Titre: Cartographie de l'anarchisme révolutionaire
Auteur·e: Schmidt Michael
Notes: Dans les années 1990 et 2000, les militants anticapitalistes de l’ère postsoviétique ont stupéfait les commentateurs du monde entier en adoptant des idées et des pratiques inspirées de l’anarchisme révolutionnaire, un mouvement prolétaire que beaucoup avaient laissé pour mort sur les barricades de Barcelone en 1939.
Le présent ouvrage réaffirme l’importance historique et la portée planétaire de l’anarchisme organisé, en retraçant sa diffusion au-delà des frontières de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord, vers l’Amérique latine, les Antilles, le Proche-Orient, l’Asie, l’Océanie et l’Afrique. Il raconte ainsi plus de 150 ans d’histoire d’un mouvement dont le destin a suivi cinq vagues de militantisme ouvrier. L’auteur présente et commente les documents théoriques fondamentaux produits au cours de ces cinq vagues pour tenter de répondre à la question qui s’impose à tous ceux qui aspirent à une véritable démocratie populaire : comment la minorité militante doit-elle se situer par rapport aux masses des ouvriers et des démunis ?
Traduit de l'anglais par Alexandre Sánchez.
Paru chez LUX en 2012.

    LISTE DES SIGLES

    AVANT-PROPOS

      LA COHÉRENCE DE LA GRANDE TRADITION ANARCHISTE

      LES FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DU CONTRE-POUVOIR ANARCHISTE

      LES FONDEMENTS SOCIAUX DU CONTRE-POUVOIR ANARCHISTE

      HISTOIRE DE L’ANARCHISME EN CINQ VAGUES

      DÉFINIR L’ANARCHISME, L’ANARCHO-SYNDICALISME ET LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE

    LA PREMIÈRE VAGUE (1868-1894) : L’ESSOR DU GRAND MOUVEMENT ANARCHISTE À L’ÈRE DE L’EXPANSION ÉTATIQUE CAPITALISTE

      LA RÉPONSE BAKOUNINISTE : LES « PILOTES INVISIBLES » DIRIGENT L’ORGANISATION SECRÈTE RÉVOLUTIONNAIRE

    LA DEUXIÈME VAGUE (1895-1923) : CONSOLIDATION DU SYNDICALISME ANARCHISTE ET RÉVOLUTIONNAIRE ET DES ORGANISATIONS SPÉCIFIQUES ANARCHISTES EN TEMPS DE GUERRE ET D’ASSAUTS DE LA RÉACTION

      LA RÉPONSE PLATEFORMISTE : L’UNION GÉNÉRALE ÉCHAFAUDE UNE PLATE-FORME ORGANISATIONNELLE

    LA TROISIÈME VAGUE (1923-1949) : LES RÉVOLUTIONS ANARCHISTES CONTRE L’IMPÉRIALISME, LE FASCISME ET LE BOLCHEVISME

      LA RÉPONSE DURRUTISTE ET NÉOMAKHNOVISTE : LA JUNTE RÉVOLUTIONNAIRE LANCE UN APPEL À UNE NOUVELLE RÉVOLUTION

    LA QUATRIÈME VAGUE (1950-1989) : ACTIONS D’ARRIÈRE-GARDE SUR FOND DE GUERRE FROIDE ET DE DÉCOLONISATION DES CONTINENTS AFRICAIN ET ASIATIQUE

      LA RÉPONSE FONTENISTE : UNE AVANT-GARDE VOUÉE À DISPARAÎTRE FAIT PROGRESSER LE COMMUNISME LIBERTAIRE

    LA CINQUIÈME VAGUE (DE 1990 À NOS JOURS) : RÉSURGENCE DU MOUVEMENT ANARCHISTE À L’ÈRE DE L’EFFONDREMENT DU BLOC SOVIÉTIQUE ET DE L’HÉGÉMONIE NÉOLIBÉRALE

      LA RÉPONSE ESPECIFISTA : LE « MOTEUR » ANARCHISTE QUI MÈNE LE POUVOIR POPULAIRE VERS UNE RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE

    CONCLUSION : LE RÔLE DE L’ORGANISATION ANARCHISTE SPÉCIFIQUE AU SEIN D’UN « FRONT DES CLASSES OPPRIMÉES »

    BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

LISTE DES SIGLES

AB

Angry Brigade, Grande-Bretagne (1970-1972)

ABC

Croix noire anarchiste/Anarchist Black Cross (vers 1905)

ACAT

Association continentale américaine de travailleurs / Asociación continental americana de trabajadores (1928)

ACCK

Convergence anticapitaliste du Kenya/Anti-Capitalist Convergence of Kenya (vers 2002)

AD

Amis de Durruti/Agrupación de los amigos de Durruti, Espagne (1937-1938)

AD

Action directe, France (1979-1986)

AFB

Fédération anarchiste de Grande-Bretagne/Anarchist Federation of Britain (1945-1950)

AIDS

Alliance internationale de la démocratie socialiste (1868)

AIRU

Armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine/Makhnovchtchina (vers 1920)

AIT

Association internationale des travailleurs (1864)

AKA

Alternative anarcho-communiste/Anarchokomunistická alternativa, République tchèque (2003)

AL

Alternative libertaire, France (1991)

AL

Ligue de la conscience/Awareness League, Nigeria (années 1980)

ALC

Association libertaire de Cuba/Asociación libertaria de Cuba (1944)

ALU

Alliance libertaire uruguayenne/Alianza libertaria uruguaya (1963)

AMZ

Alliance magoniste zapatiste/Alianza magonista zapatista, Mexique (2006)

ARM

Mouvement de résistance anarchiste/Anarchist resistance movement, Afrique du Sud (1992)

AWSM

Mouvement des travailleurs et étudiants anarchistes/Anarchist Workers’and Student’s Movement, Zambie (1998)

B2J

Mouvement du 2-juin/Bewegung 2. Juni, Allemagne (1972)

CAJ

Club anarchiste japonais/Nihon anakisuto kurabu (1951)

CCRA

Commission continentale des relations anarchistes (vers 1948)

CGA

Coordination des groupes anarchistes, France (2002)

CGIL

Confédération générale italienne du travail/Confederazione generale italiana del lavoro (1944)

CGT

Confédération générale du travail, France (1895)

CGT
Confédération générale des travailleurs/Confederação geral dos trabalhadores, Portugal (1919)
CGT

Confédération générale des travailleurs/Confederación general de trabajadores de México, Mexique (1921)

CGT

Confédération générale des travailleurs/Confederación general de trabajadores, Chili (1931)

CGT

Confédération générale du travail/Confederación general del trabajo, Espagne (1977)

CIA

Commission internationale anarchiste (1958)

CIB-

Confédération de base italienne

UNICOBAS

Confederazione italiana di base Unicobas (1990)

CIPO-

Conseil populaire indigène de Oaxaca

RFM

Ricardo Flores Magón/Consejo Indígena Popular de Oaxaca – Ricardo Flores Magón, Mexique (2006)

CLU

Union centrale du travail/Central Labor Union, États-Unis (1883)

CNOC

Confédération nationale ouvrière du Cuba/Confederación nacional obrera de Cuba (1925)

CNT

Confédération nationale du travail, France (1946)

CNT

Confédération nationale du travail/Confederación nacional del trabajo, Espagne (1910)

CNT

Confédération nationale du travail/Confederación nacional del trabajo, Uruguay (1972)

CNT

Confédération nationale du travail/Confederación nacional del trabajo, Chili

CNT

Convention nationale des travailleurs/Convención nacional de trabajadores, Uruguay (1966)

COB

Confédération ouvrière brésilienne (aussi appelée FORB)/Confederação Operária Brasileira (1906)

COM

Maison de l’ouvrier mondial/Casa del obrero mundial, Mexique (1912)

CORA

Confédération ouvrière régionale argentine/Confederación obrera regional argentina (1909)

CORB

Confédération ouvrière régionale bolivienne/Confederación obrera regional boliviana (1930)

CORP

Centre ouvrier régional du Paraguay/Centro obrero regional del Paraguay (1915)

CP

Cercle prolétaire/Círculo proletario, Mexique (1869)

CRIA

Commission des relations internationales anarchistes (1948)

CSAF

Fédération anarchiste tchèque et slovaque/Československá Anarchistická Federace, Tchécoslovaquie (1995)

CTC

Confédération des travailleurs cubains/Confederación de trabajadores de Cuba (1925)

CUAC

Congrès d’unification anarcho-communiste/Congreso de unificación anarco-comunista, Chili (1999)

CUT

Centrale unique des travailleurs/Central única de trabajadores, Chili (1953-1973)

DA

Direct Action, Canada (début des années 1980)

DAF

Fédération anarchiste de Durban/Durban Anarchist Federation, Afrique du Sud (début des années 1990)

DI

Défense intérieure/Defensa interior, Espagne exilée (1961)

DRE

Directoire révolutionnaire des étudiants/Directorio revolucionario estudiantil, Cuba (1960)

FA

Fédération anarchiste/Federacja Anarchistyczna, Pologne (1988)

FA

Fédération anarchiste, France (1945)

FACC

Fédération anarchiste coréenne en Chine, Corée (1924)

FACC

Fédération anarchiste communiste coréenne (1929)

FACM

Fédération anarchiste coréenne en Mandchourie (1929)

FAF

Fédération anarchiste francophone, France (1943)

FAI

Fédération anarchiste ibérique/Federación anarquista ibérica, Espagne et Portugal (1927)

FAI

Fédération anarchiste italienne/Federazione anarchica italiana (1945)

FAJ

Fédération anarchiste japonaise/Nihon anakisuto Renmei (1945)

FAKB

Fédération des anarcho-communistes de Bulgarie/Federatsia na Anarkho Komunistite ot Balgaria (1919)

FAO

Fédération anarchiste orientale, Chine, Japon, Corée, Formose (Taiwan), Vietnam, Inde (1928)

FAS

Fédération anarcho-syndicaliste, Tchécoslovaquie (1989)

FAU

Fédération anarchiste uruguayenne/Federación anarquista uruguaya (1956)

FBSL

Fédération des bâtisseurs d’une société libre, Corée

FBT

Fédération des bourses du travail, France (1892)

FCAI

Fédération communiste anarchiste italienne/Federazione comunista anarchica italiana (1944)

FCL

Fédération communiste libertaire, France (1953-1957)

FDCA

Fédération des communistes anarchistes/Federazione dei Comunisti Anarchici, Italie (1985)

FESAL

Fédération européenne du syndicalisme alternatif (années 2000)

FFS

Fédération des libertaires socialistes/Föderation freiheitlicher Sozialisten, Allemagne (1947)

FGAC

Fédération des groupes anarchistes de Cuba/Federación de grupos anarquistas de Cuba (1924)

FI

Fraternité internationale (1868)

FIJL

Fédération ibérique des jeunesses libertaires/Federación ibérica de juventudes libertarias, Espagne (1932)

FISR

Fédération internationale syndicaliste révolutionnaire, France (1943)

FOC

Fédération ouvrière colombienne/Federación obrera colombiana (1924)

FOF

Fédération des femmes ouvrières/Federación obrera femenina, Bolivie (1927-1964)

FOH

Fédération ouvrière de la Havane/Federación obrera de la Habana, Cuba (1921)

FOL

Fédération ouvrière de Lima/Federación obrera de Lima, Pérou (1918)

FOL

Fédération ouvrière locale/Federación obrera local, Bolivie (1908)

FORA

Fédération ouvrière régionale argentine/Federación obrera regional argentina (1903)

FORB

Fédération ouvrière régionale du Brésil/Federación obrera regional brasileira (1906)

FORCH

Fédération ouvrière régionale du Chili/Federación obrera regional de Chile (1912)

FORE

Fédération ouvrière régionale espagnole (ou FRE)/Federación obrera regional española (1870)

FORM

Fédération ouvrière régionale mexicaine/Federación obrera regional mexicana (1915)

FORP

Fédération ouvrière régionale du Pérou/Federación obrera regional del Perú (1913)

FORPA

Fédération ouvrière régionale du Paraguay (1906)

FORU

Fédération ouvrière régionale uruguayenne/Federación obrera regional uruguaya (1905)

FORV

Fédération ouvrière régionale vénézuelienne/Federación obrera regional venezolana (1944)

FOSATU

Fédération des syndicats sud-africains/Federation of South African Trade Unions (1979)

FRAP

Front d’action populaire/Frente de acción popular, Chili (1956-1969)

FRE

Fédération régionale espagnole (ou FORE)/Federación regional española (1870)

FRROU

Fédération régionale de la république de l’est de l’Uruguay/Federación Regional de la República Oriental del Uruguay (1872)

FTCH

Fédération des travailleurs du Chili/Federación de trabajadores de Chile (1907-1908)

GAAP

Groupes anarchistes d’action prolétaire/Gruppi anarchici di azione proletaria, Italie (1950)

GAC

Groupe anarcho-communiste, Russie (1918)

GALSIC

Groupe d’aide aux libertaires et syndicalistes indépendants de Cuba/Grupo de apoyo a los libertarios y al sindicalismo independiente en Cuba

GARI

Groupes d’action révolutionnaire internationaliste/Grupos de acción revolucionaria internacionalista, Espagne (1974)

GCO

Grand cercle des ouvriers/Gran Círculo de Obreros, Mexique (1906)

GCOM

Grand cercle des ouvriers du Mexique/Gran Círculo de Obreros de México (1872)

GPM

Groupe premier mai/Grupo primero de mayo, Espagne (1966)

GRAZ

Groupe des anarchistes russes à l’étranger/Gruppa Russkikh Anarkhistov Zagranitseii, France (début des années 1920)

HCH

Ligue générale des Coréens/Hanjok Chongryong Haphoi, Mandchourie (1929)

IAA

Internationale antiautoritaire ou « Internationale noire » (1881)

ICL

Internationale communiste libertaire, France (1954)

ICU

Syndicat industriel et commercial/Industrial and Commercial Union, Rhodésie du Sud (1919)

IFA

Internationale des fédérations anarchistes (1968)

IWW

Industrial Workers of the World (1905)

JCA

Conseil central des artisans/Junta central de artesanos, Cuba (1885)

JJLL

Jeunesses libertaires/Juventudes libertarias, Catalogne (1932)

KAA
Commandos autonomes anticapitalistes/Komando anticapitalistak autonome, Pays basque
KAS

Confédération des anarcho-syndicalistes/Konfederatsiya Revolyutsionnikh Anarkho-Sindikalistov, Russie (1989)

KRAS

Confédération des anarcho-syndicalistes révolutionnaires/Konfederatzii Revolyutsionnykh Anarkho-Sindikalistov, Russie (1989)

KSS

Club anarchiste japonais/Nihon anakisuto kurabu, Japon

MIL-GAC

Mouvement ibérique de libération – Groupes autonomes de combat/Movimiento ibérico de liberación – Grupos autónomos de combate, Espagne (1971)

MIR

Mouvement de la gauche révolutionnaire/Movimiento de izquierda revolucionaria, Chili (1965)

MLCE

Mouvement libertaire cubain en exil (ou mlc)/Movimiento libertario cubano en exilio, Cuba (1961)

MLE

Mouvement libertaire espagnol (en exil)/Movimiento libertario español, France (1945)

MLNA

Mouvement libertaire nord-africain, Maroc, Algérie et Tunisie (1947)

MTWIU

Syndicat des travailleurs du transport maritime/Marine Transport Workers Industrial Union (1913)

MUNT

Mouvement unitaire national des travailleurs/Movimiento unitario nacional de trabajadores, Chili (1950-1953)

NAS

Secrétariat national du travail/Nationaal Arbeids-Sekretariaat, Pays-Bas (1893-1940)

NAR

Fédération anarchiste japonaise/Nihon anakisuto renmei (1945)

NEFAC

Fédération des communistes libertaires du Nord-Est/North-Eastern Federation of Anarcho-Communists, Canada et États-Unis (2000)

OCL

Organisation communiste libertaire, France, Belgique (1976)

OCL

Organisation communiste libertaire/Organización comunista libertaria, Chili

OPB

Organisation pensée-bataille, France (1950)

OPR-33

Organisation populaire révolutionnaire/Organización popular revolucionaria 33 Orientales, Uruguay

ORA

Organisation révolutionnaire anarchiste, France (1970)

OVB

Ligue des syndicats indépendants/Onafhankelijk Verbond van Bedrijfsorganisaties, Pays-Bas (1948)

PALIR

Parti anarchiste pour les libertés individuelles dans la république, Sénégal (1981)

PLM

Parti libéral mexicain/Partido liberal mexicano (1906)

PNA

Parti national agrarien/Parti national agrarista, Mexique (1920)

RAF

Fraction armée rouge/Röte Armee Fraktion, Allemagne (1968-1998)

RKAS-NM

Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes – Nestor Makhno, Ukraine

RL

Résistance libertaire/Resistencia libertaria, Argentine (1976-1978)

RRU

Mouvement de la solidarité ouvrière/Rôdôsha rentai undô, Japon (1983)

SAC

Organisation centrale des travailleurs de Suède/Sveriges arbetares centralorganisation (1910)

SIL

Solidarité internationale libertaire (2001)

SKT

Confédération sibérienne du travail/Siberskaya Konfederatsia Truda

SLP

Parti ouvrier socialiste/Socialist Labor Party, États-Unis (1876)

SMOT

Union interprofessionnelle des travailleurs, URSS

(1979)

SWF

Fédération syndicaliste des travailleurs/Syndicalist Workers’Federation, Grande-Bretagne (1950)

UCL

Union communiste libertaire, Québec (2008)

UON

Union ouvrière nationale/União Operária Nacional, Portugal (1914)

UORN

Union des ouvriers russes du nord (1878)

UPAS

Union pour la propagande anarcho-syndicaliste, Russie (1917)

USI

Union syndicale italienne/Unione sindacale italiana (1912)

VB

Union libre/Vrije Bond, Pays-Bas (1988)

WSM

Mouvement de solidarité des travailleurs/Workers’Solidarity Movement, Irlande (1984)

ZACF

Front anarcho-communiste Zabalaza/Zabalaza Anarchist Communist Front, Afrique du Sud (2002)

ZK

Alliance de Cronstadt/Zavietti Kronstadta, URSS (1941-1945)

AVANT-PROPOS

L’ANARCHISME en tant que perspective révolutionnaire est apparu dans l’imaginaire des classes populaires autour de 1868, avec l’essor de la stratégie anarchiste du syndicalisme révolutionnaire dans les syndicats affiliés à la Première Internationale [1]. Depuis, il offre la plus complète et virulente des critiques du capitalisme, de la propriété foncière, de l’État et des inégalités sociales, que celles-ci soient engendrées par le sexisme, le racisme, le colonialisme ou tout autre rapport de pouvoir. Pour abolir ces inégalités, la stratégie anarchiste propose un ensemble d’outils permettant aux opprimés du monde entier de défier la domination des élites, minuscules mais lourdement armées, qui les exploitent. À ce titre, l’anarchisme et le syndicalisme ont constitué non seulement le plus implacable obstacle à l’ascension des industriels et de l’aristocratie foncière (antagonistes de la classe dirigeante dans le processus capitaliste étatiste de modernisation de la plupart des pays), mais ont aussi profondément façonné la lutte des classes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Les acquis fondamentaux qui en ont résulté sont aujourd’hui considérés comme des éléments essentiels de toute société civilisée.

La grande tradition anarchiste continue de bâtir des projets concrets visant à dissoudre le pouvoir centralisé, hiérarchique et coercitif exercé par le capital ou l’État, et à le remplacer par un contre-pouvoir décentralisé, fondé sur la libre association et fédéré horizontalement. Ce concept de « contre-pouvoir » fait écho au concept étudié par la féministe Nancy Fraser [2], celui des « contrepublics subalternes », ces sphères sociopolitiques situées hors du courant dominant qui servent de « bases et de terrains d’essai pour des activités d’agitation dirigées vers des publics plus larges [3] ». Ainsi le contre-pouvoir anarchiste est-il aussi un refuge pour la pratique révolutionnaire, une école d’insurrection contre les élites, une tête de pont au milieu du courant dominant d’où peuvent être lancées des attaques, et le noyau d’une société future radicalement égalitaire ou, comme l’aurait dit le militant espagnol Buenaventura Durruti, d’un « monde nouveau dans nos cœurs [4] ». En d’autres mots, ceux qu’utilise Steven Hirsch dans sa thèse sur le grand mouvement anarchiste au Pérou [5], ces contre-pouvoirs « ont transmis une culture antihégémonique aux organisations ouvrières. Par l’entremise de journaux, d’associations culturelles, de clubs sportifs et de sociétés de résistance, ils ont inculqué aux travailleurs des convictions anticapitalistes, anticléricales et antipatriarcales. Ils ont aussi insufflé à l’ensemble du mouvement ouvrier un esprit d’autoémancipation et d’autonomie par rapport aux classes non laborieuses (c’est-à-dire aux parasites non productifs) et aux partis politiques ». La contre-culture anarchiste a ainsi fourni aux opprimés une réalité sociopolitique différente, horizontale.

Hors des murs de l’usine, la grande tradition anarchiste a été parmi les premières à s’attaquer au racisme et à la discrimination ethnique, en établissant une éthique antiraciste dès les premières luttes ouvrières multiethniques menées par les Industrial Workers of the World (IWW) [6] en Argentine, dans le sud des États-Unis, à Hong Kong, en Nouvelle-Zélande, à Cuba, en Afrique du Sud, au Chili, en Sibérie, au Mexique et sur les quatre océans, mais aussi par les mouvements antifascistes argentin, polonais, uruguayen, hongrois, espagnol, italien et bulgare. Plus tard, elle est devenue une source d’inspiration pour la nouvelle gauche et les luttes autochtones, comme celles qui agitent aujourd’hui l’État de Oaxaca au Mexique. Cette œuvre colossale, que des mains anonymes ont peinte avec leur sang, leur sueur et leurs larmes sur la toile du monde au cours des 150 dernières années, est le fruit des efforts de générations entières de gens « ordinaires » qui avaient la justice sociale pour mot d’ordre. Pendant toutes ces décennies, le monde a changé de façon spectaculaire, transformé en partie par les anarcho-syndicalistes et les syndicalistes révolutionnaires, dont la contribution, inscrite en profondeur dans le tissu social contemporain, est le plus souvent reléguée dans l’ombre, niée ou minimisée.

LA COHÉRENCE DE LA GRANDE TRADITION ANARCHISTE

Contrairement à ce que prétendent certains, comme Peter Marshall [7], l’anarchisme n’est pas issu d’un esprit rebelle primordial qui aurait vu le jour dans la Chine ancienne avec Lao-Tseu ou dans la Grèce antique avec Zénon. Il n’est pas non plus le fruit de la disparition des classes d’artisans suscitée par la modernisation des modes de production, comme de nombreux marxistes le croient. L’anarchisme s’est plutôt développé dans le creuset des syndicats organisés, fédérés sous la bannière de la Première Internationale. C’est un courant moderne, militant, internationaliste et socialiste révolutionnaire qui prône la perspective de classes du socialisme par en bas, contrairement à la vision marxiste classique, qui prône l’imposition du socialisme par en haut.

Bien entendu, nous reconnaissons qu’au fil de l’histoire le marxisme s’est parfois ouvert à des courants minoritaires libertaires, tels le conseillisme et la gauche communiste des années 1920. Cependant, la plupart des mouvements marxistes ont aspiré à une dictature révolutionnaire du parti, fondée sur la nationalisation et la planification centralisée, et tous les régimes marxistes, sans exception, ont été des dictatures. Quant aux partis marxistes qui n’ont pas accédé au pouvoir pour diriger de violents régimes dictatoriaux, certains ont renoncé à leurs convictions pour s’en remettre à la social-démocratie. D’autres ont préservé leur posture révolutionnaire en faisant l’apologie de dictateurs qui sévissaient ailleurs. Même les marxistes classiques qui déplorent les atrocités du stalinisme ou du régime de Mao défendent Lénine et Trotsky, qui ont pourtant imposé un régime ayant toutes les particularités des dictatures marxistes qui l’ont suivi : camps de travail, parti unique, police politique secrète, vagues de terreur dans les campagnes, répression des grèves, des syndicats indépendants et des autres mouvements de gauche, etc. Le marxisme sera jugé par l’histoire, et la plus grande partie de l’histoire du marxisme s’inscrit dans la lignée autoritaire issue de Marx et Engels, qui passe par Lénine, Trotsky, Staline, Mao, Pol Pot et consorts. Lorsque je parle de marxisme classique ou historique, c’est à cet héritage que je me réfère : non pas au marxisme tel qu’il aurait pu être, mais au marxisme tel qu’il a été. Aussi, je ne parlerai pas ici de stalinisme, mais simplement de marxisme ou, pour la période d’après 1917, de bolchevisme.

Parmi ceux qui, au fil des décennies, ont adhéré au grand mouvement anarchiste, nombreux étaient marins ou débardeurs, ouvriers d’abattoirs, de la métallurgie, de la construction, travailleurs agricoles, métayers et cheminots, quelques-uns étaient cordonniers, instituteurs, imprimeurs, et un petit nombre d’entre eux, médecins, scientifiques ou journalistes. Loin d’être un dogme de rustres, l’anarchisme a lancé, sur les lieux de travail, un débat complexe visant à mieux comprendre où se situe la minorité militante par rapport aux groupes plus grands, tels les syndicats et l’ensemble des classes populaires, et à trouver le moyen de passer d’une grève générale insurrectionnelle (ou lock-out de la classe capitaliste) à une transformation révolutionnaire de la société grâce à des structures de contrôle ouvrier organisées et intrinsèquement démocratiques, qu’il s’agisse de syndicats, de réseaux de base, de milices populaires, de comités de quartier, de coopératives de consommation ou d’assemblées populaires délibératives.

On peut s’interroger sur la pertinence de la grande tradition anarchiste dans le monde contemporain, à l’ère des nanotechnologies et du tourisme spatial, bien loin des origines du mouvement éclairées par la lueur vacillante des becs de gaz. Vrai, le monde a changé. Par exemple, en 1860, Washington était une ville de province quasi rurale où il ne faisait pas bon vivre. Aujourd’hui, c’est la capitale impériale incontestée, le cœur de l’hyperpuissance américaine. À l’époque, le télégraphe reliait déjà les peuples et les fils barbelés déchiraient déjà leurs terres, mais les lignes téléphoniques transatlantiques et les chaînes de production fordistes n’avaient pas encore vu le jour. De nombreux États n’existaient pas encore, notamment l’Allemagne, l’Italie, la Tchécoslovaquie, la Pologne, les pays des Balkans, les États baltes, le Vietnam, ceux d’une grande partie du Proche-Orient et l’Afrique du Sud, et ceux qui existaient déjà, tels l’Argentine, l’Égypte, l’Algérie ou le Canada, n’étaient encore que d’étroites bandes littorales à l’orée des territoires gigantesques qu’ils revendiqueraient par la suite. Les femmes, même dans les pays aussi avancés que la France, devraient attendre encore 85 ans pour obtenir ne serait-ce que le droit bourgeois de voter aux élections. Le servage, voire l’esclavage, était courant, et des rois utilisaient encore l’argument du droit divin pour imposer leur règne sur la majorité des peuples du monde, des empires japonais et chinois à l’Empire ottoman, en passant par celui de Russie.

Or, des échos de ce monde d’il y a 150 ans résonnent encore aujourd’hui. C’était un monde secoué par les turbulences d’une vague de mondialisation (qui s’est muée en ruée coloniale et a favorisé l’ascension du système financier moderne et l’intégration des économies industrielles). Face au déclin des normes sociétales établies qui coïncidait avec la modernisation des moyens de production, et avec, en toile de fond, des interventions militaires unilatérales au Proche-Orient et en Asie centrale (et, dans les pays en développement, l’apparition de grandes entreprises dont le pouvoir dépassait celui des gouvernements), les opprimés n’avaient que les outils du terrorisme, du populisme, du millénarisme religieux et de l’action politique révolutionnaire pour exprimer leur souffrance et riposter. Un tableau étonnamment familier pour quiconque habite le monde d’aujourd’hui.

De nos jours, le mouvement anarchiste pris dans son sens large est pertinent avant tout parce qu’il est resté tel qu’il a toujours été : une pratique prolétarienne dont les formes les plus avancées, qui ont émergé un peu partout dans le monde, ont osé prendre de front la question du pouvoir, aussi bien sur le plan interpersonnel qu’au sens plus large et stratégique des rapports de forces dans la société. La conception que les anarchistes ont du pouvoir est bien sûr aux antipodes de celle des marxistes, qui aspirent à s’en emparer pour l’adapter sans rompre avec sa nature coercitive, verticale, centralisée et bourgeoise. Au contraire, les anarchistes défendent un contre-pouvoir libre, horizontal, fédéraliste et prolétaire qui répartit le pouvoir décisionnel et les responsabilités entre des communautés libres ; c’est d’ailleurs ce qu’ils ont mis en pratique dans le cadre de leurs nombreuses révoltes et des quatre révolutions dans lesquelles ils ont eu une influence déterminante. Plus particulièrement, les penseurs anarchistes ont cherché à construire une pratique communiste libertaire véritable et vivante, et, en chemin, ils ont affronté une question incontournable pour tous les révolutionnaires : celle de savoir comment la minorité militante peut diffuser des idées communistes de société libre tout en permettant aux masses de se les approprier et de les porter plus loin dans le domaine de l’autogestion libertaire. L’objectif principal du présent essai est justement de montrer comment, aux moments décisifs de son histoire, le mouvement anarchiste s’est penché sur cette question.

La particularité des premiers anarchistes est qu’en plus de leurs activités militantes visant à bâtir un contre-pouvoir, ils ont mis sur pied des structures d’enseignement partout où ils s’enracinaient. Ils ont ouvert des écoles rationalistes et modernes [8], et même des universités populaires, en Égypte, à Cuba, au Pérou, en Argentine et en Chine, en vue de soutenir leurs efforts visant à créer les conditions sociales nécessaires à l’émergence d’un contre-pouvoir, d’une contre-culture prolétaire qui couperait les liens mentaux liant les classes opprimées à leurs exploiteurs bourgeois. Tout en essayant de provoquer cette rupture culturelle et psychologique entre classes exploitées et élites parasitiques, ils ont réuni des éléments de la société que ces mêmes élites avaient séparés : dans leurs écoles, les pédagogues anarchistes ont donc non seulement réuni des esclaves noirs affranchis et des Blancs, mais aussi des femmes et des hommes, des filles et des garçons, parce que les opprimés, quels que soient leur sexe ou leur origine, ont plus en commun les uns avec les autres qu’avec leurs exploiteurs.

Le mouvement anarchiste s’est répandu de manière spectaculaire à travers le monde, en créant des syndicats révolutionnaires et anarchistes (c’est-à-dire des syndicats ouvertement révolutionnaires qui reposent sur la démocratie directe et les réseaux de base) d’abord à Cuba, au Mexique, aux États-Unis, en Uruguay, en Espagne et, à moindre échelle, dans la Russie des années 1870. Cette pratique révolutionnaire s’est ensuite disséminée au cours des années 1880 en Égypte, en Uruguay et à Cuba. Si ce courant a connu un tel succès, c’est parce qu’à cette époque, et ce, jusqu’à Lénine, le marxisme classique n’avait tendu la main ni aux paysans ni aux pays colonisés. Dès 1873, en revanche, Mikhaïl Bakounine [9] écrivait : « L’Orient, ces huit cents millions d’hommes endormis et asservis qui constituent les deux tiers de l’humanité, sera bien forcé de se réveiller et de se mettre en mouvement [10] », et le mouvement anarchiste au sens large défiait déjà l’impérialisme, le colonialisme, les luttes de libération nationale et les régimes compradors postcoloniaux. Avant la Seconde Guerre mondiale, le mouvement anarchiste était donc nettement plus actif que ses contemporains marxistes, surtout dans le monde colonial et postcolonial [11]. Dès le début, la stratégie anarchiste consistait à encourager toutes les classes opprimées à résister immédiatement, sans pour autant donner à croire que la révolution était imminente. Les révolutions ne sont pas des événements, mais des processus qui requièrent une convergence massive de circonstances historiques, sans parler du travail de conscientisation des classes opprimées. Mais c’est parce qu’il a très tôt fait face aux défis posés par les questions relatives au genre et à l’ethnie et par le colonialisme et l’impérialisme que le mouvement anarchiste a pu pénétrer de façon aussi spectaculaire dans des régions du monde auxquelles le marxisme n’a accédé que beaucoup plus tard, dans les années 1920.

LES FONDEMENTS ÉCONOMIQUES DU CONTRE-POUVOIR ANARCHISTE

Nous aborderons ici brièvement les fondements industriels et sociaux du mouvement anarchiste, afin de mieux comprendre comment se sont répandues ses idées et pourquoi elles ont tant attiré les classes populaires. Hormis l’adhésion en masse de l’ensemble des ouvriers espagnols à l’anarchisme, impulsée par Giuseppe Fanelli en 1868 [12], le meilleur exemple de vecteur industriel de l’anarchisme et du syndicalisme anarchiste et révolutionnaire est sans contredit le plus cosmopolite de tous les syndicats, le Syndicat des travailleurs du transport maritime (MTWIU) affilié aux IWW. Dans son essai sur le MTWIU à l’aube du XXe siècle [13], Hartmut Rübner explique que « les données statistiques entourant les luttes ouvrières de la période 1910-1945 révèlent que dans l’ensemble, la part des travailleurs du transport était largement supérieure à celle des autres secteurs. Dans un grand nombre de ces conflits de travail, les marins manifestaient une forte préférence pour les actions généralement considérées comme caractéristiques d’une approche syndicaliste du conflit ».

