Uri Gordon
L'anarchisme et les politiques techniques
Les attitudes pratiques des anarchistes contemporain.e.s à l’égard de la technologie semblent très ambivalentes, voire contradictoires. Typiquement un.e anarchiste pourrait arracher des cultures génétiquement modifiées avant l’aube, rendre compte de l’action par des listes de courrier électronique et des sites web le matin, réparer le générateur éolien de sa communauté l’après-midi, et travailler à temps partiel comme programmeur après le dîner. Ainsi, d’une part, nous trouvons des anarchistes impliqué.e.s dans de nombreuses campagnes et actions directes où l’introduction de nouvelles technologies est explicitement combattue, des bio et nanotechnologies aux technologies de surveillance et de guerre. D’autre part, les anarchistes utilisent et développent activement les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC), tout en s’engageant dans des initiatives pratiques plus durables (NdT : sustainable) qui impliquent leurs propres formes d’innovation technologique.
Pour faire un bref tour d’horizon du domaine : la résistance aux nouvelles technologies a été importante des deux côtés de l’Atlantique à partir des années 1970, dans les activités des mouvements antinucléaires et environnementaux radicaux — tous deux importants géniteurs des réseaux anarchistes contemporains (Epstein 1993 ; Wall 1999 ; Seel, Patterson et Doherty 2000 ; Gordon 2007). La culture expérimentale de plantes génétiquement modifiées a également rencontré une forte résistance, principalement en Europe de l’Ouest, les groupes anarchistes prenant souvent la tête du mouvement (SchNEWS 2004 ; Thomas 2001). Plus récemment, les anarchistes ont activement participé à la campagne contre l’introduction des cartes d’identification biométriques au Royaume-Uni (Anarchist Federation 2008a), contre les faux “techno-fixes” au changement climatique tels que la géo-ingénierie, la capture et la séquestration du carbone (Fauset 2008), et contre la stratégie industrielle émergente de convergence technologique à l’échelle nano (ETC Group 2003 ; Plows et Reinsborough 2008). On peut donc dire sans risque que les répertoires d’actions anarchistes contiennent un fort élément anti-technologique.
Cependant, dans le même temps, les anarchistes font un usage intensif de téléphones portables, d’emails et de sites Internet dans leur organisation et ont eux-mêmes développé un certain nombre de TIC. L’exemple le plus célèbre est celui de logiciels de publication libre, qui sont désormais un élément de base de la communication sur Internet. Ils ont été lancés en Australie par le collectif Catalyst de pirates informatiques anarchistes et ont servi à gérer le premier site web Indymedia lors des manifestations anti-Organisation mondiale du commerce (OMC) de 1999 à Seattle (Indymedia 2004 ; Meikle 2002). De nombreu.x.euse.s militant.e.s sont également des programmeu.r.euse.s de talent, jouant un rôle important dans le développement des systèmes d’exploitation GNU/Linux et d’autres applications logicielles libres et open-source. En Europe de l’Ouest, il existe actuellement plus de trente HackLabs — des espaces communautaires radicaux offrant un accès à l’internet et une formation à la programmation tout en servant de centres d’organisation politique (Barandiaran 2003).
Une troisième forme d’engagement avec la technologie se trouve dans l’attrait anarchiste généralisé pour les applications innovantes et durables. La conception de la permaculture (Mollison 1988), les techniques d’agriculture biologique, l’éco-architecture et la construction avec des matériaux naturels et recyclés (Alexander 1977), et l’énergie solaire ou éolienne — tous ces éléments ont suscité un grand intérêt de la part des militants et sont utilisés dans de nombreux éco-villages, jardins communautaires et projets urbains ayant un éthos anarchiste explicite ou implicite (Anarchist Federation 2008b ; Bang 2005 ; O’Rourke 2008 ; Roman 2006). Ces techniques “durables” (NdT : sustainable) incarnent, de diverses manières, une combinaison de connaissances traditionnelles et des dernières découvertes de la science écologique et de la théorie des systèmes.
Ces diverses tendances ne font-elles que démontrer l’incohérence au cœur de la politique technologique anarchiste ? Ou bien peut-on proposer une perspective théorique anarchiste à partir de laquelle elles sont toutes essentiellement cohérentes, même avec quelques réserves ? Dans cet article, je soutiens qu’une telle perspective est effectivement possible, mais qu’elle n’est fournie par aucune des deux perspectives concurrentes qui prévalent dans la littérature anarchiste — ce que j’appelle les approches prométhéenne et primitiviste. L’opposition entre ces deux tendances s’avère être moins une question de technologie que de l’éthique humaniste occidentale du progrès. Pour recentrer le débat, je me tourne vers les travaux de Langdon Winner, qui fournissent un point de départ plus prometteur pour une politique anarchiste de la technologie plus globale. Dans l’espace disponible ici, j’examine ces affirmations et je discute de leurs implications pratiques.
