iranien, etc.), les « non-Blancs » (toutes classes mélangées) représentent moins de 10% de la population française. Défendre une stratégie opposant les « Blancs » et les « non Blancs » n’amènera rien de bon aux exploités « de couleur » (comme si les « Blancs » n’avaient pas de couleur !), en France ni dans aucun Etat européen.

Il n’y a aucune chance que les populations « noires » deviennent un jour une majorité démographique dans les métropoles impérialistes. (Ainsi la citation « Retourne dans ton pays, homme blanc, nous n’avons pas besoin de toi » qui ouvre l’article de Quadrelli, est particulièrement inadéquate, pour ne pas dire ridicule, dans un article traitant des réalités sociales en France.) C’est une des nombreuses raisons pour lesquelles la classe ouvrière - qu’elle que soit la couleur ou la nationalité de ses membres est la seule force libératrice, si tant est qu’une révolution socialiste soit possible.

Y.C.

Remerciements

Merci à Wil Barnes, Ben Seymour, B., H., C., N. et R. pour leurs critiques pertinentes d’une première version de ces articles. Même s’ils ne partagent pas toutes mes opinions et ne sont absolument pas responsables de mes éventuelles erreurs, et même si je n’ai toujours su répondre à leurs questions, ce texte doit beaucoup à leurs remarques fraternelles.

Y.C.


[1] Comme Quadrelli et ses interlocuteurs utilisent ces termes absurdes de « Blancs » et de « Noirs », j’ai décidé de les employer aussi dans cet article, non parce qu’ils auraient la moindre valeur politique, mais parce qu’ils illustrent la dégénérescence politique de la gauche (réformiste et révolutionnaire) qui désormais utilise les mêmes concepts que la droite. Cette évolution est liée à l’influence des politiques prônant la défense des « identités » et, plus récemment, de l’idéologie multiculturaliste, tout aussi conservatrice, quelles que soient ses bonnes intentions.Il est intéressant de souligner que, au Canada, c’est Pierre Eliot Trudeau, un politicien br>« blanc » réactionnaire, qui a imposé le multiculturalisme comme doctrine d’Etat, obligeant chaque étranger venant vivre au Canada à rester fidèle à sa « culture originelle » afin d’ « enrichir » la culture nationale canadienne et de transformer ce pays en une nation « multiculturelle ». Cela a donné lieu à un front unique efficace entre les nationalistes culturels « noirs » et les multiculturalistes « blancs », chaque courant dénonçant comme « traîtres », d’un côté, ou « racistes », de l’autre, ceux qui refusaient d’être enfermés dans des cases « ethniques » préfabriquées.
Pour une critique du caractère réactionnaire du multiculturalisme, on lira avec profit les textes d’Azam Kamguian, Maryam Namazie, Azar Majedi, membres du Parti communiste-ouvrier d’Iran, notamment ceux traduits dans les numéros 10, 11-12 et 18-19-20 de Ni patrie ni frontières ainsi que dans la brochure Femmes en Irak (tous sur le site mondialisme.org).

[2] Les mao-spontanéistes (La Cause du peuple, Vive la révolution, etc.) défendaient certes une politique tiers-mondiste qui était, en dernière analyse, profondément hostile à la classe ouvrière de ces pays, puisqu’elle les conduisait à soutenir les régimes staliniens chinois, vietnamien ou coréen. Mais reconnaissons aussi qu’ils remarquèrent avant tout le monde, même si cela fut fait d’une façon populiste et démagogique, un élément qui a une étroite relation avec notre sujet : le rôle important des migrants africains et nord-africains en France. Cette orientation les conduisit à défendre une position anti-hiérarchique radicale (ils attendaient, par exemple, les chefs à la sortie des usines pour les « peindre » en bleu), dans la mesure où leur cible politique principale était les O.S., les travailleurs peu qualifiés de l’époque. On retrouve cette haine (positive) contre les chefs et les contremaîtres dans les interviews de Quadrelli mais cela amène, à tort selon nous, ses interlocuteurs à identifier le capitalisme avec la domination des seuls « Blancs », toutes classes confondues. Là aussi, on sent l’influence d’un vieux thème maoïste : dans les années 60 et 70, et c’est encore le cas dans de nombreuses usines aujourd’hui, les contremaîtres étaient généralement des Franco-Français et les travailleurs sans qualification, immigrés ou de parents immigrés. Mais, il y a trente ans, les maos exaltaient le rôle des OS et des plus opprimés, en partie en raison de leur place subordonnée dans la division du travail. Aujourd’hui, leurs lointains successeurs remplacent la lutte des classes par la lutte des « non-Blancs » contre les « Blancs ». On est passé d’un populisme radical-confus à un populisme hypocritement racialisé et encore plus confus. Pas vraiment un progrès...