Rübner a voulu retracer les causes de ce phénomène et comprendre comment un groupe relativement restreint de militants syndicalistes révolutionnaires a pu avoir une telle influence. Il en est arrivé à la conclusion que le cosmopolitisme inhérent au travail maritime et

[...] le fait que des personnes venues de différentes parties du monde, éloignées les unes des autres [des actions étaient menées par les IWW au Chili, en Chine, à Cuba, en Équateur, aux îles Fidji, en Allemagne, au Japon, au Pérou, en Sibérie et en Sierra Leone [14]] ont vécu les mêmes expériences a sans doute contribué à créer un « sentiment d’internationalisme » qui a permis de surmonter les différences entre les militants syndicalistes et la base […]. La communauté des marins disposait d’un dense réseau de communication assurant la circulation de toutes les informations nécessaires pour tirer profit des possibilités de travail et de loisirs, en plus des hangars, agences d’emploi, bureaux syndicaux de placement, locaux syndicaux et clubs internationaux de marins qu’offraient les zones portuaires. Lorsque des conflits éclataient, ces lieux de réunion devenaient souvent les points de départ des actions de grève.

La communauté des docks n’était pas systématiquement progressiste ou révolutionnaire, mais Rübner explique que la plupart des organisateurs syndicaux socialistes traditionnels n’osaient pas intervenir sur ce terrain, laissant ainsi la voie libre au syndicalisme prolétaire révolutionnaire. De plus, dans un milieu comme celui des marins et des débardeurs, où toute discrimination raciale est particulièrement absurde, la position radicalement antiraciste des syndicats révolutionnaires contrastait fortement avec celle des syndicats traditionnels. Rübner fait valoir que « la force grandissante du syndicalisme révolutionnaire dans les transports doit être mise en corrélation avec le déclin de l’attrait des politiques syndicales traditionnelles exclusives », qui réduisaient le pouvoir des travailleurs en les divisant en groupes ethniques. Par ailleurs,

[...] les syndicats progressistes préconisaient un internationalisme programmatique et alignaient leurs perspectives sur la mise en place d’un pôle multinational contre le réseau capitaliste. […] Des organisations comme les IWW étaient ouvertes aux ouvriers non blancs ou moins qualifiés, ce qui leur permettait d’atteindre les marins et débardeurs noirs et latino-américains jadis ignorés par les politiques syndicales corporatistes exclusives et xénophobes. Avant 1914, le syndicalisme maritime révolutionnaire avait fait des percées remarquables en France, aux Pays-Bas, en Italie et aux États-Unis. De plus, les marins des IWW et les immigrants qui retournaient dans leur pays d’origine ont contribué à diffuser l’idée du syndicalisme industriel en Océanie, en Asie, en Amérique latine et en Europe. Après la guerre, la section 510 des IWW, le MTWIU, est devenu le moteur du syndicalisme maritime international. […] De 1919 à 1921, le syndicalisme maritime a surmonté son statut minoritaire pour devenir incontournable.

Le syndicalisme maritime révolutionnaire a fait obstacle à la concentration économique de l’industrie en plus de relever le défi de la mécanisation du transport. Rübner fait erreur lorsqu’au lieu de parler de la structure décentralisée du MTWIU il évoque un « syndicalisme industriel centralisé », mais il reconnaît la supériorité de cette structure par rapport au désuet syndicalisme de métier de la majorité des organisations ouvrières concurrentes et souligne « l’élémentaire démocratie de conseils [fondée sur les] “comités de navire”. Les délégués syndicaux, précise-t-il, étaient censés travailler en collaboration avec les travailleurs du port dans le cadre d’un “conseil portuaire”. Ce modèle de “communisme industriel” fondé sur des conseils régionaux reliés à un “siège international” a été implanté afin de dépasser les “frontières nationales” ».

Dans sa trop brève analyse des raisons pour lesquelles le syndicalisme maritime révolutionnaire a perdu l’ampleur qu’il avait dans les années 1920, Rübner affirme d’une part que les syndicalistes révolutionnaires ont été exclus des accords négociés dans de nombreux pays, et d’autre part que malgré la flexibilité des travailleurs par rapport à la modernisation, les réductions d’équipage et les licenciements économiques de catégories entières d’ouvriers maritimes (tels les chauffeurs ou les soutiers) ont inexorablement réduit les effectifs. Pour finir, l’atténuation généralisée du radicalisme sur la terre ferme a gravement plombé la cause anarcho-syndicaliste et révolutionnaire en haute mer. Rübner conclut en expliquant que « bien que le syndicalisme ait mobilisé ses forces pour surmonter les divisions entre les corps de métiers et […] pour contrer la ségrégation ethnique, [il a échoué] à bâtir une structure solide pour le militantisme ouvrier radical ».

Pourtant, Rübner admet que le mouvement marxiste, qui s’est insinué dans le vide laissé par le syndicalisme révolutionnaire, n’a pu s’imposer qu’en « adoptant les stratégies syndicalistes dont l’efficacité avait été prouvée », telles que les comités de navires. Aujourd’hui, depuis l’abolition des conventions corporatistes qui maintenaient le statu quo dans les dictatures marxistes comme dans celles de droite, et alors que l’austérité néolibérale érode profondément les acquis sociaux, de nombreux travailleurs se voient exclus des instances industrielles, comme leurs prédécesseurs. On redécouvre alors la puissance du syndicalisme révolutionnaire, parfois sous l’égide d’anciennes organisations anarcho-syndicalistes, comme moyen de ramener le pouvoir dans l’usine. Dans le contexte de la mondialisation, alors que des Bangladeshis travaillent dans des conditions d’esclavage au Soudan, la voie multiethnique du syndicalisme anarchiste et révolutionnaire retrouve son attrait.

LES FONDEMENTS SOCIAUX DU CONTRE-POUVOIR ANARCHISTE

Bien entendu, en plus des conditions de travail, les conditions sociales dans lesquelles vivent les travailleurs influencent aussi fortement leur façon de voir le monde et les méthodes qu’ils adoptent pour défendre leurs intérêts. Pour cette raison, nous aborderons ici le travail de Bert Altena, qui étudie l’influence de la culture et de l’appartenance de classe sur la montée de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire dans diverses communautés (comme Rübner soulignait le rôle politique de la culture des marins telle qu’elle s’exprimait dans les symboles anarchistes, marxistes et syndicalistes qu’ils se tatouaient sur la peau).

Dans un de ses textes, Altena affirme la chose suivante :

[L]e syndicalisme révolutionnaire est un mouvement ouvrier doté d’une vraie tradition. Il a souvent été menacé de marginalisation par le courant politique dominant qui s’est toujours considéré comme plus important que le mouvement syndical : la social-démocratie. […] De plus, il n’avait pas pour référence le monde bourgeois de la politique parlementaire, mais celui des ouvriers. […] En prenant conscience, dans les 20 dernières années du XIXe siècle, que les stratégies de l’insurrection et du terrorisme ne servaient pas leur cause, les anarchistes ont introduit leurs propres considérations théoriques (grève générale, action directe, auto-organisation, démocratie directe) dans le mouvement ouvrier, ce qui du même coup a ouvert aux travailleurs de nouvelles perspectives culturelles. En transmettant leurs expériences au mouvement ouvrier, les anarchistes l’ont aidé à formuler une critique des conceptions sociales-démocrates. En réalité, cependant, les syndicalistes anarchistes ont simplement appris aux travailleurs à mieux formuler ce que ceux-ci avaient déjà compris par eux-mêmes depuis longtemps [15].

Dans un autre texte, Altena prend l’exemple de deux villes néerlandaises de tailles comparables (autour de 20 000 habitants chacune en 1899) et situées à 6 kilomètres l’une de l’autre : la ville portuaire industrielle de Flushing et la ville commerçante de Middelburg, siège du gouvernement local. À l’époque, l’anarcho-syndicalisme néerlandais obtenait ses premiers succès grâce à la montée du Secrétariat national du travail (NAS). L’activité économique de Flushing était concentrée dans un vaste chantier naval, et les docks et le ferry pour l’Angleterre offraient d’autres emplois. À Middleburg, en revanche, on trouvait plusieurs petits chantiers de construction, une usine de métallurgie et une société d’exploitation forestière. Altena écrit :

La structure sociale de Flushing, produit de l’activité économique de la ville, était composée d’une vaste base ouvrière, d’une classe moyenne relativement petite (commerçants, professeurs et employés de bureau) et d’une élite minuscule. En revanche, celle de Middelburg était beaucoup plus équilibrée et mieux différenciée. La ville avait une vaste classe de commerçants, et la classe moyenne éduquée y était beaucoup plus forte parce que la ville était un centre provincial administratif et judiciaire où se trouvaient de nombreux établissements d’enseignement. L’élite de Middelburg (nobles, magistrats et quelques entrepreneurs) était donc beaucoup plus importante et mieux représentée que celle de Flushing.

Les commerçants de Flushing étaient eux-mêmes assez pauvres ; le lien entre les travailleurs et l’élite était donc ténu. De plus, la municipalité était trop pauvre pour venir en aide aux travailleurs en temps de crise, et ceux-ci étaient donc laissés à eux-mêmes. En comparaison, la classe moyenne de Middelburg produisait de nombreux enseignants, artisans et avocats d’allégeance sociale-démocrate, ce qui non seulement favorisait le lien social entre les travailleurs et l’élite, mais permettait aussi aux mieux nantis d’aider les classes laborieuses dans les moments difficiles, grâce à la richesse relative de la ville. Altena fait cette observation :

À Flushing, le socialisme est apparu beaucoup plus tôt (en 1879) qu’à Middelburg. Le mouvement, qui émanait entièrement de la classe ouvrière, a adopté une orientation libertaire. Pendant les 40 années qui ont suivi, le mouvement ouvrier de Flushing a été dominé par le syndicalisme révolutionnaire. Le parti social-démocrate a eu beaucoup de mal à établir une section dans cette petite ville ouvrière. Il a fallu attendre jusqu’à 1906 pour qu’un local du parti y soit inauguré. En revanche, les syndicalistes révolutionnaires y développaient une bouillonnante activité culturelle : des chorales, une union de libres penseurs dotée de sa propre bibliothèque, des sociétés musicales et une excellente compagnie de théâtre au répertoire ambitieux. […] Les activités culturelles contribuaient au maintien des principes syndicalistes à l’extérieur des lieux de travail et la ville ne s’y opposait pas. Par ailleurs, la ville ne comptait pratiquement aucune institution culturelle bourgeoise ; ni salle de concert, ni théâtre, ni bibliothèque.

Par contraste, à Middleburg, « après 1895, même la section ouvrière du parti social-démocrate était dominée par des socialistes d’origine bourgeoise. […] Non seulement il était difficile pour les travailleurs de Middelburg de développer leur propre culture, mais leur indépendance était aussi réprimée sur les lieux de travail ». Étant donné que les femmes de la ville étaient souvent employées comme domestiques dans les maisons des riches, on y cultivait une attitude de servilité, tandis qu’à Flushing, où nombre d’entre elles étaient des anarchistes syndicalistes actives et affichées, les talents des travailleurs, attestés par la supervision de leur travail, étaient valorisés et faisaient l’objet d’une grande fierté. Altena conclut que le contre-pouvoir culturel des classes laborieuses est aussi fondamental pour l’attrait de l’anarchisme, de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire (qui sont, pour lui comme pour nous, équivalents) que son contre-pouvoir industriel : « Lorsque les travailleurs entreprennent de bâtir leur propre monde, le choix du syndicalisme est logique, mais pas nécessaire. Cela explique peut-être pourquoi les mouvements syndicalistes ont tendance à surgir dans les petites villes dont l’économie dépend d’une seule industrie ou d’une seule entreprise. »

Cette hypothèse convient tout particulièrement au cas des villes minières du Midwest américain, par exemple, où les IWW ont acquis une force considérable. Néanmoins, le cas des économies plus diversifiées, comme ces villes portuaires où l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire se sont solidement établis, semble offrir un contre-exemple, mais on peut aussi considérer que les travailleurs maritimes formaient leur propre « sous-culture », différente de celle des cheminots ou des ouvriers d’abattoirs. Tandis que le syndicalisme œuvrait pour construire un autre monde pour les travailleurs, ajoute Altena, les syndicats sociaux-démocrates et chrétiens dominants « intégraient les travailleurs aux structures et processus politiques du pays », notamment le parlementarisme. Nous pourrions ajouter que les syndicats marxistes (mis à part ceux qui étaient contraints de former des contre-pouvoirs illégaux à la manière des syndicalistes révolutionnaires) avaient eux aussi pour fonction d’intégrer les travailleurs aux besoins du capital et de l’État au lieu d’affronter ces entités. Altena poursuit :

[L]es syndicalistes affrontaient aussi leurs concurrents dans le cadre d’activités culturelles : dans les sports (que de nombreux syndicalistes méprisaient, sous prétexte qu’ils détournaient les travailleurs de leur lutte essentielle) ou dans les formes « capitalistes » de divertissement comme le cinéma et la danse. À la radio, la musique et le théâtre des syndicalistes se mesuraient à la « véritable » culture professionnelle et passaient pour pauvres. Cela était probablement dû au fait que la culture syndicaliste était étroitement liée à l’ensemble du mouvement. Dès que le projet syndicaliste est devenu moins réalisable, sa culture est devenue creuse parce que son message s’est mis à sonner creux. […] Tant qu’ils refusaient d’abandonner leurs principes ou de se disperser, les syndicalistes devaient accepter d’être marginalisés. Cependant, les mouvements marginaux n’en sont pas moins utiles pour autant.

HISTOIRE DE L’ANARCHISME EN CINQ VAGUES

Le vaste panorama de l’histoire du mouvement anarchiste au sens large montre les hauts et les bas de son destin comme ceux des classes laborieuses autonomes et militantes. Ces oscillations consistent en un tissu complexe, qui mêle la trame de la culture et de l’activité des classes laborieuses, l’étoffe du capital en crise et les flux et reflux des mouvements des personnes, du capital et des idées à travers le monde.

Cependant, l’historiographie de l’anarchisme a été déformée par ce qu’on peut appeler le mythe des « cinq épisodes marquants », cette histoire grossièrement simplifiée par laquelle de nombreux anarchistes interprètent les moments forts de l’histoire de leur mouvement : l’exécution des martyrs de Haymarket en 1887[16], la Charte d’Amiens de la Confédération générale du travail française (CGT) en 1906[17], la révolte de Cronstadt de 1921[18], la révolution espagnole de 1936-1939 et les soulèvements de mai 1968 en France. Cette version anémique de l’histoire de l’anarchisme pâtit d’une notion confuse de ce qu’est l’anarchisme. En effet, le contenu anarchiste de Cronstadt et des révoltes parisiennes, par exemple, y est gonflé, alors que l’influence anarchiste y était réellement marginale. De plus, la version des socialistes d’État y est parfois corroborée, comme dans la caricature de la Révolution ukrainienne, perçue comme un événement secondaire orchestré par des paysans aventuriers dans l’ombre de la Révolution russe. Cette histoire simplifiée ignore aussi totalement les autres révolutions à forte influence anarchiste, comme celles du Morelos et de Basse-Californie au Mexique (1910-1920), où la pratique révolutionnaire a joué un rôle essentiel, celle de la préfecture Shinmin (Xinmin) en Mandchourie (1929-1931), où l’expérience sociale constructive anarchiste a joué un rôle fondamental, celle des montagnes de l’Escambray et la lutte des syndicats clandestins de Cuba (1952-1959), profondément inspirée par l’anarchisme, sans oublier les nombreuses communes anarchistes, notamment en Espagne (1873-1874) et en Macédoine (1903).

La plus flagrante des faiblesses de cette histoire de l’anarchisme est qu’elle se limite manifestement aux régions bordées par l’Atlantique Nord et qu’elle ne fait mention ni des importants mouvements anarchistes d’Europe de l’Est, ni des mouvements de masse anarchistes, anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires ayant pourtant prédominé dans les classes laborieuses cubaine, mexicaine, brésilienne, portugaise, argentine et uruguayenne – sans compter les puissants courants orientaux au Japon, en Chine [19], en Corée et au Vietnam, ni le rôle crucial qu’ont joué les militants anarchistes dans la fondation des premiers syndicats et dans l’émergence du discours socialiste révolutionnaire au Maghreb et dans le sud du continent africain, dans les Caraïbes et en Amérique centrale, en Océanie, en Asie du Sud-Est, en Asie du Sud et au Moyen-Orient [20]. D’une certaine façon, l’histoire des « cinq épisodes marquants » est en grande partie un martyrologe, une pièce de musée, voire une tragédie religieuse à réciter comme un chapelet anarchiste. Celle-ci réduit la grande tradition anarchiste à l’état d’une tradition minoritaire, honorable certes mais ratée, de résistance romantique condamnée. Voilà pourquoi nous souhaitons remplacer cette convention par un récit beaucoup plus vaste et équilibré des triomphes et tragédies de l’histoire du mouvement. Ce récit devrait mettre en valeur son universelle adaptabilité, sa portée mondiale, son incontestable prépondérance dans le mouvement ouvrier de nombreux pays, les multiples révoltes contre le capital et l’État qu’il a déclenchées, les batailles qu’il a remportées dans sa lutte pour les droits des travailleurs, pour l’égalité entre les genres et contre le racisme et l’impérialisme, le succès de ses tentatives de construction d’une nouvelle société sur les décombres de l’ancienne, sa complexité, les défis qu’il a relevés, les débats qu’il a menés autour des questions tactiques et stratégiques, et la généalogie de ses variantes idéologiques et de son organisation. Une histoire, enfin, qui démontrerait toute l’actualité du mouvement.

Ainsi, au lieu de cette convention appauvrie qui exclut les syndicats anarchistes et révolutionnaires fondés dans les années 1870 et 1880 à Cuba, au Mexique, en Espagne, aux États-Unis et en Uruguay, nous préférons parler des « cinq vagues » de militantisme anarchiste, anarcho-syndicaliste et syndicaliste révolutionnaire qui ont déferlé et reflué au rythme des expansions et des contractions générales des conditions objectives des classes populaires organisées. Dans le premier tome de notre ouvrage intitulé Counter-power[21], Lucien van der Walt et moi-même avons exploré les liens entre la première vague de 1868-1894, généralement assez mal comprise, et la deuxième, beaucoup mieux connue, de 1895-1923, qui couvre les révolutions mexicaine, russe et ukrainienne. Nous approfondirons cette exploration dans le présent essai. Nous étudierons la tout aussi célèbre troisième vague de 1924-1949, qui comprend les révolutions de Mandchourie et d’Espagne et qui, avec la deuxième vague, forme l’«époque glorieuse » de l’anarchisme. Nous nous pencherons ensuite sur la quatrième vague, celle de 1950-1989, qui a culminé avec la révolution cubaine de 1952-1959 et l’avènement de la nouvelle gauche en 1968, et, enfin, sur la cinquième vague, déclenchée en 1989 par la chute du mur de Berlin et par les nouveaux mouvements émergeant dans les classes populaires mondialisées et leur opposition « horizontaliste » au « communisme » marxiste soviétique suranné (qui n’était rien d’autre qu’un capitalisme d’État autoritaire), aux dictatures de droite et au néolibéralisme [22]. Cette théorie des cinq vagues n’est toutefois qu’un ensemble de repères historiques indiquant les hauts et les bas de l’histoire du mouvement, et non une loi gravée dans le marbre qui aurait la prétention d’expliquer les cycles du progrès et de la réaction.

Notre façon d’aborder l’histoire du grand mouvement anarchiste vise avant tout à sortir des limites de la théorie des « cinq épisodes marquants », qui présuppose que celui-ci a dominé le mouvement ouvrier avec la CGT française des années 1900 et s’est éteint sur les barricades de Barcelone en 1939, avant de pousser un dernier râle tardif en 1968. Deuxièmement, notre approche repousse considérablement les limites géographiques du mouvement, loin des territoires connus de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord, jusqu’aux recoins les plus isolés de la planète. Nous espérons ainsi abolir le mythe de l’«exception espagnole », cette idée fausse selon laquelle l’anarchisme n’a réussi à créer aucun autre véritable mouvement de masse au sein des classes populaires que celui qu’il a suscité en Espagne. Nous insistons aussi sur l’universalité du message anarchiste, qui, bien qu’il ait été adapté aux circonstances locales et que, comme toutes les autres tendances, il présente son lot d’aberrations et de trahisons, est resté cohérent et intact à travers le temps et l’espace, et pertinent pour les peuples opprimés du monde entier.

DÉFINIR L’ANARCHISME, L’ANARCHO-SYNDICALISME ET LE SYNDICALISME RÉVOLUTIONNAIRE

Loin de prétendre être une histoire exhaustive du mouvement, cet essai se veut une esquisse des contours de la théorie des « cinq vagues ». Les textes anarchistes cités ne sont extraits d’aucun canon sacré. Ils servent simplement à illustrer comment, lors d’épisodes décisifs de son histoire, le mouvement s’est efforcé de répondre à la question complexe qui gît au cœur de toute révolution sociale et qui a donné tant de fil à retordre à tous les révolutionnaires de gauche : celle de la relation entre une organisation révolutionnaire et l’ensemble des exploités et des opprimés. De plus, mon approche est consciemment déséquilibrée, car, au lieu de ressasser les précieux éléments d’information dont on dispose déjà au sujet des mouvements anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires français et espagnol, il m’a semblé plus pertinent de souligner l’importance des mouvements syndicalistes et anarchistes d’Amérique latine, relativement plus grands mais moins souvent étudiés, ainsi que celle de mouvements semblables en Asie du Sud-Est, en Afrique du Sud et dans le Maghreb, puissants, importants et pourtant globalement inconnus.

Pour commencer, cependant, il faut définir clairement ce que signifie pour nous l’«anarchisme » et sa vision du « communisme libertaire », même si certains distinguent ces deux tendances (une distinction qui me paraît trop ténue et peu convaincante). Il faut tout d’abord préciser que le terme « anarcho-communiste », souvent opposé à l’«anarchisme » pur et simple, puis encore à l’anarcho-syndicalisme et au syndicalisme révolutionnaire, a été utilisé de plusieurs manières très différentes, dans des circonstances très variées et à plusieurs époques. Dans Black Flame, nous expliquons pourquoi il est faux d’établir une dichotomie entre d’un côté l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, et de l’autre l’anarcho-communisme, et pourquoi il nous semble plus juste d’employer le terme plus englobant d’anarchisme [23].

En revanche, nous admettons que la grande tradition anarchiste est divisée en deux grandes approches stratégiques : celle que nous appelons l’anarchisme « de masse » et l’anarchisme « insurrectionnaliste ». Les tenants de l’anarchisme de masse affirment que seuls les mouvements de masse sont en mesure de provoquer des changements révolutionnaires dans la société, qu’ils sont généralement formés d’organisations qui fonctionnent sur les bases de la démocratie directe, tels les syndicats révolutionnaires qui luttent pour des questions élémentaires de subsistance et exigent des réformes immédiates, et que les anarchistes doivent militer dans ces organisations pour les radicaliser et en faire des leviers révolutionnaires. Ce qui est essentiel, c’est que les réformes doivent être obtenues par en bas et servir de « gymnase révolutionnaire » où les masses se préparent à prendre elles-mêmes le pouvoir. Il faut faire la distinction entre ces victoires et les réformes appliquées par le haut, qui minent le pouvoir populaire. Par contraste, l’approche insurrectionnaliste soutient que toute réforme est illusoire, que même les syndicats révolutionnaires ne sont que des remparts, consentants ou non, de l’ordre actuel, et que toute organisation formelle est forcément autoritaire. Par conséquent, les anarchistes insurrectionnalistes insistent sur le potentiel catalyseur de la lutte armée menée par de petits « groupes d’affinités » comme moyen principal de déclencher un soulèvement révolutionnaire des masses (il s’agit de la « propagande par le fait »). Aussi, ce qui distingue l’anarchisme insurrectionnaliste de l’anarchisme de masse, ce n’est pas nécessairement la question de la violence en tant que telle, mais celle du rôle stratégique qui lui est assigné : les anarchistes insurrectionnalistes considèrent que la propagande par le fait, menée par des anarchistes conscients, peut provoquer un mouvement de masse, tandis que l’anarchisme de masse envisage la violence comme moyen d’autodéfense dont dispose tout mouvement de masse déjà amorcé.

Par syndicalisme, nous entendons une stratégie syndicaliste anarchiste révolutionnaire dans laquelle les syndicats – qui appliquent la démocratie participative et ont une vision révolutionnaire du communisme libertaire – sont considérés comme étant le moyen principal et immédiat de résistance aux classes dirigeantes et comme le noyau d’un nouvel ordre social basé sur l’autogestion, la planification économique démocratique et l’universalité de la communauté humaine. Certains syndicalistes ont bien ancré leurs convictions politiques dans la tradition anarchiste : nous les appellerons « anarcho-syndicalistes » ou « syndicalistes anarchistes ». D’autres ont préféré éviter de porter l’étiquette anarchiste, pour des raisons stratégiques ou peut-être même par ignorance des racines anarchistes du syndicalisme : nous les appellerons « syndicalistes révolutionnaires ». Les deux approches sont des variantes d’une même vision révolutionnaire du syndicalisme, inaugurée, comme nous l’avons vu précédemment, par les anarchistes de la Première Internationale. En d’autres termes, anarcho-syndicalisme et syndicalisme révolutionnaire correspondent à la même stratégie anarchiste de masse qui vise la construction d’un contre-pouvoir et d’une contre-culture révolutionnaires. C’est à cette tradition anarchiste, qui comprend aussi bien l’anarcho-syndicalisme que le syndicalisme révolutionnaire, que je fais référence lorsque j’évoque la « grande tradition anarchiste ».

Dans ce livre, je ne formulerai donc pas les questions selon une dualité « anarcho-communiste » versus anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire. Néanmoins, je soulignerai dans certains passages la question suivante, incontournable pour la théorie et la stratégie anarchistes, à savoir si les anarchistes et les syndicalistes ont besoin de groupes politiques pour faire la promotion des idées de la grande tradition anarchiste et, le cas échéant, quelle forme devraient avoir ces groupes.

En publiant la Plate-forme organisationnelle de l’Union générale des anarchistes en 1926, le comité éditorial du journal anarchiste parisien Dielo Truda (« cause ouvrière ») suscita une vive polémique. Certains anarchistes protestèrent contre ce qu’ils voyaient comme une « bolchevisation » de l’anarchisme, parce que les éditeurs prônaient une organisation politique anarchiste unifiée et une discipline collective. On alla même jusqu’à accuser les auteurs principaux, Pierre Archinov [24] et Nestor Makhno [25], d’être passés du côté du marxisme classique. En fait, l’idée qu’ils défendaient remonte à Bakounine et pourrait être considérée comme une stratégie bakouniniste de l’organisation dualiste. Elle suggère qu’un mouvement révolutionnaire anarchiste syndicaliste doive adopter deux formes d’organisation distinctes : des organisations révolutionnaires de masse regroupant les classes opprimées et ouvertes à tous les travailleurs démunis, qui suivent une ligne syndicaliste anarchiste ou révolutionnaire et qui constituent la base du contre-pouvoir, mais aussi des organisations spécifiques, exclusives, anarcho-syndicalistes ou syndicalistes révolutionnaires, reposant sur de solides affinités politiques. Les premières sont les mouvements de masse qui peuvent renverser l’ordre établi, les secondes sont des groupes politiques particuliers qui assurent la diffusion systématique des idées de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire en s’engageant auprès des classes populaires, que ce soit en faisant de la propagande ou en menant des luttes politiques au sein des organisations de masse.

Ainsi, dans Black Flame, nous démontrons que la Plate-forme et le plateformisme ne représentaient pas une rupture avec la tradition anarchiste, mais une réaffirmation assez orthodoxe de positions bien établies. Depuis Bakounine, qui fut membre de l’Alliance internationale de la démocratie socialiste (AIDS, une section de la Première Internationale), la grande majorité des anarchistes, des anarcho-syndicalistes ou des syndicalistes révolutionnaires prônait déjà la formation d’organisations politiques spécifiques en plus d’organisations de masse comme les syndicats, les soviets de paysans, les milices de travailleurs, les assemblées de quartier, etc. Autrement dit, la plupart des anarchistes prônaient une organisation dualiste : les organisations de masse, tels les syndicats, devaient travailler de concert avec des groupes politiques nommément anarchistes et syndicalistes. De plus, la plupart croyaient que ces groupes devaient adopter des principes, des stratégies et des tactiques assez homogènes ainsi qu’une forme de discipline organisationnelle. Je dois préciser, il est vrai, qu’aujourd’hui le terme « anarcho-communisme » est parfois employé pour désigner l’approche bakouniniste de l’organisation dualiste. On le voit surtout en Europe occidentale et en Amérique du Nord, même si, dans d’autres contextes comme l’Amérique latine, on préfère parler de bakouninisme ou d’especifismo (« spécifisme »). Cependant, étant donné la confusion entourant le terme « anarcho-communisme », j’ai choisi de l’éviter autant que possible.

- Pour plus de facilité de lecture, nous avons fait le choix de traduire les noms des organisations. Les sigles, par contre, renvoient le plus souvent au nom original. Pour ce dernier, se reporter à la liste des sigles en début de volume. [NdT]

-L’organisation spécifique anarchiste se distingue de l’organisation de masse en ce qu’elle est bâtie explicitement ou « spécifiquement » sur une ligne politique anarchiste. Dans son article sur l’organisation dans l’Encyclopédie anarchiste publiée en 1934, Errico Malatesta parle d’une association « libre, créée et maintenue par la libre volonté des associés, sans aucune espèce d’autorité », et prône la création de ces « organisations proprement anarchistes qui, à l’intérieur comme en dehors des syndicats, luttent pour l’intégrale réalisation de l’anarchisme ». [NdT]

LA PREMIÈRE VAGUE (1868-1894) : L’ESSOR DU GRAND MOUVEMENT ANARCHISTE À L’ÈRE DE L’EXPANSION ÉTATIQUE CAPITALISTE

SI L’ON regarde rapidement l’arbre généalogique du grand mouvement anarchiste et les dates décisives qui ont marqué son histoire, on voit que la Révolution française donne naissance en 1793 au républicanisme radical, qui regroupe aussi bien les jacobins autoritaires de « droite » que les enragés libertaires de « gauche ». Le soulèvement paneuropéen de 1848 voit l’apparition d’un courant socialiste différent, issu du républicanisme radical et regroupant des tendances contradictoires dont l’opposition atteindra un point critique en 1868 avec la scission de la Première Internationale entre la majorité anarchiste et la minorité marxiste. Au moment de la révolution russe de 1905-1906, la frange marxiste se scindera elle-même entre les mencheviks modérés d’un côté et les bolcheviks radicaux de l’autre. Quelques années auparavant, en 1881, une minorité anarchiste insurrectionnaliste prônant la lutte armée naît de l’extrême gauche de la majorité anarchiste ouvrière, préfigurant à plusieurs égards, mais surtout par son purisme et son immédiatisme, les tendances minoritaires de la « gauche communiste » et du « communisme de conseil » qui rompront avec le léninisme en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas, en Bulgarie et en Grande-Bretagne entre 1918 et 1923.

Cependant, c’est dans les années 1860, au cours d’une phase d’expansion du capitalisme, qu’apparaît la tendance anarchiste de masse, alors que les pionniers de l’impérialisme prennent d’assaut la moitié de l’Amérique du Nord qui n’a pas encore été conquise, tout en convoitant les richesses matérielles et humaines d’Afrique, d’Amérique latine, de Chine et d’ailleurs. L’anarchisme émerge dans les ghettos de prolétaires récemment industrialisés du foyer de l’impérialisme et dans les nations qui le fournissent en matières premières essentielles. Au cours de ses premières décennies d’existence, l’anarchisme insuffle à tous, aux intellectuels déclassés comme aux paysans mexicains, la force brute qui permet de s’émanciper et de devenir autonome. En 1864, au moment de la fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT) ou Première Internationale, toutes les conditions préalables à l’émergence d’un syndicalisme anarchiste ou révolutionnaire sont réunies : une grande part de la classe ouvrière et de la paysannerie a acquis une conscience internationaliste et révolutionnaire, et les organisations issues de celle-ci, principalement des syndicats, se sont fédérées. Le mutualisme proto-anarchiste, libertaire et socialiste de Pierre-Joseph Proudhon, fils de tonnelier, s’impose très vite comme courant majoritaire dans l’ait, mais il est tout aussi rapidement supplanté par sa variante naturelle plus mûre, l’anarcho-syndicalisme, sous l’influence de Mikhaïl Bakounine et des membres de son cercle. Au sein de l’ait, l’anarcho-communisme vient des groupes de travailleurs eux-mêmes, aidés et encouragés par la Fraternité internationale (FI) fondée par Bakounine en 1868, puis remplacée par son Alliance internationale de la démocratie socialiste (AIDS).

