Titre: Toute la vérité sur le relativisme authentique
Auteur·e: Ibáñez Tomás
Sujet: relativisme
Date: 1997
Source: « Tout est relatif. - Peut-être. » Atelier de création libertaire, 1997, p. 23-32.

Partisan du relativisme, c'est bien sûr pour provoquer que j'ai choisi un titre que seul un antirelativiste pourrait assumer..., mais pas « seulement » pour provoquer. Tous les termes utilisés dans le titre, y compris les articles et les propositions, renvoient directement à quelques-uns des problèmes que suscite le relativisme.

Et d'abord, est-il légitime de dire « le » relativisme ? Probablement pas, car le sens du terme change selon ses champs d'utilisation, et il faudrait différencier par exemple entre le relativisme culturel, le relativisme épistémologique et le relativisme éthique. De plus, il y a une variété de positions qui vont du relativisme « light », ou quasi-relativisme, jusqu'au relativisme radical (ce qui ne veut pas dire « absolu »). Il est donc délicat de parler du relativisme en général, et l'on pourrait certes reprocher à un relativiste d'utiliser l'article « le » pour parler en fait des divers relativismes. Plus grave encore, on pourrait reprocher au relativiste de parler « tout court », ou d'écrire quoi que ce soit, car la plupart de ses énoncés vont inévitablement absolutiser, universaliser ou totaliser. En effet, comment parler sans utiliser par exemple des termes comme « toujours », « tous », « le », « aucun », « vrai », « nécessairement »... ? Comment parler sans nier ou sans affirmer quelque chose ? C'est la forme même de notre langage qui implique tout cela, et ce genre de reproche qui obligerait le relativiste au silence le plus strict pour ne pas tomber dans une contradiction permanente n'est qu'une astuce formelle comme celles qu'utilisent certains avocats pour éviter d'aborder le fond d'une affaire. Je n'en ferai donc pas cas, puisque ce qui importe vraiment c'est d'instaurer un débat quant au fond sans s'arrêter aux arguties formelles. Je vais même m'aventurer à parler de relativisme en général car, en fin de compte, tous les relativismes partagent au moins deux présupposés fondamentaux :

- le rejet de toute référence à la Vérité, entendue au sens fort du terme ;

- le rejet de toute proposition ayant valeur universelle, entendue donc comme supra-historique et supra-culturelle.

Ce que disent les relativistes est en fait extrêmement simple et parfaitement raisonnable. En premier lieu, ils affirment que nous n'avons aucun moyen de juger de la Vérité de quoi que ce soit en dehors de nos propres critères, et que ces critères, par cela même qu'ils sont « nôtres », se trouvent inévitablement « situés » dans une époque, dans une culture, dans un ensemble de connaissances et de pratiques particuliers. Ils sont donc relatifs à cette « situation » et ils sont changeants avec elle. Être en désaccord avec cette affirmation conduit à accepter ce que l'on appelle « le point de vue de Dieu », c'est-à-dire croire que les critères de la Vérité sont atemporels et absolus, situés au-dessus de pratiques qui parce qu'elles sont simplement humaines sont donc nécessairement contingentes et changeantes. Pour le dire brutalement, ou bien on est relativiste ou bien on est théiste sous une forme ou une autre. Il est important de bien voir que la croyance en la Vérité implique inévitablement l'affirmation d'un point de vue absolu et transcendant, car si la Vérité était relative à quoi que ce soit elle ne serait jamais « tout à fait vraie » et ne serait donc pas, stricto sensu, la Vérité. La Vérité est à part entière ou elle n'est pas du tout. Si l'on admet que les critères de Vérité sont fabriqués par les êtres humains (par qui le seraient-ils sinon ?), il faut admettre également qu'ils sont tout aussi culturels, historiques, sociaux et contingents que le sont toutes les productions humaines ; la Vérité cesse alors d'être quelque chose qui ne dépend pas de circonstances particulières, et dès qu'elle devient sensible aux circonstances elle perd ipso facto son caractère de Vérité. Comme l'ont bien senti les non-relativistes, la seule manière de la préserver consiste à la situer au-dessus et au-delà de la variabilité humaine : dans un méta-niveau, méta-humain, c'est-à-dire en définitive sur le plan qu'occupe Dieu ou ses multiples équivalences.

