Titre: Vers le néant créateur
Auteur·e: Novatore Renzo
Date: 1921
Source: Parties I à X reprises du blog hydre-les-cahiers.blogspot.fr/ traduit sous le titre "Vers le rien créateur" en 2015. Les parties X à XVII traduites de l'italien original par Bus Stop Press en mai 2018.

  I.

  II.

  III

  IV.

  V.

  VI.

  VII.

  VIII.

  IX.

  X.

  XI.

  XII.

  XIII.

  XIV.

  XV.

  XVI.

  XVII.

I.

Notre époque est une époque de décadence. La civilisation bourgeoise & christiano-plébéienne est parvenue au à la phase terminale de son évolution il y a déjà bien longtemps.

La démocratie est arrivée !

Mais sous les fausses splendeurs de la civilisation démocratique, les plus hautes valeurs spirituelles, bouleversées, se sont effondrées,

La volonté affirmée, l’individualité barbare, l’art libre, l’héroïsme, le génie, la poésie ont été méprisées, moquées, brisées en morceaux.

Et pas au nom du « Je » mais au nom du « collectif. » Pas au nom de « l’Unique » mais au nom de la société.

Ainsi du christianisme –qui a condamné la force primitive et sauvage de l’instinct innocent –tué la vigueur du « concept » païen de joie terrestre.

Sa progéniture, la démocratie, se glorifie elle-même de justifier ce crime et révèle par-là sa sinistre et vulgaire énormité.

Tout cela nous le savons déjà !

Le christianisme a brutalement planté sa lame empoisonnée dans la chair frémissante et saine de toute l’Humanité ; Avec une fureur mystique brutale, il a orienté une froide vague de ténèbres pour noyer l’exultation sereine et festive de l’esprit dionysien de nos ancêtres païens.

En un seul soir glacial, l’hiver s’est fatalement abattu sur un doux midi d’été. C’est le christianisme qui a substitué le fantasme « Dieu » à la réalité vibrante du « Je » se déclarant par là-même l’ennemi acharné de la joie de vivre et se vengeant d’une manière déshonorante de l’existence terrestre.

Avec le christianisme, la Vie s’en alla pleurer dans l’affreux Abysse des plus amères renonciations ; Elle fut expulsée vers le glacier du désaveu et de la mort. Et c’est de la glace mortelle du rejet que la démocratie est née. Ainsi la démocratie, mère du socialisme, est fille du christianisme.

II.

Avec le triomphe de la civilisation démocratique l’esprit de la foule a été glorifié. Le féroce anti-individualisme de la démocratie l’a rendu incapable de comprendre une telle chose. Toute la beauté héroïque de l’anti-collectiviste et créatif « Je » a été foulé aux pieds.

Les crapauds bourgeois et les grenouilles prolétariennes se serrent mutuellement les mains dans une bassesse spirituelle commune, et pieusement, ils reçoivent la communion de la coupe suprême qui contient la liqueur visqueuse des mensonges sociaux que la démocratie leur tend aux uns et aux autres.

Et l’Oie victorieuse et triomphante reçoit le vulgaire et bruyant « Hourrah ! » des bourgeois et des prolétaires qui communient spirituellement.

Et tandis que l’éclatant et frénétique Hourrah ! résonne bien haut, la Démocratie se coiffe de sa casquette plébéienne, proclamant avec une sinistre et sauvage ironie l’égalité…des Droits de l’Homme !

Alors l’Aigle, avec sa conscience avisée, fait battre ses ailes titaniques plus vite ; dégoûté de la performance triviale, il s’élève vers les sommets de la méditation.

Ainsi, l’Oie démocratique demeure la reine de ce monde et la Dame de toutes choses, maîtresse impérieuse et souveraine.

Mais depuis que quelque chose la surplombe en riant, elle veut lancer –par l’intermédiaire du socialisme, son seul véritable enfant- une pierre et un mot, vers le laid et marécageux royaume des crapauds et des grenouilles croassant ; Brandir un poing de guerre matérialiste pour dévaster au terme d’une guerre démente la splendeur des idées et de la spiritualité. Et le poing de guerre, dans le marais survint. Il apparut d’une manière si plébéienne, pour répandre sa boue si haute qu’il en ternit les étoiles.

Ainsi, tout a été contaminé avec la démocratie.

Absolument tout !

Même le meilleur de jadis.

Et le pire.

Sous le règne démocratique, les luttes qui adviennent entre le capital et le travail ne sont que des combats d’arrière-garde, les fantômes d’une guerre impotente, ne contenant ni une spiritualité supérieure ni la grandeur du courage révolutionnaire, incapable de faire émerger une conception différente de la vie, qui soit plus solide et plus belle.

Bourgeois et prolétaires, quoique se disputant sur des questions de classe, de pouvoir et de nourriture, demeurent toujours unis par leur commune haine de tout esprit vagabond, unis dans l’hostilité à la solitude de l’Idée. Unis contre ceux qui guident la pensée, contre tous ceux que transfigure une beauté supérieure.

Avec la civilisation démocratique, c’est le Christ qui a triomphé.

En supplément du paradis dans le ciel, les « pauvres en esprit » ont la démocratie sur la terre.

Si le Triomphe n’est pas encore intégral, le socialisme le complètera. De par sa structure théorique, il pointe le bout de son nez depuis déjà un long moment. Sa finalité est le nivellement de toute valeur humaine.

Écoutez, esprits infantiles !

La guerre contre l’individualité humaine a commencé avec le Christ et au nom de Dieu, elle se développa avec la démocratie au nom de la société et menace d’être complétée avec le socialisme et au nom de l’humanité.

Si nous échouons à découvrir en temps et en heure comment détruire ces trois absurdités qui ne sont que de néfastes fantômes, l’individu sera inexorablement anéanti.

Il faut que la révolte du « Je » s’étende, s’élargisse, se généralise !

Nous –les prophètes de cette révolte- avons déjà allumé un fanal !

Nous avons embrasé les torches de la pensée.

Nous avons brandi la hache de l’action.

Et nous avons frappé.

Et nous sommes devenus intolérables.

Mais nos crimes individuels ne peuvent être que l’avertissement fatal d’une immense tempête sociale.

De la grande et terrifiante tempête qui pulvérisera les structures des mensonges convenus, qui abattra les murs de toutes les hypocrisies, qui réduira le vieux monde à un tas de décombres et de ruines fumantes !

Car c’est de la ruine de Dieu, de la société, de la famille et de l’humanité qu’un nouvel esprit humain pourra naître et fleurir, festif. Un nouvel esprit humain qui –sur les décombres du passé- pourra chanter la libération de l’homme, du libre et glorieux « Je. »

III

Le Christ était une incompréhension paradoxale du gospel. C’était un triste et peinant symptôme de décadence, né d’une païenne fatigue. L’Antéchrist est le sain fils de toute l’intrépide haine que la Vie féconde a nourri en secret dans son sein, à l’insu de l’ordre chrétien qui dura vingt siècles et plus encore.