C’est ainsi que surgit la première vague d’organisations syndicales anarchistes et révolutionnaires : la Fédération régionale espagnole (FRE), fondée en 1868 par Giuseppe Fanelli, membre de la FI, suivie du Cercle prolétaire (CP) à Mexico en 1869, de la Fédération régionale de la république de l’est de l’Uruguay (FRROU) en 1872[26], du Conseil central des artisans (JCA) de Cuba en 1885 et de l’Union centrale du travail (CLU) aux États-Unis en 1883[27]. L’éphémère Union des ouvriers russes du Nord, fondée en 1878, peut aussi être considérée comme un élément de cette première vague : faisant écho à certains anarchistes comme Bakounine, ce syndicat lutte d’abord pour l’abolition de l’État et pour que celui-ci soit remplacé par une fédération de communes agraires, puis adopte une ligne qui s’inspire essentiellement des idées de Daniel de Leon [28] en proposant la tactique parallèle d’une majorité ouvrière au sein d’une assemblée constituante [29].

Ces groupes sont tous importants dans leurs milieux respectifs : la FRE atteint les 60 000 membres après 4 ans d’existence et représente la plus grosse section de l’ait, tandis qu’au Mexique le Grand cercle des ouvriers (GCO), issu du CP, regroupe près de 15 000 membres au bout de 6 ans. Il est important de souligner l’ampleur de cette première vague de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire.

Premièrement, il faut préciser que, parmi les cinq pays qui en ont vu l’émergence, trois seront ensuite bouleversés par des révolutions fortement influencées par les anarchistes. À Cuba, le mouvement anarcho-syndicaliste prédominera pendant 50 ans au sein des classes laborieuses (jusqu’à la fin des années 1920), resurgira de façon notable à la fin des années 1930 et au milieu des années 1940, et jouera un rôle clé quoique totalement méconnu dans la révolution cubaine de 1952-1959. Au Mexique, le mouvement est impliqué dans les insurrections paysannes armées de 1869 et 1878, devient majoritaire parmi les syndicats des années 1910 et devient le principal moteur de la poussée révolutionnaire de 1915-1916. En Espagne, il est continuellement présent dans les organisations syndicales (dans la FRE des années 1860 d’abord, puis dans cinq syndicats différents qui seront tour à tour neutralisés par la célèbre Confédération générale du travail [CGT] de 1910) jusqu’aux années 1930, où il devient un acteur révolutionnaire de premier plan. Aux États-Unis, par contre, le syndicalisme révolutionnaire ne sera jamais qu’une tendance militante minoritaire, éclipsée par des syndicats plus réformistes. En Uruguay, il dominera le mouvement ouvrier au début du XXe siècle et perdurera ensuite comme courant minoritaire assez fort, pour s’engager de 1968 à 1976 dans une lutte de type guérilla clandestine regroupant étudiants et syndicalistes opposés à l’État. En Russie impériale, le mouvement sera rapidement écrasé, et il faudra attendre plus d’une génération pour instaurer une présence anarchiste minoritaire dans les syndicats.

Deuxièmement, la présence de groupes non européens dans cette première vague contredit la convention voulant que l’anarcho-syndicalisme, c’est-à-dire l’application du fédéralisme anarchiste et de la démocratie directe au mouvement syndicaliste, soit une invention des Français datant des années 1890, et fait ressortir l’adaptabilité et l’applicabilité du modèle, aussi bien dans des pays industrialisés et souverains comme les États-Unis, que dans des pays colonisés et agricoles comme Cuba. Autrement dit, le mouvement surgit dans les hémisphères sud et nord, mais toujours dans des régions à forte croissance industrielle (et agrocommerciale) et jamais au sein des classes d’artisans, comme le prétendent souvent les marxistes. Ses vecteurs sociaux sont ceux des puissants soulèvements provoqués d’une part par les flux migratoires constants et massifs d’ouvriers qui alimentent cette nouvelle croissance, et d’autre part par l’effritement du pouvoir politique des vieilles oligarchies foncières de latifundistes face à l’ascension de la bourgeoisie moderne et de la bureaucratie étatique, phénomène dont l’inévitable corollaire est l’émergence d’un prolétariat industriel militant. Politiquement, cette première vague de l’anarchisme est une réponse aux lacunes, à l’autoritarisme et au réformisme inhérents aux formes républicaine et marxiste du socialisme, et un contrepoids collectif à l’aventurisme d’avant-garde du terrorisme populiste narodnik[30].

Pendant les deux mois que dure l’insurrection spectaculaire et révolutionnaire de la Commune de Paris, en 1871, des proudhonistes travaillent aux côtés des blanquistes [31], entre autres, pour gouverner la ville désertée par les bourgeois qui ont fui leurs responsabilités après avoir déclenché la désastreuse guerre franco-allemande. Même si la Commune n’est pas, à proprement parler, un soulèvement anarchiste, sa principale caractéristique – le contrôle ouvrier de la ville – a été préfigurée dans les éphémères insurrections bakouninistes de Lyon et de Marseille. La chute de Paris et le massacre de plus de 20 000 communards par les troupes de la réaction participent au déclenchement de la première vague, alors que la plupart des révolutionnaires européens doivent entrer dans la clandestinité. Cependant, la défaite provoque aussi une diaspora de communards vers la Belgique, la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie, les États-Unis et le Québec. Ces exilés joueront un rôle fondamental dans la radicalisation des mouvements ouvriers qui émergent dans ces pays, et nombre d’entre eux se tournent vers l’anarcho-syndicalisme. Entre-temps, les anarchistes espagnols acquièrent une expérience considérable avec la Fédération ouvrière régionale espagnole (FORE) qui, anarcho-syndicaliste et forte de 60 000 membres, crée ses propres « communes » dans les villes méridionales de Grenade, de Séville, de Málaga, d’Alcoy et de San Lucar de Barramed, lors de la révolte cantonaliste de 1873-1874[32] aux côtés des fédéralistes « intransigeants » de Grenade, de Séville et de Valence. Ces expériences inspireront tous les projets anarchistes révolutionnaires à grande échelle qui seront menés par la suite, mais ce premier modèle cantonaliste se révèle tout de même étriqué. Il est trop axé sur la défense de la FORE et sur l’approvisionnement des villes et il manque d’un plan révolutionnaire, mais il permet tout de même différentes formes de changement social, des mesures de réforme agraire et de taxation de la richesse, et une mobilisation paysanne à grande échelle qui va jusqu’à la confiscation de terres.

Pendant ce temps, en 1874 et 1877, diverses stratégies et tactiques insurrectionnelles sont expérimentées lors de soulèvements anarchistes armés contre le nouvel État italien, mais toutes échouent à cause d’un manque de soutien populaire. En 1877, la dissolution de la section anarchiste de l’ait met un terme à cette première tentative véritablement internationale d’organiser une classe ouvrière socialement consciente, mais le flambeau est vite repris par l’Internationale antiautoritaire (IAA) ou « Internationale noire », fondée par les disciples de Pierre Kropotkine [33] en 1881, année où des narodniks assassinent le tsar Alexandre II. Parmi ses groupes affiliés, l’Internationale noire compte la CLU de Chicago et les anarcho-syndicalistes et syndicalistes révolutionnaires du GCO et du groupe qui s’y est greffé, le Grand cercle des ouvriers du Mexique (GCOM) qui, en 1880, représentent ensemble la majorité des travailleurs mexicains. Au fil du temps, cependant, l’organisation devient de plus en plus puriste. La minorité anarchiste insurrectionnaliste prend le pouvoir sur l’organisation, qui sera dissoute en 1893. D’une manière générale, c’est le début d’une série de défaites pour les mouvements ouvriers radicaux, et les anarchistes se retirent de l’organisation de masse alors que, face à deux graves crises du capitalisme (dont la dernière sévit en 1893), le terrorisme devient à la mode pour toutes les tendances révolutionnaires. L’Internationale noire cultive une dangereuse culture de la clandestinité. Même si la CLU, par exemple, poursuit ses activités aux États-Unis jusqu’en 1909, on retiendra l’assassinat des martyrs de Haymarket par l’État, commémoré chaque 1er mai par les militants du monde entier en tant qu’«épisode marquant » de l’histoire de l’anarchisme.

LA RÉPONSE BAKOUNINISTE : LES « PILOTES INVISIBLES » DIRIGENT L’ORGANISATION SECRÈTE RÉVOLUTIONNAIRE

En 1868, Bakounine rédige son texte majeur, le Programme et objet de l’Organisation secrète révolutionnaire des frères internationaux[34]. Il y expose les statuts de la FI, fondée cette même année, et y manifeste son rejet de toute solution étatiste autoritaire à la question de la révolution sociale – une solution « jacobinement révolutionnaire », comme il le dit –, ce qui laisse deviner les tensions régnant à l’époque entre marxistes et anarchistes au sein de l’ait. Après avoir exposé les principes de la révolution anarchiste, le Programme aborde des questions d’organisation que poserait l’abolition de l’État-nation, de ses forces armées, de ses tribunaux et de sa bureaucratie, ainsi que du clergé et de toute propriété privée. En prévision du renversement de l’État par les anarcho-syndicalistes et de l’établissement d’une administration décentralisée de la production et de la consommation, le Programme déclare que toutes les propriétés de l’État et de l’Église devront être mises à la disposition de « l’Alliance fédérative de toutes les associations ouvrières – Alliance qui constituera la Commune ». Un « Conseil de la Commune révolutionnaire », basé sur une « fédération des barricades en permanence » et formé de délégués responsables et révocables mandatés par chaque barricade défensive, « pourra choisir dans son sein des comités exécutifs séparés pour chaque branche de l’administration révolutionnaire de la Commune ». Une telle structure veillerait, selon les principes anarchistes, à l’administration des services publics et non au gouvernement des peuples. Les propagandistes révolutionnaires en répandraient le modèle au-delà des anciennes frontières entre États, et c’est ainsi que naîtrait « l’Alliance de la Révolution universelle contre l’Alliance de toutes les réactions », dont l’organisation « exclut toute idée de dictature et de pouvoir dirigeant tutélaire ».

Le Programme enchaîne avec la question du rôle spécifique de l’organisation révolutionnaire anarchiste dans la progression de la révolution sociale :

Mais pour l’établissement même de cette alliance révolutionnaire et pour le triomphe de la révolution contre la réaction, il est nécessaire qu’au milieu de l’anarchie populaire qui constituera la vie même et toute l’énergie de la révolution, l’unité de la pensée et de l’action révolutionnaire trouve un organe. Cet organe doit être l’Association secrète et universelle des frères internationaux. […] Cette association part de la conviction que les révolutions ne sont jamais faites ni par les individus, ni même par les sociétés secrètes. Elles se font comme d’elles-mêmes, produites par la force des choses, par le mouvement des événements et des faits. Elles se préparent longtemps dans la profondeur de la conscience instinctive des masses populaires – puis elles éclatent, suscitées en apparence souvent par des causes futiles. Tout ce que peut faire une société secrète bien organisée, c’est d’abord d’aider la naissance d’une révolution en répandant dans les masses des idées correspondantes [SIC] aux instincts des masses et d’organiser, non l’armée de la révolution – l’armée doit être toujours le peuple – mais une sorte d’état-major révolutionnaire composé d’individus dévoués, énergiques, intelligents, et surtout amis sincères, et non ambitieux ni vaniteux, du peuple – capable de servir d’intermédiaire entre l’idée révolutionnaire et les instincts populaires.

Ainsi, selon la FI, l’organisation révolutionnaire anarchiste n’est rien d’autre qu’un intermédiaire, une sage-femme dont le rôle est de faciliter la révolution sociale de masse. Formellement constituée comme une organisation à part, elle n’en est pas moins au cœur de la lutte sociale.

Dans La Société ou Fraternité internationale révolutionnaire[35], un texte de 1865, Bakounine explique la dynamique d’une telle organisation, puis esquisse la pratique et les devoirs de ses membres, après avoir décrit en détail comment le révolutionnaire doit comprendre et appliquer la notion d’égalité.

Il doit comprendre qu’une association, ayant un but révolutionnaire, doit nécessairement se former en société secrète, et toute société secrète, dans l’intérêt de la cause qu’elle sert et de l’efficacité de son action, aussi bien que dans celui de la sécurité de chacun de ses membres, doit être soumise à une forte discipline, qui n’est d’ailleurs rien que le résumé et le pur résultat de l’engagement réciproque que tous les membres ont pris les uns vis-à-vis des autres, et que par conséquent, c’est une condition d’honneur et un devoir pour chacun de s’y soumettre.

Bakounine insiste sur le fait que pour adopter une telle discipline les membres doivent y « consentir librement » et que ceux-ci ne sont « responsables que vis-à-vis d’eux-mêmes d’abord, ensuite vis-à-vis de la société dont ils font partie ». Bakounine, qui, dans une lettre, enjoint les anarchistes à devenir des « pilotes invisibles au milieu de la tempête populaire », sera par la suite vivement critiqué pour avoir tramé des plans dans la clandestinité, plans qui seront considérés comme autoritaires par certains anarchistes à cause des opérations secrètes qu’ils prévoyaient et de la discipline qu’ils exigeaient.

Il faut toutefois reconnaître d’une part qu’à cause de la répression qui sévit à l’époque, une certaine clandestinité s’avère nécessaire, et d’autre part que la discipline en question n’est pas imposée de l’extérieur, mais consiste au contraire en une autodiscipline qu’on s’est engagé à suivre librement selon des principes adoptés en commun. Enfin, la FI de Bakounine aura comme résultat concret d’aider à susciter la fondation des premières organisations révolutionnaires anarchistes de masse au sein des classes laborieuses, de l’Espagne à l’Uruguay : les syndicats anarchistes. En 1877, inspiré par les arguments de Bakounine, le Parti anarchiste communiste de langue allemande (Anarchistich-kommunistische Partei deutscher Sprache) voit le jour dans la ville suisse de Berne et devient l’une des premières organisations spécifiques du monde à se définir comme anarcho-syndicaliste. Pendant les 140 années qui suivront, la question fondamentale posée par Bakounine, celle du rôle que doivent jouer ces organisations, sera au cœur des débats qui animeront le mouvement anarcho-syndicaliste.

LA DEUXIÈME VAGUE (1895-1923) : CONSOLIDATION DU SYNDICALISME ANARCHISTE ET RÉVOLUTIONNAIRE ET DES ORGANISATIONS SPÉCIFIQUES ANARCHISTES EN TEMPS DE GUERRE ET D’ASSAUTS DE LA RÉACTION

AU MILIEU des années 1890, en plein essor d’un capitalisme qui se propage à un rythme effarant grâce à l’exploitation par les puissances impérialistes des colonies africaines et de certaines régions d’Asie, une deuxième vague d’organisation syndicaliste révolutionnaire et anarchiste, encore plus puissante que la première, prend d’assaut la scène internationale. Aux Pays-Bas, le Secrétariat national du travail (NAS), rarement reconnu comme étant à l’origine du mouvement ouvrier néerlandais, domine celui-ci pendant plus d’une décennie, atteignant les 18 700 membres en 1895. Dans le reste du monde, l’expansion du mouvement prend deux formes : un anarcho-syndicalisme affichant ses origines anarchistes se répand en Amérique latine, tandis qu’un syndicalisme révolutionnaire qui masque les siennes prend de l’ampleur dans une grande partie du monde anglophone. Même si la Confédération générale du travail française (CGT) se disait « apolitique » – une faiblesse qui permettra ensuite aux réformistes de s’en emparer –, l’anarcho-syndicalisme latino-américain s’en inspire en grande partie, tout en étant plus ouvertement anarchiste. Il semble que malgré tout la CGT exerce un certain attrait, puisque les militants anarchistes de la Fédération des bourses du travail de France (FBT) s’en emparent en 1902 en s’y greffant, et la font grandir de manière stupéfiante jusqu’à ce qu’elle réunisse 203 000 membres cotisants en 1906. Cette croissance est largement attribuable à la célèbre Charte d’Amiens (1906), qui déclare « que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale [36] ».

Cette croissance est accélérée par deux « secousses » qui remettent à l’ordre du jour la démocratie directe telle que pratiquée dans les communes françaises et espagnoles, et qui donnent un avant-goût de ce que seront les soviets russes : les révoltes de Macédoine (1903) et de Russie (1905-1907). Des guérillas anarchistes participent à la fondation des communes macédoniennes de Strandja et de Krusevo [37], et les premiers soviets de Russie, à Saint-Pétersbourg et à Moscou, sont créés entre autres par des anarchistes [38]. De plus, c’est pendant ces révoltes qu’est fondée, dans la Pologne occupée, une organisation anarchiste internationale qui battra des records de longévité, la Croix noire anarchiste (ABC), un réseau d’aide aux prisonniers qui réunit aujourd’hui des groupes membres issus de 64 pays [39]. En 1905, ces secousses de l’histoire déclenchent donc aux États-Unis la formation des Industrial Workers of the World (IWW), modèle d’organisation syndicaliste « industrielle révolutionnaire » qui se répandra comme une traînée de poudre, surtout dans le monde anglophone, avec des sections en Australie, au Canada, en Grande-Bretagne, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud, mais aussi en Argentine, au Chili, à Cuba, en Allemagne, en Ukraine, en Sibérie et ailleurs [40]. Les IWW existent encore aujourd’hui en tant que syndicat combatif « rouge », bien qu’ils agissent surtout comme un réseau de base reliant des syndicats en concurrence, avec des sections dans des pays aussi différents que l’Afrique du Sud et la Russie. Le préambule de la constitution des IWW a eu dans le monde anglophone une influence comparable à celle de la Charte de la CGT dans le monde hispanophone, surtout en vertu de sa clarté et de l’intransigeance de son discours de classe :

La classe ouvrière et la classe des patrons n’ont rien en commun. Il ne peut y avoir de paix tant que les quelques personnes qui composent la classe des patrons jouissent de toutes les bonnes choses de la vie tandis que des millions d’ouvriers souffrent de la faim et se trouvent dans le besoin. Entre ces deux classes, la lutte doit continuer jusqu’à ce que les ouvriers du monde entier s’organisent en tant que classe pour prendre la terre et les moyens de production et abolir le salariat. […] La classe ouvrière a pour mission historique d’en finir avec le capitalisme. L’armée des producteurs doit être organisée non seulement pour lutter au quotidien contre les capitalistes mais aussi pour continuer à produire quand le capitalisme aura été renversé. En nous organisant sur une base industrielle, nous préparons la nouvelle société qui surgira des décombres de l’ancienne.

Après la révolte russe de 1905-1907, de nombreux anarchistes russes, dont Pierre Kropotkine, Maria Isidine [41] et Daniil Novomirski [42], s’exilent à Londres où ils se regroupent pour préparer une riposte organisée. Novomirski affirme que, pour combattre les réactionnaires, tous les socialistes antiautoritaires doivent « s’unir pour former un parti anarchiste des travailleurs. L’étape suivante consisterait à former un grand syndicat de tous les éléments révolutionnaires sous le drapeau du Parti international anarchiste des travailleurs ». Pour créer un tel parti, il faudrait une unité théorique pour parvenir à une « unité d’action ». Il s’agirait là du « seul parti révolutionnaire, contrairement aux partis conservateurs qui visent à préserver l’ordre politique et économique établi, et contrairement aussi aux partis progressistes [tel le Parti ouvrier social-démocrate, aussi bien son aile menchevique que son aile bolchevique] qui veulent réformer l’État d’une façon ou d’une autre, pour réformer les relations économiques correspondantes, car les anarchistes aspirent à abolir l’État afin de se débarrasser de l’ordre économique établi et de le reconstruire sur de nouvelles bases ». Novomirski déclare qu’un tel « parti » doit reposer sur « l’union libre d’individus qui luttent ensemble pour atteindre un objectif commun » et que, pour cette raison, il requiert « un programme et des tactiques clairs », différents de ceux des autres courants. « Notre parti, écrit-il, doit participer au mouvement révolutionnaire syndicaliste et en faire l’objectif central de notre lutte, pour faire de ce mouvement un mouvement anarchiste », et doit aussi boycotter toutes les structures d’État en les remplaçant par des « communes de travailleurs dirigées par des soviets de délégués ouvriers, faisant office de comités industriels [43] ».

En 1907, lors du congrès international anarchiste d’Amsterdam, 80 délégués venus d’Argentine, d’Autriche, de Belgique, de Bohème, de Grande-Bretagne, de Bulgarie, de France, d’Allemagne, d’Italie, du Japon, des Pays-Bas, de Russie, de Serbie, de Suisse et des États-Unis se réunissent pour débattre de la question du syndicalisme anarchiste et révolutionnaire et du rôle qui incombe aux organisations spécifiques anarchistes syndicalistes [44]. Les tenants de l’«organisationnisme » ont très vite raison des individualistes, farouchement opposés à toute organisation formelle, et la résolution principale stipule que « les idées d’anarchie et d’organisation, loin d’être incompatibles comme on l’a quelquefois prétendu, se complètent et s’éclairent l’une l’autre, le principe même de l’anarchie résidant dans la libre organisation des producteurs ». L’assemblée se poursuit avec une apologie de l’«action collective » et du « mouvement concerté », et ajoute que « l’organisation des forces militantes assurerait à la propagande un essor nouveau et ne pourrait que hâter la pénétration dans la classe ouvrière des idées de fédéralisme et de révolution ». Les participants au congrès d’Amsterdam s’accordent aussi pour dire que l’organisation des travailleurs n’exclut pas l’organisation politique et encouragent les « camarades de tous les pays [à mettre] à l’ordre du jour la création de groupes anarchistes et la fédération des groupes déjà créés ». Les délégués participent ainsi à fonder une foule de nouvelles organisations spécifiques. Ces fédérations anarchistes, dont certaines s’affilieront à l’«Internationale d’Amsterdam », travailleront en parallèle avec les syndicats anarchistes et révolutionnaires, voire en leur sein. Un des meilleurs exemples de cette collaboration est l’Alliance communiste anarchiste, fondée en France en 1910 et dont découlent la Fédération anarchiste (FA) d’aujourd’hui, fondée en 1945, la Coordination des groupes anarchistes (CGA), qui a récemment rompu avec cette dernière, l’Organisation communiste libertaire (OCL) et Alternative libertaire (AL) [45].

Ce basculement vers la création d’organisations spécifiques anarcho-syndicalistes de type bakouniniste dans un contexte de mouvements de masse (qui comptent entre autres des syndicats anarchistes et révolutionnaires) est suscité par des groupes comme la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA). Un an après sa fondation en 1903[46], cette organisation adopte l’anarcho-communisme comme objectif, offrant ainsi un modèle aux autres fédérations anarcho-syndicalistes latino-américaines de la deuxième vague, qui choisiront presque toutes leur nom en écho à celui de la FORA – la FORB [47] au Brésil, la forch [48] au Chili, la FOC [49] en Colombie, la Fédération ouvrière de la Havane (FOH) [50], la form [51] au Mexique, la FORPE [52] au Pérou, la forpa [53] au Paraguay et la FORU [54] en Uruguay, sans oublier la FORV du Venezuela, qui apparaîtra lors de la troisième vague (et dont je parlerai un peu plus loin). Dans la péninsule ibérique, le mouvement mûrit avec la FORMation de la gigantesque Confédération nationale du travail espagnole (CNT), fondée en 1910[55], et de la relativement plus grande Union ouvrière nationale (UON), fondée au Portugal en 1914[56]. L’aspect internationaliste de cette nouvelle vague du syndicalisme anarchiste et révolutionnaire se manifeste en 1913 pendant le congrès syndicaliste de Londres, qui attire les délégués de fédérations syndicales d’Argentine, du Brésil, de Belgique, de Grande-Bretagne, de Cuba, du Danemark, de France, d’Allemagne, d’Italie, des Pays-Bas, d’Espagne et de Suède. Des membres des IWW venus des États-Unis ainsi que des observateurs russes y assistent aussi, et l’Autriche y adhère sans envoyer de représentant. Le congrès donne lieu à la constitution d’un Bureau d’information syndicaliste international. Malgré la Première Guerre mondiale, le travail des participants jette les bases d’une nouvelle Association internationale des travailleurs (AIT), qui sera fondée à Berlin en 1922. Hobsbawm lui-même reconnaîtra que « de 1905 à 1914, la gauche marxiste s’était située en marge du mouvement révolutionnaire. Pour tout le monde, à ce moment, marxisme et social-démocratie réformiste étaient une seule et même chose, tandis que la gauche révolutionnaire se réclamait de l’anarcho-syndicalisme. À tout le moins, son état d’esprit était à coup sûr beaucoup plus proche de la mentalité anarchiste que de celui du marxisme classique [57] ».

Quelques années plus tôt, en 1910, une première grande révolution d’influence anarchiste éclate au Mexique. Celle-ci fournit un modèle qui sera repris lors des soulèvements suivants parce qu’il propose aux syndicats anarchistes et révolutionnaires et aux milices armées d’ouvriers ou de paysans une façon de travailler côte à côte, voire de concert. Mentionnons notamment, dans le Nord, dans la région pétrolière et en Basse-Californie, les membres de la section mexicaine des IWW et les anarchistes magonistes armés du Parti libéral mexicain (PLM), dirigés par Ricardo Flores Magón [58] ; à Mexico et dans le centre du pays, les anarchistes et syndicalistes du groupe Lucha et les 50 000 membres de la Maison de l’ouvrier mondial (com), anarcho-syndicaliste et descendante directe du Cercle prolétaire (CP) de la première vague, défendus par les Bataillons rouges ; dans l’État du Morelos, l’Union industrielle d’Amérique du Nord et du Sud (uians), à forte tendance anarchiste et protégée par l’Armée de libération du Sud (ELS) constituée de plusieurs milices de guérilla comptant chacune de 200 à 300 membres, qui totalise, en 1915, 70 000 combattants. Cependant, le cas du Mexique montre aussi comment les choses peuvent mal tourner : même si les États-Unis mettent temporairement en veilleuse leurs ambitions interventionnistes et impérialistes en prenant part à la Première Guerre mondiale en 1917, les magonistes du Nord ne réussissent pas à rejoindre les zapatistes du Sud, et les anarcho-syndicalistes de la COMéchouent lamentablement le test de la solidarité de classe en se dissociant des paysans zapatistes et en envoyant leurs Bataillons rouges pour combattre l’ELS au nom des constitutionnalistes. Dégoûtés, certains membres anarchistes de Lucha comme Antonio Díaz Soto y Gama [59] rompent avec la COM (devenue la FORM), en soutien aux zapatistes, mais cette révolution fragmentée n’arrive pas à consolider ses zones libertaires. Elle stagne puis s’éteint au bout de dix années épuisantes, éventrée par les constitutionnalistes qui savent très bien diviser pour mieux régner.

La Première Guerre mondiale – dans laquelle la CGT est entraînée par les réformistes qui en ont pris les commandes – n’arrête pas la deuxième vague. Les puissances impérialistes ont provoqué le bain de sang, alarmées par une crise du capital qui, de surcroît, est assailli par une classe ouvrière militante encore très forte. Malgré l’ampleur du massacre, le conflit déclenche deux autres révolutions, une en Russie et l’autre en Ukraine, qui puiseront abondamment dans l’auto-organisation ouvrière jusqu’à ce que la contre-révolution vienne y mettre un terme. Les événements en Russie illustrent combien il est dangereux pour les anarchistes de s’écarter du champ de bataille pour aller s’isoler dans une tour d’ivoire. Ils servent aussi de funeste confirmation aux mises en garde de Bakounine quant à la nature de la dictature du prolétariat, et font ressortir le violent contraste entre celle-ci et les soviets ouvriers d’affinités anarchistes. La révolution en Ukraine, elle, démontre l’efficacité d’une nouvelle forme de lutte armée anarchiste, inspirée des tactiques de choc à déploiement rapide utilisées par les forces armées. En effet, l’escadrille makhnoviste d’origine (une sotnia noire de 500 cavaliers armés de mitrailleuses) donne naissance à l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine (AIRU), qui, en décembre 1919, compte 110 000 volontaires répartis en 4 corps, soit 83 000 fantassins, 20 000 cavaliers, des groupes d’assaut, des artilleurs, des éclaireurs, une équipe médicale et d’autres unités, y compris des escadrons de chars et 7 trains blindés, postés à Alexandrovsk, Nikopol, Ekaterinoslav et en Crimée. L’AIRU balaie le sud-est de l’Ukraine comme une tempête [60].

Cela dit, ce sont moins les tactiques de combat de l’AIRU qui représentent une innovation que son fonctionnement sur une base volontaire et pluraliste (elle réunit des anarchistes, des socialistes révolutionnaires, des maximalistes, des combattants non affiliés et même des bolcheviks dissidents), le fait que ses officiers soient élus et surtout son travail de redistribution des terres, qui lui assure l’appui des paysans. L’AIRU reçoit ses instructions de quatre congrès de paysans, d’ouvriers et d’insurgés qui décident ensemble de l’orientation sociale et politique que doit prendre le mouvement. De plus, elle est liée, de manière plus organique que formelle, au Groupe anarcho-communiste (GAC) de la ville de Gulyai-Polyé, au mouvement Nabat, présent en 1918 à Kharkov et Koursk, entre autres, ainsi qu’à des communes urbaines et rurales qui appliquent la démocratie directe, à des usines gérées par des syndicats révolutionnaires et anarchistes, à la garde noire, milice anarchiste assurant la protection des usines autogérées, et aux 30 000 membres du syndicat révolutionnaire des mineurs de charbon du bassin de Donetsk, organisés selon les principes des IWW. La plupart des liens qu’entretient l’AIRU sont fluides et informels, sauf ceux qui la lient aux groupes membres du grand mouvement makhnoviste, comme les congrès des paysans, des ouvriers et des insurgés. L’Ukraine insurgée est aussi associée aux révolutionnaires russes par l’entremise de l’organisation clandestine du Comité panrusse insurgé des partisans révolutionnaires (basée à Moscou et dotée de ramifications ailleurs en Russie, en Ukraine et en Lettonie) et de la Confédération anarcho-syndicaliste de Russie, qui en 1918 compte 88 000 membres, mais se trouve de plus en plus menacée de toutes parts. Le chemin de fer transsibérien relie les makhnovistes aux armées de la Fédération anarchiste de l’Altaï, totalisant entre 5 000 et 1 000 hommes mobilisés par Novoselov dans le centre-sud de la Sibérie [61], et au syndicat révolutionnaire des mineurs de charbon du Kouzbass, section des IWW forte de 16 000 membres qui perdurera en tant que « commune industrielle autonome » majoritairement affiliée aux IWW jusqu’à ce que le régime de Staline ne la force à se dissoudre en 1928. Cette association fluide, désormais familière, de syndicats, d’organisations spécifiques, de milices anarchistes et de communes populaires existe aussi, bien qu’à une moindre échelle, en Russie, où les syndicalistes anarchistes et révolutionnaires sont liés à des organisations comme la Fédération anarcho-communiste de Petrograd, dont fait partie Iosif Bleikhman [62], l’Union pour la propagande anarcho-syndicaliste (UPAS), la Fédération moscovite des groupes anarchistes, les usines moscovites protégées par un millier de gardes noirs et les noyaux militants des communes populaires pluralistes, comme celles de la Villa Durnova à Moscou et des soviets de Cronstadt.

En Russie, le mouvement, qui se définit comme anarchiste ou syndicaliste, néglige la question du pouvoir et s’égare dans des idées confuses (à l’importante exception de l’UPAS et des courants anarchistes des soviets de Cronstadt). En revanche, la stratégie makhnoviste qui consiste à combiner la souplesse de l’audace militaire et la pratique libertaire de la démocratie interne pluraliste et à soumettre l’ensemble à des plénums civils – une stratégie qui fait ses preuves en permettant de libérer un territoire d’à peu près 7 millions d’habitants –, fait de la Révolution ukrainienne une des expériences sociales anarchistes les plus cohérentes, et ce, malgré les circonstances périlleuses et instables de la guerre. Malheureusement, les révolutions ukrainienne et russe, que les anarchistes ont courageusement protégées contre les assauts des impérialistes, des nationalistes indigènes et des monarchistes blancs, seront toutes deux froidement étranglées par les bolcheviks.

En 1923, alors que la révolte planétaire s’effondre en poussant ce dernier soupir que représente la révolution vaincue de 1918-1923 en Allemagne – un épisode qui aura tout de même permis de tester la pratique libertaire conseilliste et de constater qu’elle laissait à désirer –, le monde est transformé : la Première Guerre mondiale et la grippe espagnole ont décimé une génération entière, la contre-révolution conservatrice est en plein essor, les empires chinois, allemand, austro-hongrois et ottoman se sont écroulés pour être remplacés par une constellation de fragiles États-nations où le nationalisme d’extrême droite est endémique, les innovations technologiques comme le paquebot, le char d’assaut, l’avion, le téléphone et l’automobile ont fait rétrécir la planète, et le fascisme et le « communisme » étatique marxiste (ou plutôt le capitalisme étatique autoritaire) abusent des classes laborieuses en présentant de fausses solutions de rechange au capitalisme.

