En tant qu'anarchistes, comment notre façon de voir l'organisation nous différencie-t-elle des autres ? Ou plus précisément, comment notre façon de voir l'individualité diffère-t-elle de la fréquente et trompeuse idée que l'anarchisme est « l'absence de toute responsabilité ». Cet article présentera les traits distinctifs de la responsabilité anarchiste. Assimiler cette pratique collective de responsabilité à nos habitudes est essentiel parce qu'elle rend nos organisations plus efficaces et parce qu'elle est le présage de la société à laquelle nous aspirons.

S'opposer de manière anarchiste à la responsabilisation autoritaire « top-down » ou « du haut vers le bas » est reconnaitre que ce sont les structures verticales et leurs rapports sociaux qui constituent la source du problème. Ce sont elles qui doivent être changées, et non pas les personnes ou le groupe qui les composent. Comme toutes les rapports de domination et d'oppression hiérarchiques, ces structures doivent êtres déconstruites et remplacées par des structures horizontales.

"Cette maladie de la désorganisation a envahi l'organisme du mouvement anarchiste comme la fièvre jaune et l'a rongé pendant des décennies... Il ne fait aucun doute néanmoins, que cette désorganisation tient ses racines dans un certain nombre de défauts théoriques, notamment dans l'interprétation déformée du principe de l'individualité dans l'anarchisme. Ce principe est ainsi trop souvent confondu avec l'absence de toute responsabilité. "- Dielo Truda Group [1]

"L'organisation, loin de créer l'autorité, est le seul remède contre elle et le seul moyen par lequel chacun de nous va s'habituer à prendre une part active et consciente dans le travail collectif et cesser d'être des instruments passifs entre les mains de leaders "-. Errico Malatesta [2]

Les critiques formulées par le groupe Dielo Truda de 1926 sont autant valables aujourd'hui qu'il y a 84 ans. Mais si c'est le cas, et si comme le suggère Malatesta l'organisation est le seul remède contre l'autorité, comment les anarchistes s'organisent-ils-elles différemment des autres ? Ou plus précisément, comment notre façon de voir l'individualité diffère-t-elle de la fréquente et trompeuse idée que l'anarchisme est « l'absence de toute responsabilité ». La meilleure réponse est peut-être offerte par Lucien van der Walt et Michael Schmidt dans leur livre Black Flame : The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism qui compile de façon exhaustive l'histoire des idées anarchistes. Ils expliquent que :

"L'individualité, et la véritable liberté individuelle ne peuvent exister que dans une société libre. Les anarchistes n'ont pas associé la liberté avec le droit de chacun-e de faire exactement ce qui lui plaît. Ils-elles l'ont plutôt associé avec un ordre social dans lequel l'effort et les responsabilités collectives - c'est-à-dire les obligations - fourniraient les bases matérielles et les liens sociaux dans lesquel-le-s la liberté individuelle pourrait exister. "[3]

Cet article présentera les traits distinctifs de la responsabilité anarchiste. Assimiler cette pratique libertaire à nos habitudes est essentiel puisqu'elle rend nos organisations plus efficaces et parce qu'elle est le présage de la société à laquelle nous aspirons.

La première forme de responsabilité que nous, anarchistes, tentons de contrer la plupart du temps est de type « top-down » (du haut vers le bas). Étant contre toute forme de domination et d'oppression, il est naturel que nous soyons déjà opposé-e-s aux redditions de comptes formelles et informelles face aux employeurs, propriétaires, élites ou autres rôles sociaux définis par la domination. Certaines formes de responsabilité du haut vers le bas peuvent cependant être considérées comme légitimes. Par exemple, demander à un enfant qu'il avertisse ses parents d'une activité après l'école. Par contre, comment s'attaquer à celles qui ne sont pas légitimes ? On s'oppose de manière anarchiste à la responsabilisation autoritaire « top-down » en reconnaissant que ce sont les structures verticales et leurs relations sociales qui constituent la source du problème. Ce sont elles qui doivent être changées, et non pas les personnes ou le groupe qui les composent. Donc, contrairement à certain-e-s marxistes ou autres personnes radicales, nous ne croyons pas par exemple qu'une dictature « prolétarienne », le matriarcat ou l'élite dirigeante d'un peuple ne répondent aux questions fondamentales de l'oppression de classe, patriarcale ou raciste. Les anarchistes croient que ces structures doivent être déconstruites et remplacées par des structures horizontales et des rapports égalitaires.

