Rago Rebel

Les républiques partisanes

2011

    Les conditions de la naissance des Républiques

    Territoires libres et Républiques Partisanes

    Quelques réflexions

    La « Charte de Chivasso » Déclaration des droits des populations alpines : texte proposé par Emilio Chanoux et ratifié le 19 décembre 1943

    Expérience d’auto-gouvernance

« Je pus entrevoir un visage de nos campagnards jusqu’alors inconnu. Et aujourd’hui encore, si je pouvais revenir en arrière, ce ne serait pas une désir si insensée que d’espérer entrevoir de temps en temps le souvenir de ce visage. »

Franco Fortini, « Soirs dans le Valdossola », 1963

Les conditions de la naissance des Républiques

Avec la Résistance, qui suivit l’armistice de 1943, les montagnes retrouvèrent au centre de la lutte, situation qu’elles connurent souvent au cours des siècles précédents en tant que terres de repli pour ceux qui devaient fuir, les hérétiques, les rebelles, parce qu’y demeuraient vivaces les traditions et la nécessité concrète de vivre selon des formes de vie communautaires : « les rassemblements populaires, les assemblées de villages et des cités, constituent les institutions humaines qui se sont révélées au cours du temps les instruments les plus adaptés à un système d’auto-gouvernance. »[1]

Ce n’est pas pur hasard que s’y soient développés les fours communaux, qu’on s’y aide à bâtir sa maison, à tuer le cochon, et à vendanger, tout comme dans la région de Biella, la résistance s’est sentie fille de Dolcino,[2] et si, sous le fascisme, on a fêté clandestinement le Premier Mai sur le Mont Rubello.

Pour confirmer cette culture alpine, communautaire et autonome de la Résistance, il y a ce rassemblement clandestin de Chivasso, du 19 décembre 1943, organisé par de nombreux représentants des partisans des vallées alpines, pour faire le point sur les propositions de la Résistance en ce qui concernait l’autonomie des Alpes. L’accord se conclut avec la signature de la Déclaration des représentants des populations alpines, connue sous le nom de Charte de Chivasso.

Il s’agit d’un document qui reflète bien cet esprit particulier de la montagne et confirme la remise en cause du système centralisateur. Comme l’écrit Gustavo Buratti : « En dénonçant la situation coloniale supportée par la région alpine (une dénonciation implicite car le terme de ''colonial'' n’apparaît pas dans le texte), l’avènement du document de Chivasso fit l’effet d’une bombe , il s’agissait et il s’agit encore aujourd’hui, de ‘décoloniser les Alpes’ ; de revendiquer pour ses habitants le droit à leur propre libération, c’est-à-dire de retrouver leur indépendance économique, politique, administrative et culturelle, qui en 1997 s’est grandement dégradée par rapport à ce qu’elle était cinquante ans auparavant. Si la situation de 1943 était ‘coloniale’ , nous ne saurions comment la définir aujourd’hui... »[3]

Cette identité, spécifique aux habitant des montagnes, est déterminante pour le développement des Républiques partisanes, dans leur constitution aussi bien que dans leur pratique, surtout dans les zones alpines. La majorité des partisans sont « jeunes, issus des classes populaires, ouvriers, paysans montagnards et femmes de la montagne, gens qui savaient à peine lire, s’exprimaient peu en public, qui, à la fin de la guerre, retournèrent au travail ou émigrèrent à l’étranger à cause de la faim. »[4] La Résistante dans ces secteurs sociaux prit la forme de la révolte, non seulement contre le régime fasciste, mais contre la faim atavique et l’oppression exercée par leurs maîtres.

Le réseau des rapports à l’intérieur des hameaux et des villages révèle un fort sentiment d’autodéfense, d’autonomie et de solidarités ; la condition des hommes et des femmes est majoritairement paritaire, la distance des centres urbains fait qu’on s’y sent étranger à la politique, l’expérience de l’émigration permet une vision plus ouverte culturellement, et moins enrégimentée que dans le contexte urbain. « Le contexte social alpin est tout à fait différent de celui de la ville : en ceci, pour le dire vite, qu’on pourrait croire qu’il est plus ouvert culturellement. Une grande partie des gens ont eu une expérience de vie hors d’Italie, à cause de l’émigration... »[5]