Pourtant, la deuxième vague a fait de l’anarchisme un phénomène réellement planétaire, avec des organisations de taille importante engagées dans la lutte des classes du Costa Rica à la Chine, en passant par le Portugal, le Paraguay, la Suède et l’Afrique du Sud. À l’échelle du monde, le syndicalisme révolutionnaire et l’anarcho-syndicalisme sont réunis sous la bannière de l’ait, fondée à Berlin en 1922, issue de la frange libertaire de la Première Internationale et représentant entre 1,5 et 2 millions de travailleurs révolutionnaires à travers le monde [63]. En 1922, les sections des IWW qui ont le plus de membres sont l’Union syndicale italienne (USI), avec un demi-million de cotisants, la FORA argentine, qui en a 200 000, la CGT portugaise, avec 150 000 adhérents, l’Union libre des travailleurs d’Allemagne (FAUD), forte de 120 000 membres, et le Comité de défense syndicaliste (CDS) en France, qui regroupe 100 000 travailleurs. Parmi ses victoires les plus remarquables, on peut dire que le mouvement a réussi à créer une tradition militante ouvrière bien ancrée dans les réseaux de base et une contre-culture prolétaire mondiale indépendante du mécénat bourgeois. Il a aussi obtenu la reconnaissance presque universelle de certains droits fondamentaux des travailleurs, comme les journées de huit heures et les compensations, en plus d’avoir contribué considérablement aux luttes pour l’abolition de la monarchie absolue et la sécularisation de l’éducation, et ce, un peu partout dans le monde. En revanche, les échecs des révolutions mexicaine, russe et ukrainienne ont certainement découragé de nombreux anarchistes, qui se sont retirés des luttes sociales et industrielles qu’ils avaient dominées pendant des décennies, laissant la voie libre au bolchevisme. Ceux qui ont refusé de battre en retraite se sont retrouvés seuls pour défendre les principes fondamentaux de la révolution sociale.

LA RÉPONSE PLATEFORMISTE : L’UNION GÉNÉRALE ÉCHAFAUDE UNE PLATE-FORME ORGANISATIONNELLE

En 1921, à la suite de leur défaite aux mains d’une Armée rouge qu’ils ont pourtant protégée pendant plusieurs années, Nestor Makhno et de nombreux autres combattants anarchistes sont contraints à l’exil (un groupe makhnoviste clandestin continuera à opérer en URSS jusque dans les années 1930). Ils sont alors confrontés à des questions difficiles, dont la plus cruciale est celle-ci : s’il est si essentiel pour les anarchistes d’être libres de toute coercition, la stratégie qui vise à vaincre un ennemi uni et militarisé est-elle suffisante ? Les survivants sont non seulement aigris par ce que leur ont fait subir les « rouges » révolutionnaires, mais ils sont déçus par le peu de soutien que leur ont apporté les camarades anarchistes russes. Bien sûr, le Nabat a fourni une aide ponctuelle à l’AIRU, aux syndicats anarchistes et aux milices de la garde noire comme celle de Maroussia Nikiforova [64], mais les anarchistes des régions plus éloignées n’ont pratiquement rien fait, et la majorité des membres du Nabat se sont dissociés de l’AIRU en 1919, après que celle-ci eut décidé d’accorder une trêve tactique aux bolcheviks.

Un débat entourant la stratégie éclate donc en France entre ex-nabatistes, dont Voline [65], et ex-makhnovistes, dont Makhno. En 1926, Makhno, Archinov, Ida Mett [66] et d’autres exilés, tous réunis à Paris au sein de l’équipe du journal Dielo Truda, publient un pamphlet intitulé Plate-forme organisationnelle de l’Union générale des anarchistes (projet), appelé plus simplement, la Plate-forme[67]. Ce texte fait beaucoup de vagues dans le mouvement anarchiste international parce qu’il préconise une discipline interne stricte et une unité théorique et tactique mutuellement consentie au sein de groupes anarchistes. Il appelle par ailleurs à la création d’une Union générale des anarchistes.

Par « union », les auteurs de la Plate-forme entendent une organisation spécifique de tendances unies plutôt qu’un syndicat. Ils soutiennent l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire, mais précisent que ce n’est là « que l’une des formes de la lutte révolutionnaire de classe ». De plus, contrairement à l’idée voulant que les syndicats anarchistes soient autosuffisants, ils insistent sur l’importance d’une organisation dualiste : les syndicats doivent selon eux s’associer à des groupes politiques, à des milices et à des soviets municipaux anarchistes. La Plate-forme souligne la nature de classe de la lutte des anarchistes et rappelle aux militants qu’il s’agit d’un mouvement populaire de paysans et d’ouvriers, mais non exclusivement axé sur l’industrie et le syndicalisme. Le texte prône l’unité idéologique et tactique, la responsabilité collective et l’élaboration d’un programme d’action révolutionnaire. L’élément le plus controversé de la Plate-forme est l’appel à la formation d’un « comité exécutif » au sein de l’Union générale des anarchistes. Or, ses auteurs n’entendent par là rien d’autre qu’un groupe de travail composé de militants chargés d’accomplir les mandats décidés par l’Union.

Le projet d’une société révolutionnaire fondée sur les soviets que défendent les auteurs de la Plate-forme est en partie inspirée d’un document makhnoviste plus ancien, le Projet de déclaration de l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine (makhnoviste), adopté en 1919 lors du congrès du Soviet révolutionnaire militaire (SRM), le groupe qui faisait le pont entre l’état-major de l’Armée insurrectionnelle (SHTARM) et le congrès des paysans, des ouvriers et des insurgés. À l’instar du soviet de Cronstadt en 1921, cette Déclaration prône une « troisième révolution » contre le pouvoir coercitif exercé par les bolcheviks sur les classes laborieuses et les pauvres, et affirme que celle-ci doit reposer sur un système de soviets libres, une « organisation libertaire, reprise par des masses importantes » librement auto-organisées pour combattre la notion même de pouvoir politique. Or, comme les soviets et l’AIRU étaient des organisations pluralistes constituées d’anarchistes, de socialistes révolutionnaires, de partisans d’autres tendances et de non-affiliés, la Déclaration n’assigne pas nommément aux anarchistes de fonction sociale précise. Au lieu de cela, elle annonce que, advenant une révolution, toutes les « activités politiques » basées sur les privilèges, la coercition ou l’esclavage disparaîtront d’elles-mêmes, comme disparaîtront aussi toutes les organisations politiques, y compris, sans doute, toutes les factions véritablement socialistes révolutionnaires, anarchistes et syndicalistes.

Cependant, la Déclaration insiste sur le fait que, comme elle repose sur le pluralisme et l’engagement volontaire et qu’elle est dirigée par les classes laborieuses, l’AIRU forme le « noyau combattant de ce mouvement révolutionnaire populaire ukrainien, noyau dont la tâche consiste à organiser partout des forces insurrectionnelles et à aider les travailleurs insurgés dans leur lutte contre tout abus du pouvoir et du capital ». Ainsi, la tâche de la minorité militante est-elle précisément d’aider à l’organisation des forces populaires révolutionnaires, mais le texte n’assigne cette tâche à aucun groupe précis et ne mentionne aucune tendance révolutionnaire, contrairement à ce que fera la Plate-forme par la suite. Contrairement aux groupes socialistes autoritaires, dans lesquels un comité central détient généralement le pouvoir, les organisations plateformistes disposent d’instances composées de leurs membres. Les représentants et les comités ne font qu’exécuter les tâches qui leur sont assignées. La Plate-forme reprend donc les positions adoptées précédemment par nombre de groupes politiques anarchistes, remontant jusqu’à l’Alliance de Bakounine. Pourtant, au moment de la querelle, certains anarchistes semblent rejeter soudainement la ligne bakouniniste classique et déclarent sans plus de fondements que l’anarchisme s’est toujours opposé à toute forme solide d’organisation politique suivant une ligne politique claire.

Parmi les détracteurs de la Plate-forme se trouvent de nombreux vétérans de l’anarchisme : en France, le russe Voline, ancien membre du Nabat, et Sébastien Faure [68], en Italie, Errico Malatesta [69], et aux États-Unis, Alexander Berkman. Ceux-ci accusent les auteurs du texte de tenter de « bolcheviser » l’anarchisme, autrement dit de vouloir substituer une élite révolutionnaire professionnelle aux masses. Bien sûr, en se convertissant un peu plus tard au bolchevisme pour aider les militants épuisés à rentrer au pays, Archinov apportera de l’eau au moulin de ses opposants, même s’il sera exécuté en 1937 lors des purges staliniennes pour avoir tenté de « restaurer l’anarchisme en Russie ». En 1928, Faure publie La synthèse anarchiste, dans laquelle il rejette les arguments de la Plate-forme au profit d’un amalgame idéologique plus souple qui, selon ses dires, serait plus fidèle à la libre pensée libertaire. C’est de cette réponse qu’émane le terme de « synthésiste » désignant cette approche inclusive, opposée à celle qu’on qualifie de « plateformiste ». Encore aujourd’hui, ces deux tendances divisent le mouvement anarchiste. Peu après la riposte de Faure, Malatesta reconnaît toutefois qu’il n’y a pas vraiment de différence entre sa conception de l’organisation, qu’il a exposée lors du congrès d’Amsterdam en 1907, et celle des makhnovistes. Cette volte-face aura un fort impact sur la diffusion du plateformisme en Amérique latine, où il sera rebaptisé especifismo (« spécifisme »). Pour leur part, Makhno et ses coauteurs rétorquent que c’est justement le manque d’organisation des anarchistes russes qui a mené nombre d’entre eux à abandonner cette lutte pour se joindre au seul groupe qui avait un plan révolutionnaire clair : les bolcheviks. Pour guider, et non dicter, les aspirations révolutionnaires des classes laborieuses, il faut, disent-ils, que les anarchistes soient aussi clairs et organisés, mais en accord avec des principes libertaires et non autoritaires. Une grande partie de l’opposition anarchiste à la Plate-forme repose donc sur de fausses idées.

Le fait que le mot projet figure dans le titre original montre cependant que le texte n’est nullement le plan définitif de toute forme d’organisation anarchiste, mais bien un document destiné à être discuté au sein du mouvement. Ce n’est ni un texte autoritaire (comme nous l’avons vu dans le passage portant sur le comité exécutif de l’AIRU) ni un texte avant-gardiste qui viserait à ce qu’un petit groupe de militants prenne la tête des classes laborieuses. La Plate-forme n’enjoint pas non plus les anarchistes à se fondre en une seule organisation plateformiste de masse, et insiste pour que les groupes plateformistes maintiennent des liens avec les autres organisations révolutionnaires. La méthode d’organisation qu’elle propose sera par la suite appliquée à toutes sortes de groupes anarchistes ou de syndicats, que leurs actions soient d’ordre économique, politique, militaire ou social. Néanmoins, la Plate-forme n’est pas une nouveauté, mais avant tout une réaffirmation claire du principe de base de l’organisation anarchiste et syndicaliste, qui remonte à l’époque de Bakounine : la nécessité d’appliquer des tactiques approuvées par tous, grâce auxquelles les groupes anarchistes sont devenus les principaux défenseurs des intérêts des classes laborieuses du monde entier. En fait, ce sont plutôt les plus virulents détracteurs de la Plate-forme, tel Voline, qui réinterprètent les principes de l’anarchisme en prétendant qu’une organisation doit être souple et dépourvue de ligne politique solide. Une telle déclaration ferait se retourner Bakounine dans sa tombe !

Ce violent débat déchire le mouvement anarchiste russe et ukrainien en exil, surtout en France, où le Groupe des anarchistes russes à l’étranger (GRAZ) [70] se scinde en 1927 entre plate-formistes et synthésistes, et en Amérique du Nord, où la diaspora russo-ukrainienne se divise aussi entre organisationnistes et svobodnikistes (antiorganisationnistes). La tendance plateformiste propre à la France sera à l’origine d’une éphémère Fédération internationale anarcho-communiste (FIAC), fondée en 1927 avec des sections en Italie et des délégués de Chine, de Pologne et d’Espagne. Cette organisation est en quelque sorte la descendante idéologique directe de la Fraternité internationale (FI) de Bakounine et, dans une moindre mesure, de l’Internationale anarchiste d’Amsterdam. En Bulgarie, la tendance plateformiste domine, comme le démontre la Fédération des anarcho-communistes de Bulgarie (FAKB) [71] en adoptant la Plate-forme comme constitution. Il s’agit d’ailleurs sans doute de l’une des raisons pour lesquelles le mouvement anarchiste bulgare, qui a organisé ouvriers, paysans, étudiants, professionnels et intellectuels, est aussi divers et résilient, et qu’il a résisté non seulement à la violence des putsch fascistes de 1923 et de 1934, mais aussi à la Seconde Guerre mondiale (avant d’être écrasé par la réaction marxiste-fasciste-populiste en 1948) [72]. Il est regrettable que la Plate-forme n’ait pas été traduite en espagnol à temps pour influencer la Fédération anarchiste ibérique (FAI) [73].

La querelle a aussi un impact sur les anarchistes qui sont restés en Russie, y compris sur d’anciens militants du Nabat qui soit sont passés dans la clandestinité, soit sont en prison. En 1928, l’un d’entre eux, en exil en Sibérie, écrit – sous couvert d’anonymat pour des raisons de sécurité – un texte publié dans Dielo Truda[74] qui affirme qu’au départ, le Nabat était une organisation de facto synthésiste, mais qu’elle a affiné sa structure organisationnelle dans les turbulences de la révolution pour lui donner une orientation presque plateformiste. Le vétéran du Nabat ajoute que l’organisation était en quelque sorte un parti puisque, contrairement à ce que prétend Voline, elle n’était pas un groupe d’affinités bâti sur des principes organisationnels souples, mais une fédération de groupes unissant « les militants les plus déterminés, les plus dynamiques, afin de créer un mouvement robuste, bien structuré, avec la perspective d’arriver à un programme standardisé ». Les membres du Nabat appliquaient les résolutions adoptées en congrès par la majorité, ce qui permettait de transcender les différentes tendances et de favoriser une ligne « politique unitaire », « une plate-forme unique et cohérente » :

En bref, c’était un mouvement bien structuré, bien discipliné, avec un échelon de direction choisi et supervisé par la base. Et qu’on ne se fasse pas d’illusions quant au rôle de cet échelon [qui deviendra ensuite un « secrétariat », en écho au « comité exécutif » mentionné dans la plate-forme] : celui-ci n’était pas exécutif seulement sur le plan technique, comme on le prétend souvent. C’était aussi le pilote idéologique principal du mouvement, qui gérait les publications et les activités de propagande, s’occupait de la caisse et, surtout, contrôlait et déployait les ressources et les effectifs du mouvement.

LA TROISIÈME VAGUE (1923-1949) : LES RÉVOLUTIONS ANARCHISTES CONTRE L’IMPÉRIALISME, LE FASCISME ET LE BOLCHEVISME

L’ÉPREUVE la plus difficile que l’anarchisme devra affronter est sans contredit la contre-révolution conservatrice des années 1920, menée par le couple des totalitarismes antagonistes fascisme et bolchevisme. Pendant des décennies, ceux-ci s’efforceront de broyer les classes laborieuses militantes et autonomes dans leur étau funeste. Plus insidieux que les fascistes à plusieurs égards, les bolcheviks imposent un style de totalitarisme semblable, mais se posent en libérateurs des classes laborieuses, drapés de l’alibi de la « dictature du prolétariat » (bien que la structure de classe de la dictature soviétique ait été mise au jour lorsque, non sans cynisme, le dirigeant bolchevique Léon Trotsky a formellement exigé la militarisation du travail). Décontenancés par le succès de la propagande bolchevique et bâillonnés dans les goulags [75], les anarchistes perdent du terrain un peu partout dans le monde. Ils réussissent toutefois à conserver des bastions en Amérique latine et en Extrême-Orient, même si au Brésil, en Chine, en Égypte, en France, au Mexique, au Portugal et en Afrique du Sud, ils contribuent eux-mêmes à la fondation des premiers partis « communistes », dont l’orientation, avant que ceux-ci ne soient bolchevisés et reçoivent leurs ordres de Moscou, est profondément influencée par l’anarchisme et le syndicalisme. Malheureusement, il n’y a pas que la répression. La deuxième vague se heurte aussi au réformisme, cette nouvelle carotte de l’État-providence qui désamorcera les luttes dans plusieurs pays comme l’Uruguay, la Suède et les États-Unis. De nombreuses organisations anarchistes et syndicalistes sont contraintes à la clandestinité ou disparaissent après un trop long séjour dans les ténèbres. Néanmoins, d’importantes luttes contre le fascisme et l’impérialisme sont menées dans des pays comme la Bulgarie et la Corée.

C’est dans ce contexte que sont fondées, en 1928, deux gigantesques organisations anarchistes. La Fédération anarchiste orientale (FAO), avec des groupes membres en Chine, au Japon, en Corée, à Formose (Taiwan), au Vietnam et en Inde, est créée à l’initiative de la Fédération anarchiste coréenne en Chine (FACC), qui, en 1930, fonde aussi à Shanghai la Fédération de la jeunesse coréenne en Chine du Sud, avec des représentants de Corée, de Mandchourie, du Japon et de partout en Chine [76]. La deuxième organisation créée en 1928 est l’Association continentale américaine de travailleurs (ACAT), une formation latino-américaine proche de l’Association internationale des travailleurs (AIT), avec des groupes membres en Argentine, en Bolivie, au Brésil, au Chili, au Costa Rica, en Équateur, au Salvador, au Guatemala, au Mexique, au Paraguay, au Pérou et en Uruguay, et dont le congrès fondateur réunit une centaine de syndicats venus de tout le continent [77]. La continuité dans la résistance anarchiste suscite donc une troisième vague, avec la révolution mandchoue de 1929-1931, cruellement méconnue et isolée au point qu’elle n’aura de véritables répercussions que sur la résistance chinoise, japonaise, mandchoue et surtout coréenne. Cette révolution est atypique parce qu’elle émane d’en haut. Elle obtient cependant très vite l’appui des communautés de base parce qu’elle prône l’auto-organisation des travailleurs et de la communauté[78]. Elle prouve qu’on peut très bien combiner une revalorisation des classes laborieuses, grâce à l’autonomie économique et l’éducation, avec un système décisionnel orienté de bas en haut et un programme défensif militant. En 1925, des anarchistes coréens aident à former un « gouvernement du peuple » à Shinmin (Xinmin), démocratisant ainsi cette préfecture des abords de la frontière sino-coréenne. Les troupes de l’Armée coréenne d’indépendance, dirigées par le sympathisant anarchiste Kim Jao-Jin, prennent le contrôle de la préfecture. C’est alors que Kim Jong-Jin, militant de la Fédération anarchiste coréenne (FAC) [79], proche parent de Kim Jao-Jin, soumet à l’état-major un projet anarchiste qui préconise la création de coopératives paysannes et d’un système d’éducation pour tous, y compris pour les adultes. La question est débattue puis, grâce à l’intervention de Yu Rim (pseudonyme de Ko Baeck Seong), un des fondateurs de la Fédération anarcho-communiste coréenne (FACC) [80], le général et son état-major approuvent le plan et donnent le feu vert aux anarchistes.

En 1929 naît à Hailin la Fédération anarchiste coréenne en Mandchourie (FACM), constituée de représentants anarchistes venus de Hailun, de Shihtowotze (Shitouhezi), des montagnes de Zhangguangcai Lin, de Mishan et d’ailleurs. La préfecture de Shinmin, qui couvre un territoire libre comptant environ 2 millions d’habitants, est rebaptisée Association du peuple coréen en Mandchourie et devient une structure administrative régionale socialiste libertaire aussi appelée Ligue générale des Coréens (HCH). Cette structure autogérée repose sur une assemblée de représentants dont dépendent des départements administratifs : guerre, agriculture, éducation, finances, propagande, jeunesse, santé et affaires générales (ce dernier traite entre autres des questions de relations publiques). Les délégués sont tous ouvriers ou paysans, gagnent le salaire minimum, ne jouissent d’aucun privilège et sont assujettis aux décisions prises par les instances, parfois coopératives, qui les ont mandatés. Bien qu’elle ait été fondée dans le cadre de cette étrange réunion entre les deux Kim, Yu et le commandement de l’armée, la HCH est constituée de collectifs paysans libres et dispose de banques d’aide mutuelle, d’un système d’éducation primaire et secondaire de grande envergure et d’une armée paysanne. Ce sont les effectifs de l’armée qui, dans un premier temps, ont formé la milice, mais, de plus en plus, des combattants issus des écoles de guérilla locales se joignent à ses rangs. Voilà donc un autre exemple d’application de la stratégie bakouniniste : des organisations spécifiques, la FACM et la FACC, dirigées par une assemblée de représentants civils, la HCH, et une milice armée qui protège le tout. À l’instar des soulèvements zapatistes de la Révolution mexicaine, les insurgés mandchous opèrent presque exclusivement dans les zones rurales et les petites villes. Des membres de la FACM intègrent le centre d’entraînement populaire Tchouang Young, situé dans la province chinoise méridionale du Fujian – soumise à l’influence informelle du Japon puisqu’elle longe le détroit de Formose –, en vue d’y établir un district autogéré inspiré de celui de Shinmin. Ils tentent ensuite de lever une milice paysanne et de fonder des communes dans la région, mais, dans le Nord, la Révolution mandchoue est écrasée par l’invasion japonaise de 1931. La FACM et la FACC sont forcées de battre en retraite vers la Chine du Sud où elles continueront de combattre l’impérialisme japonais aux côtés de leurs camarades chinois, et ce, jusqu’à la défaite de l’envahisseur, en 1945.

Malgré ces événements, c’est vers l’Espagne que se tourne l’attention du monde entier, où la guerre de classes explose soudainement en une fracassante révolution dans la foulée d’un coup d’État fomenté par l’armée coloniale, de tendance fasciste. Considérée comme un laboratoire où se mêlent pratiquement toutes les tendances politiques existantes, de l’anarchisme au fascisme, on peut en effet soutenir que la révolution espagnole de 1936-1939 est à maints égards la plus fascinante du siècle. Étant donné la notoriété de cet épisode, il n’est pas nécessaire de s’étendre ici sur ses détails. Je me contenterai de dire qu’on y trouve, dans les villes de Catalogne et d’Aragon ainsi qu’à Valence, des répliques du modèle makhnoviste, cette structure souple formée de communes libres et de soviets organiquement liés aux syndicats révolutionnaires et anarchistes (Industrial Workers of the World [IWW] et autres), supervisés par une assemblée de masse (comme le congrès des paysans, des ouvriers et des insurgés), liés à des organisations anarchistes spécifiques (comme le Nabat ou le Groupe anarcho-communiste [GAC]) et protégés par des milices affiliées ou autonomes (comme l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine [AIRU] et les gardes noires). Ces structures prennent cependant une forme plus condensée et plus urbaine qu’en Ukraine, où le constant va-et-vient de la ligne de front empêchait l’établissement à long terme d’une administration makhnoviste. Pendant la Révolution espagnole, les communes entretiennent des liens étroits avec la Confédération nationale du travail espagnole (CNT), forte de 2 millions de membres qui se sont prononcés pour le communisme libertaire au congrès de Saragosse de 1936. De plus, la CNT est alliée de manière formelle à la Fédération anarchiste ibérique (FAI) synthésiste, à la Fédération ibérique des jeunesses libertaires (FIJL) et à son équivalent d’expression catalane, les Jeunesses libertaires (JJLL). L’ensemble que forment les communes, la CNT, la FAI et la FIJL, est protégé par des milices confédérales comme la fameuse colonne Durruti [81]. Malheureusement, des compromissions et des erreurs stratégiques imputables aux réformistes et aux opportunistes infiltrés dans les rangs anarchistes trahiront la ligne de classe en détournant la CNT et la FAI vers les instances régionales puis nationales du gouvernement républicain. Leurs représentants accepteront des postes minoritaires au sein des conseils d’Aragon et de Valence, malgré l’écrasante majorité de deux organisations sur le terrain. Enfin, ils désavoueront la résolution de Saragosse et abandonneront le projet de rassembler toutes les communes paysannes et ouvrières pour établir un conseil national de défense. Tout aussi nuisibles, les technocrates de la FAI essaieront d’en faire un parti politique ordinaire – un détournement de l’organisation spécifique rendu possible par le manque de cohérence interne des synthésistes – et mineront la révolution de l’intérieur [82]. L’Espagne (comme les échecs du « national-anarchisme » en Tchécoslovaquie, en Chine et plus tard en Corée) est une preuve de plus que l’anarchisme internationaliste et les intérêts des classes laborieuses sont totalement incompatibles avec toute forme de gouvernement nationaliste, aussi révolutionnaire soit-elle. L’aide reçue par les rebelles franquistes de la part des puissances impériales profascistes, les trahisons des bolcheviks et la nature excessivement fragmentée du camp républicain ont participé à donner à la guerre d’Espagne cette réputation imméritée de chant du cygne de l’anarchisme, un chant vite étouffé par le carnage de la Seconde Guerre mondiale. Du reste, les fermes et usines autogérées d’Espagne ont fourni des méthodes parmi les mieux explorées par ceux qui ont œuvré et œuvrent encore pour une société égalitaire à grande échelle. L’Espagne est une leçon que l’humanité n’oubliera pas de sitôt.

Les cuisantes défaites des révolutions mandchoue et espagnole ne brisent pas la troisième vague, qui continuera de rouler jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, où elle culminera avec les mouvements anarchistes de résistance armée en France, en Chine, en Corée, en Pologne, en Italie, en Hongrie et, bien sûr, dans l’Espagne franquiste. Cette résistance inspirera les luttes anticoloniales à venir. En outre, pendant et juste après la guerre, de nombreuses fédérations anarchistes voient le jour, et les anarchistes cherchent à regagner le terrain politique. Selon Philip Ruff, le Nabat se forme à nouveau en Ukraine et déclenche un soulèvement armé en 1943, au cours duquel il réussit à s’emparer d’une tête de pont sur la rive occidentale du fleuve Dniepr, ce qui lui vaut l’admiration de la 4e armée de la garde. Le chef des troupes rebelles, V.I. Us, qui est aussi directeur d’école, est condamné à quatre ans de prison (il sera réhabilité après la mort de Staline). Apparemment, des partisans anarchistes ukrainiens auraient continué à se battre jusqu’en 1945, tandis qu’un groupe makhnoviste clandestin appelé l’Alliance de Cronstadt (ZK) aurait mené ses activités de l’intérieur de l’Armée rouge, qui occupe l’Allemagne et l’Autriche immédiatement après la guerre. À cette même époque, d’autres organisations anarchistes spécifiques que la guerre a fait disparaître refont surface parallèlement à certains syndicats anarchistes et révolutionnaires. En France, par exemple, la Fédération internationale syndicaliste révolutionnaire (FISR) voit le jour en 1943 et conduit à la création de la CNT, aux côtés et à l’intérieur de laquelle opère la Fédération anarchiste francophone (FAF) [83]. En Bulgarie, la Fédération des anarcho-communistes de Bulgarie (FAKB) [84] et ses syndicats affiliés resurgissent. En Italie, la Fédération communiste anarchiste italienne (FCAI) est fondée en 1944[85] et influence en partie le courant anarchiste au sein de la jeune Confédération générale italienne du travail (CGIL). La Fédération anarchiste de Grande-Bretagne (AFB) [86] est créée en 1945 et s’associe à la nouvelle Fédération syndicaliste des travailleurs (SWF). La Fédération anarchiste japonaise (NAR) [87] voit le jour en 1945, suivie de la Fédération des syndicats libres et du Congrès des syndicats de travailleurs [88]. De nouveaux groupes apparaissent dans des régions apparemment désertées par les anarchistes depuis longtemps : en 1947, en Allemagne, la Fédération des libertaires socialistes (FFS) [89] ; en 1974, englobant le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, le Mouvement libertaire nord-africain (MLNA) [90] ; en 1948, aux Pays-Bas, la Ligue des syndicats indépendants (OVB) [91].

La défaite espagnole provoque, elle aussi, une diaspora anarchiste dans le reste du monde, de l’Afrique du Nord au Chili. L’influence de ces exilés se fait surtout sentir en France, où les exilés participent à la Résistance, à Cuba, où le mouvement anarchiste connaît un tel essor que, au terme de la Seconde Guerre mondiale, il domine les fédérations officielles comme clandestines, ainsi qu’au Mexique et au Venezuela, où leur présence est assez forte pour qu’ils en viennent à former leurs propres organisations anarcho-syndicalistes d’envergure : la Délégation générale de la CNT à Mexico, en 1942, qui coordonnait plusieurs sous-délégations réparties à travers l’Amérique latine, et la Fédération ouvrière régionale vénézuelienne (FORV) au Venezuela, en 1944[92].

Un autre centre important mais souvent ignoré de l’organisation anarcho-syndicaliste de l’après-guerre est peut-être la Chine, où le mouvement réussit à maintenir une présence syndicale minoritaire de seulement 10 000 membres à Canton et à Shanghai, dans les conditions difficiles du conflit entre nationalistes et bolcheviks. Ces informations sont toutefois difficiles à confirmer. En Corée, la défaite du Japon conduit à une prompte réorganisation des anarchistes avec un retour de la FACC, de son organisation jeunesse et d’affiliés de la FAO, en plus de nombreuses autres sociétés anarchistes qui se regroupent sous la bannière de la grande Fédération des bâtisseurs d’une société libre (FBSL) [93]. Une forte tendance réformiste libertaire se manifeste là aussi : Yu Rim et quelques autres figures clés de la FACC ou de la Fédération révolutionnaire coréenne siègent de 1940 à 1946 au gouvernement provisoire coréen (formé en 1919 alors que ses membres étaient en exil) composé de cinq partis de gauche, même si les troupes d’occupation américaines et russes ne permettent pas à ce gouvernement parallèle d’exercer le pouvoir, le remplaçant même, en 1948, par un autre choisi par eux.

En 1948, à Paris, les participants à une conférence anarchiste paneuropéenne fondent la Commission des relations internationales anarchistes (CRIA). Son objectif est de faciliter les relations entre les membres du mouvement anarchiste d’après-guerre, certes dispersés et plutôt maltraités, mais toujours vivants. Elle monte une organisation jumelle en Amérique latine, la Commission continentale des relations anarchistes (CCRA), basée à Montevideo. La CRIA et la CCRA prennent en quelque sorte le relais de l’Internationale d’Amsterdam et alimentent un réseau de correspondance entre organisations anarchistes, périodiques et militants d’Algérie, d’Argentine, d’Australie, de Bolivie, du Brésil, de Grande-Bretagne, de Bulgarie, du Canada, du Chili, de Chine, de Colombie, de Cuba, d’Équateur, de France, d’Allemagne, du Guatemala, d’Inde, d’Israël, d’Italie, du Japon, de Corée, du Mexique, du Maroc, des Pays-Bas, du Panama, du Pérou, du Portugal, d’Espagne, de Suisse, de Tunisie, d’Uruguay, des États-Unis, du Venezuela et de Yougoslavie. En 1949, la CRIA et la CCRA tiennent conjointement leur premier congrès à Paris. Puis, dans le cadre de leur congrès de Londres en 1958, elles se joignent au Secrétariat provisoire aux relations internationales (SPRI), et l’ensemble devient la Commission internationale anarchiste (CIA) qui perdurera jusqu’en 1960[94].

LA RÉPONSE DURRUTISTE ET NÉOMAKHNOVISTE : LA JUNTE RÉVOLUTIONNAIRE LANCE UN APPEL À UNE NOUVELLE RÉVOLUTION

La question soulevée dans les années 1920 par la Plate-forme, à savoir comment s’organiser librement, mais de manière efficace, surgit à nouveau pendant la Révolution espagnole, à l’apogée de la troisième vague. En 1937, constatant à quel point certains communistes et réformistes présents dans les syndicats semblent prêts à trahir la révolution, des militants anarchistes créent un groupe visant le maintien d’une ligne politique révolutionnaire. Fondé par des militants CNT de la base, le groupe des Amis de Durruti (AD) – ainsi nommé en honneur du grand cheminot et combattant anarchiste Buenaventura Durruti, mort en défendant la capitale espagnole contre les armées de Franco – regroupe des anarchistes de la ligne dure issus pour la plupart de la colonne de Fer ou de la colonne Durruti, qui s’opposent à l’ordre donné par l’État « révolutionnaire » de transformer les milices en armée conventionnelle, autoritaire, hiérarchique et fondée sur une coercition meurtrière.