Prométhéens et primitivistes
Les écrivains anarchistes du milieu du 19ème siècle ne connaissaient que trop bien les conséquences négatives de la prolifération technologique : le déplacement des travailleurs par les machines, avec le chômage et la baisse des salaires qui en résultent, l’érosion de l’autonomie et de la dignité des producteurs, la production de masse remplaçant l’économie domestique et artisanale, les décès et mutilations fréquents lors d’accidents du travail et la dégradation du cadre de vie et de travail. Mais ces observations n’ont pas conduit les principaux acteurs de la littérature anarchiste à remettre en question l’éthique culturelle occidentale du progrès. Bien au contraire, le développement scientifique et technologique a continué à être perçu de manière très positive, comme l’expression du triomphe de la créativité et de l’ingéniosité humaines sur un monde naturel essentiellement hostile. Ainsi pour Proudhon (1846) dans La philosophie de la misère,
Avec l’introduction des machines dans l’économie, l’essor est donné à la LIBERTÉ. La machine est le symbole de la liberté humaine, l’insigne de notre domination sur la nature, l’attribut de notre puissance, l’expression de notre droit, l’emblème de notre personnalité. Liberté, intelligence, voilà donc tout l’homme. (p.48)
Pourtant, juste quelques pages plus tard, Proudhon (1846) pouvait écrire
L’influence subversive des machines sur l’économie sociale et la condition des travailleurs s’exerce en mille modes, qui tous s’enchaînent et s’appellent réciproquement : la cessation du travail, la réduction du salaire, la surproduction, l’encombrement, l’altération et la falsification des produits, les faillites, le déclassement des ouvriers, la dégénération de l’espèce, et finalement les maladies et la mort. (p.51)
Il y a une tension évidente ici, mais je voudrais faire valoir que cela a du sens dans un cadre idéologique particulier. Les anarchistes — comme leurs homologues marxistes — ont construit une contradiction entre la nature positive de la technologie en principe et sa nature dominante en pratique, c’est-à-dire une fois insérée dans les rapports de production capitalistes. L’essence de la technologie est considérée comme intrinsèquement positive : c’est un fournisseur de liberté, qui élimine les obstacles à l’activité humaine et exprime des qualités propres à l’expérience humaine (innovation, créativité). Pourtant, les effets de la technologie — en particulier sous le capitalisme — sont néfastes et dégradants. Je qualifie cette approche d’anti-capitalisme prométhéen.
Dans la mythologie grecque, Prométhée était le titan qui volait le feu aux dieux et le donnait à l’humanité, libérant ainsi l’humanité de son état brutal antérieur. Mais ce faisant, il s’est attiré la colère de Zeus, qui l’a enchaîné à une montagne où un aigle géant mangeait quotidiennement son foie. Marx (1970) a loué Prométhée, celui-ci occupant “le premier rang parmi les saints et les martyrs” dans “le calendrier philosophique”, s’est rebellé “contre tous les dieux célestes et terrestres qui ne reconnaissent pas la conscience de soi humaine comme étant la plus haute divinité”, tandis que Marcuse (2016) l’identifie comme “le héros culturel” de la civilisation occidentale, “le fourbe et celui qui se rebelle (dans la souffrance) contre les Dieux, celui qui crée la civilisation au prix de la douleur perpétuelle. Il symbolise la productivité, l’effort incessant pour maîtriser la vie ; mais, dans sa productivité, bénédiction et malédiction, progrès et labeur, sont inextricablement mêlés”.
Bien que peut-être pas inextricablement — car, comme nous l’apprend Hésiode, Prométhée a également fini par être libéré par Héraclès, qui, dans sa quête pour trouver les pommes des Hespérides, a tué l’oiseau “repoussa un si cruel fléau loin du fils de Japet et le délivra de ses tourments” (Hésiode 2017, p.17).
Le mythe de Prométhée résume donc une attitude progressiste et anticapitaliste à l’égard de la technologie — l’ingéniosité humaine et ses produits sont des biens en soi, alors que le lourd tribut qu’ils coûtent est imposé de l’extérieur — les relations de classe suppléant à la colère du patriarche Zeus. C’est la critique du capitalisme qui sert de prisme pour réconcilier la tension entre l’éthique du progrès et ses effets manifestement malins. En même temps, le mythe dans sa conclusion herculéenne contient également un élément de rédemption et de réconciliation — avec son parallèle dans la vie réelle dans l’attente que la technologie soit finalement libérée de ses chaînes par la reconstruction communiste des relations sociales.
Cette attitude a prévalu dans la tradition anarchiste. Les anarchistes ont généralement considéré que les processus industriels mécanisés dominaient dans les conditions capitalistes, mais pas de manière inhérente, et étaient convaincu.e.s que l’abolition du système de classes libérerait également les moyens de production de leur rôle aliénant dans le système de propriété privée et de concurrence. Rudolf Rocker (1990 p.11), au début de l’anarcho-syndicalisme, écrit que l’industrie “ne devrait être qu’un moyen d’assurer à l’homme sa subsistance matérielle et de lui rendre accessible les bienfaits d’une culture intellectuelle supérieure. Là où l’industrie est tout et l’homme n’est rien commence le royaume d’un impitoyable despotisme économique”. L’industrie est un moyen qui peut être adapté à des fins bonnes ou mauvaises, et le progrès de la culture intellectuelle supérieure (occidentale) est un bien qui ne pose aucun problème. Ce n’est que l’éclipse contingente de la liberté et de la dignité humaines par l’industrie.