Car l’histoire se répète.

L’Éternel Retour est la loi qui gouverne l’univers.

La destinée du monde !

L’Axe sur lequel tourne la vie elle-même !

Pour se perpétuer.

Pour revenir en arrière.

Pour se contredire.

Pour se prolonger.

Ne pas mourir.

Car la vie est mouvement, action.

Qui poursuit la pensée.

Qui frémit pour la pensée.

Qui aime la pensée.

Et qui marche, tourne et court autour.

La Vie désire semer la pagaille dans le royaume des idées.

Mais si la chose lui est refusée, alors, la pensée gémit. Elle pleure et désespère…

L’épuisement la rend faible, la rend chrétienne.

Alors elle prend sa sœur la vie dans une main et tente de la confiner dans le royaume de la mort.

Mais l’Antéchrist –l’esprit du plus profond et du plus mystérieux des instinct- rappelle la vie à elle-même, lui jetant ce cri barbare : Recommence à nouveau !

Et la Vie recommence de nouveau !

Parce qu’elle ne veut pas mourir.

Et si le Christ symbolise la fatigue de vivre, le crépuscule de la pensée, la mort de l’idée…

L’Antéchrist symbolise la volonté de vivre.

La résurrection de la pensée.

L’Antéchrist symbolise une aube nouvelle.

IV.

Si la civilisation démocratique agonisante (bourgeoise & chrétienne & plébéienne) réussit à niveler l’esprit humain, déniant toutes les hautes valeurs spirituelles vers lesquelles il cherche à s’élever, il n’a cependant et heureusement pas réussi à abolir les différences de classes, de privilèges et de castes, qui, comme nous l’avons dit précédemment, se réduisent en définitive à des disputes alimentaires.

Pour une classe comme pour l’autre – elle le confesse en permanence - l’estomac reste l’idéal suprême. Et le socialisme l’a parfaitement compris.

Il l’a compris, et depuis qu’il est devenu futé – voire même, qui sait, un spéculateur astucieux- il déverse son poison, la doctrine de l’égalité (l’égalité d’être un pou sous la majesté sainte de l’État souverain) dans les puits où l’innocence béate voulait apaiser sa soif.

Mais ce poison que répand le socialisme n’est nullement un poison assez puissant pour accorder l’héroïsme de la vertu à qui le boit.

Non : Ce n’est pas le poison radical capable d’accomplir ce miracle : élever l’esprit humain, le transfigurer et le libérer. C’est plutôt un mélange trompeur de « oui » et de « non. » Une mixture livide à base d’autorité et de foi, d’état et de futur.

Et donc, avec le socialisme, la foule prolétarienne rejoint de nouveau la foule bourgeoise et ensemble ils se tournent vers l’horizon, attendant plein d’espoir le Soleil du Futur.

Et cela du fait que le socialisme n’est pas à même de changer les mains tremblantes des esclaves en autant de griffes pilleuses, iconoclastes et sans pitié. Il n’est pas davantage capable de changer l’avarice des tyrans en cette vertu noble et supérieure qu’est la générosité.

Avec le socialisme, le cercle vicieux et corrompu crée par le christianisme et développé par la démocratie n’a pas été brisé. Au contraire, il se renforce.

Le socialisme demeure un pont aussi dangereux qu’impraticable entre les tyrans et les esclaves ; une conjonction manquée et fausse, comme l’est le mélange ambigu de « oui » et de « non » inhérente à son absurde principe.

Et, une fois encore, nous voyons la blague fatale et obscène qui nous dégoûte. Nous voyons le socialisme, le prolétariat et la bourgeoisie, parcourir ensemble l’orbite de la plus basse insignifiance spirituelle que vénère la démocratie. Mais la démocratie –c’est-à-dire le peuple gouvernant le peuple et le battant à coup de gourdins au nom du peuple- ainsi que s’en est moqué un jour Oscar Wilde, ne peut que s’opposer aux esprits véritablement libres, les grands vagabonds de l’idée, qui sentent plus intensément le besoin d’un élan décisif vers la frontière du sacrilège le plus extrême, pour préparer les phalanges d’aigles humains vers le désert silencieux ; Ceux qui, de leurs griffes d’acier, vont furieusement prendre part à la célébration tragique du crépuscule social qui renversera la civilisation démocratique, et la plongeront dans le gouffre d’un temps qui n’est plus.

V.

Lorsque, dans le temple sacré de la démocratie, la bourgeoisie a reconnu à genoux la légitimité du socialisme, ils s’entendirent en secret dans le lit de l’espérance pour dormir de leur sommeil de paix absurde. Mais les prolétaires, ayant, pour avoir bu le poison socialiste, perdus leur innocence joyeuse, criant depuis le côté gauche, troublant le doux sommeil de l’idiote et criminel bourgeoise.

Pendant ce temps-là, sur les cimes montagneuses de la pensée, les vagabonds de l’idée surmontèrent la nausée, annonçant quelque chose comme le rire rugissant de Zarathoustra dont l’écho se faisait sinistre.

Le vent de l’esprit, pareil à un ouragan, aurait dû pénétrer la conscience humaine et l’amener impétueusement dans le tourbillon des idées pour écraser les vieilles valeurs venues des ténèbres du temps, élevant de nouveau la vie de l’instinct sublimé dans le soleil d’une pensée neuve.

Mais, se réveillant, les crapauds bourgeois comprirent qu’une chose inimaginable criait depuis les hauteurs, menaçant les fondations même de leur existence. Oui : ils surent que quelque chose arrivait depuis les cimes tel un rocher, un rugissement, un défi.

Ils comprirent que les voix sataniques de devins déchaînés annonçaient une tempête furieuse, qui, d’une aube renouvelée par quelques solitaires, exploserait dans les entrailles de la société pour la raser et la rendre à la poussière.

Mais ils n’ont pas compris (et ne le feront qu’une fois pulvérisés) que ce qui passe sur le monde est le vent tout-puissant d’une vie libérée, dont le battement de cœur est la mort de « l’homme bourgeois » et de « l’homme prolétaire », car chaque personne peut être « unique » et « universelle » en même temps.

Et c’est la raison pour laquelle toutes les bourgeoisies du monde sonnent leurs cloches, faite d’un métal faussement idéaliste, se convoquant mutuellement à une grande assemblée.

L’assemblée fut générale…

Toutes les bourgeoisies se rassemblèrent.