En 1938, en plein essor de la contre-révolution soutenue par le Parti communiste espagnol, les ad publient Vers une nouvelle révolution[95], un document stratégique s’attaquant à la tendance réformiste d’une partie des membres de la CNT qui ont mené celle-ci à collaborer avec les forces bourgeoises, nationalistes, conservatrices et bolcheviques du gouvernement républicain. Le document prône la création d’une junte (ou conseil, ou soviet) révolutionnaire destinée à préserver le caractère révolutionnaire de la guerre grâce aux actions de milices. De plus, le pamphlet réclame que l’économie soit entièrement confiée aux syndicats anarcho-syndicalistes qui forment la base de la CNT. C’est donc un appel à démanteler le gouvernement républicain bourgeois pour lui substituer une classe ouvrière révolutionnaire armée. Il comprend d’autres revendications : que les travailleurs prennent le contrôle des réserves d’armes et d’argent, que la distribution des denrées et l’économie soient totalement socialisées, qu’il n’y ait de collaboration avec aucun groupe bourgeois, que soit instauré le salaire égal pour tous, qu’il y ait une véritable solidarité au sein de la classe laborieuse et, enfin, que nul traité ne soit jamais signé avec un gouvernement bourgeois étranger.

Tout comme l’a été la Plate-forme makhnoviste, le manifeste des AD est taxé d’avant-gardisme et d’autoritarisme, cette fois surtout à cause d’un malentendu, chez certains non-hispanophones, autour du sens du mot junte. Or, dans le texte des AD, le mot ne désigne pas une clique militaire comme en anglais ou en français. La junte n’est pas un groupe chargé de substituer au gouvernement bourgeois une dictature anarchiste : elle a simplement pour tâche de coordonner l’effort de guerre et de s’assurer que le conflit ne démantèle ni ne reporte à plus tard les acquis de la révolution.

En 1945, l’organisation plateformiste FAKB, fondée en 1919, organise un congrès à Kniajevo, en banlieue de Sofia, pour aborder le problème de la répression du mouvement syndical et anarchiste par les forces gouvernementales du Front patriotique, installé par l’Armée rouge et composé de membres du Parti communiste et de l’Union agrarienne ainsi que d’officiers du Zveno, le groupe fasciste qui a organisé le putsch de 1934. Le jour du congrès, les 90 délégués réunis sont arrêtés par les milices communistes puis envoyés dans des camps de travail. Les locaux occupés par les anarchistes sont fermés de force, et l’organe de presse relancé par la FAKB, le Rabotnicheska Misal (la pensée des travailleurs), se voit obligé de suspendre ses activités après n’avoir publié que huit numéros. Le journal reprendra brièvement ses activités en 1945, lors des élections truquées par le Front patriotique et organisées à l’instigation des Américains et des Britanniques. De 7 000 à 60 000 exemplaires seront mis en circulation avant que le journal ne soit de nouveau censuré. En tout, plus d’un millier de militants de la FAKB seront envoyés dans les camps, et le congrès de 1946 se tiendra clandestinement.

Malgré la répression, la FAKB publie en 1945 un document fondamental en matière de stratégie plateformiste, la Plateforme de la Fédération des anarcho-communistes de Bulgarie[96], qui prône l’avènement du communisme anarchiste et libertaire. Considérant que toute forme traditionnelle de parti politique est « stérile et inefficace » et « ne répond ni aux buts et aux tâches immédiates ni aux intérêts des travailleurs des villes et des villages », le texte préconise la création de syndicats anarchistes et révolutionnaires, de coopératives, d’organisations culturelles particulières (comme des groupes de femmes ou de jeunes) et d’un groupe nommément anarchiste dont la ligne politique correspondrait à celle de la Plate-forme :

Il est avant tout nécessaire que les partisans de l’anarcho-communisme soient organisés dans une organisation idéologique anarcho-communiste. Les tâches de ces organisations sont les suivantes : le développement, la réalisation et la diffusion des idées de l’anarcho-communisme ; l’étude de toutes les questions actuelles et vitales de la vie quotidienne des masses travailleuses et des problèmes liés à la reconstruction sociale ; la lutte multiforme pour la défense de leur idéal social et des travailleurs ; la participation à la création de groupes de travailleurs œuvrant sur le plan de la production, des métiers, de l’échange, de la consommation, de la culture et de l’éducation, et de toute autre organisation utile à la préparation de la reconstruction sociale ; la participation, les armes à la main, à chaque insurrection révolutionnaire ; la préparation et l’organisation de celles-ci ; l’utilisation de tout moyen positif pour s’approcher de la révolution sociale. Les organisations idéologiques anarcho-communistes sont absolument indispensables à la réalisation complète de l’anarcho-communisme, et ce, avant la révolution comme après.

Selon ce manifeste néomakhnoviste, ces organisations politiques et idéologiques anarchistes doivent être fédérées, « coordonnées par le secrétariat fédéral » – qui rappelle la « junte révolutionnaire » durrutiste –, mais l’«organisation locale » demeure l’entité décisionnelle de base et les secrétariats local et fédéral « ne sont que des organes de liaison et d’exécution dépourvus de tout pouvoir » et voués à mettre en œuvre les résolutions des communes locales ou de la fédération des communes locales. La plate-forme de la FAKB insiste sur l’importance de l’unité idéologique dans ces organisations, stipulant que seuls les anarcho-communistes convaincus peuvent en être membres, et souligne que les décisions doivent être prises à l’unanimité, celle-ci devant être obtenue par voie de persuasion et de démonstration et non selon le vote de la majorité (méthode en revanche applicable aux syndicats anarchistes et révolutionnaires, entre autres, moyennant certains accommodements pour la minorité dissidente). Ainsi organisés, les militants anarchistes peuvent aussi bien intégrer les syndicats révolutionnaires que les syndicats classiques pour y faire valoir leurs positions et les intérêts immédiats de la classe tout en observant comment est gérée la production, en vue de la révolution sociale. Les militants participent aussi à des coopératives, auxquelles ils « apportent l’esprit de la solidarité et de l’entraide contre l’esprit de parti et le bureaucratisme », ainsi qu’à des organisations d’intérêt culturel et particulier soutenant l’idée anarcho-communiste et l’organisation syndicale. Toutes ces organisations sont liées entre elles sur la base de la « dépendance réciproque » et de la « communauté idéologique ».

LA QUATRIÈME VAGUE (1950-1989) : ACTIONS D’ARRIÈRE-GARDE SUR FOND DE GUERRE FROIDE ET DE DÉCOLONISATION DES CONTINENTS AFRICAIN ET ASIATIQUE

FASTES pour le capitalisme qui, après la Seconde Guerre mondiale, connaît un boom fulgurant sans pâtir de la guerre froide que se livrent ses variantes américaine et soviétique, les années 1950 sont généralement considérées comme celles de la traversée du désert pour le mouvement anarchiste. Cela s’avère en grande partie : en 1955, année de leur cinquantenaire, les Industrial Workers of the World (IWW) n’ont jamais été aussi faibles et les néofascistes poursuivent leur ascension en Amérique latine et en Méditerranée, tout comme les bolcheviks en Extrême-Orient, où le totalitarisme marxiste « maoïste » s’est emparé de presque toute la Chine, et où, dès 1953, la Corée est déchirée de manière permanente entre deux formes de totalitarisme, désormais fermée aux options révolutionnaires anarchiste et libertaire.

Toutefois, dans cette vision des choses, il n’est pas fait mention du rôle essentiel joué par les anarchistes à Cuba, dans le Second Front révolutionnaire de l’Escambray, dans le Directoire révolutionnaire des étudiants (DRE), la Confédération des travailleurs cubains (CTC), et même dans le Mouvement du 26 juillet de Castro [97]. Plus particulièrement, dans ces années-là, les anarchistes cubains déclenchent la révolution cubaine de 1952-1959 et mènent le combat dans leurs propres organisations : l’Association libertaire de Cuba (ALC) [98] et la Confédération générale du travail (CGT) [99], clandestine. Étant donné que la Révolution cubaine est, et restera longtemps, la référence d’une foule de tendances issues de la nouvelle gauche, on ne soulignera jamais assez le rôle essentiel que les anarchistes y ont joué, sans parler du rôle frauduleux et contre-révolutionnaire des castristes, ces populistes de droite qui ont militarisé et appauvri la société cubaine, détruit le travail libre, défiguré les syndicats pour en faire des corporations selon la ligne fasciste, et bâti, à partir de l’image de l’homme fort latino, un culte de la personnalité autour de Fidel Castro, grand ami du sympathisant nazi argentin Juan Perón et du ministre de l’Intérieur de Franco, Manuel Fraga Iribarne[100]. Mais que cela ne nous éloigne pas de notre sujet.

D’aucuns prétendent que l’Organisation centrale des travailleurs de Suède (SAC) [101] était le dernier bastion de l’anarcho-syndicalisme à grande envergure jusqu’à ce qu’elle se sépare des IWW en 1959. Or, c’est oublier qu’en 1953, au Chili, la section des IWW, l’anarcho-syndicaliste Confédération générale des travailleurs (CGT), le Mouvement unitaire national des travailleurs (MUNT) et les syndicats marxistes et socialistes se sont regroupés pour créer la puissante Centrale unique des travailleurs (CUT). Parmi les dirigeants nationaux de la CUT, on compte neuf socialistes, quatre anarchistes, deux marxistes, deux démocrates-chrétiens, un indépendant et même un phalangiste de droite. Mais la déclaration des statuts et principes de l’organisation a été rédigée par trois anarchistes. Au sein de la CUT, l’anarchisme domine chez les travailleurs maritimes, les cordonniers et les imprimeurs. La cut recrute parmi les étudiants, les travailleurs manuels, les paysans, les intellectuels et les professionnels, et commence à formuler des revendications politiques, sociales et économiques. Ainsi, en 1956, elle lance une grève générale qui paralyse entièrement le pays pendant deux jours, à un point tel que le régime de Carlos Ibáñez del Campo va jusqu’à proposer de céder le pouvoir à la CUT. Les marxistes et les socialistes préfèrent toutefois reculer et mettre fin à la grève, malgré les vives objections des anarchistes. Les politiciens de gauche sabotent ainsi leur première chance, dans toute l’histoire du Chili et de l’Amérique latine, d’instaurer le contrôle ouvrier[102].

Ceux qui soutiennent que cette époque marque la fin du mouvement anarchiste ignorent aussi d’autres preuves de la persistance du syndicalisme anarchiste : en Argentine, la grève massive de six mois des ouvriers des chantiers navals, organisée en 1956 par la Fédération ouvrière régionale argentine (FORA) (la grève la plus importante du siècle dans ce pays[103]) ; en Nouvelle-Zélande, les quelque 100 000 débardeurs, mineurs et ouvriers des ateliers de congélation syndiqués qui, en 1951, résistent pendant 5 mois[104] ; dans la province chinoise du Yunnan, près des frontières avec la Birmanie (Myanmar) et le Vietnam, les campagnes menées par les guérillas anarchistes de Chu Cha Pei qui, dans les années 1940 et 1950, reprennent le modèle makhnoviste[105] ; le fait qu’en Bolivie, les anarchistes sont toujours majoritaires dans l’organisation syndicale qui remplace la Fédération ouvrière locale (FOL), l’anarcho-syndicaliste Confédération ouvrière régionale bolivienne (CORB), et l’existence d’une puissante Fédération des femmes ouvrières (FOF), dirigée par Petronila Infantes, qui durera jusqu’en 1964[106] ; et, en Rhodésie du Sud, la persistance du Syndicat industriel et commercial (ICU) fortement influencé par le syndicalisme révolutionnaire[107]. Malgré tout, force est de constater qu’il s’agit globalement d’une période d’hibernation au cours de laquelle la majeure partie de l’activité syndicale apparente est « spontanée » et dissociée de ses origines anarchistes.

À la suite de la fondation, en 1956, de la très puissante Fédération anarchiste uruguayenne (FAU), la situation commence à changer. À son tour, cette organisation mettra sur pied, en 1972, une Convention nationale des travailleurs (CNT) forte de 400 000 adhérents, qui préparera le terrain de la résistance continentale latino-américaine pour les années à venir[108]. En Chine et en Espagne, bien qu’elles opèrent dans des conditions extrêmement difficiles, les guérillas anarchistes nuisent grandement aux autorités « maoïstes » et franquistes, respectivement. En Corée du Sud occupée par les Alliés, des organisations réformistes libertaires voient le jour : la Ligue autonome des travailleurs et le Mouvement des villages autonomes, deux groupes clandestins formés par la Fédération des bâtisseurs d’une société libre (FBSL) synthésiste, qui vivote jusqu’au milieu des années 1970[109]. Cependant, l’anarchisme – tout comme l’ensemble de la classe ouvrière – est dans une situation périlleuse et ne se rétablit qu’avec la « secousse » de 1968, qui déclenche une vague de résistance ouvrière contre les différentes formes du capitalisme, de la France au Sénégal, en passant par le Mexique, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne, le Japon, le Pakistan et les États-Unis. Cette secousse, qui sera amplifiée par la contraction néolibérale du capital qui amorce le démantèlement des États-providence occidentaux et érode encore plus les conditions des travailleurs du bloc soviétique, permettra enfin à la quatrième vague d’organisation et de guérilla anarchiste de déferler, principalement sur le sud de l’Amérique latine, mais aussi au Proche-Orient, un territoire encore largement inexploré par l’anarchisme.

Au cours de cette quatrième vague, les courants anarchistes et libertaires de l’autonomisme qui émergent en Europe agissent pour la plupart dans l’ombre des maoïstes et des trotskystes, et, du moins en Occident, préfèrent s’inspirer du stratège marxiste de la guérilla rurale Che Guevara et de sa doctrine autoritaire plutôt que de suivre les traces du stratège communiste libertaire de la guérilla urbaine Abraham Guillén, dont les idées ont profondément marqué les anarchistes et les trotskystes d’Amérique du Sud[110]. Au Chili, le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), créé en 1965 selon une ligne politique établie par le communiste libertaire Marcello Ferrada-Noli, comprend une faction anarchiste qui se dissociera en 1967[111]. Malgré tout, après le départ de Pinochet, de nombreux ex-membres du mir se joindront au Congrès d’unification anarcho-communiste (CUAC) [112], qui deviendra ensuite l’Organisation communiste libertaire (OCL). Parmi les groupes armés qui s’affichent comme anarchistes à cette époque et dans cette région du monde, on trouve : en Uruguay, le bras armé de la FAU (d’ailleurs fondé par elle), l’Organisation populaire révolutionnaire (OPR-33) [113], organisation fortement influencée par les théories de Guillén et chargée de défendre la CNT ainsi que d’autres formations de classe sous la dictature de Bordaberry ; en Argentine, Résistance libertaire (RL), qui protège les ouvriers d’usine contre la dictature meurtrière de Videla[114] ; en Irak, le Groupe de libération des travailleurs (Shagila) ; et en Iran, le Cri du peuple[115]. Ces deux dernières organisations sont particulièrement importantes, d’une part parce qu’elles ont développé une pratique anarchiste tout en étant presque totalement isolées du reste du mouvement, ce qui démontre une fois de plus la validité universelle de l’anarchisme, et d’autre part parce qu’elles interviendront dans la révolution iranienne de 1978-1979, la plus récente révolution dans laquelle sont intervenus des groupes armés anarchistes. Les guérillas anarchistes de l’hémisphère Nord sont : en Grande-Bretagne, le groupe Angry Brigade (AB), qui s’adonne exclusivement au sabotage ; en France, Action directe (AD), dont les membres adopteront plus tard une ligne « maoïste » marxiste ; au Canada, le groupe Direct Action (DA) ; en Allemagne, le Mouvement du 2-juin (B2J), dont de nombreux membres se joindront ensuite à la Fraction armée rouge (RAF) ; au Pays Basque, les Commandos autonomes anticapitalistes (KAA) ; et un trio de groupes armés issus du groupe Défense intérieure (DI) du Mouvement libertaire espagnol (MLE) en exil créé en 1961 avec l’objectif d’assassiner Franco, soit le Groupe premier mai (GPM), fondé en 1965, suivi du Mouvement ibérique de libération – Groupes autonomes de combat (MIL-GAC), fondé en 1971, et, enfin, les Groupes d’action révolutionnaire internationaliste (GARI), créés en 1974 et encore actifs plusieurs mois après la mort de Franco en 1975[116].

Parmi les autres faits marquants de la quatrième vague, mentionnons la refondation de la Croix noire anarchiste (ABC) en 1968, et la création, lors d’un congrès tenu la même année en Italie, de l’Internationale des fédérations anarchistes (IFA) [117], bâtie sur le réseau de la Commission internationale anarchiste (CIA) qui agonisait depuis 1960. Cette organisation attire aussi bien les jeunes militants que les plus vieux et participe à enrayer la sympathie castriste présente dans certains milieux anarchistes, provoquant ainsi la scission de sa section cubaine. Le principal groupe membre à l’époque est la Fédération anarchiste francophone (FAF), mais le congrès de 1968 permet l’intégration de nombreuses organisations anarchistes d’Argentine, d’Australie, de Grande-Bretagne, d’Italie, du Japon, du Mexique, de Norvège, des Pays-Bas, de Suisse, de Bulgarie (l’Union libertaire bulgare en exil), de Cuba (le Mouvement libertaire cubain en exil [MLCE]) [118], de la péninsule ibérique (la Fédération anarchiste ibérique [FAI] clandestine), de Grèce et d’Allemagne. C’est à Paris, en 1971, qu’est organisé, dans des circonstances pénibles, le deuxième congrès de l’IFA au cours duquel sont cependant réaffirmés les principes communistes libertaires. Un peu plus tard, à la suite d’un violent débat, le MLCE quitte l’Internationale à cause du refus de l’IFA de condamner officiellement les anticastristes de la contre-révolution à Cuba. Notons aussi la présence d’un groupe appelé la Tribune neutraliste, animé par des Vietnamiens en exil en France, et d’une fédération anarchiste chinoise. L’IFA entretient des liens avec des fédérations anarchistes en Australie, au Chili, au Danemark, en Allemagne, au Japon, en Nouvelle-Zélande, au Portugal, au Québec, en Écosse et en Suède, ainsi qu’en Uruguay avec l’Alliance libertaire uruguayenne (ALU) clandestine, qui a quitté la FAU en 1963.

Cette prolifération d’organisations anarchistes à travers le monde se reflète dans la résurgence, dans des circonstances variées, de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire. Par exemple, une section du Syndicat des travailleurs du transport maritime (MTWIU) est fondée en Suède. Cette résurgence est principalement due à la fin des régimes fascistes au Portugal en 1974 et en Espagne en 1975, qui provoquent une spectaculaire remontée en force de la CNT, qui atteint alors les 200 000 membres. À cette époque, toutefois, le véritable augure de ce qui attend le mouvement est le retour de l’anarchisme et du syndicalisme révolutionnaire dans l’Empire soviétique[119] : une radio pirate anarchiste en Russie, dont l’existence est signalée par la bbc en 1970 ; à Leningrad, le groupe anarchiste Opposition de gauche (1976-1978) et le groupe des Communards révolutionnaires (1979-1982), qui surgit dans la même ville après la disparition du premier et qui se joint à la première organisation clandestine syndicaliste créée en Russie depuis longtemps, l’Union interprofessionnelle des travailleurs. Cette même année, des anarchistes se font arrêter sur le campus de l’université d’État de Dnepropetrovsk, en Ukraine, pour avoir tenté d’établir une Ligue communiste des anarchistes. Entre-temps, dans certains autres États satellites du régime, des changements affleurent et annoncent l’effondrement des gouvernements marxistes. Mentionnons notamment la création de la Fédération anarchiste (FA) polonaise [120] en 1988 et de la Fédération anarcho-syndicaliste (FAS) tchécoslovaque [121] en 1989. Ailleurs dans le monde surgissent des syndicats dont l’influence anarchiste et révolutionnaire est insoupçonnée, comme c’est le cas pour la Fédération des syndicats sud-africains (FOSATU) [122].

LA RÉPONSE FONTENISTE : UNE AVANT-GARDE VOUÉE À DISPARAÎTRE FAIT PROGRESSER LE COMMUNISME LIBERTAIRE

Les idées de la Plate-forme, dont l’essentiel a été reformulé par les Amis de Durruti (AD), ont assuré à plusieurs reprises la préservation de la ligne politique anarchiste, surtout lors des crises traversées par le mouvement. Dans la foulée de la défaite de la Révolution espagnole en 1939, les anarchistes déçus sont nombreux, et un mortel libéralisme antirévolutionnaire favorisant l’«émancipation personnelle » au détriment de la lutte des classes s’insinue dans le mouvement. Ainsi, en 1953, tout de suite après la Révolution cubaine dans laquelle les anarchistes ont joué un rôle fondamental, Georges Fontenis, militant anarcho-communiste français, rédige le Manifeste du communisme libertaire [123] à l’attention des membres de la Fédération communiste libertaire (FCL), plateformiste. En 1950, la tendance plateformiste a gagné du terrain dans les rangs de la FA par l’entremise de l’Organisation pensée-bataille (OPB), un groupe secret dont Fontenis est secrétaire, ce qu’il regrettera par la suite, même si les synthésistes ont leur propre réseau souterrain dans la FA. L’existence de l’OPB ne sera révélée au grand jour que deux ans après le congrès de 1952, au cours duquel celle-ci aura noyauté puis pris le contrôle de la FA pour la transformer en FCL, provoquant ainsi le départ des dissidents synthésistes qui reconstitueront la FA l’année suivante. Ainsi, le débat entourant le Manifeste est-il terni par le secret injustifié entourant l’existence de l’OPB, prétendument destiné à attirer la gauche du Parti communiste français.

Comme tous les textes plateformistes qui l’ont précédé, le Manifeste de Fontenis provoque un scandale en s’en prenant aux formes synthésistes d’organisation, ouvertes aussi bien aux individualistes extrémistes qu’aux anarcho-syndicalistes et empêtrées par le fait même dans un fouillis d’idées libertaires. Le texte rejette aussi les classiques du bolchevisme, dont la dictature du prolétariat (qui, dans les faits, n’est rien d’autre que la dictature du parti) et la révolution en deux étapes (qui n’est qu’une révolution éternellement suspendue). Il fait valoir l’anarchisme en tant que théorie et pratique révolutionnaire et prône la formation d’une « avant-garde » disciplinée pour faire avancer la révolution. Précisons cependant que l’«avant-garde » dont parle Fontenis n’a rien à voir avec les « dirigeants » autoproclamés du peuple, de type marxiste, dont la tactique, dit-il, « conduit à une évaluation pessimiste du rôle des masses, au mépris aristocratique de leur capacité politique, à une conduite abstraite de l’action révolutionnaire et par conséquent à sa défaite ».

Au contraire, l’«avant-garde » dont il est question dans le Manifeste est une organisation révolutionnaire qui a pour tâche « le développement de la responsabilité politique directe des masses [et qui] vise à développer la capacité d’auto-organisation des masses ». Le « but suprême [de ce groupe de militants] est de disparaître en s’identifiant avec les masses lorsqu’elles en arriveront au plus haut degré de conscience, au cours de la réalisation révolutionnaire ». Pour ce faire, l’«avant-garde » doit travailler dans les organisations de masse comme les syndicats, les groupes à vocation éducative, les groupes d’aide mutuelle, et y diffuser activement ses idées. Les principes de base en sont l’unité idéologique et tactique, l’action et la discipline collectives, et le fédéralisme au lieu du centralisme.

Dans les années 1950, en Italie, les anarchistes « organisationnels » purs et durs fondent les Groupes anarchistes d’action prolétaire (GAAP) au sein de la Fédération anarchiste italienne (FAI), mais ils en seront exclus peu après. Sans la FAI, les GAAP ne survivront pas longtemps, mais, pendant leur brève existence, ils s’unissent à la FCL de Fontenis et au Mouvement libertaire nord-africain (MLNA) pour former l’Internationale communiste libertaire (ICL), une organisation méditerranéenne occidentale qui disparaîtra en 1957 en même temps que seront dissous la FCL en France et le MLNA en Algérie. Même si la tendance plateformiste spécifique en Italie s’estompe, ce sont des vétérans des GAAP qui formeront le noyau dur de la Fédération des anarchistes communistes (FDCA), fondée en 1985 sur des bases largement plateformistes.

Fontenis est un personnage controversé, mais, comme le mentionne un hommage publié après sa mort en 2010[124], il a été « une des dernières personnalités du mouvement anarchiste des années 1940-1950 […]. Il restera, dans la mémoire du mouvement ouvrier, comme un infatigable combattant du communisme libertaire, un acteur du soutien aux indépendantistes algériens, un syndicaliste de l’École émancipée, un des animateurs de Mai 68 à Tours et un des piliers de la Libre-Pensée d’Indre-et-Loire. Jusqu’à ses derniers jours, il a été adhérent d’Alternative libertaire ». En France, le plateformisme disparaît temporairement en 1957 lors de la dissolution de la FCL, avant de resurgir en 1968 avec la constitution de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA), qui se sépare de la FA en 1970. Cette tendance demeure toutefois minoritaire dans le mouvement anarchiste occidental. En revanche, grâce aux galons anti-impérialistes qu’elle a gagnés dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, elle trouvera un écho largement plus favorable en Amérique latine, où les plateformistes constitueront à nouveau des organisations de masse.

Dans son Contrat organisationnel[125], l’ORA se définit comme une « une fédération de groupes territoriaux ou professionnels, et non un rassemblement d’individus ». Son manifeste stipule que « l’anarchisme récuse tout totalitarisme : celui de l’individualisme pur qui récuse la société, comme celui du communisme pur qui veut ignorer l’individu. L’anarchisme n’est pas une synthèse de principes antagonistes, mais une juxtaposition de réalités concrètes et vivantes dont la convergence doit être recherchée dans un équilibre mouvant comme la vie elle-même ». Le texte se poursuit en prônant les principes plateformistes de l’unité tactique et idéologique, puis précise qu’il « ne prétend pas à une unité idéologique rigide, génératrice de dogmatisme. Mais à l’opposé, elle se refuse également à n’être qu’un rassemblement hétéroclite de tendances divergentes dont les oppositions provoqueraient inéluctablement l’immobilisme ».

L’Additif au Contrat organisationnel déclare que l’ORA doit « être le moteur des mouvements de masses [sic] face aux systèmes autoritaires ». Elle y parviendra en partie. En effet, elle inspirera la constitution d’organisations homonymes (aujourd’hui disparues) au Danemark en 1973 et en Grande-Bretagne au milieu des années 1970. Celle qui sera fondée en Italie en 1985 existe encore, bien qu’elle soit devenue la FDCA. L’ORA française s’est transformée en l’actuelle Organisation communiste libertaire (OCL) franco-belge et une organisation qui s’en est dissociée, Alternative libertaire (AL). Force est de constater que la longévité des lignes politiques comme celles de la FDCA et des ORA/OCL/AL a permis de réfuter une fois pour toutes l’idée voulant que le plateformisme ne soit rien d’autre qu’une étape en trompe-l’œil du processus de capitulation devant le bolchevisme.

Comme nous l’avons évoqué précédemment, le plateformisme a repris des forces en Amérique latine. Mieux connu sous le nom d’especifismo, le courant y conteste avec vigueur le révolutionnisme capitaliste d’État qui se propage dans le cône sud, surtout après la fondation de la FAU en Uruguay en 1956, qui rappelle la fédération qui portait le même nom de 1938 à 1941. En 1972, la FAU diffuse le texte fondamental de l’especifismo, intitulé Huerta grande (« grand potager ») [126], qui affirme le besoin d’éviter un « volontarisme » ne reposant que sur les bonnes intentions et d’opter pour une ligne politique fondée sur une analyse approfondie des conditions réelles prévalant en Uruguay à l’époque. Huerta grande rejette la possibilité de créer de toutes pièces une nouvelle théorie de l’action, et rejette par le fait même les analyses bourgeoises en vogue, leur préférant d’emblée les analyses directement applicables à la situation en Uruguay. Ces dernières doivent ensuite être liées aux objectifs idéologiques de la FAU pour transformer la société du pays à l’aide de sa pratique politique, même si « ce n’est que par la pratique et son existence concrète, dans les conditions éprouvées de son développement, qu’on peut échafauder une structure théorique utile ».

LA CINQUIÈME VAGUE (DE 1990 À NOS JOURS) : RÉSURGENCE DU MOUVEMENT ANARCHISTE À L’ÈRE DE L’EFFONDREMENT DU BLOC SOVIÉTIQUE ET DE L’HÉGÉMONIE NÉOLIBÉRALE

EN AMÉRIQUE LATINE, les insurrections liées à la quatrième vague du mouvement anarchiste sont écrasées par la répression néofasciste au milieu des années 1970 et par les escadrons de la mort financés par les États-Unis dans les années 1980. En Europe occidentale et en Amérique du Nord, elles le sont à cause de la militarisation de la riposte de nombreux anarchistes, qui se trouvent de plus en plus isolés des classes populaires et s’en remettent au terrorisme, au maoïsme, au tiers-mondisme et à d’autres formes de déviationnisme. Néanmoins, l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme révolutionnaire se reconstruisent progressivement, tout comme l’organisation politique. Ainsi, une cinquième vague, beaucoup plus étendue que la précédente, déferle au tournant des années 1990, au moment du spectaculaire effondrement du bloc soviétique et de la libération de ses satellites colonisés, qui touche jusqu’à l’anomalie marxiste que représentaient l’Albanie et la région dissidente titiste de la Yougoslavie. Le courant anarchiste souterrain qui existait dans ces pays sort immédiatement de l’ombre : en font foi la Fédération anarchiste polonaise (FA), la Fédération anarcho-syndicaliste tchécoslovaque (FAS) et, en Russie, la Confédération des anarcho-syndicalistes (KAS) et la Confédération des anarcho-syndicalistes révolutionnaires (KRAS), toutes deux constituées en 1989[127]. La prolifération de nouvelles organisations anarchistes dans l’ex-Empire soviétique est impressionnante : de la mer Baltique aux Balkans, en passant par le Belarus et le Kazakhstan, il n’y a pratiquement aucune région de l’URSS, aucun de ses satellites, qui n’ait vu l’émergence d’un mouvement anarchiste ou syndicaliste révolutionnaire. Soulignons la constitution d’organisations telle la Confédération révolutionnaire des anarcho-syndicalistes – Nestor Makhno (RKAS-NM) [128] dans l’ancien bastion anarchiste qu’est l’Ukraine, ainsi que l’émergence de groupes explicitement makhnovistes en Grèce et en Turquie.

Aujourd’hui, parmi les nombreuses organisations se réclamant de l’anarcho-communisme dans le monde, la plus considérable, outre les fédérations syndicales, est probablement Action autonome (AD), avec des sections dans une vingtaine de villes de Russie, ainsi qu’en Arménie, au Belarus, au Kazakhstan et en Ukraine, même si, selon nous, il s’agit d’une organisation synthésiste[129]. Par ailleurs, le développement de réseaux anarcho-syndicalistes sous certaines dictatures marxistes comme celle de Cuba, qui sont en train de passer au capitalisme libéral, indique qu’il y a lieu de s’attendre à d’autres poussées du mouvement dans un avenir proche, surtout si le totalitarisme perd son emprise sur la Chine, le Vietnam et la Corée du Nord. Même s’il n’existe aucun mouvement anarchiste souterrain connu dans ces pays, une délégation suédoise de l’Organisation centrale des travailleurs de Suède (SAC) a découvert, en 1997, qu’un mouvement clandestin anarcho-syndicaliste était actif à Cuba. En effet, dans les années 2000, le Mouvement libertaire cubain en exil (MLCE) s’est reconstitué et a fondé le Groupe d’aide aux libertaires et syndicalistes indépendants de Cuba (galsic) [130] qui publie depuis 2004, c’est-à-dire depuis que Castro à commencé à être malade, le bulletin Cuba libertaria (« Cuba libertaire »). L’effondrement des dictatures (aussi bien celles de droite qui sévissaient en Amérique latine que celles de gauche en Europe de l’Est et en Asie centrale), celui du gouvernement réactionnaire de Corée du Sud et la fin de l’apartheid en Afrique du Sud (de 1983 à 1994), d’une part, et, de l’autre, l’émergence de nouveaux mouvements sociaux militants à mesure que le capitalisme s’enfonçait dans l’état de crise permanente propre au néolibéralisme, a impulsé un retour des organisations especifistas en Argentine, en Bolivie, au Brésil, en Colombie, au Costa Rica, au Chili, en Équateur, au Mexique, au Pérou, au Venezuela et en Uruguay, et l’émergence d’une organisation plateformiste en Guyane. En Uruguay, la Fédération anarchiste uruguayenne (FAU), reconstituée en 1985 et ayant désavoué ses anciennes prises de position procastristes et adopté le plateformisme, a largement contribué à déclencher ce regain. Son rôle primordial dans le processus de régénération de la pratique anarchiste en Amérique du Sud a fait en sorte que la plupart des nouveaux groupes importants de la région sont plateformistes-especifistas[131].