Nous en venons alors à la responsabilité anarchiste. Les formes de redditions de comptes horizontales sont fondées sur la notion de libre association. L'association ne doit pas être maintenue par contrainte sur les membres : elle doit plutôt être une adhésion réciproque entre tous et toutes les participant-e-s pour qu'elle soit vraiment libre pour chacun-e. Au sein d'une libre association, des formes égalitaires de prise de décisions impliquent que chaque membre dispose d'une voix ayant une valeur égale à n'importe quel autre membre sans exception. Pour que l'ensemble des membres mettent à profit leur union et forment un groupe, ils doivent prendre des décisions collectives. Ils le font sur la base du consensus ou de la majorité simple selon la nature de la décision. Cependant, certains effets sociaux - allant de la socialisation oppressive comme le racisme et le sexisme aux différences de personnalité comme le fait d'être timide ou bavard - sont susceptibles de créer des hiérarchies informelles réintroduisant ainsi la domination dans un groupe. La solution se trouve dans la mise sur pied de pratiques démocratiques explicites et collectivement établies et respectées. Dans La tyrannie de la non-structure [4], Jo Freeman donne une multitude de suggestions pratiques pour mettre en place des structures qui contrent ces hiérarchies informelles au sein de n'importe quel regroupement. Par exemple :

1) La distribution de l’autorité au plus grand nombre de personnes raisonnablement possible. Ceci empêche la création d’un monopole du pouvoir en exigeant des personnes qui se trouvent en poste d’autorité de consulter un grand nombre de personnes. Cela permet également aux personnes consultées d’acquérir une responsabilité sur des tâches spécifiques, et ainsi de développer leurs différentes facettes.

2) Rotation des postes entre différentes personnes. Désigner une personne à un poste parce qu’elle suscite la sympathie quand elle s’y trouve - ou gêner son travail parce qu’elle n’en suscite pas - ne profite à long terme ni au groupe ni à la personne en question. La capacité, l’intérêt et la responsabilité doivent être les critères qui comptent dans une telle sélection. En ce sens, il faut favoriser les opportunités pour que les gens acquièrent de nouvelles capacités. La meilleure façon d’y arriver passe par un « programme d’apprentissage », (mentorat, compagnonnage), et non par la méthode consistant à « se jeter dans l’eau froide pour apprendre à nager ». Assumer une responsabilité que l’on ne maîtrise pas est démoralisant. À l’inverse, se trouver sur une liste noire pour ne pas avoir agit correctement n’est pas très encourageant pour développer ses facultés. Tout au long de l’Histoire, on a empêché les femmes d’agir de manière compétente, et il n’est pas nécessaire que le mouvement reproduise le même processus.

3) Diffusion de l’information à tout le monde, le plus fréquemment possible. L’information c'est le pouvoir. L’accès à l’information augmente le pouvoir individuel. Quand un réseau informel minoritaire (d'amis, de collègues de classe, de voisins, de personnes compétentes, etc.) s'échange de nouvelles idées et des informations uniquement à l'intérieur de ce réseau, ces personnes sont aussi en train de se construire une opinion sans la participation de l’ensemble du groupe. Plus on en sait sur le fonctionnement de quelque chose, plus on a d’information sur ce qui se passe, et plus l’efficacité politique des membres du groupe est grande.

4) Accès égalitaire à toutes les ressources dont le groupe a besoin, ce qui n’est pas toujours possible. Bien qu’un membre qui entretient un monopole sur une ressource nécessaire (un labo-photo, une photocopieuse à laquelle elle a accès par le biais de son mari...) doive se proposer, il peut conditionner l’accès à cette ressource de manière excessive. Les connaissances des différents membres peuvent être équitablement accessibles si ces derniers sont disposés à les apprendre aux autres, à échanger du matériel, etc.

Une fois que les structures et les habitudes démocratiques sont développées dans une organisation, la responsabilité et l'auto-discipline anarchiste exigent que les décisions prises par le groupe soient respectées et concrétisées collectivement. Par contre, s'il y a un désaccord sur une décision collective, il y a quelques avenues possibles. Georges Fontenis a défini un cadre de travail à ce sujet dans Manifeste du communisme libertaire [5] :

1) Ne rien faire / reporter : S'il y a trop de désaccords pour prendre une décision à un moment, laisser tomber ou y revenir plus tard. Par exemple, un groupe pourrait décider de ne pas avoir de position officielle sur le fait que le capitalisme soit composé de deux ou trois classes principales d'ici à ce que plus de recherche soit fait, ou pourrait décider tout simplement de ne pas avoir de position de groupe à ce sujet.