En deuxième lieu, les relativistes affirment que toutes les propositions qui portent sur l'ensemble des êtres humains sont soit triviales, par exemple si on dit qu'ils respirent, soit marquées inévitablement par leur lieu d'énonciation et donc partiales puisqu'elles s'énoncent à partir de catégories de pensée qui sont particulières à une culture donnée, c'est-à-dire à un sous-ensemble particulier d'êtres humains. Rien ne vaut pour l'ensemble des êtres humains à moins que l'on postule l'existence d'une « nature humaine » invariable et universelle. Pour le dire, ici encore de façon brutale, ou bien on est relativiste ou bien on participe de présupposés essentialistes qui réduisent l'existence, humaine notamment, à la simple manifestation d'une nature donnée une fois pour toutes. Ce que je dis ici sur les propositions portant sur l'ensemble des êtres humains vaut bien entendu pour d'autres affirmations à caractère universel portant par exemple sur les « valeurs » ou sur les « pratiques ».

En définitive, tandis que le relativisme met l'accent sur l'être humain, considéré en tant qu'être social, et fait de lui la mesure de toutes les choses qu'il produit, y compris lui-même, l'anti-relativisme met l'accent quant à lui sur ce qui dépasse précisément l'être humain en tant qu'être social, soit parce que cela se situe sur un plan transcendantal (la Vérité n'étant pas relative aux pratiques humaines, se trouve dans un « ailleurs » par rapport à celles-ci), soit parce que cela constitue l'être humain une fois pour toutes (la « nature humaine »). L'anti-relativisme désocialise à la fois la Vérité et son énonciateur, et cela est tout à fait normal car rien de ce qui est social ne saurait être absolu.

Entre ces positions clairement divergentes, un débat rationnel semblerait quand même pouvoir s'instaurer, et cependant ce que l'on peut constater c'est que ce débat a été historiquement bloqué par l'extraordinaire hostilité manifestée envers le relativisme et par l'ostracisme dont il a été l'objet... « Vade retro Satanas ! » a été en quelque sorte le leitmotiv antirelativiste.

Cette hostilité se comprend parfaitement quand elle provient de parti pris religieux : en effet la croyance théiste exige l'absolu pour des raisons évidentes. Certes, la foi peut connaître des instants de doute et chanceler par moments mais elle n'est pleinement elle-même que dans la certitude absolue. Si on a la foi, alors Dieu existe vraiment et il existe pour tous et de tout temps, même pour ceux qui le nient. Le relativiste est donc, par logique, un mécréant puisqu'il conteste par principe tous les universels. Cette hostilité s'entend également quand elle provient de partis pris scientistes. En effet, la croyance dans les capacités véridictives (dire le vrai) de la Science exige elle aussi l'absolu pour des raisons tout aussi évidentes que dans le cas antérieur. On admet certes que les contenus de la connaissance scientifique sont évolutifs et changeants (le fameux « progrès » de la connaissance) mais la Raison scientifique elle-même transcende nécessairement les aléas socio-historiques et s'installe dans l'absolu. Le relativiste est donc, par logique, un dangereux obscurantiste puisqu'il conteste l'universalité de la Raison scientifique.

Là où cette hostilité se comprend plus difficilement, c'est quand elle provient de partis pris idéologiques et notamment anarchistes ; en effet, l'anarchisme devrait être le premier à reconnaître le caractère relatif de ses propres fondements, à savoir que, n'étant basé sur rien d'absolu, il est pleinement transitoire et périssable. L'anarchisme sait en principe qu'il n'est en possession d'aucune Vérité. Son hostilité, assez fréquente, envers le relativisme est donc surprenante à moins que l'on rattache, par hypothèse, l'essentiel de la pensée anarchiste à des conditions socio-historiques qui en font une des nombreuses boutures de la Modernité et une des multiples manifestations de l'idéologie des Lumières. Si cette hypothèse s'avérait raisonnable, l'anarchisme serait alors passible de bonne part des critiques que l'on peut adresser aux implications totalitaires de la Modernité... mais ceci est une autre affaire.