Le soulèvement de 1994 au Mexique a donné un élan supplémentaire au modèle postsoviétique d’inspiration makhnoviste, qui prône l’établissement d’une administration civile socialiste libertaire décentralisée et placée sous la protection d’une milice. De plus, il a permis de constituer des organisations comme le Conseil populaire indigène de Oaxaca – Ricardo Flores Magón (CIPO-RFM) [132] et la dissidente Alliance magoniste-zapatiste (AMZ). En Afrique, le néocolonialisme a mené à la constitution de plusieurs organisations : le Parti anarchiste pour les libertés individuelles dans la république (palir) [133] au Sénégal en 1981 ; le syndicat des travailleurs des mines de diamants, affilié aux Industrial Workers of the World (IWW) [134], en Sierra Leone au milieu des années 1990 ; le Mouvement des travailleurs et étudiants anarchistes (AWSM) en Zambie en 1998[135] ; et le Collectif Wiyathi, membre de la Convergence anticapitaliste du Kenya (ACCK), au début des années 2000. Les phases finales de la résistance au militarisme et à l’apartheid ont été marquées par l’apparition (ou la résurgence) de l’anarchisme dans des régions où l’héritage du mouvement était mince : la Ligue de la conscience (AL) [136] au Nigeria ; le Mouvement de résistance anarchiste (ARM), affilié à la Fédération anarchiste de Durban (DAF) [137], en Afrique du Sud ; ces deux derniers groupes sont les précurseurs du Front anarcho-communiste Zabalaza (« lutte ») (ZACF), une organisation especifista qui suit la ligne politique brésilienne[138].

En Amérique du Nord, revigoré par la « bataille de Seattle » et la réprobation du public envers les guerres impérialistes menées par les États-Unis en Afghanistan et en Irak, le mouvement anarchiste organisé, trop longtemps miné par l’individualisme, le primitivisme et d’autres idéologies hostiles à la lutte des classes, se redécouvre, notamment avec la création en 2000 de la Fédération des communistes libertaires du Nord-Est (NEFAC) du Canada et des États-Unis, qui permet la création d’organisations régionales semblables à travers le continent. Depuis sa fondation, la NEFAC s’est séparée en trois organisations anarchistes distinctes, soit la fédération libertaire communiste Common Struggle aux États-Unis, Common Cause en Ontario, et l’Union communiste libertaire (UCL) au Québec[139].

La crise néolibérale est la toile de fond de la création d’organisations anarchistes dans des régions dépourvues de précédent historique ou dont le passé anarchiste est éteint depuis longtemps : du Liban à la Sierra Leone, en passant par le Costa Rica, le Kenya, le Salvador et la Zambie. Malgré les débats et les querelles qui ont coûté à l’Association internationale des travailleurs (AIT) ses sections japonaise et colombienne et des branches de ses sections italienne et française, on voit ainsi monter une cinquième vague d’organisations anarcho-syndicalistes. La Confédération générale du travail espagnole (CGT) le démontre : avec ses 60 000 adhérents, cette organisation anarcho-syndicaliste historique est aujourd’hui le syndicat anarchiste le plus important du monde[140]. D’autres syndicats témoignent de la force actuelle du mouvement, dont la Confédération du travail de Sibérie (SKT) [141], avec 6 000 membres, et la Confédération nationale du travail France (CNT), forte de 5 000 adhérents. Pour sa part, après avoir décidé de ne plus compter les travailleurs à la retraite, la SAC suédoise compte 9 000 membres, soit 1 000 de moins qu’à la fin des années 1990. Il existe aussi une tendance conseilliste de base ouvrière dans une section du mouvement syndical Confédération de base italienne (CIB-UNICOBAS). En France, les « syndicats de lutte » alternatifs réunis dans l’Union syndicale Solidaires[142], et ceux qui composent Solidaires, Unitaires, démocratiques (SUD) Suisse, admettent volontiers qu’ils sont très influencés par le syndicalisme révolutionnaire. Le vaste réseau de communications qui relie ces groupes entre eux et avec un vaste éventail de syndicats en Afrique et en Asie, de la République démocratique du Congo à la Malaisie, en passant par le Burkina Faso et le Bangladesh, est tout aussi prometteur.

La Fédération européenne du syndicalisme alternatif (FESAL) [143] a facilité pour un temps la collaboration continentale par secteurs (chemins de fer, communications, éducation) entre des syndicats révolutionnaires plus ou moins anciens dans la forteresse néolibérale européenne. Bien que cette cinquième vague soit placée sous le signe de l’expansion, le mouvement a subi de nombreuses scissions, querelles, dissolutions et reconstitutions, ce qui est signe d’une croissance rapide et témoigne d’une multiplicité de réponses communistes libertaires aux obstacles que le turbocapitalisme pose à la classe ouvrière dans ce nouveau millénaire. Enfin, cette vague est aussi une période d’organisation internationale intense, avec la formation de trois nouveaux réseaux : Solidarité internationale libertaire (ILS) [144] est fondée en 2001, mais cessera ses activités au bout de dix ans ; une série de conférences internationales syndicalistes révolutionnaires et anarchistes – à San Francisco en 1999, à Paris en 2000, à Essen en 2002 et à Paris encore en 2007 – ont attiré de nombreux syndicats de base émergents d’Afrique de l’Ouest ; et, plus importante dans une perspective bakouniniste d’organisation dualiste, la création du site web anarkismo.net, qui relaie des nouvelles et des analyses depuis 2003[145]. Le projet Anarkismo représente aujourd’hui 33 organisations « anarcho-communistes » d’inspiration especifista et plateformiste d’Argentine, d’Australie, du Brésil, du Canada, de Colombie, du Danemark, d’Équateur, de France, de Belgique, d’Irlande, d’Italie, de Norvège, du Mexique, du Pérou, d’Afrique du Sud, de Suisse, du Royaume-Uni, des États-Unis, et d’Uruguay.

Dans les régions comme l’Amérique du Nord, hors des syndicats, les formes atomisées d’organisation en groupes d’affinité à petite échelle prédominaient. Cette primauté de l’approche antiorganisationnelle semble avoir mené à l’effondrement des organisations anarchistes spécifiques dans les années 1920 et 1930. Ce courant a connu un retour des années 1980 aux années 2000. En revanche, dans les pays comme la France, où l’organisation de masse était la règle, les groupes qui se réclamaient du plateformisme ont toujours eu une influence considérable sur le mouvement anarchiste spécifique, et ce, encore aujourd’hui. Dans les années 1970, cette influence s’est transmise au reste de l’Europe, et, dans les années 1990, elle s’est répandue en Amérique latine, dans les anciens satellites du bloc soviétique, au Proche-Orient et en Afrique australe. Depuis le début du millénaire, la tendance organisationnelle de masse reprend ainsi le dessus. L’organisation anarcho-communiste, marquée par la cohérence critique et pratique d’influence bakouniniste-plateformiste-especifista, a connu un regain grâce à l’apparition de nouveaux groupes comme Common Struggle et le Mouvement de solidarité des travailleurs (WSM) [146] en Irlande, mais aussi grâce à la longévité d’organisations plus anciennes comme la FAU et la Fédération des anarchistes communistes (FDCA). Les nouvelles organisations se sont multipliées malgré les vieilles accusations infondées ressassées par ceux qui voient l’organisation comme une menace d’intrusion bolchevique.

Il n’y a pas de véritable internationale plateformiste parce que, comme nous l’avons démontré, le plateformisme est avant tout une tactique organisationnelle qui remonte à l’organisation dualiste prônée par Bakounine et non une orientation idéologique en tant que telle. Cependant, les groupes cités, unis par des liens souples comme ceux que tisse le collectif éditorial du projet Anarkismo, travaillent, autant que faire se peut, avec les organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes spécifiques non alignées. Mentionnons aussi l’émergence de groupes politiques anarchistes spécifiques dans des régions du monde où la tradition anarchiste était plus limitée, voire inexistante : le Costa Rica, l’Estonie, la Guyane française, Israël et la Palestine, le Liban, la diaspora iranienne, la Turquie, la Slovaquie, le Swaziland ou encore le Zimbabwe. La série d’insurrections qu’on a appelée le « printemps arabe » a vu la naissance d’au moins une organisation anarchiste spécifique dans le monde arabe : le Mouvement libertaire socialiste en Égypte[147].

LA RÉPONSE ESPECIFISTA : LE « MOTEUR » ANARCHISTE QUI MÈNE LE POUVOIR POPULAIRE VERS UNE RUPTURE RÉVOLUTIONNAIRE

En 1991, à la suite de l’effondrement du capitalisme d’État soviétique, le groupe plateformiste français Alternative libertaire (AL) reprend le flambeau de l’organisation en diffusant le Manifeste pour une Alternative libertaire[148]. Ce texte vise non seulement à contribuer à la transmission d’une perspective rigoureuse dans un mouvement anarchiste en pleine croissance, mais aussi à montrer aux autres révolutionnaires sincères qu’il y a une issue à l’impasse dans laquelle le socialisme d’État a poussé les classes laborieuses. Il traite de la situation des travailleurs à l’ère du néolibéralisme : chômage de masse, précarisation, néocolonialisme, réduction à des aspects purement génétiques de ce que les peuples ont en commun, ascension d’une nouvelle classe moyenne technicienne (spécialistes en informatique et autres), et ainsi de suite. Il souligne la nécessité d’un projet révolutionnaire mené par les travailleurs qui viserait à démanteler le capitalisme et toutes les formes d’oppression, comme celle qui s’exerce sur les femmes. À l’instar de la Plate-forme, il prône lui aussi l’établissement d’un contrat statutaire qui fixerait des règles permettant à l’organisation anarchiste de fonctionner efficacement et de coordonner ses activités externes. Ces règles reposeraient sur une identité commune, et des stratégies seraient définies par une discussion entre tous les membres.

En 1993, soit quatre ans après la chute du mur de Berlin, lors de son 10e congrès à Montevideo, la FAU, qui s’est reconstituée après la fin de la dictature dix ans plus tôt, adopte la Déclaration de principes de la FAU[149]. En introduction, ses auteurs déclarent : « La vision de l’anarchisme que prône la FAU est bâtie sur une critique des rapports de domination dans toutes les sphères de l’activité sociale (politique, économique, juridique, militaire, éducative, culturelle, etc.). » Même si le capitalisme vacille d’une crise à l’autre, il sait faire preuve de résilience. Aussi, à la doctrine fataliste de l’inévitabilité de son effondrement, les anarchistes opposent celle de l’action humaine, du « sens de la volonté, de l’action, de la conscience individuelle et collective des opprimés ». « La guerre froide a servi aussi bien les intérêts des États-Unis que ceux de l’URSS et a permis de consolider l’hégémonie de chacun des camps dans leurs secteurs d’influence respectifs et, en interne, de perpétuer des mécanismes de privilèges et de coercition. » La fin de l’Empire soviétique et l’essor de l’hégémonie américaine ont mené à la déstabilisation financière de régions entières, à la « famine chronique et à des catastrophes sociales qui se manifestent dans des guerres locales », auxquelles l’État et le capitalisme répondent en

[...] renforçant et en automatisant davantage les instruments de répression et de contrôle, transformant ces conflits en ce qu’ils appellent une « guerre de basse intensité », forme de répression préventive censée bloquer la propagation de ces conflits qui sont pour la plupart des conséquences de situations désespérées. Simultanément, dans d’autres régions, on voit le renforcement de formes autoritaires répondre à l’instabilité sociale. De la même façon, on diffuse des conceptions qui présentent la société comme une structure verticale, ultra hiérarchisée et statique, comme c’est le cas pour certaines réponses idéologiques basées sur des croyances religieuses. Moins palpable peut-être, mais tout aussi répandue, une crise afflige le monde dans pratiquement tous les partis politiques, toutes les castes et tous les instruments de médiation politique. C’est cette même crise qui a alimenté en partie le regain du populisme autoritaire. La perte de confiance en certaines valeurs de base de la politique ne fait que refléter des décennies de ce que les gens perçoivent à juste titre comme un mensonge, une arnaque, un produit de la corruption de l’appareil d’État et d’une certaine forme de politique. Dans certains pays d’Europe (Allemagne, France, Yougoslavie, Russie, etc.), ce sentiment est canalisé de façon perverse et nourrit des groupes et des mouvements d’inspiration manifestement fasciste. Ainsi voit-on ressurgir l’antisémitisme, la xénophobie et le racisme. L’incertitude par rapport à demain confine à un nationalisme agressif.

L’ampleur de la portée de la Déclaration démontre la maturité de la FAU qui contraste avec le simplisme de Huerta grande –, forgée dans les flammes de la répression qui a assassiné tant de ses membres. Cela étant dit, afin de m’en tenir au sujet de cet essai, je me concentrerai uniquement sur le rôle de l’organisation tel que défini dans le texte :

La FAU se veut une expression politique des intérêts des classes dominées, exploitées, opprimées, se met à leur disposition et aspire à être un moteur des luttes sociales. Un moteur qui ne se substitue pas à elles et ne les représente pas. Pour nous, l’organisation politique est aussi le milieu où s’accumule l’expérience des luttes populaires, aussi bien sur le plan national qu’international, une entité qui empêche la dilution du savoir que les exploités et les opprimés acquièrent à travers le temps.

Autrement dit, l’organisation spécifique est dépositaire de l’expérience acquise par les opprimés dans leur lutte, une lutte qui représente en soi le gymnase révolutionnaire dans lequel la classe s’entraîne à renverser l’ordre capitaliste. « L’organisation politique est la mieux placée pour assumer les niveaux multiples et complexes d’activités que peut exiger le travail révolutionnaire, la seule capable d’assurer l’ensemble des recours techniques, matériels, politiques, théoriques, etc., indispensables à une stratégie de la rupture. » La rupture dont il est question ici gît au cœur de l’especifismo, selon lequel la mission principale de l’organisation spécifique est de défaire les liens idéologiques, politiques, sociaux et économiques qui attachent les classes opprimées aux classes parasitiques. Cette rupture est la brèche contre-culturelle qui sépare deux forces opposées, essentielle pour bâtir un contre-pouvoir révolutionnaire décentralisateur anarcho-communiste.

La Déclaration poursuit :

Notre conception de l’organisation politique est contraire aux différentes formes d’«avant-gardisme », des groupes soi-disant « dépositaires de la conscience », qui ont l’impression d’avoir été touchés du doigt de Dieu. En maintenant l’esprit de révolte et en faisant sa promotion, l’organisation accepte toutes les exigences présentes et futures d’un processus révolutionnaire. C’est à partir du travail militant organisé, et seulement à partir de celui-ci, que peuvent être promues de manière cohérente et avec des forces décuplées la création et la consolidation des organisations populaires de base, noyaux durs du pouvoir populaire révolutionnaire. […] Enfin, strictement dans le milieu de l’action politique […], la FAU aspire à être un outil de la réalisation de nos principes libertaires.

Le texte continue en parlant de « l’organisation comme école de la vie […], une école éthique, en accord avec les valeurs que nous défendons », puis précise que la FAU « n’est pas une organisation achevée, mais plutôt un projet. Dans ce sens, c’est aussi un projet de vie qui incite les hommes et les femmes de notre pays à trouver des modes de vie en commun qui soient meilleurs et plus humains. […] C’est un travail constant qui ne se décrète pas une fois pour toutes, mais qui s’effectue grâce à un effort révolutionnaire constant ».

En 2005, le militant italien et enseignant Saverio Crapraro, adhérent de la fdca, rédige un texte intitulé Anarchistes communistes : une question de classe[150], où il expose les bases théoriques essentielles de l’idée, qui remontent à Bakounine, en passant par Luigi Fabbri[151] et Camillo Berneri[152]. Il situe son origine dans les expériences de la Commune de Paris et des révolutions ukrainienne et espagnole. En appliquant la méthode du matérialisme historique, il distingue non seulement le bakouninisme de la gauche, mais aussi des autres tendances « anarchistes ». Anarchistes communistes prône la dualité de l’organisation spécifique œuvrant aux côtés de l’organisation de masse :

Le lien entre les masses et leurs éléments les plus conscients (l’avant-garde) est un des problèmes fondamentaux auxquels on se heurte pour formuler une stratégie révolutionnaire. L’absence de solution ou une solution erronée est au cœur de chacun des fiascos historiques du projet révolutionnaire ou à la base de l’échec des projets révolutionnaires qui ont bien commencé. Aucune des écoles du marxisme n’est parvenue à clarifier l’essence de cette relation, et le fait que les anarchistes rejettent d’emblée la notion d’avant-garde (un terme qui évoque une autorité illégitime) a trop longtemps empêché de l’expliquer en détail. Le seul à avoir réfléchi de manière éclairée sur cette question demeure, même après plus d’un siècle, Bakounine.

La déclaration de position de la fdca poursuit ainsi :

[L]e système capitaliste a perfectionné une série d’instruments lui permettant de récupérer ce qu’il perd en accédant aux demandes des travailleurs ; il est donc parfaitement utopiste de prétendre que les besoins matériels [des prolétaires] et leur satisfaction provoqueront automatiquement la fin du capitalisme, qui ne survivrait pas à ses contradictions internes. La lutte pour les besoins matériels doit donc aussi être le germe de la conscience de classe et la base d’une stratégie complexe qui attaque le système capitaliste, d’une stratégie révolutionnaire qui serve de point de référence pour mesurer la progression du prolétariat dans la lutte et qui assure le développement de ces luttes dans le cadre d’un processus stratégique censé mener à l’aboutissement révolutionnaire. Afin de développer ladite stratégie, une organisation est donc nécessaire, et cette organisation réunissant les prolétaires révolutionnaires doit reposer sur une théorie commune et homogène (l’organisation spécifique). Voilà la dualité de l’organisation.

Crapraro continue en affirmant que les caractéristiques de l’organisation de masse, « constituée par les masses pour la défense de leurs intérêts, sont les suivantes : l’hétérogénéité, puisque l’objectif de l’organisation, indépendamment des idées politiques de ses membres, n’est pas d’unir ceux qui sont déjà dans le même groupe, mais de rassembler tous les travailleurs qui ont des intérêts communs à défendre ; et l’action directe comme pratique constante, par laquelle nous entendons la gestion par les travailleurs, sans intermédiaires, des luttes et des revendications. En tant qu’organisation de masse, le syndicat est donc un instrument dont disposent les classes laborieuses pour améliorer leurs conditions économiques et pour s’affranchir, par une lutte anticapitaliste ». Il n’est donc ni la création, ni le jouet de l’organisation spécifique, ni la chasse gardée des révolutionnaires, mais une organisation de classe inclusive. L’auteur poursuit avec le détail des tâches incombant à l’organisation spécifique, qui doit se faire la « dépositaire de la mémoire de classe » et « élaborer une stratégie commune qui lie toutes les luttes, les stimule et les guide ». Toutefois, l’organisation spécifique n’est ni un parti léniniste se situant au-dessus des masses ni un simple connecteur de luttes, dépourvu d’une stratégie propre. Au contraire, l’organisation est un « parti-guide » qui « établit une ligne politique pour la transmettre aux organisations [de masse], comme une courroie de transmission ».

CONCLUSION : LE RÔLE DE L’ORGANISATION ANARCHISTE SPÉCIFIQUE AU SEIN D’UN « FRONT DES CLASSES OPPRIMÉES »

EN NOUS impliquant dans les luttes de tous les jours, nous construisons le monde de demain, ce monde nouveau qui naîtra dans la coquille de l’ancien, et nous créons ainsi une situation dans laquelle s’opposent deux forces, comme on peut le voir en Argentine : le pouvoir populaire de la base, qui mine le pouvoir parasitique de la bourgeoisie. L’histoire n’est pas neutre. À l’école, on nous fait croire que nous avons besoin de patrons et de gouvernements. On nous raconte que l’histoire est le récit de luttes entre gouvernements, entre armées, entre élites. On nous dit que ce ne sont que les riches et les puissants qui font l’histoire, mais ce qu’on ne nous dit pas, c’est qu’il y a toujours eu des gens ordinaires pour lutter contre les patrons et les dirigeants, et que cette lutte des classes est le véritable moteur de la civilisation et du progrès. On ne nous dit pas que les gouvernements et le capitalisme sont non seulement inutiles, mais qu’ils détruisent tout ce qui a un sens. En tant qu’anarchistes, nous savons que les êtres humains, y compris les bourgeois, ne sont pas mauvais de nature, mais qu’ils servent les intérêts de leur classe, et que, dans les bonnes conditions, dans des conditions d’égalité et de liberté, un puissant esprit d’entraide et de coopération surgit. Nos agissements dépendent de la structure de la société. Lorsque l’oppression et l’exploitation sont abolies de force par des organisations qui sont fédérées horizontalement, reposent sur la démocratie directe et agissent selon la volonté populaire, alors la « bonté » que la plupart d’entre nous avons émerge et s’épanouit, comme on a pu le constater lorsque les travailleurs ont pris les rênes en Argentine, en Macédoine, en Ukraine, en Espagne, au Mexique, en Mandchourie, en Chine, en Iran, à Cuba, en France, au Nicaragua, en Bolivie, en Algérie et ailleurs. J’espère avoir réussi à démontrer que les idées anarchistes ne sont pas que de vaines chimères. J’espère que ce bref survol de la riche histoire du mouvement anarchiste participera à prouver que ces idées peuvent être réalisées, qu’une nouvelle société est possible et que les travailleurs, les paysans et les plus démunis peuvent en prendre le contrôle.

Cependant, il ne faut pas s’attendre à ce qu’une telle évolution ait lieu spontanément. Nous devons nous organiser pour y arriver. Voilà pourquoi nous avons besoin de former des organisations révolutionnaires qui réunissent tous ceux qui luttent pour le contrôle ouvrier des moyens de production, l’auto-organisation et la démocratie directe dans nos communautés. Il faut des organisations où nous puissions partager nos idées et nos expériences, et apprendre les leçons de l’histoire. Nous n’avons pas besoin de groupes de disciples passifs dirigés par de petits chefs ambitieux. Comme l’a écrit Rosa Luxemburg dans ses célèbres Questions d’organisation de la social-démocratie russe, « disons-le sans détour : les erreurs commises par un mouvement ouvrier vraiment révolutionnaire sont historiquement infiniment plus fécondes et plus précieuses que l’infaillibilité du meilleur “comité central”[153] ». Nous n’avons besoin d’aucune élite politique ni d’un « parti d’avant-garde » qui nous prenne de haut pour nous dire quoi faire. Il nous faut des organisations ouvrières contrôlées par les travailleurs et reposant sur les principes de la démocratie directe, formées de représentants dûment mandatés et assujettis aux décisions prises par la base. Ces organisations doivent mobiliser les masses dans le cadre du processus qui nous mènera vers une révolution véritablement sociale et populaire accomplie par des soviets, des communes et des syndicats fédérés horizontalement dans les zones urbaines et rurales, et protégés par une milice armée soumise au contrôle pluraliste des organisations de masse, elles-mêmes stimulées par des organisations spécifiques influencées par l’anarchisme selon les bases exposées par Bakounine et ses successeurs, autrement dit, selon des orientations plateformistes et especifistas.

Toutefois, n’oublions pas cet élément parmi les plus importants : les anarchistes ne sont pas et ne devraient pas être les seuls organisateurs des classes laborieuses dans ce travail de préparation de la révolution. Autrement dit, en tant qu’anarchistes, nous ne luttons pas pour un monde anarchiste, mais pour un monde libre, et nous ne sommes pas la seule force sociale à adopter une orientation libertaire. Nous devons nous impliquer profondément et intimement dans le mouvement planétaire qui s’oppose au néolibéralisme et dans les luttes quotidiennes de la classe ouvrière, pratiquer l’entraide, la solidarité, assumer nos responsabilités et nous fédérer afin de mettre en pratique l’ensemble des principes de l’anarchisme révolutionnaire.

Comme l’affirmait le groupe argentin Rebelle – Socialisme libertaire (Auca-SL) dans sa Déclaration de principes[154] publiée en 1998, « le modèle du parti révolutionnaire unique est désuet. Il a démontré son manque de flexibilité par rapport à la diversité des manifestations politiques de notre classe ». À cette conception politique traditionnelle et étriquée du rôle de l’organisation révolutionnaire, le groupe opposait l’idée d’un « front des classes opprimées dans lequel convergeraient les modèles syndicalistes, sociaux et politiques qui luttent généralement pour un changement révolutionnaire. C’est là, au cœur de cette coalition, que les différentes tendances et positions politiques peuvent débattre sainement afin que les membres adoptent une orientation qui soit représentative des liens qui unissent les forces populaires ». Un tel front n’a rien à voir avec l’idée de front populaire telle que véhiculée par les marxistes-léninistes, qui prônent un regroupement d’organisations sous un vernis de solidarité pour mieux insérer leurs leaders à la tête de cette force sociale qu’ils réquisitionnent pour mieux la commander, comme on dirige une armée. Au lieu de cela, la notion anarchiste de front représente la pluralité politique progressiste, la solidarité antiautoritaire et la diversité novatrice d’une classe ouvrière unie dans l’action contre le capital et son frère siamois, l’État. Auca – qui veut dire « rebelle » dans la langue des Mapuches – nous mettait ainsi en garde contre la bureaucratisation marxiste-léniniste des luttes sociales.

Un texte de la Fédération des anarchistes communistes (FDCA), Une question de classe, reprend cette question dans sa définition de l’organisation spécifique, qu’il décrit comme suit :

[Elle est] une partie intégrante de l’organisation de masse plutôt qu’une entité extérieure à celle-ci. Cela implique donc que les membres de l’organisation spécifique doivent être des militants de la lutte des classes. Elle ne se substitue aucunement aux masses dans l’action révolutionnaire, mais stimule plutôt leur croissance politique, leur désir d’autogestion et d’auto-organisation pour mener à un projet révolutionnaire. C’est une force inspirante et fortifiante au sein de l’organisation de masse à laquelle elle apporte une stratégie. Ainsi, étant donné que les membres de l’organisation spécifique font aussi partie de l’organisation de masse, ils y contribuent de leurs points de vue afin que l’action des masses soit coordonnée de manière stratégique pour atteindre, le plus efficacement possible, un objectif révolutionnaire.

En nous engageant dans les luttes quotidiennes, nous « défendons d’autres organisations progressistes impliquées dans les luttes contre la répression. Lorsque ce sera nécessaire, nous mènerons des actions en tant que front uni [semblable au concept du front des classes opprimées] ». Cependant, tout en apportant notre soutien inconditionnel à ces groupes, nous restons critiques, nous préservons notre indépendance et défendons les principes bakouninistes.

Le talent, l’intelligence, l’innovation et la solidarité dont fait preuve la classe ouvrière sont les seuls ingrédients de base de la dynamite sociale révolutionnaire dont nous avons besoin pour détruire le système néolibéral et néocorporatiste, et composent aussi le fertilisant qui nourrira les sols postrévolutionnaires pour qu’y naissent des roses, belles mais armées d’épines. Le regain d’énergie, de force et de sens pratique dans le mouvement anarchiste a permis la formation d’une foule de nouvelles organisations qui se sont répandues comme une traînée de poudre. Aujourd’hui, avec le mouvement planétaire anticapitaliste de la cinquième vague, on voit encore plus clairement ce que l’on constatait dans la nouvelle gauche de la quatrième vague : la classe ouvrière découvre à nouveau la boîte à outils syndicaliste, anarchiste et révolutionnaire qui contient les instruments de la démocratie directe et fédérée, des outils rutilants et bien entretenus au cours de toutes ces années de militantisme minoritaire, qui permettent de construire les formes les plus efficaces de résistance par la démocratie directe et les structures culturelles alimentant les formes décentralisées du pouvoir populaire. Aujourd’hui, alors que des millions d’individus sont exclus du spectacle mondial, uniforme et consommable de la culture capitaliste, nombre de gens se tournent vers une culture autonome qui nourrit de toute sa diversité leur nouvelle vision d’un monde ayant repris le contrôle sur lui-même, une vision à nouveau tangible dont le message attire de plus en plus l’attention. Comme on pouvait le lire il y a quelques années dans le New York Times, l’anarchisme reste l’«idée qui a refusé de mourir ».

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Yerril, Peter et Leo Rosser, Revolutionary Unionism : The FORA in Argentina, Londres, asp, 1987.

Zarrow, Peter, Anarchism and Chinese Political Culture, New York, Columbia University Press, 1990.

[1] La Première Internationale, qu’on appelait aussi l’Association internationale des travailleurs (AIT) a été, de 1864 à 1877, la première organisation socialiste internationale à rassembler syndicats et groupes militants de nombreux pays. En 1872, elle s’est scindée en deux : une organisation majoritaire anarchiste d’un côté, et une faction minoritaire marxiste de l’autre.

[2] Nancy Fraser, « Repenser l’espace public : une contribution à la critique de la démocratie réellement existante », dans E. Renault et Y. Sintomer (dir.), Où en est la théorie critique ?, Paris, La Découverte, 2003, p. 103-134. L’auteur a mis à jour ses idées dans « La transnationalisation de la sphère publique », Institut européen pour des politiques culturelles en devenir, mars 2005, eipcp.net/transversal/0605/fraser/fr

[3] Nancy Fraser, op. cit., p. 120.

[4] Le 5 août 1936, Buenaventura Durruti (1896-1936), ouvrier des chemins de fer aux commandes d’une milice anarchiste, répond ainsi au journaliste du Toronto Star, Pierre van Paasen, qui vient de lui dire « Vous vous retrouverez sur un monceau de ruines » : « Nous avons toujours vécu dans des taudis et des trous : nous saurons bien nous en arranger pendant quelque temps. Mais nous sommes capables de construire aussi. C’est nous qui avons construit les palais et les villes d’Espagne, d’Amérique et de partout. Nous, les travailleurs, nous pouvons bâtir des villes pour les remplacer. Et nous les construirons bien mieux ; aussi n’avons-nous pas peur des ruines. Nous allons recevoir le monde en héritage. La bourgeoisie peut bien faire sauter et démolir son monde à elle avant de quitter la scène de l’histoire. Nous portons un monde nouveau dans nos cœurs. » (Cité dans Hugh Thomas, La guerre d’Espagne, Paris, Robert Laffont, 1985.) Quelques mois plus tard, Durruti meurt au combat à Madrid.

[5] Steven Hirsch, Anarcho-Syndicalist Roots of a Multi-Class Alliance : Organized Labor and the Peruvian Aprista Party 1900-1933, thèse de doctorat, Washington, George Washington University Press, 1997.

[6] Industrial Workers of the World (IWW), dont la branche montréalaise porte le nom de Syndicat industriel des travailleuses et travailleurs (SITT), est une fédération de syndicats bâtie sur une structure industrielle et non selon les corps de métier. Fondée aux États-Unis en 1905, elle est toujours active aujourd’hui. Parce qu’elle a accueilli dans ses rangs les travailleurs non spécialisés ainsi que les immigrants, les femmes et les travailleurs non blancs, l’IWW a rapidement pris de l’ampleur à travers le monde pour devenir l’expression la plus internationaliste de la grande tradition anarchiste.

[7] Peter Marshall, Demanding the Impossible : A History of Anarchism, Londres, Harper Collins, 2008. L’ouvrage de Marshall, tout en étant une précieuse référence, pâtit d’une vision anhistorique malheureusement trop courante, qui affirme que les racines de l’anarchisme remontent à l’Antiquité et qu’il est le fruit d’un esprit de révolte primitif et intemporel. La définition que Marshall donne de l’anarchisme est plus large et floue que la nôtre, parce qu’il y inclut plusieurs tendances qui, bien qu’elles soient libertaires, précèdent la formation de la Première Internationale et n’ont souvent rien d’autre en commun qu’une forme d’antiétatisme, alors qu’elles s’opposent sur une foule d’autres questions. Se profile ainsi un « anarchisme » chaotique dépourvu de toute la cohérence historique du mouvement et de sa cohésion anticapitaliste telle qu’elle se manifeste dans son opposition à toutes les formes d’aristocratie terrienne, de sexisme, de racisme, d’impérialisme, de colonialisme et de hiérarchie, et dans son projet d’une société horizontale, fédérative, autogérée et fondée sur la démocratie directe et la préséance des personnes sur le profit.

[8] Aussi connues sous le nom d’Écoles Ferrer, du nom de celui qui fonda la première d’entre elles, Francisco Ferrer y Guardia (1848-1909), les écoles modernes dispensent, depuis 1901, un enseignement rationnel et non coercitif, dans plusieurs pays du monde, mais principalement aux États-Unis et au Brésil. Elles sont une des sources d’inspiration de ce qu’on appelle aujourd’hui les écoles alternatives.

[9] Mikhaïl Bakounine (1814-1876) : issu de la petite aristocratie russe, il lutte pour la libération panslave avant de consacrer sa vie au militantisme, à la clandestinité, à l’exil et aux barricades pour devenir le fondateur de l’anarchisme et le contradicteur de Karl Marx le plus redoutable sur la question de la voie à suivre pour parvenir au communisme. Ce sont les désaccords entre les partisans de l’un et de l’autre qui mèneront, en 1872, à la scission de la Première Internationale entre une majorité d’anarchistes et un groupuscule de marxistes.

[10] Bakounine cité par Daniel Guérin dans L’anarchisme, Paris, Gallimard, 1976, p. 81.

[11] Pour une série de textes novateurs sur les positions anarchistes autour de la question nationale en Afrique, en Asie, en Europe coloniale (Irlande et Ukraine) et en Amérique latine, nous recommandons la lecture de Steven J. Hirsch et Lucien van der Walt (dir.), Anarchism and Syndicalism in the Colonial and Postcolonial World : The Praxis of National Liberation, Internationalism and Social Revolution, Leiden, Brill, 2010. Un recueil tout aussi vaste d’études sur les racines et les évolutions de l’anarchisme dans le monde entier paraîtra sous peu : José Antonio Guttierez Dantón (dir.), Las Vertiente de la Anarquía, Buenos Aires, Libros de Anarres, 2012.

