Le Rétif

Vers les mirages

1911

Les voyageurs auxquels il arrive de traverser le désert connaissent la plus séduisante et la plus dangereuse des illusions : le mirage. Cependant que, sous le soleil torride, la caravane chemine par la mer de sable, les hommes rêvent à l’oasis, où ils se reposeront enfin dans l’ombre délicieuse des palmiers. Alentour, le désert est sans bornes, et ils savent qu’il leur faut encore de longues heures de marche pour atteindre la halte bienheureuse. Leurs yeux sont las de ne voir sans cesse que le sable jaune, et le ciel limpide. La fièvre couve en eux, et leur désir grandit de voir de l’eau, des plantes, de jouir de l’ombre. Ainsi ils vont ; et soudain le miracle s’accomplit – leur désir éperdu se concrétise. Voici qu’à l’horizon quelque chose se dessine. L’océan de sable disparaît, et des prés verts et fleuris s’étendent à perte de vue… Les yeux émerveillés des voyageurs scrutent ce lointain, et ils voient, ils voient là, tout proche, l’oasis désiré. Les grands palmiers ombreux se balancent au-dessus des maisons blanches où ils se rafraîchiront et se délasseront. Puis un lac s’étend en nappe d’azur. Au crépuscule ils viendront sur ces rives attendre la descente de la nuit… Et les voyageurs se montrent du doigt les palmes enchanteresses, les maisons blanches, l’azur du lac. Ils les voient tous et l’espoir du bonheur prochain ranime leurs forces.

Pourtant il n’y a rien devant eux, rien que le désert monotone, sable et ciel, ciel et sable… Ils n’atteindront l’oasis que plus tard, après des jours d’effort peut-être ; ce qu’ils voient n’est que mensonge, illusion grossière. Mais tel est leur désir de repos, d’ombre et de paix, telle est la beauté séductrice du mirage qu’à certains moments les plus incrédules y croient…

Ils hâtent le pas ; s’ils pouvaient courir, ils courraient. Le soleil les brûle ; la fauve lumière rougit leurs yeux affolés, la soif les gagne – ils vont, ils vont. L’oasis ne se rapproche pas : il est toujours à l’horizon, féerique, attirant, prometteur – mensonger. Ils vont, l’espoir tenace, et le désert infini les nargue. Combien tombèrent en route, sur le sable brûlant, exténués mais ne désespérant pas encore ! Combien sont morts avec devant les yeux la meurtrière illusion du mirage !

Souvent le mirage seul les entraîna hors de la bonne route, et les tua ainsi en marches vaines. Souvent, pour lui, à cause de lui, ils oublièrent les dangers, les difficultés, l’intérêt de la réalité, et se perdirent…

Pareillement à ceux qui souffrent ici, d’autres mirages font accepter le pénible labeur, la vie grise, la marche sans espoir. Pour des mirages, pour des illusions, pour des mensonges, les hommes tombent et meurent sur toutes les routes de la terre…

Les uns, pauvres gens simples habitués à trembler devant l’inconnu, à vénérer les plus forts, à croire candidement en la parole du rédempteur, en la justice d’un Dieu qu’ils ne comprennent pas, en la magique vertu des lois sous lesquelles ils geignent.

Nous n’en sommes pas étonnés. Que les masses aient besoin de se leurrer, et qu’un leurre seul puisse les entraîner, nous le comprenons. Un passé formidable les entrave ; elles ont l’habitude de croire. L’habitude d’obéir, l’habitude d’être guidées. Elles souffrent. Le peuple est de la chair à souffrance. Il faut bien, puisque sa vie est abominablement terne, laide et douloureuse, que son imagination brode, au-dessus de l’odieuse réalité, de mirifiques chimères… Il faut bien que celui qui est trop débile pour marcher s’appuie sur un bâton.

Ce que nous comprenons moins, c’est la puissance que l’illusion conserve sur des esprits affranchis des craintes et des obligations de la masse. Ce que nous ne comprenons pas, c’est qu’ayant vu l’absurdité et le néant des dogmes, la duperie des doctrines, et l’inanité des efforts des vieux partis, des hommes aient encore besoin du mirage et lui sacrifient le présent, la réalité, la vie – ce trésor.

Il semble pourtant que ceux auxquels s’est dévoilé le mensonge des religions, n’aspirant plus à l’au-delà trompeur, devraient vouloir enfin vivre sur la terre – et sans attendre. Car l’avenir, n’est-ce pas un autre ciel, un autre mirage ? Qu’y a-t-il de réel sinon le présent ?