Elles se réunirent parmi les joncs visqueux qui croissent dans le bourbier de leurs mensonges communs et là, dans le silence de la foule, elles décidèrent de l’extermination des grenouilles prolétariennes, de leurs serviteurs et de leurs amis.

Dans le féroce complot toutes les parties sont vouées au Christ et à la démocratie.

Tous les anciens apôtres des grenouilles attendaient également. La guerre fut décidée et le prince de la vipère noire bénit les fratricides armées au nom de Dieu qui a dit « Ne tue pas, » tandis que le vicaire symbolisant la mort implora sa déesse qui vint danser sur le monde.

Alors le socialisme – acrobate plein de talent, jongleur entraîné – fit un bond en avant. Il se hissa sur le mince fil de la spéculation politique sentimentale, son front cerclé de noir, et, endolori et pleurant, dit plus ou moins de cette manière : « Je suis le véritable ennemi de la violence, l’antithèse de la guerre, et je suis également l’ennemi de la révolution, l’ennemi du sang. »

Et après avoir encore parlé de « paix » et d’ « égalité, » de « foi » et de « martyr, » d’ « humanité » et du « futur, » il entonna un chant fait de « oui » et de « non, » inclina sa tête et pleura.

Il pleura ses larmes de Judas, qui n’ont même pas le « Je m’en lave les mains » de Pilate.

Et les grenouilles partirent…

Elles partirent vers le royaume de la bassesse humaine complète. Vers la foule de toutes les tranchées.

Elles partirent…

Et la mort arriva !

Elle vint boire le sang et danser horriblement sur le monde.

Cinq longues années durant…

C’est alors que les grands vagabonds de l’esprit, pris d’un nouveau dégoût, chevauchèrent leurs aigles libres une fois de plus, grimpant la hauteur vertigineuse de leurs distants glaciers, et dans la solitude ils rirent et maudirent.

Même l’esprit de Zarathoustra –le véritable amant de la guerre et le plus sincère ami des guerriers- doit être sacrément dégoûté et empli de mépris depuis que quelqu’un l’a entendu s’exclamer : « Pour moi, tu dois être de ceux qui tendent le regard à la recherche de l’ennemi –de ton ennemi. Et chez quelques uns la haine flamboie au premier regard. Tu dois chercher ton ennemi, mener ta guerre. Tes idées en dépendent ! Et si tes idées succombent, ta rectitude criera ton Triomphe ! » Mais hélas ! Le sermon héroïque du barbare libérateur fut sans grands résultats.

Les grenouilles humaines ne savent ni reconnaître leur ennemi ni se battre pour les idées (les grenouilles n’ont pas d’idées !)

Et en plus de cela, elles se battent pour être repues de fraternité dans le Christ, d’égalité démocratique.

Elles se combattent les unes les Autres pour la plus grande joie de l’ennemi.

Abel, ressuscité, meurt pour Caïn une seconde fois.

Et cette fois-ci, de sa propre main !

Volontairement…

Volontairement, car il aurait pu se rebeller, et le mensonge ne le fait jamais…

Car il aurait pu dire : Non !

Ou oui !

Parce que dire « non » aurait été un signe de force !

Parce que disant « oui, » le mensonge aurait démontré qu’il croyait dans la cause pour laquelle il combattait.

Mais il ne dit ni « oui » ni « non. »

Il est parti !

De couardise.

Comme d’habitude.

Il est parti…

Il est parti vers la mort.

Sans savoir pourquoi.

Comme toujours.

Et la mort est venue…

Danser sur le monde cinq longues années !

Et elle a dansé hideusement dans les tranchées boueuses de tous les recoins du monde.

Avec ses pieds de foudre…

Elle a dansé et ri…

Ri et dansé…

Cinq longues années !

Ha ! Comme est vulgaire la mort qui danse sans être portée par les ailes des idées.

Quelle idée stupide de mourir sans savoir pourquoi…

Nous la voyons quand elle danse –la Mort. C’est une mort noire, qui ne transmet aucune lumière.

Une mort dépourvue d’ailes !

Comme c’était vulgaire et laid…

Comme sa danse était maladroite…

Mais elle danse quand même !

Et comme elle se déplace –faisant danser tous les superflus et tous ceux de la majorité.

Tous ceux qui disent que le libérateur ultime -l’État- a été inventé.

Mais hélas ! Elle n’emporte pas que ceux-là…

La Mort –qui veut venger l’état- fauche aussi ceux qui n’étaient pas sans valeur, et même ceux qui étaient essentiels !

Mais ceux qui ne sont pas sans valeur, ceux qui ne font pas partie de la majorité, ceux qui sont tombés en disant « non » ! Ceux-là seront vengés.

Nous allons les venger.

Nous les vengerons car ils sont nos frères !

Nous les vengerons parce qu’ils sont tombés les étoiles plein les yeux.

Car en mourant, ils ont absorbé le soleil.

Le Soleil de la vie, le soleil de la lutte, le soleil de l’Idée.

VI.

Qu’est-ce que la guerre a renouvelé ?

Où est l’héroïque transfiguration de l’esprit ?

Où ont-ils accroché les tables phosphorescentes des valeurs nouvelles.

Dans quel temple repose la sainte amphore dorée qui contient les cœurs éclatant de lumière des plus grands et plus créateurs héros

Où est la splendeur de la grande nouvelle lune ?

D’atroces rivières de sang se déversent sur toutes les prairies et tous les chemins du monde.

D’effrayants torrents de larmes forment l’écho d’une complainte à vous briser le cœur.

Dans tous les cours d’eau de la terre : des montagnes d’ossements et de chair humaine blanchissent et pourrissent sur le soleil.

Mais rien n’a été transformé, aucune évolution n’est advenue.

L’estomac bourgeois est simplement parvenu à satiété et celui du prolétaire crie d’une trop grande faim.

Ça suffit !

Avec Karl Marx la pensée humaine est descendue dans les intestins. Le rugissement qui a résonné dans le monde d’aujourd’hui est un rugissement de faim. Notre volonté peut le changer en un hurlement de l’esprit.

En une tempête spirituelle.

En un cri de vraie vie.

En un ouragan d’éclairs.

Notre foudre pour déchirer la réalité présente, fracturer la porte du mystère inconnu de nos rêves longtemps attendus et montrer la beauté sans égale de l’homme libéré. Car nous sommes les prophètes déments d’un Age.

Les feux.

Les faisceaux.

Les signaux.

Les premiers annonceurs.

VII.

La Guerre !

Vous vous en souvenez ?

Qu’a créé la guerre ?

Ceci : La femme a vendu son corps et nommé la prostitution « amour libre. »

L’homme, qui veut éviter les balles manufacturées et prêche la sublime beauté de la guerre, appelle sa lâcheté : « astuce délicate et prévoyance héroïque ».