Kropotkine (1910) a pour sa part cité “le progrès des techniques modernes, qui simplifie considérablement la production de tous les biens nécessaires à la vie” comme un facteur renforçant ce qu’il considérait comme une tendance sociale dominante vers le socialisme non gouvernemental. Après la révolution, “la manufacture, l’usine, la mine, peuvent être aussi saines, aussi superbes que les meilleurs laboratoires des universités modernes”, avec des gadgets mécaniques et une industrie des services centralisée qui soulagent les femmes de leur esclavage aux travaux ménagers, et rendent toutes sortes de tâches répugnantes inutiles (Kropotkine 1892, chap.10).
Le dernier grand représentant de cet engagement anarchiste en faveur de l’humanisme et du progrès a été Murray Bookchin. Enraciné dans son passé marxiste, l’optimisme de Bookchin pour la technologie l’a amené à déclarer qu’elle portait “la perspective de réduire le travail à un point proche de la disparition”, si seulement un nouvel équilibre était atteint entre la société et la nature non humaine (Bookchin 1971). Alors que pour ses détracteurs, dans ses théories globales d’écologie sociale, les déclarations de Bookchin sur les questions spécifiques à la technologie sont contradictoires et vagues (Watson 1998), il a clairement cherché à défendre l’ethos prométhéen contre la montée de ce qu’il considérait comme de dangereuses tendances biocentriques et anti-Lumières dans le mouvement anarchiste (Bookchin 1987, 1995).
Bookchin a eu raison d’identifier ces tendances, sinon de les repousser. Cela nous amène à la principale approche anti-prométhéenne de l’anarchisme actuel, le discours primitiviste. En tant que veine littéraire qui s’oppose clairement aux engagements occidentaux en faveur de la haute culture, de la rationalité et du progrès, elle est souvent identifiée à des magazines tels que Fifth Estate et Green Anarchy et à un certain nombre de livres et d’essais (par exemple, Jensen 2000 ; Moore 1997 ; Perlman 1983 ; Watson 1998 ; Zerzan 1999).
En tant que phénomène plus large dans la culture anarchiste, il exprime peut-être une intersection particulière des sous-cultures dans les réseaux d’action directe environnementaux américains. L’expression anarcho-primitiviste associe un fort antagonisme envers l’industrialisme et la société hyper-moderne avec un amour de la nature et un rejet des formes de pensée et de conscience occidentales dominantes. Une autre opposition importante est celle qui existe entre la longue période de vie humaine dans les communautés de chasseurs-cueilleurs et d’horticulteurs sans classe et sans État et les dix derniers millénaires de civilisation.
Le terme de civilisation est identifié non pas à la haute culture, mais à des institutions telles que la domestication, la production rationalisée, les classes sociales, les armées permanentes, le patriarcat et la religion organisée. L’imagerie de la civilisation de Perlman (1983) est celle d’une “rouille ou d’un halo à la surface d’une communauté humaine”, un accident qui a fini par donner naissance au Léviathan, “une chose morte, un énorme cadavre” (3). La civilisation est comprise comme un mème social destructeur qui en est venu à engloutir le monde non pas par adoption volontaire, mais par le sang et le feu. Ainsi pour John Zerzan :
La crise en expansion, qui est aussi massivement déshumanisante qu’écocidaire, provient des institutions cardinales de la civilisation elle-même… Si l’effondrement de la civilisation a déjà commencé, un processus maintenant officieusement mais largement assumé, il peut y avoir des raisons pour un refus ou un abandon généralisé de la totalité régnante. (Zerzan 2007)
On trouve donc une insistance anti-prométhéenne délibérée dans l’écriture primitiviste. Dans Prométhée lié à Eschyle, le titan s’attribue non seulement le don du feu, mais à travers lui toute la pensée symbolique, la domestication et la culture :
Comment ces êtres, stupides jadis, acquirent, grâce à moi, raison et sagesse… J’ai inventé pour eux la science des nombres, la plus importante, et celle des lettres qu’on assemble. Qui garde une trace de tout, qui ouvre la porte des arts. J’ai été le premier à mettre un joug aux bêtes, j’ai soumis leur corps au harnais. (Eschyle)
La littérature primitiviste s’est explicitement opposée à ce récit plus complet des dons de Prométhée. Nombre d’essais de John Zerzan en particulier décrivent un processus ancré dans l’erreur primitive, par lequel l’autorité, par le biais de l’abstraction, s’est imprimée dans la conscience humaine à travers les âges. Le temps linéaire, les nombres et l’écriture sont tous remis en question par cette critique (Zerzan 1988), tout comme la pensée symbolique elle-même :
Il semble que nous ayons vécu une chute dans la représentation, dont les profondeurs et les conséquences ne sont que maintenant pleinement mises à jour. Dans une sorte de falsification fondamentale, les symboles ont d’abord servi d’intermédiaire à la réalité, puis l’ont remplacée. À l’heure actuelle, nous vivons davantage à l’intérieur des symboles que dans notre corps ou directement les uns avec les autres. (Zerzan 2008, p.8–9)
Quelle que soit notre avis sur les critiques primitivistes en tant qu’ensemble complet, je dirais que l’approche primitiviste et l’approche prométhéenne à laquelle elle s’oppose ne sont pas des sources de référence adéquates pour discuter d’une politique technique anarchiste. Comme cela devrait être clair maintenant, toutes deux ont beaucoup plus à voir avec la bataille idéologique en cours sur l’éthique de la civilisation occidentale en matière de progrès, des Lumières et de la haute culture qu’avec la technique en particulier. Les deux approches ont tendance à considérer le développement technique comme une variable indépendante plutôt que de tenir compte des forces et des intérêts sociaux qui le façonnent.
