La Grande Révolution, dans la revue anglaise, The Nineteenth Century, juin 1889, et ensuite en une série d’articles dans La Révolte de 1892 et 1893, reproduits en brochure sous le titre : La Grande Révolution, Paris, 1893.
Les travaux de M. Sagnac (La législation civile de la Révolution française, 1789-1804 : Essai d’histoire sociale, par Ph. Sagnac, Paris, 1898) ont confirmé depuis cette manière de voir. D’ailleurs, il ne s’agissait nullement d’interprétation des faits. Il s’agissait des faits eux-mêmes. Et pour s’en convaincre, on n’a qu’à consulter un recueil de lois de l’État français, – par exemple, celui que contient le Répertoire de jurisprudence, si connu, de Dalloz. On y a, soit en entier, soit en résumé fidèle, toutes les lois concernant la propriété foncière, privée et communale, que l’on ne trouve pas chez les historiens. C’est là que je les avais puisées d’abord, et c’est en étudiant ces textes de lois que je compris le sens de la Grande Révolution.
Pierre Kropotkine
La Grande Révolution
(1789-1793)
I. LES DEUX GRANDS COURANTS DE LA RÉVOLUTION
IV. LE PEUPLE AVANT LA RÉVOLUTION
V. L’ESPRIT DE RÉVOLTE ; LES ÉMEUTES
VI. LES ÉTATS GÉNÉRAUX RENDUS NÉCESSAIRES
VII.LE SOULÈVEMENT DES CAMPAGNES DANS LES PREMIERS MOIS DE 1789
VIII. ÉMEUTES À PARIS ET DANS LES ENVIRONS
XI. PARIS À LA VEILLE DU 14 JUILLET
XIII. LES CONSÉQUENCES DU 14 JUILLET À VERSAILLES
XVI. LE SOULÈVEMENT DES PAYSANS
XVII. LA NUIT DU 4 AOÛT ET SES CONSÉQUENCES
XVIII. LES DROITS FÉODAUX SUBSISTENT
XIX. DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME
XX. JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE 1789
XXI. TERREURS DE LA BOURGEOISIE — NOUVELLE ORGANISATION MUNICIPALE
XXII. DIFFICULTÉS FINANCIÈRES — VENTE DES BIENS DU CLERGÉ
XXIII. LA FÊTE DE LA FÉDÉRATION
XXIV. LES DISTRICTS ET LES SECTIONS DE PARIS
XXV. LES SECTIONS DE PARIS SOUS LA NOUVELLE LOI MUNICIPALE
XXVI. LENTEURS DANS L’ABOLITION DES DROITS FÉODAUX
XXVII. LÉGISLATION FÉODALE DE 1790
XXVIII. ARRÊT DE LA RÉVOLUTION EN 1790
XIX. LA FUITE DU ROI — LA RÉACTION — FIN DE L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE
XXX. L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE — LA RÉACTION EN 1791-1792
XXXI. LA CONTRE-RÉVOLUTION DANS LE MIDI
XXXIII. LE 10 AOÛT ; SES CONSÉQUENCES IMMÉDIATES
XXXIV. L’INTERRÈGNE — LES TRAHISONS
XXXV. LES JOURNÉES DE SEPTEMBRE
XXXVI. LA CONVENTION — LA COMMUNE — LES JACOBINS.
XXXVII. LE GOUVERNEMENT — LUTTES AU SEIN DE LA CONVENTION — LA GUERRE
XL. EFFORTS DES GIRONDINS POUR ARRÊTER LA RÉVOLUTION
XLII. CAUSES DU MOUVEMENT DU 31 MAI
XLIII. REVENDICATIONS SOCIALES — ÉTAT DES ESPRITS À PARIS, LYON
XLIV. LA GUERRE — LA VENDÉE — TRAHISON DE DUMOURIEZ
XLV. NOUVEAU SOULÈVEMENT RENDU INÉVITABLE
XLVI. LE SOULÈVEMENT DU 31 MAI ET DU 2 JUIN
XLVII. LA RÉVOLUTION POPULAIRE — L’IMPÔT FORCÉ
XLVIII. LES TERRES COMMUNALES — CE QU’EN FIT L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE
XLIX. LES TERRES SONT RENDUES AUX COMMUNES
L. ABOLITION DÉFINITIVE DES DROITS FÉODAUX
LII. LUTTE CONTRE LA DISETTE — LE MAXIMUM — LES ASSIGNATS
LIII. LA CONTRE-RÉVOLUTION EN BRETAGNE — MARAT ASSASSINÉ
LIV. LA VENDÉE — LYON — LE MIDI
LV. LA GUERRE — L’INVASION REPOUSSÉE
LVI. LA CONSTITUTION. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE
LVII. ÉPUISEMENT DE L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE
LVIII. LE MOUVEMENT COMMUNISTE
LIX. IDÉES SUR LA SOCIALISATION DE LA TERRE, DES INDUSTRIES, DES SUBSISTANCES ET DU COMMERCE
LX. LA FIN DU MOUVEMENT COMMUNISTE
LXI. CONSTITUTION DU GOUVERNEMENT CENTRAL — LES REPRÉSAILLES
LXIII. INSTRUCTION — SYSTÈME MÉTRIQUE — NOUVEAU CALENDRIER — TENTATIVES ANTI-RELIGIEUSES
LXIII. L’ÉCRASEMENT DES SECTIONS
LIXV. LUTTE CONTRE LES HÉBERTISTES
LXV. CHUTE DES HÉBERTISTES — EXÉCUTION DE DANTON
LXVI. ROBESPIERRE ET SON GROUPE
PRÉFACE
Plus on étudie la Révolution française, plus on constate combien l’histoire de cette grande épopée reste encore incomplète, combien elle contient de lacunes, de points à éclaircir.
C’est que la Grande Révolution, qui a tout remué, tout bouleversé et commencé à tout rebâtir dans le cours de quelques années, fut un monde en action. Et si, en étudiant les premiers historiens de cette époque, surtout Michelet, on admire l’inouï labeur que quelques hommes ont pu mener à bonne fin, pour démêler les mille séries de faits et de mouvements parallèles dont se compose la Révolution, on constate en même temps l’immensité du travail qui reste à accomplir.
Les recherches opérées pendant ces dernières trente années par l’école historique, dont M. Aulard et la Société de la Révolution française sont les représentants, ont certainement fourni des matériaux précieux qui jettent des flots de lumière sur les actes de la Révolution, sur son histoire politique et sur la lutte des partis qui se disputaient le pouvoir. Toutefois l’étude des aspects économiques de la Révolution et de ses luttes reste encore à faire et, comme l’a très bien dit M. Aulard, une vie entière ne suffirait pas pour accomplir cette besogne, sans laquelle, il faut le reconnaître, l’histoire politique demeure incomplète et souvent incompréhensible. Mais toute une série de nouveaux problèmes, vastes et compliqués, s’offrent à l’historien dès qu’il aborde cet aspect de la tourmente révolutionnaire.
C’est pour essayer de démêler quelques-uns de ces problèmes que j’avais entrepris, dès 1886, des études séparées sur les débuts populaires de la Révolution, sur les soulèvements des paysans en 1789, sur les luttes pour et contre l’abolition des droits féodaux, sur les vraies causes du mouvement du 31 mai, etc. Malheureusement j’ai dû me borner, pour ces études, aux collections imprimées — très riches sans doute — du British Muséum, et je n’ai pu me livrer à des recherches dans les Archives nationales de France.
Cependant, comme le lecteur ne pourrait s’orienter dans des études de ce genre, s’il n’avait un aperçu général de tout le développement de la Révolution, j’ai été amené à faire un récit plus ou moins suivi des événements. Je n’ai pas voulu redire le côté dramatique de grandioses épisodes tant de fois narrés, et je me suis appliqué surtout à utiliser les recherches modernes, pour faire ressortir la liaison intime et les ressorts des divers événements dont l’ensemble forme la grande épopée qui couronne le dix-huitième siècle.
La méthode qui consiste à étudier la Révolution en prenant séparément diverses parties de son œuvre, offre certainement des inconvénients : elle entraîne nécessairement des redites. Cependant j’ai préféré encourir pareil reproche, espérant mieux graver dans l’esprit du lecteur les puissants courants de pensée et d’action qui s’entre-choquaient pendant la Révolution française, — courants qui tiennent si intimement à l’essence de la nature humaine qu’ils se trouveront fatalement dans les événements historiques de l’avenir.
Quiconque connaît l’histoire de la Révolution sait combien il est difficile d’éviter les erreurs de faits dans les détails des luttes passionnées dont on s’attache à retracer le développement. C’est dire que je serai extrêmement reconnaissant à ceux qui m’indiqueront les erreurs que j’ai pu commettre. Et je commence par témoigner ma plus vive reconnaissance à mes amis, James Guillaume et Ernest Nys, qui ont eu l’extrême bonté de lire mon manuscrit et mes épreuves et de m’aider dans ce travail de leurs vastes connaissances et de leur esprit critique.
Pierre Kropotkine,
15 mars 1909.
ERRATA
Page 62, ligne 15, au lieu de : 24 avril, lisez : 28 avril.
Page 89, ligne 14, au lieu de : Une partie des Parisiens, lisez : Un attroupement de Parisiens.
Page 229, ligne 3, au lieu de : 30.000, lisez : 36.000
Page 251, ligne 18, au lieu de : Meille, lisez : Ernest Meillé.
Page 258, ligne 19, au lieu de : s’entendre, lisez : s’entendre avec le Seigneur.
Page 274, ligne 4, au lieu de : juin, lisez : juillet.
Page 276, ligne 3, au lieu Ils étaient tels, lisez : Elles étaient telles.
Page 283, ligne 19, au lieu de : d’arpents, lisez : aux arpents.
Page 322, lignes 2 et 3 d’en bas, au lieu de : marchant sous les plis, lisez : sous les plis.
Page 343, ligne 8, au lieu de : sur le trône de France, lisez : maîtresse de la France.
Page 474, ligne 5, au lieu de : aux communes, l’œuvre, lisez : aux communes ; elle aborda l’œuvre.
Page 476, ligne 8, au lieu de : insolente, lisez : cette insolence.
Page 480, ligne 2, au lieu de : 1792 lisez : 1773.
Page 518, ligne 7, au lieu de : 23 mai, lisez : 29 mai.
Page 520, ligne 2, au lieu de : L’IMPÔT FORCÉ, lisez : L’EMPRUNT FORCÉ.
Page 524, note, au lieu de : Pèlerin, lisez : Pélarin.
Page 527, ligne l3, au lieu de : Montagnards, lisez : Montagnards avancés.
Page 540, ligne 22, au lieu de : Ses ports, lisez : ses forts.
Page 597, ligne 21, au lieu de : l’intérieur, lisez : l’extérieur.
Page 605, ligne 22, au lieu de : Jacobins, lisez : Girondins.
Page 608, note, au lieu de : parlementaire, lisez : politique.
Page 612, ligne 4, au lieu de : de 1789, lisez : de 1793.
Page 629, ligne 9, au lieu de : fruits, lisez : produits.
Page 684, lignes 6 et 7, au lieu de : sections, lisez : sections (1).
I. LES DEUX GRANDS COURANTS DE LA RÉVOLUTION
Deux grands courants préparèrent et firent la Révolution. L’un, le courant d’idées, — le flot d’idées nouvelles sur la réorganisation politique des États, — venait de la bourgeoisie. L’autre, celui de l’action, venait des masses populaires — des paysans et des prolétaires dans les villes, qui voulaient obtenir des améliorations immédiates et tangibles à leurs conditions économiques. Et lorsque ces deux courants se rencontrèrent, dans un but d’abord commun, lorsqu’ils se prêtèrent pendant quelque temps un appui mutuel, alors ce fut la Révolution.
Depuis longtemps déjà les philosophes du dix-huitième siècle avaient sapé les fondements des sociétés policées de l’époque, dans lesquelles le pouvoir politique, ainsi qu’une immense partie des richesses, appartenaient à l’aristocratie et au clergé, tandis que la masse du peuple restait la bête de somme des puissants. En proclamant la souveraineté de la raison, en prêchant confiance en la nature humaine et en déclarant que celle-ci, corrompue par les institutions qui, dans le cours de l’histoire, imposèrent à l’homme la servitude, retrouverait néanmoins toutes ses qualités lorsqu’elle aurait reconquis la liberté, les philosophes avaient ouvert à l’humanité de nouveaux horizons. En proclamant l’égalité de tous les hommes, sans distinction d’origine, et en demandant l’obéissance de chaque citoyen, — qu’il fût roi ou paysan, — à la loi, censée exprimer la volonté de la nation, lorsqu’elle a été faite par les représentants du peuple ; en demandant enfin la liberté des contrats entre hommes libres et l’abolition des servitudes féodales ; en formulant toutes ces réclamations, reliées entre elles par l’esprit systématique et la méthode qui caractérisent la pensée du peuple français, — les philosophes avaient certainement préparé la chute de l’ancien régime, du moins dans les esprits.
Mais cela seul ne pouvait suffire pour faire éclater la Révolution. Il fallait encore passer de la théorie à l’action, de l’idéal conçu en imagination à la mise en pratique dans les faits ; et ce qu’il importe surtout à l’histoire d’étudier aujourd’hui, ce sont les circonstances qui permirent à la nation française, à un moment donné, de faire cet effort : commencer la réalisation de l’idéal.
D’autre part, bien longtemps avant 1789, la France était déjà dans une période d’insurrections. L’avènement de Louis XVI au trône, en 1771, fut le signal de toute une série d’émeutes de la faim. Elles durèrent jusqu’en 1783. Puis vint une période d’accalmie relative. Mais, depuis 1786, et surtout depuis 1788, les insurrections paysannes recommencèrent avec une nouvelle énergie. La famine avait été le motif principal des émeutes de la première série. Maintenant, si le manque de pain restait toujours une des causes des soulèvements, c’était surtout le désir de ne plus payer les redevances féodales qui poussait les paysans à la révolte. Jusqu’en 1789, le nombre de ces émeutes alla en grandissant, et enfin en 1789 elles se généralisèrent dans tout l’est, le nord-est et le sud-est de la France.
Ainsi se désagrégeait le corps social. Cependant une jacquerie n’est pas encore une révolution, alors même qu’elle prendrait des formes aussi terribles que celles du soulèvement des paysans russes en 1773, sous la bannière de Pougatchoff. Une révolution, c’est infiniment plus qu’une série d’insurrections dans les campagnes et dans les villes. C’est plus qu’une simple lutte de partis, si sanglante soit-elle, plus qu’une bataille dans les rues, et beaucoup plus qu’un simple changement de gouvernement, comme la France en fit en 1830 et 1848. Une révolution, c’est le renversement rapide, en peu d’années, d’institutions qui avaient mis des siècles à s’enraciner dans le sol et qui semblaient si stables, si immuables, que les réformateurs les plus fougueux osaient à peine les attaquer dans leurs écrits. C’est la chute, l’émiettement en un petit nombre d’années, de tout ce qui faisait jusqu’alors l’essence de la vie sociale, religieuse, politique et économique d’une nation, le renversement des idées acquises et des notions courantes sur les relations si compliquées entre toutes les unités du troupeau humain.
C’est enfin l’éclosion de conceptions nouvelles, égalitaires sur les rapports entre citoyens, — conceptions qui bientôt deviennent des réalités et alors commencent à rayonner sur les nations voisines, bouleversent le monde et donnent au siècle suivant son mot d’ordre, ses problèmes, sa science, ses lignes de développement économique, politique et moral.
Pour arriver à un résultat de cette importance, pour qu’un mouvement prenne les proportions d’une Révolution, comme cela arriva en 1648-1688 en Angleterre et en 1789-1793 en France, il ne suffit pas qu’un mouvement des idées se produise dans les classes instruites, — quelle qu’en soit la profondeur ; et il ne suffit pas non plus que des émeutes se produisent au sein du peuple, quels qu’en soient le nombre et l’extension. Il faut que l’action révolutionnaire, venant du peuple, coïncide avec le mouvement de la pensée révolutionnaire, venant des classes instruites. Il faut l’union des deux.
C’est pourquoi la Révolution française, tout comme la Révolution anglaise du siècle précédent, se produisit au moment où la bourgeoisie, après avoir largement puisé aux sources de la philosophie de son temps, arriva à la conscience de ses droits, conçut un nouveau plan d’organisation politique et, forte de son savoir, âpre à la besogne, se sentit capable de se saisir du gouvernement en l’arrachant à une aristocratie de palais qui poussait le royaume à la ruine complète par son incapacité, sa légèreté, sa dissipation. Mais, à elles seules, la bourgeoisie et les classes instruites n’auraient rien fait, si, à la suite de circonstances multiples, la masse des paysans ne s’était aussi ébranlée et, par une série continuelle d’insurrections qui durèrent quatre ans, n’eût donné aux mécontents des classes moyennes la possibilité de combattre le roi et la Cour, de renverser les vieilles institutions, et de changer complètement le régime politique du royaume.
Cependant l’histoire de ce double mouvement reste encore à faire. L’histoire de la Grande Révolution Française a été faite et refaite bien des fois, au point de vue de tant de partis différents ; mais jusqu’à présent les historiens se sont appliqués surtout à raconter l’histoire politique, l’histoire des conquêtes de la bourgeoisie sur le parti de la Cour et sur les défenseurs des institutions de la vieille monarchie. Ainsi nous connaissons très bien le réveil de la pensée qui précéda la Révolution. Nous connaissons les principes qui dominèrent la Révolution, et qui se traduisirent dans son œuvre législative ; nous nous extasions aux grandes idées qu’elle lança dans le monde et que le dix-neuvième siècle chercha plus tard à réaliser dans les pays civilisés. Bref, l’histoire parlementaire de la Révolution, ses guerres, sa politique et sa diplomatie ont été étudiées et racontées dans tous les détails. Mais l’histoire populaire de la Révolution reste encore à faire. Le rôle du peuple des campagnes et des villes dans ce mouvement n’a jamais été raconté ni étudié dans son entier. Des deux courants qui firent la Révolution, celui de la pensée est connu, mais l’autre courant, l’action populaire, n’a même pas été ébauché.
À nous, descendants de ceux que les contemporains appelaient les « anarchistes », d’étudier ce courant populaire, d’en relever, au moins, les traits essentiels.
II. L’IDÉE
Pour bien comprendre l’idée qui inspira la bourgeoisie de 1789, il faut la juger d’après ses résultats, — les États modernes.
Les États policés que nous voyons aujourd’hui en Europe, s’ébauchaient seulement à la fin du dix-huitième siècle. La centralisation des pouvoirs qui fonctionne de nos jours n’avait pas encore atteint ni la perfection, ni l’uniformité que nous lui voyons aujourd’hui. Ce mécanisme formidable qui, sur un ordre parti de telle capitale, met en mouvement tous les hommes d’une nation, équipés pour la guerre, et les lance pour porter la dévastation dans les campagnes et le deuil dans les familles ; ces territoires couverts d’un réseau d’administrateurs dont la personnalité est totalement effacée par leur servitude bureaucratique et qui obéissent machinalement aux ordres émanant d’une volonté centrale ; cette obéissance passive des citoyens à la loi et ce culte de la loi, du Parlement, du juge et de ses agents, que nous constatons aujourd’hui ; cet ensemble hiérarchique de fonctionnaires disciplinés ; ce réseau d’écoles, maintenues ou dirigées par l’État, où l’on enseigne le culte du pouvoir et l’obéissance ; cette industrie dont les rouages broient le travailleur que l’État lui livre à discrétion ; ce commerce qui accumule des richesses inouïes entre les mains des accapareurs du sol, de la mine, des voies de communication et des richesses naturelles, et qui nourrit l’État ; cette science, enfin, qui, tout en affranchissant la pensée, centuple les forces productive de l’humanité, mais veut en même temps les soumettre au droit du plus fort et à l’État, tout cela n’existait pas avant la Révolution.
Cependant, bien avant que la Révolution vînt s’annoncer par ses grondements, la bourgeoisie française, le Tiers-État, avait déjà entrevu l’organisme politique qui allait se développer sur les ruines de la royauté féodale. Il est fort probable que la Révolution anglaise contribua à faire saisir sur le vif le rôle que la bourgeoisie allait être appelé à jouer dans le gouvernement des sociétés. Et il est certain que la révolution en Amérique stimula l’énergie des révolutionnaire en France. Mais déjà depuis le commencement du dix-huitième siècle l’étude de l’État et de la constitution des sociétés policées, fondées sur l’élection de représentants, était devenue, — grâce à Hume, Hobbes, Montesquieu, Rousseau, Voltaire, Mably, d’Argenson, etc. — une étude favorite, à laquelle Turgoy et Adam Smith virent ajouter l’étude des questions économiques et du rôle de la propriété dans la constitution politique de l’État.
C’est pourquoi, bien avant que la Révolution eût éclaté, l’idéal d’un État centralisé et bien ordonné, gouverné par les classes qui possèdent des propriétés foncières ou industrielles, ou qui s’adonnent aux professions libérales, fut déjà entrevu et exposé dans un grand nombre de livres et de pamphlets, dans lesquels les hommes d’action de la Révolution puisèrent plus tard leur inspiration et leur énergie raisonnée.
C’est pourquoi la bourgeoisie française, au moment d’entrer, en 1789, dans la période révolutionnaire, savait bien ce qu’elle voulait. Certainement elle n’était pas républicaine — l’est-elle aujourd’hui même ? Mais elle ne voulait pas non plus du pouvoir arbitraire du roi, du gouvernement des princes et de la Cour, des privilèges des nobles qui accaparaient les meilleures places dans le gouvernement, mais ne savaient que piller l’État, comme ils pillaient leurs immenses propriétés, sans les faire valoir. Elle était républicaine dans ses sentiments et elle voulait la simplicité républicaine dans les mœurs — comme les républiques naissantes d’Amérique ; mais elle voulait aussi le gouvernement par les classes possédantes.
Sans être athée, elle était plutôt libre penseuse, mais ne détestait nullement le culte catholique. Ce qu’elle détestait, c’était surtout l’Église, avec sa hiérarchie, ses évêques faisant cause commune avec les princes, et ses curés, devenus instruments dociles entre les mains des nobles.
La bourgeoise de 1789 comprenait que le moment était arrivé, en France — comme il était arrivé cent quarante ans auparavant en Angleterre, — où le Tiers-État allait recueillir le pouvoir tombant des mains de la royauté ; et elle savait ce qu’elle voulait en faire.
Son idéal était de donner à la France une constitution, modelée sur la constitution anglaise. Réduire le roi au rôle de simple scribe enregistreur, — pouvoir pondérateur quelquefois, mais chargé surtout de représenter symboliquement l’unité nationale. Quant au pouvoir réel, élu, il devait être remis aux mains d’un parlement, dans lequel la bourgeoisie instruite, représentant la partie active et pensante de la nation, dominerait le reste.
En même temps, son idéal était d’abolir tous les pouvoirs locaux ou partiels, qui constituaient autant d’unités autonomes dans l’État, de concentrer toute la puissance gouvernementale entre les mains d’un pouvoir exécutif central, strictement surveillé par le parlement, — strictement obéi dans l’État, et englobant tout : impôt, tribunaux, police, force militaire, écoles, surveillance policière, direction générale du commerce et de l’industrie — tout ! proclamer d’ailleurs la liberté complète des transactions commerciales, et en même temps donner carte blanche aux entreprises d’industrie pour l’exploitation des richesses naturelles, ainsi que des travailleurs, livrés désormais sans défense à celui qui voudrait leur donner du travail.
Et tout cela devait être placé sous le contrôle de l’État qui favoriserait l’enrichissement des particuliers et l’accumulation des grandes fortunes — conditions auxquelles la bourgeoisie d’alors attribuait nécessairement une grande importance, puisque la convocation même des États-Généraux avait eu lieu pour parer à la ruine financière de l’État.
Au point de vue économique, la pensée des hommes du Tiers-État n’en était pas moins précise. La bourgeoisie française avait lu et étudié Turgot et Adam Smith, les créateurs de l’économie politique. Elle savait qu’en Angleterre leurs théories étaient déjà appliquées, et elle enviait à ses voisins bourgeois d’outre-Manche leur puissante organisation économique, comme elle leur enviait leur pouvoir politique. Elle rêvait l’appropriation des terres par la bourgeoisie, grande et petite, et l’exploitation des richesses du sol, resté jusque là improductif aux mains des nobles et du clergé. Et elle avait en cela pour alliés les petits bourgeois campagnards, déjà en force dans les villages, avant même que la Révolution n’en multipliât le nombre. Elle entrevoyait déjà le développement rapide de l’industrie et la production des marchandises en grand, à l’aide de la machine, le commerce lointain et l’exportation des produits de l’industrie par delà les océans : les marchés de l’Orient, les grandes entreprises — et les fortunes colossales.
Elle comprenait que pour en arriver là, il fallait d’abord briser les liens qui retenaient le paysan au village. Il fallait qu’il devînt libre de quitter sa chaumière, et qu’il fût forcé de le faire ; qu’il fût amené à émigrer dans les villes, en quête de travail, afin que, changeant de maître, il rapportât de l’or à l’industrie, au lieu des redevances qu’il payait auparavant au seigneur, — très dures pour lui, mais, somme toute, de maigre rapport pour le maître. Il fallait enfin de l’ordre dans les finances de l’État, des impôts plus faciles à payer et plus productifs.
Bref, il fallait ce que les économistes ont appelé la liberté de l’industrie et du commerce, mais qui signifiait, d’une part, affranchir l’industrie de la surveillance méticuleuse et meurtrière de l’État, et d’autre part, obtenir la liberté d’exploitation du travailleur, privé de libertés. Point d’union de métiers, point de compagnonnages, de jurandes, ni de maîtrises, qui pourraient mettre un frein quelconque à l’exploitation du travailleur salarié ; point de surveillance, non plus, de l’État, qui gênerait l’industriel ; point de douanes intérieures, ni de lois prohibitives. Liberté entière des transactions pour les patrons — et stricte défense des « coalitions » entre travailleurs. « Laisser faire » les uns, et empêcher les autres de se coaliser.
Tel fut le double plan entrevu par la bourgeoisie. Aussi, quand l’occasion se présenta de la réaliser, — forte de son savoir, de la netteté de ses vues, de son habitude des « affaires», la bourgeoisie travailla, sans hésiter ni sur l’ensemble ni sur les détails, à faire passer ses vues dans la législation. Et elle s’y prit avec une énergie consciente et suivie, que le peuple n’a jamais eue, faute d’avoir conçu et élaboré un idéal qu’il eût pu opposer à celui de ces messieurs du Tiers.
Certainement, il serait injuste de dire que la bourgeoisie de 1789 fût guidée exclusivement par des vues étroitement égoïstes. S’il en avait été ainsi, elle n’aurait jamais réussi dans sa tâche. Il faut toujours une pointe d’idéal pour réussir dans les grands changements. Les meilleurs représentants du Tiers-État avaient bu, en effet, à cette source sublime — la philosophie du dix-huitième siècle, qui portait en germe toutes les grandes idées surgies depuis. L’esprit éminemment scientifique de cette philosophie, son caractère foncièrement moral, alors même qu’elle raillait la morale conventionnelle, sa confiance dans l’intelligence, la force et la grandeur de l’homme libre, lorsqu’il vivra entouré d’égaux, sa haine des institutions despotiques ; — tout cela se retrouve chez les révolutionnaires de l’époque. Où donc auraient-ils puisé la force de conviction et le dévouement dont ils firent preuve dans la lutte ? Il faut reconnaître que, parmi ceux même qui travaillaient le plus à réaliser le programme d’enrichissement de la bourgeoisie, il y en avait qui croyaient avec sincérité que l’enrichissement des particuliers serait le meilleur moyen d’enrichir la nation en général. Les meilleurs économistes, Smith en tête, ne l’avaient-ils pas prêché avec conviction ?
Mais, si élevées que fussent les idées abstraites de liberté, d’égalité, de progrès libre, dont s’inspiraient les hommes sincères de la bourgeoisie de 1789-1793, c’est à leur programme pratique, aux applications de la théorie, que nous devons les juger. Par quels faits l’idée abstraite se traduira-t-elle dans la vie réelle ? C’est cela qui en donnera la vraie mesure.
Eh bien ! s’il est juste de reconnaître que la bourgeoisie de 1789 s’inspirait des idées de liberté, d’égalité (devant la loi) et d’affranchissement politique et religieux, — ces idées, dès qu’elles prenaient corps, se traduisaient précisément par le double programme que nous venons d’esquisser : liberté d’utiliser les richesses de toute nature pour l’enrichissement personnel, ainsi que celle d’exploiter le travail humain, sans aucune garantie pour les victimes de l’exploitation, — et organisation du pouvoir politique, remis à la bourgeoisie, de façon à lui assurer la liberté de cette exploitation. Et nous allons voir bientôt quelles luttes terribles s’engagèrent en 1793, lorsqu’une partie des révolutionnaires voulurent dépasser ce programme.
III. L’ACTION
Et le peuple ? Quelle était son idée ?
Le peuple, lui aussi, avait subi dans une certaine mesure l’influence de la philosophie du siècle. Par mille canaux indirects, les grands principes de liberté et d’affranchissements s’étaient infiltrées jusque dans les villages et les faubourgs des grandes villes. Le respect de la royauté et de l’aristocratie disparaissait. Des idées égalitaires pénétraient dans les milieux les plus obscurs. Des lueurs de révolte traversaient les esprits. L’espoir d’un changement prochain faisait battre parfois les cœurs des plus humbles. — « Je ne sais pas ce qui va arriver, mais quelque chose doit arriver — et bientôt », disait en 1787 une vieille femme à Arthur Young qui parcourait la France à la veille de la Révolution. Ce « quelque chose » devait apporter un soulagement aux misères du peuple.
On a discuté dernièrement la question de savoir si le mouvement qui précéda la Révolution et la Révolution elle-même, contenaient un élément de socialisme. Le mot « socialisme » n’y était certainement pas, puisqu’il ne date que du milieu du dix-neuvième siècle. La conception de l’État capitaliste, à laquelle la fraction social-démocrate du grand parti socialiste cherche à réduire aujourd’hui le socialisme, ne dominait certainement pas au point où il domine aujourd’hui, puisque les fondateurs du « collectivisme » social-démocratique, Vidal et Pecqueur, n’écrivirent qu’entre 1840 et 1849. Mais on ne peut relire aujourd’hui les ouvrages des écrivains précurseurs de la Révolution, sans être frappé de la façon dont ces écrits étaient imbus des idées qui font l’essence même du socialisme moderne.
Deux idées fondamentales — celle de l’égalité de tous les citoyens dans leurs droits à la terre, et celle que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de communisme, trouvaient des partisans dévoués parmi les encyclopédistes, ainsi que parmi les écrivains les plus populaires de l’époque, tels que Mably, d’Argenson et tant d’autres de moindre importance. Il est tout naturel que, la grande industrie étant alors dans les langes, et le capital par excellence, l’instrument principal d’exploitation du travail humain, étant alors la terre, et non pas l’usine qui se constituait à peine, — c’est vers la possession en commun du sol que se portait surtout la pensée des philosophes et, plus tard, la pensée des révolutionnaires du dix-huitième siècle. Mably, qui, bien plus que Rousseau, inspira les hommes de la Révolution, ne demandait-il pas, en effet, dès 1768 (Doutes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés) l’égalité pour tous dans le droit au sol et la possession communiste du sol ? Et le droit à la nation à toutes les propriétés foncières, ainsi qu’à toutes les richesses naturelles — forêts, rivières, chutes d’eau, etc. — n’était-il pas l’idée dominante des écrivains précurseurs de la Révolution, ainsi que de l’aile gauche des révolutionnaires populaires pendant la tourmente elle-même ?
Malheureusement, ces aspirations communistes ne prenaient pas une forme nette, concrète, chez les penseurs qui voulaient le bonheur du peuple. Tandis que chez la bourgeoisie instruite, les idées d’affranchissement se traduisaient par tout un programme d’organisation politique et économique, on ne présentait au peuple que sous la forme de vagues aspirations les idées d’affranchissement et de réorganisation économiques. Souvent ce n’étaient que de simples négations. Ceux qui parlaient au peuple ne cherchaient pas à définir la forme concrète sous laquelle ces desiderata ou ces négations pourraient se manifester. On croirait même qu’ils évitaient de préciser. Sciemment ou non, ils semblaient se dire : « À quoi bon parler au peuple de la manière dont il s’organisera plus tard ! Cela refroidirait son énergie révolutionnaire. Qu’il ait seulement la force de l’attaque, pour marcher à l’assaut des vieilles institutions. — Plus tard, on verra comment s’arranger. »
Combien de socialistes et d’anarchistes procèdent encore de la même façon ! Impatients d’accélérer le jour de la révolte, ils traitent de théories endormantes toute tentative de jeter quelque jour sur ce que la Révolution devra chercher à introduire.
Il faut dire que l’ignorance des écrivains — citadins et hommes d’étude pour la plupart, — y était pour beaucoup. Ainsi, dans toute cette assemblée d’hommes instruits et rompus aux « affaires » que fut l’Assemblée nationale – hommes de loi, journalistes, commerçants, etc., — il n’y avait que deux ou trois membres légistes qui connussent les droits féodaux, et l’on sait qu’il n’y avait à l’Assemblée que fort peu de représentants des paysans, familiers avec les besoins du village par leur expérience personnelle.
Pour ces diverses raisons, l’idée populaire s’exprimait surtout par de simples négations. — « Brûlons les terriers, où sont consignées les redevances féodales ! À bas les dîmes ! À bas madame Veto ! À la lanterne les aristocrates ! » Mais à qui la terre libre ? À qui l’héritage des aristocrates guillotinés ? À qui la force de l’État qui tombait des mains de M. Veto, mais devenait entre celles de la bourgeoisie une puissance autrement formidable que sous l’ancien régime ?
Ce manque de netteté dans les conceptions du peuple sur ce qu’il pouvait espérer de la Révolution laissa son empreinte sur tout le mouvement. Tandis que la bourgeoisie marchait d’un pied ferme et décidé à la constitution de son pouvoir politique dans un État qu’elle cherchait à modeler à ses intentions, le peuple hésitait. Dans les villes, surtout, il semblait même ne pas trop savoir au début ce qu’il pourrait faire du pouvoir conquis, afin d’en profiter à son avantage. Et lorsque plus tard, les projets de loi agraire et d’égalisation des fortunes commencèrent à se préciser, ils vinrent se heurter contre tous les préjugés sur la propriété, dont ceux-là même étaient imbus, qui avaient épousé sincèrement la cause du peuple.
Le même conflit se produisait dans les conceptions sur l’organisation politique de l’État. On le voit surtout dans la lutte qui s’engage entre les préjugés gouvernementaux des démocrates de l’époque et les idées qui se faisaient jour au sein des masses, sur la décentralisation politique et sur le rôle prépondérant que le peuple voulait donner à ses municipalités, à ses sections dans les grandes villes, et aux assemblées de village. De là toute cette série de conflits sanglants qui éclatèrent dans la Convention. Et de là aussi l’incertitude des résultats de la Révolution pour la grande masse du peuple, sauf en ce qui concerne les terres reprises aux seigneurs laïques et religieux et affranchies des droits féodaux.
Mais si les idées du peuple étaient confuses au point de vue positif, elles étaient au contraire très nettes sous certains rapports, dans leurs négations.
D’abord, la haine du pauvre contre toute cette aristocratie oisive, fainéante, perverse qui le dominait, alors que la noire misère régnait dans les villages et les sombres ruelles des grandes villes. Ensuite la haine du clergé, qui appartenait, par ses sympathies, plutôt à l’aristocratie qu’au peuple qui le nourrissait. La haine de toutes les institutions de l’ancien régime qui rendaient la pauvreté encore plus lourde, puisqu’elles refusaient de reconnaître au pauvre les droits humains. La haine du régime féodal et de ses redevances qui tenait le cultivateur dans un état de servitude envers le propriétaire foncier, alors que la servitude personnelle avait cessé d’exister. Et enfin, le désespoir du paysan lorsque, dans ces années de disette, il voyait la terre rester inculte entre les mains du seigneur, ou servant de lieu d’amusement pour les nobles, alors que la famine régnait dans les villages.
Cette haine, qui mûrissait depuis longtemps, à mesure que l’égoïsme des riches s’affirmait de plus en plus dans le courant du dix-huitième siècle, et ce besoin de la terre, ce cri du paysan affamé et révolté contre le seigneur qui lui en empêchait l’accès, réveillèrent l’esprit de révolte dès 1788. Et c’est cette même haine et ce même besoin, — avec l’espoir de réussir, — qui soutinrent pendant les années 1789-1793 les révoltes incessantes des paysans, — révoltes qui permirent à la bourgeoisie de renverser l’ancien régime et d’organiser son pouvoir sous un nouveau régime, celui du gouvernement représentatif.
Sans ces soulèvements, sans cette désorganisation complète des pouvoirs en province, qui se produisit à la suite des émeutes sans cesse renouvelées ; sans cette promptitude du peuple de Paris et d’autres villes à s’armer et à marcher contre les forteresses de la royauté, chaque fois que l’appel au peuple fut fait par les révolutionnaires, l’effort de la bourgeoisie n’eût certainement pas abouti. Mais c’est aussi à cette source toujours vivante de la Révolution — au peuple, prêt à saisir les armes — que les historiens de la Révolution n’ont pas encore rendu la justice que l’histoire de la civilisation lui doit.
IV. LE PEUPLE AVANT LA RÉVOLUTION
Il serait inutile de s’arrêter ici pour décrire longuement l’existence des paysans dans les campagnes et des classes pauvres dans les villes, à la veille de 1789. Tous les historiens de la grande Révolution ont consacré des pages très éloquentes à ce sujet. Le peuple gémissait sous le fardeau des impôts prélevés par l’État, des redevances payées au seigneur, des dîmes perçues par le clergé, ainsi que des corvées imposées par tous les trois. Des populations entières étaient réduites à la mendicité et parcouraient les routes au nombre de cinq, dix, vingt mille hommes, femmes et enfants dans chaque province : onze cent mille mendiants sont constatés officiellement en 1777. Dans les villages, la famine était passée à l’état chronique ; elle revenait à de courts intervalles, elle décimait des provinces entières. Les paysans fuyaient alors en masse leurs provinces, dans l’espoir, bientôt trompé, de trouver de meilleures conditions ailleurs. En même temps, dans les villes, la multitude des pauvres grandissait d’année en année. Continuellement on y voyait le pain manquer : et comme les municipalités se trouvaient incapables d’approvisionner les marchés, les émeutes de la faim, toujours suivies de tueries, devenaient un trait permanent dans la vie du royaume.
D’autre part, on avait cette aristocratie raffinée du dix-huitième siècle, dépensant en un luxe effréné, absurde, des fortunes colossales — des centaines de mille et des millions de francs de revenu par an. Devant la vie qu’ils menaient, un Taine peut aujourd’hui s’extasier parce qu’il ne la connaît que de loin, à cent ans de distance, par les livres ; mais en réalité elle cachait, sous des extérieurs réglés par le maître de danse et derrière une dissipation tapageuse, la sensualité la plus crue, l’absence de tout intérêt, de toute pensée et même de simples sentiments humains. Par conséquent, l’ennui grattait à chaque instant aux portes de ces riches, et ils essayaient contre lui, vainement, bien entendu, tous les moyens, jusqu’aux plus futiles, jusqu’aux plus enfantins. On a bien vu, d’ailleurs, ce que valait cette aristocratie lorsque la Révolution éclata, et que les aristocrates, peu soucieux de défendre « leur » roi et « leur » reine, s’empressèrent d’émigrer et d’appeler à leur secours l’invasion étrangère, afin de les protéger contre le peuple révolté. On a pu juger de leur valeur et de leur « noblesse » de caractère dans les colonies d’émigrés qui se formaient à Coblentz, à Bruxelles, à Mitau…
Ces extrêmes de luxe et de misère, si fréquents au dix-huitième siècle, ont été admirablement décrits par chacun des historiens de la Grande Révolution. Mais il faut y ajouter un trait, dont l’importance ressort surtout quand on étudie les conditions actuelles des paysans en Russie, à la veille de la grande Révolution russe.
La misère de la grande masse des paysans français était assurément affreuse. Elle avait été en s’aggravant, sans cesse, depuis le règne de Louis XIV, à mesure que les dépenses de l’État grandissaient, et que le luxe des seigneurs se raffinait, prenant ce caractère d’extravagance dont nous parlent si bien certains mémoires de l’époque. Ce qui contribuait surtout à rendre insupportables les exactions des seigneurs, c’est qu’une grande partie de la noblesse, ruinée, en réalité, mais cachant sa pauvreté sous des apparences de luxe, s’acharnait à arracher aux paysans le plus de revenus possible, exigeant d’eux jusqu’aux moindres paiements et redevances en nature établis autrefois par la coutume, et les traitant, par l’intermédiaire d’intendants, avec toute la rigueur de simples brocanteurs. L’appauvrissement de la noblesse avait fait des nobles, dans leurs rapports avec leurs ex-serfs, des bourgeois avides d’argent, mais incapables de trouver d’autres sources de revenu que dans l’exploitation des anciens privilèges, restes de l’époque féodale. C’est pourquoi l’on trouve, dans un certain nombre de documents, des traces incontestables d’une recrudescence des exactions des seigneurs, durant les quinze années du règne de Louis XVI qui précédèrent 1789.
Mais si les historiens de la grande Révolution ont raison de dessiner des tableaux très sombres de la condition des paysans, il serait faux de conclure que les autres historiens (comme Tocqueville, par exemple), qui parlent d’amélioration des conditions dans les campagnes, dans ces mêmes années précédant la Révolution, ne soient pas dans le vrai. Le fait est qu’un double phénomène s’accomplissait alors dans les villages : l’appauvrissement en masse des paysans et l’amélioration du sort de quelques-uns d’entre eux. On le voit très bien aujourd’hui, en Russie, depuis l’abolition du servage.
La masse des paysans s’appauvrissait. D’année en année, leur existence devenait de plus en plus incertaine ; la moindre sécheresse engendrait la disette et la famine. Mais une classe nouvelle, de paysans un peu plus aisés et ambitieux, se constituait en même temps — surtout là où la décomposition des fortunes nobiliaires s’était accomplie plus rapidement. Le bourgeois du village, le campagnard embourgeoisé faisait son apparition, et c’est lui qui, aux approches de la Révolution, fut le premier à parler contre les droits féodaux et à en demander l’abolition. Ce fut lui qui, pendant les quatre ou cinq années que dura la Révolution, exigea avec ténacité l’abolition des droits féodaux sans rachat, — c’est-à-dire la confiscation des biens et le morcellement des biens confisqués. Ce fut lui, enfin, qui s’acharna le plus, en 1793, contre les « ci-devant », les ex-nobles, les ex-seigneurs.
Pour le moment, aux approches de la Révolution, c’est avec lui, ce paysan, devenu notable dans son village, que l’espoir entra dans les cœurs et que mûrit l’esprit de révolte.
Les traces de ce réveil sont évidentes, car depuis 1786, les révoltes devenaient de plus en plus fréquentes. Et il faut dire que si le désespoir de la misère poussait le peuple à l’émeute, c’était l’espérance d’obtenir quelque soulagement qui le menait à la révolution.
Comme toutes les révolutions, celle de 1789 fut amenée par l’espoir d’arriver à certains résultats importants.
V. L’ESPRIT DE RÉVOLTE ; LES ÉMEUTES
Presque toujours un nouveau règne commence par quelques réformes. Celui de Louis XVI commença de même. Deux mois après son avènement, le roi appelait Turgot au ministère et, un mois plus tard, il le nommait contrôleur général des finances. Il le soutenait même, au début, contre l’opposition violente que Turgot, économiste, bourgeois parcimonieux, et ennemi de l’aristocratie fainéante, devait nécessairement rencontrer à la Cour.
La liberté du commerce des grains, proclamée en septembre 1774[1], l’abolition des corvées en 1776 et la suppression des vieilles corporations et jurandes dans les villes, qui ne servaient plus qu’à maintenir une certaine aristocratie dans l’industrie, — ces mesures ne pouvaient manquer de réveiller un certain espoir de réformes dans le peuple. En voyant tomber les barrières seigneuriales dont la France était hérissée et qui empêchaient la libre circulation des grains, du sel et autres objets de première nécessité, les pauvres se réjouissaient de voir entamer les odieux privilèges des seigneurs. Les paysans plus aisés étaient heureux aussi de voir abolir la contrainte solidaire de tous les contribuables[2]. Enfin, en août 1779, la main-morte et la servitude personnelle furent supprimées dans les domaines du roi, et l’année suivante on se décidait à abolir la torture, que l’on avait continué à appliquer jusqu’alors dans la procédure criminelle sous ses formes les plus atroces, établies par l’ordonnance de 1670[3].
On commençait aussi à parler du gouvernement représentatif, tel que les Anglais l’avaient introduit chez eux après leur Révolution, et tel que le désiraient les écrivains philosophes. Turgot avait même préparé dans ce but un plan d’assemblées provinciales qui devaient précéder l’instauration d’un gouvernement représentatif pour la France entière, et la convocation d’un parlement élu par les classes possédantes. Louis XVI recula devant ce projet et renvoya Turgot, mais dès lors toute la France instruite commença à parler Constitution et représentation nationale[4].
D’ailleurs, il était déjà impossible d’éluder la question de la représentation nationale, et lorsque Necker fut appelé au ministère, en juillet 1777, elle revint sur le tapis. Necker, qui savait deviner les idées de son maître et qui tâchait de concilier ses vues d’autocrate avec les besoins des finances, essaya de louvoyer en ne proposant d’abord rien que des assemblées provinciales, et en faisant seulement miroiter dans l’avenir la possibilité d’une représentation nationale. Mais lui aussi rencontra de la part de Louis XVI un refus formel : — « Ne serait-ce pas heureux, écrivait le financier retors, que Votre Majesté, devenue intermédiaire entre ses États et ses peuples, son autorité n’apparût que pour marquer les limites entre la rigueur et la justice », — à quoi Louis XVI répondit : « Il est de l’essence de mon autorité, non d’être intermédiaire, mais d’être en tête. » On fera bien de retenir ces paroles, pour n’être pas dupe des sensibleries que les historiens du camp réactionnaire ont servies dernièrement à leurs lecteurs. Loin d’être le personnage indifférent, inoffensif, bonasse, occupé seulement de chasse, qu’on a voulu faire de Louis XVI, il sut résister pendant quinze ans, jusqu’en 1789, au besoin qui se faisait sentir et s’affirmait, de nouvelles formes politiques, substituées au despotisme royal et aux abominations de l’ancien régime.
L’arme de Louis XVI fut surtout la ruse ; il ne céda que devant la peur ; et il résista, non seulement jusqu’en 1789, mais, toujours en employant les mêmes armes, — ruse et hypocrisie, — jusqu’à ses derniers moments, jusqu’au pied de l’échafaud. En tout cas, en 1778, au moment où il était déjà évident pour les esprits plus ou moins perspicaces, comme Turgot et Necker, que l’autocratie royale avait fait son temps, et que l’heure était venue de la remplacer par quelque sorte de représentation nationale, Louis XVI ne put être décidé qu’à faire de faibles concessions. Il convoqua les assemblées provinciales du Berry et de la Haute-Guyenne (1778 et 1779). Mais en présence de l’opposition rencontrée de la part des privilégiés, le plan d’étendre ces assemblées à d’autres provinces fut abandonné, et Necker fut renvoyé en 1781.
Entre temps, la révolution en Amérique contribua aussi à réveiller les esprits et à les inspirer d’un souffle de liberté et de démocratie républicaine. Le 4 juillet 1776, les colonies anglaises de l’Amérique du Nord proclamaient leur indépendance, et les nouveaux États-Unis furent reconnus, en 1778, par la France, — ce qui amena avec l’Angleterre une guerre qui dura jusqu’en 1783. Tous les historiens parlent de l’impression que produisit cette guerre. Il est certain, en effet, que la révolte des colonies anglaises et la constitution des États-Unis exercèrent une profonde influence en France et contribuèrent puissamment à éveiller l’esprit révolutionnaire. On sait aussi que les Déclarations de droits, faites dans les jeunes États américains, influencèrent profondément les révolutionnaires français. On pourrait dire aussi que la guerre d’Amérique, dans laquelle la France eut à créer toute une flotte pour l’opposer à celle de l’Angleterre, acheva de ruiner les finances de l’ancien régime et accéléra la débâcle. Mais il est tout aussi certain que cette guerre fut le commencement des guerres terribles que l’Angleterre engagea bientôt contre la France, ainsi que des coalitions qu’elle lança plus tard contre la République. Dès que l’Angleterre se remit de ses défaites et sentit la France affaiblie par les luttes intérieures, elle lui fit, par tous les moyens, ouverts ou secrets, les guerres que nous allons voir sévir dès 1793 et durer jusqu’en 1815.
Il faut bien indiquer toutes ces causes de la grande Révolution, car elle fut, comme tout autre événement d’une grande importance, le résultat d’un ensemble de causes, convergeant à un moment donné et créant les hommes qui contribuèrent de leur côté à renforcer les effets de ces causes. Mais il faut dire aussi que malgré tous les événements qui préparaient la Révolution, et malgré toute l’intelligence et les ambitions de la bourgeoisie, celle-ci, toujours prudente, eût encore longtemps continué à l’attendre, si le peuple n’eût pas accéléré les événements ; les révoltes populaires, grandissant et augmentant en nombre dans des proportions imprévues, furent l’élément nouveau qui donna à la bourgeoisie la force d’attaque qui lui manquait.
Le peuple avait bien supporté la misère et l’oppression durant le règne de Louis XV ; mais dès que le roi fut mort, en 1774, le peuple, qui comprend toujours qu’il y a nécessairement un relâchement de l’autorité, dès qu’il y a changement de maître dans le palais, commença à se révolter. Toute une série d’émeutes éclatèrent de 1775 à 1777.
C’étaient des émeutes de la faim, contenues jusqu’alors seulement par la force. La récolte de 1774 avait été mauvaise, le pain manquait. Alors l’émeute éclata, en avril 1775. À Dijon le peuple s’empara des maisons des accapareurs ; il détruisit leurs meubles et brisa leurs moulins. C’est à cette occasion que le commandant de la ville — un de ces beaux messieurs si raffinés, dont Taine parle avec l’eau à la bouche — dit au peuple cette parole funeste qui, plus tard, fut répétée tant de fois durant la Révolution : L’herbe a déjà poussé, allez dans les champs la brouter !
Auxerre, Amiens, Lille suivirent Dijon. Quelques jours plus tard, les « bandits » — car c’est ainsi que la plupart des historiens désignent les émeutiers affamés, — rassemblés à Pontoise, à Passy, à Saint-Germain avec l’intention de piller les farines, se portaient sur Versailles. Louis XVI dut paraître au balcon du château, leur parler, leur annoncer qu’il réduirait de deux sous le prix du pain — à quoi Turgot, en vrai économiste, s’opposa, comme de raison. La réduction des prix du pain ne fut pas introduite. Entre temps, les « bandits » entrèrent à Paris, pillèrent les boulangers, et distribuèrent à la foule le pain qu’ils purent saisir. La troupe les dispersa. On pendit, place de Grève, deux émeutiers qui crièrent en mourant qu’ils mouraient pour le peuple ; mais dès lors commence déjà à se répandre la légende des « brigands » parcourant la France, — légende qui eut un si profond effet en 1789, lorsqu’elle servit à la bourgeoisie des villes de prétexte pour s’armer. Dès lors on colle déjà à Versailles des placards qui insultent le roi et ses ministres, et promettent d’exécuter le roi le lendemain de son couronnement, ou bien d’exterminer toute la famille royale si le pain reste au même prix. En même temps on fait aussi circuler en province de faux édits du gouvernement. L’un d’eux prétend que la Conseil a taxé le blé à douze livres le setier.
Ces émeutes furent sans doute réprimées, mais elles eurent des conséquences très profondes. Ce fut un déchaînement de luttes entre divers partis : les brochures pleuvaient, les unes accusant les ministres, les autres parlant d’un complot des princes contre le roi, les troisièmes dénigrant l’autorité royale. Bref, avec l’état déjà excité des esprits, l’émeute populaire fut l’étincelle qui mettait le feu aux poudres. On parla aussi de concessions au peuple, auxquelles on n’avait jamais pensé jusqu’alors : on ouvrit des travaux publics ; on abolit les taxes sur la mouture, — ce qui permit au peuple, dans les environs de Rouen, de dire que tous les droits seigneuriaux avaient été abolis, et de se soulever (en juillet) pour ne plus les payer. Il est évident, en un mot, que les mécontents ne perdaient pas leur temps et profitaient de l’occasion pour étendre les soulèvements populaires.
Les sources manquent pour raconter toute la succession des émeutes populaires durant le règne de Louis XVI : les historiens s’en occupent peu ; les archives n’ont pas été dépouillées ; nous n’apprenons qu’accidentellement qu’en tel endroit il y a eu des « désordres ». À Paris, par exemple, après l’abolition des jurandes (1776) et un peu partout en France dans le courant de la même année, à la suite de faux bruits répandus sur l’abolition de toutes les obligations de corvée et de taille envers les seigneurs, il y eut des émeutes assez sérieuses. Cependant il semblerait aussi, d’après les documents imprimés que j’ai étudiés, que dans les années 1777 à 1783 il y eut diminution d’émeutes — peut-être la guerre d’Amérique y fut-elle pour quelque chose.
En 1782 et 1783 les émeutes recommençaient de nouveau, et dès lors elles allèrent en augmentant jusqu’à la Révolution. Poitiers était en révolte en 1782 ; en 1786, c’était Vizille ; de 1783 à 1787 c’est dans les Cévennes, le Vivarais et le Gévaudan qu’éclatent les émeutes. Les mécontents, que l’on nommait mascarats, voulant punir les « praticiens » qui semaient la discorde entre paysans pour provoquer des procès, firent irruption dans les tribunaux, chez les notaires et les procureurs, et brûlèrent tous les actes, tous les contrats. On pendit trois meneurs, on envoya les autres aux travaux forcés, mais les désordres reprirent de nouveau, dès que la fermeture des parlements en fournit une nouvelle occasion[5]. En 1786, c’est Lyon qui est en révolte (Chassin, Génie de la Révolution). Les tisserands en soie font grève ; on leur promet une augmentation de salaires – et l’on fait venir la troupe ; sur quoi il y a bataille, et l’on pend trois meneurs. Dès lors, jusqu’à la Révolution, Lyon va rester un foyer d’émeutes, et en 1789, ce seront les émeutiers de 1786 qui seront élus électeurs.
Tantôt ce sont des soulèvements d’un caractère religieux, tantôt c’est pour résister aux enrôlements militaires — chaque levée de milices amenait une émeute, dit quelque part Turgot ; ou bien, c’est contre la gabelle que le peuple se révolte, ou bien encore pour ne pas payer les dîmes. Mais tout le temps il y a des émeutes, et c’est surtout dans l’est, le sud-est et le nord-est — foyers futurs de la Révolution — qu’elles éclatent en plus grand nombre. Elles vont toujours en grandissant, et enfin, en 1788, à la suite de la dissolution des cours de justice que l’on appelait les parlements, et qui furent remplacées par des « cours plénières », les émeutes se propagent un peu partout dans la France.
Il est évident que pour le peuple il n’y avait pas grande différence entre un parlement et une « cour plénière ». Si les parlements ont refusé quelquefois d’enregistrer des édits faits par le roi et ses ministres, ils n’ont témoigné, par contre, d’aucune sollicitude pour le peuple. Mais puisque les parlements faisaient opposition à la Cour, cela suffisait ; et lorsque les émissaires de la bourgeoisie et des parlements allaient chercher renfort chez le peuple, celui-ci s’ameutait volontiers pour manifester de cette façon contre la Cour et les riches.
En juin 1787, le parlement de Paris se rendit populaire pour avoir refusé de l’argent à la Cour. La loi exigeait que les édits du roi fussent enregistrés par le parlement, et le parlement de Paris enregistra volontiers certains édits concernant le commerce des grains, la convocation d’assemblées provinciales et la corvée. Mais il refusa d’enregistrer l’édit qui établissait de nouveaux impôts, — une nouvelle « subvention territoriale » et un nouveau droit de timbre. Alors le roi convoqua ce qu’on appelait un « lit de justice», fit enregistrer de force ces édits. Le parlement protesta, et gagna ainsi la sympathie de la bourgeoisie et du peuple. À chaque séance, il y avait foule aux abords du palais : clercs, oisifs, curieux, hommes du peuple se rassemblaient pour acclamer les parlementaires. Pour y mettre fin, le roi exila le parlement à Troyes, — et des manifestations bruyantes commencèrent à Paris. La haine du peuple se portait surtout — déjà alors — contre les princes (surtout contre le duc d’Artois) et contre la reine, qui reçut le sobriquet de Madame Déficit.
La cour des aides de Paris, soutenue par l’émeute populaire, ainsi que tous les parlements de province et les cours de justice protestèrent contre cet acte du pouvoir royal et, l’agitation grandissant toujours, le roi fut forcé, le 9 septembre, de rappeler le parlement exilé, ce qui provoqua de nouvelles manifestations à Paris, dans lesquelles on brûla le ministre de Calonne en effigie.
Ces troubles se passaient surtout au sein de la petite bourgeoisie. Mais en d’autres endroits ils prirent un caractère plus populaire.
En 1788, des insurrections éclatèrent en Bretagne. Lorsque le commandant de Rennes et l’intendant de la province se rendirent au Palais pour déclarer au parlement de Bretagne l’édit par lequel ce corps était aboli, toute la ville fut bientôt sur pied. La foule insulta et bouscula les deux fonctionnaires. Au fond, le peuple haïssait l’intendant Bertrand de Moleville, et les bourgeois en profitaient pour répandre le bruit que c’était l’intendant qui faisait tout : « C’est un monstre à étouffer », disait un des billets répandus dans la foule. Aussi lorsqu’il sortit du Palais, on lui lança des pierres, et on jeta sur lui à plusieurs reprises une corde avec nœud coulant. On allait se battre, lorsque — la jeunesse débordant la troupe — un officier jeta son épée et fraternisa avec le peuple.
Peu à peu des troubles du même genre éclatèrent dans plusieurs autres villes de la Bretagne, et les paysans se soulevèrent à leur tour lors de l’embarquement des grains à Quimper, Saint-Brieuc, Morlaix, Port-l’Abbé, Lamballe, etc. Il est intéressant de noter, dans ces désordres, le rôle actif des étudiants de Rennes qui fraternisèrent avec l’émeute[6].
En Dauphiné, et notamment à Grenoble, le soulèvement prit un caractère encore plus sérieux. Dès que le commandant, Clermont-Tonnerre, eut promulgué l’édit qui licenciait le parlement, le peuple de Grenoble se souleva. On sonna le tocsin qui se répandit bientôt dans les villages, et les paysans accoururent en force dans la ville. Il y eut bagarre sanglante et beaucoup de tués. La garde du commandant se trouva impuissante, et son palais fut saccagé. Clermont-Tonnerre, menacé d’une hache, soulevée sur sa tête, dut révoquer l’édit royal.
C’était le peuple — surtout les femmes — qui agissait. Quant aux membres du parlement, le peuple eut peine à les trouver. Ils s’étaient cachés, et ils écrivaient à Paris que le soulèvement s’était fait contre leur volonté. Et quand le peuple les eut sous la main, ils les tint prisonniers, puisque leur présence donnait une apparence de légalité au soulèvement. Les femmes montaient la garde autour de ces parlementaires arrêtés, ne voulant même pas les confier aux hommes, de peur qu’ils ne fussent relâchés.
La bourgeoisie de Grenoble eut évidemment peur de ce soulèvement populaire et elle organisa pendant la nuit sa milice bourgeoise qui s’empara des portes de la ville, ainsi que des postes militaires, qu’elle céda bientôt aux troupes. Les canons furent mis en position contre l’émeute, et le parlement profita de l’obscurité pour fuir. Du 9 au 14 juin la réaction triompha, mais le 14 on apprit qu’à Besançon il y avait eu révolte et que les Suisses y avaient refusé de tirer sur le peuple. Alors les esprits furent montés de nouveau, et il fut même question de convoquer les États de la province. Mais de nouveaux envois de troupes ayant été faits de Paris, l’émeute s’apaisa peu à peu. Cependant la fermentation, soutenue surtout par les femmes, continua encore pendant quelque temps (Vic et Vaissete, t. X, p. 637).
Outre ces deux soulèvements, mentionnés par la plupart des historiens, il y en eut beaucoup d’autres à cette même époque, — en Provence, en Languedoc, en Roussillon, en Béarn, dans les Flandres, en Franche-Comté et en Bourgogne. Là même où il n’y eut pas d’émeutes proprement dites, on profita de l’effervescence pour maintenir la fermentation et faire des manifestations.
À Paris, lors du renvoi de l’archevêque de Sens, il y eut de nombreuses manifestations. Le Pont-Neuf était gardé par la troupe, et plusieurs conflits éclatèrent entre la troupe et le peuple, dont les meneurs, remarque Bertrand de Moleville (p. 136), « furent ceux mêmes qui plus tard prirent part à tous les mouvements populaires de la Révolution ». Il faut lire d’ailleurs la lettre de Marie-Antoinette au comte de Mercy, datée du 24 août 1788, dans laquelle elle lui parle de ses frayeurs et lui annonce la retraite de l’archevêque de Sens et la démarche qu’elle fait pour rappeler Necker ; on comprend alors l’effet que ces attroupements produisaient sur la Cour. La reine prévoit que ce rappel de Necker fera « reculer l’autorité du Roi » ; elle craint « qu’on ne soit obligé de nommer un principal ministre » ; mais « le moment presse. » Il est bien essentiel que Necker y compte[7].
Trois semaines plus tard (le 14 septembre 1788), lorsqu’on apprit la retraite de Lamoignon, il y eut de nouveaux rassemblements. La foule se lança pour brûler les maisons des deux ministres, Lamoignon et Brienne, ainsi que celle de Dubois. On appela la troupe, et rue Mêlée et rue Grenelle « on fit une horrible boucherie de ces malheureux, qui ne se défendaient même pas». Dubois s’enfuit de Paris. — « Le peuple se serait fait lui-même justice », disent les Deux Amis de la Liberté.
Plus tard encore, en octobre 1788, lorsque le parlement, exilé à Troyes, fut rappelé, « les clercs et la populace » faisaient plusieurs soirées de suite des illuminations sur la place Dauphine. Ils demandaient de l’argent aux passants, pour brûler des feux d’artifice. Ils forçaient les messieurs de descendre de voiture et de saluer la statue d’Henri IV. Ils brûlaient des poupées représentant Calonne, Breteuil, la duchesse de Polignac. Il fut aussi question de brûler la reine en effigie. Peu à peu ces rassemblements se répandirent dans d’autres quartiers, et on envoya la troupe pour les disperser. Il y eut du sang versé et beaucoup de tués et de blessés, place de Grève ; mais comme c’étaient les juges du parlement qui jugeaient les personnes arrêtées, elles s’en tirèrent avec des peines légères.
Ainsi se réveillait et se propageait l’esprit révolutionnaire aux approches de la grande Révolution[8]. L’initiative venait certainement de la bourgeoisie, — surtout de la petite bourgeoisie ; mais, généralement parlant, les bourgeois évitaient de se compromettre, et le nombre de ceux d’entre eux qui, avant la convocation des États généraux, surent résister plus ou moins ouvertement à la Cour, fut très restreint. S’il n’y avait eu que leurs rares actes de résistance, la France aurait attendu bien des années le renversement du despotisme royal. Heureusement, mille circonstances poussaient les masses populaires à se révolter ; et malgré que chaque émeute fût suivie de pendaisons, hautes et courtes, d’arrestations en masse et même de torture pour les arrêtés, le peuple, poussé au désespoir par la misère et aiguillonné d’autre part par les vagues espérances dont la vieille femme parlait à Arthur Young, se révoltait. Il s’ameutait contre les intendants de province, les receveurs d’impôts, les agents de la gabelle, la troupe même, et désorganisait ainsi la machine gouvernementale.
Dès 1788, les insurrections des paysans se généralisèrent au point qu’il devint impossible de pourvoir aux dépenses de l’État ; et Louis XVI, après avoir refusé depuis quatorze ans la convocation des représentants de la nation, de peur que l’autorité du roi n’en souffre, se vit enfin forcé de convoquer, d’abord, à deux reprises, des Assemblées de notables, et enfin les États généraux.
VI. LES ÉTATS GÉNÉRAUX RENDUS NÉCESSAIRES
Pour quiconque connaissait l’état de la France, il était évident que le régime du gouvernement irresponsable de la Cour ne pouvait plus durer. La misère dans les campagnes allait en grandissant, et chaque année il devenait de plus en plus difficile de lever les impôts et de forcer en même temps le paysan à payer aux seigneurs les redevances et au gouvernement provincial les nombreuses corvées. Les impôts seuls mangeaient plus de la moitié et souvent plus des deux tiers de ce que le paysan pouvait gagner dans le courant de l’année. La mendicité d’une part, et l’émeute d’autre part, devenait l’état normal des campagnes. Et puis, ce n’était plus le paysan seul qui protestait et se révoltait. La bourgeoisie, elle aussi, exprimait son mécontentement à haute voix. Elle profitait, sans doute, de l’appauvrissement des paysans pour les enrôler dans l’industrie, et elle mettait à profit la démoralisation de l’administration et le désordre dans les finances, pour s’emparer de toute sorte de monopoles, et s’enrichir par les emprunts de l’État.
Mais cela ne suffisait pas à la bourgeoisie. Pendant quelque temps elle peut très bien s’accommoder du despotisme royal et du gouvernement de la Cour. Cependant il arrive un moment où elle commence à craindre pour ses monopoles, pour l’argent qu’elle a prêté à l’État, pour les propriétés foncières qu’elle a acquises, pour les industries qu’elle a fondées, — et alors elle favorise le peuple dans ses émeutes, afin de briser le gouvernement de la Cour et de fonder son pouvoir politique à elle. C’est ce qu’on voit parfaitement se produire durant les treize ou quatorze premières années du règne de Louis XVI, de 1774 à 1788.
Un changement profond dans tout le régime politique de la France s’imposait à vue d’œil ; mais Louis XVI et la Cour résistaient à ce changement, et ils s’y opposèrent si longtemps qu’il arriva un moment où les réformes modestes qui eussent été très bien accueillies au début du règne, ou même en 1783 et 1785, furent déjà dépassées dans la pensée de la nation, lorsque le roi se décida enfin à céder. Tandis qu’en 1775, un régime mixte d’autocratie et de représentation nationale eût satisfait la bourgeoisie, douze ou treize ans plus tard, en 1787 et 1788, le roi se trouva en présence d’une opinion publique qui ne voulait plus entendre parler de compromis et exigeait le gouvernement représentatif, avec toute la limitation du pouvoir royal qui s’ensuivait.
Nous avons vu comment Louis XVI repoussa les propositions très modestes de Turgot. L’idée même de limitation du pouvoir royal lui répugnait. Aussi, les réformes de Turgot — abolition des corvées, abolition des jurandes et une tentative timide de faire payer quelques impôts aux deux classes privilégiées, la noblesse et le clergé — ne donnèrent rien de substantiel. Tout se tient dans un État, et tout tombait en ruines sous l’ancien régime.
Necker, qui suivit de près Turgot, était plutôt financier qu’homme d’État ; il avait l’esprit borné des financiers qui voient les choses plutôt par leurs petits côtés. Il se trouvait à son aise au milieu des opérations financières, des emprunts ; mais il suffit de lire son Pouvoir exécutif, pour comprendre combien son esprit, accoutumé à raisonner sur des théories de gouvernement, au lieu de se débrouiller dans le choc des passions humaines et des desiderata énoncés dans une société à un moment donné, était peu fait pour comprendre l’immense problème politique, économique, religieux et social qui se trouvait posé en France en 1789[9].
Aussi Necker n’osa-t-il jamais tenir auprès de Louis XVI le langage net, précis, sévère et audacieux qu’exigeait la situation. Il ne lui parla que très timidement du gouvernement représentatif et se borna à des réformes qui ne pouvaient ni résoudre les difficultés du moment, ni satisfaire personne, tandis qu’elles faisaient sentir à tous la nécessité d’un changement fondamental.
Les assemblées provinciales, dont Necker ajouta dix-huit à celles qui avaient été instituées par Turgot, et qui amenaient après elles les assemblées de district et de paroisse, furent forcées de discuter les problèmes les plus ardus et de mettre à nu les plaies affreuses du pouvoir illimité de la royauté. Et comme les discussions sur ces objets durent se répandre jusqu’aux villages, elles contribuèrent sans doute puissamment à la chute de l’ancien régime. Ainsi les assemblées provinciales, qui auraient pu servir de paratonnerre en 1776, aidaient déjà au soulèvement en 1788. De même le fameux Compte rendu sur l’état des finances, que Necker publia en 1781, peu de mois avant de quitter le pouvoir, fut un coup de massue porté à l’autocratie. Comme il arrive toujours en pareille occasion, Necker contribua ainsi à ébranler le régime qui déjà s’écroulait, mais il fut impuissant à empêcher que l’écroulement devînt une révolution : probablement il ne la voyait même pas venir.
Après le premier renvoi de Necker, c’était, de 1781 à 1787, la débâcle financière. Les finances se trouvaient dans un état si misérable que les dettes de l’État, des provinces, des ministères et même de la maison du roi s’accumulaient de façon inquiétante. À chaque instant ce pouvait être une banqueroute de l’État, — banqueroute dont maintenant la bourgeoisie, intéressée comme prêteur, ne voulait à aucun prix. Et, avec cela, le peuple, était déjà si appauvri qu’il ne pouvait payer davantage d’impôts : il ne payait pas et se révoltait. Quant au clergé et à la noblesse, ils refusaient absolument de se saigner dans l’intérêt de l’État. La révolte des campagnes, dans ces conditions, faisait avancer la Révolution à grands pas. Et c’est au milieu de ces difficultés que le ministre Calonne convoqua à Versailles une Assemblée des Notables, pour le 22 février 1787.
Cette Assemblée des Notables, c’était juste ce qu’il ne fallait pas faire à ce moment : juste la demi-mesure qui d’un côté rendait la convocation d’une Assemblée nationale inévitable et, d’autre part, inspirait la méfiance contre la Cour et la haine contre les deux ordres privilégiés, la noblesse et le clergé. On apprit, en effet, que la dette nationale avait atteint un milliard six cent quarante-six millions, — chiffre épouvantable à cette époque, — et que le déficit annuel se montait à cent quarante millions. Ceci — dans un pays ruiné comme l’était la France ! On l’apprit ; tout le monde en parla ; et après que tout le monde en eut parlé, les notables, pris dans les hautes classes et représentant une assemblée ministérielle, se séparèrent le 25 mai sans avoir rien fait, rien décidé. Calonne fut remplacé pendant leurs délibérations par Loménie de Brienne, archevêque de Sens ; mais celui-ci, par ses intrigues et ses essais de rigueur, ne sut que soulever les parlements, provoquer un peu partout des émeutes, lorsqu’il voulut les licencier et soulever davantage l’opinion générale contre la Cour. Lorsqu’il fut renvoyé (le 25 août 1788), sa démission provoqua des réjouissances dans toute la France. Mais puisqu’il avait si bien démontré l’impossibilité du régime despotique, il ne restait plus à la Cour qu’à se soumettre. Le 8 août 1788, Louis XVI était obligé de convoquer les États généraux et d’en fixer l’ouverture pour le 1er mai 1789.
Mais, ici encore, la Cour et Necker, rappelé en 1788 au ministère, s’arrangèrent de façon à mécontenter tout le monde. L’opinion en France était que dans les États généraux, où les trois ordres seraient représentés séparément, le Tiers-État devrait avoir une double représentation, et que le vote devait se faire par tête. Mais Louis XVI et Necker s’y opposèrent et convoquèrent même (6 novembre 1788), une seconde Assemblée des notables qui refuserait, ils en étaient sûrs, le doublement du Tiers et le vote par tête. C’est ce qui arriva en effet ; mais malgré cela l’opinion était tellement préparée en faveur du Tiers par les assemblées provinciales, que Necker et la Cour furent tout de même forcés de céder. Le Tiers-État reçut une double représentation, — c’est-à-dire que sur mille députés, le Tiers en recevait autant que le clergé et la noblesse réunis. Bref, ils firent tout ce qu’il fallait pour indisposer contre eux l’opinion publique, sans rien gagner. L’opposition de la Cour à la convocation d’une représentation nationale fut absolument vaine. Le 5 mai 1789, les États généraux se réunissaient à Versailles.
VII.LE SOULÈVEMENT DES CAMPAGNES DANS LES PREMIERS MOIS DE 1789
Rien ne serait plus faux que d’imaginer ou de représenter la France comme une nation de héros à la veille de 1789, et Quinet eut parfaitement raison de détruire cette légende qu’on avait essayé de propager. Il est évident que si l’on réunit sur un petit nombre de pages les quelques faits, très peu nombreux d’ailleurs, de résistance ouverte à l’ancien régime de la part de la bourgeoisie, — comme par exemple, la résistance d’Epresmenil, — on peut tracer un tableau assez impressionnant. Mais ce qui frappe surtout lorsqu’on envisage toute la France, c’est l’absence de protestations sérieuses, d’affirmation de l’individu, — la servilité même de la bourgeoisie, j’ose le dire. « Personne ne se fait connaître », dit justement Quinet. On n’a même pas l’occasion de se connaître soi-même (La Révolution, édition de 1869, t. I, p. 15) Et il demande : Que faisaient Barnave, Thouret, Sieyès, Vergniaud, Guadet, Roland, Danton, Robespierre et tant d’autres, qui vont devenir bientôt des héros de la Révolution ?
Dans les provinces, dans les villes, c’était le mutisme, le silence. Il fallut que le pouvoir central appelât les hommes à voter et à dire hautement ce qu’ils disaient tout bas, pour que le Tiers-État rédigeât ses fameux cahiers. Et encore ! si dans certains cahiers nous trouvons des mots audacieux de révolte — que de soumission, que de timidité dans le grand nombre, quelle modicité des demandes ! Car, après avoir demandé le droit de porter des armes et quelques garanties judiciaires contre l’arbitraire des arrestations, c’est surtout un peu plus de liberté dans les affaires municipales que demandent les cahiers du Tiers[10]. Ce n’est que plus tard, lorsque les députés du Tiers se verront soutenus par le peuple de Paris et que la révolte paysanne aura commencé à gronder, qu’ils s’enhardiront dans leur attitude vis-à-vis de la Cour.
Heureusement, le peuple se met en révolte, partout, depuis les mouvements provoqués par les parlements pendant l’été et l’automne de 1788, et la vague monte jusqu’au grand soulèvement des villages en juillet et août 1789.
Nous avons déjà dit que la situation des paysans et du peuple dans les villes était telle qu’il suffisait d’une seule mauvaise récolte pour amener une hausse épouvantable des prix du pain dans les villes et la famine dans les villages. Les paysans n’étaient plus des serfs, le servage ayant été aboli en France depuis longtemps, du moins dans les propriétés privées. Depuis que Louis XVI l’avait aboli dans les domaines royaux (en 1779), il ne restait plus, en 1788, que 80.000 mainmortables dans le Jura et tout au plus 1.500.000 dans toute la France — peut-être moins d’un million ; et même ces mainmortables n’étaient pas des serfs dans le sens strict du mot. Quant à la grande masse des paysans français, ils avaient depuis longtemps cessé d’être serfs. Mais ils continuaient à payer, en argent et en travail, — en corvées entre autres, — pour leur liberté personnelle. Ces redevances étaient extrêmement lourdes et variées, mais elles n’étaient pas arbitraires : elles étaient censées représenter des paiements pour le droit de possession de la terre, — soit collectif dans la commune, soit privé, soit enfin en fermage ; et chaque terre avait ses redevances, aussi variées que nombreuses, consignées avec soin dans les terriers.
En outre, le droit de justice seigneuriale avait été maintenu. Sur une quantité de terres, le seigneur restait juge, ou bien c’était lui qui nommait les juges ; et en vertu de cette prérogative ancienne, il prélevait toutes sortes de droits personnels sur ses ex-serfs[11]. Lorsqu’une vieille femme léguait à sa fille un ou deux arbres et quelques vieilles hardes (par exemple, « ma jupe noire, ouatée » — j’ai vu de ces legs), « le noble et généreux seigneur » ou « la noble et généreuse dame du château » prélevait tant et tant sur ce legs. Le paysan payait de même pour le droit de mariage, de baptême et d’enterrement ; il payait aussi sur chaque vente et achat qu’il opérait, et son droit de vendre ses récoltes ou son vin était limité : il ne fallait pas vendre avant le seigneur. Enfin, toute sorte de péages, — pour l’usage du moulin, du pressoir, du four banal, du lavoir, de telle route, de tel gué, s’étaient conservés depuis les temps du servage, ainsi que des redevances en noisettes, champignons, toile, fil, considérées autrefois comme dons « de joyeux avènemen t».
Quant aux corvées obligatoires, elles variaient à l’infini : travaux dans les champs du seigneur, travaux dans ses parcs, ses jardins, travaux pour satisfaire toute sorte de fantaisies… Dans quelques villages il y avait même l’obligation de battre l’étang pendant la nuit, afin que les grenouilles n’empêchent pas le seigneur de dormir.
Personnellement l’homme s’était affranchi ; mais tout ce tissu de redevances et d’exactions qui s’était constitué peu à peu, par la ruse des seigneurs et de leurs intendants, pendant les siècles que le servage avait duré, – tout ce tissu continuait à envelopper le paysan. En plus de cela, l’État était là avec ses impôts, ses tailles, ses vingtièmes, ses corvées toujours grandissantes ; et l’État, tout comme l’intendant du seigneur, était toujours en train d’exercer son imagination pour trouver quelque nouveau prétexte et quelque nouvelle forme d’imposition.
Il est vrai que, depuis les réformes de Turgot, les paysans avaient cessé de payer certaines taxes féodales, et quelques gouverneurs de province se refusaient même à recourir à la force pour lever certaines redevances qu’ils considéraient comme des exactions nuisibles. Mais les grosses redevances féodales, rattachées à la terre, devaient être payées en entier ; et elles devenaient d’autant plus lourdes que les impôts de l’État et de la province, qui s’y ajoutaient, allaient toujours en croissant. Aussi n’y a-t-il pas un mot d’exagération dans les sombres tableaux de la vie des villages que nous donne chaque historien de la Révolution. Mais il n’y a pas non plus d’exagération quand on nous dit que dans chaque village il y avait quelques paysans qui se créaient une certaine prospérité, et que ceux-ci étaient surtout désireux de secouer toutes les obligations féodales et de conquérir les libertés individuelles. Les deux types représentés par Erckmann-Chatrian dans l’Histoire d’un paysan — celui du bourgeois du village et celui du paysan écrasé sous le fardeau de la misère — sont vrais. Ils existaient tous les deux. Le premier donna la force politique au Tiers-État ; tandis que les bandes d’insurgés qui dès l’hiver de 1788-1789 commencèrent à forcer les nobles à renoncer aux obligations féodales inscrites dans les terriers, se recrutaient parmi les miséreux des villages qui n’avaient qu’une cabane en terre battue pour logis, et des châtaignes ou le glanage pour nourriture.
La même remarque s’applique aux villes. Les droits féodaux s’étendaient sur les villes, aussi bien que sur les villages ; les classes pauvres des villes étaient aussi écrasées de redevances féodales que les paysans. Le droit de justice seigneuriale restait en pleine vigueur dans beaucoup d’agglomérations urbaines, et les cabanes des artisans et des manouvriers payaient les mêmes droits, en cas de vente ou d’héritage, que les maisons des paysans. Plusieurs villes payaient même au tribut perpétuel comme rachat de leur soumission féodale d’autrefois. En outre, la plupart des villes payaient au roi le don gratuit pour le maintien d’une ombre d’indépendance municipale, et le fardeau des impôts pesait surtout sur les classes pauvres. Si l’on y ajoute les lourds impôts royaux, les contributions provinciales et les corvées, la gabelle, etc., ainsi que l’arbitraire des fonctionnaires, les lourdes dépenses à subir dans les tribunaux, et l’impossibilité pour un simple roturier d’obtenir justice contre un noble, ou même un riche bourgeois, et si l’on pense à toutes sortes d’oppressions, d’insultes et de mortifications que l’artisan devait subir, on pourra se faire une idée de l’état des classes pauvres à la veille de 1789.
Eh bien ! c’est des classes pauvres que vint cette révolte des villes et des villages, qui donna aux représentants du Tiers dans les États généraux la hardiesse de résister au roi et de se déclarer Assemblée constituante.
La sécheresse avait fait manquer la récolte de 1788, et l’hiver était très rigoureux. Certes, il y avait eu auparavant des hivers presque aussi rigoureux, des récoltes tout aussi mauvaises, et il y avait eu aussi des émeutes populaires. Chaque année, il y avait disette dans quelque partie de la France. Et souvent elle s’étendait sur un quart ou un tiers du royaume. Mais cette fois-ci, l’espoir avait été réveillé par les événements précédents : les assemblées provinciales, les réunions de notables, les insurrections à propos des parlements dans les villes, qui se répandaient aussi (nous l’avons vu, du moins, pour la Bretagne) dans les villages. Et les soulèvements de 1789 prirent bientôt une extension et une tournure menaçantes.
Je tiens du professeur Karéeff, qui a étudié l’effet de la Grande Révolution sur les paysans français, qu’il y a aux Archives nationales de fortes liasses ayant trait aux insurrections des paysans qui précédèrent la prise de la Bastille[12].
De mon côté, n’ayant jamais pu étudier les archives en France, mais ayant consulté nombre d’histoires provinciales de cette époque[13], j’étais arrivé déjà dans mes travaux antérieurs[14] à la conclusion qu’une quantité d’émeutes avaient éclaté dans les villages dès janvier 1789, et même dès décembre 1788. Dans certaines provinces, la situation était terrible à cause de la disette, et partout un esprit de révolte, peu connu jusqu’alors, s’emparait des populations. Au printemps, les révoltes devinrent de plus en plus fréquentes, en Poitou, Bretagne, Touraine, Orléanais, Normandie, Île-de-France, Picardie, Champagne, Alsace, Bourgogne, Nivernais, Auvergne, Languedoc et Provence.
Presque toutes ces émeutes avaient le même caractère. Les paysans, armés de couteaux, de faux, de gourdins, accouraient en ville ; ils forçaient les laboureurs et les fermiers qui avaient apporté des grains au marché à les vendre à un certain prix « honnête » (par exemple, 3 livres le boisseau) ; ou bien, ils allaient cherché le blé chez les marchands de blé, et « se le partageaient à prix réduit », en promettant de le payer dès que la prochaine récolte serait faite ; ailleurs ils obligeaient le seigneur à renoncer pendant deux mois à son droit sur les farines ; ou bien ils forçaient la municipalité à taxer le pain, et quelquefois « à augmenter de quatre sous la journée de travail ». Là où la famine était plus terrible, les ouvriers de la ville (à Thiers, par exemple) allaient ramasser du blé dans les campagnes. Souvent, on forçait les greniers des communautés religieuses, des négociants-accapareurs, ou des particuliers, et on fournissait de la farine aux boulangers. En outre, on vit déjà se former ces bandes, composées de paysans, de bûcherons, quelquefois aussi de contrebandiers, qui allaient de village en village, saisissant les blés, et qui peu à peu commencèrent aussi à brûler les terriers et à obliger les seigneurs à abdiquer leurs droits féodaux, — ces bandes qui donnèrent en juillet 1789 à la bourgeoisie le prétexte d’armer ses milices.
Dès janvier on entendait aussi dans ces émeutes le cri de Vive la Liberté ! et dès janvier, mais encore plus nettement dès le mois de mars, on vit les paysans refuser, par-ci, par-là, de payer les dîmes et les redevances féodales, ou bien même les impôts. Outre les trois provinces de Bretagne, d’Alsace et de Dauphiné (citées par Taine), on trouve trace de pareils mouvements presque dans toute la partie orientale de la France.
Dans le midi, à Agde, lors de l’émeute des 19, 20 et 21 avril, « le peuple s’est follement persuadé qu’il était tout », disent le maire et les consuls, « et qu’il pouvait tout, vu la prétendue volonté du roi sur l’égalité des rangs ». Le peuple menaçait la ville d’un pillage général, si l’on ne baissait pas le prix de toutes les provisions et si l’on ne supprimait pas le droit de la province sur le vin, le poisson et la viande ; de plus, — et ici on voit déjà le bon sens communaliste des masses populaires en France, — « ils veulent nommer des consuls, partie de leur classe » — et ces demandes sont accordées aux révoltés. Trois jours après le peuple exigeait que le droit de mouture fût réduit de moitié, et ce fut aussitôt accordé[15].
Cette insurrection, c’est l’image de cent autres. Le pain était le motif premier du mouvement. Mais bientôt, il s’y joignait des réclamations dans le domaine où les conditions économiques et l’organisation politique se touchent, — le domaine dans lequel le mouvement populaire procède toujours avec le plus d’assurance et obtient des résultats immédiats.
En Provence, toujours en mars et en avril 1789, plus de quarante bourgades et villes, dont Aix, Marseille et Toulon, abolirent l’impôt sur la farine, et un peu partout la foule saccagea les maisons des fonctionnaires préposés à lever les impôts sur la farine, les cuirs, les boucheries, etc. Les prix des vivres furent réduits et tous les vivres furent taxés ; et quand les messieurs de la haute bourgeoisie protestèrent, la foule se mit à les lapider ; ou bien on creusa sous leurs yeux la fosse qui servirait à les enterrer — quelquefois on apporta même d’avance le cercueil pour mieux impressionner les réfractaires, qui s’empressaient évidemment de céder. Tout se passa alors (avril 1789) sans la moindre effusion de sang. C’est « une espèce de guerre déclarée aux propriétaires et aux propriétés », disent les rapports des intendants et des municipaux ; « le peuple continue de déclarer qu’il ne veut rien payer, ni impôts, ni droits, ni dettes. »[16]
Dès lors, c’est-à-dire dès avril, les paysans commencèrent à piller les châteaux et à forcer les seigneurs à abdiquer leurs droits. À Peinier, ils obligeaient le seigneur « à passer un acte par lequel il renonçait à ses droits seigneuriaux de toute espèce » (lettre aux Archives) ; à Riez ils voulaient que l’évêque brûlât ses archives. À Hyères et ailleurs ils brûlaient les vieux papiers concernant les droits féodaux ou les impôts. Bref, en Provence nous voyons déjà dès le mois d’avril, le commencement de la grande révolte des paysans qui forcera la noblesse et le clergé à faire leurs premières concessions au 4 août 1789.
On saisit facilement l’influence que ces émeutes et cette fermentation exercèrent sur les élections de l’Assemblée nationale. Chassin (Génie de la Révolution) dit qu’en quelques endroits la noblesse eut une grande influence sur les élections, et que, dans ces localités, les électeurs paysans n’osèrent se plaindre de rien. Ailleurs, notamment à Rennes, la noblesse profita même des séances des États généraux de la Bretagne ( fin décembre 1788 et janvier 1789) pour tâcher d’ameuter le peuple affamé contre les bourgeois. Mais, que pouvaient ces dernières convulsions de la noblesse contre la vague populaire qui montait ? Le peuple voyait qu’entre les mains de la noblesse et du clergé, plus de la moitié des terres restaient incultes, et il comprenait, mieux que si les statisticiens le lui avaient démontré, que tant que le paysan ne s’emparerait pas de ces terres pour les cultiver, la famine resterait en permanence.
Le besoin même de vivre soulevait le paysan contre les accapareurs du sol. Pendant l’hiver de 1788-89, dit Chassin, il ne se passait pas un jour dans le Jura sans que les convois de blé ne fussent pillés (p. 162). Les militaires en haut lieu ne demandaient qu’à « sévir » contre le peuple ; mais les tribunaux refusaient de condamner et même de juger les affamés révoltés. Les officiers refusaient de tirer sur le peuple. La noblesse s’empressait d’ouvrir ses greniers : on craignait de voir brûler les châteaux (c’était au commencement d’avril 1789). — Partout, dit Chassin (p. 163), des émeutes semblables éclataient, dans le Nord et le Midi, dans l’Ouest et dans l’Est.
Les élections vinrent apporter beaucoup d’animation et réveillèrent beaucoup d’espérances dans les villages. Partout, le seigneur exerçait une grande influence ; mais dès qu’il se trouvait dans le village quelque bourgeois, médecin ou avocat, qui avait lu du Voltaire, ou même la brochure de Sieyès ; dès qu’il y avait quelque tisserand ou maçon qui savait lire et écrire, ne fût-ce qu’en caractères d’impression — tout changeait ; les paysans s’empressaient de coucher leurs doléances sur le papier. Il est vrai que pour la plupart leurs plaintes se bornaient à des choses d’ordre secondaire ; mais presque partout on voit percer (comme dans le soulèvement des paysans allemands de 1525) cette idée que les seigneurs doivent prouver leurs droits aux exactions féodales[17].
Une fois leurs cahiers présentés, les paysans patientaient. Mais aussi les lenteurs des États généraux et de l’Assemblée nationale les mettaient en colère, et dès que ce terrible hiver de 1788-89 fut terminé, dès que le soleil revint et avec lui l’espoir d’une récolte prochaine, les émeutes recommencèrent, surtout après les travaux du printemps.
Évidemment, la bourgeoisie intellectuelle profita des élections pour propager les idées de la Révolution. Un « Club Constitutionnel » fut formé, et ses nombreuses ramifications se répandirent dans les villes, même les plus petites. L’indifférence qui frappa tellement Arthur Young dans les villes de l’Est existait sans doute ; mais dans d’autres provinces la bourgeoisie tira tout le profit voulu de l’agitation électorale. On voit même comment les événements qui eurent lieu en juin à Versailles, dans l’Assemblée nationale, furent préparés déjà depuis plusieurs mois dans les provinces. Ainsi, dans le Dauphiné, l’union des trois ordres et le vote par tête furent acceptés dès le mois d’août 1788 par les États de la province sous la pression des insurrections locales.
Cependant il ne faut pas croire que les bourgeois qui se firent remarquer pendant les élections eussent été le moins du monde révolutionnaires. C’étaient des modérés, de « pacifiques insurgés », comme dit Chassin. En fait de mesures révolutionnaires, c’est plutôt le peuple qui en parle, puisqu’il se forme des sociétés secrètes parmi les paysans, et que des inconnus font appel au peuple pour ne plus payer d’impôts et les faire payer par les nobles. Ou bien, on annonce que les nobles ont déjà accepté de payer tous les impôts, mais que ce n’est qu’une ruse de leur part. « Le peuple de Genève s’est affranchi en un jour… Tremblez, vous, nobles ! » On voit aussi des brochures adressées aux paysans et secrètement répandues (par exemple, l’Avis aux habitants des campagnes, répandu à Chartres). Bref, l’agitation dans les campagnes était telle, dit Chassin, — et il a certainement, mieux que tout autre, étudié cet aspect de la Révolution, — l’agitation était telle, qu’alors même que Paris eût été vaincu le 14 juillet, il n’était plus possible de retourner les campagnes dans l’état où elles avaient été en janvier 1789. Il eût fallu faire la conquête de chaque village séparément. Dès le mois de mars personne ne payait plus les redevances (p. 167 et suivantes).
On comprend l’importance de cette fermentation profonde dans les campagnes. Si la bourgeoisie instruite profite des conflits de la Cour et des parlements pour réveiller l’agitation politique ; si elle travaille activement à semer le mécontentement, c’est toujours l’insurrection paysanne, gagnant aussi les villes, qui fait le vrai fond de la Révolution ; elle qui inspire aux députés du Tiers la résolution qu’ils vont bientôt exprimer à Versailles, — de réformer tout le régime gouvernemental de la France et de commencer une révolution profonde dans la distribution des richesses.
Sans le soulèvement des paysans qui commença en hiver et alla, avec ses flux et reflux, jusqu’en 1793, le renversement du despotisme royal n’aurait jamais été accompli si complètement ; jamais il n’aurait été accompagné d’un si profond changement politique, économique et social. La France aurait bien eu un parlement, comme la Prusse en eut un, pour rire, en 1848, — mais cette innovation n’aurait pas pris le caractère d’une révolution : elle serait restée superficielle, comme elle le fut après 1848 dans les États allemands.
VIII. ÉMEUTES À PARIS ET DANS LES ENVIRONS
On comprend que, dans ces conditions, Paris ne pouvait pas rester tranquille. La famine sévissait dans les campagnes aux alentours de la grande cité, comme ailleurs ; les provisions manquaient à Paris, comme dans les autres grandes villes ; et l’affluence des pauvres gens venant chercher du travail, ne pouvait qu’augmenter, surtout en prévision des grands événements que tout le monde sentait venir.
Vers la fin de l’hiver (mars et avril), les émeutes de la faim et le pillage des grains sont mentionnés dans les rapports d’intendants, à Orléans, à Cosnes, à Rambouillet, à Jouy, à Pont-Sainte-Maxence, à Bray-sur-Seine, à Sens, à Nangis, à Viroflay, à Montlhéry, etc. Dans d’autres parties de la région, dans les forêts aux alentours de Paris, les paysans, en mars, exterminaient les lapins et les lièvres ; les bois même de l’abbaye de Saint-Denis étaient coupés et enlevés au vu et au su de tout le monde.
Paris dévorait les pamphlets révolutionnaires, dont il paraissait dix, douze, vingt chaque jour, et qui passaient rapidement des mains des riches dans celles des plus pauvres. On s’arrachait la brochure de Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers ? les Considérations sur les intérêts du Tiers-État, par Rabaud de Saint-Étienne, qui avait une légère teinte de socialisme, Les Droits des États généraux, de d’Entraigues, et des centaines d’autres, moins fameuses mais souvent plus mordantes encore. Tout Paris se passionnait contre la Cour et les nobles, et c’est dans les plus pauvres faubourgs, dans les plus interlopes cabarets de la banlieue, que la bourgeoisie alla bientôt frapper la royauté. En attendant, le 28 avril éclatait l’insurrection que l’on appela plus tard « l’affaire Réveillon » et qui apparut comme un des avant-coureurs des grandes journées de la Révolution.
Le 27 avril, les assemblées électorales se réunissaient à Paris, et il paraît que pendant la rédaction des cahiers dans le faubourg Saint-Antoine, il y eut conflit entre les bourgeois et les travailleurs. Les ouvriers posaient leurs doléances, et les bourgeois leur répondirent par des grossièretés. Réveillon, un fabricant de papier et de papiers peints, autrefois ouvrier lui-même, arrivé par une habile exploitation à devenir patron de 300 travailleurs, se fit surtout remarquer par la grossièreté de ses propos… On les a tant de fois entendus depuis : « Le travailleur peut bien se nourrir de pain noir et de lentilles ; le froment n’est pas pour lui, etc… »
Y a-t-il quelque chose de vrai dans le rapprochement qui fut fait plus tard par les riches, lors de l’enquête sur l’affaire Réveillon, entre le soulèvement même et ce fait, mentionné par les commis des fermes, qui prétendaient qu’« une multitude immense » de gens pauvres, déguenillés et d’allure sombre étaient entrés ces jours-là dans Paris ? Il ne peut y avoir là-dessus que des conjectures — oiseuses, après tout. Étant donné l’état des esprit et la révolte grondant aux alentours de Paris, l’attitude de Réveillon vis-à-vis des ouvriers ne suffisait-elle pas, à elle seule, pour expliquer ce qui arriva le lendemain ?
Le 27 avril, le peuple, furieux de l’opposition et des propos du riche fabricant, portait son effigie, pour la juger et l’exécuter, place de Grève. À la place Royale, le bruit se répand que le Tiers-État vient de condamner Réveillon à mort. Mais arrive le soir, et la foule se disperse en semant l’effroi chez les riches par les cris qu’elle fait retentir dans la nuit. Enfin, le matin suivant, le 28, la foule vient à l’usine de Réveillon, force les ouvriers à quitter le travail, puis assiège la maison du fabricant et la met au pillage. Arrive la troupe, à laquelle le peuple résiste en lançant des pierres, des tuiles et des meubles, par les fenêtres et de dessus les toits. Alors la troupe tire, et le peuple se défend plusieurs heures de suite avec fureur. Le résultat est : 12 soldats tués et 80 blessés ; 200 hommes tués du côté du peuple et 300 blessés. Les ouvriers s’emparent des cadavres de leurs frères et les portent dans les rues des faubourgs. Puis, quelques jours plus tard, il se forme un attroupement de 500 à 600 hommes à Villejuif, et ils veulent forcer les portes de la prison de Bicêtre.
Voici donc le premier conflit entre le peuple de Paris et les riches — conflit qui produisit une profonde impression. C’était une première vision du peuple rendu furieux, vision qui exerça une profonde influence sur les élections, en en éloignant les réactionnaires.
Inutile de dire que les messieurs de la bourgeoisie cherchèrent à représenter cette émeute comme un coup monté par les ennemis de la France. Comment le bon peuple de Paris aurait-il pu se révolter contre un fabricant ? « C’est l’argent anglais qui les a poussés à la révolte », disaient les uns, — « l’argent des princes », disaient les bourgeois révolutionnaires, et personne ne voulait admettre que le peuple se révoltât simplement parce qu’il souffrait et qu’il en avait assez de l’arrogance des riches, qui l’insultaient jusque dans ses souffrances ! [18] On voit ainsi se constituer dès lors la légende qui cherchera plus tard à réduire la Révolution à son œuvre parlementaire et à représenter tous les soulèvements du peuple pendant les quatre années de la Révolution comme des accidents : comme l’œuvre de brigands ou d’agents, payés soit par Pitt, soit par la réaction. Plus tard, les historiens reprendront la légende : « Puisque cette émeute pouvait être prise par la Cour comme prétexte pour renvoyer l’ouverture des États-Généraux, donc, elle ne pouvait venir que de la réaction. » Que de fois n’a-t-on pas refait le même raisonnement de nos jours !
Eh bien, les journées des 24-28 avril sont les signes avant-coureurs des 11, 12, 13 et 14 juillet. Le peuple de Paris vint affirmer dès lors son esprit révolutionnaire qui venait des couches ouvrières des faubourgs. À côté du Palais-Royal, foyer de révolution de la bourgeoisie, se dressaient les faubourgs — centres de l’émeute populaire. Dès lors Paris devient l’appui principal de la Révolution, et les États-Généraux, qui vont se réunir à Versailles, auront les yeux tournés vers Paris, pour y chercher la force qui pourra les soutenir et les inciter à marcher de l’avant dans leurs revendications et leurs luttes contre la Cour.
IX. LES ÉTATS-GÉNÉRAUX
Le 4 mai, les 1.200 députés des États-Généraux, réunis à Versailles, se rendaient à l’église Saint-Louis, pour y entendre la messe d’ouverture, et le lendemain, le roi ouvrait leur séance en présence d’un nombreux public de spectateurs. Et, déjà dès cette séance d’ouverture, se dessinait l’inévitable tragédie que devait être la Révolution.
Le roi n’avait que méfiance pour les représentants de la nation qu’il avait convoqués. Il s’était enfin résigné à le faire, mais il se plaignait, devant ces mêmes représentants, de « l’inquiétude des esprits », de la fermentation générale, comme si cette inquiétude eût été factice, non motivée par l’état même de la France ; comme si cette réunion eût été une violation inutile et capricieuse des droits royaux.
La France, longtemps empêchée de faire des réformes, en était arrivée à sentir le besoin d’une révision complète de ses institutions — et le roi ne mentionnait que quelques réformes légères dans les finances, pour lesquelles un peu d’économie dans les dépenses aurait suffi. Il demandait « l’accord des ordres », alors que les assemblées provinciales avaient déjà montré que l’existence d’ordres séparés était surannée dans les esprits, — un poids mort, une survivance du passé. Et, alors que tout était à refaire – comme dans la Russie actuelle — le roi exprimait surtout des craintes « d’innovations ! » ainsi s’annonçait, déjà dans ce discours, la lutte de vie et de mort qui allait commencer entre l’autorité royale et le pouvoir représentatif.
Quant aux représentants de la nation, eux-mêmes, par leurs divisions, faisaient déjà pressentir la profonde scission qui allait se produire dans toute la Révolution, – entre ceux qui se cramponneraient à leurs privilèges, et ceux qui chercheraient à les démolir.
Enfin, la représentation nationale montrait déjà son défaut capital. Le peuple n’y était pas du tout représenté ; les paysans en étaient absents. C’est la bourgeoisie qui se chargeait de parler pour le peuple en général ; et quant aux paysans, — dans toute cette assemblée d’hommes de loi, de notaires, d’avoués, il n’y en avait peut-être pas cinq ou six qui eussent connu l’état réel, ou bien même l’état légal de l’immense masse des paysans. Tous hommes de la ville, ils sauront bien défendre le citadin ; mais quant au paysan, ils ne sauront même pas ce qu’il lui faut, ni ce qui lui serait nuisible.
La guerre civile est déjà dans cette enceinte, où le roi, entouré de nobles, parle en maître au Tiers, et lui reproche ses « bienfaits ». Le garde des sceaux, Barentain, laissant percer la vraie intention du roi, appuya sur le rôle auquel les États Généraux devraient se borner : Ils examineront les impôts qu’on leur proposera de voter. Ils discuteront la réforme de la législation civile et criminelle. Ils voteront une loi sur la presse, pour réprimer les libertés qu’elle s’est arrogée récemment — et ce sera tout. Point de dangereuses réformes. « Les demandes justes ont été accordées, le roi ne s’est point arrêté aux murmures indiscrets ; il a daigné les couvrir de son indulgence ; il a pardonné jusqu’à l’expression de ces matières fausses et outrées, à la faveur desquelles on voudrait substituer des chimères pernicieuses aux principes inaltérables de la monarchie. Vous rejetterez, messieurs, avec indignation ces innovations dangereuses. »
Toutes les luttes des quatre années suivantes étaient dans ces mots, et le discours de Necker, qui suivit ceux du roi et du garde des sceaux, — discours qui dura trois heures, — n’ajouta rien pour avancer, soit la grande question du gouvernement représentatif qui occupait la bourgeoisie, soit celle de la terre et des redevances féodales qui intéressait les paysans. Le rusé contrôleur des finances sut parler trois heures sans se compromettre, soit avec la Cour, soit avec le peuple. Le roi, fidèle aux idées qu’il avait déjà exprimées à Turgot, ne comprenait rien à la gravité du moment et laissait à la reine et aux princes le soin d’intriguer pour empêcher les concessions qu’on lui demandait.
Mais Necker, non plus, ne comprit pas qu’il s’agissait de traverser une crise politique et sociale très profonde, — non seulement une crise financière, — et que dans ces circonstances une politique de louvoiements entre la Cour et le Tiers allait devenir funeste : que s’il n’était pas déjà trop tard pour prévenir une Révolution, il fallait du moins faire l’essai d’une politique franche, ouverte, de concessions en matière de gouvernement ; qu’il fallait déjà poser dans ses grandes lignes le grand problème foncier, duquel dépendait la misère ou le bien-être de toute une nation.
Et quant aux représentants eux-mêmes, ni les deux ordres privilégiés, ni le Tiers ne saisirent non plus l’étendue du problème qui se dressait devant la France. La noblesse rêvait de reprendre un ascendant sur la couronne ; le clergé ne pensait qu’à maintenir ses privilèges ; et le tiers-état, bien qu’il comprît parfaitement la marche à suivre pour la conquête du pouvoir en faveur de la bourgeoisie, ne s’aperçut pas qu’il y avait un autre problème infiniment plus important à résoudre, – celui de rendre la terre au paysan, afin que, possédant une terre affranchie de lourdes redevances féodales, il pût doubler ou tripler les productions de cette terre et mettre fin de cette façon aux disettes chroniques qui rongeaient les forces de la nation française.
Quelle issue pouvait-il y avoir dans ces conditions, si ce n’était le choc, la lutte ? La révolte du peuple, le soulèvement des paysans, la Jacquerie, et le soulèvement des ouvriers et des pauvres en général dans les villes ! La Révolution, en un mot, avec toutes ses luttes et ses haines, ses conflits terribles et ses vengeances !
Pendant cinq semaines, les députés du Tiers essayèrent d’amener, par des pourparlers, les députés des deux autres ordres à siéger tous ensemble, alors que les comités royalistes travaillaient de leur côté à maintenir la séparation des trois ordres. Les conférences ne menaient à rien. Mais de jour en jour le peuple de Paris prenait une attitude de plus en plus menaçante. À Paris, le Palais-Royal, devenu un club en plein air, où tout le monde trouvait accès, s’irritait de plus en plus. Les brochures pleuvaient, et on se les arrachait. « Chaque heure produit sa brochure », dit Arthur Young ; « il en a paru treize aujourd’hui, seize hier et quatre-vingt-douze la semaine passée. Dix-neuf sur vingt sont en faveur de la liberté… La fermentation dépasse toute conception. » Les orateurs qui haranguent en plein vent, dans la rue, montés sur une chaise devant un café, parlent déjà de s’emparer des palais et des châteaux. On entend déjà gronder les menaces de Terreur, tandis qu’à Versailles le peuple s’assemble chaque jour aux portes de l’Assemblée pour insulter les aristocrates.
Les députés du Tiers se sentent soutenus. Ils s’enhardissent peu à peu, et, le 17 juin, sur une motion de Sieyès, ils se constituent enfin en Assemblée Nationale. Le premier pas vers l’abolition des classes privilégiées était fait de cette façon, et le peuple de Paris saluait ce premier pas par de bruyantes acclamations. L’Assemblée, s’enhardissant, vota que les impôts établis, étant illégaux, ne seraient prélevés que provisoirement et seulement tant que l’Assemblée serait réunie. Le peuple ne serait plus tenu de les payer dès que l’Assemblée serait dissoute. Un comité de subsistances fut nommé pour combattre la famine, et les capitalistes furent rassurés par l’Assemblée qui consolida la dette publique. Acte de haute prudence à ce moment, où il fallait vivre à tout prix et désamorcer une puissance — le capitaliste-prêteur, — qui serait devenu menaçant s’il se mettait du côté de la Cour.
Mais c’était la révolte contre le pouvoir royal. Aussi les princes (d’Artois, de Condé, de Conti), d’accord avec le garde des sceaux, se mirent alors à concerter un coup d’État. À un jour donné, le roi se rendrait avec grand appareil à l’Assemblée. Là, il casserait tous les arrêtés de l’Assemblée ; il ordonnerait la séparation des ordres et fixerait lui-même les quelques réformes qui devraient être faites par les trois ordres, siégeant séparément. Et que voulait opposer Necker, ce représentant parfait de la bourgeoisie de l’époque, au coup d’autorité, au coup d’État préparé par la Cour ? Le compromis ! Lui aussi voulait un coup d’autorité, une séance royale, et dans cette séance le roi accorderait le vote par tête, sans distinction des trois ordres, en matière d’impôts ; mais pour tout ce qui concernait les privilèges de la noblesse et du clergé, les ordres, siégeant séparément, seraient maintenus. Or, il est évident que cette mesure était encore moins réalisable que celle des princes. On ne risque pas un coup d’État pour une demi-mesure, qui d’ailleurs n’aurait pu se maintenir plus de quinze jours. Comment eût-on réformé l’impôt sans toucher aux privilèges des deux ordres supérieurs ?
C’est alors, le 20 juin, que les députés du Tiers, enhardis par l’attitude de plus en plus menaçante du peuple de Paris, et même de celui de Versailles, décidèrent de résister aux plans de renvoi de l’Assemblée et de se lier pour cela mutuellement par un serment solennel. Voyant leur salle de réunions fermée à cause des préparatifs que l’on y faisait pour la séance royale, ils se rendirent en cortège à une salle privée quelconque – celle du Jeu de Paume. Une masse de peuple accompagnait ce cortège, qui marchait, Bailly en tête, dans les rues de Versailles. Des soldats volontaires étaient venus s’offrir pour monter la garde autour d’eux. L’enthousiasme de cette foule, qui les enveloppait, emportait les députés.
Arrivés dans la salle du Jeu de Paume, émus et saisis d’un beau mouvement, ils prêtèrent, tous, sauf un seul, le serment solennel de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France.
Ce n’étaient sans doute que des paroles. Il y avait même quelque chose de théâtral dans ce serment. Peu importe ! Il y a des moments où il faut de ces paroles qui fassent vibrer les cœurs. Et le serment prêté dans la salle du Jeu de Paume vit vibrer les cœurs de la jeunesse révolutionnaire dans toute la France. Malheur aux assemblées qui ne sauront même pas trouver ces paroles, ce geste !
D’ailleurs, cet acte de courage de l’Assemblée eut tout de suite ses conséquences. Deux jours plus tard, les députés du Tiers, forcés à se rendre à l’église Saint-Louis pour y siéger, virent le clergé venir à eux pour s’associer à leurs travaux.
Le grand coup de la séance royale fut frappé le lendemain, le 23 juin ; mais son effet avait été déjà amorti par le serment du Jeu de Paume et la séance à l’église Saint-Louis. Le roi se présenta devant les députés. Il cassa tous les arrêtés de l’Assemblée, ou plutôt du Tiers-État. Il ordonna le maintien des ordres ; il détermina les limites des réformes à accomplir ; il menaça les États-Généraux de dissolution, s’ils n’obéissaient pas. Et pour le moment, il ordonna aux députés de se séparer, — sur quoi la noblesse et le clergé obéirent et quittèrent la salle. Mais les députés du Tiers gardèrent leurs sièges. Et c’est alors que Mirabeau prononça le beau et fameux discours dans lequel il leur dit que le roi n’était que leur mandataire ; qu’eux tenaient leur autorité du peuple ; et qu’ayant prêté leur serment, ils ne pouvaient se séparer qu’après avoir fait la Constitution. « Étant ici par la volonté du peuple, ils n’en sortiraient que par la force des baïonnettes. »
Or, c’était précisément la force que la Cour ne possédait plus. Déjà au mois de février, Necker avait dit fort justement qu’il n’y avait plus d’obéissance nulle part et qu’on n’était pas même sûr des troupes.
Quant au peuple de Paris, on avait vu, au 27 avril, quelles étaient ses dispositions. D’un moment à l’autre on craignait à Paris un soulèvement général du peuple contre les riches, et quelques révolutionnaires ardents ne manquèrent certainement pas d’aller dans les sombres faubourgs y chercher du renfort contre la Cour. À Versailles même, à la veille de la séance royale, le peuple faillit assommer un député du clergé, l’abbé Maury, ainsi que d’Espremesnil, un député du Tiers, qui était passé du côté de la noblesse. Le jour de la séance royale, le garde des sceaux et l’archevêque de Paris furent tellement « hués, honnis, conspués, bafoués, à périr de honte et de rage, » que le secrétaire du roi, Passeret, qui accompagnait le ministre, « en meurt de saisissement, le jour même. » Le 24, l’évêque de Beauvais est presque assommé d’une pierre à la tête. Le 25 juin, la foule a sifflé les députés de la noblesse et du clergé. Toutes les vitres ont été brisées dans le palais de l’archevêque de Paris. « Les troupes refuseraient de tirer sur le peuple », dit carrément Arthur Young. La menace du roi devenait ainsi vide de sens. L’attitude du peuple était trop menaçante, pour que la Cour essayât de recourir aux baïonnettes, et c’est alors que Louis XVI lança cette exclamation : « Après tout, f…, qu’il y restent ! »
Mais quoi, l’assemblée même du Tiers ne délibérait-elle pas sous les yeux et les menaces du peuple qui occupait les galeries ? Déjà le 17 juin, lorsque le Tiers-État se constitua en Assemblée Nationale, cette décision mémorable fut prise aux acclamations des galeries et des deux ou trois mille personnes qui entouraient la salle des séances. La liste des trois cents députés du Tiers qui s’y étaient opposés et s’étaient rangés autour de l’ultra-royaliste Malouet, courut Paris, et il fut même question de brûler leurs maisons. Et lorsque, lors du serment du Jeu de Paume, Martin Dauch s’y opposa, Bailly, le président de l’Assemblée, eut la prudence de le faire échapper par une porte détournée, pour lui éviter d’affronter le peuple réuni aux portes de la salle ; pendant quelques jours il dut se cacher.
Sans cette pression du peuple sur l’Assemblée, il est fort probable que jamais les députés courageux du Tiers, dont l’histoire a gardé le souvenir, ne seraient venus à bout des résistances des timides.
Quant au peuple de Paris, il se préparait ouvertement à l’émeute par laquelle il répondit au coup d’État militaire, que la Cour préparait contre Paris, pour le 16 juillet.
X. PRÉPARATIFS DU COUP D’ÉTAT
La version courante sur le 14 juillet se réduit à peu près à ceci : — L’Assemblée nationale siégeait. Fin juin, après deux mois de pourparlers et d’hésitations, les trois ordres se trouvaient enfin réunis. Le pouvoir échappait des mains de la Cour. Alors celle-ci se mit à préparer un coup d’État. Les troupes furent appelées et massées autour de Versailles ; elles devaient disperser l’Assemblée et mettre Paris à la raison.
Le 11 juillet — continue la version courante — la Cour se décide à agir : Necker est renvoyé du ministère, et exilé. Paris l’apprend le 12, et des citoyens font un cortège qui traverse les rues, portant une statue du ministre renvoyé. Au Palais-Royal, Camille Desmoulins lance l’appel aux armes. Les faubourgs se soulèvent et forgent 50.000 piques en 36 heures ; le 14, le peuple marche sur la Bastille, qui bientôt baisse ses ponts et se rend… La Révolution a remporté sa première victoire.
Telle est la version usuelle, que l’on répète dans les fêtes de la République. Cependant elle n’est exacte qu’à demi. Vraie dans le sec énoncé des principaux faits, elle ne dit pas ce qu’il faut dire sur le rôle du peuple dans le soulèvement, ni sur les vrais rapports entre les deux éléments du mouvement : le peuple et la bourgeoisie. Car, dans le soulèvement de Paris, aux environs du 14 juillet, il y eut, comme dans toute la Révolution, deux courants séparés, d’origine diverse : le mouvement politique de la bourgeoisie et le mouvement populaire. Les deux se donnaient la main à certains moments, aux grandes journées de la Révolution, pour une alliance temporaire, et remportaient les grandes victoires sur l’ancien régime. Mais la bourgeoisie se méfiait toujours de son allié du jour — le peuple. C’est aussi ce qui se produisit en juillet 1789. L’alliance fut conclue à contrecœur par la bourgeoisie, et celle-ci s’empressa aussi, dès le lendemain du 14, et même pendant le mouvement, de s’organiser pour tenir en bride le peuple révolté.
Depuis l’affaire Réveillon, le peuple de Paris, affamé et voyant le pain lui manquer de plus en plus, cherchait à se soulever. Mais, ne se sentant pas appuyé, même par ceux de la bourgeoisie que la lutte contre l’autorité royale avait mis en vedette, il ne faisait que ronger son frein. Mais voici que le parti de la Cour, réuni autour de la reine et des princes, se décide à frapper un grand coup pour en finir avec l’Assemblée et la fermentation populaire à Paris. Ils massent les troupes, dont ils excitent l’attachement au roi et à la reine ; ils préparent ouvertement un coup d’État contre l’Assemblée et contre Paris. Alors, l’Assemblée, se sentant menacée, laisse faire ceux de ses membres et de ses amis à Paris qui voulaient « l’appel au peuple », c’est-à-dire l’appel à l’insurrection populaire. Et comme le peuple des faubourgs ne demande pas mieux, il répond à l’appel. Il n’attend pas le renvoi de Necker, mais il commence à se soulever, déjà le 8 juillet et même le 27 juin. Alors la bourgeoisie en profite et, poussant le peuple à l’insurrection ouverte, elle le laisse s’armer, en même temps qu’elle s’arme elle-même pour maîtriser le flot populaire et l’empêcher d’aller « trop loin ». L’insurrection montant toujours, la poussée populaire s’empare — contre la volonté des bourgeois – de la Bastille, emblème et appui du pouvoir royal ; sur quoi la bourgeoisie, ayant entre temps organisé sa milice, s’empresse de faire rentrer les « hommes à piques » dans l’ordre.
C’est ce double mouvement qu’il s’agit de raconter.
Nous avons vu que la séance royale du 23 juin avait pour objet de déclarer aux États-Généraux qu’ils n’étaient pas la puissance qu’ils voulaient être : que le pouvoir absolu du roi restait ; que les États-Généraux n’avaient rien à y changer[19] et que les deux ordres privilégiés, la noblesse et le clergé, établiraient eux-mêmes quelles concessions ils jugeraient utiles de faire pour une répartition plus juste des impôts. Les bienfaits qui allaient être accordés au peuple viendraient alors du roi en personne, et ces bienfaits seraient : l’abolition de la corvée (déjà faite en grande partie), de la mainmorte et du franc-fief, la restriction du droit de chasse, la substitution d’un enrôlement régulier au tirage de la milice ; la suppression du mot taille ; et l’organisation des pouvoirs provinciaux. Tout cela d’ailleurs à l’état de vaines promesses, ou bien même de simples titres de réformes ; car tout le contenu de ces réformes, toute la substance de ces changements, devaient encore être trouvés ; et comment pouvait-on les trouver sans porter la hache sur les privilèges des deux ordres supérieurs ? Mais le point le plus important du discours royal, — puisque toute la révolution allait bientôt pivoter sur ce sujet, — c’était la déclaration du roi concernant l’inviolabilité des droits féodaux. Il déclarait propriétés absolument et à jamais inviolables, les dîmes, les cens, les rentes et les droits seigneuriaux et féodaux ! Avec cette promesse, le roi mettait évidemment la noblesse de son côté, contre le Tiers. Mais, faire une promesse de cette étendue, c’était circonscrire d’avance la Révolution, de façon à la rendre impuissante à réformer quoi que ce fût dans les finances de l’État et dans toute l’organisation intérieure de la France. C’était maintenir en entier la vieille France, l’ancien régime. Et l’on verra plus tard que dans tout le corps de la Révolution, la royauté et le maintien des droits féodaux — la vieille forme politique et la vieille forme économique — vont être associés dans l’esprit de la nation.
Il faut dire que la manœuvre de la Cour réussit jusqu’à un certain point. Après la séance royale, la noblesse fit une ovation au roi, et surtout à la reine, au château, et il n’y eut le lendemain que 47 nobles qui se réunirent aux deux autres ordres. Ce ne fut que quelques jours plus tard, lorsque le bruit se répandit que cent mille Parisiens marchaient contre Versailles, — c’est-à-dire au milieu de la consternation générale qui régnait au château à la réception de cette nouvelle, et sur un ordre du roi, confirmé par la reine en pleurs (car la noblesse ne comptait plus sur le roi), que le gros des nobles vint rejoindre le clergé et les messieurs du Tiers. Et encore ! Ils dissimulaient à peine leur espoir de voir sous peu ces rebelles dispersés par la force.
Cependant toutes les manœuvres de la Cour, toutes ses conspirations et même les propos tenus par tel ou tel prince ou noble, tout se savait bientôt chez les révolutionnaires ; tout était rapporté à Paris par mille canaux secrets, qu’on n’avait pas négligé d’établir, et les rumeurs venues de Versailles servaient à alimenter la fermentation dans la capitale. Il arrive des moments où les puissants ne peuvent plus compter même sur leurs domestiques, et cela arriva à Versailles. Ainsi, pendant que la noblesse se réjouissait du petit succès obtenu à la séance royale, quelques révolutionnaires de la bourgeoisie fondaient à Versailles même un club, le club Breton, qui devint bientôt un grand centre de ralliement, et plus tard fut le club des Jacobins – et dans ce club les domestiques même du roi et de la reine venaient rapporter ce qui se disait à huis-clos à la Cour. Quelques députés de Bretagne, entre autres Le Chapelier, Glezen, Lanjuinais, furent les fondateurs de ce Club Breton ; et Mirabeau, le duc d’Aiguillon, Sieyès, Barnave, Pétion, l’abbé Grégoire et Robespierre en firent partie.
Depuis que les États-Généraux s’étaient réunis à Versailles, la plus grande animation régnait à Paris. Le Palais-Royal, avec son jardin et ses cafés, était devenu un club en plein air, où dix mille personnes de toutes conditions venaient se communiquer les nouvelles, discuter les brochures du jour, se retremper dans la foule pour l’action future, se connaître, s’entendre. Tous les bruits, toutes les nouvelles recueillies à Versailles par le club Breton étaient immédiatement communiquées à ce club houleux de la foule parisienne. De là elles se répandaient dans les faubourgs, et si parfois la légende s’y ajoutait, chemin faisant, à la réalité, elle était, comme c’est souvent le cas pour les légendes populaires, plus vraie même que la vérité, puisqu’elle prenait les devants, faisait ressortir sous une forme légendaire les motifs secrets des actions et, par intuition, jugeait souvent les hommes et les choses plus justement que les sages. Qui donc, mieux que les masses inconnues des faubourgs, jugea Marie-Antoinette, la Polignac, le roi fourbe et les princes ? Qui donc les devina mieux que le peuple ?
Dès le lendemain de la séance royale, la grande cité respirait déjà la révolte. L’Hôtel de Ville adressait ses félicitations à l’Assemblée, et le Palais-Royal lui envoyait une adresse rédigée dans un langage guerrier. Pour le peuple, affamé, méprisé jusque-là, le triomphe de l’Assemblée renfermait une lueur d’espoir, et l’insurrection représentait à ses yeux le seul moyen de se procurer le pain qui lui manquait. Alors que la disette devenait de plus en plus sévère et que même les mauvaises farines, jaunes et brûlées, que l’on réservait pour les pauvres, manquaient continuellement, le peuple savait qu’à Paris et dans ses alentours il y avait assez de pain pour nourrir tout le monde, — et les pauvres se disaient que sans une insurrection, les accapareurs ne cesseraient jamais d’affamer le peuple.
Cependant, à mesure que les pauvres grondaient plus fort dans les sombres carrefours, la bourgeoisie parisienne et les représentants du peuple à Versailles redoutaient l’émeute de plus en plus. Plutôt le roi et la Cour, que le peuple en révolte[20] ! Le jour même de la réunion des trois ordres, le 27 juin, après la première victoire du Tiers, Mirabeau, qui jusqu’alors en appelait au peuple, s’en sépara nettement et parla pour en séparer les représentants. Il les avertit de se garder des « auxiliaires séditieux ». C’est déjà, on le voit, le programme futur de la Gironde qui se dessine à l’Assemblée. Mirabeau veut que celle-ci contribue « au maintien de l’ordre, à la tranquillité publique, à l’autorité des lois et de leurs ministres ». Il va même plus loin. Il veut qu’elle se rallie au roi, car celui-ci veut le bien ; s’il lui arrivait de faire le mal, c’est qu’il était trompé et mal conseillé !
Sur quoi, l’Assemblée d’applaudir. — « La vérité, dit très bien Louis Blanc, est que, loin de prétendre à renverser le trône, la bourgeoisie cherchait déjà à s’en faire un abri. Renié par la noblesse, ce fut au sein des Communes, un instant si raides, que Louis XVI compta ses serviteurs les plus fidèles et les plus alarmés. Il cessait d’être le roi des gentilshommes, il devenait le roi des propriétaires. »
Ce vice primordial de la Révolution pèsera sur elle — nous allons le voir — tout le temps, jusqu’à la réaction.
Mais la misère grandissait de jour en jour dans la capitale. Necker avait bien pris des mesures pour parer aux dangers d’une disette. Il avait suspendu, le 7 septembre 1788, l’exportation des blés et il protégeait l’importation par des primes ; soixante-dix millions furent dépensés pour acheter des blés à l’étranger. Il donnait en même temps une grande publicité à l’arrêt du Conseil du roi, du 23 avril 1789, qui permettait aux juges et aux officiers de police de visiter les greniers des particuliers, d’inventorier leurs grains, et d’envoyer, en cas de nécessité, ces grains au marché. Mais l’exécution de ces mesures était confiée aux vieilles autorités – et c’est tout dire ! Maintenant, le gouvernement donnait des primes à ceux qui apportaient du blé à Paris ; mais le blé importé était réexporté en cachette, pour être réimporté pour toucher la prime une seconde fois. Dans les provinces, les accapareurs achetaient le blé en vue de ces spéculations : on achetait même sur pied la prochaine récolte.
C’est alors qu’apparut le vrai caractère de l’Assemblée nationale. Elle avait été admirable, sans doute, lors du serment du Jeu de Paume, mais elle resta bourgeoise, avant tout, envers le peuple. Le 4 juillet, sur la présentation du rapport du Comité des subsistances, l’Assemblée discuta les mesures à prendre pour garantir le pain et le travail au peuple. On parla des heures entières, on fit proposition sur proposition. Pétion proposa un emprunt, d’autres proposèrent d’autoriser les assemblées provinciales à prendre les mesures nécessaires – mais on ne décida rien, on n’entreprit rien : on se borna à plaindre le peuple. Et lorsqu’un des membres souleva la question des accapareurs et en dénonça quelques-uns, il eut toute l’Assemblée contre lui. Deux jours plus tard, le 6 juillet, Bouche annonça que l’on en connaissait les coupables et qu’une dénonciation formelle serait faite le lendemain. « Un effroi général s’empara de l’Assemblée, » dit Gorsas, dans le Courrier de Versailles et de Paris, qu’il venait de fonder. Mais vint le lendemain, et pas un mot de plus ne fut prononcé sur le sujet. On étouffa l’affaire entre deux séances. — Pourquoi ? De peur — les événements vont le prouver — de révélations compromettantes.
En tout cas l’Assemblée craignait tellement la révolte populaire que lorsqu’il y eut émeute à Paris le 30 juin, à la suite de l’arrestation de onze gardes-françaises qui avaient refusé de charger leurs fusils à cartouches, l’Assemblée vota une adresse au roi, conçue en termes aussi serviles que possible, et protesta de son « profond attachement à l’autorité royale »[21].
Pour que le roi eût consenti à donner à la bourgeoisie la moindre part dans le gouvernement, elle se ralliait autour de lui et l’aidait de toute sa puissance d’organisation à maîtriser le peuple. Mais — et que ceci serve d’avertissement dans les révolutions à venir — il y a dans la vie des individus, des partis et aussi des institutions, une logique qu’il n’est de la volonté de personne de changer. Le despotisme royal ne pouvait pas pactiser avec la bourgeoisie qui lui demandait sa part du pouvoir. Logiquement, fatalement, il devait la combattre, et une fois la bataille engagée, il devait succomber et céder sa place au gouvernement représentatif, — forme qui convient le mieux à la bourgeoisie. Il ne pouvait pas, non plus, sans trahir son appui naturel, la noblesse, pactiser avec la démocratie populaire, et il fit de son mieux pour défendre les nobles et leurs privilèges, — quitte à se voir trahi plus tard par ces mêmes privilégiés de naissance.
Cependant, des informations concernant les conspirations de la Cour parvenaient de tous les côtés aux partisans du duc d’Orléans, qui se réunissaient à Montrouge, ainsi qu’aux révolutionnaires qui fréquentaient le club Breton. Les troupes se concentraient à Versailles et sur la route de Versailles à Paris. À Paris même, elles prenaient possession des points les plus importants dans la direction de Versailles. On parlait de 35.000 hommes, répartis sur cet espace, auxquels 20.000 hommes allaient s’ajouter dans quelques jours. Les princes et la reine se concertaient entre eux pour dissoudre l’Assemblée, écraser Paris en cas d’insurrection, arrêter et tuer, non seulement les principaux meneurs et le duc d’Orléans, mais aussi ceux des membres de l’Assemblée, tels que Mirabeau, Mounier, Lally-Tolendal, qui voulaient faire de Louis XVI un roi constitutionnel. Douze membres, disait plus tard Lafayette, devaient être immolés. Le baron de Breteuil et le maréchal de Broglie avaient été appelés pour mettre ce projet à exécution — l’un et l’autre tout prêts à agir. — « S’il faut brûler Paris, disait le premier, on brûlera Paris ». Quant au maréchal de Broglie, il avait écrit au prince de Condé qu’une salve de canons aurait bientôt « dissipé ces argumentateurs, et remis la puissance absolue qui s’éteint, à la place de l’esprit républicain qui se forme[22]. »
Et qu’on ne croie pas, comme l’ont prétendu quelques historiens réactionnaires, que ce n’étaient que des racontars. La lettre de la duchesse de Polignac, que l’on trouva plus tard, adressée le 12 juillet au prévôt des marchands, Flesselles, et dans laquelle toutes les personnes en vue étaient désignées sous des noms de convention, prouve assez le complot ourdi par la Cour pour le 16 juillet. S’il pouvait encore y avoir le moindre doute à ce sujet, les paroles adressées le 10 juillet à Dumouriez, à Caen, par la duchesse de Beuvron, en présence de plus de soixante nobles triomphants, suffiraient pour le démontrer.
— « Eh bien ! Dumouriez, disait la duchesse, vous ne savez pas la grande nouvelle ? Votre ami Necker est chassé ; pour le coup, le roi remonte sur le trône, l’Assemblée est renversée ; vos amis, les quarante-sept, sont, peut-être, à l’heure qu’il est, à la Bastille, avec Mirabeau, Target et une centaine de ces insolents du Tiers ; et sûrement le maréchal de Broglie est dans Paris avec trente mille hommes. » (Mémoires de Dumouriez, t. II, p. 35). La duchesse se trompait : Necker ne fut renvoyé que le 11, et Broglie se garda d’entrer dans Paris.
Mais que faisait alors l’Assemblée ? Elle faisait ce qu’ont toujours fait, et feront toutes les Assemblées. Elle ne prenait aucune décision.
Le jour même où le peuple de Paris commençait à se soulever, c’est-à-dire le 8 juillet, l’Assemblée ne chargeait nul autre que Mirabeau, son tribun, de rédiger une humble supplique au roi ; et, tout en priant Louis XVI de renvoyer les soldats, l’Assemblée remplissait sa supplique d’adulations. Elle lui parlait d’un peuple qui chérissait son roi, qui bénissait le ciel du don qu’il lui avait fait dans son amour ! Et ces mêmes paroles, ces mêmes adulations, seront encore, plus d’une fois, adressées au roi par les représentants du peuple dans le cours de la Révolution !
C’est que la Révolution resterait incomprise si l’on n’y remarquait pas les efforts, sans cesse renouvelés, des classes possédantes pour tirer à elles la royauté et de s’en faire un bouclier contre le peuple. Tous les drames de 1793 dans la Convention sont déjà en germe dans cette supplique de l’Assemblée nationale, signée quelques jours avant le 14 juillet.
XI. PARIS À LA VEILLE DU 14 JUILLET
Généralement, l’attention des historiens est absorbée par l’Assemblée nationale. Les représentants du peuple, réunis à Versailles, semblent personnifier la Révolution, et leurs moindres paroles, leurs gestes sont recueillis avec une pieuse dévotion. Cependant, ce n’est pas là qu’étaient, pendant ces journées de juillet, le cœur et le sentiment de la Révolution. Ils étaient à Paris.
Sans Paris, sans son peuple, l’Assemblée n’était rien. Si la peur de Paris en révolte n’avait pas retenu la Cour, celle-ci aurait certainement dispersé l’Assemblée, comme cela s’est vu tant de fois depuis : au 18 brumaire et au 2 décembre en France, et tout récemment encore en Hongrie, en Russie. Sans doute, les députés auraient protesté ; sans doute, ils auraient prononcé quelques belles paroles, et quelques-uns d’entre eux auraient peut-être tenté de soulever les provinces… Mais, sans le peuple, prêt à se soulever, sans un travail révolutionnaire accompli dans les masses, sans un appel au peuple pour la révolte, fait directement d’homme à homme et non pas par des manifestes, — une assemblée de représentants reste fort peu de chose vis-à-vis d’un gouvernement établi, avec son réseau de fonctionnaires, son armée.
Heureusement, Paris veillait. Pendant que l’Assemblée s’endormait dans une sécurité imaginaire et reprenait tranquillement, le 10 juillet, la discussion du projet de Constitution, le peuple de Paris, auquel les plus audacieux et les plus perspicaces de la bourgeoisie avaient enfin fait appel, se préparait à l’insurrection. On se répétait dans les faubourgs les détails du coup de filet militaire que la Cour était en train de préparer pour le 16 ; on savait tout — jusqu’à la menace du roi de se retirer à Soissons et de livrer Paris à l’armée, — et la grande fournaise s’organisait dans ses districts pour mieux répondre à la force par la force. Les « auxiliaires séditieux », dont Mirabeau avait menacé la Cour, avaient été appelés en effet, et dans les sombres cabarets de la banlieue, le Paris pauvre, en guenilles, discutait les moyens de « sauver la patrie ». Il s’armait comme il pouvait.
Des centaines d’agitateurs patriotes, — des « inconnus », bien entendu, — faisaient tout pour maintenir l’agitation et attirer le peuple dans la rue. Les pétards et les feux d’artifice, dit Arthur Young, étaient un des moyens en vogue ; on les vendait à moitié prix, et quand une foule se rassemblait pour voir tirer un feu d’artifice au coin d’un carrefour, quelqu’un commençait à haranguer le peuple et lui racontait les nouvelles des complots de la Cour. Pour dissiper ces rassemblements, « jadis il eût suffi d’une compagnie de suisses ; aujourd’hui il faudrait un régiment ; dans quinze jours il faudra une armée », disait Arthur Young aux approches du 14 juillet (p. 219).