Soit dit en passant, il est pour le moins curieux que l'on accuse le relativisme d'ouvrir les portes à la Barbarie, à l'Arbitraire et à la Raison du plus fort, alors que l'histoire nous montre que c'est précisément au nom de la Vérité et des valeurs universelles que les pires atrocités ont été commises. Mais puisque le relativisme suscite de pareilles craintes il nous faut bien les prendre en compte même si ce sont à notre avis les manifestations liberticides de l'anti-relativisme tout au long de l'histoire qui devraient plutôt être interrogées.

Par exemple, on semble craindre que le refus relativiste de la Vérité conduise à ne plus pouvoir soutenir l'indéniabilité d'énoncés tels que : « Les camps d'extermination nazis ont réellement existé », avec toutes les implications politiques qui en découlent. Si rien n'est vrai alors tout est permis, même de nier l'évidence. Mais il n'en est pas ainsi. En effet, il ne viendrait à l'idée d'aucun relativiste de mettre en doute la valeur pragmatique du concept de vérité ; le ferait-il sérieusement qu'il cesserait d'exister lui-même dans les instants suivants parce que pour survivre il faut bien croire en la vérité d'un vaste ensemble d'énoncés tels que : « Boire un verre d'acide sulfurique ne va pas sans conséquences douloureuses ». La vérité de pareils énoncés n'est pas niée mais elle est ramenée à nos propres caractéristiques, à nos propres pratiques et à nos propres conventions, et à rien d'autre qui puisse transcender notre « finitude humaine ». Ce qui est vrai ou ce qui est faux ne l'est qu'en fonction de nous et « pour nous », la vérité est relative à nous-mêmes, elle n'a pas d'autres fondements que nous-mêmes. Mais alors où est la différence ? Le relativiste n'est-il pas un tant soit peu ridicule de se donner tant de mal pour démanteler le concept de Vérité au niveau théorique s'il l'utilise ensuite au niveau pratique en lui accordant exactement la même valeur et la même utilité que les non-relativistes ? Je ne le crois pas. Ce serait, par exemple, dire qu'il n'y a pas de différence entre un athée et un croyant parce que tous deux ont du chagrin quand ils perdent un être cher. Le fait de renoncer à toute fondation ultime de la Vérité a aux moins deux conséquences importantes qui font une différence notable entre un relativiste et un non-relativiste. En premier lieu, sachant que ce que nous appelons « vérité » est relatif à nos pratiques, à nos conventions et à nos caractéristiques, le relativiste se doit par conséquent d'examiner ces pratiques et ces conventions pour voir comment elles en sont arrivées à construire nos vérités d'aujourd'hui. Cet examen n'est pas inoffensif car il peut conduire à questionner bon nombre de ces vérités et à mieux saisir pourquoi certaines d'entre elles s'imposent à nous avec tellement de force. Ce sont les vérités assumées comme telles qui contraignent et qui modulent notre pensée. Il semble donc que pour pouvoir penser autrement que nous le faisons il soit pour le moins utile de s'arrêter précisément sur ce qui nous fait penser comme nous pensons aujourd'hui. En ce sens, l'option relativiste a des implications critiques et potentiellement transformatrices qu'il est difficile de nier.

En deuxième lieu, sachant que l'on ne peut fonder la vérité sur rien d'autre que sur nous-mêmes, le relativiste est mis en demeure de développer sans cesse les arguments qui soutiennent chacune de ses affirmations, car c'est uniquement sur la force de ces arguments que s'appuie l'acceptabilité de ces affirmations. Rien n'est vrai en soi, tout ce que nous donnons pour vrai ne l'est que parce que nous l'instituons comme tel. Il nous faut donc faire l'effort de l'instituer aussi solidement que possible au lieu d'en appeler simplement aux évidences. Cette nécessité d'argumenter sérieusement conduit plus fréquemment qu'il ne le semble à prendre conscience de la fragilité de ce que nous tenons pour vrai et à modifier par conséquent nos présupposés. Il est certain que le relativiste se met en danger, plus que quiconque, de devoir renoncer à ce qu'il tient pour vrai, mais cela ne vaut-il pas mieux que l'encapsulement opiniâtre dans des vérités inébranlables ? Ce qui est certain, c'est que le relativiste ne pourra jamais faire montre de la belle assurance qui accompagne les affirmations non relativistes. Un changement de ton est exigé qui, avec la certitude absolue, élimine aussi l'arrogance.