L’approche de la technique chez Proudhon, Kropotkine et Bookchin présente généralement le développement technique comme étant soit le résultat d’inventeurs individuels dans des moments d’eurêka, soit le produit d’une “humanité” indifférenciée. Cependant, la série de vagues technologiques qui s’est accélérée au cours de l’histoire a été soutenue par de puissants intérêts économiques et politiques (Perez 2002 ; Spar 2001). Navigation, imprimerie, vapeur, acier, automobiles, produits chimiques, semi-conducteurs — de puissants intérêts ont promu, financé et défendu ces vagues technologiques, des princes ibériques et protestants aux entrepreneurs des usines de tissage et aux multinationales.
Les critiques primitivistes de la technologie, pour leur part, sont impossibles à dissocier des thèmes idéologiques beaucoup plus larges de l’anarchie primitive et du rejet de l’Occident. Tout en s’opposant explicitement aux préjugés prométhéens, les récits primitivistes eux-mêmes ont tendance à être vagues sur la structure profonde des relations entre la technologie et la société. La technologie est généralement considérée avec fatalisme comme un protagoniste indépendant, faisant écho à l’imagerie de Camatte sur la “fuite du capital” et au récit d’Ellul sur le règne autonome et imparable de la Technique (Camatte 1995 ; Ellul 1964).
Afin de dégager la discussion sur la technique de toute association nécessaire avec des hypothèses prométhéennes ou primitivistes plus complètes, une approche analytique plus succincte est nécessaire — une approche qui se concentre sur les questions de pouvoir et sur les relations sociales inscrites dans les systèmes technologiques à travers leur conception, la propriété et les structures.
Technique et Pouvoir
Les anarchistes seraient probablement surpris.e.s d’apprendre que les écrits universitaires contemporains sur la politique de la technologie sont très politisés et vont à l’encontre du techno-optimisme qui prévaut dans la société capitaliste. Parmi les auteur.e.s contemporain.e.s sur la politique de la technologie, il y a peu à dire sur la “neutralité” de la technologie. Depuis que la nature socio-politique du processus de conception a été exposée par Langdon Winner et d’autres, peu de gens adhèrent à la thèse de la neutralité de la technologie” (Veak 2000, 227). La thèse de la neutralité a été rejetée parce qu’elle ne tient pas compte de la manière dont la structure technique ou de conception de l’environnement des personnes délimite leurs formes de conduite et de relation. Comme l’affirme Winner (2002), “les technologies ne sont pas seulement des aides à l’activité humaine, mais aussi des forces puissantes qui agissent pour remodeler cette activité et sa signification” :
À mesure que les technologies sont construites et mises en œuvre, des changements importants dans les modèles d’activité humaine et les institutions humaines se produisent aussi… la construction d’un système technique qui implique les êtres humains en tant qu’éléments opérationnels apporte une reconstruction des rôles et des relations sociales. Souvent, cela résulte des exigences propre du fonctionnement du nouveau système : il ne fonctionnera tout simplement pas à moins que le comportement humain ne change pour s’adapter à sa forme et à son processus. Par conséquent, le simple fait d’utiliser les types de machines, de techniques et de systèmes dont nous disposons génère des modèles d’activités et des attentes qui deviennent rapidement une “seconde nature”.
L’approche de Winner concentre sur les questions de pouvoir la discussion de la technologie — une perspective généralement ignorée dans les débats politiques (2002). Elle soutient que les techniques expriment et reproduisent à la fois des modèles spécifiques d’organisation sociale et d’interaction culturelle, attirant l’attention “sur la dynamique des systèmes sociotechniques à grande échelle, sur la réponse des sociétés modernes à certains impératifs techniques, et sur la façon dont les fins humaines sont puissamment transformées lorsqu’elles sont adaptées aux moyens techniques” (p.21).
Winner donne plusieurs exemples de technologies employées avec l’intention de dominer, notamment les voies de circulation parisiennes construites après 1848 pour mettre hors d’état de nuire la guérilla urbaine, les moulins à fer pneumatiques introduits pour briser les syndicats de travailleurs qualifiés à Chicago, et une politique ségrégationniste de bas-côtés d’autoroutes dans les années 1950 à Long Island, qui a délibérément rendu la riche et blanche Jones Beach inaccessible en bus, la fermant ainsi aux pauvres. Dans tous ces cas, bien que la conception ait été politiquement intentionnelle, nous pouvons voir que les dispositions techniques déterminent les résultats sociaux d’une manière qui précède logiquement et temporellement leur déploiement réel. Le déploiement d’une technologie ou d’un ensemble technique donné a des conséquences sociales prévisibles.