En effet, dès la fin de juin, le peuple de Paris était en pleine ébullition et se préparait à l’insurrection. Déjà au commencement de juin on s’attendait à des émeutes, à cause de la cherté des blés, dit le libraire anglais Hardy, et si Paris resta calme jusqu’au 25 juin, c’est que, jusqu’à la séance royale, il espérait toujours que l’Assemblée ferait quelque chose. Mais, le 25, Paris comprenait qu’il ne restait d’autre espoir que l’insurrection.
Une partie des Parisiens se portait sur Versailles, prêt à engager un conflit avec les troupes. À Paris même, il se formait partout des attroupements « disposés à se porter aux plus horribles extrémités », lit-on dans les Notes secrètes adressées au ministre des affaires étrangères, publiées par Chassin (Les Élections et les cahiers de Paris, Paris, 1889, t. III, p. 453). « Le peuple a été en mouvement toute la nuit, il a fait des feux de joie et il a tiré un nombre prodigieux de fusées devant le Palais Royal et le Contrôle Général. » On criait : « Vive M. le duc d’Orléans ! »
Ce même jour, le 25, les soldats des gardes-françaises désertaient leurs casernes, fraternisaient en buvant avec le peuple qui les attirait dans divers quartiers et parcouraient les rues en criant : À bas la calotte !
Entre temps, les « districts » de Paris, c’est-à-dire les assemblées primaires des électeurs, surtout celles des quartiers ouvriers, se constituaient régulièrement et prenaient leurs mesures pour organiser la résistance à Paris. Les « districts » se tenaient en relations suivies entre eux, et leurs représentants faisaient des efforts suivis pour se constituer en un corps municipal indépendant. Le 25, à l’assemblée des électeurs, Bonneville lançait déjà l’appel aux armes et faisait aux électeurs la proposition de se constituer en « Commune », en se fondant sur l’histoire pour motiver sa proposition. Le lendemain, après s’être réunis d’abord au musée de la rue Dauphine, les représentants des districts se transportaient enfin à l’Hôtel de Ville. Le 1er juillet, ils tenaient déjà leur deuxième séance, dont le procès-verbal est donné par Chassin, t. III, p. 439-444, 458, 460. Ils constituaient ainsi le « Comité permanent » qui siégea pendant la journée du 14 juillet.
Le 30 juin, un simple incident — l’arrestation de onze soldats des gardes-françaises qui avaient été envoyés en prison à l’Abbaye, pour avoir refusé de charger leurs fusils à balles — suffisait pour produire une émeute dans Paris. Lorsque Loustalot, rédacteur des Révolutions de Paris, monta au Palais-Royal sur une chaise en face du café Foy et harangua la foule à ce sujet, quatre mille hommes se portèrent de suite à l’Abbaye et mirent les soldats arrêtés en liberté. Les geôliers, lorsqu’ils virent arriver cette foule, comprirent que la résistance serait inutile, et ils remirent leurs prisonniers au peuple ; et lorsque les dragons accoururent à bride abattue, prêts à fondre sur le peuple, ils hésitèrent, remirent leurs sabres dans les fourreaux et fraternisèrent avec la foule, — incident qui fit frémir l’Assemblée lorsqu’elle apprit le lendemain que la troupe avait pactisé avec l’émeute. « Allons-nous devenir les tribuns d’un peuple effréné ? » se demandaient ces messieurs.
Mais l’émeute grondait déjà dans la banlieue de Paris. À Nangis, le peuple avait refusé de payer les impôts tant qu’ils n’auraient pas été déterminés par l’Assemblée ; et, comme le pain manquait (on ne vendait pas plus de deux boisseaux de froment à chaque acheteur), le marché était entouré de dragons. Cependant, malgré la présence de la troupe, il y eut plusieurs émeutes, à Nangis et dans d’autres petites villes de la banlieue. Une querelle entre le peuple et les boulangers surgissait facilement, et alors on enlevait tout le pain sans payer, dit Young (p. 225). Le 27 juin, le Mercure de France parle même de tentatives faites en divers endroits, notamment à Saint-Quentin, de faucher les récoltes en vert, si grande était la disette.
À Paris, les patriotes allaient déjà le 30 juin s’inscrire au café du Caveau, pour l’insurrection ; et le lendemain, lorsqu’on apprit que Broglie avait pris le commandement de l’armée, la population, disent les rapports secrets, disait et affichait partout que « si la troupe tirait un seul coup de fusil, on mettrait tout à feu et à sang… Elle a dit beaucoup d’autres choses, beaucoup plus fortes… Les gens sages n’osent plus paraître », ajoute l’agent.
Le 2 juillet, les fureurs de la population éclatent contre le duc d’Artois et les Polignac. On parle de les tuer, de saccager leurs palais. On parle aussi de s’emparer de tous les canons répartis dans Paris. Les attroupements sont plus nombreux et « la fureur du peuple est inconcevable », disent les mêmes rapports. Ce même jour, dit le libraire Hardy dans son journal, il s’en est fallu de bien peu qu’il partît, « vers les huit heures du soir, une multitude de furieux, du jardin du Palais-Royal », pour dégager les députés du Tiers que l’on disait exposés à être assassinés par les nobles. Dès ce jour, on parlait d’enlever les armes aux Invalides.
La fureur contre la Cour marchait de pair avec les fureurs inspirées par la disette. En effet, le 4 et le 6, on prévoyait le pillage des boulangeries ; des patrouilles de gardes-françaises circulaient dans les rues, dit Hardy, et elles surveillaient la distribution du pain.
Le 8 juillet, un prélude de l’insurrection éclatait à Paris même, dans le camp de vingt mille ouvriers sans travail que le gouvernement occupait à faire des terrassements à Montmartre. Deux jours après, le 10, le sang coulait déjà, et ce même jour les barrières commençaient à flamber. Celle de la Chaussée-d’Antin était incendiée, et le peuple en profitait pour faire entrer des provisions et du vin sans payer d’octroi.
Est-ce que Camille Desmoulins aurait jamais fait, le 12, son appel aux armes s’il n’eût pas été sûr qu’il serait entendu — s’il n’eût pas su que Paris se soulevait déjà ? que douze jours auparavant Loustalot avait soulevé la foule sur un fait de moindre importance, et que maintenant le Paris des faubourgs n’attendait plus que le signal, l’initiative, pour s’insurger ?
La fougue des princes, sûrs du succès, avait précipité le coup d’État, préparé pour le 16, et le roi fut forcé d’agir avant que les renforts de troupes fussent arrivés à Versailles[23].
Necker fut renvoyé le 11, — le duc d’Artois lui mettant le poing sous le nez au moment où le ministre se rendait à la salle du Conseil des ministres, et le roi, avec sa fourberie ordinaire, feignait ne rien savoir, alors que le renvoi était déjà signé. Necker se soumit, sans mot dire, aux ordres de son maître. Il entra même dans ses plans et sut arranger son départ pour Bruxelles de façon à ne pas soulever le moindre bruit à Versailles.
Paris ne l’apprit que le lendemain, dimanche, le 12, vers midi. On s’attendait déjà à ce renvoi : il devait être le commencement du coup d’État. On se répétait déjà la parole du duc de Broglie qui, avec ses trente mille soldats, massés entre Paris et Versailles, « répondait de Paris », et comme des rumeurs sinistres circulaient dès le matin, concernant les massacres préparés par la Cour, le « tout Paris révolutionnaire » se porta en masse au Palais-Royal. C’est là qu’arriva le courrier apportant la nouvelle de l’exil de Necker. La Cour s’était donc décidée à ouvrir les hostilités… Et alors Camille Desmoulins, sortant d’un des cafés du Palais-Royal, le café Foy, avec une épée dans une main et un pistolet dans l’autre, monta sur une chaise et lança son appel aux armes. Cassant une branche d’arbre, il prit, comme on sait, une feuille verte pour cocarde et signe de ralliement. Et son cri : Il n’y a pas un moment à perdre : courez aux armes ! se répandit dans les faubourgs.
Dans l’après-midi, une immense procession, portant les bustes du duc d’Orléans et de Necker, voilés de crêpe (on disait que le duc d’Orléans était aussi exilé), traverse le Palais-Royal, longe la rue Richelieu et se dirige vers la place Louis XV (aujourd’hui Place de la Concorde), occupée par la troupe : des Suisses, de l’infanterie française, des hussards et des dragons, sous les ordres du marquis de Besenval. Les troupes se voient bientôt enveloppées par le peuple ; elles essaient de le repousser à coups de sabre, elles tirent même ; mais devant la foule sans nombre qui les pousse, les bouscule, les presse et les enveloppe en rompant leurs rangs, elles sont forcées de se retirer. D’autre part, on apprend que les gardes-françaises ont tiré quelques coups de fusil sur « le Royal-Allemand » — régiment fidèle au roi, — et que les Suisses refusent de tirer sur le peuple. Alors Besenval qui, paraît-il, n’avait pas grande confiance dans la Cour, se retire devant le flot montant du peuple et va camper au Champ de Mars[24].
La lutte s’est ainsi engagée. Mais quelle en sera l’issue finale, si la troupe, restée fidèle au roi, reçoit l’ordre de marcher sur Paris ? Alors, les révolutionnaires bourgeois se décident à accepter — avec répugnance — le moyen suprême, l’appel au peuple. Le tocsin sonne dans tout Paris, et les faubourgs se mettent à forger les piques[25]. Peu à peu, ils commencent à descendre, armés, dans la rue. Toute la nuit des hommes du peuple forcent les passants à leur donner de l’argent pour acheter de la poudre. Les barrières flambent. Toutes les barrières de la rive droite, depuis le faubourg Saint-Antoine jusqu’à celui de Saint-Honoré, ainsi que celles de Saint-Marcel et de Saint-Jacques, sont incendiées : les provisions et le vin entrent librement dans Paris. Toute la nuit le tocsin sonne, et la bourgeoisie tremble pour ses propriétés, car des hommes armés de piques et de bâtons se répandent dans tous les quartiers et pillent les maisons de quelques ennemis du peuple, des accapareurs, et frappent aux portes des riches en leur demandant du pain et des armes.
Le lendemain, le 13, le peuple se porte, avant tout, là où il y a du pain, notamment au monastère Saint-Lazare qui est assailli aux cris : Du pain, du pain ! Cinquante-deux charrettes sont chargées de farines et non pas pillées, sur place, mais traînées aux Halles, afin que le pain serve pour tout le monde. C’est aussi aux Halles que le peuple dirige les provisions entrées dans Paris sans payer l’octroi[26].
En même temps, le peuple s’emparait de la prison de la Force, où l’on détenait alors pour dettes, et les détenus, mis en liberté traversèrent Paris en remerciant le peuple ; mais une émeute des prisonniers du Châtelet fut apaisée, apparemment par les bourgeois, qui s’armaient en toute hâte et lançaient leurs patrouilles dans les rues. Vers six heures les milices bourgeoises, déjà formées, se portaient, en effet, vers l’Hôtel-de-Ville, et à dix heures du soir, dit Chassin, elles entraient en service.
Taine et consorts, échos fidèles des peurs de la bourgeoisie, cherchent à faire croire que le 13, Paris « fut aux mains des brigands ». Mais cette allégation est contredite par tous les témoignages de l’époque. Il y eut, sans doute, des passants arrêtés par des hommes à piques qui leur demandaient de l’argent pour s’armer, et il y eut aussi, dans la nuit du 12 au 13, et du 13 au 14, des hommes armés qui frappaient aux portes des riches pour leur demander à manger et à boire, ou bien des armes et de l’argent. Il est avéré aussi qu’il y eut des tentatives de pillage, puisque des témoins dignes de foi parlent de gens exécutés dans la nuit du 13 au 14 pour tentatives de ce genre[27]. Mais ici, comme ailleurs, Taine exagère.
N’en déplaise aux républicains bourgeois modernes, les révolutionnaires de 1789 firent appel aux « auxiliaires compromettants » dont parlait Mirabeau. Ils allèrent les chercher dans les taudis de la banlieue. Et ils eurent parfaitement raison, parce que s’il y eut quelques cas de pillage, ces auxiliaires, comprenant la gravité de la situation, mirent leurs armes au service de la cause générale, bien plus qu’ils ne s’en servirent pour assouvir leurs haines personnelles ou pour alléger leur misère.
Il est aussi certain que les cas de pillage furent très rares. Au contraire, l’esprit des foules armées devint très sérieux lorsqu’elles apprirent l’engagement qui avait eu lieu entre les troupes et les bourgeois. Les hommes à piques se considéraient évidemment comme des défenseurs de la ville, sur lesquels pesait une lourde responsabilité. Marmontel, ennemi avéré de la Révolution, relève néanmoins ce trait intéressant : — « Les brigands eux-mêmes, saisis de la terreur (?) commune, ne commirent aucun dégât. Les boutiques des armuriers furent les seules qu’on fit ouvrir et on n’y prit que des armes », dit-il dans ses Mémoires. Et lorsque le peuple amena, place de la Grève, la voiture du prince de Lambesc, pour la brûler, il remit la malle et tous les effets trouvés dans la voiture à l’Hôtel-de-Ville. Chez les Lazaristes, le peuple refusa l’argent et ne prit que les farines, les armes et le vin, qui furent transportés place de la Grève. Rien ne fut touché ce jour-là, ni au Trésor, ni à la Caisse d’Escompte, remarque l’ambassadeur anglais dans sa relation.
Ce qui est vrai, c’est que la peur de la bourgeoisie, à la vue de ces hommes et femmes en loques, affamés, armés de gourdins et de piques « de toutes façons », la terreur inspirée par ces spectres de la faim descendus dans les rues fut telle que jamais la bourgeoisie n’en put revenir. Plus tard, en 1791 et 1792, ceux-là mêmes des bourgeois qui voulaient en finir avec la royauté, préféraient la réaction, plutôt que de faire une nouvel appel à la révolution populaire. Le souvenir du peuple affamé et armé, qu’ils avaient entrevu les 12, 13 et 14 juillet 1789, les hantait.
« Des armes », tel était le cri du peuple après qu’il eut trouvé un peu de pain. On en cherchait partout, sans en trouver, pendant que nuit et jour on forgeait dans les faubourgs des piques de tous les dessins possibles, avec le fer que l’on trouvait sous la main.
La bourgeoisie, entretemps, sans perdre un moment, constituait son autorité : sa municipalité, à l’Hôtel de Ville, et sa milice.
On sait que les élections à l’Assemblée Nationale avait lieu à deux degrés ; mais les élections faites, les électeurs du Tiers, auxquels se joignirent quelques électeurs du clergé et de la noblesse, avaient continué à se réunir à l’Hôtel-de-Ville — à partir du 27 juin, avec l’autorisation du Bureau de la Ville et du ministre de Paris. Eh bien, ces électeurs prirent l’initiative d’organiser la milice bourgeoise. Le 1er juillet, nous les avons déjà vus tenir leur première séance.
Le 12 juillet, ils instituèrent un Comité permanent, présidé par le prévôt des marchands, Flesselles, et ils décidèrent que chacun des soixante districts choisirait deux cents citoyens connus et en état de porter les armes, qui formeraient un corps de milice de 12.000 hommes, pour veiller à la sûreté publique. Cette milice devait être portée, en quatre jours, au chiffre total de 48.000 hommes, pendant que le même Comité cherchait à désarmer le peuple.
« Ainsi, dit très bien Louis Blanc, la bourgeoisie se donnait une garde prétorienne de 12.000 hommes. Au risque de subir la Cour, on voulait désarmer le peuple. »
Au lieu du vert des premiers jours, cette milice devait porter maintenant la cocarde rouge et bleue, et le Comité permanent prit des mesures pour que le peuple, en s’armant, n’envahît pas les rangs de cette milice. Il ordonna que quiconque porterait des armes et la cocarde rouge et bleue, sans avoir été enregistré dans un des districts, serait remis à la justice du Comité. Le commandant général de cette garde nationale avait été nommé par le Comité permanent dans la nuit du 13 au 14 juillet : ce fut un noble, le duc d’Aumont. Il n’accepta pas, et alors, à son défaut, un autre noble, le marquis de la Salle, nommé commandant en second, prit le commandement.
Bref, pendant que le peuple forgeait les piques et s’armait, pendant qu’il prenait des mesures pour que l’on ne fît pas sortir la poudre de Paris, pendant qu’il s’emparait des farines et les faisait porter aux Halles, ou place de la Grève, pendant qu’il construisait, le 14, les barricades pour empêcher la troupe d’entrer dans Paris, s’emparait des armes aux Invalides, et se portait en masse vers la Bastille, pour la forcer de capituler, la bourgeoisie veillait à ce que le pouvoir n’échappât pas de ses mains. Elle constituait la Commune bourgeoise de Paris, qui chercha à enrayer le mouvement populaire, et à la tête de cette Commune elle plaçait Flesselles, le prévôt des marchands, qui correspondait avec la Polignac, pour entraver le soulèvement de Paris. On sait que le 13, lorsque le peuple vint lui demander des armes, il se fit envoyer des caisses contenant du vieux linge, au lieu de fusils, et le lendemain, il usa de toute son influence pour empêcher le peuple de prendre la Bastille.
C’est ainsi que de la part des meneurs adroits de la bourgeoisie, commençait le système de trahisons que nous verrons se produire durant toute la Révolution.
XII. LA PRISE DE LA BASTILLE
Dès le matin du 14, l’attention de l’insurrection parisienne s’était dirigée sur la Bastille, — cette sombre forteresse aux tours épaisses et formidables de hauteur, qui se dressait au milieu des maisons d’un quartier populeux, à l’entrée du faubourg Saint-Antoine. Les historiens sont encore à se demander, qui dirigea l’attention du peuple de ce côté, et quelques-uns ont prétendu que ce fut le Comité permanent de l’Hôtel-de-Ville qui voulut donner un objectif à l’insurrection, en la lançant contre cet emblème de la royauté. Rien ne confirme cependant cette supposition, tandis que plusieurs faits importants la contredisent. C’est plutôt l’instinct populaire qui comprit dès le 12 ou le 13 que, dans le plan de la Cour, d’écraser l’insurrection parisienne, la Bastille devait jouer un rôle important ; il décida, par conséquent, de s’en emparer.
En effet, on sait qu’à l’ouest, la Cour avait les trente mille hommes de Besenval, campés sur le Champ de Mars ; et à l’est, elle avait pour appui les tours de la Bastille, dont les canons étaient braqués sur le faubourg révolutionnaire de Saint-Antoine et sa rue principale, ainsi que sur cette autre grande artère, la rue Saint-Antoine, qui mène à l’Hôtel de Ville, au Palais-Royal et aux Tuileries. L’importance de la Bastille n’était ainsi que trop évidente, et dès le matin du 14, disent les « Deux Amis de la Liberté », « ces mots : À la Bastille ! volaient de bouche en bouche d’une extrémité de la ville à l’autre[28]. »
Il est vrai que la garnison de la Bastille ne comptait que 114 hommes, dont 84 invalides et 30 Suisses, et que le gouverneur n’avait rien fait pour l’approvisionner ; mais cela prouve seulement que la possibilité d’une attaque sérieuse de la forteresse était repoussée comme absurde. Cependant le peuple savait que les conspirateurs royalistes comptaient sur la forteresse, et il apprit par les habitants du quartier que des provisions de poudre avaient été transportées dans la nuit du 12 au 13, de l’arsenal à la Bastille. On s’aperçut aussi que le commandant, le marquis de Launey, avait déjà mis, dès le matin du 14, ses canons en position, pour pouvoir tirer sur le peuple s’il se portait en masse vers l’Hôtel de Ville.
Il faut dire aussi que le peuple avait toujours eu en haine les prisons : Bicêtre, le donjon de Vincennes, la Bastille. Pendant les émeutes de 1783, lorsque la noblesse protesta contre les emprisonnements arbitraires, le ministre Breteuil se décida à abolir l’incarcération à Vincennes ; alors ce donjon fameux fut transformé en un magasin à blé, et pour flatter l’opinion publique, Breteuil permit de visiter les terribles oubliettes. On parla beaucoup, dit Droz[29], des horreurs que l’on put voir alors, et, comme de raison, on dut se dire qu’à la Bastille ce devait être encore pire.
En tout cas, il est certain que dès le 13 au soir quelques coups de fusil furent déjà échangés entre des détachements de parisiens armés qui passaient près de la forteresse et ses défenseurs, et que le 14, dès les premières heures de la matinée, les foules, plus ou moins armées, qui avaient circulé dans Paris pendant toute la nuit précédente, commencèrent à se masser dans les rues menant à la Bastille. Déjà, pendant la nuit le bruit avait couru que les troupes du roi s’avançaient du côté de la barrière du Trône, dans le faubourg Saint-Antoine, et les foules se portaient vers l’est et barricadaient les rues au nord-est de l’Hôtel de Ville.
Une heureuse attaque de l’Hôtel des Invalides par le peuple lui permit de s’armer et de se procurer des canons. En effet, dès la veille, des bourgeois, délégués par leurs districts, s’étaient présentés à l’Hôtel des Invalides pour demander des armes, en disant que leurs maisons étaient menacées de pillage par les brigands, et le baron de Besenval, commandant des troupes royales à Paris, qui se trouvait aux Invalides, promit d’en demander l’autorisation au maréchal de Broglie. L’autorisation n’était pas encore arrivée, lorsque, le 14, vers sept heures du matin, — alors que les invalides, commandées par Sombreuil, étaient à leurs pièces de canon, la mèche à la main, prêts à faire feu, — une foule de sept à huit mille hommes déboucha soudain, au pas de course, des trois rues voisines. Elle traversa « en moins de rien », en s’aidant les uns les autres, le fossé de huit pieds de profondeur et de douze pieds de large qui entourait l’esplanade de l’Hôtel des Invalides, envahit l’esplanade et s’y empara de douze pièces de canon (de 24, de 18 et de 10) et d’un mortier. Les invalides, déjà pénétrés d’un « esprit séditieux », ne se défendirent pas, et la foule, se répandant partout, eut bientôt pénétré dans les souterrains et dans l’église, où se trouvaient cachés les 32.000 fusils, ainsi qu’une certaine quantité de poudre[30]. Ces fusils et ces canons servirent le même jour à la prise de la Bastille. Quant à la poudre, le peuple, dès la veille, en avait déjà arrêté trente-six barils qui allaient être expédiés à Rouen ; ils furent transportés à l’Hôtel de Ville, et toute la nuit on distribua la poudre au peuple qui s’armait.
L’enlèvement des fusils aux Invalides par la foule se faisait très lentement : on sait qu’il n’était pas encore terminé à deux heures. On aurait eu donc tout le temps voulu pour amener la troupe et disperser le peuple, d’autant plus que de l’infanterie, de la cavalerie et même de l’artillerie étaient stationnées tout près, à l’École militaire et au Champ de Mars. Mais les officiers de ces troupes n’avaient pas confiance en leurs soldats et puis ils devaient hésiter eux-mêmes devant cette multitude innombrable de personnes de tout âge et de tout état, dont plus de 200.000 inondaient les rues depuis deux jours. Les faubourgs, armés de quelques fusils, de piques, de marteaux, de haches ou bien de simples gourdins, étaient en effet descendus dans la rue, et les foules se pressaient sur la place Louis XV (aujourd’hui de la Concorde), aux alentours de l’Hôtel de Ville et de la Bastille et dans les rues intermédiaires. — La bourgeoisie parisienne fut elle-même saisie de terreur en voyant ces masses de gens armés dans la rue.
Apprenant que les abords de la Bastille étaient envahis par les foules, le Comité permanent de l’Hôtel de Ville, dont nous avons parlé plus haut, envoya, dès le matin du 14, des parlementaires vers le gouverneur de la forteresse, de Launey, pour le prier de retirer les canons braquées sur les rues, et de ne commettre aucune hostilité contre le peuple ; en retour, le Comité, usurpant des pouvoirs qu’il n’avait pas, promettait que le peuple « ne se porterait contre la place à aucune entreprise fâcheuse ». Les délégués furent très bien reçus par le gouverneur et s’attardèrent même jusque près de midi à déjeuner chez lui. De Launey cherchait probablement à gagner du temps, en attendant des ordres précis de Versailles qui ne lui arrivaient pas, puisqu’ils avaient été interceptés dans la matinée par le peuple. Comme tous les autres chefs militaires, de Launey entrevoyait qu’il lui serait difficile de résister au peuple de Paris, descendu en masse dans les rues, et il temporisait. Pour le moment, il fit retirer les canons de quatre pieds en arrière, et pour que le peuple ne les vit pas à travers les embrasures, il y fit poser des clanches de bois.
De son côté, vers midi, le district de Saint-Louis-la-Culture envoya deux délégués, parler en son nom au gouverneur ; l’un d’eux, l’avocat Thuriot de la Rozière, obtint du marquis de Launey la promesse qu’il ne ferait pas tirer si on ne l’attaquait pas. Deux nouvelles députations furent envoyées au gouverneur par le comité permanent, vers une heure et vers trois heures ; mais elles ne furent pas reçues. L’une et l’autre demandaient au gouverneur de remettre la forteresse à une milice bourgeoise qui la garderait conjointement avec les soldats et les suisses.
Heureusement, tous ces compromis furent déjoués par le peuple qui comprit parfaitement qu’il lui fallait coûte que coûte s’emparer de la Bastille. Maître des fusils et des canons des Invalides, son enthousiasme montait toujours. Les foules envahissaient les rues voisines de la Bastille, ainsi que les cours qui environnaient la forteresse. Bientôt la fusillade s’engageait entre les assaillants et les invalides postés sur les remparts. Pendant que le Comité permanent cherchait à arrêter l’ardeur du peuple et faisait ses arrangements pour proclamer en place de Grève que M. de Launey avait promis de ne pas tirer, si on ne l’attaquait pas, les foules, en criant : Nous voulons la Bastille ! Bas les ponts ! se poussaient vers la forteresse. On dit que lorsqu’il aperçut du haut des murs, le faubourg Saint-Antoine et les rues voisines, toutes noires de monde, marchant contre la Bastille, le gouverneur, qui y était monté avec Thuriot, faillit s’évanouir. Il paraît même qu’il fut sur le point de rendre la forteresse sur le champ au comité de la milice, mais que les Suisses s’y opposèrent[31].
Les premiers ponts-levis de cette partie extérieure de la Bastille qui s’appelait l’Avancée, furent bientôt abattus, grâce à un de ces actes d’audace de quelques-uns, qui toujours se produisent en pareille occasion. Huit ou dix hommes, aidés par un gaillard de haute taille et robuste, l’épicier Pannetier, profitèrent d’une maison adossée au mur extérieur de l’Avancée pour escalader ce mur ; alors ils le suivirent, montés à califourchon, jusqu’à un corps de garde placé près du petit pont-levis de l’Avancée, et de là, ils sautèrent dans la première cour de la Bastille proprement dite — la cour du Gouvernement, dans laquelle était située la maison du gouverneur. Cette cour était inoccupée, les invalides étant rentrés avec de Launey dans la forteresse même, après le départ de Thuriot. À coups de hache, les huit ou dix hommes descendus dans cette cour baissèrent d’abord le petit pont-levis de l’Avancée, en en brisant la porte, puis le grand, et plus de 300 hommes se précipitèrent dans la cour du Gouvernement, courant vers les deux autres ponts-levis, le petit et le grand, qui servaient à traverser le large fossé de la forteresse même. Ces deux ponts, bien entendu, étaient levés.
Ici se place l’incident qui porta la fureur de la population parisienne à son comble et qui coûta ensuite la vie à de Launey. Lorsque la foule envahit la cour du gouvernement, les défenseurs de la Bastille se mirent à tirer dessus, et il y eut même une tentative de relever le grand pont-levis de l’Avancée, pour empêcher la foule d’évacuer la cour du Gouvernement et de la faire prisonnière ou de la massacrer[32]. Ainsi, juste au moment où Thuriot et Corny annonçaient, place de la Grève, que le gouverneur avait promis de ne pas tirer, la cour du Gouvernement était balayée par le feu de mousqueterie des soldats postés sur les remparts, et le canon de la Bastille lançait ses boulets dans les rues voisines. Après tous les pourparlers qui avaient lieu dans la matinée, ce feu ouvert sur le peuple fut évidemment interprété comme un acte de trahison de la part de de Launey, que le peuple accusa d’avoir lui-même fait descendre les deux premiers ponts-levis de l’Avancée, afin d’attirer la foule sous le feu des remparts[33].
Il était environ une heure à ce moment. La nouvelle que les canons de la Bastille tiraient sur le peuple se répandit dans tout Paris, et elle eut un double effet. Le Comité permanent de la milice parisienne s’empressa d’envoyer une nouvelle députation vers le commandant, pour lui demander s’il était disposé à recevoir dans cette place un détachement de la milice, qui garderait la Bastille de concert avec les troupes. Mais cette députation ne parvint pas jusqu’au commandant, puisqu’une fusillade nourrie continuait tout le temps entre les invalides et les assaillants, qui, blottis le long de quelques murs, tiraient, surtout sur les soldats desservant les canons. D’ailleurs le peuple comprenait que les députations du Comité ne faisaient qu’empêcher l’assaut : « une députation n’est plus ce qu’ils veulent ; c’est le siège de la Bastille ; c’est la destruction de cette horrible prison ; c’est la mort du gouverneur qu’ils demandent à grands cris », vinrent rapporter les députés.
Cela n’empêcha pas le Comité de l’Hôtel de Ville d’envoyer une troisième députation, M. Ethis de Corny, procureur du roi et de la ville, et plusieurs citoyens furent chargés encore une fois de refroidir l’élan du peuple, d’enrayer l’assaut et de parlementer avec de Launey, afin qu’il reçût dans la forteresse une milice du Comité. L’intention d’empêcher le peuple de se rendre maître de la Bastille était évidente[34].
Quant au peuple, dès que la nouvelle de la fusillade se répandit dans la ville, il agit, sans ordres de personne, guidé par son instinct révolutionnaire. Il amena à l’Hôtel de Ville les canons dont on s’était emparé aux Invalides, et vers trois heures, lorsque la députation de Corny revenait rendre compte de son échec, elle rencontra environ trois cents gardes-françaises et une quantité de bourgeois armés, commandés par un ancien soldat, Hulin. Ils marchaient à la Bastille, suivis des cinq pièces de canon. À ce moment, la fusillade durait déjà depuis plus de trois heures. Le peuple ne se laissait pas décourager par le grand nombre de tués et de blessés[35] et continuait le siège, ayant recours à différents expédients ; ainsi on amena deux charrettes de paille et de fumier pour faire un rideau de fumée qui faciliterait l’assaut des portes d’entrée (au petit et au grand pont-levis). Les bâtiments de la cour du Gouvernement avaient été déjà incendiés.
Les canons arrivaient juste au bon moment. On les traîna dans la cour du Gouvernement et ils furent placés en face des ponts-levis et des portes, à 30 mètres seulement de distance.
On imagine facilement l’effet que ces canons, aux mains du peuple, durent produire sur les assiégés ! Il était évident que les ponts-levis devraient bientôt tomber et que les portes seraient enfoncées. La foule, toujours plus menaçante, affluait en nombres toujours croissants.
Alors il arriva un moment où les défenseurs comprirent que résister plus longtemps serait se vouer à un massacre certain. De Launey se décida à capituler. Les invalides, voyant que jamais ils n’auraient raison de tout Paris, venu les assiéger, conseillaient la capitulation depuis quelque temps, et vers quatre heures ou entre quatre et cinq heures le commandant fit arborer le drapeau blanc et battre la chamade — c’est-à-dire l’ordre de cesser le feu et de descendre des tours.
La garnison capitulait et demandait le droit de sortir en gardant ses armes. Il se peut que Hulin et Élie, placés en face du grand pont-levis, l’acceptèrent en leur nom, mais le peuple n’en voulait pas entendre parler. Le cri de Bas les ponts ! retentissait avec fureur. Alors, à cinq heures, le commandant fit passer à travers une meurtrière, près du petit pont-levis, un billet conçu en ces termes : « Nous avons vingt milliers de poudre ; nous ferons sauter le quartier et la garnison, si vous n’acceptez pas la capitulation. » Pensait-il donner suite à cette menace, que la garnison ne l’aurait jamais permis, et le fait est que de Launey donna lui-même la clef pour faire ouvrir la porte du petit pont-levis… Immédiatement le peuple envahit la forteresse, désarma les suisses et les invalides et s’empara de de Launey, qui fut traîné à l’Hôtel de Ville. Pendant le trajet, la foule, furieuse de sa trahison, l’insultait de toute façon : il faillit vingt fois être tué, malgré les efforts héroïques de Cholat et d’un autre[36] qui le protégeaient de leurs corps. Il leur fut arraché des mains à quelques centaines de pas de l’Hôtel de Ville, et décapité. De Hue, le commandant des suisses, sauva sa vie en déclarant qu’il se rendait à la Ville et à la Nation et en buvant à elles ; mais trois officiers de l’état-major de la Bastille et trois invalides furent tués. Quant à Flesselles, le prévôt des marchands, qui était en relations avec Besenval et la Polignac, et qui avait — à ce qu’il ressort d’un passage d’une de ses lettres — bien d’autres secrets à cacher, très compromettants pour la reine, il allait être exécuté par le peuple, lorsqu’un inconnu le tua d’un coup de pistolet. L’inconnu pensa-t-il que les morts seuls ne parlent pas ?
Dès que les ponts de la Bastille avaient été baissés, la foule, se précipitant dans les cours, s’était mise à fouiller la forteresse pour libérer les prisonniers ensevelis dans les oubliettes. Elle s’attendrissait et versait des larmes à la vue de ces fantômes, sortis de leurs cachots, ahuris par la vue de la lumière et par le son de tant de voix qui les acclamaient ; elle promenait en triomphes ces martyrs du despotisme royal dans les rues de Paris. Bientôt toute la ville fut en délire, en apprenant que la Bastille était aux mains du peuple, et redoubla d’ardeur pour garder sa conquête. Le coup d’État de la Cour était manqué.
C’est ainsi que commença la Révolution. Le peuple remportait sa première victoire. Il lui fallait une victoire matérielle de ce genre. Il fallait que la Révolution soutînt une lutte et qu’elle en sortît triomphante. Il fallait que le peuple prouvât sa force, afin d’imposer à ses ennemis, de réveiller les courages en France, et de pousser partout à la révolte, à la conquête de la liberté.
XIII. LES CONSÉQUENCES DU 14 JUILLET À VERSAILLES
Lorsqu’une Révolution a commencé, chaque événement ne résume pas seulement l’étape parcourue : il contient déjà les principaux éléments de ce qui va arriver ; en sorte que, si les contemporains pouvaient s’affranchir des impressions momentanées et séparer dans ce qu’ils voient se produire l’essentiel de l’accidentel, ils auraient pu, dès le lendemain du 14 juillet, prévoir la marche que prendrait désormais toute la Révolution.
La Cour, même le 13 au soir, ne se rendait encore aucun compte de la portée du mouvement à Paris.
Ce soir-là, on était en fête à Versailles. On dansait à l’Orangerie, on buvait à plein verre pour célébrer la victoire prochaine sur la capitale rebelle, et la reine, son amie la Polignac et les autres belles de la Cour, les princes et les princesses prodiguaient leurs caresses aux soldats étrangers dans leurs casernes, pour les exciter au combat[37]. Dans leur folle et terrible légèreté, dans ce monde d’illusions et de mensonges conventionnels qui constitue chaque Cour, on ne se doutait même pas qu’il était trop tard pour attaquer Paris : que l’occasion avait été manquée. Et Louis XVI n’était pas mieux renseigné que la reine ou les princes. Lorsque l’Assemblée, effrayée par le soulèvement du peuple, courut vers lui, le 14 au soir, pour le supplier en un langage servile de rappeler les ministres et de faire rappeler les troupes, il leur répondit en leur parlant comme un maître, encore sûr de la victoire. Il croyait au plan qu’on lui avait suggéré — celui de mettre des chefs fidèles à la tête de la milice bourgeoise et de maîtriser le peuple en s’aidant de celle-ci, après quoi il se bornerait à envoyer des ordres équivoques concernant le retrait des troupes. Tel était ce monde factice, de visions plutôt que de réalité, dans lequel vivaient le roi et la Cour, et dans lequel ils continuèrent de vivre, malgré les courts instants de réveil, jusqu’à ce que le moment fût venu de monter les marches de l’échafaud…
Et comme les caractères se dessinaient déjà ! Le roi, hypnotisé par son pouvoir absolu et toujours prêt, à cause de cela, à faire précisément le pas qui mènera à la catastrophe. Puis, quand celle-ci arrive, il lui oppose son inertie, — rien que de l’inertie, — et enfin, il cède, pour la forme, juste au moment où on le croit prêt à résister avec obstination. Ou bien la reine, — vicieuse, mauvaise langue jusque dans les plus fins replis de son cœur de souveraine absolue, poussant à la catastrophe, résistant un moment aux événements avec pétulance, puis se résignant soudain à céder et revenant l’instant d’après à ses enfantillages de courtisane. Et les princes ? Instigateurs de toutes les plus funestes résolutions du roi, et le lâchant au premier insuccès, se faisant émigrés, fuyant la France immédiatement après la prise de la Bastille, pour aller intriguer en Allemagne ou en Italie ! Comme tous ces caractères se dessinent rapidement en quelques jours, du 8 au 15 juillet !
Et au côté opposé on voit le peuple, avec son élan, son enthousiasme, sa générosité, prêt à se faire massacrer pour le triomphe de la Liberté, mais en même temps demandant à être mené, prêt à se laisser gouverner par les nouveaux maîtres, qui sont venus s’installer à l’Hôtel de Ville. Comprenant si bien les ruses de la Cour, voyant mieux que les plus perspicaces à travers le complot qui grossissait depuis la fin juin, il se laisse envelopper en même temps par un nouveau complot, — celui des classes possédantes, qui vont bientôt faire rentrer dans leurs taudis les affamés, les hommes à piques, auxquels ils avaient fait appel pour quelques heures, lorsqu’il s’agissait d’opposer la force de l’insurrection populaire à celle de l’armée.
Enfin, en ces premiers jours, lorsqu’on envisage la conduite de la bourgeoisie, on voit déjà s’ébaucher les grands drames futurs de la Révolution. Le 14, à mesure que la royauté perd graduellement son caractère menaçant, c’est le peuple qui inspire graduellement de la terreur aux représentants du Tiers, réunis à Versailles, et malgré les paroles véhémentes de Mirabeau, lancées à propos de la fête qui avait eu lieu l’avant-veille à l’Orangerie, il suffit au roi de se présenter à l’Assemblée, de reconnaître l’autorité des représentants et de leur promettre l’inviolabilité, pour que ceux-ci éclatent en applaudissements et en transports, pour qu’ils courent lui faire une garde d’honneur dans la rue, pour qu’ils fassent retentir les rues de Versailles de cris de Vive le Roi ! Cela, au moment où le peuple est massacré à Paris, au nom de ce même roi, et qu’à Versailles la foule menace la reine et la Polignac, en se demandant si le roi ne commet pas une de ses fourberies habituelles.
À Paris, le peuple ne se laissa pas prendre par la promesse de retirer les troupes. Il n’en crut pas un mot. Il préféra s’organiser en une vaste commune insurgée, et cette commune, comme une commune du moyen-âge, prit toutes les mesures de défense nécessaires contre le roi. Les rues furent coupées de tranchées ou de barricades, et les patrouilles parcouraient la ville, prêtes à sonner le tocsin à la moindre alarme.
La visite du roi ne rassura pas trop le peuple. Le 17, se voyant vaincu et délaissé, Louis XVI se décida à venir à Paris, à l’Hôtel-de-Ville, pour se réconcilier avec sa capitale, et la bourgeoisie chercha à en faire un acte éclatant de réconciliation entre elle et le roi. Les révolutionnaires bourgeois, dont un très grand nombre appartenait à la franc-maçonnerie, firent au roi, avec leurs épées, l’honneur de la voûte d’acier à son arrivée à l’Hôtel de Ville, et Bailly, nommé maire de Paris, lui accrocha au chapeau la cocarde tricolore. Les bourgeois parlèrent même d’élever à Louis XVI une statue sur la place de la Bastille démolie ; mais cela n’empêcha pas le peuple de garder une attitude de réserve et de méfiance, qui ne disparut même pas après la visite à l’Hôtel de Ville. Roi de la bourgeoisie tant qu’on voudra, mais pas un roi du peuple.
La Cour, de son côté, comprit très bien qu’après l’insurrection du 14 juillet, la paix ne serait jamais faite entre la royauté et le peuple. On fit partir en Suisse la Polignac, malgré les pleurs de Marie-Antoinette, et dès le lendemain, les princes commencèrent à émigrer. Ceux qui avaient été l’âme du coup d’État manqué, — les princes et les ministres, — s’empressèrent de quitter la France. Le comte d’Artois s’échappa la nuit, et il craignait tellement pour sa vie qu’après avoir traversé la ville à la dérobée, il se fit accompagner sur la route par un régiment et deux canons. Le roi promettait de rejoindre ses chers émigrés à la première occasion, et dès lors il fut question du plan de faire fuir le roi à l’étranger, pour qu’il rentrât en France à la tête de l’invasion allemande.
Au fond, le 16 juillet, tout était prêt pour son départ. Le roi devait se rendre à Metz, s’y mettre à la tête des troupes et marcher sur Paris. Les voitures étaient déjà attelées, prêtes à emporter Louis XVI vers l’armée, concentrée entre la frontière et Versailles. Mais Broglie se refusa à conduire le roi à Metz ; et les princes étaient trop pressés de fuir ; sur quoi Louis XVI — plus tard il le dit lui-même, — se voyant abandonné par des princes et des nobles, renonça au projet de résistance armée que lui suggérait l’histoire de Charles Ier. Il alla à Paris faire sa soumission.
Quelques historiens royalistes ont essayé de mettre en en doute que la Cour eût préparé un coup d’État contre l’Assemblée et contre Paris. Mais les documents abondent pour prouver la réalité de ce complot. Mignet, dont l’esprit modéré est bien connu et qui avait l’avantage d’écrire bientôt après les événements, n’avait pas de doute à cet égard, et les recherches postérieures ont confirmé sa manière de voir. Le 13 juillet, le roi devait renouveler sa déclaration du 23 juin, et l’Assemblée devait être dissoute. Quarante mille exemplaires de cette déclaration étaient déjà imprimés, pour être envoyés dans toute la France. Le commandant de l’armée concentrée entre Versailles et Paris avait reçu des pouvoirs illimités pour massacrer le peuple de Paris et pour sévir contre l’Assemblée en cas de résistance.
Cent millions de billets de l’État avaient été fabriqués pour subvenir aux besoins de la Cour, sans demander un vote à l’Assemblée. Tout était préparé, et lorsque l’on apprit, le 12, que Paris se soulevait, la Cour considéra ce soulèvement comme une émeute qui favorisait ses plans. Un peu plus tard, lorsqu’on sut que l’insurrection grandissait, le roi fut encore sur le point de partir, en abandonnant à ses ministres le soin de faire disperser l’Assemblée par les troupes étrangères. Ce furent les ministres qui, voyant la vague monter, n’osèrent pas mettre ce plan à exécution. C’est pourquoi une panique si grande saisit la Cour après le 14 juillet, lorsqu’elle apprit la prise de la Bastille et l’exécution de de Launey ; alors les Polignac, les princes et tant d’autres nobles qui avaient été l’âme du complot et craignaient d’être dénoncés, s’empressèrent d’émigrer.
Mais le peuple veillait. Il comprenait vaguement ce que les émigrés allaient chercher de l’autre côté de la frontière, et les paysans arrêtaient les fuyards. Foullon et Bertier furent de ce nombre.
Nous avons déjà parlé de la misère qui régnait à Paris et dans les environs, et des accapareurs, dont l’Assemblée refusait d’approfondir les crimes. Parmi ces spéculateurs sur la misère des pauvres, on nommait surtout Foullon, qui avait fait une immense fortune, comme financier et dans sa charge d’intendant de l’armée et de la marine. On connaissait aussi sa haine pour le peuple et la Révolution. Broglie avait voulu l’avoir pour ministre, lorsqu’il préparait le coup d’État pour le 16 juillet, et si le rusé financier refusa ce poste, dont il voyait déjà les dangers, il ne ménagea pas les conseils. Son avis était de se débarrasser d’un seul coup de tous ceux qui avaient acquis de l’influence dans le camp révolutionnaire.
Après la prise de la Bastille, lorsqu’il apprit comment la tête de de Launey avait été promenée dans les rues, il comprit qu’il ne lui restait plus qu’à suivre les princes et émigrer ; mais comme ce n’était plus commode, sous la surveillance des districts, il profita de la mort d’un de ses valets pour se faire passer pour mort et enterré, tandis qu’il sortait de Paris et se réfugiait chez un ami à Fontainebleau.
Là, il fut découvert et arrêté par les paysans, qui se vengèrent sur lui de leurs longues souffrances, de leur misère. Chargé d’une botte de foin sur les épaules, — par allusion au foin qu’il avait promis de faire manger aux Parisiens, — l’ignoble accapareur fut traîné à Paris par une foule furieuse. À l’Hôtel de Ville, Lafayette essaya de le sauver. Mais le peuple, exaspéré, exécuta Foullon en l’accrochant à une lanterne.
Son gendre Bertier, complice du même coup d’État et intendant de l’armée de Broglie, fut arrêté à Compiègne, et traîné de même à Paris, où il allait être pendu à la lanterne, lorsqu’il essaya de lutter pour sauver sa vie et fut tué.
D’autres complices, qui s’étaient aussi mis en route pour l’étranger, furent arrêtés dans le nord et le nord-est et ramenés à Paris.
On imagine la terreur que ces exécutions populaires et la vigilance des campagnes semèrent au sein des familiers de la Cour. Leur arrogance, leur résistance à la Révolution étaient brisées. Ils ne pensaient plus qu’à se laisser oublier. Le parti de la réaction battait de l’aile.
XIV. SOULÈVEMENTS POPULAIRES
Paris, en déjouant les plans de la Cour, avait porté un coup mortel à l’autorité royale. D’autre part, l’apparition du peuple en guenilles dans les rues, comme force active de la Révolution, donnait un nouveau caractère, une nouvelle tendance égalitaire à tout le mouvement. Les riches, les puissants comprirent parfaitement le sens de ce qui s’était accompli à Paris durant ces journées, et l’émigration, des princes d’abord, puis des favoris, des accapareurs, accentuait la victoire. La Cour cherchait déjà l’appui de l’étranger contre la France révolutionnaire.
Cependant, si le soulèvement se fût borné à la capitale, la Révolution n’eût jamais pu se développer au point d’aboutir bientôt à l’écroulement des anciens privilèges. L’insurrection au centre avait été nécessaire pour frapper le gouvernement central, l’ébranler, démoraliser ses défenseurs. Mais pour détruire la force du gouvernement dans les provinces, pour frapper l’ancien régime dans ses attributions gouvernementales et ses privilèges économiques, il fallait le large soulèvement du peuple — dans les villes, les bourgs et les hameaux. C’est précisément ce qui se produisit dans le courant de juillet, sur de vastes étendues de la France.
Les historiens, qui tous, sciemment ou non, ont suivi de très près les Deux amis de la liberté, ont généralement représenté ce mouvement des villes et des campagnes, comme une conséquence de la prise de la Bastille. La nouvelle de ce succès aurait soulevé les campagnes. Les châteaux furent brûlés, et ce soulèvement des paysans sema tant de terreurs, que le 4 août les nobles et le clergé abdiquèrent leurs droits féodaux.
Cependant, cette version n’est vraie qu’à demi. En ce qui concerne les villes, il est exact qu’un grand nombre de soulèvements urbains eurent lieu sous l’influence de la prise de la Bastille. Les uns, comme celui de Troyes le 18 juillet, de Strasbourg le 19, de Cherbourg le 21, de Rouen le 24, de Maubeuge le 27, suivirent de près le soulèvement de Paris, tandis que les autres continuèrent pendant les trois ou quatre mois suivants, — jusqu’à ce que l’Assemblée nationale eût voté la loi municipale du 14 décembre 1789, qui légalisait la constitution d’un gouvernement municipal de la bourgeoisie, favorisé par une très grande indépendance vis-à-vis du gouvernement central.
Mais en ce qui concerne les paysans, il est évident qu’avec la lenteur des communications à cette époque, les vingt jours qui se passèrent entre le 14 juillet et le 4 août, sont absolument insuffisants pour expliquer l’effet de la prise de la Bastille sur les campagnes et le contre-coup de l’insurrection des paysans sur les décisions de l’Assemblée nationale. Au fait, concevoir les événements de cette façon, c’est rapetisser la profonde portée du mouvement dans les campagnes.
Le soulèvement des paysans pour l’abolition des droits féodaux et la reprise des terres communales, enlevées aux communes villageoises depuis le dix-septième siècle par les seigneurs laïques et ecclésiastiques, — c’est l’essence même, c’est le fond de la grande Révolution. Là-dessus vient se greffer la lutte de la bourgeoisie pour ses droits politiques. Sans cela la Révolution n’eût jamais eu la profondeur qu’elle atteignit en France. Ce grand soulèvement des campagnes qui commença dès janvier 1789 (et même dès 1788) et qui dura cinq années fut ce qui permit à la Révolution d’accomplir l’immense travail de démolition que nous lui devons. C’est ce qui la mit à même de planter les premiers jalons d’un régime égalitaire, de développer en France l’esprit républicain, que rien n’a pu étouffer depuis, et de proclamer les grands principes de communisme agraire que nous allons voir surgir en 1793. Ce soulèvement, enfin, c’est ce qui fait le caractère propre de la Révolution française et ce qui la distingue profondément de la Révolution de 1648-1657 en Angleterre.
Là aussi, la bourgeoisie abattit, dans le courant de ces neuf années, le pouvoir absolu de la royauté et les privilèges politiques de la camarilla. Mais, à côté de cela, ce qui fait le trait distinctif de la Révolution anglaise, c’est les luttes pour le droit de chaque individu de professer la religion qu’il lui plaira, d’interpréter la Bible selon sa conception personnelle, d’élire ses propres pasteurs, — bref, le droit de l’individu au développement intellectuel et religieux qui lui conviendra. C’est encore le droit d’autonomie de chaque paroisse et, par conséquent, de l’agglomération urbaine. Mais les paysans anglais ne se soulevèrent pas aussi généralement que ce fut fait en France, pour abolir les redevances féodales et les dîmes, ou pour reprendre les terres communales ; et si les bandes de Cromwell démolirent un certain nombre de châteaux qui représentaient de vraies forteresses de la féodalité, ces bandes ne s’attaquèrent malheureusement ni aux prétentions féodales des seigneurs sur la terre, ni même au droit de justice féodale que les seigneurs exerçaient sur leurs vassaux. C’est ce qui fait que la Révolution anglaise, alors qu’elle conquit des droits précieux pour l’individu, ne détruisit pas le pouvoir féodal du seigneur : elle ne fit que le modifier, tout en lui conservant ses droits sur les terres — droits qui persistent jusqu’à nos jours.
La Révolution anglaise constitua sans doute le pouvoir politique de la bourgeoisie ; mais ce pouvoir ne fut obtenu qu’en le partageant avec l’aristocratie foncière. Et si la Révolution donna à la bourgeoisie anglaise une ère de prospérité pour son commerce et son industrie, cette prospérité fut obtenue à la condition que la bourgeoisie qui en profiterait ne s’attaquerait pas aux privilèges fonciers des nobles. Au contraire, elle aida ceux-ci à les accroître, du moins en valeur. Elle aida les seigneurs à s’emparer légalement des terres communales au moyen du bornage (les Enclosure Acts), ce qui réduisit la population agricole à la misère, la mit à la merci du seigneur et en força une grande partie à émigrer vers les villes, où les prolétaires furent mis en coupe réglée par les bourgeois industriels. La bourgeoisie anglaise aida aussi la noblesse à faire de ses immenses domaines fonciers, non seulement une source de revenus, souvent fabuleux, mais aussi un moyen de domination politique et juridique locale, en rétablissant sous de nouvelles formes le droit de justice des seigneurs. Elle l’aida enfin à décupler ses revenus, en lui laissant (par l’effet d’une législation encombrante sur les ventes des terres) le monopole de la terre, dont le besoin se faisait sentir de plus en plus au sein d’une population dont l’industrie et le commerce allaient toujours en croissant.
On sait aujourd’hui que la bourgeoisie française, surtout la haute bourgeoisie industrielle et commerciale, voulait imiter la bourgeoisie anglaise dans sa révolution. Elle aussi aurait volontiers pactisé avec la royauté et la noblesse, afin d’arriver au pouvoir. Mais elle n’y réussit pas, parce que la base de la Révolution française était heureusement bien plus large qu’en Angleterre. En France, le mouvement ne fut pas seulement un soulèvement pour conquérir la liberté religieuse, ou bien la liberté commerciale et industrielle pour l’individu, ou bien encore pour constituer l’autonomie municipale entre les mains de quelques bourgeois. Ce fut surtout un soulèvement des paysans : un mouvement du peuple pour rentrer en possession de la terre et la libérer des obligations féodales qui pesaient sur elle ; et alors même qu’il y avait en cela un puissant élément individualiste — le désir de posséder la terre individuellement — il y avait l’élément communiste : le droit de toute la nation à la terre, — droit que nous verrons proclamer hautement par les pauvres en 1793.
Voilà pourquoi ce serait réduire étrangement la portée du soulèvement agraire de l’été de 1789 que de le représenter comme un épisode de courte durée, provoqué par l’enthousiasme de la prise de la Bastille.
XV. LES VILLES
Au dix-huitième siècle, après toutes les mesures que l’autorité royale avait prises depuis deux cents ans contre les institutions municipales, celles-ci étaient tombées en pleine décadence. Depuis que l’assemblée plénière des habitants de la ville, qui possédait autrefois le contrôle de la justice et de l’administration urbaine, avait été abolie, les affaires des grandes cités allaient de mal en pis. Les charges de « conseillers de ville », introduites au dix-huitième siècle, devaient être achetées à la commune, et assez souvent le mandat acheté était à vie (Babeau, La ville sous l’ancien régime, p. 153 et suivantes). Les réunions des conseils devenaient rares — une fois tous les six mois dans certaines villes, — et encore n’y assistait-on pas régulièrement. Le greffier faisait marcher toute la machine, et ne manquait généralement pas de se faire payer grassement par les intéressés. Les procureurs et les avocats, et encore plus l’intendant de la province, intervenaient continuellement pour prévenir toute autonomie municipale.
Dans ces conditions, les affaires de la cité tombaient de plus en plus entre les mains de cinq ou six familles qui mettaient en coupe réglée tous les revenus. Les revenus patrimoniaux, que quelques villes avaient conservés, le produit des octrois, le commerce de la cité, les impôts, tout servait à les enrichir. En outre, maires et syndics se mettaient marchands de grains et de viande et devenaient bientôt des accapareurs. Généralement, la population ouvrière les haïssait. La servilité des syndics, des conseillers, des échevins envers « Monsieur l’Intendant » était telle que son moindre caprice était obéi. Et les subsides des villes pour loger l’intendant, pour augmenter ses appointements, pour lui faire des cadeaux, pour tenir ses enfants sur les fonts baptismaux, etc., allaient grandissant — sans parler des cadeaux qu’il fallait envoyer chaque année à divers personnages à Paris.
Dans les villes, comme dans les campagnes, les droits féodaux restaient debout. Ils étaient attachés aux propriétés. L’évêque restait seigneur féodal, et les seigneurs, laïques ou ecclésiastiques — tels, par exemple, les cinquante chanoines de Brioude — conservaient non seulement des droits honorifiques, ou bien le droit d’intervenir dans la nomination des échevins, mais aussi, dans certaines villes, le droit de justice. À Angers, il y avait seize justices seigneuriales. Dijon avait conservé, outre la justice municipale, six justices ecclésiastiques : « l’évêché, le chapitre, les religieux de Saint-Bénigne, la Sainte-Chapelle, la Chartreuse et la commanderie de la Madeleine. » Tout cela s’engraissait au milieu du peuple à demi affamé. Troyes avait neuf de ces justices, en plus de « deux mairies royales ». De même la police n’appartenait pas toujours à la ville, mais à ceux qui exerçaient « la justice ». Bref, c’était toujours le système féodal[38].
Mais ce qui excitait surtout la colère des citadins, c’est que toute sorte d’impôts féodaux, la capitation, les vingtièmes, fréquemment la taille et les « dons gratuits » (imposés en 1758 et abolis seulement en 1789), ainsi que les « lods et ventes », — c’est-à-dire, des taxes prélevées par le seigneur en cas de vente ou d’achat par ses vassaux, — pesaient sur les maisons des citadins et surtout sur celles des artisans. Moins gros, peut-être, que dans les campagnes, ils pesaient très lourd à côté de tous les autres impôts urbains.
Enfin, ce qui rendait ces impôts encore plus détestables, c’est que lorsque la ville en faisait la répartition, des centaines de privilégiés réclamaient l’exemption. Le clergé, les nobles, les officiers de l’armée en étaient exempts de droit, ainsi que « les officiers de chez le roi », — écuyers honorifiques et autres qui achetaient ces « charges » sans service, pour flatter leur orgueil et s’affranchir des impôts. L’indication du titre, placée sur la porte, suffisait pour ne rien payer à la ville. On conçoit bien la haine que ces privilégiés inspiraient au peuple.
Tout le régime municipal était ainsi à refaire. Mais qui sait combien il aurait encore duré, si le soin de le réformer avait été abandonné à l’Assemblée Constituante. Alors le peuple lui-même s’en chargea, d’autant plus que dans le courant de l’été de 1789, une nouvelle cause de mécontentement vint s’ajouter à celles qui viennent d’être énumérées. C’était la disette, les prix exorbitants du pain, le manque de ce pain, dont les classes pauvres souffraient dans la plupart des villes. Là même où la municipalité faisait de son mieux pour en abaisser le prix par des achats de grains, ou par une taxe qui réglait les prix, — le pain manquait toujours et le peuple affamé faisait queue aux portes des boulangers.
Mais dans beaucoup de villes le maire et les échevins suivaient l’exemple de la Cour et des princes, et spéculaient, eux aussi, sur la disette. C’est pourquoi, dès que la nouvelle de la prise de la Bastille, ainsi que de l’exécution de Foullon et de Bertier se répandit en province, le peuple des villes commença un peu partout à se soulever. Il exigeait d’abord une taxe sur le pain et la viande ; il démolissait les maisons des principaux accapareurs — souvent des officiers municipaux ; il s’emparait de l’hôtel de ville et nommait, par élection au suffrage populaire, une nouvelle municipalité, sans faire attention aux prescriptions de la loi, ni aux droits légaux de l’ancien corps municipal, ou aux « charges » achetées par les « conseillers ». Un mouvement de la plus haute portée révolutionnaire se produisait ainsi, car la ville affirmait, non seulement son autonomie, mais aussi sa volonté de prendre une part active au gouvernement général de la nation. C’était, comme l’a très bien remarqué Aulard[39], un mouvement communaliste de la plus grande importance, dans lequel la province imitait Paris, qui, nous l’avons vu, s’était donné sa Commune le 13 juillet. Évidemment, ce mouvement fut loin d’être général. Il ne se produisit avec éclat que dans un certain nombre de cités et de petites villes, – de préférence dans l’Est de la France. Mais partout la vieille municipalité de l’ancien régime dut se soumettre à la volonté du peuple, ou, du moins, à la volonté des assemblées locales d’électeurs. C’est ainsi que s’accomplit, d’abord de fait, en juillet et août, la révolution communaliste, que l’Assemblée constituante légalisa plus tard par les lois municipales du 14 décembre 1789 et du 21 juin 1790. Ce mouvement donna évidemment à la Révolution un puissant élément de vie et de vigueur. Toute la force de la Révolution se concentra, nous allons le voir en 1792 et 1793, dans les municipalités des villes et des villages, pour lesquelles la Commune révolutionnaire de Paris fut le prototype.
Le signal de cette reconstruction partit de Paris. Sans attendre la loi municipale, que l’Assemblée voterait un jour, Paris se donna sa Commune. Il nomma son conseil municipal, son maire, Bailly, et son commandant de la garde nationale, Lafayette. Mieux que cela : il organisa ses soixante districts — « soixante républiques », selon l’heureuse expression de Montjoie ; car, si ces districts ont délégué l’autorité à l’assemblée des représentants de la Commune, et au maire, elles l’ont en même temps retenue : « L’autorité est partout », disait Bailly, et il n’y en a point au centre. « Chaque district est un pouvoir indépendant », constatent avec regret les amis de l’alignement, sans comprendre que c’est comme cela que se font les révolutions.
Ainsi, quand donc l’Assemblée nationale, qui avait tant de peine à ne pas être dissoute et qui avait tant de choses sur les bras, quand donc aurait-elle pu entamer la discussion de la loi sur la réorganisation des tribunaux ? Elle y arriva à peine au bout de dix mois. Mais le district des Petits-Augustins, dès le 18 juillet, « arrête à lui tout seul », dit Bailly, dans ses Mémoires, « qu’il sera établi des juges de paix. » Sans désemparer, il procède à leur élection. D’autres districts et d’autres cités (notamment Strasbourg) font de même, et lorsque viendra la nuit du 4 août, et que les seigneurs auront à abdiquer leurs droits de justice seigneuriale, – ce sera déjà fait dans plusieurs villes : les nouveaux juges auront déjà été nommés par le peuple, et l’Assemblée constituante n’aura qu’à incorporer dans la Constitution de 1791 le fait accompli.
Taine et tous les admirateurs de l’ordre administratif des ministères somnolents sont choqués, sans doute, à la vue de ces districts devançant de leurs votes l’Assemblée, lui indiquant la volonté du peuple par leurs décisions : mais c’est ainsi que se développent les institutions humaines quand elles ne sont pas un produit de la bureaucratie. C’est ainsi que se sont bâties toutes les grandes villes ; on les voit encore se bâtir de cette façon. Ici, un groupe de maisons et quelques boutiques à côté : ce sera un point important de la future cité ; là, une ligne qui se dessine par à peu près — ce sera une des grandes rues futures. C’est l’évolution anarchique, la seule que l’on voit dans la libre Nature. Il va de même des institutions, quand elles sont un produit organique de la vie ; et c’est pourquoi les révolutions ont cette immense importance dans la vie des sociétés, qu’elles permettent aux hommes de s’appliquer à ce travail organique, constructif, sans être gênés dans leur œuvre par une autorité qui forcément représente toujours les siècles passés.
Jetons donc un coup d’œil sur quelques-unes de ces révolutions communales.
Les nouvelles, en 1789, se répandaient avec une lenteur qui nous semble aujourd’hui inconcevable. Ainsi, à Château-Thierry le 12 juillet, à Besançon le 27, Arthur Young ne trouvait pas un seul café, pas un seul journal. Les nouvelles dont on causait étaient vieilles de quinze jours. À Dijon, neuf jours après la grande insurrection de Strasbourg et la prise de l’Hôtel-de-Ville par les insurgés, personne n’en savait encore rien. Mais les nouvelles qui venaient de Paris, alors même qu’elles prenaient un caractère légendaire, ne pouvaient que pousser le peuple à l’insurrection. Tous les députés, disait-on, avaient été mis à la Bastille ; et quant aux « atrocités » que Marie-Antoinette aurait commises, tout le monde en parlait avec une parfaite assurance.
À Strasbourg, les troubles commencèrent le 19 juillet, aussitôt que la nouvelle de la prise de la Bastille et de l’exécution de de Launey se répandit en ville. Le peuple en voulait déjà au Magistrat (au conseil municipal) pour la lenteur qu’il avait mise à communiquer aux « représentants du peuple », c’est-à-dire aux électeurs, les résultats de ses délibérations sur le cahier de doléances rédigé par les gens pauvres. Alors la foule se se jette dans la maison de l’Ammeister (le maire) Lemp, et cette maison est dévastée.
Par l’organe de son « Assemblée de la bourgeoisie », le peuple demandait (je cite textuellement) des mesures « pour assurer l’égalité politique des citoyens et leur influence dans les élections des administrateurs du bien commun et de ses juges librement éligibles. »[40] Il voulait qu’on passât par-dessus la loi, et qu’une nouvelle municipalité, ainsi que de nouveaux juges, fussent élus au suffrage universel. Le Magistrat, c’est-à-dire le gouvernement municipal, de son côté, ne le voulait guère « et opposoit l’observance de plusieurs siècles au changement proposé. » Sur quoi le peuple vint assiéger l’Hôtel-de-Ville, et une grêle de pierres se mit à pleuvoir dans la salle où avaient lieu des pourparlers du Magistrat avec les représentants révolutionnaires. Le Magistrat céda.
Entre temps, voyant les miséreux descendre dans la rue, la bourgeoisie aisée s’armait contre le peuple et se présentait chez le commandant de la province, le comte Rochambeau, « pour obtenir son agrément que la bonne bourgeoisie soit armée et unie aux troupes pour faire la police, » — ce que l’état-major de la troupe, imbu d’idées aristocratiques, ne manqua pas de refuser, comme l’avait fait de Launey à la Bastille.
Le lendemain, le bruit s’était répandu en ville que le Magistrat avait révoqué ses concessions, le peuple vint de nouveau assaillir l’Hôtel-de-Ville, en demandant l’abolition des octrois et des bureaux des « aides. » Puisque c’était fait à Paris, on pouvait bien le faire à Strasbourg. Vers les six heures, des masses « d’ouvriers armés de haches et de marteaux » s’avancèrent par trois rues, vers l’Hôtel-de-Ville. Ils en enfoncèrent les portes avec leurs haches, ils défoncèrent les caves et ils se mirent à détruire avec acharnement tous les vieux papiers entassés dans les bureaux. « Il a été exercé une fureur barbare sur les papiers : ils ont été tous jetés par les fenêtres » et détruits, écrit le nouveau Magistrat. Les doubles portes de toutes les archives furent enfoncées pour brûler les vieux documents, et dans sa haine du Magistrat le peuple brisait jusqu’aux meubles de l’Hôtel-de-Ville et les jetait dehors. La chambre des greffes, « le dépôt des masses en litige » eurent le même sort. Au bureau de perception des aides, les portes furent enfoncées et la recette pillée. La troupe postée en face de l’Hôtel de Ville ne put rien faire : le peuple faisait ce qu’il voulait.
Le Magistrat, saisi de terreur, s’empressa de diminuer les prix de la viande et du pain : il mit à douze sous la miche de six livres[41]. Puis il entra amicalement en pourparlers avec les vingt « tribus », ou guildes, de la cité pour élaborer une nouvelle constitution municipale. Il fallait se presser, puisque les émeutes continuaient à Strasbourg et dans les bailliages voisins, où le peuple destituait les prévôts « établis » des communes, et en nommait d’autres par sa volonté, tout en formulant « des demandes sur des forêts et autres droits, directement opposés à une possession légitimement acquise. C’est un moment où chacun se croit en mesure de se procurer la restitution des droits prétendus », dit le Magistrat dans la lettre du 5 août.
Là-dessus, le 11 août, arrive à Strasbourg la nouvelle de la nuit du 4 août, à l’Assemblée, et l’émeute devient encore plus menaçante, d’autant plus que l’armée fait cause commune avec les révoltés. Alors l’ancien Magistrat se résout à déposer ses pouvoirs (Reuss, L’Alsace, p. 147). Le lendemain, le 12 août, les trois cents échevins déposaient à leur tour leurs « charges », ou plutôt leurs privilèges.
Et les nouveaux échevins nommaient à leur tour les juges. Ainsi se constituait, le 14 août, un nouveau Magistrat, un Sénat intérimaire, qui devait diriger les affaires de la cité, jusqu’à ce que l’Assemblée de Versailles eût établi une nouvelle constitution municipale. Sans attendre cette constitution, Strasbourg s’était ainsi donné une Commune et des juges à sa guise.
L’ancien régime s’écroulait ainsi à Strasbourg, et le 17 août, M. Dietrich félicitait les nouveaux échevins en ces termes :
« Messieurs, la révolution qui vient de s’opérer dans notre ville sera l’époque du retour de la confiance qui doit unir les citoyens d’une même commune… Cette auguste assemblée vient de recevoir le vœu libre de leurs concitoyens pour être leurs représentants… Le premier usage que vous avez fait de vos pouvoirs a été de nommer vos juges… Quelle force va naître de cette union ! » Et Dietrich proposait d’établir que chaque année le 14 août, jour de la révolution à Strasbourg, serait fêté par la cité.
Fait important à relever dans cette révolution. La bourgeoisie de Strasbourg s’était affranchie du régime féodal. Elle s’était donné un gouvernement municipal, démocratique. Mais elle n’entendait nullement se dessaisir des droits féodaux (patrimoniaux), qui lui appartenaient sur certaines campagnes environnantes. Lorsque les deux députés de Strasbourg à l’Assemblée nationale furent pressés par leurs confrères d’abdiquer leurs droits pendant la nuit du 4 août, ils refusèrent de le faire.
Et lorsque plus tard, un de ces deux députés (Schwendt) insista auprès des bourgeois de Strasbourg, les priant de ne pas s’opposer au courant de la Révolution, ses commettants persistèrent néanmoins à réclamer le maintien de leurs droits féodaux. On voit ainsi se former dans cette cité, dès 1789, un parti qui se ralliera autour du roi, — « le meilleur des rois », « le plus conciliant des monarques » — en vue de conserver leurs droits sur « les riches seigneuries » qui appartenaient à la cité sous le droit féodal. La lettre par laquelle l’autre député de Strasbourg, Türckheim, après s’être enfui de Versailles le 5 octobre, donna sa démission (elle est publiée par Reuss), représente un document du plus haut intérêt sous ce rapport : on y voit déjà comment et pourquoi la Gironde ralliera sous son drapeau bourgeois les « défenseurs des propriétés », en même temps que les royalistes.
Ce qui se passait à Strasbourg donne une idée assez nette de ce qui se produisit dans d’autres grandes villes. Ainsi, à Troyes, ville pour laquelle nous avons aussi des documents assez complets, on voit le mouvement composé des mêmes éléments. Le peuple, aidé par les paysans voisins, se soulève dès le 18 juillet, — dès qu’on y apprend que les octrois ont été brûlés à Paris. Le 20 juillet, des paysans, armés de fourches, de faux et de fléaux, entrent en ville, probablement pour y saisir le blé qui manque et que les accapareurs auront amassé dans leurs magasins. Mais la bourgeoisie se forme en garde nationale et repousse les paysans — ceux qu’elle nomme déjà les « brigands ». Pendant les dix ou quinze jours suivants, profitant de la panique qui se répand (on parle de 500 « brigands », sortis de Paris pour tout ravager), la bourgeoisie organise sa garde nationale, et toutes les petites villes s’arment de même. Mais alors le peuple est mécontent. Le 8 août, probablement à la nouvelle de la nuit du 4 août, le peuple demande des armes pour tous les volontaires et une taxe pour le pain. La municipalité hésite. Alors, le 19 août, celle-ci est déposée et l’ont fait comme à Strasbourg : une nouvelle municipalité est élue.
Le peuple envahit l’hôtel de ville, saisit les armes et se les répartit. Il force le grenier de la gabelle, mais ici encore il ne les pille pas : « il se fait délivrer le sel à six sous ». Enfin, le 9 septembre, l’émeute, qui n’avait pas cessé depuis le 19 août, atteint son point culminant. La foule s’empare du maire Huez, qu’elle accuse d’avoir pris la défense des commerçants accapareurs, et le tue. Elle saccage sa maison, ainsi que celle d’un notaire, de l’ancien commandant Saint-Georges qui, quinze jours auparavant, avait fait tirer sur le peuple, du lieutenant de la maréchaussée, qui avait fait pendre un homme pendant une émeute précédente, et elle menace (comme on l’avait fait à Paris après le 14 juillet) d’en saccager bien d’autres. Après cela la terreur règne dans la haute bourgeoisie pendant quinze jours environ. Mais la bourgeoisie parvient entre temps à organiser la garde nationale, et le 26 septembre elle finit par prendre le dessus sur le peuple sans armes.
En général, il paraît que la fureur du peuple se portait tout autant contre les représentants bourgeois, qui accaparaient les denrées, que contre les seigneurs qui accaparaient la terre. Ainsi, à Amiens, comme à Troyes, le peuple révolté faillit assommer trois négociants, sur quoi la bourgeoisie s’empressa d’armer sa milice. On peut même dire que cette création de milices dans les villes, qui se fit partout en août et septembre n’aurait probablement pas eu lieu si le soulèvement populaire s’était borné aux campagnes et s’était porté seulement contre les seigneurs. Menacée par le peuple dans sa fortune, la bourgeoisie, sans attendre les décisions de l’Assemblée, constitua, à l’image des Trois Cents de Paris, ses municipalités, dans lesquelles, forcément, elle dut admettre des représentants du peuple révolté.
À Cherbourg, le 21 juillet, à Rouen le 24, et dans beaucoup d’autres villes de moindre importance, c’est à peu près la même chose. Le peuple affamé se soulève aux cris : Du pain ! Mort aux accapareurs ! À bas les octrois ! (ce qui signifie : entrée libre des approvisionnements venant de la campagne). Il force la municipalité à réduire le prix du pain, ou bien il s’empare des magasins des accapareurs et en enlève le blé ; il saccage les maisons de ceux qui sont connus pour avoir trafiqué sur les prix des denrées. La bourgeoisie profite de ce mouvement pour mettre bas l’ancien gouvernement municipal, imbu de féodalisme, et pour nommer une nouvelle municipalité, élue sur une base démocratique. En même temps, tirant avantage de la panique produite par le soulèvement du « bas peuple » dans les villes, et des « brigands » dans les campagnes, elle s’arme et organise sa garde municipale. Après quoi elle « rétablit l’ordre », exécute les meneurs populaires et très souvent va rétablir l’ordre dans les campagnes, où elle livre des combats aux paysans et fait pendre, — toujours pendre — les « meneurs » des paysans révoltés.
Après la nuit du 4 août, ces insurrections urbaines se répandent encore plus. Elles éclatent un peu partout. Les taxes, les octrois, les aides, les gabelles ne sont plus payés. Les receveurs de la taille sont aux abois, dit Necker dans son rapport du 7 août. Force a été de réduire de moitié le prix du sel dans deux généralités révoltées ; la perception des « aides » ne se fait plus, — et ainsi de suite. « Une infinité de lieux » est en révolte contre le fisc. Le peuple ne veut plus payer l’impôt indirect ; quant aux impôts directs ils ne sont pas refusés — loin de là ; mais sous condition. En Alsace, par exemple, « le peuple a généralement refusé de rien payer, jusqu’à ce que les exempts et les privilégiés eussent été inscrits sur les rôles ».
C’est ainsi que le peuple, bien avant l’Assemblée, fait la révolution sur les lieux, se donne révolutionnairement une nouvelle administration municipale, distingue entre les impôts qu’il accepte et ceux qu’il refuse de payer, et dicte le mode de répartition égalitaire de ceux qu’il paiera à l’État ou à la Commune.
C’est surtout en étudiant cette façon d’agir du peuple, et non pas en s’acharnant à l’étude de l’œuvre législative de l’Assemblée, que l’on saisit le génie de la grande Révolution — le génie, au fond, de toutes les révolutions passées et à venir.
XVI. LE SOULÈVEMENT DES PAYSANS
Depuis l’hiver de 1788 et surtout depuis mars 1789, le peuple, disions-nous, ne payait plus les redevances aux seigneurs. Qu’il y eût été encouragé par des révolutionnaires bourgeois — rien de plus vrai : il se trouvait beaucoup d’hommes parmi la bourgeoisie de 1789, qui comprenaient que sans un soulèvement populaire, ils n’auraient jamais raison du pouvoir absolu. Que les discussions des Assemblées des Notables, dans lesquelles on parla de l’abolition des droits féodaux, aient encouragé l’émeute, et que la rédaction, dans les paroisses, des cahiers (qui devaient servir de guides pour les représentants aux premières élections) ait agit dans la même direction — cela se comprend. Les révolutions ne sont jamais un résultat du désespoir, ainsi que le pensent souvent les jeunes révolutionnaires qui croient généralement que de l’excès du mal peut sortir le bien. Au contraire, le peuple, en 1789, avait entrevu une lueur de libération prochaine, et pour cela, il ne se révoltait que de meilleur cœur. Mais il ne suffit pas d’espérer, il faut agir : il faut payer de sa vie les premières révoltes qui préparent les révolutions, et c’est ce que fit le peuple.
Alors que l’émeute était encore punie du carcan, de la torture et de la pendaison, les paysans se révoltaient déjà. Dès novembre 1788, les intendants écrivaient au ministre que si l’on voulait réprimer toutes les émeutes, ce ne serait plus possible. Prises séparément, aucune n’avait une grande importance ; ensemble, elles minaient l’État dans ses fondements.
En janvier 1789, on rédigeait les cahiers de doléances et l’on faisait les élections, — et dès lors les paysans commencèrent à refuser les corvées au seigneur et à l’État. Des associations secrètes se formèrent parmi eux, et par-ci par-là un seigneur était exécuté par les Jacques. Ici, les receveurs d’impôt étaient reçus à coups de gourdins ; là des terres de seigneurs étaient saisies et labourées.
De mois en mois ces révoltes se multipliaient. Au mois de mars, tout l’Est de la France était déjà en révolte. Assurément, le mouvement n’était ni continu, ni général. Un soulèvement agraire ne l’est jamais. Il est même fort probable, comme il arrive toujours pour les insurrections des paysans, qu’il y eut un moment de ralentissement des émeutes à l’époque des travaux des champs, en avril, et puis au commencement des récoltes. Mais dès que les premières récoltes furent faites, dans la seconde moitié de juillet 1789 et en août, les soulèvements éclatèrent avec une nouvelle force, surtout dans l’est, le nord-est et le sud-est de la France.
Les documents précis sur ce soulèvement nous manquent. Ceux qu’on a publiés sont très incomplets, et la plupart portent la trace de l’esprit de parti. Si l’on s’adresse au Moniteur, qui, on le sait, n’a commencé à paraître que le 24 novembre 1789, et dont les 93 numéros, du 8 mai au 23 novembre 1789, ont été fabriqués après coup en l’an IV[42], on y trouve une tendance à démontrer que tout le mouvement fut l’œuvre des ennemis de la Révolution : des gens sans cœur, qui profitaient de l’ignorance des villageois. D’autres vont jusqu’à dire que ce sont les nobles, les seigneurs, ou bien encore les Anglais qui ont soulevé les paysans. Quant aux documents publiés par le Comité des recherches, en janvier 1790, ceux-ci tendent plutôt à représenter toute l’affaire comme un malentendu, des exploits de brigands qui ont dévasté les campagnes, et contre lesquels la bourgeoisie s’est armée et qu’elle a exterminés.
On comprend aujourd’hui combien cette manière de présenter les choses est fausse, et il est certain que si quelqu’un se donne un jour la peine de dépouiller les archives et d’étudier à fond les documents qui s’y trouvent, il pourra faire une œuvre de haute valeur : œuvre d’autant plus nécessaire que les soulèvements de paysans continuèrent jusqu’à l’abolition des droits féodaux par la Convention, au mois d’août 1793, et jusqu’à ce que les communes eussent reçu le droit de reprendre les terres communales qui leur avaient été enlevées pendant les deux siècles précédents. Pour le moment, ce travail des archives n’étant pas fait, nous devons nous borner à ce qu’on peut glaner dans quelques histoires locales, dont certains Mémoires et chez quelques auteurs, — tout en expliquant le soulèvement de 1789 par la lumière que les mouvements des années suivantes, mieux connus, jettent sur cette première explosion.
Que la disette fût pour beaucoup dans ces émeutes — c’est certain. Mais leur motif principal était l’abolition des redevances féodales, consignées dans les terriers, ainsi que les dîmes, et le désir de s’emparer de la terre.
Il y a en outre un trait caractéristique pour ces émeutes. Elles restent isolées dans le centre de la France, le Midi et l’Ouest, sauf la Bretagne. Mais elles sont très générales dans l’Est, le Nord-Est et le Sud-Est. Le Dauphiné, la Franche-Comté, le Mâconnais en sont surtout affectés. En Franche-Comté, presque tous les châteaux furent brûlés, dit Doniol (La Révolution française et la féodalité, p. 48) ; trois châteaux sur cinq furent saccagés dans le Dauphiné. Puis viennent l’Alsace, le Nivernais, le Beaujolais, la Bourgogne, l’Auvergne. En général, comme je l’ai déjà fait remarquer ailleurs, si l’on trace sur une carte les localités où se produisirent les soulèvements, cette carte offrira une ressemblance frappante avec la carte « des trois-cent-soixante-trois », publiée en 1877 après les élections qui affermirent la troisème République. C’est la partie orientale de la France qui épousa surtout la cause de la Révolution, et cette même partie reste plus avancée jusqu’à nos jours.
Doniol a très justement remarqué que l’origine de ces soulèvements était déjà dans les cahiers qui furent écrits avant les élections de 1789. Puisqu’on avait demandé aux paysans d’exposer leurs griefs, ils étaient sûrs que l’on ferait quelque chose pour eux. La foi que le roi, auquel ils avaient adressé leurs plaintes, ou bien l’Assemblée, ou toute autre force leur viendrait en aide pour redresser leurs torts, ou du moins les laisserait faire s’ils s’en chargeaient eux-mêmes, — c’est ce qui les poussa à se révolter dès que les élections furent faites, et avant même que l’Assemblée se réunit. Lorsque les États généraux commencèrent à siéger, les rumeurs qui venaient de Paris, si vagues qu’elles fussent, firent croire nécessairement aux paysans que le moment était venu d’exiger l’abolition des droits féodaux et de reprendre les terres.
Le moindre appui qu’ils trouvaient, soit de la part des révolutionnaires, soit du côté des orléanistes, soit de n’importe quels agitateurs, suffisait pour soulever les villages — étant donné les nouvelles inquiétantes qui venaient de Paris et des villes révoltées. Qu’on profitât dans les campagnes du nom du roi et de l’Assemblée — là-dessus, non plus, nul doute possible : tant de documents parlent de faux décrets du roi ou de l’Assemblée, colportés dans les villages. Dans tous leurs soulèvements, en France, en Russie, en Allemagne, les paysans ont toujours cherché à décider les indécis — je dirai plus : à se persuader eux-mêmes qu’il y avait quelque force prête à les soutenir. Cela donnait plus d’ensemble à l’action, et puis en cas d’échec ou de poursuites, il restait toujours une certaine excuse. On avait cru obéir, et la plupart l’avaient cru sincèrement, aux désirs, sinon aux ordres, du roi ou de l’Assemblée. Aussi, dès que les premières récoltes furent faites pendant l’été de 1789, dès que l’on recommença à manger à sa faim dans les villages, et que les rumeurs arrivant de Versailles et de Paris vinrent semer l’espoir, les paysans entrèrent en révolte. Ils se mirent en marche contre les châteaux afin de détruire les chartriers, les rôles, les titres, et ils incendièrent les châteaux, si les maîtres ne renonçaient pas de bonne grâce aux droits féodaux, consignés dans les chartriers, les rôles et le reste.
Aux environs de Vesoul et de Belfort, la guerre aux châteaux commença dès le 16 juillet, date à laquelle le château de Sancy et puis ceux de Lure, de Bithaine et de Molans furent saccagés. Bientôt toute la Lorraine se souleva. « Les paysans, persuadés que la révolution allait introduire l’égalité des fortunes et des conditions, se sont surtout portés contre les seigneurs, » — dit le Courrier français (p. 242 et suivantes). À Saarlouis, à Forbach, à Sarreguemines, à Phalsbourg, à Thionville, les commis des fermes furent chassés, et leurs bureaux pillés et incendiés. Le sel se vendait trois sous la livre. Les villages des environs suivaient les villes.
En Alsace, le soulèvement des paysans fut presque général. On constata qu’en huit jours, à la fin de juillet, trois abbayes furent détruites, onze châteaux furent saccagés, d’autres pillés, et que les paysans avaient enlevé et détruit tous les terriers. Tous les registres d’impôts féodaux, de corvées et de redevances de toute nature furent aussi enlevés et brûlés. En certains endroits il se forma des colonnes mobiles de paysans fortes de plusieurs centaines et quelquefois de plusieurs plusieurs milliers d’hommes, venus de villages voisins ; ils se portaient contre les châteaux les plus forts, les assiégeaient, s’emparaient de toutes les paperasses et en faisaient des feux de joie. Les abbayes étaient saccagées et pillées, au même titre que les maisons des riches négociants dans les villes. Tout fut détruit à l’abbaye de Murbach qui probablement dut offrir de la résistance[43].
En Franche-Comté, les premiers rassemblements se faisaient à Lons-le-Saunier, déjà le 19 juillet, lorsque l’on y apprit les préparatifs du coup d’État, et le renvoi de Necker ; mais on ignorait encore la prise de la Bastille, dit Sommier[44]. Il se forma bientôt des attroupements, et la bourgeoisie arma le même jour sa milice (portant la cocarde aux trois couleurs), pour résister « aux incursions des brigands qui infestent le royaume » (pp. 24-25). Bientôt le soulèvement commença dans les villages. Les paysans se partageaient les prés et les bois des seigneurs. Ailleurs, ils forçaient les seigneurs à renoncer à leurs droits sur les terres qui autrefois avaient appartenu aux communes. Ou bien, sans autre forme de procès, ils rentraient en possession des forêts, autrefois communales. Tous les titres que l’abbaye des Bernardins possédait dans les communes voisines lui furent enlevés (Édouard Clerc, Essai sur l’histoire de la Franche-Comté, 2ème éd., Besançon 1870). À Castres, les révoltes commencèrent après le 4 août. Un droit de « coupe » était prélevé en nature – tant par setier – dans cette ville, sur tous les blés de provenance étrangère à la province. C’était un droit féodal, que le roi affermait à des particuliers. Aussi, dès qu’on apprit à Castres, le 19 août, la nouvelle de la nuit du Quatre, le peuple se souleva, exigeant l’abolition de ce droit, et immédiatement la bourgeoisie, qui dès le 5 août avait constitué la garde nationale, forte de 600 hommes, se mit à rétablir « l’ordre ». Mais dans les campagnes, l’insurrection roulait de village en village et les châteaux de Gaix, de Montlédier, la chartreuse de Faix, l’abbaye de Vielmur, etc., furent pillés et les chartriers détruits[45].
En Auvergne, les paysans prirent beaucoup de précautions pour mettre le droit de leur côté, et lorsqu’ils venaient au château brûler les chartriers, ils ne manquaient pas de dire au seigneur qu’ils le faisaient par ordre du roi[46]. Mais dans les provinces de l’Est ils ne se gênaient pas de déclarer ouvertement que le temps était était venu où le Tiers-État ne permettrait plus aux nobles et aux religieux de dominer. Le pouvoir de ces deux classes avait duré trop longtemps, et le moment était venu d’abdiquer. Pour un grand nombre de seigneurs, appauvris, résidant à la campagne et peut-être aimés aux alentours, les paysans révoltés montrèrent beaucoup d’égards personnels. Ils ne leur faisaient aucun mal ; ils ne touchaient pas à leur petite propriété personnelle ; mais pour les terriers et les titres de propriété féodale, ils étaient impitoyables. Ils les brûlaient après avoir forcé le seigneur de jurer l’abandon de ses droits.
Comme la bourgeoisie des villes, qui savait très bien ce qu’elle voulait et ce qu’elle attendait de la Révolution, les paysans, eux aussi, savaient très bien ce qu’ils voulaient : les terres enlevées aux communes devaient leur être rendues, et toutes les redevances nées du féodalisme devaient disparaître. L’idée que tous les riches en général doivent disparaître perçait peut-être dès lors ; mais pour le moment la jacquerie se bornait aux choses, et s’il y eut des cas où le seigneur fût maltraité, ces cas étaient isolés et ils s’expliquaient généralement par l’accusation d’avoir été un accapareur, un des spéculateurs sur la disette. Si les terriers étaient livrés, et si la renonciation était faite, tout se passait à l’amiable : on brûlait les terriers ; on plantait « un Mai » au village, on attachait à ses branches les emblèmes féodaux[47], et l’on dansait la ronde autour de l’arbre. Sinon, s’il y avait eu résistance, ou si le seigneur ou son intendant avait appelé la maréchaussée, s’il y avait eu des coups de fusil de tirés, – alors tout était saccagé au château et souvent le feu y était mis. Ainsi on compta trente châteaux pillés ou brûlés dans le Dauphiné, près de quarante dans la Franche-Comté ; soixante-douze dans le Mâconnais et dans le Beaujolais ; neuf seulement en Auvergne ; et douze monastères et cinq châteaux en Viennois. Notons en passant que les paysans ne faisaient pas de distinctions pour les opinions politiques. Ainsi ils attaquèrent des châteaux de « patriotes » aussi bien que ceux des « aristocrates ».
Que fit la bourgeoisie en face de ces émeutes ?
S’il y avait eu à l’Assemblée un certain nombre d’hommes, qui comprenaient que le soulèvement des paysans représentait en ce moment une force révolutionnaire, la masse des bourgeois en province n’y vit qu’un danger contre lequel il fallait s’armer. Ce qu’on nomma alors la « grande peur » saisit en effet un bon nombre de villes dans la région des soulèvements. À Troyes, par exemples, des campagnards armés de faux et de fléaux étaient entrés en ville et ils auraient saccagé probablement les maisons des accapareurs, lorsque la bourgeoisie — « tout ce qu’il y a d’honnête dans la bourgeoisie » (Moniteur, I, 378), s’arma contre « les brigands » et les repoussa. Le même fait se produisit dans beaucoup d’autres villes. La panique saisissait les bourgeois. On attendait « les brigands ». On en avait vu « six mille » s’avançant pour tout saccager — et la bourgeoisie s’emparait des armes qu’elle trouvait à l’hôtel-de-ville, ou chez les armuriers, et organisait sa garde nationale, de peur que les pauvres de la ville, faisant cause commune avec « les brigands », n’attaquassent les riches.
À Péronne, capitale de la Picardie, les habitants s’étaient révoltés dans la deuxième moitié de juillet. Ils incendièrent les barrières, jetèrent à l’eau les officiers de la douane, s’emparèrent des recettes dans les bureaux de l’État et libérèrent tous les détenus des prisons. Tout cela s’était fait avant le 28 juillet. Dans la nuit du 28 juillet, — écrivait le maire de Péronne — à la réception des nouvelles de Paris, le Hainault, la Flandre et toute la Picardie ont saisi les armes ; le tocsin sonnait dans toutes les villes et les villages. Trois cent mille hommes de patrouilles bourgeoises se tenaient en permanence — et tout cela pour recevoir deux mille « brigands » qui, disait-on, parcouraient les villages et allaient brûler les récoltes. Au fond, comme l’a très bien dit quelqu’un à Arthur Young, tous ces « brigands », ce n’était autre chose que d’honnêtes paysans, qui en effet, s’étant soulevés et armés de fourches, de gourdins et de faux, forçaient les seigneurs à abdiquer leurs droits féodaux, et arrêtaient les passants en leur demandant s’ils étaient « pour la nation ? » Le maire de Péronne l’a aussi très bien dit : « Nous voulons être dans la terreur. Grâce aux bruits sinistres, nous pouvons tenir sur pied une armée de trois millions de bourgeois et de paysans dans toute la France. »
Adrien Duport, un membre très connu de l’Assemblée et du Club Breton, se vantait même d’avoir armé de cette façon les bourgeois dans un grand nombre de villes. Il avait deux ou trois agents, « hommes décidés mais obscurs », qui évitaient les villes, mais, arrivant dans un village, annonçaient que « les brigands allaient venir ». Il en venait, disaient ces émissaires, cinq cents, mille, trois mille, brûlant aux alentours toutes les récoltes, afin d’affamer le peuple… Alors on sonnait le tocsin. Les paysans s’armaient. Et la rumeur grossissait à mesure que le tocsin se répandait de village en village ; c’était déjà six mille brigands quand la rumeur sinistre arrivait jusqu’à une grande ville. On les avait vus à une lieue de distance, dans telle forêt, — et le peuple, et surtout la bourgeoisie s’armaient et envoyaient leurs patrouilles dans la forêt — pour n’y rien découvrir. Mais on était armé — et gare au roi ! Quand il voudra s’évader en 1791, il trouvera les armées paysannes sur son chemin.
On conçoit la terreur que ces soulèvements semaient partout en France ; on conçoit l’impression qu’ils produisirent à Versailles, et ce fut sous l’empire de cette terreur que l’Assemblée nationale se réunit, le soir du 4 août, pour discuter les mesures à prendre afin d’étouffer la jacquerie.
XVII. LA NUIT DU 4 AOÛT ET SES CONSÉQUENCES
La nuit du 4 août est une des grandes dates de la Révolution. Comme le 14 juillet et le 5 octobre 1789, le 21 juin 1791, le 10 août 1792 et le 31 mai 1793, elle marque une des grandes étapes du mouvement révolutionnaire, et elle en détermine le caractère pour la période qui suivra.
La légende historique s’est appliquée avec amour à embellir cette nuit, et la plupart des historiens, copiant le récit qu’en ont donné quelques contemporains, la représentent comme une nuit toute d’enthousiasme, d’abnégation sacrée.
« Avec la prise de la Bastille, — nous disent les historiens, — la Révolution avait remporté sa première victoire. La nouvelle se répand en province, et partout elle provoque des soulèvements analogues. Elle pénètre dans les villages, et à l’instigation de toutes sortes de gens sans aveu, les paysans attaquent leurs seigneurs, brûlent les châteaux. Alors, le clergé et la noblesse, saisis d’un élan patriotique, voyant qu’ils n’avaient encore rien fait pour les paysans, viennent abdiquer leurs droits féodaux pendant cette nuit mémorable. Les nobles, le clergé, les plus pauvres curés et les plus riches seigneurs féodaux, les villes, les provinces, tous viennent renoncer, sur l’autel de la patrie, à leurs prérogatives séculaires. Un enthousiasme s’empare de l’Assemblée, tous s’empressent de faire leur sacrifice. « La séance était une fête sacrée, la tribune un autel, la salle des délibérations un temple », — dit l’un des historiens, généralement assez calme. « C’était une Saint-Barthélemy des propriétés », disent les autres. Et lorsque les premières lueurs du jour jaillissent le lendemain sur la France, — l’ancien régime féodal n’existait plus. La France était un pays régénéré, ayant fait un auto-da-fé de tous les abus de ses classes privilégiées. »
Eh bien ! Cela c’est la légende. Il est vrai qu’un profond enthousiasme s’empara de l’Assemblée, lorsque deux nobles, le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon, vinrent demander l’abolition des droits féodaux, ainsi que des divers privilèges des nobles, et que deux évêques (ceux de Nancy et de Chartres) parlèrent pour demander l’abolition des dîmes. Il est vrai que l’enthousiasme alla toujours grandissant, et que l’on vit les nobles et le clergé, pendant cette séance de nuit, se suivre à la tribune et se la disputer pour abdiquer leurs justices seigneuriales ; on entendit demander par des privilégiés la justice libre, gratuite et égale pour tous ; on vit les seigneurs laïques et ecclésiastiques abandonner leurs droits de chasse… L’enthousiasme s’empara de l’Assemblée… Et dans cet enthousiasme on ne remarqua même pas la clause du rachat des droits féodaux et des dîmes, que les deux nobles et les deux évêques avaient introduite dans leurs discours : clause terrible, par son vague même, puisqu’elle pouvait signifier tout ou rien, et qu’elle suspendit, nous allons le voir, l’abolition des droits féodaux pour quatre ans, — jusqu’en août 1793. Mais, qui de nous, en lisant le beau récit de cette nuit fait par les contemporains — qui de nous n’a pas été saisi d’enthousiasme à son tour ? Et qui n’a pas passé sur ces traîtres mots de « rachat au denier 30 » sans en comprendre la terrible portée ! C’est aussi ce qui arriva en France en 1789.
Et d’abord, la séance du soir du 4 août commença par la panique, et non pas par l’enthousiasme. Nous venons de voir que nombre de châteaux avaient été brûlés ou pillés pendant les quinze derniers jours. Commencé dans l’Est, le soulèvement des paysans s’étendait vers le Sud, le Nord et le Centre : il menaçait de se généraliser. Dans certains endroits, les paysans avaient été féroces envers leurs maîtres, et les nouvelles qui parvenaient des provinces grossissaient les événements. Les nobles constataient avec terreur qu’il n’y avait sur place aucune force capable de mettre un frein aux émeutes.
Aussi la séance s’ouvrit par la lecture d’un projet de déclaration contre les soulèvements. L’Assemblée était invitée à prononcer un blâme énergique contre les émeutiers et à enjoindre hautement le respect des fortunes, féodales ou non, quelle qu’en fût l’origine, en attendant que l’Assemblée légiférât sur ce sujet.
« Il paraît que les propriétés, de quelque nature qu’elles soient, sont la proie du plus coupable brigandage », dit le Comité des rapports. « De tous les côtés, les châteaux sont brûlés, les couvents sont détruits, les fermes sont abandonnées au pillage. Les impôts, les redevances seigneuriales, tout est détruit. Les lois sont sans force, les magistrats sans autorité… » Et le rapport demande que l’Assemblée blâme hautement les troubles et déclare « que les lois anciennes (les lois féodales) subsistent jusqu’à ce que l’autorité de la nation les ait abrogées ou modifiées ; que toutes les redevances et prestations accoutumées doivent être payées, comme par le passé, jusqu’à ce qu’il en ait été ordonné autrement par l’Assemblée. »
« Ce ne sont pas les brigands qui font cela ! » s’écrie le duc d’Aiguillon ; « dans plusieurs provinces le peuple tout entier forme une ligue pour détruire les châteaux, pour ravager les terres et surtout pour s’emparer des chartriers où les titres des propriétés féodales sont en dépôt. » Ce n’est certainement pas l’enthousiasme qui parle : c’est plutôt la peur [48].
L’Assemblée allait, par conséquent, prier le roi de prendre des mesures féroces contre les paysans révoltés. Il en avait déjà été question la veille, le 3 août. Mais depuis quelques jours, un certain nombre de nobles, un peu plus avancés dans leurs idées que le reste de leur classe, et qui voyaient plus clair dans les événements, — le vicomte de Noailles, le duc d’Aiguillon, le duc de la Rochefoucauld, Alexandre de Lameth et quelques autres, — se concertaient déjà en secret sur l’attitude à prendre vis-à-vis de la jacquerie. Ils avaient compris que l’unique moyen de sauver les droits féodaux était de sacrifier les droits honorifiques et les prérogatives de peu de valeur, et de demander le rachat par les paysans des redevances féodales attachées à la terre et ayant une valeur réelle. Ils chargèrent le duc d’Aiguillon de développer ces idées. Et c’est ce qui fut fait par le vicomte de Noailles et le duc d’Aiguillon.
Depuis le commencement de la Révolution, les campagnes avaient demandé l’abolition des droits féodaux[49]. Maintenant, disaient les deux porte-paroles de la noblesse libérale, les campagnes, mécontentes de ce que rien n’avait été fait pour elles depuis trois mois, s’étaient révoltées ; elles ne connaissaient plus de frein, et il fallait choisir en ce moment « entre la destruction de la société et certaines concessions. » Ces concessions, le vicomte de Noailles les formulaient ainsi : l’égalité des individus devant l’impôt, payé dans la proportion des revenus ; toutes les charges publiques supportées par tous ; « tous les droits féodaux rachetés par les communautés » (villageoises) d’après la moyenne du revenu annuel, et enfin « l’abolition sans rachat des corvées seigneuriales, des mainsmortes et autres servitudes personnelles[50]. »
Il faut dire aussi que depuis quelque temps les servitudes personnelles n’étaient plus payées par les paysans. On a pour cela des témoignages très nets des intendants. Après la révolte de juillet, il était évident qu’elles ne seraient plus payées du tout, — que les seigneurs y eussent renoncé ou non.
Eh bien ! Ces concessions, proposées par le vicomte de Noailles, furent encore rétrécies, et par les nobles, et par les bourgeois, dont un grand nombre possédaient des propriétés foncières comportant des titres féodaux. Le duc d’Aiguillon, qui suivit de Noailles à la tribune et que les nobles ci-dessus mentionnés avaient choisi pour leur porte-parole, parla avec sympathie des paysans ; il excusa leur insurrection, mais pourquoi ? Pour dire que « le reste barbare des lois féodales qui subsistent encore en France, sont, on ne peut se le dissimuler, une propriété, et toute propriété est sacrée. L’équité, disait-il, défend d’exiger l’abandon d’aucune propriété sans accorder une juste indemnité au propriétaire. » C’est pourquoi le duc d’Aiguillon mitigeait la phrase concernant les impôts, en disant que tous les citoyens devaient les supporter « en proportion de leurs facultés ». Et quant aux droits féodaux, il demandait que tous ces droits, — les droits personnels aussi bien que les autres — fussent rachetés par les vassaux, « s’ils le désirent », le remboursement devant être « au denier 30 », c’est-à-dire trente fois la redevance annuelle payée à cette époque ! C’était rendre le rachat illusoire, car, pour les rentes foncières, il était déjà très lourd au dernier 25, et dans le commerce, une rente foncière s’estime généralement au denier 20 ou même 17.
Ces deux discours furent accueillis par les messieurs du Tiers avec enthousiasme, et ils ont passé à la postérité, comme des actes d’abnégation sublime de la part de la noblesse, alors qu’en réalité l’Assemblée nationale, qui suivit le programme tracé par le duc d’Aiguillon, créa par là les conditions mêmes des luttes terribles qui plus tard ensanglantèrent la Révolution. Les quelques paysans qu’il y avait dans cette Assemblée ne parlèrent pas pour montrer le peu de valeur des « renonciations » des nobles ; et la masse des députés du Tiers, citadins pour la plupart, n’avaient qu’une idée très vague sur l’ensemble des droits féodaux, ainsi que sur la force du soulèvement des paysans. Pour eux, renoncer aux droits féodaux, même à la condition du rachat, c’était déjà faire un sacrifice sublime à la Révolution.
Le Guen du Kérangall, député breton, « habillé en paysan », prononça alors de belles et émouvantes paroles. Ces paroles, lorsqu’il parla des « infâmes parchemins » qui contenaient les obligations de servitudes servitudes personnelles, survivances du servage, firent et font encore vibrer les cœurs. Mais lui non plus ne contesta pas le rachat de tous les droits féodaux, y compris ces mêmes servitudes « infâmes », imposées « dans des temps d’ignorance et de ténèbres », dont il dénonçait si éloquemment l’injustice.
Il est certain que le spectacle présenté par l’Assemblée cette nuit du 4 août, dut être beau, puisqu’on vit des représentants de la noblesse et du clergé abdiquer des privilèges qu’ils avaient exercés pendant des siècles sans contestation. Le geste, les paroles étaient magnifiques, lorsque les nobles vinrent renoncer à leurs privilèges en matière d’impôts, les prêtres se levèrent pour renoncer aux dîmes, les curés les plus pauvres abandonnèrent le casuel, les grands seigneurs abandonnèrent leurs justices seigneuriales, et tous renoncèrent au droit de chasse, en demandant la suppression des colombiers, dont se plaignaient tant les paysans. Il était beau de voir aussi des provinces entières renoncer aux privilèges qui leur créaient une situation exceptionnelle dans le royaume. Les pays d’États furent ainsi supprimés, et les privilèges des villes, dont quelques-unes possédaient des droits féodaux sur les campagnes voisines, furent abolis. Les représentants du Dauphiné (c’est là, nous avons vu, que le soulèvement avait eu le plus de force et de généralité) ayant ouvert la voie pour l’abolition de ces distinctions provinciales, les autres suivirent.
Tous les témoins de cette séance mémorable en donnent une description enthousiaste. Lorsque la noblesse a accepté en principe le rachat des droits féodaux, le clergé est appelé à se prononcer. Le clergé accepte entièrement le rachat des féodalités ecclésiastiques, à condition que le prix du rachat ne crée pas de fortunes personnelles au sein du clergé, mais que le tout soit employé en œuvres d’utilité générale. Un évêque parle alors des dégâts faits dans les champs des paysans par les meutes de chiens des seigneurs, et demande l’abolition du privilège de la chasse — et aussitôt la noblesse donne son adhésion par un cri puissant et passionné. L’enthousiasme est à son comble, et lorsque l’Assemblée se sépare à deux heures de la nuit, chacun sent que les bases d’une nouvelle société ont été posées.
Loin de nous l’idée de diminuer la portée de cette nuit. Il faut des enthousiasmes de ce genre pour faire marcher les événements. Il en faudra encore à la Révolution sociale. Car, en révolution, il importe de provoquer l’enthousiasme, de prononcer ces paroles qui font vibrer les cœurs. Le seul fait que la noblesse, le clergé et toute sorte de privilégiés venaient de reconnaître, pendant cette séance de nuit, les progrès de la Révolution ; qu’ils décidaient de s’y soumettre, au lieu de s’armer contre elle, — ce seul fait fut déjà une conquête de l’esprit humain. Il le fut d’autant plus que la renonciation eut lieu par enthousiasme. À la lueur, il est vrai, des châteaux qui brûlaient ; mais, que de fois des lueurs pareilles n’ont fait que pousser les privilégiés à la résistance obstinée, à la haine, au massacre ! La nuit du 4 août, ces lueurs lointaines inspiraient d’autres paroles — des actes de sympathie pour les révoltés — et d’autres actes : des actes d’apaisement.
C’est que depuis le 14 juillet l’esprit de la Révolution — résultat de toute l’effervescence qui se produisait en France – planait sur tout ce qui vivait et sentait, et cet esprit, produit de millions de volontés, donnait l’inspiration qui nous manque dans les temps ordinaires.
Mais après avoir signalé les beaux effets de l’enthousiasme qu’une révolution seule pouvait inspirer, l’historien doit aussi jeter un regard calme, et dire jusqu’où alla l’enthousiasme, et quelle limite il n’osa pas franchir, signaler ce qu’il donna au peuple, et ce qu’il refusa de lui accorder.
Un trait général suffira pour indiquer cette limite. L’Assemblée ne fit que sanctionner en principe et généraliser ce que le peuple avait accompli lui-même dans certaines localités. Elle n’alla pas plus loin.
Souvenons-nous de ce que le peuple avait déjà fait à Strasbourg et dans tant d’autres villes. Il avait soumis, nous l’avons vu, tous les citoyens, nobles et bourgeois, à l’impôt, et proclamé l’impôt sur le revenu : l’Assemblée accepta cela en principe. Il avait aboli toutes les charges honorifiques — et les nobles vinrent y renoncer le 4 août : ils acceptaient l’acte révolutionnaire. Le peuple avait aussi aboli les justices seigneuriales et nommé lui-même ses juges par élection : l’Assemblée l’accepta à son tour. Enfin, le peuple avait aboli les privilèges des villes et les barrières provinciales — c’était fait dans l’Est — et maintenant l’Assemblée généralisa en principe le fait, déjà accompli dans une partie du royaume.
Pour les campagnes, le clergé admit en principe que la dîme fût rachetée ; mais, en combien d’endroits le peuple ne la payait plus du tout ! Et quand l’Assemblée exigera bientôt qu’il la paie jusqu’en 1791, ce sera à la menace des exécutions qu’il faudra recourir pour forcer les paysans à obéir. Réjouissons-nous, sans doute, de voir que le clergé se fût soumis — moyennant rachat — à l’abolition des dîmes ; mais disons aussi que le clergé eût infiniment mieux fait de ne pas insister sur le rachat. Que de luttes, que de haines, que de sang eût-il épargnés s’il avait fait abandon de la dîme et s’en était remis pour vivre, soit à la nation, soit encore mieux à ses paroissiens ! Et quant aux droits féodaux, — que de luttes eussent été évitées, si l’Assemblée, au lieu d’accepter la motion du duc d’Aiguillon, avait seulement adopté, dès le 4 août 1789, celle de Noailles, très modeste, au fond : l’abolition sans rachat des redevances personnelles, et le rachat seulement pour les rentes attachées à la terre ! Que de sang fallut-il verser pendant trois ans pour en arriver, en 1792, à cette dernière mesure ! Sans parler des luttes acharnées qu’il fallut soutenir pour arriver en 1793, à l’abolition complète des droits féodaux.
Mais faisons, pour le moment, comme le firent les hommes de 1789. Tout était à la joie après cette séance. Tous se félicitaient de cette Saint-Barthélemy des abus féodaux. Et cela nous prouve combien il importe, pendant une révolution, de reconnaître, de proclamer, du moins, un nouveau principe. Des courriers partis de Paris portaient, en effet, dans tous les coins de la France la grande nouvelle : « Tous les droits féodaux sont abolis ! » Car c’est ainsi que les décisions de l’Assemblée furent comprises par le peuple et c’est ainsi qu’était rédigé l’article premier de l’arrêté du 5 août ! Tous les droits féodaux sont abolis ! Plus de dîmes ! Plus de cens, plus de lods, plus de droits de ventes, de champart ; plus de corvée, plus de taille ! Plus de droit de chasse ! à bas les colombiers ! tout le gibier est à tout le monde. Plus de nobles, enfin, plus de privilégiés d’aucune sorte : tous égaux devant le juge élu par tous !
C’est ainsi, du moins, que fut comprise en province la nuit du 4 août ; et bien avant que les arrêtés du 5 et du 11 août eussent été rédigés par l’Assemblée, et que la ligne de démarcation entre ce qu’il fallait racheter et ce qui disparaissait dès ce jour eût été tracée, bien avant que ces actes et ces renonciations eussent été formulés en articles de lois, les courriers apportaient déjà au paysan la bonne nouvelle. Désormais, — qu’on le fusille ou non, — il ne voudra plus rien payer.
L’insurrection des paysans prend alors une force nouvelle. Elle se répand dans des provinces, comme la Bretagne, qui jusqu’alors étaient restées tranquilles. Et si les propriétaires réclament le payement de n’importe quelles redevances, les paysans s’emparent de leurs châteaux et brûlent tous les chartriers, tous les terriers. Ils ne veulent pas se soumettre aux décrets d’août et distinguer entre les droits rachetables et les droits abolis, dit Du Châtellier[51]. Partout, dans toute la France, les colombiers et le gibier sont détruits. On mangea alors à sa faim dans les villages. On mit la main sur les terres, jadis communales, accaparées par les seigneurs.
C’est alors que se produisit dans l’Est de la France ce phénomène qui dominera la Révolution pendant les deux années suivantes : la bourgeoisie intervenant contre les paysans. Les histoires libéraux passent cela sous silence, mais c’est un fait de la plus haute importance, qu’il nous faut relever.
Nous avons vu que le soulèvement des paysans avait atteint sa plus grande vigueur dans le Dauphiné et généralement dans l’Est. Les riches, les seigneurs fuyaient, et Necker se plaignait d’avoir eu à délivrer en 15 jours 6.000 passeports aux plus riches habitants. La Suisse en était inondée.
Mais la bourgeoisie moyenne resta, s’arma et organisa ses milices, et l’Assemblée Nationale vota bientôt (le 10 août) une mesure draconienne contre les paysans révoltés[52]. Sous prétexte que l’insurrection était l’œuvre de brigands, elle autorisa les municipalités à requérir les troupes, à désarmer tous les hommes sans profession et sans domicile, à disperser les bandes et à les juger sommairement. La bourgeoisie du Dauphiné profita largement de ces droits. Lorsqu’une bande de paysans révoltés traversait la Bourgogne, en brûlant les châteaux, les bourgeois des villes et des villages se liguaient contre eux. Une de ces bandes, disent les Deux amis de la Liberté, fut défaite à Cormatin le 27 juillet, où il y eut 20 tués et 60 prisonniers. À Cluny, il y eut 100 tués et 160 prisonniers. La municipalité de Mâcon fit une guerre en règle aux paysans qui refusaient de payer la dîme et elle en pendit vingt. Douze paysans furent pendus à Douai ; à Lyon, la bourgeoisie, en combattant les paysans, en tua 80 et fit 60 prisonniers. Quant au grand prévôt du Dauphiné, il parcourait tout le pays et pendait les paysans révoltés. (Buchez et Roux, II, 244). « En Rouergue, la ville de Milhaud faisait appel aux villes voisines en les invitant à s’armer contre les brigands et ceux qui refusent de payer les taxes. » (Courrier parisien, séance du 19 août 1789, p. 1729)[53].
Bref, on voit par ces quelques faits, dont il me serait facile d’augmenter la liste, que là où le soulèvement des paysans fut le plus violent, la bourgeoisie entreprit de l’écraser ; et elle aurait sans doute contribué puissamment à le faire, si les nouvelles venues de Paris après la nuit du 4 août n’avaient pas donné une nouvelle vigueur à l’insurrection.
Le soulèvement des paysans ne se ralentit, à ce qu’il paraît, qu’en septembre et en octobre, peut-être à cause des labours ; mais en janvier 1790, nous apprenons, par le rapport du comité féodal, que la jacquerie avait recommencé de plus belle, probablement à cause des paiements réclamés. Les paysans ne voulaient pas se soumettre à la distinction faite par l’Assemblée entre les droits attachés à la terre et les servitudes personnelles, et ils s’insurgeaient pour ne rien payer du tout.
Nous reviendrons sur ce sujet si important dans un des chapitres suivants.
XVIII. LES DROITS FÉODAUX SUBSISTENT
Lorsque l’Assemblée se réunit le 5 août, pour rédiger sous forme d’arrêtés les abdications qui avaient été faites pendant la nuit historique du Quatre, on put voir jusqu’à quel point cette Assemblée était propriétaire ; comment elle allait défendre chacun des avantages pécuniaires, attachés à ces mêmes privilèges féodaux, dont elle avait fait abandon quelques heures auparavant.
Il y avait encore en France, sous le nom de mainmortes, de banalités, etc., des restes de l’ancien servage. Il y avait des mainmortables dans la Franche-Comté, le Nivernais, le Bourbonnais. Ils étaient des serfs dans le sens propre du mot ; ils ne pouvaient pas vendre leurs biens, ni les transmettre par succession, sauf à ceux de leurs enfants qui vivaient avec eux. Ils restaient ainsi, eux et leur postérité, attachés à la glèbe. Combien étaient-ils, on ne le sait pas au juste, mais on pense que le chiffre de trois cent mille mainmortables, donné par Boncerf, est le plus probable. (Sagnac, La législation civile de la Révolution française, p. 59, 60.)
À côté de ces mainmortables, il y avait un très grand nombre de paysans et même de citadins libres, qui étaient restés néanmoins sous des obligations personnelles, soit envers leurs ci-devant seigneurs, soit envers les seigneurs des terres qu’ils avaient achetées ou qu’ils tenaient à bail[54].
On estime qu’en général les privilégiés — nobles et clergé — possédaient la moitié des terres de chaque village ; mais qu’en outre de ces terres, qui étaient leurs propriétés, ils retenaient encore divers droits féodaux sur les terres possédées par les paysans. Les petits propriétaires sont déjà très nombreux en France, à cette époque, nous disent ceux qui ont étudié cette question ; mais il en est peu, ajoute M. Signac, qui « possèdent à titre d’elles, — qui ne doivent au moins un cens ou un autre droit, signe récognitif de la seigneurie ». Presque toutes les terres paient quelque chose, soit en argent soit en une portion des récoltes, à un seigneur quelconque.
Ces obligations étaient très variées, mais elles se divisaient en cinq catégories :
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Les obligations personnelles, souvent humiliantes, — restes du servage (en quelques endroits, par exemple, les paysans devaient battre l’étang pendant la nuit, pour empêcher les grenouilles de troubler le sommeil du seigneur) ;
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les redevances en argent et les prestations de toute sorte, en nature ou en travail, qui étaient dues pour une concession réelle ou présumée du sol : c’était la mainmorte et la corvée réelle[55], le cens, le champart, la rente foncière, les lots et ventes ;
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divers paiements qui résultaient des monopoles des seigneurs ; c’est-à-dire que ceux-ci prélevaient certaines douanes, certains octrois ou certains droits sur ceux qui se servaient des halles ou des mesures du seigneur, du moulin, du pressoir, du four banal, etc. ;
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les droits de justice, prélevés par le seigneur, là où la justice lui appartenait, les taxes, les amendes, etc. ; et enfin,
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le seigneur possédait le droit exclusif de chasse sur ses terres et sur celles des paysans voisins, ainsi que le droit de tenir des colombiers et des garennes qui constituaient un privilège honorifique, très recherché.
Tous ces droits étaient vexatoires au plus haut degré : ils coûtaient beaucoup au paysan, alors même qu’ils ne rapportaient que peu ou rien au seigneur. Et il est un fait sur lequel Boncerf insiste dans son ouvrage remarquable, Les inconvénients des droits féodaux (p. 52), c’est que depuis 1776 les seigneurs, tous appauvris, et surtout leurs intendants, s’étaient mis à pressurer les fermiers, les tenanciers et les paysans en général, pour en obtenir le plus possible. En 1786, il y eut même un renouvellement assez général des terriers, afin d’augmenter les redevances féodales.
Eh bien, l’Assemblée, après avoir prononcé en principe l’abolition de ces survivances du régime féodal, recula quand il s’agit de traduire ces renonciations en lois concrètes : elle prit parti pour les propriétaires.
Ainsi il semblait que, les seigneurs ayant sacrifié les mainmortes, il ne devait plus en être question : il n’y avait qu’à mettre cette renonciation sous forme de décret. Mais, même sur cette question il s’éleva des débats. On chercha à établir une distinction entre la mainmorte personnelle, qui serait abolie sans indemnité, et la mainmorte réelle (attachée à la terre et transmise par bail ou achat de la terre), qui devrait être rachetée. Et si l’Assemblée décida, enfin, d’abolir sans indemnité tous les droits et devoirs, tant féodaux que censuels, « qui tiennent à la mainmorte réelle ou personnelle, et à la servitude personnelle », elle s’arrangea encore à faire planer un doute, même sur ce sujet, — dans tous les cas où il était difficile de séparer les droits de mainmorte des droits féodaux en général.
Le même recul se produisit au sujet des dîmes ecclésiastiques. On sait que les dîmes montaient souvent jusqu’à un cinquième ou même un quart de toutes les récoltes, et que le clergé réclamait même sa portion des foins, des noisettes cueillies, etc. Ces dîmes pesaient très lourdement sur les paysans, surtout sur les pauvres. Aussi, le 4 août le clergé avait déclaré renoncer à toutes les dîmes en nature, à la condition que ces dîmes seraient rachetées par ceux qui les payaient. Mais comme on n’indiquait ni les conditions du rachat, ni les règles de la procédure d’après laquelle le rachat pourrait se faire, l’abdication se réduisait en réalité à un simple vœu. Le clergé acceptait le rachat ; il permettait aux paysans de racheter les dîmes, s’ils le voulaient, et d’en débattre les prix avec les possesseurs de ces dîmes. Mais lorsque, le 6 août, on voulut rédiger l’arrêté concernant les dîmes, on se heurta à une difficulté.
Il y avait des dîmes que le clergé avait vendues dans le cours des siècles à des particuliers, et ces dîmes s’appelaient laïques ou inféodées. Pour celles-ci, on considérait le rachat comme absolument nécessaire, afin de maintenir le droit de propriété du dernier acheteur. Pis que cela. Les dîmes que les paysans payaient au clergé même furent représentées par certains orateurs à l’Assemblée comme un impôt que la nation payait pour maintenir son clergé ; et peu à peu, dans la discussion, l’opinion prévalut qu’il ne pourrait être question du rachat de ces dîmes, si la nation se chargeait de donner un traitement régulier au clergé. Cette discussion dura cinq jours, jusqu’au 11, et alors plusieurs curés, suivis des archevêques, déclarèrent qu’ils faisaient abandon des dîmes à la patrie et s’en remettaient à la justice et à la générosité de la nation.
Il fut donc décidé que les dîmes payées au clergé seraient abolies ; mais, en attendant qu’on trouvât les moyens de subvenir d’une autre manière aux dépenses du culte, les dîmes devraient être payées comme auparavant. Quant aux dîmes inféodées, elles seraient payées jusqu’à ce qu’elle fussent rachetées !…
On peut imaginer quel terrible désappointement ce fut pour les campagnes et quelle cause de troubles. En théorie, on supprimait les dîmes, mais en réalité elles devaient être perçues comme auparavant. — « Jusqu’à quand ? » demandaient les paysans ; et on leur répondait : « Jusqu’à ce que l’on ait trouvé les moyens de payer autrement le clergé ! » Et comme les finances du royaume allaient de mal en pis, le paysan se demandait avec raison, si jamais les dîmes seraient abolies. L’arrêt du travail et la tourmente révolutionnaire empêchaient évidemment les impôts de rentrer, tandis que les dépenses pour la nouvelle justice et la nouvelle administration allaient nécessairement en augmentant. Les réformes démocratiques coûtent, et ce n’est qu’à la longue qu’une nation en révolution arrive à payer les frais de ces réformes. En attendant, le paysan devait payer les dîmes, et jusqu’en 1791 on continua à les lui réclamer d’une façon très sévère. Et comme le paysan ne voulait plus les payer, c’étaient loi sur loi et peines sur peines que l’Assemblée décrétait contre les retardataires.
La même observation est à faire à propos du droit de chasse. Dans la nuit du 4 août, les nobles avaient renoncé à leur droit de chasse. Mais lorsqu’on voulut formuler ce que cela voulait dire, on s’aperçut que cela signifierait donner le droit de chasse à tous. Alors l’Assemblée recula, et elle ne fit qu’étendre le droit de chasse, « sur leurs terres », à tous les propriétaires, ou plutôt aux possesseurs de biens-fonds. Cependant, là encore on laissa planer le vague sur la formule à laquelle on s’arrêta définitivement. L’Assemblée abolissait le droit exclusif de chasse et celui des garennes ouvertes, mais elle disait que « tout propriétaire a le droit de détruire et faire détruire, seulement sur ses héritages, toute espèce de gibier. » Cette autorisation s’appliquait-elle aux fermiers ? C’était douteux. Cependant, les paysans ne voulurent pas attendre ni s’en remettre aux avocats chicaneurs. Immédiatement après le 4 août ils se mirent à détruire partout le gibier des seigneurs. Après avoir vu pendant de longues années leurs récoltes mangées par le gibier, ils détruisirent eux-mêmes les déprédateurs sans en attendre l’autorisation.
Enfin, en ce qui concerne l’essentiel — la grande question qui passionnait plus de vingt millions de Français, les droits féodaux, — l’Assemblée, lorsqu’elle formula en arrêtés les renonciations de la nuit du 4 août, se borna à simplement énoncer un principe.
« L’Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal », disait l’article premier de l’arrêté du 5 août. Mais la suite des articles dans les arrêtés du 5 au 11 août expliquait que, seules, les servitudes personnelles, avilissantes pour l’honneur, disparaissaient entièrement. Toutes les autres redevances, quelle qu’en fût l’origine et la nature, restaient. Elles pouvaient être rachetées un jour, mais rien n’indiquait, dans les arrêtés d’août, ni quand, ni à quelles conditions cela pourrait se faire. Aucun terme n’était imposé. Pas la moindre donnée n’était fournie sur la procédure légale au moyen de laquelle le rachat pourrait s’opérer. Rien, rien que le principe, le désideratum. Et, entre temps, le paysan devait payer tout, comme auparavant.
Il y avait quelque chose de pire dans ces arrêtés d’août 1789. Ils ouvraient la porte à une mesure, par laquelle le rachat pouvait être rendu impossible, et c’est ce que fit l’Assemblée sept mois plus tard. En février 1790, elle rendit le rachat absolument inacceptable au paysan, en lui imposant le rachat solidaire des rentes foncières. M. Sagnac a fait remarquer (p. 90 de son excellent ouvrage) que Demeunier avait déjà proposé dès le 6 ou 7 août une mesure de ce genre. Et l’Assemblée, nous allons le voir, fit en février une loi d’après laquelle il devint impossible de racheter les redevances attachées à la terre, sans racheter en même temps, dans le même bloc, les servitudes personnelles, abolies cependant dès le 5 août 1789.
Entraînés par l’enthousiasme avec lequel Paris et la France reçurent la nouvelle de cette séance de la nuit du 4 août, les historiens n’ont pas fait ressortir suffisamment l’étendue des restrictions que l’Assemblée mit au premier paragraphe de son arrêté dans ses séances ultérieures, du 5 au 11 août. Même Louis Blanc, qui fournit cependant, dans son chapitre, « La propriété devant la Révolution » (Livre II, chap. I), les données nécessaires pour apprécier la teneur des arrêtés d’août, semble hésiter à détruire la belle légende et il glisse sur les restrictions, ou bien cherche même à les excuser en disant que « la logique des faits dans l’histoire n’est pas aussi rapide, bien loin de là, que celle des idées dans la tête d’un penseur. » Mais le fait est que ce vague, ces doutes, ces hésitations que l’Assemblée jeta aux paysans, alors qu’ils demandaient des mesures nettes, précises, pour abolir les vieux abus, devint la cause des luttes terribles qui se produisirent pendant les quatre années suivantes. Ce ne fut qu’après l’expulsion des Girondins que la question des droits féodaux fut reprise en entier et résolue dans le sens de l’article 1er de l’arrêté du 4 août[56].
Il ne s’agit pas de faire aujourd’hui, à cent ans de distance, des réclamations contre l’Assemblée Nationale. Au fait, l’Assemblée a fait tout de que l’on pouvait espérer d’une assemblée de propriétaires et de bourgeois aisés ; peut-être a-t-elle fait même plus. Elle lança un principe, et par là elle invita, pour ainsi dire, à aller plus loin. Mais il importe de bien se rendre compte de ces restrictions, car si l’on prend à la lettre l’article qui annonçait la destruction entière du régime féodal, on risque de ne rien comprendre à toutes les quatre années de la Révolution qui suivent, et encore moins aux luttes qui éclatèrent au sein de la Convention en 1793.
Les résistances, auxquelles ces arrêtés vinrent se heurter, furent immenses. S’ils ne pouvaient nullement satisfaire les paysans, et s’ils devinrent le signal d’une forte recrudescence de la jacquerie, – les nobles, le haut clergé et le roi virent dans ces arrêtés le dépouillement du clergé et de la noblesse. De ce jour commença l’agitation souterraine qui fut fomentée, sans relâche et avec une ardeur toujours croissante, contre la Révolution. L’Assemblée croyait sauvegarder les droits de la propriété foncière. En temps ordinaire, une loi de ce genre eût même atteint ce but. Mais ceux qui étaient sur les lieux comprirent que la nuit du 4 août avait porté un coup de massue à tous les droits féodaux, et que les arrêtés d’août en dépouillaient les seigneurs, alors même qu’ils en imposaient le rachat. Tout l’ensemble de ces arrêtés, y compris l’abolition des dîmes, du droit de chasse et d’autres privilèges, indiquait au peuple que les intérêts du peuple sont supérieurs aux droits de propriété acquis dans le courant de l’histoire. Ils contenaient la condamnation, au nom de la justice, de tous les privilèges hérités du féodalisme. Et rien ne put désormais réhabiliter ces droits dans l’esprit du paysan.
Le paysan comprit que ces droits étaient condamnés, et il se garda bien de les racheter. Il cessa tout bonnement de les payer. Mais l’Assemblée, n’ayant eu le courage, ni d’abolir entièrement les droits féodaux, ni d’en établir un mode de rachat acceptable pour les paysans, – créa par cela même les conditions équivoques qui allaient produire la guerre civile dans toute la France. D’une part, les paysans comprirent qu’il ne fallait rien racheter, ni rien payer : qu’il fallait continuer la Révolution afin d’abolir les droits féodaux sans rachat. D’autre part, les riches comprirent que les arrêtés d’août ne disaient rien, qu’il n’y avait encore rien de fait, sauf pour les mainmortes et les droits de chasse sacrifiés ; et qu’en se ralliant à la contre-révolution et au roi, comme le représentant de celle-ci, ils réussiraient peut-être à maintenir leurs droits féodaux et à garder les terres enlevées par eux et leurs ancêtres aux communautés villageoises.
Le roi, probablement sur l’avis de ses conseillers, avait très bien compris le rôle qui lui assignait la contre-révolution, comme signe de ralliement pour la défense des privilèges féodaux, et il s’empressa d’écrire à l’archevêque d’Arles pour lui dire qu’il ne donnerait jamais, autrement que sous la pression de la force, sa sanction aux arrêtés d’août. « Le sacrifice [des deux premiers ordres de l’État] est beau, disait-il ; mais je ne puis que l’admirer ; je ne consentirai jamais à dépouiller mon clergé, ma noblesse. Je ne donnerai point ma sanction à des décrets qui les dépouilleraient… »
Et il refusa son assentiment jusqu’à ce qu’il fût amené par le peuple, prisonnier, à Paris. Et alors même qu’il le donna, il fit tout, d’accord avec les possédants, clergé, nobles et bourgeois, pour empêcher ces déclarations de prendre la forme de lois et pour les faire rester lettre morte.
Mon ami James Guillaume, qui a eu l’extrême bonté de lire mon manuscrit, a bien voulu rédiger, sur la question de la sanction des arrêtés du 4 août, une note que je reproduis en entier. La voici :
« L’assemblée exerçait à la fois le pouvoir constituant et le pouvoir législatif : et elle avait déclaré à plusieurs reprises que ses actes comme pouvoir constituant étaient indépendants de l’autorité royale ; seules les lois avaient besoin de la sanction du roi (elles s’appelaient décret avant la sanction, loi après la sanction).
« Les actes du 4 août étaient de nature constituante : l’Assemblée les rédigea en arrêtés, mais elle ne pensa pas un moment qu’il fût nécessaire d’obtenir une permission du roi pour que les privilégiés renonçassent à leurs privilèges. Le caractère de ces arrêtés, — ou de cet arrêté, car on en parle tantôt au pluriel, tantôt au singulier, — est marqué dans l’article 19 et dernier qui dit : « L’Assemblée nationale s’occupera, immédiatement après la constitution, de la rédaction des lois nécessaires pour le développement des principes qu’elle a fixés par le présent arrêté, qui sera incessamment envoyé par MM. les députés dans toutes les provinces », etc. — C’est le 11 août que la rédaction des arrêtés fut définitivement adoptée ; en même temps l’Assemblée décerna au roi le titre de restaurateur de la liberté française, et ordonna qu’un Te Deum serait chanté dans la chapelle du château.
« Le 12, le président (Le Chapelier) va demander au roi quand il voudra recevoir l’Assemblée pour le Te Deum ; le roi répond que ce sera le 13 à midi. Le 13, toute l’Assemblée se rend au château ; le président fait un discours : il ne demande pas du tout la sanction ; il explique au roi ce que l’Assemblée a fait, et lui annonce le titre qu’elle lui a décerné ; Louis XVI répond qu’il accepte le titre avec reconnaissance ; il félicite l’Assemblée et lui exprime sa confiance. Puis le Te Deum est chanté dans la chapelle.
« Peu importe que le roi ait écrit en cachette à l’archevêque d’Arles pour exprimer un sentiment différent : ici, il ne s’agit que de ses actes publics.
« Donc, pas la moindre opposition publique du roi, pendant les premiers temps, contre les arrêtés du 4 août.
« Mais voici que le samedi 12 septembre, comme on s’occupait des troubles qui agitaient la France, le parti patriote jugea que, pour les calmer, il faudrait faire une proclamation solennelle des arrêtés du 4 août, et à cet effet la majorité décida que ces arrêtés seraient présentés à la sanction du roi, malgré l’opposition faite à cette décision par les contre-révolutionnaires, qui eussent préféré qu’on ne parlât plus de ces arrêtés.
« Dès le lundi 14, les patriotes s’avisèrent qu’il pouvait y avoir malentendu sur ce mot de sanction. On discutait justement le veto suspensif, et Barnave fit observer que le veto ne pourrait pas s’appliquer aux arrêtés du 4 août. Mirabeau parla dans le même sens : « Les arrêtés du 4 août sont rédigés par le pouvoir constituant ; dès lors ils ne peuvent pas être des lois, mais des principes et des bases constitutionnelles. Lors donc que vous avez envoyé à la sanction les actes du 4 août, c’est à la promulgation seulement que vous les avez adressés. » Le Chapelier propose de remplacer en effet le mot sanction, en ce qui concerne ces arrêtés, par le mot promulgation, et ajoute : « Je soutiens qu’il est inutile de recevoir la sanction royale pour des arrêtés auxquels Sa Majesté a donné une approbation authentique, tant par la lettre qu’elle m’a remise, lorsque j’ai eu l’honneur d’être l’organe de l’Assemblée (comme président), que par les actions solennelles de grâce et le Te Deum chanté à la chapelle du roi. » On propose de décréter que l’Assemblée sursoit à son ordre du jour (la question du veto) jusqu’à ce que la promulgation des articles du 4 août ait été faite par le roi. Tumulte. La séance est levée sans qu’une décision ait été prise.
« Le 15, nouvelle discussion, sans résultat. Le 16 et le 17, on parle d’autre chose, on s’occupe de la succession au trône.