Une autre des craintes que suscite le relativisme, c'est que la dissolution de tout critère absolu pour fonder la vérité ne conduise à l'arbitraire dans le choix des vérités et ne laisse place qu'aux rapports de force pour décider en dernier lieu qui a raison et qui a tort. Si la vérité est relative et dépend de mon point de vue, il semble, d'un côté, que je sois autorisé à décider arbitrairement ce qu'il me plaira de tenir pour vrai, et, d'un autre côté, il semble que « ma » vérité ne puisse recourir qu'à la force pour s'imposer à autrui. Il n'en est pas tout à fait ainsi car « conventionnel » n'a jamais voulu dire « arbitraire ». Le fait que la vérité dépende de nos conventions ne signifie pas que nous puissions adopter telle ou telle convention selon notre bon plaisir. Je ne peux pas décider qu'un verre d'acide sulfurique est bon pour ma santé, de même que je ne peux pas décider que les camps d'extermination n'ont pas existé. Ramener la vérité à nos pratiques, à nos conventions et à nos caractéristiques ne signifie pas la ramener à notre libre arbitre. Nos pratiques et nos conventions sont contraintes par nos caractéristiques et par notre histoire, elles sont, comme l'on dit en linguistique, « motivées ». Du fait que nous sommes pleinement des êtres « sociaux » nous ne pouvons « faire sens » qu'au sein de conventions et de pratiques partagées avec nos semblables au sein d'une culture donnée. Sans ce partage, c'est la communication elle-même qui devient impossible, et il n'y aurait donc même pas de débat envisageable avec un relativiste qui altérerait sans cesse les conventions au gré de son bon vouloir. Il serait littéralement incompréhensible même pour lui-même. De la même manière que l'on ne peut jouer aux échecs si l'on ne définit pas un certain nombre de règles valables pour tous les joueurs, on ne peut échanger et communiquer que dans le cadre d'un jeu de règles, et ce sont ces règles qui contraignent les énoncés, empêchant ainsi l'arbitraire. Le fait de reconnaître, comme le fait le relativiste, que ces règles sont purement conventionnelles ne nous exempte pas de les suivre si l'on prétend pouvoir jouer, c'est-à-dire ici dialoguer et faire sens, et cela évacue l'arbitraire. C'est s'exclure soi-même de tout débat que de dire par exemple que les camps d'extermination n'ont pas existé simplement parce que « j'ai décidé » qu'ils n'ont pas existé. Il faudra bien apporter des arguments et respecter les règles de l'argumentation si l'on prétend tout simplement être admis dans le jeu de la communication. Le relativisme n'ouvre pas la voie à l'arbitraire, même s'il est vrai qu'il ferme l'accès aux arguments d'autorité et exige que tout ce qui s'affirme, y compris l'existence de camps d'extermination, soit argumenté dans le cadre de conventions rendues aussi explicites que possible.