2) Accepter plus d'une solution : Si c'est possible à partir du type de décision, décider de permettre à plus d'une des options proposées d'être adoptées par le groupe, mais en accordant tout de même plus d'importance à l'une des deux. Par exemple, un groupe pourrait décider d'accepter que certains-es membres poursuivent une stratégie syndicale dualiste à leur travail par l'entremise d'un syndicat indépendant, malgré le fait que la majorité pense que la construction d'un réseau de militant-e-s minoritaires soit la meilleure stratégie en milieu de travail.

3) Accepter la position majoritaire : Selon les pratiques du groupe, on peut résoudre une question par majorité simple ou aux deux tiers. Le point de vue minoritaire serait rejeté de la pratique collective, mais la majorité continuerait à plaider leur point de vue à l'interne de l'organisation. Par exemple, la majorité du groupe voudrait organiser une manifestation le premier mai même si une minorité du groupe estime que cela enlève du temps et des ressources à la campagne anti-éviction en cour. Puisque la majorité du groupe estime qu'il est utile d'organiser un événement pour le premier mai, le groupe le fera.

4) Scission reposant sur une différence de point de vue : Si la question est fondamentale et que la majorité ou la minorité trouve inacceptable de ne rien faire, de reporter le vote, d'accepter plus d'une solution ou d'accepter l'opinion de la majorité. Par exemple, le groupe décide qu'un des fondements de l'organisation est de combattre le racisme structurel, mais un ou deux membres estiment que c'est une perte de temps car ils croient qu'il n'existe plus puisque Barack Obama a été élu président. Il devrait donc y avoir une scission organisationnelle puisque avoir des points de vue aussi contradictoires sur une stratégie aussi fondamentale ne leur donnerait pas de terrain commun pour travailler ensemble. Toutefois, cela ne signifie pas qu'ils ne puissent pas travailler ensemble sur d'autres enjeux où ils-elles sont d'accord ou de continuer de dialoguer entre-eux-elles sur des questions litigieuses.

L'important au bout du compte, c'est que lorsqu'une décision est prise, elle doit être respectée et appliquée jusqu'à ce qu'un vote ultérieur vienne la renverser, qu'une exception soit acceptée, qu'un membre en désaccord quitte ou dans des cas extrêmes, soit expulsé.

Se tenir mutuellement responsables suppose aussi de s'habituer à souligner – en toute camaraderie - que des engagements et des obligations ne sont pas remplies quand ça arrive. Cette pratique doit être concrétisée dans le cadre d'une culture organisationnelle où une camaraderie honnête et les critiques constructives remplacent la concurrence, l'individualisme passif-agressif ou la triangulation (dire à quelqu'un d'autre qu'à la personne concernée ce qu'on lui reproche ou « parler dans le dos »). Donner une franche et camarade rétroaction a aussi son autre côté de la médaille, c'est apprendre à en recevoir et l'utiliser pour que nous-même et l'organisation évoluions et devenions plus autodiscipliné-e-s. C'est parfois difficile à faire, car la plupart du temps nous sommes appelé-e-s à la tâche par l'intermédiaire de relations du haut vers le bas, c'est pourquoi il est fondamental d'apprendre, pratiquer et promouvoir l'approche mutuelle de responsabilité si nous voulons détruire et remplacer les relations verticales par des relations horizontales. Idéalement, ces habitudes augmenterons l'autodiscipline lors de l'accomplissement des tâches que les membres du groupe de s'engagent à accomplir. De plus, il est important que cette pratique de responsabilité collective naisse d'un climat de tolérance et de respect qui ne nous encourage aucunement à être condescendant-e, compétitif-ve, égoïste ou malhonnête. Bien qu'il soit important de cultiver l'appréciation de la camaraderie critique et de renouveler son engagement à l'autodiscipline lorsqu'on est en faute, cela ne signifie pas que nous devrions permettre que notre dignité soit bafouée ou de se faire manquer de respect. Quand la critique manque de camaraderie, nous devrions nous défendre et exiger un respect d'égal-e à égal-e, et ce même si nous avons manqué à nos obligations. Il est essentiel que la responsabilité collective et l'autodiscipline soient développées, encouragées et cultivées au sein de nos organisations anarchistes. Sans autodiscipline ni de responsabilité horizontale, les groupes reviennent aux relations de domination et d'oppression de type « du haut vers le bas » et/ou engendrent la stagnation, la démoralisation et l'inefficacité.