« Enfin le 18 arrive la réponse du roi. Il approuve l’esprit général des articles du 4 août, mais il en est quelques-uns, dit-il, auxquels il ne peut donner qu’une adhésion conditionnelle ; et il conclut en ces termes : « Ainsi j’approuve le plus grand nombre de ces articles, et je les sanctionnerai quand il seront rédigés en lois. » Cette réponse dilatoire produisit un grand mécontentement ; on répéta qu’on demandait au roi de promulguer seulement, et qu’il ne pouvait pas s’y refuser. Il fut décidé que le président se rendrait près du roi pour le supplier d’ordonner incessamment la promulgation. Devant le langage menaçant des orateurs de l’Assemblée, Louis XVI comprit qu’il fallait céder ; mais tout en cédant, il ergota sur les mots ; il remit au président (Clermont-Tonnerre), le 20 septembre au soir, une réponse disant : « Vous m’avez demandé de revêtir de ma sanction les arrêtés du 4 août… Je vous ai communiqué les observations dont ils m’avaient paru susceptibles… Vous me demandez maintenant de promulguer ces mêmes arrêtés : la promulgation appartient à des lois… Mais je vous ai déjà dit que j’approuvais l’esprit général de ces arrêtés… Je vais en ordonner la publication dans tout le royaume… Je ne doute pas que je ne puisse revêtir de ma sanction toutes les lois que vous décréterez sur les divers objets contenus dans ces arrêtés. »
« Si les arrêtés du 4 août contiennent seulement des principes, des théories, si on y cherche en vain des mesures concrètes, etc., c’est que tel devait être en effet le caractère de ces arrêtés, si clairement marqué par l’Assemblée dans l’article 19. Le 4 août, on a proclamé, en principe, la destruction du régime féodal ; et on a ajouté que l’Assemblée ferait des lois pour l’application du principe, et que ces lois elle les ferait quand la constitution serait finie. On peut reprocher à l’Assemblée cette méthode, si l’on veut ; mais il faut reconnaître qu’elle ne trompait personne et ne manquait nullement à sa parole en ne faisant pas les lois tout de suite, puisqu’elle avait promis de les faire qu’après la constitution. Or, une fois la constitution finie, en septembre 1791, l’Assemblée dut s’en aller, laissant sa succession à la Législative. »
Cette note de James Guillaume éclaire d’un jour nouveau la tactique de l’Assemblée Constituante. Lorsque la guerre aux châteaux souleva la question des droits féodaux, l’Assemblée avait deux issues devant elle. Ou bien, elle pouvait élaborer des projets de lois sur les droits féodaux, projets dont la discussion aurait demandé des mois, ou plutôt des années et, vu la diversité des opinions à ce sujet au sein des représentants, n’aurait abouti qu’à diviser l’Assemblée. (C’est la faute qu’a commise la Douma russe sur la question foncière.) Ou bien l’Assemblée nationale pouvait se borner à poser seulement quelques principes qui devaient servir de bases pour la rédaction des lois futures. C’est cette seconde alternative qu’ordonna l’Assemblée. Elle se hâta de rédiger, en quelques séances, des arrêtés constitutionnels, que le roi fut obligé finalement de publier. Et, pour les campagnes, ces déclarations de l’Assemblée eurent l’effet de tellement ébranler le régime féodal, que, quatre ans après, la Convention put voter l’abolition complète des droits féodaux sans rachat. Voulue ou non, cette tactique se trouva préférable à la première.
XIX. DÉCLARATION DES DROITS DE L’HOMME
Peu de jours après la prise de la Bastille, le Comité de constitution de l’Assemblée nationale mettait en discussion la « Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. » L’idée d’une pareille déclaration, suggérée par la fameuse Déclaration d’indépendance des États-Unis, était très juste. Puisqu’une révolution était en train de s’accomplir et qu’une profonde transformation dans les rapports entre les diverses couches de la société devait en résulter, il était bon, avant que ces transformations fussent exprimées dans les termes d’une constitution, d’en établir les principes généraux. On monterait ainsi à la masse du peuple comment les minorités révolutionnaires concevaient la révolution, pour quels nouveaux principes elles appelaient le peuple à lutter.
Ce ne seraient pas seulement de belles paroles : ce serait un aperçu de l’avenir que l’on se proposait de conquérir ; et sous la forme solennelle d’une déclaration de droits, faite par tout un peuple, cet aperçu recevrait la signification d’un serment national. Énoncés en peu de mots, les principes qu’on allait essayer de mettre en pratique allumeraient les courages. Ce sont toujours les idées qui gouvernent le monde, et les grandes idées, présentées sous une forme virile, ont toujours eu prise sur les esprits. En effet, les jeunes républiques nord-américaines, au moment où elles avaient secoué le joug de l’Angleterre, avaient lancé de pareilles déclarations, et depuis lors la Déclaration d’indépendance des États-Unis était devenue la charte, on dirait presque le décalogue de la jeune nation de l’Amérique du Nord[57].
Aussi, dès que l’Assemblée nomma (le 9 juillet) son Comité pour le travail préparatoire de la constitution, il fut question de rédiger une Déclaration des droits de l’homme, et on se mit à cette besogne après le 14 juillet. On prit pour modèle la Déclaration d’indépendance des États-Unis, déjà devenue célèbre depuis 1776, comme profession de foi démocratique[58]. Malheureusement, on en imita aussi les défauts ; c’est-à-dire, comme les constituants américains réunis au congrès de Philadelphie, l’Assemblée nationale écarta de sa déclaration toute allusion aux rapports économiques entre citoyens, et se borna à affirmer l’égalité de tous devant la loi, le droit de la nation de se donner le gouvernement qu’elle voudra, et les libertés constitutionnelles de l’individu. Quant aux propriétés, la Déclaration s’empressait d’en affirmer le caractère « inviolable et sacré », et elle ajoutait que « nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » C’était ouvertement répudier le droit des paysans à la terre et à l’abolition des redevances d’origine féodale.
La bourgeoisie lançait ainsi son programme libéral d’égalité juridique devant la loi et d’un gouvernement soumis à la nation, n’existant que par sa volonté. Et, comme tous les programmes minimum, celui-ci signifiait implicitement que la nation ne devait pas aller plus loin : elle ne devait pas toucher aux droits de propriété établis par le féodalisme et la royauté despotique.
Il est probable que dans les discussions que souleva la rédaction de la Déclaration des droits de l’homme, des idées d’un caractère social et égalitaire furent énoncées. Mais elles durent être écartées. On n’en trouve, en tout cas, aucune trace dans la Déclaration de 1789[59]. Même cette idée du projet de Sieyès, que « si les hommes ne sont pas égaux en moyens, c’est-à-dire en richesses, en esprit, en force, etc., il ne s’en suit pas qu’ils ne soient pas égaux en droits »[60] — même cette idée si modeste ne se retrouve pas dans la Déclaration de l’Assemblée, et au lieu des paroles précédentes de Sieyès, l’article 1er de la Déclaration fut conçu en ces termes : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. » Ce qui laisse présumer des distinctions sociales établies par la loi dans l’intérêt commun, et ouvre, au moyen de cette fiction, la porte à toutes les inégalités.
En général, quand on relit aujourd’hui la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, faite en 1789, on est porté à se demander si cette déclaration a réellement eu sur les esprits de l’époque l’influence que lui attribuent les historiens. Il est évident que l’article 1er de cette Déclaration qui affirmait l’égalité de droits de tous les hommes, l’article 6 qui disait que la loi doit être « la même pour tous », et que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leur représentants, à sa formation », l’article 10, en vertu duquel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi », et enfin l’article 12 qui déclarait que la force publique était « instituée pour l’avantage de tous, et non pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée » — ces affirmations, faites au milieu d’une société où les servitudes féodales existaient encore, et où la famille royale se considérait propriétaire de la France, accomplissait toute une révolution dans les esprits.
Mais il est aussi certain que la Déclaration de 1789 n’aurait jamais exercé l’effet qu’elle exerça plus tard, dans le courant du dix-neuvième siècle, si la Révolution se fût arrêtée aux termes de cette profession de foi du libéralisme bourgeois. Heureusement la Révolution alla bien plus loin. Et lorsque, deux années plus tard, en septembre 1791, l’Assemblée nationale rédigea la Constitution, elle ajouta à la Déclaration des droits de l’homme un préambule à la constitution, qui contenait déjà ces mots : « L’Assemblée nationale… abolit irrévocablement les institutions qui blessaient la liberté et l’égalité des droits. » Et plus loin : « Il n’y a plus ni noblesse, ni pairie, ni distinctions héréditaires, ni distinctions d’ordres, ni régime féodal, ni justices patrimoniales, ni aucun des titres, dénominations et prérogatives qui en dérivaient, ni aucun ordre de chevalerie, ni aucune des corporations ou décorations pour lesquelles on exigeait des preuves de noblesse ou qui supposaient des distinctions de naissance, ni aucune autre supériorité que celle des fonctionnaires publics dans l’exercice de leurs fonctions. — Il n’y a plus ni jurandes, ni corporations de professions, art et métiers [l’idéal bourgeois de l’État omnipotent se fait jour dans ces deux paragraphes]. — La loi ne reconnaît plus ni vœux religieux, ni aucun autre engagement qui serait contraire aux droits naturels et à la Constitution. »
Quand on pense que ce défi fut lancé à une Europe, plongée encore dans les ténèbres de la royauté toute-puissante et des servitudes féodales, on comprend pourquoi la Déclaration des droits de l’homme, que l’on confondait souvent avec le préambule de la constitution qui la suivait, passionna les peuples pendant les guerres de la République et devint plus tard le mot d’ordre du progrès pour toutes les nations de l’Europe pendant le dix-neuvième siècle. Mais ce qu’il ne faut pas oublier, c’est que ce n’était pas l’Assemblée, ni même la bourgeoisie de 1789 qui exprimèrent leurs désirs dans ce Préambule. C’est la révolution populaire qui les força peu à peu à reconnaître les droits du peuple et à rompre avec la féodalité — nous allons voir bientôt au prix de quels sacrifices.
XX. JOURNÉES DES 5 ET 6 OCTOBRE 1789
Pour le roi et la Cour, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen devait évidemment représenter un attentat impardonnable à toutes les lois divines et humaines. Aussi, le roi refusa net de lui donner sa sanction. Il est vrai que, comme les « arrêtés » du 4 au 11 août, la Déclaration des droits ne représentait qu’une affirmation de principes ; qu’elle avait, comme on disait alors, « un caractère constituant » et que, comme telle, elle n’avait pas besoin de la sanction royale. Le roi n’avait qu’à la promulguer.
Or, c’est ce qu’il refusa de faire, sous divers prétextes. Le 5 octobre il écrivait encore à l’Assemblée pour lui dire qu’il voulait voir comment les maximes de la Déclaration seraient appliquées, avant de lui donner sa sanction[61].
Il avait opposé, nous l’avons vu, le même refus aux arrêtés du 4-11 août sur l’abolition des droits féodaux, et on comprend quelle arme l’Assemblée se fit de ces deux refus. — « Eh quoi ! l’Assemblée abolissait le régime féodal, les servitudes personnelles, et les prérogatives blessantes des seigneurs, elle proclamait d’autre part l’égalité de tous devant la loi — et voici que le roi, mais surtout les princes, la reine, la cour, les Polignac, les Lamballe et le reste s’y opposaient ! S’il s’agissait seulement de discours, si égalitaires qu’ils fussent, dont on aurait empêché la circulation ! Mais non, toute l’Assemblée — les nobles et les évêques y compris — s’était unie pour faire une loi favorable au peuple et renoncer à tous les privilèges (pour le peuple, qui ne se payait pas de termes juridiques, les arrêtés étaient bien des lois), et voici qu’une force s’opposait à ce que ces lois entrent en vigueur ! Le roi les aurait encore acceptées : il est bien venu fraterniser avec le peuple de Paris après le 14 juillet ; mais c’est la Cour, les princes, la reine, qui s’opposent à ce que le bonheur du peuple soit fait par l’Assemblée… »
Dans le grand duel qui s’était engagé entre la royauté et la bourgeoisie, celle-ci, par sa politique habile et sa capacité législative, avait ainsi su mettre le peuple de son côté. Maintenant, le peuple se passionnait contre les princes, la reine, la haute noblesse — pour l’Assemblée, dont il commençait à suivre les travaux avec intérêt. En même temps, le peuple les influençait lui-même dans un sens démocratique.
Ainsi, l’Assemblée eût peut-être accepté le système des deux Chambres, « à l’anglaise ». Mais le peuple n’en voulut à aucun prix. Il comprit d’instinct ce que de doctes juristes ont si bien expliqué depuis — qu’en révolution une seconde chambre était impossible : elle ne peut fonctionner que lorsque la révolution s’est épuisée et que la réaction a déjà commencé.
De même, c’est encore le peuple qui se passionna contre le veto royal, bien plus que ceux qui siégeaient à l’Assemblée. Ici encore il comprit très bien la situation, car si, dans le cours normal des affaires, la question de savoir si le roi pourra ou non arrêter une décision du parlement perd beaucoup de son importance, c’est tout le contraire pendant une période révolutionnaire. Non pas que le pouvoir royal devienne à la longue moins offensif ; mais en temps ordinaire un parlement, organe des privilégiés, ne vote généralement rien, que le roi ait besoin d’arrêter par son veto dans l’intérêt des privilégiés ; tandis que pendant une époque révolutionnaire les décisions d’un parlement, influencées par l’esprit populaire du moment, tendant à consacrer la destruction d’anciens privilèges, et par conséquent, elles rencontreront nécessairement l’opposition du roi. Il usera de son veto, s’il a le droit et la force de le faire. C’est ce qui était arrivé en effet avec les arrêtés d’août et même avec la Déclaration des Droits.
Malgré cela, il y avait dans l’Assemblée un parti nombreux qui voulait le veto absolu, — c’est-à-dire, qu’il voulait donner au roi la possibilité d’empêcher, légalement, toute mesure sérieusement réformiste. Après de longs débats on arriva à un compromis : l’Assemblée refusa le veto absolu, mais elle accepta, contre le vœu du peuple, le veto suspensif, qui permettait au roi de suspendre un décret pour un certain temps, sans toutefois l’annuler.
À cent ans de distance, l’historien est nécessairement porté à idéaliser l’Assemblée, et à se la représenter comme un corps prêt à lutter pour la Révolution. Il faut cependant en rabattre si l’on veut rester dans la réalité. Le fait est que même dans ses représentants les plus avancés, l’Assemblée restait bien au-dessous des nécessités du moment. Elle devait sentir son impuissance ; elle n’était nullement homogène : elle contenait plus de 300 députés, quatre cents selon d’autres évaluations, c’est à dire plus du tiers, prêts à pactiser entièrement avec la royauté. Et puis, sans parler de ceux qui étaient aux gages de la Cour — et il y en avait quelques-uns — combien craignaient beaucoup plus la révolution que l’arbitraire royal ! Mais on était en révolution, et il y avait, outre la pression directe du peuple et la peur de son courroux, cette atmosphère intellectuelle qui domine les timorés et force les prudents à suivre les plus avancés ; mais surtout le peuple gardait toujours son attitude menaçante, et le souvenir de de Launey, de Foullon et de Bertier restait encore frais dans les mémoires. On parlait même dans les faubourgs de Paris de massacrer ceux des membres de l’Assemblée que l’on soupçonnait d’avoir des attaches avec la Cour.
Entre temps, la disette à Paris était toujours terrible. On était en septembre ; la récolte venait d’être rentrée, et cependant le pain manquait. On faisait queue à la porte des boulangers, et après des heures d’attente les pauvres partaient souvent sans emporter leur pain. Les farines manquaient. Malgré les achats de grains faits à l’étranger par le gouvernement, et les primes délivrées à ceux qui apportaient le blé à Paris, le pain manquait dans la capitale, ainsi que dans toutes les grandes villes et même dans les petites villes aux alentours de Paris. Les mesures de ravitaillement étaient insuffisantes, et puis la fraude paralysait le peu qui avait été fait. Tout l’ancien régime, tout l’État centralisé qui avait grandi depuis le seizième siècle, apparaissait dans cette question du pain. Dans les hautes sphères, le raffinement du luxe avait atteint ses extrêmes limites ; mais la masse du peuple, taillée à merci, en était arrivée à ne plus pouvoir produire sa nourriture sur le riche sol et dans le riche climat de la France !
En outre, les plus terribles accusations circulaient contre les princes de la famille royale et les personnages haut placés de la Cour. Ils avaient refait, disait-on, le pacte de famine et spéculaient sur la hausse des blés, — rumeurs qui n’étaient que trop vraies, comme on le sut plus tard par les papiers de Louis XVI, trouvés aux Tuileries.
Et enfin, la menace de la banqueroute du royaume était suspendue sur les têtes. Les dettes de l’État demandaient un paiement immédiat des intérêts, mais les dépenses grandissaient, et le trésor était vide ! En Révolution, on n’ose plus recourir aux moyens abominables dont l’ancien régime se servait pour recouvrer les impôts en saisissant tout chez le paysan, et celui-ci, de son côté, en attendant une répartition plus juste des impôts, ne paie pas ; tandis que le riche, qui hait la Révolution, se garde, avec une joie secrète, de payer quoi que ce soit. Necker, rentré au ministère depuis le 17 juillet 1789, avait beau s’ingénier pour trouver les moyens d’éviter la banqueroute — il n’en trouvait pas. En effet, on ne voit pas trop comment il aurait pu empêcher la banqueroute, à moins de recourir à un emprunt forcé sur les riches ou de mettre la main sur les biens du clergé. Et bientôt la bourgeoisie se résigna à ces mesures, puisqu’elle avait prêté son argent à l’État et ne voulait nullement le perdre dans une banqueroute. Mais le roi, la Cour, le haut clergé accepteraient-ils jamais cette main-mise de l’État sur leurs propriétés ?
Un étrange sentiment devait s’emparer des esprits pendant ces mois d’août et septembre 1789. Voici enfin le vœu de tant d’années d’espérances réalisé. Voici l’Assemblée nationale qui tient en ses mains le pouvoir législatif. Une assemblée qui — elle l’a prouvé — se laisse pénétrer d’un esprit démocratique, réformateur, et la voici réduite à l’impuissance, au ridicule de l’impuissance. Elle fera bien des décrets pour parer à la banqueroute ; mais le roi, la Cour, les princes en refuseront la sanction. Autant dire, des revenants, qui ont encore la force d’étrangler la représentation du peuple français, de paralyser sa volonté, de prolonger à l’infini le provisoire.
Plus encore. Ces revenants préparent un grand coup. Ils font, dans l’entourage du roi, des plans pour son évasion. Le roi se transportera bientôt à Rambouillet, à Orléans ; ou bien, il ira se placer à la tête des armées à l’ouest de Versailles, et de là il menacera et Versailles et Paris. Ou bien encore il fuira vers la frontière de l’Est et attendra là-bas l’arrivée des armées allemandes et autrichiennes que les émigrés lui promettent. Toutes sortes d’influences s’entre-croisent ainsi au château : celle du duc d’Orléans qui rêve de s’emparer du trône après le départ de Louis, celle de « Monsieur » — le frère de Louis XVI, qui eût été enchanté si son frère, ainsi que Marie-Antoinette, à laquelle il en voulait personnellement, eussent pu disparaître.
Depuis le mois de septembre, la Cour méditait une évasion, mais si l’on discutait tous les plans, on n’osait s’arrêter à aucun. Il est fort possible que Louis XVI et surtout sa femme rêvaient de refaire l’histoire de Charles Ier, et de livrer un combat en règle au parlement, mais avec plus de succès. L’histoire du roi anglais les hantait : on affirme même que l’unique livre que Louis XVI fit venir de sa bibliothèque de Versailles à Paris, après le 6 octobre, était l’histoire de Charles Ier. Cette histoire les fascinait ; mais il la lisaient, comme les détenus en prison lisent un roman policier. Ils n’en tiraient aucun enseignement sur la nécessité de céder à temps ; ils se disaient seulement : « Ici, il fallait résister ; là, il fallait ruser ; là encore il fallait oser ! » N’est-ce pas ainsi que le tsar russe lit aujourd’hui l’histoire de Louis XVI et celle de Charles Ier ?… — Et ils faisaient des plans que ni eux-mêmes ni leur entourage n’avaient la hardiesse de mettre à exécution.
La Révolution les fascinait de son côté : ils voyaient le monstre qui allait les engloutir, et ils n’osaient ni se soumettre, ni résister. Paris, qui se préparait déjà à marcher sur Versailles, leur inspirait la terreur et paralysait leurs forces. — Et si la troupe faiblissait au moment suprême où la lutte serait engagée ? Si les chefs trahissaient le roi, comme tant d’autres l’ont déjà fait ? Que resterait-il alors, sinon de partager le sort de Charles Ier ?
Et ils conspiraient tout de même. Ni le roi, ni son entourage, ni les classes privilégiées ne pouvaient comprendre que le temps des compromis était loin : qu’il fallait maintenant se soumettre franchement à la force nouvelle et se placer sous sa protection — car l’Assemblée ne demandait pas mieux que d’accorder sa protection au roi. Au lieu de le faire, ils conspiraient, et de cette façon, ils poussaient des membres très modérés, au fond, de l’Assemblée à la contre-conspiration, à l’action révolutionnaire. C’est pourquoi Mirabeau et d’autres, qui auraient volontiers travaillé à l’établissement d’une monarchie modestement constitutionnelle, se rangèrent à l’opinion des groupes avancés. Et c’est pourquoi on vit des modérés, comme Duport, constituer « la confédération des clubs », qui permit de tenir le peuple en haleine, car on sentait qu’on en aurait bientôt besoin.
La marche sur Versailles ne fut pas aussi spontanée qu’on a voulu le dire. Même en Révolution, tout mouvement populaire demande à être préparé par des hommes du peuple. Il a ses précurseurs dans des tentatives avortées. Ainsi, déjà le 30 août, le marquis de Saint-Hurugue, un des orateurs populaires du Palais-Royal, avait voulu marcher avec 1.500 hommes sur Versailles, pour demander le renvoi des députés « ignorants, corrompus et suspects », qui défendaient le veto suspensif du roi. En attendant, on les menaçait de mettre le feu à leurs châteaux et on les avertissait que deux mille lettres avaient été envoyées en province à cet effet. Ce rassemblement fut dispersé, mais l’idée continua à être discutée.
Le 31 août, le Palais-Royal envoyait à l’Hôtel-de-Ville cinq députations, dont une conduite par le républicain Loustalot, pour engager la municipalité de Paris à exercer une pression sur l’Assemblée et empêcher l’acceptation du veto royal. Ceux qui faisaient partie de ces députations allèrent, les uns, jusqu’à menacer des députés, les autres, jusqu’à les implorer. À Versailles, la foule, en larmes, suppliait Mirabeau d’abandonner le veto absolu en faisant cette remarque si juste, que si le roi avait ce droit, il n’y aurait plus besoin d’Assemblée (Buchez et Roux, p. 368 et suivantes ; Bailly, II, 326, 341.)
Dès lors, l’idée a dû naître qu’il serait bon d’avoir l’Assemblée et le roi sous la main, à Paris. En effet, dès les premiers jours de septembre, on parlait déjà en plein air au Palais-Royal d’amener le roi « et M. le dauphin » à Paris, et on exhortait pour cela tous les bons citoyens à marcher sur Versailles. Le Mercure de France en faisait mention dans son numéro du 5 septembre, p. 84, et Mirabeau parla de femmes qui marcheraient sur Versailles, quinze jours avant l’événement.
Le dîner des gardes le 3 octobre, et les complots de la Cour précipitèrent les événements. Tout faisait pressentir le coup que la réaction se proposait de frapper. La réaction relevait la tête ; le conseil municipal de Paris, essentiellement bourgeois, s’enhardissait dans la voie de la réaction. Les royalistes organisaient leurs forces sans trop s’en cacher. La route de Versailles à Metz ayant été garnie de troupes, on parlait tout haut d’enlever le roi et de le diriger sur Metz par la Champagne ou par Verdun. Le marquis de Bouillé, qui commandait les troupes de l’Est, de Breteuil et de Mercy étaient du complot, dont Breteuil avait pris la direction. On accaparait dans ce but tout l’argent possible, et on parlait du 5 octobre comme de la date possible du coup d’État. Le roi partirait ce jour-là pour Metz, où il se placerait au milieu de l’armée du marquis de Bouillé. Là il appellerait auprès de lui la noblesse et les troupes restées fidèles et déclarerait l’Assemblée rebelle.
En prévision de ce mouvement on avait doublé au château de Versailles le nombre des gardes du corps (jeunes gens de l’aristocratie) préposés à la garde du château, et on avait fait venir le régiment de Flandre, ainsi que des dragons. Le 1er octobre, une grande fête fut donnée par les gardes du corps au régiment de Flandre, et les officiers des dragons et des Suisses en garnison à Versailles furent invités à cette fête.
Pendant le dîner, Marie-Antoinette et les dames de la Cour, ainsi que le roi, firent tout pour chauffer à blanc l’enthousiasme royaliste des officiers. Les dames distribuèrent elles-mêmes des cocardes blanches, et la cocarde nationale fut foulée aux pieds. Deux jours après, le 3 octobre, une nouvelle fête du même genre eut lieu.
Ces fêtes précipitèrent les événements. La rumeur en arriva bientôt à Paris, grossie peut-être en route, et le peuple comprit que s’il ne marchait pas de suite sur Versailles, Versailles marcherait sur Paris.
La Cour préparait évidemment un grand coup. Le roi une fois parti et retiré quelque part au milieu de ses troupes, rien n’était plus facile que de dissoudre l’Assemblée, ou bien de la forcer à revenir aux trois ordres, c’est-à-dire à la situation d’avant la séance royale du 23 juin. N’y avait-il pas, dans l’Assemblée même, un parti, fort de 300 à 400 membres, dont les chefs avaient déjà tenu des conciliabules chez Malouet pour transporter l’Assemblée à Tours, loin du peuple révolutionnaire de Paris ? — Mais si le plan de la Cour réussissait, tout était à recommencer. Les fruits du 14 juillet étaient perdus ; perdus les résultats du soulèvement des paysans, de la panique du 4 août…
Que fallait faire pour empêcher ce désastre ? — Soulever le peuple ! Rien de moins ! Et c’est là la gloire des révolutionnaires, placés en vedette à ce moment : ils comprirent cette vérité, qui généralement fait pâlir les révolutionnaires bourgeois. Soulever le peuple, — la masse sombre et misérable du peuple de Paris, — c’est à quoi s’appliquèrent avec passion, le 4 octobre, les révolutionnaires. Danton, Marat et Loustalot, dont nous avons déjà mentionné les noms, furent alors les plus ardents à cette besogne. On ne combat pas une armée avec une poignée de conspirateurs ; on ne peut pas vaincre la réaction avec une bande d’hommes, si déterminés qu’ils soient. À une armée il faut opposer une armée ; ou bien, faute d’armée, le peuple, tout le peuple, des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants d’une cité. Eux seuls peuvent vaincre, eux seuls ont vaincu les armées, en les démoralisant, en paralysant leur force sauvage.
Le 5 octobre, l’insurrection éclatait à Paris aux cris : Du pain ! du pain ! Le son du tambour, battu par une jeune fille, servit de signe de ralliement pour les femmes. Bientôt une troupe de femmes se forme, marche sur l’Hôtel de ville, force les portes de la Maison commune en demandant du pain et des armes, et comme on en parlait déjà depuis plusieurs jours, le cri : À Versailles ! rallie tout le monde. Maillard, connu à Paris dès le 14 juillet pour la part qu’il avait prise au siège de la Bastille, est reconnu comme chef de la colonne, et les femmes partent.
Mille idées diverses se croisaient sans doute dans leurs têtes, mais le pain devait être l’idée dominante. C’est à Versailles que l’on conspirait contre le bonheur du peuple, là qu’on faisait le pacte de famine, là qu’on empêchait l’abolition des droits féodaux — et les femmes marchaient sur Versailles. Il est plus que probable que, dans la masse du peuple, le roi, comme tous les rois, était représenté comme un être bonasse qui voulait le bien du peuple. Le prestige royal était profondément enraciné dans les esprits. Mais déjà en 1789 on haïssait la reine. Les propos que l’on tenait à son égard étaient terribles. « — Où cette s……, coquine ? — La voilà, la s… p…… — Il faut mettre la main sur cette b…… et lui couper le cou », se disaient les femmes, et on est frappé de l’empressement — du plaisir, dirai-je, avec lequel l’enquête du Châtelet releva ces propos. Ici encore le peuple avait mille fois raison. Si le roi avait dit, en apprenant le fiasco de la séance royale du 23 juin : « Eh bien, f….., qu’ils restent ! », Marie-Antoinette en fut blessée au cœur. Elle reçut avec un suprême dédain le roi « roturier », portant la cocarde tricolore, au retour de sa visite à Paris le 17 juillet, et dès lors elle était devenue le centre de tous les complots. La correspondance qu’elle entretint plus tard avec Fersen pour amener l’étranger à Paris, tire son origine de ce moment. Car pendant cette nuit même du 5 octobre, lorsque les femmes envahirent le palais — pendant cette même nuit, dit la très réactionnaire madame Campan, la reine recevait Fersen dans sa chambre à coucher.
Le peuple savait tout cela, en partie par les domestiques mêmes du château, et la foule, l’esprit collectif du peuple de Paris, comprenait ce que les individus furent si lents à comprendre : que Marie-Antoinette irait loin dans ses haines ; que, pour empêcher tous ces complots, il fallait tenir le roi et sa famille, et l’Assemblée aussi, à Paris, sous l’œil du peuple.
Aux premiers moments de leur entrée à Versailles, les femmes, rompues de fatigue et affamées, trempées d’eau sous la pluie battante, se bornaient à demander du pain. Lorsqu’elles envahirent l’Assemblée, elles tombèrent de fatigue sur les bancs des députés ; mais rien que par leur présence, ces femmes remportèrent déjà une première victoire. L’Assemblée en profita pour obtenir du roi la sanction de la Déclaration des droits de l’homme.
Après les femmes, des hommes se mettaient aussi en marche, et alors, à sept heures du soir, afin d’éviter quelque malheur au château, Lafayette partit pour Versailles à la tête de la garde nationale.
L’effroi saisit la Cour. C’est donc tout Paris qui marche contre le château ? La Cour tint conseil, mais toujours sans arriver à aucune décision. Cependant on fit déjà sortir les voitures pour faire partir le roi et sa famille, — lorsqu’elles furent aperçues par un piquet de la garde nationale qui les fit rentrer dans les écuries.
L’arrivée de la garde nationale bourgeoise, les efforts de Lafayette, et surtout, peut-être, une pluie à verse firent que la foule qui encombrait les rues de Versailles, l’Assemblée et les abords du palais, s’écoula peu à peu. Mais vers cinq ou six heures du matin des hommes et des femmes du peuple, sans écouter personne, finirent par trouver une grille ouverte qui leur permit d’entrer au palais. En quelques minutes ils eurent découvert la chambre à coucher de la reine, qui eut à peine le temps de se sauver chez le roi : autrement elle était écharpée. Les gardes du corps risquaient le même sort, lorsque Lafayette accourut, à cheval, juste à temps pour les sauver.
L’envahissement du palais même par le peuple fut un de ces échecs dont la royauté mourante ne se releva plus. Lafayette eut beau faire applaudir le roi lorsqu’il parut sur un balcon. Il put même arracher à la foule des applaudissements pour la reine, en la faisant paraître sur le balcon avec son fils et en baisant respectueusement la main de celle que le peuple appela bientôt « la Médicis »… tout cela n’était qu’un petit effet de théâtre. Le peuple avait compris sa force — et il usa de suite de sa victoire pour forcer le roi à se mettre en route pour Paris. La bourgeoisie eut beau faire toutes sortes de scènes à effet à propos de ce retour — le peuple comprit que désormais le roi serait son prisonnier, et Louis XVI, en entrant aux Tuileries délaissées depuis le règne de Louis XIV, ne se faisait pas d’illusions. — « Que chacun se loge comme il voudra ! » fut sa réponse, — et il se fit apporter de sa bibliothèque… l’histoire de Charles Ier.
La grande royauté de Versailles était arrivée à son terme. On aurait dès lors des rois bourgeois, ou des empereurs arrivés sur le trône par la fraude… Le règne des rois de par la grâce de Dieu touchait à sa fin.
Encore une fois, comme au 14 juillet, le peuple, par sa masse et par son action héroïque, avait porté un coup de massue à l’ancien régime. La Révolution faisait un bond en avant.
XXI. TERREURS DE LA BOURGEOISIE — NOUVELLE ORGANISATION MUNICIPALE
Encore une fois, on pourrait croire que maintenant la Révolution allait se dérouler librement. La réaction royale vaincue, Monsieur Veto et Madame Veto soumis et retenus à Paris, l’Assemblée nationale va, n’est-ce pas, porter la hache dans la forêt des abus, abattre le féodalisme, appliquer les grands principes qu’elle avait énoncés dans cette Déclaration des droits de l’homme, dont la lecture a fait palpiter les cœurs ?
Il n’en est rien. On le croirait à peine ; mais c’est la réaction qui commence après le 5 octobre ; elle s’organise et va s’affirmer de plus en plus, jusqu’en juin 1792.
Le peuple de Paris rentre dans ses taudis ; la bourgeoisie le licencie, le fait rentrer. Et n’était l’insurrection paysanne qui suivit son cours jusqu’à ce que les droits féodaux fussent abolis de fait en juillet 1793, n’étaient les insurrections en province qui se suivirent et empêchèrent le gouvernement de la bourgeoisie de s’établir solidement, — la réaction aurait pu triompher dès 1791 et même dès 1790.
« Le roi est au Louvre, l’Assemblée nationale aux Tuileries, les canaux de circulation se désobstruent, la halle regorge de sacs, la caisse nationale se remplit, les moulins tournent, les traîtres fuient, la calotte est par terre, l’aristocratie expire » — disait Camille Desmoulins dans le premier numéro de son journal (28 novembre). Mais en réalité, la réaction, partout, relevait la tête. Alors que les révolutionnaires triomphaient, croyant la Révolution près d’être achevée, – la réaction comprenait que maintenant allait commencer la grande lutte, la vraie, entre le passé et l’avenir, dans chaque ville de province, grande et petite, dans chaque hameau ; que c’était pour elle le moment de travailler à maîtriser la révolution.
La réaction comprenait davantage. Elle voyait que la bourgeoisie, qui jusqu’alors avait cherché appui chez le peuple afin d’obtenir des droits constitutionnels et de maîtriser la haute noblesse, allait, maintenant qu’elle avait senti et vu la force du peuple, tout faire pour maîtriser le peuple, le désarmer, le faire rentrer dans la soumission.
Cette terreur du peuple se fit sentir dans l’Assemblée tout de suite après le 5 octobre. Plus de deux cents députés refusèrent de se rendre à Paris et demandèrent des passeports pour rentrer chez eux. On les leur refusa, on les traita de traîtres, mais un certain nombre donnèrent tout de même leur démission : ils ne pensaient pas aller si loin ! Comme après le 14 juillet, ce fut une nouvelle émigration, mais cette fois-ci ce n’était plus la Cour qui en donnait le signal : c’était l’Assemblée.
Cependant, l’Assemblée avait aussi dans son sein une forte majorité de représentants de la bourgeoisie qui surent profiter des premiers moments pour asseoir le pouvoir de leur classe sur des bases solides. Aussi, avant même de se rendre à Paris, le 19 octobre, l’Assemblée avait déjà voté la responsabilité des ministres ainsi que des agents de l’administration devant la représentation nationale, et le vote des impôts par l’Assemblée, — les deux premières conditions d’un gouvernement constitutionnel. Le titre du roi de France devenait : roi des Français.
Pendant que l’Assemblée profitait ainsi du mouvement du 5 octobre pour s’établir souveraine, la municipalité bourgeoise de Paris, c’est à dire le Conseil des Trois Cents, qui s’était imposé après le 14 juillet, profitait de son côté des événements pour établir son autorité. Soixante administrateurs, pris dans le sein des Trois Cents, et répartis en huit départements (subsistances, police, travaux publics, hôpitaux, éducation, domaines et revenus, impôts et garde nationale) s’arrogeaient tous ces pouvoirs et devenaient une puissance respectable, d’autant plus qu’ils avaient pour eux les 60.000 hommes de garde nationale, pris seulement parmi les citoyens aisés.
Bailly, le maire de Paris, et Lafayette surtout, le commandant de la garde nationale, devenaient d’importants personnages. Quant à la police, la bourgeoisie se mêla de tout : réunions, journaux, colportage, annonces, — afin de supprimer tout ce qui lui était hostile. Et enfin, les Trois Cents, profitant du meurtre d’un boulanger (21 octobre), allèrent implorer de l’Assemblée une loi martiale que celle-ci s’empressa de voter. Il suffisait désormais qu’un officier municipal fît déployer le drapeau rouge pour que la loi martiale fût proclamée ; alors tout attroupement devenait criminel, et la troupe, requise par l’officier municipal, pouvait faire feu sur le peuple après trois sommations. Si le peuple se retirait paisiblement, sans violence, avant la dernière sommation, les instigateurs seuls de la sédition étaient poursuivis et envoyés pour trois ans en prison — si l’attroupement était sans armes ; mis à mort, s’il était armé. Mais en cas de violences commises par le peuple, c’était la mort pour tous ceux qui s’en seraient rendus coupables. La mort aussi pour chaque soldat ou officier de la garde nationale qui exciterait ou fomenterait des attroupements !
Un meurtre commis dans la rue avait suffi pour faire rendre cette loi, et dans toute la presse de Paris, comme l’a très bien remarqué Louis Blanc, il n’y eut qu’une seule voix — celle de Marat — pour protester contre cette loi atroce et pour dire qu’en temps de révolution, lorsqu’une nation est encore à rompre ses fers et à se débattre douloureusement contre ses ennemis, une loi martiale n’a pas de raison d’être. Dans l’Assemblée, il n’y eut que Robespierre et Buzot pour protester ; et encore — pas en principe ! Il ne fallait pas proclamer, disaient-ils, la loi martiale avant d’avoir établi un tribunal qui pût juger les criminels de lèse-nation.
Profitant de la détente qui devait nécessairement se produire dans le peuple après le mouvement du 5 et 6 octobre, la bourgeoisie se mit ainsi, à l’Assemblée comme à la municipalité, à organiser le nouveau pouvoir de la classe moyenne, non sans qu’il y eût, il est vrai, des froissements entre les ambitions personnelles qui se heurtaient et conspiraient les uns contre les autres.
La Cour, de son côté, ne voyait aucune nécessité d’abdiquer ; elle conspira, elle lutta aussi, et elle profita des nécessiteux et des ambitieux, comme Mirabeau, pour les enrôler à son service.
Le duc d’Orléans, s’étant compromis dans le mouvement du 6 octobre, qu’il avait favorisé secrètement, la Cour l’envoya en disgrâce, comme ambassadeur en Angleterre.
Mais alors c’est « Monsieur », le frère du roi, le comte de Provence, qui se mit à intriguer, pour faire partir le roi, — « le soliveau », comme il écrivait à un ami ; le roi une fois en fuite, il pourrait poser sa candidature au trône de France. Mirabeau, qui, depuis le 23 juin, avait acquis une puissance formidable sur l’Assemblée, toujours nécessiteux, intriguait de son côté pour parvenir au ministère, et quand ses plans furent déjoués par l’Assemblée (qui vota qu’aucun de ses membres ne pourrait accepter une place dans un ministère), il se jeta dans les bras du comte de Provence, dans l’espoir d’arriver au pouvoir par son intermédiaire. Finalement, il se vendit au roi et accepta de lui une pension de 50.000 francs par mois, pour quatre mois, et la promesse d’une ambassade ; en retour de quoi, M. de Mirabeau s’engageait « à aider le roi de ses lumières, de ses forces et de son éloquence, dans ce que Monsieur jugerait utile au besoin de l’État et à l’intérêt du roi ». Tout cela ne se sut cependant que plus tard, en 1792, après la prise des Tuileries, et entre temps Mirabeau garda jusqu’à sa mort (2 avril 1791) sa réputation de défenseur du peuple.
On ne débrouillera jamais tout le tissu d’intrigues qui se faisaient alors autour du Louvre et des palais des princes, ainsi qu’auprès des cours de Londres, de Vienne, de Madrid et des diverses principautés allemandes. Autour de la royauté qui périssait, tout le monde s’agitait. Et au sein même de l’Assemblée — que d’ambitions pour arriver à la conquête du pouvoir ! Mais tout cela, ce sont des incidents sans beaucoup de valeur. Ils aident à expliquer certains faits, mais ils ne changent en rien la marche des événements, tracés par la logique même de la situation et les forces entrées en conflit.
L’Assemblée représentait la bourgeoisie intellectuelle en train de conquérir et d’organiser le pouvoir qui tombait des mains de la Cour, du haut clergé et de la haute noblesse. Et elle contenait dans son sein un nombre d’hommes marchant droit vers ce but, avec intelligence et avec une certaine audace, qui grandissait chaque fois que le peuple avait remporté une nouvelle victoire sur l’ancien régime. Il y avait bien à l’Assemblée le « triumvirat », comme on l’appelait, de Duport, Charles de Lameth et Barnave, et il y avait à Paris le maire Bailly et le commandant de la garde nationale Lafayette, sur lesquels se fixaient les regards. Mais la vraie force de la bourgeoisie résidait dans les masses compactes de l’Assemblée qui élaboraient les lois pour constituer le gouvernement des classes moyennes.
C’est le travail que l’Assemblée se mit à poursuivre avec ardeur dès que, installé à Paris, elle put reprendre ses occupations avec une certaine tranquillité.
Ce travail, nous l’avons vu, fut commencé au lendemain de la prise de la Bastille. Lorsque la bourgeoisie eût vu ce peuple s’armant en quelques jours de piques, brûlant les octrois, saisissant les provisions là où il les trouvait, et tout aussi hostile aux riches bourgeois qu’il l’était aux « talons rouges » — elle fut saisie de terreur. Elle s’empressa alors de s’armer elle-même, d’organiser sa garde nationale — les « bonnets à poils » contre les « bonnets de laine » et les piques — afin de pouvoir réprimer les insurrections populaires. Et après le 5 octobre elle s’empressa de voter la loi sur les attroupements dont nous venons de parler.
En même temps, elle se hâta de légiférer en sorte que le pouvoir politique, qui échappait des mains de la Cour, ne tombât pas aux mains du peuple. Ainsi, huit jours après le 14 juillet, Sieyès, le fameux avocat du Tiers-État, proposait déjà à l’Assemblée de diviser les Français en deux catégories, dont l’une — les citoyens actifs seuls — prendrait part au gouvernement, tandis que l’autre, comprenant la grande masse du peuple, sous le nom de citoyens passifs, serait privée de tous les droits politiques. Cinq semaines plus tard, l’Assemblée acceptait cette division comme fondamentale pour la Constitution. La Déclarations des droits, dont le premier principe était l’égalité des droits de tous les citoyens, — sitôt proclamée, — se trouvait ainsi violée outrageusement.
Reprenant le travail d’organisation politique de la France, l’Assemblée abolit l’ancienne division féodale en provinces, dont chacune conservait certains privilèges féodaux pour la noblesse et les parlements ; elle divisa la France en départements ; elle suspendit les anciens « parlements » — c’est-à-dire les anciens tribunaux qui eux aussi possédaient des privilèges judiciaires, et elle procéda à l’organisation d’une administration entièrement nouvelle et uniforme — toujours en maintenant le principe d’exclusion des classes pauvres du gouvernement.
L’Assemblée nationale, élue encore sous l’ancien régime, quoique issue d’élections à deux degrés, était cependant le produit d’un suffrage presque universel. C’est-à-dire que dans chaque circonscription électorale, on avait convoqué plusieurs assemblées primaires, composées de presque tous les citoyens de la localité. Ceux-ci avaient nommé les électeurs, qui composèrent dans chaque circonscription une assemblée électorale ; et celle-ci choisit à son tour son représentant à l’Assemblée nationale. Il est bon de noter que, les élections faites, les assemblées électorales continuaient à se réunir, recevant des lettres de leurs députés et surveillant leurs votes.
Maintenant, arrivée au pouvoir, la bourgeoisie fit deux choses. Elle augmenta les attributions des assemblées électorales, en leur confiant l’élection des directoires de chaque département, des juges et de certains autres fonctionnaires. Elle leur donnait ainsi un très grand pouvoir. Mais elle exclut en même temps des assemblées primaires la masse du peuple, qu’elle privait ainsi de tous les droits politiques. Elle n’y admettait que les citoyens actifs, c’est-à-dire ceux qui payaient, en contributions directes, au moins trois journées de travail[62]. Les autres devenaient des citoyens passifs. Ils ne pouvaient plus faire partie des assemblées primaires, et de cette façon ils n’avaient le droit de nommer ni les électeurs, ni leur municipalité, ni aucune des autorités départementales. Ils ne pouvaient non plus faire partie de la garde nationale[63].
En outre, pour pouvoir être nommé électeur, il fallait payer en impôts directs la valeur de dix journées de travail, ce qui faisait de ces assemblées des corps entièrement bourgeois. (Plus tard, lorsque la réaction s’enhardit après le massacre du champ de Mars, l’Assemblée fit même une nouvelle restriction : il fallut posséder une propriété pour pouvoir être nommé électeur.) Et pour pouvoir être nommé représentant du peuple à l’Assemblée, il fallait payer en contributions directes la valeur d’un marc d’argent, c’est-à-dire 50 livres.
Mieux encore : la permanence des assemblées électorales fut interdite. Les élections faites, ces assemblées ne devaient plus se réunir. Les gouvernants bourgeois une fois nommés, il ne fallait plus les contrôler trop sévèrement. Bientôt, le droit même de pétition et d’expression des vœux fut enlevé. « Votez — et taisez-vous ! »
Quant aux villages, ils avaient conservé, nous l’avons vu, sous l’ancien régime, dans presque toute la France, jusqu’à la Révolution, l’assemblée générale des habitants — comme le mir en Russie. À cette assemblée générale appartenait la gestion des affaires de la commune, ainsi que la répartition et la gestion des terres communales — champs cultivés, prairies et forêts, en plus des terres vagues. Eh bien ! Ces assemblées générales des communautés furent défendues par la loi municipale des 22-24 décembre 1789. Désormais, seuls les paysans aisés — les citoyens actifs — eurent le droit de se réunir, une fois par an, pour nommer le maire et la municipalité, composée de trois à quatre bourgeois du village. La même organisation municipale fut donnée aux villes, — les citoyens actifs se réunissant pour nommer le conseil général de la ville et la municipalité, — c’est-à-dire le pouvoir législatif en matières municipales et le pouvoir exécutif, auxquels étaient confiées toute la police dans la commune et le commandement de la garde nationale.
Ainsi le mouvement que nous avons signalé en juillet dans les villes et qui consistait à se donner révolutionnairement une administration municipale élue, à un moment où les lois de l’ancien régime restées en pleine vigueur n’autorisaient rien de semblable, — ce mouvement fut consacré par la loi municipale et administrative du 22 décembre 1789. Et ce fut, on le verra, une puissance immense qui fut donnée à la Révolution par la création, dès les débuts du mouvement, de ces 30.000 centres municipaux, indépendants en mille points du gouvernement central et capables d’agir révolutionnairement, lorsque les révolutionnaires réussissaient à s’en emparer. Il est vrai que la bourgeoisie s’entoura de toutes les précautions pour que le pouvoir municipal fût aux mains de la partie aisée de la classe moyenne. La municipalité fut en outre soumise au conseil du département, élu au deuxième degré, qui représentait ainsi la bourgeoisie aisée et qui fut pendant toute la durée de la Révolution, l’appui et l’arme des contre-révolutionnaires.
D’autre part, la municipalité elle-même, dont l’élection se faisait seulement par les citoyens actifs, représentait la bourgeoisie, plutôt que la masse populaire, et dans les villes comme Lyon et tant d’autres elle devint un centre pour la réaction. Mais tout de même, les municipalités n’étaient pas un pouvoir royal, et il faut reconnaître que plus que toute autre loi, la loi municipale de décembre 1789 contribua au succès de la Révolution. Pendant l’insurrection des paysans contre leurs seigneurs féodaux, en août 1789, nous avons bien vu les municipalités du Dauphiné se mettre en campagne contre les paysans et pendre haut et court les paysans révoltés. Mais à mesure que la Révolution se développait, le peuple arrivait à tenir les officiers municipaux sous sa main. C’est pourquoi, à mesure que la Révolution élargit ses problèmes, les municipalités se révolutionnent aussi, et en 1793 et 1794 elles deviennent les vrais centres d’action des révolutionnaires populaires.
Un autre pas très important pour la Révolution fut fait par l’Assemblée, lorsqu’elle abolit la vieille justice des parlements et introduisit les juges élus par le peuple. Dans les campagnes, chaque canton, composé de cinq à six paroisses, nomma lui-même, par ses citoyens actifs, ses magistrats, et dans les grandes villes ce droit fut donné aux assemblées d’électeurs. Les anciens parlements luttèrent naturellement pour le maintien de leurs prérogatives. Dans le Midi, à Toulouse, 80 membres du parlement, ensemble avec 89 gentilshommes, se mirent même à la tête d’un mouvement pour restituer au monarque son autorité légitime et sa « liberté », et à la religion « son utile influence ». À Paris, à Rouen, à Metz, en Bretagne, les parlements ne voulurent pas se soumettre au pouvoir niveleur de l’Assemblée et se mirent à la tête de conspirations en faveur de l’ancien régime.
Mais les parlements ne furent pas soutenus par le peuple, et force leur fut de se soumettre au décret du 3 novembre 1789, par lequel ils avaient été envoyés en vacances jusqu’à nouvel ordre. La résistance qu’ils essayèrent amena seulement un nouveau décret (du 11 janvier 1790), par lequel il fut déclaré que la résistance des magistrats de Rennes à la loi « les rendait inhabiles à remplir aucunes fonctions de citoyens actifs, jusqu’à ce que, sur leur requête présentée au corps législatif, ils aient été admis à prêter le serment de fidélité à la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le roi. »
L’Assemblée, on le voit, entendait faire respecter ses décisions concernant la nouvelle organisation administrative de la France. Mais cette nouvelle organisation rencontra une opposition formidable de la part du haut clergé, de la noblesse et de la haute bourgeoisie, et il fallut des années et une révolution bien plus profonde que celle que la bourgeoisie voulait bien admettre, pour démolir l’ancienne organisation et introduire la nouvelle.
XXII. DIFFICULTÉS FINANCIÈRES — VENTE DES BIENS DU CLERGÉ
Ce qu’il y avait de plus difficile pour la Révolution, c’est qu’elle devait se frayer son chemin au milieu de circonstances économiques terribles. La banqueroute de l’État restait une menace suspendue sur la tête de ceux qui avaient entrepris de gouverner la France, et si cette banqueroute arrivait, elle amenait une révolte de toute la bourgeoisie aisée contre la Révolution. Si le déficit avait été une des causes qui forcèrent la royauté à faire les premières concessions constitutionnelles, et qui donnèrent à la bourgeoisie le courage de réclamer sérieusement sa part du gouvernement, ce même déficit posa pendant toute la Révolution comme un cauchemar, qui hantait tous ceux qui furent portés successivement au pouvoir.
Il est vrai qu’à cette époque les emprunts d’État n’étant pas encore internationaux, la France n’avait pas craindre que les nations étrangères vinssent, comme ses créanciers, lui saisir d’un commun accord ses provinces, comme ce serait le cas si un État européen en révolution se déclarait en banqueroute. Mais il fallait penser aux prêteurs intérieurs, et si la France avait suspendu ses paiements, c’eût été la ruine de tant de fortunes bourgeoises, que la Révolution eût contre elle toute la bourgeoisie, grande et moyenne, – tout le monde sauf les ouvriers et les paysans les plus pauvres. Aussi l’Assemblée constituante, l’Assemblée législative, la Convention, et plus tard, le Directoire, durent-ils faire des efforts inouïs pendant toute une suite d’années pour éviter cette banqueroute.
La solution à laquelle s’arrêta l’Assemblée à la fin de 1789 fut celle de saisir les biens de l’Église, de les mettre en vente, et de payer en retour au clergé un salaire fixe. Les revenus de l’Église étaient évalués en 1789 à cent vingt millions pour les dîmes, à quatre-vingt millions d’autres revenus rapportés par les propriétés diverses (maisons, biens-fonds, dont la valeur était estimée à un peu plus de deux milliards) et à trente millions environ de contribution, ajoutés chaque année par l’État ; soit 230 millions par an. Ces revenus étaient évidemment répartis de la façon la plus injuste entre les divers membres du clergé. Les évêques vivaient dans un luxe recherché et rivalisaient en dépenses avec les riches seigneurs et les princes, tandis que les curés des villes et des villages, « réduits à la portion congrue », vivaient dans la misère. Il fut donc proposé par Talleyrand, évêque d’Autun, dès le 10 octobre, de prendre possession de tous les biens de l’Église au nom de l’État ; de les vendre ; de doter suffisamment le clergé (1.200 livres par an à chaque curé, plus le logement), et de couvrir avec le reste une partie de la dette publique, qui se montait à 50 millions de rentes viagères et à 60 millions de rentes perpétuelles. Cette mesure permettrait de combler le déficit, d’abolir le restant de la gabelle et de ne plus tabler sur les « charges » ou places d’officiers et de fonctionnaires que l’on achetait à l’État. En mettant en vente les biens de l’Église, on voulait aussi créer une nouvelle classe de laboureurs qui seraient attachés à la terre dont ils se seraient rendus propriétaires.
Ce plan ne manqua certainement pas d’évoquer de fortes craintes de la part de ceux qui étaient propriétaires fonciers. – « Vous nous conduisez à la loi agraire ! » fut-il dit à l’Assemblée. – « Toutes les fois, sachez-le, que vous remonterez à l’origine des propriétés, la nation y remontera avec vous ! » C’était reconnaître qu’à la base de toute propriété foncière il y avait l’injustice, l’accaparement, la fraude, ou le vol.
Mais la bourgeoisie non propriétaire fut enchantée de ce plan. Par ce moyen on évitait la banqueroute, et les bourgeois trouvaient des biens à acheter. Et comme le mot « expropriation » effrayait les âmes pieuses des propriétaires, on trouva le moyen de l’éviter. On dit que les biens du clergé étaient mis à la disposition de la nation, et l’on décida qu’on en mettrait de suite en vente jusqu’à concurrence de 400 millions. Le 2 novembre 1789 fut la date mémorable, où cette immense expropriation fut votée à l’Assemblée par cinq cent soixante-huit voix contre trois cent quarante-six. Contre trois cent quarante-six ! Et ces opposants, devenus dès lors ennemis acharnés de la Révolution, vont tout remuer pour faire au régime constitutionnel et plus tard à la République tout le tort possible et imaginable.
Mais la bourgeoisie, instruite par les encyclopédistes d’une part, hantée d’autre part par l’inéluctabilité de la banqueroute, ne se laissa pas effrayer. Lorsque l’immense majorité du clergé, et surtout les ordres monastiques se mirent à intriguer contre l’expropriation des biens du clergé, – l’Assemblée vota, le 12 février 1790, la suppression des vœux perpétuels et des ordres monastiques de l’un et de l’autre sexe. Elle eut seulement la faiblesse de ne pas toucher, pour le moment, aux congrégations chargées de l’instruction publique et du soulagement des malades. elles ne furent abolies que le 18 août 1792, après la prise des Tuileries.
On comprend les haines que ces décrets suscitèrent au sein du clergé, ainsi que chez tous ceux – et leur nombre était immense en province – sur lesquels le clergé avait prise ! Cependant, tant que le clergé et les ordres espéraient encore retenir la gestion de leurs immenses propriétés, qui ne seraient alors considérées que comme une hypothèque aux emprunts de l’État, ils ne montrèrent pas toute leur hostilité. Mais cette situation ne pouvait pas durer. Le Trésor était vide, les impôts ne rentraient pas. Un emprunt de 30 millions, voté le 9 août 1789, n’avait pas réussi ; un autre, de 80 millions, voté le 27 du même mois, donna beaucoup trop peu. enfin, une contribution extraordinaire du quart du revenu, avait été votée le 26 septembre, après un discours célèbre de Mirabeau. Mais cet impôt fut immédiatement englouti dans le gouffre des intérêts sur les emprunts anciens, et alors on arriva à l’idée des assignats à cours forcé, dont la valeur serait garantie par les biens nationaux confisqués au clergé, et qui seraient remboursés à mesure que la vente de ces biens ferait rentrer de l’argent.
On peut imaginer les spéculations colossales auxquelles donnèrent lieu cette vente de biens nationaux sur une grande échelle et l’émission des assignats. On devine facilement l’élément que ces deux mesures introduisirent dans la Révolution. Et cependant, jusqu’à présent économistes et historiens sont à se demander s’il y avait un autre moyen pour parer aux besoins pressants de l’État. Les crimes, l’extravagance, les vols, les guerres de l’ancien régime pesaient sur la Révolution. Commencée avec cet immense fardeau de dettes que l’ancien régime lui avait léguées, la Révolution dut en supporter les conséquences. Sous peine d’une guerre civile, encore plus terrible que celle qui se déchaînait déjà – sous la menace de se mettre à dos la bourgeoisie qui, tout en poursuivant ses buts, laissait cependant le peuple s’affranchir de ses seigneurs, mais aurait tourné contre toute tentative d’affranchissement, si les capitaux qu’elle avait engagés dans les emprunts étaient menacés, – placée entre ces deux dangers, la Révolution adopta le plan des assignats, garantis par les biens nationaux.
Le 29 décembre 1789, sur la proposition des districts de Paris (voy. plus loin, ch. xxiv), l’administration des biens du clergé était transférée aux municipalités, qui devaient mettre en vente pour 400 millions de ces biens. Le grand coup était frappé. Et, dès lors, le clergé, sauf quelques curés de village, amis du peuple, voua une haine à mort à la Révolution, – une haine cléricale, et les Églises s’y sont toujours entendues. L’abolition des vœux monastiques vint encore plus envenimer ces haines. Dès lors, dans toute la France, on vit le clergé devenir l’âme des conspirations pour ramener l’ancien régime et la féodalité. Il resta l’esprit et l’âme de cette réaction que nous allons voir surgir en 1790 et en 1791, et qui menaça d’arrêter la Révolution à ses débuts.
Mais la bourgeoisie lutta et ne se laissa pas désarmer. En juin et juillet 1790 l’Assemblée entama la discussion d’une grande question, – l’organisation intérieure de l’Église en France. Le clergé étant maintenant un salarié de l’État, les législateurs conçurent l’idée de l’affranchir de Rome et de le soumettre entièrement à la Constitution. Les évêchés furent identifiés avec les nouveaux départements : leur nombre fut ainsi réduit, et les deux circonscriptions — celle du diocèse et celle du département administratif – furent identifiées. Cela pouvait encore passer ; mais l’élection des évêques fut confiée par la nouvelle loi aux électeurs – à ceux-là mêmes qui choisissaient les députés, les juges et les administrateurs.
C’était dépouiller l’évêque de son caractère sacerdotal et en faire un fonctionnaire de l’État. Il est vrai que dans les anciennes Églises les évêques et les prêtres étaient nommés par le peuple ; mais les assemblées d’électeurs, réunies pour des élections de représentants politiques et de fonctionnaires, n’étaient pas les anciennes assemblées du peuple, des croyants. Bref, les croyants y aperçurent une atteinte portée aux vieux dogmes de l’Église, et les prêtres tirèrent tout le profit possible de ce mécontentement. Le clergé se divisa en deux grands partis : le clergé constitutionnel, qui se se soumit, du moins pour la forme, aux nouvelles lois et prêta serment à la Constitution, et le clergé insermenté, qui refusa le serment et se mit ouvertement à la tête du mouvement contre-révolutionnaire. Ce qui fit que dans chaque province, dans chaque ville, dans chaque village et hameau la question se posa pour les habitants de savoir s’ils allaient se mettre pour la Révolution ou contre elle ? Par conséquent, les luttes les plus terribles durent être vécues dans chaque petite localité pour décider lequel des deux partis allait prendre le dessus. De Paris, la Révolution fut transportée dans chaque village. De parlementaire, elle devenait populaire.
L’œuvre accomplie par l’Assemblée Constituante fut certainement bourgeoise. Mais pour introduire dans les habitudes de la nation le principe d’égalité politique, pour abolir les survivances de droits d’un homme sur la personne d’une autre, pour réveiller le sentiment d’égalité et l’esprit de révolte contre les inégalités, l’œuvre de cette Assemblée fut immense. Seulement, il faut se souvenir, comme l’avait déjà fait remarquer Louis Blanc, que pour entretenir et rallumer ce foyer que représentait l’Assemblée, il fallut « le vent qui soufflait alors de la place publique ». « L’émeute même, ajouta-t-il, en ces jours incomparables, faisait sortit de son tumulte de si sages inspirations ! Chaque sédition était pleine de pensées ! » Autrement dit, ce fut la rue, ce fut le peuple dans la rue qui, tout le temps, obligea l’Assemblée à marcher de l’avant dans son œuvre de reconstruction. Mêle une assemblée révolutionnaire, ou qui, du moins, s’imposait révolutionnairement, comme le fit la Constituante, n’aurait rien fait si le peuple ne l’avait poussée, l’épée dans les reins, et s’il n’avait abattu par ses nombreux soulèvements la résistance contre-révolutionnaire.
XXIII. LA FÊTE DE LA FÉDÉRATION
Avec le déménagement du roi et de l’Assemblée, de Versailles à Paris, se termine la première période, – la période héroïque, pour ainsi dire, de la grande Révolution. La réunion des États généraux, la séance royale du 23 juin, le serment du Jeu de Paume, la prise de la Bastille, la révolte des cités et des villages en juillet et août, la nuit du 4 août, enfin la marche des femmes sur Versailles et leur retour triomphal avec le roi prisonnier, telles furent les étapes principales de cette période.
Avec la rentrée de l’Assemblée et du roi, – du « législatif et de l’exécutif » — à Paris, commence la période d’une sourde lutte entre la royauté mourante et le nouveau pouvoir constitutionnel qui se consolide lentement par les travaux législatifs de l’Assemblée et par le travail constructif s’accomplissant sur les lieux, dans chaque ville et village.
La France a maintenant dans l’Assemblée nationale un pouvoir constitutionnel que le roi s’est vu forcé de reconnaître. Mais s’il l’a reconnu officiellement, il n’y voit toujours qu’une usurpation, une insulte à son autorité royale, dont il ne veut pas admettre la diminution. C’est pourquoi il s’ingénie à trouver mille petits moyens pour rabaisser l’Assemblée et lui disputer la moindre parcelle d’autorité. Et jusqu’au dernier moment, il n’abandonnera pas l’espoir de réduire un jour à l’obéissance ce nouveau pouvoir qu’il se reproche d’avoir laissé se constituer à côté du sien.
Dans cette lutte tous les moyens lui sont bons. Par expérience, il sait que les hommes de son entourage s’achètent – les uns pour peu de choses, les autres à la condition qu’on y mette le prix – et il s’évertue à trouver de l’argent, beaucoup d’argent, en l’empruntant à Londres, afin de pouvoir acheter les chefs de partis dans l’Assemblée et ailleurs. Il n’y parvient que trop bien avec un de ceux qui sont le plus en vedette, c’est-à-dire avec Mirabeau, qui, moyennant de forts paiements, devint le conseiller de la Cour et le défenseur du roi et passa ses derniers jours dans un luxe absurde. Mais ce n’est pas seulement dans l’Assemblée que la royauté trouve ses suppôts : c’est surtout au dehors. Elle les a parmi ceux que la Révolution dépouille de leurs privilèges, des folles pensions qui leur furent allouées jadis et de leurs colossales fortunes ; parmi le clergé qui voit son influence périr ; parmi les nobles qui perdent, avec leurs droits féodaux, leur situation privilégiée ; parmi les bourgeois qui craignent pour les capitaux qu’ils ont engagés dans l’industrie, le commerce et les emprunts de l’État, – parmi ces mêmes bourgeois qui vont arriver à s’enrichir pendant et par la Révolution.
Ils sont très nombreux, ceux qui voient dans la Révolution une ennemie. C’est tout ce qui vivait jadis autour du haut clergé, des nobles et des privilégiés de la haute bourgeoisie : c’est plus de la moitié de toute cette partie active et pensante de la nation qui fait sa vie historique. Et si dans le peuple de Paris, de Strasbourg, de Rouen et de beaucoup d’autres villes, grandes et petites, la Révolution trouve ses plus ardents défenseurs, – que de ville n’y a-t-il pas, comme Lyon, où l’influence séculaire du clergé et la dépendance économique du travailleur sont telles, que le peuple lui-même se mettra bientôt, avec son clergé, contre la Révolution ; que de villes, comme les grands ports, Nantes, Bordeaux, Saint-Malo, où les grands commerçants et toute la gent qui en dépend sont acquis d’avance à la réaction !
Même parmi les paysans qui auraient intérêt à être avec la Révolution, combien de petits bourgeois qui la craignent ; sans parler des populations que les fautes des révolutionnaires eux-mêmes vont aliéner à la grande cause. Trop théoriciens, trop adorateurs de l’uniformité et de l’alignement, et par conséquent incapables de comprendre les formes multiples de la propriété foncière, issues du droit coutumier : trop voltairiens, d’autre part, pour être tolérants envers les préjugés des masses vouées à la misère, et surtout trop politiciens pour comprendre l’importance que le paysan attache à la question de la terre, – les révolutionnaires eux-mêmes vont se mettre à dos les paysans, en Vendée, en Bretagne, dans le sud-est.
La contre-révolution sut tirer parti de tous ces éléments. Une « journée » comme celle du 14 juillet ou du 6 octobre déplace bien le centre de gravité du gouvernement ; mais c’est dans les 36.000 communes de France, dans les esprits et les actes de ces communes que la Révolution devait s’accomplir, et cela demandait du temps. Cela en donnait aussi à la contre-révolution qui en profita pour gagner à sa cause tous les mécontents des classes idées, dont le nom était légion en province. Car, si la bourgeoisie radicale donna à la Révolution une quantité prodigieuse d’intelligences hors ligne (développées par la Révolution même), l’intelligence et surtout la ruse et le savoir-faire ne manquaient pas non plus à la noblesse provinciale, aux commerçants, au clergé, qui tous ensemble prêtèrent à la royauté une force formidable de résistance.
Cette sourde lutte de complots et de contre-complots, de soulèvements partiels dans les provinces et de luttes parlementaires dans l’Assemblée Constituante et plus tard la Législative – cette lutte à couvert dura presque trois ans ; du mois d’octobre 1789 jusqu’au mois de juin 1792, lorsque la Révolution reprit enfin un nouvel élan. C’est une période pauvre en événements d’une portée historique – les seuls qui méritent d’être signalés dans cet intervalle étant la recrudescence du soulèvement des paysans en janvier et février 1790, la fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, le massacre de Nancy (31 août 1790), la fuite du roi, le 20 juin 1791, et le massacre du peuple de Paris au champ de Mars (17 juillet 1791).
Nous parlerons des insurrections des paysans dans un chapitre suivant. Mais il faut dire ici quelques mots sur la fête de la Fédération. Elle résume la première partie de la Révolution. Toute d’enthousiasme et de concorde, elle montre ce que la Révolution aurait pu être, si les classes privilégiées et la royauté, comprenant qu’un changement inévitable s’accomplissait, avaient cédé de bonne grâce à ce qu’elles ne pouvaient plus empêcher.
Taine dénigre les fêtes de la Révolution, et il est vrai que celles de 1793 et 1794 furent souvent trop théâtrales. Elles furent faites pour le peuple, non par le peuple. Mais celle du 14 juillet 1790 fut une des plus belles fêtes populaires dont l’histoire ait gardé le souvenir.
Avant 1789, la France n’était pas unifiée. C’était un tout historique, mais ses diverses parties se connaissaient peu et ne s’aimaient guère. Mais après les événements de 1789 et les coups de hache portés dans la forêt des survivances féodales, après les beaux moments vécus ensemble par les représentants de toutes les parties de la France, il s’était créé un sentiment d’union, de solidarité entre les provinces amalgamées par l’histoire. L’Europe s’enthousiasmait des paroles et des actes de la Révolution – comment les provinces qui y participaient pouvaient-elles résister à une unification dans la marche en avant, vers un meilleur avenir ? C’est ce que symbolise la fête de la Fédération.
Elle eut un autre trait frappant. Comme il fallait faire pour cette fête certains travaux de terrassements, niveler le sol, bâtir un arc de triomphe, et qu’il devint évident, huit jours avant la fête, que les quinze mille ouvriers occupés à ce travail n’y parviendraient jamais, – que fit Paris ? – Un inconnu lança l’idée que tous, tout Paris, iraient travailler au Champ de Mars, et tous – pauvres et riches, artistes et manouvriers, moines et soldats, se mirent, le cœur gai, à ce travail. La France, représentée par les mille délégués venus des provinces, trouva son unité nationale en remuant la terre – symbole de ce qui amènera un jour l’égalité et la fraternité des hommes et des nations.
Le serment que les milliers d’assistants prêtèrent « à la Constitution décrétée par l’Assemblée Nationale et acceptée par le roi », le serment prêté par le roi et confirmé spontanément par la reine pour son fils, – tout cela avait peu d’importance. Chacun mettait bien quelques « réserves mentales » à son serment, chacun y mettait certaines conditions. Le roi prêta son serment en ces mots : « Moi, roi des Français, je jure d’employer tout le pouvoir qui m’est réservé par l’acte constitutionnel de l’État à maintenir la constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par moi. » Ce qui signifiait déjà qu’il voudrait bien maintenir la Constitution, mais qu’elle serait violée, et que lui n’aurait pas le pouvoir de l’empêcher. En réalité, au moment même où le roi prêtait son serment, il ne pensait qu’aux moyens de sortir de Paris – sous prétexte d’un voyage de revue aux armées. Il calculait les moyens d’acheter les membres influents de l’Assemblée et escomptait les secours qui lui viendraient de l’étranger pour arrêter la Révolution que lui-même avait déchaînée par son opposition aux changements nécessaire et la fourberie de ses rapports avec l’Assemblée nationale.
Les serments valaient peu de chose. Mais ce qu’il importe de relever dans cette fête, outre l’affirmation d’une nouvelle nation, ayant un idéal commun, – c’est la frappante bonhomie de la Révolution. Un an après la prise de la Bastille, alors que Marat avait toute raison d’écrire : « Pourquoi cette joie effrénée ? pourquoi ces témoignages stupides d’allégresse ? La Révolution n’a été encore qu’un songe douloureux pour le peuple ! » alors que rien n’avait encore été fait pour satisfaire les besoins du peuple travailleur, et que tout avait été fait (nous allons le voir tout à l’heure) pour empêcher l’abolition réelle des abus féodaux, – alors que le peuple avait eu à payer surtout, de sa vie et d’une affreuse misère, les progrès de la Révolution politique, – malgré tout cela, le peuple éclatait en transports à la vue du nouveau régime démocratique affirmé à cette fête. Comme cinquante-huit ans plus tard, en février 1848, le peuple de Paris mettra trois mois de misère au service de la République, de même maintenant, le peuple se montrait prêt à tout supporter, pourvu que la Constitution lui promît d’apporter un soulagement, pourvu qu’elle y mît un peu de bonne volonté.
Si, trois ans plus tard, ce même peuple, si prêt à se contenter de peu, si prêt à attendre, devint farouche et commença l’extermination des contre-révolutionnaires, c’est qu’il y eut recours comme au moyen suprême de sauver quelque chose de la Révolution, – c’est qu’il la vit sur le point de sombrer, avant d’avoir accompli aucun changement substantiel dans la voie économique, pour le peuple.
En juillet 1790, rien ne fait présager ce sombre et farouche caractère. « La Révolution n’a été encore qu’un songe douloureux pour le peuple. » Elle n’a pas encore tenu ses promesses. Peu importe ! Elle est en marche ! Et cela suffit. Partout le peuple sera à l’allégresse.
Mais la réaction est déjà là, en armes, et dans un mois ou deux, elle va se montrer dans toute sa force. À l’anniversaire prochain du 14 juillet, le 17 juillet 1791, elle sera déjà assez forte pour fusiller le peuple sur ce même Champ de Mars.
XXIV. LES DISTRICTS ET LES SECTIONS DE PARIS
Nous avons vu les soulèvements populaires, par lesquels la Révolution avait commencé dès les premiers mois de 1789. Cependant il ne suffit pas, pour une révolution, qu’il y ait des soulèvements populaires, plus ou moins victorieux. Il faut qu’il reste après ces soulèvements quelque chose de nouveau dans les institutions, qui permette aux nouvelles formes de la vie de s’élaborer et de s’affermir.
Le peuple français semble avoir compris cette nécessité à merveille, et le quelque chose de nouveau qu’il introduisit dans la vie de la France dès ses premiers soulèvements, ce fut la Commune populaire. La centralisation gouvernementale vint plus tard ; mais la Révolution commença par créer la Commune, et cette institution lui donna, on va le voir, une force immense.
En effet, dans les villages, c’était la Commune des paysans qui réclamait l’abolition des droits féodaux et légalisait le refus de paiement de ces droits ; elle qui reprenait aux seigneurs les terres autrefois communales, résistait aux nobles, luttait contre les prêtres, protégeait les patriotes, et plus tard les sans-culottes ; elle qui arrêtait les émigrés rentrés – ou bien le roi évadé.
Dans les villes, c’était la Commune municipale qui reconstruisait tout l’aspect de la vie, s’arrogeait le droit de nommer les juges, changeait de sa propre initiative l’assiette des impôts, et plus tard, à mesure que la Révolution suivait son développement, devenait l’arme des sans-culottes pour lutter contre la royauté, les conspirateurs royalistes et l’invasion allemande. Encore plus tard, en l’an II, c’étaient las Communes qui se mettaient à accomplir le nivellement des fortunes.
Enfin, à Paris, on le sait, ce fut la Commune qui renversa le roi, et après le 10 août fut le vrai foyer et la vraie force de la Révolution ; celle-ci ne conserva sa vigueur qu’autant que vécut la Commune.
L’âme de la Grande Révolution, ce furent ainsi les Communes, et sans ces foyers répandus sur tout le territoire, jamais la Révolution n’aurait eu la force de renverser l’ancien régime, de repousser l’invasion allemande, de régénérer la France.
Il serait erroné, cependant, de se représenter les Communes d’alors comme des corps municipaux modernes, auxquels les citoyens, après s’être passionnés quelques jours pendant les élections, confient naïvement la gestion de toutes leurs affaires, sans plus s’en occuper. La folle confiance au gouvernement représentatif, qui caractérise notre époque, n’existait pas pendant la Grande Révolution. La commune, issue des mouvements populaires, ne se séparait pas du peuple. Par l’intermédiaire de ses districts, de ses sections, de ses tribus, constitués comme autant d’organes d’administration populaire, elle restait peuple, et c’est ce qui fit la puissance révolutionnaire de ces organismes.
Puisque c’est pour Paris que l’on connaît le mieux l’organisation et la vie des districts et des sections, c’est de ces organes de la ville de Paris que nous allons parler, d’autant plus qu’en étudiant la vie d’une « section » de Paris, nous apprenons à connaître, à peu de choses près, la vie de mille Communes en province.
Dès que la Révolution eut commencé, et surtout dès que les événements réveillèrent l’initiative de Paris à la veille du 14 juillet, le peuple, avec son merveilleux esprit d’organisation révolutionnaire, s’organisait déjà d’une façon stable en vue de la lutte qu’il aurait à soutenir et dont il sentit de suite la portée.
Pour les élections, la ville de Paris avait été divisée en soixante districts qui devaient nommer les électeurs du second degré. Une fois ceux-ci nommés, les districts devaient disparaître. Mais ils restèrent et s’organisèrent eux-mêmes, de leur propre initiative, comme organes permanents de l’administration municipale, en s’appropriant diverses fonctions et attributions qui appartenaient auparavant à la police, ou à la justice, ou bien encore à différents ministères de l’ancien régime.
Ils s’imposèrent ainsi, et au moment où tout Paris était en ébullition à la veille du 14 juillet, ils commencèrent à armer le peuple et à agir comme des autorités indépendantes, si bien que le Comité permanent, formé à l’Hôtel de ville par la bourgeoisie influente (voyez le chapitre XII) dut convoquer les districts pour s’entendre avec eux. Pour armer le peuple, pour constituer la garde nationale et surtout pour mettre Paris en état de défense contre une attaque armée de Versailles, les districts déployèrent la plus grande activité.
Après la prise de la Bastille, on voit déjà les districts agir comme organes attitrés de l’administration municipale. Chaque district nomme son Comité civil, de 16 à 24 membres, pour gérer ses affaires. D’ailleurs, comme l’a très bien dit Sigismond Lacroix dans son introduction au premier volume des Actes de la Commune de Paris pendant la Révolution (t. I, Paris 1894, p. VII), chaque district s’organise lui-même, « comme il l’entend ». Il y a même une grande variété dans leur organisation. Un district, « devançant les vœux de l’Assemblée nationale sur l’organisation judiciaire, se nomme des juges de paix et de conciliation. » Mais pour se concerter entre eux « ils créent un bureau central de correspondance où des délégués spéciaux se rencontrent et échangent leurs communications. » Un premier essai de Commune se fait ainsi — de bas en haut, par la fédération des organismes de district, surgie révolutionnairement de l’initiative populaire. La Commune révolutionnaire du 10 août se dessine ainsi dès cette époque, et surtout dès décembre 1789, lorsque les délégués des districts essayèrent de former un Comité central à l’archevêché.
C’est par l’intermédiaire des « districts » que dès lors Danton, Marat et tant d’autres surent inspirer aux masses populaires de Paris un souffle de révolte, et ces masses s’habituaient à se passer des corps représentatifs, à pratiquer le gouvernement direct[64].
Immédiatement après la prise de la Bastille, les districts avaient chargé leurs députés de préparer, d’accord avec le maire de Paris, Bailly, un plan d’organisation municipale qui serait ensuite soumis aux districts eux-mêmes. Mais en attendant ce plan, les districts procédaient comme il le trouvaient nécessaire, agrandissant eux-mêmes le cercle de leurs attributions.
Lorsque l’Assemblée nationale se mit à discuter la loi municipale, elle précédait, comme il fallait bien s’y attendre d’un corps aussi hétérogène, avec une lenteur désolante. « Au bout de trois mois », dit Lacroix, « le premier article du nouveau plan de Municipalité était encore à écrire » (Actes, t. II, p. XIV). On comprend que « ces lenteurs parurent suspectes aux districts », et dès lors se manifeste à l’égard de l’Assemblée des représentants de la Commune l’hostilité de plus en plus marquée d’une partie de ses commettants. Mais ce qui est surtout à relever, c’est que tout en cherchant à donner une forme légale au gouvernement municipal, les districts cherchaient à maintenir leur indépendance. Ils cherchaient l’union d’action – non dans la soumission des districts à un Comité central, mais dans leur union fédérative.
« L’état d’esprit des districts… se caractérise à la fois par un sentiment très fort de l’unité communale et par une tendance non moins forte vers le gouvernement direct », dit Lacroix (t. II, pp. XIV et XV). « Paris ne veut pas être une fédération de soixante républiques découpées au hasard dans son territoire ; la Commune est une, elle se compose de l’ensemble de tous les districts… Nulle part on ne trouve d’exemple d’un district prétendant vivre à l’écart des autres… Mais à côté de ce principe incontesté, un autre se dégage… qui est celui-ci : la Commune doit légitimer et administrer elle-même, directement autant que possible ; le gouvernement représentatif doit être restreint au minimum ; tout ce que la Commune peut faire directement doit être décidé par elle, sans intermédiaire, sans délégation, ou par des délégués réduits au rôle de mandataires spéciaux, agissant sous le contrôle incessant des mandants… c’est finalement aux districts, aux citoyens réunis en assemblées générales de districts, qu’appartient le droit de légiférer et d’administrer pour la Commune. »
On voit ainsi que les principes anarchistes qu’exprima quelques années plus tard Godwin, en Angleterre, datent déjà de 1789, et qu’il ont leur origine, non dans des spéculations théoriques, mais dans les faits de la Grande Révolution.
Plus encore : il y a un fait frappant signalé par Lacroix, – qui démontre jusqu’à quel point les districts savent se distinguer de la Municipalité et l’empêchent d’empiéter sur leurs droits. Lorsque, le 30 novembre 1789, Brissot conçut le plan de doter Paris d’une constitution municipale concertée entre l’Assemblée nationale et un Comité choisi par l’Assemblée des Représentants (le Comité permanent du 12 juillet 1789), les districts s’y opposèrent immédiatement. Rien ne devait être fait dans la sanction directe des districts eux-mêmes (Actes, t. III, p. IV) et le plan de Brissot dut être abandonné. Plus tard, en avril 1790, lorsque l’Assemblée commença la discussion de la loi municipale, elle eut à choisir entre deux projets : celui de l’assemblée (libre et illégale) de l’archevêché, adopté par la majorité des sections et signé par Bailly, et celui des représentants de la Commune, appuyé par quelques districts seulement. Elle opina pour le premier.
Inutile de dire que les districts ne se bornaient nullement aux affaires municipales. Toujours ils prenaient part aux grandes questions politiques qui passionnaient la France. Le veto royal, le mandat impératif, l’assistance aux pauvres, la question des juifs, celle du « marc d’argent » (voy. ch. XXI) – tout cela était discuté par les districts. Pour le marc d’argent, ils prenaient eux-mêmes l’initiative, se convoquaient les uns les autres, nommaient des comités. « Ils arrêtent leurs résolutions, dit Lacroix, et laissant de côté les Représentants officiels de la Commune, s’en vont, le 8 février (1790), porter directement à l’Assemblée nationale la première Adresse de la Commune de Paris dans ses sections. C’est une manifestation personnelle des districts, en dehors de toute représentation officielle, pour appuyer la motion de Robespierre à l’Assemblée nationale contre le marc d’argent. » (T. III, pp. XII et XIII.)
Ce qui est encore plus intéressant, c’est que dès lors on voit les villes de province se mettre en rapports avec la Commune de Paris pour toutes sortes de choses. On voit ainsi surgir cette tendance, qui deviendra plus tard si manifeste, à établir un lien direct entre les villes et les villages de France, en dehors du parlement national. Et cette action directe, spontanée, donne à la Révolution une force irrésistible.
C’est surtout dans une affaire d’importance capitale – la liquidation des biens du clergé – que les districts firent sentir leur influence et leur capacité d’organisation. La loi avait bien ordonné sur le papier la saisie des biens du clergé et leur mise en vente au bénéfice de la nation ; mais elle n’avait indiqué aucun moyen pratique pour faire de cette loi une réalité. Alors, ce furent les districts de Paris qui proposèrent de servir d’intermédiaires pour l’achat de ces biens et invitèrent toutes les municipalités de France à faire de même, ce qui représentait une solution pratique pour l’application de la loi.
La façon d’opérer des districts, pour décider l’Assemblée à leur confier cette importante affaire, a été racontée par l’éditeur des Actes de la Commune. – « Qui a parlé et agi au nom de cette grande personnalité, la Commune de Paris ? » demande Lacroix. Et il répond : « Le Bureau de Ville, d’abord, qui a émis l’idée ; puis, les districts qui l’ont approuvée, et qui, l’ayant approuvée, se sont substitués au Conseil de Ville pour l’exécution, ont négocié, traité directement avec l’État, c’est-à-dire avec l’Assemblée Nationale, réalisé enfin directement l’achat projeté, le tout contrairement à un décret formel, mais avec l’assentiment de l’Assemblée souveraine. »
Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est que les districts, s’étant une fois saisis de cette affaire, en écartèrent aussi la vieille Assemblée des Représentants de la Commune, trop caduque déjà pour une action sérieuse, et aussi, à deux reprises, ils écartèrent le Conseil de Ville, qui voulait intervenir. Les districts, dit Lacroix, « préfèrent constituer, en vue de ce but spécial, une assemblée délibérante particulière, composée de 60 délégués, un par district, et un petit conseil exécutif de 12 membres choisis parmi les soixante premiers » (p. XIX).
En agissant de cette façon – et les libertaires aujourd’hui feraient de même – les districts de Paris posaient les bases d’une nouvelle organisation libertaire de la société[65].
Alors que la réaction gagnait de plus en plus de terrain en 1790, on voit au contraire les districts de Paris acquérir de plus en plus d’influence sur la marche de la Révolution. Pendant que l’Assemblée sape peu à peu le pouvoir royal, les districts et puis les sections de Paris élargissent peu à peu le cercle de leurs fonctions au sein du peuple ; ils soudent aussi l’alliance entre Paris et les provinces et ils préparent le terrain pour la Commune révolutionnaire du 10 août.
« L’histoire municipale », dit Lacroix, « se fait en dehors des assemblées officielles. C’est par les districts que s’accomplissent les actes les plus importants de la vie communale, politique et administrative : l’acquisition des biens nationaux se poursuit, comme l’ont voulu les districts, par l’intermédiaire de commissaires spéciaux ; la fédération nationale est préparée par une réunion de délégués auxquels les districts ont donné un mandat spécial… La fédération du 14 juillet est également l’œuvre exclusive et directe des districts », – leur organe en ce cas-là, étant l’Assemblée des députés des sections pour le pacte fédératif (T I, p. II, IV, et 729, note).
On aime toujours dire, en effet, que c’est l’Assemblée qui représentait l’unité nationale. Cependant, lorsqu’il fut question de la fête de la Fédération, les politiciens, comme l’avait fait remarquer Michelet, furent saisis d’effroi en voyant des hommes affluer de toutes les parties de la France vers Paris pour la fête, et il fallut que la Commune de Paris forçât la porte de l’Assemblée nationale pour obtenir le consentement de celle-ci à la fête. « Il fallut que l’Assemblée, bon gré, mal gré, l’accordât. »
Mais ce qui est plus important, c’est que de mouvement, né d’abord, comme l’ont observé Buchez et Roux, du besoin d’assurer les subsistances et de se garantir contre les craintes d’une invasion étrangère, c’est-à-dire, en partie, d’un fait d’administration locale, – prit dans les sections[66] le caractère d’une confédération générale, où seraient représentés tous les cantons des départements de la France et tous les régiments de l’armée ! L’organe créé pour l’individualisation des divers quartiers de Paris, devint ainsi l’instrument de l’union fédérative de toute la nation.
XXV. LES SECTIONS DE PARIS SOUS LA NOUVELLE LOI MUNICIPALE
Nous nous sommes tellement laissés gagner aux idées de servitude envers l’État centralisé que les idées mêmes d’indépendance communale ( « autonomie » serait dire trop peu), qui étaient courantes en 1789, nous semblent baroques. M. L. Foubert[67] a parfaitement raison de dire, en parlant du plan d’organisation municipale décrété par l’Assemblée nationale le 21 mai 1790, que « l’application de ce plan paraîtrait aujourd’hui, tant les idées ont changé, acte révolutionnaire, voire même anarchique » et il ajoute qu’alors, cette loi municipale fut trouvée insuffisante par les Parisiens, habitués dans leurs districts, depuis le 14 juillet 1789, à une très grande indépendance.
Ainsi, la détermination exacte des pouvoirs, à laquelle aujourd’hui on attache tant d’importance, semblait alors aux Parisiens et même aux législateurs de l’Assemblée une question inutile et attentatoire à la liberté. Comme Proudhon, qui disait : La Commune sera tout, ou rien, les districts de Paris ne comprenaient pas que la Commune ne fût pas tout. « Une Commune, disaient-ils, est une société de co-propriétaires et de co-habitants, renfermés dans l’enceinte d’un lieu circonscrit et limité, et ayant collectivement les mêmes droits qu’un citoyen. » Et, partant de cette définition, ils disaient que la Commune de Paris – comme tout autre citoyen – « ayant la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression », a, par conséquent, tout le pouvoir de disposer de ses biens, ainsi que celui de garantir l’administration de ces biens, la sécurité des individus, la police, la force militaire, – tout. La Commune, en fait, est souveraine sur son territoire : Seule condition de liberté pour une Commune.
Mieux encore. La troisième partie du préambule de la loi municipale de mai 1790 établissait un principe que l’on comprend mal aujourd’hui, mais que l’on appréciait beaucoup à cette époque. C’était celui d’exercer directement ses pouvoirs, sans intermédiaires. « La Commune de Paris, à raison de sa liberté, ayant par elle-même l’exercice de tous ses droits et pouvoirs, elle les exerce toujours elle-même, – directement autant que possible, et aussi peu que possible, par délégation. » C’est ainsi que s’exprimait le préambule.
Autrement dit, la Commune de Paris ne sera pas un État gouverné, mais un peuple se gouvernant lui-même directement, sans intermédiaires, sans maîtres.
C’est l’Assemblée générale de la section – toujours en permanence – et non pas les élus d’un Conseil communal, qui sera l’autorité suprême, pour tout ce qui concerne les habitants de Paris. Et si les sections décident d’un commun accord de se soumettre dans les questions générales à la majorité d’entre elles, elles n’abdiquent pas pour cela le droit de se fédérer par affinités, de se porter d’une section à une autre pour influencer les décisions des voisins, et de tâcher toujours d’arriver à l’unanimité.
La permanence des assemblées générales des sections – c’est cela, dissent les sections, qui servira à faire l’éducation politique de chaque citoyen, et lui permettra, le cas échéant, « d’élire en connaissance de cause ceux dont il aura remarqué le zèle et apprécié les lumières. » (Section des Mathurins ; cité par Foubert, p. 155.)
Et la section en permanence – le forum toujours ouvert – est le seul moyen, disent-elles, d’assurer une administration honnête et intelligente.
Enfin, comme le dit très bien Foubert, c’est la défiance qui inspire les sections : la défiance envers tout pouvoir exécutif. « Celui qui exécute, étant dépositaire de la force, doit nécessairement en abuser. » « C’est l’idée de Montesquieu et de Rousseau », ajoute Foubert ; c’est aussi la nôtre !
On comprend la force que ce point de vue devait donner à la Révolution, d’autant plus qu’il se combinait avec cet autre, aussi indiqué par Foubert : « C’est que le mouvement révolutionnaire, dit-il, s’est produit autant contre la centralisation que contre le despotisme. » Ainsi, le peuple français semble avoir compris, au début de la Révolution, que l’immense transformation qui s’imposait à lui ne pouvait être accomplie, ni constitutionnellement, ni par une force centrale : elle devait être l’œuvre des forces locales, et, pour agir, celles-ci devaient jouir d’une grande liberté.
Peut-être, aura-t-il pensé que l’affranchissement, la conquête de la liberté, devait commencer par le village, par chaque ville. La limitation du pouvoir royal n’en serait rendue que plus facile.
Il est évident que l’Assemblée nationale chercha à tout faire pour diminuer la force d’action des districts et pour les placer sous la tutelle d’un gouvernement communal, que la représentation nationale pourrait tenir sous son contrôle. Ainsi la loi municipale des 27 mai — 27 juin 1790 supprima les districts. Elle voulait mettre fin à ces foyers de la Révolution, et pour cela elle introduisit d’abord une nouvelle subdivision de Paris, en 48 sections, et ensuite, elle ne permit qu’aux citoyens actifs de prendre part aux assemblées électorales et administratives des nouvelles « sections ».
Cependant, la loi avait beau limiter les devoirs des sections en statuant que dans leurs assemblées elles ne s’occuperaient « d’aucune autre affaire que des élections et des prestations du serment civique » (titre I, article 11), — on n’obéissait pas. Le pli avait déjà été pris depuis plus d’un an, et les « sections » continuèrent à agir, comme les « districts » avaient agi. D’ailleurs, la loi municipale dut bien accorder elle-même aux sections les attributions administratives que les districts s’étaient déjà arrogées. Aussi retrouve-t-on dans la nouvelle loi les seize commissaires, élus, chargés non seulement de diverses fonctions de police et même de justice, mais aussi pouvant être chargés, par l’administration du département, « de la répartition des impôts dans leurs sections respectives » (titre IV, article 12). En outre, si la Constituante supprima « la permanence », c’est-à-dire le droit permanent des sections de se réunir sans convocation spéciale, elle fut forcée néanmoins de leur reconnaître le droit de tenir des assemblées générales dès que celles-ci seraient demandées par cinquante citoyens actifs[68].
Cela suffisait, et les sections ne manquèrent pas d’en profiter. Un mois à peine après l’installation de la nouvelle municipalité, Danton et Bailly venaient, par exemple, à l’Assemblée nationale, de la part des 43 sections (sur 48), demander le renvoi immédiat des ministres et leur mise en accusation devant un tribunal national.
Les sections ne se départaient donc pas de leur souveraineté. Quoiqu’elle leur fût enlevée par la loi, elles la gardaient et l’affirmaient hautement. Leur pétition, en effet, n’avait rien de municipal, mais – elles agissaient, et tout était dit. D’ailleurs, les sections étaient si importantes par les diverses fonctions qu’elles s’étaient attribuées, que l’Assemblée nationale les écouta et leur répondit avec bienveillance.
Il en fut de même pour la clause de la loi municipale de 1790 qui soumettait les municipalités entièrement « aux administrations de département et de district pour tout ce qui concerne les fonctions qu’elles auraient à exercer par délégation de l’administration générale. » (Art. 55) Ni les sections, ni, par leur intermédiaire, la Commune de Paris, ni les Communes de province ne se soumirent à cette clause. Elles l’ignoraient et gardaient leur souveraineté.
En général, peu à peu les sections reprirent le rôle de foyers de la Révolution ; et si leur activité se ralentit pendant la période de réaction traversée en 1790 et 1791, ce furent encore et toujours, comme on le verra par la suite, les sections qui réveillèrent Paris en 1792 et préparèrent la Commune révolutionnaire du 10 août.
Chaque section nommait, avons-nous dit, en vertu de la loi du 21 mai 1790, seize commissaires, et ces commissaires, constitués en Comités civils, chargés d’abord de fonctions de police seulement, n’ont cessé, pendant toute la durée de la Révolution, d’élargir leurs fonctions dans toutes les directions. Ainsi, en septembre 1790, l’Assemblée se voyait forcée de reconnaître aux sections ce que nous avons déjà vu Strasbourg s’arroger dès le mois d’août 1789 : notamment, le droit de nommer les juges de paix et leurs assesseurs, ainsi que les prud’hommes. Et ce droit, les sections le gardèrent jusqu’au moment où le gouvernement révolutionnaire jacobin fut institué, le 4 décembre 1793.
D’autre part, vers ces mêmes comités civils des sections parvenaient, vers la fin de 1790, après une vive lutte, à s’approprier la gestion des affaires des bureaux de bienfaisance, ainsi que le droit, très important, de surveiller et d’organiser l’assistance, – ce qui leur permit de remplacer les ateliers de charité de l’ancien régime par des « ateliers de secours », administrés par les sections elles-mêmes. Dans cette direction on vit plus tard les sections développer une activité remarquable. À mesure que la Révolution progressait dans ses idées sociales, les sections faisaient de même. ainsi elles se firent peu à peu entrepreneurs d’habillements, de linge, de chaussures pour l’armée, — elles organisèrent la moulure, etc., si bien qu’en 1793 tout citoyen ou citoyenne domicilié dans la section put se présenter à l’atelier de sa section et y recevoir de l’ouvrage (Ernest Meillé, p. 289). Une vaste, puissante organisation surgit plus tard de ces premiers débuts, — si bien qu’en l’an II (1793-1794) les sections essayèrent de se substituer complètement à l’administration des habillements de l’armée, ainsi qu’aux entrepreneurs.
Le « droit au travail », que le peuple des grandes villes réclama en 1848, n’était donc qu’une réminiscence de ce qui avait existé de fait à Paris pendant la Grande Révolution, – mais accompli d’en bas, et non d’en haut, comme le voulaient les Louis Blanc, les Vidal et autres autoritaires siégeant au Luxembourg.
Il y eut mieux que cela. Non seulement les sections surveillaient pendant toute la durée de la Révolution les apports et la vente du pain, le prix des objets de première nécessité et l’application du maximum des prix, lorsque celui-ci fut établi par la loi. Elles prirent aussi l’initiative de mettre en culture les terrains vagues de Paris, afin d’accroître la production agricole par la culture maraîchère.
Ceci paraîtra, peut-être, mesquin à ceux qui ne pensent en révolution qu’au coup de feu et aux barricades ; mais c’est précisément en entrant dans tous les menus détails de la vie quotidienne des travailleurs, que les sections de Paris développèrent leur puissance politique et leur initiative révolutionnaire.
Mais n’anticipons pas. Reprenons le récit des événements, et nous reviendrons encore aux sections de Paris lorsque nous parlerons de la Commune du 10 août.
XXVI. LENTEURS DANS L’ABOLITION DES DROITS FÉODAUX
À mesure que la Révolution avançait, les deux courants dont nous avons parlé au commencement de cet ouvrage, le courant populaire et le courant de la bourgeoisie, se dessinaient de plus en plus nettement, – surtout dans les affaires d’ordre économique.
Le peuple cherchait à mettre fin au régime féodal. Il se passionnait pour l’égalité, en même temps que pour la liberté. Puis, en voyant les lenteurs, même dans sa lutte contre le roi et les prêtres, il perdait patience et cherchait à mener la révolution jusqu’au bout. Prévoyant déjà le jour où l’élan révolutionnaire s’épuiserait, il cherchait à rendre à jamais impossible le retour des seigneurs, du despotisme royal, du régime féodal et du règne des riches et des prêtres. Et, pour cela, il voulait – du moins dans une bonne moitié de la France – la reprise de possession de la terre, des lois agraires qui eussent permis à chacun de cultiver le sol s’il le voulait, et des lois pour niveler riches et pauvres dans leurs droits civiques.
Il s’insurgeait quand on le forçait à payer la dîme ; il s’emparait de vive force des municipalités pour frapper les prêtres et les seigneurs. Bref, il maintenait une situation révolutionnaire dans une bonne partie de la France, tandis qu’à Paris il surveillait de près ses législateurs, du haut des tribunes de l’Assemblée, dans les clubs et dans les sections. Enfin, lorsqu’il fallait frapper la royauté de vive force, il s’organisait pour l’insurrection et combattait, le 14 juillet 1789 et le 10 août 1792, les armes à la main.
D’autre part, la bourgeoisie, ainsi que nous l’avons vu, travaillait avec énergie à achever « la conquête des pouvoirs », – le mot date déjà de cette époque. À mesure que le pouvoir du roi et de la Cour s’effritait et tombait dans le mépris, la bourgeoisie s’en emparait. Elle lui donnait une assiette solide dans les provinces et elle organisait en même temps sa fortune, présente et future.
Si, dans certaines régions, la grande masse des biens confisqués aux émigrés et aux prêtres avait passé, par petits lots, aux mains des pauvres (c’est ce qui ressort, du moins, des recherches de Loutchistzky[69], dans d’autres régions, une immense partie de ces biens avait servi à enrichir les bourgeois, tandis que toutes sortes de spéculations financières posaient les fondements d’un grand nombre de fortunes du Tiers-État.
Mais ce que les bourgeois instruits avaient surtout bien appris, — la Révolution de 1648 en Angleterre leur servant en cela d’exemple, — c’est que maintenant leur tour était venu de s’emparer du gouvernement de la France, et que la classe qui gouvernerait aurait pour elle la richesse, d’autant plus que la sphère d’action de l’État allait s’agrandir immensément par la formation d’une armée permanente nombreuse et la réorganisation de l’instrument publique, de la justice, de l’impôt, et ainsi de suite. On l’avait bien vu après la révolution d’Angleterre.
On comprend dès lors qu’un abîme devait se creuser de plus en plus, en France, entre la bourgeoisie et le peuple : la bourgeoisie, qui avait voulu la révolution et qui y poussa le peuple, tant qu’elle n’eut pas senti que « la conquête des pouvoirs » s’achevait déjà à son avantage ; et le peuple qui avait vu dans la révolution le moyen de s’affranchir du double joug de la misère et de l’absence de droits politiques.
Ceux que les hommes « d’ordre » et « d’État » appelèrent alors les « anarchistes », aidés par un certain nombre de bourgeois, — des Cordeliers et quelques Jacobins, — se trouvèrent d’un côté. Quant aux « hommes d’État » et aux défenseurs « des propriétés », comme on disait alors, ils trouvèrent leur complète expression dans le parti politique de ceux qu’on appela plus tard les Girondins : c’est-à-dire dans les politiciens qui se groupèrent en 1792 autour de Brissot et du ministre Roland.
Nous avons déjà raconté, au chapitre XV, à quoi se réduisait la prétendue abolition des droits féodaux pendant la nuit du 4 août, ainsi que les arrêtés votés par l’Assemblée du 5 au 11 août ; nous allons voir maintenant quels développements cette législation reçut dans les années 1790 et 1791.
Mais comme cette question de droits féodaux domine toute la Révolution, et qu’elle ne trouva sa solution qu’en 1793, après l’expulsion des Girondins de la Convention, nous allons, au risque de quelques répétitions, résumer encore une fois la législation du mois d’août 1789, avant d’aborder ce qui fut fait dans les deux années suivantes. C’est d’autant plus nécessaire qu’une confusion des plus regrettables continue à régner sur ce sujet, alors que l’abolition des droits féodaux fut l’œuvre principale de la Grande Révolution. Sur cette question se livrèrent les plus grands combats, aussi bien dans la France rurale qu’à Paris, à l’Assemblée et cette abolition fut ce qui survécut le mieux de la Révolution, en dépit de toutes les vicissitudes politiques traversées par la France au dix-neuvième siècle.
L’abolition des droits féodaux n’entrait certainement pas dans la pensée des hommes qui appelaient de leurs vœux la rénovation sociale avant 1789. À peine pensait-on alors à en corriger les abus : on se demandait même s’il était possible de « diminuer la prérogative seigneuriale », comme disait Necker. C’est la Révolution qui posa cette question.
« Toutes les propriétés sans exception seront constamment respectées », faisait-on dire au roi à l’ouverture des États généraux, « et Sa Majesté comprend expressément sous le nom de propriété les dîmes, cens, rentes, droits et devoirs féodaux et seigneuriaux, et généralement tous les droits et prérogatives, utiles ou honorifiques, attachés aux terres et aux fiefs appartenant aux personnes. »
Aucun des futurs révolutionnaires ne protesta contre cette manière de concevoir les droits des seigneurs et des propriétaires foncier en général.
« Mais, dit Dalloz, — l’auteur connu du Répertoire de jurisprudence, que l’on ne taxera certainement pas d’exagération révolutionnaire, — les populations agricoles n’entendaient pas ainsi les libertés qu’on leur promettait ; les campagnes entrèrent de toutes parts en insurrection ; les châteaux furent incendiés, les archives, les dépôts de rôles et de redevances, etc., furent détruits, et dans une foule de localités les seigneurs souscrivirent des actes de renonciation à leurs droits. » (Article Féodalisme.)
Alors, à la lueur de l’insurrection paysanne, qui menaçait de prendre de vastes proportions, eut lieu la séance du 4 août.
L’Assemblée nationale, nous l’avons vu, vota cet arrêté ou plutôt cette déclaration de principes, dont l’article 1er disait :
« L’Assemblée Nationale détruit entièrement le régime féodal. »
L’impression produite par ces paroles fut immense. Elles ébranlèrent la France et l’Europe. On parla d’une Saint-Barthélemy des propriétés. Mais le lendemain même, l’Assemblée, nous l’avons déjà dit, se ravisait. Par une série de décrets ou plutôt d’arrêtés, des 5, 6, 8, 10 et 11 août, elle rétablissait et plaçait sous la protection de la Constitution tout ce qu’il y avait d’essentiel dans les droits féodaux. Renonçant, sauf certaines exceptions, aux servitudes personnelles qui leur étaient dues, les seigneurs gardaient, avec d’autant plus de soin, ceux de leurs droits, souvent tout aussi monstrueux, qui pouvaient être représentés d’une façon ou d’une autre, comme des redevances dues pour la possession ou pour l’usage de la terre, — les droits réels, comme disaient les législateurs (sur les choses : res, en latin, signifiant chose). Telles étaient, non seulement les rentes foncières, mais aussi une foule de paiements et de redevances, en argent et en nature, variant de pays à pays, établis lors de l’abolition du servage et attachés alors à la possession de la terre. Tous ces prélèvements avaient été consignés dans les terriers et depuis lors ils avaient été souvent vendus ou concédés à des tiers.
Champarts, terriers, agriers comptants — et les dîmes aussi — tout ce qui avait une valeur pécuniaire — fut maintenu intégralement. Les paysans obtenaient seulement le droit de racheter ces redevances, — s’ils parvenaient un jour à s’entendre sur le prix de rachat. Mais l’Assemblée se garda bien, soit de fixer un terme au rachat, soit d’en préciser le taux.
Au fond, sauf l’idée de propriété féodale qui se trouvait ébranlée par l’article 1er des arrêtés des 5-11 août, tout ce qui concernait les redevances réputées terriennes restait tel quel, et les municipalités étaient chargées de mettre les paysans à la raison s’ils ne payaient pas. Nous avons vu avec quelle férocité certaines d’entre elles s’acquittèrent de cette mission[70].
On a pu voir, en outre, par la note de James Guillaume, donnée ci-dessus (pp. 181-183), que l’Assemblée, en spécifiant dans un de ses actes d’août 1789 qu’ils n’étaient que des « arrêtés », leur donnait ainsi l’avantage de ne pas exiger la sanction du roi. Mais en même temps elle les privait par là même du caractère de lois, tant que leurs dispositions ne seraient pas mises un jour sous forme de décrets constitutionnels ; elle ne leur donnait aucun caractère obligatoire. Il n’y avait rien de fait légalement.
D’ailleurs, même ces « arrêtés » parurent trop avancés aux seigneurs et au roi. Celui-ci tâchait de gagner du temps pour ne pas les promulguer, et le 18 septembre il adressait encore des remontrances à l’Assemblée Nationale, pour l’inviter à réfléchir. Il ne se décida à les promulguer que le 6 octobre, après que les femmes l’eurent amené à Paris et placé sous la surveillance du peuple. Mais alors l’Assemblée fit à son tour la sourde oreille. Elle ne pensa à les promulguer que le 3 novembre 1789, lorsqu’elle les envoya aux parlements provinciaux (cours de justice) ; si bien que les « arrêtés » des 5-11 août ne furent jamais véritablement promulgués.
On comprend que la révolte des paysans devait continuer — et c’est ce qui arriva. Le rapport du Comité féodal, fait par l’abbé Grégoire en février 1790, constatait, en effet, que l’insurrection paysanne continuait ou reprenait en vigueur depuis le mois de janvier. Elle se répandait de l’Est vers l’Ouest.
Mais à Paris, la réaction avait déjà gagné beaucoup de terrain depuis le 6 octobre ; et lorsque l’Assemblée nationale entreprit l’étude des droits féodaux après le rapport de Grégoire, elle légiféra dans un esprit réactionnaire. En réalité, les décrets qu’elle fit du 28 février au 5 mars, et le 18 juin 1790, eurent pour effet de rétablir le régime féodal dans ce qu’il avait d’essentiel.
Telle fut (on le voit par les documents de l’époque) l’opinion de ceux qui voulaient alors l’abolition du féodalisme. On parla de ces décrets comme rétablissant le féodalisme.
D’abord, la distinction entre les droits honorifiques, abolis sans rachat, et les droits utiles, que les paysans devaient racheter, fut maintenue entièrement et confirmée ; et, ce qui fut bien pire, plusieurs droits féodaux personnels ayant été déjà classés, comme droits utiles, ceux-ci furent « entièrement assimilés aux simples rentes et charges foncières[71]. » Ainsi des droits qui n’étaient qu’une usurpation, un vestige du servage personnel, et qui aurait dû être condamnés à cause de cette origine, se trouvaient placés sur le même pied que des obligations qui résultaient de la location du sol.
Pour non-paiement de ces droits, le seigneur, — alors même qu’il perdait le droit de « saisie féodale » (art 6), — pouvait exercer la contrainte de toute sorte, selon le droit commun. L’article suivant s’empressait de le confirmer par ces mots : « Les droits féodaux et censuels, ensemble toutes les ventes, rentes et droits rachetables par leur nature, seront soumis, jusqu’à leur rachat, aux règles que les diverses lois et coutumes du royaume ont établies. »
L’Assemblée alla encore plus loin. Dans la séance du 27 février, se joignant à l’opinion du rapporteur Merlin, elle confirma pour un grand nombre de cas le droit servile de mainmorte. Elle décréta que « les droits fonciers dont la tenure en mainmorte a été convertie en tenure censive, n’étant pas représentatifs de la mainmorte, doivent être conservés. »
La bourgeoisie tenait tellement à cet héritage de la servitude, que l’article 4 du titre III de la loi portait que « si la mainmorte réelle ou mixte a été convertie, lors de l’affranchissement, en des redevances foncières et en des droits de mutation, — ces redevances continueront à être dues. »
En général, quand on lit la discussion de la loi féodale dans l’Assemblée, on se demande si c’est bien en mars 1790, après la prise de la Bastille et le 4 août, que ces discussions ont lieu, ou bien si l’on est encore au commencement du règne de Louis XVI, en 1775 ?
Ainsi, le 1er mars 1790 sont abolis sans indemnité certains droits « de feu…, chiennage, monéage, droits de guet et de garde », ainsi que certains droits sur achats et ventes. On aurait pu croire, cependant, que ces droits avaient été abolis sans rachat dans la nuit du 4 août ? Mais il n’en était rien. Légalement, en 1790, le paysan, dans une bonne partie de la France, n’osait pas encore acheter une vache ni même vendre son blé, sans payer des droits au seigneur ! Il ne pouvait même pas vendre son blé avant que le seigneur eût vendu le sien et profité des hauts prix que l’on obtenait généralement, avant que le battage du blé fût assez avancé.
Enfin, dira-t-on, ces droits furent abolis le 1er mars, ainsi que les droits prélevés par le seigneur sur le four banal, le moulin, le pressoir ? Ne concluez pas si vite. Ils furent abolis, – sauf ceux d’entre eux qui avaient été autrefois l’objet d’une convention écrite entre le seigneur et la communauté des paysans, ou qui furent reconnus payables en échange d’une concession quelconque !
Paie, paysan ! Paie toujours ! et n’essaie pas de gagner du temps, car il y aurait contre toi la contrainte immédiate, et tu ne pourrais te sauver que si tu réussissais à gagner ta cause devant un tribunal !
On se refuse à la croire, mais c’est ainsi.
Voici d’ailleurs le texte de l’article 2 du titre III de la loi féodale. C’est un peu long, mais cela mérite d’être reproduit, pour que l’on puisse voir quelles servitudes la loi féodales des 24 février-15 mars 1790 laissait encore peser sur le paysan.
« Art 2. – Et sont présumés rachetables, sauf la preuve du contraire (ce qui veut dire : « seront payés par le paysan jusqu’à ce qu’il les ait rachetés » ) :
« 1° Toutes les redevances seigneuriales annuelles, en argent, graines, volailles, denrées, en fruits de la terre, servies sous la dénomination de censives, sur-cens, rentes féodales, seigneuriales ou emphytéotiques, champart, tasque, terrage, agrier, soète, corvées réelles, ou sous tout autre domination quelconque, qui ne se paient et ne sont dues que par le propriétaire ou possesseur d’un fonds, tant qu’il est propriétaire ou possesseur et à raison de la durée de sa possession.
« 2° Tous les droits casuels, qui, sous le nom de quint, requint, treizième, lods et treizains, lods et ventes, mi-lods, rachats, venterolles, reliefs, relevoisons, plaids et autres dénominations quelconques, sont dus à cause des mutations survenues dans la propriété ou la possession d’un fonds.
« 3° Les droits d’acapts, arrière-accapts et autres semblables dus à la mutation des ci-devant seigneurs. »
D’autre part, le 9 mars, l’Assemblée supprimait divers droits de péages sur les routes, les canaux, etc., prélevés par les seigneurs. Mais immédiatement après, elle s’empressait d’ajouter :
« N’entend néanmoins l’Assemblée Nationale comprendre, quant à présent, dans la suppression prononcée par l’article précédent les octrois autorisés… etc., et les droits de l’article justement mentionné qui pourraient être acquis comme dédommagement. »
Voici ce que cela veut dire. Beaucoup de seigneurs avaient vendu ou hypothéqué certains de leurs droits ; ou bien, dans les successions, le fils aîné ayant hérité de la terre ou du château, les autres, et surtout les filles, avaient reçu comme dédommagement tels droits de péage sur les routes, les canaux et les ponts. Eh bien, dans ces cas-là, tous ces droits restaient, quoique reconnus injustes, parce que, autrement, c’eût été une perte pour quantité de famille nobles et bourgeoises.
Et des cas pareils se rencontraient tout le long de la loi féodale. Après chaque suppression on avait inséré un faux-fuyant pour l’escamoter. C’eût été des procès à n’en pas finir.
Il n’y a qu’un point où se fait sentir le souffle de la Révolution. C’est quand il s’agit de dîmes. Ainsi l’on constate que toutes les dîmes ecclésiastiques et inféodées (c’est-à-dire vendues aux laïques), cesseront d’être perçues, à jamais, à partir du 1er janvier 1791. Mais ici encore, l’Assemblée ordonnait que pour l’année 1790 elles devaient être payées à qui de droit, « et exactement ».
Ce n’est pas tout. On n’oublia pas d’édicter des peines contre eux qui n’obéiraient pas à ces décrets, et, abordant la discussion du titre III de la loi féodale, l’Assemblée déclara :
« Aucune municipalité, aucune administration de district ou de département ne pourra, à peine de nullité, de prise à partie et de dommages-ntérêts, prohiber la perception d’aucun des droits seigneuriaux, dont le paiement sera réclamé, sous prétexte qu’ils se trouveront implicitement ou explicitement supprimés sans indemnités. »
Pour les administrations du district ou du département, il n’y avait rien à craindre. Elles étaient corps et âme avec les seigneurs et les bourgeois propriétaires. Mais il y avait des municipalités, surtout dans la partie orientale de la France, dont les révolutionnaires avaient réussi à s’emparer, et celles-ci disaient aux paysans que tels droits féodaux se trouvaient supprimés et que si le seigneur les réclamait, on pouvait ne pas les payer.
Maintenant, sous peine d’être poursuivis et saisis eux-mêmes, les « municipaux » dans un village n’oseront rien dire, et le paysan devra payer (et eux devront faire la saisie), quitte à se faire rembourser plus tard, si le paiement n’était pas obligatoire, par le seigneur, — qui est peut-être à Coblentz.
C’était introduire, comme l’a très bien remarqué M. Sagnac, une clause terrible. La preuve que le paysan ne devait plus payer de tels droits féodaux : qu’ils étaient personnels, et non attachés à un fonds, — cette preuve si difficile devait être faite par le paysan. S’il ne la faisait pas, s’il ne pouvait la faire — et c’était le plus souvent le cas — il devait payer !
XXVII. LÉGISLATION FÉODALE DE 1790
Ainsi donc, l’Assemblée Nationale, profitant de l’arrêt temporaire qui s’était produit dans les émeutes de paysans au commencement de l’hiver, votait en mars 1790 des lois qui donnaient, en réalité, une nouvelle base légale au régime féodal.
Pour qu’on ne croie pas que ceci est notre interprétation personnelle, il nous suffirait de renvoyer le lecteur aux lois elles-mêmes, ou à ce qu’en dit Dalloz. Mais voici que qu’en pense un écrivain moderne, M. Ph. Sagnac, qui certainement ne sera pas accusé de sans-culottisme, puisqu’il considère l’abolition des droits féodaux, accomplie plus tard par la Convention, comme une « spoliation » inique et inutile. Or, voyons comment M. Sagnac apprécie les lois de mars 1790 :
« Le droit ancien, dit-il, pèse de tout son poids, dans l’œuvre de la Constituante, sur le droit nouveau. C’est au paysan, — s’il ne veut plus payer le cens, ou porter une partie de sa récolte dans la grange seigneuriale ou quitter son champ pour travailler sur celui du seigneur, — c’est au paysan à faire la preuve que la réclamation du seigneur est une usurpation. Mais si le seigneur a possédé un droit depuis quarante ans — n’importe quelle en fût l’origine sous l’ancien régime, — ce droit est légitimé par la loi du 15 mars. La possession suffit. Peu importe que ce soit précisément de cette possession que le tenancier dénie la légitimité : il devra payer tout de même. Et si les paysans révoltés, en août 1789, ont forcé le seigneur à renoncer à certains de ses droits, ou s’ils ont brûlé ses titres, il lui suffira maintenant de produire la preuve de possession pendant trente ans, pour que ces droits soient rétablis. » (Ph. Sagnac. La législation civile de la Révolution française, Paris, 1898, pp. 105-106.)
Il est vrai que les nouvelles lois permettaient aussi au cultivateur de racheter le bail de la terre. Mais « toutes ces dispositions, éminemment favorables au débiteur de droits réels, se retournaient contre lui, — dit Sagnac ; car, l’essentiel pour lui était, d’abord, de ne payer que des droits légitimes — et il devait, ne pouvant faire la preuve contraire, acquitter et rembourser même les droits usurpés » (p. 120).
Autrement dit, on ne pouvait rien acheter à moins de racheter le tout : les droits fonciers, retenus par la loi, et les droits personnels abolis.
Et plus loin, nous lisons ce qui suit, chez le même auteur, pourtant si modéré dans ses appréciations :
« Le système de la Constituante s’écroule de lui-même. Cette assemblée de seigneurs et de juristes, peu empressée de détruire entièrement, malgré sa promesse, le régime seigneurial et domanial, après avoir pris soin de conserver les droits les plus considérables » [tous ceux, nous l’avons vu, qui avaient une valeur réelle], « pousse la générosité jusqu’à en permettre le rachat ; mais aussitôt elle décrète, en réalité, l’impossibilité de ce rachat… Le cultivateur avait imploré, exigé des réformes, ou plutôt l’enregistrement d’une révolution déjà faite dans son esprit, et inscrite, il le pensait du moins, dans les faits ; les hommes de loi ne lui donnaient que des mots. Alors il sentit que les seigneurs avaient encore une fois triomphé » (p. 120).
« Jamais législation ne déchaîna une plus grande indignation. Des deux côtés on semblait s’être promis de ne pas la respecter » (p. 212).
Les seigneurs, se sentant soutenus par l’Assemblée nationale, se mirent alors à réclamer avec fureur toutes les redevances féodales que les paysans avaient cru bel et bien enterrées. Ils exigeaient tous les arriérés, et les procès pleuvaient par milliers sur les villages.
D’autre part, les paysans, ne voyant rien venir de l’Assemblée, continuaient dans certaines régions la guerre contre les seigneurs. Un grand nombre de châteaux furent saccagés ou brûlés, tandis qu’ailleurs les titres seuls furent brûlés et les offices des procureurs fiscaux, des baillis et des greffiers furent mis à sac ou brûlés. L’insurrection gagnait en même temps les parties occidentales de la France, et en Bretagne trente-sept châteaux furent brûlés dans le courant de février 1790.
Mais lorsque les décrets de février-mars 1790 parvinrent jusqu’aux campagnes, la guerre aux seigneurs fut encore plus acharnées, et elle s’étendit dans des régions qui n’avaient pas osé se révolter l’été précédent. Ainsi, à la séance du 5 juin, on apprend les émeutes de Bourbon-Lancy et du Charolais : on y répand de faux décrets de l’Assemblée, on y demande la loi agraire. À la séance du 2 juin, on lit les rapports sur de grandes insurrections en Bourbonnais, en Nivernais, dans le Berry. Plusieurs municipalités ont proclamé la loi martiale : il y a eu des tués et des blessés. Les « brigands » se sont répandus dans la Campine, et ils ont investi en ce moment la ville de Decize… Grands « excès » aussi dans le Limousin : les paysans demandent que l’on fixe la taxe des grains. « Le projet de rentrer dans les biens adjugés aux seigneurs depuis cent vingt ans est un des articles de leur règlement », dit le rapport. Il s’agit, comme on le voit, de la reprise des terres communales, dérobées aux communes par les seigneurs.
Et partout des faux décrets de l’Assemblée Nationale. En mars, en avril 1790, on en a publié dans les campagnes, qui intimaient l’ordre de ne payer le pain qu’un sou la livre. La Révolution prenait ainsi les devants sur la Convention et la loi du maximum.
En août, les insurrections populaires continuent. ainsi, dans la ville de Saint-Étienne-en-Forez, le peuple tue un des accapareurs et nomme une nouvelle municipalité qu’il force à baisser le prix du pain ; mais là-dessus la bourgeoisie s’arme et arrête vingt-deux séditieux. C’est d’ailleurs le tableau de ce qui se passe un peu partout, sans parler des grandes luttes, comme celles de Lyon et du Midi.
Alors, — que fait l’Assemblée ? Rend-elle justice aux demandes des paysans ? S’empresse-t-elle d’abolir sans rachat ces droits féodaux, si odieux aux cultivateurs et qu’ils ne paient plus autrement que sous la contrainte ?
Certainement non ! L’Assemblée vote de nouvelles lois draconiennes contre les paysans. Le 2 juin 1790, « l’Assemblée, informée et profondément affligée des excès qui ont été commis par des troupes de brigands et de voleurs (lisez : par les paysans) dans les départements du Cher, de la Nièvre et de l’Allier, et qui se sont étendus jusque dans celui de la Corrèze, décrète des mesures contre ces « fauteurs de désordres », et rend les communes responsables solidairement des violences commises.
« Tous ceux, dit l’article premier, qui excitent le peuple des villes et des campagnes à des voies de faits et violences contre les propriétés, possessions et clôtures d’héritages, la vie et sa sûreté des citoyens, la perception des impôts, la liberté de vente et la circulation des denrées, sont déclarés ennemis de la constitution, des travaux de l’Assemblée Nationale, de la Nature et du Roi. La loi martiale sera proclamée contre eux. » (Moniteur du 6 juin.)
Quinze jours plus tard, le 18 juin, l’Assemblée adopte un décret, en neuf articles, encore plus durs. Il mérite d’être cité.
L’article premier dispose que tous les redevables des dîmes, tant ecclésiastiques qu’inféodées, sont tenus « de les payer la présente année seulement, à qui de droit en la matière accoutumée… » Sur quoi le paysan se demandait, sans doute, si un nouveau décret n’allait pas les imposer encore pour une ou deux années — et ne payait pas.
En vertu de l’article 2, « les redevances de champarts, terriers, agriers comptants et autres redevances payables en nature, qui n’ont pas été supprimées sans indemnités, seront tenus de les acquitter l’année présente et les années suivantes, de la manière accoutumée… conformément aux décrets rendus le 3 mars et le 4 mai derniers ».
L’article 3 déclare que nul ne pourra, sous prétexte de litige, refuser le paiement des dîmes, ni des champarts, etc.
Et surtout il est défendu « d’apporter aucun trouble aux perceptions ». En cas d’attroupement, les municipalités, en vertu du décret du 20-23 février, doivent procéder avec sévérité.
Ce décret du 20-23 février 1790 est frappant. Il ordonne aux municipalités d’intervenir et de proclamer la loi martiale, chaque fois qu’il y aura un attroupement. Si elles négligent de le faire, les officiers municipaux sont rendus responsables de tous les dommages subis par les propriétaires. Et non seulement les officiers, mais « tous les citoyens pouvant concourir au rétablissement de l’ordre public, toute la communauté sera responsable des deux tiers des dommages. » Chaque citoyen pourra demander l’application de la loi martiale, et alors seulement, il pourra être relevé de sa responsabilité.
Ce décret eût été encore plus mauvais si les possédants n’avaient commis une faute tactique. Copiant une loi anglaise, ils voulurent introduire une clause d’après laquelle la troupe ou la milice pourrait être appelée, et dans ce cas « la dictature royale » devait être proclamée dans la localité. La bourgeoisie prit ombrage de cette clause, et après de longues discussions, on laissa aux municipalités bourgeoises le soin de proclamer la loi martiale, de se prêter mutuellement main-forte, sans déclarer la dictature royale. En outre, les communautés de village furent rendues responsables des dommages que pouvait subir le seigneur, si elles n’avait pas fusillé et pendu à temps les paysans qui refusaient de payer les droits féodaux.
La loi du 18 juin 1790 confirmait tout cela. Tout ce qui avait une vraie valeur dans les droits féodaux, tout ce qui pouvait être représenté, par toute sorte de finasseries légales, comme se rattachant à la possession de la terre, devait être payé, comme auparavant. Et quiconque refusait, était contraint par la fusillade et la potence, rendues obligatoires. Parler contre le paiement des droits féodaux devenait déjà un crime, que l’on payait de sa tête si la loi martiale était proclamée[72].
Tel fut l’héritage de l’Assemblée Constituante, dont on nous a dit de si belles choses. Car tout cela resta tel quel, jusqu’en 1792. On ne s’occupa plus des droits féodaux que pour préciser certaines règles du rachat des redevances féodales, se plaindre de ce que personne parmi les paysans ne voulait rien acheter (loi du 3-9 mai 1790), et encore une fois réitérer en 1791 (loi du 15-19 juin) les menaces contre les paysans qui ne payaient pas.
Les décrets de février 1790, c’est tout ce que l’Assemblée Constituante a su faire pour abolir l’odieux régime féodal, et ce ne sera qu’en juin 1793, après l’insurrection du 31 mai, que le peuple de Paris obligera la Convention « épurée » à prononcer l’abolition réelle des droits féodaux.
Ainsi, retenons bien ces dates :
Le 4 août 1789, — abolition, en principe, du régime féodal ; abolition de la mainmorte personnelle, du droit de chasse et de la justice patrimoniale.
Du 5 au 11 août, — reconstitution partielle de ce régime par des actes qui imposent’le rachat de toutes les redevances féodales ayant une valeur quelconque.
Fin 1789 et 1790, — expéditions des municipalités urbaines contre les paysans insurgés, et pendaisons de ceux-ci ;
Février 1790, — rapport du comité féodal, constatant que la jacquerie se répand.
Mars et juin 1790, lois draconiennes contre les paysans qui ne paient pas les redevances féodales, ou prêchent leur abolition. Les soulèvements reprennent de plus belle.
Juin 1791, — nouvelle confirmation de ce décret. Réaction sur toute la ligne. Les insurrections des paysans continuent.
Et, seulement en juin 1792, comme nous allons le voir, à la veille même de l’invasion des Tuileries par le peuple, et en août 1792, après la chute de la royauté, l’Assemblée fera les premiers pas décisifs contre les droits féodaux. Et enfin, ce ne sera qu’en juillet 1793, après l’expulsion des Girondins, que l’abolition définitive, sans rachat, des droits féodaux sera prononcée.
Voilà le vrai tableau de la Révolution.
Une autre question, d’une portée immense pour les paysans, était évidemment celle des terres communales. Partout (dans l’Est, le Nord-Est, le Sud-Est) où les paysans se sentaient la force de le faire, ils cherchaient à rentrer en possession des terres communales, dont une immense partie leur avait été enlevée par la fraude, ou sous prétexte de dettes, avec l’aide de l’État, — surtout depuis le règne de Louis XIV (décret de 1669). Seigneurs, clergé, moines, bourgeois du village et des villes — tous en avaient eu leur part.
Cependant il restait encore beaucoup de ces terres en possession communale, et les bourgeois des alentours les convoitaient avec avidité. Aussi l’Assemblée Législative s’empressa-t-elle de faire une loi (le 1er août 1791) qui autorisa la vente des terres communales aux particuliers. C’était donner carte blanche pour le pillage de ces terres.
Les assemblées des communes villageoises étaient composées alors, en vertu de la nouvelle loi municipale votée par l’Assemblée Nationale, en décembre 1789), exclusivement de quelques députés, élus parmi les riches bourgeois du village, par les citoyens actifs — c’est-à-dire les paysans riches, à l’exclusion des pauvres qui n’avaient pas de cheval pour cultiver la terre. Et ces assemblées villageoises s’empressèrent évidemment de mettre en vente les terres communales, dont une large partie fut acquise à bas prix par les bourgeois du village.
Quant à la masse des paysans pauvres, elle s’opposait de toutes ses forces à cette destruction de la possession collective du sol, comme elle s’y oppose aujourd’hui en Russie.
D’autre part, les paysans, tant riches que pauvres, faisaient des efforts pour faire rentrer les villages en possession des terres communales qui leur avaient été enlevées par les seigneurs, les moines et des bourgeois : les uns dans l’espoir de s’en approprier une partie, et les autres dans l’espoir de les garder pour la commune. Tout cela, bien entendu, avec l’infinie variété des situations dans les diverses parties de la France.
Eh bien ! C’est à cette reprise, par les communes, des terres communales, enlevées pendant deux siècles aux communes villageoises par les seigneurs et les bourgeois, que la Constituante, la Législative et même la Convention s’opposèrent jusqu’en juin 1793. Il fallut emprisonner les guillotiner le roi, et chasser les Girondins de la Convention pour y arriver.
XXVIII. ARRÊT DE LA RÉVOLUTION EN 1790
Nous venons de voir quelles étaient les conditions économiques dans les villages, au cours de l’année 1790. Elles étaient telles que si les insurrections paysannes n’avaient pas continué malgré tout, les paysans, affranchis dans leurs personnes, restaient toujours sous le joug économique du régime féodal, — comme il est arrivé en Russie où la féodalité fut abolie, en 1861, par la loi, mais non par une révolution.
Mais outre ce conflit qui surgissait entre la bourgeoisie arrivant au pouvoir et le peuple, il y avait aussi toute l’œuvre politique de la Révolution, qui non seulement restait inachevée en 1790, mais se trouvait même entièrement remise en question.
Lorsque la première panique, produite en 1789 par la poussée inattendue du peuple, fut passée, la Cour, les nobles, les riches et les prêtres s’empressèrent de s’unir afin d’organiser la réaction. Et bientôt, ils se sentirent si bien soutenus et si puissants, qu’ils se mirent à rechercher les moyens d’écraser la Révolution et de rétablir la Cour et la noblesse dans leurs droits, perdus pour le moment.
Tous les historiens parlent sans doute de cette réaction ; mais ils n’en montrent pas encore toute la profondeur, ni toute l’extension. Au fait, on peut dire que pendant deux années, depuis l’été de 1790 jusqu’à l’été de 1792, toute l’œuvre de la Révolution fut mise en suspens. On en était à se demander : est-ce la Révolution qui va l’emporter, ou la contre-révolution ? Le fléau de la balance oscillait entre les deux. Et c’est en complet désespoir de cause que les « chefs d’opinion » de la Révolution se décidèrent enfin, en juin 1792, à faire une fois de plus appel à l’insurrection populaire.
Il faut reconnaître que si l’Assemblée Constituante, et après elle la Législative, s’opposaient à l’abolition révolutionnaire des droits féodaux et à la révolution populaire en général, elles surent accomplir cependant une œuvre immense pour la destruction des pouvoirs de l’ancien régime — du roi et de la Cour — ainsi que pour la création du pouvoir politique de la bourgeoisie, devenant maîtresse de l’État. Et lorsqu’ils voulurent exprimer sous forme de lois la nouvelle constitution du tiers état, les législateurs de ces deux Assemblées procédèrent, il faut le reconnaître, avec énergie et sagacité.
Ils surent saper le pouvoir des nobles et trouver l’expression des droits du citoyen dans une Constitution bourgeoise. Ils élaborèrent une constitution départementale et communale, capable d’opposer une digue à la centralisation gouvernementale, et ils s’appliquèrent, en modifiant les lois sur l’héritage, à démocratiser la propriété, à répandre les propriétés entre un plus grand nombre de personnes.
Ils détruisirent pour toujours les distinctions politiques entre les divers « ordres », — clergé, noblesse, tiers-état, ce qui, pour l’époque, était immense : il suffit de voir avec quelle difficulté cela se fait encore en Allemagne, ou en Russie. Ils abolirent les titres de noblesse et les privilèges sans nombre qui existaient alors, et ils surent trouver des bases plus égalitaires pour l’impôt. Ils surent éviter la formation d’une chambre haute, qui eût été une forteresse de l’aristocratie. Et, par la loi départementale de décembre 1789, ils firent quelque chose d’immense pour faciliter la Révolution : ils abolirent tout agent du pouvoir central en province.
Ils enlevèrent enfin à l’Église ses riches possessions et ils firent des membres du clergé de simples fonctionnaires de l’État. L’armée fut réorganisée ; de même les tribunaux. L’élection des juges fut laissée au peuple. Et en tout cela, les bourgeois législateurs surent éviter trop de centralisation. Bref, au point de vue législation, nous les voyons hommes habiles, énergiques, et nous trouvons chez eux un élément de démocratisme républicain et d’autonomie, que les partis avancés contemporains ne savent pas suffisamment apprécier.
Et cependant, malgré toutes ces lois, il n’y avait encore rien de fait. La réalité ne répondait pas à la théorie. Car — et c’est là l’erreur générale de ceux qui ne connaissent pas de près le fonctionnement de la machine gouvernementale, — il existe tout un abîme entre une loi que l’on vient de promulguer et son exécution pratique dans la vie.