[12] Giuseppe Fanelli (1827-1877) : militant anarchiste italien qui s’est joint à la Fraternité internationale de Bakounine, a combattu aux côtés de Garibaldi et a participé aux insurrections polonaises de 1862-1863.

[13] Hartmut Rübner, Occupational Culture, Conflict Patterns and Organizational Behaviour : Perspectives of Syndicalism in 20th Century Shipping, version revue et augmentée d’une communication présentée dans le cadre du colloque « Le syndicalisme : expériences suédoises et historiques », département d’histoire économique, université de Stockholm, 13-14 mars 1998.

[14] F.N. Brill, A Brief History of the IWW outside the US 1905-1999, IWW, 1999, offert en ligne : www.iww.org/en/history/library/misc/FNBrill1999. La liste de Brill est loin d’être exhaustive. Pour une étude du syndicalisme maritime à Cape Town en Afrique du Sud, lire Lucien van der Walt, Anarchism and Syndicalism in an African Port City : the Revolutionary Traditions of Cape Town’s Multiracial Working Class, 1904-1931, Londres, Routledge, 2011.

[15] Bert Altena, « Analysing Revolutionary Syndicalism : the Importance of Community », dans David Berry et Constance Bantam (dir.), New Perspectives on Anarchism, Labour and Syndicalism, Newcastle-on-Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2010.

[16] Les martyrs de Haymarket étaient sept militants anarchistes américains de l’Union centrale du travail (CLU), qui, après avoir été victimes d’un coup monté, ont été exécutés par l’État en 1887 (un huitième s’est suicidé en prison). La Journée internationale des travailleurs du 1er mai commémore chaque année leur assassinat. Sur l’épisode de Haymarket, voir Paul Avrich, The Haymarket Tragedy, Princeton, Princeton University Press, 1986 ; et Nicolas Walter, The Anarchists of Chicago : Haymarket 1886-1986, Londres, Freedom, 1986.

[17] La Charte d’Amiens, adoptée par la CGT, est un texte fondateur du syndicalisme révolutionnaire, déclencheur de la deuxième vague anarcho-syndicaliste qui a traversé l’Amérique latine. Cette charte avait la grave faiblesse d’être hostile à toute forme de débat politique au sein des syndicats – même pour défendre les idéaux anarchistes –, donnant ainsi lieu à un « syndicalisme apolitique » menacé de récupération par les réformistes.

[18] Le soulèvement du soviet de la base navale de Cronstadt, non loin de Saint-Pétersbourg, en 1921, est largement considéré comme la dernière tentative, dans la Révolution russe, de consolidation de l’opposition prolétaire à la dictature des bolcheviks. Sa prise de position fondamentale pour une démocratie directe pluraliste exercée par les soviets libres, la Résolution Petropavlosk, entérinée par les 1er et 2e escadrons de la flotte de la Baltique, peut-être consultée dans l’anthologie compilée par Daniel Guérin, Ni dieu, ni maître : anthologie de l’anarchisme, Paris, La Découverte, 2012.

[19] Le livre à lire sur la Chine est celui d’Arif Dirlik, Anarchism in the Chinese Revolution, Berkley, University of California Press, 1991. Le même auteur aborde la question nationale dans « Anarchism and the Question of Place : Thoughts from the Chinese Experience », dans Hirsch et van der Walt, op. cit. Voir aussi Robert Scalpino et George T. Yu, The Chinese Anarchist Movement, Los Angeles, Insurgency Culture Collective, 1999 ; et Peter Zarrow, Anarchism and Chinese Political Culture, New York, Columbia University Press, 1990. Liu Szu-Fu, aussi connu sous son nom de guerre, Shifu, est l’anarchiste chinois le plus connu. Inspiré par Kropotkine, il a fondé la Société des camarades anarcho-communistes et a été un pionnier du syndicalisme chinois. Le premier syndicat chinois a été fondé en 1913 par des anarcho-syndicalistes de Canton (Guangzhou), où il menait ses activités.

[20] Sur le Japon, le livre de référence est celui de John Crump, The Anarchist Movement in Japan, Londres, Anarchist-Communist Federation, 1996, auquel s’ajoutent quelques précisions apportées par l’ouvrage de Matthew Turner, Museifushugi : A Brief History of Anarchism in pre-War Japan, New Zealand, Libertarian Press, s.d. Sur la Corée, voir Dongyoun Hwang, « Korean Anarchism before 1945 : A Regional and Transnational Approach », dans Hirsch et van der Walt, op. cit. Sur le Vietnam, voir Hue-Tam Ho Tai, Radicalism and the Origins of the Vietnamese Revolution, Cambridge, Harvard University Press, 1992. Sur l’Égypte, voir Anthony Gorman, « “Diverse in Race, Religion and Nationality… but United in Aspirations of Civil Progress” : The Anarchist Movement in Egypt 1860-1940 ». Sur l’Afrique du Sud, Lucien van der Walt, « Revolutionary Syndicalism, Communism and the National Question in South African Socialism, 1886-1928 », tous deux extraits de Hirsch et van der Walt, op. cit. Pour une étude comparative entre le nord et le sud de l’Afrique qui aborde aussi d’autres régions du continent, voir Michael Schmidt et Lucien van der Walt, « Roots and Adaptations of Anarchism and Syndicalism in Africa, 1870 – the Present », dans José Antonio Guttiérez Dantón (dir.), Las Vertiente de la Anarquía, Buenos Aires, Libros de Anarres, à paraître. Sur les liens entre les pays d’Amérique centrale et des Caraïbes, voir Kirk Shaffer, « Tropical Libertarians : Anarchist Movements and Networks in the Caribbean, Southern United States, and Mexico, 1890s-1920 », dans Hirsch et van der Walt, op. cit. Sur l’Australie et la Nouvelle-Zélande, voir Verity Burgman, Revolutionary Industrial Unionism : The Industrial Workers of the World in Australia, Cambridge, Cambridge University Press, 1995 ; ainsi que Erik Olsen, The Red Feds : Revolutionary Industrial Unionism and the New Zealand Federation of Labour 1908-14, Auckland, Oxford University Press, 1988 ; et Francis Schor, « Left Labor Agitators in the Pacific Rim of the Early Twentieth Century », International Labor and Working Class History, no 67, printemps 2005. Sur les Philippines et la région, voir Benedict Anderson, Les bannières de la révolte : anarchisme, littérature et imaginaire anticolonial. Essai sur la circulation mondiale des idées, Paris, La Découverte, 2009. Sur la Malaisie, voir C. F. Yong, « Origins and Development of the Malayan Communist Movement, 1919-1930 », Modern Asian Studies, vol. 25, no 4, Cambridge University Press, 1991. Sur l’Asie du Sud, particulièrement sur le sous-continent indien, voir Maia Ramnath, Haj to Utopia : How the Ghadar Movement Charted Global Radicalism and Attempted to Overthrow the British Empire, Berkeley, University of California Press, 2011 ; ainsi que Maia Ramnath, Decolonising Anarchism : An Antiauthoritarian History of India’s Liberation Struggle, Oakland, AK Press/IAS, 2012. Sur l’Orient, plus précisément sur le Liban, la Syrie et l’Égypte, voir l’ouvrage novateur d’Ilham Khuri-Makdisi, Levantine Trajectories : The Formulation and Dissemination of Radical Ideas in and between Beirut, Cairo and Alexandria 1860-1914, Cambridge, Harvard University Press, 2003.

[21] Lucien van der Walt et Michael Schmidt, Black Flame : The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism, Oakland, AK Press, 2009. L’actualité liée au livre peut être suivie sur internet à l’adresse suivante : black-flame-anarchism.blogspot.com

[22] Nous explorerons ces trois vagues dans Michael Schmidt et Lucien van der Walt, Global Fire : 150 Fighting Years of International Anarchism and Syndicalism, Oakland, AK Press, à paraître.

[23] Pour citer nos propres mots : « Non seulement cette fausse distinction est-elle totalement absente du corpus des textes anarchistes écrits jusqu’à récemment, mais elle ne permet tout simplement pas de décrire les différentes tendances qui forment la grande tradition anarchiste. De plus, la grande majorité des personnes décrites comme étant communistes libertaires ou anarcho-communistes ont défendu le syndicalisme. […] En revanche, la plupart des syndicalistes ont adhéré à l’anarcho-communisme en luttant pour un socialisme sans État, fondé sur le principe communiste de la distribution des richesses en fonction des besoins. Il est difficile d’identifier une autre stratégie ou tendance “communiste libertaire” qui puisse servir de base à une catégorie valide de l’anarchisme. »

[24] Pierre Archivov (1887-1937) : ouvrier métallurgiste ukrainien qui fut condamné à 20 ans de prison pour trafic d’armes, y rencontra Nestor Makhno et devint un des cofondateurs de la Confédération anarchiste d’Ukraine appelée Nabat (« Tocsin »), et un des principaux historiens partisans du mouvement makhnoviste. Après un exil à Paris, il retourna en Russie en 1935 où il fut assassiné lors des purges staliniennes pour avoir « tenté de restaurer l’anarchisme en Russie ».

[25] Nestor Makhno (1889-1934) : issu d’une famille de paysans du sud-est de l’Ukraine, il fut emprisonné en 1908 pour terrorisme, puis libéré lors de la Révolution russe en 1917. Il fonda le Groupe anarcho-communiste et l’Union paysanne de sa ville natale. Reconnu pour être un excellent stratège militaire, il a créé un groupe armé libertaire, l’Armée insurrectionnelle révolutionnaire d’Ukraine (AIRU), qui eut raison des pouvoirs centraux dirigés par les nationalistes ukrainiens et les armées blanches avant d’être trahi par l’Armée rouge. Makhno mourut en exil à Paris. Des archives regroupant des documents sur Makhno et les makhnovistes peuvent être consultées en ligne : www.nestormakhno.info. Il existe aussi des éditions de ses écrits traduits en français : Nestor Makhno, La Révolution russe en Ukraine, Cœuvres (Aisne), Ressouvenances, 2003, et Mémoires et écrits, 1917-1932, Paris, Ivréa, 2010.

[26] Au sujet du mouvement anarchiste uruguayen de la première vague, Marshall écrit : « Dès 1875, la Fédération régionale de la république de l’est de l’Uruguay s’affilie à l’Internationale antiautoritaire bakouniniste, produit de la scission de la conférence de La Haye. À partir de ce moment, l’anarchisme a dominé dans le mouvement ouvrier et les cercles révolutionnaires jusqu’à la fin des années 1920.

[27] Sur le mouvement anarchiste espagnol de la deuxième vague, voir M. Molnár et J. Pekmez, « Rural Anarchism en Spain and the 1873 Cantonalist Revolution », dans Henry A. Landsburger (dir.), Rural Protest : Peasant Movements and Social Change, Londres, International Institute for Labour Studies, Macmillan, 1974. Sur le mouvement anarchiste mexicain de la première et de la deuxième vagues, l’ouvrage fondamental est celui de John M. Hart, Anarchism and the Mexican Working Class 1860-1931, Austin, University of Texas Press, 1978. Il y a aussi une bonne vue d’ensemble dans les premiers chapitres du livre de Norman Caulfield, Mexican Workers and the State : From the Porfiriato to NAFTA, Fort Worth, Texas Christian University Press, 1998. Pour en savoir plus sur le mouvement anarchiste cubain de la première vague, voir Joan Casanovas Codina, Labor and Colonialism in Cuba, thèse de doctorat, State University of New York, 1994. Voir aussi, Gerald E. Poyo, « The Anarchist Challenge to the Cuban Independence Movement 1885-1890 », Cuban Studies, vol. 15, no 1, hiver 1985 ; Frank Fernández, Cuban Anarchism : The History of a Movement, See Sharp Press, 2001, libcom.org/library/cuba-anarchism-history-of-movement-fernandez. Au sujet du mouvement anarchiste aux États-Unis entre la première et la troisième vague, voir Kenyon Zimmer, The Whole World is Our Country : Immigration and Anarchism in the United States, 1885-1940, Pittsburgh, University of Pittsburgh, 2005.

[28] Daniel de Leon (1852-1914) : leader du Parti ouvrier socialiste (SLP) et organisateur syndical dont la vision du syndicalisme révolutionnaire combinait l’action directe syndicale industrielle avec une stratégie électorale visant la prise du pouvoir politique par le parti socialiste. Il rompt avec les Industrial Workers of the World (IWW) à cause de leur rejet de l’action politique et fonde un groupe surnommé les « IWW de Détroit », opposé aux « IWW de Chicago », provoquant des scissions semblables ailleurs dans le monde des IWW. Même si De Leon est un fervent marxiste, les syndicats affiliés aux IWW de Détroit correspondent assez au profil des syndicats révolutionnaires pour faire partie de ce que van der Walt et moi-même appelons la « grande tradition anarchiste ».

[29] Voir David Footman, Red Prelude : A Biography of Zhelyabov, Barrie & Rockcliff, Londres, The Cresset Press, 1968 (première édition, 1944). L’Union des ouvriers russes du Nord fut fondée par le menuisier Stephan Khaltourine (1857-1882). Fils de paysans, il s’engagea dans l’action subversive trois ans avant de créer l’organisation ouvrière qui représentait, si l’on en croit Footman, « la première tentative sérieuse de création d’un syndicat en Russie. [Khaltourine] était un homme d’une grande intelligence et débordant d’énergie qui réussit à rassembler une soixantaine de membres et un grand nombre de sympathisants ». Footman affirme que le syndicat semble avoir influencé l’approche du syndicalisme de la Narodnaïa Volia (« volonté du peuple »), groupe dont le leader narodnik, Andreï Jeliabov déclara : « En Russie, la grève est un acte politique. » Khaltourine était contre le terrorisme. Au lieu de s’adonner à la propagande par le fait, l’Union fit l’acquisition d’une presse, mais un agent double prévint la police qui fit une descente avant que ne soient imprimés les premiers tracts, fit fermer l’imprimerie en 1879 et arrêta tout le monde sauf Khaltourine, qui joignit les rangs de la Narodnaïa Volia, ce pour quoi il fut exécuté en 1882.

[30] Les narodniks étaient des révolutionnaires socialistes dont l’objectif était de s’intégrer à la paysannerie et de renverser l’État par des actes terroristes. Le mouvement comptait dans ses rangs de nombreuses femmes, dont Vera Zassoulitch (1852-1919), une anarchiste qui devint marxiste. Selon la chronologie détaillée proposée par Footman (op. cit.), on peut dire que les narodniks sont à l’origine des mouvements anarchiste, nihiliste et marxiste russes.

[31] Partisans de Louis-Auguste Blanqui (1805-1881), révolutionnaire français qui prônait la prise du pouvoir au moyen d’un coup d’État mené par un petit groupe de conspirateurs plutôt que par une action collective de la masse. Cette stratégie, que Marx a ridiculisée, ressemble à plusieurs égards à celle des bolcheviks de Lénine.

[32] Sur les révoltes cantonalistes, voir Molnár et Pekmez, op. cit.

[33] Pierre Kropotkine (1842-1921) : prince russe, géographe à l’esprit universel, zoologiste, économiste et défenseur de la théorie de l’évolution. Il rejeta ses privilèges pour devenir l’héritier idéologique de Bakounine et répandre les idées de l’anarchisme. Il participa en 1881 à la fondation de l’Internationale noire, qui succéda à la Première Internationale. Son livre La grande révolution, 1789-1793 (1909 ; rééd. Paris, Sextant, 2011) est l’ouvrage communiste libertaire de référence sur le sujet, et ses autres classiques, La conquête du pain (1892 ; rééd. Paris, Sextant, 2006), L’entraide, un facteur d’évolution (1902 ; rééd. Montréal, Écosociété, 2001) et Champs, usines et ateliers (Paris, P.V. Stock, 1910) comptent encore aujourd’hui parmi les textes anarchistes les plus accessibles et les plus lus. La biographie de référence est encore celle de Martin Alan Miller, Kropotkin, Chicago, University of Chicago Press, 1976. Voir aussi : Ivan Avakumovic et George Woodcock, Pierre Kropotkine, prince anarchiste, Montréal, Écosociété, 1997.

[34] On peut consulter la traduction française du Programme en ligne à l’adresse suivante : www.fondation-besnard.org/article.php3?id_article=682

[35] Le texte est reproduit dans Daniel Guérin, op. cit.

[36] Le tragique déclin de la CGT et de la deuxième vague du syndicalisme vers le réformisme est décrit par Wayne Thorpe, « Uneasy Family : Revolutionary Syndicalism in Europe from the Charte d’Amiens to World War I », New Perspectives on Anarchism, Labour and Syndicalism, Cambridge, Cambridge Scholars Publishing, 2010. La suite du récit jusqu’à la troisième vague est racontée dans David Berry, A History of the French Anarchist Movement, 1917-1945, Oakland, AK Press, 2009.

[37] L’ouvrage anarchiste de référence sur la révolte macédonienne est celui de Georgi Grigoriev (1906-1996), publié sous son nom de plume, Georges Balkanski, Libération nationale et révolution sociale : à l’exemple de la Révolution macédonienne, Antony, Groupe Fresnes-Antony, 1982.

[38] Sur le rôle des anarchistes dans les révoltes russes, voir Paul Avrich (dir.), Les anarchistes russes, Paris, François Maspero, 1979.

[39] Pour une vue d’ensemble de l’histoire de l’ABC, voir Matthew Hart, Yelensky’s Fable : A History of the ABC, Los Angeles, Anarchist Black Cross Federation, 2002 : www.abcf.net/la/laabcf.asp?page=la/yelensky

[40] On trouve un résumé de l’histoire des IWW des deuxième et troisième vagues dans Michael Hargis, IWW Chronology 1905-1939, www.iww.org/en/history/chronology. Il existe aussi des comptes rendus plus détaillés, tels Fred W. Thompson et Patrick Murfin, The IWW : Its First 70 Years, IWW, Chicago, 1976 ; et Philip S. Foner, The Industrial Workers of the World, 1905-17, New York, International Publishers, 1965. Pour une étude comparative des positions de l’IWW sur la question nationale aux États-Unis et en Afrique du Sud, voir Peter Cole et Lucien van der Walt, « Crossing the Color Lines, Crossing the Continents : Comparing the Racial Politics of the IWW in South Africa and the United States, 1905-1925 », Safundi : The Journal of South African and American Studies, vol. 12, no 1, New Haven, janvier 2011.

[41] Maria Isidine, un des pseudonymes de Marie Goldsmit (1873-1933) : femme de sciences et anarchiste franco-russe qui a ardemment défendu des positions antiorganisationnistes (svobodnikistes).

[42] Daniil Novomirski, nom de guerre de Iakov Kirillovski (1882-193 ?) : figure de proue des anarcho-syndicalistes russes de cette deuxième vague, il fut envoyé au bagne en Sibérie en 1905, mais parvint à s’évader et se réfugia aux États-Unis où il devint un important journaliste anarchiste.

[43] Cité dans Alexandre Skirda, Facing the Enemy : A History of Anarchist Organization from Proudhon to May 1968, Londres/Édimbourg, AK Press/Kate Sharpley Library, 2001.

[44] Congrès anarchiste tenu à Armsterdam, août 1907 : compte rendu analytique des séances et résumé des rapports sur l’état du mouvement dans le monde entier, Paris, Publication sociale, 1908, www.archive.org.

[45] Respectivement : www.federation-anarchiste.org ; www.c-g-a.org ; oclibertaire.free.fr ; et www.alternativelibertaire.org

[46] La FORA a dominé le paysage syndical argentin pendant 20 ans. En 1914, elle s’est unie à la Confédération ouvrière régionale argentine (cora), syndicat révolutionnaire devenu socialiste, ce qui a incité les « anarcho-communistes » purs et durs à se séparer pour former la FORA-v, tournant le dos à la FORA-ix, groupe « apolitique » et peu représentatif semblable à la CGT française. Sur la FORA des deuxième, troisième et quatrième vagues, voir Antonio López, La FORA en el movimiento obrero, Buenos Aires, Tupac Ediciones, 1998, qui couvre la période allant de 1903 à 1968 ; et Ronaldo Munck, Ricardo Falcon et Bernardo Galitelli, Argentina : From Anarchism to Peronism – Workers, Unions and Politics 1855-1985, Londres, Zed Books, 1987. Sur les syndicats de débardeurs argentins, voir Geoffroy de Laforcade, « Straddling the Nation and the Working World : Anarchism and Syndicalism on the Docks and Rivers of Argentina », dans Hirsch et van der Walt, op. cit. Le texte classique est celui de Diego Abad de Santillán, La FORA : ideología y trayectoria del movimiento obrero revolucionario en la Argentina, Buenos Aires, Libros de Anarres, 2007, qui couvre la période allant de 1903 à 1930. Pour un bref résumé, voir Peter Yerril et Leo Rosser, Revolutionary Unionism : The FORA in Argentina, Londres, asp, 1987.

[47] La FORB, aussi appelée Confédération ouvrière brésilienne (COB), fut fondée en 1906 et eut longtemps la haute main sur le milieu ouvrier brésilien. Sur la FORB/COB de la deuxième vague, voir Eric Arthur Gordon, Anarchism in Brazil : Theory and Practice 1890-1920, thèse de doctorat, Tulane University, 1978. Le Brésil est un pays immense et son mouvement anarchiste était et est encore dispersé, géographiquement et entre de nombreuses ethnies. Pour l’étude d’une des citadelles anarchistes, voir Edilene Toledo et Luigi Biondi, « Constructing Syndicalism and Anarchism Globally : The transnational making of the syndicalist movement in São Paulo, Brazil, 1895-1935 », dans Hirsch et van der Walt, op. cit. ; et Joel D. Wolfe, Working Women, Working Men : São Paulo and the Rise of Brazil’s Industrial Working Class, 1900-1955, Durham, Duke University Press, 1993.

[48] Fondée en 1912, la forch était le fruit d’une réforme de la Fédération des travailleurs du Chili (ftch). Sur la ftch/forch, voir José Antonio Gutiérrez Dantón, « Anarchism in Chile 1872-1995 », 1995, libcom.org/history/articles/anarchism-in-chile ; le synopsis du film de Hector Pavelic Sanhueza, Caliche, rostro de pampino, Santiago, ProKaos, 1996. Pour sa part, Oscar Ortíz, dans Crónica anarquista de la subversión olvidada, Santiago, Ediciones Espíritu Libertario, 2002, couvre la période allant de la deuxième à la quatrième vague, de 1900 aux années 1960.

[49] La FOC fut fondée en 1925 pour devenir la centrale syndicale colombienne nationale. Sur la FOC de la deuxième vague, voir Luis Alfredo Burbano, Mauricio Flórez Pinzón et Diego Paredes Goicochea, Presente y pasado del anarquismo y del anarcosindicalismo en Colombia, Buenos Aires, Libros de Anarres, 2011.

[50] Fondée en 1921, la FOH était une régénération de la Confédération des travailleurs cubains (CTC) et donna lieu à la Confédération nationale ouvrière de Cuba (CNOC), créée en 1925 selon les principes de la Confédération nationale du travail espagnole (CNT), qui devint avec ses 200 000 membres, la principale fédération ouvrière. Sur la FOH/CTC de la deuxième vague, voir Fernández, op. cit. ; et sur leurs précurseurs de la deuxième vague et leurs liens avec les anarchistes des États-Unis et avec les IWW, voir Carlos D. Pérez de Alejo, Beyond the Island : A Transnational History of Cuban Anarchism, 1880-1914, mémoire de maîtrise, Austin, University of Texas, 2008.

[51] Créée en 1915, la FORM était en fait un remaniement de la Maison de l’ouvrier mondial, (COM), la fédération ouvrière majoritaire au Mexique avec ses 150 000 membres. Elle devint la Confédération générale du travail (CGT) en 1921, qui se dissout dix ans plus tard. Sur la COM/FORM/CGT de la deuxième vague, voir John M. Hart, op. cit.

[52] La FORPE, fondée en 1913, fut remplacée en 1918 par la Fédération ouvrière de Lima (FOL) qui devint ainsi la plus grande fédération ouvrière du Pérou. Sur l’histoire de la FORPE/FOL de la deuxième vague, voir Steven J. Hirsch, « Peruvian Anarcho-Syndicalism : Adapting Transnational Influences and Forging Counterhegemonic Practices, 1905-1930 », dans Steven J. Hirsch et Lucien van der Walt, op. cit.

[53] La forpa, créée en 1906, fut phagocytée en 1916 par le Centre ouvrier régional du Paraguay (CORP), la fédération syndicale dominante au Paraguay. Sur la FORPA/CORP de la deuxième vague, voir les écrits du premier anarcho-syndicaliste paraguayen, le typographe Ciriaco Duarte (1908-1996), Hombres y obras del sindicalismo libre en Paraguay, Asunción, 1965, et El Sindicalismo libre en Paraguay, Asunción, RP Ediciones, 1987.

[54] La FORU, fondée en 1905, qui compta en 1911 un maximum de 90 000 adhérents, était la principale fédération syndicale de l’Uruguay, mais elle perdit de ses forces avec l’émergence d’une forme ancienne d’État-providence. Sur la FORU de la deuxième vague et du début de la troisième vague, voir le texte d’Astrid Wessel, « From Theatre Groups to Bank Robberies : The Diverse Experience of Uruguayan Anarchists », Perspectives on Anarchist Theory, vol. 8, no 2, automne 2004.

[55] La CNT, qui représentait le retour en force d’une longue série de fédérations anarcho-syndicalistes remontant jusqu’à l’ancêtre de toutes, la Fédération régionale espagnole (FRE) (fondée en 1868), eut jusqu’à 2 millions de membres en 1936. Sur la CNT de la deuxième vague, l’étude la plus complète est celle d’Angel Smith, « Anarchism, Revolution and Reaction : Catalan Labour and the Crisis of the Spanish State, 1898-1923 », International Studies in Social History, vol. 8, Oxford, Berghahn Books, 2007.

[56] L’UON, fondée en 1914 et forte de 50 000 membres, fut rebaptisée CGT en 1919 lorsque l’organisation atteignit un effectif de 90 000 membres, mais fut supprimée en 1926 par le régime militaire qui régna jusqu’à la Révolution des œillets de 1974, ce qui eut un effet dévastateur sur les organisations anarchistes de toutes les régions sous influence portugaise, comme le Mozambique (où une ligue révolutionnaire anarchiste avait vu le jour dans les années 1900). Au sujet de l’UON/CGT de la deuxième vague, l’étude la plus complète est celle de João Freire, Les anarchistes du Portugal, Paris, Éditions CNT-RP, 2002.

[57] Eric Hobsbawm, « Bolchevisme et anarchisme », Politique aujourd’hui, no 9, 1970.

[58] Ricardo Flores Magón (1874-1922) fut la figure de proue du Parti libéral mexicain (PLM) qu’il transforma en organisation insurrectionnelle anarchiste armée dont les membres déclenchèrent la révolution mexicaine de 1910. Il passa une grande partie de sa vie en exil et mourut, apparemment des complications de son diabète, dans une prison américaine. On trouve des extrais de ses écrits dans Chaz Bufe et Mitchell Cowen Verter (dir.), Dreams of Freedom : A Ricardo Flores Magón Reader, Oakland, AK Press, 2005. On trouve aussi en ligne une archive des documents magonistes en espagnol, sur le site www.archivomagon.net. Sur la question de son influence, voir aussi Salvador Hernández Padilla, El Magónismo : historia de una pasion libertaria 1900-1922, Mexico, Ediciones Era, 1984.

[59] Antonio Díaz Soto y Gama (1880-1967), avocat issu de la classe moyenne, fut emprisonné pour avoir dénoncé la dictature dans le journal du PLM. Il rejoignit les rangs de Lucha, puis ceux de l’ELS, mais se dissocia des zapatistes en 1920 pour fonder le Parti national agrarien (PNA), d’obédience réformiste libertaire, sous la bannière duquel il siégea au Parlement jusqu’en 1928. Il fut aussi l’auteur d’un ouvrage fondamental, La Revolución agraria del Sur y Emiliano Zapata, su caudillo.

[60] Sur l’AIRU, l’étude anarchiste la plus approfondie est celle d’Alexandre Skirda, Nestor Makhno, le cosaque libertaire (1888-1934) : la guerre civile en Ukraine 1917-1921, Paris, Éditions de Paris, 1999. L’étude partisane classique est celle de Pierre Archinov, Histoire du mouvement makhnoviste 1918-1921, Cœuvres (Aisne), Ressouvenances, 2000. Pour une description de la nature de classe de l’AIRU, voir Colin Darch, The Makhnovschina, 1917-1921, Ideology, Nationalism and Peasant Insurgency in Early 20th Century Ukraine, thèse de doctorat, University of Bradford, 1994. Sur la question coloniale, voir Aleksandr Shubin, « The Makhnovist Movement and the National Question in the Ukraine, 1917-1921 », dans Steven J. Hirsch et Lucien van der Walt, op. cit. On trouve aussi une excellente description de l’AIRU dans Vyacheslav Azarov, Kontrazvedka : The story of the Makhnovist Intelligence Service, Edmonton, Black Cat Press, 2008. Les mémoires inachevés de Makhno sont particulièrement intéressants à lire : Nestor Makhno, op. cit. Des survivants du mouvement makhnoviste sont restés en Ukraine, y intervenant de manière sporadique jusque dans les années 1930. Leur histoire est décrite par Anatoly V. Dubrovik, After Makhno, Londres, Kate Sharpley Library, 2009.

[61] Pour un compte rendu de l’histoire du mouvement anarchiste en Sibérie, voir le texte de Frank Mintz,« Une makhnovtchina sibériennec », À contretemps,no 9, septembre 2002, plusloin.org/acontretemps/n9/Makhnovtchinaibrie.pdf. Il s’agit d’une critique du travail d’Anatoli Shtirbul, publié à ce jour uniquement en russe.

[62] Iosif Bleikhman (1868-1921) : ouvrier ferblantier, il devint anarcho-communiste lorsqu’il immigra aux États-Unis, puis il revint en Russie pour s’investir dans les syndicats, activité pour laquelle il fut arrêté, déporté en Sibérie puis libéré lors de la révolution de février 1917. Il se joignit alors à la Fédération anarchiste-communiste de Petrograd et subit la persécution du gouvernement de Kerensky et des bolcheviks. En 1918, il fut envoyé au goulag, où il mourut en 1921.

[63] Aujourd’hui, l’ait n’est plus au faîte de sa gloire, mais elle représente encore des sections d’un peu partout dans le monde (Argentine, Brésil, Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, Norvège, Pologne, Portugal, Russie, Serbie, Slovaquie et Espagne), avec des ramifications « amies de l’ait » en Australie, Chili et Colombie. Voir le site de l’ait : www.iwa-ait.org. Le portrait d’ensemble le plus complet du syndicalisme de la deuxième vague est l’ouvrage de Wayne Thorpe, « The Workers Themselves » : Revolutionary Syndicalism and International Labour, 1913-23, Dordrecht, Kulwer Academic Publishers, 1989. Pour une histoire de l’ait par des membres de l’organisation, voir Vadim Damier, Anarcho-syndicalism in the 20th Century, Edmonton, Black Cat Press, 2009, libcom.org/library/anarcho-syndicalism-20th-century-vadim-damier

[64] Maroussia Nikiforovia (1887-1919) : elle établit une faction de la garde noire dans la ville ukrainienne d’Aleksandrovsk et devint de facto une commandante makhnoviste. Elle fut capturée puis exécutée par les blancs à Odessa. Sa vie est racontée dans le livre de Malcolm Archibald, Atamansha : The story of Maria Nikiforova, the Anarchist Joan of Arc, Edmonton, Black Cat Press, 2007.

[65] Voline, de son vrai nom Vsevolod Eichenbaum (1882-1945) : fils de Russes juifs de profession libérale, il s’impliqua d’abord dans le Parti socialiste révolutionnaire avant de se tourner vers l’anarchisme. Après un court exil, il retourna en Russie en 1917 et participa à la fondation du Nabat, la Confédération anarchiste d’Ukraine.

[66] Ida Mett (1901-1973) : anarchiste russe qui s’évada des geôles bolcheviques, s’exila à Paris et devint écrivaine. Son livre La Commune de Cronstadt, Paris, Spartacus, 1977, est une critique dévastatrice du bolchevisme.

[67] La Plate-forme est reproduite sur internet en plusieurs langues et accompagnée de nombreux documents proto-plateformistes plus anciens et de textes plateformistes : anarchistplatform.wordpress.com

[68] Sébastien Faure (1858-1942) : anarchiste français influent, il fut aussi un journaliste et un pédagogue radical.

[69] Errico Malatesta (1853-1932) : mécanicien de remarquablement petite taille et organisateur invétéré, on le considère généralement comme le plus important théoricien anarchiste après Kropotkine. Il passa la plus grande partie de sa vie en exil. Lorsqu’il n’organisait pas une insurrection en Italie, il fondait un syndicat anarchiste en Argentine. Acclamé par erreur comme le « Lénine italien », il participa à son retour à la création de l’USI et mourut assigné à résidence sous le régime fasciste.