Dans les Alpes, depuis le début du squadrismo[6] le fascisme a du mal à s’enraciner. La présence fasciste dans sa globalité depuis ses formes de mobilisation par des rites collectifs jusqu’à ses organisations hiérarchiques, est ressentie comme une une étrangeté qui s’oppose aux valeurs fondamentales de la société paysanne : et tout d’abord à son antimilitarisme, renforcé par les conséquences de la première guerre mondiale. Parce qu’elle a vécu dans son corps à quel point chaque guerre rend plus insupportable la vie des paysans et des montagnards, la majorité de la population se range du côté de ceux qui fuient, guidée par cette conscience antique et cette tradition qui depuis des siècles invitent à donner aide et nourriture à ceux qui fuient les diverses persécutions et les ‘déserteurs’.

Cette première réaction presque instinctivement amène ensuite les jeunes, parmi lesquels de nombreuses femmes, à rejoindre les forces partisanes, et la plus grande partie de la population à leur apporter leur soutien. Le réseau de protections qui a permis aux partisans de survivre et de se développer la première année de la lutte (1943) posa les bases des Républiques qui venaient de naître après le retrait des nazis et des fascistes de nombreux territoires, bourgs et villages.

Le rapport entre les résistants et la population est un élément constitutif de la réalisation des formes d’auto-gouvernance et se développe en vertu de la connaissance approfondie et du soutien réciproque qui se met en place entre résistants et population durant les nombreux mois de guérilla, en gardant à l’esprit que de nombreux partisans sont originaires du lieu, et constituent une partie des ‘déserteurs’.

Il ressort des témoignages de cette époque, que de nombreux montagnards, agriculteurs, bergers, artisans, mais aussi contrebandiers, collaborent activement avec la Résistance sans faire partie d’aucune formation armée, et ils sont encore plus nombreux à participer aux journées des gouvernements partisans, dans lesquelles, sans adhérer toutefois au CLN, tout aussi nombreux sont les agriculteurs et les montagnards qui participent aux conseils populaires ou, de toute façon, aux structures collectives d’auto-gouvernance.

La méfiance avec laquelle sont accueillis les représentants politiques, et les polémiques de la part des partisans à l’égard des « politicards des comités » sont le résultat de l’incapacité (pas de la volonté) de ces derniers de comprendre (d’accepter) que la confiance du groupe, les décisions, la reconnaissance des chefs partisans et des élus de la communauté, reposent sur la connaissance et sur la pratique qu’ils ont acquis sur le terrain de la part de la population et des partisans, et non sur l’appartenance idéologique ou partidaire, ou sur des directives et des mesures tombées d’en-haut.

Le grand prestige et la confiance qu’ont obtenus les partisans trouve son origine dans les formes de collaborations mises en place avec les communautés locales dans les mois qui ont précédé les Républiques. On peut citer de nombreux exemples qui vont de la protection contre les contrôles fascistes sur la production, jusqu’à l’aide matérielle durant les labours, les récoltes ou les vendanges, en passant par les tentatives de défense des intérêt matériels des familles et le rétablissement de modes de comportement plus solidaires et communautaires sur le plan des échanges économiques.

L’intervention des commandants des force alliées, des « politiques » et des structures centrales de la Résistance qui par leurs diverses directives, appellent les partisans et les comités populaires à la « modération » dans les territoires libérés et à ne pas aller au-delà de l’administration normale, remettent en cause les formes communautaires en train de se construire. C’est dans ce contexte qu’ont lieu diverses rencontres entre les Républiques et les structures centralisées de la Résistance sur le thème de l’autonomie décisionnelle, du rapport avec les commandants des forces alliées, avec le CLN et les partis qui le constituent.

Le rapport de force entre la ville et la campagne que la guerre justement avec l’appauvrissement économique et social de la ville avait contribué à renverser en faveur des montagnes, était ainsi remis en discussion, freinant le développement des contenus de l’autonomie et des transformations sociales présentes dans les expériences des Républiques ; le centre et la périphérie s’opposeront et s’affronteront en permanence à son propos.

Dans la République d’Ossola par exemple cet affrontement se caractérise par la critique qu’adresse le CNLAI qui menace de ne pas reconnaître l’autorité du Comité faute d’avoir été mis en place dans respect des directives centrales, mais surtout pour le fait que le Comité a un Ministre des affaires étrangères, se définissant ainsi non comme une simple administration locale, mais assumant les caractéristiques d’une entité étatique. C’est ce refus de se limiter à l’administration normale qui rassemble l’expérience de toutes les Républiques et les définit comme telles.