Il est aisé de dire : « Les propriétés des congrégations passeront aux mains de l’État. » Mais comment cela se fera-t-il en réalité ? Qui viendra, par exemple, dans l’abbaye de Saint-Bernard, à Clairvaux, dire à l’abbé et aux moines de s’en aller ? Qui les chassera, s’ils ne s’en vont pas de bonne volonté ? Qui les empêchera, secourus par toutes les dévotes des villages voisins, de revenir demain et de chanter la messe dans l’abbaye ? Qui organisera la vente de leurs propriétés d’une façon efficace ? Qui fera, enfin, des beaux édifices de l’abbaye, un hospice pour les vieillards, comme le fit, en effet, plus tard, le gouvernement révolutionnaire ? On sait, en effet, que si les sections de Paris n’avaient pas pris en main la vente des biens du clergé, la loi sur cette vente ne recevait même pas un commencement d’exécution.
En 1790, 1791, 1792, l’ancien régime était encore là, debout, prêt à se reconstituer en entier — sauf quelques légères modifications, — tout comme le second empire fut prêt à renaître à chaque instant, du temps de Thiers et de Mac-Mahon. Le clergé, la noblesse, l’ancien fonctionnarisme, et surtout l’ancien esprit, étaient prêts à relever la tête — et à écrouer ceux qui avaient osé se ceindre de l’écharpe tricolore. Ils en guettaient l’occasion, ils la préparaient. Du reste, les nouveaux directoires des départements, fondés par la Révolution, mais composés de riches, étaient des cadres tout prêts pour rétablir l’ancien régime. C’étaient des citadelles de la contre-révolution.
L’Assemblée Constituante et la Législative avaient fait nombre de lois, dont on admire jusqu’à présent la lucidité et le style — et cependant l’immense majorité de ces lois restaient lettre morte. Sait-on que plus des deux tiers des lois fondamentales faites entre 1789 et 1793 n’ont jamais reçu un simple commencement d’exécution ?
C’est qu’il ne suffit pas de faire une nouvelle loi. Il faut encore, presque toujours, créer le mécanisme pour l’appliquer. Et pour peu que la nouvelle loi frappe un privilège invétéré, il faut mettre en jeu toute une organisation révolutionnaire afin que cette loi soit appliquée dans la vie avec toutes ses conséquences. Voyez seulement le peu de résultats que produisirent toutes les lois de la Convention sur l’instruction gratuite et obligatoire : elles sont restées lettre morte !
Aujourd’hui même, malgré la concentration bureaucratique et les armées de fonctionnaires qui convergent vers leur centre à Paris, nous voyons que chaque nouvelle loi, si minuscule que soit sa portée, demande des années pour passer dans la vie. Et encore, — combien de fois ne se trouve-t-elle pas complètement mutilée dans ses applications ! Mais à l’époque de la grande Révolution, ce mécanisme de la bureaucratie n’existait pas ; il prit plus de cinquante ans pour atteindre son développement actuel.
Mais alors, comment les lois de l’Assemblée pouvaient-elles entrer dans la vie, sans que la Révolution de fait fût accomplie dans chaque ville, dans chaque hameau, dans chacune des trente-six mille communes de la France !
Eh bien ! tel fut l’aveuglement des révolutionnaires appartenant à la bourgeoisie que, d’une part, ils prirent toutes les mesures pour que le peuple, les pauvres, qui seuls se lançaient de cœur dans la révolution, n’eussent pas une trop grande part dans la gestion des affaires communales, et, d’autre part, ils s’opposèrent de toutes leurs forces à ce que la révolution éclatât et s’accomplit dans chaque ville et village.
Pour qu’une œuvre vitale sortît des décrets de l’Assemblée, il fallait le désordre. Il fallait que dans chaque petite localité des hommes d’action, des patriotes, haïssant l’ancien régime, vinssent s’emparer de la municipalité ; qu’ils fissent une révolution dans le hameau ; que tout l’ordre de la vie fût bouleversé ; que toutes les autorités fussent ignorées ; il fallait que la révolution fût sociale si l’on voulait que la révolution politique pût s’accomplir.
Il fallait que le paysan prît la terre et y fît passer la charrue, sans attendre l’ordre de l’autorité, lequel évidemment ne serait jamais venu. Il fallait, en un mot, qu’une vie nouvelle commençât dans le hameau. Mais sans désordre, sans beaucoup de désordre social, cela ne pouvait se faire.
Or, ce désordre, les législateurs voulurent précisément l’empêcher !…
Non seulement ils avaient éliminé le peuple de l’administration, au moyen de la loi municipale de décembre 1789, qui remettait le pouvoir administratif aux mains des citoyens actifs, et sous le nom de citoyens passifs en excluait tous les paysans pauvres et presque tous les travailleurs des villes ; non seulement elle remettait ainsi tout le pouvoir en province à la bourgeoisie — elle armait cette bourgeoisie de pouvoirs de plus en plus menaçants pour empêcher la gent pauvre de continuer ses révoltes.
Et cependant, ce n’étaient que les révoltes de ces pauvres qui allaient permettre plus tard, en 1792 et 1793, de porter le coup de grâce à l’ancien régime[73].
Voici donc sous quel aspect se présentaient les événements.
Les paysans, qui avaient commencé la révolution, comprenaient parfaitement qu’il n’y avait rien de fait. L’abolition des servitudes personnelles avait seulement réveillé leurs espérances. Il s’agissait maintenant d’abolir les lourdes servitudes économiques de fait — pour toujours, et sans rachat, bien entendu. En outre, le paysan voulait reprendre possession des terres communales.
Ce qu’il en avait déjà repris, en 1789, il tenait d’abord à le garder et à obtenir pour cela la sanction du fait accompli. Ce qu’il n’avait pas réussi à reconquérir, il voulait l’avoir, sans tomber pour cela sous le coup de la loi martiale.
Mais à ces deux volontés du peuple la bourgeoisie s’opposait de toutes ses forces. Elle avait profité de la révolte dans les campagnes en 1789 contre le féodalisme, pour commencer ses premières attaques contre le pouvoir absolu du roi, les nobles et le clergé. Mais, dès qu’une première ébauche de constitution bourgeoise fut votée et acceptée par le roi, — avec toute latitude de la violer, — la bourgeoisie s’arrêta, effrayée devant les conquêtes rapides que faisait l’esprit révolutionnaire au sein du peuple.
Les bourgeois comprenaient en outre que les biens des seigneurs allaient passer dans leurs mains ; et ils voulaient ces biens intacts, avec tous les revenus additionnels que représentaient les servitudes anciennes, transformées en paiements en argent. On verrait plus tard si un jour il ne serait pas avantageux d’abolir les restes de ces servitudes ; et alors on le ferait légalement, avec « méthode », avec « ordre ». Car si l’on tolérait seulement le désordre, — qui sait où s’arrêterait le peuple ? Ne parlait-il pas déjà d’ « égalité », de « loi agraire », de « nivellement de fortunes », de « fermes ne dépassant pas cent-vingt aux arpents » ?
Et quant aux villes, aux artisans et à toute la population laborieuse des cités, il en allait de même que dans les villages. Les maîtrises et les jurandes, dont la royauté avait su faire autant d’instruments d’oppression, avaient été abolies. Les restes de servitude féodale, qui existaient encore en grand nombre dans les villes, comme dans les campagnes, avaient été supprimés lors des insurrections populaires de l’été de 1789. Les justices seigneuriales avaient disparu, et les juges étaient élus par le peuple, pris dans la bourgeoisie possédante.
Mais c’était, au fond, fort peu de choses. Le travail manquait dans les industries, et le pain se vendait à des prix de famine. La masse des ouvriers voulait bien patienter, pourvu que l’on travaillât à établir les règnes de la Liberté, de l’Égalité, de la Fraternité. Mais puisque cela ne se faisait pas, elle perdait patience. Et le travailleur demandait alors que la Commune de Paris, que la municipalité de Rouen, de Nancy, de Lyon, etc., fissent elles-mêmes des approvisionnements pour vendre le blé au prix de revient. Il demandait que l’on taxât le blé chez les marchands, que l’on fît des lois somptuaires, que les riches fussent taxés d’un impôt forcé et progressif ! Mais alors la bourgeoisie, qui s’était armée dès 1789, alors que les citoyens passifs restaient sans armes, sortait dans la rue, déployait le drapeau rouge, en intimant au peuple l’ordre de se disperser et fusillait les révoltes à bout portant. On le fit à Paris en juillet 1791 et un peu partout dans toute la France.
Et la Révolution s’arrêtait dans sa marche. La royauté se sentait revenir à la vie. Les émigrés se frottaient les mains à Coblentz et à Mitau. Les riches relevaient la tête et se lançaient dans des spéculations effrénées.
Si bien que depuis l’été de 1790 jusqu’à juin 1792, la contre-révolution put se croire triomphante.
Il est tout naturel d’ailleurs qu’une révolution aussi importante que celle qui s’accomplit entre 1789 et 1793 ait eu ses moments d’arrêt et même de recul. Les forces dont disposait l’ancien régime étaient immenses, et, après avoir subi un premier échec, elles devaient bien se reconstituer pour opposer une digue à l’esprit nouveau.
Ainsi la réaction qui se produisit dès les premiers mois de 1790, et même dès décembre 1789, n’offre-t-elle rien d’imprévu. Mais si cette réaction fut si forte qu’elle put durer jusqu’en juin 1792, et si, malgré tous les crimes de la Cour, elle devint assez puissante pour qu’en 1791 toute la révolution fût remise en question, — c’est qu’elle ne fut pas seulement l’œuvre des nobles et du clergé, ralliés sous le drapeau de la royauté. C’est que la bourgeoisie aussi — cette force nouvelle constituée par la Révolution elle-même — vint apporter son habileté aux affaires, son amour de l’« ordre » et de la propriété, et sa haine du tumulte populaire, pour appuyer les forces qui cherchaient à enrayer la révolution. C’est qu’aussi le grand nombre des hommes instruits, des « intellectuels » dans lesquels le peuple avait mis sa confiance, — dès qu’ils aperçurent les premières lueurs d’un soulèvement populaire, lui tournèrent le dos et s’empressèrent de rentrer dans les rangs des défenseurs de l’ordre, afin de mater le peuple et d’opposer une digue à ses tendances égalitaires.
Renforcés de cette façon, les contre-révolutionnaires ligués contre le peuple réussirent si bien, que si les paysans n’avaient continué leurs soulèvements dans les campagnes, et si le peuple des villes, voyant l’étranger envahir la France, ne s’était soulevé de nouveau pendant l’été de 1792, la Révolution s’arrêtait dans sa marche, sans rien avoir fait de durable.
En général, la situation était bien sombre en 1790. « Déjà l’aristocratie pure des riches est établie sans pudeur », écrivait Loustalot, le 28 novembre 1789, dans les Révolutions de Paris. « Qui sait si déjà ce n’est pas un crime de lèse-nation que d’oser dire : La nation est le souverain ?[74] » Mais depuis lors, la réaction avait gagné beaucoup de terrain, elle en gagnait à vue d’œil.
Dans son grand travail sur l’histoire politique de la Grande Révolution, M. Aulard s’est appliqué à faire ressortir l’opposition que l’idée d’une forme républicaine de gouvernement rencontrait dans la bourgeoisie et chez les « intellectuels » de l’époque, — alors même que les trahisons de la Cour et des monarchistes imposaient déjà la République. En effet, alors qu’en 1789 les révolutionnaires procédaient comme s’ils voulaient se passer entièrement de la royauté, – il se produisit un mouvement décidément monarchiste, parmi ces mêmes révolutionnaires, à mesure que le pouvoir constitutionnel de l’Assemblée s’affermissait[75]. On peut même dire plus. Après les 5 et 6 octobre 1789 et la fuite du roi en juin 1791, chaque fois que le peuple se montrait comme une force révolutionnaire, la bourgeoisie et ses chefs d’opinion devenaient de plus en plus monarchistes.
C’est un fait très important ; mais il ne faut pas oublier, non plus, que l’essentiel pour la bourgeoisie et les intellectuels fut la conservation des propriétés, comme on s’exprimait alors. On voit, en effet, cette question du maintien des propriétés passer comme un fil noir à travers toute la Révolution, jusqu’à la chute des Girondins[76]. Il est même certain que si la République faisait si grand’peur aux bourgeois, et même aux Jacobins ardents (alors que les Cordeliers l’acceptaient volontiers), c’est que chez le peuple l’idée de république se liait avec celle d’égalité, et que celle-ci se traduisait en demandant l’égalité des fortunes et la loi agraire, — formules des niveleurs, des communistes, des expropriateurs, des « anarchistes » de l’époque.
Aussi est-ce surtout pour empêcher le peuple de porter atteinte au principe sacro-saint de la propriété, que la bourgeoisie s’empressa de mettre un frein à la Révolution. Dès octobre 1789, l’Assemblée vota déjà la fameuse loi martiale, qui permit de fusiller les paysans révoltés, et plus tard, en juillet 1791, de massacrer le peuple de Paris. Elle entrava de même l’arrivée à Paris d’hommes du peuple des provinces, pour la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790. Et elle prit une série de mesures contre les sociétés révolutionnaires locales qui faisaient la force de la Révolution populaire, — au risque de tuer de cette façon ce qui avait été le germe de son propre pouvoir.
En effet, dès les premiers débuts de la Révolution, des milliers d’associations politiques avaient surgi dans toute la France. Ce n’étaient pas seulement les assemblées primaires ou électorales, continuant à se réunir. Ce n’étaient pas non plus les nombreuses sociétés jacobines, ralliées à la Société mère de Paris. C’étaient surtout les Sections, les Sociétés populaires et les Sociétés fraternelles, qui surgirent spontanément et souvent sans formalité aucune. C’étaient des milliers de comités et de pouvoirs locaux, presque indépendants, qui se substituaient au pouvoir royal qui aidaient à répandre dans le peuple l’idée de la révolution égalitaire, sociale.
Eh bien ! c’est à écraser, à paralyser, ou tout au moins à démoraliser ces mille centres locaux que la bourgeoisie s’appliqua avec ardeur ; et elle y réussit si bien que la réaction monarchiste, cléricale et nobiliaire, commença à prendre le dessus dans les villes et les bourgades de bien plus de la moitié de la France.
Bientôt, on allait recourir aux poursuites judiciaires et, en janvier 1790, Necker obtenait un décret d’arrestation contre Marat, qui avait franchement épousé la cause du peuple, des va-nu-pieds. Craignant une émeute populaire, on mit sur pied de l’infanterie et de la cavalerie pour incarcérer le tribun ; on brisa ses presses, et Marat fut obligé, en pleine Révolution, de se réfugier en Angleterre. Rentré quatre mois plus tard, il dut presque tout le temps se cacher, et en décembre 1791, il fut forcé encore une fois de traverser le canal.
Bref, la bourgeoisie et les intellectuels, défenseurs des propriétés, firent si bien pour briser l’élan populaire qu’ils arrêtèrent la Révolution elle-même. À mesure que l’autorité de la bourgeoisie se constituait, on voyait l’autorité du roi refaire sa virginité.
« La véritable Révolution, ennemie de la licence, se consolide chaque jour », écrivait le monarchiste Mallet du Pan en juin 1790. Et il disait vrai. Trois mois plus tard, la contre-révolution se sentait déjà si puissante, qu’elle jonchait de cadavres les rues de Nancy.
Au début, l’esprit de la Révolution avait peu touché l’armée, composée à cette époque de mercenaires, en partie étrangers, — allemands et suisses. Il y pénétrait cependant peu à peu. La fête de la Fédération, à laquelle des délégués des soldats furent invités à prendre part, comme citoyens, y contribua de son côté, et dans le courant du mois d’août il se produisit un peu partout et surtout dans les garnisons de l’Est, une série de mouvements parmi les soldats. Ils voulaient forcer leurs officiers à rendre compte des sommes qui avaient passé par leurs mains et à restituer celles qu’ils avaient soustraites aux soldats. Ces sommes étaient énormes : elles se montaient jusqu’à plus de 240.000 livres dans le régiment de Beauce, à 100.000, et même jusqu’à deux millions dans d’autres garnisons. L’effervescence allait en grandissant ; mais, comme on pouvait s’y attendre avec des hommes abrutis par un long service, une partie d’entre eux restait attachée aux officiers, et les contre-révolutionnaires profitèrent de cette division pour provoquer des conflits et des bagarres sanglantes entre les soldats eux-mêmes. Ainsi, à Lille, quatre régiments se battaient entre eux — les royalistes contre les patriotes — et laissaient sur place cinquante tués et blessés.
Il est fort probable que, les conspirations royalistes ayant redoublé d’activité depuis la fin de 1789, surtout parmi les officiers de l’armée de l’Est commandée par Bouillé, il entrait dans les plans des conspirateurs de profiter de la première révolte des soldats, pour la noyer dans le sang, en s’aidant des régiments royalistes restés fidèles à leurs chefs.
L’occasion se présenta bientôt à Nancy.
L’Assemblée nationale, en apprenant cette agitation parmi les militaires, vota, le 6 août 1790, une loi qui diminuait les effectifs de l’armée, défendait les « associations délibérantes » des soldats dans les régiments, mais en même temps ordonnait aussi que les comptes d’argent fussent rendus sans retard par les officiers à leurs régiments.
Dès que ce décret fut connu à Nancy, le 9, les soldats — surtout les suisses du régiment de Châteauvieux (pour la plupart, Vaudois et Genevois) — demandèrent des comptes à leurs officiers. Ils enlevèrent la caisse de leur régiment pour la placer sous la sauvegarde de leurs sentinelles, menacèrent leurs chefs et envoyèrent huit délégués à Paris pour plaider leur cause devant l’Assemblée nationale. Les mouvements des troupes autrichiennes à la frontière vinrent accroître la fermentation.
L’Assemblée, entre temps, sur de faux rapports, parvenus de Nancy, et poussée par le commandant des gardes nationaux, Lafayette, auquel la bourgeoisie avait pleine confiance, vota le 16 un décret condamnant les soldats pour leur indiscipline, et ordonnant aux garnisons et aux gardes nationales de la Meurthe de « réprimer les auteur de la rébellion ». Leurs délégués furent arrêtés, et Lafayette lança de son côté une circulaire, convoquant les gardes nationales des bourgs voisins de Nancy pour combattre la garnison révoltée de cette ville.
Cependant à Nancy même tout semblait s’arranger paisiblement. La plupart des hommes révoltés avaient même signé « un acte de repentir. » Mais apparemment cela ne faisait pas l’affaire des royalistes[77]. Bouillé sortait le 28 de Metz à la tête de trois mille soldats fidèles, avec la ferme intention de frapper à Nancy le grand coup désiré contre les rebelles.
La duplicité du directoire du département et de la municipalité de Nancy aida à réaliser ce plan, et alors que tout pouvait encore s’arranger à l’amiable, Bouillé posa à la garnison des conditions impossibles et engagea le combat. Ses soldats firent un carnage épouvantable dans Nancy, ils tuaient les citoyens aussi bien que les soldats révoltés, et pillaient les maisons.
Trois mille cadavres gisant dans les rues, tel fut le résultat de ce combat, après quoi vinrent les représailles « légales ». Trente-deux soldats rebelles furent exécutés et périrent sur la roue, quarante et un furent envoyés aux travaux forcés.
Le roi s’empressa d’approuver par une lettre « la bonne conduite de M. Bouillé » ; l’Assemblée nationale remercia les assassins ; et la municipalité de Paris célébra une fête funéraire en l’honneur des vainqueurs tués dans la bataille. Personne n’osa protester, — Robespierre pas plus que les autres. C’est ainsi que se terminait l’année 1790. La réaction, en armes, prenait le dessus.
XIX. LA FUITE DU ROI — LA RÉACTION — FIN DE L’ASSEMBLÉE CONSTITUANTE
La Grande Révolution est pleine d’événements tragiques au plus haut degré. La prise de la Bastille, la marche des femmes sur Versailles, l’assaut des Tuileries et l’exécution du roi ont retenti dans le monde entier. Nous en avons appris les dates dès notre enfance. Cependant, à côté de ces grandes dates, il y en a d’autres, dont on oublie souvent de parler, mais qui eurent, selon nous, une signification encore plus haute pour résumer l’esprit de la Révolution à un moment donné et pour déterminer sa marche à venir.
Ainsi, pour la chute de la royauté, le moment le plus significatif de la Révolution, – celui qui en résume le mieux la première partie et qui va désormais donner à toute sa marche un certain caractère populaire, — c’est le 21 juin 1791 : cette nuit mémorable, lorsque des inconnus, des hommes du peuple, arrêtèrent le roi fugitif et sa famille à Varennes, au moment où ils allaient franchir la frontière et se jeter dans les bras de l’étranger. De cette nuit date la chute de la royauté. De ce moment, le peuple entre en scène pour repousser les politiciens à l’arrière-plan.
On connaît l’aventure. Tout un complot avait été ourdi à Paris pour faire évader le roi et lui permettre de se rendre de l’autre côté de la frontière, où il se mettrait à la tête des émigrés et des armées allemandes. La cour avait conçu ce plan dès septembre 1789, et il paraît que Lafayette en était averti[78].
Que les royalistes aient vu dans cette évasion le moyen de mettre le roi en sûreté et de maîtriser en même temps la Révolution, cela se comprend. Mais nombre de révolutionnaires de la bourgeoisie favorisaient aussi ce plan : les Bourbons une fois hors de France, pensaient-ils, on mettrait Philippe d’Orléans sur le trône et on se ferait octroyer par lui une constitution bourgeoise, sans avoir besoin du concours, toujours dangereux, des révoltes populaires.
Le peuple déjoua ce plan.
Un « inconnu, » Drouet, ex-maître de postes, reconnaît le roi au passage, dans un hameau. Mais la voiture royale part déjà au galop. Alors Drouet et un de ses amis, Guillaume, se lancent dans la nuit, à bride abattue, à la poursuite de la voiture. Les forêts de long de la route sont battues, ils le savent, par les hussards qui étaient venus sur la grand’route pour recevoir la voiture royale au Pont-de Somme-Vesle, mais qui, ne la voyant pas venir et craignant l’hostilité du peuple, se sont retirés dans les bois. Drouet et Guillaume parviennent cependant à éviter ces patrouilles en suivant les sentiers, qu’ils connaissent, mais ils ne rejoignent la voiture royale qu’à Varennes, où un délai imprévu l’avait retenue, – le relais et les hussards ne se trouvant pas à l’endroit précis du rendez-vous désigné, – et là, Drouet, prenant un peu les devants, a juste le temps de courir chez un ami, un cabaretier. – Es-tu bon patriote, toi ? – Je crois bien ! – Alors, allons arrêter le roi !
Et ils barrent d’abord, sans bruit, le chemin à la lourde berline royale, en plaçant en travers du pont de l’Aire une voiture chargée de meubles, qui par hasard se trouvait là. Puis, suivis de quatre ou cinq citoyens, armés de fusils, ils arrêtent les fugitifs au moment même où leur voiture, descendant de la Ville Haute vers le pont de l’Aire, s’engage sous la voûte de l’église Saint-Gençoult[79].
Drouet et ses amis font descendre les voyageurs, malgré leurs protestations et, en attendant que la municipalité vérifie leurs passeports, les font passer dans l’arrière-boutique de l’épicier Sauce. Là, le roi, ouvertement reconnu par un juge résidant à Varennes, se voit forcé d’abandonner son rôle de domestique de « Madame Korff » et, toujours fourbe, se met à plaider les dangers que sa famille courait à Paris, de la part d’Orléans, pour excuser son évasion.
Mais le peuple ne se laisse pas tromper. Il a saisi de suite les plans et la trahison du roi. Le tocsin sonne, et se répand dans la nuit, de Varennes dans la campagne, de village en village, faisant accourir de toutes parts les paysans armés de fourches et de bâtons. Ils gardent le roi, en attendant venir le jour, et deux paysans, la fourche à la main, font sentinelle à sa porte.
Les paysans accourent par milliers sur toute la route, de Varennes à Paris, et paralysent les hussards et les dragons de Bouillé, auxquels Louis XVI s’était fié pour son évasion. À Sainte-Menehould le tocsin sonnait déjà, immédiatement près le départ de la voiture royale ; de même à Clermont-en-Argonne. À Sainte-Menehould le peuple a même désarmé les dragons venus pour faire escorte au roi ; il fraternise maintenant avec eux. À Varennes, les soixante hussards allemands qui y étaient venus pour escorter le roi jusqu’à sa encontre avec Bouillé, et qui se tenaient postés dans la Ville Basse, de l’autre côté de l’Aire, sous les ordres du sous-lieutenant Rohrig, se montrent à peine. L’officier a disparu, sans que l’on ait jamais su depuis ce qu’il est devenu ; et quant à ses soldats, après avoir bu toute la journée avec les habitants (qui ne les insultaient pas, mais les gagnaient à leur cause en fraternisant avec eux), ils ne prennent plus aucun intérêt au roi. Ils boivent maintenant en criant : Vive la nation ! pendant que toute la ville, mise sur pied par le tocsin, se masse aux alentours de la boutique de Sauce.
Les approches de Varennes sont barricadés pour empêcher les hulans de Bouillé de pénétrer dans la ville. Et, dès la pointe du jour, les cris : À Paris ! à Paris ! retentissent dans la foule.
Ils ne font que redoubler, lorsque vers les dix heures du matin arrivent deux commissaires que Lafayette d’une part et l’Assemblée d’autre part ont envoyés le 21 au matin pour faire arrêter le roi et sa famille. Qu’ils partent ! Il faut qu’ils partent ! Nous les traînerons de force dans la voiture ! crient les paysans, furieux lorsqu’ils voient Louis XVI chercher à gagner du temps, en attendant l’arrivée de Bouillé et de ses hulans. Alors, après avoir détruit les papiers compromettants, qu’ils emportaient dans leur voiture, le roi et sa famille se voient obligés de se mettre en route.
Le peuple les ramène prisonniers à Paris. C’en était fait de la royauté. Elle tombait dans l’opprobre.
Au 14 juillet 1789, la royauté avait perdu sa forteresse, mais elle avait gardé sa force morale, son prestige. Trois mois plus tard, le 6 octobre, le roi devenait l’otage de la Révolution, mais le principe monarchiste restait toujours debout. Le roi, autour duquel se ralliaient les possédants, restait encore très puissant. Les Jacobins eux-mêmes n’osaient l’attaquer.
Mais, cette nuit que le roi, déguisé en domestique et gardé par les paysans, passa dans l’arrière-boutique d’un épicier de village, coudoyé par les « patriotes », à la lumière d’une chandelle plantée dans une lanterne, — cette nuit où le tocsin sonna pour empêcher le roi de trahir la nation, et où les paysans accourent pour le restituer prisonnier au peuple de Paris, — cette nuit la royauté s’effondrait pour toujours. Le roi, autrefois symbole de l’unité nationale, perdait sa raison d’être en devenant le symbole de l’union internationale des tyrans contre les peuples. Tous les trônes en Europe s’en ressentirent.
En même temps, le peuple entrait en lice pour forcer désormais la main aux meneurs politiques. Ce Drouet qui agit de sa propre initiative et déjoue les plans des politiciens ; ce villageois qui, dans la nuit, de son propre élan, pousse sa bête et lui fait franchir au galop côtes et vallons, à la poursuite du traître séculaire — le roi, — c’est l’image du peuple qui, dès lors, à chaque moment critique de la Révolution, va prendre les affaires en mains et dominer les politiciens.
L’envahissement des Tuileries par le peuple au 20 juin 1792, la marche des faubourgs de Paris contre les Tuileries le 10 août 1792, la déchéance et le reste, tous ces grands événements s’ensuivront désormais comme une nécessité historique.
L’idée du roi, lorsqu’il essaya de s’évader, était de se mettre à la tête de l’armée que commandait Bouillé, et, soutenu par une armée allemande, de marcher sur Paris. La capitale une fois reconquise, on sait aujourd’hui au juste ce que les royalistes se proposaient de faire. Ils allaient arrêter tous les « patriotes » : les listes de proscription étaient déjà dressées. Ils allaient exécuter les uns, déporter ou emprisonner les autres ; abolir tous les décrets que l’Assemblée avait votés pour établir la Constitution, ou pour combattre le clergé ; rétablir l’ancien régime avec ses ordres et ses classes ; réintroduire à main armée et au moyen d’exécutions sommaires les dîmes, les droits féodaux, les droits de chasse et toutes les redevances féodales de l’ancien régime.
Tel était le plan des royalistes : ils ne s’en cachaient même pas, — « Attendez, Messieurs les patriotes », disaient-ils à qui voulait les entendre ; « bientôt on vous fera payer vos crimes. »
Le peuple, nous l’avons dit, déjoua ce plan. Le roi, arrêté à Varennes, fut ramené à Paris, et placé sous la surveillance des patriotes des faubourgs.
On aurait cru que maintenant la Révolution allait suivre à pas de géant son développement logique. La trahison du roi une fois prouvée, on allait, n’est-ce pas, proclamer la déchéance, renverser les vieilles institutions féodales, inaugurer la république démocratique ?
Il n’en fut rien. Au contraire, c’est la réaction qui triompha définitivement un mois après la fuite de Varennes, et la bourgeoisie s’empressa de délivrer à la royauté un nouveau brevet d’immunité.
Le peuple avait tout de suite compris la situation. Il était évident qu’on ne pouvait plus laisser le roi sur le trône. Réintégré dans le château, il allait reprendre la trame de ses conspirations et comploter d'autant plus activement avec l’Autriche et la Prusse. Empêché désormais de quitter la France, il ne mettrait sans doute que plus de zèle à accélérer l’invasion. C'était de toute évidence ; d’autant plus qu'il n'avait rien appris. Il continuait de refuser sa signature aux décrets qui s'attaquaient à la puissance du clergé et aux prérogatives des seigneurs. Il fallait donc le détrôner, prononcer de suite la déchéance.
C’est ce que le peuple de Paris et d’une bonne partie des provinces comprit très bien. À Paris, on se mit, dès le lendemain du 21 juin, à démolir les bustes de Louis XVI, et à effacer les inscriptions royales. La foule envahit les Tuileries ; on parlait en plein air contre la royauté, on demandait la déchéance. Quand le duc d’Orléans fit sa promenade dans les rues de Paris, le sourire aux lèvres, croyant y ramasser une couronne, on lui tourna le dos : on ne voulait plus de roi. Les Cordeliers demandèrent ouvertement la république et signèrent une adresse, dans laquelle ils se proclamaient tous contre les rois — tous « tyrannicides ». Le Corps municipal de Paris fit une déclaration dans le même sens. Les sections de Paris se déclarèrent en permanence ; les bonnets de laine et les hommes à piques reparurent dans les rues : on se sentait à la veille d'un nouveau 14 juillet. Le peuple, en effet, était prêt à se mettre en mouvement pour renverser définitivement la royauté.
L’Assemblée nationale, sous l’impulsion du mouvement populaire, marcha de l’avant. Elle procéda comme s’il n’y avait plus de roi. N'avait-il pas abdiqué, en effet, par sa fuite même ? elle s’empara du pouvoir exécutif, donna des ordres aux ministres, et prit en main les rapports diplomatiques. Pendant une quinzaine de jours, la France vécut sans roi.
Mais voici que la bourgeoisie se ravise, se dédit et se met en opposition ouverte avec le mouvement républicain. L’attitude de l’Assemblée change dans le même sens. Alors que toutes les Sociétés populaires et fraternelles se prononcent pour la déchéance, le club des Jacobins, composé de bourgeois étatistes, répudie l’idée de république et se prononce pour le maintien de la monarchie constitutionnelle. — « Le mot république épouvante les fiers Jacobins », dit Réal à la tribune de leur club. Les plus avancés d’entre eux, y compris Robespierre, ont peur de se compromettre ; ils n’osent pas se prononcer pour la déchéance, ils parlent de calomnie quand on les appelle républicains.
L’Assemblée, si résolue le 22 juin, revient brusquement sur ses décisions, et, le 15 juillet, elle lance en toute hâte un décret par lequel elle innocente le roi et se prononce contre la déchéance, contre la république. Dès lors, demander la république devient un crime.
Que s’est-il donc passé pendant ces vingt jours pour que les chefs révolutionnaires de la bourgeoisie aient si soudainement viré de bord et pris la résolution de retenir Louis XVI sur le trône ? A-t-il manifesté son repentir ? A-t-il donné des gages de soumission à la Constitution ? — Non, il n’y a rien eu de semblable ! Le fait est que les meneurs bourgeois ont aperçu de nouveau le spectre qui les hantait depuis le 14 juillet et le 6 octobre 1789 : le soulèvement du peuple ! Les hommes à piques étaient descendus dans la rue et les provinces semblaient prêtes à se soulever, comme en août 1789. Le spectacle seul des milliers de paysans accourus des villages voisins, au son du tocsin, sur la route de Paris, et ramenant le roi dans la capitale — ce spectacle seul leur avait donné le frisson. Et maintenant, voilà que le peuple de Paris se levait, s’armait et demandait la continuation de la révolution : la république, l’abolition des droits féodaux, l’égalité sans phrases. La loi agraire, la taxe du pain, l’impôt sur les riches n’allaient-ils pas devenir des réalités ?
Non, plutôt le roi-traître, plutôt l’invasion étrangère que le succès de la révolution populaire.
Voilà pourquoi l’Assemblée se hâta de mettre fin à toute l’agitation républicaine en bâclant, le 15, ce décret qui mettait le roi hors de cause, le rétablissait sur le trône et déclarait criminels ceux qui demandaient que la révolution reprît son mouvement ascendant.
Sur quoi les Jacobins, ces prétendus meneurs de la Révolution, après une journée d’hésitations, abandonnèrent les républicains qui se proposaient de provoquer le 17 juillet, sur le champ de Mars, un vaste mouvement populaire contre la royauté. Et alors, la bourgeoisie contre-révolutionnaire, sûre de son affaire, rassembla sa garde nationale bourgeoise, la lança contre le peuple désarmé, réuni autour de l’« autel de la patrie » pour y signer une pétition républicaine, fit déployer le drapeau rouge, proclama la loi martiale, et massacra le peuple, les républicains.
Alors commença une période de franche réaction qui alla s’accentuant jusqu’au printemps de 1792.
Les républicains, auteurs de la pétition du Champ de Mars, qui demandait la déchéance, furent évidemment poursuivis. Danton dut passer en Angleterre (août 1791). Robert (franc républicain, rédacteur des Révolutions de Paris), Fréron et surtout Marat durent se cacher.
Profitant d’un moment de terreur, la bourgeoisie s’empressa de limiter davantage les droits électoraux du peuple. Désormais, pour être électeur, il fallut, en plus des dix journées de travail payées en contributions directes, posséder en propriété ou en usufruit un bien, évalué de 150 à 200 journées de travail, ou tenir comme fermier un bien évalué à 400 journées de travail. Les paysans, on le voit, étaient absolument privés de tous les droits politiques.
Après le 17 juillet (1791), il devint dangereux de se dire, ou d’être appelé républicain, et bientôt des révolutionnaires commencèrent à traiter « d’hommes pervers », qui n’ont « rien à perdre et tout à gagner dans le désordre et l’anarchie, » ceux qui demandaient la destitution du roi et la République.
Peu à peu la bourgeoisie s’enhardit, et c’est au milieu d’un mouvement royaliste prononcé, au bruit d’ovations enthousiastes faites au roi et à la reine par la bourgeoisie parisienne, que le roi vint accepter et solennellement jurer à l’Assemblée, le 14 septembre 1791, la Constitution qu’il trahissait le même jour.
Quinze jours plus tard, l’Assemblée constituante se séparait, et ce fut de nouveau l’occasion, pour les constitutionnalistes, de renouveler leurs manifestations royalistes en l’honneur de Louis XVI. Le gouvernement passait aux mains de l’Assemblée Législative, élue au suffrage restreint et évidemment encore plus bourgeoise que l’Assemblée Constituante.
Et la réaction s’accentuait toujours ! Vers la fin de 1791, les meilleurs révolutionnaires finissaient par désespérer complètement de la Révolution. Marat la croyait perdue. « La révolution, écrivait-il dans l’Ami du Peuple, a échoué… » Il demandait que l’on fît appel au peuple, mais on ne voulait pas l’écouter. « C’est une poignée d’infortunés » (de gens pauvres), disait-il dans son journal du 21 juillet, « qui ont fait tomber les murs de la Bastille ! Qu’on les mette à l’œuvre, ils se montreront comme le premier jour, ils ne demandent pas mieux que de combattre leurs tyrans ; mais alors ils étaient libres d’agir, et maintenant ils sont enchaînés. » Enchaînés par les meneurs, bien entendu. « Les patriotes n’osent plus se montrer », dit toujours Marat le 15 octobre 1791, « et les ennemis de la liberté remplissent les tribunes du Sénat et se trouvent partout. »
Voilà ce que devenait la Révolution à mesure que les bourgeois et leurs « intellectuels » triomphaient.
Ces mêmes paroles de désespoir, Camille Desmoulins les répétait au club des Jacobins, le 24 octobre 1791. Les « réactionnaires ont tourné, disait-il, le mouvement populaire de juillet et d’août 1789 à leur profit. Les favoris de la Cour parlent aujourd’hui de la souveraineté du peuple, des droits de l’homme, de l’égalité des citoyens, pour tromper le peuple, et ils paradent sous l’habit de la garde nationale pour saisir ou même acheter les places de chefs. Autour d’eux se rallient les suppôts du trône. Les démons de l’aristocratie ont fait preuve d’une habilité infernale. »
Prudhomme disait ouvertement que la nation était trahie par ses représentants et l’armée par ses chefs.
Mais Prudhomme et Desmoulins pouvaient au moins se montrer. Quant à un révolutionnaire populaire, comme Marat, il dut se cacher pendant plusieurs mois, ne sachant quelquefois où trouver un asile pour la nuit. On a très bien dit de lui qu’il plaidait la cause du peuple, la tête sur le billot. Danton, sur le point d’être arrêté, était parti pour Londres.
D’ailleurs, la reine elle-même, dans sa correspondance secrète avec Fersen, par l’intermédiaire duquel elle dirigeait l’invasion et préparait l’entrée des armées allemandes dans la capitale, constatait « un changement bien visible à Paris ». Le peuple, disait-elle, ne lit plus les journaux. « Il n’y a que la cherté du pain qui les occupe et les décrets » écrivait-elle le 31 octobre 1791.
La cherté du pain — et les décrets ! Le pain pour vive et continuer la révolution — car il en manquait dès octobre ! Et les décrets contre les prêtres et les émigrés, que le roi refusait de sanctionner !
La trahison était partout, et l’on sait aujourd’hui qu’à cette même époque, fin 1791, Dumouriez, le général girondin qui commandait les armées de l’Est, complotait déjà avec le roi. Il lui adressait un mémoire secret sur les moyens d’arrêter la révolution ! On trouva ce mémoire après la prise des Tuileries, dans l’armoire de fer de Louis XVI.
XXX. L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE — LA RÉACTION EN 1791-1792
La nouvelle Assemblée nationale, élue par les citoyens actifs seulement, et qui prit le nom d’Assemblée nationale législative, se réunit le 1er octobre 1791, et dès le premier moment, le roi, enhardi par les manifestations de la bourgeoisie qui se pressait autour de lui, prit envers la nouvelle Assemblée, une attitude arrogante. Ce fut, comme aux débuts des États-Généraux, toute une série de méchantes petites vexations de la part de la Cour et de faibles résistances de la part des représentants. Et, malgré cela, dès que le roi vint à l’Assemblée, elle le reçut avec des marques avilissantes de respect et avec le plus vif enthousiasme. Louis XVI parla d’une constante harmonie et d’une confiance inaltérable entre le corps législatif et le roi. « Que l’amour de la patrie nous rallie, et que l’intérêt public nous rende inséparables », disait le roi — et en ce moment même il préparait l’invasion étrangère, pour dompter les constitutionnels et rétablir la représentation par trois ordres et les privilèges de la noblesse et du clergé.
En général, dès le mois d’octobre 1791 — au fond, dès l’évasion du roi et son arrestation à Varennes, en juin — la crainte de l’invasion étrangère envahit déjà les esprits et devient l’objet principal des préoccupations. L’Assemblée Législative a bien sa droite dans les Feuillants, ou monarchistes constitutionnels, et sa gauche dans le parti de la Gironde, qui sert d’étape de passage entre la bourgeoisie mi-partie constitutionnelle et la bourgeoisie mi-partie républicaine. Mais ni les uns ni les autres ne s’intéressent aux grands problèmes que la Constituante leur a légués. Ni l’établissement de la République, ni l’abolition des privilèges féodaux ne passionnent l’Assemblée Législative. Les Jacobins eux-mêmes et mêmes les Cordeliers semblent s’accorder pour ne plus parler de République, et c’est sur des questions d’ordre secondaire — comme celle de savoir qui sera maire de Paris, — que les passions des révolutionnaires et des contre-révolutionnaires viennent s’entrechoquer.
La grande préoccupation du moment, c’est la question des prêtres et celle des émigrés. L’une et l’autre dominent tout le reste à cause des tentatives de soulèvement contre-révolutionnaires organisés par les prêtres et les émigrés, et parce qu’elles se rattachent intimement à la guerre étrangère dont chacun sent l’approche.
Le plus jeune frère du roi, le comte d’Artois, avait émigré, on le sait, dès le 15 juillet 1789. L’autre, le comte de Provence, s’était évadé en même temps que Louis XVI, et avait réussi à gagner Bruxelles. Tous les deux avaient protesté contre l’acceptation de la constitution par le roi. Celui-ci, disaient-ils, ne pouvait pas aliéner les droits de l’ancienne monarchie ; par conséquent, son acte était nul. Leur protestation fut répandue par les agents royalistes dans toute la France et produisit un grand effet.
Les nobles quittaient leurs régiments ou leurs châteaux et émigraient en masse, et les royalistes menaçaient ceux qui ne feraient pas de même de les reléguer dans la bourgeoisie, lorsque la noblesse reviendrait victorieuse. Les émigrés, réunis à Coblentz, à Worms, à Bruxelles, préparaient ouvertement la contre-révolution, qui devait être soutenue par l’invasion étrangère. Il devenait de plus en plus évident que le roi jouait double jeu, car il n’était pas possible de ne pas voir que tout ce qui se passait dans l’émigration avait son assentiment.
Le 30 octobre 1791, l’Assemblée législative se décida enfin à sévir contre le frère puîné du roi, Louis-Stanislas-Xavier, qui avait reçu de Louis XVI, au moment de son évasion, un décret lui conférant le titre de régent, au cas où le roi serait arrêté. Maintenant l’Assemblée sommait le comte de Provence de rentrer en France dans deux mois ; sinon, il perdait ses droits à la régence. Quelques jours plus tard (9 novembre) l’Assemblée ordonnait aux émigrés de rentrer avant la fin de l’année ; sinon ils seraient traités en conspirateurs, condamnés par contumace, et leurs revenus seraient saisis au profit de la nation, « sans préjudice, toutefois, des droits de leurs femmes, de leurs enfants et de leurs créanciers légitimes. »
Le roi sanctionna le décret concernant son frère, mais opposa son veto au second décret, concernant les émigrés. Il fit de même pour un décret qui ordonnait aux prêtres de prêter serment à la Constitution, sous peine d’être arrêtés comme suspects, en cas de troubles religieux dans les communes qu’ils desservaient. Le roi opposa aussi son veto à ce décret.
L’acte le plus important de l’Assemblée législative fut la déclaration de guerre à l’Autriche. Celle-ci faisait ouvertement des préparatifs de guerre, pour rétablir Louis XVI dans ses droits d’avant 1789. Le roi et Marie-Antoinette pressaient l’empereur, et leurs instances devinrent de plus en plus pressantes après l’échec de l’évasion. Mais il est fort probable que ces préparatifs auraient traîné en longueur, peut-être jusqu’au printemps prochain, si les Girondins n’avaient pas poussé à la guerre. L’incohérence du ministère, dont un des membres, Bertrand de Moleville, était formellement opposé au régime constitutionnel, tandis que Narbonne voulait en faire l’appui du trône, amena sa chute, et en mars 1792 Louis XVI appela au pouvoir un ministère girondin, avec Dumouriez aux affaires extérieures, Roland, c’est-à-dire madame Roland, à l’Intérieur, de Grave, bientôt remplacé par Servan, à la Guerre, Clavière aux Finances, Duranthon à la Justice, et Lacoste à la Marine.
Inutile de dire (comme Robespierre le fit bientôt ressortir) que loin d’activer la Révolution, l’arrivée des Girondins au ministère fut au contraire un appoint pour la réaction. Tout fut dès lors à la modération, dès que le roi eut accepté ce que la Cour appelait « le ministère sans-culotte. » C’est seulement à la guerre que ce ministère poussa avec fureur, contre l’avis de Marat et de Robespierre, et le 20 avril 1792, les Girondins triomphaient. La guerre était déclarée à l’Autriche, ou, comme on disait alors, « au roi de Bohème et de Hongrie ».
La guerre était-elle nécessaire ? Jaurès (Histoire Socialiste, La Législative, p. 815 et suivantes) s’est posé cette question, et pour la résoudre il a mis sous les yeux du lecteur beaucoup de documents de l’époque. Et la conclusion qui découle de ces documents, et que l’auteur lui-même en déduit, est celle à laquelle arrivaient Marat et Robespierre. La guerre n’était pas nécessaire. Les souverains étrangers craignaient certainement le développement des idées républicaines en France ; mais de là, à courir dégager Louis XVI, il y avait loin : ils hésitaient à s’engager dans une guerre de ce genre. Ce furent surtout les Girondins qui voulurent la guerre et qui y poussèrent, parce qu’ils voyaient là le moyen de combattre le pouvoir royal.
La vérité, là-dessus, Marat l’avait bien dite, d’ailleurs, sans phrases. — Vous voulez la guerre, disait-il, parce que vos ne voulez pas de l’appel au peuple pour porter à la royauté le coup décisif. À cet appel au peuple, les Girondins et une masse de Jacobins préféraient l’invasion étrangère qui, en réveillant le patriotisme et en mettant à nu les trahisons du roi et des royalistes, amènerait la chute de la royauté, sans qu’il y eût un soulèvement populaire. — « Il nous faut de grandes trahisons », disait Brissot — cet homme qui haïssait le peuple, ses soulèvements désordonnés et ses attaques contre la propriété.
Ainsi la Cour de son côté, et les Girondins d’autre part, se trouvaient d’accord pour vouloir et activer l’envahissement de la France. Dans ces conditions, la guerre devint inévitable : elle s’alluma, furieuse, pour vingt-trois ans, avec toutes ses conséquences, funestes pour la Révolution et le progrès européen. — « Vous ne voulez pas l’appel au peuple, vous ne voulez pas la révolution populaire — eh bien, vous aurez la guerre, — peut-être la débâcle ! » Que de fois cette vérité s’est confirmée depuis !
Le spectre du peuple armé et insurgé, demandant à la bourgeoisie sa part de la fortune nationale, ne cessait de hanter ceux du tiers-état qui étaient arrivés au pouvoir, ou qui avaient acquis par les clubs et les journaux une influence sur la marche des événements. Il faut dire aussi que peu à peu l’éducation révolutionnaire du peuple se faisait par la Révolution elle-même et qu’il s’enhardissait à réclamer des mesures imbues d’un esprit communiste, qui auraient contribué à effacer plus ou moins les inégalités économiques[80].
On parlait, au sein du peuple, d’« égalisation des fortunes ». Les paysans qui ne possédaient que de méchants lopins de terre, et les ouvriers des villes, réduits au chômage, se hasardaient à affirmer leur droit à la terre. On demandait dans les campagnes que personne ne pût posséder une ferme de plus de 120 arpents, et dans les villes on disait que quiconque désire cultiver la terre doit avoir droit à tant d’arpents.
La taxe sur les subsistances pour empêcher l’agiotage sur les objets de première nécessité, des lois contre les accapareurs, l’achat municipal des subsistances qui seraient livrées aux habitants au prix de revient, l’impôt progressif sur les riches, l’emprunt forcé et enfin de lourdes taxes sur les héritages, — tout cela était discuté par le peuple, et ces idées pénétraient aussi dans la presse. L’unanimité même avec laquelle elle se manifestaient chaque fois que le peuple remportait une victoire, soit à Paris, soit dans les provinces, prouve que ces idées circulaient largement au sein des déshérités, alors même que les écrivains de la Révolution n’osaient pas trop les afficher. — « Vous ne vous apercevez donc pas, disait Robert dans les Révolutions de Paris, en mai 1791, que la Révolution française, pour laquelle vous combattez, dites-vous, en citoyen, est une véritable loi agraire mise à exécution par le peuple ? Il est rentré dans ses droits. Un pas de plus, il rentrera dans ses biens… » (cité par Aulard, p. 91.)
On devine la haine que ces idées provoquaient chez les bourgeois qui se proposaient de jouir maintenant à leur aise des fortunes acquises, ainsi que de leur nouvelle situation privilégiée dans l’État. On peut en juger par les fureurs qui furent soulevées en mars 1792, lorsque l’on apprit à Paris que le maire d’Étampes, Simonneau, venait d’être tué par les paysans. Comme tant d’autres maires bourgeois, il faisait fusiller sans autre forme de procès les paysans révoltés, et personne ne disait rien. Mais lorsque les paysans affamés, qui demandaient que l’on taxât le pain, tuèrent enfin ce maire de leurs piques, il fallut entendre le chorus d’indignation soulevé par cet incident dans la bourgeoisie parisienne.
« Le jour est arrivé où les propriétaires de toutes les classes doivent sentir enfin qu’ils vont tomber sous la faux de l’anarchie », gémissait Mallet du Pan dans son Mercure de France ; et il demandait la « coalition des propriétaires » contre le peuple, contre les brigands, les prédicateurs de la loi agraire. Tous se mirent alors à pérorer contre le peuple, Robespierre comme les autres. C’est à peine si un prêtre, Dolivier, osa élever la voix en faveur des masses et affirmer que « la nation est réellement propriétaire de son terrain ». « Il n’y a pas de loi, disait-il, qui puisse, en justice, forcer le paysan à ne pas manger à sa faim, tandis que les serviteurs et même les animaux des riches ont ce qu’il leur faut. »
Quant à Robespierre, il s’empressa de déclarer que « la loi agraire n’est qu’un absurde épouvantail présenté à des hommes stupides par des hommes pervers. » Et il repoussa d’avance toute tentative que l’on essayerait de faire pour « l’égalisation des fortunes ». Toujours soucieux de ne jamais dépasser l’opinion de ceux qui représentaient la force dominante à un moment donné, il se garda bien de se ranger à côté de ceux qui marchaient avec le peuple et comprenaient que seules les idées égalitaires et communistes donneraient à la Révolution la force nécessaire pour achever la démolition du régime féodal.
Cette peur du soulèvement populaire et de ses conséquences économiques poussait aussi la bourgeoisie à se rallier de plus en plus autour de la royauté et à accepter telle quelle la constitution sortie des mains de l’Assemblée constituante, avec tous ses défauts et ses complaisances pour le roi. Au lieu de progresser dans la voie des idées républicaines, la bourgeoisie et les « intellectuels » évoluaient dans un sens contraire. Si en 1789, dans tous les actes du tiers état, on voit percer un esprit décidément républicain, démocratique, maintenant, à mesure que le peuple manifestait ses tendances communistes et égalitaires, ces mêmes hommes devenaient défenseurs de la royauté, tandis que les francs républicains, comme Thomas Paine et Condorcet, représentaient une infime minorité parmi les gens instruits de la bourgeoisie. À mesure que le peuple devenait républicain, les « intellectuels » rétrogradaient vers la royauté constitutionnelle.
Le 13 juin 1792, huit jours à peine avant l’invasion des Tuileries par le peuple, Robespierre tonnait encore contre la République. « C’est en vain, s’écriait-il à cette date, que l’on veut séduire les esprits ardents et peu éclairés par l’appât d’un gouvernement plus libre et par le nom d’une république : le renversement de la Constitution dans ce moment ne peut qu’allumer la guerre civile, qui conduira à l’anarchie et au despotisme. »
Craignait-il l’établissement d’une république aristocratique, comme Louis Blanc le fait supposer ? C’est possible ; mais il nous semble plus probable que, resté jusque-là défenseur décidé de la propriété, il craignait à ce moment, comme presque tous les Jacobins, les fureurs du peuple, ses tentatives de « nivellement des fortunes » ( « d’expropriation », dirions-nous aujourd’hui). Il craignait de voir sombrer la révolution dans des tentatives communistes. Toujours est-il qu’à la veille même du 10 août, à un moment où toute la Révolution, inachevée, arrêtée dans son élan et assaillie par mille conspirations, était remise en question, et que rien ne pouvait la sauver, sauf le renversement de la royauté par un soulèvement populaire, — Robespierre, comme tous les Jacobins, préférait maintenir le roi et sa cour, plutôt que de risquer un nouvel appel à la fougue révolutionnaire du peuple. Tout comme les républicains italiens et espagnols de nos jours, qui préfèrent un retour à la monarchie aux risques d’une révolution populaire, parce que celle-ci, nécessairement, s’inspirerait de tendances communistes.
Toujours l’histoire se répète, — et que de fois ne se répétera-t-elle pas encore, lorsque la Russie, l’Allemagne, l’Autriche vont commencer leur grande révolution !
Le plus frappant dans l’état d’esprit des politiciens de l’époque, c’est que précisément à ce moment, juillet 1792, la Révolution se trouvait menacée d’un formidable coup d’État royaliste, préparé de longue date, qui devait être soutenu par de vastes insurrections dans le Midi et l’Ouest, en même temps que par l’invasion allemande, anglaise, sarde et espagnols.
Ainsi, en juin 1792, dès que le roi eut renvoyé les trois ministres girondins (Roland, Clavière et Servan), Lafayette, chef des Feuillants et royaliste au fond, s’empressa d’écrire sa fameuse lettre à l’Assemblée législative (datée du 18 juin), par laquelle il lui offrait de faire un coup d’État contre les révolutionnaires. Il demandait ouvertement que l’on épurât la France des révolutionnaires, et il ajoutait que dans l’armée, « les principes de liberté et d’égalité sont chéris, les lois respectées, et la propriété sacrée » — pas comme à Paris, par exemple, à la Commune et chez les Cordeliers, où l’on se permettait de l’attaquer.
Il demandait — et cela donne la mesure de la réaction – que le pouvoir royal fût intact, indépendant. Il voulait « un roi révéré », — ceci, après la fuite de Varenne ! ceci, au moment même où les Tuileries préparaient une correspondance active avec l’Autriche et la Prusse, attendant d’elles sa « libération », et traitait l’Assemblée avec plus ou moins de mépris, selon la teneur des nouvelles qu’il recevait concernant les progrès de l’invasion allemande.
Et dire que l’Assemblée fut sur le point d’envoyer cette lettre de Lafayette aux 83 départements, et que seules les ruses des girondins l’empêchèrent, — Guadet prétendant que cette lettre était un faux, qu’elle ne pouvait venir de Lafayette ! Tout cela, deux mois à peine avant le 10 août !
Paris était inondé à cette époque de conspirateurs royalistes. Les émigrés allaient et venaient librement entre Coblentz et les Tuileries, d’où ils revenaient caressés par la Cour et rapportant de l’argent. « Mille tripots étaient ouverts aux conspirateurs », dit Chaumette, alors procureur de la Commune de Paris[81]. L’administration départementale de Paris qui avait dans son sein Talleyrand et La Rochefoucauld, appartenait entièrement à la Cour. La municipalité, une grande partie des juges de paix, « la majorité de la garde nationale, tout son état-major, appartenaient à la Cour, lui servaient de cortège et d’aboyeurs dans les fréquentes promenades qu’elle faisait alors (le 21 juin avait donc été oublié ?) et dans les différents spectacles », dit Chaumette.
« La maison domestico-militaire du roi, composée en très grande partie d’anciens gardes du corps, d’émigrés rentrés et de ces héros du 28 février 1791 connus sous le nom de chevaliers du poignard, indisposait le peuple par son insolence, insultait à la représentation nationale et annonçait hautement des dispositions liberticides. »
Les moines, les nonnes et l’immense majorité des prêtres se rangeaient du côté de la contre-révolution[82].
Quant à l’Assemblée, voici comment la caractérisait Chaumette : « Une assemblée nationale sans force, sans considération, divisée en elle-même, s’avilissant aux yeux de l’Europe par des débats petits et haineux, humiliée par une Cour impudente et ne répondant pas à ses mépris qu’en redoublant de bassesse auprès d’elle, sans puissance et sans volonté stable. » En effet, cette Assemblée, qui passait des heures à discuter de combien de membres seraient composées les députations envoyées au roi, et si les deux battants de la porte ou un seul leur serait ouvert, et qui en effet passait son temps, comme l’a très bien dit Chaumette, « à entendre des rapports déclamatoires, qui tous se terminaient par… des messages au roi », cette Assemblée ne pouvait être que méprisée par la Cour même.
Entre temps, tout l’Ouest et le Sud-Est — jusqu’aux portes mêmes des villes révolutionnaires, telles que Marseille, — étaient travaillés par des comités secrets royalistes, qui rassemblaient des armes dans les châteaux, enrôlaient des officiers et des soldats et se préparaient à lancer vers la fin de juillet une puissante armée marchant sur Paris, sous les ordres de chefs venus de Coblenz.
Ces mouvements dans le Midi sont si caractéristiques qu’il faut en donner, au moins, une idée générale.
XXXI. LA CONTRE-RÉVOLUTION DANS LE MIDI
Lorsqu’on étudie la Grande Révolution, on est tellement entraîné par les grandes luttes qui se déroulent à Paris, qu’on est porté à négliger l’état des provinces et la force qu’y possédait entre temps la contre-révolution. Cependant cette force restait immense. Elle avait pour l’appuyer les siècles du passé et les intérêts du moment ; et il faut l’étudier pour comprendre combien minime est la puissance d’une assemblée de représentants pendant une révolution, alors même que ceux-ci seraient inspirés, par impossible, des meilleures intentions. Lorsqu’il s’agit de lutte, dans chaque ville et dans chaque petit hameau, contre les forces de l’ancien régime qui, après un moment de stupeur, se réorganisent pour arrêter la révolution, — il n’y a que la poussée des révolutionnaires sur place qui puisse réussir à vaincre cette résistance.
Il faudrait des années et des années d’étude dans les archives locales pour retracer tous les agissements des royalistes pendant la grande Révolution. Quelques épisodes permettront cependant d’en donner une idée.
On connaît plus ou moins l’insurrection de la Vendée. Mais on n’est que trop enclins à croire que là, au milieu de populations demi-sauvages, inspirées par le fanatisme religieux, se trouvait le seul foyer sérieux de contre-révolution. Et cependant le Midi représentait un autre foyer du même genre, d’autant plus redoutable que les campagnes sur lesquelles s’appuyaient les royalistes pour exploiter les haines religieuses des catholiques contre les protestants, se trouvaient à côté d’autres campagnes et de grandes villes qui avaient fourni un des meilleurs contingents à la Révolution.
La direction de ces divers mouvements partait de Coblentz, petite ville allemande située dans l’Électorat de Trèves, qui était devenue le centre principal de l’émigration royaliste. Depuis l’été de 1791, lorsque le comte d’Artois, suivi de l’ex-ministre Calonne, et plus tard de son frère, le comte de Provence, vint s’établir dans cette ville, elle devint le centre principal des complots royalistes. De là partaient les émissaires qui organisaient dans toute la France les insurrections contre-révolutionnaires. Ils embauchaient partout des soldats pour Coblentz, — même à Paris, où le rédacteur de la Gazette de Paris offrait ouvertement 60 livres à chaque soldat embauché. Pendant quelque temps on dirigeait ces hommes presque ouvertement, d’abord sur Metz, puis sur Coblentz.
« La société les suivait », dit Ernest Daudet dans son étude, Les conspirations royalistes dans le Midi ; « la noblesse imitait les princes, et beaucoup de bourgeois, de petites gens, imitaient la noblesse. On émigrait par ton, par misère ou par peur. Une jeune femme, rencontrée dans une diligence par un agent secret du gouvernement et interrogée par lui, répondait : — « Je suis couturière : ma clientèle est partie pour l'Allemagne ; je me fais « émigrette » afin d’aller les retrouver. »
Toute une cour, avec ses ministres, ses chambellans et ses réceptions officielles, et aussi ses intrigues et ses misères, se créait autour des frères du roi, et les souverains de l’Europe reconnaissaient cette cour, traitaient et complotaient avec elle. Tout le temps on s’y attendait à voir Louis XVI arriver, pour se mettre à la tête des troupes d’émigrés. On l’attendait en juin 1791, lors de sa fuite à Varenne, et plus tard, en novembre 1791, en janvier 1792. enfin, on décida de préparer le grand coup pour juillet 1792, lorsque les armées royalistes de l'Ouest et du Midi, soutenues par les invasions anglaise, allemande, sarde et espagnole, marcheraient sur Paris, soulevant Lyon et d’autres grandes villes au passage, — pendant que les royalistes de Paris frapperaient leur grand coup, disperseraient l'Assemblée et châtieraient les enragés, les jacobins...
« Replacer le roi sur le trône », c’est-à-dire en faire de nouveau un roi absolu ; réintroduire l'ancien régime, tel qu’il avait existé au moment de la convocation des États généraux, c'étaient là leurs vœux. Et lorsque le roi de Prusse, plus intelligent que ces revenants de Versailles, leur demandait : « Ne serait-il pas de la justice comme de la prudence de faire à la nation le sacrifice de certains abus de l’ancien gouvernement ? » — « Sire, lui répondait-on, pas un seul changement, pas une seule grâce ! » (Pièce aux Archives des affaires étrangères, citée par E. Daudet.)
Inutile d’ajouter que toutes les cabales, tous les commérages, toutes les jalousies qui caractérisaient Versailles se reproduisaient à Coblentz. Les deux frères avaient chacun sa cour, sa maîtresse attitrée, ses réceptions et son cercle, tandis que les nobles fainéants vivaient de commérages, d’autant plus méchants que beaucoup d’émigrés tombaient bientôt dans la misère.
Autour de ce centre gravitaient maintenant, au vu et au su de tout le monde, ceux des curés fanatiques qui préféraient la guerre civile à la soumission constitutionnelle offerte par les nouveaux décrets, ainsi que les aventuriers nobles qui aimaient mieux risquer une conspiration que de se résigner à la perte de leur situation privilégiée. Ils venaient à Coblentz, obtenaient l’investiture des princes ainsi que de Rome, pour leurs complots et s’en retournaient dans les régions montagneuses des Cévennes ou sur les plages de la Vendée, allumer le fanatisme religieux des paysans et organiser les soulèvements royalistes.
Les historiens sympathiques à la Révolution glissent peut-être trop rapidement sur ces résistances contre-révolutionnaires ; ce qui porte souvent le lecteur moderne à les considérer comme l’œuvre de quelques fanatiques dont la Révolution eut facilement raison. Mais, en réalité, les complots royalistes couvraient des régions entières, et comme ils trouvaient appui, d’une part, parmi les gros bonnets de la bourgeoisie et, d’autre part, dans les haines religieuses entre protestants et catholiques — ce fut le cas dans le Midi, — les révolutionnaires eurent à lutter à leur corps défendant contre les royalistes, dans chaque ville et dans chaque petite commune.
Ainsi, pendant que l’on fêtait à Paris, le 14 juillet 1790, la grande fête de la Fédération, à laquelle toute la France prenait part et qui semblait devoir placer la Révolution sur une solide base communale, les royalistes préparaient dans le Sud-Est la fédération des contre-révolutionnaires. Le 18 août de cette même année, près de 20.000 représentants de 185 communes du Vivarais se réunissaient dans la plaine de Jalès. Tous portaient la croix blanche au chapeau. Dirigés par des nobles, ils posèrent ce jour-là les bases de la fédération royaliste du Midi, qui fut constituée solennellement au mois de février suivant.
Cette fédération prépara d'abord une série d’insurrections pour l’été de 1791, et ensuite la grande insurrection qui devait éclater en juillet 1792, avec l’appui de l’invasion étrangère, et porter le coup de grâce à la Révolution. Elle fonctionna ainsi pendant deux ans, entretenant des correspondances régulières, d’une part avec les Tuileries et d’autre part avec Coblentz. Elle jurait de « rétablir le roi dans sa gloire, le clergé dans ses biens, la noblesse dans ses honneurs ». Et quand ses premières tentatives échouèrent, elle organisa, avec l'aide de Claude Allier, curé-prieur de Chambonnaz, une vaste conspiration qui devait mettre sur pied plus de 50.000 hommes. Conduite par un grand nombre de prêtres, sous les plis du drapeau blanc, et soutenue par la Sardaigne, l’Espagne et l’Autriche, cette armée devait marcher sur Paris, « libérer » le roi, disperser l’Assemblée et châtier les patriotes.
Dans la Lozère, Charrier, notaire, ex-député à l’Assemblée nationale, marié à une demoiselle noble et investi du commandement suprême par le comte d’Artois, organisait ouvertement les milices contre-révolutionnaires et formait même ses artilleurs.
Chambéry, ville du royaume de Sardaigne à cette époque, était un autre centre des émigrés, Bussy y avait même formé une légion royaliste, qu’il exerçait en plein jour. Ainsi s’organisait la contre-révolution dans le Midi, alors que dans l’Ouest les curés et les nobles préparaient le soulèvement de la Vendée avec l’aide de l’Angleterre.
Et qu’on ne nous dise pas que ces conspirateurs et ces rassemblements étaient peu nombreux. C’est que les révolutionnaires aussi, — ceux du moins qui étaient décidés à agir, — n’étaient pas nombreux non plus. Dans chaque parti, de tout temps, les hommes d’action furent une infime minorité. Mais grâce à l’inertie, aux préjugés, aux intérêts acquis, à l’argent et à la religion, la contre-révolution tenait des régions entières ; et c’est cette force terrible de la réaction — et non pas l’esprit sanguinaire des révolutionnaires — qui explique les fureurs de la Révolution en 1793 et 1794, lorsqu’elle dut faire un effort suprême pour se dégager des bras qui l’étouffaient.
Les adhérents de Claude Allier, prêts à prendre les armes, se montaient-ils à 60.000 hommes, comme il l’affirmait lors de la visite qu’il fit à Coblentz en janvier 1792, il est permis d’en douter. Mais ce qui est certain, c’est que dans chaque ville du Midi la lutte entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires se poursuivait sans relâche, faisant pencher la balance tantôt d’un côté, tantôt de l’autre.
À Perpignan, les militaires royalistes se préparaient à ouvrir la frontière aux armées espagnoles. À Arles, dans la lutte locale entre les monnetiers et les chiffonistes, c’est-à-dire entre les patriotes et les contre-révolutionnaires, la victoire restait à ces derniers. « Avertis, dit un auteur, que les Marseillais organisaient une expédition contre eux, qu’ils avaient même pillé l’arsenal de Marseille pour se mettre en état de faire la campagne, ils se préparaient à la résistance, se fortifiaient, muraient les portes de leur ville, creusaient des fossés autour de l’enceinte, assuraient leurs communications avec la mer et réorganisaient la garde nationale de façon à réduire à l’impuissance les patriotes. »
Ces quelques lignes, empruntées à Ernest Daudet[83], sont caractéristiques. C’est le tableau de ce qui se passait un peu partout dans toute la France. Il fallut quatre années de révolution, c’est-à-dire l’absence pendant quatre années d’un gouvernement fort, et des luttes incessantes de la part des révolutionnaires, pour paralyser plus ou moins la réaction.
À Montpellier, les patriotes durent fonder une ligue pour défendre, contre les royalistes, les prêtres qui avaient prêté serment à la Constitution, ainsi que ceux qui allaient aux messes des prêtres assermentés. Souvent on se battait dans les rues. À Lunel dans l’Hérault, à Yssingeaux dans la Haute-Loire, à Mende dans la Lozère, c’était la même chose. On ne désarmait pas. Au fond, on peut dire que dans chaque ville de cette région les mêmes luttes se produisaient entre les royalistes ou bien les Feuillants de l’endroit et les « patriotes », et plus tard entre les Girondins et les « anarchistes ». On pourrait même ajouter que dans l’immense majorité des villes du Centre et de l’Ouest, les réactionnaires obtenaient le dessus, et que la Révolution ne trouva un appui sérieux que dans une trentaine de départements sur quatre-vingt-trois. Pis que cela. Les révolutionnaires eux-mêmes ne s’enhardissaient pour la plupart et ne se décidaient à braver les royalistes que très lentement, à mesure que leur éducation révolutionnaire se faisait par les événements.
Dans toutes ces villes, les contre-révolutionnaires se donnaient la main. Les riches avaient mille moyens, que les patriotes ne possédaient généralement pas, de se déplacer, de correspondre au moyen d’émissaires spéciaux, de se cacher dans les châteaux, d’y accumuler des armes. Les patriotes correspondaient, sans doute, avec les Sociétés populaires et les Fraternelles de Paris, avec la Société des Indigents, ainsi qu’avec la Société mère des Jacobins ; mais ils étaient si pauvres ! Les armes et les moyens de déplacement leur manquaient.
Et puis, tout ce qui se liguait contre la révolution était soutenu du dehors. L’Angleterre a toujours suivi la politique qu’elle suit encore de nos jours : celle d’affaiblir ses rivaux en se créant parmi eux des partisans avec de l’argent. « L'argent de Pitt » n’était nullement un fantôme. Loin de là ! Avec l’aide de cet argent les royalistes venaient librement de leur centre et dépôt d'armes, Jersey, à Saint-Malo et à Nantes ; et dans tous les grands ports de France, surtout ceux de Saint-Malo, Nantes, Bordeaux, l’argent anglais gagnait des adhérents et soutenait les « commerçantistes » qui se mettaient contre la Révolution. Catherine II de Russie faisait comme Pitt. Au fond, toutes les monarchies européennes se mirent de la partie. Si en Bretagne, en Vendée, à Bordeaux et à Toulon les royalistes comptaient sur l'Angleterre, en Alsace et en Lorraine ils comptaient sur l'Allemagne et dans le Midi sur les secours armés promis par la Sardaigne ainsi que sur l’armée espagnole qui devait débarquer à Aigues-Mortes. Les chevaliers de Malte devaient aussi concourir à cette expédition avec deux frégates.
Au commencement de 1792, le département de la Lozère et celui de l’Ardèche, devenus tous deux le rendez-vous des prêtres réfractaires, étaient couverts d’un réseau de conspirations royalistes, dont le centre était Mende, petite ville perdue dans les montagnes du Vivarais, où l’état d’esprit était très arriéré et où les riches et les nobles tenaient en leurs mains la municipalité. Leurs émissaires parcouraient les villages des alentours, enjoignant aux paysans de s’armer de fusils, de faux et de fourches, et d’être prêts à accourir au premier appel. Ainsi se préparait le coup de main, à l’aide duquel on espérait soulever le Gévaudan et le Velay et obliger le Vivarais à marcher à leur suite.
Il est vrai que toutes les insurrections royalistes qui eurent lieu en 1791 et en 1792, à Perpignan, à Arles, à Mende, à Yssingeaux et dans le Vivarais, avortèrent. Le cri de « À bas les patriotes ! » ne suffisait pas pour rallier un nombre suffisant d’insurgés, et les patriotes surent promptement disperser les bandes royalistes. Mais ce fut pendant deux années la lutte sans interruption. Il y eut des moments où tout le pays était en proie à la guerre civile, où le tocsin sonnait sans relâche dans les villes des alentours.
À un moment donné, il fallut que des bandes armées de Marseillais vinssent faire la chasse aux contre-révolutionnaires dans la région, s’emparant d’Arles et d’Aigues-Mortes, et inaugurant le règne de la terreur qui atteignit plus tard de si fortes proportions dans le Midi, à Lyon et dans l’Ardèche. Quant à l’insurrection organisée par le comte de Saillans en juillet 1792, éclatant en même temps que celle de la Vendée et au moment où les armées allemandes marchaient sur Paris, elle aurait certainement eu une influence funeste sur la marche de la Révolution, si le peuple n’y avait promptement mis fin. Heureusement, le peuple lui-même s’en chargea dans le Midi, tandis que Paris s’organisa de son côté pour s’emparer enfin du centre de toutes les conspirations royalistes, — les Tuileries.
XXXII. LE 20 JUIN 1792
On voit, d’après ce qui vient d’être dit, en quel état déplorable se trouvait la Révolution dans les premiers mois de 1792. Si les révolutionnaires bourgeois pouvaient se sentir satisfaits d’avoir conquis une part du gouvernement et posé les fondements des fortunes qu’ils allaient acquérir avec l’aide de l’État, le peuple voyait qu’il n’y avait encore rien de fait pour lui. La féodalité restait debout, et dans les villes la masse des prolétaires n’avait pas gagné grand’chose. Les marchands, les accapareurs faisaient des fortunes immenses, au moyen des assignats, sur la vente des biens du clergé, sur les biens communaux, comme fournisseurs de l’État et comme agioteurs ; mais les prix du pain et de tous les objets de première nécessité montaient toujours, et la misère s’installait en permanence dans les faubourgs.
Entre temps, l’aristocratie reprenait courage. Les nobles, les riches relevaient la tête et se vantaient de bientôt remettre les sans-culottes à la raison. De jour en jour ils attendaient la nouvelle d’une invasion allemande, marchant triomphalement sur Paris et rétablissant l’ancien régime dans toute sa splendeur. Dans les provinces, nous l’avons vu, la réaction organisait ses partisans au vu et au su de tout le monde.
Quant à la Constitution, que les bourgeois et même les intellectuels révolutionnaires de la bourgeoisie parlaient de conserver à tout prix, elle n’existait que pour les mesures de moindre importance, tandis que les réformes sérieuses restaient en souffrance. L’autorité du roi avait été limitée, mais d’une façon très modeste. Avec les pouvoirs que la Constitution lui laissait (la liste civile, le commandement militaire, le choix des ministres, le veto, etc.), et surtout avec l’organisation intérieure de la France, qui laissait tout aux mains des riches, le peuple ne pouvait rien.
Personne ne soupçonnera, sans doute, l’Assemblée législative de radicalisme, et il est évident que ses décrets concernant les redevances féodales ou les prêtres devaient être imbus d’une modération parfaitement bourgeoise ; et cependant, même à ces décrets le roi refusait sa signature. Tout le monde sentait qu’on vivait au jour le jour, sous un système qui n’offrait rien de stable et qui pouvait être facilement renversé en faveur de l’ancien régime.
Entre temps, le complot qui se tramait aux Tuileries s’étendait chaque jour davantage sur la France et enveloppait les cours de Berlin, de Vienne, de Stockholm, de Turin, de Madrid et de Pétersbourg. L’heure était proche où les contre-révolutionnaires allaient frapper le grand coup qu’ils préparaient pour l’été de 1792. Le roi et la reine pressaient les armées allemandes de marcher sur Paris ; ils leur désignaient déjà le jour où elles devaient entrer dans la capitale et où les royalistes, armés et organisés, iraient les recevoir à bras ouverts.
Le peuple et ceux des révolutionnaires qui, comme Marat et les Cordeliers, se tenaient près du peuple, ceux qui firent la Commune du 10 août, comprenaient parfaitement bien les dangers dont la Révolution se trouvait entourée. Le peuple a toujours un sentiment vrai de la situation, alors même qu’il ne sait l’exprimer correctement ni appuyer ses prévisions par des arguments de lettrés ; et il devinait, infiniment mieux que les politiciens, les complots qui se tramaient aux Tuileries et dans les châteaux. Mais il était désarmé, alors que la bourgeoisie s’était organisée en bataillons de la garde nationale ; et ce qu’il y avait de pire, c’est que ceux des intellectuels que la Révolution avait mis en avant, ceux qui s’étaient posés en porte-parole de la Révolution, — y compris des hommes honnêtes comme Robespierre, — n’avaient pas la confiance nécessaire dans la Révolution, encore moins dans le peuple. Tout comme les radicaux parlementaires de nos jours, ils avaient peur du grand inconnu, le peuple descendu dans la rue, qui aurait pu se rendre maître des événements ; et, n’osant s’avouer cette peur de la révolution égalitaire, ils expliquaient leur attitude indécise comme un souci de conserver, du moins, les quelques libertés acquises par la Constitution. Aux chances incertaines d’une nouvelle insurrection, ils préféraient la royauté constitutionnelle.
Il fallut la déclaration de la guerre (21 avril 1792) et l’invasion allemande pour changer la situation. Alors, se voyant trahi de tout côté, même par les meneurs eux-mêmes auxquels il avait donné sa confiance, le peuple se mit à agir lui-même, à exercer une pression sur les « chefs d’opinion ». Paris prépara une insurrection qui devait permettre au peuple de détrôner le roi. Les sections, les Sociétés populaires et les Fraternelles, c’est-à-dire les inconnus, la foule, secondés par les plus ardents cordeliers, se mirent à la besogne. Les patriotes les plus chauds et les plus éclairés, dit Chaumette dans ses Mémoires (p. 13), se rendaient au club des Cordeliers et de là passaient des nuits ensemble à se concerter. Il y eut entre autres un comité où l’on fabriqua un drapeau rouge portant cette inscription : Loi martiale du peuple contre la révolte de la cour, et sous lequel devaient se rallier les hommes libres, les vrais républicains, qui avaient à venger un ami, un fils, un parent assassiné au Champ-de-Mars le 17 juillet 1791.
Les historiens, payant un tribut à leur éducation étatiste, se sont plu à représenter le club des Jacobins comme l’initiateur et la tête de tous les mouvements révolutionnaires à Paris et dans les provinces, et pendant deux générations nous avons tous pensé de même. Mais nous savons aujourd’hui qu’il n’en fut rien. L’initiative du 20 juin et du 10 août ne vint pas des Jacobins. Au contraire, pendant toute une année ils s’étaient opposés — même les plus révolutionnaires d’entre eux — à un nouvel appel au peuple. Seulement lorsqu’ils se virent débordés par le mouvement populaire, ils se décidèrent — et encore, une partie seulement des Jacobins — à le suivre.
Mais avec quelle timidité ! On aurait voulu le peuple dans la rue, pour combattre les royalistes ; mais on n’osait pas vouloir les conséquences. — « Et si le peuple ne se contentait pas de renverser le pouvoir royal ? S’il marchait contre les riches, les puissants, les fourbes, qui n’avaient vu dans la Révolution qu’un moyen de s’enrichir ? S’il balayait l’Assemblée Législative après les Tuileries ? Si la Commune de Paris, les enragés, les « anarchistes » — ceux que Robespierre lui-même accablait volontiers d’invectives, — ces républicains qui prêchaient « l’égalité des fortunes », — allaient prendre le dessus ? »
C’est pourquoi, dans tous les pourparlers qui eurent lieu avant le 20 juin, on voit tant d’hésitation de la part des révolutionnaires connus. C’est pourquoi les Jacobins témoignent tant de répugnance à admettre un nouveau soulèvement populaire, et ne le suivent qu’après que le peuple a vaincu. Ce ne sera qu’en juillet, lorsque le peuple, passant outre aux lois constitutionnelles, proclamera la permanence des sections, ordonnera l’armement général et forcera l’Assemblée à déclarer « la patrie en danger », ce ne sera qu’alors que les Robespierre, les Danton et, au dernier moment, les Girondins se décideront à suivre le peuple et à se reconnaître plus ou moins solidaires de l’insurrection.
On comprend que dans ces circonstances le mouvement du 20 juin ne pouvait avoir l’entrain ni l’unité nécessaire pour en faire une insurrection réussie contre les Tuileries. Le peuple descendit dans la rue, mais, incertain quant à l’attitude de la bourgeoisie, il n’osa trop se compromettre. Il semblait tâter le terrain pour voir d’abord jusqu’où l’on pourrait aller au château — et laisser le reste aux accidents des grandes manifestations populaires. S’il en sort quelque chose, tant mieux ; sinon, on aura toujours vu les Tuileries de près et jugé de leur force.
C’est ce qui arriva, en effet. La démonstration fut absolument pacifique. Sous prétexte de présenter une pétition à l’Assemblée, de fêter l’anniversaire du serment du Jeu de Paume et de planter un arbre de la Liberté à la porte de l’Assemblée nationale, une multitude immense de peuple s’était mise en mouvement. Elle remplit bientôt toutes les rues qui mènent de la Bastille à l’Assemblée, pendant que la Cour remplissait la place du Carrousel, la grande cour des Tuileries et les abords du palais de ses partisans. Toutes les portes étaient fermées, les canons étaient braqués sur le peuple ; on avait distribué des cartouches aux soldats, un conflit entre les deux masses semblait inévitable.
Cependant la vue de ces foules, toujours grossissantes, paralysa les défenseurs de la Cour. Les portes extérieures furent bientôt ouvertes ou forcées, le Carrousel et les cours furent inondés de monde. Beaucoup étaient armés de piques, de sabres ou de bâtons, avec un couteau ou une scie plantés au bout ; mais les sections avaient soigneusement trié les hommes qui devaient prendre part à la manifestation.
La foule allait forcer une autre porte des Tuileries à coups de haches, lorsque Louis XVI ordonna lui-même de l’ouvrir. Aussitôt des milliers d’hommes envahirent les cours intérieures du palais. La reine, avec son fils, fut poussée en toute hâte par ses familiers dans une salle et barricadée par une grande table. Le roi ayant été découvert dans une autre salle, elle fut remplie de monde en un clin d’œil. On lui demandait de sanctionner les décrets, auxquels il avait refusé sa sanction, de rappeler les ministres girondins, qu’il avait renvoyés le 13 juin, de chasser les prêtres, de choisir entre Coblentz et Paris. Le roi agitait son chapeau, il se laissa coiffer d’un bonnet de laine, on lui fit boire un verre de vin à la santé de la nation. Mais il résista à la foule pendant deux heures, en répétant qu’il s’en tiendrait à la Constitution.
Comme attaque contre la royauté, le mouvement avait manqué. Il n’y avait rien de fait.
Il fallut voir alors les fureurs des classes aisées contre le peuple ! Puisque le peuple n’avait pas osé attaquer et qu’il avait démontré par cela même sa faiblesse, on tombait sur ce peuple avec toute la haine que peut inspirer la peur.
Lorsqu’on lut à l’Assemblée la lettre dans laquelle Louis XVI se plaignait de l’invasion de son palais, l’Assemblée éclata en applaudissements, aussi serviles que l’étaient ceux des courtisans avant 1789. Jacobins et Girondins furent unanimes à désavouer le mouvement.
Encouragés, sans doute, par cette réception, la Cour réussit à faire établir dans le château des Tuileries un tribunal pour châtier « les coupables » du mouvement. On voulait ressusciter ainsi, dit Chaumette dans ses Mémoires, les odieuses procédures des affaires des 5 et 6 octobre 1789 et du 17 juillet 1791. Ce tribunal était composé de juges de paix vendus à la royauté. La Cour les nourrissait, et le garde-meuble de la Couronne avait reçu ordre de pourvoir à tous leurs besoins[84]. Les plus vigoureux écrivains furent persécutés, incarcérés : plusieurs présidents et secrétaires de section, plusieurs membres des Sociétés populaires subirent le même sort. Il devint dangereux de se dire républicain.
Les directoires de départements et un grand nombre de municipalités vinrent se joindre à la manifestation servile de l’Assemblée et envoyèrent des lettres d’indignations contre les « factieux ». En réalité, trente-trois directoires de départements, sur quatre-vingt-trois — tout l’Ouest de la France — étaient ouvertement royalistes et contre-révolutionnaires.
Les révolutions se font toujours, ne l’oublions pas, par des minorités, et alors même que la révolution a déjà commencé et qu’une partie de la nation en accepte les conséquences, ce n’est toujours qu’une infime minorité qui comprend ce qui reste à faire pour assurer le triomphe de ce qui a été fait, et qui a le courage de l’action. C’est pourquoi une Assemblée, représentant toujours la moyenne du pays, ou plutôt, restant au-dessous de la moyenne, fut de tout temps et sera toujours un frein à la révolution, mais ne deviendra jamais l’instrument de la révolution.
La Législative nous en donne un exemple frappant. Ainsi, le 7 juillet 1792 (remarquez que quatre jours plus tard, vu l’invasion allemande, on allait déclarer « la patrie en danger » ) — un mois à peine avant la chute du trône, voici ce qui se produisait dans cette Assemblée. On discutait depuis plusieurs jours sur les mesures de sûreté générale à prendre. À l’instigation de la Cour, Lamourette, évêque de Lyon, proposa, par motion d’ordre, une réconciliation générale des partis, et, pour y parvenir, il indiqua un moyen bien simple : « Une partie de l’Assemblée attribue à l’autre le dessein séditieux de vouloir détruire la monarchie. Les autres attribuent à leurs collègues le dessein de vouloir la destruction de l’égalité constitutionnelle, et le gouvernement aristocratique connu sous le nom des deux Chambres. Eh bien ! foudroyons, Messieurs, par une exécration commune et par un irrévocable serment, foudroyons et la République et les deux Chambres ! » Sur quoi, emportée par un subit mouvement d’enthousiasme, l’Assemblée se lève tout entière pour attester sa haine et de la République et des deux Chambres. Les chapeaux volent en l’air, on s’embrasse, le côté droit et le côté gauche fraternisent, et une députation est sur-le-champ envoyée au roi, qui vient s’associer à l’allégresse générale. Cette scène s’appelle, dans l’histoire, « le baiser Lamourette ». Heureusement, l’opinion publique ne se laissait pas prendre par de pareilles scènes. Le soir même, aux Jacobins, Billaud-Varennes protesta contre cet hypocrite rapprochement, et il fut décidé d’envoyer son discours aux sociétés affiliées. De son côté, la Cour ne voulait nullement désarmer. Pétion, maire de Paris, avait été suspendu le même jour de ses fonctions, par le directoire (royaliste) du département de la Seine, pour négligence au 20 juin. Mais alors Paris se passionna pour son maire. Une agitation menaçante se produisit, si bien que six jours plus tard, le 13, l’Assemblée dut lever la suspension.
Dans le peuple, la conviction était faite. On comprenait que le moment était venu de se débarrasser de la royauté, et que si le 20 juin n’était pas suivi de près d’une insurrection populaire, c’en était fait de la Révolution. Mais les politiciens de l’Assemblée jugeaient autrement. Qui sait quel sera le résultat d’une insurrection ? Aussi ces législateurs, sauf trois ou quatre d’entre eux, se ménageaient-ils déjà une issue en cas de contre-révolution triomphante.
La frayeur des hommes d’État, leur désir de se ménager un pardon en cas de défaite, — c’est là le danger pour toutes les révolutions.
Pour quiconque cherche à s’instruire par l’histoire, les sept semaines qui se passèrent entre la manifestation du 20 juin et la prise des Tuileries, le 10 août 1792, sont de la plus haute importance.
Quoique restée sans résultat immédiat, la manifestation du 20 juin avait sonné le réveil en France. « La révolte court de ville en ville », comme le dit Louis Blanc. L’étranger est aux portes de Paris, et le 14 juillet on proclame la patrie en danger. Le 14, on fête la Fédération, et le peuple en fait une formidable démonstration contre la royauté. De tous côtés des municipalités révolutionnaires envoient à l’Assemblée des adresses pour la forcer d’agir. Puisque le roi trahit, elles demandent la déchéance, ou la suspension de Louis XVI. Cependant, le mot « république » n’est pas encore prononcé : on incline plutôt vers la régence. Marseille fait exception, en demandant, dès le 27 juin, l’abolition de la royauté et en envoyant 500 volontaires qui arrivent à Paris en chantant « l’hymne marseillaise ». Brest et d’autres villes envoient aussi leurs volontaires. Les sections de Paris siègent en permanence, elles s’arment et organisent leurs bataillons. On sent que la révolution approche de son moment décisif.
Eh bien, que fait l’Assemblée ? Que font ces républicains bourgeois — les Girondins ?
Lorsqu’on lit à l’Assemblée l'adresse virile de Marseille, demandant que l’on prenne des mesures à la hauteur des événements, l’Assemblée presque entière proteste ! Et lorsque, le 27 juillet, Duhem demande que l’on discute la déchéance, sa proposition est reçue par des hurlements.
Marie-Antoinette ne se trompait certainement pas lorsqu’elle écrivait, le 7 juillet, à ses affidés à l’étranger, que les patriotes avaient peur, et voulaient négocier, — et c’est ce qui arriva en effet quelques jours plus tard.
Ceux qui étaient avec le peuple, dans les sections, se sentaient, sans doute, à la veille d’un grand coup. Les sections de Paris s’étaient déclarées en permanence, ainsi que plusieurs municipalités. Ne tenant aucun compte de la loi sur les citoyens passifs, elles admettaient ceux-ci à leurs délibérations et les armaient de piques. Évidemment, une grande insurrection se préparait.
Mais les Girondins, le parti des « hommes d’État » envoyaient en ce moment-là au roi, par l’intermédiaire de son valet de chambre Thierry, une lettre par laquelle ils lui annonçaient qu’une insurrection formidable se préparait, que la déchéance et quelque chose de plus terrible encore en serait peut-être le résultat ; qu’un seul moyen restait de conjurer cette catastrophe — et que ce moyen était… de rappeler au ministère, dans huit jours au plus tard, Roland, Servan et Clavière.
Certainement, ce n’étaient pas les douze millions promis à Brissot qui poussaient la Gironde à faire cette démarche. Ce n’était pas non plus, comme le pense Louis Blanc, l’ambition seule de conquérir le pouvoir. Non. La cause en était plus profonde. Le pamphlet de Brissot, À ses commettants, trahit nettement leur idée. C’était la peur d’une révolution populaire, qui toucherait aux propriétés, — la peur et le mépris du peuple, de la foule, des misérables en guenilles. La peur d’un régime, dans lequel la propriété et, plus que cela, l’éducation gouvernementale, « l’habileté aux affaires » perdraient les privilèges qu’elles avaient conféré jusqu’alors. La peur de se voir nivelés, réduits au niveau de la grande masse !
Cette peur paralysait les Girondins, comme elle paralyse aujourd’hui tous les partis qui occupent dans les parlements actuels la même position, plus ou moins gouvernementale, qu’occupaient alors les Girondins dans le parlement royaliste.
On comprend le désespoir qui s’empara alors des vrais patriotes, et que Marat exprima en ces lignes :
« Depuis trois ans, disait-il, nous nous agitons pour recouvrer notre liberté, et cependant nous en sommes plus éloignés que jamais.
« La Révolution a tourné contre le peuple. Pour la cour et ses suppôts, elle est un motif éternel de captation et de corruption ; pour les législateurs, une occasion de prévarications et de fourberies… Et déjà elle n’est pour les riches et les avares qu’une occasion de gains illicites, d’accaparements, de fraudes, de spoliations ; le peuple est ruiné, et la classe innombrable des indigents est placée entre la crainte de périr de misère et la nécessité de se vendre… Ne craignons pas de le redire, nous sommes plus loin de la liberté que jamais ; car non seulement nous sommes esclaves, mais nous le sommes légalement. »
Sur le théâtre de l’État, les décorations seules ont changé. Ce sont toujours les mêmes acteurs, les mêmes intrigues, les mêmes ressorts. « C’était fatal, continue Marat, puisque les classes inférieures de la nation sont seules à lutter contre les classes élevées. Au moment de l’insurrection, le peuple écrase bien tout par sa masse ; mais quelque avantage qu’il ait d’abord remporté, il finit par succomber devant les conjurés des classes supérieures, pleins de finesse, d’astuce, d’artifices. Les hommes instruits, aisés et intrigants des classes supérieures ont pris d’abord parti contre le despote ; mais ce n’a été que pour se tourner contre le peuple, après s’être entourés de sa confiance et s’être servis de ses forces pour se mettre à la place des ordres privilégiées qu’ils ont proscrits.
« Ainsi, continue Marat, — et ses paroles sont d’or, puisqu’on les dirait écrites aujourd’hui, au vingtième siècle, — ainsi la Révolution n’a été faite et soutenue que par les dernières classes de la société, par les ouvriers, les artisans, les détaillistes, les agriculteurs, par la plèbe, par ces infortunés que la richesse impudente appelle canaille et que l’insolence romaine appelait des prolétaires. Mais ce qu’on n’aurait jamais imaginé, c’est qu’elle s’est faite uniquement en faveur des petits propriétaires fonciers, des gens de loi, des suppôts de la chicane. »
Au lendemain de la prise de la Bastille, il eût été aisé aux représentants du peuple « de suspendre de toutes leurs fonctions le despote et ses agents », écrit plus loin Marat. « Mais pour cela il fallait qu’ils eussent les vues et des vertus. » Quant au peuple, au lieu de s’armer complètement, il souffrit qu’une partie seule des citoyens le fût (dans la garde nationale, composée de citoyens actifs). Et loin d’attaquer les ennemis de la Révolution sans délai, il a renoncé lui-même à ses avantages en se tenant sur la défensive.
« Aujourd’hui, dit Marat, après trois ans de discours éternels des sociétés patriotiques et un déluge d’écrits… le peuple est plus éloigné de sentir ce qu’il lui convient de faire pour résister à ses oppresseurs, qu’il ne l’était le premier jour de la Révolution. Alors il s’abandonnait à son instinct naturel, au simple bon sens qui lui avait fait trouver le vrai moyen de mettre à la raison ses implacables ennemis… Maintenant, le voilà enchaîné au nom des lois, tyrannisé au nom de la justice ; le voilà constitutionnellement esclave. »
On dirait que c’est écrit d’hier, si ce n’était tiré du n° 657 de l’Ami du Peuple.
Un découragement profond s’empare donc de Marat à la vue de la situation, et il ne voit qu’une issue : « quelques accès de fureur civique » de la part de la plèbe, comme aux 13 et 14 juillet, aux 5 et 6 octobre 1789. Le désespoir le ronge, jusqu’au jour où l’arrivée des fédérés, venus à Paris des départements, lui inspire la confiance.
Les chances de la contre-révolution étaient si grandes à ce moment (fin juillet 1792) que Louis XVI refusa net la proposition des Girondins. Les Prussiens ne marchaient-ils pas déjà sur Paris ? Lafayette, ainsi que Luckner, n’étaient-ils pas prêts à tourner leurs armées contre les Jacobins, contre Paris ? Et Lafayette jouissait d’une grande puissance dans le Nord. À Paris, il était l’idole des gardes nationales bourgeoises.
Le roi n’avait-il pas en effet toutes les raisons pour espérer ? Les jacobins n’osaient pas agir ; et lorsque Marat, le 18 juillet, après que la trahison de Lafayette et de Luckner devint connue (ils voulaient enlever le roi, le 16 juillet, et le mettre au centre de leurs armées), lorsque Marat proposa de prendre le roi comme otage de la nation contre l’invasion étrangère, — tous lui tournèrent le dos, le traitèrent de fou, et il n’y eut que les sans-culottes pour l’applaudir dans leurs taudis. Parce qu’il avait osé dire à ce moment ce qu’aujourd’hui nous savons être la vérité, parce qu’il osa dénoncer les complots du roi avec les étrangers, Marat se vit abandonné de tout le monde, — même de ces quelques patriotes jacobins sur lesquels, lui qu’on représente si soupçonneux, avait cependant compté. Ils lui refusèrent jusqu’à l’asile, lorsqu’on chercha à l’arrêter et qu’il frappa à leurs portes.
Quant à la Gironde, après que le roi eut refusé sa proposition, elle parlementait de nouveau avec lui, par l’intermédiaire du peintre Boze ; le 23 juillet, elle lui envoyait encore un nouveau message.
Quinze jours seulement séparaient Paris du 10 août. La France révolutionnaire rongeait son frein. Elle comprenait que le moment suprême d’agir était venu. Ou bien on porterait le coup de grâce à la royauté, ou bien la révolution resterait inachevée. Et on laisserait la royauté s’entourer de troupes, organiser le grand complot pour livrer Paris aux Allemands ! — Qui sait, pendant combien d’années à venir la royauté, légèrement rajeunie, mais toujours à peu près absolue, resterait sur le trône de la France ?
Eh bien ! à ce moment suprême, toute la préoccupation des politiciens est de se disputer entre eux, pour savoir aux mains de qui va échoir le pouvoir, s’il doit tomber des mains du roi ?
La Gironde le veut pour elle, pour la Commission des Douze qui deviendrait alors le pouvoir exécutif. Robespierre, de son côté, demande de nouvelles élections — une Assemblée renouvelée, une Convention, qui donnerait à la France une nouvelle constitution républicaine.
Quant à agir, quant à préparer la déchéance, personne n’y pense, sauf le peuple — certainement pas les Jacobins. Ce sont de nouveau les « inconnus », les favoris du peuple — Santerre, Fournier l’Américain, le Polonais Lazowski, Carra, Simon[85], Westermann (simple greffier à ce moment), dont quelques-uns appartenaient aussi au directoire secret des « fédérés » — qui se réunissent au Soleil d’Or pour comploter le siège du château et l’insurrection générale, avec le drapeau rouge en tête. Ce sont enfin les sections, — la plupart des sections de Paris et quelques-unes par-ci par-là dans le Nord, dans le département de Maine-et-Loire, à Marseille ; ce sont enfin les volontaires marseillais et brestois embauchés pour la cause révolutionnaire par le peuple de Paris. Le peuple, toujours le peuple !
— « Là (à l’Assemblée), on eût dit des légistes acharnés à disputailler sans cesse sous le fouet des maîtres…
« Ici (à l’Assemblée des sections), on posait les bases de la République », dit Chaumette.
XXXIII. LE 10 AOÛT ; SES CONSÉQUENCES IMMÉDIATES
Nous avons vu l’état de la France pendant l’été de 1792.
Depuis trois ans le pays était en pleine révolution, et le retour à l’ancien régime avait été rendu absolument impossible. Car, si le régime féodal, par exemple, existait encore de par la loi, les paysans ne le reconnaissaient plus dans la vie ; ils ne payaient plus les redevances ; ils s’emparaient des terres du clergé et des émigrés, ils reprenaient en maint endroit les terres qui avaient appartenu autrefois aux communes de village. Dans leurs municipalités villageoises, ils se considéraient comme les maîtres de leurs propres destinées.
De même pour les institutions de l’État. Tout l’échafaudage administratif, qui semblait si formidable sous l’ancien régime, s’était écroulé sous le souffle de la révolution populaire. Qui songeait encore à l’intendant, à la maréchaussée, aux juges du parlement ! La municipalité, surveillée par les sans-culottes, la Société populaire de l’endroit, l’assemblée primaire, les hommes à piques représentaient maintenant la force nouvelle de la France.
Tout l’aspect du pays, tout l’esprit des populations, — le langage, les mœurs, les idées, avaient été changés par la révolution. Une nouvelle nation était née, et, pour l’ensemble des conceptions politiques et sociales, elle différait du tout au tout de ce qu’elle avait été il y a à peine douze mois !
Et cependant l’ancien régime restait encore debout. La royauté existait toujours et représentait une force immense, autour de laquelle la contre-révolution ne demandait qu’à se rallier. On vivait sous le provisoire. Rendre à la royauté sa puissance d’autrefois, c’était évidemment un rêve insensé, auquel ne croyaient plus que les fanatiques de la Cour. Mais la force de la royauté pour le mal restait toujours immense. S’il lui était impossible de rétablir le régime féodal, — que de mal pouvait-elle faire tout de même aux paysans affranchis, si, reprenant le dessus, elle allait, dans chaque village, disputer aux paysans les terres et les libertés qu’ils avaient prises ! C’est d’ailleurs ce que le roi et bon nombre de Feuillants (monarchistes constitutionnels) se promettaient de faire dès que le parti de la Cour aurait eu raison de ceux qu’ils appelaient « les Jacobins ».
Quant à l’administration, nous avons vu que dans les deux-tiers des départements, et même dans Paris, l’administration départementale et celle des districts étaient contre le peuple, contre la Révolution ; elles se seraient accommodées de n’importe quel simulacre de constitution, pourvu que celle-ci permît aux bourgeois de partager le pouvoir avec la royauté et la Cour.
L’armée, commandée par des hommes comme Lafayette et Luckner, pouvaient être entraînée à chaque instant contre le peuple. Après le 20 juin, on vit en effet Lafayette quitter son camp et accourir à Paris, pour y offrir au roi l’appui de « son » armée contre le peuple, pour dissoudre les sociétés patriotiques, et faire un coup d’État en faveur de la Cour.
Et enfin, le régime féodal, nous l’avons vu, restait encore debout légalement, de par la loi. Si les paysans ne payaient plus les redevances féodales, — au yeux de la loi ce n’était qu’un abus, — que demain le roi regagne son autorité, et l’ancien régime viendra forcer les paysans à tout payer, tant qu’ils ne seront pas rachetés des griffes du passé, à tout restituer de ce qu’ils ont saisi ou même acheté de terres.
Il est évident que ce provisoire ne pouvait être toléré plus longtemps. On ne vit pas indéfiniment avec une épée suspendue sur sa tête. Et puis, le peuple, avec son instinct si juste, comprenait parfaitement que le roi était de connivence avec les Allemands qui marchaient sur Paris. À cette époque, on ne possédait pas encore la preuve écrite de sa trahison. La correspondance du roi et de Marie-Antoinette avec les Autrichiens n’était pas encore connue ; on ne savait pas au juste comment ces traîtres pressaient les Autrichiens et les Prussiens de marcher sur Paris, les tenaient au courant de tous les mouvements des troupes françaises, leur transmettaient immédiatement tous les secrets militaires et livraient la France à l’invasion. On n’apprit tout cela, et encore assez vaguement, qu’après la prise des Tuileries, lorsqu’on saisit, dans une armoire secrète faite pour le roi par le serrurier Gamain, les papiers du roi. Mais on ne cache pas facilement une trahison, et par mille indices, que les hommes et les femmes du peuple savent si bien saisir, on comprenait que la Cour avait fait un pacte avec les Allemands, qu’elle les avait appelés en France.
L’idée se fit donc dans quelques provinces et dans Paris qu’il fallait frapper le grand coup contre les Tuileries : que l’ancien régime resterait toujours une menace pour la France, tant que la déchéance du roi ne serait pas prononcée.
Mais pour cela, il fallait faire — comme on avait fait aux approches du 14 juillet 1789 — un appel au peuple de Paris, aux « hommes à piques ». Or, c’est précisément ce que la bourgeoisie ne voulait pas, ce qu’elle craignait le plus. On trouve, en effet, dans les écrits de cette époque, une sorte de terreur des hommes à piques. Allait-on les revoir de nouveau, ces hommes si terribles pour les riches !
Si cette peur du peuple n’eût été partagée que par les rentiers ! Mais les hommes politiques avaient les mêmes frayeurs, et Robespierre, jusqu’en juin 1792, s’opposa aussi à l’appel au peuple. « Le renversement de la Constitution en ce moment, disait-il, ne peut qu’allumer la guerre civile, qui conduira à l’anarchie et au despotisme. » Si le roi est renversé, il ne croit pas à la possibilité d’une république. « Quoi ! s’écrie-t-il, c’est au milieu de tant de divisions fatales, que l’on veut nous laisser tout à coup sans Constitution, sans lois ! » La République serait, à son avis, « la volonté arbitraire du petit nombre » (lisez, des Girondins) : « Voilà, dit-il, le but de toutes ces intrigues qui nous agitent depuis longtemps » ; et, pour les déjouer, il préfère retenir le roi et toutes les intrigues de la Cour ! C’est ainsi qu’il parlait en juin, deux mois à peine avant le 10 août ! De peur qu’un autre parti ne s’empare du mouvement, il préfère garder le roi : il s’oppose à l’insurrection.
Il fallut l’échec de la démonstration du 20 juin et la réaction qui la suivit ; il fallut le coup de tête de Lafayette arrivant à Paris et s’offrant, avec son armée, pour un coup d’État royaliste ; il fallut que les Allemands se décidassent à marcher sur Paris « pour délivrer le roi et punir les Jacobins » ; il fallut que la Cour activât ses préparatifs militaires pour livrer bataille à Paris. Il fallut tout cela pour décider les « chefs d’opinion » révolutionnaires à faire appel au peuple, afin de tenter un coup final sur les Tuileries.
Mais une fois ceci décidé, le reste fut fait par le peuple lui-même.
Il est certain qu’il y eut un entente préalable entre Danton, Robespierre, Marat, Robert et d’autres. Robespierre haïssait tout dans Marat, sa fougue révolutionnaire, qu’il appelait exagération, sa haine des riches, sa méfiance absolue des politiciens, — tout, jusqu’au costume pauvre et sale de l’homme qui, dès le début de la Révolution, s’était mis à la nourriture du peuple, — le pain et l’eau, — pour se vouer entièrement à la cause populaire. Et cependant l’élégant et correct Robespierre, ainsi que Danton, vinrent vers Marat et les siens, vers les hommes d’action des sections, de la Commune, pour s’entendre avec eux sur les moyens de soulever encore une fois le peuple, comme au 14 juillet, — cette fois-ci pour donner l’assaut définitif à la royauté. Ils finirent par comprendre que si le provisoire durait encore, la Révolution allait sombrer avant d’avoir rien achevé de définitif.
Ou bien on ferait appel au peuple, et alors on lui laisserait pleine liberté de frapper ses ennemis comme il l’entendait, et d’imposer ce qu’il pourrait imposer aux riches en frappant leur propriétés. Ou bien la royauté l’emportait dans la lutte, et c’était le triomphe de la contre-révolution, la destruction du peu que l’on avait obtenu dans le sens de l’égalité. C’était, dès 1792, la terreur blanche de 1794.
Ainsi il y eut entente entre un certain nombre de Jacobins avancés (ils siégèrent même dans un local séparé) et ceux qui, dans le peuple, voulaient frapper le grand coup contre les Tuileries. Mais du moment où cette entente fut faite, du moment où les « chefs d’opinion » — les Robespierre et les Danton — promirent de ne plus s’opposer au mouvement populaire, mais de le soutenir, le reste fut laissé au peuple, qui comprend mieux que les chefs de partis, la nécessité d’une entente préalable, lorsque la révolution est sur le point de frapper un coup décisif.
L’accord une fois fait, la communauté d’idées établie, le peuple, le Grand Inconnu, se mit alors à préparer l’insurrection, et il créa spontanément, pour les besoins du moment, l’espèce d’organisation sectionnaire qui fut jugée utile pour donner au mouvement la cohésion nécessaire. Pour les détails on s’en remit à l’esprit organisateur du peuple des faubourgs ; et lorsque le soleil se leva sur Paris le 10 août, personne n’aurait encore pu prédire comment finirait cette grande journée. Les deux bataillons de fédérés venus de Marseille et de Brest, bien organisés et armés, ne comptaient qu’un millier d’hommes, et personne, excepté ceux qui avaient travaillé les jours et les nuits précédentes dans la fournaise ardente des faubourgs, n’aurait pu dire si les faubourgs se lèveraient en masse, ou non.
— « Et les meneurs habituels, où étaient-ils ? que faisaient-ils » demande Louis Blanc. — Et il répond : « Rien n’indique quelle fut dans cette nuit suprême l’action de Robespierre, ni s’il en exerça une quelconque. » Danton, non plus, ne semble pas avoir pris une part active, ni aux préparatifs du soulèvement, ni au combat même du 10 août.
Il est évident que, du moment que le mouvement fut décidé, le peuple n’avait plus besoin des hommes politiques. Ce qu’il fallait, c’était préparer les armes, les distribuer à chaque bataillon, former la colonne dans chaque rue des faubourgs. Pour cela, les hommes politiques n’auraient été qu’un encombrement — et on leur dit d’aller se coucher, pendant que le mouvement s’organisait définitivement dans la nuit du 9 au 10 août. C’est ce que fit Danton. Il dormit paisiblement : on le sait par le journal de Lucile Desmoulins.
Des hommes nouveaux, des « inconnus », tout comme au mouvement de 18 mars 1871, surgirent ces jours-là, lorsqu’un nouveau Conseil général, — la Commune révolutionnaire du 10 août, — fut nommé par les sections. Prenant le droit en ses mains, chaque section nomma trois commissaires, « pour sauver la patrie », et le choix du peuple ne tomba, nous disent les historiens, que sur des hommes obscurs. L’« enragé » Hébert en était — cela va sans dire ; mais on n’y trouve d’abord ni Marat ni Danton[86].
C’est ainsi qu’une nouvelle « Commune » — la Commune insurrectionnelle — surgit du sein du peuple et s’empara de la direction du soulèvement. Et nous allons la voir exercer une influence puissante sur toute la marche des événements suivants, dominer la convention et pousser la Montagne à l’action révolutionnaire, afin d’assurer, au moins, les conquêtes déjà faites par la Révolution.
Il serait inutile de raconter ici la journée du 10 août. Le côté dramatique de la Révolution est ce qu’il y a de mieux chez les historiens, et l’on trouve chez Michelet, chez Louis Blanc, d’excellentes descriptions des événements. Aussi bornons-nous à en rappeler les principaux.
Depuis que Marseille s’était nettement prononcé pour la déchéance du roi, les pétitions et les adresses pour la déchéance venaient en nombre à l’Assemblée. À Paris, quarante-deux sections s’étaient prononcées dans ce sens.
Pétion était même venu, le 4 août, exposer ce vœu des sections à la barre de l’Assemblée. Quant aux politiciens de l’Assemblée nationale, ils ne se rendaient nullement compte de la gravité de la situation ; et alors que dans des lettres, écrites de Paris (par madame Jullien) le 7 et 8 août, on lit ceci : « Il se prépare un orage terrible sur l’horizon », « dans ce moment, l’horizon se charge de vapeurs qui doivent produire une explosion terrible », — l’Assemblée, dans sa séance du huit, prononçait l’absolution de Lafayette, comme si aucun mouvement de haine contre la royauté ne s’était produit.
Pendant ce temps-là, le peuple de Paris se préparait à une bataille décisive. Cependant, les comités insurrectionnels avaient le bon sens de ne pas fixer d’avance une date au soulèvement. Ils se bornaient à sonder l’état variable des esprits, en essayant de le relever, et ils guettaient le moment où l’on pourrait lancer l’appel aux armes. Ainsi on essaya, paraît-il, de provoquer un mouvement le 26 juin, à la suite d’un banquet populaire donné sur les ruines de la Bastille, et auquel tout le faubourg avait pris part, en apportant tables et provisions (Mortimer Ternaux, Terreur, II, 130). On essaya un autre soulèvement le 30 juillet, mais il ne réussit pas, non plus.
Les préparatifs à l’insurrection, mal secondés par les « chefs d’opinion » politiques, auraient peut-être traîné en longueur ; mais les complots de la Cour vinrent précipiter les événements. Avec l’aide des courtisans qui juraient de mourir pour le roi, avec quelques bataillons de garde nationale restés fidèles à la Cour, et les Suisses, les royalistes se croyaient sûrs de la victoire. Ils avaient fixé le 10 août pour leur coup d’État : « C’était le jour fixé pour la contre-révolution », lit-on dans des lettres de l’époque, « le lendemain devait voir tous les jacobins du royaume noyés dans leur sang. »
Alors, dans la nuit du 9 au 10, au coup de minuit, le tocsin sonna dans Paris. Cependant, d’abord, « il ne rendait pas », et il fut même question à la Commune de contremander l’insurrection. À sept heures du matin, certains quartiers étaient encore tout à fait tranquilles. Au fond, il paraît que le peuple de Paris, avec son admirable instinct révolutionnaire, refusait d’engager, dans l’obscurité, un conflit avec les troupes royalistes qui aurait pu finir par une débandade.
Entre temps, la Commune insurrectionnelle avait pris, dans la nuit, possession de l’Hôtel de Ville, et la Commune légale s’était éclipsée devant la nouvelle force révolutionnaire qui immédiatement, donna de l’élan au mouvement.
Vers sept heures du matin, des hommes à piques, guidés par des fédérés marseillais, furent les premiers à déboucher sur la place du Carrousel.
Une heure plus tard, on vit la masse du peuple s’ébranler, et, au palais, on vint dire au roi que « tout Paris » marchait sur les Tuileries.
C’était en effet tout Paris, mais surtout le tout Paris des pauvres, soutenu par les gardes nationaux des quartiers ouvriers et artisans.
C’est alors, vers huit heures et demie, que le roi, hanté par le frais souvenir du 20 juin, et craignant d’être tué par le peuple, quitta les Tuileries. Il alla se réfugier à l’Assemblée, tout en laissant ses fidèles défendre le château et massacrer les assaillants. Mais, le roi parti, des bataillons entiers de la garde nationale bourgeoise des quartiers riches se dispersèrent, sans perdre de temps, pour ne pas se trouver en face du peuple révolté.
Les masses compactes du peuple envahirent alors les abords des Tuileries, et leur avant-garde, encouragés par les Suisses qui jetaient leurs cartouches par les fenêtres, avait pénétré dans une des cours du palais. Mais alors que d’autres Suisses, commandés par des officiers de la Cour et postés sur le grand escalier d’entrée, firent feu sur le peuple, entassant plus de quatre cents cadavres au bas de l’escalier.
Cela décida de l’issue de la journée. Aux cris de : Trahison ! Mort au roi ! Mort à l’Autrichienne ! le peuple de Paris courut de tous côtés aux Tuileries ; les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau s’y rendirent en masse, et bientôt les Suisses, furieusement assaillis par le peuple, furent désarmés ou massacrés.
Faut-il rappeler que même à ce moment suprême l’Assemblée resta indécise, ne sachant que faire ? Elle n’agit que lorsque le peuple armé fit irruption dans la salle des séances, menaçant de massacrer là le roi et sa famille, ainsi que les députés qui n’osaient pas prononcer la déchéance. Même après que les Tuileries étaient prises et lorsque la royauté n’existait déjà plus de fait, les Girondins qui, auparavant, aimaient tant à parler de République, n’osèrent encore rien entreprendre de décisif. Vergniaud n’osa demander que la suspension provisoire du chef du pouvoir exécutif, qui serait désormais installé au Luxembourg.
Ce ne fut que deux ou trois jours après que la Commune révolutionnaire transféra Louis XVI et sa famille dans la tour du Temple, et se chargea de le tenir là, prisonnier du peuple.
La royauté était ainsi abolie de fait. Désormais la Révolution pouvait pendant quelque temps se développer, sans craindre d’être arrêtée soudain dans sa marche par un coup d’État royaliste, par le massacre des révolutionnaires et par l’établissement de la terreur blanche.
Pour les politiciens, l’intérêt principal du 10 août est dans le coup qu’il porta à la royauté. Pour le peuple, il fut surtout dans l’abolition de cette force qui s’opposait à l’exécution des décrets contre les droits féodaux, contre les émigrés et contre les prêtres, et qui appelait en même temps l’invasion allemande ; il fut dans le triomphe des révolutionnaires populaires, — du peuple, — qui maintenant pouvait pousser la Révolution en avant, dans le sens de l’Égalité, — ce rêve et ce but des masses. Aussi, au lendemain même du 10 août, l’Assemblée législative, si pusillanime et si réactionnaire, lançait déjà, sous la pression du dehors, quelques décrets qui faisaient faire un pas en avant à la Révolution.
Tout prêtre non assermenté — disaient ces décrets, qui, dans un délai de quinze jours, n’aura pas juré d’obéir à la Constitution, et sera pris après cela sur le territoire français, sera transporté à Cayenne.
Tous les biens des émigrés, en France et dans les colonies, sont séquestrés. Tous seront mis en vente, par petits lots.
Toute distinction entre citoyens passifs (les pauvres) et citoyens actifs (ceux qui possèdent) est abolie. Tous deviennent électeurs à 21 ans, et éligibles à 25 ans.
Quant aux droits féodaux, nous avons vu que la Constituante avait fait, le 15 mars 1790, un décret abominable par lequel toutes les redevances féodales étaient présumées représenter le prix d’une certaine concession de terrain, faite un jour par le propriétaire à son tenancier (ce qui était faux), et, comme telles, toutes devaient être payées, tant qu’elles ne seraient pas rachetées par le paysan. Ce décret, en confondant ainsi les redevances personnelles (issues du servage) avec les redevances foncières (issues du bail), abolissait de fait l’arrêté du 4 août 1789 qui avait déclaré les redevances personnelles abolies. Par le décret du 15 mars 1790, ces redevances renaissaient sous la fiction qui les représentait comme attachées à la terre. C’est ce que Couthon avait bien fait ressortir dans son rapport, lu à l’Assemblée le 29 février 1792.
Maintenant, le 14 juin 1792, — c’est-à-dire aux approches du 20 juin, lorsqu’il fallait se concilier le peuple, — les gauches, profitant de l’absence accidentelle d’un certain nombre de membres des droites, abolirent sans indemnité quelques droits féodaux personnels, notamment les droits casuels (ce que le seigneur prélevait en cas de legs, de mariage, sur le pressoir, le moulin, etc.)
Après trois ans de Révolution, il fallut ainsi un coup de Jarnac pour obtenir de l’Assemblée l’abolition de ces droits odieux !
Au fond, ce décret même n’abolissait pas encore tout-à-fait les redevances casuelles. Dans certains cas, il fallait toujours les racheter ; — mais, passons outre.
Quant aux droits annuels, — tels que le cens, la censive, le champart, que les paysans avaient à payer en plus des rentes foncières et qui représentaient aussi un reste de l’ancienne servitude, ils restaient en vigueur !
Mais voici que le peuple a marché sur les Tuileries ; voici le roi détrôné et emprisonné par la Commune révolutionnaire. Et dès que cette nouvelle se répand dans les villages, les pétitions des paysans affluent à l’Assemblée pour lui demander l’abolition entière des droits féodaux.
Alors, l’Assemblée — on était à la veille du 2 septembre, et on sait que l’attitude du peuple de Paris n’était nullement rassurante à l’égard des législateurs bourgeois — alors l’Assemblée se décide à faire encore quelques pas en avant (décrets du 16 et du 25 août 1792).
Toute poursuite pour les droits féodaux non payés est suspendue — c’est quelque chose !
Les droits féodaux et seigneuriaux de toute espèce, qui ne sont pas le prix d’une concession foncière primitive, sont supprimés sans indemnité.
Et (décret du 20 août) il est permis de racheter séparément, soit les droits casuels, soit les droits annuels qui seront justifiés par la présentation du titre primitif de la concession de fonds.
Mais tout cela — seulement dans le cas d’un nouvel achat par un nouvel acquéreur !
L’abolition des poursuites représentait, sans doute, un grand pas en avant. Mais les droits féodaux restaient toujours. Toujours il fallait les racheter. Seulement la nouvelle loi ajoutait à la confusion, et on pouvait désormais ne rien payer et ne rien racheter. C’est ce que les paysans ne manquèrent pas de faire, en attendant quelque nouvelle victoire du peuple et quelque nouvelle concession de la part des gouvernants.
En même temps toutes les dîmes et prestations (travail gratuit) qui provenaient du servage — de la mainmorte — étaient supprimées sans indemnité. C’était encore quelque chose de gagné : si l’Assemblée protégeait les seigneurs et les acquéreurs bourgeois, elle livrait, du moins, les prêtres, depuis que le roi n’était plus là pour les protéger.
Mais, du coup, cette même Assemblée prenait une mesure qui, si elle avait été appliquée, aurait soulevé toute la France paysanne contre la République. La Législative abolissait la solidarité pour les paiements qui existait dans les communes paysannes[87], et en même temps elle ordonnait la division des biens communaux entre les citoyens (proposition de François de Neufchâteau). Il paraît cependant que ce décret, exprimé en quelques lignes dans des termes très vagues, — une déclaration de principe plutôt qu’un décret — ne fut jamais pris au sérieux. Son application se serait heurtée d’ailleurs à de telles difficultés qu’il resta lettre morte ; et quand la question fut soulevée de nouveau, la Législative, qui arrivait déjà à son terme, se sépara sans rien décider.
En ce qui concerne les biens des émigrés, il fut ordonné de les mettre en vente en petits lots, de deux, trois, ou au plus quatre arpents. Et cette vente devait être faite « par bail, à rente en argent », toujours rachetable. C’est-à-dire que celui qui n’avait pas l’argent pouvait acheter tout de même, à condition de payer un bail perpétuel, qu’il pourrait racheter un jour. C’était avantageux, évidemment, pour les paysans pauvres. Mais on comprend que sur place toutes sortes de difficultés furent faites aux petits acheteurs. Les gros bourgeois préféraient acheter les biens des émigrés en gros, pour les revendre plus tard au détail.
Enfin — et c’est encore très typique — Mailhe profita de l’état des esprits pour proposer une mesure vraiment révolutionnaire, qui reviendra plus tard, après la chute des Girondins. Il demanda que l’on cassât les effets de l’ordonnance de 1669, et que l’on forçât les seigneurs à rendre aux communes villageoises les terres qui leur avaient été enlevées à la suite de cette ordonnance. Sa proposition, cela va sans dire, ne fut pas votée ; il fallait pour cela une nouvelle révolution.
Ainsi donc, voici les résultats du 10 août :
La royauté est abattue, et maintenant il serait possible à la Révolution d’ouvrir une nouvelle page dans le sens égalitaire, si l’Assemblée et les gouvernants en général ne s’y opposaient pas.
Le roi et sa famille sont en prison. Une nouvelle Assemblée, la convention, est convoquée. Les élections se feront au suffrage universel, mais toujours à deux degrés.
On prend quelques mesures contre les prêtres qui refusent de reconnaître la Constitution, et contre les émigrés.
On ordonne de mettre en vente les biens des émigrés, séquestrés en vertu du décret du 30 mars 1792.
La guerre contre les envahisseurs va être poussée avec vigueur par les volontaires sans-culottes.
Mais la grande question — que fera-t-on du roi-traître ? — et cette autre grande question, qui agite quinze millions de paysans, — la question des droits féodaux, restent toujours en suspens. Il faut toujours racheter es droits pour s’en défaire. Et la nouvelle loi concernant le partage des terres communales jette l’effroi dans les villages.
C’est sur cela que la Législative se sépare, après avoir tout fait pour empêcher la Révolution de se développer normalement et d’aboutir à l’abolition de ces deux héritages du passé : la royauté et les droits féodaux.
Mais à côté de l’Assemblée législative a grandi, depuis le 10 août, un nouveau pouvoir, la Commune de Paris, qui prend en ses mains l’initiative révolutionnaire et va la garder, nous allons le voir, pendant près de deux ans.
XXXIV. L’INTERRÈGNE — LES TRAHISONS
Le peuple de Paris pleurait ses morts et demandait à grands cris justice et punition de ceux qui avaient provoqué le massacre autour des Tuileries.
Onze cents hommes, dit Michelet, trois mille selon la rumeur publique, avaient été tués par les défenseurs du château. C’étaient surtout des hommes à piques, la gent très pauvre des faubourgs, qui avaient souffert. Ils se ruaient en masse sur les Tuileries et tombaient sous les balles des Suisses et des nobles, qui étaient protégés par les fortes murailles.
Des tombereaux remplis de cadavres se dirigeaient vers les faubourgs, dit Michelet, et là, on étalait les morts, afin qu’ils pussent être reconnus. La foule les entourait, et les cris de vengeance des hommes se mêlaient aux sanglots des femmes.
Dans la soirée du 10 août, et le lendemain, la fureur populaire se porta surtout sur les Suisses. Des Suisses n’avaient-ils pas jeté leurs cartouches par les fenêtres, invitant la foule à entrer dans le palais ? Le peuple ne cherchait-il pas à fraterniser avec les Suisses postés sur le grand escalier d’entrée, lorsque ceux-ci ouvrirent à bout portant un feu nourri et meurtrier sur la foule ? Bientôt le peuple comprit cependant qu’il fallait frapper bien plus haut si l’on voulait atteindre les instigateurs du massacre. Il fallait frapper le roi, la reine, « le comité autrichien » des Tuileries.
Or, c’était précisément le roi, la reine et leurs fidèles que l’Assemblée couvrait de son autorité. Il est vrai que le roi, la reine, leurs enfants et les familières de Marie-Antoinette étaient enfermés dans la tour du Temple. La Commune avait obtenu de l’Assemblée leur transfert dans cette tour, en déclinant toute responsabilité s’ils restaient au Luxembourg. Mais au fond, il n’y avait rien de fait. Il n’y eut rien de fait jusqu’au 4 septembre.
Le 10 août, l’Assemblée s’était refusée même à proclamer la déchéance de Louis XVI. Sous l’inspiration des Girondins, elle n’avait fait proclamer que la suspension de Louis XVI, et elle s’était empressée de nommer un gouverneur au Dauphin. Et maintenant, les Allemands, entrés en France, le 19, au nombre de 130,000 hommes, marchaient sur Paris pour abolir la constitution, rétablir le roi dans son pouvoir absolu, annuler tous les décrets des deux assemblées, et mettre à mort « les jacobins », c’est-à-dire tous les révolutionnaires.
On comprend aisément l’état d’esprit qui devait régner dans ces conditions à Paris ; sous des extérieurs de tranquillité, une sombre agitation s’emparait des faubourgs, qui, après leur victoire sur les Tuileries, si chèrement payée, se sentaient trahis, par l’Assemblée et même par les « chefs d’opinion » révolutionnaires qui, eux aussi, hésitaient de se prononcer contre le roi et la royauté.
Chaque jour, de nouvelles preuves étaient apportées à la tribune de l’Assemblée, aux séances de la Commune, dans la presse, du complot qui avait été ourdi aux Tuileries avant le 10 août et qui continuait à Paris et dans les provinces. Mais rien n’était fait pour frapper les coupables ou pour les empêcher de renouer la trame de leurs complots.
Chaque jour les nouvelles de la frontière devenaient de plus en plus inquiétantes. Les places étaient dégarnies, rien n’avait été fait pour arrêter l’ennemi. Il était évident que les faibles contingents français, commandés par des généraux douteux, ne sauraient jamais arrêter les armées allemandes, deux fois plus fortes en nombre, aguerries, et dont les généraux jouissaient de la confiance de leurs soldats. On escomptait déjà, entre royalistes, le jour, l’heure, où l’invasion frapperait aux portes de Paris.
La masse de la population comprenait le danger. Tout ce qu’il y avait de jeune, de fort, d’enthousiaste, de républicain dans Paris, courait s’enrôler pour partir vers la frontière. L’enthousiasme montait jusqu’à l’héroïsme. L’argent, les dons patriotiques pleuvaient dans les bureaux d’enrôlement.
Mais à quoi bon tous ces dévouements, lorsque chaque jour apporte la nouvelle de quelque nouvelle trahison, que toutes ces trahisons viennent se rattacher au roi et à la reine, qui, au fond du Temple, continuent à diriger les complots ? Malgré la sévère surveillance de la Commune, Marie-Antoinette ne sait-elle pas tout ce qui se passe au dehors ? Elle est renseignée sur chaque pas des armées allemandes ; et lorsque des ouvriers viennent mettre des grilles aux fenêtres du Temple : « À quoi bon ! », leur dit-elle, « dans huit jours nous ne serons plus ici. » En effet, c’est entre le 5 et le 6 septembre que les royalistes attendaient l’entrée de quatre-vingt mille Prussiens dans Paris.
À quoi bon s’armer, courir aux frontières, lorsque l’Assemblée législative et le parti qui est au pouvoir sont des ennemis déclarés de la République ? Ils font tout pour maintenir la royauté. En effet, quinze jours avant le 10 août, le 24 juillet, Brissot n’a-t-il pas parlé contre les Cordeliers qui voulaient la République ? N’a-t-il pas demandé qu’ils fussent frappés par le glaive de la loi[88] ? Et maintenant, après le 10 août, le club des Jacobins, qui est le rendez-vous de la bourgeoisie aisée, ne garde-t-il pas — jusqu’au 27 août — le silence sur la grande question qui passionne le peuple : La royauté, appuyée par les baïonnettes allemandes, sera-t-elle maintenue, oui ou non ?
L’impuissance des gouvernants, la pusillanimité des « chefs d’opinion » à cette heure de danger, poussaient nécessairement le peuple au désespoir. Et il faut, en lisant les journaux de l’époque, les mémoires et les lettres privées, revivre soi-même les diverses émotions vécues à Paris depuis la déclaration de la guerre, pour apprécier la profondeur de ce désespoir. C’est pourquoi nous allons récapituler brièvement les principaux faits.
Au moment où la guerre était déclarée, on portait encore Lafayette aux nues, surtout dans les milieux bourgeois. On se réjouissait de le voir à la tête d’une armée. Il est vrai qu’après le massacre du Champ de Mars, on avait conçu déjà des doutes à son égard, et Chabot s’en était fait l’écho à l’Assemblée, au commencement de juin 1792. Mais l’Assemblée traita Chabot de désorganisateur, de traître, et le réduisit au silence.
Cependant, voilà que le 18 juin l’Assemblée recevait de Lafayette sa fameuse lettre dans laquelle il dénonçait les Jacobins et demandait la suppression de tous les clubs. Cette lettre, arrivant quelques jours après que le roi eut renvoyé le ministère girondin (le ministère jacobin comme on disait alors), la coïncidence donnait à réfléchir. Néanmoins, l’Assemblée passa outre, en jetant un doute sur l’authenticité de la lettre ; sur quoi le peuple se demanda, évidemment, si l’Assemblée n’était pas de connivence avec Lafayette ?
Malgré tout, l’effervescence grandissait toujours, et le peuple se leva enfin, le 20 juin. Admirablement organisé par les sections, il envahit les Tuileries. Tout se passa, nous l’avons vu, assez modestement ; mais la bourgeoisie fut saisie de terreur, et l’Assemblée se jeta dans les bras de la réaction en lançant un décret contre les rassemblements. Là-dessus, le 23, arrive Lafayette : il se rend à l’Assemblée, où il reconnaît et réclame sa lettre du 18 juin. Il blâme en termes violents le 20 juin. Il dénonce les « Jacobins » avec encore plus d’acrimonie. Luckner, commandant d’une autre armée, se joint à Lafayette pour blâmer le 20 juin et témoigner de sa fidélité au roi. Après quoi, Lafayette se promène dans Paris, « avec six ou huit officiers de l’armée parisienne qui entourent sa voiture[89]. » On sait aujourd’hui pourquoi il était venu à Paris. C’était pour persuader le roi de se laisser enlever, et de le mettre sous la protection de l’armée. Aujourd’hui, nous en avons la certitude ; mais alors on commençait déjà à se méfier du général. Un rapport fut même présenté à l’Assemblée, le 6 août, demandant sa mise en accusation ; sur quoi la majorité vota pour le disculper. Que devait en penser le peuple ?[90]
« Mon Dieu, mon ami, que tout va mal ! » écrivait madame Jullien le 30 juin 1793, à son mari. « Car, remarquez que la conduite de l’Assemblée irrite tellement la masse que, quand il plaira à Louis XVI, de prendre le fouet de Louis XIV pour chasser ce débile parlement, on criera bravo de tous côtés, dans de bien différents sentiments, il est vrai ; mais qu’importe aux tyrans, pourvu que l’accord favorise leurs desseins ! L’aristocratie bourgeoise est dans le délire, le peuple dans l’abattement du désespoir, aussi les orages couvent. » (p. 164.)
Qu’on rapproche ces mots de deux de Chaumette cités plus haut ; et l’on comprendra que pour l’élément révolutionnaire de la population parisienne, l’Assemblée devait représenter un boulet attaché aux pieds de la Révolution[91].
Cependant on arrive au 10 août. Le peuple de Paris, dans ses sections, s’empare du mouvement. Il nomme révolutionnairement son Conseil de la Commune pour donner de l’ensemble au soulèvement. Il chasse le roi des Tuileries, se rend maître, de haute lutte, du château, et la Commune enferme le roi dans la tour du Temple. Mais l’Assemblée législative reste, et elle devient bientôt le centre de ralliement des éléments royalistes.
Les bourgeois propriétaires perçoivent du coup la nouvelle tournure populaire, égalitaire, prise par le soulèvement, et ils se cramponnent d’autant plus à la royauté. Mille plans sont mis alors en circulation pour décerner la couronne, soit au Dauphin (c’eût été fait si la régence de Marie-Antoinette n’eût inspiré tant de dégoût), soit à tout autre prétendant, français ou étranger. Il se produit, comme après la fuite de Varennes, une recrudescence de sentiments favorables à la royauté, et, alors que le peuple demande à hauts cris que l’on se prononce nettement contre la royauté, l’Assemblée, comme toute assemblée de politiciens parlementaires, dans l’incertitude du régime qui prendra le dessus, se garde bien de se compromettre. Elle penche plutôt pour la royauté et cherche à couvrir les crimes passés de Louis XVI. Elle s’oppose à ce qu’ils soient mis à nu par des poursuites sérieuses contre ses complices.
Il faut que la Commune menace de faire sonner le tocsin, et que les sections viennent parler d’un massacre en masse des royalistes[92], pour que l’Assemblée se décide à céder. Elle ordonne enfin, le 17 août, la formation d’un tribunal criminel, composé de huit juges et de huit jurés, qui seront élus par des représentants des sections. Et encore cherche-t-elle à limiter les attributions de ce tribunal. Il ne devra pas chercher à approfondir la conspiration qui se faisait aux Tuileries avant le 10 août : il se bornera à rechercher les responsabilités pendant la journée du Dix.