[70] Ce groupe d’exilés anarchistes russes dirigeait les éditions Dielo Truda, qui publièrent la Plate-forme.

[71] La FAKB, fondée en 1919 par d’anciens militants anarchistes, dont l’ancien chef combattant Mikhail Guerdzhikov (1877-1947), pouvait se vanter de regrouper aussi bien des syndicats anarchistes urbains et ruraux que des associations étudiantes et un groupe armé. Elle devint la troisième organisation de gauche en Bulgarie, après les « communistes » (les rouges) et les « agrariens » (les orange). Ses membres, qui durent s’exiler quand la FAKB fut écrasée, fondèrent en France l’Union libertaire bulgare, puis, après la chute de l’Union soviétique, ils créèrent la Fédération des anarchistes de Bulgarie.

[72] Pour une vue d’ensemble et une analyse du mouvement anarchiste bulgare de la troisième vague (de 1919 à 1948), voir Michael Schmidt et Jack Grancharoff, Bulgarian Anarchism Armed : The Anarcho-Communist Mass Line Part 1, Johannesbourg, Zabalaza Books, 2008.

[73] Fondée en 1927, la fai fut d’abord envisagée comme une organisation péninsulaire englobant les groupes anarchistes espagnols et portugais, bien que la répression des anarchistes sous Salazar compliquât les choses. Elle commença par arracher la CNT aux mains des réformistes, mais son manque de cohérence idéologique interne permit aux technocrates de s’en emparer en 1934 pour l’intégrer aux gouvernements catalan d’abord, puis espagnol pendant la révolution. Ceux-ci allaient la transformer en parti ordinaire lorsque la révolution fut vaincue. Aujourd’hui, de nombreux groupes actifs qui s’inscrivent dans sa lignée et s’en réclament rejettent le réformisme, mais sont encore synthésistes.

[74] Cité dans Alexandre Skirda, Facing the Enemy : A History of Anarchist Organization from Proudhon to May 1968, Londres/Édimbourg, AK Press/Kate Sharpley Library, 2001.

[75] Sur le destin subi par les anarchistes dans les goulags russes, voir Anne Applebaum, Goulag. Une histoire, Paris, Gallimard, 2008. Dans les camps de travail, les prisonniers politiques issus de la gauche parviennent à rester organisés et à garder le contact avec le monde extérieur, du moins pendant la première décennie d’incarcération.

[76] On trouve une bonne description de l’anarchisme et du syndicalisme en Asie de l’Est pendant la deuxième et la troisième vague dans John Crump, « Anarchism and Nationalism in East Asia », Anarchist Studies, vol. 4 no 1, 1996 ; et dans l’article Dongyoun Hwang, « Reflections on Radicalism in “Eastern Asia” : Regional Perspective, Transnational Approach, and “Eastern Asia” as a Regional Concept », The Journal of Korean Studies, vol. 145, mars 2009.

[77] Étant donné les racines profondes de l’anarchisme en Amérique latine, on s’étonne de ce qu’il n’y ait eu jusqu’ici aucune étude sérieuse de l’anarchisme et du syndicalisme latino-américains d’avant-guerre – des première, deuxième et troisième vagues –, et ce, en aucune langue. Nous espérons que notre ouvrage Global Fire viendra combler cette lacune, mais on trouve tout de même un bon portrait global dans Carlos M. Rama et Angel J. Cappelletti, El Anarquismo en America Latina, Caracas, Biblioteca Ayachucho, 1990. Voir aussi S. Fanny Simon, « Anarchism and Anarcho-syndicalism in South America », The Hispanic American Historical Review, vol. 26, no 1, février 1946 ; ou Ian R. Mitchell, « The Anarchist Tradition in Latin America », Anarchy, no 28, 1979. On peut aussi lire le texte, très axé sur le Chili, de l’ex-anarchiste converti au trotskysme, Luis Vitale, Contribución a una historia del anarquismo en America Latina, Editiones Santiago, Instituto de Investigación de Movimientos Sociales “Pedro Vuskovic”, 1998.

[78] On trouve peu d’écrits sur la Révolution mandchoue, en partie à cause des restrictions imposées par le régime marxiste en Chine, mais il existe l’ouvrage de Ha Ki-Rak, History of [the] Korean Anarchist Movement, Taegu, Anarchist Publishing Committee, Korean Anarchist Federation, 1986. Pour une description d’ensemble et une analyse un peu plus cohérentes du mouvement anarchiste coréen de la troisième vague (1929-1948), voir Michael Schmidt, Korean Anarchism Armed : The Anarchist Mass Line Part 3 (à paraître).

[79] La fac est créée en 1924, dans la Corée occupée par les Japonais. En 1923, elle adopte le Manifeste de la révolution coréenne rédigé par le théoricien anarchiste Shin Ch’aeho (1880-1936), qui mourra dans une prison japonaise. La fédération établit des sections en Mandchourie (FACM) et en Chine (FACC), ainsi qu’une branche pour les jeunes, la Fédération de la jeunesse coréenne en Chine du Sud. Elle connaîtra son apogée lors de la Révolution mandchoue.

[80] La FACC est fondée en Corée, en 1929, dans le cadre d’une conférence clandestine des socialistes noirs pour laquelle se sont réunies toutes les sociétés noires de la Corée. Celle-ci est aussi active en Chine et en Mandchourie, mais, après la défaite du Japon en 1945, plusieurs de ses membres, y compris Yu Rim, intégreront l’éphémère et impuissant gouvernement provisoire coréen.

[81] Le récit officiel de l’histoire de la CNT, écrit par José Peirats, a été publié en trois volumes : La CNT en la revolución española, Toulouse, CNT, 1953. Peirats (1908-1989), ouvrier tuilier, militait dans la CNT-FIJL de Valence. Il devint secrétaire de la Fédération des groupes anarchistes de Barcelone (membre de la FAI), s’enrôla dans la colonne Durruti puis devint leader de la faction révolutionnaire de la CNT en exil au Venezuela.

[82] L’analyse la plus clairvoyante et concise de l’échec de la FAI et, par conséquent, de la révolution, est celle de Stuart Christie, We, the Anarchists : A Study of the Iberian Anarchist Federation (FAI) 1927-1937, Édimbourg et Oakland, AK Press, 2008.

[83] Depuis une soixantaine d’années, la FAF a subi une série de scissions. Aujourd’hui, sous le nom de Fédération anarchiste (FA), elle demeure une fédération synthésiste importante, profondément ancrée dans la culture française de la résistance. Elle publie un journal et a créé sa propre radio. Voir le site de la fa : www.federation-anarchiste.org. Pour une analyse du mouvement anarchiste et syndicaliste français d’après-guerre, voir Guillaume Davranche, « How and Why the French Anarchists Rallied to the CGT-FO (1947-1950) », dans David Berry et Constance Bantam, op. cit. Aujourd’hui, la tradition anarcho-syndicaliste est encore très présente et se manifeste dans deux CNT séparées, la CNT France, majoritaire (www.cnt-f.org), et la CNT-ait, minoritaire (www.cnt-ait-fr.org).

[84] Voir Michael Schmidt et Jach Grancharoff, op. cit.

[85] La FCAI sera absorbée par la Fédération anarchiste italienne (FAI) lorsque cette dernière naîtra en 1945. Cette fédération synthésiste est encore active aujourd’hui (www.federazioneanarchica.org). La cgil s’est scindée en 1950, et les anarcho-syndicalistes qui s’en sont dissociés ont refondé l’Union syndicale italienne (USI), qui existe encore aujourd’hui et comprend deux sections, l’USI-AIT (www.usi-ait.org) et l’USI-Rome (www.usiait.it).

[86] L’AFB n’a pas survécu à la troisième vague, et, en 1967, pendant la quatrième vague, une autre fédération régionale a été fondée, rejointe l’année suivante par une tout aussi éphémère Fédération anarchiste communiste (ACF). Cependant, l’ACF a fondé une lignée qui a traversé les années 1970 et mené à son retour en 1986. Aujourd’hui, on la connaît sous le nom de Fédération anarchiste (AF) (www.afed.org.uk).

[87] La nar a vu le jour en 1945, comptant alors quelque 200 membres, mais s’est scindée en 1951 entre les anarchistes « purs », qui ont formé le Club anarchiste japonais (KSS), et les anarcho-syndicalistes, qui ont fondé la Fédération anarchiste. Cette dernière a repris le nom de nar et s’est affiliée à l’Internationale des fédérations anarchistes (IFA), mais elle s’est dissoute en 1968 avant d’être remplacée en 1970 par la Société du front noir, elle-même remplacée par le Conseil socialiste libertaire. En 1988 une nouvelle fédération anarchiste a été fondée au Japon. Pour un résumé de l’histoire de la nar, voir, en ligne : libcom.org/library/wot-organization. En 1983, le Mouvement de la solidarité ouvrière (RRU), anarcho-syndicaliste, est créé et devient, pour quelque temps, la section japonaise de l’AIT. En 1992, le réseau anarcho-syndicaliste dissident Solidarité ouvrière rompt avec le RRU qui s’est tourné vers le communisme d’ultragauche et s’est retiré de l’AIT.

[88] Peter Marshall, op. cit.

[89] La FFS, qui existera jusque dans les années 1950, est bâtie par des gens comme le journaliste vétéran anti-militariste et anarcho-syndicaliste Augustin Souchy (1892-1984), qui a été actif d’abord en Allemagne, puis dans l’Espagne révolutionnaire, avant d’être emprisonné en France puis de devenir militant au Mexique et à Cuba pendant la révolution. En 1977, l’Union libre des travailleurs (FAU) voit le jour. Affiliée à l’AIT, elle est toujours active aujourd’hui. Voir le site www.fau.org.

[90] Pour une présentation du MLNA, voir le documentaire de Daniel Goude et Guillaume Lenormant (réal.), Une résistance oubliée (1954-1957), des libertaires dans la guerre d’Algérie, Alternative libertaire, 2001, dvd de 32 min.

[91] La base de l’oVB était principalement constituée de débardeurs et de pêcheurs de La Haye, de Rotterdam et d’Amsterdam. L’organisation s’est dissoute en 1988 lorsque les anarcho-syndicalistes ont quitté ses rangs pour former l’Union libre (VB) : www.vrijebond.nl.

[92] Pour un survol de la fin de la troisième vague au lendemain de la révolution qui présente le Mouvement libertaire espagnol (MLE) en exil et la diaspora en Amérique latine et en Afrique du Nord, voir José Peirats, Author’s Appendix to “Anarchists in the Spanish Revolution”, Detroit, Black and Red, 1993. Peirats a participé à la fondation de la FORV puis a été nommé secrétaire général de la Commission intercontinentale de la CNT en exil.

[93] Ha Ki-Rak, op. cit.

[94] Le Centre international de recherches sur l’anarchisme (CIRA) de Lausanne (Suisse) dispose d’archives de la cria et de la CCRA.

[95] Le texte peut être consulté en ligne en version originale : www.anarkismo.net/newswire.php?story_id=1446 ou en anglais : anarchistplatform.wordpress.com/2010/04/22/towards-a-fresh-revolution-by-the-friends-of-dur-ruti-group

[96] La traduction française de ce texte peut être consultée sur le site de la Fondation Pierre Besnard : www.fondation-besnard.org/article.php3?id_article=245

[97] Sur la présence anarchiste et syndicaliste dans ces organisations, voir Sam Dolgoff, The Cuban Revolution : A Critical Perspective, Montréal, Black Rose Books, 1996. Fondée en 1938, la CTC a d’abord été un syndicat jaune, corporatiste d’État, mais lorsque des marxistes qui avaient été placés à sa tête par Fulgencio Batista en 1940 ont été expulsés quatre ans plus tard, les anarchistes ont pris la direction. Sous la dictature de Fidel Castro, l’organisation sera phagocytée par l’État.

[98] La Fédération des groupes anarchistes de Cuba (FGAC) est créée en 1924, puis remaniée pour devenir l’ALC en 1939. Reconstituée en 1944, l’ALC a des sections dans toutes les provinces du pays au moment de la révolution et exerce une forte influence aussi bien dans les villes que dans les campagnes, dans les milieux des ouvriers industriels et agricoles, des mineurs, des artisans, des pêcheurs, des journalistes, des débardeurs et des travailleurs du transport.

[99] En 1931, sous la dictature de Gerardo Machado, soutenue par les États-Unis, la CGT est fondée et récupère de nombreuses sections de la Confédération nationale ouvrière de Cuba (CNOC, fondée en 1925), ancien syndicat anarchiste noyauté par les marxistes qui en ont fait un syndicat jaune, la CTC. Sous le règne de Castro, soutenu par l’URSS, la CGT est démantelée et nombre de ses membres sont condamnés à l’exil.

[100] Fidel Castro (ne pas confondre avec son frère marxiste Raúl Castro, actuel chef d’État de la dynastie) est généralement présenté comme un homme de gauche, ce qui est une grossière erreur. Pour une mise au point instructive qui étudie ses débuts comme avocat politicien pour les petits-bourgeois conservateurs du Parti orthodoxe, et qui va de son admiration pour Mussolini jusqu’aux liens qu’il a noués avec les personnages de droite dont il est ici question, voir Patrick Symmes, The Boys from Dolores : Fidel Castro’s Classmates from Revolution to Exile, New York, Pantheon, 2007. Pour un portrait d’ensemble du mouvement anarchiste et syndicaliste cubain de la révolution jusqu’à 2001, voir Frank Fernandez, op. cit.

[101] La SAC est fondée en 1910 et atteint son apogée en 1924 avec 37 000 membres, pour la plupart bûcherons, ouvriers du bâtiment et mineurs. Le syndicat n’a jamais regroupé plus de 10 % des travailleurs syndiqués de Suède, mais il est encore actif aujourd’hui et compte environ 9 000 membres (www.sac.se).

[102] Interview menée en 2010 par Michael Schmidt avec l’historien anarchiste et militant José Antonio Gutiérrez Dantón, auteur de « Anarchism in Chile 1872-1995 », loc. cit., texte qui est le synopsis du livre de Hector Pavelic Sanhueza, Caliche, rostro de pampino, Santiago, Archivo Chile, 1996. En 1957, la cut a lancé un autre mouvement de grève générale avec les mêmes revendications que l’année précédente, mais cette fois, le régime d’Ibañez a répondu par la force et la grève a échoué. En 1958, les anarcho-syndicalistes ont abandonné la cut pour protester contre son entrée dans la coalition de partis de gauche du Front d’action populaire (FRAP) et ont formé, en 1960, la Confédération nationale du travail (CNT).

[103] Diego Abad de Santillán, op. cit.

[104] Pour un récit de cet événement crucial de l’histoire du mouvement en Nouvelle-Zélande, voir Dick Scott, 151 Days : The Great Waterfront Lockout and Supporting Strikes, February 15-July 15, 1951, Auckland, Reed Books, 2001.

[105] H.L. Wei, membre du groupe de Chu Cha Pei, cité dans Paul Avrich, Anarchist Voices : An Oral History of Anarchism in America, Oakland, AK Press, 2006.

[106] Pour en savoir davantage sur la FOF, voir Ineke Dibits et al., Polleras Libertarias : Federación Obrera Femenina, 1927-1964, La PAZ, Taller de Historia y Participación de la Mujer, 1986.

[107] L’ICU, créé en 1919 en Afrique du Sud, s’est implanté en Afrique du Sud-Ouest (Namibie) en 1920, en Rhodésie du Sud (Zimbabwe) en 1927 (où il sera ravivé en 1946 pour survivre jusque dans les années 1950) et en Rhodésie du Nord (Zambie) en 1931, culminant en 1927 avec environ 100 000 membres. Pour en savoir plus sur l’ICU, voir Lucien van der Walt, « The First Globalisation and Transnational Labour Activism in Southern Africa : White Labourism, the IWW and the ICU, 1904-1934 », African Studies, Johannesburg, 2007, www.abahlali.org/files/ICU.pdf

[108] Pour un compte rendu et une analyse du mouvement anarchiste et syndicaliste des quatrième et cinquième vagues, de 1956 à nos jours, voir Michael Schmidt, Uruguayan Anarchism Armed : The Anarchist Mass Line Part 2 (à paraître). Le meilleur récit militant de l’histoire de ce mouvement est l’autobiographie en trois volumes de Juan Carlos Mechoso, Acción directa anarquista : una historia de FAU, Montevideo, Recortes, 2002-2006.

[109] Ha Ki-Rak, op. cit.

[110] Abraham Guillén, Philosophy of the Urban Guerrilla : The Revolutionary Writings of Abraham Guillén, New York, Morrow, 1973. Guillén (1913-1993), ex-milicien de la CNT-FAI emprisonné après la défaite de la révolution, s’est exilé en Argentine, où il a été journaliste avant de devenir un économiste radical. Il a été à nouveau brièvement emprisonné pour association avec un mouvement de guérilla local, puis s’est exilé en Uruguay et au Pérou, où il a écrit ses œuvres fondamentales, dans lesquelles il analyse l’impérialisme américain, le « capitalisme soviétique » et les élites compradores d’Amérique latine, tout en proposant des solutions communistes libertaires, dont la guérilla. À la fin de sa vie, il est retourné en Espagne, où il a donné des cours sur l’autogestion.

[111] Le bref compte rendu écrit par Ferrada-Noli lui-même, Notas Sobre la Historia del mir, est offert en espagnol (accompagné d’un résumé en anglais) à cette adresse : ferradanoli.files.wordpress.com/2010/08/marcello-ferrada-noli-nelson-gutierrez-historia-del-mir.pdf. Voir aussi Oscar Ortíz, op. cit., qui s’inspire de Luis Vitale, Contribución a la Historia del MIR (1965-1970), Santiago, Ediciones Instituto de Investigaciones de Movimientos Sociales « Pedro Vuskovic », 1999.

[112] En ligne, un entretien avec des membres de la CUAC : www.monde-nouveau.net/IMG/pdf/Plateformisme_sans_illusions_-_Chili.pdf

[113] Sur la FAU et opr-33, voir Juan Carlos Mechoso, Jaime Prieto et Hugo Cores (dir.), The Federación Anarquista Uruguaya (FAU) : Crisis, Armed Struggle and Dictatorship, 1967-1985, Londres, Kate Sharpley Library, 2009. Sur le destin funeste de nombreux militants, voir J. Patrice McSherry, « Death Squads as Parallel Forces : Uruguay, Operation Condor, and the United States », Journal of Third World Studies, vol. 24, no 1, 2007.

[114] Sur RL, voir Verónica Diz et Fernando López Trujillo, Resistencia Libertaria, Buenos Aires, Editorial Madreselva, 2007 (www.editorialmadreselva.com.ar/Resistencia_libertaria.pdf), dont le récit est contesté par certains vétérans de RL, dont María Ester Tello. Voir aussi l’entretien de Chuck Morse avec Fernando López, « Resistencia Libertaria : Anarchist Opposition to the Last Argentine Dictatorship », New Formulation, vol. 2, no 1, février 2003, www.newformulation.org/3morselopez.htm

[115] Entretien de l’auteur avec S.B., vétéran du Shagila ayant pris part à la Révolution iranienne, mené à Johannesbourg en 2004.

[116] Sur AB, voir Jean Weir (dir.), The Angry Brigade, 1967-1984 : Documents and Chronology, New York, Elephant Editions, 2005. Sur ad, voir les mémoires de Jean-Marc Rouillan, De mémoire, t. 1 : Les jours du début : un automne 1970 à Toulouse ; t. 2 : Le deuil de l’innocence : un jour de septembre 1973 à Barcelone ; t. 3 : La courte saison des gari : Toulouse 1974, Marseille, Agone, 2007, 2009, 2011. Voir aussi Michael York Dartnell, Mirror of Violence : The Revolutionary Terrorism of Action Directe as an Element in the Evolution of French Political Culture, 1979-1987, thèse de doctorat, Université York, 1993. Sur da Canada, voir Ann Hansen, Direct Action : Memoirs of an Urban Guerrilla, Oakland, AK Press, 2002 ; et Eryk Martin, Burn It Down ! : A History of Anarchism, Activism, and the Politics of « Direct Action », 1972-1988, thèse de doctorat, Université Simon Fraser, à paraître. Sur le B2J, voir les mémoires de Ralf Reinders et Ronald Fritzsch, Die Bewegung 2. Juni : Gespräche über Haschrebellen, Lorenzentführung, Knast, Berlin, Id-Verlag, 1995 (traduit en espagnol El movimiento 2 de junio : Conversaciones sobre los rebeldes del Hachís, el secuestro de Lorenz y la cárcel, Barcelone, Virus editorial, 2011, www.viruseditorial.net/pdf/movimiento_2_de_junio.pdf). Voir aussi les mémoires de Inge Viett, Nie war ich furchtloser, Hambourg, Nautilus, 1997. Sur le groupe anarchiste autonomiste des kaa, voir le court texte de Buzz Burrell, Insurrection in Euskadi : Political Struggles in the Basque Country, Glasgow, Partisan Press, 1993. Entre 1979 et 1984, 8 militants des kaa ont été tués en action, 14 ont été emprisonnés et les autres se sont exilés. Sur di, le GPM, le MIL-GAC et les gari, qui suivaient une ligne anarchiste autonomiste situationniste, voir Antonio Téllez et Stuart Christie, Anarchist International Action Against Francoism from Genoa 1949 to the First of May Group, Londres, Kate Sharpley Library, 2010. Voir aussi Octavio Alberola, Álvaro Millán et Joan Zambrana, Revolutionary Activism : The Spanish Resistance in Context, Londres, Kate Sharpley Library, 2000 ; et André Cortade, 1000 : histoire désordonnée du mil, Barcelone 1967-1974, Perpignan, Dérive 17, 1985. Ces informations ont été confirmées lors d’un entretien entre l’auteur et le seul membre encore vivant de di, Octavio Alberola, en France (2011), en préparation du livre The People Armed : Anarchist Guerrillas Verbatim, Oakland, AK Press, à paraître.

[117] L’IFA est toujours active (i-f-a.org), avec des sections en Argentine, au Bélarus, en Grande-Bretagne, en Bulgarie, en République tchèque, en Slovaquie, en France, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, en Italie, en Espagne et au Portugal.

[118] Le MLCE, dont l’acronyme est aujourd’hui mlc, a été fondé en 1961. Il compte aujourd’hui des sections au Mexique, au Venezuela, en France et en Espagne, et entretient des contacts clandestins à Cuba même. Il ne faut pas les confondre avec les libertariens capitalistes du laisser-faire du groupe homonyme fondé aux États-Unis en 1981. Voir leur site : www.mlc.acultura.org.ve.

[119] Voir l’excellent récit de la résurgence de l’anarcho-syndicalisme et du syndicalisme révolutionnaire lors de la quatrième vague dans l’URSS de l’après-guerre, Philip Ruff, Anarchy in the USSR : A New Beginning, Londres, asp, 1991. Un des personnages-clés de ce retour est l’historienne russe Natalia Mikhailovna Pirumova (1923-1997), qui a sauvé de l’oubli une grande partie des écrits de Bakounine et de Kropotkine. Voir le texte de Mikhail Tsovma, « Remembering Natalia Primurova », CIRA Bulletin, no 63, septembre 2007.

[120] La FA est toujours active aujourd’hui. Voir sur internet, www.federacja-anarchistyczna.pl

[121] Peu après a été créée la Fédération anarchiste (FA), qui, dans un geste de défi, s’est renommée la Fédération anarchiste tchèque et slovaque (CSAF) après la séparation de la République tchèque et de la Slovaquie. Voir sur internet : www.CSAF.cz. En 1997, la Fédération des anarchistes sociaux (FSA-MAP) s’est séparée de la CSAF pour s’affilier à l’Association internationale des travailleurs (AIT), mais elle semble aujourd’hui avoir disparu. La FAS s’est scindée en 1996 entre l’Organisation des révolutionnaires anarchistes – Solidarité (ORA-S) et les anarchistes puristes de la Fédération tchécoslovaque des anarchistes révolutionnaires. En 2003, une minorité plateformiste au sein de l’ORA-S s’est séparée pour fonder Alternative anarcho-communiste (AKA, sur internet au aka.anarchokomunismus.org), tandis que le reste de l’ORA-S s’est tourné vers le marxisme d’ultragauche.

[122] Au sujet de la fosatu, voir Sian Byrne, « Building Tomorrow Today » : A Re-examination of the Character of the Controversial “Workerist” Tendency Associated with the Federation of South African Trade Unions (fosatu) in South Africa, 1979-1985, mémoire de maîtrise (en rédaction), University of Witwatesrand, Johannesbourg.

[123] Le Manifeste du communisme libertaire peut être consulté en ligne à cette adresse : www.nefac.net/node/2023

[124] David Berry et Guillaume Davranche, « Révolutionnaire au long cours », Alternative libertaire, no 198, septembre 2010.

[125] Texte reproduit dans Alexandre Skirda, Autonomie individuelle et force collective : les anarchistes et l’organisation de Proudhon à nos jours, Paris, A.S., 1987.

[126] Le texte peut être consulté sur internet dans sa version originale, www.nodo50.org/fau/documentos/docum_historicos/huerta_grande.htm, et en anglais, www.anarkismo.net/article/14691

[127] Philip Ruff, op. cit. Aujourd’hui, la KRAS est affiliée à l’AIT et a des sections en Russie, au Bélarus et en Ukraine. Voir sur internet : www.aitrus.info. En 1995, la Confédération sibérienne du travail (SKT) a quitté la KRAS. Aujourd’hui, la KAS n’existe plus, mais on peut consulter un entretien mené en 1993 avec des membres de l’organisation : www.struggle.ws/eastern/kas_begin.html

[128] Il semble que la RKAS-NM AIT été active jusqu’en 2009 et qu’elle se soit étendue à la Georgie voisine.

[129] Voir le site de AD : www.avtonom.org/fr

[130] Le bulletin publié par le galsic peut être consulté en ligne : www.nodo50.org/ellibertario/cubalibertaria.html

[131] Pour en savoir plus sur les tactiques et analyses de l’especifismo latino-américain, on peut consulter ma propre analyse : Michael Schmidt, Fire-ants and Flowers : Revolutionary Anarchism in Latin America, Johannesburg, ZACF, 2004, www.nefac.net/node/38

[132] Voir le site internet du CIPO-RFM (www.nodo50.org/cipo) et celui de la branche du groupe en exil au Canada, où se sont réfugiés des militants comme Raúl Gatica, menacés de mort par les paramilitaires (www.cipovan.org).

[133] Je tiens à remercier Mitch Miller, de l’Alliance de la solidarité ouvrière (Workers’Solidarity Alliance) des États-Unis, de m’avoir transmis l’acte fondateur du palir.

[134] La section IWW-Sierra Leone a été liquidée en 1997 par la guerre civile déclenchée par un coup d’État militaire. On ne sait pas ce qui est advenu des militants, comme le délégué local Bright Chikezi, qui a été transporté par les marines américains en Guinée.

[135] Il semble que l’AWSM n’ait pas survécu à la mort de son fondateur, le bibliothécaire anarchiste Wilstar Choongo (1964-1999). La notice nécrologique que j’ai rédigée à l’occasion de sa mort peut être consultée en ligne : www.libcom.org/history/choongo-wilstar-1964-1999

[136] L’al est apparue au milieu des années 1980 à l’université du Nigeria et a servi de base à l’élaboration d’une critique du socialisme d’État. En 1991, l’organisation se déclare anarcho-syndicaliste et, en 1992, dans un mouvement de contestation nationale auquel participent travailleurs, étudiants, artisans, paysans et chômeurs, quatre membres sont arrêtés par les forces spéciales du dictateur Ibrahim Babangida. En 1996, devenue un syndicat à part entière regroupant des travailleurs pétroliers et des employés du secteur bancaire, la ligue devient la section nigériane de l’Association internationale des travailleurs (AIT). Elle lutte contre l’impopulaire dictature militaire du général Sani Abacha, ce qui lui permet de porter le nombre de ses membres à 1 000, et elle fait l’acquisition de sa propre station de radio dans l’État d’Enugu. Il semble cependant que l’organisation ne soit plus du tout active. On peut en savoir davantage sur l’AL en lisant le livre écrit par deux de ses militants, le journaliste anarchiste Sam Mbah et I.E. Igariwey, African Anarchism, the History of a Movement, Tucson, See Sharp Press, 1997, www.adnauseam.fr/african-anarchism-the-history-of-a,012.html

[137] On trouve un bref survol de l’histoire de l’anarchisme en Afrique du Sud qui évoque le ARM et la DAF dans un entretien entre des membres de la Fédération des communistes libertaires du Nord-Est (NEFAC) et moi-même, que l’on peut consulter en ligne (en anglais) : zabnew.wordpress.com/2010/12/02/nefac-interviews-the-bmc/

[138] La ZACF d’Afrique du Sud est encore active aujourd’hui : www.zabalaza.net

[139] Common Struggle (États-Unis) : www.nefac.net ; Common Cause (Ontario) : www.linchpin.ca ; UCL (Québec) : www.causecommune.net

[140] Voir le site web de la CGT-Espagne : www.cgt.es

[141] La SKT est issue de la SAC suédoise. Voir en ligne : www.syndikalist.narod.ru

[142] CNT-France : www.cnt-f.org ; SAC : www.sac.se ; la cibunicobas : www.cib-unicobas.it ; Union syndicale Solidaires : www.solidaires.org

[143] La FESAL et sa section consacrée au secteur de l’éducation FESAL-E semblent avoir cessé toute activité depuis 2009.

[144] L’ancien site web de l’ILS sur ses projets en Amérique latine est en ligne au : www.fdca.it/fdcaen/ILS/ils_projects.htm

[145] Le projet multilingue Anarkismo publie en français, en espagnol, en anglais, en portugais, en turc, en allemand, en néerlandais, en norvégien, en arabe, en chinois, en russe, en polonais et en d’autres langues à l’adresse suivante : www.anarkismo.net

[146] Voir le site web de la WSF : www.wsm.ie

[147] Sur la Guyane française, voir « al en Guyane : Anticolonialistes et libertaires », Alternative libertaire, no 134, novembre 2004, www.alternativelibertaire.org/spip.php?article1238. Sur Israël et la Palestine, voir le site web des Libertaires de l’est de la Méditerrannée : www.shalif.com/anarchy. Sur le Liban, voir le site web du groupe Alternative libertaire communiste (al-Badil al-Chouyouii al-Taharoui) : www.albadilaltaharrouri.wordpress.com ; et pour une analyse de la place qu’occupe l’organisation dans la politique libanaise, voir Michael Schmidt, « Eyewitness Lebanon : In the Land of the Blind : Hezbollah Worship, Slavish Anti-imperialism and the Need for a Real Alternative », 2006, www.anarkismo.net/newswire.php?story_id=3651. Sur la diaspora iranienne, voir l’entretien avec « Payman Piedar », rédacteur en chef du magazine anarcho-communiste iranien Nakhdar, « Interview with an Iranian anarchist », The Northearstern Anarchist, no 10, printemps-été 2005, www.anarkismo.net/article/584. Un réseau anarchiste synthésiste connu sous le nom de Edris a aussi été actif à Téhéran et dans d’autres régions d’Iran au début des années 2000. Sur le Zimbabwe, voir le site web du réseau Uhuru (« liberté » en swahili) : www.toyitoyi.blogspot.com. Sur l’Égypte, voir « Egypt : Birth of the Libertarian Socialist Movement », mai 2011, www.anarkismo.net/article/19666

[148] Texte offert en ligne : www.alternativelibertaire.org/spip.php?rubrique23

[149] Déclaration de principe de la fav. Texte en version originale espagnole offert en ligne : www.nodo50.org/fau/documentos/docum_actuales/anarq_como_crit_ prop_y_accion.htm

[150] Comunisti anarchici : Una questione di classe. Texte offert en ligne en version originale italienne : www.fdca.it/organizzazione/teoria/qdc/index.htm. Texte également offert en ligne en version anglaise : www.fdca.it/fdcaen/organization/theory/acqoc/index.htm. La ZACF d’Afrique du Sud en a fait une critique intitulée Tangled Threads of Revolution : Reflections on A Question of Class, en ligne : theanarchistlibrary.org/HTML/James_Pendlebury_Tangled_Threads_of_Revolution.html

[151] Luigi Fabbri (1877-1935) : écrivain anarchiste prolifique qui a longtemps lutté aux côtés de Malatesta et qui est mort en exil en Uruguay. Sous le régime fasciste, sa fille Luce Fabbri (1908-2000) a fait partie de l’Alliance libertaire uruguayenne (ALU), un groupe synthésiste dissident de la FAU.

[152] Camillo Berneri (1897-1937) : philosophe anarchiste, théoricien et militant, qui est considéré par plusieurs anarchistes italiens comme le successeur idéologique de Malatesta. Il a combattu les fascistes jusqu’à son exil en 1926. Il est mort assassiné par les bolcheviks pendant la Révolution espagnole.

[153] Rosa Luxemburg (1871-1919) était une économiste polonaise de la « gauche communiste » antibolchevique. Son texte intitulé Questions d’organisation de la social-démocratie russe peut être consulté en ligne : www.marxists.org/francais/luxembur/c_et_d/c_et_d_1.htm

[154] Declaración de Principios, La Plata, Auca – Socialismo Libertario, 1998.