Celui-là qui a vécu depuis toujours dans une infamie inconsciente, dans l’humilité, l’indifférence et les renonciations des faibles, maudit de petites audaces – qu’il a toujours détestées parce qu’il n’a pas la force de protéger son estomac des puissances qui lui mentent et lui promettent sa vile bouchée de pain.

Car même les mendiants de l’esprit –ceux qui restent toujours à se motiver dehors pendant que la partie la plus noble de l’humanité entre dans l’enfer de la vie- ces humbles et dévoués servants de leurs tyrans, ces inconscients pourfendeurs des esprits supérieurs, même eux, disons-nous, ne veulent pas partir.

Ils ne veulent pas mourir.

Ils se tordent, pleurent, implorent, ils prient !

Mais ils ne le font que sous l’influence d’un pauvre instinct impotent et bestial d’auto-préservation, dépourvus qu’ils sont du rugissement héroïque de la révolte, et ignorent le problème d’une humanité supérieure, de la profondeur d’un sentiment raffiné, de la beauté spirituelle.

Non, non, non !

Rien de tout cela !

L’estomac !

Rien que l’estomac des bêtes.

L’idéal prolétariano-bourgeois – l’estomac !

Mais pendant ce temps la mort vient…

Dansant sur le monde sans être portée par les ailes d’une idée !

Et elle danse…

Elle danse et rie.

Cinq longues années…

Et pendant que sur la frontière la mort dépourvue d’ailes s’enivre de sang, à la maison dans la tranquillité sainte –dans les vulgaires « gazettes » mensongères- le moral miraculeux et l’amélioration matérielle de nos femmes sont célébrées et chantées avec la même ferveur que l’héroïque et glorieux soldat marchant vers les sommets. Celui-là qui meurt sans savoir « pourquoi ».

Combien de mensonges féroces, de cynisme vulgaire nés des têtes sinistres de la société démocratique et de l’état sont vomis dans les « gazettes ».

Qui se souvient de la guerre ?

Comme les foules croassent…

Les foules et les hiboux !

Tandis que danse la mort !

Dansant sans une idée pour la conduire à travers les airs ! La dangereuse idée féconde et créatrice. Elle danse…

Elle danse et rit !

Et elle se déplace –faisant danser les superflus. Tous ceux qui composent la majorité. Ceux pour qui l’État a été inventé.

Mais hélas ! Elle ne fait pas danser que ceux-là.

Elle possède aussi ceux qui avaient regardé en face le soleil

Ceux qui avaient eu des étoiles dans les yeux.

VIII.


Où sont l’art épique, l’art héroïque, l’art total et la guerre qui nous est destinée ?

Où sont la vie libre, le Triomphe d’une nouvelle aube, la splendeur de la lune, la gloire festive du soleil ?

Où est la rédemption de l’esclavage matériel ?

Où est celui qui a créé la belle et profonde poésie qui a éclos douloureusement dans les abysses effrayants et tragiques du sang et de la mort, pour nous dire la silencieuse et cruelle torture ressentie par la pensée humaine ?

Qui a dit la douce et bonne parole qui nous invite à un matin clair après une terrible nuit de tempête ?

Qui a prononcé la parole supérieure qui nous a fait grands malgré la peine, purs par la beauté et profonds par l’humanité ?

Qui est, qui a jamais été le génie connaisseur du moyen de se lier lui-même par l’amour et la ferveur au-dessus des plaies ouvertes dans la chair vivante de notre vie, pour recevoir les nobles larmes de ceux dont le rire tout-puissant est la rédemption de l’esprit et la Némésis des griffes des monstres crevant de faim, venus de nos erreurs passés pour nous permettre de nous élever à une éthique supérieure où, à travers les principes lumineux de la beauté humaine purifié par le sang et la peine, nous pourrons nous relever, fort et majestueux –tel une flèche décochée par l’arc de la volonté –pour chanter la plus douce et la plus gentille des mélodies dédiée aux plus grands espoirs de la vie terrestre !

Où ? Où ça ?

Je ne le vois pas.

Je ne le ressens pas !

Je regarde autour de moi, mais ne vois que la pornographie du vulgaire et le faux cynisme…

Au moins il nous a été donné d’avoir un Homère dans l’art et un Napoléon pour les choses de la guerre.

Un homme ayant la force de détruire une époque, de créer une histoire nouvelle…

Mais rien !

La guerre ne nous a donné ni grands chanteurs ni grands leaders. Rien que des fantômes qui mentent et des parodies sinistres.

IX.

La guerre a passé, balayant l’histoire et l’humanité dans le sang et les larmes, mais l’époque est demeurée inchangée.

Une époque de désintégration.

Le Collectivisme est mourant et l’individualisme ne s’est pas encore enraciné.

Nul ne sait obéir, nul ne sait commander.

Et compte tenu de tout cela, tout en sachant comment vivre librement, il demeure un abysse.

Un abysse qui ne peut être comblé que par le cadavre de l’esclavage et de l’autorité.

La guerre ne peut combler cet abysse. Elle ne peut que l’élargir.

Mais ce que la guerre ne saurait accomplir, la révolution doit s’en charger.

La guerre a rendu les humains plus bestiaux et plus plébéiens. Plus vulgaires et plus laids.

La Révolution doit les changer pour le meilleur.

Elle doit les anoblir.

X.

Dès à présent –d’un point de vue social –nous avons emprunté la pente fatale, et il n’est plus possible de revenir en arrière.

Tenter de le faire, seul, serait un crime.

Un crime sans grandeur ni noblesse, de surcroît.

Un crime vulgaire. Un crime au-delà de l’inutile et du vain. Un crime contre la chair de nos idées.

Mais comme nous ne sommes pas les ennemis du sang…

Nous sommes ennemis de la vulgarité !

A présent que l’âge de l’obligation et de l’esclavage touche à sa fin, nous voulons refermer le cycle de la pensée théorique et contemplative pour ouvrir la brèche de l’action violente, ce qui est encore la volonté de vivre et l’exultation de l’expansion.

Sur les ruines de la piété et de la religion nous voulons que se dresse la dureté créatrice de nos cœurs fiers.

Nous ne sommes pas les admirateurs de l’« homme idéal » des « droits sociaux », mais les affirmateurs de l’« individu concret », ennemi des abstractions sociales.

Nous combattons pour la libération de l’individu.

Pour conquérir la vie.

Pour le Triomphe de nos idées.

Pour la réalisation de nos rêves.

Et si nos idées sont dangereuses, c’est parce que nous sommes de ceux qui aiment vivre dangereusement.

Et si nos rêves sont insensés, c’est parce que nous sommes fous.