Territoires libres et Républiques Partisanes

Au cours de l’été 1944 , après vingt ans de régime fasciste, alors que le second appel à la conscription de la république sociale[7] a connu une désertion massive, que les blindés anglo-américains qui venaient de débarquer en Italie, défilent dans Rome sur les forums impériaux et que la libération de tout le pays paraît imminente, la Résistance partisane qui en dix mois d’activité intense a pris le contrôle de larges zones du territoire des Apennins aux Alpes se pose la question du passage du contrôle militaire du territoire à la forme de l’auto-gouvernance ; elle doit réaliser la gestion des territoires désormais depuis des mois sous son contrôle avec celle des territoires appelés « zones grises » résultant de la dissolution de l’État qui est en train de se produire.[8]

Dans cette situation les positions du CVL (Comité des Volontaires pour la Liberté) et celles du CLNAI (Comité de Libération Nationale de la Haute Italie) qui émettent des directives générales pour la création des zones libres et prennent des dispositions pour constituer des gouvernements civils, se télescopent avec l’expérience concrète qui se vit dans les territoires libérés.

Le CVL et le CLNI estiment que l’arrivée des troupes anglo-américaine est imminente, surtout après la victoire des Alliés au Monte Cassino[9] et donc envisagent pour les territoires libérés une forme de transition gérée par le CLN qui doit identifier les civils en vue de remplacer les imprésentables podestà[10] et les agents des administrations trop compromis avec le fascisme, chargés d’assurer la transition vers un fonctionnement de pacification politique et de retour à une gouvernement « démocratique »[11]. Les commandants des Alliés, entre autres suite aux accords passés avec les Soviétiques, dans l’attente de la défaite du bloc nazi-fasciste et du retour à la situation politique pré-fasciste, ne voint aucun intérêt à ce que se développent des formes d’auto-gouvernance qu’ils perçoivent comme une menace pour « l’ordre nouveau » et ils ont bien l’intention d’utiliser les forces partisanes et les populations de ces territoires à seule fin de leur faire assumer en leur place leurs choix de guerre comme l’exprime clairement la déclaration du général Alexander, chef des armées alliées en Italie, le 13 novembre 1944, et comme le démontre l’absence d’aide (pourtant promise) au gouvernement de l’Ossola partisane[12].

La mise en place de nouveaux pouvoirs dans les territoires libérées d’après les directives CLNAI (qui confia aux CLN locaux la constitution des conseils municipaux) s’avéra impraticable, du fait que dans les zones décentrées il n’existait pas de groupes organisés de parti, ni de CNL locaux constitués. Dans ces cas, la responsabilité de les installer incomba aux Commandants des Partisans aux yeux de qui les directives centrales ne donnaient qu’une orientation. Ils ne purent faire autrement que de tenir compte de leurs liens avec les populations, bien plus que de suivre les instructions.

Il y eut une dizaine de zones libérées où diverses formes d’auto-gouvernance furent expérimentées, certaines durant quelques jours, ou quelques semaines, pour d’autres plusieurs mois.

Dans certaines, comme dans la Valsesia, ce sont les Commandements Partisans qui leur demandèrent d’assumer les fonctions politiques et administratives.

Dans d’autres, comme ce fut le cas pour Ossola, ce furent les commandements des forces partisanes qui nommèrent directement les membres du conseil.

Dans d’autres encore, comme il advint dans le Alto Monferrato, c’est le CLN qui les désigna.

Les conseils sont constitués par des civils reconnus socialement par la population et / ou représentent divers partis politiques engagés dans la résistance sur lesquels la population est invitée à se prononcer sous diverses formes, depuis les règlements des laiteries sociales, jusqu’aux assemblées de chefs de famille, en passant par la ‘commune rustique’,[13] à main levée, et / ou au bulletin secret, jusqu’aux formes les plus innovantes comme le vote des femmes (dans les Langhe et dans le Haut-Monferrato).