Le développement technique est un processus cumulatif qui fixe les relations sociales dans la réalité matérielle. Par opposition à l’utilisation d’outils, qui résout un problème, la technique [NdT : technique industrielle moderne] est une application récursive dans laquelle le résultat de l’application est (ré)utilisé sur le même espace, une “méta-machine” synergétique (Barandiaran 2003). Les nouvelles technologies doivent être intégrées dans un complexe socio-technologique existant et, par conséquent, sont empreintes de son fort biais en faveur de certains modèles d’interaction humaine. Ce biais façonne inévitablement la conception de ces technologies et les fins auxquelles elles seront déployées. En raison des inégalités de pouvoir et de richesse dans la société, le processus de développement technique lui-même est si profondément biaisé dans une direction particulière qu’il produit régulièrement des résultats qui favorisent certains intérêts sociaux.
Ce qui en résulte est ce que Winner appelle la “Constitution technique” de la société — des modèles sociaux profondément ancrés qui vont de pair avec le développement des techniques industrielles et postindustrielles modernes (2002). Cette constitution comprend une dépendance à l’égard d’organisations hautement centralisées, une tendance à l’augmentation de la taille des associations humaines organisées (“gigantisme”), des formes distinctes d’autorité hiérarchique développées par l’agencement rationnel des systèmes socio-techniques, une élimination progressive des variétés d’activités humaines qui sont en contradiction avec ce modèle et le pouvoir explicite des organisations socio-techniques sur la sphère politique “officielle”.
Les entreprises multinationales dépensent des milliards dans la recherche et le développement, que ce soit en interne, par le biais du financement des universités ou dans le cadre de partenariats public-privé. Les universités sont également encouragées à commercialiser leurs recherches, grâce à la combinaison des pressions financières créées par la privatisation et les aides directes du gouvernement. Lors de l’élaboration des politiques de développement technologique, les représentants officiels des entreprises siègent souvent dans des comités d’organismes tels que les Conseils de Recherche universitaires britanniques [Research Councils UK dissouts en 2018], qui allouent des sommes considérables. À titre non officiel, il existe des groupes de pression financés par l’industrie et une porte tournante entre le monde des entreprises et les hauts postes universitaires et gouvernementaux en rapport avec la politique scientifique et technologique (Ferrara 1998 ; Goettlich 2000). Il s’agit d’un “processus social continu dans lequel la connaissance scientifique, l’invention technologique et le profit des entreprises se renforcent mutuellement selon des schémas profondément ancrés, des schémas qui portent l’empreinte indubitable du pouvoir politique et économique” (Winner 2002).
Une société qui privilégie la hiérarchie et le capitalisme génère l’impulsion entièrement rationnelle nécessaire à la surveillance des ennemis, des citoyens, des immigrants et des concurrents économiques. Dans un tel contexte, les technologies telles que les microprocesseurs puissants, la communication à large bande, le rendu de données biométriques et les logiciels de reconnaissance faciale ou vocale seront inévitablement utilisées pour la surveillance de l’État et des entreprises, quelles que soient leurs autres utilisations (Lyon 2003). Il n’est donc pas surprenant que la décision sur la viabilité d’une conception technologique “ne soit pas simplement une évaluation technique ou même économique, mais plutôt politique. Une technologie est considérée comme viable si elle est conforme aux rapports de force existants” (Noble 1993, p.63).
Entre-temps, la culture technologique devient pratiquement une condition préalable à l’adhésion à la société — qui elle-même en est venue à dépendre de la stabilité des infrastructures à grande échelle qui permettent un contrôle systémique de la variabilité naturelle à l’échelle de la société. Alors que les pannes d’infrastructures sont traitées soit comme des erreurs humaines, soit comme des défaillances technologiques, peu de gens
remettent en question la construction de notre société autour d’eux et notre dépendance à leur égard … l’infrastructure fonctionne en fait en liant de manière transparente le matériel et l’organisation sociale interne à des structures sociales plus larges … Vivre au sein des multiples infrastructures imbriquées des sociétés modernes, c’est connaître sa place dans les systèmes gigantesques qui à la fois nous permettent et nous contraignent. (Edwards 2003, p.188–91)
Dans un sens encore plus fort, on peut dire que de nombreuses technologies possèdent des qualités politiques inhérentes, c’est-à-dire qu’un système technique donné exige ou, du moins, encourage fortement des modèles spécifiques de relations humaines. Winner (2002) suggère qu’une arme nucléaire, de par son existence même, exige l’introduction d’une chaîne de commandement centralisée et rigidement hiérarchisée pour réglementer qui peut s’en approcher, dans quelles conditions et à quelles fins. Il serait tout simplement insensé de faire autrement. De manière plus générale, dans les infrastructures quotidiennes de nos économies à grande échelle — des chemins de fer et des raffineries de pétrole aux cultures de rente et aux micropuces — la centralisation et la gestion hiérarchique sont beaucoup plus efficaces pour l’exploitation, la production et la maintenance. Ainsi, la création et le maintien de certaines conditions sociales peuvent avoir lieu dans l’environnement opérationnel immédiat du système technologique ainsi que dans la société en général.
D’autre part, certaines technologies semblent avoir des caractéristiques inhérentes qui sont fortement compatibles avec la décentralisation en raison de leur disponibilité pour un déploiement à petite échelle et parce que leur production et/ou leur maintenance ne nécessitent qu’une spécialisation modérée. Les générateurs solaires et éoliens sont souvent mentionnés dans ce contexte, bien qu’ils puissent également fonctionner sur un modèle centralisé. Outre l’échelle et l’intelligibilité, certaines technologies encouragent davantage la communauté que d’autres — considérez le téléphone bidirectionnel par rapport à la télévision à sens unique.