Cependant les preuves du complot abondent ; elles se précisent chaque jour. Dans les papiers trouvés après la prise des Tuileries, dans le secrétaire de Montmorin, intendant de la liste civile, il s’est rencontré bien des pièces compromettantes. Il y a, entre autres, une lettre des princes, prouvant qu’ils agissaient d’accord avec Louis XVI, lorsqu’il lançaient les armées autrichiennes et prussiennes sur la France et organisaient un corps de cavalerie d’émigrés, qui marchait avec ces armées sur Paris. Il y a une longue liste de brochures et de libelles dirigés contre l’Assemblée nationale et les Jacobins, libelles payés par la liste civile, y compris ceux qui cherchaient à provoquer une rixe lors de l’arrivée des Marseillais, et qui invitaient la garde nationale à les égorger[93]. Il y a enfin la preuve que la minorité « constitutionnelle » de l’Assemblée avait promis de suivre le roi, au cas où il quitterait Paris, sans toutefois dépasser la distance prescrite par la Constitution. Il y a bien d’autres choses encore, mais on les cache, de peur que la fureur populaire ne se porte sur le Temple. Peut-être aussi sur l’Assemblée ? demanderons-nous.
Enfin, les trahisons, depuis longtemps prévues, éclatent dans l’armée. Le 22 août, on apprend celle de Lafayette. Il a essayé d’entraîner son armée et de la faire marcher sur Paris. Au fond, son plan était déjà fait deux mois auparavant, lorsqu’il était venu tâter le terrain à Paris après le 20 juin. Maintenant, il a jeté le masque. Il a fait arrêter les trois commissaires que l’Assemblée lui avait envoyés pour lui annoncer la révolution du 10 août, et Luckner, le vieux renard, a approuvé sa conduite. Heureusement l’armée de Lafayette n’a pas suivi son général, et le 19, accompagné de son état-major, il a dû passer la frontière, espérant gagner la Hollande. Tombé aux mains des Autrichiens, il a été envoyé par eux en prison et traité très durement — ce qui fait prévoir comment les Autrichiens se proposent de traiter les révolutionnaires qui auront le malheur de tomber en leur pouvoir. Les officiers municipaux patriotes qu’ils ont pu saisir ont été exécutés sur-le-champ, comme des rebelles, et à quelques-uns, les hulans ont coupé les oreilles pour les leur clouer sur le front.
Le lendemain on apprend que Longwy, investi le 20, s’est rendu aussitôt, et dans les papiers du commandant, Lavergne, on a trouvé une lettre contenant des offres de trahison de la part de Louis XVI et du duc de Brunswick.
À moins d’un miracle, il n’y a plus à compter sur l’armée.
Quant à Paris même, il est plein de « noirs » (c’est ainsi qu’on désignait alors ceux qui s’appelèrent plus tard les « blancs »). Une foule d’émigrés sont rentrés, et souvent on reconnaît le militaire sous la soutane d’un prêtre. Toutes sortes de complots, dont le peuple, qui surveille la prison royale avec anxiété, saisit bien les indices, se trament autour du Temple. On veut mettre le roi et la reine en liberté, soit par une évasion, soit par un coup de force. Les royalistes préparent un soulèvement général pour le jour — le 5 ou le 6 septembre — où les Prussiens seront dans la banlieue de Paris. Ils ne s’en cachent même pas. Les sept cents Suisses restés à Paris serviront de cadres militaires pour le soulèvement. Ils marcheront sur le Temple, mettront le roi en liberté et le placeront à la tête du soulèvement. Toutes les prisons seront ouvertes, et les prisonniers seront lancés pour piller la cité et ajouter ainsi à la confusion, pendant que le feu sera mis à Paris[94].
Telle était, du moins, la rumeur publique, entretenue par les royalistes eux-mêmes. Et lorsque Kersaint lut à l’Assemblée, le 28 août, le rapport sur la journée du Dix Août, ce rapport confirma la rumeur. Au dire d’un contemporain, il « fit frissonner », « tant les filets étaient bien tendus » autour des révolutionnaires. Et encore, toute la vérité n’y était pas dite.
Au milieu de toutes ces difficultés, il n’y avait que la Commune et les sections, dont l’activité répondît à la gravité du moment. Elles seules, secondées par le club des Cordeliers, agissaient en vue de soulever le peuple et d’obtenir de lui un effort suprême pour sauver la Révolution et la patrie qui s’identifiaient en cet instant.
Le Conseil général de la Commune, élu révolutionnairement par les sections le 9 août, agissait d’accord avec elles. Il travaillait avec une ardeur enthousiaste à armer et équiper, d’abord 30.000, puis 60.000 volontaires qui devaient partir aux frontières. Appuyés par Danton, ils savaient trouver dans leurs appels vigoureux ces paroles qui électrisaient la France. Car, sortie de ses attributions municipales, la Commune de Paris parlait maintenant à toute la France et aussi, par ses volontaires, aux armées. Les sections organisaient l’immense travail d’équipement des volontaires, et la Commune ordonnait de fondre les cercueils de plomb pour en faire des balles, et les objets du culte pris dans les églises, pour en avoir le bronze et faire des canons. Les sections devenaient la fournaise ardente où se fourbissaient les armes, par lesquelles la Révolution allait vaincre ses ennemis et faire un nouveau pas en avant — vers l’Égalité.
Car, en effet, une nouvelle révolution — une révolution visant l’Égalité, et que le peuple devait prendre en ses propres mains, se dessinait déjà devant les regards. Et la gloire du peuple de Paris fut de comprendre qu’en se préparant à repousser l’invasion, il n’agissait pas sous la seule impulsion de l’orgueil national. Ce n’était pas non plus une simple question d’empêcher le rétablissement du despotisme royal. Il comprit qu’il fallait consolider la Révolution, l’amener à quelque conclusion pratique ; et cela signifiait : ouvrir, par un suprême effort des masses du peuple, une nouvelle page de l’histoire de la civilisation.
Mais la bourgeoisie, elle aussi, avait parfaitement deviné ce nouveau caractère qui s’annonçait dans la Révolution et dont la Commune de Paris se faisait l’organe. Aussi l’Assemblée, qui représentait surtout la bourgeoisie, travailla-t-elle avec ardeur à contrecarrer l’influence de la Commune.
Déjà le 11 août, alors que l’incendie fumait encore aux Tuileries, et que les cadavres gisaient encore dans les cours du palais, l’Assemblée avait ordonné l’élection d’un nouveau directoire du département qu’elle voulait opposer à la Commune. La Commune s’y refusa, et l’assemblée dut capituler, mais la lutte continua — une lutte sourde, dans laquelle les Girondins de l’Assemblée cherchaient, tantôt à détacher les sections de la Commune, tantôt à obtenir la dissolution du Conseil général élu révolutionnairement le 9 août. Misérables intrigues en face de l’ennemi qui se rapprochait chaque jour de Paris, en se livrant à d’affreux pillages.
Le 24, on recevait à Paris la nouvelle que Longwy s’était rendu sans combat, et l’insolence des royalistes grandissait en proportion. Ils chantaient victoire. Les autres villes feraient comme Longwy, et ils annonçaient déjà l’arrivée de leurs alliés allemands dans huit jours ; ils leur préparaient déjà des gîtes. Des rassemblements royalistes se formaient autour du Temple, et la famille royale s’unissait à eux pour saluer les succès des Allemands. Mais ce qui était le plus terrible, c’est que ceux qui s’étaient chargés de gouverner la France ne se sentaient pas le courage de rien entreprendre pour empêcher que Paris fût forcé de capituler comme Longwy. La Commission des Douze, qui représentait le noyau d’action dans l’Assemblée, tomba dans la consternation. Et le ministère girondin — Roland, Clavière, Servan et les autres — était d’avis qu’il fallait fuir et se retirer à Blois, ou bien dans le Midi, en abandonnant le peuple révolutionnaire de Paris aux fureurs des Autrichiens, de Brunswick et des émigrés. « Déjà les députés s’enfuyaient un à un », dit Aulard[95] : la Commune vint s’en plaindre à l’Assemblée. C’était ajouter la lâcheté à la trahison et, de tous les ministres, Danton, seul, s’y opposa absolument.
Il n’y eut que les sections révolutionnaires et la Commune qui comprirent que la victoire devait être remportée à tout prix, et que pour la remporter il fallait, à la fois, frapper l’ennemi aux frontières et les contre-révolutionnaires à Paris.
C’est précisément ce que les gouvernants ne voulaient pas admettre. Après que le tribunal criminel, chargé de juger les fauteurs des massacres du 10 août, eût été installé avec beaucoup de solennité, on s’aperçut que ces tribunal ne se souciait pas plus de frapper les coupables que la Haute Cour d’Orléans, qui était devenue, selon l’expression de Brissot, « la sauvegarde des conspirateurs ». Il sacrifia d’abord trois ou quatre comparses de Louis XVI, mais bientôt il acquittait un des plus sérieux conspirateurs, l’ex-ministre Montmorin, ainsi que Dossonville, impliqué dans la conspiration de d’Angremont, et il hésitait à juger Bachmann, le général des Suisses. Après cela, il n’y avait plus rien à attendre de ce côté.
On a cherché à représenter la population de Paris comme composée de cannibales avides de sang qui devenaient furieux dès qu’ils voyaient échapper une victime. C’est absolument faux. Ce que le peuple de Paris comprit, par ces acquittements, c’est que les gouvernants ne voulaient pas faire le jour sur les conspirations qui s’étaient ourdies aux Tuileries parce qu’ils savaient combien d’entre eux seraient compromis, et parce que ces conspirations continuaient encore. Marat, qui était bien renseigné, avait raison de dire que l’Assemblée avait peur du peuple, et qu’elle n’eût pas été mécontente si Lafayette était venu, avec son armée, rétablir la royauté.
Les découvertes faites trois mois plus tard, lorsque le serrurier Gamain dénonça l’existence de l’armoire de fer qui contenait les papiers secrets de Louis XVI, l’ont démontré, en effet. La force de la royauté était dans l’Assemblée.
Alors le peuple, voyant qu’il lui était absolument impossible d’établir les responsabilités de chacun des conspirateurs monarchistes, et le degré de danger qu’ils offraient en vue de l’invasion allemande, se décida à frapper indistinctement tous ceux qui avaient occupé des postes de confiance à la Cour, et que les sections considéraient comme dangereux, ou chez qui l’on trouverait des armes cachées. Pour cela, les sections imposèrent à la Commune, et celle-ci à Danton, qui occupait le poste de ministre de la justice depuis la révolution du 10 août, que l’on fît des perquisitions en masse dans tout Paris, afin de saisir les armes cachées chez les royalistes et les prêtres, et d’arrêter les traîtres les plus soupçonnés de connivence avec l’ennemi. L’Assemblée dut se soumettre et ordonna ces perquisitions.
Les perquisitions se firent dans la nuit du 29 au 30, et la Commune y déploya une vigueur qui frappa de terreur les conspirateurs. Le 29 août, dans l’après-midi, Paris semblait mort, en proie à une sombre terreur. Défense ayant été faite aux particuliers de sortir après six heures du soir, toutes les rues furent investies à la tombée de la nuit par des patrouilles, fortes de soixante hommes chacune, armées de sabres et de piques improvisées. Vers une heure de la nuit commencèrent les perquisitions dans tout Paris. Les patrouilles montaient dans chaque appartement, cherchaient les armes et enlevaient celles qu’elles trouvaient chez les royalistes.
Près de trois mille hommes furent arrêtés, près de deux mille fusils furent saisis. Certaines perquisitions duraient des heures, mais personne n’osait se plaindre de la disparition de la moindre bagatelle de valeur, tandis que chez les Eudistes, prêtres ayant refusé de prêter serment à la Constitution, on retrouva toute l’argenterie disparue à la Sainte-Chapelle. Elle était cachée dans leurs fontaines.
Le lendemain, la plupart des personnes arrêtées furent relâchées par ordre de la Commune ou sur demande des sections. Quant à ceux qui furent retenus en prison, il est fort probable qu’une espèce de triage aurait été fait, et que des tribunaux sommaires eussent été créés pour les juger, si les événements ne s’étaient précipités sur le théâtre de la guerre et à Paris.
Alors que tout Paris s’armait à l’appel vigoureux de la Commune ; alors que sur toutes les places publiques se dressaient des autels de la patrie auprès desquels la jeunesse s’enrôlait, et sur lesquels les citoyens déposaient leurs offrandes, riches et pauvres, à la patrie ; alors que la Commune et les sections déployaient une énergie vraiment formidable pour arriver à équiper et armer 60.000 volontaires partant pour la frontière, tandis que tout, tout manquait à cet effet, et qu’elles réussissaient néanmoins à en faire partir deux mille chaque jour — l’Assemblée choisit ce moment même pour frapper la Commune. Sur un rapport du girondin Guadet, elle lança, le 30, un décret, ordonnant de dissoudre sur le champ le Conseil général de la Commune, et de procéder à de nouvelles élections !
Si la Commune obéissait, c’était désorganiser du coup, au profit des royalistes et des Autrichiens, l’unique chance de salut qu’il y eût encore pour repousser l’invasion et pour vaincre la royauté. On comprend que la seule réponse qui pût être donnée à cela par la Révolution, c’était de refuser obéissance et de déclarer traîtres les instigateurs de cette mesure. C’est ce que fit quelques jours plus tard la Commune, en ordonnant des perquisitions chez Roland et chez Brissot. Marat demanda tout bonnement qu’on exterminât ces traîtres législateurs.
Le même jour, le tribunal criminel acquittait Montmorin, — ceci après qu’on eut appris quelques jours auparavant, par le procès de d’Angremont, que les conspirateurs royalistes, bien soldés, étaient enregistrés, divisés en brigades, soumis à un comité central, et n’attendaient que le signal pour descendre dans la rue et attaquer les patriotes à Paris et dans toutes les villes de province.
Le surlendemain, 1er septembre, nouvelle révélation. Le Moniteur publiait un « plan des forces coalisées contre la France », reçu, disait-il, de main sûre d’Allemagne ; et dans ce plan il était dit que, pendant que le duc de Brunswick contiendrait les armées patriotes, le roi de Prusse marcherait droit sur Paris ; qu’après s’en être rendu maître, un triage serait fait des habitants ; que tous les révolutionnaires seraient suppliciés ; qu’en cas d’inégalité des forces, le feu serait mis aux villes. « Des déserts sont préférables à des peuples de révoltés », avaient bien dit les rois ligués. Et, comme pour confirmer ce plan, Guadet entretenait l’Assemblée de la grande conspiration découverte dans la ville de Grenoble et ses environs. On avait saisi chez Monnier, agent des émigrés, une liste de plus de cent chefs locaux de la conspiration, qui comptait sur l’appui de vingt-cinq à trente mille hommes. Les campagnes des Deux-Sèvres et celles du Morbilhan s’étaient soulevées dès que l’on eut apprit la reddition de Longwy : cela entrait dans le plan des royalistes et de Rome.
Le même jour, dans l’après-midi, on apprenait que Verdun était assiégé, et tout le monde devina que cette ville allait se rendre, comme Longwy ; que rien ne s’opposerait plus à la marche rapide des Prussiens sur Paris, et que l’Assemblée, ou bien quitterait Paris en l’abandonnant à l’ennemi, ou bien parlementerait pour rétablir le roi sur le trône et lui laisser carte blanche pour satisfaire ses vengeances en exterminant les patriotes.
Enfin, ce même jour, le 1er septembre, Roland lançait une adresse aux corps administratifs, qu’il faisait afficher sur les murs de Paris, et où il parlait d’un vaste complot des royalistes pour empêcher la libre circulation des subsistances. Nevers, Lyon en souffraient déjà[96].
Alors la Commune ferma les barrières et fit sonner le tocsin et tirer le canon d’alarme. Elle invita, par une puissante proclamation, tous les volontaires prêts à partir, à coucher sur le Champ-de-Mars pour se mettre en marche le lendemain de bon matin.
Et, en même temps, un cri de fureur : « Courons aux prisons ! » retentit partout dans Paris. Là sont les conspirateurs qui n’attendent que l’approche des Allemands pour mettre Paris à feu et à sang. Quelques sections (Poissonnière, Postes, Luxembourg) votent que ces conspirateurs doivent être mis à mort. – « Il faut en finir aujourd’hui ! » — et lancer la Révolution dans une nouvelle voie !
XXXV. LES JOURNÉES DE SEPTEMBRE
Le tocsin dans tout Paris, la générale battue dans les rues, le canon d’alarme dont les trois coups retentissait chaque quart d’heure, les chants des volontaires partant pour la frontière, tout contribuait, ce jour-là, dimanche, le 2 septembre, à élever la colère du peuple jusqu’à la fureur.
Dès midi ou deux heures, des rassemblements commencèrent à se former autour des prisons. Des prêtres que l’on transférait de la mairie à la prison de l’Abbaye, au nombre de vingt-quatre[97], dans des voitures fermées, furent assaillies dans la rue par des fédérés de Marseille ou d’Avignon. Quatre prêtres furent tués avant de gagner la prison. Deux furent massacrés en arrivant, à la porte. Les autres furent introduits ; mais à peine eurent-ils été soumis au plus léger interrogatoire, qu’une multitude armée de piques, d’épées, de sabres, força la porte de la prison et tua les prêtres, sauf l’abbé Picard, instituteur des sourds-muets, et son sous-instituteur.
C’est ainsi que commencèrent les massacres à l’Abbaye, prison qui jouissait surtout d’une mauvaise réputation dans le quartier. L’attroupement qui s’était formé autour de cette prison, et qui était composé de gens établis, petits commerçants du quartier, demandait qu’on mît à mort les royalistes arrêtés depuis le 10 août. On savait dans le quartier que l’or coulait chez eux, qu’ils faisaient bonne chère et recevaient en prison leurs femmes et amies en toute liberté. Ils avaient illuminé après l’échec subi par l’armée française à Mons, et chanté victoire après la prise de Longwy. Ils insultaient les passants de derrière les barreaux et promettaient l’arrivée imminente des Prussiens et l’égorgement des révolutionnaires. Tout Paris parlait d’un complot tramé dans les prisons, d’armes introduites, et l’on savait partout que les prisons étaient devenues de vraies fabriques de faux assignats et de faux billets de la Maison de secours, par lesquels on essayait de ruiner le crédit public.
Tout cela se répétait dans les attroupements qui s’étaient formés autour de l’Abbaye, de la Force, de la Conciergerie. Bientôt ces attroupements eurent forcé les portes des prisons et commencèrent à y tuer les officiers de l’état-major suisse, les gardes du roi, les prêtres qui devaient être déportés à cause de leur refus de prêter serment à la Constitution, et les conspirateurs royalistes arrêtés depuis le 10 août.
La spontanéité de cet assaut semble avoir frappé tout le monde par l’imprévu. Loin d’avoir été préparé par la Commune et par Danton, comme les historiens royalistes se plaisent à l’affirmer[98], les massacres étaient si peu prévus, que la Commune dut prendre en toute hâte des mesures pour protéger le Temple et pour sauver ceux qui étaient emprisonnés pour dettes, mois de nourrice, etc., ainsi que les dames de l’entourage de Marie-Antoinette. Ces dames ne purent être sauvées que sous le couvert de la nuit, par des commissaires de la Commune qui ne s’acquittèrent de leur tâche qu’avec beaucoup de difficultés, au risque de périr eux-mêmes de la main des foules qui entouraient les prisons et stationnaient dans les rues avoisinantes[99].
Dès que les massacres commencèrent à l’Abbaye, et l’on sait qu’ils commencèrent vers deux heures et demie (Mon agonie de trente-huit heures, par Jourgniac de Saint-Méard), la Commune prit immédiatement des mesures pour les empêcher. Elle en avertit tout de suite l’Assemblée, qui nomma des commissaires pour parler au peuple[100], et à la séance du conseil général de la Commune qui s’ouvrit dans l’après-midi, le procureur Manuel rendait déjà compte, vers six heures, de ses efforts infructueux pour arrêter les massacres. « Il dit que les efforts des douze commissaires de l’Assemblée nationale, les siens, et ceux de ses collègues du corps municipal ont été infructueux pour sauver les criminels de la mort. » Dans sa séance du soir, la Commune recevait le rapport de ses commissaires envoyés à la Force, et décidait qu’ils s’y transporteraient de nouveau, pour calmer les esprits[101].
La Commune avait même ordonné, dans la nuit du 2 au 3, à Santerre, commandant de la garde nationale, d’envoyer des détachements pour arrêter les massacres. Mais la garde nationale ne voulait pas intervenir. Autrement, il est évident qu’au moins les bataillons des sections modérées auraient marché. Évidemment, l’opinion s’était formée à Paris, que faire marcher l’armée contre les attroupements, c’eût été allumer une guerre civile, au moment même où l’ennemi était à quelques jours de marche, et où l’union était surtout nécessaire. « On vous divise ; on sème la haine ; on veut allumer la guerre civile », disait l’Assemblée dans sa proclamation du 3 septembre, en invitant tous les citoyens à rester unis. Dans la circonstance, il n’y avait d’autre arme que la persuasion. Mais, aux exhortations des envoyés de la Commune qui voulaient empêcher les massacres, un des hommes du peuple à l’Abbaye répondit très justement en demandant à Manuel, si ces gueux de Prussiens et d’Autrichiens, venus à Paris, chercheraient à distinguer les innocents des coupables, ou bien frapperaient en masse ?[102] Et un autre, ou peut-être le même, ajouta : « Ce sang est celui de Montmorin et de sa compagnie ; nous sommes à notre poste, retournez au vôtre ; si tous ceux que nous avons préposés à la justice eussent fait leur devoir, nous ne serions pas ici. »[103] C’est ce que la population de Paris, et tous les révolutionnaires, comprirent très bien ce jour-là.
En tout cas, le Comité de surveillance de la Commune[104] sitôt qu’il apprit le résultat de la mission de Manuel, dans l’après-midi du 2 septembre, lança l’appel suivant : « Au nom du peuple, Camarades, il vous est enjoint de tuer tous les prisonniers de l’Abbaye, sans distinction, à l’exemption de l’abbé Lenfant, que vous mettrez dans un lieu sûr. À l’Hôtel de Ville, le 2 septembre. (Signé : Panis, Sergent, administrateurs.) »
Immédiatement un tribunal provisoire, composé de douze jurés nommés par le peuple, fut installé, et l’huissier Maillard, si bien connu à Paris depuis le 14 juillet et le 5 octobre 1789, en fut nommé président. Un tribunal semblable fut improvisé à la Force par deux ou trois membres de la Commune, et ces deux tribunaux s’appliquèrent à sauver autant de prisonniers qu’il leur fut possible. Ainsi Maillard réussit à sauver Cazotte, gravement compromis (Michelet, livre VII, chap. V), et de Sombreuil, connu comme un ennemi déclaré de la Révolution. Profitant de la présence de leurs filles, mademoiselle Cazotte et mademoiselle de Sombreuil, qui s’étaient fait enfermer en prison avec leurs pères, et aussi de l’âge avancé de Sombreuil, il réussit à obtenir leur acquittement. Plus tard, dans un document que Granier de Cassagnac[105] a reproduit en fac-similé, Maillard put dire avec fierté qu’il sauva ainsi la vie à quarante-trois personnes. Inutile de dire que « le verre de sang » de mademoiselle de Sombreuil est une des infâmes inventions des écrivains royalistes (Voy. Louis Blanc, livre VIII, ch. II ; L. Combes, Épisodes et curiosités révolutionnaires, 1872.)
À la Force, il y eut aussi beaucoup d’acquittements ; au dire de Tallien, il n’y eut qu’une femme qui périt, madame de Lamballe. Chaque acquittement était salué par des cris de Vive la Nation, et l’acquitté était reconduit jusqu’à son domicile par des hommes de la foule, avec toutes les marques de sympathie ; mais son escorte refusait de absolument recevoir de l’argent du libéré ou de sa famille. On acquitta ainsi des royalistes, contre lesquels il n’y avait cependant pas de faits avérés, comme le frère du ministre Bertrand de Molleville, et même un ennemi acharné de la Révolution, l’Autrichien Weber, frère de lait de la reine, et on les reconduisait en triomphe, avec des transports de joie, jusque chez leurs parents ou amis.
Au couvent des Carmes, on avait commencé à incarcérer des prêtres depuis le 11 août, et là se trouvait le fameux archevêque d’Arles, que l’on accusait d’avoir été la cause du massacre des patriotes dans cette ville. Tous, ils devaient être déportés, lorsque survint le 2 septembre. Un certain nombre d’hommes armés de sabres firent irruption ce jour-là dans le couvent et tuèrent l’archevêque d’Arles, ainsi que, après un jugement sommaire, un nombre considérable de prêtres qui refusaient de prêter le serment civique. Plusieurs se sauvèrent cependant en escaladant un mur, d’autres furent sauvés, ainsi qu’il ressort de la section du Luxembourg, et par des hommes à piques en station dans la prison.
Les massacres continuèrent encore le 3, et le soir le Comité de surveillance de la Commune expédiait dans les départements, sous le couvert du ministre de la justice, une circulaire rédigée par Marat et dans laquelle il attaquait l’Assemblée, racontait les événements et recommandait aux départements d’imiter Paris.
Cependant, l’agitation du peuple se calmait, dit Saint-Méard, et le 3, vers huit heures, il entendit plusieurs voix crier : « Grâce, grâce pour ceux qui restent ! » D’ailleurs, il ne restait plus que peu de prisonniers politiques dans les prisons. Mais il arriva ce qui forcément devait arriver. À ceux qui avaient attaqué les prisons par conviction, vinrent se mêler d’autres éléments, des éléments douteux. Et enfin, il se produisit ce que Michelet a très bien appelé « la fureur de l’épuration » — le désir de purger Paris, non seulement des conspirateurs royalistes, mais aussi des faux-monnayeurs, des fabricants de faux assignats, des escrocs, même des filles publiques, qu’on disait toutes royalistes ! Le 3, on avait déjà massacré des voleurs au Grand-Châtelet et des forçats aux Bernardins, et le 4, une troupe d’hommes se porta pour massacrer à la Salpêtrière, à Bicêtre, jusqu’à « la Correction » de Bicêtre que le peuple aurait dû respecter comme un lieu de souffrance de miséreux, comme lui-même, surtout des enfants. Enfin la Commune réussit à mettre fin à ces massacres, — le 4 selon Maton de la Varenne[106].
En tout, plus de mille personnes périrent, dont 202 prêtres, 26 gardes royaux, une trentaine de Suisses de l’état-major, et plus de 300 prisonniers de droit commun, dont ceux enfermés à la Conciergerie fabriquaient pendant leur détention de faux assignats. Maton de la la Varenne, qui a donné dans son Histoire particulière (pp. 409-460), une liste alphabétique des personnes tuées pendant ces journées de septembre, trouve un total de 1.086, plus trois inconnus qui périrent accidentellement. Sur quoi les historiens royalistes ont brodé leurs romans et ont parlé de 8.000 et même de 12.852 tués[107].
Tous les historiens de la Grande Révolution, en commençant par Buchez et Roux, ont relevé l’opinion de divers révolutionnaires connus sur ces massacres, et un trait frappant se dégage des nombreuses citations qu’ils ont publiées. C’est que les Girondins, qui plus tard se servirent le plus des journées de septembre pour attaquer violemment et avec persistance les Montagnards, ne se départirent en aucune façon, pendant ces journées, de la même attitude du « laisser-faire » qu’ils reprochèrent plus tard à Danton, à Robespierre, à la Commune. La Commune, seule, prit dans son Conseil général et dans son Comité de surveillance, des mesures plus ou moins efficaces pour arrêter les massacres, ou, du moins, les circonscrire et les légaliser, lorsqu’elle vit qu’il était impossible de les empêcher. Les autres agirent mollement, ou bien ne crurent pas devoir intervenir ; et la plupart approuvèrent après que la chose fut faite. Ce qui prouve jusqu’à quel point, malgré le cri d’humanité outragée que soulevaient ces massacres, tous comprirent qu’ils étaient la conséquence inévitable du 10 août et de la politique louche des gouvernants eux-mêmes pendant les vingt jours qui suivirent la prise des Tuileries.
Roland, dans sa lettre du 3 septembre, si souvent citée, parle des massacres en des termes qui en reconnaissent la nécessité[108], et l’essentiel, pour lui, est de développer la thèse qui va devenir la thèse favorite des Girondins : c’est que, s’il fallait le désordre avant le 10 août, maintenant tout devait rentrer dans l’ordre. En général, les Girondins, comme l’ont très bien dit Buchez et Roux, « sont surtout préoccupés d’eux-mêmes » ; « ils voient avec chagrin le pouvoir sorti de leurs mains et passé dans celles de leurs adversaires… mais ils n’ont pas de motifs pour blâmer le mouvement qui se fait… Ils ne se dissimulent pas que lui seul peut sauver l’indépendance nationale, et les garantir eux-mêmes de la vengeance de l’émigration armée. » (P. 394)[109].
Les principaux journaux, tels que le Moniteur, les Révolutions de Paris de Prud’homme, approuvent, tandis que les autres, comme les Annales patriotiques et la Chronique de Paris, et même Brissot dans le Patriote français, se bornent à quelques mots froids et indifférents sur ces journées. Quant à la presse royaliste, il est évident qu’elle s’est emparé de ces faits pour faire circuler pendant un siècle les récits les plus fantaisistes. Nous ne nous occuperons pas de les contredire. Mais il y a une erreur d’appréciation qui se rencontre aussi chez les historiens républicains et qui mérite d’être relevée.
Il est vrai que le nombre de ceux qui tuèrent dans les prisons ne se montait pas à plus de trois cents hommes. Sur quoi on accuse de lâcheté tous les républicains qui n’y ont pas mis fin. Rien n’est cependant plus erroné que ce calcul. Le chiffre de trois ou quatre cents est correct. Mais il suffit de lire les récits de Weber, de mademoiselle de Tourzel, de Maton de la Varenne, etc., pour voir que si les meurtres étaient l’œuvre d’un nombre limité d’hommes, il y avait autour de chaque prison, dans les voies avoisinantes, des quantités de gens qui approuvaient le massacre et qui auraient fait appel aux armes contre quiconque serait venu les empêcher. D’ailleurs les bulletins des sections, l’attitude de la garde nationale et l’attitude même des révolutionnaires en vedette prouvent que tous avaient compris qu’un intervention militaire eût été le signal d’une guerre civile qui, de quelque côté qu’eût tourné la victoire, aurait amené des massacres bien plus étendus, et plus terribles encore, que ceux des prisons.
D’autre part, Michelet a dit, et ce mot a été répété depuis, que c’était la peur, la peur sans fondement, toujours féroce, qui avait inspiré ces massacres. Quelques centaines de royalistes de plus ou de moins dans Paris ne présentaient pas, a-t-on dit, de danger pour la Révolution. Mais raisonner ainsi, c’est méconnaître, ce me semble, la force de la réaction. Ces quelques cents royalistes avaient pour eux la majorité, l’immense majorité de la bourgeoisie aisée, toute l’aristocratie, l’Assemblée législative, le directoire du département, la plupart des juges de paix, et l’immense majorité des fonctionnaires. C’est cette masse compacte d’éléments opposés à la Révolution qui n’attendait que l’approche des Allemands pour les recevoir à bras ouverts et inaugurer avec leur aide la Terreur contre-révolutionnaire, le massacre Noir. On n’a qu’à se souvenir de la Terreur Blanche sous les Bourbons, rentrés en 1814 sous la haute protection des armées étrangères.
D’ailleurs, il y a un fait qui passe inaperçu chez les historiens, mais qui résume toute la situation, et donne la vraie raison du mouvement du 2 septembre.
C’est que, au beau milieu des massacres, le matin du 4 septembre, l’Assemblée se décida enfin, sur la proposition de Chabot, à prononcer la parole si longtemps attendue. Dans une adresse aux Français, elle déclara que le respect pour la future Convention empêchait ses membres de prévenir, par leur résolution ce qu’ils attendent de la nation française ; mais qu’ils prêtaient, dès maintenant, comme individus, le serment qu’ils ne pouvaient prêter comme représentants du peuple : « de combattre de toutes leurs forces les rois et la royauté ! » Pas de roi ! Jamais de capitulation, jamais de roi étranger ! Et dès que cette adresse fut votée, malgré la restriction qui vient d’être mentionnée, les commissaires de l’Assemblée qui se rendirent aux sections avec cette adresse furent reçus sur-le-champ avec empressement, et les sections se chargèrent de mettre fin aux massacres.
Il fallut cependant que Marat conseillât au peuple, très instamment, de massacrer les fourbes royalistes de l’Assemblée législative, et que Robespierre dénonçât Carra et les Girondins en général, comme disposés à accepter un roi étranger ; il fallut que la Commune ordonnât des perquisitions chez Roland et Brissot, pour que le Girondin Guadet vînt apporter, le 4, — seulement le 4 — une adresse par laquelle les représentants étaient invités à jurer de combattre de toutes leurs forces les rois et les royautés. Si une déclaration nette de ce genre avait été votée immédiatement après le 10 août, et si Louis XVI avait été mis en jugement, les massacres de septembre n’auraient certainement pas eu lieu. Le peuple aurait vu l’impuissance de la conjuration royaliste, du moment qu’elle n’aurait pas eu l’appui de l’Assemblée, du gouvernement.
Et, qu’on ne dise pas que les soupçons de Robespierre n’étaient que pure vision. Condorcet, le vieux républicain, l’unique représentant, dans la Législative, qui se fût ouvertement prononcé pour la République dès 1791, tout en répudiant pour son compte — et seulement pour son compte — toute idée de désirer le duc de Brunswick sur le trône de France, ne reconnaît-il pas dans la Chronique de Paris, qu’on lui en avait parlé quelquefois ?[110] C’est que pendant ces jours d’interrègne, bien des candidatures — celle du duc d’York, du duc d’Orléans, du duc de Chartres (candidat de Dumouriez) et même du duc de Brunswick — furent certainement discutées parmi les hommes politiques qui ne voulaient pas de République, comme les Feuillants, ou qui ne croyaient pas, comme les Girondins, à la possibilité d’une victoire de la France.
Dans ces hésitations, dans cette pusillanimité, dans cette fourberie des hommes d’État, réside la vraie cause du désespoir qui s’empara de la population de Paris le 2 septembre.
XXXVI. LA CONVENTION — LA COMMUNE — LES JACOBINS.
Le 21 septembre 1792 s’ouvrait enfin la Convention, cette assemblée que l’on a si souvent représentée comme le vrai type, l’idéal d’une assemblée révolutionnaire. Les élections avaient été faites au suffrage presque universel, par tous les citoyens, actifs et passifs, mais toujours à deux degrés, c’est-à-dire que tous les citoyens avaient d’abord élu les assemblées électorales, et que celles-ci avaient nommé les députés de la Convention. Ce mode d’élection était évidemment favorable aux riches, mais, comme les élections se firent en septembre, au milieu de l’effervescence générale produite par le triomphe du peuple au 10 août, et que beaucoup de contre-révolutionnaires, terrorisés par les événements du 2 septembre, préférèrent ne pas se montrer du tout aux élections, elles furent moins mauvaises qu’on n’aurait pu le craindre. À Paris, la liste de Marat, contenant tous les révolutionnaires connus du club des Cordeliers et Jacobins, passa en entier. Les 525 « électeurs » qui se réunirent, le 2 septembre même, dans le local du club des Jacobins, choisirent Collot-d’Herbois et Robespierre pour président et vice-président, exclurent tous ceux qui avaient signé les pétitions royalistes des 8.000 et des 20.000, et votèrent pour la liste de Marat.
Cependant l’élément « modérantiste » dominait tout de même, et Marat écrivait, dès la première séance, qu’à voir la trempe de la plupart des délégués, il désespérait du salut public. Il prévoyait que leur opposition à l’esprit révolutionnaire allait plonger la France dans des luttes sans fin. « Ils achèveront de tout perdre, disait-il, si le petit nombre des défenseurs du peuple, appelés à les combattre, n’ont le dessus et ne parviennent à les écraser. » Nous verrons tout à l’heure combien il avait raison.
Mais les événements eux-mêmes poussaient la France vers la République, et l’entraînement populaire fut tel, que les modérantistes de la Convention n’osèrent résister au courant qui emportait la royauté. Dès sa première séance, la Convention prononça à l’unanimité que la royauté en France était abolie. Marseille, nous l’avons vu, et quelques autres villes de province, avaient déjà exigé la République avant le 10 août ; Paris l’avait fait solennellement depuis le premier jour des élections. Le club des Jacobins s’était aussi décidé, enfin, à se déclarer républicain ; il l’avait fait dans sa séance du 27 août, après la publication des papiers trouvés aux Tuileries dans un secrétaire. La Convention suivit Paris. Elle abolit la royauté dans sa première séance, le 21 septembre 1792. Le lendemain, par un second décret elle ordonna qu’à compter de ce jour tous les actes publics seraient datés de l’An premier de la République.
Trois partis, bien distincts, se rencontrèrent dans la Convention : la Montagne, la Gironde et la Plaine ou plutôt le Marais. Les Girondins, quoique moins de deux cents, dominaient. Ils avaient déjà fourni au roi, dans la Législative, le ministère Roland, et ils briguaient la réputation « d’hommes d’État ». Composé d’hommes instruits, élégants, fins politiciens, le parti de la Gironde représentait les intérêts de la bourgeoisie industrielle, marchande et foncière, qui se constituait rapidement sous le nouveau régime. Avec l’appui du Marais, les Girondins furent d’abord les plus forts, et c’est parmi eux que fut pris le nouveau ministère républicain. Danton, seul, dans le ministère arrivé au pouvoir le 10 août, avait représenté la révolution populaire : il donna sa démission le 21 septembre et le pouvoir resta aux mains des Girondins.
La Montagne, composée de Jacobins, comme Robespierre, Saint-Just et Couthon, de Cordeliers, comme Danton et Marat, et appuyée par les révolutionnaires populaires de la Commune, comme Chaumette et Hébert, ne s’était pas encore constituée comme parti politique : cela ne se fit que plus tard, par les événements mêmes. Pour le moment, elle ralliait ceux qui voulaient marcher de l’avant et faire aboutir la Révolution à des résultats tangibles, c’est-à-dire, détruire la royauté et le royalisme, écraser la force de l’aristocratie et du clergé, abolir la féodalité, affermir la République.
Et enfin la Plaine, ou le Marais, c’étaient les indécis, sans convictions arrêtées, mais toujours propriétaires et conservateurs d’instinct – ceux qui font la majorité dans toutes les assemblées représentatives. Ils étaient environ cinq cents à la Convention. Soutenant d’abord les Girondins, ils les lâcheront au moment du danger. La peur fera qu’ils soutiendront ensuite la terreur rouge, avec Saint-Just et Robespierre, et ensuite ils feront la terreur blanche, lorsque le coup d’État de thermidor aura envoyé Robespierre à l’échafaud.
On eût pu croire maintenant que la Révolution se développerait sans obstacles et suivrait sa marche naturelle, dictée par la logique des événements. Le procès et la condamnation du roi, une constitution républicaine, pour remplacer celle de 1791, la guerre à outrance contre les envahisseurs ; et, en même temps, l’abolition définitive de ce qui faisait la force de l’ancien régime : les droits féodaux, la puissance du clergé, l’organisation royaliste de l’administration provinciale. L’abolition de toutes ces survivances découlait nécessairement de la situation.
Eh bien, la bourgeoisie, arrivée au pouvoir et représentée par les « hommes d’État » de la Gironde, n’en voulait pas. Le peuple avait renversé Louis XVI du trône. Quant à se débarrasser du traître qui avait amené les Allemands jusqu’aux portes de Paris, quant à exécuter Louis XVI, la Gironde s’y opposait de toutes ses forces. Plutôt la guerre civile que ce pas décisif ! Non pas par peur des vengeances de l’étranger, puisque c’étaient les Girondins eux-mêmes qui avaient tenu à engager la guerre contre l’Europe ; mais par peur de la Révolution du peuple français, et surtout du Paris révolutionnaire, qui verrait dans l’exécution du roi le commencement de la vraie révolution.
Heureusement le peuple de Paris, dans ses sections et sa Commune, était parvenu à constituer, à côté de l’Assemblée nationale, un pouvoir réel qui donna corps aux tendances révolutionnaires de la population parisienne et arriva même à dominer la Convention. Arrêtons-nous donc un moment, avant d’aborder les luttes qui déchirèrent la représentation nationale, pour jeter un coup d’œil rétrospectif sur la façon dont se constitua cette puissance, la Commune de Paris.
Nous avons vu dans des chapitres précédents (XXIV et XXV) comment les sections de Paris avaient pris de l’importance, comme organes de la vie municipale, en s’appropriant, en plus des attributions de police et de l’élection des juges que leur donnait la loi, diverses fonctions économiques de la plus haute portée (l’alimentation, l’assistance publique, la vente des biens nationaux, etc.), et comment ces fonctions mêmes leur permirent d’exercer une influence sérieuse dans la discussion des grandes questions politiques d’ordre général.
Devenues organes importants de la vie publique, les sections cherchaient nécessairement à établir un lien fédéral entre elles, et à diverses reprises, en 1790 et en 1791, elles nommèrent déjà des commissaires spéciaux, dans le but de s’entendre avec d’autres sections pour l’action commune, en dehors du conseil municipal régulier. Cependant, rien de permanent n’était établi.
En avril 1792, lorsque la guerre fut déclarée, les travaux des sections se trouvèrent augmentés soudain d’une foule de nouvelles attributions. Elles eurent à s’occuper des enrôlements, du triage des volontaires, des dons patriotiques, de l’équipement et de l’approvisionnement des bataillons envoyés aux frontières, de la correspondance administrative et politique avec ces bataillons, des soins à donner aux familles des volontaires, etc., sans parler de la lutte continuelle qu’elles avaient à soutenir chaque jour contre les conspirations royalistes, qui venaient enrayer leurs travaux. Avec ces nouvelles fonctions, la nécessité d’une union directe entre les sections se faisait sentir d’autant plus.
Lorsqu’on parcourt aujourd’hui cette correspondance des sections et leur vaste comptabilité, on ne peut qu’admirer l’esprit d’organisation spontanée du peuple de Paris et le dévouement des hommes de bonne volonté qui accomplissaient toute cette besogne, après avoir fini leur travail quotidien. C’est là qu’on apprécie la profondeur du dévouement, plus que religieux, suscité dans le peuple français par la Révolution. Car il ne faut pas oublier que si chaque section nommait son comité militaire et son comité civil, c’est aux assemblées générales, tenues le soir, que l’on référaient généralement pour toutes les questions importantes.
On comprend aussi comment ces hommes qui voyaient, non en théorie, mais sur le vif, les horreurs de la guerre et touchaient du doigt les souffrances imposées au peuple par l’invasion, durent haïr les fauteurs de l’invasion : le roi, la reine, la Cour, les ex-nobles et les riches, tous les riches, qui faisaient cause commune avec la Cour. La capitale s’associait aux paysans des départements-frontières dans leur haine des suppôts du du trône qui avaient appelé l’étranger en France. Aussi, dès que l’idée de la manifestation pacifique du 20 juin fut lancée, ce furent les sections qui se mirent à organiser cette manifestation, et ce furent elles ensuite qui préparèrent des Tuileries, au 10 août, tout en profitant de ces préparatifs pour constituer l’union directe, tant désirée, entre les sections en vue de l’action révolutionnaire.
Lorsqu’il devint évident que la manifestation du 20 était restée sans résultats, — que la Cour n’avait rien appris et ne voulait rien apprendre — les sections prirent sur elles l’initiative de demander à l’Assemblée la déchéance de Louis XVI. Le 23 juillet, la section de Mauconseil fit un arrêté dans ce sens, qu’elle notifia à l’Assemblée, et se mit à préparer un soulèvement pour le 5 août. D’autres sections s’empressèrent de prendre la même résolution, et lorsque l’Assemblée, dans sa séance du 4 août, dénonça l’arrêté des citoyens de Mauconseil comme illégal, il avait déjà reçu l’approbation de quatorze sections. Ce même jour, des membres de la section des Gravilliers vinrent déclarer à l’Assemblée qu’ils laissaient encore aux législateurs « l’honneur de sauver la patrie ». « Mais si vous refusez, ajoutaient-ils, il faudra bien que nous prenions le parti de nous sauver nous-mêmes. » La section des Quinze-Vingts désignait de son côté « la matinée du 10 août comme terme extrême de la patience populaire » ; et celle de Mauconseil déclarait qu’elle « patienterait en paix et surveillance jusqu’au jeudi suivant (9 août), onze heures du soir, pour attendre le prononcé de l’Assemblée nationale ; mais que, si justice et droit n’étaient pas faits au peuple par le Corps législatif, une heure après, à minuit, la générale serait battue et tout se lèverait »[111].
Enfin, le 7 août, la même section invita toutes les autres à nommer dans chacune d’elles « six commissaires, moins orateurs qu’excellents citoyens, qui, par leur réunion, formeraient un point central à l’Hôtel de Ville » ; ce qui fut fait le 9[112]. Lorsque vingt-huit ou trente sections, sur quarante-huit, eurent adhéré au mouvement, leurs commissaires se réunirent à la maison commune, dans une salle voisine de celle où siégeait le conseil municipal régulier – peu nombreux d’ailleurs à ce moment, — et ils agirent révolutionnairement, comme une nouvelle Commune. Ils suspendirent provisoirement le Conseil général, consignèrent le maire Pétion, cassèrent l’état-major des bataillons de la garde nationale et se saisirent de tous les pouvoirs de la Commune, ainsi que de la direction générale de l’insurrection[113].
Ainsi se constitua et s’installa à l’Hôtel de Ville le nouveau pouvoir dont nous venons de parler.
Les Tuileries furent prises, le roi détrôné. Et, immédiatement, la nouvelle Commune fit savoir qu’elle voyait dans le 10 août, non pas le couronnement de la Révolution inaugurée le 14 juillet 1789, mais le commencement d’une nouvelle révolution populaire et égalitaire. Elle datait désormais ses actes de « l’an IV de la Liberté, l’an Ier de l’Égalité ». Toute une masse de nouveaux devoirs commença à incomber de suite à la nouvelle Commune.
Pendant les vingt derniers jours d’août, tandis que l’Assemblée législative hésitait entre les divers courants royalistes, constitutionnalistes et républicains qui la déchiraient, et se montrait absolument incapable de s’élever à la hauteur des événements, les sections de Paris et sa Commune devinrent le vrai cœur de la nation française pour réveiller la France républicaine, la lancer contre les rois coalisés et apporter, de concert avec d’autres Communes, l’organisation nécessaire dans le grand mouvement des volontaires de 1792. Et lorsque les hésitations de l’Assemblée, les velléités royalistes de la plupart de ses membres et leur haine de la Commune insurrectionnelle eurent amené la population parisienne aux fureurs frénétiques des journées de septembre, ce fut encore des sections et de la Commune que vint l’apaisement. Dès que l’Assemblée législative se décida enfin à se prononcer, le 4 septembre, contre la royauté et les divers prétendants au trône de France, et qu’elle signifia cette décision aux sections, celles-ci, nous l’avons vu, se fédérèrent de suite pour mettre fin aux massacres qui menaçaient de s’étendre des prisons dans la rue, et pour garantir la sécurité à tous les habitants.
De même, lorsque la Convention se rassembla, et que, pour avoir décrété, le 21 septembre au matin, l’abolition de la royauté en France, elle « n’osait pas prononcer le mot décisif » de république et « semblait attendre un encouragement du dehors »[114], cet encouragement vint du peuple de Paris. Il accueillit le décret, dans la rue, par des cris de Vive la République ! et les citoyens de la section des Quatre-Nations vinrent forcer la main à la Convention en se disant trop heureux de payer de leur sang « la République », qui n’était pas encore proclamée à ce moment et qui ne fut reconnue officiellement par la Convention que le lendemain.
La Commune de Paris devenait ainsi une force qui s’imposait comme l’inspiratrice, sinon la rivale, de la Convention, et l’alliée du parti de la Montagne.
En outre la Montagne avait pour elle cette autre puissance qui s’était constituée dans le courant de la Révolution — le club des Jacobins de Paris, avec les nombreuses sociétés populaires en province, qui lui étaient affiliées. Il est vrai que ce club n’avait nullement la puissance et l’initiative révolutionnaires que lui prêtent tant d’écrivains politiques modernes. Loin de gouverner la Révolution, le club des Jacobins n’a fait que la suivre. Composé surtout de bourgeoisie aisée, son personnel même lui empêchait de diriger la Révolution.
À toute époque, dit Michelet, les Jacobins s’étaient flattés d’être les sages et les politiques de la Révolution, d’en tenir la haute balance. Ils ne dirigeaient pas la Révolution : ils la suivaient. L’esprit du club changeait avec chaque nouvelle crise. Mais le club se faisait immédiatement l’expression de la tendance qui avait pris le dessus à un moment donné dans la bourgeoisie instruite, modérément démocratique, il l’appuyait en travaillant l’opinion à Paris et en province dans le sens voulu, et il donnait les fonctionnaires les plus importants au nouveau régime. Robespierre, qui, selon l’expression si juste de Michelet, représentait « le juste-milieu de la Montagne », voulait que les Jacobins « pussent servir d’intermédiaires entre l’Assemblée et la rue, effrayer et rassurer tour à tour la Convention ». Mais il comprenait que l’initiative viendrait de la rue, du peuple.
Nous avons déjà mentionné, que dans les événements du 10 août l’influence des Jacobins fut nulle. Elle resta nulle en septembre 1792 ; le club était déserté. Mais peu à peu, dans le courant de l’automne, la société-mère de Paris fut renforcée par des Cordeliers, et alors le club reprit une vie nouvelle et devint le point de ralliement pour toute la partie modérée des républicains démocrates. Marat y devint populaire, mais non pas les « enragés », c’est-à-dire, pour parler un langage moderne, — non pas les communistes. À ceux-ci le club s’opposa, et plus tard il les combattit.
Lorsque, au printemps de 1793, la lutte engagée par les Girondins contre la Commune de Paris arriva à son moment critique, les Jacobins appuyèrent la Commune et les Montagnards de la Convention ; ils leur aidèrent à remporter la victoire sur les Girondins et à la consolider ; par leur correspondance avec les sociétés affiliées en province, ils soutinrent les révolutionnaires avancés et leur aidèrent à paralyser l’influence, non seulement des Girondins, mais aussi des royalistes qui se cachaient derrière ceux-ci, quitte à se tourner plus tard, en 1794, contre les révolutionnaires populaires de la Commune, et à permettre ainsi à la réaction bourgeoise d’accomplir le coup d’État du 9 thermidor.
XXXVII. LE GOUVERNEMENT — LUTTES AU SEIN DE LA CONVENTION — LA GUERRE
Le premier soin de la Convention fut, non pas de savoir ce que l’on ferait du roi détrôné, mais de déterminer quel parti profiterait de la victoire remportée par le peuple sur les Tuileries, qui gouvernerait la Révolution. Et là-dessus s’engagèrent des luttes qui durant huit mois entravèrent le développement régulier de la Révolution, tinrent en suspens, jusqu’en juin 1793, les grandes questions, foncières et autres, et amenèrent le peuple à l’épuisement de son énergie, à l’indifférence, à cette lassitude qui faisait saigner le cœur des contemporains, et que Michelet a si bien sentie.
Le 10 août, après avoir prononcé la suspension du roi, la Législative avait remis toutes les fonctions du pouvoir exécutif central à un Conseil, composé de six ministres, pris ailleurs que dans son sein, la plupart Girondins – Roland, Servan, Clavière, Monge et Le Brun, — plus Danton, que la Révolution avait porté au poste de ministre de la Justice. Ce Conseil n’avait pas de président ; chaque ministre présidait pendant une semaine, à tour de rôle.
La Convention confirma cet arrangement ; mais Danton, qui était devenu l’âme de la défense nationale et de la diplomatie et qui exerçait une influence prépondérante dans le conseil, fut forcé par les attaques de la Gironde à démissionner. Il quitta le ministère, le 9 octobre 1792, et fut remplacé par l’insignifiant Garat. Après quoi Roland, ministre de l’intérieur, qui garda ce poste jusqu’en janvier 1793 (il démissionna après l’exécution du roi), devint l’homme le plus influent du Conseil exécutif. À ce poste, il exerça toute son influence, et permit aux Girondins qui se groupaient autour de lui et de sa femme de déployer toute leur énergie, pour empêcher la Révolution de se développer sur les grandes lignes qui lui avaient été indiquées depuis 1789 : l’établissement de la démocratie populaire, l’abolition définitive du régime féodal et l’acheminement vers l’égalisation des fortunes. Cependant Danton resta l’inspirateur de la diplomatie, et lorsque le Comité de salut public fut institué, en avril 1793, il devint le véritable ministre des Affaires étrangères de ce Comité[115].
Arrivée au pouvoir et dominant la Convention, la Gironde ne savait cependant rien faire de positif. Comme l’a très bien dit Michelet, « elle pérorait », mais ne faisait rien. N’ayant pas l’audace des mesures révolutionnaires, elle n’avait pas non plus celle de la franche réaction. Par conséquent le vrai pouvoir, l’initiative, l’action restaient aux mains de Danton pour la guerre et la diplomatie, et aux mains de la Commune de Paris, des sections, des sociétés populaires et, en partie, du club des Jacobins, pour les mesures révolutionnaires à l’intérieur. Impuissante pour l’action, la Gironde dirigea ses attaques furieuses contre ceux qui agissaient, principalement contre le « triumvirat » de Danton, Marat et Robespierre, qu’elle accusa violemment de tendances dictatoriales. Il y eut des jours où l’on se demandait si ces attaques n’allaient pas aboutir ; si Danton n’allait pas être frappé d’ostracisme et Marat envoyé à l’échafaud.
Cependant, comme la Révolution n’avait pas encore épuisé ses forces vives, toutes ces attaques échouèrent. Elles ne firent que passionner le peuple en faveur de Marat (surtout dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau) ; elles grandirent l’influence de Robespierre aux yeux des Jacobins et de la bourgeoisie démocratique ; et elles élevèrent Danton aux yeux de tous ceux qui aimaient la France républicaine combattant les rois, et voyaient en lui l’homme d’action, capable de tenir tête à l’invasion, de déjouer les complots royalistes à l’intérieur et d’affermir la République, au risque même de sa tête et de sa réputation politique.
Dès les premières séances de la Convention, son côté droit, les Girondins, renouvelaient déjà la lutte haineuse contre la Commune de Paris qu’ils avaient menée dans la Législative depuis le 11 août. C’est à l’insurrection préparée par la Commune qu’ils doivent le pouvoir — c’est à elle qu’ils s’attaqueront avec une haine qu’ils n’ont jamais eue pour les conspirateurs de la Cour.
Il serait fatigant de raconter ici au long ces attaques de la Gironde contre la Commune. Il suffira d’en mentionner quelques-unes.
Ce furent d’abord des sommations de reddition des comptes, adressées à la Commune et à son Comité de surveillance, ainsi qu’à Danton. Il est évident que pendant les mois mouvementés d’août et de septembre 1792, dans les circonstances extraordinaires créées par le mouvement du 10 août et l’invasion étrangère, l’argent dut être dépensé par Danton, le seul homme actif du ministère, sans trop compter, soit pour les négociations diplomatiques qui amenèrent la retraite des Prussiens, soit pour saisir les fils du complot du marquis de la Rouërie en Bretagne et des princes en Angleterre et ailleurs. Il est aussi de toute évidence qu’il ne fut pas facile au comité de surveillance de la Commune, qui équipait et expédiait chaque jour en toute hâte les volontaires à la frontière, de tenir une comptabilité très exacte. Eh bien, ce fut précisément sur ce point faible, que les Girondins portèrent leurs premiers coups et leurs insinuations, en exigeant (dès le 30 septembre) une reddition complète des comptes. L’exécutif de la Commune (le Comité de surveillance) parvint à rendre brillamment ses comptes et à justifier ses actes politiques[116]. Mais pour la province, un doute d’honnêteté resta suspendu sur Danton et la Commune, et les lettres des girondins à leurs amis et à leurs commettants tirèrent tout le profit possible de ce doute.
En même temps, les Girondins essayèrent de donner à la Convention une garde contre-révolutionnaire. Ils voulaient que le directoire de chaque département (les directoires, on le sait, étaient réactionnaires) envoyât à Paris quatre homme d’infanterie et deux à cheval, — en tout 4.470 hommes, — pour garder la Convention contre les attaques possibles du peuple de Paris et de sa Commune. Et il fallut une forte agitation des sections, qui nommèrent des commissaires spéciaux pour résister à ce vote et menacèrent d’une nouvelle insurrection, afin d’empêcher la formation à Paris de cette garde contre-révolutionnaire.
Mais c’est surtout les massacres de septembre que les Girondins ne cessèrent d’exploiter pour attaquer Danton qui avait marché ces jours-là la main dans la main avec la Commune et les sections. Après avoir « tiré le voile » et presque justifié ces journées par la bouche de Roland (voy. chap. XXXV), ils avaient auparavant justifié les massacres de la Glacière à Lyon, par la bouche de Barbaroux[117], ils manœuvrèrent maintenant si bien à la Convention que le 20 janvier 1793 ils obtenaient des poursuites contre les auteurs des des massacres de septembre, dans l’espoir d’y voir sombrer la réputation de Danton, de Robespierre, de Marat et de la Commune.
Peu à peu, profitant du courant constitutionnaliste et royaliste qui s’affirma dans la bourgeoisie après le 10 août, les Girondins réussirent ainsi à créer en province un sentiment hostile à Paris, à la Commune et à tout le parti montagnard.
Plusieurs départements envoyèrent même des détachements de fédérés pour défendre la Convention contre « les agitateurs avides de tribunal et de dictature », Danton, Marat et Robespierre, et contre la population parisienne. À l’appel de Barbaroux, Marseille — cette fois, la Marseille « commerçantiste » — envoya à Paris, en octobre 1792, un bataillon de fédérés, formé de jeunes gens riches de la cité marchande, qui parcouraient les rues en demandant les têtes de Robespierre et de Marat. C’étaient les précurseurs de la réaction thermidorienne ; mais heureusement, le peuple de Paris déjoua ce plan en gagnant ces fédérés à la cause de Révolution.
Entre temps, les Girondins ne manquaient pas d’attaquer directement la représentation fédérale des sections de Paris. Ils voulaient à tout prix anéantir la Commune insurrectionnelle du 10 août, et ils obtinrent, fin novembre, de nouvelles élections pour le Conseil général de la municipalité parisienne. Pétion, le maire girondin, démissionnait en même temps. Cependant, ici encore les sections déjouèrent ces manœuvres. Non seulement les Montagnards eurent la majorité des voix dans les élections, mais un révolutionnaire aussi avancé et aussi populaire que Chaumette fut nommé procureur de la Commune, et le rédacteur du Père Duchesne, Hébert, devint son substitut (2 décembre 1792). Pétion, qui ne répondait plus aux sentiments révolutionnaires du peuple de Paris, ne fut pas réélu, et Chambon, un modéré, prit sa place ; mais il n’y resta que deux mois, et le 14 février 1793 il était remplacé par Pache.
C’est ainsi que se constitua la Commune révolutionnaire de 1793, — la commune de Pache, de Chaumette et d’Hébert, qui fut la rivale de la Convention, joua un rôle si puissant pour expulser les Girondins au 31 mai 1793, et poussa ardemment en avant la révolution populaire, égalitaire, anti-religieuse et parfois communiste, de l’an II de la République.
La grande question du moment, c’était la guerre. Du succès des armées dépendait évidemment le développement ultérieur de la Révolution.
Nous avons vu que les révolutionnaires avancés, comme Marat et Robespierre, n’avaient pas voulu la guerre. Mais la Cour appelait l’invasion allemande pour sauver le despotisme royal ; les prêtres et les ex-nobles y poussaient avec fureur pour rentrer dans leurs anciens privilèges ; et les gouvernements voisins y voyaient le moyen de combattre l’esprit révolutionnaire qui se réveillait déjà dans leurs domaines, en même temps qu’ils y trouvaient l’occasion d’arracher à la France des provinces et des colonies. D’autre part, les Girondins désiraient la guerre, puisqu’ils y voyaient le seul moyen d’arriver à limiter l’autorité du roi sans faire appel au soulèvement populaire. « C’est parce que vous ne voulez pas de l’appel au peuple que vous voulez la guerre », leur disait Marat, et il avait raison.
Quant au peuple, les paysans des départements frontières, en voyant les armées allemandes, amenées par les émigrés, se masser sur le Rhin et dans les Pays-Bas, comprenaient qu’il s’agissait pour eux de défendre à main armée leurs droits sur les terres qu’ils avaient reprises aux nobles et au clergé. Aussi lorsque la guerre fut déclarée à l’Autriche, le 20 avril 1792, un enthousiasme formidable s’empara des populations des départements voisins de la frontière de l’Est. Les levées de volontaires, pour un an, furent faites d’emblée au chant du Ça ira ! et les dons patriotiques affluaient de toute part. Mais ce n’était plus le cas dans les régions de l’Ouest et du Sud-Ouest. Là, les populations ne voulaient nullement la guerre.
D’ailleurs rien n’était préparé pour la guerre. Les forces de la France, qui ne comptaient pas plus de 130,000 hommes, échelonnés depuis la mer du Nord jusqu’à la Suisse, mal équipés et commandés par des officiers et des états-majors royalistes, étaient hors d’état de résister à l’invasion.
Dumouriez et Lafayette conçurent d’abord le plan hardi d’envahir rapidement la Belgique, qui avait déjà essayé en 1790 de se détacher de l’Autriche, mais avait été réduite par les armes. Les libéraux belges appelaient les Français. Mais le coup fut manqué, et désormais les généraux français se tinrent sur la défensive, d’autant plus que la Prusse s’était réunie à l’Autriche et aux princes d’Allemagne, pour envahir la France, et que cette coalition était fortement soutenue par la Cour de Turin, et appuyée secrètement par les Cours de Pétersbourg et de Londres.
Le 26 juillet 1792 le duc de Brunswick qui commandait une armée d’invasion composée de 70.000 Prussiens et de 68.000 Autrichiens, Hessois et émigrés, se mettait en marche de Coblentz, en lançant un manifeste qui souleva l’indignation de toute la France. Il promettait de mettre le feu aux villes qui oseraient se défendre, et d’en exterminer les habitants, comme des rebelles. Paris, s’il osait seulement forcer le palais de Louis XVI, serait soumis à une exécution militaire, exemplaire et à jamais mémorable.
Trois armées allemandes devaient entrer en France et marcher sur Paris, et le 19 août l’armée prussienne franchissait la frontière et s’emparait sans combat de Longwy et de Verdun.
Nous avons vu l’enthousiasme que la Commune sut provoquer à Paris lorsqu’on apprit ces nouvelles, et comment elle y répondit en faisant fondre les cercueils de plomb des riches, pour avoir des balles, et les cloches ainsi que les effets de bronze des églises, pour faire des canons, tandis que les temples devenaient de vastes chantiers où des milliers de personnes travaillaient à coudre l’équipement des volontaires, en chantant le Ça ira ! et l’hymne puissant de Rouget de l’Isle.
Les émigrés avaient fait croire aux rois coalisés qu’ils trouveraient la France prête à les recevoir les bras ouverts. Mais l’attitude franchement hostile des paysans et les journées de Septembre à Paris firent réfléchir les envahisseurs. Les habitants des villes et les paysans des départements de l’Est comprenaient bien que l’ennemi était venu pour leur enlever toutes leurs conquêtes. Et c’était, surtout, nous l’avons vu, dans la région de l’Est que le soulèvement des villes et des campagnes avait le mieux réussi à abattre la féodalité.
Mais l’enthousiasme ne suffisait pas pour vaincre. L’armée prussienne avançait, et, unie à l’armée autrichienne, elle entrait déjà dans la forêt de l’Argonne qui s’étend sur une longueur de onze lieues, en séparant la vallée de la Meuse de la Champagne pouilleuse. L’armée de Dumouriez essaya vainement, par des marches forcées, d’y arrêter l’invasion. Elle ne réussit qu’à occuper à temps une position avantageuse à Valmy, à la sortie de la grande forêt, et ici les Prussiens subirent le 20 septembre leur premier échec, en essayant de s’emparer des collines occupées par les soldats de Dumouriez. Dans ces conditions, la bataille de Valmy fut une victoire importante des peuples sur les rois – et elle fut saluée comme telle par Gœthe qui accompagnait l’armée du duc de Brunswick.
L’armée prussienne, arrêtée d’abord sous des pluies torrentielles dans la forêt de l’Argonne et manquant de tout dans les plaines arides qui s’étalaient devant elle, était en proie à la dysenterie qui y faisait des ravages affreux. Les routes étaient détrempées, les paysans à l’affût — tout présageait une campagne désastreuse.
Alors Danton négocia avec le duc de Brunswick la retraite des Prussiens. Quelles en furent les conditions, on ne le sait pas jusqu’à présent. Danton promit-il, comme on l’a affirmé, de faire tous ses efforts pour sauver la vie de Louis XVI ? C’est possible. Mais si cette promesse promesse fut faite, elle dut être conditionnelle, et nous ne savons pas quels engagements furent pris en retour par les envahisseurs, outre la retraite immédiate des Prussiens. Une retraite simultanée des Autrichiens fut-elle promise ? Parla-t-on d’une renonciation formelle de Louis XVI au trône de France ? Nous ne pourrions faire là-dessus que des conjectures.
Toujours est-il que, le 1er octobre, le duc de Brunswick commença sa retraite, par Grand-Pré et Verdun. Vers la fin du mois il repassait le Rhin à Coblentz, accompagné des malédictions des émigrés.
Là-dessus Dumouriez, après avoir donné à Westermann l’ordre de « reconduire poliment » les Prussiens, sans trop les presser, vint le 11 octobre à Paris, évidemment pour sonder le terrain et déterminer sa ligne de conduite. Il s’arrangea de façon à ne pas prêter serment à la République, ce qui ne l’empêcha pas d’être très bien reçu par les Jacobins, et depuis lors il se mit sans doute à chauffer la candidature du duc de Chartres au trône de France.
L’insurrection qui avait été préparée en Bretagne par le marquis de la Rouërie, pour éclater en même temps que les Allemands marcheraient sur Paris, fut aussi paralysée. Elle fut dénoncée par Danton qui parvint à en faire saisir tous les fils, aussi bien en Bretagne qu’à Londres. Mais Londres resta le centre des conspirations des princes, et l’île de Jersey fut le centre des armements royalistes en vue d’un débarquement que l’on se proposait de faire sur les côtes de la Bretagne, afin de s’emparer de Saint-Malo et de remettre aux Anglais ce port militaire et marchand d’une si grande importance.
En même temps, l’armée du Sud, commandée par Montesquiou, entrait en Savoie, le jour même de l’ouverture de la Convention. Elle s’emparait quatre jours plus tard de Chambery et apportait dans cette province la révolution paysanne.
À la fin de ce même mois de septembre, une des armées de la République, commandée par Lauzun et Custine, passait le Rhin et s’emparait d’assaut de Spire (30 septembre). Worms se rendait quatre jours plus tard, et le 23 octobre, Mayence et Francfort-sur-le-Mein étaient occupés par les armées des sans-culottes.
Dans le Nord, c’était aussi une série de succès. Vers la fin d’octobre, l’armée de Dumouriez entrait en Belgique, et le 6 novembre elle remportait à Jemmapes, aux environs de Mons, une grande victoire sur les Autrichiens, — victoire que Dumouriez avait arrangée de façon à faire valoir le fils du duc de Chartres, — et à sacrifier deux bataillons de volontaires parisiens.
Cette victoire ouvrait la Belgique à l’invasion française. Mons était occupé le 8, et le 14, Dumouriez faisait son entrée à Bruxelles. Le peuple reçut les soldats de la République à bras ouverts.
Il attendait d’eux l’initiative d’une série de mesures révolutionnaires, surtout concernant la propriété foncière. Telle était aussi l’opinion des Montagnards, — du moins de Cambon. Lui, qui avait organisé l’immense opération de la vente des biens du clergé comme garantie des assignats, et qui organisait en ce moment la vente des biens des émigrés, ne demandait pas mieux que de lancer le même système en Belgique. Mais, soit que les Montagnards eussent manqué d’audace, assaillis assaillis qu’ils étaient par les Girondins pour leur manque de respect des propriétés ; soit que les idées de la Révolution n’eussent pas trouvé l’appui nécessaire en Belgique, où elles n’avaient pour elles que les prolétaires, et où toute la bourgeoisie aisée et la puissance formidable des prêtres se dressaient contre elles — toujours est-il que la révolution, qui eût pu solidariser les Belges et les Français, ne s’accomplit pas.
Avec tous ces succès et ces victoires, il y avait de quoi griser les amoureux de la guerre, et les Girondins triomphaient. Le 15 septembre, la Convention lançait un décret par lequel elle défiait toutes les monarchies et déclarait que la paix ne serait conclue avec aucune des puissances tant que leurs armées n’auraient pas été repoussées du territoire de la République. Cependant, la situation à l’intérieur se présentait sous un aspect assez sombre, et au dehors, les victoires mêmes de la République ne faisaient que sceller l’union entre toutes les monarchies.
L’invasion de la Belgique décida du rôle de l’Angleterre.
Le réveil des idées républicaines et communistes chez les Anglais, qui se traduisit par la fondation de sociétés républicaines et qui trouva en 1793 son expression littéraire dans le remarquable ouvrage communiste-libertaire de Godwin (De la justice politique), avait inspiré aux républicains français et surtout à Danton l’espoir de trouver appui dans un mouvement révolutionnaire anglais[118]. Mais, les intérêts industriels et marchands l’emportèrent dans les Îles Britanniques. Et lorsque la France républicaine envahit la Belgique et se cantonna dans la vallée de l’Escaut et du Rhin, menaçant de s’emparer aussi de la Hollande, la politique de l’Angleterre fut décidée.
Enlever à la France ses colonies, détruire sa puissance maritime et arrêter son développement industriel et son expansion coloniale, telle fut la politique qui rallia le grand nombre en Angleterre. Le parti de Fox fut écrasé, et celui de Pitt eut le dessus. Désormais l’Angleterre, forte de sa flotte, et surtout de l’argent qu’elle payait en subvention aux puissances continentales, y compris la Russie, la Prusse et l’Autriche, devint et resta pendant un quart de siècle à la tête de la coalition européenne. C’était la guerre, jusqu’à l’épuisement complet, des deux rivaux qui se partageaient les mers. Et ces guerres menèrent la France à la dictature militaire.
Enfin, si Paris, menacé par l’invasion, fut saisi d’un élan sublime et courut se joindre aux volontaires des départements de la France orientale, c’est la guerre qui donna la première impulsion au soulèvement de la Vendée. Elle fournit aux prêtres l’occasion d’exploiter la répugnance de ces populations à quitter leurs bocages pour aller combattre, on ne sait où, à la frontière ; elle aida à réveiller le fanatisme des Vendéens et à les soulever, au moment où les Allemands entraient en France. Et l’on vit plus tard combien de mal ce soulèvement fit à la Révolution.
Mais si ce n’était que la Vendée ! Partout, en France, la guerre créa une situation si affreuse pour la grande masse des gens pauvres, qu’on est à se demander comment la République réussit à traverser une crise aussi formidable.
La récolte de 1792 était bonne pour les blés. Elle n’était médiocre, à cause des pluies, que pour les petits blés. L’exportation des céréales était défendue. Et avec tout cela, on avait la famine ! Dans les villes, de longtemps on ne l’avait vue si terrible. De longues files d’hommes et de femmes assiégeaient les boulangeries et les bouchers, passant toute la nuit sous la neige et la pluie, sans même être sûrs d’emporter demain une miche de pain, payée un prix extravagant. Et cela — à un moment où il y avait arrêt presque complet de tout un nombre d’industries, et pas de travail.
C’est qu’on n’enlève pas impunément à une nation de vingt-cinq millions d’habitants, près d’un million d’hommes dans la fleur de l’âge, et peut-être un demi-million de bêtes de trait pour les besoins de la guerre, sans que la production agricole s’en ressente. On ne livre pas non plus les denrées d’une nation au gaspillage inévitable des guerres, sans que la pénurie des miséreux ne devienne d’autant plus noire, alors même qu’une nuée d’exploiteurs s’enrichissent aux dépens du trésor public[119].
Toutes ces questions vitales venaient s’entrechoquer comme un tourbillon au sein de chaque société populaire des provinces, de chaque section des grandes villes, pour remonter de là à la Convention. Et au-dessus de toutes, se dressait la question centrale, à laquelle tant d’autres venaient se rattacher : « Qu’allait-on faire du roi ? »
XXXVIII. LE PROCÈS DU ROI
Les deux mois qui s’écoulèrent depuis l’ouverture de la Convention jusqu’à la mise en jugement du roi restent jusqu’à présent une énigme pour l’histoire.
Le première question qui devait s’imposer à la Convention, dès qu’elle fut réunie, était certainement celle de savoir ce qu’on allait faire du roi et de sa famille, emprisonnés au Temple. Les tenir là, indéfiniment, jusqu’à ce que l’invasion dût repoussée et une constitution républicaine votée et acceptée par le peuple, c’était impossible. Comment la République pouvait-elle s’établir tant qu’elle gardait un roi et son héritier légitime dans ses prisons, sans rien oser entreprendre à leur égard ?
En outre, devenus de simples particuliers qui, emmenés du palais, occupaient en famille une prison, Louis XVI, Marie-Antoinette et leurs enfants apparaissaient comme des martyrs intéressants, pour lesquels les royalistes se passionnaient et sur lesquels s’apitoyaient les bourgeois, et même les sans-culottes qui montaient la garde au Temple.
Une pareille situation ne pouvait pas durer. Et cependant, près de deux mois se passèrent, pendant lesquels on se passionna à la Convention pour toutes sortes de choses, sans aborder cette première conséquence du 10 août — le sort du roi. Ce retard, à mon avis, devait être voulu, et nous ne pouvons nous l’expliquer qu’en admettant que l’on était, pendant ce temps-là, en pourparlers secrets avec les cours européennes, — pourparlers qui n’ont pas encore été divulgués, mais qui avaient certainement trait à l’invasion et dont l’issue dépendait de la tournure que prendrait la guerre.
On sait déjà que Danton et Dumouriez avaient eu des pourparlers avec le commandant de l’armée prussienne, afin de le décider à se séparer des Autrichiens et à opérer sa retraite. Et l’on sait aussi qu’une des conditions posées par le duc de Brunswick (probablement, non acceptée) fut de ne pas toucher à Louis XVI. Mais il dut y avoir plus. De semblables négociations furent probablement engagées aussi avec l’Angleterre. Et comment s’expliquer le silence de la Convention et la patience des sections, sans admettre qu’il y eut entente là-dessus entre la Montagne et la Gironde ?
Cependant, aujourd’hui il est évident pour nous que des pourparlers de ce genre ne pouvaient aboutir, et cela pour deux raisons. Le sort de Louis XVI et de sa famille n’intéressait pas assez le roi de Prusse, ni le roi d’Angleterre, ni le frère de Marie-Antoinette, l’empereur d’Autriche, pour sacrifier les intérêts politiques nationaux aux intérêts personnels des prisonniers du Temple. Cela se voit bien par les pourparlers qui eurent lieu plus tard, concernant la mise en liberté de Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth. Et, d’autre part, les rois coalisés ne trouvèrent pas en France, dans la classe instruite, l’unité de sentiments républicains qui pût faire évanouir leur fol espoir de rétablir la royauté. Au contraire, ils trouvèrent les intellectuels de la bourgeoisie très disposés à accepter, soit le duc d’Orléans (grand-maître national de la franc-maçonnerie, à laquelle appartenaient tous les révolutionnaires de renom), soit son fils, le duc de Chartres, le futur Louis-Philippe, soit même le Dauphin.
Mais le peuple s’impatientait. Les sociétés populaires dans toute la France demandaient qu’on ne différât plus le procès du roi, et, le 19 octobre, la Commune vint aussi signifier ce vœu de Paris à la barre de la Convention. Enfin, le 3 novembre, un premier pas fut fait. Un rapport fut lu pour demander la mise en accusation de Louis XVI, et les principaux chefs d’accusation furent formulés de lendemain. Le 13, s’ouvrit la discussion sur ce sujet. Cependant, la chose eût encore traîné en longueur, si, le 20 novembre, le serrurier Gamain, qui avait autrefois enseigné la serrurerie à Louis XVI, n’était venu dénoncer à Roland l’existence aux Tuileries d’une armoire secrète que Gamain avait aidé le roi à placer dans un des murs, afin d’y conserver des papiers.
On connaît cette histoire. Un jour, en août 1792, Louis XVI fit venir Gamain de Versailles pour qu’il l’aidât à placer dans un mur, sous un panneau, une porte de fer qu’il avait confectionnée lui-même, et qui servirait à fermer une sorte d’armoire secrète. Le travail terminé, Gamain repartit pendant la nuit pour Versailles, après avoir bu un verre de vin et mangé un biscuit que lui avait offerts la reine. Il tomba en route, saisi de coliques violentes, et depuis lors il fut malade. Se croyant empoisonné — ou bien travaillé, peut-être, par la peur — il dénonça l’existence de l’armoire à Roland. Celui-ci, sans avertir personne, s’empara immédiatement des papiers qu’elle contenait, les porta chez lui, les examina avec sa femme et, après avoir revêtu les pièces de son seing, les apporta à la Convention.
On comprend la profonde sensation que produisit cette découverte, surtout lorsqu’on apprit par ces papiers que le roi avait acheté les services de Mirabeau, que ses agents lui avaient proposé d’acheter onze membres influents de la Législative (on savait déjà que Barnave et Lameth avaient été gagnés à sa cause), et que Louis XVI continuait à payer ceux de ses gardes licenciés qui s’étaient mis au service de ses frères à Coblentz et qui marchaient maintenant avec les Autrichiens contre la France.
Aujourd’hui seulement, lorsqu’on a en mains tant de documents qui constatent la trahison de Louis XVI, et que l’on voit les forces qui s’opposèrent néanmoins à sa condamnation, on comprend combien il fut difficile à la Révolution de condamner et d’exécuter un roi. Tout ce qu’il y avait de préjugés, de servilité ouverte et latente dans la société, de peur pour les fortunes des riches et de méfiance envers le peuple — tout se réunit pour entraver le procès. La Gironde, fidèle reflet de ces craintes, fit tout pour empêcher — d’abord, que le procès eût lieu, ensuite — qu’il aboutit à une condamnation, et que cette condamnation fût la mort, et enfin – que la peine fût appliquée[120]. Paris dut menacer la Convention d’insurrection pour la forcer à prononcer son jugement dans le procès commencé et à n’en pas différer l’exécution. Et jusqu’à présent, — que de paroles ronflantes, que de larmes chez les historiens quand ils nous parlent de ce procès !
Cependant, de quoi s’agissait-il ? Si un général quelconque avait été convaincu d’avoir fait ce qu’avait fait Louis XVI pour appeler l’invasion étrangère et l’appuyer, lequel donc des historiens modernes, — tous défenseurs de la « raison d’État », — aurait hésité un seul moment de demander la mort pour ce général ? Mais alors pourquoi tant de lamentations lorsque le traître fut le commandant de toutes les armées ?
Selon toutes les traditions et toutes les fictions qui servent à nos historiens et à nos juristes pour établir les droits du « chef de l’État », la Convention était le souverain en ce moment. À elle, et à elle seule, appartenait le droit de juger le souverain que le peuple avait détrôné, comme à elle seule appartenait le droit de législation échappé de ses mains. Jugé par la Convention, Louis XVI était, — pour parler leur langage — jugé par ses pairs. Et ceux-ci, ayant acquis la certitude morale de ses trahisons, n’avaient pas de choix. Ils devaient prononcer la mort. La clémence même était hors de question, alors que le sang coulait aux frontières. Les rois conjurés le savaient eux-mêmes, ils le comprenaient à merveille.
Quant à la théorie développée par Robespierre et Saint-Just, d’après laquelle la République avait le droit de tuer en Louis XVI son ennemi, Marat eut parfaitement raison de protester. Cela aurait pu se faire pendant ou immédiatement après la lutte du 10 août, mais non pas trois mois après le combat. Maintenant, il ne restait plus qu’à juger Louis XVI, avec toute la publicité possible, afin que les peuples et la postérité pussent juger eux-mêmes de sa fourberie, de son jésuitisme.
En ce qui concerne le fait même de haute trahison de la part de Louis XVI et de sa femme, nous, qui avons en mains la correspondance de Marie-Antoinette avec Fersen et les lettres de celui-ci à divers personnages, nous devons reconnaître que la Convention jugea bien, alors même qu’elle n’avait pas les preuves accablantes que nous possédons aujourd’hui. Mais elle avait tant de faits accumulés dans le courant des trois dernières années, tant d’aveux échappés aux royalistes et à la reine, tant d’actes de Louis XVI depuis sa fuite à Varennes qui, quoique amnistiés par la Constitution de 1791, n’en servaient pas moins à expliquer ses actes ultérieurs, — que tous eurent la certitude morale de sa trahison. Personne, même parmi ceux qui essayèrent de sauver Louis XVI, ne contesta le fait de sa trahison. Le peuple de Paris, non plus, n’avait pas de doute à ce sujet.
En effet, la trahison commença par la lettre que Louis XVI écrivit à l’empereur d’Autriche, le jour même où il jura la Constitution, en septembre 1791, aux acclamations enthousiastes de la bourgeoisie parisienne. Puis vint la correspondance de Marie-Antoinette avec Fersen, faite à l’entière connaissance du roi. Rien de plus odieux que cette correspondance. Du fond des Tuileries, les deux traîtres, la reine et le roi, appellent l’invasion, la préparent, lui tracent le chemin, la renseignent sur les forces et les plans militaires. C’est l’entrée triomphale des alliés allemands dans Paris et le massacre en masse des révolutionnaires qu’Antoinette prépare de sa main délicate et habile. Le peuple avait bien compris celle qu’il appela « la Médicis », et que les historiens veulent nous représenter aujourd’hui comme une pauvre étourdie[121].
Au point de vue légal, on n’a donc rien à reprocher à la Convention. Quant à savoir si l’exécution du roi n’a pas fait plus de mal que n’en aurait pu causer sa présence au milieu des armées allemandes ou anglaises, il n’y a qu’une remarque à faire. Tant que le pouvoir royal était considéré par les possédants et les prêtres (et il l’est encore) comme le meilleur moyen de tenir en bride ceux qui veulent déposséder les riches et rabaisser la puissance des prêtres, — le roi, mort ou vivant, emprisonné ou libre, décapité et canonisé, ou bien chevalier errant auprès d’autres rois, aurait toujours été l’objet d’une légende attendrissante propagée par le clergé et tous les intéressés.
Au contraire, en envoyant Louis XVI à l’échafaud, la Révolution achevait de tuer un principe, que les paysans avaient commencé à tuer à Varennes. Le 21 janvier 1793, la partie révolutionnaire du peuple français comprit parfaitement que le pivot de toute la force qui, des siècles durant, avait opprimé et exploité les masses, était enfin brisé. La démolition de cette puissante organisation qui écrasait le peuple, commençait ; son arche était brisée, et la révolution populaire prenait un nouvel élan.
Depuis lors, la royauté de droit divin n’a jamais pu se rétablir en France, même avec l’appui de l’Europe coalisée, même avec l’aide de l’épouvantable Terreur Blanche de la Restauration. Et les royautés issues des barricades ou d’un coup d’État n’ont pas réussi non plus, on l’a bien vu en 1848, en 1870. La superstition de la royauté tuée, c’était autant de gagné.
Tout fut fait cependant par les Girondins pour empêcher la condamnation de Louis XVI. Ils invoquèrent tous les arguments juridiques, ils eurent recours à toutes les ruses parlementaires. Il y eut même des moments où le procès du roi allait se transformer en un procès des Montagnards. Mais rien n’y aida. La logique de la situation l’emporta sur les chicanes de la tactique parlementaire.
On prétexta d’abord l’inviolabilité du roi, établie par la Constitution ; à quoi il fut répondu victorieusement que cette inviolabilité n’existait plus, dès que le roi trahissait et la Constitution et sa patrie.
On demandait ensuite un tribunal spécial, formé de représentants des 83 départements ; et lorsqu’il devint évident que cette proposition serait écartée, les Girondins voulurent que le jugement fût soumis à la ratification des 36.000 communes et des assemblées primaires, par appel nominal de chaque citoyen. C’était remettre en question les résultats du 10 août et la République.
Lorsque l’impossibilité de se décharger ainsi du procès sur les épaules des assemblées primaires fut démontrée, alors les Girondins, qui avaient eux-mêmes furieusement poussé à la guerre et recommandé la guerre à outrance contre toute l’Europe, se mirent à invoquer l’effet que produirait sur l’Europe l’exécution de Louis XVI. Comme si l’Angleterre, la Prusse, l’Autriche, la Sardaigne avaient attendu la mort de Louis XVI pour faire leur coalition de 1792 ! Comme si la République démocratique ne leur était pas suffisamment odieuse ; comme si l’appât des grands ports commerciaux de la France, de ses colonies et de ses provinces de l’Est ne suffisait pas pour coaliser les rois contre la France, afin de profiter du moment où l’enfantement d’une société nouvelle pouvait amoindrir sa force de résistance extérieure !
Repoussée encore sur ce point par la Montagne, les Girondins firent alors une diversion en s’attaquant à la Montagne elle-même et en demandant que l’on mît en jugement « les fauteurs des journées de septembre, » par lesquels ils entendaient Danton, Marat et Robespierre, les « dictateurs, » le « triumvirat ».
Au milieu de tous ces débats, la Convention avait cependant décidé, le 3 décembre, qu’elle jugerait elle-même Louis XVI ; mais à peine était-ce prononcé, que tout était remis en question par un des Girondins, Ducos, et l’attention de la Convention était portée ailleurs. En demandant la peine de mort pour « quiconque proposera d’établir en France les rois ou la royauté, sous quelque dénomination que ce puisse être », la Gironde lançait contre les Montagnards une insinuation qui voulait dire que ceux-ci essayaient de porter au trône le duc d’Orléans. Au procès de Louis XVI, on cherchait ainsi à substituer un procès contre la Montagne.
Enfin, le 11 décembre, Louis XVI parut devant la Convention. On le soumit à un interrogatoire, et ses réponses durent tuer jusqu’aux dernières sympathies qui pouvaient exister en sa faveur. Michelet se demande comment il était possible qu’un homme pût mentir comme mentait Louis ? Et il ne parvient à s’expliquer cette fourberie que par le fait que toute la tradition des rois et toute l’influence des jésuites, que Louis XVI avait subie, lui avaient inspiré cette idée que la raison d’État permettait tout à un roi.
L’impression produite par cet interrogatoire dut être si piteuse que les Girondins, comprenant qu’il serait impossible de sauver Louis XVI, firent une nouvelle diversion, en demandant l’expulsion du duc d’Orléans. La Convention s’y laissa même prendre et vota l’expulsion, mais elle révoqua sa décision le lendemain, après qu’elle eût été désapprouvée au club des Jacobins.
Cependant le procès suivait déjà son cours. Le 26 décembre, Louis XVI comparut une seconde fois devant la Convention, avec ses avocats et ses conseils, Malesherbes, Tronchet et Desèze ; on entendit sa défense, et il devint évident qu’il serait condamné. Il n’y avait plus moyen d’interpréter ses actes comme une erreur de jugement, ou comme un acte d’étourderie. C’était la trahison consciente et fourbe, comme le fit ressortir le lendemain Saint-Just.
Cependant, si la Convention et le peuple de Paris pouvaient ainsi se faire une opinion précise sur Louis XVI — sur l’homme et sur le roi, — on comprend que ce n’était pas le cas pour les villes et les villages en province. Et l’on devine quel déchaînement de passions c’eût été provoquer que de renvoyer le prononcé de la peine aux assemblées primaires. La plupart des révolutionnaires étant partis aux frontières, c’était, comme le dit Robespierre (le 28 décembre), laisser la décision « aux riches, amis naturels de la monarchie, aux égoïstes, aux hommes lâches et faibles, à tous les bourgeois orgueilleux et aristocrates, tous les hommes nés pour ramper et pour opprimer sous un roi ».
On ne démêlera jamais toutes les intrigues qui se firent en ce moment à Paris entre les « hommes d’État ». Il suffira de dire que, le 1er janvier 1793, Dumouriez était accouru à Paris et qu’il y resta jusqu’au 26, occupé de pourparlers clandestins avec les diverses fractions, alors que Danton restait jusqu’au 14 janvier à l’armée de Dumouriez[122].
Enfin, le 14, après une discussion extrêmement tumultueuse, la Convention décida de voter, par appel nominal, sur trois questions : celles de savoir si Louis XVI était coupable de « conspiration contre la liberté de la nation et d’attentat contre la sûreté générale de l’État », si le jugement serait soumis à la sanction du peuple, et quelle serait la peine.
L’appel nominal commença le lendemain, le 15. Sur 749 membres de la Convention, 716 déclarèrent Louis XVI coupable (12 membres étaient absents par maladie ou en mission, et 5 s’abstinrent de voter). Personne ne dit non. L’appel au peuple fut rejeté par 423 voix sur 709 votants. Paris, pendant ce temps-là, surtout les faubourgs, était dans un état de profonde excitation.
L’appel nominal sur la troisième question — la peine — dura vingt-cinq heures de suite. Ici encore, apparemment sous l’inspiration de l’ambassadeur d’Espagne et peut-être avec l’aide de ses piastres, un député, Mailhe, chercha à brouiller les choses en votant un sursis à l’exécution, et son exemple fut suivi par 26 membres. Pour la peine de mort sans condition se prononcèrent 387 voix sur 721 votants (il y eut 5 abstention et 12 absents). La condamnation ne fut ainsi prononcée que par une majorité de 53 voix — de 26 voix seulement si l’on exclut les votes conditionnels avec sursis. Et ceci, à un moment où il était de toute évidence que le roi avait tramé des trahisons, et que le laisser vivre, c’était armer une moitié de la France contre l’autre, livrer une bonne partie de la République aux étrangers, et enfin, arrêter la Révolution au moment où, après trois années de tourmentes, pendant lesquelles rien de durable n’avait été fait, l’occasion s’offrait enfin d’aborder les grandes questions qui passionnaient le pays !
Mais les craintes de la bourgeoisie allaient si loin que le jour de l’exécution de Louis XVI, elle s’attendait à un massacre général.
Le 21 janvier 1793, Louis XVI mourait sur l’échafaud. Un des principaux obstacles à toute régénération sociale de la République n’existait plus. Jusqu’au dernier moment Louis XVI avait espéré, à ce qu’il paraît, être libéré par un soulèvement, et une tentative pour l’enlever en route avait été préparée en effet. La vigilance de la Commune la fit échouer.
XXXIX. MONTAGNE ET GIRONDE
Depuis le 10 août, la Commune de Paris datait ses actes de « l’an IVe de la Liberté, et Ier de l’Égalité ». La Convention datait les siens de « l’an IVe de la Liberté et l’an Ier de la République Française ». Et dans ce petit détail on voit déjà les deux conceptions en présence.
Sera-ce une nouvelle révolution qui va se greffer sur la précédente ? Ou bien, se bornera-t-on à achever d’établir, à légaliser les libertés politiques conquises depuis 1789 ? Se contentera-t-on de consolider le gouvernement de la bourgeoisie, tant soit peu démoralisé, sans même appeler la masse du peuple à profiter de l’immense remaniement des fortunes accompli par la Révolution ?
Ce sont, on le voit, deux conceptions totalement différentes, et ces deux conceptions sont représentées à la Convention par la Montagne et la Gironde.
D’un côté ceux qui comprennent que pour détruire l’ancien régime féodal, il ne suffit pas d’en inscrire un un commencement d’abolition dans les lois ; que pour en finir avec le régime absolu, il ne suffit pas non plus de détrôner un roi et de planter l’emblème de la République sur les édifices, et son nom sur les en-têtes des paperasses officielles ; que ce n’est qu’un commencement d’exécution, rien que la création des conditions qui permettront peut-être de refondre les institutions. Et ceux qui comprennent ainsi la Révolution sont appuyés par tous ceux qui veulent que la grande masse de la population sorte enfin de l’affreuse misère, noire et abrutissante, dans laquelle l’ancien régime l’avait plongée, et qui cherchent, qui tâchent de découvrir dans les leçons de la Révolution les moyens réels de relever cette masse, physiquement et moralement. Toute une foule de pauvres que la Révolution a fait réfléchir, sont avec eux.
Et en face d’eux, sont les Girondins, — un parti formidable par le nombre. Car les Girondins, ce ne sont pas seulement les deux cents membres groupés autour de Vergniaud, de Brissot et de Roland. C’est une immense partie de la France : presque toute la bourgeoisie aisée ; tous les constitutionnels, que la force des événements a rendus républicains, mais qui craignent la République parce qu’ils craignent la domination des masses. Et derrière eux, prêts à les soutenir, en attendant le moment de les écraser au profit de la royauté, tous ceux qui tremblent pour leurs fortunes, ainsi que pour leurs privilèges d’éducation, tous ceux que la Révolution a frappés et qui soupirent après l’ancien régime.
Au fond, on voit très bien aujourd’hui que non seulement la Plaine, mais les trois quarts des Girondins étaient aussi royalistes que les Feuillants. Car, si quelques-uns de leurs meneurs rêvaient une sorte de république antique, sans roi, mais avec un peuple docile aux lois faites par les riches et la gent instruite, le grand nombre s’accordait très bien de la royauté. Ils l’ont bien prouvé, en faisant si bon ménage avec les royalistes après le coup d’État de thermidor.
Cela se comprend d’ailleurs, puisque l’essentiel, pour eux, était l’établissement du régime bourgeois, qui se constituait alors, dans l’industrie et dans le commerce, sur les débris du féodalisme, — « le maintien des propriétés », comme Brissot aimait à s’exprimer.
De là aussi leur haine du peuple et leur amour de « l’ordre ».
Empêcher le déchaînement du peuple, constituer un gouvernement fort et faire respecter les propriétés, c’était, en ce moment, l’essentiel pour les Girondins ; et c’est faute d’avoir compris ce caractère fondamental du girondisme que les historiens ont cherché tant d’autres circonstances secondaires, afin d’expliquer la lutte qui s’engagea entre la Montagne et la Gironde.
Lorsque nous voyons les Girondins « répudier la loi agraire », « refuser de reconnaître l’égalité pour principe de la législation républicaine » et « jurer de respecter les propriétés », nous pouvons trouver tout cela un peu trop abstrait. Mais nos formules actuelles, « l’abolition de l’État », ou « l’expropriation », sembleront aussi trop abstraites dans cent ans. Cependant, du temps de la Révolution, ces formules avaient un sens très précis.
Repousser la loi agraire, signifiait alors repousser les tentatives de remettre le sol aux mains de ceux qui le cultivaient. C’était repousser l’idée, très populaire parmi les révolutionnaires sortis du peuple, qu’aucune propriété, qu’aucune ferme ne devait avoir plus de 120 arpents (environ 40 hectares) ; que chaque citoyen avait droit à la terre ; et qu’il fallait pour cela saisir les propriétés des émigrés et du clergé, ainsi que les grandes propriétés des riches, et les partager entre les cultivateurs pauvres qui ne possédaient rien.
« Jurer le respect des propriétés », c’était repousser la reprise par les communes rurales des terres qui leur avaient été enlevées pendant deux siècles, en vertu de l’ordonnance royale de 1669 ; c’était s’opposer, en faveur des seigneurs et des récents acquéreurs bourgeois, à l’abolition des droits féodaux sans rachat.
Enfin, c’était combattre toute tentative de prélever sur les riches commerçants un impôt progressif ; c’était faire tomber les lourdes charges de la guerre et de la révolution sur les pauvres.
La formule abstraite avait, on le voit, un sens très tangible.
Eh bien, sur toutes ces questions la Montagne eut à soutenir une lutte acharnée contre les Girondins, si bien qu’elle fut bientôt amenée à en appeler au peuple, à l’insurrection, forcée d’expulser les Girondins de la Convention, afin de pouvoir faire les premiers pas dans la voie indiquée.
Pour le moment, ce « respect des propriétés » s’affirmait chez les Girondins jusque dans les plus petites choses, jusqu’à faire faire inscrire Liberté, Égalité, Propriété au pied des statues que l’on promenait dans une fête ; jusqu’à embrasser Danton, lorsqu’il dit dans la première séance de la Convention : « Déclarons que toutes les propriétés, territoriales, individuelles et industrielles, seront éternellement respectées. » À ces paroles le Girondin Kersaint lui sautait au cou, en disant : « Je me repens de vous avoir appelé ce matin un factieux. » Ce qui voulait dire : « Puisque vous promettez de respecter les propriétés bourgeoises, passons sur votre responsabilité dans les massacres de septembre ! »
Tandis que les Girondins voulaient organiser ainsi la république bourgeoise et poser les bases de l’enrichissement de la bourgeoisie, sur le modèle donné par l’Angleterre après sa révolution de 1648, les Montagnards, ou, du moins, le groupe des Montagnards qui prit pour un moment le dessus sur la fraction modérée, représentée par Robespierre, esquissaient déjà à grands traits les fondations d’une société socialiste — n’en déplaise à ceux de nos contemporains qui en réclament à tort la priorité. Ils voulaient, d’abord, abolir jusqu’aux derniers vestiges de la féodalité, puis niveler les propriétés, détruire les grandes propriétés foncières, donner la terre à tous, jusqu’aux plus pauvres cultivateurs, organiser la distribution nationale des produits de première nécessité, estimés à leur juste valeur et, au moyen de l’impôt, manié comme une arme de combat, faire la guerre à outrance au « commerçantisme », — à cette race de riches agioteurs, banquiers, commerçants, chefs d’industrie, qui se multipliait déjà dans les villes.
Ils proclamaient en même temps, dès 1793, « le droit à l’aisance universelle », l’aisance pour tous, — ce dont les socialistes ont fait plus tard « le droit au travail ». Cela fut dit déjà en 1789 (27 août), et on l’avait mis dans la constitution de 1791. Mais même les plus avancés des Girondins étaient trop empêtrés dans leur éducation bourgeoise pour comprendre le droit de tous à la terre et une réorganisation complète, affranchie de l’agiotage, de la distribution des produits nécessaires à l’existence. En général, les Girondins étaient décrits par leurs contemporains comme « un parti de gens fins, subtils, intrigants et surtout ambitieux » ; légers, parleurs, batailleurs, mais dominés par les habitudes du barreau (Michelet). « Ils veulent la République », disait Couthon, « mais ils veulent l’aristocratie. » Ils montraient beaucoup de sensibilité, mais une sensibilité, disait Robespierre, « qui gémit presque exclusivement pour les ennemis de la liberté. »
Le peuple leur répugnait ; ils en avaient peur[123].
Au moment où se réunissait la Convention, on ne se rendait pas encore bien compte de l’abîme qui séparait les Girondins des Montagnards. On ne voyait qu’une querelle personnelle entre Brissot et Robespierre. Madame Jullien, par exemple, une vraie Montagnarde de sentiment, en appelle, dans ses lettres, aux deux rivaux pour cesser leur lutte fratricide. Mais c’était déjà une lutte de deux principes opposés : le parti de l’ordre, et le parti de la Révolution.
Le peuple, à une époque de lutte, et plus tard les historiens aussi, aiment à personnifier chaque conflit dans deux rivaux. C’est plus court, plus commode dans la conversation, et c’est aussi plus « roman », plus « drame ». C’est pourquoi la lutte de ces deux partis fut souvent représentée comme le choc de deux ambitions, celle de Brissot et celle de Robespierre. Comme toujours, les deux héros dans lesquels le peuple a personnifié le conflit sont bien choisis. Ils sont typiques. Mais, en réalité, Robespierre ne fut pas aussi égalitaire dans ses principes que le fut la Montagne au moment de la chute des Girondins. Il appartenait au groupe modéré. En mars et mai 1793, il comprit, sans doute, que s’il voulait le triomphe de la Révolution commencée, il ne devait pas se séparer de ceux qui demandaient des mesures d’expropriation, et c’est ce qu’il fait, — quitte à guillotiner plus tard l’aile gauche, les hébertistes, et écraser les « Enragés ». Brissot, d’autre part, ne fut pas toujours un homme d’ordre. Mais, malgré ces nuances, les deux hommes personnifiaient très bien les deux partis.
Une lutte à mort devait nécessairement s’engager entre le parti de l’ordre bourgeois et celui de la révolution populaire.
Les Girondins, arrivés au pouvoir, voulaient que tout rentrât dans l’ordre ; que la révolution, avec ses procédés révolutionnaires, cessât dès qu’ils tenaient le gouvernail. Plus de tumulte dans la rue ; tout se fera désormais sur les ordres des ministres, nommés par un parlement docile.
Quant aux Montagnards, ils voulaient que la révolution aboutît à des changements qui modifieraient réellement la situation de la France : celle des paysans (plus des deux tiers de la population), et celle des gens miséreux dans les villes ; des changements qui rendraient impossible le retour vers un passé royal et féodal.
Un jour, d’ici un an, deux ans, la révolution s’apaiserait ; le peuple, épuisé, rentrerait dans ses cabanes et ses taudis ; les émigrés reviendraient ; les prêtres, les nobles reprendraient le dessus. Eh bien, il fallait qu’à ce moment-là, ils trouvassent tout changé en France : la terre en d’autres mains, déjà arrosée de la sueur de son nouveau possesseur, et ce possesseur, se considérant lui-même non comme un intrus, mais comme ayant droit de creuser le sillon sur cette terre et de la moissonner. Toute la France transformée dans ses mœurs, ses habitudes, son langage, — une terre où chacun se considérerait comme l’égal de n’importe qui, du moment qu’il manie la charrue, la bêche, ou l’outil. Pour cela, il fallait que la révolution continuât, dût-elle passer sur le corps de la plupart de ceux que le peuple avait nommés ses représentants, en les envoyant à la Convention.
Nécessairement, ce devait être une lutte à mort. Car, il ne faut pas l’oublier : hommes d’ordre, hommes de gouvernement, les Girondins considéraient néanmoins néanmoins le tribunal révolutionnaire et la guillotine comme un des rouages les plus efficaces du gouvernement.
Déjà, le 24 octobre 1792, lorsque Brissot lança son premier pamphlet, dans lequel il demandait un coup d’État contre « les désorganisateurs », « les anarchistes », et « la roche tarpéïenne » pour Robespierre[124] ; déjà, du jour (le 29 octobre) où Louvet prononçait son discours d’accusation, dans lequel il demandait la tête de Robespierre, les Girondins suspendaient le couperet de la guillotine sur les têtes « des niveleurs, des fauteurs de désordre, des anarchistes », qui avaient eu l’audace de se ranger avec le peuple de Paris et sa Commune révolutionnaire[125].
Et depuis ce jour-là, les Girondins ne cessent pas de diriger leurs efforts pour envoyer les Montagnards à la guillotine. Le 21 mars 1793, lorsqu’on apprend la défaite de Dumouriez à Neerwinden, et que Marat vient accuser de trahison ce général, ami des Girondins, ils manquent de l’écharper à la Convention ; il n’est sauvé que par sa froide audace. Trois semaines plus tard (le 12 avril), ils reviennent à la charge et finissent par obtenir de la Convention qu’on envoie Marat devant le tribunal révolutionnaire. Et six semaines plus tard (le 24 mai), ce sera le tour d’Hebert, le substitut de la Commune, de Varlet, le prédicateur ouvrier socialiste, et d’autres « anarchistes », qu’ils feront arrêter dans l’espoir de les envoyer à l’échafaud. Bref, c’est une campagne en règle pour jeter les Montagnards hors de la Convention, les précipiter de « la roche Tarpeïenne. »
Partout les Girondins organisent des comités contre-révolutionnaires ; continuellement ils font arriver à la Convention une série ininterrompue de pétitions, venant de gens qui se qualifient « amis des lois et de la liberté » — on sait aujourd’hui ce que cela veut dire ! Ils écrivent en provinces des lettres, remplies de fiel, contre la Montagne et surtout contre la population révolutionnaire de Paris. Et pendant que les Conventionnels en mission font l’impossible pour repousser l’invasion et pour soulever le peuple par l’application de mesures égalitaires, les Girondins s’y opposent partout par leurs missives. Ils vont même jusqu’à empêcher de recueillir les renseignements nécessaires sur les biens des émigrés.
Bien avant l’arrestation de Hébert, Brissot mène dans son Patriote français une campagne à mort contre les révolutionnaires. Les Girondins demandent — ils insistent — pour obtenir la dispersion de la Commune révolutionnaire de Paris ; ils vont jusqu’à demander la dissolution de la Convention et l’élection d’une nouvelle assemblée, dans laquelle aucun des anciens membres ne puisse entrer, — et ils nomment enfin la Commission des Douze qui guette le moment pour un coup d’État qui enverrait la Montagne à l’échafaud.
XL. EFFORTS DES GIRONDINS POUR ARRÊTER LA RÉVOLUTION
Tant qu’il s’agissait de renverser le régime de la vieille monarchie absolue, les Girondins furent au premier rang. Fougueux, intrépides, poètes, imbus d’admiration pour les républiques de l’antiquité, avides de pouvoir en même temps, — comment pouvaient-ils s’accommoder de l’ancien régime ?
Aussi, pendant que les paysans brûlaient les châteaux et les cahiers de redevances, pendant que le peuple démolissait les survivances de la servitude féodale, eux se préoccupaient surtout d’établir les nouvelles formes politiques du gouvernement. Ils se voyaient déjà arrivant au pouvoir, maîtres des destinées de la France, lançant des armées pour porter la Liberté dans le monde entier.
Quant au pain pour le peuple, — y songeaient-ils seulement ? Ce qui est certain, c’est qu’ils ne se représentaient nullement la force de résistance de l’ancien l’ancien régime, et que l’idée de faire appel au peuple pour la vaincre leur était absolument étrangère. Le peuple devait payer les impôts, faire les élections, fournir des soldats à l’État ; mais quand à faire et à défaire les formes politiques de gouvernement, cela devait être l’œuvre des penseurs, des gouvernants, des hommes d’État.
Aussi, lorsque le roi eut appelé à son aide les Allemands et que ceux-ci se rapprochaient de Paris, les Girondins qui avaient voulu la guerre pour se débarrasser de la Cour, refusaient de faire appel au peuple révolté pour refouler l’invasion et chasser les traîtres des Tuileries. Même après le 10 août, l’idée de repousser l’étranger par la Révolution leur semblait si odieuse, que Roland convoqua les hommes en vue — Danton, etc., — pour leur parler de son plan. Ce plan était de transporter l’Assemblée et le roi prisonnier à Blois d’abord, puis dans le Midi, livrant ainsi tout le Nord à l’invasion et constituant une petite république quelque part dans la Gironde.
Le peuple, l’élan révolutionnaire du peuple qui sauva la France, n’existaient pas pour eux. Ils restaient des bureaucrates.
En général, les Girondins furent les représentants fidèles de la bourgeoisie.
À mesure que le peuple s’enhardissait, et, réclamant l’impôt sur les riches et l’égalisation des fortunes, demandait l’égalité, comme condition nécessaire de la liberté, — la bourgeoisie se disait qu’il était temps de se séparer nettement du peuple, de le réduire à « l’ordre ».
Les Girondins suivirent ce courant.
Arrivés au pouvoir, ces révolutionnaires bourgeois, qui jusque-là s’étaient donnés à la Révolution, se séparèrent du peuple. L’effort du peuple, cherchant à constituer ses organes politiques dans les sections de Paris et les Sociétés populaires dans toute la France, son désir de marcher de l’avant dans la voie de l’Égalité, furent à leurs yeux un danger pour toute la classe propriétaire, un crime.
Et dès lors, les Girondins résolurent d’arrêter la Révolution : d’établir un gouvernement fort et de réduire le peuple — par la guillotine, s’il le fallait.
Afin de comprendre le grand drame de la Révolution qui aboutit à l’insurrection de Paris du 31 mai et à « l’épuration » de la Convention, il faut lire les Girondins eux-mêmes ; et sous ce rapport les pamphlets de Brissot : J.-P. Brissot à ses commettants (23 mai 1793), et À tous les Républicains de France (24 octobre 1792), sont spécialement instructifs.
« Je crus, en arrivant à la Convention, — dit Brissot, — que puisque la royauté était anéantie, puisque tous les pouvoirs étaient entre les mains du peuple, ou de ses représentants, les patriotes devaient changer leur marche d’après le changement de leur position.
« Je crus que le mouvement insurrectionnel devait cesser, parce que là où il n’y avait plus de tyrannie à abattre, il ne doit plus y avoir de force en insurrection. » (J.-P. Brissot à ses commettants, p. 7.)
« Je crus, dit plus loin Brissot, que l’ordre seul pouvait procurer ce calme ; que l’ordre consistait dans un respect religieux pour les lois, les magistrats, la sûreté individuelle… Je crus en conséquence que l’ordre aussi était une vraie mesure révolutionnaire… Je crus donc que les véritables ennemis du peuple et de la république étaient les anarchistes, les prédicateurs de la loi agraire, les excitateurs de sédition. » (Pages 8 et 9 du même pamphlet.)
Vingt anarchistes, dit Brissot, ont usurpé dans la Convention une influence que la raison seule devait avoir. « Suivez les débats, vous y verrez, d’un côté, des hommes constamment occupés du soin de faire respecter les lois, les autorités constituées, les propriétés ; et de l’autre côté, des hommes constamment occupés à tenir le peuple en agitation, discréditer par les calomnies les autorités constituées, protéger l’impunité du crime et relâcher tous les liens de la société. » (P. 13).
Il est vrai que ceux que Brissot appelait « anarchistes » comprenaient des éléments très variés. Mais ils avaient tous ce trait commun, de ne pas croire la Révolution terminée, et d’agir en conséquence.
Ils savaient que la Convention ne ferait rien sans y être forcée par le peuple. Et pour cette raison ils organisaient la Commune souveraine, et ils cherchaient à établir l’unité nationale, non par l’effet d’un gouvernement central, mais par des rapports directs établis entre la municipalité et les sections de Paris et les 36.000 communes de France.
Or, c’est précisément ce que les Girondins ne pouvaient pas admettre.
« J’ai annoncé, dit Brissot, dès le commencement de la Convention, qu’il y avait en France un parti de désorganisateurs, qui tendait à dissoudre la République, même à son berceau… Je viens prouver aujourd’hui :
-
que ce parti d’anarchistes a dominé et domine presque toutes les délibérations de la Convention et les opérations du Conseil exécutif ;
-
que ce parti a été, et est encore l’unique cause de tous les maux, tant intérieurs qu’extérieurs, qui affligent la France ;
-
qu’on ne peut sauver la République qu’en prenant une mesure rigoureuse pour arracher les représentants de la nation au despotisme de cette faction. »
Pour quiconque connaît le caractère de l’époque, ce langage est assez clair. Brissot demandait tout simplement la guillotine pour ceux qu’il appelait les anarchistes et qui, en voulant continuer la Révolution et achever l’abolition de l’ordre féodal, empêchaient les bourgeois, et notamment les Girondins, de faire tranquillement leur cuisine bourgeoise à la Convention.
« Il faut donc bien définir cette anarchie », dit le représentant girondin, et voici sa définition :
« Des lois sans exécution, des autorités sans force et avilies, le crime impuni, les propriétés attaquées, la sûreté des individus violée, la morale du peuple corrompue ; ni constitution, ni gouvernement, ni justice ; voilà les traits de l’anarchie ! »
Mais, n’est-ce pas précisément ainsi que se sont faites toutes les révolutions ? Comme si Brissot lui-même ne le sait pas et ne l’avait pas pratiqué avant d’arriver au pouvoir ! Pendant trois ans, depuis mai 1789 jusqu’au 10 août 1792, il fallut bien avilir l’autorité du roi et en faire une « autorité sans force », afin de pouvoir la renverser le 10 août.
Seulement, ce que Brissot voulait, c’est que, arrivée jusqu’à ce point — la Révolution cessât le même jour.
Dès que la royauté fut renversée, et que la Convention fut devenue le pouvoir suprême, « tout mouvement insurrectionnel, nous dit-il, devait cesser ».
Ce qui répugnait surtout aux Girondins, c’était la tendance de la Révolution vers l’égalité — la tendance qui dominait dans la Révolution à cette époque, comme l’a très bien fait ressortir M. Faguet[126]. Ainsi, Brissot ne peut pardonner au Club des Jacobins d’avoir pris le nom, — non pas d’Amis de la République, mais « celui d’Amis de la Liberté et de l’Égalité, — de l’égalité surtout ! » Et il ne peut pardonner « aux anarchistes » d’avoir inspiré les pétitions « de ces ouvriers du camp de Paris, qui s’intitulaient la nation, et qui voulaient fixer leur indemnité sur celle des députés ! » (P. 29.)
« Les désorganisateurs », dit-il ailleurs, « sont ceux qui veulent tout niveler, les propriétés, l’aisance, le prix des denrées, des divers services rendus à la société, etc. ; qui veulent que l’ouvrier du camp reçoive l’indemnité du législateur ; qui veulent niveler même les talents, les connaissances, les vertus, parce qu’ils n’ont rien de tout cela. » (Pamphlet du 24 octobre 1792.)
XLI. LES « ANARCHISTES »
Mais qui sont enfin ces anarchistes dont Brissot parle tant et dont il demande avec tant d’acharnement l’extermination ?
D’abord les anarchistes ne sont pas un parti. À la Convention il y a la Montagne, les Girondins, la Plaine, ou plutôt le Marais, le Ventre, comme on disait alors ; mais il n’y a pas « les Anarchistes ». Danton, Marat et même Robespierre, ou tel autre des Jacobins, peuvent bien quelquefois marcher avec les anarchistes ; mais ceux-ci sont en dehors de la Convention. Ils sont — faut-il le dire — au-dessus d’elle : ils la dominent.
Ce sont des révolutionnaires disséminés dans toute la France. Ils se sont donnés à la Révolution corps et âme ; ils en comprennent la nécessité ; ils l’aiment et ils travaillent pour elle.
Nombre d’entre eux se groupent autour de la Commune de Paris, parce qu’elle est encore révolutionnaire ; un certain nombre appartient au Club des Cordeliers ; quelques-uns vont au Club des Jacobins. Mais leur vrai terrain, c’est la section, et surtout la rue. À la Convention, on les voit dans les tribunes, d’où ils dirigent les débats. Leur moyen d’action, c’est l’opinion du peuple, — non pas « l’opinion publique » de la bourgeoisie. Leur vraie arme, c’est l’insurrection. Par cette arme ils exercent une influence sur les députés et le pouvoir exécutif.
Et quand il faut donner un coup de collier, enflammer le peuple et marcher avec lui contre les Tuileries, — c’est eux qui préparent l’attaque et combattent dans les rangs.
Le jour où l’élan révolutionnaire du peuple se sera épuisé, — ils rentreront dans l’obscurité. Et il n’y aura que les pamphlets, remplis de fiel, de leurs adversaires pour nous permettre de reconnaître l’immense œuvre révolutionnaire qu’ils ont accomplie.
Quant à leurs idées, elles sont nettes, tranchées.
La République ? — Certainement ! — L’égalité devant la loi ? — D’accord ! Mais ce n’est pas tout. Loin de là.
Se servir de la liberté politique pour obtenir la liberté économique, ainsi que le recommandent les bourgeois ? — Ils savent que ça ne se peut pas.
Aussi veulent-ils la chose elle-même. La terre pour tous, — c’est ce qu’on appelait alors « la loi agraire ». L’égalité économique, ou, pour parler le langage du temps, — « le nivellement des fortunes ».
Mais écoutons Brissot.
« Ce sont eux », dit-il, « qui… ont divisé la société en deux classes, celle qui a, et celle qui n’a pas — celle des sans-culottes et celle des propriétaires, qui ont excité l’une contre l’autre ».
« Ce sont eux », continue Brissot, « qui, sous le nom de sections, n’ont cessé de fatiguer la Convention de pétitions pour fixer le maximum des grains ».
Ce sont eux qui envoient « les émissaires qui vont partout prêcher la guerre des sans-culottes contre les propriétaires » ; ce sont eux qui prêchent « la nécessité de niveler les fortunes ».
Ce sont eux qui ont provoqué « la pétition de ces dix mille hommes qui se déclaraient en état d’insurrection, si l’on ne taxait pas le blé » et qui partout en France provoquaient les insurrections.
Ainsi voilà leurs crimes. Diviser la nation en deux classes — celle qui a, et celle qui n’a rien. Exciter l’une contre l’autre. Réclamer du pain — du pain avant tout pour ceux qui travaillent.
C’étaient, à coup sûr, de grands criminels. Seulement, qui donc des savants socialistes du dix-neuvième siècle, a su inventer quelque chose de mieux que cette demande de nos ancêtres de 1793 : « Du pain pour tous ? » Bien plus de mots aujourd’hui ; moins d’action !
Quant à leurs procédés pour mettre à exécution leurs idées, les voici :
« La multiplicité des crimes », nous dit Brissot, « elle est produite par l’impunité ; l’impunité, par la paralysie des tribunaux ; et les anarchistes protègent cette impunité, frappent tous les tribunaux de paralysie, soit par la terreur, soit par des dénonciations et des accusations d’aristocratie. »
« Les atteintes répétées partout contre les propriétés et la sûreté individuelle, — les anarchistes de Paris en donnent chaque jour l’exemple ; et leurs émissaires particuliers et leurs émissaires décorés du titre de commissaires de la Convention, prêchent partout cette violation des droits de l’homme. »
Puis Brissot mentionne « les éternelles déclamations des anarchistes contre les propriétaires ou marchands, qu’ils désignent sous le nom d’accapareurs ; » il parle de « propriétaires qui sont sans cesse désignés au fer des brigands », de la haine que les anarchistes ont pour chaque fonctionnaire de l’État : « Du moment, dit-il, où un homme est en place, il devient odieux à l’anarchiste, il paraît coupable. » Et pour cause, dirons-nous.
Mais ce qui est superbe, c’est de voir Brissot énumérant les bienfaits de « l’ordre ». Il faut lire ce passage pour comprendre ce que la bourgeoisie girondine aurait donné au peuple français, si les « anarchistes » n’avaient pas poussé la Révolution plus loin.
« Considérez, dit Brissot, les départements qui ont su enchaîner la fureur de ces hommes ; considérez, par exemple, le département de la Gironde. L’ordre y a constamment régné ; le peuple s’y est soumis à la loi, quoiqu’il payât le pain jusqu’à dix sols la livre… C’est que dans ce département on a banni les prédicateurs de la loi agraire ; c’est que les citoyens ont muré ce club où l’on enseigne… etc. » (le club des Jacobins).
Et ceci s’écrivait deux mois après le 10 août, alors que le plus aveugle ne pouvait manquer de comprendre que si dans toute la France le peuple se fût « soumis à la loi, quoiqu’il payât le pain jusqu’à 10 sols la livre », il n’y aurait pas eu du tout de Révolution, et la royauté, que Brissot se donne l’air de combattre, ainsi que la féodalité, eussent régné, peut-être, encore un siècle, — comme en Russie[127].
Il faut lire Brissot pour comprendre tout ce que préparaient les bourgeois d’alors pour la France, et ce que les Brissotins du vingtième siècle préparent encore, partout où une révolution va éclater.
« Les troubles de l’Eure, de l’Orne, etc. », dit Brissot, « ont été causés par les prédicateurs contre les riches, contre les accapareurs, par les sermons séditieux, sur la nécessité de taxer à main armée les grains et toutes les denrées. »
Et à propos d’Orléans : « Cette ville, raconte Brissot, jouissait, depuis le commencement de la Révolution, d’une tranquillité que n’avaient pas même altérée les troubles excités ailleurs par la disette des grains, quoiqu’elle en fût l’entrepôt… Cette harmonie entre les pauvres et les riches n’était pas dans les principes de l’anarchie ; et un de ces hommes, dont l’ordre est le désespoir, dont le trouble est l’unique but, s’empresse de rompre cette heureuse concorde, en excitant les sans-culottes contre les propriétaires. »
« C’est encore elle, l’anarchie », — s’écrie Brissot, « qui a créé le pouvoir révolutionnaire dans l’armée » : « Qui peut maintenant douter, — dit-il — du mal affreux qu’a causé dans nos armées cette doctrine anarchiste, qui, à l’ombre de l’égalité des droits, veut établir une égalité universelle et de fait ; fléau de la société, comme l’autre en est le soutien ? Doctrine anarchiste qui veut niveler talents et ignorance, vertus et vices, places, traitements, services. »
Oh ! cela, par exemple, les Brissotins ne le pardonneront jamais aux anarchistes : l’égalité de droit — passe encore, pourvu que jamais elle ne soit de fait. Aussi Brissot n’a-t-il pas assez de colères contre ces terrassiers du camp de Paris qui demandèrent un jour que le salaire des députés et le leur fussent égalisés ! ! Pensez seulement ! Brissot et le terrassier mis sur un même pied ! non pas en droit, mais de fait ! Oh, les misérables !
Comment les anarchistes étaient-ils parvenus, cependant, à exercer un pouvoir aussi grand, de façon à dominer même la terrible Convention, à lui dicter ses décisions ?
Brissot nous le raconte dans ses pamphlets. Ce sont les tribunes, dit-il, le peuple de Paris et la Commune de Paris, qui dominent la situation et qui forcent la main à la Convention, chaque fois qu’on lui fait prendre quelque mesure révolutionnaire.
À ses débuts — nous dit Brissot — la Convention était très sage. « Vous verrez, dit-il, la majorité de la Convention, pure, saine, amie des principes, tourner sans cesse ses regards vers la loi. » On accueillait « presque unanimement » toutes les propositions qui tendaient à humilier, à écraser « les fauteurs de désordre ».
On voit d’ici les résultats révolutionnaires qu’il fallait attendre de ces représentants, qui tournaient sans cesse leurs regards vers la loi — royale et féodale ; heureusement les anarchistes s’en mêlèrent. Seulement ils comprirent que leur place n’était pas à la Convention, au milieu des représentants, — mais dans la rue ; que s’ils mettaient jamais le pied dans la Convention, ce ne serait pas pour parlementer avec les Droites et « les crapauds du Marais » : ce serait pour exiger quelque chose, soit du haut des tribunes, soit en venant envahir la Convention avec le peuple.
De cette façon, peu à peu « les brigands (Brissot parle des « anarchistes ») ont audacieusement levé la tête. D’accusés, ils se sont transformés en accusateurs ; de spectateurs silencieux de nos débats, ils en sont devenus les arbitres ». « Nous sommes en révolution », — telle était leur réponse.
Eh bien, ceux que Brissot appelait les « anarchistes » voyaient plus loin et faisaient preuve d’une sagesse politique plus grande que ceux qui prétendaient gouverner la France. Si la Révolution s’était terminée par le triomphe des Brissotins, sans avoir aboli le régime féodal, ni rendu la terre aux communes, — où en serions-nous aujourd’hui ?
Mais peut-être Brissot formule-t-il quelque part un programme et expose-t-il ce que les Girondins proposent pour mettre fin au régime féodal et aux luttes qu’il provoque ? À ce moment suprême, lorsque le peuple de Paris demande que l’on chasse les Girondins de la Convention, il dira peut-être ce que les Girondins proposent, pour satisfaire, ne fût-ce qu’une partie des besoins populaires les plus pressants ?
Il n’en est rien, absolument rien !
Le parti girondin tranche toute la question par ces mots : Toucher aux propriétés, qu’elles soient féodales ou bourgeoises, c’est faire œuvre de « niveleur », de « fauteur de désordre », d’« anarchiste ». Les gens de cette sorte doivent être tout bonnement exterminés.
« Les désorganisateurs, avant le 10 août, étaient de vrais révolutionnaires », écrit Brissot, « car il fallait désorganiser pour être républicain. Les désorganisateurs aujourd’hui sont de vrais contre-révolutionnaires, des ennemis du peuple ; car le peuple est maître maintenant… Que lui reste-t-il à désirer ? La tranquillité intérieure, puisque cette tranquillité seule assure au propriétaire sa propriété, à l’ouvrier son travail, au pauvre son pain de tous les jours, et à tous la jouissance de la liberté. » (Pamphlet du 24 octobre 1792.)
Brissot ne comprend même pas qu’à cette époque de disette, où le prix du pain montait jusqu’à six et sept sous la livre, le peuple pût demander une taxe pour fixer le prix du pain. Il n’y a que les anarchistes qui puissent le faire (p. 19).
Pour lui et pour toute la Gironde, la Révolution est terminée, après que le Dix-Août a porté leur parti au gouvernement. Il ne reste plus qu’à accepter la situation, à obéir aux lois politiques que va faire la Convention. Il ne comprend même pas l’homme du peuple qui dit que puisque les droits féodaux restent, puisque les terres n’ont pas été rendues aux communes, puisque dans toutes les questions foncières c’est le provisoire qui règne, puisque le pauvre supporte tout le fardeau de la guerre, — la Révolution n’est pas terminée, et que l’action révolutionnaire seule peut l’achever, vu l’immense résistance opposée par l’ancien régime, en toute chose, aux mesures décisives.
Le Girondin ne le comprend même pas. Il n’admet qu’une catégorie de mécontents : les citoyens qui craignent « ou pour leur fortune, ou pour leurs jouissances, ou pour leur vie » (p. 127). Toutes les autres catégories de mécontents n’ont pas de raison d’être. Et quand on sait dans quelle incertitude la Législative avait laissé toutes les questions du sol, — on se demande comment une pareille attitude d’esprit pouvait être possible ? Dans quel monde fictif d’intrigues politiques vivaient ces gens-là ? On ne les comprendrait même pas, si on ne les connaissait que trop bien parmi nos contemporains.
La conclusion de Brissot, d’accord avec tous les Girondins, la voici :
Il faut un coup d’État, une troisième révolution, qui « doit abattre l’anarchie ». Dissoudre la Commune de Paris et ses sections, les anéantir ! Dissoudre le club des Jacobins, mettre les scellés sur ses papiers.
La « roche Tarpeïenne », c’est-à-dire la guillotine, pour le « triumvirat » (Robespierre, Danton et Marat) et pour tous les niveleurs, tous les anarchistes.
Élire une nouvelle Convention, dans laquelle aucun des membres actuels ne siégerait plus, — c’est-à-dire le triomphe de la contre-révolution.
Un gouvernement fort, — l’ordre rétabli !
Tel est le programme des Girondins, depuis que la chute du roi les a porté au pouvoir et a rendu « les désorganisateurs inutiles ».
Que restait-il donc aux révolutionnaires, si ce n’était d’accepter la lutte à outrance ?
Ou bien la Révolution devait s’arrêter net, telle quelle, inachevée, — et la contre-révolution thermidorienne commençait quinze mois plus tôt, dès le printemps de 1793, avant l’abolition des droits féodaux.
Ou bien il fallait bannir les Girondins de la Convention, malgré les services qu’ils avaient rendus à la Révolution, tant qu’il fallait combattre la royauté. Ces services, il était impossible de les méconnaître. — « Ah ! sans doute », s’écriait Robespierre dans la fameuse séance du 10 avril, « ils avaient frappé sur la Cour, sur les émigrés, sur les prêtres, et cela d’une main violente ; mais à quelle époque ? — Quand ils avaient le pouvoir à conquérir… Le pouvoir une fois conquis, leur ferveur s’était vite ralentie. Comme ils s’étaient hâtés de changer de haines ! »
La Révolution ne pouvait s’arrêter inachevée. Elle dut passer outre, sur leurs corps.
Aussi, depuis février 1793, Paris et les départements révolutionnaires sont en proie à une agitation qui aboutira au 31 mai.
XLII. CAUSES DU MOUVEMENT DU 31 MAI
Chaque jour, pendant les trois premiers mois de 1793, la lutte entre la Montagne et la Gironde s’envenimait davantage, à mesure que trois grandes questions se posaient devant la France :
-
Abolirait-on tous les droits féodaux sans rachat ? Ou bien cette survivance du féodalisme continuerait-elle à affamer le cultivateur et à paralyser l’agriculture ? — Question immense, qui passionnait près de vingt millions de population agricole, y compris ceux qui avaient acheté la masse de biens nationaux saisis chez le clergé et les émigrés.
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Laisserait-on les communes villageoises en possession des terres communales qu’elles avaient reprises aux seigneurs ? Reconnaîtrait-on le droit de reprise à celles des communes qui ne l’avaient pas encore faite ? Admettrait-on le droit à la terre pour chaque citoyen ?
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Enfin, introduirait-on le maximum, c’est-à-dire la taxe sur le pain et les autres denrées de première nécessité ?
Voilà trois grandes questions qui passionnaient la France et la divisaient en deux camps hostiles : les possédants d’un côté, et ceux qui possédaient peu ou rien, de l’autre côté ; les « riches » et les « pauvres » ; ceux qui s’enrichissaient, malgré la misère, la disette et la guerre, et ceux qui supportaient tout le fardeau de la guerre et devaient passer des heures et quelquefois des nuits entières à la porte du boulanger, sans pouvoir apporter du pain à la maison.
Et les mois, — cinq mois, huit mois, — se passaient, sans que la Convention ne fît rien pour trancher la situation, pour résoudre les grandes questions sociales que le développement de la Révolution était venu poser. On discutait sans fin, à la Convention ; la haine entre les deux partis, dont l’un représentait les riches, et l’autre défendait la cause des pauvres, s’envenimait chaque jour, et on n’entrevoyait aucune issue, aucun compromis possible entre ceux qui défendaient « les propriétés » et ceux qui voulaient les attaquer.
Il est vrai que les Montagnards eux-mêmes n’avaient pas d’opinions nettes sur les questions économiques et se divisaient en deux groupes, dont l’un, celui des Enragés, était beaucoup plus avancé que l’autre. Celui auquel appartenait Robespierre était enclin à prendre, sur les trois questions mentionnées, des vues presque aussi « propriétaires » que celles des Girondins. Mais, si peu sympathique que nous soit Robespierre, il faut reconnaître qu’il se développait avec la Révolution, et il prit toujours à cœur les misères du peuple. Dès 1791, il avait parlé à la Constituante en faveur du retour des terres communales aux communes villageoises. Maintenant qu’il voyait de plus en plus l’égoïsme propriétaire et « négociantiste » de la bourgeoisie, il se rangea franchement du côté du peuple, de la Commune révolutionnaire de Paris — de ceux que l’on appelait alors « les anarchistes ».
« Les aliments nécessaires au peuple », — vint-il dire à la tribune – « sont aussi sacrés que la vie. Tout ce qui est nécessaire pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle, et que l’on puisse abandonner à l’industrie des commerçants. »
Quel regret que cette idée franchement communiste n’ait pas prévalu chez les socialistes du dix-neuvième siècle, au lieu du « collectivisme » étatiste de Pecqueur et de Vidal, exposé en 1848 et servi aujourd’hui en réchauffé sous le nom de « socialisme scientifique ». Quel caractère d’avenir le mouvement communaliste de 1871 n’eût-il peu prendre, s’il avait reconnu ce principe : « Tout ce qui est nécessaire à la vie est aussi sacré que la vie entière ! » Si son mot d’ordre avait été : La Commune organisant la consommation, le bien-être pour tous !
Partout et toujours la Révolution s’est faite par des minorités. Au sein même de ceux qui ont tout intérêt à la Révolution, il n’y a toujours eu qu’une minorité pour s’y donner entièrement. C’était aussi le cas en France en 1793.
Dès que la royauté fut abattue, un immense mouvement se fit partout en province contre les révolutionnaires qui avaient osé jeter la tête du roi en défi à la réaction dans toute l’Europe.
« Ah, les gredins ! » disait-on dans les châteaux, les salons, les confessionnaux. « Ils ont osé faire cela ! Mais alors, ils ne s’arrêteront devant rien : ils vont nous prendre nos fortunes, ou nous guillotiner ! »
Et partout les conspirations contre-révolutionnaires reprenaient avec une nouvelle vigueur.
L’Église, toutes les cours de l’Europe, la bourgeoisie anglaise, tous se mirent au travail d’intrigue, de propagande, de corruption pour organiser la contre-révolution.
Les villes maritimes surtout, comme Nantes, Bordeaux et Marseille, où il y avait beaucoup de riches commerçants, la ville des industries de luxe, Lyon, les villes d’industrie et de commerce comme Rouen, devinrent de puissants centres de la réaction. Des régions entières furent travaillées par les prêtres, par les émigrés rentrés sous de faux noms, et aussi par l’or anglais et orléaniste, ainsi que par des émissaires de l’Italie, de l’Espagne, de la Russie.
Les Girondins servaient pour toute cette masse réactionnaire de centre de ralliement. Les royalistes comprenaient fort bien que malgré leur républicanisme superficiel, les Girondins étaient leurs vrais alliés, qu’ils y seraient poussés par la logique du parti, toujours plus puissante que l’étiquette du parti. Et le peuple, de son côté, le comprit parfaitement. Il comprit que tant que les Girondins resteraient à la Convention, aucune mesure vraiment révolutionnaire ne serait possible, et que la guerre, conduite mollement par ces sybarites de la Révolution, allait devenir interminable et épuiser la France.
Et, à mesure que la nécessité « d’épurer la Convention », en éliminant les Girondins, devenait de plus en plus évidente, le peuple de son côté cherchait à s’organiser pour la lutte sur place, dans les villes de province et les villages.
Nous avons déjà eu l’occasion de remarquer que les directoires des départements étaient, pour la plupart, contre-révolutionnaires. Les directoires des districts l’étaient aussi. Mais les municipalités, créées par la loi de décembre 1789, étaient beaucoup plus populaires. Il est vrai qu’en l’été de 1789, lorsqu’elles furent constituées par la bourgeoisie armée, elles frappèrent sans pitié les paysans révoltés. Mais à mesure que la révolution se développait, les municipalités, nommées par le peuple, souvent au milieu du tumulte insurrectionnel, et surveillées par les Sociétés populaires, devenaient de plus en plus révolutionnaires.