Toutefois ce qui caractérise le mieux la vie de ces territoires c’est que : « ce n’est pas seulement parmi les responsables des groupes que les questions sont débattues, ni dans les conseils municipaux que sont prises les décisions, à l’intérieur d’un groupe restreint de personnes, mais c’est dans les échanges entre tous que circulent les exigences et les nécessités, et les meilleurs moyens pour les résoudre... »[14]

Nées en tant que zones libres, le « Giunte popolari comunali » (Conseils populaires municipaux), les « Giunte popolari amministrative » (Conseils populaires administratifs), « Giunte provisorie di governo » (Conseils provisoires de gouvernement), « Direttorii » (Directoires), « Comitati di salute pubblica » (Comité de santé publique), etc. plus que par leur dénomination, c’est par leur mode d’action qu’ils se transforment en Gouvernements et Républiques partisanes, non pas en suivant un développement linéaire, mais par un enchevêtrement de dispositions plus ou moins modérées ou radicales, dépendant aussi des orientations du moment des diverses formations partisanes, avec quand même un principe commun celui de l’auto-gouvernance, prendre en mains directement, sans intermédiaire, son propre destin. Une fois proclamé l’auto-gouvernance d’une zone libérée, les premières mesures sont celles qui concernent l’approvisionnement des civils et des partisans, et les dispositions défensives militaires immédiates, le plus souvent réalisées avec la collaboration de toute la population (maçons, charpentiers, etc.).

Cependant la priorité accordée aux raisons économiques et défensives n’exclut pas les autres terrains d’intervention : tout de suite la vie des républiques partisanes concerne tous les aspects de la vie, depuis la disposition des produits indispensables jusqu’à la maîtrise des prix, depuis la justice jusqu’aux impôts, aux transports, à l’instruction, à la formation des milices populaires, etc.

Même si par suite de la brièveté de l’expérience des républiques, certaines mesures demeurèrent sur le papier, ou à l’état embryonnaire, comme ce fut le cas dans une des républiques aux contenus les plus radicaux comme celle de la Carnia.[15]

Dans plusieurs républiques se créèrent des commissions spéciales, spécifiquement représentatives, pour tous les aspects de la vie publique, et se tinrent des assemblées et des comices sur les diverses questions à affronter.

Si dans les Républiques de la Carnia, de l’Ossola, et du Haut-Monferrato on retrouve, au niveau scolaire, juridique, fiscal et économique, quelques unes des principales mesures innovatrices et progressistes, et si on assiste à un retour des associations syndicales non pas de régime comme précédemment, ou d’agrégation sociale (association de femmes, de jeunes, etc.) il est vrai que dans toutes les zones libres se constatent des tentatives dans ce sens, comme si on on cherchait vraiment à tendre vers une meilleure équité sociale.

Les prix sont diminués, on décide de taxer et de contrôler la viande, le bois, le blé, le raisin etc. Par rapport aux producteurs sont prises des mesures d’intervention de tutelles sur les grands propriétaires et les formes les plus extrêmes d’exploitation ; le marché noir est combattu, on assure à toute la population et aux réfugiés la possibilité d’accéder à toute une gamme de services nécessaires et rendus possibles dans ces conditions, avec un intérêt particulier pour les plus démunis.

On prend des mesures pour les hôpitaux, avec la gratuité de soins, en réquisitionnant si nécessaire les villas et les demeures ad hoc, comme cela se produit à Borgosesia ; on s’intéresse à l’éducation en réformant les programmes scolaires précédemment fascistes, on s’intéresse au sort des vieux, on crée des asiles. On établit la liberté de la presse, et on développe même quelques activités culturelles, on réédite des journaux, des actualités cinématographiques, des expositions photographiques, des événements publics, etc. dans l’Ossola il y a même une tentative de créer une radio. On unifie les commandements, on crée des milices populaires, des détachements mobiles comme le bataillon Étoile Rouge dans le Val Sesia ; souvent grâce aux moyens des partisans on réorganise les transports publics en car entre villages.

Cependant quoique ceci ne soit pas ressenti comme central (peu de documents sur cette question), il y a dans la vie des républiques une présence plus importante des femmes qui interviennent, aussi bien en combattantes que dans la participation à la vie sociale, et nous avons l’exemple d’une femme « ministre » dans le conseil d’Ossola, sans compter les grandes discussions sur le droit de vote des femmes, et la mise en œuvre de cette disposition dans les Langhe et dans le Haut-Monferrato.

Comme nous l’avons déjà signalé, les administrations populaires, instaurent la taxation des prix des denrées alimentaires et du bois et dans de nombreux cas augmentent les salaires des travailleurs de divers secteurs.