L’évaluation d’une technologie particulière sur ces bases exige une évaluation à la fois factuelle et politique du cas spécifique. Néanmoins, Winner (2002, p.606) propose quelques maximes générales : les technologies devraient avoir une échelle et une structure du type de celles qui seraient immédiatement intelligibles pour les non-experts, être construites avec un degré plus élevé de flexibilité et de mutabilité, et être jugées en fonction du degré de dépendance qu’elles tendent à favoriser (moins, c’est mieux). Cependant, bien que ces qualités puissent être souhaitables, “les données disponibles tendent à montrer que de nombreux grands systèmes technologiques sophistiqués sont en fait hautement compatibles avec un contrôle de gestion centralisé et hiérarchique” (2002).
Ces critiques de la technologie fournissent des repères plus utiles aux anarchistes que les récits emmêlés dans un contexte prométhéen ou primitiviste. En mettant l’accent sur le pouvoir, elles indiquent clairement la nature souvent intrinsèquement hiérarchique et exploitante du complexe socio-technologique tout en fournissant des critères permettant de juger des technologies particulières en fonction de leurs mérites politiques. Là où ces critiques sont plus faibles, c’est dans les propositions de changement qu’elles accompagnent.
Winner suggère un processus de “changement technologique discipliné par la sagesse politique de la démocratie”, qui donnerait aux citoyens une véritable possibilité d’approuver ou de rejeter les nouvelles technologies. Oubliant apparemment tout ce qu’il sait de l’État et du capitalisme, Winner s’attend à ce qu’une réforme du système actuel inclue “des institutions dans lesquelles les revendications d’expertise technique et celles des citoyens démocratiques se rencontreraient régulièrement face à face” (2002). Peut-on s’attendre à de telles concessions ? À une époque où la tendance générale est à l’éloignement de la démocratie dans les sociétés capitalistes avancées, les perspectives de démocratisation d’une sphère entièrement nouvelle semblent très improbables. Plutôt qu’une modification du régime existant, le passage à des technologies à échelle humaine et à une prise de décision participative à leur sujet nécessite une décentralisation approfondie — une augmentation du nombre de centres, de leur accessibilité, de leur pouvoir relatif, de leur vitalité et de leur diversité. Pourtant, Winner (2002) est sceptique quant à cette option :
toute tentative significative de décentralisation des grandes institutions politiques et techniques… ne pourrait se faire qu’en surmontant ce qui serait sûrement une puissante résistance à une telle politique. Cela nécessiterait une sorte de révolution. De même, décentraliser la technologie impliquerait de reconcevoir et de remplacer une grande partie de notre matériel existant et de réformer les modes de gestion des technologies … en réaménageant l’ensemble de notre société.
Le fait que la décentralisation technologique exige en effet “une sorte de révolution” ne devrait pas tant déranger les anarchistes — après tout, elle n’est pas moins réalisable que le reste de la décentralisation politique radicale que proposent les anarchistes. Pourtant, quand il s’agit de faire avancer les choses, Winner est trop attaché à la modernité industrielle pour accepter cette option. Contrairement à l’époque de Kropotkine, il ne peut plus “imaginer un ordre social moderne basé sur des centres d’autorité à petite échelle, directement démocratiques et largement dispersés” ou que “les alternatives décentralisées pourraient être des alternatives réalisables à grande échelle”.
En dernière analyse sur le progrès technologique, les anarchistes vont devoir serrer les dents là où échoue Winner. Car il a raison de dire qu’un ordre social moderne est incompatible avec une décentralisation approfondie. Une société qui ne repose ni sur le profit ni sur le commandement peut-elle même maintenir les infrastructures modernes à leur échelle actuelle, sans parler de l’ingénierie des sauts technologiques ? Il est certainement difficile d’imaginer comment les niveaux de coordination et de précision nécessaires aux exploits technologiques de haut niveau, de la biotechnologie à l’exploration spatiale, pourraient être atteints dans une société qui manque à la fois de gestion centralisée et des incitations et menaces du capitalisme. La décentralisation politique et technologique peut en effet nécessiter un ralentissement, un arrêt et/ou un recul significatifs des capacités technologiques. La décentralisation semble également de plus en plus inévitable à long terme, si le changement climatique et le pic pétrolier sont acceptés comme des réalités. Alors que le capitalisme atteint les limites écologiques de son expansion, la civilisation industrielle mondiale pourrait être confrontée à la fragmentation et à la décadence, quoi que fassent les anarchistes (Gordon 2009).
Où un tel scénario laisse-t-il les politiques anarchistes aujourd’hui ? Dans la suite de cet article, je me penche sur la mise en œuvre de la critique proposée plus haut, qui suggère trois dimensions pour une politique anarchiste de la technique : la résistance abolitionniste, l’adoption désabusée et la promotion active.