Qu'en est-il des délégué-e-s ? Les anarchistes soutiennent qu'ils-elles doivent remplacer les fonctions habituellement affectées aux représentant-e-s. Les délégué-e-s sont différent-e-s parce qu'ils-elles sont mandaté-e-s d'une vision et d'une ou plusieurs tâches spécifiques qui sont le reflet le plus proche possible du point de vue du groupe qui les envois. Ainsi, les représentant-e-s ont une fonction de type « du haut vers le bas », car ils et elles prennent des décisions au nom du groupe qui à son tour doit obéir à ces décisions ; tandis que les délégué-e-s anarchistes ont plutôt une fonction de type « du bas vers le haut » puisqu'ils et elles sont chargé-e-s d'amener un point de vue exprimé par l'organisation, au regroupement des délégué-e-s auquel ils et elles ont été envoyé-e-s. Parfois, le groupe peut donner aux délégué-e-s une certaine marge de manœuvre, mais la responsabilité est toujours du bas vers le haut, et non « top-down ». Les délégué-e-s peuvent être renversé-e-s et rappelé-e-s à tout moment et n'ont aucun pouvoir sur le groupe dont ils-elles sont issu-e-s. Lorsque des ententes entre délégué-e-s ont besoin d'être décortiquées ou que de nouveaux éléments impliquant des jugements de valeur plutôt que de décisions d'ordre logistique font surface à des réunions de délégué-e-s, ces dernier-ère-s doivent généralement ramener l'entente au groupe avant qu'elle ne soit finalement approuvée à moins que le groupe les ait déjà mandaté d'une certaines discrétion décisionnelle.

Il y a cependant une différence importante entre une décision d'ordre logistique et une suggérant un jugement de valeur. Pour les décisions logistiques, un groupe pourrait mandater un-e délégué-e pour effectuer des tâches avec une grande marge de manœuvre. Mais ils-elles pourraient toujours lui exiger une transparence et des rapports réguliers. La personne mandatée à une tâche peut toujours être dirigée par le groupe en orientant son exécution d'une manière particulière puisque c'est au groupe que le-la délégué-e est tenu-e responsable, et non l'inverse. De plus, les concepts de « logistique » et de « jugements de valeur » sont ouverts à interprétation. Cela rend plus clair le fait que ces deux notions constituent les deux extrêmes d'un gradient, et que leur définition n'est pas figée.

En conclusion, cet essai tentait de clarifier la façon dont la responsabilité anarchiste propose des formes égalitaires (ou du bas vers le haut) de prise en charge collective des responsabilités pour remplacer les formes de redditions de comptes de type « du haut vers le bas ». Le capitalisme, l'État, l'impérialisme, le racisme, le patriarcat et toutes les formes d'exploitation, de domination et d'oppression ne sont pas prêts de disparaître sans combat et sans alternatives pour les remplacer. La création de structures organisationnelles, d'habitudes et d'une culture qui encouragent et prennent au sérieux la camaraderie responsable, l'autodiscipline et les mandats du bas vers le haut est fondamentale pour l'efficacité de nos organisations dans la construction et l'anticipation de la société que nous voulons à la place de l'actuelle. Il est de la responsabilité de nous tous et toutes de définir quand et comment nous mettrons à l'œuvre, développerons, encouragerons et promouvrons ces concepts et ces pratiques.

Publié à l'origine sur le blog de Miami Autonomy & Solidarity :

http://miamiautonomyandsolidarity.wordpress.com/2010/03/16/anarchist-accountability/


[1] Groupe d'anarchistes russes à l'étranger (groupe "Dielo Truda"). La Plate-forme organisationnelle de l'Union générale des anarchistes. 1926. http://www.nestormakhno.info/english/newplatform/introd...n.htm

[2] Malatesta, Errico. Anarchie et organisation. 1897. http://www.spunk.org/texts/writers/malatest/sp001864.html

[3] Schmidt , Walt der Michael et van, Lucien. Black Flame : The Revolutionary Class Politics of Anarchism and Syndicalism. AK Press. 2009. P. 48

[4] Freeman , Jo. La tyrannie de la non-structure. 1970. http://flag.blackened.net/revolt/hist_texts/structurele....html

[5] Fontenis, Georges. Manifeste du communisme libertaire. 1953. http://flag.blackened.net/daver/anarchism/mlc/mlc1.html