On recense les stocks , on rationalise les réserves, on prend des dispositions pour réglementer la production, la vente, les échanges, avec les communes en-dehors de la zone, dans quelques cas on abolit les contractualisations privées, et partout on instaure le blocus des exportations vers les zones non libérées, on pourvoit à instituer des prix bas pour les personnes qui ont le moins de moyens, et on établit sous des formes diverses la distribution de denrées alimentaires pour les familles pauvres.

Les nouveaux Conseils communaux et les commandements partisans modifient profondément en faveur des populations, l’évaluation fiscale et le recouvrement des impôts et dans certains villages sont expérimentées de nouvelles formes de contrat agraires.

Partout on procède à une épuration concernant les traîtres, les collaborateurs, et bien évidemment l’expulsion des fascistes de l’administration, même si sur ce chapitre il y a de nombreux obstacles à surmonter pour la mettre en œuvre.

Les républiques se dotent de leur propre système judiciaire, avec cette particularité d’être gratuit, et d’abolir la peine de mort (excepté pour les questions militaires).

Il faut préciser que la quantité et la variété des actions entreprises qu’il faut prendre en compte est énorme, et dans ce cadre, les expériences varient d’une zone à l’autre, justement parce qu’il s’agit de situations d’auto-gouvernance réalisées à partir du bas, et non de soumission à des injonctions émanant d’un État central ; par conséquent chaque histoire sociale et administrative s’adapte aux conditions où se trouve le territoire et la population à l’instant où ils sont libérés, et les décisions sont prises en fonction des exigences de toute la population et sur les valeurs, la culture, les traditions spécifiques au territoire sur auquel elles sont destinées.

La Résistance donc, comme cela apparaît de ce que nous venons de décrire, ne se limite pas à une action armée patriotique et antifasciste, mais représente une nouvelle façon de vivre, en tant que mouvement populaire organisé, s’appuyant sur la participation, sur la séparation des pouvoirs (commandants partisans / conseils populaires), sur la communauté, sur l’auto-gouvernance libre et populaire.

Défense du territoire, poursuite de l’offensive, transformation économique et sociale, formes collectives, rapport entre le centre et la périphérie, deviennent les mots sur lesquels se concrétise l’expérience des différentes Républiques, et en définissent le niveau atteint dans le domaine de l’autonomie décisionnelle.

Plus le niveau de l’autonomie est élevé, plus se modifient les styles de vie et les conditions de travail.

Une image permet de percevoir les exigences avancées des Républiques, le mode même de comprendre la vie dans ces territoires : d’un côté la confiscation des biens des messieurs et les montagnardes qui dansent avec les partisans à la fin des vendanges, et de l’autre la grise bureaucratie du CLN qui rassure la monarchie et les industriels.

Les républiques partisanes eurent pourtant une vie relativement brève, parce qu’elles ne furent pas en mesure de résister militairement à la dure contre-offensive des 25 divisions allemandes stationnées en Italie, avec ses chars, son aviation, et tout le potentiel guerrier d’une armée moderne, tandis que les partisans ne disposaient que de mitraillettes et de grenades, et, comme nous l’avons déjà dit, ne reçurent aucun soutien de la part des alliés.

Quelques réflexions

D’après ce qui vient d’être décrit, l’expérience des protagonistes des zones libres, au-delà des directives promulguées et abstraction faite de leur propre idéologie, les amena à transformer les territoires libérés en Républiques, dont les pratiques d’auto-gouvernance et de transformations sociales (qui furent pratiquées dans de vastes secteurs de la résistance) se révélèrent par l’opposition entre l’autonomie des territoires et le pouvoir central, les formes communautaires de gestion et la centralisation, qui ne trouva jamais de solution et qui précisément par les caractéristiques qu’elles a exprimées est demeurée présente durant toute la durée de la guerre au nazi-fascisme et au-delà, comme le confirme les révoltes partisanes de 1946 dans le Piémont, la Vénétie, la Lombardie et la Ligurie.[16]

Une histoire, celle des Républiques partisanes, vécu à travers mille contradictions et mille passions, une histoire de sang et de vie, aujourd’hui souvent réécrite , en vertu de la pacification nationale, de manière ascétique et « politiquement correcte. » Lorsqu’il s’agit de les commémorer officiellement, on fait disparaître le conflit social et avec lui le sens de la Révolte. Disparaît alors sa valeur subversive, cette exigence de justice sociale, d’autonomie et de liberté qui, sans tenir compte des résultats obtenus, en ont été l’esprit et qui ont encore aujourd’hui tant à nous apprendre.