Implications pratiques
Les anarchistes qui expriment des positions critiques vis à vis de la technique se trouvent souvent sur la défensive face à la caricature de “vouloir retourner dans les grottes” :
Nous ne posons pas l’âge de pierre comme modèle pour notre utopie, ni ne suggérons un retour à la cueillette et à la chasse comme moyen de subsistance… Réduite à ses éléments les plus fondamentaux, la discussion sur l’avenir devrait raisonnablement se fonder sur ce que nous désirons socialement et, à partir de là, déterminer quelle technologie est possible. Nous désirons tous un chauffage central, des toilettes à chasse d’eau et un éclairage électrique, mais pas au détriment de notre humanité. Peut-être sont-ils possibles ensemble, mais peut-être pas. (Fifth Estate 1986, p.10)
Cependant, parler de technique en ces termes est vraiment à côté de la plaque. Si le jury est encore en train de se pencher sur les toilettes à chasse d’eau, il est clair que selon la règle générale de Fifth Estate, il existe au moins certaines technologies qui ne sont clairement pas “possibles” étant donné ce que tous les anarchistes “désirent socialement”.
Quelle que soit notre vision de la r/évolution anarchiste ou d’une société libre, il semble incontestable que les anarchistes ne peuvent qu’aborder certains systèmes technologiques avec un abolitionnisme sans réserve. Pour ne prendre que les exemples les plus évidents, les anarchistes ne s’intéressent pas du tout aux technologies militaires avancées ni aux systèmes technologiques spécifiques à l’emprisonnement, à la surveillance et à l’interrogatoire — l’étoffe de l’État (cf. Rappert 1999). En outre, certains systèmes technologiques tels que l’énergie nucléaire ou l’industrie pétrolière semblent bien trop centralisateurs et destructeurs pour être les caractéristiques d’un avenir postcapitaliste. Par conséquent, il faut reconnaître que certaines formes d’abolitionnisme technologique sont essentielles à la politique anarchiste. L’ampleur du recul technologique envisagé n’est pas la question : la question pertinente, dans une perspective anarchiste, n’est pas de savoir où s’arrêter, mais où commencer. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire d’être un primitiviste pour être un luddite.
Comme le note Mooney (2006),
chaque nouvelle vague technologique déstabilise davantage la vie précaire des personnes vulnérables. Alors que ceux qui ont la richesse et le pouvoir sont généralement capables de voir (et de modeler) la vague technologique qui approche et se préparent à surfer sur sa crête, une période d’instabilité (créée par la vague technologique) emporte certaines parties de la “vieille” économie tout en créant d’autres opportunités économiques… Chaque vague de technologie artificielle commence par la dépression ou l’érosion de l’environnement et des marginalisés qui y sont entraînés. Au fur et à mesure que la vague atteint son apogée, elle soulève une nouvelle élite de dirigeants d’entreprises. (p.14)
La campagne de sabotage luddite contre les nouvelles machines dans le secteur du tissage n’a pas affronté des cas disloqués de changement technique, mais une vague technologique produite au profit d’intérêts plus puissants que les leurs (Sale 1996). Tout comme le capital s’est accumulé lors de la première révolution industrielle par l’appauvrissement des classes inférieures, les anarchistes ont toutes les raisons de s’attendre à ce que les nouvelles vagues technologiques — l’atomique, la biotechnologie et la nanotechnologie — étendent le contrôle de l’État et la richesse des entreprises par la dislocation, la déqualification et la privation massives.
Alors que les systèmes technologiques monopolisés par l’État sont pour l’instant pour la plupart hors de portée, et que d’autres (le réseau autoroutier ou le réseau énergétique alimenté par le charbon, le pétrole ou le nucléaire) sont si profondément ancrés dans la vie quotidienne que leur démantèlement nécessiterait un consensus beaucoup plus large, de nombreuses nouvelles technologies que les anarchistes rejetteraient clairement sont encore en cours de développement et de mise en œuvre et donc plus vulnérables. Cette forme de résistance peut être considérée comme englobant de nombreuses formes existantes d’action directe — de la destruction des cultures génétiquement modifiées (OGM en plein champ) au sabotage des équipements, installations et des laboratoires, en passant par la perturbation d’activités économiques courantes d’entreprises impliquées dans le déploiement de nouvelles technologies — toutes soutenues par des campagnes publiques visant à exposer non seulement les risques potentiels et les dommages réels déjà causés par les nouvelles technologies, mais aussi la manière dont elles consolident le pouvoir de l’État et des entreprises au détriment des moyens de subsistance et de ce qui reste du contrôle local sur la production et la consommation.
Pour en revenir à l’ambivalence mentionnée au début, je veux appliquer la critique proposée ici pour évaluer l’Internet et ses attraits anarchistes. Bien qu’il s’agisse d’une anomalie par rapport à la plupart des systèmes technologiques, il y a quelque chose à dire sur les “visions libertaires et communautaires basées sur la technologie de l’Internet, en particulier sa structure non hiérarchique, ses faibles coûts de transaction, sa portée mondiale, son extensibilité, son temps de réponse rapide et son routage alternatif permettant de surmonter les perturbations (d’où les oppositions à la censure)” (Hurwitz 1999).