La question de la force comme argument ultime est plus délicate car il semble bien qu'une fois abandonnée la croyance en la Vérité le recours à la force soit alors la seule chose qu'il nous reste, en dernière instance, pour faire accepter un point de vue. Mais cela marque-t-il une différence réelle avec le non-relativisme ? Lorsque nous sommes conduits à accepter un point de vue au nom de la Vérité qui le soutient, nous ne faisons pas autre chose que nous incliner en fait devant l'ensemble des rapports de force qui ont établi ce point de vue comme étant incontestablement « vrai », et ce sont encore des rapports de force qui articulent les sanctions appliquées à d'éventuelles dissidences par rapport aux vérités établies. Il est clair que l'invocation de la vérité fait écran à toute intervention humaine dans l'obtention d'une soumission qui semble ne se devoir qu'à la « force des choses et à celle de la Raison ». Mais il suffit de gratter un tant soit peu pour qu'apparaisse la main de fer qui meut le gant de velours : derrière toute vérité, il y a toujours les êtres humains concrets et particuliers qui l'ont instituée comme telle. Il faut bien le reconnaître, le relativiste ne dispose que du recours à la force pour défendre « en dernière instance » ses propres options, mais en cela il ne se distingue du non-relativiste que par le fait d'expliciter clairement qu'il en est bien ainsi au lieu de dissimuler cette force derrière le recours à la Vérité.

Une troisième crainte qui se manifeste envers le relativisme, c'est qu'en niant le caractère absolu des « valeurs » et en refusant d'accepter l'universalité des présupposés éthiques, il semble déboucher à la fois sur l'indifférence morale et sur l'inhibition face aux privilèges et aux injustices. En effet, si les valeurs sont relatives, rien ne permet de décider entre elles, hormis les préférences purement personnelles. Tout se vaut, promouvoir la liberté ou défendre la servitude devient équivalent et simple affaire d'inclinaison personnelle. D'autre part, si les différences entre les êtres humains ne peuvent être jugées à partir de principes universels, si ce qui est bon pour les uns ne l'est pas nécessairement pour les autres, on se trouve désarmé pour exiger que la dignité d'autrui, par exemple, soit respectée dans toutes les cultures et dans toutes les situations. Cela semble logique, mais inversons la question. Si les valeurs sont absolues et ne dépendent pas de nous-mêmes, nous n'avons d'autre option que de les assumer ou de nous en détourner. Les assumer signifie tout simplement accepter un ordre de valeurs qui n'étant pas de notre fait n'exige de nous que l'adhésion. Les valeurs tiennent pour ainsi dire toutes seules, que nous les défendions ou non. De plus, le fait que nous y adhérions ou non ne change rien à leur existence et à leur force contraignante pour « l'être moral ». Par contre, si nous considérons que les valeurs sont relatives à nous-mêmes et produites par nous, alors elles ne tiennent plus que par l'activité que nous déployons, au moyen de l'argumentation et de l'action, pour les défendre. Il est vrai que le relativiste ne se sent poussé par aucune nécessité dans le choix de ses engagements normatifs, nul principe transcendant n'est à respecter de manière impérative tout simplement parce qu'il n'y a plus de principes transcendants, mais s'il s'engage dans une option normative il n'a d'autre choix que de la défendre avec toute la vigueur possible puisqu'il sait qu'elle ne repose sur rien d'autre que sur la défense qu'il en fera. Cela se situe bien loin d'une soi-disant indifférence morale. Mais si le relativiste ne s'engage pas, que faire ? Il ne différerait pas en cela de ce que font bon nombre de personnes bien éloignées pourtant de tout relativisme, et, bien entendu, ce n'est pas moi qui défendrait l'idée qu'il faut les obliger à assumer un engagement.

Pour ce qui est maintenant de l'inhibition face aux privilèges et à l'injustice, la ligne argumentative est du même ordre. Nul impératif moral absolu ne nous force bien sûr à lutter contre les privilèges et les injustices. Lutter contre eux résulte d'une décision que l'on prend ou que l'on ne prend pas, aidé bien sûr par les circonstances. Un relativiste peut prendre cette décision ou ne pas la prendre, tout comme un non-relativiste, mais s'il la prend il ne pourra pas chercher réconfort dans l'idée qu'il oeuvre dans la direction du Bien et du Vrai sous prétexte que sa lutte serait menée au nom de principes universels. Il devra se limiter à dire que cette lutte constitue « son » option particulière et tenter d'argumenter la défense de cette option sans en appeler à rien qui la transcende.