Mais la folie est notre suprême sagesse.

Et nos idées sont le Cœur de la vie ; nos pensées, les flambeaux de l’humanité.

Et la Révolution doit réussir ce que la guerre n’a pas fait

Parce que la révolution est le feu de notre volonté et un besoin de nos âmes solitaires, c’est le devoir de l’aristocratie libertaire.

Pour créer de nouvelles valeurs éthiques.

Pour créer de nouvelles valeurs esthétiques.

Pour partager la richesse matérielle.

Pour individualiser la richesse spirituelle.

Parce que nous – intellectuels violents tout autant que sentimentaux passionnés – nous comprenons et nous savons que la révolution est une nécessité de la douleur silencieuse qui nous déchire au plus profond, et un besoin de libres esprits qui nous déchire au plus haut. Car si la douleur qui nous déchire au plus profond veut accéder au sourire heureux du soleil, les esprits libres qui s’agitent plus haut ne veulent plus se voir offensés par le supplice du vulgaire esclavage qui les entoure.

L’esprit humain est partagé en trois flots :

Le flot de l’esclavage, le flot de la tyrannie, le flot de la liberté !

Avec la révolution il faut que le dernier de ces trois flots l’emporte sur les deux autres et les submerge.

Il faut qu’il crée la beauté spirituelle, qu’il enseigne aux pauvres la honte de leur pauvreté, et aux riches la honte de leur richesse.

Il faut que tout ce qui s’appelle « propriété matérielle », « propriété » privée », « propriété extérieure » deviennent pour les individus ce qu’est le soleil, la lumière, le ciel, la mer, les étoiles.

Et ceci adviendra !

Ceci adviendra parce que nous – les iconoclastes- nous l’imposerons !

Il n’est que de richesse éthique et spirituelle qui soit invulnérable.

C’est la vraie propriété de l’individu. Pas le reste !

Le reste est vulnérable ! Et tout ce qui est vulnérable, sera abattu.

Il le sera par la puissance sans scrupules du « je ».

Par la force héroïque de l’homme libéré.

Et par-delà toute loi, toute morale tyrannique, toute société, tout concept de fausse humanité…

Nous devons diriger nos efforts pour transformer la révolution qui s’avance en « crime anarchiste », pour pousser l’humanité au-delà de l’État, au-delà le socialisme.

Vers l’Anarchie.

Si par la guerre les hommes ne purent se réaliser dans la mort, la mort a purifié le sang de ceux qui sont tombés.

Et le sang que la mort a purifié – et que le sol a bu avec avidité – hurle maintenant sous terre !

Et nous solitaires, ne sommes pas les chantres du sein où gisent les morts, mais auditeurs, auditeurs de ces voix qui hurlent sous la terre.

Des voix du sang « impur » qui s’est purifié dans la mort.

Et le sang de tous ceux qui sont tombés hurle !

Il hurle sous terre !

Et le hurlement de ce sang nous appelle vers les abysses…

Il faut le libérer !

O jeunes mineurs, tenez-vous prêts !

Préparons nos torches et nos estafettes !

Il nous faut retourner la terre !

Il est temps ! Il est temps ! Il est temps !

Le sang des morts doit être libéré

Depuis les ténèbres profondes il veut s’élancer vers le ciel et conquérir les étoiles

Parce que les étoiles sont les amies des morts.

Les tendres sœurs qui les ont vu mourir.

Elles sont celles qui tous les soirs s’en vont vers leur sépulcre avec leurs pieds lumineux et disent : Demain !…

Et nous les fils des lendemains nous sommes venus aujourd’hui vous dire :

Il est temps ! Il est temps ! Il est temps !

Et nous sommes venons avant l’aurore…

Accompagnés de l’aube et des dernières étoiles !

Et nous avons ajouté aux morts d’autres morts...

Mais tous ceux qui tombent ont une étoile d’or qui brille dans leur pupille !

Une étoile d’or qui dit :

La couardise des frères survivants deviendra rêve créateur : en héroïsme vengeur !

Parce que s’il en était autrement, ça ne vaudrait pas la peine de mourir !

Comme ce doit être triste de mourir.

Le cœur sans espérance, sans incendie dans la tête ; sans un grand rêve à l’âme ; sans une étoile d’or qui brille dans notre pupille !

* * *

Le sang des morts – de nos morts – hurle depuis les profondeurs. Nous, nous l’entendons ce cri, clair et distinct. Ce cri qui nous saoule de tourments et de douleur. Et nous ne pouvons pas, nous ne voulons pas demeurer sourds à ces voix… nous. Nous refusons la surdité parce que la vie nous a dit : « Qui est sourd à la voix du sang n’est pas digne de moi. Parce que le sang est mon vin ; et les morts mon secret. Je ne dévoilerai l’énigme de mon grand mystère qu’à celui qui entendra la voix des morts ! »

Et nous nous répondrons à cette voix :

Parce que seuls ceux qui savent répondre à la voix venue de l’abysse peuvent conquérir les étoiles !

Et moi je me tourne vers toi, o mon frère ! Vers toi je me tourne et te dis :

Si tu es de ceux qui restent agenouillés sur le cercle du milieu, ferme les yeux sur les ténèbres et jette-toi dans les abysses.

« C’est à cette seule condition que tu pourras rebondir sur les plus hauts sommets, et grand ouvrir tes pupilles vers le soleil. »

Parce que tu ne peux espérer être aigle si tu n’es pas d’abord plongeur.

Tu ne peux aborder aux sommets si tu ne sais marcher dans les profondeurs.

En bas demeure la douleur, en haut le tourment.

Au crépuscule de tous les âges, surgit une aube unique entre deux vêpres différentes.

C’est dans la lumière vierge de cette aube unique que la douleur du plongeur qui nous habite, doit se marier au tourment de l’aigle qui vit aussi en nous, pour célébrer les noces tragiques et fécondes du perpétuel renouveau.

Renouveau du « moi » personnel au milieu des tempêtes collectives et des ouragans sociaux.

Parce que la solitude éternelle n’appartient qu’aux saints qui reconnaissent en dieu leur témoin.

Mais nous sommes les fils athées de la solitude. Nous sommes les démons solitaires, sans témoins.

En bas, nous voulons vivre la réalité de la douleur ; en haut la douleur du rêve…

Pour vivre intensément et dangereusement toutes les batailles, tous les conflits, toutes les victoires, tous les rêves, toutes les douleurs et toutes les espérances !

Et nous voulons chanter sous le soleil, nous voulons hurler sous le vent !

Parce qu’en nous brûle un feu rayonnant où crépite l’incendie de nos pensées, se consumant en tourments fous et joyeux.