À Paris, le Conseil de la Commune, avant le 10 août, était bourgeois démocratique. Mais dans la nuit du 10 août une nouvelle Commune révolutionnaire avait été nommée par les quarante-huit sections. Et quoique la Convention, cédant aux instances des Girondins, destituât cette Commune, la nouvelle Commune, élue le 2 décembre 1792, avec son procureur Chaumette, son substitut Hébert et son maire Pache (nommé un peu plus tard), était franchement révolutionnaire.
Mais un corps élu de fonctionnaires, chargés d’attributions aussi larges et diverses que celles qui incombaient au Conseil de la Commune de Paris, aurait nécessairement pris, peu à peu, un pli de modérantisme. Heureusement, l’action révolutionnaire du peuple de Paris avait ses centres dans les sections. Cependant, ces sections elles-mêmes, à mesure qu’elles s’arrogeaient diverses attributions de police (le droit de délivrer les cartes civiques, pour attester qu’un tel n’était pas un conspirateur royaliste ; la nomination des volontaires pour combattre en Vendée, etc.), ces sections elles-mêmes, dont le Comité de Salut Public et le Comité de Sûreté générale travaillaient à faire leurs organes policiers, devaient bientôt tourner au fonctionnarisme et au modérantisme. En 1795, elles devinrent, en effet, des centres de ralliement pour la bourgeoisie réactionnaire.
C’est pourquoi, à côté de la Commune et des sections, il se constituait tout un réseau de Sociétés populaires ou fraternelles, ainsi que de Comités révolutionnaires qui vont bientôt devenir (en l’an II de la République, après l’expulsion des Girondins), une vraie force d’action. Tous ces groupements se fédéraient entre eux, soit pour des objets momentanés, soit pour une action durable, et ils se mettaient en correspondance avec les 36.000 communes de France. On organisait même un bureau spécial de correspondance dans ce but. Une nouvelle organisation spontanée surgissait ainsi. Et lorsqu’on étudie ces groupements, ces « libres entente » dirions-nous, on voit se dérouler devant soi ce que les groupes anarchistes modernes ont préconisé en France, sans même se douter que leurs grands-pères l’avaient déjà pratiqué à un moment aussi tragique de la Révolution que les premiers mois de 1793[128].
La plupart des historiens sympathiques à la Révolution, lorsqu’ils arrivent à la lutte tragique qui s’engagea en 1793 entre la Montagne et la Gironde, s’appesantirent trop, ce me semble, sur un des aspects secondaires de cette lutte. Ils attachent, j’ose le dire, trop d’importance au soi-disant fédéralisme des Girondins.
Il est vrai qu’après le 31 mai, lorsque les insurrections girondines et royalistes éclatèrent dans plusieurs départements, le mot « fédéralisme » devint, dans les documents de l’époque, le principal chef d’accusation des Montagnards contre le Girondins. Mais ce mot, devenu un mot d’ordre, ou un signe de ralliement, n’était, au fond, qu’un cri de guerre, bon pour accuser le parti que l’on combattait. Comme tel, il fit fortune. Cependant, en réalité, comme l’avait déjà remarqué Louis Blanc, le « fédéralisme » des Girondins consistait surtout dans leur haine de Paris, dans leur désir d’opposer la province réactionnaire à la capitale révolutionnaire. « Paris leur faisait peur ; là fut tout leur fédéralisme », dit Louis Blanc (liv. VIII et ch. IV).
Ils détestaient et craignaient l’ascendant que la Commune de Paris, les comités révolutionnaires, le peuple de Paris, avaient pris dans la Révolution. S’ils parlèrent de transporter le siège de l’Assemblée législative, et plus tard de la Convention, dans une ville de province, ce n’était pas par amour de l’autonomie provinciale. C’était uniquement pour placer le corps législatif et le pouvoir exécutif au milieu d’une population moins révolutionnaire que celle de Paris, et plus indolente pour la cause publique. Ainsi faisait la royauté au Moyen Âge, lorsqu’elle préférait une ville naissante, une « ville royale », aux vieilles cités accoutumées au forum. Thiers voulut faire de même en 1871[129].
Par contre, dans tout ce qu’ont fait les Girondins, ils se sont montrés tout aussi centralisateurs et autoritaires que les Montagnards. Plus, peut-être ; puisque ceux-ci, quand ils allaient en mission dans les provinces, s’appuyaient sur les Sociétés populaires, et non sur les Conseils de département ou de district. Si les Girondins firent appel aux provinces contre Paris, ce fut pour lancer contre les révolutionnaires de Paris, qui les avaient chassés de la Convention, les forces contre-révolutionnaires de la bourgeoisie des grandes villes commerçantes et les paysans révoltés de la Normandie et de la Bretagne. Lorsque la réaction eut vaincu, et que les Girondins revinrent au pouvoir après le 9 thermidor, ils se montrèrent, comme il sied à un parti de l’ordre, bien plus centralisateurs que les Montagnards.
M. Aulard, qui parle longuement du « fédéralisme » des Girondins, fait cependant cette remarque très juste, qu’avant l’établissement de la République aucun des Girondins n’exprima des tendances fédéralistes. Barbaroux, par exemple, est nettement centralisateur, et il s’exprime ainsi devant une assemblée des Bouches-du-Rhône : « Le gouvernement fédératif ne convient pas à un grand peuple, à cause de la lenteur des opérations exécutives, de la multiplication et de l’embarras des rouages »[130]. Au fait, on ne trouve aucune tentative sérieuse d’organisation fédérative dans le projet de constitution que les Girondins soutinrent en 1793. Il y restèrent centralistes.
D’autre part, Louis Blanc parle, à mon sens, beaucoup trop de la « fougue » des Girondins, de l’ambition de Brissot se heurtant à celle de Robespierre, des blessures que « les étourdis Girondins » portèrent à l’amour-propre de Robespierre et que celui-ci ne voulut pas pardonner. Et M. Jaurès, du moins dans la première partie de son volume sur la Convention, exprime la même idée[131], — ce qui ne l’empêche pas, plus loin, lorsqu’il arrive à l’exposé de la lutte entre le peuple de Paris et la bourgeoisie, d’indiquer d’autres causes, bien plus sérieuses que les conflits d’amour-propre et « l’égoïsme du pouvoir ».
Certainement, la « fougue » des Girondins, si bien dépeinte par Louis Blanc, la lutte des ambitions, tout cela existait et envenimait le conflit. Mais la lutte entre Girondins et Montagnards a eu, nous l’avons déjà dit, une cause générale infiniment plus profonde que toutes les raisons personnelles. Cette cause, Louis Blanc lui-même l’a parfaitement entrevue, lorsqu’il a reproduit, d’après Garat, le langage que la Gironde tenait à la Montagne, et la réplique de la Montagne à la Gironde :
« Ce n’est pas à vous, disait la Gironde, de gouverner la France, à vous, couverts de tout le sang de septembre. Les législateurs d’un riche et industrieux empire doivent regarder la propriété comme une des bases les plus sacrées de l’ordre social ; et la mission donnée aux législateurs de la France ne peut être remplie par vous, qui prêchez l’anarchie, qui patronnez les pillages, qui épouvantez les propriétaires… Vous appelez contre nous tous les sicaires de Paris : nous appelons contre vous les honnêtes gens de Paris. »
C’est le parti des propriétaires, des « honnêtes gens » qui parle, — de ceux qui massacrèrent plus tard le peuple de Paris, en juin 1848, en mai 1871 ; qui appuyèrent le coup d’État en 1851, et qui sont prêts aujourd’hui à recommencer.
À quoi la Montagne répondait :
« Nous vous accusons de vouloir faire servir vos talents à votre élévation, et non pas au triomphe de l’Égalité… Tant que le roi vous a laissés gouverner, par les ministres que vous lui donniez, il vous a paru assez fidèle… Votre vœu secret ne fut jamais d’élever la France aux magnifiques destinées d’une république, mais de lui laisser un roi dont vous auriez été les maires du palais. »
On verra combien cette dernière accusation était juste lorsqu’on trouvera Barbaroux dans le Midi et Louvet en Bretagne, marchant la main dans la main avec les royalistes, et lorsque tant de Girondins, d’accord avec « les blancs », reviendront au pouvoir après la réaction de Thermidor. Mais continuons la citation.
« Vous voulez la liberté sans l’égalité, dit la Montagne ; et nous voulons l’égalité, nous, parce que sans elle, nous ne pouvons concevoir la liberté. Hommes d’État, vous voulez organiser la République pour les riches ; et nous, qui ne sommes pas des hommes d’État… nous cherchons des lois qui tirent le pauvre de sa misère, et fassent de tous les hommes, dans une aisance universelle, des citoyens heureux et les défenseurs ardents d’une république universellement adorée. »
On voit bien que ce sont deux conceptions de la société absolument différentes. Et c’est ainsi que la lutte fut comprise par les contemporains[132].
Ou bien la Révolution se bornera à renverser le roi et, sans même chercher à consolider son œuvre par un changement profond des idées de la nation dans le sens républicain, elle s’arrêtera après cette première victoire et laissera la France se débattre comme elle pourra contre les envahisseurs allemands, anglais, espagnols, italiens et savoisiens, appuyés par les partisans de la royauté au-dedans.
Ou bien la Révolution fera dès maintenant, après avoir eu raison du roi, un effort dans le sens « de l’Égalité », comme on disait alors, — « du communisme », comme nous dirions de nos jours. Elle terminera d’abord l’œuvre de l’abolition des droits féodaux, l’œuvre du retour des terres aux communes, l’œuvre de la nationalisation du sol, avec la reconnaissance du droit de tous à la terre ; elle consolidera l’œuvre que les paysans révoltés ont déjà menée si loin pendant ces quatre ans, et elle cherchera, avec l’appui du peuple, « comment tirer le pauvre de sa misère» ; elle essayera de créer, si possible, non pas l’égalité absolue des fortunes, mais l’aisance pour tous, — « l’aisance universelle ». Et ceci, elle le fera en arrachant le gouvernement aux riches et en le transmettant aux mains des communes et des Sociétés populaires.
Cette différence, seule, suffit pour expliquer la lutte sanglante qui déchira la Convention et, avec elle, la France après la chute de la royauté. Tout le reste est secondaire.
XLIII. REVENDICATIONS SOCIALES — ÉTAT DES ESPRITS À PARIS, LYON
Si violente que fût par moments la lutte parlementaire entre la Montagne et la Gironde, elle aurait probablement traîné en longueur, si elle était restée enfermée dans la Convention. Mais, depuis l’exécution de Louis XVI, les événements se précipitaient, et la séparation entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires devenait si tranchée qu’il ne restait plus de place pour un parti mixte, diffus, placé entre les deux. Opposés à ce que la Révolution suivît son développement naturel, les Girondins se trouvèrent bientôt, avec les Feuillants et les royalistes, dans les rangs des contre-révolutionnaires, et, comme tels, ils durent succomber.
L’exécution du roi avait eu un profond retentissement en France. Si la bourgeoisie était saisie d’effroi à la vue de tant d’audace de la part des Montagnards, et tremblait pour ses biens et sa vie, la partie intelligente du peuple y voyait au contraire le commencement d’une ère nouvelle, l’acheminement vers ce bien-être pour tous, que les révolutionnaires avaient promis aux déshérités.
Grande fut cependant la déception. Le roi avait péri, la royauté avait disparu ; mais l’insolence des riches allait croissant. Elle s’étalait dans les quartiers riches, elle s’affichait même, cette insolence, dans les tribunes de la Convention ; tandis que dans les quartiers pauvres la misère se faisait sentir, de plus en plus noire, à mesure que l’on avançait dans ce morne hiver de 1793, qui apportait le manque de pain, le chômage, la cherté des denrées, la chute des assignats. Tout cela, au milieu de tristes nouvelles arrivant de toutes parts : de la frontière, où les armées avaient fondu comme la neige ; de la Bretagne qui se préparait à un soulèvement général avec l’appui des Anglais ; de la Vendée, où cent mille paysans en révolte égorgeaient les patriotes sous la bénédiction des prêtres ; de Lyon, devenu citadelle de la contre-révolution ; de la Trésorerie, qui ne vivait qu’en faisant de nouvelles émissions d’assignats ; — de la Convention, enfin, qui piétinait sur place, sans rien entreprendre, s’épuisant en luttes intestines.
Tout cela, la misère aidant, paralysait l’élan révolutionnaire. À Paris, les travailleurs pauvres, les sans-culottes, ne venaient plus en nombre suffisant aux sections, et les contre-révolutionnaires de la bourgeoisie en profitaient. En février 1793, les « culottes dorées » avaient envahi les sections. Ils venaient en nombre, enlevaient des votes réactionnaires — à coups de trique, au besoin, — destituaient les sans-culottes fonctionnaires et se faisaient nommer à leurs places. Les révolutionnaires furent même forcés de se réorganiser, de façon à pouvoir accourir des sections voisines, pour prêter renfort aux sections qui seraient envahies par les bourgeois.
À Paris et en Province, il fut même question de demander aux municipalités d’indemniser, à raison de quarante sous par jour, ceux des hommes du peuple, indigents, qui assistaient aux séances et acceptaient des fonctions dans les comités. Sur quoi, les Girondins s’empressèrent sans doute d’exiger de la Convention que toutes ces organisations de sections, de sociétés populaires et de fédérations des départements fussent dissoutes. Ils ne comprenaient même pas quelle force de résistance l’ancien régime possédait encore, ils ne voyaient pas qu’une pareille mesure, prise en ce moment, eût assuré le triomphe immédiat de la contre-révolution — et « la roche Tarpéïenne » pour eux-mêmes.
Malgré tout, le découragement ne s’emparait pas encore des sections populaires. Mais le fait est que de nouvelles idées s’élaboraient dans les esprits, de nouveaux courants faisaient jour, et ces aspirations cherchaient encore leur formule.
La Commune de Paris, ayant obtenu de la Convention de fortes subventions pour l’achat des farines, réussissait à peu près à maintenir le prix du pain à trois sous la livre. Mais pour avoir ce pain à trois sous, il fallait passer la moitié de la nuit à faire la queue sur le trottoir, à la porte du boulanger. Et puis, le peuple comprenait que lorsque la Commune achetait le blé aux prix que lui extorquaient les accapareurs, elle ne faisait qu’enrichir ceux-ci aux dépens de l’État. C’était rester toujours dans un cercle vicieux au profit immédiat de l’agioteur.
L’agiotage avait déjà atteint des proportions épouvantables. La bourgeoisie naissante s’enrichissait à vue d’œil par ce moyen. Non seulement les fournisseurs des armes — les « riz-pain-sel » — faisaient des fortunes scandaleuses, mais comme on spéculait sur toute chose, en grand et en petit : sur les blés, les farines, les cuirs, l’huile, le savon, la chandelle, le fer blanc, etc., sans parler des spéculations colossales sur les biens nationaux, les fortunes se formaient de rien avec une rapidité féerique, au vu et au su de tout le monde.
La question : « Que faire ? » se posait ainsi avec le caractère tragique qu’elle acquiert dans les temps de crise.
Ceux pour qui le remède suprême à tous les maux de la société est « le châtiment des coupables », ne surent proposer que la peine de mort pour les agioteurs, la réorganisation de la machine policière de « sûreté générale », le tribunal révolutionnaire ; ce qui n’était, au fond, qu’un retour au tribunal de Maillard, moins la franchise, mais non pas une solution.
Cependant, il se formait aussi dans les faubourgs un courant d’opinion plus profond, qui cherchait des solutions constructives, et celui-ci trouva son expression dans les prédications d’un ouvrier des faubourgs, Varlet, et d’un ex-prêtre, Jacques Roux, soutenus par tous ces « inconnus » que l’histoire connaît sous le nom d’Enragés. Ceux-ci comprenaient que les théories sur la liberté du commerce, défendues à la Convention par les Condorcet et les Sieyès, étaient fausses ; que les denrées qui ne se trouvaient pas en abondance dans le commerce étaient facilement accaparées par les spéculateurs — surtout dans une période comme celle que traversait la Révolution. Et ils se mirent à propager ces idées sur la nécessité de communaliser et de nationaliser le commerce et d’organiser l’échange des produits au prix de revient, — idées dont s’inspirèrent plus tard Fourier, Godwin, Robert Owen, Proudhon, et leurs continuateurs socialistes.
Ces Enragés avaient ainsi compris — et nous verrons bientôt leurs idées recevoir un commencement d’exécution pratique — qu’il ne suffisait pas de garantir à chacun le droit au travail, ou même le droit à la terre : qu’il n’y aurait rien de fait, tant que l’exploitation commerciale restait ; et que, pour empêcher celle-là, il fallait communaliser le commerce.
En même temps, il se produisait un mouvement prononcé contre les grandes fortunes, semblable à celui qui se produit aujourd’hui, aux États-Unis, contre les fortunes rapidement amassées par les trusts, ou compagnies d’accapareurs. Les meilleurs esprits de l’époque furent frappés de l’impossibilité d’établir une république démocratique, si l’on ne s’armait pas contre l’inégalité monstrueuse des fortunes, qui s’affirmait déjà, et menaçait d’aller en augmentant[133].
Ce mouvement contre les accapareurs et les agioteurs devait nécessairement provoquer aussi un mouvement contre l’agiotage sur les moyens d’échanges, et, le 3 février 1793, des délégués de la Commune, des 48 sections et des « défenseurs réunis des 84 départements » vinrent demander à la Convention qu’elle mît un terme à la dépréciation des assignats, due à l’agiotage. Ils demandaient l’abrogation du décret de la Constituante qui avait déclaré marchandise l’argent monnayé, et la peine de mort contre les agioteurs[134].
C’était, on le voit, toute une révolte des classes pauvres contre les riches qui, ayant retiré de la Révolution tous les avantages, s’opposaient à ce qu’elle profitât aux pauvres. Et c’est pourquoi, lorsque les pétitionnaires apprirent que les Jacobins, y compris Saint-Just, s’opposaient à leur pétition, de peur d’alarmer les bourgeois, ils ne se gênèrent pas pour parler contre ceux « qui ne comprennent pas les pauvres, puisqu’ils soupent bien tous les jours. »
Marat, lui aussi, essaya de calmer l’agitation ; il désapprouva la pétition et défendit les Montagnards et les députés de Paris, attaqués par les pétitionnaires ; mais il connaissait la misère de près, et lorsqu’il entendit les plaintes des femmes ouvrières qui vinrent le 24 février à la Convention, demander la protection des législateurs, il se rangea de suite du côté des miséreux. Dans un article très violent de son numéro du 25, « désespérant de voir les législateurs prendre de grandes mesures », il prêcha « la destruction totale de cette engeance maudite » — « les capitalistes, les agioteurs, les monopoleurs », que les « lâches mandataires de la nation encourageaient par l’impunité ». On sent les fureurs de la rue dans cet article, où tantôt Marat demande que les principaux accapareurs soient livrés à un tribunal d’État, et tantôt il recommande des actes révolutionnaires en disant que « le pillage des magasins, à la porte desquels on pendrait les accapareurs, mettrait bientôt fin à ces malversations qui réduisent vingt-cinq millions d’hommes au désespoir, et qui en font périr des milliers de misère. »
Le même jour, au matin, le peuple pilla en effet quelques boutiques, en enlevant le sucre, le savon, etc., et l’on parlait, dans les faubourgs, de refaire les journées de septembre contre les accapareurs, les agioteurs à la Bourse, les riches.
On peut imaginer comment ce mouvement qui, d’ailleurs, ne dépassa pas les limites d’une petite émeute, fut exploité par les Girondins, pour faire croire aux départements que Paris était une fournaise ardente, dans laquelle il n’y avait plus de sécurité pour personne. Heureux de trouver dans l’article de Marat la phrase sur le pillage que nous venons de citer, ils en battirent monnaie pour accuser la Montagne et les Parisiens en bloc de vouloir égorger tous les riches. La Commune n’osa pas approuver l’émeute et Marat même dut se dédire, en la représentant comme fomentée par les royalistes. Quant à Robespierre, il ne manqua pas d’en rejeter la responsabilité sur l’or étranger.
Cependant, l’émeute produisait son effet. La Convention porta de quatre millions à sept millions l’avance qu’elle faisait à la Commune pour maintenir le pain à trois sous la livre, et le procureur de la Commune, Chaumette, vint à la Convention développer cette idée qui, plus tard, fut introduite dans la loi du maximum ; qu’il ne s’agissait pas uniquement d’avoir le pain à un prix raisonnable. Il fallait aussi, disait-il, « que les denrées de seconde nécessité » fussent à la portée du peuple. Il n’existe plus « de juste proportion entre le prix des journées de la main-d’œuvre et de ces denrées de seconde nécessité ». « Le pauvre a fait comme le riche, et plus que le riche, pour la Révolution. Tout est changé autour du riche, lui seul [le pauvre] est resté dans la même situation, et il n’a gagné à la Révolution que le droit de se plaindre de sa misère[135] ».
Ce mouvement de fin février à Paris contribua puissamment à la chute de la Gironde. Alors que Robespierre espérait encore paralyser légalement les Girondins à la Convention, les Enragés comprirent que tant que la Gironde dominerait dans l’Assemblée, il n’y aurait aucun progrès économique de fait ; ils osèrent dire hautement que l’aristocratie des fortunes, des gros marchands, des financiers, s’élevait sur les ruines de l’aristocratie nobiliaire, et que cette nouvelle aristocratie était si forte dans la Convention, que si les rois n’avaient pas compté sur son appui, ils n’auraient pas osé attaquer la France. Il est même fort probable que dès lors, Robespierre et ses fidèles Jacobins s’étaient dit qu’il fallait profiter des Enragés pour écraser la Gironde, quitte à voir plus tard, selon la tournure des événements, s’il fallait les suivre ou les combattre.
Il est certain que des idées comme celles qui furent émises par Chaumette devaient travailler les esprits du peuple dans toutes les grandes villes. En effet, le pauvre avait tout fait pour la Révolution, et alors que les bourgeois s’enrichissaient, le pauvre seul n’y gagnait rien. Là même, où il n’y eut pas de mouvements populaires semblables à ceux de Paris et de Lyon, les pauvres devaient se faire la même réflexion. Et partout ils devaient trouver les Girondins formant le centre du ralliement pour ceux qui voulaient à tout prix empêcher que la Révolution profitât aux pauvres.
À Lyon, la lutte se présentait précisément sous cette forme. Il est évident que dans cette grande cité manufacturière où les travailleurs vivaient d’une industrie de luxe, la misère devait être affreuse. Le travail manquait, et le pain était à un prix de famine — six sous la livre.
Deux partis se trouvaient en présence à Lyon, comme partout : le parti populaire, représenté par Laussel et surtout par Chalier, et le parti de la bourgeoisie « commerçantiste » qui se ralliait autour des Girondins — en attendant le moment de passer aux Feuillants. Le maire, Nivière-Chol, un négociant girondin, était l’homme du parti bourgeois. Beaucoup de prêtres réfractaires se cachaient dans cette cité, dont la population a toujours eu un penchant vers le mysticisme, et les agents de l’émigration y venaient en nombre. Lyon était un centre pour les conspirateurs venus de Jalès (voyez ch. xxxi), d’Avignon, de Chambéry, de Turin.
Contre eux, le peuple n’avait que la Commune, dont les deux hommes les plus populaires étaient Chalier, un ex-prêtre, un communiste mystique, et un autre ex-prêtre, Laussel. Les pauvres adoraient Chalier qui ne se lassait pas de tonner contre les riches.
On ne voit pas clair dans les événements qui se produisirent à Lyon aux premiers jours de mars. On sait seulement que le chômage et la misère étaient affreux, qu’il y avait une forte effervescence au sein des travailleurs. Ceux-ci demandaient la taxation des grains, ainsi que des denrées que Chaumette appelait « denrées de seconde nécessité » (vin, bois, huile, savon, café, sucre, etc.). Ils exigeaient l’interdiction du commerce de l’argent, et voulaient un tarif des salaires. On parlait aussi de massacrer ou de guillotiner les accapareurs, et la Commune de Lyon (se basant probablement sur le décret de la Législative du 27 août 1792) ordonna des perquisitions semblables à celles qui eurent lieu le 29 août à Paris, afin de s’emparer des nombreux conspirateurs royalistes qui séjournaient à Lyon. Mais les royalistes et les Girondins réunis, se ralliant autour du maire, Nivière-Chol, réussirent à s’emparer de la municipalité et ils allaient sévir contre le peuple. La Convention dut intervenir pour empêcher le massacre des patriotes par les contre-révolutionnaires, et envoya à Lyon trois commissaires. Alors, appuyés par ces commissaires, les révolutionnaires se réemparèrent des sections, envahies par les réactionnaires. Le maire girondin fut obligé de démissionner, et le 9 mars, un ami de Chalier fut élu maire à la place de Nivière-Chol.
La lutte ne se termina pas là-dessus, et nous y reviendrons encore pour dire comment les Girondins, ayant repris l’ascendant, le peuple, les patriotes furent massacrés à la fin du mois de mai. Pour le moment, il nous suffit de constater qu’à Lyon, comme à Paris, les Girondins servaient de ralliement, non seulement à ceux qui s’opposaient à la Révolution populaire, mais aussi à tous ceux — royalistes et Feuillants — qui ne voulaient pas de la République[136]. La nécessité d’en finir avec le pouvoir politique de la Gironde se faisait ainsi sentir de plus en plus, lorsque la trahison de Dumouriez vint donner un nouvel appoint aux Montagnards.
XLIV. LA GUERRE — LA VENDÉE — TRAHISON DE DUMOURIEZ
Au commencement de 1793, la guerre s’annonçait sous de très tristes auspices. Les succès de l’automne précédent ne s’étaient pas maintenus. Pour reprendre l’offensive, il fallait de forts enrôlements, et les enrôlements ne donnaient pas assez[137]. On estimait, en février 1793, qu’il faudrait au moins 300.000 hommes pour remplir les vides dans l’armée et la ramener à l’effectif d’un demi-million. Mais il n’y avait plus à compter sur les volontaires. Certains départements (le Var, la Gironde) envoyaient bien leurs bataillons — presque des armées, — mais les autres ne faisaient rien.
Alors, le 24 février, la Convention se vit forcée d’ordonner une levée obligatoire de 300.000 hommes, à répartir entre tous les départements, et dans chaque département entre les districts et les communes. Celles-ci devaient, d’abord, faire appel aux volontaires ; mais si cet appel ne donnait pas le nombre d’hommes requis, la commune devait recruter le reste, d’après le mode qu’elle trouverait elle-même le plus convenable, c’est-à-dire par la voie du sort ou bien par désignation personnelle, avec faculté toutefois de remplacement. Pour engager à prendre service, la Convention non seulement promit des pensions, mais elle donna aussi aux pensionnaires la faculté d’acheter des biens nationaux en les payant avec leur pension, à raison d’un dixième, chaque année, du prix total du bien acheté. Des biens nationaux d’une valeur de 400 millions furent assignés pour cette opération[138].
Cependant l’argent manquait, et Cambon, homme absolument honnête qui tenait la dictature des finances, dut faire une nouvelle émission de 800 millions d’assignats. Mais les biens les plus profitables des prêtres — les terres — étaient déjà vendus, et les biens des émigrés ne se vendaient pas facilement. On hésitait à acheter, n’étant pas sûr que les biens achetés ne seraient pas repris un jour, quand les émigrés rentreraient en France. Aussi la Trésorerie de Cambon trouvait de plus en plus difficile de subvenir aux besoins toujours croissants des armées[139].
D’ailleurs, la plus grande difficulté de la guerre n’était pas là. Elle était dans les généraux qui, presque tous, appartenaient à la contre-révolution, et le système d’élection des officiers que la Convention venait d’introduire, ne pouvait donner des commandants supérieurs qu’après quelque temps. Pour le moment, les généraux n’inspiraient pas la confiance et, en effet, la trahison de Lafayette était bientôt suivie par celle de Dumouriez.
Michelet eut parfaitement raison de dire que lorsque Dumouriez quittait Paris, quelques jours après l’exécution de Louis XVI, pour revenir à son armée, il avait déjà la trahison dans son cœur. Il avait vu le triomphe de la Montagne, et il avait dû comprendre que l’exécution du roi, c’était une nouvelle phase qui s’ouvrait dans la Révolution. Pour les révolutionnaires, il n’avait que haine, et il devait prévoir que son rêve de ramener la France à la Constitution de 1791, avec un d’Orléans sur le trône, ne pourrait se réaliser qu’avec l’appui des Autrichiens. Dès lors, il doit avoir décidé sa trahison.
À ce moment, Dumouriez était très lié avec les Girondins, intime même avec Gensonné, avec qui il resta en relations jusqu’en avril. Mais il ne rompit pas pour cela avec les Montagnards, qui se méfiaient déjà de lui, — Marat le traitait ouvertement de traître, — mais ne se sentaient pas assez forts pour l’attaquer. On avait tant glorifié les victimes de Valmy et de Jemmapes, le dessous des cartes concernant la retraite des Prussiens était généralement si peu connus, et les soldats — surtout les régiments de ligne — adoraient tant leur général, que l’attaquer dans ces conditions, c’eût été risquer de se mettre à dos l’armée, que Dumouriez aurait pu faire marcher sur Paris, contre la Révolution. Il fallait donc attendre et surveiller.
Entre-temps, la France entrait en guerre avec l’Angleterre. Dès que la nouvelle de l’exécution de Louis XVI fut reçue à Londres, le gouvernement anglais remit au représentant de la France ses passeports en lui ordonnant de quitter le Royaume-Uni. Mais l’exécution du roi n’était, cela va sans dire, qu’un prétexte pour rompre. On sait, en effet, par Mercy, que le gouvernement anglais n’a pas eu tant de tendresse pour les royalistes français et qu’il n’a jamais voulu les rendre forts par son appui. L’Angleterre jugeait simplement que c’était pour elle le moment de détruire la rivalité maritime de la France, de lui enlever ses colonies et peut-être même quelque grand port ; de l’affaiblir, en tout cas, sur mer, pour longtemps ; et son gouvernement profitait de l’impression produite par l’exécution du roi pour pousser à la guerre.
Malheureusement, les politiciens français ne comprirent pas ce qu’il y avait d’inévitable, au point de vue anglais, dans cette guerre. Non seulement les Girondins — surtout Brissot qui se targuait de connaître l’Angleterre — mais aussi Danton, espéraient toujours que les libéraux, les Whigs, dont une partie s’enthousiasmait pour les idées de liberté, renverseraient Pitt et empêcheraient la guerre. En réalité, toute la nation anglaise se trouva bientôt unie, lorsqu’elle comprit les avantages mercantiles qu’elle pouvait retirer de la guerre. Il faut dire aussi que les diplomates anglais surent très habilement utiliser les ambitions des hommes d’État français. À Dumouriez, ils faisaient croire qu’il était leur homme, — le seul avec lequel ils pussent traiter ; ils promettaient de l’appuyer pour rétablir la monarchie constitutionnelle. Et à Danton ils faisaient croire que les Whigs pourraient bien revenir au pouvoir, et alors ils feraient la paix avec la France républicaine[140]. En général, ils manœuvrèrent de façon à mettre les torts du côté de la France, lorsque le 1er février la Convention déclara la guerre au Royaume-Uni.
Cette déclaration changeait toute la situation militaire. S’emparer de la Hollande, pour empêcher les Anglais d’y débarquer, devenait d’une absolue nécessité. Or c’est précisément ce que Dumouriez, — soit qu’il ne se crût pas de force à le faire, soit mauvaise volonté, — n’avait pas fait en automne, malgré les insistances de Danton. Il avait pris, en décembre, ses quartiers d’hiver en Belgique, ce qui indisposa évidement les Belges contre les envahisseurs français. Liège était son principal dépôt militaire.
Jusqu’à présent nous ne connaissons pas encore tous les dessous de la trahison de Dumouriez. Mais ce qui est fort probable, c’est que, comme l’a dit Michelet, il avait déjà décidé de trahir, lorsqu’il repartit pour son armée le 26 janvier. Sa marche, fin février, sur la Hollande, quand il s’empara de Breda et de Gertruydenberge, semble avoir été déjà une manœuvre concertée avec les Autrichiens. En tout cas, cette marche servit les Autrichiens à merveille. Le 1er mars, ils entraient en Belgique et s’emparaient de Liège, dont les habitants avaient vainement demandé des armes à Dumouriez. Les patriotes liégeois étaient forcés de fuir, et l’armée française était en pleine déroute, débandée — les généraux ne voulaient pas s’entr’aider et Dumouriez étant loin, en Hollande. Les Autrichiens ne pouvaient être mieux servis.
On comprend l’effet que cette nouvelle produisit à Paris, d’autant plus qu’elle était suivie d’autres nouvelles, également graves. Le 3 mars on apprenait qu’un mouvement contre-révolutionnaire devait commencer incessamment en Bretagne. En même temps, à Lyon, les bataillons révolutionnaires des « Fils de famille » faisaient, nous l’avons vu, un mouvement contre la Commune révolutionnaire — juste au moment où les émigrés, réunis à Turin, passaient la frontière et entraient en armes en France, avec l’appui du roi de Sardaigne. Enfin, le 10 mars, se soulevait la Vendée. Il était de toute évidence que ces divers mouvements faisaient, comme en 1792, partie d’un vaste plan d’ensemble des contre-révolutionnaires ; et tout le monde se doutait bien à Paris que Dumouriez, gagné à la contre-révolution, travaillait pour elle.
Danton, qui était à ce moment en Belgique, fut rappelé en toute hâte. Il arriva à Paris, le 8 mars, prononça un de ses puissants appels à la concorde et au patriotisme, qui faisaient vibrer les cœurs, et la Commune arborait de nouveau le drapeau noir. De nouveau la patrie était déclarée en danger.
Les volontaires s’enrôlaient en toute hâte, et le 9, au soir, un repas civique, auquel une masse de gens prit part, était organisé à la veille de leur départ, en plein air, dans les rues. Mais ce n’était plus l’entrain juvénile de 1792. Une sombre énergie les animait, et la fureur rongeait le cœur des pauvres gens des faubourgs à la vue des luttes politiques qui déchiraient la France. « Il faut une émeute à Paris », aurait dit Danton, et, en effet, il en fallait une pour secouer la torpeur qui s’emparait du peuple, des sections.
Pour parer aux difficultés, vraiment terribles, qui enveloppaient la Révolution, pour subvenir aux immenses dépenses imposées à la France par la coalition des contre-révolutionnaires au dehors et à l’intérieur, il fallait que la Révolution mît à contribution les fortunes bourgeoises qui se formaient maintenant, grâce à la Révolution elle-même.
Or, c’est précisément ce que les gouvernants refusaient d’admettre, d’une part, par principe, — l’accumulation de grandes fortunes privées étant considérée comme le moyen d’enrichir la nation, et, d’autre part, il faut le reconnaître, à raison des craintes que leur inspirait un soulèvement plus ou moins général des pauvres contre les riches dans les grandes villes. Les journées de septembre — surtout celles du 4 et du 5, au Châtelet et à la Salpêtrière — étaient encore fraîches dans les mémoires. Que serait-ce donc si une classe — tous les pauvres — se soulevait contre une autre — contre tous les riches, toute la gent aisée ? C’était la guerre civile dans chaque cité. Et cela, avec la Vendée et la Bretagne à l’ouest, soutenues par l’Angleterre, par les émigrés de Jersey, le pape et tous les prêtres, — surtout au nord, les Autrichiens et l’armée de Dumouriez, prête à suivre son général et à marcher sur Paris, contre le peuple.
Aussi les « chefs d’opinion » de la Montagne et de la Commune s’efforcèrent d’apaiser d’abord la panique, en faisant croire qu’ils considéraient Dumouriez comme un républicain auquel on pouvait se fier. Robespierre, Danton et Marat, constituant une espèce de triumvirat d’opinion, et soutenus par la Commune, parlèrent dans ce sens. Tous travaillèrent en même temps à remonter les courages, à enflammer les cœurs, pour être en état de repousser l’invasion qui s’annonçait maintenant bien plus sérieuse qu’elle ne le fut en 1792. Tous, sauf la Gironde qui ne voyait qu’une chose : « les anarchistes », qu’il fallait écraser, exterminer !
Le 10 mars, au matin, on s’attendait à Paris à des massacres : on craignait un renouvellement des journées de septembre. Mais le courroux populaire fut détourné contre les journalistes, amis de Dumouriez, et une bande se porta aux principales imprimeries girondines, chez Gorzas et chez Fiévé, et brisa les presses.
Au fond, ce que voulait le peuple, inspiré par Varlet, Jacques Roux, Fournier l’Américain et d’autres « Enragés », c’était l’épuration de la Convention. Mais, à cette réclamation, on avait substitué dans les sections la demande banale d’un tribunal révolutionnaire. Pache et Chaumette vinrent l’exiger, le 9, à la Convention, et alors Cambacérès, le futur « archi-conseiller » de l’Empire, proposa que la Convention, abandonnant les idées courantes sur la division des pouvoirs — législatif et judiciaire — s’emparât de ce dernier et instituât un tribunal spécial pour juger les traîtres.
Robert Lindet, avocat de la vieille école monarchiste, proposa là-dessus un tribunal composé de juges nommés par la Convention et chargés de juger ceux que la Convention enverrait devant eux. Il ne voulait point de jurés, et ce n’est qu’après de longs débats qu’il fut décidé de renforcer les cinq juges nommés par la Convention, par douze jurés et six assistants pris dans Paris et les départements voisins, et aussi nommés tous les mois par la Convention.
Ainsi, au lieu de mesures visant à réduire l’agiotage et à mettre les denrées à la portée du peuple, et au lieu d’une épuration de la Convention qui en aurait éliminé les membres toujours opposés aux mesures révolutionnaires, au lieu de prendre les mesures militaires, rendues nécessaires par la trahison presque confirmée de Dumouriez, — l’insurrection du 10 mars n’obtenait rien qu’un tribunal révolutionnaire. À l’esprit créateur, constructif et de Révolution populaire qui cherchait ses voies, on opposait l’esprit policier qui bientôt allait étouffer l’autre. Là-dessus, la Convention allait se séparer, lorsque Danton s’élança à la tribune, et arrêta les représentants au moment où ils quittaient déjà la salle, pour leur rapporter que l’ennemi était aux frontières et qu’il n’y avait encore rien de fait.
Le même jour, en Vendée, les paysans, poussés par les prêtres, commençaient l’insurrection générale et le massacre des républicains. Le soulèvement avait été préparé de longue date, surtout par les curés, à l’instigation de Rome. Il y en avait déjà eu un commencement en août 1792, lorsque les Prussiens étaient entrés en France. Depuis lors, Angers était devenu le centre politique des prêtres réfractaires, et les sœurs de la Sagesse et d’autres servaient d’émissaires aux prêtres pour colporter leurs appels à la révolte et réveiller le fanatisme, en propageant des racontars sur de prétendus miracles (Michelet, livre X, ch. V). Maintenant, la réquisition d’hommes pour la guerre, qui fut promulguée le 10 mars, donna la signal du soulèvement général. Bientôt, sur la demande de Cathelineau, paysan-maçon et sacristain de sa paroisse, devenu un des chefs de bande les plus audacieux, un conseil supérieur, dominé par les prêtres, fut établi, et il eut pour chef le prêtre Bernier.
Le 10, le tocsin sonnait dans plusieurs centaines de paroisses, et près de 100.000 hommes quittaient leurs travaux, pour commencer la chasse aux républicains et aux curés constitutionnels. Vraie chasse, avec un sonneur qui sonnait la vue et l’hallali, dit Michelet ; une extermination en règle, dans laquelle on faisait subir aux suppliciés des souffrances atroces, en les tuant à petits coups et en refusant de les achever, ou bien en abandonnant les torturés aux ciseaux des femmes et aux mains faibles des enfants qui prolongeaient leurs martyrs. Tout cela — sous la conduite des prêtres, avec des miracles pour inciter les paysans à tuer aussi les femmes des républicains. Les nobles, avec leurs amazones royalistes, ne vinrent qu’après. Et lorsque ces « honnêtes gens » se décidèrent à nommer un tribunal pour exterminer les républicains, celui-ci, en six semaines, fit exécuter cinq cent quarante-deux patriotes[141].
Pour toute résistance à cette sauvage prise d’armes, la République n’avait que 2.000 hommes disséminés dans toute la basse Vendée, de Nantes à La Rochelle. Ce ne fut qu’à la fin de mai que les premières forces organisées de la République arrivèrent sur les lieux. Jusqu’alors la Convention ne put opposer que des décrets : la mort et la confiscation des biens pour les nobles et les prêtres qui n’auraient pas quitté la Vendée au bout de huit jours ! Mais qui donc avait la force nécessaire pour exécuter ces décrets ?
Les affaires n’allaient pas mieux dans la région de l’est où l’armée de Custine battait en retraite ; tandis qu’en Belgique, Dumouriez se mettait, dès le 12 mars, en rébellion ouverte contre la Convention. Il lui envoyait de Louvain une lettre (qu’il s’empressait de rendre publique), dans laquelle il reprochait à la France son crime d’avoir annexé la Belgique, d’avoir voulu la ruiner en y introduisant la vente des biens nationaux et les assignats, etc. Six jours plus tard il attaquait les forces supérieures des Autrichiens à Neewinde, se faisait battre par eux, et le 22 mars, appuyé par le duc de Chartres et des généraux orléanistes, il entrait en pourparlers directs avec le général autrichien Mack. Les traîtres s’engageaient à évacuer la Belgique sans combat et à marcher sur Paris pour y rétablir la monarchie constitutionnelle. Au besoin, ils se feraient appuyer par les Autrichiens qui occupèrent, comme garantie, une des places fortes de la frontière, Condé.
Danton, jouant sa tête, avait essayé d’empêcher cette trahison. N’ayant pu décider deux Girondins, — Gensonné, l’ami de Dumouriez, et Guadet — à aller avec lui, pour tâcher de ramener Dumouriez à la République, il partit seul, le 16, pour la Belgique, au risque d’être lui-même accusé de trahison. Il trouva Dumouriez en pleine retraite après Neerwinde et comprit que le traître avait déjà pris son parti. En effet, il s’était déjà engagé auprès du colonel Mack à évacuer la Hollande, sans se battre.
Paris fut saisi de fureur, lorsque, Danton étant rentré le 29, on acquit la certitude que Dumouriez avait trahi. L’armée républicaine, qui, seule, pouvait repousser l’invasion, marchait peut-être déjà sur Paris pour y rétablir la royauté. Alors le Comité d’insurrection qui depuis quelques jours se réunissait à l’Évêché sous la direction des Enragés, entraîna la Commune. Les sections s’armèrent, saisirent l’artillerie ; elles auraient marché probablement sur la Convention, si d’autres conseils n’avaient prévalu pour empêcher la panique. Le 3 avril on reçut la nouvelle définitive de la trahison de Dumouriez. Il avait arrêté les commissaires que lui avait envoyés la Convention. Heureusement, il ne fut pas suivi par son armée. Le décret de la Convention qui mettait Dumouriez hors la loi et ordonnait l’arrestation du duc de Chartres parvenait aux régiments. Ni le général, ni le duc de Chartres ne réussirent à entraîner les soldats, et Dumouriez dut passer la frontière, comme Lafayette, et se réfugier chez les Autrichiens.
Le lendemain, lui et les Impériaux lançaient ensemble une proclamation, dans laquelle le duc de Cobourg annonçait aux Français qu’il venait rendre à la France son roi constitutionnel.
Au plus fort de cette crise, lorsque l’incertitude concernant l’attitude de l’armée de Dumouriez mettait en question la sécurité même de la République, les trois hommes les plus influents de la Montagne, Danton, Robespierre et Marat, d’accord avec la Commune (Pache, Hébert, Chaumette), agirent avec un parfait ensemble pour empêcher la panique et les tristes conséquences qu’elle aurait pu amener.
En même temps, la Convention, sous prétexte du « manque d’unité » qui aurait entravé jusqu’alors la conduite générale de la guerre, résolut de prendre en mains tout le pouvoir exécutif, en plus du pouvoir législatif et judiciaire. Elle créa un Comité de salut public, auquel elle donna des pouvoirs très étendus, presque dictatoriaux. Mesure, qui fut d’une immense importance pour tout le développement ultérieur de la Révolution.
Nous avons vu qu’après le 10 août la Législative avait institué, sous le nom de « Conseil exécutif provisoire », un ministère qui fut chargé de toutes les fonctions de la puissance exécutive. En outre, en janvier 1793, la Convention avait créé un « Comité de défense générale », et comme la guerre était en ce moment l’essentiel, ce Comité eut un pouvoir de surveillance sur le Conseil exécutif, ce qui en fit le rouage principal de l’administration. Maintenant, pour donner plus de cohésion au gouvernement, la Convention institua un « Comité de salut public », élu par elle et renouvelable tous les trois mois, qui devait supplanter et le Comité de défense et le Conseil exécutif. Au fond, c’était la Convention qui se substituait au ministère, mais, peu à peu, comme il fallait bien s’y attendre, le Comité de salut public domina la Convention et acquit dans toutes les branches de l’administration un pouvoir qu’il ne partagea qu’avec le « Comité de sûreté générale », chargé des affaires de police.
Au milieu de la crise qui se déroulait en avril 1793, Danton qui avait jusqu’alors pris la part la plus active à la guerre, devint l’âme du Comité de salut public, et il conserva cette influence jusqu’au 10 juillet 1793, lorsqu’il démissionna.
Enfin, la Convention qui, dès le mois de septembre 1792, avait envoyé dans les départements et aux armées plusieurs de ses membres avec le titre de Représentants en mission, armés de pouvoirs extrêmement étendus, décida d’en envoyer maintenant quatre-vingt de plus, pour remonter le moral en province et pousser à la guerre. Et comme les Girondins se refusaient généralement à remplir cette fonction — aucun d’eux ne se rendit aux armées — ils nommèrent volontiers des Montagnards pour ces missions extrêmement difficiles, peut-être avec l’idée d’avoir, après leur départ, les coudés franches à la Convention.
Ce ne sont certainement pas ces mesures de réorganisation de gouvernement qui empêchèrent la trahison de Dumouriez d’avoir l’effet désastreux qu’elle aurait pu avoir si l’armée française avait suivi son général. Pour la nation française, la Révolution possédait un charme, une vigueur qu’il ne dépendait pas de la volonté d’un général de détruire à son gré. Au contraire, la trahison eut pour effet de donner à la guerre un caractère nouveau, de guerre populaire, démocratique. Mais tout le monde comprit que, seul, Dumouriez n’aurait jamais osé tenter ce qu’il avait fait. Il devait avoir de fortes attaches à Paris. Là était la trahison. La Convention trahit, disait en effet l’adresse du club des Jacobins, signée par Marat qui présidait ce soir-là.
Désormais la chute des Girondins et l’éloignement de leurs chefs de la Convention devenaient inévitables. La trahison de Dumouriez amenait forcément l’insurrection qui éclata au 31 mai.
XLV. NOUVEAU SOULÈVEMENT RENDU INÉVITABLE
Le 31 mai est une des grandes dates de la Révolution, tout aussi pleine de signification que le 14 juillet et le 5 octobre 1789, le 21 juin 1791 et le 10 août 1792, mais, peut-être la plus tragique de toutes. Ce jour-là le peuple de Paris fit son troisième soulèvement, — son dernier effort pour imprimer à la Révolution un caractère vraiment populaire. Et pour y arriver, il dut se dresser, non contre le roi et la Cour, mais contre la Convention nationale, afin d’en éliminer les principaux représentants du parti girondin.
Le 21 juin 1791, jour de l’arrestation du roi à Varennes, clôture une époque ; la chute des Girondins, au 31 mai 1793, en clôture une autre. Elle devient en même temps l’image de toutes les révolutions à venir. Désormais il n’y aura plus une révolution sérieuse possible, si elle n’aboutit pas à son 31 mai. Ou bien la révolution aura sa journée où les prolétaires se sépareront des révolutionnaires bourgeois, pour marcher là où ceux-ci ne pourront les suivre sans cesser d’être bourgeois ; ou bien cette séparation ne se fera pas, et alors ce ne sera pas une révolution.
De nos jours même on sent tout le tragique de la situation qui se présentait aux républicains à cette date. Aux abords du 31 mai, il ne s’agissait plus d’un roi, parjure et traître. C’était à d’anciens compagnons de lutte qu’il fallait déclarer la guerre. Car, sans cela, la réaction commençait dès juin 1793, alors que l’œuvre principale de la Révolution — la destruction du régime féodal et des principes de royauté de droit divin, — était à peine commencée. Ou bien, proscrire les républicains girondins, qui jusqu’alors avaient bravement donné l’assaut au despotisme, mais qui maintenant disaient au peuple : « Tu n’iras pas plus loin ! » Ou bien soulever le peuple pour les éliminer, leur passer sur le corps, pour essayer d’achever l’œuvre commencée.
Cette situation tragique se révèle très bien dans le pamphlet de Brissot, À ses commettants, daté du 26 mai, dont nous avons déjà parlé.
On ne peut lire, en effet, ces pages sans sentir qu’il y va d’une question de vie ou de mort. Brissot joue sa tête en lançant ce pamphlet où il s’acharne à demander la guillotine pour ceux qu’il appelle les anarchistes. Après l’apparition de cet écrit, il ne restait plus que deux issues : ou bien les « anarchistes » se laisseraient guillotiner par les Girondins, ce qui ouvrait la porte aux royalistes ; ou bien les Girondins seraient chassés de la Convention, et alors c’étaient eux qui devaient périr.
Il est évident que les Montagnards ne se décidèrent pas d’un cœur léger à faire appel à l’émeute, pour forcer la Convention à rejeter de son sein les principaux meneurs de la droite. Pendant plus de six mois il avaient essayé d’arriver à une entente quelconque. Danton, surtout, s’appliquait à négocier un compromis. Robespierre travailla, de son côté, à paralyser les Girondins « parlementairement », sans recourir à la force. Marat lui-même maîtrisait ses colères afin d’éviter la guerre civile. On parvint de cette façon à retarder la séparation. Mais à quel prix ! La Révolution était arrêtée. Rien ne se faisait plus pour consolider ce qu’elle avait déjà acquis. On vivait au jour le jour.
Dans les provinces, l’ancien régime avait gardé toute sa force. Les classes privilégiées guettaient le moment de ressaisir les fortunes et les places, de rétablir la royauté et les droits féodaux que la loi n’avait pas encore annulés. Au premier échec des armées, l’ancien régime rentrait victorieux. Dans le Midi, le Sud-Ouest, l’Ouest, la masse était toujours aux prêtres, au pape et par eux à la royauté. Il est vrai qu’une grande quantité de terres enlevées au clergé et aux ex-nobles avait déjà passé dans les mains de la bourgeoisie, grande et petite, ainsi que des paysans. Les redevances féodales n’étaient ni rachetées ni payées. Mais c’était toujours le provisoire. Et si demain le peuple, épuisé par la misère et la famine, las de la guerre, rentrait dans ses taudis et laissait faire l’ancien régime, celui-ci ne reviendrait-il pas alors, triomphant, au bout de quelques mois ?
Après la trahison de Dumouriez, la situation à la Convention devint tout à fait intenable. Sentant combien elle était atteinte par cette trahison de son général favori, la Gironde redoublait d’acharnement contre les Montagnards. Accusée de connivence avec le traître, elle ne sut y répondre qu’en demandant la mise en accusation de Marat, pour l’adresse que les Jacobins avaient lancée le 3 avril, à la nouvelle de la trahison de Dumouriez, et qu’il avait signée comme président.
Profitant de ce qu’un grand nombre de membres de la Convention étaient à ce moment en mission auprès des armées et dans les départements, et que la plupart étaient des Montagnards, les Girondins demandèrent à la Convention de décréter Marat d’accusation, ce qui fut fait (12 avril), puis de l’envoyer devant le tribunal révolutionnaire, pour avoir prêché le meurtre et le pillage. Le décret d’accusation fut rendu le 13 avril, par 220 voix contre 92, sur 367 votants, avec 7 voix pour l’ajournement et 48 abstentions.
Cependant, le coup fut manqué. Le peuple des faubourgs aimait trop Marat pour le laisser condamner. Les pauvres sentaient que Marat était peuple et jamais ne le trahirait. Et plus on étudie aujourd’hui la Révolution, plus on connaît ce que Marat a fait et ce qu’il a dit, plus on découvre combien est imméritée la réputation de sinistre exterminateur que lui ont faite les historiens, admirateurs des bourgeois girondins. Presque toujours, dès les premières semaines de la convocation des États généraux, et surtout aux moments de crise, Marat avait vu mieux et plus juste que les autres, y compris même les deux autres grands dirigeants de l’opinion publique révolutionnaire, — Danton et Robespierre.
Du jour où Marat se lança dans la Révolution, il se donna à elle entièrement, et il vécut dans la pauvreté, forcé continuellement de rentrer sous terre, alors que les autres arrivaient au pouvoir. Jusqu’à sa mort, malgré la fièvre qui le rongeait, il ne changea pas son genre de vie. Sa porte restait toujours ouverte pour les hommes du peuple. Il pensait que la dictature aiderait la Révolution à traverser ses crises ; mais jamais il ne chercha la dictature pour lui-même.
Si sanguinaire que fût son langage à l’égard des créatures de la Cour, — surtout au commencement de la Révolution, lorsqu’il disait que si l’on n’abattait pas quelques milliers de têtes il n’y aurait rien de fait et que la Cour écraserait les révolutionnaires, — il eut toujours des ménagements envers ceux qui s’étaient dévoués à la Révolution, alors même qu’ils devenaient à leur tour un obstacle au développement du mouvement. Il comprit dès les premiers jours que la Convention, avec un fort parti girondin dans son sein, ne pourrait pas marcher ; mais il essaya d’abord d’éviter l’épuration violente, et il n’en devint le partisan et l’organisateur que lorsqu’il vit qu’il fallait choisir entre la Gironde et la Révolution. S’il avait vécu, il est probable que la Terreur n’eût pas pris le caractère féroce que lui imprimèrent les hommes du Comité de sûreté générale. On ne s’en serait pas servi pour frapper, d’une part, le parti avancé, les Hébertistes, et d’autre part, les conciliateurs comme Danton[142].
Autant le peuple aimait Marat, autant les bourgeois de la Convention le détestaient. C’est pourquoi les Girondins, qui voulaient entamer la Montagne, décidèrent de commencer par lui : il serait moins défendu que les autres.
Dès que Paris apprit le décret d’arrestation lancé contre Marat, l’agitation fut immense. L’insurrection allait éclater le 14 avril si les Montagnards, y compris Robespierre et Marat lui-même, n’avaient prêché le calme. Marat, qui ne s’était pas laissé arrêté de suite, comparut le 24 avril devant le tribunal et fut acquitté haut la main par les jurés. Il fut porté alors en triomphe à la Convention, et de là dans les rues, sur les épaules des sans-culottes.
Ainsi le coup des Girondins était manqué, et ils comprirent ce jour-là qu’ils ne s’en relèveraient pas. Ce fut pour eux « un jour de deuil », comme le dit un de leurs journaux. Brissot se mit à écrire son dernier pamphlet, À ses commettants, où il fit de son mieux pour réveiller les passions de la bourgeoise aisée et commerçante contre les « anarchistes ».
Dans ces conditions, la Convention, dont les séances devenaient des assauts furieux entre les deux partis, perdait la considération du peuple ; et la Commune de Paris prenait naturellement l’ascendant pour l’initiative des mesures révolutionnaires.
À mesure que l’hiver de 1793 s’était avancé, la disette avait pris dans les grandes villes des proportions lugubres. Les municipalités trouvaient toutes les difficultés du monde à se procurer le pain, ne fût-ce qu’une livre, qu’un quart de livre, quatre onces par jour, pour chaque habitant. Pour y arriver, les municipalités, et surtout celle de Paris, s’endettaient dans des proportions épouvantables.
Alors, la Commune de Paris ordonna de lever sur les riches un impôt progressif de douze millions de livres, pour les frais de la guerre. Un revenu de quinze cents livres pour chaque chef de famille, et de mille livres pour chaque autre membre de la famille était considéré comme « le nécessaire », et, par conséquent, libéré de l’impôt. Tout ce qui était au-dessus de ce revenu, était traité comme « superflu » et payait un impôt progressif : de trente livres pour un superflu de deux mille livres ; de cinquante livres pour un superflu de deux mille à trois mille livres ; et ainsi de suite, jusqu’à prendre vingt mille livres sur un superflu de cinquante mille livres.
Par le temps de guerre que la France soutenait, au milieu d’une Révolution et d’une famine, c’était encore très modeste. Il n’y avait que les grandes fortunes qui s’en ressentaient, tandis qu’une famille de six personnes, si elle avait dix mille livres de revenu, s’acquittait avec moins de cent livres de cet impôt extraordinaire. Mais les riches jetèrent des hauts cris, tandis que le promoteur de cet impôt, Chaumette, auquel les Girondins en voulaient surtout après Marat, disait très justement : — « Rien ne me fera changer de principe ; et le cou sous le couteau, je crierai encore : Le pauvre a tout fait, il est temps que le riche fasse à son tour. Je crierai qu’il faut rendre utiles, malgré eux, les égoïstes, les jeunes désœuvrés, et procurer du repos à l’ouvrier utile et respectable. »
La Gironde redoubla de haine envers la Commune qui avait lancé l’idée de cet impôt. Mais on peut imaginer l’explosion générale de haines qui éclata dans la bourgeoise, lorsque Cambon vint proposer à la Convention, et fit voter, le 20 mai, avec l’appui des tribunes, un emprunt forcé d’un milliard, à lever dans toute la France sur les riches, réparti à peu près sur les mêmes principes que l’impôt de la Commune, et remboursable sur la vente des biens d’émigrés à mesure qu’ils seraient vendus. Dans les circonstances difficiles que traversait la République, il n’y avait pas d’autre issue possible qu’un impôt de ce genre ; mais les défenseurs de la propriété furent sur le point d’assommer les Montagnards à la Convention, lorsque ceux-ci soutinrent ce projet d’emprunt forcé. On en vint presque aux mains.
S’il fallait encore des preuves de l’impossibilité de rien faire pour sauver la Révolution, tant que les Girondins resteraient à la Convention, et que les deux grands partis continueraient à se paralyser l’un l’autre, ces débats sur l’emprunt en donnèrent la démonstration éclatante.
Mais ce qui exaspérait surtout le peuple de Paris, c’est que pour arrêter la Révolution, dont Paris avait jusqu’à présent été le foyer le plus ardent, les Girondins faisaient tout pour soulever les départements contre la capitale, ne s’arrêtant même pas devant la nécessité de marcher pour cela la main dans la main avec les royalistes. Plutôt la royauté qu’un seul pas vers la République sociale. Plutôt inonder Paris de sang, plutôt raser la ville maudite, que de laisser le peuple de Paris et sa Commune prendre l’initiative d’un mouvement qui menaçait les propriétés bourgeoises. Thiers et l’Assemblée de Bordeaux ont eu, on le voit, des ancêtres en 1793.
Le 19 mai, les Girondins, sur la proposition de Barère, faisaient décréter la formation d’une Commission des Douze, pour examiner les arrêtés pris par la Commune, et cette Commission, nommée le 21, était devenue le principal rouage du gouvernement. Deux jours plus tard, le 23, elle faisait arrêter Hébert, le substitut du procureur de la Commune, aimé du peuple pour le franc républicanisme de son Père Duchesne, et Varlet, le favori des pauvres de Paris, un « anarchiste », dirions-nous aujourd’hui, pour lequel la Convention n’était qu’une « boutique de lois » et qui prêchait dans les rues la révolution sociale. Mais les arrestations ne devaient pas s’arrêter là. La Commission des Douze se proposait aussi de poursuivre les sections ; elle exigeait que les registres des sections lui fussent livrés, et elle faisait arrêter le président et le secrétaire de la section de la Cité qui avaient refusé de livrer leurs registres.
De son côté, le Girondin Isnard qui présidait la Convention pendant ces journées, — un autoritaire dans lequel apparaissait déjà Thiers, — ajouta encore à l’agitation par ses menaces. Il menaça les Parisiens. S’ils portaient atteinte à la représentation nationale, Paris serait, disait-il, anéanti. « Bientôt on chercherait sur les rives de la Seine si Paris a existé. » Ces sottes menaces qui ne rappelaient que trop celles de la Cour en 1791, portèrent la fureur populaire à son comble. Le 26, on se battait dans presque toutes les sections. L’insurrection était inévitable, et Robespierre, qui jusqu’alors avait déconseillé l’insurrection, vint dire le soir du 26, aux Jacobins, qu’au besoin il était prêt à se mettre en insurrection, seul, contre les conspirateurs et les traîtres qui siégeaient à la Convention.
Déjà le 14 avril, 35 sections de Paris, sur 38, avaient demandé à la Convention d’exclure de son sein vingt-deux représentants girondins, dont elles donnaient les noms. Maintenant les sections se soulevaient pour forcer la Convention d’obéir à ce vœu de la population parisienne.
XLVI. LE SOULÈVEMENT DU 31 MAI ET DU 2 JUIN
Encore une fois, comme au 10 août, le peuple, dans ses sections, prépara lui-même l’insurrection. Danton, Robespierre et Marat étaient en consultations fréquentes pendant ces jours-là ; mais ils hésitaient, et l’action vint encore des « inconnus », qui constituèrent un club insurrectionnel à l’Évêché et y nommèrent dans ce but une Commission « des Six ».
Les sections prirent une part active aux préparatifs. Déjà, en mars, la section des Quatre Nations se déclarait en insurrection et autorisait son comité de surveillance à lancer des mandats d’arrêt contre les citoyens suspects pour leurs opinions contre-révolutionnaires, tandis que d’autres sections (Mauconseil, Poissonnière) demandaient ouvertement l’arrestation des députes « brissotins ». Le mois suivant, c’est-à-dire le 8 et le 9 avril, après la trahison de Dumouriez, les sections de Bonconseil et de la Halle-aux-Blés exigeaient des poursuites contre les complices du général, et le 15, trente-cinq sections lançaient une liste des vingt-deux membres de la Gironde dont ils exigeaient l’expulsion de la Convention.
Dès le commencement d’avril, les sections cherchaient aussi à se fédérer pour l’action, en dehors du conseil de la Commune, et le 2 avril la section des Gravilliers, toujours à l’avant-garde, prenait l’initiative de la création d’un « Comité central ». Ce comité n’agit que d’une façon intermittente, mais il se reconstitua à l’approche du danger (le 5 mai), et le 29, il prenait en ses mains la direction du mouvement. Quant à l’influence du club des Jacobins, elle resta médiocre. Ils admettaient eux-mêmes que le centre d’action était dans les sections. (Voyez, par exemple, Aulard, Jacobins, t. V, p. 209.)
Le 26 mai, des rassemblements populaires assez nombreux assiégeaient la Convention. Bientôt ils l’envahissaient en partie, et le peuple entré dans la salle, appuyé par les tribunes, demandait la suppression de la Commission des Douze. Cependant la Convention résistait, et ce ne fut qu’après minuit que, brisée de fatigue, elle céda enfin. La Commisson fut cassée.
Cette concession, d’ailleurs, ne fut que momentanée. Le lendemain même, le 27, profitant de l’absence d’un grand nombre de Montagnards envoyés en mission, les Girondins, appuyés par la Plaine, rétablissaient la Commission des Douze. L’insurrection était ainsi manquée.
Ce qui avait paralysé l’insurrection, c’est qu’il n’y avait pas eu d’accord entre les révolutionnaires eux-mêmes. Une partie des sections, inspirées par ceux qu’on nommait « les Enragés », voulaient une mesure qui frappât les contre-révolutionnaires de terreur. Elles voulaient, après avoir soulevé le peuple, tuer les principaux Girondins. On parlait même d’égorger dans Paris les aristocrates. Mais ce plan rencontrait une forte opposition. La représentation nationale était un dépôt confié au peuple de Paris : comment pouvait-il trahir la confiance de la France ? Danton, Robespierre et Marat s’y opposèrent résolument. Le Conseil de la Commune et le maire Pache, ainsi que le Conseil du département, refusèrent d’accepter ce plan ; les sociétés populaires ne lui donnèrent pas leur appui.
Il y avait aussi autre chose. Il fallait compter avec la bourgeoisie qui était déjà, à cette époque, nombreuse à Paris, et dont les bataillons de gardes nationaux auraient écrasé l’insurrection s’il s’était agi de défendre les propriétés. Il fallait leur garantir qu’on n’y toucherait pas. C’est pourquoi, aux Jacobins, Hassenfratz, qui déclara n’avoir rien, en principe, contre le pillage des scélérats — c’est ainsi qu’il appelait les riches, – chercha néanmoins à empêcher que l’insurrection fût accompagnée de pillage. — « Il y a cent soixante mille hommes domiciliés, qui sont armés et en état de repousser les voleurs. Il est clair qu’il y a impossibilité absolue d’attenter aux propriétés », disait Hassenfratz aux Jacobins ; et il invitait tous les membres de cette société à « prendre l’engagement de périr plutôt que de laisser porter atteinte aux propriétés. »
Le même serment fut prêté dans la nuit du 31 à la Commune, et même à l’Évêché, par les « Enragés ». Les sections firent de même.
Une nouvelle classe de propriétaires bourgeois se constituait en effet à cette époque, — classe dont le nombre a si immensément grandi dans le courant du dix-neuvième siècle, — et les révolutionnaires se virent forcés de la ménager, pour ne pas l’avoir contre soi.
La veille d’une insurrection, on ne sait jamais si la masse du peuple se lèvera, ou non. Cette fois-ci, il y avait aussi la crainte que les éléments extrêmes n’allassent jusqu’à tuer les Girondins dans la Convention et que Paris ne fût ainsi compromis dans les départements. Trois jours se passèrent donc en pourparlers, jusqu’à ce qu’il fût convenu que l’insurrection serait dirigée par l’ensemble des éléments révolutionnaires : le Conseil de la Commune, le Conseil du département et le Conseil général révolutionnaire de l’Évêché ; qu’aucune violence ne serait commise sur les personnes ; et que l’on respecterait les propriétés. On se bornerait à une insurrection morale, à une pression sur la Convention que l’on forcerait à livrer les députés coupables au tribunal révolutionnaire.
Ce mot d’ordre, Marat, sortant de la Convention, le développa le soir du 30, à l’Évêché et ensuite à la Commune. À minuit, c’est lui, paraît-il, qui bravant la loi qui punissait de mort celui qui sonnerait le tocsin, mit le premier en mouvement le beffroi de l’Hôtel de Ville.
L’insurrection commençait. Des délégués de l’Évêché, centre du mouvement, déposèrent d’abord, comme on l’avait fait au 10 août, le maire et le Conseil de la Commune ; mais au lieu de séquestrer le maire et de nommer un autre Conseil, ils réinvestirent l’un et l’autre, après leur avoir fait prêter serment de se joindre à l’insurrection. Ils firent de même avec le Conseil du département, et cette même nuit les révolutionnaires de l’Évêché, le Département et la Commune s’unirent en un « Conseil général révolutionnaire », qui prit la direction du mouvement.
Ce Conseil nomma le commandant d’un des bataillons (celui de la section des Sans-Culottes), Hanriot, commandant général de la garde nationale. Le tocsin sonnait, la générale était battue dans Paris.
Ce qui frappe cependant dans cette insurrection, c’est l’indécision. Même après que le canon d’alarme, placé au Pont-Neuf, s’est mis à tonner vers une heure de l’après-midi, les sectionnaires armés, descendus dans la rue, semblent n’avoir aucun plan arrêté. Deux bataillons, fidèles aux Girondins, avaient été les premiers à accourir à la Convention et à se poster en face des Tuileries. Hanriot, avec les quarante-huit canons des sections, investissait l’assemblée.
Les heures s’écoulaient, mais il n’y avait rien de fait. Tout Paris était debout, mais la masse du peuple ne venait pas exercer une pression sur la Convention, si bien que le Girondin Vergniaud, voyant que l’insurrection ne se développait pas, fit voter que les sections avaient bien mérité de la patrie. Il espérait probablement affaiblir ainsi leur hostilité contre la Gironde. La journée semblait perdue, lorsque de nouvelles masses du peuple arrivèrent le soir et envahirent la salle de la Convention. Alors, les Montagnards se sentant renforcés, Robespierre demanda non-seulement la suppression de la Commission des Douze et la mise en accusation de ses membres, mais aussi la mise en accusation des principaux chefs girondins, que l’on appelait les vingt-deux et qui ne faisaient pas partie des Douze.
Cette proposition, cependant, ne fut pas discutée. Tout ce que la Convention se décida de faire, ce fut de casser de nouveau la Commission des Douze, et de faire remettre ses papiers au Comité de Salut public, pour qu’il fît là-dessus un rapport dans les trois jours. En outre la Convention approuva un arrêté de la Commune, d’après lequel les ouvriers qui resteraient sous les armes jusqu’au rétablissement de la tranquillité publique seraient payés quarante sous par jour, — sur quoi la commune leva un impôt sur les riches pour être à même de payer de suite trois journées d’insurrection. On décida que les tribunes de la Convention seraient ouvertes au peuple sans billets préalables.
Tout cela, c’était fort peu de choses. La Gironde restait, elle continuait à avoir la majorité — l’insurrection était manquée. Mais alors, le peuple de Paris, comprenant qu’il n’y avait rien de fait, se mit à préparer un nouveau soulèvement pour le surlendemain, 2 juin.
Le Comité révolutionnaire, formé au sein du Conseil général de la Commune, donna l’ordre d’arrêter Roland et sa femme (lui étant parti, elle seule fut arrêtée), et il demanda nettement à la Convention de faire arrêter vingt-sept de ses membres girondins. Le soir, le tocsin sonnait de nouveau, et le canon d’alarme tirait ses coups mesurés.
Alors, le deux juin, tout Paris fut debout pour en finir cette fois-ci. Plus de cent mille hommes armés se rassemblèrent autour de la Convention. Ils avaient avec eux 163 pièces d’artillerie. Et ils demandaient, ou bien que les Girondins donnassent leur démission, ou bien, faute de cela, que vingt-deux d’entre eux — plus tard vingt-sept — fussent expulsés par la Convention.
Les nouvelles affreuses arrivées de Lyon vinrent renforcer l’insurrection populaire. On apprit que le 29 mai, le peuple affamé de Lyon s’était soulevé, mais que les contre-révolutionnaires — les royalistes, appuyés par les Girondins, avaient pris le dessus et rétabli l’ordre en faisant égorger huit cents patriotes !
Ce n’était malheureusement que trop vrai, et la part des Girondins dans la contre-révolution à Lyon n’était que trop évidente. Cette nouvelle mit le peuple en fureur, ce fut l’arrêt définitif de la Gironde. Le peuple qui assiégeait la Convention déclara qu’il ne laisserait sortir personne, aussi longtemps que l’exclusion des principaux Girondins, d’une façon ou d’une autre, ne serait pas prononcée.
On sait que la Convention — du moins la Droite, la Plaine, et même une partie de la Montagne, — déclarant que ses délibérations n’étaient plus libres, essaya de sortir, espérant en imposer au peuple et se frayer un chemin à travers la foule. Sur quoi Hanriot, tirant son sabre, donna l’ordre fameux : Canonniers à vos pièces !
La Convention, après trois jours de résistance, fut forcée de s’exécuter. Elle vota l’exclusion de trente-et-un de ses membres girondins. Sur quoi une députation du peuple vint remettre à la Convention la lettre suivante :
« Le peuple entier du département de Paris nous députe vers vous, citoyens législateurs, pour vous dire que le décret que vous venez de prendre est le salut de la République ; nous venons vous offrir de nous constituer en otages en nombre égal à celui dont l’Assemblée a ordonné l’arrestation, pour répondre à leurs départements de leur sûreté. »
D’autre part, Marat prononçait le 3 juin aux Jacobins une allocution, dans laquelle il résumait le sens du mouvement qui venait de s’accomplir et proclamait le droit à l’aisance pour tous.
« Nous avons donné une grande impulsion », disait-il en parlant de l’exclusion des trente-et-un députés girondins : « c’est à la Convention à assurer les bases du bonheur public. Rien de plus facile : il faut faire votre profession de foi. Nous voulons que tous les citoyens qu’on qualifie sans-culottes jouissent du bonheur et de l’aisance. Nous voulons que cette classe utile soit aidée par les riches en proportion de leurs facultés. Nous ne voulons point violer les propriétés. Mais quelle est la propriété la plus sacrée ? C’est celle de l’existence. Nous voulons qu’on respecte cette propriété…
« Nous voulons que tous les hommes qui n’ont pas 100.000 livres de propriétés soient intéressés à maintenir notre ouvrage. Nous laisserons crier ceux qui ont plus de 100.000 livres de rente [évidemment, de propriété]… Nous dirons à ces hommes : « convenez que nous sommes les plus nombreux, et si vous ne poussez pas à la roue avec nous, nous vous chasserons de la République, nous prendrons vos propriétés, que nous partagerons entre les sans-culottes. »
Et il ajoutait cette autre idée qui devait bientôt être mise à exécution :
« Jacobins, disait-il, j’ai une vérité à vous dire : vous ne connaissez pas vos plus mortels ennemis ; ce sont les prêtres constitutionnels, ce sont eux qui crient le plus dans les campagnes aux anarchistes, aux désorganisateurs, au dantonisme, au robespierrisme, au jacobinisme… Ne caressez plus les erreurs populaires ; coupez les racines de la superstition ! Dites ouvertement que les prêtres sont vos ennemis[143]. »
À ce moment, Paris ne voulait nullement la mort des députés girondins. Tout ce qu’il voulait, c’était que la place fût laissée par eux aux conventionnels révolutionnaires, afin que ceux-ci pussent continuer la Révolution. Les députés arrêtés ne furent pas envoyés à l’Abbaye ; ils furent gardés chez eux. On continua même à leur payer les dix-huit francs par jour alloués à chaque membre de la Convention, et ils purent circuler dans Paris, accompagnés d’un gendarme, à la charge de le nourrir.
Si ces députés, obéissant aux principes du civisme antique, dont ils aimaient tant à se parer, s’étaient retirés dans la vie privée, il est certain qu’on les aurait laissés tranquilles. Mais, au lieu de cela, ils s’empressèrent de se rendre dans les départements pour les soulever, et voyant qu’ils étaient forcés de marcher d’accord avec les prêtres et les royalistes contre la Révolution, s’ils voulaient soulever les départements contre Paris, ils préférèrent s’allier aux traîtres royalistes que d’abandonner la partie. Ils marchèrent avec eux.
Alors, mais seulement alors, en juillet 1793, la Convention épurée mit hors la loi ces insurgés.
XLVII. LA RÉVOLUTION POPULAIRE — L’IMPÔT FORCÉ
Si quelqu’un doutait de la nécessité dans laquelle se trouvait la Révolution, d’éloigner de la Convention les principaux hommes du parti de la Gironde, il n’aurait qu’à jeter un coup d’œil sur l’œuvre législative que la Convention se mit à accomplir, dès que l’opposition de la droite fut brisée.
L’impôt forcé sur les riches, pour subvenir aux frais immenses de la guerre, la fixation du prix maximum des denrées, le retour aux communes des terres que les seigneurs leur avaient enlevées dès 1669, l’abolition définitive et sans rachat des droits féodaux, les lois sur les successions, faites pour disséminer les fortunes et les égaliser, la Constitution démocratique de 1793, — toutes ces mesures se suivirent rapidement, dès que les Droites furent affaiblies par l’expulsion des chefs girondins.
Cette période, qui dura du 31 mai 1793 au 27 juillet 1794 (9 thermidor de l’an II de la République), représente la période la plus importante de toute la Révolution. Les grands changements dans les rapports entre citoyens, dont l’Assemblée constituante ébaucha le programme pendant la nuit du 4 août 1789, s’accomplissaient enfin, après quatre ans de résistance, par la Convention épurée, sous la pression de la révolution populaire. Et c’est le peuple, ce sont les « sans-culottes », comme on disait alors, qui, non seulement forcent la Convention à légiférer dans ce sens, après lui en avoir donné le moyen, par l’insurrection du 31 mai ; mais ce sont encore eux qui mettent ces mesures à exécution sur place, par le moyen des sociétés populaires, auxquelles s’adressent les conventionnels en mission lorsqu’ils doivent créer sur les lieux la force exécutive.
La famine continue à régner pendant cette période, et la guerre, que la République doit soutenir contre la coalition du roi de Prusse, de l’empereur d’Allemagne, du roi de Sardaigne, et du roi d’Espagne, poussés et soudoyés par l’Angleterre, prend des proportions terribles. Les besoins de cette guerre sont immenses ; on ne s’en fait pas même idée si on ne prend pas note des menus détails qui se rencontrent dans les documents de l’époque et qui figurent la pénurie, la ruine à laquelle la France est acculée par l’invasion. Dans ces circonstances vraiment tragiques, lorsque tout manque, — le pain, les souliers, les bêtes de trait, le fer, le plomb, le salpêtre, et lorsque rien ne peut entrer ni par terre, à travers les quatre cent mille hommes lancés contre la France par les alliés, ni par mer, à travers le cercle de vaisseaux anglais qui font le blocus, — dans ces circonstances se débattent les sans-culottes pour sauver la Révolution qui semble prête à sombrer.
En même temps, tout ce qui tient pour l’ancien régime, tout ce qui occupait jadis des positions privilégiées et tout ce qui espère, soit reprendre ces positions, soit s’en créer de nouvelles sous le régime monarchiste, dès qu’il sera rétabli — le clergé, les nobles, les bourgeois enrichis par la Révolution — tous conspirent contre elle. Ceux qui lui restent fidèles doivent se débattre entre ce cercle de baïonnettes et de canons qui se serre autour d’eux, et la conspiration intérieure qui cherche à les frapper dans le dos.
Voyant cela, les sans-culottes s’empressent de faire en sorte que lorsque la réaction aura repris le dessus, elle trouve une France nouvelle, régénérée : le paysan en possession de la terre, le travailleur des villes accoutumé à l’égalité et à la démocratie, l’aristocratie et le clergé dépouillés des fortunes qui faisaient leur vraie force, et ces fortunes passées déjà en des milliers d’autres mains, morcelées, entièrement changées d’aspect, méconnaissables, pour ainsi dire, impossibles à restituer.
La vraie histoire de ces treize mois — juin 1793 à juillet 1794 — n’a encore jamais été faite. Les documents qui serviront un jour pour l’écrire existent dans les archives provinciales, dans les rapports et lettres des Conventionnels en mission, dans les minutes des municipalités, des sociétés populaires, etc. Mais ils n’ont pas encore été dépouillés avec le soin qui a été donné aux actes concernant la législation de la Révolution, et il faudrait se presser pourtant, puisqu’ils disparaissent rapidement. Cela demandera sans doute le travail d’une d’une vie ; mais sans ce travail l’histoire de la Révolution restera inachevée[144].
Ce que les historiens ont surtout étudié pendant cette période, c’est la guerre — et la Terreur. Et cependant là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est l’œuvre immense de dispersement des propriétés foncières, l’œuvre de démocratisation et de déchristianisation de la France qui fut accomplie pendant ces treize mois. Raconter ce travail immense, avec toutes les luttes auxquelles il donna naissance sur les lieux, dans chaque ville et chaque hameau de la France — sera l’œuvre d’un futur historien. Tout ce que nous pouvons faire aujourd’hui, c’est d’en relever quelques traits principaux.
La première mesure vraiment révolutionnaire, prise après le 31 mai, ce fut l’emprunt forcé chez les riches, pour subvenir aux frais de la guerre. La situation de la Trésorerie, nous l’avons vu, était déplorable. La guerre dévorait de formidables sommes d’argent. Les assignats, lancés en trop grandes quantités, baissaient déjà. De nouveaux impôts sur les pauvres ne pouvaient rien produire. — Que restait-il donc à faire, sinon imposer les riches ? Et l’idée d’un emprunt forcé, d’un milliard, prélevé sur les riches, — idée qui s’était déjà faite jour sous le ministère Necker, aux débuts de la Révolution, — germait dans la nation.
Lorsqu’on lit aujourd’hui ce que les contemporains, les réactionnaires comme les révolutionnaires, disaient de l’état de la France, on ne peut s’empêcher de penser que tout républicain, quelles que fussent ses idées sur la propriété, aurait dû se ranger à l’idée de l’emprunt forcé. Il n’y avait pas d’autre issue possible. Lorsque cette question fut posée, le 20 mai, l’impôt fut recommandé par le modéré Cambon ; mais les Girondins tombèrent sur les promoteurs de l’impôt avec une violence inouïe, provoquant à la Convention une scène détestable.
C’est pourquoi tout ce qu’on put faire le 20 mai, ce fut d’accepter l’idée d’un emprunt forcé, en principe. Quant au mode d’exécution, il devait être discuté plus tard, — ou jamais, si les Girondins réussissaient à envoyer les Montagnards « à la Roche Tarpéïenne ».
Eh bien, dans la nuit même qui suivit l’expulsion des principaux Girondins, la Commune de Paris arrêtait que le décret fixant le maximum des prix des denrées serait mis à exécution sans retard ; qu’il serait procédé immédiatement à l’armement des citoyens ; que l’emprunt forcé serait prélevé ; et que l’armée révolutionnaire serait organisée, comprenant tous les citoyens valides, mais excluant du commandement les ci-devant (c’est-à-dire, les ex-nobles, les « aristocrates »).
La Convention s’empressa d’agir dans ce sens, et le 22 juin 1793 elle discuta le rapport de Réal, qui posait les principes suivants de l’emprunt forcé. Le revenu nécessaire (trois mille livres pour un père de famille, et quinze cents livres pour un célibataire) est affranchi de l’emprunt. Les revenus abondants le supportent d’une manière progressive, jusqu’au maximum, qui est de dix mille livres pour les célibataires et vingt mille livres pour les pères de famille. Si le revenu est supérieur à ce maximum, il est considéré comme superflu, et requis en entier pour l’emprunt. Ce principe fut adopté ; seulement la Convention, dans son décret du même jour, fixa le nécessaire à six mille livres pour les célibataires, et à dix mille pour les pères de famille[145].
On s’aperçut cependant, en août, qu’avec ces chiffres, l’emprunt produirait moins de deux cents millions (Stourm, p. 372, note), et le 3 septembre, la Convention dut revenir sur son décret du 22 juin. Elle fixa le nécessaire à mille livres pour les célibataires et quinze cents livres pour les gens mariés, plus mille livres pour chacun des membres de leur famille. Les revenus abondants étaient taxés d’un impôt progressif qui allait de 10 à 50 pour cent du revenu. Et quant aux revenus au-dessus de neuf mille livres, ils étaient taxés de façon à ne jamais laisser plus de quatre mille cinq cents livres de revenu, en plus du nécessaire qui vient d’être mentionné, — quel que fût le revenu du riche. Ceci s’appliquait d’ailleurs, non à un impôt permanent, mais à un emprunt forcé que l’on faisait pour une fois dans des circonstances extraordinaires.
Chose frappante, qui prouve de façon remarquable l’impuissance des parlements. Certainement il n’y eut jamais un gouvernement qui inspirât plus de terreur que la Convention de l’an II de la République. Et cependant, cette loi concernant l’emprunt forcé ne fut pas obéie. Les riches ne payèrent pas. L’emprunt coûta immensément, mais comment le prélever sur les riches qui ne voulaient pas payer ? La saisie ? La vente ? Mais cela demandait tout un mécanisme, et il y avait déjà tant de biens nationaux mis en vente ! Matériellement, l’emprunt fut un insuccès. Mais comme l’intention des Montagnards avancés était aussi de préparer les esprits à l’idée d’égalisation des fortunes, et de lui faire faire un pas en avant, — sous ce rapport ils atteignirent leur but.
Plus tard, même après la réaction thermidorienne, le Directoire eut aussi recours, à deux reprises, au même moyen, — en 1795 et en 1799. L’idée du superflu et du nécessaire avait fait son chemin. Et l’on sait que l’impôt progressif devint le programme de la démocratie pendant le siècle qui suivit la Révolution. Il fut même appliqué dans plusieurs États, mais dans des proportions beaucoup plus modérés — si modérées qu’il n’en resta plus que le nom.
XLVIII. LES TERRES COMMUNALES — CE QU’EN FIT L’ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE
Deux grandes questions, nous l’avons vu, dominaient toutes les autres dans la France rurale : la reprise, par les communes, des terres communales, et l’abolition finale des droits féodaux. Deux immenses questions qui passionnaient les deux tiers de la France, et dont la solution restait en suspens, tant que les Girondins, défenseurs des propriétés, dominaient la Convention.
Depuis que la Révolution avait commencé, ou plutôt depuis 1788, lorsqu’une lueur d’espoir avait pénétré dans les villages, les paysans avaient espéré et même essayé de rentrer en possession des terres communales, que les nobles, le clergé et les gros bourgeois s’étaient appropriées frauduleusement, en profitant de l’édit de 1669. Là où ils purent le faire, les paysans reprirent ces terres, malgré la répression terrible qui suivait très souvent ces actes d’expropriation.
Autrefois la terre, toute la terre — les prés, les bois, les terres en friche, ainsi que les terres défrichées — était la propriété des communautés villageoises. Les seigneurs féodaux avaient droit de justice sur les habitants, et la plupart d’entre eux avaient aussi le droit de prélever diverses prestations en travail et en nature sur les habitants (ordinairement, trois journées de travail et divers paiements, ou dons, en nature) ; en échange de quoi ils devaient entretenir des bandes armées pour la défense du territoire contre les invasions et les incursions, soit d’autres seigneurs, soit des étrangers, soit des brigands de la région.
Cependant, peu à peu, avec l’aide du pouvoir militaire qu’ils possédaient, du clergé qui était de partie avec eux, et des légistes, versés dans le droit Romain, qu’ils entretenaient à leurs cours, les seigneurs s’étaient approprié des quantités considérables de terres, en propriété personnelle. Cette appropriation fut très lente, elle prit des siècles pour s’accomplir — tout le moyen-âge ; mais vers la fin du seizième siècle c’était fait. Ils possédaient déjà de larges espaces de terres labourables et de prairies.
Cependant cela ne leur suffisait pas.
À mesure que la population de l’Europe occidentale grandissait, et que la terre acquérait de plus en plus de valeur, les seigneurs, devenus les pairs du roi et protégés par toute l’autorité du roi et de l’Église, commencèrent à convoiter les terre restées en possession des communes de villages. S’emparer de ces terres, par mille moyens et sous mille prétextes, par la force ou la fraude légale, devint chose habituelle aux seizième et dix-septième siècles. C’est alors que l’ordonnance de 1669, faite par le « Roi Soleil », Louis XIV, vint donner aux seigneurs une nouvelle arme légale pour s’approprier les terres communales.
Cette arme, c’était le triage, qui permettait au seigneur de s’approprier un tiers des terres appartenant aux communes qui avaient été autrefois sous sa gouverne, et les seigneurs s’empressèrent de profiter de cet édit pour saisir les meilleures terres, surtout les prés, dont les communes villageoises avaient besoin pour leur bétail.
Plus tard, sous Louis XIV et Louis XV, les seigneurs, les couvents, les évêques, etc., continuèrent à s’emparer des terres communales sous mille prétextes. Un monastère se fondait-il au milieu des forêts vierges, les paysans cédaient volontiers aux moines de larges espaces de la forêt. Ou bien, le seigneur obtenait pour un rien le droit d’établir une ferme à lui, sur les terres de la commune, au milieu de pâturages incultes, et par la suite il se réclamait du droit de possession. On ne négligeait même pas de fabriquer des titres de possession falsifiés. Ailleurs, on profitait du bornage, et dans plusieurs provinces le seigneur qui avait entouré d’un enclos une partie des terres communales s’en déclarait bientôt propriétaire et recevait des autorités royales ou des parlements le droit de propriété sur ces enclos. La résistance des communes à ces appropriations étant traitée comme rébellion, dès que le seigneur avait des protecteurs à la Cour, le pillage des terres communales se faisait, en grand et en petit, sur toute l’étendue du royaume[146].
Mais depuis que les paysans avaient senti les approches de la Révolution, ils commencèrent à exiger que les appropriations faites depuis 1669, soit par la loi du triage, soit autrement, fussent reconnues illégales et que les terres enlevées aux villages sous ce prétexte, ainsi que les terres que les communes elles-mêmes avaient été amenées, par mille moyens frauduleux, à céder à des particuliers, fussent rendues aux communautés villageoises. Dans certains endroits, les paysans avaient déjà repris ces terres pendant les soulèvements de 1789 à 1792. Mais demain la réaction pouvait revenir, et les « ci-devant » leur enlèveraient ces terres. Il fallait donc généraliser la reprise, la légaliser : à quoi non seulement les deux Assemblées, la Constituante et la Législative, mais aussi la Convention, dominée par les Girondins, s’étaient opposées de toute leur force.
Il faut noter, ici, que l’idée de partager les terres communales entre les habitants de la commune, qui était souvent soulevée par les bourgeois des villages, n’était nullement approuvée par la grande masse des paysans français, pas plus qu’elle n’est approuvée par les paysans russes, bulgares, serbes, arabes, kabyles, hindous ou autres, qui vivent jusqu’à nos jours sous le régime de la propriété communale. On sait en effet que lorsque des voix s’élèvent dans un pays de propriété communale pour le partage des terres appartenant aux communes, elles viennent toujours de la part des quelques bourgeois du village, qui s’enrichissent par un petit commerce quelconque et espèrent s’approprier les lopins des pauvres, une fois que les terres communales seront partagées. Quant à la masse, au gros des paysans, elle est généralement opposée au partage.
Le même fait se produisit en France pendant la Révolution. À côté de la masse, plongée dans une misère affreuse, toujours croissante, il y avait aussi, comme nous l’avons dit, le paysan-bourgeois, qui s’enrichissait d’une façon ou d’une autre, et dont les réclamations arrivaient surtout aux oreilles de l’administration révolutionnaire, bourgeoise par son origine, par ses goûts et certaines façons d’envisager les choses.
Ces bourgeois-paysans étaient parfaitement d’accord avec la masse des paysans pauvres pour demander le retour aux communes des terres communales enlevées depuis 1669 par les seigneurs ; mais il étaient contre cette masse, lorsqu’ils demandaient le partage définitif des terres communales.
Ils l’étaient d’autant plus que dans toutes les communes, villageoises aussi bien qu’urbaines, une distinction s’était établie au cours des siècles entre deux classes d’habitants. Il y avait les familles plus ou moins aisées, qui étaient, ou se disaient descendues des premiers fondateurs de la commune. Ceux-ci s’appelaient « les bourgeois », die Bürger en Alsace, « les citoyens », ou bien « les familles ». Et il y avait ceux qui étaient venus plus tard s’établir dans la commune et qui s’appelaient « les habitants », « les manants », die Ansässigen en Alsace et en Suisse.
Les premiers seuls avaient droit aux terres communales arables, et seuls participaient au droit de pacage et autres droits de la commune sur les bois, les terrains vagues, les forêts, etc. ; tandis qu’aux habitants, aux manants, aux Ansässigen, on refusait tout. C’est à peine si on leur permettait de faire paître une chèvre sur les terrains vagues, ou de ramasser le petit bois, ou les châtaignes. Les choses s’étaient envenimées davantage depuis que l’Assemblée Nationale avait établi, non-seulement pour les droits politiques, mais aussi pour les élections du Conseil de la commune et de ses fonctionnaires, des juges, etc., la funeste distinction entre citoyens actifs et citoyens passifs. Par la loi municipale de décembre 1789, la Constituante, ayant aboli l’assemblée populaire du village, composée de tous les chefs de famille de la commune (le mir russe), qui jusqu’alors (sauf les restrictions imposées par Turgot) continuait à se réunir sous l’orme ou à l’ombre du clocher, elle avait établi, à la place de cette assemblée du village, la municipalité élue, et élue seulement par les citoyens actifs.
Dès lors, l’accaparement des terres communales par les paysans enrichis et les bourgeois doit avoir marché rapidement. Il était facile aux citoyens « actifs » de s’entendre entre eux pour acheter les meilleures terres communales, tout en privant les pauvres de la jouissance des terrains communaux, qui représentaient, peut-être, l’unique garantie de leur existence. Ce fut certainement le cas en Bretagne (probablement aussi en Vendée), où les paysans, comme on le voit d’après les lois mêmes de 1793, jouissaient de larges droits sur d’immenses espaces de terres vagues, bruyères, pacages, etc., — droits que la bourgeoisie des villages se mit à leur contester lorsque l’ancienne coutume de l’assemblée communale fut abolie par la loi de décembre 1789.
Sous l’impulsion des lois de la Constituante, la petite bourgeoisie villageoise, tout en demandant qu’on rendît aux villages les terres appropriées sous la loi du triage, demandait aussi que l’on décrétât le partage des terres communales. Elle était sûre, sans doute, que si le partage était décrété par l’Assemblée nationale, il serait fait au profit des paysans aisés. Les pauvres, les passifs, en seraient exclus. Mais l’Assemblée Constituante, l’Assemblée Législative, jusqu’au mois d’août 1792, ne firent rien. Elles s’opposaient à toute solution des questions foncières défavorables aux seigneurs, et n’entreprenaient rien[147].
Cependant, après le 10 août 1792, à la veille de se séparer, la Législative se sentit forcée de faire quelque chose. Et c’est ce qu’elle fit tout au profit de la bourgeoisie villageoise.
Lorsque Mailhe lui présenta (le 25 août 1792) un projet de décret, très étudié, pour casser les effets de l’ordonnance de 1669 et pour obliger les seigneurs à restituer aux communes villageoises les terres qui leur avaient été enlevées depuis deux cents ans, ce décret ne fut pas accepté. Par contre, onze jours auparavant, la Législative, sur la proposition de François (de Neufchâteau), avait déjà ordonné ce qui suit :
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« Dès cette année, immédiatement après les récoltes, tous les terrains et usages communaux autres que les bois, [c’est-à-dire, même les terrains de pacage possédés par les communes et sur lesquels le droit de pâture appartenait généralement à tous les habitants], seront partagés entre les citoyens de chaque commune ;
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ces citoyens jouiront en toute propriété de leurs portions respectives ;
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les biens communaux, connus sous les noms de sursis et vacants, seront également divisés entre les habitants ; et
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pour fixer le mode de partage, le Comité d’agriculture présentera dans trois jours un projet de décret. » Par ce même décret la Législative abolissait la solidarité dans les paiements de redevances et d’impôts que les paysans avaient à payer[148].
Ce décret était un vrai coup de Jarnac porté à la propriété communale. Bâclé avec nonchalance et d’un vague incroyable, il semble si extravagant que pendant quelque temps je ne pouvais pas croire que le texte de ce décret, donné par Dalloz, ne fût pas un résumé imparfait, et j’en cherchais le texte complet. Mais c’est bien le texte exact et complet de cette loi extraordinaire qui, d’un coup de plume, abolissait la propriété communale en France, en privant de tous droits sur les terres communales ceux qu’on appelait les habitants, ou les Ansässigen.
Nous comprenons parfaitement la fureur que ce décret dut provoquer en France, dans la fraction pauvre des populations rurales. Il fut compris comme l’ordre de partager les terres communales entre les citoyens actifs, et seulement les « citoyens », à l’exclusion des « habitants » et des pauvres. C’était la spoliation à l’avantage du bourgeois de village[149]. À lui seul, ce décret, avec son paragraphe 3, aurait suffi pour soulever toute la Bretagne paysanne.
Déjà, le 8 septembre 1792, un rapport était lu à la Législative pour constater que l’exécution de ce décret rencontrait tant d’obstacles dans la population qu’il était impossible de l’appliquer. Mais rien ne fut fait. La Législative se sépara sans l’avoir abrogé. Ce ne fut fait qu’en octobre, par la Convention.
Vu les difficultés d’application, la Convention décida d’abord (décret du 11-13 octobre 1792) que « les communaux en culture continueront jusqu’à l’époque du partage à être cultivés et ensemencés comme par le passé, suivant les usages des lieux ; et les citoyens qui auront les dites cultures et semences jouiront des récoltes provenant de leurs travaux. » (Dalloz, IX, 186.)
Tant que les Girondins dominaient la Convention, il n’était pas possible de faire davantage. Il est fort probable que les paysans — là, du moins, où la teneur de ce contre-décret leur fut expliquée, — comprirent que le coup du partage des communaux, dont la Législative les avait frappés le 25 août, avait raté cette fois-ci. Mais qui mesurera le mal que cette menace d’expropriation des communes, restée suspendue sur elles, a fait à la Révolution ; qui dira les haines qu’elle aura provoquées dans les régions agricoles, contre les révolutionnaires de la ville.
Cependant ce n’était pas tout. Les 28 août-14 septembre 1792, à la veille de se séparer, la Législative lança un décret sur les terres communales, et si ce décret était maintenu, il tournait tout à l’avantage des seigneurs. Il déclarait, il est vrai, que les terres vaines et vagues « sont censées appartenir aux communes villageoises, et leur seront adjugés par les tribunaux » ; mais si le seigneur se les était appropriées depuis quarante ans, et les avait possédées depuis, elles restaient à lui[150]. Cette loi, comme le démontre Fabre (de l’Hérault), dans un rapport qu’il fit à la Convention, était d’un grand avantage pour les seigneurs, car « presque tous les ci-devant seigneurs pourraient invoquer la prescription de quarantenaire et rendre par là inutiles les dispositions de cet article favorable aux communes. »[151] Fabre signalait aussi l’injustice de l’article III de ce décret, d’après lequel la commune ne pouvait plus rentrer en possession de ses terres, une fois que le seigneur avait vendu à des tiers ses droits sur les terres qu’il avait enlevées aux communes. En outre, Dalloz a très bien montré (pages 168 et suivantes) combien il était difficile aux communes de trouver les preuves positives, certaines, que leur demandaient les tribunaux, pour les faire rentrer en possession de leurs terres.
Telle quelle, la loi d’août 1792 tournait donc toujours à l’avantage des accapareurs de biens communaux. Ce ne fut qu’à la Convention, — et cela seulement après l’insurrection du 31 mai-2 juin et l’exclusion des Girondins, — que la question des terres communales put être reprise dans un sens favorable à la masse des paysans.
XLIX. LES TERRES SONT RENDUES AUX COMMUNES
Tant que les Girondins dominaient, la question en resta là. La Convention ne fit rien pour atténuer l’effet funeste des décrets d’août 1792, ni, encore moins, pour accepter la proposition de Mailhe, concernant les terres enlevées aux communes par les seigneurs.
Mais immédiatement après le 2 juin, la Convention reprit cette question, et déjà, le 11 juin 1793, elle votait la grande loi sur les terres communales qui fit époque dans la vie des villages de la France et qui représente une des lois les plus riches en conséquences de la législation française. Par cette loi, toutes les terres enlevées aux communes depuis deux siècles en vertu de l’ordonnance de triage de 1669, devaient leur être rendues, ainsi que toutes les terres vaines, vagues, de pacage, landes, ajoncs, etc., qui leur avaient été enlevées d’une façon quelconque par des particuliers, — y compris celles pour lesquelles la Législative avait établi la prescription de quarante années de possession[152].
Cependant, en votant cette mesure nécessaire et juste qui détruisait les effets des spoliations commises sous l’ancien régime, la Convention faisait en même temps un faux pas, concernant le partage de ces terres. Deux courants d’idées à ce sujet se rencontraient à la Convention, comme partout en France. Les bourgeois-paysans qui convoitaient dès longtemps les terres communales, dont ils tenaient souvent une partie à bail, voulaient le partage. Ils savaient que, le partage une fois fait, il leur serait facile d’acheter les terres qui écherraient aux paysans pauvres. Et ils voulaient, comme nous l’avons déjà dit, que le partage fût fait entre les « citoyens » seulement, à l’exclusion des « habitants » ou même des citoyens pauvres (les citoyens passifs de 1789). Ces bourgeois-paysans trouvèrent dans le sein de l’Assemblée d’énergiques avocats, qui parlèrent comme toujours au nom de la propriété, de la justice et de l’égalité, en montrant que les différentes communes avaient des propriétés inégales, — ce qui ne les empêchait pas de défendre l’inégalité au sein de chaque commune. Ceux-là demandèrent le partage obligatoire[153]. Et très rares étaient ceux, qui, comme Julien Souhait, député des Vosges, demandaient le maintien de la propriété communale.
Cependant, les chefs girondins n’étaient plus là pour les soutenir, et la Convention épurée, dominée par les Montagnards, n’admit pas que les terres communales pussent être partagées entre une partie seulement des habitants ; mais elle croyait bien faire, et agir dans l’intérêt de l’agriculture, en autorisant le partage des terres par tête d’habitant. L’idée à laquelle elle se laissa prendre fut celle que personne ne France ne se doit voir refuser la possession d’une partie du sol de la République. Sous l’empire de cette idée, elle favorisa, plutôt qu’elle ne permit, le partage des terres communales.
Le partage, dit la loi du 11 juin 1793, devra être fait entre tous, par tête d’habitant domicilié, de tout âge et de tout sexe, absent ou présent (sect. II, art. 1). Tout citoyen, sans exclure les valets de labour, les domestiques de ferme, etc., domicilié depuis un an dans la commune, y sera compris. Et pendant dix ans, la portion de communal, échue à chaque citoyen, ne pourra être saisie pour dettes (sect. III, art. 1).
Cependant le partage ne sera que facultatif. L’ assemblée des habitants, composée de tout individu de tout sexe, ayant droit au partage et âgé de 21 ans, sera convoquée un dimanche, et elle décidera si elle veut partager ses biens communaux en tout ou en partie. Si le tiers des voix vote pour le partage, le partage sera décidé (sect. III, art. 9) et ne pourra être révoqué.
On comprend quel immense changement ce décret dut produire dans la vie économique des villages. Toutes les terres, enlevées depuis deux siècles aux communes au moyen du triage, des dettes inventées et de la fraude, pouvaient être reprises maintenant par les paysans. La prescription de quarante années était abolie : on pouvait remonter jusqu’en 1669 pour reprendre les terres, saisies par les puissants et les retors. Et les terres communales, augmentées de toutes celles que la loi du 11 juin rendait aux paysans, appartenaient maintenant à tous, à tous ceux qui habitaient dans les communes depuis un an, en proportion du nombre des enfants des deux sexes et des vieux parents dans chaque famille. La distinction entre citoyens et habitants disparaissait. Chacun avait droit à ces terres. C’était toute une révolution.
Quant à l’autre partie de la loi, concernant le partage et les facilités accordées pour y arriver (un tiers de la commune pouvait l’imposer aux deux autres tiers), elle fut appliquée dans certaines parties de la France, mais pas généralement. Dans le Nord, où il y avait peu de pâturages, on partagea volontiers les terrains communaux. En Vendée, en Bretagne, les paysans s’opposèrent violemment à ce que le partage fût fait sur la demande d’un tiers des habitants. Tous tenaient à garder en entier leurs droits de pacage, etc., sur les terres non cultivées. Ailleurs, les partages furent nombreux. Dans la Moselle, par exemple, pays de culture de la vigne, 686 communes partagèrent les biens communaux (107 par tête, et 579 par famille), et 119 seulement restèrent dans l’indivision ; mais dans d’autres départements du Centre et de l’Ouest, la grande majorité des communes gardèrent leurs terres indivises.
En général, les paysans, qui savaient très bien que si les terres communales étaient partagées, les familles pauvres deviendraient bientôt des familles de prolétaires, plus pauvres qu’auparavant, ne se hâtaient pas de voter le partage.
Il est évident que la Convention, dont les membres bourgeois aimaient tant parler des inégalités qui se produiraient si les communes rentraient simplement en possession des terres qu’on leur avait enlevées, n’entreprit absolument rien pour égaliser les avantages conférés aux communes par la loi du 11 juin. Parler de ces pauvres communes qui ne recevraient rien, c’était un bon prétexte pour ne rien faire et laisser les terres spoliées aux spoliateurs ; mais lorsque l’occasion se présenta de proposer quelque chose pour empêcher cette « injustice », rien ne fut proposé[154]. Les communes qui s’empressèrent, sans perdre un temps précieux, de reprendre leurs anciennes terres, de fait, sur place, eurent ces terres, et lorsque la réaction triompha et que les seigneurs rentrèrent en force, ils ne purent rien faire pour reprendre ce que la loi leur avait enlevé, et ce dont les paysans avaient déjà pris possession réelle. Quant aux communes qui hésitèrent à le faire, elles n’eurent rien.
Dès que la réaction eut raison des révolutionnaires, dès que l’insurrection des derniers montagnards, le 1er prairial an III (20 mai 1795), fut vaincue, le premier soin de la Convention réactionnaire fut de casser les décrets révolutionnaires de la Convention montagnarde. Le 21 prairial an IV (9 juin 1796) un décret fut déjà lancé pour empêcher le retour des terres communales aux communes[155].
Un an plus tard, le 21 mai 1797, une nouvelle loi défendit aux communes villageoises d’aliéner ou d’échanger leurs biens en vertu des lois du 11 juin et du 24 août 1793. Il fallut demander désormais une loi spéciale pour chaque acte particulier d’aliénation. C’était évidement pour arrêter le pillage, par trop scandaleux, des terres communales, qui se faisait après la Révolution.
Enfin, encore plus tard, sous l’Empire, il y eut plusieurs tentatives d’abolir la législation de la Convention. Mais, remarque M. Sagnac (p. 339) « les tentatives successives du Directoire, du Consulat et de l’Empire contre la législation de la Convention échouaient misérablement. » Il y avait trop d’intérêts établis de la part des paysans pour qu’on pût les combattre efficacement.
Somme toute, on peut dire que les communes qui étaient entrées de fait en possession réelle des terres qui leur avaient été enlevées depuis 1669, restèrent pour la plupart en possession de ces terres. Et celles qui ne l’eurent pas accompli avant le mois de juin 1796, n’obtinrent rien. En révolution, il n’y a que le fait accompli qui compte.
L. ABOLITION DÉFINITIVE DES DROITS FÉODAUX
Lorsque la royauté fut abolie, la Convention, dès ses premières séances, dut s’occuper des droits féodaux. Mais, comme les Girondins s’opposaient à l’abolition de ces droits sans rachat, et comme ils ne proposaient aucun système de rachat, obligatoire pour le seigneur, le tout restait en suspens, tandis que c’était la principale question pour la moitié de la France. Le paysan rentrerait-il sous le joug féodal, et subirait-il de nouveau la famine, dès que la période révolutionnaire serait arrivée à sa fin ?
Après que les chefs Girondins furent expulsés de la Convention, celle-ci, nous venons de le voir, s’empressa de voter le décret qui rendait aux communes leurs terres communales. Mais elle hésita encore à se prononcer sur les droits féodaux, et ce ne fut que le 17 juillet 1793 qu’elle se décida enfin à frapper le grand coup qui allait sceller la Révolution, en la légalisant dans un de ses deux principaux objectifs, — l’abolition définitive des droits féodaux.
La royauté avait cessé d’exister le 21 janvier 1793. Maintenant, le 17 juillet 1793, la loi cessait de reconnaître en France les droits du seigneur féodal — la servitude de l’homme envers un autre homme.
Le décret du 17 juillet était parfaitement explicite. Les distinctions établies par les Assemblées précédentes entre différents droits féodaux, dans l’espoir d’en conserver une partie, furent annulées. Tout droit issu du contrat féodal cessait d’exister purement et simplement.
« Toutes redevances ci-devant seigneuriales, droits féodaux, fixes et casuels, même ceux consacrés par le décret du 25 août dernier, sont supprimés sans indemnité, » dit l’article 1er du décret du 17 juillet 1793. Il n’y a qu’une exception ; ce sont les rentes ou prestations purement foncières, non féodales, qui resteront (art. 2).
Ainsi l’assimilation des rentes féodales aux rentes foncières, qui avait été établie en 1789 et 1790, est complètement abolie. Si une rente, ou une obligation quelconque, a une origine féodale, quelle que soit sa dénomination, elle est abolie irrévocablement, sans indemnité. La loi de 1790 disait que si quelqu’un avait loué une terre, à la condition de la payer une certaine rente annuelle, il pouvait racheter cette rente, en payant une somme qui représentait de 20 à 25 fois la rente annuelle. Et les paysans acceptaient cette condition. Mais, ajoutait la loi, si, outre la rente foncière, le propriétaire avait imposé autrefois une redevance quelconque de caractère féodal, — un tribut, par exemple, à payer sur les ventes ou héritages, un fief quelconque, ou une censive qui représentait une obligation personnelle du fermier à l’égard du propriétaire (ainsi, l’obligation d’employer le moulin ou le pressoir du seigneur, ou une limitation du droit de vente des produits, ou un tribut sur ceux-ci), ou bien, ne serait-ce qu’un tribut à payer au moment de la résiliation du bail, ou au moment où la terre changerait de propriétaire, — le fermier devait racheter cette obligation féodale, en même temps que la rente foncière.
Maintenant, la Convention frappe un coup vraiment révolutionnaire. Elle ne veut rien entendre de ces subtilités. Votre fermier tient-il votre terre sous une obligation de caractère féodal ? Alors, quel que soit le nom de cette obligation, elle est supprimée sans rachat. Ou bien, votre fermier vous paie une rente foncière qui n’a, elle, rien de féodal. Mais en plus de cette rente vous lui avez imposé un fief, un cens, un droit féodal quelconque ? Eh bien, il devient propriétaire de cette terre, sans rien vous devoir.
Mais, direz-vous, cette obligation était insignifiante, elle était purement honorifique. Tant pis. Vous vouliez tout de même faire de votre fermier un vassal, — le voilà libre, en possession de la terre à laquelle s’attachait l’obligation féodale, et ne vous devant rien. De simples particuliers, comme le dit M. Sagnac (p. 147), « eux aussi, soit par vanité, soit par la force de l’usage, ont employé ces formes proscrites, ont stipulé dans leurs baux à rentes de modiques cens ou de faibles lods et ventes, » — ils ont simplement « voulu jouer au seigneur. »
Tant pis pour eux. La Convention montagnarde ne leur demande pas s’ils ont voulu jouer au seigneur, ou cherché à le devenir. Elle sait que toutes les redevances féodales furent faibles et modiques au début, pour devenir très lourdes avec le temps. Ce contrat est entaché de féodalité, comme tous ceux qui ont servi pendant des siècles à asservir le paysan ; elle y voit l’empreinte féodale, et elle donne la terre au paysan, qui avait loué cette terre, sans lui demander aucune indemnité.
Plus que cela. Elle ordonne ( art. 6) que « tous les titres récognitifs de droits supprimés seront brûlés. » Seigneurs, notaires, commissaires à terrier, tous devront porter au greffe de leur municipalité, dans les trois mois, tous ces titres, toutes ces chartes qui consignaient le pouvoir d’une classe sur une autre. Tout cela sera mis en tas et brûlé. Ce que les paysans révoltés faisaient en 1789, au risque d’être pendus, on le fera maintenant de par la loi. « Cinq ans de fers contre tout dépositaire, convaincu d’avoir caché, soustrait ou recelé les minutes ou expéditions de ces actes. » Beaucoup de ces actes constatent le droit de propriété de l’État sur les terres féodales, car l’État avait eu autrefois ses serfs et plus tard ses vassaux. Peu importe ! Le droit féodal doit disparaître et il disparaîtra. Ce que l’Assemblée Constituante avait fait pour les titres féodaux, — prince, comte, marquis, — la Convention le fait aujourd’hui pour les droits pécuniaires de la féodalité.
Six mois plus tard, le 8 pluviôse an II (27 janvier 1794), en présence de nombreuses réclamations, surtout de la part des notaires qui inscrivaient dans les mêmes livres, souvent sur la même page, les obligations purement foncières et les redevances féodales, — la Convention consentit à suspendre l’effet de l’article 6 : les municipalités pouvaient garder dans leurs archives les titres mixtes. Mais la loi du 17 juillet restait intacte, et encore une fois, le 29 floréal an II (18 mai 1794), la Convention confirmait que toutes les rentes, « entachées de la plus légère marque de féodalité » étaient supprimées sans indemnité.
Ce qui est surtout à remarquer, c’est que la réaction fut incapable d’abolir l’effet de cette mesure révolutionnaire. Il est évident qu’il y a loin, comme nous l’avons déjà dit une fois, de la loi écrite à sa mise en exécution sur les lieux. Là où les paysans ne s’étaient pas soulevés contre leurs seigneurs ; là où ils marchaient, comme ils le firent en Vendée, sous la conduite des seigneurs et des prêtres contre les sans-culottes ; là où leurs municipalités villageoises restèrent dans la main des prêtres et des riches, — là, les décrets du 11 juin et du 17 juillet 1793 ne furent pas appliqués. Les paysans ne rentrèrent pas en possession de leurs terres communales. Ils ne prirent pas possession des terres qu’ils tenaient en bail de leurs ex-seigneurs féodaux. Ils ne brûlèrent pas les titres féodaux. Ils n’achetèrent même pas les biens nationaux, de peur d’être maudits par l’Église.
Mais dans une bonne moitié de la France, les paysans achetèrent les biens nationaux. Çà et là ils se les firent vendre par petites parcelles. Ils prirent possession des terres qu’ils tenaient en bail de leurs ex-seigneurs féodaux, plantèrent des Mais et firent des feux de joie de toute la paperasse féodale. Ils reprirent aux moines, aux bourgeois et aux seigneurs les terres communales. Et dans ces régions, le retour de la réaction n’eut aucune prise sur la révolution économique accomplie.
La réaction revint le 9 thermidor, et avec elle la terreur bleue de la bourgeoisie enrichie. Plus tard vinrent le Directoire, le Consulat, l’Empire, la Restauration, et ils balayèrent la plupart des institutions démocratiques de la Révolution. Mais cette partie de l’œuvre accomplie par la Révolution resta ; elle résista à tous les assauts. La réaction put démolir, jusqu’à un certain point, l’œuvre politique de la Révolution ; mais son œuvre économique survécut. Resta aussi la nouvelle nation, transfigurée, qui se forma pendant la tourmente révolutionnaire.
Autre chose. Quand on étudie les résultats économiques de la Grande Révolution, telle qu’elle s’est accomplie en France, on comprend l’immense différence qu’il y a entre l’abolition de la féodalité accomplie bureaucratiquement, par l’État féodal lui-même (en Prusse, après 1848, ou en Russie, en 1861), et l’abolition accomplie par une révolution populaire. En Prusse et en Russie, les paysans n’ont été affranchis des redevances et des corvées féodales qu’en perdant une partie considérable des terres qu’ils possédaient et en acceptant un lourd rachat qui les a ruinés. Ils se sont appauvris pour acquérir une propriété libre, tandis que les seigneurs, qui avaient d’abord résisté à la réforme, en ont retiré (du moins dans les régions fertiles) un avantage inespéré. Presque partout en Europe, la réforme a agrandi la puissance des seigneurs.
En France seulement, où l’abolition du régime féodal s’était faite révolutionnairement, le changement tournait contre les seigneurs, comme caste économique et politique, à l’avantage de la grande masse des paysans.
LI. BIENS NATIONAUX
La Révolution du 31 mai eut le même effet salutaire sur la vente des biens nationaux. Jusqu’alors cette vente avait profité surtout aux riches bourgeois. Maintenant les Montagnards firent en sorte que les terres mises en vente pussent être achetées par ceux des citoyens pauvres qui voulaient les cultiver eux-mêmes.
Lorsque les biens du clergé et, plus tard, ceux des émigrés, furent confisqués par la Révolution et mis en vente, on divisait d’abord une partie de ces biens en petits lots, et l’on donnait aux acheteurs douze ans pour payer le prix d’achat. Mais cela changeait, à mesure que la réaction de 1790-1791 grandissait et que la bourgeoisie constituait son pouvoir. D’autre part, l’État, à court d’argent, préférait vendre tout de suite aux agioteurs. On ne voulut plus fractionner les corps de ferme ; on vendit en bloc, à des individus qui achetaient comptant, en vue de la spéculation. Il est vrai que les paysans firent quelquefois des groupements, des syndicats pour acheter, mais la législation voyait ces syndicats d’un mauvais œil, et une masse immense de biens passait aux spéculateurs. Les petits agriculteurs, les journaliers, les artisans dans les villages, les indigents se plaignaient. Mais la Législative ne prêtait pas attention à leurs plaintes[156].
Plusieurs cahiers avaient bien demandé que les terres de la Couronne et celles de mainmorte, autour de Paris, fussent partagées et louées par lots de quatre à cinq arpents. Les Artésiens demandaient même que les dimensions des fermes fussent réduites à « trois cents mesures de terre » (Sagnac, p. 80). Mais, comme l’a déjà dit Avenel, « ni dans les discours prononcés à ce sujet [à l’Assemblée], ni dans les décrets votés, nous ne trouvons une seule parole en faveur de ceux qui n’ont pas de terre… Personne dans l’Assemblée ne propose l’organisation d’un crédit populaire pour que ces affamés pussent acquérir quelques parcelles… On n’attacha même aucune attention au vœu de quelques journaux, comme le Moniteur, qui proposaient que la moitié des terres à vendre fût partagée en lots de 5.000 francs, pour créer une certaine quantité de petits propriétaires[157]. » Les acquéreurs de lots furent pour la plupart ceux des paysans qui avaient déjà des propriétés, ou bien des bourgeois venus de la ville, — ce qui fut très mal vu en Bretagne et en Vendée.
Mais voilà que le peuple se soulève au 10 août. Alors, sous la menace du peuple révolté, la Législative cherche à apaiser les plaintes, en ordonnant que les terres des émigrés seront mises en vente par petits lots de 2 à 4 arpents, pour être vendues « à perpétuité par bail à rente en argent ». Cependant ceux qui achètent argent comptant ont toujours la préférence.
Le 3 juin 1793, après l’expulsion des Girondins, la Convention fit la promesse de donner un arpent à chaque chef de famille prolétaire dans les villages, et il y eut un certain nombre de représentants en mission qui firent cela en réalité et distribuèrent de petits lots de terre aux paysans les plus pauvres. Mais ce ne fut que le 2 frimaire an II (22 novembre 1793) que la Convention ordonna que les biens nationaux, mis en vente, fussent subdivisés le plus possible. Pour l’achat des biens des émigrés, des conditions favorables aux pauvres furent crées, et elles furent maintenues jusqu’en 1796, époque où la réaction les abolit.
Il faut dire que les finances de la République étaient toujours dans une situation déplorable. Les impôts rentraient mal, et la guerre absorbait des milliards et des milliards. Les assignats perdaient de leur valeur et, dans ces conditions, l’essentiel était de réaliser de l’argent au plus vite par la vente des biens nationaux, afin de détruire une quantité correspondante d’assignats des émissions précédentes. C’est pourquoi, les gouvernants, Montagnards aussi bien que Girondins, pensaient bien moins au petit cultivateur qu’à la nécessité de réaliser de suite les plus fortes sommes possibles. Celui qui payait comptant avait toujours la préférence.
Et cependant, malgré tout cela, malgré tous les abus et toutes les spéculations, il se faisait des ventes considérables par petits lots. À côté des gros bourgeois qui s’enrichirent du coup par l’achat des biens nationaux, il y eut dans certaines parties de la France, surtout dans l’Est, des quantités considérables de terres qui passèrent (comme l’a montré Loutchitzky) par petits lots aux mains des paysans pauvres. Là, ce fut une vraie révolution accomplie dans le régime de la propriété.
Ajoutez aussi que l’idée de la Révolution était de frapper la classe des grands propriétaires et de détruire les grandes propriétés en abolissant le droit d’aînesse dans les successions. Pour cela, elle supprima d’abord, dès le 15 mars 1790, la succession féodale, par laquelle les seigneurs transmettaient leurs propriétés à un seul de leurs descendants, — généralement le fils aîné. L’année suivante (8-15 avril 1791) toute inégalité légale dans les droits d’héritage fut abolie. « Tous héritiers en égal degré succèdent par portions égales aux biens qui leur sont déférés par la loi. » Peu à peu le nombre des héritiers est agrandi, par l’adjonction des collatéraux et des enfants naturels, et enfin, le 7 mars 1793, la Convention abolissait « la faculté de disposer de ses biens, soit à cause de la mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe » ; « tous les descendants auront une part égale sur les biens des ascendants ».
C’était rendre obligatoire le morcellement des propriétés, du moins en cas d’héritage.
Quel fut l’effet de ces trois grandes mesures, — l’abolition sans rachat des droits féodaux, le retour des terres communales aux communes, et la vente des biens séquestrés chez le clergé et les émigrés ? Comment agirent-elles sur la répartition des propriétés foncières ? La question est débattue jusqu’à présent, et les opinions restent toujours contradictoires. On peut même dire qu’elles varient selon que l’étude de tel ou tel explorateur porte sur telle ou telle autre partie de la France[158].
Cependant un fait domine tous les autres, et celui-ci est absolument certain. La propriété fut subdivisée. Là où la Révolution entraîna les masses, de grandes quantités de terres passèrent aux paysans. Et partout, l’ancienne misère noire, la sombre misère de l’ancien régime commença à disparaître. La famine à l’état chronique, ravageant périodiquement un tiers de la France, n’a plus été connue au dix-neuvième siècle.
Avant la Révolution, la famine frappait régulièrement, chaque année, une partie ou une autre de la France. Les conditions étaient exactement ce qu’elles sont aujourd’hui en Russie. Le paysan avait beau travailler, il ne parvenait pas à avoir du pain d’une récolte à l’autre. Il labourait mal, ses semences étaient mauvaises, ses maigres bêtes, épuisées par le manque de nourriture, ne lui donnaient pas le fumier nécessaire pour amender la terre. D’année en année les récoltes devenaient plus mauvaises. « C’est comme en Russie ! » on est forcé de se le dire à chaque page, lorsqu’on lit les documents et les ouvrages traitant de la France paysanne sous l’ancien régime.
Mais vient la Révolution. La tempête est terrible. Les souffrances occasionnées par la guerre sont inouïes, tragiques. Par moments on aperçoit le gouffre où la France va s’engloutir ! Puis, viennent la réaction du Directoire, les guerres de l’Empire. Arrive enfin la réaction des Bourbons, replacés sur le trône en 1814 par la coalition des rois et des empereurs. Vient avec eux la Terreur blanche, plus terrible encore que la Terreur rouge. Et les superficiels de dire : « Vous voyez bien que les révolutions ne servent à rien ! »
Cependant, il y a deux choses qu’aucune réaction n’a pu changer. La France fut démocratisée par la Révolution à tel point que quiconque a vécu en France ne peut plus vivre dans aucun autre pays de l’Europe, sans se dire : « On voit à chaque pas que la Grande Révolution n’a pas encore passé par ici. » Le paysan, en France, est devenu un homme. Ce n’est plus « la bête sauvage » dont parlait La Bruyère. C’est un être pensant. Tout l’aspect de la France rurale a été changé par la Révolution, et même la Terreur blanche n’a pu faire rentrer le paysan français sous l’ancien régime. Certes il y a encore beaucoup trop de pauvreté dans les villages, en France comme ailleurs ; mais cette pauvreté, c’est la richesse, en comparaison de ce que fut la France il y a 150 ans, et de ce que nous voyons jusqu’à nos jours, là où la Révolution n’a pas encore porté sa torche.
LII. LUTTE CONTRE LA DISETTE — LE MAXIMUM — LES ASSIGNATS
Une des principales difficultés pour chaque révolution, c’est de nourrir les grandes villes. Les grandes villes sont aujourd’hui des centres d’industries diverses qui travaillent surtout pour les riches ou pour le commerce d’exportation ; et ces deux branches chôment dès qu’une crise quelconque se déclare. Que faire alors pour nourrir les grandes agglomérations urbaines ?
C’est ce qui arriva en France. L’émigration, la guerre — surtout la guerre avec l’Angleterre qui empêchait l’exportation et le commerce lointain, dont vivaient Marseille, Lyon, Nantes, Bordeaux, etc., — enfin, ce sentiment commun à tous les riches, qui évitaient de trop montrer leur fortune pendant une révolution, — tout cela arrêta les industries de luxe et le grand commerce.
Les paysans, surtout ceux qui s’étaient emparés des terres, travaillaient dur. Jamais labour ne fut si énergique que celui de l’automne de 1791, dit Michelet. Et si les récoltes de 1791, 1792 et 1793 avaient été abondantes, le pain n’aurait pas manqué. Mais, depuis 1788, l’Europe et surtout la France traversaient une série de mauvaises années : hivers très froids, étés sans soleil. Au fond, il n’y eut qu’une bonne récolte, celle de 1793, et encore, dans la moitié seulement des départements. Ceux-ci avaient même un excédent de blé ; mais lorsque cet excédent, ainsi que les moyens de transport furent réquisitionnés pour les besoins de la guerre, ce fut la disette dans plus d’une moitié de la France. Le sac de blé, qui ne valait auparavant que 50 livres à Paris, monta à 60 livres en février 1793, et jusqu’à 100 et 150 livres au mois de mai.
Le pain, qui autrefois coûtait trois sous la livre, monta maintenant à six sous, et jusqu’à huit sous dans les petites villes autour de Paris. Dans le Midi, c’étaient des prix de famine : 10 à 12 sous la livre. À Clermont, dans le Puy-de-Dôme, en juin 1793, la livre de pain se payait de seize à dix-huit sous. « Nos montagnes sont dans la misère la plus affreuse. L’administration distribue un huitième de setier par personne, et chacun est obligé d’attendre deux jours pour avoir son tour, » lisons-nous dans le Moniteur du 15 juin 1793.
Comme la Convention ne faisait encore rien, ce furent, au commencement de 1793, dans huit départements, les attroupements et les émeutes qui entreprirent de taxer les denrées. Les commissaires de la Convention durent lors céder devant l’émeute et imposer les taxes indiquées par le peuple. Le métier de bladier (trafiquant de blé) devenait des plus dangereux.
À Paris, la question de nourrir 600.000 bouches devenait tragique ; car si le pain était resté à six sous la livre, comme il le fut un moment, c’eût été un soulèvement certain, et alors la mitraille, seule, aurait pu empêcher le pillage des riches. Aussi, la Commune, s’endettant de plus en plus envers l’État, dépensait de 12.000 jusqu’à 75.000 livres par jour pour livrer la farine aux boulangers et maintenir le pain au prix de douze sous les quatre livres. Le gouvernement, de son côté, fixait la quantité de grain que chaque département et chaque canton devait envoyer à Paris. Mais les routes étaient en mauvais état, et les bêtes de trait étaient réquisitionnées pour la guerre.
Tous les prix montaient en proportion. Une livre de viande, qui coûtait jadis cinq ou six sous, se vendait maintenant vingt sous ; le sucre était à quatre-vingt-dix sous la livre, une chandelle se payait sept sous.
On avait beau sévir contre les agioteurs : cela n’aidait à rien. Après l’expulsion des Girondins, la Commune avait obtenu de la Convention la fermeture de la Bourse de Paris (27 juin 1793) ; mais la spéculation continuait, et l’on voyait les spéculateurs, portant un accoutrement spécial, se réunir au Palais-Royal et marcher en bandes, avec des filles, narguant la misère du peuple.
Le 8 septembre 1793, la Commune de Paris, poussée à bout, fit mettre les scellés chez tous les banquiers et « marchands d’argent ». Saint-Just et Lebas, envoyés en mission par la Convention dans le Bas-Rhin, ordonnaient au tribunal criminel de faire raser la maison de de quiconque serait convaincu d’agiotage. Mais alors la spéculation trouvait d’autres canaux.
À Lyon, la situation était encore pire qu’à Paris, puisque la municipalité, en partie girondine, ne prenait aucune mesure énergique pour subvenir aux besoins de la population. « La population actuelle de Lyon est de 130.000 âmes au moins ; il n’y a pas de subsistances pour trois jours, » écrivait Collot d’Herbois, le 7 novembre 1793, à la Convention. « Notre situation relativement aux subsistances est désespérante… La famine va éclater. » Et dans toutes les grandes villes c’était la même chose.
Il y eut, sans doute, des dévouements touchants pendant cette disette. Ainsi on lit dans Buchez et Roux (XXXVIII, 12), que les sections de Montmartre et de l’Homme Armé avaient décidé un carême civique de six semaines ; et Meillé a trouvé dans la Bibliothèque Nationale l’arrêté de la section de l’Observatoire, datée du 1er février 1792, par lequel les citoyens aisés de cette section avaient pris l’engagement « de ne pas faire usage de sucre et de café, jusqu’à ce que leur prix plus modéré permette à leurs frères de la classe moins aisée, de se procurer cette jouissance. » (Meillé, p. 302, note). Plus tard, en l’an II (février et mars 1794), lorsque la viande monta à de très hauts prix, tous les patriotes de Paris décidaient de ne plus en manger.
Mais, tout cela n’avait plutôt qu’un effet moral au milieu de la disette. Il fallait une mesure générale. Déjà, le 16 avril 1793, l’administration du département de Paris avait adressé à la Convention une pétition pour lui demander de fixer le prix maximum auquel les blés pourraient être vendus ; et après une discussion sérieuse, malgré une forte opposition, la Convention avait rendu, le 3 mai 1793, un décret qui fixait les prix maximum des blés.
L’idée générale de ce décret était de mettre, autant que possible, le fermier et le consommateur en rapports directs sur les marchés, afin qu’ils pussent se passer des intermédiaires. À cet effet, tout marchand ou propriétaire de graines et de farines fut tenu de faire à la municipalité du lieu de son domicile, déclaration de la quantité et nature des grains qu’il possédait. On ne pourra plus vendre des grains ou de la farine que dans les marchés publics établis à cet effet, mais le consommateur pourra faire ses approvisionnements, pour un mois, directement chez les marchands ou propriétaires de son canton, moyennant certificat de la municipalité. Les prix moyens auxquels diverses sortes de grains avaient été entre le 1er janvier et le 1er mai 1793 devenaient les prix maxima, au-dessus desquels les grains ne devaient pas être vendus. Ces prix devaient aller en décroissant légèrement jusqu’au 1er septembre. Ceux qui vendraient ou achèteraient au-dessus du maximum établi par ce décret seraient frappés d’amende. Pour ceux qui seraient convaincus d’avoir méchamment et à dessein gâté ou enfoui farines et grains (car cela se faisait, malgré la disette), — la mort.
Quatre mois plus tard, on jugea qu’il valait mieux égaliser le prix du blé dans toute la France, et le 4 septembre 1793, la Convention établit, pour le mois de septembre, le prix du quintal de blé de froment à 14 livres.
Tel était ce maximum tant décrié[159]. Une nécessité du moment, dont les royalistes et les Girondins faisaient un crime aux Montagnards. Crime d’autant plus impardonnable que ceux-ci, d’accord avec le peuple, demandaient que non seulement les blés, mais aussi le pain cuit, ainsi que divers objets de première et de seconde nécessité, fussent taxés. Si la société se chargeait de protéger la vie du citoyen, ne lui devait-elle pas, disaient-ils avec raison, de le protéger contre ceux qui attentaient à sa vie en faisant des coalitions pour le priver de ce qui est d’absolue nécessité pour la vie ?
La lutte fut cependant très vive sur ce sujet — les Girondins et nombre de Montagnards étant absolument opposés à l’idée d’une taxation des denrées, qu’ils trouvaient « impolitique, impraticable et dangereuse »[160]. Mais l’opinion publique l’emporta et, le 29 septembre 1793, la Convention décida d’établir un maximum pour les prix des choses de première et de seconde nécessité : la viande, le bétail, le lard, le beurre, l’huile douce, le poisson, le vinaigre, l’eau-de-vie, la bière.
Cette solution était si naturelle que la question de savoir s’il ne fallait pas défendre l’exportation des grains, créer des greniers pour la consommation et établir un maximum des prix pour les blés et les viandes, avait déjà préoccupé les hommes d’État et les révolutionnaires dès 1789. Certaines villes, Grenoble, par exemple, décidaient elles-mêmes, dès septembre 1789, de faire des achats de grains et de prendre des mesures très sévères contre les accapareurs. Un grand nombre de brochures furent publiées à cet effet[161]. Lorsque la Convention se réunit, les demandes d’un prix maximum devinrent pressantes, et le Conseil du département de Paris réunit les magistrats des communes du département pour discuter cette question. Le résultat fut de présenter à la Convention, au nom de tout le peuple du département de Paris, une pétition qui demandait l’établissement d’un prix maximum pour les grains. Les combustibles, la chandelle, l’huile à brûler, le sel, le savon, le sucre, le miel, le papier blanc, les métaux, le chanvre, le lin, les étoffes, les toiles, les sabots, les souliers, le tabac et les matières premières qui servent aux fabriques furent compris dans cette catégorie, et leurs prix furent fixés pour la durée d’une année. Le maximum, auquel il était permis de vendre ces marchandises, fut le prix que chacune d’elles avait en 1790, tel qu’il était constaté par les mercuriales, et le tiers en sus, déduction faite des droits fiscaux et autres auxquelles elles étaient alors soumises (décret du 20 septembre 1793.)