[3] Carlos Marighela, Mini manuel de guérilla urbaine, brochure disponible notamment sur le site marxists.org. Ce texte a eu une influence internationale et a été traduit dans de nombreuses langues.

[4] La droite et les Renseignements généraux ont mis l’accent sur la participation de jeunes Franco-Africains ou Africains aux émeutes. Ils ont essayé d’établir un lien entre les émeutiers et les familles nombreuses africaines ou franco-africaines (faussement présentées comme toutes polygames, alors que ce problème, certes réel, ne concerne qu’une minorité d’entre elles) dans certains quartiers. Il n’existe pas de statistiques à l’échelle nationale, mais d’après les quelques enquêtes menées localement à la sortie des prétoires, on sait que les émeutiers venaient de toutes les origines et qu’il est donc difficile de leur coller une étiquette ethnique.

[5] En France, les Renseignements généraux emploient 3500 personnes. Le Président Sarkozy vient d’obliger les RG à fusionner avec la DST.

[6] En fait, ceci n’est pas tout à fait exact : sur le Net on peut trouver au moins une analyse assez proche de ce que racontent Quadrelli et ses interlocuteurs, mais sans que ce site fournisse de preuves sérieuses à l’appui de sa démonstration. Pour plus de détails voir cettesemaine.free.fr/cs91/cs91novembre.html
Et il existe aussi quelques livres récents qui, dans un style ampoulé et radical, généralement influencé par le situationnisme, font l’éloge des émeutiers de novembre, mais là aussi sans présenter d’éléments factuels solides pour étayer leurs discours généralement creux.

[7] Cette hypothèse est plutôt tirée par les cheveux, comme le montrent les statistiques de la nuit du 1er au 2 novembre 2005 : selon Associated Press (et « Cette Semaine » reproduit ces chiffres sans le moindre commentaire), 268 voitures privées ont été brûlées ce soir-là, et trois voitures de police attaquées, donc même pas brûlées.

[8] C’est tout à fait délibérément que nous utilisons ce terme. En effet, dans son dernier livre Goodbye Mr Socialism Toni Negri affirme cyniquement que « l’alliance de Staline avec les nazis était un « acte de lucidité stratégique » ; qu’il « est absurde de tenter d’accuser l’URSS de comportements antisémites » ; que le « Thermidor stalinien a été une machine de modernisation formidable pour la Russie » ; et que le « régime bénéficiait de l’adhésion et du quasi soutien de la quasi-totalité de la population » ! Que ce lèche-cul du stalinisme passe encore pour un penseur radical fait partie de ces mystères inexplicables.

[9] Les manifestations de paysans sont très fréquentes en France : par exemple, entre 1982 et 1990, sur 152 manifestations surveillées par les CRS, 39% mobilisaient des paysans, 19% des ouvriers et 14% des lycéens et des étudiants.

[10] Ceux qui s’intéressent au point de vue de notre ennemi de classe liront avec profit « Guérilla et violences urbaines » sur l’un des sites de l’armée française : http://www.college.interarmees.defense.gouv.fr/spip.php?article 639

[11] Sur la guérilla urbaine au Brésil on pourra lire l’ouvrage de Fernando Gabeira.

[11] Sur la guérilla urbaine au Brésil on pourra lire l’ouvrage de Fernando Gabeira.