Parce que la pureté de tous les matins, les flammes de tous les midis, la mélancolie de tous les soirs, le silence de toutes les tombes, la haine de tous les cœurs, le murmure de toutes les forêts, et le sourire de toutes les étoiles, sont les notes mystérieuses qui composent la musique secrète de notre âme débordante d’exubérance vitale.

Parce qu’au fond de notre cœur nous entendons s’élever une voix purement humaine si impérieuse et hardie que, le plus souvent, nous en éprouvons peur et terreur.

Parce que la voix qui parle, c’est la voix de Lui : le Démon ailé caché au plus profond de notre être.


XI.

Désormais c’est prouvé…

La vie est douleur !

Mais nous avons appris à aimer la douleur, pour aimer la vie !

Parce dans l’amour de la douleur nous avons appris à lutter.

Et dans la lutte – dans la lutte seulement – se trouve notre joie de vivre.

Rester dans l’entre deux ne nous convient pas.

Le cercle du milieu symbolise le vieux « oui et non ».

L’impuissance de la vie et de la mort.

C’est le cercle du socialisme, de la piété et de la foi.

Mais nous ne sommes pas socialistes…

Nous sommes anarchistes. Et individualistes, et nihilistes, et aristocrates.

Parce que nous arrivons des monts.

Voisins des étoiles.

Nous arrivons d’en-haut : pour rire et maudire ! Nous sommes venus sur terre pour y allumer une forêt de bûchers, pour l’illuminer toute la nuit qui précède le grand midi.

Nos bûchers ne seront éteints que lorsque l’incendie du soleil éclatera majestueusement sur la mer. Et si ce jour ne devait pas advenir, nos bûchers continueront de crépiter tragiquement dans les ténèbres de la nuit éternelle. Parce nous aimons tout ce qui est grandiose.

Nous sommes amants de tous les miracles, partisans de tous les prodiges, créateurs de toutes les merveilles !

Oui : nous le savons !…

Il y a de la grandeur dans le bien comme dans le mal.

Mais nous vivons par-delà le bien et le mal, parce que tout ce qui est grand appartient à la beauté !

Même le « crime » !

Même la « perversité » !

Même la « douleur » !

Et nous voulons être grands comme notre crime !

Pour ne pas le dénigrer.

Nous voulons être aussi grands que notre perversité !

Pour la rendre consciente.

Nous voulons être aussi grands que notre douleur.

Pour en être digne.

Parce que nous arrivons d’en-haut. De la maison de la Beauté

Nous sommes venus sur terre pour embraser une multitude de bûchers afin de l’illuminer la nuit qui précèdera le grand midi.

Jusqu’à l’heure où le feu du soleil explosera majestueusement sur la mer.

Parce que nous voulons célébrer la fête du grand prodige humain.

Nous voulons que de ce tragique crépuscule social notre « je » en sorte calme et frémissant de l’universelle lumière.

Parce que nous sommes les nihilistes des fantômes sociaux.

Parce que nous entendons la voix du sang hurler sous la terre.

Préparons les estafettes et les torches, o jeunes mineurs.

L’abîme nous attend. Précipitons-nous vers ses profondeurs.

Vers le néant créateur.


XII.


Notre nihilisme n’est pas un nihilisme chrétien.

Nous ne nions pas la vie. Non !

Nous sommes les grands iconoclastes du mensonge. Et tout ce qui est proclamé « sacré » est mensonge.

Nous sommes les ennemis du « sacré ».

Et il y a une loi « sacrée » ; une société « sacrée » ; une morale « sacrée » ; une idéal « sacré » !

Mais nous – les maîtres et les amants de la force cruelle et de la beauté exigeante, de l’Idéal impératif – nous les iconoclastes de tout ce qui est consacré – nous rions sataniquement, d’un beau rire large et sarcastique.

Nous rions !…

Et dans notre rire nous tenons toujours bandé l’arc de notre volonté païenne de jouissance afin de réaliser la vie dans sa plénitude.

Et c’est avec le rire que nous écrivons nos vérités.

Et c’est avec le sang que nous écrivons nos passions.

Et nous rions !…

Nous rions de ce beau rire sain et rouge de la haine.

Nous rions de ce beau rire frais et azuréen de l’amour.

Nous rions !…

Mais dans notre rire nous nous rappelons, avec le plus grand sérieux, d’être les fils légitimes et les dignes héritiers, d’une noble aristocratie libertaire qui nous a transmis dans le sang la furie satanique de l’héroïsme fou, dans nos chairs des marées de poésies, de soleils et de chansons !

Notre cerveau est un bûcher scintillant où se consume, en de joyeuses tortures le feu crépitant de la pensée.

Notre âme est une oasis solitaire toujours fleurie et en liesse où une musique secrète développe la mélodie compliquée de notre ailé mystère.

Dans nos cerveaux hurlent tous les vents de la montagne ; dans nos chairs hurlent toutes les tempêtes de la mer ; toutes les Nymphes du Mal ; nos songes sont des cycles réels habités par des muses vierges et frémissantes.

Nous sommes les vrais démons de la Vie.

Les avant-coureurs du temps.

Les premiers messagers !

Notre exubérance vitale nous saoule de force et d’indignation.

Elle nous enseigne à mépriser la Mort !


XIII.


Aujourd’hui nous sommes parvenus à la tragique célébration du grand soir social.

Le crépuscule est rouge.

Le soleil se couche dans un bain de sang.

L’inquiétude bat dans le vent ses ailes frémissantes.

Ailes rouges du sang ; ailes noires de la mort !

La Douleur aligne dans l’ombre l’armée de ses fils inconnus.

La beauté est dans le jardin de la vie, et tresse des guirlandes de fleurs pour en ceindre le front des héros.

Les esprits libres ont déjà lancé dans la nuit qui tombe leurs foudres.

En signes annonciateurs du feu : comme premiers signaux de la guerre !

Notre temps est sous la roue de l’Histoire.

La civilisation de la démocratie se dirige vers sa tombe.

La société bourgeoise et roturière se fracasse fatalement, inexorablement !

Le phénomène fasciste en est la preuve la plus certaine et incontestable.

Pour le démontrer, nul besoin de remonter le temps pour interroger l’Histoire.

Inutile !

Le présent parle avec assez d’éloquence !

Le fascisme n’est rien d’autre que l’agonie convulsionnaire et cruelle d’une société roturière, exsangue et vulgaire, qui expire tragiquement noyée dans la fange de ses vices et de ses propres mensonges.

Lui, -le fascisme célèbre ses bacchanales sur des bûchers enflammés et de cruelles orgies sanguinaires.