Bien qu’il y ait un revers à cette médaille (e-consommation, surveillance, médiation des relations sociales), on peut au moins dire que la structure et la logique de l’Internet en tant que technologie sont également très compatibles avec la décentralisation et l’autonomisation locale. La plateforme de base sur laquelle repose l’Internet — le protocole de contrôle de transmission/protocole Internet (TCP/IP) — est entièrement décentralisée dès le départ parce qu’elle est calculée localement dans chaque nœud client. Cela permet à un réseau distribué d’ordinateurs d’échanger des paquets d’informations sans concentrateur centralisé.
Ironiquement, c’est l’un des cas où une technologie échappe aux intentions de ses concepteurs. Le précurseur et l’épine dorsale de l’Internet actuel, ARPANET, a été créé à la fin des années 60 avec l’objectif immédiat de permettre la communication entre les universitaires, mais plus largement dans le cadre d’une stratégie visant à permettre aux communications militaires américaines de survivre en cas de guerre nucléaire. La décentralisation a été introduite pour éviter la décapitation. Cependant, le résultat durable d’ARPANET a été le réseau décentralisé de pair à pair qu’il a créé. C’est la fiabilité du TCP/IP, sa facilité d’adaptation à un large éventail de systèmes et son absence de hiérarchie qui l’ont rendu attrayant pour un usage civil. L’intégration de la décentralisation dans la plateforme technologique d’Internet a eu des conséquences imprévues pour le gouvernement américain — jusqu’à permettre aux groupes qui le menacent de bénéficier également de réseaux de communication qui ne peuvent être décapités.
L’Internet est également attrayant pour les anarchistes car son architecture permet une économie communiste de l’information. La production collaborative de logiciels libres ou de Wikipédia n’est même pas une forme d’échange dans l’ensemble. Au contraire, l’information est effectivement détenue dans un base commune [common pool]. Cela fait de grandes parties de l’internet un véritable bien commun électronique, où l’information est soumise à une “production par les pairs” et à un “échange généralisé de groupe” (Yamagishi et Cook 1993 ; Kollock 1999 ; Benkler 2002). La structure logique d’Internet est le fondement technologique des codes culturels associés à l’”éthique du hacker” de la libre manipulation, circulation et utilisation de l’information (Himanen 2001).
En outre, l’immatérialité et la copiabilité de l’information numérisée ne peuvent acquérir une valeur d’échange que sous un régime de droits de propriété intellectuelle, où des arrangements institutionnels confèrent un certain pouvoir de monopole à son propriétaire (cf. Morris-Suzuki 1984). Ainsi, la logique anticapitaliste de l’expropriation peut facilement être rattachée à l’espace d’illégalité créé par le partage de fichiers peer-to-peer. Le piratage électronique non seulement fournit des produits gratuits et de haute qualité volés à l’économie monopolistique du logiciel, mais il ronge constamment le régime de la propriété intellectuelle en rendant ses lois inapplicables.
Pourtant, la célébration de l’Internet rencontre ses limites. Ce que l’on oublie souvent, c’est la nature des infrastructures matérielles de l’Internet, dont la nature est loin d’être décentralisatrices et anticapitalistes. Les systèmes d’ordinateurs, de câbles à fibres optiques et de satellites qui permettent la communication par Internet sont des technologies militaro-industrielles avancées et, en tant que telles, ont tendance à être centralisatrices, à grande échelle, à dominer la croissance, à consommer beaucoup de ressources et à polluer. Tout éloignement significatif du capitalisme ralentirait inévitablement la fabrication de nouveaux ordinateurs et arrêterait certainement l’accélération actuelle du développement de la microélectronique. Il faut donc adopter une approche désabusée de l’internet, en l’utilisant comme un outil de subversion tout en restant conscient qu’il s’agit d’une anomalie temporaire.
Enfin, que dire de l’aspect constructif d’une politique anarchiste de la technologie ? En me basant sur une critique de la politique inhérente aux conceptions technologiques alternatives, je suggérerais qu’une telle politique encouragerait de nombreuses innovations de low-techs dans des domaines tels que l’énergie, le bâtiment et la production alimentaire. Les savoirs traditionnels sur les plantes, l’artisanat et les travaux manuels pourraient être ravivés pour un grand nombre d’applications de la vie quotidienne. Le recyclage et la recombinaison de systèmes techniques en déclin pourraient donner naissance à un mouvement de récupération, de réparation et de reconstruction de matériel informatique open source, qui pourrait trouver ses origines dans l’éthique de l’action directe, du bricolage et de l’auto-organisation.
La fragmentation et le déclin de la civilisation industrielle mondiale pourraient également encourager la renaissance de technologies apocryphes — des inventions comme le moteur Stirling ou la voiture électrique, écartées sur la voie du développement capitaliste mais hautement applicables à petite échelle. Ces considérations pourraient éclairer la construction des espaces matériels et sociaux alternatifs que les anarchistes construisent présentement— des éco-fermes et des usines occupées, aux squats urbains et aux jardins communautaires. S’il est probable que la technologie, dans son sens le plus strict d’application récursive de la connaissance par des machines, restera longtemps une caractéristique de la vie humaine, la question devient maintenant celle de la résistance à la gouvernance de la déchéance industrielle. Ainsi, nous pouvons terminer avec Barandiaran (2003), qui appelle à une “micropolitique subversive d’autonomisation techno-sociale” qui se vit “dans un processus ouvert et participatif qui recherche le conflit social et la difficulté technique comme espaces pour se construire soi-même”.
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