La « Charte de Chivasso » Déclaration des droits des populations alpines : texte proposé par Emilio Chanoux et ratifié le 19 décembre 1943

Nous, au nom de la population des Alpes,

Considérant que :

La liberté de langue et de culte sont des conditions essentielles pour la sauvegarde de la personnalité humaine ; cette liberté peut être exercée et contrôlée uniquement par des institutions politico-administratives autonomes du pouvoirs central ; que les populations alpines ont souffert, plus que tout autre population italienne, du centralisme politique et administratif de l’État italien qui l’a conduit à son délabrement actuel ;

qu’une organisation sur des bases fédératives, ou au moins largement décentrée politiquement et administrativement, de l’État italien est une condition essentielle pour que toutes les régions italiennes puissent se développer spirituellement ( culturellement ?) et économiquement, et garantir, par leur développement harmonieux, la renaissance de la nation tout entière ;

qu’une large autonomie politico-administrative, avec des principes fédéralistes, à base régionale et cantonale, est l’unique garantie contre un retour de la dictature, laquelle trouva dans l’État centraliste italien l’instrument déjà prêt pour sa propre domination du pays.

Fidèles aux meilleures traditions du Risorgimento,

Nous déclarons que :

  1. Le Droit de parler en public, à enseigner dans les écoles publiques et à utiliser sa propre langue dans tous les actes publics et privés est une droit essentiel de l’homme, qui doit être reconnu par les lois fondamentales de l’État, et garanti par des traités internationaux ;

  2. Les populations alpines, avec leurs caractéristiques ethniques, linguistiques, culturelles et religieuses évidentes, et une longue tradition d’auto-gouvernance, revendiquent le droit de se constituer , dans le cadre général de l’État italien, en communautés politico-administratives autonomes, à qui sont dévolues les fonctions publiques qui ne relèvent pas étroitement des compétences du gouvernement central. Nous réclamons en particulier une totale autonomie dans le domaine du scolaristico-culturel, dans le domaine économico-agraire, dans celui des travaux publics et de l’ordre public, pour tout ce qui concerne les questions strictement locales.

Nous subordonnons à la reconnaissance de ces droits fondamentaux, l’adhésion à tout mouvement politique italien.

Nous espérons que dans la nouvelle organisation de l’État Italien soient reconnus ces principes, également appliqués en faveur des diverses régions historiques italiennes, observant que la forme fédérale ou largement décentrée représente, en cet instant historique, la meilleure que pourra assumer l’État Italien.

Expérience d’auto-gouvernance

Les principales Républiques partisanes qui se sont constituées en Italie

en 1944 sont :

[1] Gustavo Buratti, « La Déclaration de Chivasso de 1943 : préliminaires et actualité », L’Impegno -a. XVII n°1, avril 1997, Institut pour l’Histoire de la Résistance et de la société contemporaine dans les provinces de Biella et de Vercelli

[2] Ndt : Fra Dolcino (1250-1307) devint en 1300 le chef du mouvement apostolique influencé par les théories millénaristes de Joachim de Flore, les Dolciniens, qui a duré de 1300 à 1307. Au nombre de ses principes on trouve le refus de la hiérarchie ecclésiastique et le retour aux idéaux originaux de pauvreté et d’humilité, le refus du système féodal, la libération de toute contrainte et de tout assujettissement, l’organisation d’une société égalitaire d’aide et de respect mutuel, mettant en commun les biens et respectant l’égalité des sexes. Fra Dolcino connut une fin tragique dans les vallées montagneuses de Sesia et dans la région de Biella, dans le Piémont italien, le 23 mars 1307, quand de nombreux croisés achevèrent de conquérir les fortifications construites sur le mont Rubello par les Dolciniens. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fra_Dolcino.

[3] Opus cité. Naturellement la référence à 1997 est due à l’année de publication du document.

[4] « Les zones libres de la résistance italienne et européenne », Actes de l’Institut historique de la résistance dans la province de Novara et de Val Sesia, 1974. Repris dans Michela Zuca, « Histoire des femmes depuis Eve, jusqu’à demain » Simone, 2010,

[5] ibid

[6] Ndt : C’est-à-dire les années 20 du XX° s. On désigne sous ce terme l’époque où le fascisme constitua des groupes armés (squadra) agressant ceux qui s’opposaient à la naissance puis au maintien du régime mussolinien.