En résumé, les craintes que suscite le relativisme nous font penser aux craintes que « la mort de Dieu » suscitait chez les gens de Bien il y a quelques décennies : « Si Dieu est mort, tout est permis », « la loi de la jungle va s'instaurer », « l'homme deviendra un loup pour l'homme », et autres sornettes dans ce genre. Nous savons bien que c'était précisément l'idée de Dieu qui recouvrait en fait le déploiement masqué de la loi de la jungle, et que l'abandon de cette idée n'ouvrait sur aucun précipice éthique, bien au contraire. La mort de la Vérité et l'adieu aux principes universels ne conduisent pas plus vers des catastrophes éthiques que n'y conduisait la mort de Dieu, et il est temps de s'interroger sur les multiples lois de la jungle qui se déploient tranquillement derrière la revendication de ces grands principes tout comme elles se déployaient derrière le respect de la Divinité.

Motivées sans doute par ces craintes, d'autres critiques ont été adressées au relativisme, sur un plan plus formel, visant surtout à mettre à nu son soi-disant caractère autocontradictoire. En effet, en affirmant que tout est relatif, le relativiste s'enfermerait dans le dilemme de dire ou bien qu'il ne faut pas prendre au sérieux son affirmation ou bien qu'elle est fausse puisqu'elle est, elle-même, relative. Si rien n'est vrai, il n'est pas vrai non plus que rien ne soit vrai. En fait, il est facile de montrer que la soi-disant autocontradiction disparaît dès que l'on cesse de jouer le jeu établi par les non-relativistes. Ceux-ci utilisent en effet le critère qui est en discussion, à savoir la Vérité, comme argument pour trancher précisément la discussion sur la Vérité.

Il est évident que si l'on exige du relativiste qu'il se prononce en termes de la Vérité de ses affirmations, il ne pourra que sombrer dans la contradiction puisque c'est ce critère lui-même qu'il met en cause. On ne peut pas demander à quelqu'un qui rejette le concept de Vérité si ce qu'il dit est vrai ou faux, demandez-lui plutôt quelles raisons il a de croire que sa position est meilleure qu'une autre, ou quels sont les arguments qui la rendent selon lui plus convaincante qu'une autre. Le relativiste ne devient autocontradictoire que s'il revendique pour lui-même ce qu'il refuse aux autres, c'est-à-dire la Vérité de sa propre position. Mais alors il ne devient pas seulement autocontradictoire, il devient aussi antirelativiste... Un relativiste conséquent ne peut qu'appliquer à ses propres énoncés ce qu'il affirme de tout énoncé, et il est donc relativiste aussi par rapport au relativisme lui même.

En d'autres termes, il trace une boucle récursive qui ferme le relativisme sur lui-même. Certains de mes amis m'ont fait remarquer que, loin de relativiser le relativisme, cette opération l'absolutise encore plus fortement puisqu'elle généralise encore plus la portée du relativisme : « Tout est relatif y compris le relativisme », ouvrirait ainsi une récursivité tendant à l'infini. Peut-être, mais refuser de fermer la boucle du relativisme sur lui-même revient à nier le relativisme. Mieux vaut encore le radicaliser même si cela dérange une pensée, celle de notre culture, qui éprouve du malaise face à tout ce qui ne prend pas fin dans une stabilité ou un but enfin atteint.

En résumé, le relativisme n'est autocontradictoire que s'il est évalué à partir des critères même qu'il questionne ; de plus, s'il ne débouche sur aucun précipice éthique et ne conduit pas à l'inhibition politique. Bien au contraire, il exige un engagement plus combatif dès lors qu'une option normative est adoptée. Il ne nous désarme pas devant les choix à faire et ne rend pas inutile le débat, au contraire ici encore, il nous responsabilise de nos choix et force au débat. Il semble bien que toutes les mauvaises querelles qui ont été instruites contre le relativisme ne lui pardonnent pas en fait de porter un coup mortel au principe même d'autorité dans ce qu'il a de plus fondamental. Si l'être humain est, en tant qu'être social, la mesure ultime de toutes choses, à qui et à quoi en appeler pour susciter sa soumission ? Peu de démarches philosophiques apportent autant d'eau au moulin d'une pensée anarchiste qui soit capable d'être critique envers elle-même.