Mais en même temps la Convention légiférait aussi contre les salariés et la classe indigente en général. Elle décrétait que « le maximum ou le plus haut prix respectif des salaires, gages, main-d’œuvre et journées de travail sera fixé, jusqu’en septembre prochain, par les conseils généraux des communes, au même taux qu’en 1790, avec la moitié de ce prix en sus. »
Il est évident que ce système ne pouvait pas s’arrêter là. Une fois que la France ne voulait plus rester dans le système de liberté du commerce et, partant, de l’agiotage et de la spéculation qui s’en suivent nécessairement, — elle ne pouvait plus s’arrêter à ces timides tentatives. Elle devait aller plus loin dans la voie de la communalisation du commerce, malgré la résistance que ces idées devaient nécessairement rencontrer.
En effet, le 11 brumaire an II (1er novembre 1793), la Convention trouva, sur un rapport de Barère, que fixer les prix auxquels les marchandises doivent être vendues par les détaillants, c’était « frapper le petit commerce à l’avantage du commerce en gros, et le fabricant-ouvrier à l’avantage de l’entrepreneur de fabrique. » On conçut alors l’idée, que pour établir les prix de chacune des marchandises comprises dans le décret précédent, il fallait connaître « ce qu’elle valait dans son lieu de production ». En y ajoutant cinq pour cent de bénéfice pour le marchand en gros, et cinq pour cent pour le marchand en détail, plus tant par lieue de transport, on établirait le vrai prix auquel chaque marchandise devrait être vendue.
Alors, une gigantesque enquête pour établir l’un des facteurs de la valeur (les frais de production) fut commencée. Malheureusement elle n’aboutit pas, puisque la réaction triompha au 9 thermidor, et tout cela fut abandonné. Le 3 nivôse an III (23 décembre 1794), après une discussion orageuse, commencée par les thermidoriens dès le 18 brumaire (8 novembre), les décrets sur le maximum furent abrogés.
Le résultat fut une chute effroyable dans le prix des assignats. On ne donnait plus que 19 francs pour 100 francs en papier ; six mois après ce ne fut plus que 2 francs pour 100, et quinze sous seulement en novembre 1795. On paya jusqu’à cent livres une paire de souliers et jusqu’à six mille livres une course en voiture[162].
Nous avons déjà mentionné que pour procurer à l’État des moyens d’existence, Necker avait d’abord eu recours, le 9 et le 27 août 1789, à deux emprunts, de trente et de quatre-vingts millions. Ces emprunts n’ayant cependant pas réussi, il avait obtenu de l’Assemblée Constituante une contribution extraordinaire du quart du revenu de chacun, payé une fois. La banqueroute menaçait l’État, et l’Assemblée, entraînée par Mirabeau, vota la contribution demandée par Necker. Mais cette contribution ne produisit que bien peu de chose[163], et alors, nous l’avons vu, l’idée fut émise, de mettre en vente les biens du clergé, de créer ainsi un fonds de biens nationaux, et d’émettre des assignats qui seraient amortis au fur et à mesure que la vente de ces biens rapporterait de l’argent. La quantité d’assignats émise fut limitée à la valeur des biens que l’on mettrait chaque fois en vente. Ces assignats portaient intérêt et ils avaient cours forcé.
L’agiotage et le commerce de l’argent tendaient sans doute continuellement à faire tomber le cours des assignats ; cependant il put encore être maintenu plus ou moins, tant que les prix maxima des principales denrées et des objets de première nécessité furent fixés par les municipalités. Mais dès que le maximum fut aboli par la réaction thermidorienne, la dépréciation des assignats commença avec une rapidité épouvantable. On peut imaginer, quelle cause de misère cette chute des assignats devint alors pour ceux qui vivaient au jour le jour.
Les historiens réactionnaires se sont toujours plu à semer la confusion sur ce sujet, comme sur tant d’autres. Mais la réalité est que la grande dépréciation des assignats ne se fit qu’après le décret du 3 nivôse an III qui abolissait le maximum.
En même temps la Convention, sous les thermidoriens, se mit à émettre de si grandes quantités d’assignats, que de 6.420 millions, qui se trouvaient en circulation le 13 brumaire an III (3 novembre 1794), ce chiffre montait, huit mois plus tard, c’est-à-dire au 25 messidor an III (13 juillet 1795), à douze milliards.
En outre, les princes, et notamment le comte d’Artois, établissaient en Angleterre, par une ordonnance du 20 septembre 1794, contresignée par le comte Joseph de Puisaye et le chevalier de Tinténiac, « une manufacture d’assignats, en tout semblables à ceux qui ont été émis, ou le seront, par la soi-disant Convention nationale. » Bientôt, soixante-dix ouvriers travaillaient dans cette manufacture, et le comte de Puisaye écrivait au Comité de l’insurrection bretonne : « Avant peu vous aurez un million par jour, ensuite deux, et ainsi de suite. »
Enfin, déjà le 21 mars 1794, lors d’une discussion à la Chambre des Communes de l’Angleterre, — le fameux Sheridan dénonçait la fabrique de faux assignats que Pitt avait fondée en Angleterre, et Taylor déclarait qu’il avait vu, de ses yeux, les faux assignats fabriqués. Des masses considérables de ces assignats étaient offertes dans toutes les grandes villes de l’Europe contre des lettres de change[164].
Mais si la réaction s’était bornée seulement à ces menées infâmes ! C’est encore à l’accaparement systématique des denrées par le moyen d’achats de la récolte à l’avance et à l’agiotage sur les assignats qu’elle se livrait avec passion[165].
Aussi, l’abolition du maximum fut le signal d’une telle hausse de tous les prix — et ceci au milieu d’une affreuse disette — que l’on se demande comment la France réussit à traverser une crise aussi terrible, sans y sombrer complètement. Les auteurs les plus réactionnaires sont forcés de le reconnaître.
LIII. LA CONTRE-RÉVOLUTION EN BRETAGNE — MARAT ASSASSINÉ
La France, assaillie de tous côtés par la coalition des monarchies européennes, au milieu de l’œuvre immense de reconstruction qu’elle avait entreprise, traversait, cela se comprend, une crise très difficile. Et c’est en étudiant cette crise dans ses détails, en réalisant au jour le jour les souffrances que le peuple dut subir, que l’on comprend toute la profondeur du crime des satisfaits, alors que, pour retenir leurs privilèges, ils n’hésitaient pas à plonger la France dans les horreurs d’une guerre civile et d’une invasion étrangère.
Eh bien ! Les Girondins, exclus de la Convention le 2 juin 1793, n’hésitèrent pas à se rendre dans les départements pour y souffler la guerre civile, avec l’appui des royalistes et même de l’étranger.
On se souvient que la Convention, après avoir expulsé trente-et-un représentants Girondins de son sein, les avait fait arrêter à domicile, en laissant à chacun la latitude de circuler dans Paris, à la condition d’être suivi d’un gendarme. Vergniaud, Gensonné, Fonfrède restèrent en effet à Paris, et Vergniaud en profita pour adresser de temps en temps des lettres, pleines de fiel, à la Convention. Quant aux autres, ils s’évadèrent pour aller soulever les départements. Les royalistes ne demandaient pas mieux, et l’on vit bientôt des soulèvements contre-révolutionnaires éclater dans soixante départements, — les Girondins et les royalistes les plus outranciers marchant la main dans la main.
Dès 1791, il s’ourdissait déjà en Bretagne un complot royaliste qui avait pour but de rétablir les États de cette province et la vieille administration par les trois ordres. Tufin, marquis de la Rouërie, avait été placé par les princes émigrés à la tête de cette conspiration. Cependant le complot fut dénoncé à Danton, qui le fit surveiller. Le marquis de la Rouërie fut forcé de se cacher, et en janvier 1793, il mourut dans le château d’un de ses amis où il fut enterré secrètement. L’insurrection éclata néanmoins avec l’appui des Anglais. Par l’intermédiaire des marins contrebandiers, et des émigrés, qui s’étaient réunis, les uns à Jersey et les autres à Londres, le ministère anglais préparait une vaste insurrection qui devait lui livrer la place forte de Saint-Malo, Brest, Cherbourg et peut-être aussi Nantes et Bordeaux.
Lorsque la Convention eut décrété d’arrestation les principaux députés girondins, Pétion, Guadet, Brissot, Barbaroux, Louvet, Buzot et Lanjuinais, s’évadèrent pour se mettre, en Normandie et en Bretagne, à la tête de l’insurrection. Arrivés à Caen, ils y organisèrent l’Association des département réunis, pour marcher contre Paris, firent arrêter les délégués de la Convention et chauffèrent à blanc les esprits contre les Montagnards. Le général Wimpfen, qui commandait les troupes de la République en Normandie et qui se rangea du côté des insurgés, ne leur cacha ni ses opinions royalistes, ni son intention de chercher un appui en Angleterre, et les chefs girondins ne rompirent pas avec lui.
Heureusement le peuple, en Normandie et en Bretagne, ne suivit pas les meneurs royalistes et les prêtres. Les villes se rangèrent du côté de la Révolution, et l’insurrection, vaincue à Vernon, échoua[166].
La marche des chefs girondins à travers la Bretagne dans les chemins couverts, n’osant se montrer dans les plus petites villes, où les patriotes les auraient arrêtés, fait voir combien peu de sympathie ils trouvèrent, même dans ce pays breton, où la Convention n’avait cependant pas su se concilier les paysans, et où la levée des recrues pour la guerre sur le Rhin ne pouvait être reçue avec empressement. Lorsque Wimpfen voulut marcher sur Paris, Caen ne lui fournit que quelques dizaines de volontaires[167]. Dans toute la Normandie et la Bretagne il ne se réunit que cinq à six cents hommes, qui ne se battirent même pas, lorsqu’ils se trouvèrent en présence d’une petite armée venue de Paris.
Cependant, dans certaines villes, et notamment dans les ports de Saint-Malo et de Brest, les royalistes trouvaient un fort appui parmi les négociants, et il fallut un puissant effort de la part des patriotes pour empêcher que Saint-Malo ne fût livré, comme le fut Toulon, aux Anglais. Il faut lire, en effet, les lettres du jeune Jullien, commissaire du Comité de salut public, ou de Jean Bon Saint-André, conventionnel en mission, pour comprendre combien faibles étaient les forces matérielles de la République, et jusqu’à quel point les classes opulentes étaient prêtes à soutenir les envahisseurs étrangers. Tout avait été préparé pour livrer à la flotte anglaise la forteresse de Saint-Malo, — qui était armée de 123 canons et de 25 mortiers et très bien approvisionnée de boulets, de bombes et de poudres. Ce fut seulement l’arrivée des commissaires de la Convention qui releva le zèle des patriotes et empêcha cette trahison.
Les représentants en mission ne s’adressèrent pas aux administrations : ils savaient qu’elles étaient gangrenées de royalisme et de « négociantisme ». Ils allèrent à la Société patriotique de chaque ville, grande ou petite. Ils lui proposèrent, d’abord, de « s’épurer ». Chaque membre devait dire à haute voix, devant la Société, ce qu’il avait été avant 1789, ce qu’il avait fait depuis ; — s’il avait signé les pétitions royalistes des 8.000 et des 20.000 ; quelle était sa fortune avant 1789, et ce qu’elle était à ce moment. Ceux qui ne pouvaient répondre d’une façon satisfaisante à ces questions étaient exclus de la Société patriotique.
L’épuration faite, la Société patriotique devenait l’organe de la Convention. Avec son aide, le représentant en mission procédait à une épuration semblable de la municipalité, en en faisant exclure les membres royalistes et les « profiteurs ». Alors, appuyé par la Société populaire, il réveillait l’enthousiasme dans la population, surtout chez les sans-culottes. Il dirigeait l’enrôlement des volontaires et amenait les patriotes à faire des efforts souvent héroïques pour l’armement et la défense des côtes. Il organisait les fêtes patriotiques et inaugurait le calendrier républicain. Et quand il partait pour accomplir le même travail ailleurs, il chargeait la nouvelle municipalité du soin de prendre toutes les mesures pour le transport des munitions, des vivres, des troupes — toujours sous la surveillance de la Société populaire, — et il entretenait avec cette Société une correspondance suivie.
Souvent la guerre demandait d’énormes sacrifices. Mais dans chaque ville, à Quimper, à Saint-Malo même, les conventionnels en mission trouvèrent des hommes dévoués à la Révolution ; et avec leur aide ils organisèrent la défense. Les émigrés et les vaisseaux anglais n’osèrent même pas approcher de Saint-Malo ou de Brest.
L’insurrection échoua ainsi en Normandie et en Bretagne. Mais c’est de Caen que vint Charlotte Corday, pour assassiner Marat. Influencée par tout ce qu’elle entendait dire autour d’elle contre la république des sans-culottes montagnards, éblouie peut-être par les airs de « républicain comme il faut » que se donnaient les Girondins venus à Caen, où elle se rencontra avec Barbaroux, Charlotte Corday se rendit le 11 juillet à Paris, pour tuer quelqu’un des révolutionnaires en vue.
Les historiens girondins, qui tous haïssaient Marat, l’auteur principal du 31 mai, ont prétendu que Charlotte Corday était une républicaine. C’est absolument faux. Mademoiselle Marie-Charlotte Corday d’Armont était d’une famille archi-royaliste, et ses deux frères étaient émigrés ; elle-même, élevée au couvent de l’Abbaye-aux-Dames, de Caen, vivait chez une parente, madame de Breteville, « que la peur seule empêchait de se dire royaliste ». Tout le « républicanisme » prétendu de mademoiselle Corday d’Armont consistait à ce qu’elle refusa un jour de boire à la santé du roi, et expliqua son refus en disant qu’elle serait républicaine, « si les Français étaient dignes de la République». C’est-à-dire, qu’elle était constitutionnaliste, probablement feuillante. Wimpfen prétendait qu’elle était royaliste tout de bon.
Tout porte à croire que Charlotte Corday d’Armont ne fut pas une isolée. Caen, nous venons de le voir, était le centre de l’Association des département réunis, soulevés contre la Convention montagnarde, et il est très probable qu’un complot avait été préparé pour le 14 ou le 15 juillet ; qu’il était question de tuer, ce jour-là, « Danton, Robespierre, Marat et compagnie », et que Charlotte Corday était renseignée là-dessus. Sa visite au girondin Duperret, auquel elle remit des imprimés et une lettre qui lui était adressée de Caen par Barbaroux, et le conseil qu’elle lui donna de se retirer sans retard à Caen tendent plutôt à représenter Charlotte Corday comme l’instrument d’un complot tramé à Caen par les Girondins et les royalistes[168].
Le plan de Charlotte Corday avait été, disait-elle, de frapper Marat au Champ de Mars, pendant la fête anniversaire de la Révolution, le 14 juillet, ou bien, s’il n’y venait pas, à la Convention. Mais la fête avait été remise, et Marat, malade, n’allait plus à la Convention. Alors elle lui écrivit pour le prier de la recevoir, et, n’ayant pas eu de réponse, elle lui écrivit de nouveau, jouant cette fois-ci jésuitiquement sur la bonté qu’elle lui connaissait, ou dont ses amis lui auraient parlé. Elle disait dans cette lettre qu’elle était malheureuse, qu’elle était persécutée ; avec une pareille recommandation elle était sûre d’être reçue.
Avec ce billet et un couteau caché sous son fichu, elle alla, le 13 juillet, à sept heures du soir, chez Marat. Sa femme, Catherine Évrard, hésita un moment, mais finit par laisser entrer la jeune demoiselle dans le pauvre appartement de l’ami du peuple.
Marat, rongé par la fièvre depuis deux ou trois mois, après la vie de bête fauve traquée qu’il avait menée depuis 1789, était assis dans une baignoire couverte, corrigeant les épreuves de son journal sur une planche mise en travers de la baignoire. C’est là que Charlotte Corday d’Armont frappa l’Ami du Peuple à la poitrine. Il expira sur le champ.
Trois jours plus tard, le 16, un autre ami du peuple, Chalier, était guillotiné par les Girondins à Lyon.
Avec Marat, le peuple perdit son ami le plus dévoué. Les historiens girondins, qui ont haï Marat, l’ont représenté comme un fou sanguinaire qui ne savait même pas ce qu’il voulait. Mais nous savons aujourd’hui comment se font ces réputations. Le fait est qu’aux époques les plus sombres de la Révolution, en 1790 et 1791, lorsqu’il voyait que l’héroïsme du peuple n’avait pas eu raison de la royauté, Marat écrivait en effet qu’il faudrait abattre quelques milliers de tête d’aristocrates pour faire marcher la Révolution. Mais le fond de son esprit n’était nullement sanguinaire. Seulement il aima le peuple, lui et son héroïque compagne, Catherine Évrard[169], d’un amour infiniment plus profond que tous ceux de ses contemporains que la Révolution mit en relief, et il fut fidèle à cet amour.
Dès que la Révolution commença, Marat se mit au pain et à l’eau — non au figuré, mais en réalité. Et quand il fut assassiné, on trouva que toute la fortune de l’Ami du Peuple était un assignat de vingt-cinq livres.
Plus âgé que la plupart de ses jeunes camarades dans la Révolution, et plus expérimenté qu’eux, Marat sut comprendre les diverses phases de la Révolution, et en prévoir les suivantes, bien mieux que tous ses contemporains. Ce fut le seul, on pourrait dire, des hommes de la Révolution, qui avait réellement la conception et le coup d’œil d’un homme qui voit les choses en grand dans leurs rapports multiples[170]. Qu’il ait eu sa part de vanité, cela s’explique en partie par le fait qu’il fut toujours poursuivi, toujours traqué, même au plus fort de la Révolution, alors que chaque nouvelle phase de la Révolution venait prouver la justesse de ses prévisions. Mais ce sont là des accessoires. Le fond de son esprit était d’avoir compris ce qu’il fallait faire, à chaque moment donné, pour le triomphe de la cause du peuple, le triomphe de la Révolution populaire, non pas d’une Révolution abstraite, théorique.
Cependant, lorsque la Révolution, après l’abolition réelle des droits féodaux, eut à faire encore un pas en avant pour consolider son œuvre ; lorsqu’il s’agit de faire en sorte qu’elle profitât aux couches sociales les plus profondes, en donnant à tous la sécurité de la vie et du travail, Marat ne saisit pas ce qu’il y avait de vrai dans les idées de Jacques Roux, de Varlet, de Chalier, de l’Ange et de tant d’autres. Ne pouvant pas dégager lui-même l’idée du profond changement communiste, dont les précurseurs cherchaient les formes possibles et réalisables ; craignant, d’autre part, que la France ne perdît les libertés déjà conquises, il ne donna pas à ces communistes l’appui nécessaire de son énergie et de son immense influence. Il ne se fit pas le porte-parole du communisme naissant.
« Si mon frère avait vécu, disait la sœur de Marat, on n’aurait jamais guillotiné Danton, ni Camille Desmoulins. » Ni les Hébertistes non plus. En général, si Marat comprenait les fureurs momentanées du peuple, et les considérait comme nécessaires à certains moments, il ne fut certainement pas partisan de la Terreur, comme elle fut pratiquée après septembre 1793.
LIV. LA VENDÉE — LYON — LE MIDI
Si l’insurrection échoua en Normandie et en Bretagne, les contre-révolutionnaires eurent plus de succès dans le Poitou (départements des Deux-Sèvres, Vienne et Vendée), à Bordeaux, à Limoges, et aussi, en partie, dans l’Est. Il y eut des soulèvements contre la Convention montagnarde à Besançon, à Dijon, à Mâcon — régions dont la bourgeoisie, nous l’avons vu, avait été féroce, en 1789, contre les paysans révoltés.
Le Midi, travaillé depuis longtemps par les royalistes, se souleva en plusieurs endroits. Marseille tomba aux mains des contre-révolutionnaires, girondins et royalistes, nomma un gouvernement provisoire et voulut marcher contre Paris. Toulouse, Nîmes et Grenoble se soulevèrent de même contre la Convention.
Toulon reçut une flotte anglaise et espagnole qui prit possession de cette place forte au nom de Louis XVII. Bordeaux, ville de commerce, fut aussi prêt à se soulever à l’appel des Girondins ; et Lyon, où la bourgeoisie marchande dominait depuis le 29 mai, se mit en insurrection ouverte contre la Convention et soutint un long siège, pendant que les Piémontais, profitant du désarroi dans l’armée qui devait avoir Lyon pour base, entraient en France.
Jusqu’à présent, les vraies causes du soulèvement de la Vendée ne sont pas suffisamment éclaircies. Certainement, l’attachement des paysans à leurs prêtres, habilement exploité par Rome, fut pour beaucoup dans leurs haines contre-révolutionnaires. Certainement, il y avait aussi dans les campagnes vendéennes un vague attachement au roi, et il était facile aux royalistes d’apitoyer les paysans sur le sort de ce pauvre roi qui « voulut le bien du peuple et fut guillotiné par les Parisiens » ; et, que de larmes furent versées par les femmes sur le sort du pauvre enfant, le Dauphin, enfermé dans une prison ! Les émissaires qui arrivaient de Rome, de Coblentz et d’Angleterre, munis de bulles du pape, d’ordres royaux, et d’or, avaient beau jeu dans ces conditions, surtout lorsqu’ils étaient protégés par la bourgeoisie — les ex-négriers de Nantes et les commerçants, auxquels l’Angleterre prodiguaient des promesses d’appui contre les sans-culottes.
Enfin, il y avait cette raison, qui, à elle seule, pouvait suffire pour soulever des provinces entières : la levée de trois cent mille hommes, ordonnée par la Convention pour repousser l’invasion. Cette levée fut considérée en Vendée comme une atteinte au droit le plus sacré de l’individu — celui de rester dans son pays natal.
Et cependant il est permis de croire qu’il y eut encore d’autres causes pour armer les paysans vendéens contre la Révolution. Continuellement, en étudiant les documents de l’époque, on aperçoit des causes qui devient produire un profond ressentiment chez les paysans contre l’Assemblée Constituante et la Législative. Le seul fait d’avoir aboli la réunion plénière des habitants de chaque village, qui avait été la règle jusqu’à ce que la Constituante l’eût abolie en décembre 1789, et le fait d’avoir divisé les paysans en deux classes — les citoyens actifs et les citoyens passifs — et livré l’administration des affaires communales, qui intéressaient tout le monde, aux élus des paysans enrichis, — cela seul suffisait pour réveiller dans les villages le mécontentement contre la Révolution. Celle-ci devenait l’œuvre des bourgeois de la ville.
Il est vrai que, le 4 août, la Révolution avait admis en principe l’abolition des droits féodaux et de la mainmorte ; mais celle-ci n’existait plus, à ce qu’il paraît, dans l’Ouest, et l’abolition des droits féodaux ne fut faite d’abord que sur le papier ; et comme le soulèvement des campagnes fut faible dans les régions de l’Ouest, les paysans se voyaient forcés de payer les redevances féodales, comme auparavant.
D’autre part, — et ceci fut très important pour les campagnes — la vente des biens nationaux, dont la plupart — tous les biens de l’Église — auraient dû revenir aux pauvres, tandis que maintenant ils étaient achetés par les bourgeois de la ville, renforçait les haines. À quoi il faut encore ajouter le pillage des terres communales au profit des bourgeois — pillage que la Législative vint renforcer par ses décrets (Voy. ch. XXVI.)
Ainsi la Révolution, tout en imposant de nouvelles charges aux paysans — impôts, recrues, réquisitions — ne donnait encore, jusqu’en août 1793, rien aux campagnes, à moins que celles-ci ne se fussent elles-mêmes emparées des terres des nobles ou du clergé. Par conséquent, une haine sourde naissait dans les villages contre les villes, et nous voyons, en effet, en Vendée, que le soulèvement est une guerre déclarée par la campagne à la ville, au bourgeois en général[171].
À l’instigation de Rome, l’insurrection éclata furieuse, sanguinaire, sous la direction des prêtres. Et la Convention ne pouvait lui opposer que des contingents insignifiants, commandés par des généraux, soit incapables, soit intéressés à faire traîner la guerre paresseusement en longueur.
Les députés girondins aidant, par leurs lettres, c’est ce qui arriva. Le soulèvement put s’étendre et devint bientôt si menaçant que les Montagnards eurent recours, pour y mettre fin, à des mesures odieuses.
Le plan des Vendéens était de s’emparer de toutes les villes, d’y exterminer les « patriotes » républicains, d’étendre l’insurrection sur les départements voisins, et de marcher ensuite sur Paris. Au commencement de juin 1793, les chefs vendéens, Cathelineau, Lescure, Stoflet, La Rochejacquelein, à la tête de 40.000 hommes, s’emparèrent en effet de la ville de Saumur, qui leur donnait ainsi la Loire. Puis, franchissant la Loire, ils s’emparèrent d’Angers (17 juin) et, cachant habilement leurs mouvements, ils se jetèrent rapidement sur Nantes, le port de la Loire, ce qui allait les mettre en contact direct avec la flotte anglaise. Le 29 et le 30 juin, leurs armées, rapidement concentrées, attaquaient Nantes. Mais, dans cette entreprise, ils furent battus par les républicains, perdirent Cathelineau, le vrai chef démocrate du soulèvement, et durent abandonner Saumur, pour se retirer sur la rive gauche de la Loire.
Il fallut, alors, un suprême effort de la part de la République pour attaquer les Vendéens dans leur propre pays, et ce fut une guerre d’extermination, qui amena vingt à trente mille Vendéens, suivis de leurs femmes, à l’idée d’émigrer en Angleterre, après avoir traversé la Bretagne. Ils traversèrent donc la Loire du sud au nord, et marchèrent vers le nord. Mais l’Angleterre ne voulait nullement de ces émigrés ; les Bretons, de leur côté, les reçurent froidement, d’autant plus que les patriotes bretons reprenaient le dessus, et toute cette masse d’hommes affamés et en guenilles fut de nouveau refoulée vers la Loire.
Nous avons déjà vu de quelle fureur sauvage les Vendéens, poussés par les prêtres, étaient animés dès le début de leur soulèvement. Maintenant, la guerre devenait une guerre d’extermination. En octobre 1793, — c’est madame La Rochejaquelein qui le dit, — leur mot d’ordre était : Plus de grâces ! Le 20 septembre 1793, les Vendéens avaient comblé le puits de Montaigu de corps encore vivants de soldats républicains, écrasés à coups de pierre. Charette, en prenant Noirmoutiers le 15 octobre, avait fait fusiller tous ceux qui s’étaient rendus. On enterrait des hommes vivants jusqu’au cou, et l’on s’amusait en faisant subir toute sorte de souffrances à la tête[172].
D’autre part, lorsque toute cette masse d’hommes rejetés sur la Loire fut refluée sur Nantes, les prisons de cette ville commencèrent à se remplir d’une façon menaçante. Dans ces bouges grouillants d’êtres humains, le typhus et toutes sortes de maladies contagieuses faisaient ravage ; elles se propageaient déjà dans la ville, épuisée par le siège. Comme à Paris, après le 10 août, les royalistes emprisonnés menaçaient d’égorger tous les républicains, dès que « l’armée royale » des Vendéens se rapprocherait de Nantes. Et les patriotes n’étaient que quelques centaines dans cette cité qui s’était enrichie par la traite des noirs et le travail des nègres à Saint Domingue, et qui s’appauvrissait, maintenant que l’esclavage était aboli. La fatigue des patriotes, pour empêcher la prise de Nantes par un coup de main de « l’armée royale » et l’égorgement des républicains, était telle que les hommes des patrouilles patriotes n’en pouvaient plus.
Alors le cri : « Tous à l’eau ! » qui se faisait entendre depuis 1792, devint menaçant. Une folie que Michelet compare à celle qui s’empare des hommes dans une ville pendant la peste, s’empara alors de la population la plus pauvre de la ville, et le conventionnel en mission, Carrier, dont le tempérament ne se prêtait que trop à ce genre de fureurs, laissa faire.
On commença par les prêtres, et l’on finit par exterminer plus de 2.000 hommes et femmes enfermés dans les prisons de Nantes. Quant à la Vendée en général, le Comité de salut public, sans même approfondir les causes du soulèvement de toute une région, et se contentant de l’explication banale de « fanatisme de ces brutes de paysans », sans chercher à comprendre le paysan et à l’intéresser à la République, conçut la sauvage idée d’exterminer les Vendéens et de dépeupler la Vendée. Seize camps retranchés furent fondés et douze « colonnes infernales » furent lancées sur le pays pour le ravager, brûler les cabanes des paysans et exterminer les habitants.
On devine facilement les fruits de ce système. La Vendée devint une plaie sanglante de la Révolution et qui saigna pendant deux années. Une immense région fut totalement perdue pour la République, et la Vendée fut la cause des déchirements les plus sanglants entre les Montagnards eux-mêmes.
Les soulèvements en Provence et à Lyon eurent une influence tout aussi funeste sur la marche de la Révolution. Lyon était alors une ville d’industries de luxe. Des quantités considérables d’ouvriers-artistes y étaient occupés, en chambre, à tisser de fines soieries et à faire des broderies d’or et d’argent. Toute cette industrie s’était arrêtée pendant la Révolution, et la population lyonnaise se trouvait divisée en deux couches hostiles. Les ouvriers-maîtres, les petits patrons et la bourgeoisie haute et moyenne, étaient contre la Révolution ; tandis que les ouvriers proprement dits, ceux qui travaillaient pour les petits patrons ou qui trouvaient du travail dans les industries connexes du tissage, se passionnaient pour la Révolution, et posaient dès lors les jalons du socialisme qui allait se développer au dix-neuvième siècle. Ils suivaient volontiers Chalier, un communiste mystique, ami de Marat, qui avait une forte influence dans la municipalité, dont les aspirations populaires ressemblaient à celles de la Commune de Paris. D’autre part, une propagande communiste active se faisait aussi par l’Ange — un précurseur de Fourier — et ses amis.
Les bourgeois, de leur côté, écoutaient volontiers les nobles et surtout les prêtres. Le clergé local avait alors à Lyon une forte influence, et se trouvait renforcé par une masse de prêtres émigrés qui venaient de la Savoie. La plupart des sections de Lyon avaient été habilement envahies par la bourgeoisie girondine, derrière laquelle se cachaient les royalistes.
Le conflit éclata, nous l’avons vu, le 29 mai 1793. On se battit dans les rues, et la bourgeoisie l’emporta. Chalier fut arrêté et, mollement défendu à Paris par Robespierre et Marat, il fut exécuté le 16 juillet, après quoi les représailles de la part des bourgeois et des royalistes furent terribles. La bourgeoisie lyonnaise, girondine jusque-là, encouragée par les révoltes de l’Ouest, fit ouvertement cause commune avec les émigrés royalistes. Elle arma 20.000 hommes et mit la ville en état de défense contre la Convention.
Marseille allait prêter main forte à Lyon. Ici, les partisans des Girondins s’étaient soulevés après le 31 mai. Inspirés par le Girondin Rebecqui, qui y était accouru en toute hâte, les sections, dont le grand nombre était aussi aux mains des Girondins, avaient levé une armée de 10.000 hommes qui se dirigea vers Lyon, avec l’intention de marcher de là sur Paris, contre les Montagnards. Ce soulèvement prit rapidement, comme on devait bien s’y attendre, un caractère franchement royaliste. D’autres villes du Midi – Toulon, Nîmes, Montauban, — se joignirent au mouvement.
Cependant l’armée marseillaise fut bientôt battue par les troupes de la Convention, commandées par Carteaux, qui rentra victorieux à Marseille, le 25 août 1793. Rebecqui se noya, mais une partie des royalistes vaincus se réfugia à Toulon, et ce grand port militaire fut livré aux Anglais. L’amiral anglais prit la ville, proclama Louis XVII roi de France et fit venir par mer une armée de 8.000 espagnols, pour tenir Toulon et ses forts.
Pendant ce temps, 20.000 Piémontais entraient en France pour secourir les royalistes lyonnais, et descendaient vers Lyon par les vallées de la Sallenche, la Tarentaise et la Maurienne. Les tentatives du conventionnel Dubois-Crancé d’entrer en pourparlers avec Lyon échouèrent. Le mouvement était tombé maintenant aux mains des royalistes, et ceux-ci ne voulaient pas entendre raison. Le commandant Précy, qui avait combattu dans les rangs des Suisses au 10 août, était un des fidèles de Louis XVI. Beaucoup de royalistes que l’on croyait émigrés étaient aussi venus à Lyon, combattre contre la République, et les chefs du parti royaliste se concertaient avec un agent des princes, Imbert-Colomès, sur les moyens de relier l’insurrection lyonnaise avec les opérations de l’armée piémontaise. Enfin le Comité de salut public lyonnais avait pour secrétaire le général Roubiès, père de l’Oratoire, tandis que le commandant Précy se trouvait en rapport avec l’agent des princes et leur demandait des renforts de troupes piémontaises et autrichiennes.
Il ne restait donc qu’à faire un siège en règle de Lyon, et ce siège fut commencé, le 3 août, par de vieilles troupes détachées pour cela de l’armée des Alpes, et des canons amenés de Besançon et de Grenoble. Les ouvriers lyonnais ne voulaient pas de la guerre contre-révolutionnaire, mais ils ne se sentaient pas assez forts pour se soulever. Ils s’échappaient de la ville assiégée et venaient rejoindre l’armée des sans-culottes qui, manquant elle-même de pain, le partagea avec 20.000 de ces fugitifs.
Entre temps, Kellermann avait cependant réussi, en septembre, à repousser les Piémontais, et Couthon et Maignet, deux conventionnels en mission, qui avaient levé en Auvergne une armée de paysans, armés de faux, de piques et de fourches, arrivaient le 2 octobre pour renforcer Kellermann. Le 9, les armées de la Convention prenaient enfin possession de Lyon.
Il est triste de dire que la répression républicaine fut terrible. Couthon inclinait, paraît-il, pour une politique de pacification, mais les terroristes eurent le dessus à la Convention. Il fut question d’appliquer à Lyon le plan que le Girondin Imbert avait proposé pour Paris, c’est-à-dire détruire Lyon, de façon qu’il n’en restât que des ruines sur lesquelles on planterait l’inscription : Lyon fit la guerre à la liberté — Lyon n’est plus. Mais ce plan insensé ne fut pas accepté et la Convention décida que les maisons des riches seraient démolies, mais que celles des pauvres seraient respectées. L’exécution de ce plan fut confiée à Collot-d’Herbois, et s’il ne le réalisa pas, c’est que la réalisation en était matériellement impossible : une ville ne se démolit pas facilement. Mais, par les exécutions et les fusillades dans le tas, auxquelles Collot eut recours, il fit un tort immense à la Révolution.
Les Girondins avaient beaucoup compté pour leur soulèvement sur Bordeaux. Cette ville « négociantiste » se souleva en effet, mais l’insurrection ne dura pas. Le peuple ne se laissa pas entraîner ; il ne crut pas aux accusations de « royalisme et d’orléanisme » lancées contre les Montagnards, et lorsque les députés girondins, évadés de Paris, arrivèrent à Bordeaux, ils durent se cacher dans cette cité qui aurait dû être, dans leurs rêves, le centre de leur soulèvement. Bientôt Bordeaux fit sa soumission aux commissaires de la Convention.
Quant à Toulon, qui était travaillé depuis longtemps par les agents anglais, et où les officiers de la marine étaient tous royalistes, il se livra entièrement à une flotte anglaise. Les patriotes, peu nombreux d’ailleurs, furent emprisonnés, et comme les Anglais, sans perdre de temps, armèrent les forts et en construisirent de nouveaux, il fallut un siège en règle pour s’en emparer. Ce ne fut fait qu’en décembre 1793.
LV. LA GUERRE — L’INVASION REPOUSSÉE
Après la trahison de Dumouriez et l’arrestation des chefs Girondins, la République eut de nouveau à accomplir tout un travail de réorganisation de ses armées sur une base démocratique, et elle dut renouveler tout le commandement supérieur afin de remplacer les chefs girondins et royalistes par des républicains montagnards.
Les conditions dans lesquelles s’accomplissait ce remaniement étaient si difficiles, que seulement l’énergie sauvage d’une nation en révolution fut capable de le mener à bonne fin, en face de l’invasion, des soulèvements intérieurs et du travail souterrain des conspirations qui se faisaient dans toute la France par les possédants pour affamer les armées des sans-culottes et les livrer à l’ennemi. Car presque partout les administrations des départements et des districts, restées aux mains des Feuillants et des Girondins, faisaient tout pour empêcher les provisions et les munitions d’arriver aux armées.
Il fallut tout le génie de la Révolution et toute l’audace juvénile d’un peuple éveillé de son long sommeil, toute la foi des révolutionnaires en un avenir d’Égalité, pour mener à bonne fin la lutte de titans que les sans-culottes eurent à soutenir contre l’invasion et la trahison. Mais, que de fois le peuple, saigné à blanc, ne fût-il pas sur le point de succomber !
Si aujourd’hui la guerre peut désoler et ruiner des provinces entières, on conçoit les ravages qu’elle faisait il y a cent vingt ans, au milieu d’une population beaucoup plus pauvre. Dans les départements voisins du théâtre de la guerre, les blés étaient coupés, la plupart en vert, pour servir de fourrage. La majeure partie des chevaux et des bêtes de trait étaient réquisitionnés, là où opérait une des quatorze armées de la République. Le pain manquait aux soldats comme aux paysans et aux plus pauvres dans les villes. Mais tout le reste manquait aussi. En Bretagne, en Alsace, les représentants en mission étaient forcés de demander aux habitants de certaines villes, comme Brest ou Strasbourg, de se déchausser de leurs souliers pour les envoyer aux soldats. Tous les cuirs étaient réquisitionnés, ainsi que les cordonniers, pour faire des chaussures, mais les chaussures manquaient toujours, et l’on distribuait des sabots aux soldats. Mais quoi ! On se voyait forcé de créer des comités pour réquisitionner dans les maisons des particuliers « les batteries de cuisine, chaudrons, poêlons, casseroles, baquets et autres objets en cuivre et en plomb, de même que les cuivres et les plombs non travaillés ». Cela s’est fait dans le district de Strasbourg.
À Strasbourg, les représentants et la municipalité se virent forcés de demander aux habitants des habits, des bas, des souliers, des chemises, des draps de lit, des couvertures et du vieux linge — pour habiller les volontaires déguenillés, ainsi que des lits dans les maisons particulières, pour soigner les blessés. Mais tout cela ne suffisait pas, et de temps en temps les conventionnels en mission se voyaient forcés d’imposer de lourds impôts révolutionnaires qu’ils faisaient prélever surtout sur les riches. Ce fut surtout le cas en Alsace, où les grands seigneurs ne voulaient pas renoncer à leurs droits féodaux, pour la défense desquels s’était armée l’Autriche. Dans le Midi, à Narbonne, un des représentants de la Convention se vit obligé de requérir tous les citoyens et les citoyennes de la ville pour décharger les barques et charger les charrettes qui devaient transporter des fourrages pour l’armée [173].
Peu à peu, cependant, l’armée fut réorganisée. Les généraux girondins furent éliminés ; des jeunes prirent leurs places. C’étaient partout des hommes nouveaux, pour lesquels la guerre n’avait jamais été un métier, et qui arrivaient aux armées avec tout l’enthousiasme d’un peuple en révolution. Ils créèrent bientôt une nouvelle tactique, que plus tard on attribua à Napoléon, la tactique des déplacements rapides et des grandes masses écrasant l’ennemi dans ses corps d’armée séparés, avant de les laisser opérer leur jonction. Misérablement vêtus, en loques, souvent nu-pieds, très souvent sans nourriture, mais inspirés du feu sacré de la Révolution et de l’égalité, les volontaires de 1793 remportaient des victoires là où la défaite semblait certaine. En même temps les commissaires de la convention déployaient une énergie farouche pour nourrir ces armées, les vêtir, les transporter. Pour la plupart, l’égalité fut leur principe. Il y eut, sans doute, parmi ces conventionnels quelques brebis galeuses, comme Cambacérès. Il y eut des sots qui s’entouraient du faste qui perdit plus tard Bonaparte et il y eut quelques concussionnaires. Mais ceux-là furent de très rares exceptions. Presque tous les deux cents conventionnels en mission surent partager les misères et les dangers avec les soldats.
Ces efforts amenèrent le succès, et après avoir traversé en août et en septembre une très sombre période de revers, les armées républicaines reprirent le dessus. L’invasion fut endiguée au commencement de l’automne.
En juin, après la trahison de Dumouriez, l’armée du Nord était en pleine déroute — ses généraux prêts à en venir aux mains — et elle avait contre elle quatre armées représentant près de 118.000 hommes, Anglais, Autrichiens, Hanovriens et Hollandais. Forcée d’abandonner son camp retranché et de se réfugier derrière la Sarpe, elle laissait les forteresses de Valenciennes et de Condé à l’ennemi et ouvrait la route de Paris.
Les deux armées qui défendaient la Moselle et le Rhin comptaient à peine 60.000 combattants, et elles avaient contre elles 83.000 Prussiens et Autrichiens, ainsi qu’un corps de cavalerie d’environ 6.000 émigrés. Custine, dont l’attachement à la République était très suspect, abandonnait les positions occupées en 1792 et laissait les Allemands investir la forteresse de Mayence, sur le Rhin. Du côté de la Savoie et de Nice, où il fallait tenir tête à 40.000 Piémontais, soutenus par 8.000 Autrichiens, il n’y avait que l’armée des Alpes et celle des Alpes-Maritimes, toutes deux en complète désorganisation à la suite des soulèvements du Forez, de Lyon et de la Provence.
Du côté des Pyrénées, 23.000 Espagnols entraient en France et ne rencontraient qu’une dizaine de mille hommes sans canons et sans provisions. Avec l’aide des émigrés, cette armée s’emparait de plusieurs forts et menaçait tout le Roussillon.
Quant à l’Angleterre, elle inaugurait dès 1793 la tactique qu’elle suivit plus tard dans les guerres contre Napoléon. Sans trop s’avancer elle-même, elle préférait payer les puissances de la coalition, et profitait de la faiblesse de la France pour lui enlever ses colonies et ruiner son commerce à l’extérieur. En juin 1793, le gouvernement anglais déclara le blocus de tous les ports français, et les vaisseaux anglais, contrairement aux usages du droit international d’alors, se mirent à saisir les vaisseaux neutres qui apportaient des vivres en France. En même temps l’Angleterre favorisait les émigrés, importait des armes et des ballots de proclamations pour soulever la Bretagne et la Vendée, préparait la saisie des ports de Saint-Malo, Brest, Nantes, Bordeaux, Toulon, etc.
À l’intérieur, c’étaient cent mille paysans soulevés en Vendée et fanatisée par les prêtres ; la Bretagne en fermentation et travaillée par les Anglais ; la bourgeoisie des grandes villes commerçantes, comme Nantes, Bordeaux, Marseille, furieuse de l’arrêt des « affaires » et se mettant de connivence avec les Anglais. Lyon et la Provence en pleine révolte ; le Forez travaillé par les prêtres et les émigrés ; et, à Paris même, tout ce qui s’était enrichi depuis 1789, impatient d’en finir avec la Révolution, se préparant à lui donner l’assaut.
Dans ces conditions, les alliés se sentirent si sûrs de rétablir sous peu la royauté et de placer Louis XVII sur le trône, que ce n’était pour eux qu’une question de quelques semaines. Fersen, le confident de Marie-Antoinette, discutait déjà avec ses amis comment serait composé le conseil de régence ; tandis que le plan de mettre le comte d’Artois à la tête des mécontents en Bretagne était convenu entre l’Angleterre, l’Espagne et la Russie [174].
Si les alliés avaient seulement marché droit sur Paris, ils auraient certainement mis la Révolution en péril. Mais, soit par crainte d’un nouveau Deux-Septembre, soit qu’ils préférassent la possession des places-fortes enlevées à la France à un siège de Paris, ils s’arrêtèrent dans leur marche pour s’emparer d’abord de Valenciennes et de Mayence. Mayence se défendit, et ne capitula que le 22 juillet. Quelques jours auparavant, Condé se rendait après une résistance de quatre mois, et le 26 juillet Valenciennes, après un assaut des alliés, capitulait à son tour, aux applaudissements de la bourgeoisie, qui, pendant tout le siège, avait entretenu des relations avec le duc d’York. L’Autriche prit possession de ces deux places fortes.
Au Nord, la route de Paris était ouverte, depuis le 10 août, aux alliés, qui avaient plus de 300.000 hommes entre Ostende et Bâle.
Qu’est-ce qui retint encore une fois les alliés et les empêcha de marcher sur Paris pour délivrer Marie-Antoinette et le Dauphin ? Était-ce toujours le désir de s’emparer d’abord des forteresses qui resteraient à eux, quoi qu’il arrivât en France ? Était-ce la peur de la résistance sauvage que pouvait offrir la France républicaine ? Ou bien, étaient-ce — ce qui nous semble plus probable — des considérations d’un ordre diplomatique ?
Les documents qui concernent la diplomatie française de cette époque n’étant pas encore publiés, nous sommes réduits à des conjectures. Nous savons cependant, que, pendant l’été et l’automne de 1793, des pourparlers furent menés par le Comité de salut public avec l’Autriche concernant la mise en liberté de Marie-Antoinette, du Dauphin, de sa sœur et de leur tante, madame Élisabeth. Et nous savons que Danton resta jusqu’en 1794 en pourparlers secrets avec les whigs anglais, pour arrêter l’invasion anglaise. D’un jour à l’autre on s’attendait en Angleterre à voir Fox, le chef des whigs, renverser Pitt, le chef des tories, et arriver au pouvoir ; et à deux reprises (fin janvier 1794, lors de la discussion de la réponse au discours de la Couronne, et le 16 mars 1794) on espérait que le parlement anglais se prononcerait contre la continuation de la guerre contre la France [175].
En tout cas, le fait est qu’après leurs premiers succès, les alliés ne marchèrent pas sur Paris et se mirent de nouveau à assiéger les forteresses ; le duc d’York se porta à Dunkerque, dont il commença le siège le 24 août, et le duc de Cobourg assiégea le Quesnoy.
Cela donna à la République un moment de répit, et permit à Bouchotte, ministre de la guerre qui avait succédé à Pache, de réorganiser l’armée, renforcée d’une levée de 60.000 hommes, et de lui trouver des commandants républicains, pendant que Carnot, au Comité de salut public, essayait d’apporter plus d’ensemble aux actions des généraux, et que les conventionnels en mission allaient porter le souffle révolutionnaire aux armées. On traversa ainsi le mois d’août, pendant lequel les revers à la frontière et en Vendée avaient ravivé les espérances des royalistes et semé le désespoir parmi une bonne partie des républicains.
Cependant, dès les premiers jours de septembre 1793, les armées de la République, talonnées par l’opinion, prenaient l’offensive dans le Nord, sur le Rhin, dans les Pyrénées. Mais si cette nouvelle tactique était suivie dans le Nord, où le duc d’York, furieusement attaqué par les Français à Hondschoote, fut forcé de lever le siège de Dunkerque, ailleurs elle ne donna encore que des résultats indécis.
Le Comité de salut public en profita pour demander et obtenir de la Convention des pouvoirs presque dictatoriaux, « jusqu’à la paix ». Mais ce qui aida le plus à arrêter les progrès de l’invasion, c’est que les soldats, voyant partout de nouveaux chefs, franchement républicains, sortir de leurs rangs pour arriver aux commandements supérieurs en quelques jours, et stimulés par l’exemple des commissaires de la Convention qui marchaient, eux-mêmes, l’épée à la main, à la tête des colonnes d’assaut, firent des prodiges de valeur. Le 15 et le 16 octobre, malgré des pertes extrêmement fortes, ils remportaient à Wattignies une première grande victoire sur les Autrichiens, qu’on peut dire vraiment enlevée à la baïonnette, puisque le village de Wattignies changea de maîtres jusqu’à huit fois pendant la bataille. Maubeuge, assiégé par les Autrichiens, fut alors débloqué, et cette victoire exerça sur la marche des événements la même influence que la victoire de Valmy avait exercée en 1792.
Lyon, nous l’avons vu, avait été forcé de se rendre le 9 octobre, et en décembre Toulon fut repris aux Anglais après un assaut qui fut commencé le 8 frimaire an II (28 novembre 1793) et continué le 26 frimaire (16 décembre), lorsque la « redoute anglaise » et les forts de l’Éguillette et de Balagnier furent enlevés de vive force. L’escadre anglaise mit le feu aux vaisseaux français amarrés dans le port, ainsi qu’aux arsenaux, aux chantiers et aux magasins, et quitta la rade, en abandonnant à la vengeance des républicains les royalistes qui lui avaient livré Toulon.
Malheureusement, cette vengeance fut furieuse, et laissa de profondes traces de haine dans les cœurs. Cent cinquante personnes, pour la plupart des officiers de la marine, furent mitraillés dans le tas, après quoi vint la vengeance au détail des tribunaux révolutionnaires.
En Alsace et sur le Rhin, où les armées de la République avaient à combattre les Prussiens et les Autrichiens, elles durent, dès le commencement de la campagne, abandonner leur ligne de défense autour de Wisembourg. Cela ouvrait la route de Strasbourg, dont la bourgeoisie appelait les Autrichiens en les pressant de venir prendre possession de la ville au nom de Louis XVII. Heureusement les Autrichiens ne se souciaient nullement de renforcer la royauté en France, ce qui donna le temps à Hoche et à Pichegru, aidés de Saint-Just et de Lebas, qui représentaient la Convention, de réorganiser l’armée et de prendre eux-mêmes l’offensive. Hoche battit les Autrichiens au Genisberg le 5 nivôse (25 décembre) et débloqua Landau.
Mais l’hiver était venu, et la campagne de 1793 se termina sans qu’il y eût d’autres succès à signaler d’un côté ou de l’autre. Les armées de l’Autriche, de la Prusse, des Hessois, des Hollandais, des Piémontais et des Espagnols restaient sur les frontières de la France ; mais l’élan des alliés s’était épuisé. La Prusse voulait même se retirer de l’alliance ; il fallut que l’Angleterre prît à la Haye (le 28 avril 1794) l’engagement de payer au roi de Prusse une somme de 7.500.000 francs et de verser chaque année une contribution de 1.250.000 fr. pour que celui-ci s’engageât à entretenir une armée de 62.400 hommes destinés à combattre la France.
Au printemps suivant, la guerre devait certainement recommencer, mais la République put lutter déjà dans des conditions bien plus avantageuses qu’en 1792 et en 1793. Grâce à l’élan qu’elle sut inspirer aux classes les plus pauvres, la Révolution se dégagea peu à peu des ennemis extérieurs qui avaient cherché à l’étrangler.
Mais au prix de quels sacrifices, de quelles convulsions à l’intérieur, de quelle aliénation de la liberté, qui devait tuer cette même Révolution et livrer la France au despotisme d’un « sauveur » militaire !
LVI. LA CONSTITUTION. — LE GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE
Il a fallu raconter assez longuement les soulèvements contre-révolutionnaires en France et les diverses péripéties de la guerre aux frontières avant de revenir à l’activité législative de la Convention et reprendre le récit des événements à Paris. Ceux-ci seraient incompréhensibles sans connaître ceux-là. C’est que la guerre dominait tout ; elle absorbait les meilleures forces de la nation et paralysait les efforts des révolutionnaires.
La mission principale pour laquelle la Convention avait été convoquée, c’était l’élaboration d’une nouvelle constitution républicaine. La constitution de 1791, monarchique et divisant le pays en deux classes, dont l’une était privée de tous les droits politiques, ne pouvait être maintenue. De fait, elle avait cessé d’exister. Aussi, dès que la Convention se fût réunie (le 21 septembre 1792), elle s’occupa de la nouvelle constitution. Le 11 octobre, elle nommait déjà un Comité de constitution, et ce Comité fut composé, comme il fallait bien s’y attendre, pour la plupart de Girondins (Sieyès, l’anglais Thomas Paine, Brissot, Pétion, Vergniaud, Gensonné, Condorcet, Barère et Danton). Le Girondin Condorcet, le mathématicien célèbre et le philosophe qui, dès 1774, s’occupait avec Turgot de réformes politiques et sociales, et qui fut un des premiers à se déclarer républicain après Varennes, fut l’auteur principal du projet de constitution que ce Comité déposa à la Convention, et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui accompagnait ce projet.
Il est évident que la première question qui s’éleva à la Convention, fut celle de savoir, auquel des deux partis qui se disputaient le pouvoir, profiterait la nouvelle constitution ? Les Jacobins voulurent en faire une arme de combat, qui leur permît d’arrêter la Révolution au 10 août. Et les Montagnards, qui ne considéraient pas l’œuvre de la Révolution comme achevée, firent tout pour empêcher la discussion définitive de la constitution, tant qu’ils n’auraient pas réussi à paralyser les Girondins et les royalistes.
Déjà avant la condamnation de Louis XVI, les Girondins avaient pressé la Convention d’accepter leur constitution, dans l’espoir de sauver le roi. Et plus tard, en mars et en avril 1793, lorsqu’ils virent surgir dans le peuple des tendances communistes, dirigées contre les riches, ils pressèrent d’autant plus la Convention d’accepter le projet de Condorcet. Ils avaient hâte de « rentrer dans l’ordre », pour diminuer l’influence que les révolutionnaires exerçaient en province par l’intermédiaire des municipalités et des sections sans-culottes, et à Paris par la Commune.
La loi municipale de décembre 1789 ayant donné aux municipalités un pouvoir considérable, d’autant plus grand que les organes du pouvoir central dans les provinces avaient été abolis, la Révolution de 1793 trouvait son meilleur appui dans les municipalités et les sections. On comprend donc que les Montagnards tenaient à conserver cet instrument puissant de leur action [176].
Mais c’est aussi pourquoi les Girondins, dans le projet de constitution que, seul, le soulèvement du 31 mai les empêcha d’imposer à la France, avaient pris soin de briser les communes, d’abolir leur existence indépendante, et de renforcer les directoires de département et de district — organes des propriétaires et des « honnêtes gens ». Pour y arriver, ils demandaient l’abolition des grandes communes et des municipalités communales, et la création d’une nouvelle, d’une troisième série d’unités bureaucratiques, les directoires de canton, qu’ils appelaient des « municipalités cantonales ».
Si ce projet était accepté, les communes qui représentaient, non pas un rouage de l’administration, mais des collectivités qui possédaient des terres, des bâtiments, des écoles, etc., en commun, devaient disparaître, pour être remplacées par des agglomérations purement administratives.
Les municipalités villageoises prenaient, en effet, très souvent le parti des paysans, et les municipalités des grandes villes, ainsi que leurs sections, représentaient souvent les intérêts des citadins pauvres. Il fallait donc donner aux bourgeois aisés un organe qui remplaçât ces municipalités, et les Girondins espéraient évidemment le trouver dans un directoire cantonal qui se rattacherait aux directoires — éminemment bureaucratiques et conservateurs, on l’a vu — du département et du district, plutôt qu’au peuple.
Sur ce point, — très essentiel à notre avis, — les deux projets de Constitution, celui des Girondins et celui des Montagnards, se séparèrent complètement.
Un autre changement, très important, que les Girondins essayèrent d’introduire (il fut repoussé d’ailleurs par le Comité de constitution), c’était les deux Chambres, ou bien, faute de cela, une division du corps législatif en deux sections, comme ce fut fait plus tard dans la constitution de l’an II (1795), après la réaction de thermidor et le retour des Girondins au pouvoir.
Il est vrai que le projet de constitution des Girondins semblait sous certains rapports très démocratique, en ce sens qu’il confiait aux assemblées primaires des électeurs, en plus du choix de leurs représentants, le choix des fonctionnaires de la trésorerie, des tribunaux, et de la Haute Cour, ainsi que des ministres [177] et qu’il introduisait le referendum ou la législation directe. Mais si la nomination des ministres par les corps électoraux (en admettant qu’elle fût possible en pratique) n’aurait fait que créer deux autorités rivales, la Chambre et le ministère, issues toutes deux du suffrage universel, et le referendum était soumis à des règles si compliquées qu’elles le rendaient illusoire [178].
Enfin, ce projet de constitution et la Déclaration des droits qui le précédait établissaient, d’une façon plus concrète que la constitution de 1791, les droits du citoyen, — la liberté des opinions religieuses et du culte et la liberté de la presse et de tout autre moyen de publier ses pensées. Quant aux desiderata communistes qui se faisaient jour dans le peuple, la Déclaration des droits se bornait à constater que « les secours publics sont une dette sacrée de la société », et que la société doit l’instruction également à tous ses membres.
On comprend les doutes que ce projet dut soulever, lorsqu’il fut présenté à la Convention, le 15 février 1793. La Convention, sous l’influence des Montagnards, chercha à traîner ses décisions en longueur, et demanda qu’on lui envoyât d’autres projets ; elle nomma une Commission, dite Commission des Six, pour l’analyse des divers projets qui pourraient lui être présentés, et ce ne fut que le 17 avril que la discussion sur le rapport de la Commission commença à la Convention.
Sur les principes généraux de la Déclaration des droits on s’entendit assez facilement, tout en évitant ce qui pouvait servir d’encouragement aux « Enragés ». Ainsi Robespierre prononça, le 24 avril, un long discours, qui était, comme l’a fait ressortit M. Aulard [179], certainement teinté vaguement de ce que nous appelons « socialisme ». Il fallait, disait-il, déclarer que « le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui ; qu’il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables » ; et que « tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral. » Il demandait aussi que l’on proclame le droit au travail, sous une forme d’ailleurs très anodine : « La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler [180] ».
La Convention applaudit ce discours, mais refusa d’introduire dans la Déclaration des droits les quatre articles dans lesquels Robespierre avait exprimé ses idées sur la propriété, et, ni le 29 mai, lorsque la Convention, à la veille du soulèvement du 31, accepta à l’unanimité la Déclaration des droits, ni le 23 juin, lorsqu’elle adopta définitivement la Déclaration légèrement revisée, on ne pensa pas à y introduire les idées sur les limitations du droit de propriété que Robespierre avait résumées dans ses quatre articles.
Mais où les conceptions des Montagnards se séparèrent entièrement de celles des Girondins, c’est lorsqu’on arriva à discuter, le 22 mai, l’abolition des municipalités communales et la création de directoires cantonaux. Les Montagnards furent décidément contre cette abolition, d’autant plus que les Girondins voulaient détruire l’unité de Paris et de la Commune, en demandant que chaque ville ayant plus de 50.000 habitants fût divisée en plusieurs municipalités. La Convention se rangea à l’avis des Montagnards et rejeta le projet girondin de « municipalités cantonales ».
Cependant les événements se précipitaient. On était à la veille du soulèvement de Paris, qui allait forcer la main à la Convention pour la faire éliminer de son sein les principaux Girondins ; et il était certain que l’expulsion des Girondins serait une cause de guerre civile dans plusieurs départements. Il fallait donc que la Convention arborât au plus vite un drapeau qui pût servir de ralliement pour les républicains de province. Alors, le 30 mai, la Convention décida, sur l’avis du Comité de salut public, que la constitution serait réduite aux seuls articles qu’il importait de rendre irrévocables. Et puisqu’une constitution, réduite à ces seuls articles, pouvait bien être rédigée en quelques jours, la Convention nomma, le 30 mai, une Commission de cinq membres, — Hérault de Séchelles, Ramel, Saint-Just, Mathieu et Couthon, — chargés de présenter « dans le plus bref délai » un plan de constitution, réduite à ses articles fondamentaux.
Les principaux Girondins ayant été arrêtés le 2 juin, la Convention « épurée » commença donc, le 11 juin, la discussion du nouveau plan de constitution, élaboré par sa Commission, sans se heurter à l’opposition de la Gironde. Cette discussion dura jusqu’au 18 juin. Puis, la Déclaration des droits (adoptée, nous venons de le voir, le 29 mai) fut légèrement révisée, pour être mise d’accord avec la constitution, et, présentée le 23, elle fut adoptée le même jour. Le lendemain, 24 juin, la constitution était adoptée en seconde lecture, et la Convention l’envoya de suite aux assemblées primaires, pour la soumettre au vote du peuple.
La constitution montagnarde — et là est son trait distinctif — maintenait entièrement les municipalités. « Pouvions-nous, dit Hérault de Séchelles, ne pas conserver les municipalités, quelques nombreuses qu’elles soient ? Ce serait une ingratitude envers la Révolution, et un crime contre la liberté. Que dis-je ? Ce serait vraiment anéantir le gouvernement populaire, — Non », ajoutait-il après avoir lancé quelques phrases sentimentales, « non, l’idée de retrancher les municipalités n’a pu naître que dans la tête des aristocrates, d’où elle est tombée dans la tête des modérés [181]. »
Pour la nomination des représentants, la constitution de 1793 introduisait le suffrage universel direct, par scrutin d’arrondissement (50.000 habitants) ; pour la nomination des administrateurs du département et ceux des districts, ce devait être le suffrage à deux degrés ; et le suffrage à trois degrés pour nommer les vingt-quatre membres du Conseil exécutif, qui devait être renouvelable chaque année par moitié. L’assemblée législative ne devait être élue que pour un an, et ses actes devaient être divisés en deux catégories : les décrets, qui seraient exécutoires immédiatement, et les lois, pour lesquelles le peuple pourrait demander le referendum.
Mais dans la constitution montagnarde, comme dans le projet girondin, ce droit de referendum était illusoire. D’abord, presque tout pouvait se faire par décrets, ce qui excluait le referendum. Et, pour obtenir celui-ci, il fallait que « dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d’eux, régulièrement formés », réclamât contre une nouvelle loi dans les quarante jours après l’envoi de la loi proposée.
Enfin, la constitution garantissait à tous les Français « la liberté, la sûreté, la propriété, la dette publique, le libre exercice des cultes, une instruction commune, des secours publics, la liberté indéfinie de la presse, le droit de pétition, le droit de se réunir en sociétés populaires, la jouissance de tous les droits de l’homme. » Quant aux lois sociales que le peuple attendait de la constitution, Hérault de Séchelles les promit pour plus tard. L’ordre d’abord : on verrait ensuite ce que l’on pourrait faire pour le peuple. Là-dessus la majorité des Girondins et des Montagnards se trouvait parfaitement d’accord [182].
Soumise aux assemblées primaires, cette constitution fut reçue avec beaucoup d’unanimité et même d’enthousiasme. La République se composait alors de 4.944 cantons, et lorsqu’on connut les votes de 4.520 cantons, il se trouva que la constitution avait été acceptée par 1.801.918 voix contre 11.610.
Le 10 août, cette constitution fut enfin proclamée à Paris avec beaucoup de pompe, et dans les départements elle aida à paralyser les insurrections girondines. Celles-ci n’avaient plus de raison d’être, puisque la calomnie des Girondins qui disaient partout que les Montagnards voulaient rétablir la royauté, avec un d’Orléans sur le trône, tombait. D’autre part, la constitution de 1793 fut si bien accueillie par la majorité des démocrates, qu’elle devint depuis lors, pour près d’un siècle, le credo de la démocratie.
Maintenant la Convention qui avait été convoquée précisément pour donner une constitution républicaine à la France, n’avait qu’à se séparer. Mais il était évident que dans la circonstance, avec l’invasion, la guerre et les soulèvements de la Vendée, de Lyon, de la Provence, etc., la constitution était inapplicable. Il était impossible que la Convention se séparât, et qu’elle fît courir à la République les risques de nouvelles élections.
Robespierre développa cette idée au club des Jacobins, le lendemain même de la promulgation de la constitution, et les nombreux délégués des assemblées primaires, venus à Paris pour assister à cette promulgation, étaient du même avis. Le 28 août, le Comité de salut public exprima la même idée à la Convention, qui, après six semaines d’hésitation, décréta enfin, après les premiers succès du gouvernement de la République à Lyon, c’est-à-dire le 10 octobre 1793, que le gouvernement de la France resterait « révolutionnaire » jusqu’à la paix. C’était maintenir de fait, sinon de droit, la dictature des Comités de salut public et de sûreté générale, qui fut renforcée en septembre par la loi des suspects et la loi sur les comités révolutionnaires.
LVII. ÉPUISEMENT DE L’ESPRIT RÉVOLUTIONNAIRE
Le mouvement du 31 mai 1793 avait permis à la Révolution d’achever ce qui fut son œuvre magistrale : l’abolition définitive, sans rachat, des droits féodaux et l’abolition du despotisme royal. Mais, ceci fait, la Révolution s’arrête. La masse du peuple veut bien aller plus loin ; mais ceux que la Révolution a portés à la tête du mouvement n’osent pas le faire. Ils ne veulent pas que la Révolution s’attaque aux fortunes de la bourgeoisie, comme elle s’est attaquée à celles de la noblesse et du clergé, et ils usent de tout leur ascendant pour enrayer, pour arrêter, et enfin pour écraser cette tendance. Les plus avancés et les plus sincères d’entre eux, à mesure qu’ils approchent du pouvoir, ont tous les ménagements pour la bourgeoisie, alors même qu’ils la détestent. Ils mettent une sourdine à leurs aspirations égalitaires, ils consultent même du regard ce que dira d’eux la bourgeoisie anglaise. Ils deviennent à leur tour des « hommes d’État », et ils travaillent à constituer un gouvernement fort, centralisé, dont les organes leur obéissent aveuglément. Et lorsqu’ils sont arrivés à constituer ce pouvoir, sur les cadavres de ceux qu’ils avaient trouvé trop avancés, ils apprennent, en montant eux-mêmes à l’échafaud, qu’en tuant le parti avancé ils avaient tué la Révolution.
Après avoir sanctionné par la loi ce que les paysans avaient demandé et fait, çà et là, pendant quatre ans, la Convention ne sait plus rien entreprendre d’organique. Sauf pour les affaires de défense nationale et d’éducation, son œuvre est désormais frappée de stérilité. Les législateurs sanctionneront encore la formation des Comités révolutionnaires et décideront de payer ceux des sans-culottes pauvres qui donneront leur temps au service des sections et des comités ; mais ces mesures, d’apparence démocratique, ne seront pas des mesures de démolition ou de création révolutionnaire. Ce ne seront que des moyens d’organiser le pouvoir.
C’est en dehors de la Convention et du club des Jacobins, — dans la Commune de Paris, dans certaines sections de la capitale et des provinces et dans le club des Cordeliers, — que l’on trouve quelques hommes qui comprennent que pour consolider les conquêtes, il faut marcher de l’avant, et qui essaient de formuler les aspirations d’ordre social, dont on aperçoit l’apparition dans les masses populaires.
Ils essaient de constituer la France comme une agrégation de 40.000 communes, en correspondance suivie entre elles et représentant autant de centres de l’extrême démocratie [183], qui travailleront à établir « l’égalité de fait », comme on disait alors, « l’égalisation des fortunes ». Ils cherchent à développer les germes de communisme municipal que la loi du maximum avait reconnus ; ils poussent à la nationalisation du commerce des principales denrées, dans laquelle ils voient le moyen de combattre l’accaparement et la spéculation. Ils essaient, enfin, d’arrêter la formation des grandes fortunes, et de briser, d’éparpiller celles qui se sont déjà constituées.
Mais, arrivée au pouvoir et profitant de la force qui s’était constituée entre les mains des deux Comités, de salut public et de sûreté générale, dont l’autorité grandissait avec les dangers de la guerre, la bourgeoisie révolutionnaire écrasa ceux qu’elle appela les « Enragés », ou « les anarchistes », — pour succomber à son tour en thermidor, sous l’attaque de la bourgeoisie contre-révolutionnaire [184]. Alors l’élan révolutionnaire étant arrêté par l’exécution des révolutionnaires avancés, le Directoire put s’établir, et Bonaparte n’eut ensuite qu’à s’emparer du pouvoir centralisé, établi par les révolutionnaires jacobins, pour devenir consul et plus tard empereur.
Tant que les Montagnards eurent à lutter contre les Girondins, ils cherchèrent appui chez les révolutionnaires populaires. En mars, en avril 1793, ils semblaient prêts à marcher très loin avec les prolétaires. Mais, arrivés au pouvoir, ils ne pensèrent plus qu’à constituer un parti moyen, placé entre les « Enragés » et les contre-révolutionnaires, et ils traitèrent en ennemis ceux qui représentaient les tendances égalitaires du peuple. Ils les écrasèrent, en écrasant toutes leurs tentatives d’organisation dans les sections et la Commune.
Le fait est que la grande masse des Montagnards, sauf de rares exceptions, n’avaient même pas la compréhension des besoins du peuple, nécessaire pour constituer un parti de révolution populaire. L’homme du peuple, avec ses misères, sa famille souvent affamée et ses aspirations égalitaires encore vagues et flottantes, leur était étranger. C’était plutôt l’individu abstrait, l’unité d’une société démocratique, qui les intéressait.
À l’exception de quelques Montagnards avancés, lorsqu’un conventionnel en mission arrivait dans une ville de province, les questions du travail et du bien-être dans la République, la jouissance égalitaire des biens disponibles l’intéressaient très peu. Envoyé pour organiser la résistance à l’invasion et relever l’esprit patriotique, il agissait en fonctionnaire démocratique, pour lequel le peuple n’était que l’élément qui devait l’aider à réaliser les vues du gouvernement.
S’il se rendait à la Société populaire de l’endroit, c’était parce que, la municipalité étant « gangrenée d’aristocratie », la Société populaire lui aiderait à « épurer la municipalité », pour organiser la défense nationale et mettre la main sur les traîtres.
S’il frappait les riches d’impôts, souvent très lourds, c’était parce que les riches, « gangrenés de négociantisme », sympathisaient avec les Feuillants ou les « fédéralistes », et aidaient l’ennemi. C’était encore parce qu’en les frappant on trouvait les moyens de nourrir et de vêtir les armées.
S’il proclamait l’égalité dans telle ville, s’il défendait de cuire du pain blanc, et imposait à tous le pain noir ou le pain de fèves, c’était pour pouvoir nourrir les soldats. Et lorsqu’un agent du Comité de salut public organisait une fête populaire et écrivait à Robespierre qu’il avait uni tant de citoyennes à des jeunes gens patriotes, c’était encore une propagande de patriotisme guerrier qu’il avait faite.
Aussi est-on frappé lorsqu’on lit les lettres adressées par les représentants en mission [185], d’y trouver si peu sur les grandes questions qui passionnaient la masse des paysans et des travailleurs dans les villes. Trois ou quatre seulement, sur deux cents, y portent intérêt.
Ainsi, la Convention a aboli enfin les droits féodaux et ordonné d’en brûler les titres, — opération qui ne s’accomplit qu’avec beaucoup de mauvaise volonté ; et elle a autorisé la reprise par les communes villageoises des terres qui leur avaient été enlevées sous divers prétextes depuis deux cents ans. Il est évident qu’activer ces mesures, les mettre à exécution sur place, serait le moyen de réveiller l’enthousiasme des populations pour la Révolution. Mais dans les lettres des conventionnels en mission on ne trouve presque rien sur ce sujet [186]. Quant aux lettres si intéressantes du jeune Jullien, adressées au Comité de salut public ou à son ami et protecteur Robespierre, elles ne mentionnent qu’une seule fois qu’il ait fait brûler les titres féodaux [187]. De même, c’est mentionné incidentellement chez Collot-d’Herbois [188].
Alors même que les conventionnels parlent de subsistances, — et ils y sont amenés souvent, — ils ne vont pas au fond de la question. Il n’y a qu’une lettre de Jeanbon Saint-André, du 26 mars 1793, qui fasse exception à la règle, et encore est-elle antérieure au 31 mai ; plus tard il se tourna aussi contre les révolutionnaires avancés [189]. Écrivant de Lot-et-Garonne, un des départements les plus sympathiques à la Révolution, Jeanbon priait ses collègues du Comité de ne pas se dissimuler les dangers de la situation : « Elle est telle, disait-il, que si notre courage ne fait pas naître quelqu’une de ces occasions extraordinaires qui remontent l’esprit public en France et lui donnent une nouvelle force, il n’y a plus d’espérance. Les troubles de la Vendée et des départements voisins sont inquiétants, sans doute, mais ils ne sont vraiment dangereux que parce que le saint enthousiasme de la liberté est étouffé dans tous les cœurs. Partout on est fatigué le la Révolution. Les riches la détestent, les pauvres manquent de pain... » et « tout ce qu’on appelait ci-devant modérés, qui faisaient en quelque sorte une cause avec les patriotes, et qui tout au moins voulaient une révolution quelconque, n’en veulent plus aujourd’hui... Disons le mot, ils veulent la contre-révolution... » Les municipalités mêmes sont faibles ou corrompues dans tous les lieux que ces deux représentants ont parcouru.
Jeanbon Saint-André demande donc des mesures qui soient grandes et rigoureuses. Et, sa lettre terminée, il revient à ces mesures dans un post-scriptum : « Le pauvre, dit-il, n’a pas de pain, et les grains ne manquent pas, mais ils sont resserrés... Il faut très impérieusement faire vivre le pauvre, si vous voulez qu’il vous aide à achever la Révolution... Nous pensons qu’un décret qui ordonnerait le recrutement général de tous les grains serait très utile, surtout si l’on y ajoutait une disposition qui établit des greniers publics formés du superflu des particuliers. » Et Jeanbon Saint-André supplie Barère de prendre l’initiative de ces mesures [190].
Mais le moyen d’intéresser la Convention à ces questions !
L’affermissement du régime montagnard est ce qui intéresse surtout les conventionnels. Mais, semblables à tous les hommes de gouvernement qui les ont précédés et qui les suivirent, ce n’est pas dans l’établissement du bien-être général et du bonheur pour le grand nombre qu’ils en cherchent le fondement. C’est dans l’affaiblissement et, au besoin, dans l’extermination des ennemis de ce régime. Bientôt ils se passionneront pour la Terreur, comme moyen d’abattre les ennemis de la République démocratique, mais jamais on ne les verra passionnés pour les mesures d’une grande envergure économique, pas même pour celles qu’ils ont votées à un certain moment sous la pression des événements.
LVIII. LE MOUVEMENT COMMUNISTE
Déjà, dans les cahiers de 1789 on rencontre, comme l’a montré Chassin, des idées qui seraient classées aujourd’hui comme socialistes. Rousseau, Helvétius, Mably, Diderot etc., avaient déjà traité les inégalités de fortune et l’accumulation du superflu entre les mains de quelques-uns, comme le grand obstacle à l’établissement de la liberté démocratique. Maintenant, ces idées se retrouvaient aux premières heures de la Révolution.
Turgot, Sieyès, Condorcet vinrent affirmer que l’égalité des droits politiques ne donnerait encore rien, sans l’égalité de fait. Celle-ci, disait Condorcet, représentait « le dernier but de l’art social», puisque « l’inégalité des richesses, l’inégalité d’état et l’inégalité d’instruction sont la principale cause de tous les maux » [191]. Et les mêmes idées trouvèrent écho dans plusieurs cahiers des électeurs, qui demandaient, soit le droit de tous à la possession du sol, soit « l’égalisation des fortunes ».
On peut même dire que le prolétariat parisien posait déjà ses revendications et qu’il trouvait des hommes pour bien les exprimer. L’idée de classes distinctes, ayant des intérêts opposés, est nettement exprimée dans le Cahier des pauvres du district de Saint-Étienne du Mont, par un certain Lambert, « un ami de ceux qui n’ont rien. » Travaux productifs, salaire insuffisant (le living wage des socialistes anglais), la lutte contre le laissez faire des économistes bourgeois, l’opposition de la question sociale à la question politique s’y trouvaient déjà [192].
Mais c’est surtout après la prise des Tuileries, et encore plus après l’exécution du roi, c’est-à-dire en février et en mars 1793, que ces idées commencèrent à être propagées ouvertement. Il paraîtrait même — du moins c’est Baudot qui l’affirme — que si les Girondins se posèrent en défenseurs si acharnés des propriétés, ce fut par peur de l’influence que la propagande égalitaire et communiste prenait à Paris [193].
Quelques Girondins, notamment Rabaut Saint-Étienne et Condorcet, subirent même l’influence de ce mouvement. Condorcet esquissait, sur son lit de mort, un plan de « mutualité », d’assurance entre tous les citoyens, contre tout ce qui peut rejeter le travailleur aisé dans un état où il est forcé de vendre son travail à n’importe quel prix. Quant à Rabaut, il demandait qu’on enlevât aux riches leurs grandes fortunes, soit par un impôt progressif, soit en imposant, par la loi, « l’écoulement naturel du superflu du riche » dans des établissements d’utilité publique. « Les grandes richesses sont un embarras à la liberté », disait-il, en répétant une formule très généralement répandue à cette époque. On vit même Brissot tâchant un moment de trouver le juste milieu bourgeois vis-à-vis de ce courant populaire, qu’il attaqua bientôt avec férocité [194].
Quelques Montagnards allèrent plus loin. Ainsi Billaud-Varenne, dans un opuscule, publié en 1793, parla ouvertement contre la grande propriété [195]. Il se révoltait contre cette idée de Voltaire que l’ouvrier doit être aiguillonné par la faim, pour qu’il travaille, et il demandait (p. 103) de déclarer que nul citoyen ne pourrait posséder désormais plus d’une quantité fixe d’arpents de terre, et que personne ne pourrait hériter de plus de 20.000 à 25.000 livres. Il comprenait que la cause première des maux sociaux résidait dans ce fait, qu’il y avait des hommes qui se trouvaient « sous la dépendance directe et non réciproque d’un autre particulier. Car dès là commence le premier chaînon de l’esclavage ». Il se moquait des petites propriétés morcelées que l’on voulait donner aux pauvres, « dont l’existence ne sera jamais que précaire et misérable, dès qu’elle prête à l’arbitraire . » Un cri s’est fait entendre, disait-il plus loin (p. 129) : « Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! Ajoutons-y la consécration de cette règle fondamentale : Point de citoyen dispensé de se pourvoir d’une profession ; point de citoyen dans l’impossibilité de se procurer un métier. »
L’idée de Billaud-Varenne sur l’héritage fut reprise, on le sait, par l’Association internationale des travailleurs à son Congrès de Bâle, en 1869. Mais il faut dire que parmi les Montagnards, Billaud-Varenne était l’un des plus avancés.
D’autres, comme par exemple Le Peletier, se bornaient à demander ce que l’Internationale demanda sous le nom d’« instruction intégrale », c’est-à-dire, l’enseignement d’un métier manuel à chaque adolescent ; tandis que d’autres encore se bornaient à demander « la restitution des propriétés » par la Révolution (Harmand) et la limitation du droit de propriété.
Cependant, c’est surtout en dehors de la Convention, — dans les milieux populaires, dans quelques sections, comme celle des Gravilliers, et au Club des Cordeliers, — certainement pas chez les Jacobins, — qu’il faut chercher les porte-parole des mouvements communalistes et communistes de 1793 et 1794. Il y eut même une tentative de libre organisation entre ceux que l’on nommait alors les « Enragés », c’est-à-dire ceux qui poussaient à la révolution égalitaire dans un sens social. Après le 10 août 1792, il s’était constitué, apparemment sous l’impulsion des fédérés venus à Paris, une espèce d’union entre les délégués des 48 sections de Paris, du Conseil général de la Commune et des « défenseurs réunis des 84 départements ». Et lorsque, au mois de février 1793, commencèrent à Paris les mouvements contre les agioteurs, dont nous avons déjà parlé (chap. XLIII), des délégués de cette organisation vinrent demander, le 3 février, à la Convention des mesures énergiques contre l’agiotage. Dans leurs discours on voit déjà en germe l’idée qui fut plus tard la base du mutuellisme et de la Banque du Peuple de Proudhon : l’idée que tous les profits qui résultent de l’échange dans les banques, si profit il y a, doivent revenir à la nation entière, — non pas à des particuliers, — puisqu’ils sont un produit de la confiance publique de tous à tous.
On ne connaît pas encore assez tous ces mouvements confus qui se manifestaient dans le peuple de Paris et des grandes villes en 1793 et 1794. On commence seulement à les étudier. Mais ce qui est certain, c’est que le mouvement communiste, représenté par Jacques Roux, Varlet, Dolivet, Chalier, Leclerc, L’Ange (ou Lange), Rose Lacombe, Boissel et quelques autres, avait une profondeur que l’on n’avait pas aperçue tout d’abord, mais que Michelet avait déjà devinée [196].
Il est évident que le communisme de 1793 ne se présente pas avec l’ensemble de doctrine que l’on trouve chez les continuateurs français de Fourier et de Saint-Simon, et surtout chez Considérant ou même chez Vidal. En 1793, les idées communistes ne s’élaboraient pas dans le cabinet d’études ; elles surgissaient des besoins du moment. C’est pourquoi le problème social se présenta pendant la Grande Révolution surtout sous la forme de problèmes de subsistances et de problème de la terre. Mais là aussi c’est ce qui fait la supériorité du communisme de la Grande Révolution sur le socialisme de 1848 et de ses descendants. Il allait droit au but en s’attaquant à la répartition des produits.
Ce communisme nous paraît sans doute fragmentaire, d’autant plus que différentes personnes appuyaient, chacune, sur ses différents aspects ; et il reste toujours ce que nous pourrions appeler un communisme partiel, puisqu’il admet la possession individuelle, à côté de la propriété communale, et que, tout en proclamant le droit de tous sur tous les produits de la production, il reconnaît un droit individuel sur « le superflu », à côté du droit de tous sur les produits « de première et de seconde nécessité ». Cependant les trois aspects principaux du communisme s’y trouvent déjà : le communisme terrien, le communisme industriel, et le communisme dans le commerce et le crédit. Et en cela, la conception de 1793 est plus large que celle de 1848. Car, si différents agitateurs de 1793 appuient de préférence sur un de ces aspects du communisme plutôt que sur un autre, ces aspects ne s’excluent nullement. Au contraire, issus d’une même conception d’égalité, ils se complètent. En même temps, les communistes de 1793 cherchent à arriver à la mise en pratique de leurs idées par l’action des forces locales, sur place et en fait, tout en essayant d’ébaucher l’union directe des 40.000 communes.
Chez Sylvain Maréchal on trouve même une vague aspiration vers ce que nous appelons aujourd’hui le communisme anarchiste, — le tout exprimé évidemment avec beaucoup de réserve, car on risquait de payer de sa tête un langage trop franc.
L’idée d’arriver au communisme par la conspiration, au moyen d’une société secrète qui s’emparerait du pouvoir — idée dont Babeuf se fit l’apôtre — ne prit corps que plus tard, en 1795, lorsque la réaction thermidorienne eût mis fin au mouvement ascendant de la Grande Révolution. C’est un produit de l’épuisement — non pas un effet de la sève montante de 1789 à 1793.
Certainement, il y eut beaucoup de déclamation dans ce que disaient les communistes populaires. C’était un peu la mode à l’époque, à laquelle nos orateurs modernes paient aussi un tribut. Mais tout ce que l’on sait des communistes populaires de la Grande Révolution tend à les représenter comme profondément dévoués à leurs idées.
Jacques Roux avait été prêtre. Extrêmement pauvre, il vivait avec son chien, presque uniquement de ses deux cents livres de rente, dans une sombre maison au centre de Paris [197], et il prêchait le communisme dans les quartiers ouvriers. Très écouté dans la section des Gravilliers, Jacques Roux exerça aussi une grande influence dans le club des Cordeliers, jusqu’à la fin de juin 1793, lorsque cette influence fut brisée par l’intervention de Robespierre. Quant à Chalier, nous avons déjà vu l’ascendant qu’il exerçait à Lyon, et l’on sait par Michelet que ce communiste mystique était un homme remarquable, — plus encore « ami du peuple » que Marat, — adoré de ses disciples. Après sa mort, son ami Leclerc vint à Paris et y continua la propagande communiste, avec Roux, Varlet, jeune ouvrier parisien, et Rose Lacombe, le pivot des femmes révolutionnaires. Sur Varlet on ne sait presque rien, sauf qu’il était populaire parmi les pauvres de Paris. Son pamphlet, Déclaration solennelle des droits de l’homme dans l’état social, publié en 1793, était très modéré [198]. Mais il ne faut pas oublier qu’avec le décret du 10 mars 1793 suspendu sur leurs têtes, les révolutionnaires avancés n’osaient pas publier tout ce qu’ils pensaient.
Les communistes eurent aussi leurs théoriciens, tels que Boissel, qui publia son Catéchisme du genre humain aux débuts de la Révolution et une seconde édition de cet ouvrage en 1791 ; l’auteur anonyme d’un ouvrage publié aussi en 1791 et intitulé De la propriété, ou la cause du pauvre plaidée au tribunal de la Raison, de la Justice et de la Vérité ; et Pierre Dolivier, curé de Mauchamp, dont l’ouvrage remarquable, Essai sur la justice primitive, pour servir de principe générateur au seul ordre social qui peut assurer à l’homme tous ses droits et tous ses moyens de bonheur fut publié fin juillet 1793 par les citoyens de la commune d’Auvers, district d’Étampes [199]. Il y eut aussi l’Ange, ou Lange, qui fut, comme l’avait déjà fait remarquer Michelet, un vrai précurseur de Fourier. Enfin Babeuf se trouvait en 1793 à Paris. Employé aux subsistances, sous la protection de Sylvain Maréchal, il y faisait en secret de la propagande communiste. Forcé de se cacher, parce qu’il était poursuivi pour un prétendu crime de faux — faussement poursuivi par les bourgeois, comme l’a démontré G. Deville qui a retrouvé les pièces du procès [200] — il se tenait alors dans une réserve très prudente [201].
On a rattaché, par la suite, le communisme à la conspiration de Babeuf. Mais Babeuf, à en juger par ses écrits, ne fut que l’opportuniste du communisme de 1793. Ses conceptions, comme les moyens d’action qu’il préconisait, en rapetissait l’idée. Alors que beaucoup d’esprits comprenaient à cette époque qu’un mouvement vers le communisme serait le seul moyen d’assurer les conquêtes de la démocratie, Babeuf cherchait, comme l’a très bien dit un de ses apologistes modernes, à glisser le communisme dans la démocratie. Alors qu’il devenait évident que la démocratie perdrait ses conquêtes si le peuple n’entrait en lisse, Babeuf voulait la démocratie d’abord, pour y introduire peu à peu le communisme [202]. En général, sa conception du communisme était si étroite, si factice, qu’il croyait y arriver par l’action de quelques individus qui s’empareraient du gouvernement à l’aide d’une société secrète. Il allait même jusqu’à mettre sa foi dans un individu, pourvu qu’il eût la volonté forte d’introduire le communisme et de sauver le monde ! Illusion funeste qui continua à être nourrie par certains socialistes pendant tout le dix-neuvième siècle, et nous donna le césarisme, — la foi en Napoléon ou en Disraéli, la foi dans un sauveur, qui persiste jusqu’à nos jours.
LIX. IDÉES SUR LA SOCIALISATION DE LA TERRE, DES INDUSTRIES, DES SUBSISTANCES ET DU COMMERCE
La pensée dominante du mouvement communiste de 1793 fut, que la terre doit être considérée comme un patrimoine commun de toute la nation, que chaque habitant a droit à la terre, et que l’existence doit être garantie à chacun, de façon que personne ne puisse être forcé de vendre son travail, sous la menace de la faim.
L’« égalité de fait », dont on avait beaucoup parlé dans le courant du dix-huitième siècle, se traduisait maintenant par l’affirmation d’un droit égal de tous à la terre ; et l’immense mobilisation des terres qui se faisait par la vente des biens nationaux réveillait l’espoir de pouvoir mettre cette idée en pratique.
Il ne faut pas oublier qu’à cette époque, où les grandes industries commençaient seulement à se former, la terre était l’instrument principal d’exploitation. Par la terre, le seigneur tenait les paysans, et l’impossibilité d’avoir son lopin de terre forçait le paysan indigent à émigrer en ville, où il était livré, sans défense, au fabricant industriel et à l’agioteur.
Dans ces conditions, nécessairement, la pensée des communistes se portait vers ce que l’on désigna sous le nom de « loi agraire », c’est-à-dire vers la limitation des propriétés terriennes à un certain maximum d’étendue et à la reconnaissance du droit de chacun à la terre. L’accaparement des terres, qui se faisait alors par les spéculateurs pendant la vente des biens nationaux, ne pouvait que renforcer cette idée. Et, tandis que les uns demandaient que chaque citoyen qui voudrait cultiver la terre ait le droit de recevoir sa part des biens nationaux ou, du moins, d’en acheter une part à des conditions faciles de paiement, — d’autres, qui voyaient plus loin, demandaient que la terre fût rendue propriété communale, et que chacun ne fût nanti que d’un droit temporaire de possession du sol qu’il cultiverait lui-même, et tant qu’il le cultiverait.
Ainsi, Babeuf, évitant peut-être de trop se compromettre, demandait le partage égal des terres communales. Mais lui aussi voulait « l’inaliénabilité » des terres, ce qui voulait dire le maintien des droits de la société, de la commune, ou de la nation, sur le sol — la possession foncière, et non la propriété.
D’autre part, à la Convention, lors de la discussion de la loi sur le partage des terres communales, Julien Souhait combattit le partage définitif, proposé par le Comité d’agriculture, et il eut certainement avec lui les millions de paysans pauvres. Il demanda que le partage des biens communaux — à parts égales, entre tous — fût seulement temporaire, et qu’il pût être refait à certaines époques. L’usufruit seul eût été concédé en ce cas, comme dans la commune russe.
Dans le même ordre d’idées, Dolivier, le curé de Mauchamp, établissait, dans son Essai sur la justice primitive, « deux principes immuables : le premier, que la terre est à tous en général et n’est à personne en particulier ; le second, que chacun a un droit exclusif au produit de son travail ». Mais, comme la question de la terre dominait les autres à cette époque, il s’y attacha de préférence.
« La terre, disait-il, prise en général, doit être considérée comme le grand communal de la nature », — la propriété commune de tous ; « chaque individu doit y trouver son droit de partage au grand communal ». « Une génération n’a pas le droit de faire la loi à la génération suivante et de disposer de sa souveraineté ; à combien plus forte raison n’a-t-elle donc pas le droit de disposer de son patrimoine ? » Et plus loin : « Les nations seules et, par sous-division, les communes sont véritablement propriétaires de leur terrain » [203].
Au fond, Dolivier ne reconnaissait de droit, transmissible par héritage, que sur les propriétés mobilières. Quant à la terre, personne ne devait être admis à posséder, du fonds commun, que ce qu’il pouvait cultiver lui-même, avec sa famille, — et cela en possession viagère seulement. Ce qui n’empêcherait pas, bien entendu, la culture communiste par la commune, à côté des fermes cultivées séparément. Mais, connaissant bien le village, Dolivier détestait les fermiers, autant que les propriétaires. Il demandait « l’entière dissolution des corps de ferme », « l’extrême division de la terre entre tous les citoyens qui n’en ont point, ou qui n’en ont pas suffisamment. Voilà l’unique mesure adéquate qui ranimerait nos campagnes et porterait l’aisance dans toutes les familles qui gémissent dans la misère, faute de moyen de faire valoir leur industrie. La terre, ajoutait-il, en serait mieux cultivée, les ressources domestiques plus multipliées, les marchés, par conséquent, plus abondamment pourvus, et l’on se trouverait débarrassé de la plus détestable aristocratie, celle des fermiers. » Il prévoyait qu’on arriverait ainsi à une si grande richesse agricole, que l’on n’aurait jamais plus besoin de la loi sur les subsistances, « nécessaire dans les circonstances actuelles, mais qui n’en est pas moins un inconvénient ».
La socialisation des industries trouva aussi des défenseurs, surtout dans la région lyonnaise. On y demanda que les salaires fussent réglés par la commune, et que le salaire fût tel qu’il garantît l’existence. C’est le living wage des socialistes modernes anglais. En outre, on y demandait la nationalisation de certaines industries, telles que les mines. Et l’idée fut aussi lancée que les communes devraient saisir les industries désertées par les contre-révolutionnaires et les exploiter pour leur compte. En général, cette idée, de la commune se faisant productrice, fut très populaire en 1793. La mise en culture maraîchère communale des immenses terrains incultes dans les parcs des riches fut une idée très populaire à Paris, et Chaumette s’en fit l’apôtre.
Il est évident que l’industrie intéressa, à cette époque, bien moins que l’agriculture. Cependant le négociant Cusset, que Lyon avait élu membre de la Convention, parla déjà de la nationalisation des industries, et L’Ange développa un projet de phalanstère où l’industrie s’unirait à l’agriculture. Depuis 1790, L’Ange avait fait à Lyon une sérieuse propagande communiste. Ainsi, dans une brochure, datée de 1790, il développait les idées suivantes : « La Révolution, disait-il, allait être salutaire : un renversement des idées l’a pestiférée ; par le plus affreux des abus des richesses, on a métamorphosé le souverain » (le peuple). « L’or... n’est utile et salutaire qu’entre nos mains laborieuses ; il devient virulent quand il s’accumule dans les coffres des capitalistes... Partout, Sire, où Votre Majesté portera ses regards, elle ne verra que la terre occupée que par nous ; c’est nous qui travaillons, qui sommes les premiers possesseurs, les premiers et les derniers occupants effectifs. Les fainéants qui se disent propriétaires ne peuvent que recueillir l’excédent de notre subsistance. Cela prouve du moins notre co-propriété. Mais si, naturellement, nous sommes co-propriétaires et l’unique cause de tout revenu, le droit de borner notre subsistance et de nous priver du surplus est un droit de brigand. » [204] Ce qui représente, à mon avis, une façon très juste de concevoir la « plus-value ». Et, raisonnant toujours sur les faits réels — sur la crise des subsistances, traversée par la France — il arrivait à proposer un système d’abonnement des consommateurs pour acheter à des conditions déterminées l’ensemble de la récolte, — le tout, au moyen de l’association libre, s’universalisant librement. Il voulait, en outre, le magasin commun, où tous les cultivateurs pourraient porter leurs produits pour être vendus. C’était, on le voit, un système qui niait, dans le commerce des denrées, le monopole individualiste, et le régime étatiste de la Révolution ; il anticipait le système moderne des fruitières coopératives, associées pour écouler ensemble les produits de toute une province, comme on le voit au Canada, ou de toute une nation, comme c’est le cas au Danemark.
En général, c’est surtout le problème des subsistances qui passionna les communistes de 1793 et les amena à imposer à la Convention le maximum et à énoncer ce grand principe : la socialisation des échanges, la municipalisation du commerce.
En effet, la question du commerce des grains domina partout. « La liberté du commerce des grains est incompatible avec l’existence de notre République », disaient les électeurs de Seine-et-Oise, en novembre 1792, à la Convention. Ce commerce se fait par une minorité dans un but d’enrichissement, et cette minorité a toujours intérêt à produire des hausses artificielles des prix, qui font toujours souffrir le consommateur. Tout moyen partiel est dangereux et impuissant, disaient-ils ; ce sont les moyens termes qui nous ruineront. Il faut que le commerce des grains, que tout l’approvisionnement soit fait par la République qui établira « la juste proportion entre le prix du pain et la journée de travail ». La vente des biens nationaux ayant donné lieu à d’abominables spéculations de la part des gens qui affermaient ces biens, les électeurs de Seine-et-Oise demandaient la limitation des fermes et le commerce nationalisé.
« Ordonnez, disaient-ils, que nul ne pourra prendre à ferme plus de 120 arpents, mesure de 22 pieds par perche ; que tout propriétaire ne pourra faire valoir par lui-même qu’un seul corps de ferme, et qu’il sera obligé d’affermer les autres. » Et à cela ils ajoutaient : « Remettez ensuite le soin d’approvisionner chaque partie de la République entre les mains d’une administration centrale, choisie par le peuple, et vous verrez que l’abondance des grains et la juste proportion de leur prix avec celui de la journée de travail rendra la tranquillité, le bonheur et la vie à tous les citoyens. »
Ces idées n’étaient tirées, on le voit, ni de Turgot ni de Necker. La vie même les inspirait.
Ce qui est surtout à noter, c’est que ces idées furent acceptées par les deux comités, d’agriculture et de commerce, et développées dans leur rapport sur les subsistances présenté à la Convention [205], et qu’elles furent appliquées, sur les insistances du peuple, dans quelques départements du Berry et de l’Orléanais. Dans l’Eure-et-Loir, le 3 décembre 1792, on manqua d’assommer les commissaires de la Convention, en leur disant que « les bourgeois avaient assez joui, que c’était le tour des pauvres travailleurs. »
Plus tard des lois pareilles furent violemment exigées de la Convention par Beffroy (de l’Aisne), et la Convention — nous l’avons vu en parlant du maximum — fit une tentative, sur une immense échelle, pour toute la France, de socialiser tout le commerce des objets de première et de seconde nécessité, par le moyen de magasins nationaux, et l’établissement, dans chaque département, des prix « justes » des denrées.
On voit germer ainsi pendant la Révolution cette idée que le commerce est une fonction sociale ; qu’il doit être socialisé, comme la terre elle-même et l’industrie, idée qui sera développée plus tard par Fourier, Robert Owen, Proudhon et les communistes des années quarante.
Il y a davantage. Il est évident pour nous que Jacques Roux, Varlet, Dolivier, L’Ange et des milliers d’habitants des villes et des campagnes, agriculteurs et artisans, comprenaient, au point de vue pratique, infiniment mieux que les représentants à la Convention, le problème des subsistances. Ils comprenaient que la taxation, seule, sans la socialisation du sol, des industries et du commerce, resterait lettre morte, alors même qu’elle serait armée de tout un arsenal de lois répressives et du tribunal révolutionnaire. Le système de vente des biens nationaux adopté par la Constituante, la Législative et la Convention ayant créé ces gros fermiers que Dolivier traitait avec raison de pire aristocratie, la Convention s’en aperçut bien en 1794. Mais alors elle ne sut que les faire arrêter en masse, pour les envoyer à la guillotine. Cependant les lois draconiennes contre l’accaparement (telles que la loi du 26 juillet 1793, qui prescrivait de fouiller les greniers, les caves, les hangars des fermiers), ne faisaient que semer dans les villages la haine contre la ville et surtout contre Paris.
Le tribunal révolutionnaire et la guillotine ne pouvaient pas suppléer à l’absence d’une idée constructive communiste.
LX. LA FIN DU MOUVEMENT COMMUNISTE
Avant le 31 mai, lorsque les révolutionnaires Montagnards voyaient la Révolution arrêtée par l’opposition des Girondins, ils cherchaient à s’appuyer sur les communistes et, en général, sur « les Enragés ». Robespierre, dans son projet de Déclaration des Droits, du 21 avril 1793, où il se prononçait pour la limitation du droit de propriété, Jeanbon Saint-André, Collot d’Herbois, Billaud-Varenne, etc., se rapprochaient alors des communistes, et si Brissot, dans ses attaques furieuses contre les Montagnards, confondait ceux-ci avec les « anarchistes », destructeurs des propriétés, c’est qu’en effet à cette époque les Montagnards ne cherchaient pas encore à se séparer nettement des « Enragés ».
Cependant, immédiatement après les émeutes de février 1793, la Convention prit déjà une attitude menaçante à l’égard des communistes. Sur un rapport de Barère, dans lequel il représentait déjà l’agitation comme l’œuvre des prêtres et des émigrés, elle vota d’enthousiasme, le 18 mars 1793 (malgré l’opposition de Marat), « la peine de mort contre quiconque proposera une loi agraire ou toute autre subversive des propriétés territoriales, communales ou individuelles. »
Tout de même, on fut forcé de ménager encore les Enragés, puisqu’on avait besoin du peuple de Paris contre les Girondins, et dans les sections les plus actives les Enragés étaient populaires. Mais, les Girondins une fois renversés, les Montagnards se tournèrent contre ceux qui voulaient « la Révolution dans les choses, puisqu’elle était faite dans les idées », et les écrasèrent à leur tour.
Il est malheureux que les idées communistes n’aient trouvé personne, parmi les hommes éduqués de l’époque, qui sût les formuler avec ensemble et se faire écouter. Marat aurait pu le faire s’il avait vécu ; mais en juillet 1793 il n’était plus. Hébert était trop sybarite pour s’atteler à une tâche pareille ; il appartenait trop à la société des jouisseurs bourgeois de l’école de d’Holbach pour devenir un défenseur de l’anarchisme communiste qui se faisait jour dans les masses populaires. Il put adopter le langage des sans-culottes, comme les Girondins en adoptèrent le bonnet rouge et le tutoiement ; mais, comme ceux-ci, il était trop loin du peuple pour comprendre et exprimer les aspirations populaires. Et il s’allia avec les Montagnards pour écraser Jacques Roux et les « Enragés » en général.
Billaud-Varenne semblait comprendre, mieux que les autres Montagnards, le besoin de profonds changements dans le sens communiste. Il avait entrevu, un moment, qu’une révolution sociale qui aurait dû marcher de front avec la révolution républicaine. Mais lui aussi n’eut pas le courage de devenir un lutteur pour cette idée. Il entra dans le gouvernement et finit par faire comme les autres Montagnards qui disaient : « La république d’abord, les mesures sociales viendront après. » Mais là ils échouèrent, et là échoua la République.
C’est que la Révolution, par ses premières mesures, avait mis en jeu trop d’intérêts pour que ceux-ci pussent permettre au communisme de se développer. Les idées communistes sur les propriétés foncières avaient contre elles tous les immenses intérêts de la bourgeoisie, qui s’était jetée à la curée pour s’approprier les biens du clergé, mis en vente sous le nom de biens nationaux, et en revendre ensuite une partie aux paysans plus ou moins aisés. Ces acheteurs qui, au début de la Révolution, avaient été les plus sûrs soutiens du mouvement contre la royauté, une fois propriétaires eux-mêmes et enrichis par la spéculation, devenaient les ennemis les plus acharnés des communistes qui réclamaient le droit à la terre pour les paysans les plus pauvres et les prolétaires des villes.
Les législateurs de la Constituante et de la Législative avaient vu dans ces ventes le moyen d’enrichir la bourgeoisie aux dépens du clergé et de la noblesse. Quant au peuple, ils n’y pensaient même pas.
En effet, l’Assemblée Constituante s’était même opposée à ce que les paysans s’unissent en petites compagnies pour acheter ensuite tel ou tel bien. Mais, comme on avait un besoin immédiat d’argent, « on vendit avec fureur », dit Avenel, à partir d’août 1790 jusqu’en juillet 1791. On vendit aux bourgeois et aux paysans aisés, même à des compagnies anglaises et hollandaises qui achetaient pour spéculer. Et lorsque les acheteurs qui n’avaient versé pour commencer que 20 ou 12 pour cent du prix d’achat, eurent à payer le premier terme, ils firent tout pour ne rien payer, et très souvent il y réussirent.
Cependant, comme les réclamations des paysans qui n’avaient rien pu acquérir de ces terres se faisaient toujours entendre, la Législative d’abord, en août 1792, et plus tard, la Convention, par son décret du 11 juin 1793 (voy. chap. XLVIII), leur jetèrent en proie les terres communales, c’est-à-dire l’unique espoir du paysan le plus pauvre [206]. La Convention promit en outre que les terres confisquées des émigrés seraient partagées en lots de un à quatre arpents pour être aliénés aux pauvres, par bail à rente d’argent, toujours rachetable ; elle décréta même, vers la fin de 1793, qu’un milliard de biens nationaux seraient réservés aux volontaires sans-culottes enrôlés dans les armées, pour leur être vendus à des conditions favorables. Mais rien n’en fut fait. Ces décrets restèrent lettre morte, comme des centaines d’autres décrets de l’époque.
Et lorsque Jacques Roux vint à la Convention, le 25 juin 1793, — moins de quatre semaines après le mouvement du 31 mai, — dénoncer l’agiotage et demander des lois contre les agioteurs, les interruptions furieuses, les hurlements des conventionnels accueillirent son discours. Roux fut chassé de la Convention, il en sortit sous les huées [207]. Cependant, comme il s’attaquait à la constitution montagnarde et qu’il avait une forte influence dans la section des Gravilliers et au club des Cordeliers, Robespierre, qui ne mettait jamais le pied dans ce club, s’y rendit le 30 juin (après les émeutes du 26 et du 27 contre les marchands de savon), accompagné d’Hébert et de Collot d’Herbois, et il obtint des Cordeliers la radiation de Roux et de son camarade Varlet des listes de leur club.
Robespierre ne se lassa pas depuis lors de calomnier Jacques Roux. Comme il arrivait au communiste cordelier de critiquer les résultats nuls de la Révolution pour le peuple, et de dire, en critiquant le gouvernement républicain (comme il arrive aussi aux socialistes de nos jours), que sous la République le peuple souffrait plus que sous la royauté, Robespierre ne manqua jamais l’occasion de traiter Roux, même après sa mort, d’« ignoble prêtre » vendu aux étrangers et de « scélérat » qui « voulut exciter des troubles funestes » pour nuire à la République.
Dès juin 1793 Jacques Roux fut voué à la mort. On l’accusa d’être le fauteur des émeutes à propos du savon. Plus tard, en août, lorsqu’il publiait avec Leclerc un journal, L’ombre de Marat, on lança contre lui la veuve de Marat, qui réclama contre ce titre ; et enfin, on fit avec lui ce que les bourgeois avaient fait avec Babeuf. On l’accusa d’un vol, — d’avoir soustrait un assignat reçu par lui pour le club des Cordeliers, — alors que, comme l’a très bien dit Michelet, « ces fanatiques marquaient par leur désintéressement », et que de tous les révolutionnaires en vedette, Roux, Varlet, Leclerc étaient certainement des modèles de probité. Sa section des Gravilliers le réclama en vain à la Commune, en se portant garante pour lui. Le club des femmes révolutionnaires fit de même, — et fut dissous par la Commune.
Révolté par cette accusation, Roux et ses amis firent, un soir, le 19 août, un coup de force dans la section des Gravilliers. Ils cassèrent le bureau et portèrent Roux à la présidence. Alors, le 21, Hébert le dénonça aux Jacobins et, l’affaire ayant été portée devant la Commune, Chaumette parla d’attentat à la souveraineté du peuple et de peine de mort. Roux fut poursuivi, mais la section des Gravilliers réussit à obtenir qu’il fût relâché sous caution. Ce fut fait, le 25 août, mais l’information continua, se compliqua encore d’une accusation de vol, et le 23 nivôse (14 janvier 1794), Roux était traduit devant le tribunal de police criminelle.
Le tribunal se déclara incompétent, à cause de la gravité des actes reprochés à Roux (coup de force dans la section), et le renvoya devant le tribunal révolutionnaire. Alors, Roux, sachant ce qui l’attendait, se frappa devant le tribunal de trois coups de couteau. Transporté à l’infirmerie de Bicêtre, il tentait « d’épuiser ses forces », rapportèrent les agents de Fouquier-Tinville, et enfin il se frappa de nouveau, se blessa au poumon et succomba à ses blessures. L’acte d’autopsie est daté du 1er ventôse, an II, 19 février 1794 [208].
Le peuple, surtout dans les sections centrales de Paris, comprit alors que c’en était fait de ses rêves d’« égalité de fait » et de bien-être pour tous. Gaillard, l’ami de Chalier, venu à Paris après la prise de Lyon par les Montagnards, et qui avait passé toute la durée du siège dans un cachot, se tua aussi, lorsqu’il apprit la nouvelle de l’arrestation de Leclerc, emprisonné avec Chaumette et les hébertistes.
En réponse à toutes ces tendances du communisme, à la vue du peuple prêt à déserter la Révolution, le Comité de salut public, toujours anxieux de ne s’aliéner ni « le Ventre » de la Convention (« le Marais »), ni le club des Jacobins, répondit, le 21 ventôse de l’an II (11 mars 1794), par une circulaire ronflante adressée aux représentants en mission. Mais cette circulaire, comme le fameux discours de Saint-Just qui la suivit deux jours plus tard (23 ventôse), ne savait aboutir qu’à de la bienfaisance, à de la charité — très maigre, après tout, de l’État.
« Un grand coup était nécessaire pour terrasser l’aristocratie », disait la circulaire du Comité. « La Convention l’a frappé. L’indigence vertueuse devait rentrer dans la propriété que les crimes avaient usurpés sur elle... Il faut que la terreur et la justice portent sur tous les points à la fois. La Révolution est l’ouvrage du peuple : il est temps qu’il en jouisse. » Et ainsi de suite.
La Convention, cependant, ne fit rien. Le décret du 13 ventôse an II (3 février 1794), dont parla Saint-Just, se réduisait à ceci : Chaque commune devait dresser l’état des patriotes indigents, et ensuite le Comité de salut public ferait un rapport sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. Dans ces biens on allait leur découper un arpent en propre. Pour les vieillards et les infirmes, la Convention décréta plus tard, le 22 floréal (11 mai), d’ouvrir un Livre de la bienfaisance nationale [209].
Inutile de dire que cet arpent eut l’air, pour les paysans, d’une simple moquerie. D’ailleurs, à part quelques localités exceptionnelles, le décret n’eut même pas un commencement d’exécution. Ceux qui n’avaient rien saisi eux-mêmes des terres, ne reçurent rien.
Ajoutons encore que plusieurs représentants en mission, comme Albitte, Collot-d’Herbois et Fouché à Lyon, Jeanbon Saint-André à Brest et à Toulon, Romme en Charente, eurent en 1793 la tendance de socialiser les biens. Et lorsque la Convention fit la loi du 16 nivôse an II (5 janvier 1794) qui portait que, « dans les villes assiégées, bloquées ou cernées, les matières, marchandises et denrées de tout genre seraient mises en commun », on peut dire, observe Aulard, « qu’il y eut tendance à appliquer cette loi à des villes qui n’étaient ni assiégées, ni bloquées, ni cernées [210]. »
La Convention, ou plutôt ses Comités de salut public et de sûreté générale, supprimèrent en 1794 les manifestations communistes. Mais l’esprit du peuple français en révolution y poussait néanmoins, et sous la pression des événements, une grande œuvre de nivellement et une forte éclosion de l’esprit communiste se manifesta un peu partout dans le cours de l’an II de la République [211].
Ainsi les trois représentants de la Convention à Lyon, Albitte, Collot d’Herbois et Fouché firent le 24 brumaire an II (14 novembre 1793) un arrêté, qui eut un commencement d’exécution, en vertu duquel tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins et indigents devaient être « logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leurs cantons respectifs », et « du travail et les objets nécessaires à l’exercice de leur métier et de leur industrie » devaient être fournis aux citoyens valides. Les jouissances des citoyens, disaient-ils dans leurs circulaires, doivent être en proportion de leurs travaux, de leur industrie et de l’ardeur avec laquelle ils se dévouent au service de la patrie. Beaucoup de représentants aux armées arrivaient à la même résolution, dit M. Aulard. Ainsi Fouché levait de lourds impôts sur les riches pour nourrir les pauvres. Il est aussi certain, comme le dit le même auteur, qu’il y eut un nombre de communes qui firent du collectivisme (ou plutôt du communisme municipal) [212].
L’idée que l’État devait s’emparer des fabriques délaissées par leurs patrons et les mettre en exploitation, fut énoncée à maintes reprises. Chaumette la soutenait en octobre 1793, lorsqu’il constatait l’effet du maximum sur certaines industries, et Jeanbon Saint-André avait mis en régie la mine de Carhaix en Bretagne, pour assurer du pain aux ouvriers. L’idée était dans l’air.
Mais si un certain nombre de conventionnels en mission prenaient, en 1793, des mesures d’un caractère égalitaire, et s’inspiraient de l’idée de limitation des fortunes, la Convention, d’autre part, défendait avant tout les intérêts de la bourgeoisie, et il y a probablement du vrai dans cette remarque de Buonarroti, que la crainte de voir Robespierre se lancer, avec son groupe, dans des mesures qui auraient favorisé les instincts égalitaires du peuple, contribua à la chute de ce groupe au 9 thermidor [213].
LXI. CONSTITUTION DU GOUVERNEMENT CENTRAL — LES REPRÉSAILLES
Après le 31 mai et l’arrestation de principaux représentants girondins, les Montagnards avaient travaillé, pendant tout l’été de 1793, à constituer un gouvernement fort, concentré à Paris, capable de tenir tête à l’invasion, aux soulèvement en province et aux mouvements populaires qui auraient pu se produire à Paris même, sous l’influence des Enragés et des communistes.
Dès le mois d’avril, la Convention avait confié, nous l’avons vu, le pouvoir central à son Comité de salut public, et elle continua à renforcer celui-ci, après le 31 mai, de nouveaux éléments montagnards [214]. Et lorsque l’application de la nouvelle constitution fut prorogée jusqu’à la fin de la guerre, les deux Comités, de salut public et de sûreté générale, continuèrent à concentrer le pouvoir entre leurs mains, tout en suivant une politique moyenne, — celle de se placer entre le partis avancé (les Enragés, la Commune de Paris) et les Dantonistes, auxquels se rattachaient les Girondins.
En cela, les Comité étaient puissamment secondés par les Jacobins qui étendaient leur sphère d’action en province et serraient leurs rangs. De huit cents, en 1791, le nombre des société affiliées au club des Jacobins de Paris montait à huit mille en l793, et chacune de ces société devenait un centre d’appui pour la bourgeoisie républicaine : une pépinière où se recrutaient de nombreux fonctionnaires de la nouvelle bureaucratie, et un centre policier, dont le gouvernement s’aidait pour découvrir et frapper ses ennemis.
En outre, quarante mille Comités révolutionnaires furent bientôt formés dans les communes et les sections, et tous ces Comités, menés pour !a plupart, comme l’a déjà fait remarquer Michelet, par des bourgeois lettrés — très souvent par des fonctionnaires de l’ancien régime — furent bientôt soumis par la Convention au Comité de sûreté générale, tandis que les sections elles-mêmes ainsi que les sociétés populaires devenaient rapidement des organes du gouvernement central, des branches de la hiérarchie républicaine.
Cependant l’état de Paris n’était nullement rassurant. Les hommes énergiques, les meilleurs révolutionnaires s’étaient enrôlés en 1792, en 1793, pour marcher aux frontières ou en Vendée, et les royalistes relevaient la tête. Profitant de l’affaiblissement de la surveillance, ils rentraient en nombre. En août, le luxe de l’ancien régime faisait soudain sa réapparition dans les rues. Les jardins publics et les théâtres étaient envahis par les muscadins. Aux théâtres on applaudissait à outrance les pièces royalistes, et l’on sifflait les pièces républicaines. On allait jusqu’à représenter dans une pièce la prison du Temple et la délivrance de la reine, et il s’en fallut de peu que l’évasion de Marie-Antoinette ne s’accomplît.
Les sections étaient envahies par les contre-révolutionnaires girondins et royalistes. Alors que les journaliers, les artisans, fatigués après leurs longues journées de travail, rentraient au logis, les jeunes bourgeois, armés de gourdins, venaient aux assemblées générales des sections et les faisaient voter à leur gré.
Il est évident que les sections seraient parvenues à repousser ces incursions, comme elles l’avaient déjà fait une fois, en se prêtant main-forte entre sections voisines. Mais les Jacobins voyaient de mauvais œil le pouvoir rival des sections. Ils profitèrent de la première occasion pour les paralyser, et l’occasion ne tarda pas à se présenter.
Le pain continuait à manquer à Paris, et le 4 septembre des attroupements qui se rassemblaient aux cris : Du pain ! commencèrent à se former autour de l’Hôtel-de-Ville [215]. Ils devenaient menaçants, il fallut toute la popularité et la bonhomie de Chaumette, l’orateur favori des pauvres à Paris, pour les apaiser par des promesses. Chaumette promit d’obtenir du pain et de faire arrêter les administrateurs des subsistances. Le mouvement fut ainsi manqué, et le lendemain, le peuple n’envoya que des députations à la Convention.
La Convention ne sut et ne voulut rien faire pour répondre aux vraies causes de ce mouvement. Elle ne sut que menacer les contre-révolutionnaires, mettre la Terreur à l’ordre du jour, et renforcer !e gouvernement central. Ni la Convention, ni le Comité de salut public, ni même la Commune — menacée d’ailleurs par le Comité — ne se trouvèrent à la hauteur de la situation. Les idées égalitaires qui germaient dans le peuple ne trouvèrent personne pour les exprimer avec la même vigueur, la même audace et la même précision que Danton, Robespierre, Barère et tant d’autres avaient trouvées pour exprimer les aspiration de la Révolution à ses débuts. Le dessus fut pris par les hommes de gouvernement, — par les médiocrités de la bourgeoisie plus ou moins démocratique.
Le fait est que l’ancien régime gardait encore une force immense, et que cette force avait été augmentée par l’appui qu’il trouva chez ceux mêmes sur lesquels la Révolution avait versé ses bienfaits. Pour briser cette force il fallait une nouvelle révolution, populaire, égalitaire, — et la grande masse des révolutionnaires de 1789-1792 n’en voulait pas.
La majorité de la bourgeoisie, qui avait été révolutionnaire en 1789-1792, croyait maintenant que la Révolution était allée « trop loin. » Saurait-elle empêcher les « anarchistes » de « niveler les fortunes » ? Ne donnerait-elle pas aux paysans trop de bien-être, si bien qu’ils refuseraient de travailler pour les acheteurs de biens nationaux ? Où trouverait-on alors les bras pour mettre ces biens en rapport ? Car si les acheteurs avaient versé des millions au Trésor pour acheter les biens nationaux, c’était bel et bien pour les faire valoir ; et que ferait-on s’il n’y avait plus de prolétaires inoccupés dans les villages ?
Le parti de la Cour et des nobles avait maintenant pour alliés toute une classe d’acheteurs des biens nationaux, de bandes noires, de fournisseurs militaires et d’agioteurs. Ceux-là avaient fait fortune et ils avaient hâte maintenant de jouir, de mettre fin à la révolution, à une seule condition — celle que les biens achetés et les fortunes amassées ne leur fussent pas enlevés. Toute une masse de petits bourgeois, d’origine récente, les soutenait dans les villages. Et tout ce monde s’intéressait fort peu à la forme de gouvernement, pourvu qu’il fût fort, pourvu qu’il sût contenir les sans-culottes et résister à l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, qui pourraient faire restituer les biens enlevés par la Révolution au clergé et aux émigrés.
Aussi, lorsque la Convention et le Comité de salut public se virent menacés par les sections et la Commune, ils s’empressèrent, avant tout, de profiter du manque de cohésion dans ce mouvement pour renforcer le gouvernement central.
La Convention se décida, il est vrai, à mettre fin au commerce des assignats ; elle le défendit, sous peine de mort : et elle créa une « armée révolutionnaire » de 6.000 hommes sous les ordres de l’hébertiste Ronsin, pour comprimer les contre-révolutionnaires et réquisitionner les subsistances dans les campagnes, afin de nourrir Paris. Mais comme cette mesure n’était suivie d’aucune action organique qui remît la terre à ceux qui voulaient la cultiver eux-mêmes, et qui leur donnât la possibilité de le faire, les réquisitions de l’armée révolutionnaire ne furent qu’une cause de haine des campagnes contre Paris ; elles ne firent bientôt qu’augmenter les difficultés de l’alimentation.
Pour le reste, la Convention se borna à faire des menaces de Terreur, et à nantir le gouvernement de nouveaux pouvoirs. Danton parla de nation armée et menaça les royalistes. Il fallait, disait-il, « que chaque jour un aristocrate, un scélérat payât de sa tête ses forfaits ». Le club des Jacobins demanda la mise en accusation des Girondins arrêtés. Hébert parla de guillotine ambulante. Le tribunal révolutionnaire allait être renforcé, les visites domiciliaires devenaient permises pendant la nuit.
Et, tout en marchant ainsi vers la Terreur, on prenait en même temps des mesures pour amoindrir la Commune. Comme les comités révolutionnaires, chargés de la police judiciaire et des arrestations, étaient accusés de divers abus, Chaumette obtint de les épurer et de les placer sous la surveillance de la Commune ; mais douze jours plus tard, le 17 septembre 1793, ce droit était enlevé à la Commune par la Convention, et les comités révolutionnaires étaient placés sous la surveillance du Comité de sûreté générale, — cette sombre force de police secrète, qui grandissait à côté du Comité de salut public et menaçait de l’engloutir.
Quant aux sections, sous prétexte qu’elles se laissaient envahir par les contre-révolutionnaires, la Convention décida, le 9 septembre, que le nombre de leurs assemblées générales serait réduit à deux par semaine et, pour dorer la pilule, elle alloua quarante sous par séance à ceux des sans-culottes qui assistaient à ces assemblées et qui ne vivaient que du travail de leur bras. Mesure que l’on a souvent représentée comme une mesure très révolutionnaire, mais que les sections semblent avoir jugée d’une autre façon. Quelques unes (Contrat social, Halle aux blés, Droits de l’homme, sous l’influence de Varlet) refusèrent l’indemnité et en blâmèrent le principe ; tandis que les autres, comme l’a démontré Ernest Mellié, n’en firent qu’un usage très modéré.
Enfin, le 19 septembre, la Convention augmenta l’arsenal de répression par la loi des suspects, qui permettait d’arrêter comme suspects tous les ci-devant nobles, tous ceux qui se montreraient « partisans de la tyrannie ou du fédéralisme », tous ceux qui « ne s’acquittaient pas de leurs de devoirs civiques », — quiconque, enfin, n’avait pas constamment manifesté son attachement à la Révolution ! Louis Blanc et les étatistes en général s’extasient devant cette mesure de « formidable politique » alors qu’elle signifiait tout bonnement l’incapacité de la Convention de marcher dans la voie ouverte par la Révolution. C’était aussi préparer l’affreux encombrement des prisons, qui amena plus tard aux noyades de Carrier à Nantes, aux mitraillades de Collot à Lyon, aux « fournées » de juin et juillet 1794 à Paris, et qui prépara la chute du régime montagnard.
À mesure qu’un gouvernement redoutable se constituait ainsi à Paris, il était inévitable que des luttes terribles s’engageassent entre les diverses fractions politiques, pour décider à qui appartiendrait ce puissant instrument. C’est ce que l’on vit à la Convention le 25 septembre, jour où une mêlée générale fut engagée entre tous les partis, après quoi la victoire échut, comme il fallait bien s’y attendre, au parti de juste-milieu révolutionnaire : aux Jacobins et à Robespierre, leur fidèle représentant. Le tribunal révolutionnaire fut constitué sous leur influence.
Huit jours plus tard, le 3 octobre, on vit la nouvelle puissance s’affirmer. Ce jour-là, Amar, du Comité de sûreté générale, après de longues hésitations, fut forcé de faire un rapport pour envoyer devant le tribunal révolutionnaire les Girondins expulsés de la Convention le 2 juin ; et soit par peur, soit par toute autre considération, il demanda, en plus des trente-et-un qu’il accusait, la mise en jugement de soixante-treize représentants girondins qui, en juin, avaient protesté contre la violation de la Convention et qui continuaient à y siéger. Là-dessus Robespierre, au grand étonnement de tous, s’y opposa avec force. Il ne fallait pas frapper, disait-il, les soldats : il suffisait de frapper les chefs. Appuyé à la fois par la droite et par les Jacobins, il obtint ce qu’il voulait de la Convention, et il apparut ainsi avec l’auréole d’une force pondératrice, capable de dominer et la Convention et les Comités.
Encore quelque jours, et son ami Saint-Just lisait déjà à la Convention un rapport où, après s’être plaint de la corruption, de la tyrannie, de la nouvelle bureaucratie, et visant déjà la Commune de Paris, Chaumette et son parti, il concluait en demandant « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix. »
La Convention accepta ses conclusions. Le gouvernement central était constitué.
Pendant que ces luttes se déroulaient à Paris, la situation militaire se présentait sous un jour d’une tristesse effroyable. Au mois d’août une levée générale avait été ordonnée, et Danton, retrouvant son énergie et sa compréhension du génie populaire, développa la superbe idée de confier tout l’enrôlement, non pas à la bureaucratie révolutionnaire, mais aux huit mille fédérés, qui avaient été envoyés à Paris par les assemblées primaires pour signifier l’acceptation de la constitution. Ce plan fut adopté le 25 août.
Cependant, comme une moitié de la France ne voulait pas de la guerre, la levée se faisait très lentement ; les armes et les munitions manquaient.
Ce fut d’abord une série de revers en août et septembre. Toulon était aux mains des Anglais, Marseille et la Provence — en révolte contre la Convention ; le siège de Lyon continuait encore — et il dura jusqu’au 8 octobre, et en Vendée la situation ne s’améliorait nullement. C’est seulement le 16 octobre que les armées de la République remportèrent leur première victoire, à Wattignies, et le 18 que les Vendéens, battus à Chollet, passaient la Loire pour marcher vers le nord. Cependant le massacre des patriotes continuait toujours. À Noirmoutiers, nous l’avons vu, le chef vendéen Charette fusillait tous ceux qui s’y étaient rendus.
On comprend qu’à la vue de tout ce sang versé, des efforts inouïs et des souffrances que supportait la grande masse du peuple français, le cri : Frappez tous les ennemis de la Révolution, tous, en haut et en bas ! s’échappa des poitrines des révolutionnaires. On ne pousse pas à bout une nation sans qu’elle ait un sursaut de révolte.
Le 3 octobre, l’ordre fut donné au tribunal révolutionnaire de juger Marie-Antoinette. Depuis le mois de février on entendait continuellement parler à Paris de tentative d’évasion de la reine. Plusieurs d’entre elles, on le sait aujourd’hui, furent bien près de réussir. Les officiers municipaux que la Commune préposait à la garde du Temple se laissaient continuellement gagner par les partisans de la famille royale. Foulon, Brunot, Moelle, Vincent, Michonis furent de ce nombre. Lepître, ardent royaliste, était au service de la Commune et se faisait remarquer par ses idées avancées dans les sections. Un autre royaliste, Bault, obtenait la place de concierge la Conciergerie, où l’on tenait maintenant la reine. Une tentative d’évasion avait échoué en février ; une autre, tentée par Michonis et le baron de Batz, fut bien près de réussir, après quoi (11 juillet) Marie-Antoinette fut séparée d’abord de son fils, qui fut placé sous la garde du cordonnier Simon, puis transférée (le 8 août) à la Conciergerie. Mais les tentatives de l’enlever continuaient, et un chevalier de Saint-Louis, Rougeville, pénétra même jusqu’auprès d’elle, tandis que Bault, devenu son concierge, entretenait des relations au dehors. Et chaque fois qu’un plan de libération de la reine était préparé, les royalistes s’agitaient et promettaient un coup d’État et l’égorgement prochain de la Convention et des patriotes en général.
Il est probable que la Convention n’eût pas attendu jusqu’en octobre pour mettre Marie-Antoinette en jugement, si l’on n’avait pas eu l’espoir d’arrêter l’invasion des rois coalisés, à condition de mettre la reine en liberté. On sait même que le Comité de salut public avait donné (en juillet) des instructions dans ce sens à ses commissaires, Semonville et Maret, qui furent arrêtés en Italie par le gouverneur de Milan, et l’on sait aussi que les pourparlers continuèrent pour la mise en liberté de la fille du roi.
Les efforts de Marie-Antoinette pour appeler en France l’invasion allemande, et ses trahisons pour faciliter les conquêtes de l’ennemi sont trop bien démontrés, maintenant que l’on connaît sa correspondance avec Fersen, pour qu’il vaille la peine de réfuter les fables de ses défenseurs modernes, qui veulent en faire presqu’une sainte. L’opinion publique ne se trompait pas en 1793, lorsqu’elle accusait la fille de Marie-Thérèse d’être encore plus coupable que Louis XVI. Le 16 octobre, elle périt sur l’échafaud.
Les Girondins la suivirent de près. On se souvient que lorque trente-et-un d’entre eux furent décrétés d’arrestation, le 2 juin, ils furent laissé libres de circuler dans Paris, sous la garde d’un gendarme. On pensait si peu à les frapper que plusieurs Montagnards connus s’étaient offerts d’aller dans les départements de chacun des députés arrêtés, afin de s’y constituer otages. Cependant la plupart des Girondins décrétés d’arrestation s’étaient évadés de Paris, et étaient allés en province, prêcher la guerre civile. Les uns soulevaient la Normandie et la Bretagne, les autres poussaient Bordeaux, Marseille, la Provence au soulèvement, et partout ils devenaient les alliés des royalistes.
À ce moment, sur les trente-et-un Girondins décrétés d’arrestation le 2 juin, il ne restait plus à Paris que douze. On en ajouta dix autres, et le procès commença le 3 brumaire (22 octobre). Ils se défendaient avec courage, et comme leurs discours menaçaient d’influencer même les jurés sûrs du tribunal révolutionnaire, le Comité de salut public fit à la hâte voter une loi sur « l’accélération des débats ». Le 9 brumaire (29 octobre), Fouquier-Tinville fit lire cette nouvelle loi au tribunal. Les débats furent clos et les vingt-deux furent condamnés. Valazé se poignarda, les autres furent exécutés le lendemain.
Madame Roland fut exécutée le 18 brumaire (8 novembre) ; l’ex-maire de Paris, Bailly, dont la connivence avec Lafayette au massacre du 17 juillet 1791 au (Champ de Mars) ne faisait pas de doute, Girey Dupré, le Feuillant Barnave, gagné par la reine pendant qu’il l’accompagnait de Varennes à Paris, les suivirent de près ; et en décembre, le Girondin Korsaint et Rabaut Saint-Étienne, montèrent à l’échafaud, ainsi que madame Dubarry, de royale mémoire.
La Terreur était lancée, et elle allait suivre un développement inévitable.
LXIII. INSTRUCTION — SYSTÈME MÉTRIQUE — NOUVEAU CALENDRIER — TENTATIVES ANTI-RELIGIEUSES
Au milieu de toutes ces luttes, les révolutionnaires ne perdaient pas de vue la grande question de l’instruction publique. Ils essayaient d’en jeter les fondements, sur des bases égalitaires. Un immense travail fut fait dans cette direction, comme on peut s’en assurer d’après les documents du Comité d’instruction publique, récemment publiés [216]. On lut à la Convention l’admirable rapport de Michel Lepeletier sur l’instruction, trouvé après sa mort, et la Convention adopta une série de mesures pour l’instruction à trois degrés : les écoles primaires, les écoles centrales et les écoles spéciales.
Cependant le plus beau monument intellectuel de cette époque de la Révolution fut le système métrique. Ce système faisait bien plus que d’introduire dans les subdivisions des mesures linéaires, de surface, de volume et de poids, le système décimal qui est la base de notre numération — ce qui était déjà beaucoup pour simplifier l’enseignement des mathématiques et développer l’esprit mathématique. Il donnait en outre à la mesure fondamentale, le mètre, une longueur qui pourrait toujours être retrouvée avec beaucoup d’approximation, d’après les dimensions de la terre, — ce qui ouvrait de nouveaux horizons pour la pensée. En outre, en établissant des rapports simples entre les unités de longueur, de surface, de volume, et de poids, — le système métrique préparait, en y habituant l’esprit, la grande et géniale victoire des sciences au dix-neuvième siècle, — l’affirmation de l’unité des forces physiques, de l’unité de la Nature.
Le nouveau calendrier républicain en fut la conséquence nécessaire. Il fut adopté par la Convention, sur deux rapports de Romme, lus les 20 septembre et 5 octobre, et un autre rapport, de Fabre d’Églantine, lu le 24 novembre 1793 [217]. Il inaugurait dans le compte des années, une nouvelle ère, qui commençait par la proclamation de la République en France, le 22 septembre, 1792 (c’était aussi l’équinoxe d’automne), et il abandonnait la semaine chrétienne. Le dimanche disparaissait, — le jour férié devenait le décadi [218].
Cette décision de la Convention, qui rayait de notre vie le calendrier chrétien, enhardit nécessairement ceux qui voyaient dans l’Église chrétienne et ses desservants l’appui le plus solide de la servitude. L’expérience que l’on avait faite avec le clergé assermenté avait démontré l’impossibilité de gagner le clergé à la cause du progrès. Aussi l’idée de supprimer le budget des cultes et de laisser aux croyants le soin d’entretenir eux-mêmes les ministres de leurs cultes, se posa nécessairement. Cambon la porta à la Convention dès novembre 1792. Mais à trois reprises. la Convention décida de maintenir l’Église nationale, soumise à l’État, — tout en sévissant contre les prêtres réfractaires.
Contre ceux-ci on fit des lois très sévères : la déportation pour les insermentés et, depuis le 18 mars 1793, la mort pour ceux qui seraient compromis dans les troubles à propos du recrutement ou qui, devant être déportés, seraient saisis sur le territoire de la République. Au 21 octobre 1793, on décréta des lois encore plus expéditives, et la déportation fut appliquée aussi aux prêtres constitutionnels, assermentés, s’ils étaient accusés d’incivisme par six citoyens de leur canton. C’est qu’on se persuadait de plus en plus que les jureurs étaient souvent tout aussi dangereux que les non-jureurs ou papistes.
Les premières tentatives de « déchristianisation » furent faites à Abbeville et à Nevers [219]. Le conventionnel Pouché qui se trouvait en mission à Nevers, et qui agissait sans doute de concert et peut-être sous l’influence de Chaumette, qu’il rencontra dans cette ville, déclarait, le 26 septembre 1793, la guerre « aux cultes superstitieux et hypocrites», pour leur substituer « celui de la république et la morale naturelle [220]». Quelques jours après l’acceptation du nouveau calendrier il prit (le 10 octobre), un nouvel arrêté, d’après lequel les cérémonies des cultes ne pourraient être exercées qu’à l’intérieur de leurs temples respectifs ; toutes « les enseignes religieuses qui se trouvent sur les routes », etc., seraient anéanties, les prêtres n’oseraient plus paraître dans leurs costumes, ailleurs que dans leurs temples, et enfin les enterrements se feraient sans aucune cérémonie religieuse, dans des champs plantés d’arbres « sous l’ombre desquels s’élèvera une statue représentant le Sommeil. Tous les autres signes seront détruits », et « on lira sur la porte de ce champ, consacré par un respect religieux aux mânes des morts, cette inscription : La mort est un sommeil éternel ». Il expliquait aussi le sens de ces décrets à la population par des discours matérialistes.