Mais du sombre crépitement de ses flammes livides ne jaillit pas une seule étincelle de gaillarde spiritualité innovatrice tandis que le sang qui se répand se transmue en vin que les avant-coureurs du temps recueillent tacitement dans les calices rouges de la haine, afin d’en faire une boisson héroïque destinée à la communion de tous les enfants de la douleur sociale invités à la crépusculaire célébration du soir.

Parce que les grands précurseurs du temps sont les frères et les amis des enfants de la douleur.

De la douleur qui lutte ;

De la douleur qui enflamme.

De la douleur qui crée !

Nous prendrons par la main ces frères inconnus pour partir à l’assaut de tous les « non » de la négation, et monter ensemble vers tous les « oui » de l’affirmation ; vers de nouvelles aubes spirituelles ; vers de nouveaux midis de la vie.

Parce que nous sommes les amants du danger ; les téméraires de toutes les entreprises, les conquérants de l’impossible, les supporters et les précurseurs de toutes les « preuves » !

Parce que la vie est une preuve !

Après la cérémonie négatrice du soir social, nous voulons célébrer le rite du « je » : le grand midi de l’individu intégral et réel.

Afin que plus jamais la nuit ne triomphe.

Afin que les ténèbres plus jamais ne nous enveloppent.

Afin que le majestueux incendie du soleil perpétue sa fête de lumière sur le ciel et dans la mer.


XIV.


Le fascisme est un obstacle trop éphémère et impuissant pour arrêter le cours de la pensée humaine qui jaillit par-delà toutes les digues et déborde au-delà de toutes limites, entraînant l’action à sa suite.

Il est impuissant parce qu’il est force brute.

Il est matière sans esprit : il est la nuit sans aube !

Le fascisme est l’autre face du socialisme.

L’un comme l’autre sont des corps sans âme.


XV.


Le socialisme est la force matérielle qui, agissant dans l’ombre d’un dogme, se résout et se dissout dans un « non » spirituel.

Le fascisme est un malade du « non » spirituel qui se projette – en vain –vers un oui matériel…

L’un comme l’autre manquent de volonté.

Ils sont les pansements du temps : les temporisateurs de l’événement !

Ils sont réactionnaires et conservateurs,

Des fossiles cristallisés que la volonté dynamique de l’Histoire qui passe emportera tout ensemble.

Parce que dans le camp volitif des valeurs morales et spirituelles, les deux ennemis se valent… Et on constate que le fascisme n’a pu naître qu’avec la complicité directe du socialisme qui l’a engendré en toute responsabilité.

Parce que, en ces moments où la nation, l’État, ces moments où l’Italie démocratique, ces moments où la société bourgeoise agonisait entre les mains noueuses et puissantes du prolétariat révolté, si en ces moments le socialisme n’avait pas empêché bassement la tragique étreinte mortelle – en perdant les lueurs de la raison devant ses yeux verrouillés – il est certain que le fascisme n’aurait même pas pu naître, et encore moins survivre.

Mais le maladroit colosse sans âme au contraire s’est laissé prendre – de peur que les vagabonds de l’idéal poussent à la révolte au-delà des frontières qu’il avait fixées – dans un jeu vulgaire de perverse piété conservatrice, et un amour humain contrefait.

C’est ainsi que l’Italie bourgeoise au lieu de mourir a accouché...

A accouché du fascisme !

Parce que le fascisme est une créature malade et difforme, né des amours impuissants du socialisme et de la bourgeoisie.

L’un en est le père, et l’autre la mère.

Mais ni l’un ni l’autre n’en assume la paternité.

Sans doute trouve-t-il l’enfant trop dénaturé.

Et c’est pourquoi ils l’appellent « bâtard » !

Et lui se venge…

Déjà assez malheureux d’être né dans ces conditions, il se retourne contre le père et insulte la mère… Peut-être avec quelque raison…

Mais nous, c’est pour l’Histoire que nous le révélons. Pour l’Histoire et pour la vérité, pas pour nous.

Pour nous le fascisme est un champignon vénéneux si bien implanté dans le cœur de la société, qu’elle s’en satisfait vraiment.



XVI.


Ce ne sont que les grands vagabonds de l’idéal qui pourront – et devront – être les immatériels porteurs lumineux de la tempête révolutionnaire, qui sourdement s’avance à travers le monde...

Le sang appelle le sang.

C’est une vieille histoire !

La marche en arrière est impossible.

La tenter – comme le fait le socialisme- serait une faute inutile et vaine.

Nous devons nous précipiter dans les abysses.

Nous devons répondre à l’appel des morts.

De ces morts tombés avec d’immenses étoiles d’or dans les yeux.

Il faut retourner la terre.

Délivrer le sang qui y a été absorbé.

Parce qu’il demande à monter vers les étoiles.

Il veut incendier ces aimables sœurs lumineuses et lointaines qui l’ont vu mourir.

Les morts, nos morts parlent :

Nous sommes morts les yeux pleins d’étoiles.

Nous sommes morts avec les rayons de soleil dans nos yeux.

Nous sommes morts le cœur bourré de rêves.

Nous sommes morts avec le chant de la plus belle espérance dans l’âme.

Nous sommes morts avec le cerveau incendié par l’idéal.

Nous sommes morts…

Comme il doit être triste de mourir comme les autres morts – les morts différents des nôtres – sans tout cela dans la tête, dans l’âme, dans le cœur, dans les yeux, dans les pupilles !

Oh morts, oh morts ! Oh nos morts ! Oh torches lumineuses ! Oh phares ardents ! Oh bûchers crépitants ! Oh morts...

Nous voilà au crépuscule !

La tragique cérémonie du grand soir s’annonce.

Notre grande âme déjà s’ouvre largement à la vaste lumière souterraine, oh morts !

Parce que nous avons nous aussi des étoiles dans les yeux, du soleil dans les pupilles, du rêve au cœur, le chant d’espoir dans l’âme et l’idéal en tête.

Oui, nous aussi, nous aussi !

Oh morts, oh morts, Oh morts si chers ! Oh flambeaux ! Oh phares ! Oh bûchers !

Nous avons entendu vos paroles dans le silence solennel de nos profondes nuits.

Vous disiez :

« Nous voulons remonter dans le cycle du soleil libre…

Nous voulons remonter dans le cycle de la vie libre… Nous voulons remonter là-haut, où se fixa le regard pénétrant du poète païen :

Là où naissent et se dressent comme des chênes inviolables parmi les hommes les grandes pensées ; où descend, à l’appel des purs poètes, et demeure sereine parmi les hommes, la beauté ; où l’amour donne la vie et respire la joie !

Là-haut où la vie trépigne de joie et resplendit en totale harmonie…

C’est pour cela, pour ce rêve que nous luttons, pour ce grand rêve que nous mourons...

Et notre combat fut nommé crime.