[7] Ndt : Dite aussi République de Salò, État fantoche établi par Mussolini dans les zones du Centre et du Nord, sous la protection de l’armée allemande depuis septembre 1943.

[8] « Dans l’Italie qui suit le 8 septembre [proclamation du cessez-le-feu de la part du gouvernement italien qui dès le lendemain se place, ainsi que le roi, sous la protection des alliés] il y a des zones entières sur lesquelles la République Sociale de Salò n’exerce plus qu’un pouvoir symbolique. Elles constituent ces Zones grises, naturellement disposées à devenir des territoires de personne, des zones franches. »

[9] Ndt : Durant les quatre premiers mois de 1944 les Alliés y affrontèrent durement les forces allemandes qui bloquaient ce passage vers Rome.

[10] Ndt : Sous le régime fasciste, les podestà avaient été substitués aux maires pour exercer le pouvoir étatique au niveau de la commune.

[11] Les Républiques Partisanes n’échappent pas à ces opérations de contrôle de la Résistance quant à leur exercice pratique de la liberté. Avec les accords de 1944, signés à Rome entre le CLN et les Anglo-américains il est stipulé que dès l’arrivée des troupes alliées la Résistance (partisans et formes d’auto-gouvernance) perdait toute autorité et pouvoirs exercés localement jusqu’à cette date. Toutes les unités partisanes devaient être immédiatement démobilisées et toutes les armes consignées aux Alliés, tout le pouvoir passant au Gouvernement militaire allié. Dans un accord successif, le second Pacte de Rome, il est reconnu au CLNAI sa place parmi les partis anti-fascistes dans les territoires occupés par l’ennemi, avec délégation pour représenter dans ces territoires le gouvernement militaire allié : cet accord s’oppose aux contenus et aux buts de la Déclaration de Chivasso, et de l’expérience des Républiques.

[12] « … Pas un seul parachutage n’eut lieu, et il n’obtint pas davantage de renforts aériens » ; « les Alliés, ayant abandonné tout espoir d’opérations définitives en Italie, ne voyaient plus aucun intérêt non seulement au maintien de la zone libérée d’Ossola, mais plus globalement se méfiaient du développement militaire et donc immédiatement politique de la Résistance » ; tiré de « La république d’Ossola », dans « Les zones libérées de la résistance italienne et européenne », éd. Actes de l’Institut historique de la résistance dans la province de Novara et du val Sesia, 1974.

[13] Cette expression renvoie sans doute à un poème de Carducci (1835-1907) qui décrit la vie civile d’un petit village de montagne où la population se réunit après la messe pour prendre les décisions importantes qui concernent la collectivité.

[14] Maria Diena : « Guerriglia e autogoverno (Guerilla et auto-gouvernance) », éd. Guanda

[15] « Il est vrai que beaucoup de choses demeurèrent à l’état embryonnaire, une grande partie de la législation demeura sur le papier malgré le travail permanent du conseil, des partis et des partisans... », tiré de « Les zones libres du Frioul », dans « Les zones libres de la résistance italienne et européenne », « ed Actes de l’Institut historique de la résistance dans la province de Novara et le Val Sesia, 1974

[16] Révoltes qui éclatèrent en août 1946, suite au décret d’amnistie qui remit en liberté de nombreux fascistes, et qui provoquèrent le départ d’Armando Valpreda, Primo Rocca, et soixante autres partisans dans les montagnes, à Santa Libera. Cette mobilisation se développa sur plusieurs mois dans diverses zones du Nord de l’Italie et rassembla plusieurs milliers de partisans qui reprirent la montagne, comme ils le déclarèrent : « par refus d’habiter dans la république qui mitraille les paysans, libère les fascistes, et met les ouvriers au chômage ». cit. de Danilo Montali : « Prolétaires et Parti, années 44-46 », dans les Cahiers Piacentini, juillet 1975


Traduction originale
Ce texte signé Rago Rebel a été publié la première fois en 2011 dans le numero 23 de la revue Nunatak, sur les histoires, cultures, et luttes de la montagne, puis publié comme brochure par le collectif Alpi Libere en 2012. Cette traduction française par Bus Stop Press, Marseille, Juin 2018.