Voltairine de Cleyre
L'égalité politique de la femme
L’égalité politique de la femme[1]
Depuis ses tout débuts, la lutte pour l’égalité politique des sexes a affronté trois fervents opposants – le prêtre, le politicien et le scientifique. Les deux premiers ont été, du moins partiellement, convaincus ou réduits au silence. Ceux qui vocifèrent encore se replient derrière les arguments du scientifique, et celui-là, seul, continue de sourire et de sourire, le vieux barbon, pour la très bonne raison que les dirigeantes du mouvement pour l’égalité politique ont failli, à quelques exceptions près, à la tâche consistant à donner à leur revendications une base scientifique moderne. Elles revêtent l’armure fatiguée du siècle dernier et veulent combattre la dynamite, seulement vêtues d’une côte de maille. Nous avons été gavées de ces expressions de « droits naturels », « droits inhérents », « droits inaliénables », « tous créés égaux », etc., toutes ces formules témoignant de la pensée métaphysique qui dominait au siècle dernier, et qui sont facilement réfutables par la simple épreuve des faits.
Il peut être aventureux pour l’auteure d’oser demander si c’est une question d’ignorance ou de stratégie politique de la part des dirigeantes des suffragettes. La première hypothèse est difficile à soutenir, mais il pourrait être raisonnable d’opter pour la seconde, d’autant plus qu’on sait qu’il est extrêmement audacieux de vouloir introduire une réforme en renversant les idoles d’une nation – et l’électeur américain est le plus stupidement et le plus obstinément « marié à l’idole » des droits naturels. Actuellement, rien n’est plus clair : comme c’est généralement le cas lorsque la stratégie politique s’en remet à la vérité, nous ferons triste figure devant le tribunal des sages si nous continuons à appuyer nos revendications sur ce qui est en soi sans fondement.
Droits naturels ! Ils n’existent pas.
Tous créés égaux ! Absurdité.
Vous avez un « droit naturel à vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur ». De même en est-il d’un mouton ou d’une pomme de terre, et pourtant vous le leur déniez tyranniquement en les mangeant. Vous souriez ? Vous continuez complaisamment à manger, faisant calmement remarquer : « Oh ! C’est un mouton. » « Précisément », vous sourit en retour l’iconoclaste des « droits naturels », « et vous êtes une femme ». Le mouton n’a aucun droit que vous êtes tenue de respecter, parce qu’il n’a pas le pouvoir de vous forcer à les respecter. Les idéaux de la nature, ce ne sont pas les droits, ce sont les pouvoirs. Selon elle, seule la classe des maîtres a des « droits », et la lutte pour les droits est une lutte pour la division du pouvoir ; ce n’est que lorsque le pouvoir est obtenu que les droits se mettent à exister. Pour vous l’illustrer : un homme a un « droit » à la vie, dit-on ; mais placez-le dans une situation où il ne dispose d’aucun capital et d’aucune opportunité de travailler, situation que partagent des milliers de personnes aujourd’hui, et que devient son droit à la vie ? Il n’a aucun pouvoir de vivre, et doit plutôt mourir de faim. La même logique inexorable s’applique à la femme. A chacun des moments de l’histoire, la place qu’elle a occupée dans la société a toujours indiqué l’exacte mesure de ses droits à cette époque. Avec l’évolution de la société, les droits de la femme se sont constamment étendus, et c’est justement la tâche de celles qui revendiquent l’égalité politique de démontrer que l’on doit maintenant élargir le cercle pour inclure ce « droit », car la position actuelle de la femme dans la société lui donne les moyens de faire respecter cette revendication. Pour satisfaire le scientifique, il devrait être montré que cette nouvelle position ou ce nouveau pouvoir de la femme est en total adéquation avec le progrès historique de l’homme. Toute la question des droits et de l’égalité, politique ou autre, émerge lorsque, dans la lutte pour le pouvoir, les races[2] individuellement faibles de ce monde mettent en commun leurs forces pour se montrer plus futées que celles qui sont individuellement fortes, et ce faisant donnent naissance à la société. Cependant, pour obtenir le pouvoir résultant des efforts communs, la réussite individuelle doit, dans une certaine mesure, être restreinte – mais jusqu’à quel point et jusqu’à quelles extrémités, cette question a éternellement fait l’objet de débats. Chaque époque a rendu là-dessus son propre jugement, et l’examen de ceux-ci révèle que les nations qui sont parvenues le plus près de l’idéal du pouvoir selon la nature sont celles qui, tout en consolidant leurs intérêts matériels et spirituels, ont en même temps accordé le plus de liberté possible aux individus, la liberté individuelle étant ici synonyme d’égalité.
Chaque nouvelle définition des droits, chaque nouvelle égalisation des pouvoirs a été achetée avec le sang des plus braves et des meilleurs ; achetée par le sacrifice de ceux qui ont escaladé le mont Pisgah[3] sans jamais entrer dans la Terre promise. Les changements dans les conditions matérielles de la société ont rendu ces questions inévitables. Le système féodal par lequel l’Europe a fait son pain et son beurre, ayant atteint ce point de développement où le Titan en dessous ne peut plus supporter sa charge, s’est effondré entraînant avec lui les institutions monarchiques, tel un iceberg trop lourd du haut. De cet accouchement amer sont nés le droit au suffrage (pour les hommes) et le gouvernement représentatif. La position de la femme ne fut pas tellement affectée par ce renversement. Mais maintenant le fils de Féodalisme, Capitalisme, piétine de ses gros sabots le cœur de la femme et en fait jaillir le sang, elle qui n’est plus la reine du foyer, mais plutôt l’outil qui procure de nouveaux profits. La femme doit devenir indépendante, qu’elle le veuille ou non. Les salaires baissent, les hommes ne peuvent plus pourvoir aux besoins de leur famille et les femmes doivent travailler ou endurer la famine. Que cela arrive. Elle n’est plus l’animal protégé ; elle devient un individu. Elle souffre et rêve de « droits ». Elle revendique d’autres égards, que ceux rattachés à l’état d’épouse, de mère, de sœur, de fille ; elle se tient seule, elle a reconnu sa force et de cette puissance se nourrissent ses revendications d’égalité. Elle l’achète de la sueur de son labeur non payé, de la chair émaciée de ses doigts, du sang versé sur la scène de ses combats méconnus, tout du long de son épuisant voyage à travers les étendues sauvages. Lorsqu’elle aura assez jeûné, assez saigné, elle aussi, pourra escalader le mont Pisgah. Et celles qui suivront hériteront de la victoire.
[1] On a récemment établi que ce texte, signé M.W (pour Mary Wollstonecraft) était de Voltairine de Cleyre. Il est paru dans The Conservator, un journal de Philadelphie, en juillet 1894. Il est traduit par Marco Silvestro et Anna Kruzinsky, qui ont également établi les notes de bas de page.
[2] Voltairine écrit : « when, […], the individually weak races of the world pooled their strenght to outwit the individually strong […] ». C’est, exprimé dans son langage, le rapport dominé-dominant fondateur de l’histoire, c’est-à-dire la lutte des classes.
[3] Allusion à la montagne d’où Moïse aperçut pour la première fois la Terre promise, aussi connue comme mont Nebo (Dt 3,17.27 ; 4,49 ; Js 12,3 ; 13,20). Moïse fut condamné par Yahvé à y demeurer pendant que les juifs entraient en Terre promise. Pisgah peut signifier « sommet » ou « place haute » en hébreu.