Mais notre « crime » ne doit pas être pris pour une vertu titanesque, comme un effort prométhéen de libération,

Parce que nous fûmes les ennemis de toute domination matérielle, de tout nivellement spirituel.

Parce que nous, par-delà toute soumission et tout dogme, nous voyons danser, libre et nue, la vie.

Et notre mort doit vous enseigner la beauté d’une vie héroïque ! »

Oh morts, oh morts ! Oh chers morts !

Nous l’avons entendue votre voix…

Nous l’avons entendu parler ainsi, dans le silence solennel de nos nuits profondes !

Profondes, profondes, profondes !

Parce que nous sommes sensibles.

Notre cœur est un flambeau, notre âme un phare, et notre tête un bûcher !…

Nous sommes le souffle de la vie !…

Nous sommes les premières lueurs de l’aube qui boivent la rosée aux calices des fleurs.

Mais les fleurs ont des racines phosphorescentes qui s’insinuent dans l’obscurité de la terre.

Dans cette terre qui a bu votre sang.

Oh morts ! Oh chers morts !

Ce sang qui hurle, qui rugit, qui veut se libérer pour se lancer vers le ciel à la conquête des étoiles, ces lumineuses sœurs lointaines qui vous ont vu mourir, c’est le vôtre !

Et nous – les vagabonds de l’esprit, les solitaires de l’idéal – nous voulons que notre âme, libre et grande, étale ses ailes au soleil.

Nous voulons que le soir social soit célébré dans ce crépuscule de la société bourgeoise, afin que la dernière nuit noire se fasse sang vermeil.

Parce que les fils de l’aurore doivent naître du sang…

Parce que les monstres des ténèbres doivent être tués par l’aube…

Parce que les nouveaux idéaux individuels doivent naître des tragédies sociales…

Parce que les hommes nouveaux doivent être forgés dans le feu !

Et ce n’est que par la tragédie, par le feu et le sang, que naîtra le véritable Antéchrist lourd d’humanité et de pensée.

Le vrai fils de la terre et du soleil.

L’Antéchrist doit naître des décombres fumants de la révolution pour animer les enfants de l’aurore nouvelle.

Parce que l’Antéchrist c’est celui qui vient des abysses, pour monter au-delà de toutes les frontières.

C’est l’ennemi volitif de la cristallisation, de la projection vers l’avenir, de la conservation !

C’est celui qui poussera les hommes à travers les cavernes mystérieuses de l’inconnu à la découverte pérenne de nouvelles sources de vie et de pensée.

Et nous, les esprits libres, les athées de la solitude, les démons du désert – sans témoins – nous sommes déjà poussés vers les sommets les plus élevés…

Parce que toute chose – avec nous – doit être poussée au plus loin de ses conséquences.

Même la Haine.

Même la Violence.

Même le crime !

Parce que la Haine donne la force.

La violence libère.

Le crime rénove.

La cruauté crée.

Et nous voulons libérer, rénover, créer !

Parce que tout ce qui est naine vulgarité doit être surmonté.

Parce que tout ce qui vit doit être grand.

Parce que tout ce qui est grand relève de la beauté !

Et que la vie doit être belle !


XVII.


Nous avons tué le « devoir » afin que notre cri de libre fraternité acquière une valeur héroïque dans la vie.

Nous avons tué la « pitié » parce que nous sommes des barbares capables du plus grand amour.

Nous avons tué « l’altruisme » parce que nous sommes d’égoïstes donateurs.

Nous avons tué la « solidarité philanthropique » afin que l’homme social creuse son « moi » le plus secret et y trouve la force de « l’Unique ».

Parce que nous le savons. La Vie est lasse d’avoir des amants rachitiques.

Parce que la terre est lasse de se sentir piétinée de longues cohortes de nains psalmodiant des prières chrétiennes.

Enfin parce que nous sommes fatigués de nos frères, charognes inaptes à la paix comme à la guerre.

En-dessous de la haine et de l’amour.

Nous sommes las et écœurés…

Oui, très las : très écœurés !

Et puis ces voix des morts… De nos chers morts !

La voix de ce sang qui hurle depuis la terre !

De ce sang qui veut se libérer pour s’élancer vers le cycle et conquérir les étoiles !

Ces étoiles qui – louées soient-elles -ont brillé dans leurs yeux au dernier instant de leur mort, transformant leurs yeux rêveurs en de grands disques d’or.

Parce que les yeux des morts – de nos chers morts – sont des disques d’or.

Ce sont des météores lumineux qui errent dans l’infini pour nous signaler le chemin.

Ce chemin sans fin qui est la route de l’éternité.

Les yeux de nos morts nous disent le « pourquoi » de la vie, nous révélant le feu sacré qui brûle dans notre mystère. De ce secret mystérieux qui nous est propre et que personne n’a chanté jusqu’à ce jour…

Mais aujourd’hui le crépuscule est rouge…

Le coucher du soleil est ensanglanté…

Nous sommes tout proches de la tragique cérémonie du grand soir social.

Déjà aux cloches de l’Histoire le temps a frappé les premiers coups d’un nouveau jour qui point.

Assez, assez, assez ! C’est l’heure de la tragédie sociale !

Nous détruirons en riant.

Nous incendierons en riant.

Nous tuerons en riant.

Nous exproprierons en riant.

Et la société s’écroulera. La patrie s’écroulera. La famille s’écroulera

Tout s’écroulera, parce que l’Homme libre est né.

Il est né celui qui à travers ses larmes et sa douleur a appris l’art dionysiaque de la joie et du rire.

Il est arrivé le temps de noyer l’ennemi dans le sang...

Il est arrivé le temps de laver notre âme dans le sang.

Assez, assez, assez !

Que la poète change sa lyre en poignard !

Que le philosophe change sa question en bombe !

Que le pêcheur change sa rame contre une hache formidable.

Que le mineur sorte armé de son fer étincelant de l’antre mortel de sa mine obscure.

Que le paysan change sa bêche féconde en lance guerrière

Que l’ouvrier échange son marteau contre une faux et une hache.

Et en avant, en avant, en avant !

Il est temps, il est temps, il est temps !

Et la société s’écroulera.

La patrie s’écroulera.

La famille s’écroulera.

Tout s’écroulera, parce que l’Homme Libre est né.

En avant, an avant, en avant les joyeux destructeurs.

Sous l’étendard noir de la mort nous conquerrons la Vie !

En riant !

Et nous l’aimerons en riant !

Parce que ne sont sérieux que les hommes qui savent agir en riant.

Et notre haine rit…

Elle rit rouge. En avant !

En avant pour la destruction totale du mensonge et des fantasmes !

En avant pour la conquête intégrale de l’Individualité et de la Vie !


1921