[12] Pour le fondateur du nationalisme basque, Sabino de Arana, la « race basque » était supérieure à celle des monos, des singes, c’est-à-dire des prolétaires non basques. Même si l’ETA a pris ses distances avec le violent racisme et l’antisocialisme d’Arana, elle continue à promouvoir l’unité nationale avec la bourgeoisie basque « patriotique ». Durant les élections de 2001, le programme électoral d’Herri Batasuna vantait la « défense d’un modèle productif fondé sur les coopératives » (celles-ci représentent moins de 10% de la production au pays Basque et exploitent les travailleurs exactement comme les entreprises capitalistes traditionnelles), « un pacte social qui régulerait les relations syndicales entre Basques » (c’est-à-dire entre les bureaucrates syndicaux et les associations patronales), et la « formation d’une Assemblée nationale constituante » !

[13] Che Guevara préconisait la création de foyer (focos) de guérilla qui, basés dans les campagnes et dirigés par une avant-garde de révolutionnaires professionnels issus des classes moyennes, devaient progressivement, grâce à leurs succès militaires, gagner l’appui des paysans puis des travailleurs des villes, et vaincre l’armée régulière locale.

[14] Jambisation (gambizazione) : pratique consistant à tirer dans les jambes d’un « ennemi de classe » (contremaître, homme politique, journaliste, etc.), avec souvent des résultats bien plus graves que de « simples » blessures : paralysie voire décès du « jambisé ».

[15] Apparemment, selon la présentation du livre disponible sur Internet, il s’agirait d’un partisan de l’ « histoire orale », technique très à la mode dans les années post-68. L’histoire orale consistait, de façon assez naïve, à croire que le travail d’un historien était de « donner la parole » à ceux qui ne l’ont pas habituellement, donc bien sûr plutôt aux exploités, hommes et femmes, et aux minorités qu’aux exploiteurs. Cela pouvait avoir des résultats très utiles, mais en même temps cela réduisait l’Histoire à des millions d’histoires individuelles, séparées les unes des autres (ou alors inscrites dans des continuités éternelles, pseudo-naturelles et terriblement déterministes : la lignée familiale, le genre, la « race », la relation des hommes avec la Terre Mère nourricière, les corporations de métiers artisanaux), toutes présentées comme étant du même intérêt, par souci de ne pas hiérarchiser les individus. En somme, on remplaçait l’histoire traditionnelle, superficielle et mystificatrice des « grands hommes » par celle des sans-grade, des anonymes. Le problème est que cela permettait tout autant, sous couvert de neutralité, de faire passer en contrebande des idéologies conservatrices :
• l’apologie des vertus de la ruralité (très présente chez les historiens conservateurs en France, et prisée aussi par les partisans du retour à la terre, membres des communautés, etc.) ou de l’artisanat,
• la nostalgie de la simplicité et de l’authenticité présumées des peuples primitifs (cf. la vogue des Indiens d’Amérique dans des ouvrages où les mœurs patriarcales de ces sociétés ne sont jamais critiquées pas plus que l’autorité des chefs ou des anciens sur la tribu),
• ou le pathos de la « sororité » féministe et la solidarité supposée de tous les membres d’une minorité dite « raciale » (ce type d’ouvrages évacue les contradictions de classe au sein de ces communautés imaginaires de « race » et de « genre » et vante la nature « féminine » ou l’essence plus conviviale, festive, désaliénée, que sais-je, de tel ou tel groupe « ethnique »).
On retrouve cette démarche en filigrane dans l’article d’Emanuel Quadrelli. C’est probablement ce qui explique pourquoi il préfère s’en tenir aux émotions et aux impressions subjectives de ses interlocuteurs et interlocutrices plutôt que de s’intéresser à des faits et à des statistiques solides, même s’il utilise le langage actuel des spécialistes des sciences sociales, friands de la « déconstruction », et qui essaient de nous faire croire que la critique de l’idéologie dominante existerait seulement depuis la fin du vingtième siècle !