– Vivre ici-bas, vivre de suite ! Ne devrait-il pas conclure ainsi celui qui ne croit plus en un Dieu créateur, et donateur de félicités extra-terrestres ? Mais non. C’est encore trop exiger des hommes, sur qui les anciens mirages n’ont complètement cessé d’agir. Des siècles, ils n’ont vécu qu’avec devant les prunelles le grand rêve chrétien. Maintenant qu’ils l’ont vu s’effondrer, il leur en faut un autre. Ils n’attendent plus ceux-là, ni le Messie, ni le céleste royaume ; et certains d’entre eux se rient de la foule « inconsciente » qui les attend encore. Ils disent que c’est duperie, erreur vieille, enfantillage… – Mais eux, ils attendent Demain !

« Demain, enseignent les doctes professeurs, la Société devenue bienfaisante, inspirée des grands principes de libre-examen, de paix et d’équité, rendra la vie bonne à tous… » « Demain, promettent des apôtres bedonnants, le Collectivisme assurera à chacun un bien-être parfait… »

« Demain, nous disent de bons camarades, dévoués et sincères, nous ferons la grève générale, la Révolution, et nous instaurerons le Communisme anarchique… Dès lors, l’harmonie et le bonheur régneront parmi les mortels… »

Et tandis qu’ils poursuivent leurs mirages, les patrons assurent de plus en plus fermement leur domination sur les ouvriers ; les gouvernants forgent des chaînes, signent des alliances et des traités, préparent des égorgements futurs, fusillent des révoltés, écrasent, bafouent, tuent des misérables.

Or, les doctes professeurs élaborent le plan détaillé, minutieux de la cité harmonique de demain. Or, les doctes stratèges de la révolution future enseignent à leurs disciples qu’il faudra procéder de telle façon et non pas de telle autre, contraire à la doctrine… – Nous ferons la révolution avec l’Armée ! s’exclame un vaillant théoricien. – Non, nous la ferons contre l’Armée ! lui rétorque un théoricien, non moins vaillant. – Nous ferons la révolution avec l’aide des officiers, spécifie un troisième. – Non, déclare un autre, nous la ferons avec les soldats contre les officiers…

En attendant, l’Armée les menace tous les jours de ses fusils et de ses mitrailleuses. L’Armée se prépare peut-être à les pousser vers de nouveaux champs de carnage. L’Armée leur prend les meilleures, les plus jeunes énergies et s’en sert et les corrompt. L’Armée prend à chacun d’entre eux 24 mois de vie… Ne feraient-ils pas mieux de moins songer à s’en servir et de cesser de la servir ? Ne seraient-ils pas plus conséquents s’ils commençaient, eux qui veulent l’abolir, par s’y refuser ? Mais le mirage est là, sur l’horizon. Pour la cité idéale de demain, nos révolutionnaires acceptent la ville immonde d’aujourd’hui. Pour la vie idyllique d’un avenir qu’ils ne connaîtront pas, ils s’accommodent du présent lamentable.

Après l’illusion religieuse, après l’illusion réformiste, l’illusion révolutionnaire. C’est au fond l’éternel recommencement de la même aventure : le rêve primant l’action, le rêve remplaçant la révolte, et aujourd’hui gâché pour demain.

Ne cessons pas de le dire. Ne perdons pas une occasion de dévoiler la tromperie des mirages et de rappeler à ceux d’entre nous qu’ils enjôlent encore, que la mort de Dieu a entraîné l’évanouissement des paradis. Ce n’est pas trop de toutes nos énergies consacrées au présent pour l’embellir un peu. Les révoltes immédiates exigent impérieusement tout notre effort ; nous n’avons ni loisirs ni les moyens de le gaspiller en vue de révoltes très futures – et très hypothétiques.

La vie, toute la vie, est dans le présent. Attendre c’est la perdre. Attendre demain pour être libre, pour jouir d’être, pour se sentir vivre ? Nous ne faisons plus ce jeu. Le temps passé en attente est irrémédiablement perdu, et nous tenons à ne rien perdre de la vie. La bonne révolte complète la pensée ou le rêve par l’action immédiate. Le reste n’est que verbiage, ou poursuite de mirages.


Consulté le 31 décembre 2016 de fr.wikisource.org
Le Rétif (alias Victor Serge) dans L’anarchie, n° 309, 9 mars 1911.