En même temps, Laignelot, un autre conventionnel en mission, transformait à Rochefort l’église paroissiale en Temple de la Vérité, où huit prêtres catholiques et un ministre protestant vinrent se « déprêtriser », le 31 octobre 1793.
Le 14 octobre, sous l’influence de Chaumette, l’exercice extérieur du culte était prohibé à Paris, et le 16, l’arrêté de Fouché sur les enterrements était adopté en principe par la Commune.
Que ce mouvement ne fût nullement une surprise, et qu’il eût été préparé dans les esprits par la Révolution même et ses prédécesseurs, c’est évident. Maintenant, enhardie par les actes de la Convention, la province se lançait dans la « déchristianisation ». Sur l’initiative du bourg Ris-Orangis, toute la région de Corbeil renonçait au christianisme, et recevait bon accueil à la Convention lorsque ses députés vinrent le lui signaler, le 30 octobre.
Six jours après, des députés de la commune de Mennecy se présentèrent à la Convention, revêtus de chapes. Il reçurent aussi bon accueil, et la Convention reconnut le « droit qu’ont tous les citoyens d’adopter le culte qui leur convient et de supprimer les cérémonies qui leur déplaisent ». Une députation du département de Seine-et-Oise qui demandait que l’évêque de Versailles, récemment mort, ne fût pas remplacé, fut aussi reçue avec mention honorable.
La Convention encourageait ainsi le mouvement contre le christianisme, — non seulement par l’accueil qu’elle faisait à la déchristianisation, mais aussi par la destination qu’elle donnait aux dépouilles des églises — y compris la châsse de Sainte-Geneviève dont elle ordonnait le transfert à la Monnaie [221].
Alors, profitant probablement de cette attitude du gouvernement, Anacharsis Cloots et Chaumette firent encore un pas en avant.
Cloots, baron prussien, qui avait embrassé de tout cœur la Révolution et qui prêchait avec courage et beaucoup de sentiment l’Internationale des peuples, et le procureur de la Commune, Chaumette, ce vrai représentant de l’esprit ouvrier parisien, décidèrent l’évêque de Paris, Gobel, à abandonner ses fonctions ecclésiastiques. Ayant reçu l’approbation du conseil épiscopal, et après avoir annoncé sa démission au Département et à la Commune, Gobel vint en pompe, le 17 brumaire (7 novembre 1793), à la Convention, accompagné de onze de ses vicaires et suivi du maire Pache, du procureur Chaumette et de deux membres du Département, Momoro et Lullier, déposer ses attributs et ses titres.
Il tint un langage très digne en cette occasion. Toujours attaché « aux principes éternels de l’égalité, de la morale, bases nécessaires de toute constitution vraiment républicaine », il obéissait à la voix du peuple et renonçait à exercer « les fonctions de ministre du culte catholique ». Déposant sa croix et son anneau, il se coiffa du bonnet rouge que lui tendit un des membres.
Alors un enthousiasme que l’on ne peut comparer qu’à celui de la nuit du 4 août, s’empara de l’Assemblée. Deux autres évêques, Thomas Lindet et Gay-Vernon, ainsi que d’autres membres ecclésiastiques de la Convention, se précipitèrent à la tribune pour suivre l’exemple de Gobel. L’abbé Grégoire refusa de se joindre à eux. Quant à Sieyès, il vint déclarer, que depuis un grand nombre d’années il avait déposé tout caractère ecclésiastique, qu’il n’avait d’autre culte que celui de la liberté et de l’égalité, et que ses vœux appelaient depuis longtemps le triomphe de la raison sur la superstition et le fanatisme. L’effet de cette scène à la Convention fut formidable. Toute la France, toutes les nations voisines l’apprirent. Et partout, dans les classes gouvernantes, ce fut une explosion de haines contre la République.
En France, le mouvement se répandit rapidement dans les provinces. En quelques jours, plusieurs évêques et un grand nombre de prêtres avaient déposé leurs titres, et ces abdications donnaient lieu parfois à des scènes émouvantes. C’est touchant, en effet, de lire, par exemple, la description suivante de l’abdication des prêtres à Bourges, que je trouve dans une brochure locale de l’époque [222].
Après avoir mentionné un curé, J. Baptiste Patin, et Julien-de-Dieu, bénédictin, qui viennent déposer leurs attributs ecclésiastiques, l’auteur continue : « Privat, Brisson, Patrou, Rouen et Champion, ex-vicaires métropolitains, ne furent pas les derniers à descendre dans l’arène ; Eupic et Calende, Dumantier, Veyreton, ex-bénédictins, Ranchon, Collardot descendent après eux ; l’ex-chamoine Désormaux et Dubois, son confrère, courbés sous le poids des années, les suivent à pas lent, lorsque Lefranc s’écrie : « Brûlez, brûlez nos lettres de prêtrise, et que le souvenir de notre état passé disparaisse dans les flammes qui doivent les consumer. Je dépose sur l’autel de la patrie cette médaille d’argent ; elle représente le dernier des tyrans que l’ambition intéressée du clergé appelait très chrétien ». On brûle tous les diplômes des prêtres sur un bûcher, et mille cris s’élèvent dans les airs : « Périsse à jamais la mémoire des prêtres ! périsse à jamais la superstition chrétienne ! Vive la religion sublime de la nature ! » Après quoi vient l’énumération des dons patriotiques. Elle est touchante. Les dons en linge et en boucles d’argent des souliers sont très nombreux. Les patriotes et les « frères » sont pauvres : ils donnent ce qu’ils ont.
En général le sentiment anti-catholique, dans lequel une « religion de la Nature », se confondait avec l’entrain patriotique, semble avoir été bien plus profond qu’on n’aurait pu le supposer sans avoir consulté les documents de l’époque. La Révolution faisait penser, et donnait de l’audace à la pensée.
Entre temps, à Paris, le Département et la Commune décidèrent de célébrer le décadi suivant, 20 brumaire (10 novembre), à Notre-Dame même, et d’y organiser une Fête de la Liberté et de la Raison, pendant laquelle on chanterait des hymnes patriotiques devant la statue de la Liberté. Cloots, Momoro, Hébert, Chaumette firent une propagande active dans les sociétés populaires, et la fête réussit parfaitement. Cette fête fut si souvent décrite que nous ne nous arrêterons pas à ses détails. Il faut remarquer cependant qu’on préféra un être vivant à une statue pour figurer la Liberté, parce que « une statue, disait Chaumette, eût été encore un pas vers l’idolâtrie ». Comme l’avait déjà fait remarquer Michelet (liv. XIV, ch. III), les fondateurs du nouveau culte recommandaient « de choisir, pour remplir un rôle si auguste, des personnes dont le caractère rende la beauté respectable, dont la sévérité de mœurs et de regards repousse la licence ». Loin d’être une cérémonie gouailleuse, la fête fut plutôt une « chaste cérémonie, triste, sèche, ennuyeuse », dit Michelet, qui était, on le sait, très sympathique à la déchristianisation de 1793. Mais la Révolution, dit-il, était déjà « vieille et lasse, trop vieille pour enfanter ». L’essai de 1793 ne sortait pas du sein brûlant de la Révolution, « mais des écoles raisonneuses des temps de l’Encyclopédie ». En effet, il ressemblait à s’y méprendre au mouvement moderne des Sociétés éthiques (Ethical societies), qui restent aussi en dehors des masses du peuple.
Ce qui nous frappe surtout aujourd’hui, c’est que la Convention, malgré les demandes qui lui venaient de divers côtés, refusait d’aborder la grande question : l’abolition du traitement des prêtres. Par contre, la Commune de Paris et les sections pratiquèrent ouvertement la déchristianisation. Dans chaque section, une église, au moins, fut consacrée au culte de la Raison. Le conseil général de la Commune risqua même de brusquer les événements. En réponse au discours religieux de Robespierre, du 1er frimaire (voyez plus loin), il prit, le 3 frimaire (23 novembre), sous l’influence de Chaumette, un arrêté qui ordonnait de fermer à Paris, sur le champ, toutes les églises ou temples de toutes religions, rendait les prêtres responsables individuellement des troubles religieux, invitait les Comités révolutionnaires à surveiller les prêtres, et décidait de prier la Convention d’exclure les prêtres de toute espèce de fonction publique. On établissait en même temps un « cours de morale », pour préparer les prédicateurs de nouveau culte ; on décidait d’abattre les clochers, et dans diverses sections on organisait des fêtes de la Raison, pendant lesquelles on se moquait du culte catholique. Une section brûla les missels, et Hébert brûlait des reliques à la Commune.
En province, dit M. Aulard, presque toutes les villes, surtout dans le Sud-Ouest, parurent se rallier au nouveau culte rationaliste.
Cependant le gouvernement, c’est-à-dire le Comité de salut public, fit dès le début une sourde opposition à ce mouvement. Robespierre s’y opposa nettement, et lorsque Cloots vint lui parler avec enthousiasme de l’abdication de Gobel, il lui signifia brusquement son hostilité, en demandant ce qu’en diraient les Belges, dont Cloots voulait l’union avec la France.
Il se tut cependant durant quelques jours. Mais le 20 novembre Danton rentrait à Paris, après un long séjour à Arcis-sur-Aube, où il s’était retiré avec sa jeune femme, qu’il avait épousée, à l’église, immédiatement après la mort de sa première femme. Et le lendemain, 1er frimaire (21 novembre), Robespierre prononçait au club des Jacobins un premier discours, très violent, contre le culte de la Raison. La Convention, disait-il, ne ferait jamais cette démarche téméraire, de proscrire le culte catholique. Elle maintiendra la liberté des cultes et ne permettra pas qu’on persécute les ministres paisibles du culte. Puis il indiquait que l’idée d’un « grand Être qui veille sur l’innocence opprimée et qui punit le crime » était toute populaire, et il traitait les déchristianisateurs de traîtres, d’agents des ennemis de la France, qui voulaient repousser ceux des étrangers que la morale et l’intérêt commun attiraient vers la République !
Cinq jours plus tard, Danton parlait à peu près dans le même sens à la Convention, en attaquant les mascarades anti-religieuses. Il demandait qu’on y fixât une limite.
Qu’est-ce qui était arrivé pendant ces quelques jours pour rapprocher ainsi Robespierre et Danton ? Quelles nouvelles combinaisons, diplomatiques ou autres, s’offraient à ce moment, qui appelèrent Danton à Paris et l’incitèrent à se mettre en travers du mouvement déchristianisateur, lui, un vrai fils de Diderot, qui ne manqua pas d’affirmer son athéisme matérialiste jusqu’au pied même de l’échafaud ? Cette tactique de Danton est d’autant plus frappante que pendant la première moitié du mois de frimaire, la Convention ne cessa pas de voir les déchristianisateurs d’un œil favorable [223]. Le 14 frimaire (4 décembre), le robespierriste Couthon apportait encore des reliques à la tribune de la Convention et s’en moquait.
On est donc à se demander si Robespierre ne profitait pas de quelque nouvelle tournure prise par les pourparlers avec l’Angleterre, pour influencer Danton et donner libre expression à ses idées sur la religion, qui était toujours restée chère à ce déiste, disciple de Rousseau.
Vers le milieu du mois, Robespierre, fort de l’appui de Danton, se décida à agir, et le 10 frimaire (6 décembre) le Comité de salut public vint demander à la Convention un décret sur la liberté des cultes, dont le premier article défendait « toutes violences et mesures contraires à la liberté des cultes ». Cette mesure était-elle dictée par la peur de voir les campagnes se soulever, car dans les campagnes la fermeture des églises fut généralement très mal reçue [224] — toujours est-il que dès ce jour le catholicisme triomphait. Le gouvernement robespierriste le prenait sous sa protection. Il redevenait religion d’État [225].
Plus tard, au printemps, on alla plus loin. On essaya d’opposer au culte de la Raison, un nouveau culte, celui de l’Être suprême, conçu d’après le Vicaire savoyard de Rousseau. Cependant, ce culte, malgré l’appui du gouvernement et la menace de la guillotine pour ses adversaires, se confondait avec le culte de la Raison, alors même qu’on l’appelait culte de l’Être suprême, et sous ce nom, un culte moitié déiste et moitié rationaliste continua à se répandre, jusqu’à ce que la réaction thermidorienne n’eût pris le dessus.
Quant à la fête de l’Être suprême qui fut célébrée à Paris avec grande pompe, le 20 prairial (8 juin 1794), et à laquelle Robespierre, se posant en fondateur d’une nouvelle religion d’État, qui combattait l’athéisme, attribuait beaucoup d’importance, — cette fête fut belle, paraît-il, comme représentation théâtrale populaire, mais elle ne trouva pas d’écho dans les sentiments du peuple. Célébrée d’ailleurs par la volonté du Comité de salut public, — après que Chaumette et Gobel, sympathiques à la masse du peuple, eurent été guillotinés pour leurs opinions irreligieuses, — cette fête portait trop le caractère d’une constatation du triomphe sanglant du gouvernement jacobin sur les éléments avancés du peuple et de la Commune, pour être sympathique au peuple. Et, par l’attitude ouvertement hostile de plusieurs conventionnels envers Robespierre pendant la fête même, elle fut le prélude du 9 thermidor, — le prélude de la fin.
Mais, n’anticipons pas sur les événements.
LXIII. L’ÉCRASEMENT DES SECTIONS
Deux puissances rivales se trouvaient en présence à la fin de 1793 : les deux Comités, de salut public et de sûreté générale, qui dominaient la Convention, et la Commune de Paris. Cependant la vraie force de la Commune n’était ni dans son maire Pache, ni dans son procureur Chaumette, ou son substitut Hébert, ni dans son Conseil général. Elle était dans les sections. Aussi voit-on le gouvernement central s’appliquer constamment à soumettre les sections à son autorité.
Lorsque la Convention eut retiré aux sections de Paris « la permanence », c’est-à-dire le droit de convoquer leurs assemblées générales aussi fréquemment qu’elles le voulaient, les sections commencèrent à créer des « sociétés populaires » ou des « sociétés sectionnaires ». Mais ces sociétés furent très mal vues des Jacobins, qui devenaient à leur tour des hommes de gouvernement, et à la fin de 1793 et en janvier 1794 on parla beaucoup au club des Jacobins contre ces sociétés, — d’autant plus que les royalistes faisaient un effort concerté pour les envahir et s’en emparer. « Il est sorti du cadavre de la monarchie, disait un des Jacobins, Simond, une infinité d’insectes venimeux qui ne sont pas assez stupides pour en essayer la résurrection », mais qui cherchent à perpétuer les convulsions du corps politique [226]. En province, surtout, ces « insectes » ont du succès. Une infinité d’émigrés, continuait Simond, « gens de loi, gens de finance, agents de l’ancien régime », inondent les campagnes, envahissent les sociétés populaires et en deviennent les présidents et les secrétaires.
Il est évident que les sociétés populaires, qui n’étaient à Paris autre chose que des assemblées de sections organisées sous un autre nom [227], se seraient bientôt « épurées », pour exclure les royalistes déguisés, et elles auraient continué l’œuvre des sections. Mais toute leur activité déplaisait aux Jacobins qui voyaient avec jalousie l’influence de ces « nouveaux venus » qui les « dépassaient en patriotisme. » — « À les croire, disait le même Simond, les patriotes de 89... ne sont plus que des bêtes de somme fatiguées ou dépéries qu’il faut assommer, parce qu’ils ne peuvent plus suivre les nouveau-nés dans la route politique de la Révolution. » Et il trahissait les craintes de la bourgeoisie jacobine, en parlant de la « quatrième législature » que ces nouveaux venus auraient cherché à composer, pour aller plus loin que la Convention. « Nos plus grands ennemis, ajoutait Jeanbon Saint-André, ne sont pas au dehors ; nous les voyons : ils sont au milieu de nous ; ils veulent porter plus loin que nous les mesures révolutionnaires » [228].
Là-dessus, Dufourny parle contre toutes les sociétés de sections, et Deschamps les appelle de « petites Vendées. »
Quant à Robespierre, il s’empresse de reprendre son argument favori — les menées de l’étranger. « Mes inquiétudes, dit-il, n’étaient que trop fondées. Vous voyez que la tartuferie contre-révolutionnaire y domine. Les agents de la Prusse, de l’Angleterre et de l’Autriche veulent par ce moyen anéantir l’autorité de la Convention et l’ascendant patriotique de la Société des Jacobins. » [229].
L’hostilité des Jacobins contre les sociétés populaires est évidemment une hostilité contre les sections de Paris et les organisations de même genre en province, et cette hostilité n’est que l’expression de celle du gouvernement central. Ainsi, dès que le gouvernement révolutionnaire fut établi par le décret du 14 frimaire (4 décembre 1793), le droit d’élire les juges de paix et leurs secrétaires — droit que les sections avaient conquis dès 1789, — leur fut retiré. Les juges et leurs secrétaires devaient être nommés désormais par le Conseil général du département (décrets du 8 nivôse, 28 décembre 1793, et du 23 floréal, 12 mai 1794). Même la nomination des Comités sectionnaires de bienfaisance fut enlevée aux sections en décembre 1793, pour être remise aux Comités de salut public et de sûreté générale. L’organisme populaire de la Révolution était ainsi frappé à sa racine.
Mais c’est surtout dans la concentration des fonctions de police que l’on saisit l’idée du gouvernement jacobin. Nous avons vu (chap. XXIV) l’importance des sections comme organes de la vie de Paris, municipale et révolutionnaire ; nous avons indiqué ce qu’elles faisaient pour l’approvisionnement de la capitale, pour enrôler les volontaires, pour lever, armer et expédier les bataillons, pour fabriquer le salpêtre, organiser le travail, prendre soin des indigents, etc. Mais à côté de ces fonctions, les sections de Paris et les sociétés populaires de province remplissaient aussi des fonctions de police. Cela datait, à Paris, déjà du 14 juillet 1789, lorsqu’il se forma des Comités de districts qui se chargèrent de la police. La loi du 6 septembre 1789 les confirma dans ces fonctions, et en octobre suivant, la municipalité de Paris, encore provisoire à cette époque, se donna sa police secrète sous le nom de Comité des recherches. La municipalité, issue de la Révolution, reprenait ainsi une des plus mauvaises traditions de l’ancien régime.
Après le 10 août, la Législative établit que toute la police de « sûreté générale » passait aux Conseils des départements, des districts et des municipalités, et un Comité de surveillance fut établi, avec des Comités subordonnés à lui, dans chaque section. Bientôt, à mesure que la lutte entre les révolutionnaires et leurs ennemis devenait plus ardue, ces Comités furent débordés par la besogne, et le 21 mars 1793, des Comités révolutionnaires, de douze membres chacun, furent établis dans chaque commune et dans chaque section des communes des grandes villes, divisées, comme Paris, en sections. [230]
De cette façon, les sections, par l’intermédiaire de leurs Comités révolutionnaires, devenaient des bureaux de police. Les fonctions de ces Comités révolutionnaires étaient limitées, il est vrai, à la surveillance des étrangers ; mais bientôt ils eurent des droits aussi larges que ceux des bureaux de police secrète dans les États monarchiques. En même temps on peut voir comment les sections, qui étaient au début des organes de la Révolution populaire, se laissaient absorber par les fonctions policières de leurs Comités, et comment ceux-ci, devenant de moins en moins des organes municipaux, se transformaient en de simples organes subalternes de police, soumis au Comité de sûreté générale [231].
Les Comités de salut public et de sûreté générale les détachaient de plus en plus de la Commune, — leur rivale, qu’ils affaiblissaient de cette façon, — et en les disciplinant à l’obéissance, ils les transformaient en rouages de l’État. Enfin, sous prétexte de réprimer des abus, la Convention en fit des fonctionnaires salariés ; elle soumit en même temps les 44.000 Comités révolutionnaires au Comité de sûreté générale, auquel elle accorda même le droit de les « épurer » et d’en nommer lui-même les membres.
L’État, cherchant à tout centraliser en ses mains, comme la monarchie l’avait essayé au dix-septième siècle, et enlevant successivement aux organes populaires la nomination des juges, l’administration de la bienfaisance (certainement aussi leurs autres fonctions administratives), et les soumettant à sa bureaucratie en matière le police, — c’était la mort des sections et des municipalités révolutionnaires.
En effet, après cela, les sections à Paris et les sociétés populaires en province étaient bien mortes. L’État les avait dévorées. Et leur mort fut la mort de la Révolution. Depuis janvier 1791, la vie publique à Parie était anéantie, dit Michelet. « Les assemblées générales des sections étaient mortes, et tout le pouvoir avait passé à leurs comités révolutionnaires, qui eux-mêmes, n’étant plus élus, mais simples fonctionnaires nommés par l’autorité, n’avaient pas grande vie non plus. »
Lorsqu’il plut au gouvernement d’écraser la Commune de Paris, il put le faire maintenant sans craindre d’être renversé.
C’est ce qu’il fit en mars 1794 (ventôse an II).
LIXV. LUTTE CONTRE LES HÉBERTISTES
Déjà au mois de décembre 1793, Robespierre parlait de la fin prochaine de la République révolutionnaire. « Veillons, disait-il, car la mort de la patrie n’est pas éloignée [232]. » Et il n’était pas seul à la prévoir. La même idée revenait de plus en plus souvent dans le discours des révolutionnaires.
C’est qu’une révolution qui s’arrête à mi-chemin marche nécessairement à sa perte. Et la situation en France était telle, à la fin de 1793, qu’ayant été arrêtée au moment où elle cherchait une vie nouvelle dans la voie des grands changements sociaux, la Révolution s’abîmait maintenant dans des luttes intérieures et dans un effort, aussi infructueux qu’impolitique, d’exterminer ses ennemis, — tout en montant la garde autour de leurs propriétés [233].
La force même des événements orientait la France vers une nouvelle poussée dans un sens communiste. Mais la Révolution avait laissé un « gouvernement fort » se constituer, et ce gouvernement avait écrasé les Enragés et mis le bâillon. à ceux qui osaient penser comme eux.
Quant aux Hébertistes, qui dominaient au club des Cordeliers et à la Commune, et qui avaient réussi à envahir, par l’intermédiaire de Bouchotte, ministre de la guerre, les bureaux de ce ministère, leurs idées de gouvernement les portaient loin d’une révolution économique. Hébert avait bien parlé quelquefois dans son journal dans un sens communiste [234], mais terroriser et s’emparer à son tour du gouvernement lui semblait beaucoup plus important que la question du pain, de la terre, ou du travail organisé. La Commune de 1871 a aussi produit ce type de révolutionnaire.
En ce qui concerne Chaumette, par ses sympathies populaires et son genre de vie, il aurait dû plutôt se rattacher aux communistes. Un moment, il en avait même subi l’influence. Mais le parti de Hébertistes auquel il se trouvait mêlé, ne se passionnait pas pour ce genre d’idées. Ils ne cherchaient pas à provoquer dans le peuple une grande manifestation de sa volonté sociale. Leur idée était de s’emparer du pouvoir, au moyen d’une nouvelle épuration de la Convention. Se défaire « des hommes usés et des jambes cassées en Révolution », comme disait Momoro. Soumettre la Convention à la Commune de Paris, par un nouveau 31 mai, mais appuyé cette fois-ci par la force militaire de l’« armée révolutionnaire ». Après on verrait.
Cependant ici, les hébertistes avaient mal calculé. Ils ne se rendaient pas compte qu’ils avaient affaire à un Comité de salut public qui, depuis six mois, avait su devenir une force de gouvernement et se faire agréer pour la façon intelligente dont il avait mené la guerre, et au Comité de sûreté générale, devenu très puissant, puisqu’il avait concentré en ses mains toute une vaste police secrète et qu’il avait ainsi le moyen d’envoyer n’importe qui à la guillotine. En outre, les hébertistes engagèrent la guerre sur un terrain où ils devaient être vaincus, la Terreur. Ici, ils avaient pour concurrents tout un monde gouvernemental, jusqu’à ceux qui croyaient la Terreur nécessaire pour conduire la guerre. La Terreur est toujours une arme de gouvernement, et le gouvernement constitué en profita contre eux.
Il serait fastidieux de raconter ici les intrigues des divers partis qui se disputaient le pouvoir dans le courant du mois de décembre et des premiers mois de 1794. Il suffira de dire que quatre groupes ou partis se rencontrèrent à cette époque : le groupe robespierriste, qui se composait de Robespierre et de ses amis, Saint-Just, Couthon, etc. ; le parti des « fatigués » qui se massait derrière Danton (Fabre d’Églantine, Philippeaux, Bourdon, Camille Desmoulins, etc.) ; la Commune, qui se confondait avec les Hébertistes ; et enfin ceux des membres du Comité de salut public (Billaud-Varenne et Collot d’Herbois) que l’on nommait les terroristes, et autour desquels se groupaient ceux qui ne voulaient pas que la Révolution désarmât, mais qui ne voulaient pas non plus ni de l’ascendant de Robespierre, auquel ils faisaient sourdement la guerre, ni de l’ascendant de la Commune et des Hébertistes.
Danton était déjà complètement « usé » aux yeux des révolutionnaires, qui voyaient en lui un danger, puisque les Girondins se poussaient derrière lui. Cependant à la fin de novembre nous avons vu Robespierre et Danton marchant la main dans la main pour combattre le mouvement anti-religieux. Au club des Jacobins qui faisait alors son « épuration », lorsque ce fut le tour de Danton — très attaqué déjà de se soumettre au jugement épuratoire de la Société, Robespierre lui tendit la main. Il fit plus : il s’identifia avec lui.
D’autre part, lorsque Camille Desmoulins lança, le 10 et le 20 frimaire (le 5 et le 10 décembre), les deux premiers numéros de son Vieux Cordelier, dans lesquels ce journaliste, qui excellait en calomnie, attaqua de la plus vile façon Hébert et Chaumette, et commença une campagne en faveur d’un relâchement dans la persécution des ennemis de la Révolution, Robespierre lut ces deux numéros avant la publication et les approuva. Pendant l’épuration aux Jacobins, il défendit aussi Desmoulins. Ce qui voulait dire qu’à ce moment il était prêt à faire des concessions aux Dantonistes, pourvu qu’ils l’aidassent à attaquer le parti de gauche, les Hébertistes.
C’est ce qu’ils firent volontiers, avec beaucoup le violence, par la plume de Desmoulins, dans son Vieux Cordelier, et par l’organe de Philippeaux, aux Jacobins, où celui-ci s’acharna à attaquer la conduite des généraux hébertistes en Vendée. Robespierre travailla dans la même direction, contre un Hébertiste influent (les Jacobins l’avaient même élu président), Anacharsis Cloots, sur lequel il tomba avec une haine toute religieuse. Lorsque ce fut le tour de Cloots de se soumettre à l’épuration aux Jacobins, Robespierre fit contre lui un discours rempli de fiel, dans lequel ce pur idéaliste, adorateur de la Révolution et propagandiste inspiré de l’Internationale des sans-culottes, était accusé de trahison, et cela, parce qu’il avait eu des rapports d’affaires avec les banquiers Vandenyver et s’était intéressé à eux lorsqu’ils furent arrêtés comme suspects. Cloots fut exclu des Jacobins le 22 frimaire (12 décembre) : il devenait ainsi une victime marquée pour l’échafaud.
L’insurrection du Midi traînait entre temps en longueur, et Toulon restait aux mains des Anglais, si bien que l’on accusait le Comité de salut public d’incapacité. On se disait même que le Comité avait l’idée d’abandonner le Midi à la contre-révolution. Il y avait, paraît-il, des jours où il ne tenait qu’à un fil que le Comité ne fût renversé et « envoyé à la roche tarpeïenne », — ce qui aurait profité aux Girondins, aux « modérantistes », c’est-à-dire, à la contre-révolution.
L’âme de la campagne menée contre le Comité de Salut public, dans les milieux politiques, était Fabre d’Églantine, un des « modérantistes », secondé par Bourdon (de l’Oise), et du 22 au 27 frimaire (du 12 au 17 décembre), il y eut même une tentative concertée de soulever la Convention contre son Comité de salut public.
Mais si les Dantonistes intriguaient ainsi contre les Robespierristes, les deux partis se trouvaient d’accord pour attaquer les Hébertistes. Le 27 frimaire (17 décembre) Fabre d’Églantine fit à la Convention un rapport pour demander l’arrestation de trois Hébertistes : Ronsin, général de l’armée révolutionnaire de Paris, Vincent, secrétaire général du ministère de la guerre, et Maillard, le même qui avait conduit les femmes à Versailles le 5 octobre 1789. C’était une première tentative du « parti de la clémence », pour faire un coup d’État en faveur des Girondins et d’un régime plus pacifiste. Tous ceux qui avaient profité de la Révolution avaient hâte, nous l’avons dit, de rentrer dans « l’ordre», et pour y arriver ils étaient prêts à sacrifier la République, s’il le fallait, et à se donner une monarchie constitutionnelle. Beaucoup, comme Danton, étaient fatigués des hommes et se disaient : « Il faut en finir ». D’autres enfin — et ceux-là, dans toutes les révolutions, sont le parti le plus dangereux, — perdant foi dans la Révolution à la vue des forces qu’elle avait à combattre, se préparaient des ménagements de la part de la réaction qu’ils voyaient déjà venir.
Cependant ces arrestations auraient trop rappelé celle d’Hébert en 1793 (voy. chap. XXXIX), pour que l’on ne comprit pas qu’un coup d’État se préparait en faveur de la fraction girondine, qui servirait de marche-pied à la réaction. L’apparition du troisième numéro du Vieux Cordelier, dans lequel Desmoulins, sous des formes empruntées à l’histoire romaine, dénonçait tout le gouvernement révolutionnaire, aida aussi à démasquer les intrigues, puisque tout ce qu’il y avait de contre-révolutionnaire à Paris relevait soudain la tête à la lecture de ce numéro, annonçant, à qui voulait entendre, la fin prochaine de la Révolution.
Les Cordeliers se rangèrent immédiatement du côté des hébertistes, mais ils ne surent trouver d’autre raison pour en appeler au peuple, que la nécessité de sévir davantage contre les ennemis de la Révolution. Eux aussi, ils identifiaient la Révolution avec la Terreur. Ils promenèrent la tête de Chalier dans Paris et se mirent à pousser le peuple vers un nouveau 31 mai, afin de provoquer une nouvelle « épuration » de la Convention, en en éloignant « les hommes usés et les jambes cassées ». Mais quant à savoir ce qu’ils feraient, s’ils arrivaient au pouvoir, quelle direction ils donneraient à la Révolution, — cela ne se voyait pas.
Une fois que la lutte fut engagée dans ces conditions, il fut facile au Comité de salut public de parer le coup. Il ne repoussait nullement la Terreur. En effet, le 5 nivôse (25 décembre) Robespierre fit son rapport sur le gouvernement révolutionnaire, et si la substance de ce rapport était la nécessité de maintenir l’équilibre entre les partis trop avancés et les partis trop modérés, — sa conclusion était la mort aux ennemis du peuple. Le lendemain il demandait l’accélération des jugements du tribunal révolutionnaire.
En même temps, le 4 nivôse (24 décembre), on apprenait à Paris que Toulon venait d’être repris aux Anglais. Le 5 et le 6 (25 et 26 décembre), la Vendée était écrasée à Savenay. Le 10, l’armée du Rhin, ayant pris l’offensive, reprenait à l’ennemi les lignes de Wissembourg ; Landau était débloqué le 12 nivôse (1er janvier l794), et les Allemands repassaient le Rhin.
Toute une série de victoire décisives raffermissaient ainsi la République.
Elles redonnaient aussi de l’autorité au Comité de salut public, et Camille Desmoulins fit alors, dans son n° 5, amende honorable, — tout en continuant d’ailleurs à attaquer violemment Hébert, ce qui fit des séances du club des Jacobins, dans la seconde décade de nivôse (du 31 décembre au 10 janvier 1794), de vraies mêlées générales d’attaques personnelles. Le l0 janvier, les Jacobins prononçaient l’exclusion de Desmoulins de leur club, et Robespierre dut user de toute sa popularité pour forcer la Société à ne pas donner suite à cette expulsion.
Cependant le 24 nivôse (13 janvier), les Comités se décidèrent à frapper, et jetèrent la terreur dans le camp de leurs détracteurs en faisant arrêter Fabre d’Églantine. Le prétexte était une accusation de faux, et l’on faisait annoncer avec fracas que les Comités avaient découvert un grand complot dans le but d’avilir la représentation nationale.
On sait aujourd’hui que l’accusation qui servit de prétexte pour arrêter Fabre, celle d’avoir falsifié un décret de la Convention au profit de la puissante Compagnie des Indes, était fausse. Le décret concernant la Compagnie des Indes avait été falsifiée en effet, mais par un autre représentant, Delaunay. La pièce existe encore aux archives, et depuis que Michelet l’a découverte, on sait que le faux est de l’écriture de Delannay ; mais comme l’accusateur public du tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville — l’homme du Comité de sûreté générale — ne permit pas de produire la pièce, ni avant ni pendant le procès, Fabre périt comme faussaire, alors que le gouvernement voulait simplement se débarrasser d’un homme dangereux. Robespierre se garda bien d’intervenir [235].
Trois mois plus tard, Fabre d’Églantine fut exécuté, ainsi que Chabot, Delaunay, l’abbé d’Espagnac et les deux frères Frey, banquiers autrichiens.
Ainsi se poursuivait la lutte sanglante entre les diverses fractions du parti révolutionnaire ; et l’on comprend jusqu’à quel point l’invasion et toutes les horreurs de la guerre civile durent envenimer ces luttes. Certaines questions, cependant, viennent se poser : Qu’est-ce qui empêcha la lutte des partis de prendre un caractère acharné dès le début de la Révolution ? Qu’est-ce qui permit à des hommes, dont les vues politiques étaient aussi différentes que celles des Girondins, de Danton, de Robespierre ou de Marat, de s’entendre pour une action commune contre le despotisme royal ?
Il est fort probable que les rapports d’intimité et de fraternité qui s’étaient établis, aux approches de la Révolution, à Paris et en province, entre les hommes marquants de l’époque, dans les loges maçonniques, contribuèrent à faciliter cette entente. On sait, en effet, par Louis Blanc, Henri Martin, et par l’excellente monographie du professeur Ernest Nys [236], que presque tous les révolutionnaires de renom ont appartenu à la franc-maçonnerie. Mirabeau, Bailly, Danton, Robespierre, Marat, Condorcet, Brissot, Lalande, etc., en étaient, et le duc d’Orléans (Philippe-Égalité) en resta le grand maître national jusqu’au 13 mai 1793. D’autre part, on sait aussi que Robespierre, Mirabeau, Lavoisier et probablement beaucoup d’autres appartenaient aux loges d’Illuminés, fondées par Weishaupt, et dont le but était de « délivrer les peuples de la tyrannie des princes et des prêtres, et, comme progrès immédiat, de libérer les paysans et les ouvriers du servage, des corvées et des corps de métier ».
Il est certain, comme le dit M. Nys, que « par ses tendances humanitaires, par le sentiment inébranlable de la dignité de l’homme, par les principes de liberté, d’égalité et de fraternité » la maçonnerie a puissamment aidé à préparer l’opinion publique aux idées nouvelles, d’autant plus que, grâce elle, « sur tous les points du territoire se tenaient des réunions où les idées progressives étaient exposées et acclamées, et où, point plus important qu’on ne le pense, se formaient des hommes aptes à discuter et à voter. » La jonction des trois ordres en juin 1789, et la nuit du 4 août furent très probablement préparées dans les loges (E. Nys, pp. 89, 83).
Ce travail préliminaire dut aussi nécessairement établir des rapports personnels et des habitudes de respect mutuel entre les hommes d’action, en dehors des intérêts, toujours étroits, des partis, ce qui permit aux révolutionnaires d’agir avec un certain ensemble, pendant quatre ans, pour abattre le despotisme royal. Cependant, soumis plus tard à de trop rudes épreuves, surtout après que les franc-maçons eux-mêmes se divisèrent sur la question de la royauté, et encore plus sur celle des tentatives communistes, ces rapports ne purent durer jusqu’à la fin de la Révolution. Et alors la lutte se déchaîna avec d’autant plus de fureur.
LXV. CHUTE DES HÉBERTISTES — EXÉCUTION DE DANTON
L’hiver se passait ainsi en luttes sourdes entre les révolutionnaires et les contre-révolutionnaires qui chaque jour davantage relevaient la tête.
Au commencement de février, Robespierre se fit le porte-parole d’un mouvement contre certains conventionnels en mission, qui avaient agi, comme Carrier à Nantes et Fouché à Lyon, avec une fureur désespérante contre les villes soulevées, sans savoir distinguer entre les instigateurs de ces soulèvements et les hommes du peuple qui s’y étaient laissé entraîner [237]. Il demanda le rappel de ces conventionnels. Il les menaça de poursuites. Cependant ce mouvement échoua. Le 5 ventôse (23 février), Carrier était amnistié par la Convention, ce qui signifiait l’éponge passée sur les actes de tous les représentants en mission, quelles qu’eussent été leurs fautes. Les Hébertistes triomphaient ; Robespierre et Couthon, malades, ne se montraient pas.
Sur ces entrefaites, Saint-Just, revenu des armées, prononçait à la Convention, le 8 ventôse (26 février), un grand discours qui produisit une forte impression et brouilla toutes les cartes. Loin de parler de clémence, Saint-Just fit sien le programme terroriste des hébertistes. Lui aussi menaça, et bien plus fort qu’eux. Il promit d’entamer précisément le parti des « hommes usés », puisqu’il indiqua, comme victimes prochaines de la guillotine, les dantonistes, — la « secte politique qui marche à pas lents », « joue tous les partis » et prépare le retour de la réaction ; qui parle clémence, « parce que ces gens ne se sentent pas assez vertueux pour être terribles. » Ici, il eut beau jeu, puisqu’il parla au nom de la probité républicaine, alors que les hébertistes — du moins en paroles — s’en moquaient, et donnaient ainsi à leurs ennemis la possibilité de les confondre avec la tourbe des « profiteurs » de la bourgeoisie qui ne voyaient dans la Révolution que le moyen de s’enrichir.
Quant aux questions économiques, la tactique de Saint-Just, dans son rapport du 8 ventôse, fut de reprendre pour son compte — très vaguement — quelques-unes des idées des Enragés. Il avoua qu’il n’avait pas pensé jusqu’alors à ces questions. « La force de choses, dit-il, nous conduit peut-être à des résultats auxquels nous n’avions point pensé. » Mais aujourd’hui qu’il y pense, il n’en veut pas tout de même à l’opulence en soi ; il ne lui en veut que parce que les ennemis de la Révolution la détiennent : « Les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les biens des conspirateurs sont là pour les malheureux. » Il développe tout de même quelques idées sur la propriété du sol. Il veut que la terre appartienne à celui qui la cultivera : que l’on saisisse la terre chez celui qui ne l’aura pas cultivé pendant 20 ou 50 ans. Il rêve une démocratie de petits propriétaires vertueux vivant dans une modeste aisance. Et il demande enfin que l’on saisisse les terres des conspirateurs pour les donner « aux malheureux. » Il ne peut y avoir de liberté tant qu’il y aura des malheureux, des indigents, et tant que les rapports civils (économiques) aboutissent à des besoins contraires à la forme de gouvernement. « Je défie, dit-il, que la liberté s’établisse, s’il est possible qu’on puisse soulever les malheureux contre le nouvel ordre de choses ; je défie qu’il n’y ait plus de malheureux si l’on ne fait en sorte que chacun ait des terres... Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres. » Il parle aussi d’une espèce d’assurance nationale : d’un « domaine public établi pour réparer l’infortune du corps social. » Il servira à récompenser la vertu, à réparer les malheurs individuels, à l’éducation. — Et, avec tout cela, beaucoup de Terreur. C’est la terreur hébertiste, légèrement teintée de socialisme. Mais ce socialisme est décousu. Ce sont des maximes, plutôt que des projets de législation. On voit que Saint-Just ne vise qu’une chose : c’est de prouver, comme lui l’a dit, que « la Montagne reste toujours le sommet révolutionnaire. » Elle ne se laissera pas devancer. Elle guillotinera les Enragés et les hébertistes, mais elle leur empruntera quelque chose.
Par ce rapport, Saint-Just obtenait de la Convention deux décrets. L’un répondait à ceux qui demandaient la clémence : le Comité de sûreté générale était investi du pouvoir de mettre en liberté « les patriotes détenus ». L’autre devait sembler prendre les devants sur les hébertistes et tranquilliser en même temps les acheteurs de biens nationaux : Les propriétés des patriotes seraient sacrées ; mais les biens des ennemis de la Révolution seraient séquestrés au profit de la République ; quant à ces ennemis mêmes, ils seraient détenus jusqu’à la paix, et puis bannis. Ceux qui voulaient que la Révolution marchât de l’avant étaient donc joués. Il ne restait de ce discours que des paroles.
Alors les Cordeliers décidèrent d’agir. Le l4 ventôse (4 mars) ils couvrirent d’un voile noir le Tableau des Droits de l’Homme. Vincent parla de la guillotine, et Hebert parla contre Amar, du Comité de sûreté générale, qui hésitait à envoyer soixante-et-un girondins au tribunal révolutionnaire. À mots couverte, il désigna même Robespierre, — non pas comme un obstacle à des changements sérieux, mais comme un défenseur de Desmoulins. C’était toujours revenir à la Terreur. Carrier lâcha le mot d’insurrection.
Mais Paris ne bougea pas, et la Commune refusa d’écouter les Cordeliers hébertistes. Alors, dans la nuit du 23 ventôse (13 mars), les chefs hébertistes — Hébert, Momoro, Vincent, Ronsin, Ducroquet et Laumur — furent arrêtés, et le Comité de salut public fit répandre sur eux, par Billaud-Varenne, toute sorte de fables et de calomnies. Ils voulaient, disait Billaud, faire dans les prisons un égorgement de royalistes ; ils devaient piller la Monnaie ; ils avaient fait enfouir des denrées pour affamer Paris !
Le 28 ventôse (l8 mars) on arrêtait Chaumette, que le Comité de salut public avait destitué la veille, et remplacé par Cellier. Le maire Pache était destitué par le même Comité. Anacharsis Cloots avait été arrêté déjà le 8 nivôse (28 décembre) — sous l’inculpation de s’être informé si une dame était sur la liste des suspects. Leclerc, l’ami de Chalier, venu de Lyon et collaborateur de Roux, fut impliqué dans le même procès.
Le gouvernement triomphait.
Quelles furent les vraies raisons de ces arrestations du parti avancé, nous ne le savons pas encore. Y avait-il un complot, préparé par eux, pour s’emparer du pouvoir en s’aidant pour cela de « l’armée révolutionnaire » de Ronsin ? — C’est possible, mais nous ne savons là-dessus rien de précis.
Les hébertistes furent envoyés devant le tribunal révolutionnaire, et l’on poussa l’iniquité jusqu’à faire ce que l’on appelait un « amalgame ». On mit dans la même fournée des banquiers, des agents allemands, à côté de Momoro, qui dès 1789 s’était distingué par ses idées communistes, et qui donna absolument tout ce qu’il possédait à la Révolution, de Leclerc, l’ami de Chalier, et d’Anacharsis Cloots, « l’orateur du genre humain », qui avait entrevu, déjà en 1793, la république du genre humain, et qui osa en parler.
Le 4 germinal (24 mars), après un procès de pure forme qui dura trois jours, tous furent guillotinés.
On imagine quelle fête ce fut ce jour-là dans le camp des royalistes, dont Paris était rempli. Les rues, regorgeaient de muscadins accoutrés de la façon la plus « impayable », qui insultaient les condamnés, pendant qu’on les traînait jusqu’à la Place de la Révolution. Les riches payaient des prix fous pour avoir des places tout près de la guillotine et jouir de la mort de l’auteur du Père Duchesne. « La place devint un théâtre, dit Michelet. » Et « autour, une espèce de foire, les Champs-Élysées, peuplés, riants, avec les banquistes, les petits marchands. ». Le peuple, morne, ne se montrait pas. Il savait qu’on tuait ses amis.
Chaumette fut guillotiné plus tard, le 24 germinal (13 avril), avec l’évêque démissionnaire Gobel, — le crime imputé à eux deux étant l’irréligion. La veuve de Desmoulins et la veuve d’Hébert faisaient partie de la même fournée. Pache fut épargné, mais il fut remplacé, comme maire, par l’insignifiant Fleuriot-Lescaut, et le procureur Chaumette — par Cellier d’abord, puis par Claude Payan, un homme dévoué à Robespierre qui s’occupa plus de l’Être suprême que du peuple de Paris, [238].
Les deux Comités, de sûreté générale et de salut public, l’emportaient enfin sur la Commune de Paris ! La longue lutte que ce foyer de révolution avait soutenue, depuis le 9 août 1792, contre les représentants officiels de la Révolution, se terminait. La Commune qui avait servi pendant dix-neuf mois de fanal à la France révolutionnaire, allait devenir un rouage de l’État. Après cela, c’était nécessairement la débâcle.
Cependant le triomphe des royalistes fut si grand après ces exécutions que les Comités se voyaient déjà débordés par la contre-révolution. C’est eux qu’on demandait maintenant pour la Roche Tarpéienne, si chère à Brissot. Desmoulins, dont la conduite avait été ignoble lors de l’exécution d’Hébert (lui-même l’a raconté), lançait un septième numéro de son journal, entièrement dirigé contre le régime révolutionnaire. Les royalistes se livraient à de folles manifestations de joie, et poussaient Danton à l’attaque contre les Comités. Toute la masse des Girondins qui se couvraient du nom de Danton, allait profiter de l’absence des révolutionnaires hébertistes pour faire un coup d’État, et alors c’était la guillotine pour Robespierre, Couthon, Saint-Just, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et tant d’autres. C’était le triomphe de la contre-révolution dès le printemps de 1794. Alors les Comités se décidèrent à frapper un grand coup à droite, en sacrifiant Danton.
Dans la nuit du 30 au 31 mars (9 au 10 germinal), Paris apprit avec stupeur que Danton, Desmoulins, Philippeaux et Lacroix étaient arrêtés. Sur un rapport de Saint-Just à la Convention (rédigé d’après un brouillon, fourni par Robespierre, et qui s’est conservé jusqu’à nos jours), l’Assemblée ordonna immédiatement les poursuites. Le Marais, obéissant, vota comme on lui disait de voter. Les Comités firent de nouveau une « fournée », et envoyèrent, tous ensemble, devant le tribunal révolutionnaire, Danton, Desmoulins, Bazire, Fabre, accusé de faux, Lacroix, accusé de pillage, Chabot qui reconnaissait avoir reçu (sans d’ailleurs les dépenser) cent mille francs des royalistes pour une affaire quelconque, le faussaire Delaunay et l’entremetteur Julien (de Toulouse).
Le procès fut étouffé. Au moment où la défense vigoureuse de Danton menaçait de provoquer un soulèvement populaire, la parole fut coupée aux accusés.
Tous furent exécutés le 16 germinal (5 avril).
On comprend l’effet que dut produire sur la population de Paris et les révolutionnaires en général la chute de la Commune révolutionnaire de Paris et l’exécution d’hommes comme Leclerc, Momoro, Hébert, et Cloots, suivie par celle de Danton et de Camille Desmoulins, et enfin de Chaumette. Ces exécutions furent comprises à Paris et dans les provinces, comme la fin de la Révolution. Dans les cercles politiques, on savait que Danton servait de centre de ralliement pour les contre-révolutionnaires. Mais, pour la France en général, il restait le révolutionnaire qui fut toujours à l’avant-garde des mouvements populaires. — « Si ceux-là sont des traîtres, à qui donc se fier ? » se demandaient les hommes du peuple. — « Mais, sont-ils des traîtres ? » se demandaient les autres. « N’est-ce pas un signe certain que la Révolution touche à sa fin ? »
Certainement, c’en était un. Une fois que la marche ascendante de la Révolution s’est arrêtée, une fois qu’il s’est trouvé une force pour lui dire : « Tu n’iras pas plus loin ! » et ceci à un des moments où les revendications éminemment populaires essayaient de trouver leur formule ; une fois que cette force a pu abattre les têtes de ceux-mêmes qui essayaient de formuler ces revendications, les vrais révolutionnaires comprirent que c’était la mort de la Révolution. Ils ne se laissèrent pas prendre par les paroles de Saint-Just qui leur racontait que lui aussi en arrivait à penser comme ceux qu’il envoyait à la guillotine. Ils comprirent que c’était le commencement de la fin.
En effet, le triomphe des Comités sur la Commune de Paris, c’était le triomphe de l’ordre, et, en révolution, le triomphe de l’ordre, c’est la clôture de la période révolutionnaire. Maintenant il y aura encore quelques convulsions, mais la Révolution est finie [239].
Et le peuple, qui avait fait la Révolution, finissait par y perdre intérêt. Il abandonnait le pavé aux muscadins.
LXVI. ROBESPIERRE ET SON GROUPE
On a souvent parlé de Robespierre comme d’un dictateur. Ses ennemis, à la Convention, l’appelaient « le tyran ». Et, en effet, à mesure que la Révolution approche de sa fin, Robespierre acquiert une influence si grande qu’on arrive à le considérer en France et à l’étranger comme le personnage le plus important de la République.
Cependant, il serait certainement faux de représenter Robespierre comme un dictateur. Que beaucoup de ses admirateurs aient désiré sa dictature, c’est certain [240]. Mais on sait aussi que Cambon, dans son domaine spécial, au Comité des finances, exerçait une autorité considérable, et que Carnot avait des pouvoirs très étendus pour la guerre, malgré la malveillance de Robespierre et de Saint-Just à son égard. Quant au Comité de sûreté générale, il tenait trop à ses pouvoirs policiers pour ne pas s’opposer à une dictature, et quelques-uns de ses membres haïssaient Robespierre. Enfin, s’il y avait à la Convention un certain nombre de représentants qui ne voyaient pas d’un mauvais œil l’influence prépondérante de Robespierre, ils ne se seraient cependant pas soumis à la dictature d’un Montagnard aussi sévère que lui dans ses principes.
Et cependant la puissance de Robespierre, en réalité, était immense. Plus que cela. Presque tous sentaient, et ses ennemis le reconnaissaient, tout comme ses admirateurs, que la disparition du groupe Robespierriste serait — ce qu’elle fut en effet — le triomphe certain de la réaction.
Comment donc s’expliquer la puissance de ce groupe ?
C’est que Robespierre resta incorruptible au milieu de tant d’autres qui se laissèrent séduire par les attraits du pouvoir ou de la richesse, — chose extrêmement importante pendant une révolution. Alors que le grand nombre autour de lui s’accommodait à merveille de la curée des biens nationaux, de l’agiotage, etc., et que les milliers de Jacobins s’empressaient de s’emparer des places dans le gouvernement, lui, restait devant eux comme un juge sévère, les rappelant aux principes, et menaçant de la guillotine ceux d’entre eux qui avaient été les plus âpres à la curée. Mieux que cela. Dans tout ce qu’il avait dit et fait pendant les cinq années de la tourmente révolutionnaire, on sent, jusqu’à présent, — et ses contemporains devaient le sentir d’autant plus, — qu’il était un des très rares homme politiques d’alors qui n’ont jamais failli dans leur foi révolutionnaire, ni dans leur amour de la République démocratique. Sous ce rapport, Robespierre représentait une vraie force, et si les communistes avaient pu lui opposer une force d’intelligence et de volonté égale à la sienne, il est certain qu’ils auraient pu imprimer à la Grande Révolution un cachet bien plus profond de leurs idées.
Cependant ces qualités de Robespierre, que ses ennemis mêmes sont obligés de lui reconnaître, n’auraient pas suffi, à elles seules, pour expliquer l’immense pouvoir qu’il posséda vers la fin de la Révolution. C’est que, armé du fanatisme que lui donnait la pureté de ses intentions au milieu de tant de « profiteurs », il travailla habilement à constituer son pouvoir sur les esprits, quitte à passer pour cela sur le corps de ses adversaires. Et en cela il fut puissamment secondé par la bourgeoisie naissante, dès qu’elle eut reconnu en lui l’homme du juste-milieu révolutionnaire, placé à égale distance des « exaltés » et des « modérés », l’homme qui offrait à la bourgeoisie la meilleure garantie contre les « excès » du peuple.
La bourgeoisie comprit qu’il était l’homme qui, par le respect qu’il inspirait au peuple, par son esprit modéré et ses velléités de pouvoir, serait le plus capable d’aider à la constitution d’un gouvernement, — de mettre une fin à la période révolutionnaire, — et elle le laissa faire, tant qu’elle eut à craindre les partis avancés. Mais lorsque Robespierre l’eut aidée à terrasser ces partis, elle le renversa à son tour, pour réintégrer à la Convention la bourgeoisie girondine et inaugurer l’orgie réactionnaire de thermidor.
La structure d’esprit de Robespierre se prêtait à merveille à ce rôle. Qu’on relise, en effet, le brouillon qu’il écrivit pour l’acte d’accusation du groupe de Fabre d’Églantine et de Chabot, retrouvé dans ses papiers après le 9 thermidor [241]. Cet écrit caractérise l’homme, mieux que tous les raisonnements.
« Deux coalitions rivales luttent depuis quelque temps avec scandale » — c’est ainsi qu’il commence. « L’une tend au modérantisne, et l’autre aux excès pratiquement contre-révolutionnaires. L’une déclare la guerre à tous les patriotes énergiques, prêche l’indulgence pour les conspirateurs ; l’autre calomnie sourdement les défenseurs de la liberté, veut accabler au détail tout patriote qui s’est une fois égaré, en même temps qu’elle ferme les yeux sur les trames criminelles de nos plus dangereux ennemis... L’une cherche à abuser de son crédit ou de sa présence à la Convention nationale [les Dantoniens] ; l’autre de son influence dans les sociétés populaires [la Commune, les Enragés]. L’une veut surprendre à la Convention des décrets dangereux ou des mesures oppressives contre ses adversaires ; l’autre fait entendre des cris dangereux dans les assemblées publiques... Le triomphe de l’un ou de l’autre parti serait également fatal à la liberté et à l’autorité nationale ». — Et il dit comment les deux partis attaquèrent le Comité de salut public dès sa fondation.
Après avoir accusé Fabre de pousser à l’indulgence pour cacher ses crimes, il ajoute :
« Le moment sans doute était favorable pour prêcher une doctrine lâche et pusillanime, même à des hommes bien intentionnés, lorsque tous les ennemis de la liberté poussaient à un excès contraire ; lorsqu’une philosophie vénale et prostituée à la tyrannie oubliait les trônes pour les autels, opposait la religion au patriotisme [242], mettait la morale en contradiction avec elle-même, confondait la cause du culte avec celle du despotisme, les catholiques avec les conspirateurs, et voulait forcer le peuple à voir dans la révolution, non le triomphe de la vertu, mais celui de l’athéisme, non la source de son bonheur, mais la destruction de ses idées morales et religieuses ».
On voit bien par ces extraits que, si Robespierre, en effet, n’avait pas la largeur de vues et l’audace de pensée nécessaires pour devenir un « chef de parti » pendant une révolution, il possédait en perfection l’art de manier les moyens par lesquels on soulève une assemblée contre telle ou telle personne. Chaque phrase de cet acte d’accusation est une flèche empoisonnée qui porte.
Ce qui nous frappe surtout, c’est que Robespierre et ses amis ne voient pas le rôle que leur font jouer les « modérantistes », tant qu’ils ne les croient pas encore mûrs pour être renversés. « Il existe un système d’amener le peuple à niveler tout », lui écrit son frère, de Lyon ; « si on n’y prend garde tout se désorganisera. » Et Maximilien Robespierre ne dépasse pas cette conception de son frère. Dans les efforts des partis avancés il ne voit que leurs attaques contre le gouvernement dont il fait partie. Comme Brissot, il les accuse d’être les instruments des cabinets de Londres et de Vienne. Les tentatives des communistes ne sont pour lui que de la « désorganisation ». Il faut y « prendre garde », les écraser — par la terreur.
« Quels sont les moyens de terminer la guerre civile ? » se demande-t-il dans une note. Et il répond :
« De punir les traîtres et les conspirateurs, surtout les députés et les administrateurs coupables.
« d’envoyer des troupes patriotes, sous des chefs patriotes, pour réduire les aristocrates de Lyon, de Marseille, de Toulon, de la Vendée, du Jura et de toutes les autres contrées où l’étendard de la révolte et du royalisme a été arboré,
« et de faire des exemples terribles de tous les scélérats qui ont outragé la liberté et versé le sang des patriotes » [243].
Comme on le voit, c’est un homme de gouvernement qui tient le langage de tous les gouvernements, mais ce n’est pas un révolutionnaire qui parle. Aussi, toute sa politique, depuis la chute de la Commune jusqu’au 9 thermidor, reste absolument infructueuse. Elle n’empêche en rien la catastrophe qui se prépare, elle fait beaucoup pour l’accélérer. Elle ne détourne pas les poignards qui s’aiguisent dans l’ombre pour frapper la Révolution : elle fait tout pour que leurs coups soient mortels.
LXVII. LA TERREUR
Après la chute de leurs ennemis de gauche et de droite, les Comités continuèrent à centraliser de plus en plus le pouvoir entre leurs mains. Jusqu’alors il y avait eu six ministères qui n’étaient subordonnés qu’indirectement au Comité de salut public, par l’intermédiaire du Comité exécutif, composé de six ministres. Le 12 germinal (1er avril), les ministères furent supprimés et remplacés par douze Commissions exécutives, placées chacune sous la surveillance d’une section du Comité [244]. En outre, le Comité de salut public reçut le droit de rappeler lui-même les conventionnels en mission. D’autre part, il fut décidé que le tribunal révolutionnaire suprême siégerait à Paris, sous les yeux des Comités. Les prévenus de conspiration, n’importe où en France, seraient amené à Paris pour y être jugés. Des mesures furent prises en même temps pour purger Paris des malveillants. Tous les ex-nobles et tous les étrangers appartenant aux nations qui font la guerre à la France, sauf quelques exceptions indispensables, devaient être expulsés de Paris (décrets du 26 et 27 germinal).
L’autre grande préoccupation fut la guerre. En janvier 1793 on espérait encore que le parti de l’opposition au Parlement anglais, soutenu par une partie considérable de la population de Londres et par plusieurs hommes influents à la Chambre des lords, empêcherait le ministère de Pitt de continuer la guerre. Danton dut partager cette illusion, qui fut un des crimes qu’on lui reprocha. Mais Pitt entraîna avec lui la majorité du Parlement contre « la nation impie », et dès le commencement du printemps, l’Angleterre et la Prusse, qu’elle soudoyait, poussèrent à la guerre avec vigueur. Bientôt quatre armées, fortes de 315.000 hommes, furent massées aux frontières de la France, en face des quatre armées de la République qui ne comptaient que 294.000 hommes. Mais c’étaient déjà des armées républicaines, démocratiques, qui avaient élaboré leur tactique à elles, et bientôt elles eurent le dessus sur les alliés.
Le point le plus noir était cependant l’état des esprits en province, surtout dans le Midi. L’extermination en masse, pêle-mêle, des chefs contre-révolutionnaires et des égarés, à laquelle les Jacobins locaux et les conventionnels en mission avaient eu recours après la victoire, avait semé des haines si profondes que c’était maintenant la guerre au couteau, dans chaque localité. Ce qui rendait la situation encore plus difficile, c’est que personne, ni sur place, ni à Paris, ne savait rien aviser que des moyens extrêmes de répression. En voici un exemple.
Le Vaucluse étant gangrené de royalistes et de prêtres, il arrive que dans Bédouin, un de ces villages arriérés, situés au pied du mont Ventoux, qui n’avait jamais cessé d’être pour l’ancien régime, et ne s’en cachait pas, « la loi a été scandaleusement outragée ! » Au 1er mai, l’arbre de la liberté a été renversé et « les décrets de la Convention traînés dans la boue ! » Le chef militaire de l’endroit (Suchet, qui sera bientôt un impérialiste) veut « un exemple terrible ». Il demande la destruction du village. Maignet, le représentant en mission, hésite et s’adresse à Paris, et de là on lui ordonne de sévir. Alors Suchet met le feu au village, et 433 maisons ou édifices sont rendus inhabitables. On comprend qu’avec ce système, il ne restait qu’à « sévir », toujours sévir.
C’est ce que l’on fit. Quelques jours plus tard, vu l’impossibilité de transférer à Paris tous les citoyens arrêtés (il faudrait une armée et des vivres sur la route, dit Maignet), Couthon proposa aux deux Comités, qui l’acceptèrent [245], une commission spéciale de cinq membres, qui siégerait à Orange, pour juger les ennemis de la Révolution dans les départements de Vaucluse et des Bouches-du-Rhône. Robespierre écrivit de sa main l’instruction pour cette commission, et cette instruction servit sous peu de modèle pour sa loi de Terreur du 22 prairial [246].
Quelques jours plus tard, Robespierre développa ces même principes à la Convention, en disant que jusqu’à présent on avait pris trop de ménagements avec les ennemis de la liberté, qu’il fallait passer sur les formes des jugements, les simplifier [247]. Et deux jours après la fête de l’Être suprême, il proposa, avec l’assentiment de ses collègues du Comité de salut public, la fameuse loi du 22 prairial (10 juin) concernant la réorganisation du tribunal révolutionnaire. En vertu de cette loi, le tribunal allait être divisé en sections, composées chacune de trois juges et neuf jurés. Sept d’entre eux suffiraient pour juger. Les principes de jugements seraient ceux que nous venons de voir exposés dans l’instruction à la Commission d’Orange ; seulement, dans le nombre de crimes qui devaient être frappés de mort on fit entrer le fait de répandre de fausses nouvelles pour diviser ou troubler le peuple, de dépraver les mœurs, de corrompre la conscience publique.
Eh bien, décréter cette loi c’était signer la banqueroute du gouvernement révolutionnaire. C’était faire, avec des apparences de légalité, ce que le peuple de Paris avait fait révolutionnairement, franchement, dans un moment de panique et de désespoir, pendant les journées de septembre. Et l’effet de cette loi du 22 prairial fut tel qu’en six semaines elle fit mûrir la contre-révolution.
L’intention de Robespierre, en préparant cette loi, était-elle, comme s’efforcent de le prouver quelques historiens, de frapper seulement ceux des membres de la Convention qu’il croyait le plus nuisibles à la révolution ? Sa retraite des affaires, après que les discussions à la Convention eurent prouvé que l’Assemblée ne se laisserait plus saigner par les Comités, sans défendre ses membres, donne une apparence de probabilité à cette hypothèse. Mais le fait, bien établi, que l’instruction à la Commission d’Orange venait aussi de Robespierre, renverse cette hypothèse. Il est plus probable que Robespierre suivit simplement le courant du moment, et que lui, Couthon et Saint-Just voulaient, — d’accord avec beaucoup d’autres, y compris même Cambon, — la Terreur comme arme de combat en grand, aussi bien que comme menace contre quelques représentants à la Convention. Au fond — sans parler d’Hébert — on venait à cette loi depuis les décrets du 19 floréal (8 mai) et du 9 prairial (28 mai) sur la concentration des pouvoirs.
Il est aussi fort probable que la tentative de Ladmiral, de tuer Collot d’Herbois et l’affaire étrange de Cécile Renault contribuèrent à faire voter la loi du 22 prairial.
Vers la fin d’avril il y avait eu à Paris une série d’exécutions qui avaient dû réveiller les haines des royalistes. Après la fournée du 13 avril (Chaumette, Gobel, Lucile Desmoulins, la veuve d’Hebert et quinze autres), on avait exécuté d’Éprémesnil, le Chapelier, Thouret, le vieux Malesherbes, défenseur de Louis XVI à son procès, Lavoisier, le grand chimiste et bon républicain, et enfin la sœur de Louis XVI, madame Élisabeth, qu’on aurait pu mettre en liberté, en même temps que sa nièce, sans aucun danger pour la République.
Les royalistes s’agitaient, et le 7 prairial (25 mai), un certain Ladmiral, un buraliste d’une cinquantaine d’années, vint à la Convention avec l’intention de tuer Robespierre. Il s’y endormit pendant un discours de Barère et manqua le « tyran ». Alors il tira sur Collot d’Herbois au moment où celui-ci montait l’escalier pour rentrer dans son logement. Une forte lutte s’engagea entre les deux, et Collot désarma Ladmiral.
Le même jour, une jeune fille de vingt ans, Cécile Renault, fille d’un papetier très royaliste, se présentait dans la cour de la maison où Robespierre logeait chez les Duplay, et insista pour le voir. On se méfia d’elle, on l’arrêta, et deux petits couteaux furent trouvés dans ses poches. Son langage incohérent pouvait laisser supposer qu’elle méditait un attentat contre Robespierre, — très enfantin, en tout cas.
Il est probable que ces deux attentats furent un argument en faveur de la loi terroriste.
En tout cas les Comités en profitèrent pour faire un immense « amalgame ». Ils firent arrêter le père et le frère de la jeune fille et plusieurs personnes dont le seul crime était d’avoir connu Ladmiral, de près ou de loin. On mit dans le même amalgame madame Saint-Amarantie, qui avait tenu une maison de jeu, dans laquelle on rencontrait sa fille, madame de Sartine, connue pour sa beauté. Et comme cette maison avait été très fréquentée par toutes sortes de gens, entre autres par Chabot, Desfieux et Hérault de Séchelles, et visitée aussi, paraît-il, par Danton, on en fit une conspiration royaliste, et l’on essaya d’y mêler aussi Robespierre. On engloba dans ce même procès le vieux Sombreuil (celui que Maillard avait sauvé pendant les massacres du 2 septembre), l’actrice Grand’Maison, amie du baron de Batz, Sartine, un « chevalier du poignard », et, à côté de tout ce monde, une pauvre innocente petite couturière de dix-sept ans, Nicolle.
L’affaire fut vite expédiée en vertu de la loi du 22 prairial. La « fournée » fut cette fois de 54 personnes, qui furent revêtues de chemises rouges, comme parricides, et l’exécution dura deux heures. C’est ainsi que la nouvelle loi, que tout le monde nommait la loi de Robespierre, faisait son début. Du coup elle rendait le régime de la Terreur odieux à Paris.
On conçoit l’état d’esprit des personnes qui avaient été arrêtées comme « suspectes » et qui peuplaient les prisons de la capitale, lorsqu’elles apprirent les dispositions de la loi du 22 prairial et son application aux cinquante-quatre chemises rouges. On s’attendait à un massacre général « pour vider les prisons », comme à Nantes ou à Lyon, et l’on se préparait à la résistance. Très probablement, il y eut des projets d’insurrection [248]. Et alors, ce furent des fournées de cent cinquante accusés à la fois, exécutés en trois détachements, — forçats et royalistes menés ensemble à l’échafaud.
Il est inutile de s’arrêter à ces exécutions. Il suffira de dire que du 17 avril 1793, jour de la fondation du tribunal révolutionnaire, jusqu’au 22 prairial an II (10 juin 1794), c’est-à-dire en quatorze mois, le tribunal avait déjà fait exécuter à Paris 2.607 personnes ; mais que depuis la nouvelle loi, en quarante-six jours, du 22 prairial au 9 thermidor (27 juillet 1794), le même tribunal fit périr 1.351 personnes.
Le peuple de Paris eut bientôt horreur de tous ces convois de tombereaux, qui amenaient les condamnés au pied de la guillotine, et que cinq bourreaux réussissaient à peine à vider chaque jour. On ne trouvait plus de cimetières pour enterrer les victimes, puisque des protestations vigoureuses s’élevaient chaque fois que l’on ouvrait pour cela un nouveau cimetière dans quelque faubourg.
Les sympathies du peuple travailleur de Paris tournaient maintenant vers les victimes, d’autant plus que les riches émigraient, ou se cachaient en France, et que la guillotine frappait surtout les pauvres. En effet, sur 2.750 guillotinés dont Louis Blanc a retrouvé les états, il n’y en avait que 600 qui appartinssent aux classes aisées. On se disait même à l’oreille qu’au Comité de sûreté générale il y avait un royaliste, un agent de Batz, qui poussait aux exécutions pour rendre la République odieuse.
Ce qui est certain, c’est que chaque nouvelle « fournée » de ce genre avançait la chute du régime jacobin.
Chose que les hommes d’État ne comprennent pas. La Terreur avait cessé de terroriser.
LXVIII. LE 9 THERMIDOR — TRIOMPHE DE LA RÉACTION
Si Robespierre avait beaucoup d’admirateurs qui allaient jusqu’à l’adoration, il ne manquait pas non plus d’ennemis qui le haïssaient à outrance. Ceux-ci profitaient de toutes les occasions pour le rendre odieux, en lui attribuant les horreurs de la Terreur, et ils ne manquèrent pas non plus celle de le rendre ridicule en le mêlant à des propos d’une vieille folle mystique, Catherine Théot, qui se faisait appeler « mère de Dieu ».
Cependant, il est évident que ce ne sont pas les inimitiés personnelles qui renversèrent Robespierre. Sa chute était inévitable, parce qu’il représentait un régime qui s’effondrait. Après avoir eu sa phase ascendante jusqu’en août ou septembre 1793, la Révolution était entrée depuis lors dans sa phase descendante. Elle passait maintenant par le régime jacobin, dont Robespierre fut la meilleure expression, mais ce régime devait nécessairement céder la place à d’autres hommes « d’ordre et de gouvernement », qui avaient hâte d’en finir tout de bon avec la tourmente révolutionnaire et qui guettaient le moment où ils pourraient renverser les Montagnards terroristes, sans provoquer un soulèvement à Paris.
On put sonder alors tout le mal qui résultait de ce que la Révolution s’était basée, en matière économique, sur l’enrichissement personnel. Une révolution doit viser le bonheur de tous, autrement elle sera nécessairement étouffée par ceux mêmes qu’elle aura enrichis aux dépens de la nation. Chaque fois qu’une révolution fait un déplacement de fortunes, elle ne devrait pas le faire en faveur des individus, mais toujours en faveur de communautés. Or, c’est précisément par où pêcha la Grande Révolution. Les terres qu’elle confisquait chez les prêtres et les nobles, elle les donnait à des particuliers, alors qu’elle aurait dû les rendre aux villages et aux villes, puisque c’étaient autrefois des terres du peuple, — des terres dont les particuliers s’étaient emparés à la faveur du régime féodal. Il n’y a jamais eu de terres originairement seigneuriales ou d’Église. À part quelques communautés de moines, jamais seigneur ni prêtre ne défricha lui-même un arpent de terre. Le peuple, celui qu’ils appelaient le vilain, le manant, défricha chaque mètre carré du sol cultivé. C’est lui qui le rendit accessible, habitable. C’est lui qui donna à cette terre sa valeur, et c’est à lui qu’elle devait être rendue.
Mais, dans un but étatiste et bourgeois, la Constituante, la Législative et la Convention reconnurent, comme appartenant de droit au seigneur, au couvent, à la cathédrale, à l’Église, les terres que ces suppôts de l’État naissant s’étaient appropriées autrefois. Elles prirent possession de ces terres, et les vendirent, surtout aux bourgeois.
On comprend la curée qui se produisit lorsque des terres, dont la valeur totale se montait de dix à quinze milliards, furent mises en vente, en quelques années, dans des conditions extrêmement avantageuses pour les acquéreurs, et qu’il fut loisible de rendre encore plus avantageuses en recherchant la protection des nouvelles autorités locales. De cette façon se constituèrent sur les lieux ces « bandes noires », contre lesquelles s’émoussait l’énergie des représentants en mission.
Graduellement, l’influence pernicieuse de ces pillards, renforcés par les agioteurs de Paris et les fournisseurs de l’armée, remontait jusqu’à la Convention, où les Montagnards honnêtes se voyaient débordés, impuissants à contenir les « profiteurs ». En effet, que pouvaient-ils leur opposer ? Les Enragés une fois écrasés et les sections de Paris paralysées, — que leur restait-il, sinon le Marais de la Convention ?
La victoire de Fleurus, remportée le 26 juin (8 messidor) sur les Autrichiens et les Anglais réunis, — victoire décisive qui mit fin du côté du Nord à la campagne de cette année, — et les succès remportés par les armées de la République dans les Pyrénées, du côté des Alpes et du Rhin, ainsi que l’arrivée d’un transport de blé d’Amérique (au prix du sacrifice de plusieurs vaisseaux de guerre) — ces succès mêmes servaient de puissants arguments aux « modérantistes », qui avaient hâte de rentrer dans « l’ordre ». — « À quoi bon le gouvernement révolutionnaire, disaient-il, puisque la guerre touche à sa fin ? Il est temps de rentrer dans le régime légal, et de mettre fin au gouvernement des Comités révolutionnaires et des Sociétés patriotiques en province. Il est temps de rentrer dans l’ordre, de clore la période révolutionnaire ».
Mais, loin de se ralentir, la Terreur, que l’on attribuait généralement à Robespierre, ne voulait pas désarmer. Le 3 messidor (21 juin) Herman, « commissaire des administrations civiles, police et tribunaux », très attaché à Robespierre, avait présenté au Comité de salut public un rapport, demandant qu’on lui permit de rechercher les complots dans les prisons, et dans ce rapport il lançait cette menace, qu’« il faudrait peut-être en un instant purger les prisons ». L’autorisation de faire les recherches lui fut accordée par le Comité de salut public, et alors commencèrent ces horribles tournées, ces charretées d’hommes et de femmes envoyés à la guillotine, que les Parisiens trouvèrent plus odieuses que les massacres de septembre, — d’autant plus odieuses qu’on n’en voyait pas la fin et qu’elles se suivaient au milieu des bals, des concerts, des galas de la classe nouvellement enrichie, et sous les huées de la jeunesse dorée royaliste, qui de jour en jour devenait plus agressive.
Tout le monde devait sentir que cet état ne pouvait durer, et les modérés de la Convention en profitaient. Dantonistes, Girondins, hommes du Marais serraient leurs rangs et concentraient leurs efforts sur le renversement de Robespierre — pour commencer. L’état d’esprit à Paris favorisait leurs plans, depuis que le Comité de salut public avait réussi à mutiler les vrais foyers des mouvements populaires, les sections.
Le 5 thermidor (23 juillet), le conseil général de la Commune dans lequel dominait maintenant Payan, un ami intime de Robespierre, fit une forte entaille à sa popularité, en prenant un arrêté absolument injuste contre les travailleurs. Il fit proclamer dans les 48 sections le maximum auquel devaient être limités les salaires des ouvriers. Quant au Comité de salut public, il s’était déjà rendu impopulaire, nous l’avons vu, auprès des sections en détruisant leur autonomie et en nommant lui-même les membres des Comité de plusieurs d’entre elles.
Le moment était donc propice pour tenter un coup d’État.
Le 21 messidor (9 juillet), Robespierre se décidait enfin à commencer l’attaque contre les conspirateurs. Huit jours auparavant il s’était déjà plaint, aux Jacobins, de la guerre personnelle qu’on lui faisait. Maintenant, il précisait. Il attaqua, légèrement d’ailleurs, Barère, — ce même Barère qui jusqu’alors avait été le docile instrument de sa faction, quand il fallait frapper un grand coup à la Convention. Et, deux jours plus tard, il se décida à attaquer en face, toujours aux Jacobins, Fouché, pour sa conduite terrible à Lyon. Il obtint même sa mise en jugement par le club.
Le 26 messidor (14 juillet), c’était déjà guerre déclarée, puisque Fouché avait refusé de comparaître. Et quant à attaquer Barère, c’était attaquer aussi Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, ainsi que deux membres puissant du Comité de sûreté générale, Vadier et Voulland, qui se rencontraient souvent avec Barère et s’entendaient avec lui sur les affaires des complots dans les prisons.
Alors, tous ceux de la gauche qui se sentaient menacés — Tallien, Barère, Vadier, Voulland, Billaud-Varenne, Collot d’Herbois, Fouché, s’unirent contre les « triumvirs » : Robespierre, Saint-Just et Couthon. Quant aux modérés — Barras, Rovère, Thirion, Courtois, Bourdon, etc., qui auraient voulu renverser tous les Montagnards avancés, y compris Collot, Billaud, Barère, Vadier et les autres, ils durent se dire que pour commencer, il vaudrait mieux n’attaquer que le groupe robespierriste. Celui-ci renversé, ils auraient bientôt raison des autres.
L’orage éclata le 8 thermidor (26 juillet 1794) à la Convention. On s’y attendait, puisque la salle était bondée de monde. Robespierre, dans un discours très étudié, attaqua le Comité de sûreté générale, et dénonça une conspiration contre la Convention, C’était la Convention et lui-même qu’il venait défendre contre les calomnies. Il se défendait de tendances dictatoriales, mais il ne ménageait pas ses adversaires — y compris Cambon, dont il parlait, ainsi que de Mallarmé et de Ramel, en des termes empruntés aux Enragés, en les traitant de Feuillants, d’aristocrates et de fripons.
On attendait quelles seraient ses conclusions, et lorsqu’il y arriva, on s’aperçut qu’au fond il demandait simplement un surcroît d’autorité pour lui-même et son groupe. Aucune vue nouvelle, aucun nouveau programme. Rien qu’un homme de gouvernement demandant encore plus de pouvoirs, pour sévir.
« Quel est le remède au mal ? » disait-il dans sa conclusion. – « Punir les traîtres ; renouveler les bureaux du Comité de sûreté générale, épurer ce Comité et le subordonner au Comité de salut public ; épurer le Comité de salut public lui-même ; constituer l’unité de gouvernement sous l’autorité de la Convention nationale, qui est le centre et le juge. »
On comprit qu’il se bornait à demander plus d’autorité pour son triumvirat, pour en user contre Collot et Billaud, Tallien et Barère, Cambon et Carout, Vadier et Voulland. Les conspirateurs de la droite devaient se frotter les mains. Ils n’avaient qu’à laisser faire Tallien, Billaud-Varenne et les autres Montagnards.
Le soir de ce même jour, le club des Jacobins couvrit d’applaudissements le discours de Robespierre et se montra furieux contre Collot d’Herbois et Billaud-Varenne. Il fut même question de marcher contre les deux Comités de salut public et de sûreté générale. Mais le tout se borna à des paroles. Le club des Jacobins n’avait jamais été un foyer d’action.
Pendant la nuit, l’appui des conventionnels de la droite fut acquis par Bourdon et Tallien. Le plan convenu fut, paraît-il, de ne laisser parler ni Robespierre, ni Saint-Just.
Le lendemain, le 9 thermidor, dès que Saint-Just voulut lire son rapport — très modéré, puisqu’il ne demandait qu’une révision des procédés de gouvernement — Billaud-Varenne et Tallien ne le laissèrent pas lire. Ils demandaient qu’on arrêtât le « tyran », c’est-à dire Robespierre, et les cris À bas le tyran étaient répétés par tout le Marais. On ne laissa pas parler Robespierre non plus, et on le décréta d’accusation, ainsi que son frère, Saint-Just, Couthon et Lebas. Ils furent conduits à quatre prisons différentes.
Entre temps, Hanriot, chef de la garde nationale, suivi de deux aides de camp et de gendarmes, galopait dans les rues en se dirigeant vers la Convention, lorsque deux représentants, le voyant passer dans la rue Saint-Honoré, le firent arrêter par six des gendarmes mêmes qu’il conduisait.
Le Conseil général de la Commune ne se réunit qu’à six heures du soir. Il lança un appel au peuple, l’invitant à se soulever contre Barère, Collot, Bourdon, Amar, et il envoya Coffinhal pour délivrer Robespierre et ses amis que l’on croyait arrêtés au Comité de sûreté générale. Coffinhal n’y trouva que Hanriot, qu’il délivra en effet. Quant à Robespierre, qui avait été conduit au Luxembourg pour y être incarcéré, il n’y fut pas reçu et, au lieu d’aller droit à la Commune et de se lancer dans l’insurrection, il resta à ne rien faire, à l’administration de la police, Quai des Orfèvres. Saint-Just et Lebas, délivrés des prisons, se rendirent à la Commune, mais Coffinhal, envoyé par la Commune pour aller chercher Robespierre, dut lui forcer la main pour l’amener (vers les huit heures) à l’Hôtel de Ville.
Le Conseil de la Commune se mettait en insurrection, mais il devenait évident que les sections ne tenaient pas à se soulever contre la Convention en faveur de ceux qu’elles accusaient d’avoir fait guillotiner Chaumette et Hébert, tué Jacques Roux, destitué Pache et anéanti l’autonomie des sections. D’ailleurs, Paris devait sentir que la Révolution se mourait, et que les hommes pour lesquels le Conseil de la Commune appelait le peuple à s’insurger ne représentaient aucun principe de révolution populaire.
À minuit, les sections n’avaient pas bougé. Toutes étaient divisées, dit Louis Blanc, leurs Comités civils ne s’accordant pas avec les Comités révolutionnaires et les assemblées générales. Les quatorze sections qui obéirent d’abord à la Commune ne faisaient rien, et dix-huit sections, dont six avoisinaient l’Hôtel de Ville, lui étaient hostiles. Les hommes de la section de Jacques Roux, les Gravilliers, firent même le principal noyau d’une des deux colonnes qui marchèrent, sur l’ordre de la Convention, contre l’Hôtel de Ville [249].
La Convention, entre temps, mettait les insurgés et la Commune « hors la loi », et lorsque ce décret fut lu place de Grève, les canonniers de Hanriot, postés sur cette place sans rien faire, s’en allèrent un à un. La place resta déserte et l’Hôtel de Ville fut bientôt envahi par la colonne des Gravilliers et des Arcis. Alors un jeune gendarme, qui pénétra le premier dans la salle où Robespierre et ses amis étaient réunis, lui tira un coup de pistolet et lui brisa la mâchoire. Le centre même de la résistance, l’Hôtel de Ville, était envahi, sans coup férir. Alors Lebas se tue ; Robespierre jeune essaye de se tuer en sautant du troisième étage, Coffinhal s’en prend à Hanriot qu’il accuse de lâcheté et le lance par la fenêtre ; SaintJust et Couthon se laissent arrêter.
Le lendemain matin, après qu’une simple constatation d’identité eut été faite, ils furent tous exécutés, au nombre de vingt et un, après qu’on leur eut fait faire un long trajet jusqu’à la place de la Révolution sous les insultes de la foule contre-révolutionnaire. Le « beau monde », accouru pour se régaler de ce spectacle, était en fête, plus encore qu’au jour de l’exécution des hébertistes. Sur la route du cortège les fenêtres étaient louées à des prix fabuleux. Les dames y siégeaient en grande toilette.
La réaction triomphait. La Révolution avait touché à sa fin.
Ici, nous nous arrêterons aussi, sans relater les orgies de la Terreur blanche, qui commencèrent après thermidor, et les deux tentatives d’insurrection contre le nouveau régime : le mouvement de prairial an III, et la conspiration de Babeuf en l’an IV.
Les adversaires de la Terreur, ceux qui parlaient toujours de clémence, n’en voulaient que pour eux-mêmes et les leurs. Ils s’empressèrent, avant tout, d’exécuter les partisans des Montagnards qu’ils avaient renversés. En trois jours, le 10, 11 et 12 thermidor (28, 29 et 30 juillet) il y eut cent trois exécutions. Les dénonciations, venant de la classe moyenne, pullulaient, et la guillotine fonctionnait de nouveau — cette fois-ci au bénéfice de la réaction. Du 9 thermidor au 1er prairial, en moins de dix mois, 73 représentants montagnards furent condamnés à mort ou décrétés d’arrestation, tandis que les 73 Girondins rentraient à la Convention.
C’était maintenant le tour des vrais « hommes d’État ». Le maximum fut bientôt aboli, ce qui produisit une crise violente, durant laquelle l’agiotage et le spéculation atteignirent des proportions gigantesques. La bourgeoisie faisait la fête — comme elle la fit, plus tard, après juin 1818 et mai 1871. La jeunesse dorée, organisée par Fréron, dominait Paris, tandis que les travailleurs, voyant la Révolution vaincue, étaient rentrés dans leurs taudis, en discutant les chances de la prochaine commotion.
Ils essayèrent un soulèvement le 12 germinal an III (1er avril 1795) et le 1er prairial (20 mai), en demandant du pain et la Constitution de 1793. Les faubourgs se soulevèrent cette fois-ci avec entrain. Mais la force bourgeoise avait eu le temps de s’organiser. Les « derniers Montagnards » — Romme, Bourbotte, Duroy, Soubrany, Goujon et Duquesnoy, furent condamnés à mort par une commission militaire — le tribunal révolutionnaire avait été aboli — et exécutés.
Désormais, la bourgeoisie était seule maîtresse de la Révolution et la phase descendante continuait. La réaction devenait bientôt franchement royaliste. La troupe dorée ne se cachait plus : elle portait ouvertement l’habit gris, à collet vert ou noir, des chouans, et frappait tous ceux qu’elle appelait « terroristes », c’est-à-dire tous les républicains. La lutte se faisait en gros et au détail. Quiconque avait contribué à l’exécution du roi, ou à son arrestation lors de la fuite de Varennes, quiconque avait pris part d’une façon quelconque à l’assaut des Tuileries était dénoncé à tous les royalistes et la vie lui était rendue impossible.
Dans les départements, surtout dans le Midi, les « compagnies de Jésus », les « compagnies du Soleil » et autres organisations royalistes se livraient aux représailles en masse. À Lyon, à Aix, à Marseille, on égorgea dans les prisons ceux qui avaient participé au régime précédent. « Presque tout le Midi eut son 2 septembre », dit Mignet — son Deux septembre royaliste, bien entendu. Et à côté des égorgements en masse, les hommes des compagnies de Jésus et du Soleil faisaient la chasse à l’homme au détail. À Lyon, lorsqu’ils rencontraient un révolutionnaire qu’ils avaient désigné au massacre et qui leur avait échappé, ils le tuaient et le jetaient dans le Rhône sans autre forme de procès. De même à Tarascon.
La réaction montait toujours, et enfin le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795) la Convention se séparait. Le Directoire lui succédait, pour préparer le Consulat, d’abord, et ensuite l’Empire. Le Directoire, ce fut la bacchanale de la bourgeoisie qui dépensait dans un luxe effréné les fortunes acquises pendant la Révolution et surtout pendant la réaction de thermidor. Car si la Révolution avait émis, jusqu’au 9 thermidor, huit milliards environ d’assignats, la réaction thermidorienne avait décuplé le pas : elle avait émis, en quinze mois, la somme épouvantable de trente milliards d’assignats. On voit d’ici les fortunes acquises grâce à ces émissions, par les « profiteurs ».
Une fois encore, les révolutionnaires communistes, sous la conduite de Babeuf, essayèrent en l’an IV (mai 1796), une insurrection préparée par leur société secrète ; mais ils furent arrêtés avant que l’insurrection eût éclaté. La tentative de soulever le camp de Grenelle dans la nuit du 23 fructidor an IV (3 septembre 1796) échoua de même. Babeuf et Darthé furent condamnés à mort et se frappèrent l’un et l’autre d’un coup de poignard (7 prairial an V). Mais les royalistes eurent aussi leur échec, le 18 fructidor an V (4 septembre 1797), et le Directoire se maintint encore jusqu’au 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799).
Ce jour-là, Napoléon Bonaparte fit son coup d’État, et la représentation nationale fut définitivement supprimée sans phrases, par l’ex-sans-culotte qui avait pour lui l’armée. La guerre, qui durait déjà depuis sept ans, était arrivée à sa conclusion logique. Le 28 floréal an XII, (18 mai 1804), Napoléon se fit proclamer empereur, et la guerre recommençait, pour durer, avec de courts intervalles, jusqu’en 1815.
CONCLUSION
Lorsqu’on voit cette Convention, si terrible et si puissante, s’effondrer en 1794-1795, la République, si fière, si pleine de forces, disparaître, et la France tomber en 1799, après le régime démoralisant du Directoire, sous le joug militaire d’un Bonaparte, on est porté à se demander : « À quoi bon la Révolution, si la nation doit de nouveau retomber sous le joug ? » Et, dans tout le courant du dix-neuvième siècle, on n’a pas manqué de poser cette question, que les timides et les satisfaits ont exploitée à souhait comme un argument contre les révolutions en général.
Les pages précédente offrent la réponse. Ceux-là seulement qui n’ont vu dans la Révolution qu’un changement de gouvernement, ceux qui ont ignoré son œuvre économique, ainsi que son œuvre éducative, ceux-là, seuls, ont pu poser une question pareille.
La France que nous trouvons aux derniers jours du dix-huitième siècle, au moment du coup d’État du dix-huit brumaire, n’est plus la France d’avant 1789. Est-ce que celle-ci, abominablement pauvre, avec un tiers de sa population souffrant chaque année de la disette, aurait jamais pu supporter les guerres napoléoniennes, venues à la suite des guerres terribles que la République eut à soutenir en 1792-1799, lorsqu’elle avait toute l’Europe sur les bras ?
C’est une nouvelle France qui se constitue dès 1792, 1793. La disette règne bien dans beaucoup de départements, et elle se fait sentir avec toutes ses horreurs après le coup d’État de thermidor, lorsque le maximum du prix des subsistances est aboli. Il y a toujours des départements qui ne produisent pas assez de blé pour leur nourriture, et, comme la guerre continue, et que tous les moyens de transport sont absorbés par elle, il y a disette dans ces départements. Mais tout porte à prouver que la France produit déjà beaucoup plus de denrée de toute sorte qu’elle n’en produisait en 1789.
Jamais labour ne fut aussi énergique, dit Michelet, que celui de 1792, lorsque le paysan traçait le sillon sur les terres qu’il avait reprises aux seigneurs, aux couvents, aux églises, et qu’il criait, Allons, Prusse ! allons, Autriche ! en piquant ses bœufs. Jamais on n’a tant défriché de terres, — les écrivains royalistes en conviennent, — que pendant ces années de révolution. La première bonne récolte, en 1794, amena l’aisance dans les deux tiers de la France. Dans les villages, bien entendu, car les villes étaient tout le temps sous la menace de manquer de vivres. Non pas qu’il en manquât en France, ou que les municipalités sans-culottes n’eussent pas pris leurs mesures pour nourrir ceux qui ne trouvaient pas de travail, mais parce que toutes les bêtes de trait inoccupées au labour étaient réquisitionnées pour porter aux quatorze armées de la République les provisions et les munitions. ll n’y avait pas de chemins de fer à cette époque, et les routes secondaires étaient dans l’état où elles sont aujourd’hui en Russie.
Une nouvelle France était née en ces quatre années de Révolution. Le paysan mangeait à sa faim, pour la première fois depuis des siècles. Il redressait son dos courbé ! Il osait parler ! Lisez les rapports détaillés sur le retour de Louis XVI, amené captif de Varennes à Paris, en juin 1791, et dites : Chose pareille, cet intérêt à la cause publique, ce dévouement pour elle, et cette indépendance de jugement, étaient-ils possibles avant 1789 ? Une nouvelle nation était née, tout comme en ce moment nous voyons naître une nouvelle nation en Russie, en Turquie.
Et c’est grâce à cette nouvelle naissance que la France fut capable de supporter les guerres de la République et de Napoléon et de porter les principes de la Grande Révolution en Suisse, en Italie, en Espagne, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, — jusqu’aux confins de la Russie. Et quand, après toutes ces guerres, après avoir suivi les armées françaises jusqu’en Égypte et jusqu’à Moscou, on s’attend à trouver en 1815 une France appauvrie, réduite à une misère affreuse, dévastée, on y retrouve les campagnes — même celles de l’Est et du Jura — bien plus riantes qu’elles n’étaient du temps où Pétion, indiquant à Louis XVI les riches rivages de la Marne, lui demandait s’il y avait au monde un empire plus beau que celui-ci, dont le roi n’avait pas voulu ? Le ressort intérieur que contiennent ces villages est tel, qu’en quelques années la France devient le pays des paysans aisés, et bientôt on découvre que malgré toutes les saignées, toutes les pertes, elle est le pays le plus riche de l’Europe par sa productivité. Ses richesses, elle les tire, non de Indes ou du commerce lointain, mais de son sol, de son amour du sol, de son habileté et de son industrie. C’est le pays le plus riche par la subdivision de ses richesses ; et plus riche encore par les possibilités qu’il offre pour l’avenir.
Tel est l’effet de la Révolution. Et si un regard distrait ne voit dans la France napoléonienne que l’amour de la gloire, l’historien y découvre que les guerres mêmes que la France supporte dans cette période, elle le fait pour s’assurer les fruits de la Révolution : les terres reprise aux seigneurs, aux prêtres, aux riches, les libertés reprises au despotisme, à la Cour. Si la France est prête à se saigner à blanc, seulement pour empêcher que les Allemands, les Anglais et les Russes lui imposent un Louis XVIII, c’est parce qu’elle veut empêcher que le retour des émigrés royalistes signifie la reprise par les « ci-devant » des terres, déjà arrosées de la sueur des paysan, des libertés, déjà arrosées par le sang des patriotes. Et elle lutte si bien, pendant vingt-trois ans, que lorsqu’elle est forcée de recevoir les Bourbons, elle leur impose des conditions : les Bourbons pourront régner, mais les terres resteront à ceux qui les ont reprises aux seigneurs féodaux ; même la Terreur Blanche des Bourbons n’osera y toucher. L’ancien régime ne sera pas rétabli.
Voilà ce que l’on gagne à faire une Révolution.
Il y a autre chose à relever.
Il arrive, dans l’histoire de peuples, une période où un profond changement s’impose dans toute la vie de la nation. La royauté despotique et la féodalité se mouraient en 1789 : il n’était pas possible de les maintenir ; il fallait y renoncer.
Mais alors deux voies s’ouvraient : la réforme ou la révolution.
Il y a toujours un moment où la réforme est encore possible. Mais si l’on n’a pas profité de ce moment, si l’on s’est obstiné à résister aux exigences de la vie nouvelle, jusqu’au moment où le sang a dû couler dans la rue, comme il avait coulé le 14 juillet 1789, — alors c’est la Révolution. Et, une fois que c’est la Révolution, elle devra nécessairement se développer jusqu’à ses dernières conséquences, — c’est-à-dire jusqu’au point qu’elle sera capable d’atteindre, ne serait-ce que temporairement, étant donné l’état des esprits à ce moment de l’histoire.
Si nous représentons le lent progrès d’une période d’évolution par une ligne tracée sur le papier, nous verrons cette ligne monter graduellement, lentement. Mais alors vient une Révolution — et la ligne fait un soubresaut : elle monte soudain. Elle monte, en Angleterre, jusqu’à la République puritaine de Cromwell ; en France, jusqu’à la République sans-culotte de 1793. Mais à cette hauteur le progrès ne peut se maintenir ; les forces hostiles à lui se liguent pour le renverser, et, après s’être élevée à cette hauteur, la République cède ; la ligne tombe. Vient la réaction. En politique, au moins, la ligne du progrès tombe très bas. Mais peu à peu elle se relève, et lorsque la paix se rétablit, — en 1815 en France, en 1688 en Angleterre, — l’une et l’autre sont déjà à un niveau beaucoup plus élevé qu’elles n’étaient avant la Révolution.
L’évolution recommence ; notre ligne va de nouveau monter lentement ; mais cette montée aura lieu à un niveau de beaucoup supérieur à celui où elle avait lieu avant la tourmente ; presque toujours sa montée sera plus rapide.
C’est une loi du progrès humain ; du progrès aussi de chaque individu. L’histoire moderne de la France, qui passe par la Commune pour arriver à la Troisième République, confirme encore cette même loi.
L’œuvre de la Révolution française ne se borne pas seulement à ce qu’elle a obtenu et à ce qui s’est maintenu en France ; elle est aussi dans les principes qu’elle a légué au siècle suivant, dans le jalon qu’elle a planté pour l’avenir.
Une réforme reste toujours un compromis avec le passé ; mais un progrès accompli par la voie révolutionnaire et toujours une promesse de nouveaux progrès. Si la Grande Révolution française résume un siècle d’évolution, c’est elle qui donne à son tour le programme de l’évolution qui s’accomplira dans tout le courant du dix-neuvième siècle. C’est une loi de l’histoire, que la période de cent ou cent trente ans environ, — plus ou moins — qui s’écoule entre deux grandes révolutions, reçoit son caractère de la révolution par laquelle cette période a débuté.
Les peuples s’efforcent de réaliser dans leurs institutions l’héritage légué par la dernière révolution. Tout ce qu’elle n’a pu mettre en pratique, toutes les grandes idées qui ont été mises en circulation pendant la tourmente, et que la Révolution n’a pu ou n’a su faire vivre, toutes les tentatives de reconstruction sociologique qui se sont fait jour pendant la Révolution, — tout cela sera le contenu de l’évolution pendant l’époque qui suivra la révolution. Viendront seulement s’y ajouter toutes les idées nouvelles que cette évolution fera surgir, lorsqu’elle cherchera à mettre en pratique le programme hérité de la dernière tourmente. Puis, une nouvelle grande révolution se fera dans une autre nation, et celle-ci, à son tour, posera le problème pour le siècle qui suivra.
Telle a été jusqu’à présent la marche de l’histoire.
Deux grandes conquêtes caractérisent en effet le siècle qui s’est écoulé depuis 1789-1793. L’une et l’autre ont leur origine dans la Révolution française, qui reprit pour son compte l’œuvre de la Révolution anglaise, en l’élargissant et en la vivifiant de tout le progrès accompli, depuis que la bourgeoisie anglaise avait décapité son roi et transféré le pouvoir aux mains du Parlement. Ces deux grandes conquêtes sont l’abolition du servage et l’abolition du pouvoir absolu, qui ont conféré à l’individu des libertés personnelles dont le serf et le sujet du roi n’osaient rêver, et qui ont amené, en même temps, le développement de la bourgeoisie et du régime capitaliste.
Elles représentent l’œuvre principale du dix-neuvième siècle, commencée en France en 1789 et se répandant lentement sur l’Europe dans le courant du siècle que nous venons de traverser.
L’œuvre d’affranchissement, commencée par les paysans française en 1789, fut continuée en Espagne, en Italie, en Suisse, en Allemagne et en Autriche par les armées des sans-culottes. Malheureusement elle ne pénétra qu’à peine en Pologne et pas du tout en Russie.
C’en eût été fait du servage en Europe dès la première moitié du dix-neuvième siècle, si la bourgeoisie française, arrivant au pouvoir en 1794 par dessus les cadavres des anarchistes, des Cordeliers et des Jacobins, n’avait arrêté l’impulsion révolutionnaire, rétabli le monarchie et livré la France à l’escamoteur impérial, le premier Napoléon. L’ex-général des sans-culottes s’empressa de raffermir l’aristocratie. Mais l’élan avait été donné et l’institution du servage avait reçu un coup mortel. On l’abolit en Italie et en Espagne, malgré le triomphe temporaire de la réaction. Grièvement atteint en Allemagne dès 1811, il disparut définitivement en 1848. La Russie se vit forcée d’émanciper ses serfs en 1861, et la guerre de 1878 mit fin au servage dans la péninsule des Balkans.
Le cycle est maintenant accompli. Le droit du seigneur sur la personne du paysan n’existe plus en Europe, même là où le rachat des droits féodaux reste encore.
Les historiens négligent ce fait. Plongés dans les questions politiques, ils n’aperçoivent pas l’importance de l’abolition du servage, qui est cependant le trait essentiel du dix-neuvième siècle. Les rivalités entre nations et les guerres qui en furent la conséquence, la politique des grandes puissances, dont on s’occupe tant, — tout cela dérive d’un grand fait : l’abolition de la servitude personnelle et le développement du salariat qui l’a remplacée.
Le paysan français, en se révoltant, il y a cent ans, contre le seigneur qui l’envoyait battre les étangs pour empêcher les grenouilles de coasser pendant son sommeil, a ainsi affranchi les paysans de l’Europe. En brûlant les paperasses dans lesquelles sa soumission était consignée, en incendiant les châteaux et en exécutant pendant quatre ans les seigneurs qui refusaient de reconnaître ses droits à l’humanité, il a donné le branle à l’Europe, aujourd’hui délivrée partout de cette institution humiliante du servage.
D’autre part, l’abolition du pouvoir absolu a aussi mis cent ans pour faire le tour de l’Europe. Attaqué dès 1648 en Angleterre et vaincu en France en 1789, le pouvoir royal de droit divin ne s’exerce plus aujourd’hui qu’en Russie ; mais là aussi, il en est à ses dernières convulsions. Il n’y a pas jusqu’aux petit États des Balkans, et enfin la Turquie, qui n’aient aujourd’hui leurs assemblées de représentants. La Russie entre dans le même cycle.
Ainsi, sous ce rapport, la Révolution de 1789-1793 a fait son œuvre. L’égalité devant la loi et le gouvernement représentatif, l’Europe les a, à peu près, dans ses codes. En théorie, du moins, la loi est égale pour tous, et tous ont le droit de participer, plus ou moins, au gouvernement.
Le roi absolu — maître de ses sujets — et le seigneur — maître du sol et des paysans par droit de naissance — ont disparu. La bourgeoisie règne en Europe.
Mais en même temps, la Grande Révolution nous a légué d’autres principes, d’une portée infiniment plus haute : les principes communistes. Nous avons vu comment l’Idée communiste, pendant toute la Révolution, a travaillé à se faire jour, et comment, après la chute les Girondins, de nombreux essais et quelquefois de vaste essais furent faits dans cette direction. Le Fouriérisme descend en ligne directe de L’Ange, d’une part, et d’autre part, de Chalier. Babeuf est l’enfant direct des idées qui passionnèrent les masses populaire en 1793. Lui, Buonarroti, Sylvain Maréchal n’ont fait que les systématiser un peu ou bien même les exposer seulement sous une forme littéraire. Mais les sociétés secrètes de Babeuf et de Buonarroti deviennent l’origine des sociétés secrètes des « communistes-matérialistes » dans lesquelles Blanqui et Barbès conspirent sous la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe. Plus tard l’Internationale en surgira par filiation directe.
Quant au « socialisme », on sait aujourd’hui que ce mot fut mis en vogue pour éviter de s’appeler « communiste », — ce qui, à une certaine époque était dangereux, parce que les sociétés secrètes communistes, devenues sociétés d’action, étaient poursuivies à outrance par la bourgeoisie gouvernante.
Ainsi, il y a filiation directe depuis les Enragés de 1793 et le Babeuf de 1795 jusqu’à l’Internationale.
Mais il y a aussi la filiation dans les idées. Le socialisme moderne n’a rien, absolument rien encore ajouté aux idées qui circulaient dans le peuple français en 1789-1794, et que le peuple français essaya de mettre en pratique pendant l’an II de la République. Le socialisme moderne a seulement mis ces idées en systèmes, et trouvé des arguments en leur faveur, soit en tournant contre les économistes bourgeois certaines de leurs propres définitions, soit en généralisant les faits du développement du capitalisme industriel au cours du dix-neuvième siècle.
Mais je me permettrai d’affirmer que, si vague qu’il fût, si peu appuyé qu’il fût par des arguments d’allure scientifique, et si peu d’usage qu’il fît du jargon pseudo-scientifique des économistes bourgeois, le communisme populaire des deux premières années de la République voyait plus clair, et poussait son analyse plus profondément que le socialisme moderne. D’abord c’était le communisme dans la consommation — la communalisation et la nationalisation de la consommation — que visaient les fiers républicains de 1793, lorsqu’ils voulaient établir leurs magasins de blés et de comestibles dans chaque commune, lorsqu’ils se livraient à une enquête pour fixer la « vraie valeur » des objets de « première et de seconde nécessité », et lorsqu’il inspiraient à Robespierre ce mot profond, que le superflu seul des denrées pouvait être objet de commerce : que le nécessaire appartenait à tous.
Sorti des nécessités mêmes de la vie tourmentée de ces années, le communisme de 1793, avec son affirmation du droit de tous aux subsistances, et à la terre pour les produire, sa négation de droits fonciers en dehors de ce qu’une famille pouvait cultiver elle-même (la ferme de « 120 arpents, mesure de 22 pieds »), et sa tentative de communaliser le commerce, — ce communisme allait plus droit au fond des choses que tous les programmes minimum et même les considérants maximum de notre époque.
En tout cas, ce qu’on apprend aujourd’hui en étudiant la Grande Révolution, c’est qu’elle fut la source de toutes les conceptions communistes, anarchistes et socialistes de notre époque. Nous connaissions mal notre mère à nous tous : mais nous la retrouvons aujourd’hui au milieu des sans-culottes, et nous voyons ce que nous avons à apprendre chez elle.
L’humanité marche d’étape en étape, et ses étapes sont marquées depuis plusieurs centaines d’années par de grandes révolutions. Après les Pays-Bas, après l’Angleterre, qui fit sa révolution en 1648-1657, ce fut le tour de la France.
Chaque grande révolution a eu, en outre, quelque chose d’original, de spécial à elle. L’Angleterre et la France ont aboli, l’une et l’autre, l’absolutisme royal. Mais en le faisant, l’Angleterre s’est avant tout occupée des droits personnels de l’individu, — surtout en matière de religion, — ainsi que des droits locaux de chaque paroisse et de chaque commune. La France, elle, a porté son attention principalement sur la question foncière, et, en frappant au cœur le régime féodal, elle a frappé ainsi la grande propriété et lancé dans le monde l’idée de la nationalisation du sol, et de la socialisation du commerce et des principales industries.
Quelle sera la nation qui prendra sur elle la tâche terrible et glorieuse de la prochaine grande révolution ? On a pu croire un moment que ce serait la Russie. Mais, si elle pousse sa révolution au delà d’une simple limitation du pouvoir impérial, — si elle touche révolutionnairement à la grande question foncière, — jusqu’où ira-t-elle ? Saura-t-elle éviter la faute des assemblées françaises, et donnera-t-elle le sol, socialisé, à ceux qui veulent le cultiver de leurs bras ? — Nous ne le savons pas. Répondre à cette question, serait du domaine de la prophétie.
Ce qui est certain, c’est que, quelle que soit la nation qui entrera aujourd’hui dans la voie des révolutions, elle héritera de ce que nos aïeux ont fait en France. Le sang qu’ils ont versé, ils l’ont versé pour l’humanité. Les souffrances qu’ils ont endurées, ils les ont subies pour l’humanité entière. Leur lutte, les idées qu’ils ont lancées, le choc de ces idées, — tout cela est le patrimoine de l’humanité. Tout cela a porté ses fruits et en portera encore bien d’autres, bien plus beaux, en ouvrant à l’humanité de larges horizons, avec ces mots : Liberté, Égalité, Fraternité, luisant comme un phare, vers lequel nous marchons.
FIN
[1] Auparavant le fermier ne pouvait vendre ses grains pendant trois mois après la récolte. Le seigneur seul pouvait le faire ; c’était un privilège féodal qui lui permettait de vendre son blé à un prix élevé.
[2] C’est ce qu’on vient d’abolir aussi en Russie (1906).
[3] Déclaration du 24 août 1780. La peine de roue existait encore en 1785. Les parlements, malgré le voltairianisme de l’époque et l’adoucissement général des mœurs, étaient restés défenseurs ardents de la torture qui ne fut définitivement abolie que par l’Assemblée nationale. Il est intéressant de constater (E. Seligman, ’’La justice pendant la Révolution’’, p. 97 notes) que Brissot, Marat et Robespierre contribuèrent par leurs écrits au mouvement pour la réforme du code pénal.
[4] Les arguments sur lesquels se basa Louis XVI sont à noter. Je les résume d’après E. Semichon, Les réformes sous Louis XVI : Assemblées provinciales et parlements, Paris, 1876, p. 57. Les projets de Turgot semblaient dangereux à Louis XVI, et il écrivit : « Partant d’un homme qui a de bonnes vues, sa constitution aurait bouleversé l’état actuel. » Et plus loin : « Ce système censitaire d’élection est le moyen de faire des mécontents des non-propriétaires, et si on permet à ceux-ci de s’assembler, ce sera une semence de désordre. » — « Le passage du régime aboli au régime que M. Turgot propose actuellement, mérite attention ; on voit bien ce qui est, mais on ne voit qu’en idée ce qui n’est pas ; et on ne doit pas faire des entreprises dangereuses si on n’en voit pas bien le but. » Voir à l’appendice A, de M. Semichon, la liste très intéressante des principales lois faites sous Louis XVI, de 1774 à 1789.
[5] C. de Vic et J. de Vaissete, Histoire générale du Languedoc, continuée par Du Mège, 10 volumes, 1840-1846.
[6] Du Châtelier, Histoire de la Révolution dans les deux départements de l’ancienne Bretagne, 6 volumes, 1836, t. II, pp. 60-70, 161, etc.
[7] J. Feuillet de Couches, Lettres de Louis XVI, Marie-Antoinette et Madame Élisabeth, Paris 1864, t. I, pp. 214-216. – « L’abbé vous a écrit hier au soir, monsieur, et vous a marqué mon désir », écrivait la reine. « Je crois plus que jamais que le moment presse, et qu’il est bien essentiel qu’il (Necker) accepte. Le roi est bien franchement de mon avis, et vient de m’apporter un papier de sa main avec ses idées, dont je vous envoie copie. » Le lendemain, elle écrivait de nouveau : « Il n’y a plus à hésiter ; si demain il peut se mettre à la besogne, c’est le mieux. Elle est bien urgente… Je crains qu’on ne soit obligé à nommer un principal ministre. »
[8] Voyez pour de plus amples renseignements, Félix Roquain, L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution, Paris, 1878.
[9] Du pouvoir exécutif dans les grands États, 2 volumes, 1792. L’idée de cet ouvrage est que, si la France traversait en 1792 une crise révolutionnaire, la faute en était à ce que son Assemblée nationale avait négligé d’armer le roi d’un fort pouvoir exécutif. « Tout aurait pris son cours d’une manière plus ou moins parfaite, si l’on s’était soigneusement occupé d’établir, au milieu de nous, une autorité tutélaire », dit Necker dans la préface de son ouvrage ; et il explique, dans ses deux volumes, de quels droits immenses il fallait armer le pouvoir royal. — Il est vrai que dans son livre Sur la législation et le commerce des grains, publié en 1776, il avait développé — pour protester contre le système de libre commerce des grains, défendu par Turgot, — des idées sympathiques aux pauvres ; il voulait que l’État intervînt pour fixer les prix des blés au profit des pauvres ; mais à cela se bornait son « socialisme » gouvernemental. L’essentiel, pour lui, c’était un État fort, un trône respecté et entouré pour cela de hauts fonctionnaires, et un pouvoir exécutif puissant.
[10] En fait de demandes qui exciteront plus tard la fureur des propriétaires, il est bon de noter celles-ci : la taxe sur le pain et la viande, à établir d’après les prix moyens, est demandée par Lyon, Troyes, Paris et Châlons. Rennes demande que « le salaire soit réglé périodiquement sur l’étendue du besoin des journaliers », et plusieurs villes demandent qu’on assure du travail à tous les pauvres valides. Quant aux royalistes-constitutionnalistes — et ils étaient nombreux — on voit par le projet du « Cahier général », analysé par Chassin (Les élections et les cahiers de Paris en 1789, t. III, 1889, p. 185) qu’ils voulaient limiter les délibérations des États généraux à la question des finances et à des économies sur les frais de la maison du roi et des princes.
[11] Dans une excellente brochure, Les fléaux de l’agriculture, ouvrage pour servir à l’appui des cahiers de Doléances des Campagnes, par D…, 10 avril 1789, on trouve cet exposé des causes qui empêchaient l’agriculture de se développer, — notamment les impôts immenses, les dîmes « solites » et « insolites », toujours croissantes, les excès du gibier par abus de privilèges de chasse, et les vexations et abus des justices seigneuriales. On y voit que « c’est par le moyen des justices attachées aux fiefs, que les seigneurs se sont rendus despotes, et tiennent les habitants des campagnes dans les chaînes de l’esclavage » (p.95)
[12] On sait aujourd’hui que Taine, qui avait étudié les rapports des intendants sur ces insurrections, n’a consulté que 26 cartons de Rapports sur 1770 (Aulard, Taine, historien de la Révolution Française, 1907)
[13] Le Jura par Sommier, le Languedoc par Vic et Vaissete, Castres par Combes, la Bretagne par Du Châtelier, la Franche-Comté par Clerc, l’Auvergne par Dulaure, le Berry par Reynal, le Limousin par Leymarie, l’Alsace par Strobel, etc.
[14] La Grande Révolution, brochure, Paris, 1890 ; The Great French Revolution and its Lesson, article anniversaire dans la revue anglaise Nineteenth Century, juin 1889. Articles sur la Révolution dans La Révolte de 1899.
[15] Taine, II, 22, 23.
[16] Lettres dans les Archives Nationales, H, 1453, citées par Taine, t. II, p. 24.
[17] Doniol, La Révolution française et la féodalité.
[18] Droz (Histoire du règne de Louis XVI), historien réactionnaire a déjà fait cette remarque très juste, que l’argent trouvé sur quelques hommes tués pouvait bien provenir du pillage.
[19] Le projet primitif de Necker attribuait à l’Assemblée le droit de pousser la Révolution jusqu’à l’établissement d’une charte, imitée de l’anglais, dit Louis Blanc : « On se hâta d’excepter de toute délibération commune la forme de constitution à donner aux prochains États Généraux. » (Histoire de la Révolution française, édition in-4°, t. I, p.120.)
[20] Ceux qui font aujourd’hui les discours anniversaires de la Révolution préfèrent se taire sur ce sujet délicat et nous parlent d’une unanimité touchante qui aurait existé entre le peuple et ses représentants. Mais Louis Blanc avait déjà très bien souligné les peurs de la bourgeoisie aux approches du 14 juillet, et les recherches modernes ne font que confirmer ce point de vue. Les faits que je mentionne ici, concernant les journées du 2 au 12 juillet, montrent aussi que l’insurrection du peuple de Paris suivit, jusqu’au 12, sa ligne de conduite, indépendante des bourgeois du Tiers.
[21] « L’Assemblée nationale gémit des troubles qui en ce moment agitent Paris… Il sera fait au roi une députation pour le supplier de vouloir bien employer, pour le rétablissement de l’ordre, les moyens infaillibles de la clémence et de la bonté qui sont si naturelles à son cœur, et de la confiance que son bon peuple méritera toujours. »
[22] Louis Blanc, Histoire de la Révolution française.
[23] Voyez les lettres de l’envoyé saxon Salmour, à Stutterheim, du 19 juillet et du 20 août. Archives de Dresde, citées par Flammermont, la Journée du 14 juillet 1789, par Pitra. Publication de la Société de l’Histoire de la Révolution Française, 1892.
[24] « Les gardes-françaises, s’étant joint à la populace, ont tiré sur un détachement du régiment Royal-Allemand, posté sur le boulevard, sous mes fenêtres. Il y a eu deux hommes et deux chevaux de tués », écrit Simolin, ministre plénipotentiaire de Catherine II à Paris, au chancelier Osterman, le 13 juillet. Et il ajoutait : « Avant-hier et hier soir on a brûlé la barrière Blanche et celle du faubourg Poissonnière. » (Couches, Lettres de Louis XVI, etc., p. 223).
[25] Elles furent fabriquées au nombre de 50.000, ainsi que « toutes sortes d’armes subalternes », aux dépens de la Ville, dit Dusaulx (L’Œuvre de sept jours, p. 203).
[26] « On amenoit de toutes parts à l’Hôtel de Ville un nombre infini de voitures, de chariots, de charrettes, arrêtés aux portes de la ville et chargés de toutes sortes de provisions, de vaisselle, de meubles, de subsistances, etc. Le peuple qui ne soupiroit qu’après des armes et des munitions… nous arrivoit en foule et devenoit plus pressant de minute en minute. » C’était le 13 juillet (Dusaulx, L’Œuvre de sept jours, dans Mémoires sur la Bastille, Linguet-Dusaulx, publiées par H. Monin, Paris, 1889, p. 197).
[27] Les citations que M. Jules Flammermont donne en note dans son ouvrage sur le 14 juillet (La journée du 14 juillet 1789, fragment des Mémoires de L.-G. Pitra, avec introduction et notes, Paris, 1892) sont décisives à ce sujet, — plus décisives que son texte, qui nous semble jusqu’à un certain point se contredire aux page CLXXXI et CLXXXII. « Dans l’après-midi, dit le comte de Salmour, la garde bourgeoise déjà formée commença à désarmer tous les gens sans aveu. C’est leur vigilance et celle des bourgeois armés qui sauva encore Paris cette nuit… La nuit se passa tranquillement et avec beaucoup d’ordre ; on arrêtait les voleurs et gens sans aveu et, pour les cas plus graves, on pendait sur le champ. » (Lettre du comte de Salmour du 16 juillet 1789, Archives de Dresde). Le passage suivant d’une lettre du docteur Rigby, que M. Flammermont donne en note, p. CLXXXIII, et que je traduis textuellement de l’anglais, dit la même chose : « Lorsque la nuit arriva, très peu de gens qui s’étaient armés la veille au soir, étaient visibles. Quelques-uns, cependant, avaient refusé de rendre leurs armes et ils prouvèrent dans le courant de la nuit, combien justes étaient les appréhensions des habitants à leur égard, puisqu’ils se mirent à piller ; mais c’était trop tard pour pouvoir le faire avec impunité ; ils furent vite découverts et appréhendés, et nous apprîmes le lendemain matin que plusieurs de ces misérables, qui avaient été pris sur le fait furent pendus. » (Dr Rigby’s Letters, p. 55 à 57). Quand on a lu ces passages, on ne peut nier qu’il y ait du vrai dans le témoignage de Morellet, d’après lequel « dans la nuit du 13 au 14 des excès furent commis contre les personnes et les propriétés. »
[28] Déjà dans plusieurs cahiers, les électeurs avaient demandé « que la Bastille s’écroule et s’abîme ». (Cahiers des Halles ; aussi ceux des Mathurins, des Cordeliers, du Sépulcre, etc., cités par Chassin, Les Élections et les cahiers de Paris, t. II, p.449 et suiv.) Les électeurs avaient raison, puisque, lors de l’affaire Réveillon, l’ordre avait été donné d’armer la Bastille. Aussi, dans la nuit du 30 juin, on parla déjà de s’emparer de cette forteresse. (Récit de l’élargissement… des gardes-françaises, cité par Chassin, p. 452, note.)
[29] Droz, Histoire du règne de Louis XVI, t. I, p. 417.
[30] Je suis ici la lettre du comte de Salmour, ainsi que Mathieu Dumas, cités par M. Flammermont.
[31] Lettre de De Hue à ses frères, texte allemand, cité par Flammermont, p. CXCVIII, note.
[32] Cette tentative fut faite — on affirme aujourd’hui — non sur les ordres de de Launey, mais spontanément par quelques invalides, qui étaient sortis pour acheter des provisions et qui rentraient. Acte fort improbable, ce me semble, de la part de trois ou quatre soldats perdus au milieu de la foule. Et puis — à quoi bon emprisonner cette foule, à moins de vouloir s’en servir comme d’otages contre le peuple ?
[33] Diverses explications ont été données de cette ouverture soudaine des hostilités. Comme le peuple qui avait envahi la cour de l’Orme et la cour du Gouvernement s’était mis à piller la maison du commandant et celles qu’habitaient les invalides, c’est cela qui aurait décidé les défenseurs de la Bastille à ouvrir le feu. Cependant, pour des militaires, la prise d’assaut de l’Avancée, — qui donnait au peuple accès jusqu’aux ponts-levis de la forteresse, et jusqu’à ses portes mêmes, — était déjà une raison suffisante. Mais il est possible aussi que l’ordre de défendre la Bastille jusqu’à la dernière extrémité fût transmis à ce moment à de Launey. On sait qu’un de ces ordres fut intercepté, ce qui ne prouve pas que quelque autre ordre ne lui fût parvenu. On souçonne même qu’en effet, de Launey reçut cet ordre.
[34] « Ils étaient chargés d’engager tous ceux qui se trouvaient aux environs de la Bastille à se retirer dans leurs districts respectifs afin d’y recevoir promptement leur admission dans la milice parisienne ; de rappeler à M. de Launey la promesse qu’il avait donnée à M. Thuriot de la Rozière et à M. Bellon… » (Flammermont, l.c., p. CLVIII.) Arrivée dans la cour de l’Avancée, qui était remplie de gens armés de fusils, de haches, etc., la députation parla aux invalides. Ceux-ci demandèrent, évidemment, que le peuple se retirât d’abord de la cour du Gouvernement, sur quoi la députation d’engager le peuple à se retirer. (Cf. Boucheron, cité par Flammermont, p. CCXIV, note.) Heureusement le peuple se garda bien d’obtempérer à leurs désirs. Il continua l’assaut. Il comprit si bien qu’il n’était plus temps de parlementer, qu’il maltraita ces messieurs de la députation ; on, parla même de les tuer comme des traitres (Boucheron, l.c., p. CCXVI, note, et Procès-Verbal des Électeurs).
[35] 83 tués sur place, 15 morts de leurs blessures, 13 estropiés, 60 blessés.
[36] N’était-ce pas Maillard ? On sait qu’il avait arrêté de Launey.
[37] Mirabeau, dans son discours à la séance de l’Assemblée, reprise le 15, à huit heures du matin, parle comme si cette fête avait eu lieu la veille. Il s’agissait de la fête du treize.
[38] Voyez Babeau, La ville, p. 323, 331, etc. — Rodolphe Reuss, L’Alsace pendant la Révolution, t. I, donne le cahier du Tiers-État, de Strasbourg, très intéressant sous ce rapport.
[39] Histoire politique de la Révolution française, 2ème édition, 1903.
[40] Lettre des représentants de la bourgeoisie aux députés de Strasbourg à Versailles, 28 juillet 1789. (R. Reuss, L’Alsace pendant la Révolution française, Paris 1881, documents, XXVI.)
[41] Le sac de blé était alors à 19 livres. Les prix montèrent, fin août, jusqu’à 28 et 30 livres, si bien qu’il fut défendu aux boulangers de cuire des gâteaux, des pains au lait, etc.
[42] En outre, les numéros du 24 novembre 1789 au 3 février 1790 ont été également refaits en l’an IV.
[43] Selon Strobel (Vaterländische Geschichte des Elsasses), le soulèvement se produisait généralement ainsi : un village se révoltait, et là-dessus il se formait une bande, composée d’habitants de divers villages, qui allaient ensemble attaquer les châteaux. Quelquefois ces bandes devaient se cacher dans les bois.
[44] Histoire de la Révolution dans le Jura, Paris, 1846, p. 22. On voit, par une jolie chanson, donnée dans le cahier d’Aval, quelle était la tournure d’esprit dans le Jura.
[45] Anacharsis Combes, Histoire de la ville de Castres et de ses environs pendant la Révolution française, Castres, 1875.
[46] M. Xavier Roux, qui a publié en 1891 sous ce titre : Mémoire sur la marche des brigandages dans le Dauphiné, en 1789, les dépositions complètes d’une enquête faite en 1789 sur ce sujet, attribue tout le mouvement à des meneurs : « Appeler le peuple à se révolter contre le Roi n’aurait pas abouti », dit cet auteur… « On y arriva par détour. L’on prit et l’on exécuta sur toute la surface du territoire un plan singulièrement hardi. Il se résume en ces mots : ameuter au nom du roi le peuple contre les seigneurs ; les seigneurs une fois renversés, se précipiter sur le trône, désormais sans défense, et le briser (p. IV de l’introduction) ». Eh bien ! nous relevons cet aveu de M. Roux lui-même : Toutes les enquêtes faites n’ont jamais amené « à savoir le nom d’un seul meneur. » (p. V). Le peuple entier entrait dans cette conspiration.
[47] Quelquefois, dans le Midi, on y attachait cette inscription : « Par ordre du Roi et de l’Assemblée nationale, quittance finale des rentes. » (Mary Lafon, Histoire politique du Midi de la France, 1842-1845, t. IV, p. 377).
[48] « Ravager les terres » voulait probablement dire qu’en certains endroits, les paysans fauchaient les récoltes des seigneurs — « dans le vert », comme disaient les rapports. On était d’ailleurs fin juillet, les blés approchaient de la maturité, — et le peuple, qui n’avait rien à manger, fauchait les blés des seigneurs.
[49] « Les signes de transport et d’effusion des sentiments généreux dont l’Assemblée présentait le tableau, plus vif et plus animé d’heure en heure, n’ont pu qu’à peine laisser le temps de stipuler les mesures de prudence avec lesquelles il convenait de réaliser ces projets salutaires, votés par tant de mémoires, d’opinions touchantes et de vives réclamations dans les assemblées provinciales, dans les assemblées de bailliage et dans les autres lieux où les citoyens avaient pu se réunir depuis dix-huit mois. »
[50] « Tous droits féodaux seront rachetables par les communautés, en argent, ou échangés », disait le vicomte de Noailles. « Tous subiront toutes les charges publiques, tous les subsides, sans aucune distinction, » disait d’Aiguillon, « Je demande le rachat pour les fonds ecclésiastiques, disait Lafare, évêque de Nancy, et je demande que le rachat ne tourne pas au profit du seigneur ecclésiastique, mais qu’il en soit fait des placements utiles pour l’indigence. » L’évêque de Chartres demande l’abolition du droit de chasse et en fait l’abandon pour son compte. Alors, noblesse et clergé se lèvent à la fois pour en faire autant. De Richer demande, non seulement l’abolition des justices seigneuriales, mais aussi la gratuité de la justice. Plusieurs curés demandent qu’il leur soit permis de sacrifier leur casuel, mais qu’une taxe en argent remplace la dîme.
[51] Histoire de la Révolution dans les départements de l’ancienne Bretagne, 6 volumes, t. I, p. 422.
[52] Buchez et Roux, Histoire parlementaire, t. II, p. 254.
[53] Après la défaite de deux grands attroupements de paysans, dont l’un menaçait le château de Cormatin, et l’autre la ville de Cluny, et des supplices d’une sévérité exagérée, disent Buchez et Roux, la guerre continua, mais s’éparpilla. « Cependant, le comité permanent de Mâcon s’était illégalement érigé en tribunal : il avait fait exécuter vingt de ces malheureux paysans, coupables d’avoir eu faim et de s’être révoltés contre la dîme et les droits féodaux » (p. 244). Partout, le soulèvement était provoqué définitivement par des faits de moindre importance : des disputes avec le seigneur ou le chapitre pour un pré ou une fontaine ; ou bien, dans un château auquel appartenait le droit de haute et de basse justice, plusieurs des vassaux furent pendus pour quelques délits de maraude, etc. Les brochures du temps, consultées par Buchez et Roux, disent que le parlement de Douai fit exécuter 12 chefs d’attroupements ; le comité des électeurs (bourgeois) de Lyon fit marcher une colonne mobile de gardes nationaux volontaires. Un pamphlet du temps assure que cette petite armée, dans un seul engagement, « tua 80 de ceux qu’on appelait les brigands, et en amena 60 prisonniers ». Le grand-prévôt du Dauphiné, soutenu par un corps de milice bourgeoisie, parcourait les campagnes et exécutait (Buchez et Roux, II, 245).
[54] Le fait d’être attaché à la glèbe, c’est ce qui constitue l’essence du servage. Partout où le servage a existé pendant plusieurs siècles, les seigneurs ont ainsi obtenu de l’État des droits sur la personne du serf, ce qui faisait de la servitude (en Russie, par exemple, à partir du dix-huitième siècle) un état se rapprochant de l’esclavage, et ce qui permet dans le langage courant de confondre le servage avec l’esclavage.
[55] « Réelle », opposé à « personnel » veut dire ici une obligation attachée aux choses, c’est-à-dire à la possession de la terre.
[56] Buchez et Roux (Histoire parlementaire de la Révolution française, t. II, p. 243), ne voyaient dans les abdications du 4 août que des concessions rendues nécessaires par les débats sur la Déclaration des Droits de l’Homme. La majorité étant acquise à cette déclaration, le vote de celle-ci aurait emporté nécessairement l’abolition des privilèges. – Il est aussi intéressant de voir comment Madame Elisabeth annonçait la nuit du 4 août à son amie, madame de Mombelles : – « La noblesse, écrit-elle, avec un enthousiasme digne du cœur françois, a renoncé à tous ses droits féodaux et au droit de chasse. La pêche y sera, je crois, comprise. Le clergé a de même renoncé aux dîmes, casuels et à la possibilité d’avoir plusieurs bénéfices. Cet arrêté a été ensuite envoyé dans toutes les provinces. J’espère que cela fera finir la brûlure des châteaux. Ils se montent à soixante-dix. » (Conches, ouvrage cité, p. 238.)
[57] « Lorsque le cours des événements humains, disait la Déclaration d’indépendance des États-Unis, met un peuple dans la nécessité de rompre les liens politiques qui l’unissaient à un autre peuple, et de prendre parmi les puissances de la terre la place séparée et le rang d’égalité auxquels il a droit en vertu des lois de la nature, et de celles du dieu de la nature, le respect qu’il doit aux opinions du genre humain exige de lui qu’il expose aux yeux du monde et déclare les motifs qui le forcent à cette séparation.
« Nous regardons comme incontestables et évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : que tous les hommes ont été créés égaux ; qu’ils ont été doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; que parmi ces droits on doit placer au premier rang la vie, la liberté et la recherche du bonheur ; que pour s’assurer la jouissance de ces droits, les hommes ont établi parmi eux des gouvernements dont la juste autorité émane du consentement des gouvernés ; que toutes les fois qu’une forme de gouvernement quelconque devient destructive de ces fins pour lesquelles elle a été établie, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir, et d’instituer un nouveau gouvernement, en établissant ses fondements sur les principes, et en organisant ses pouvoirs dans la forme, qui lui paraîtront les plus propres à lui procurer la sûreté et le bonheur » (Déclaration faite à Philadelphie, le 4 juillet 1776.) — Cette déclaration ne répondait certainement pas aux vœux communistes énoncés par des groupes nombreux de citoyens. Mais elle exprimait et précisait leurs idées sur la forme politique qu’ils voulaient se donner, et elle inspira aux révoltés américains un fier esprit d’indépendance.
[58] Comme l’a rappelé James Guillaume, dans son travail La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Paris, 1900, p. 9, le rapporteur du Comité de constitution avait bien mentionné ce fait. Pour s’en persuader, on n’a d’ailleurs qu’à comparer les textes des projets français et ceux des déclarations américaines, donnés dans le travail de J. Guillaume.
[59] En Amérique, le peuple de certains États demanda de proclamer le droit commun de toute la nation à tout son sol, mais cette idée, détestable au point de vue de la bourgeoisie, fut exclue de la Déclaration d’indépendance.
[60] Article 16 du projet de Sieyès (La déclaration des droits de l’homme et du citoyen, par James Guillaume, p. 30)
[61] « Je ne m’explique pas sur la Déclaration des droits de l’homme : elle contient de très bonnes maximes, propres à guider vos travaux. Mais elle renferme des principes susceptibles d’explications, et même d’interprétations différentes, qui ne peuvent être justement appréciées qu’au moment où leur véritable sens sera fixé par les lois auxquelles la Déclaration servira de base. — Signé : Louis. »
[62] Chaque municipalité fixait la valeur, en argent, de la journée, et il fut convenu de prendre pour base la journée d’un journalier.
[63] La loi municipale du 14 décembre 1789, non seulement excluait les citoyens passifs de toutes les élections des officiers municipaux (paragraphes 5, 6, 8, etc.) mais elle défendait aussi que les assemblées électorales se réunissent « par métiers, professions ou corporations. » elles ne pouvaient se réunir que par quartiers ou arrondissements.
[64] Sigismond Lacroix, Actes de la Commune, t. III, p. 625 ; – Mellié, Les sections de Paris pendant la Révolution, Paris, 1898, p. 9.
[65] S. Lacroix, dans son introduction au quatrième volume des Actes de la Commune, raconte cette affaire tout au long. Mais je ne peux m’empêcher de reproduire ici les lignes suivantes de l’Adresse à l’Assemblée Nationale par les députés des soixante sections de Paris, relativement à l’acquisition à faire au nom de la Commune, des domaines nationaux. Comme les élus du Conseil de Ville voulaient se substituer dans cette affaire d’achats aux sections, les sections réclament et expriment cette idée si juste, concernant les représentants d’un peuple : « Comment serait-il possible que l’acquisition consommée par la Commune elle-même, par le ministère de ses commissaires spécialement nommés ad hoc, fût moins légale qui si elle était faite par des représentants généraux… N’est-il plus de principe que les fonctions du mandataire cessent en présence de son commettant ? » Langage superbe et vrai, malheureusement oublié aujourd’hui pour des fictions gouvernementales.
[66] Voy. S. Lacroix, Les Actes de la Commune, 1ère série, t. VI, 1897, pp. 273 et suivantes.
[67] L’idée autonomiste dans les districts de Paris en 1789 et en 1790. « La Révolution Française, » XIVe année, n° 8, 14 février 1895, p. 141 et suivantes.
[68] Danton avait bien compris la nécessité de garder aux sections les droits qu’elles s’étaient arrogés durant la première année de la Révolution, et c’est pourquoi le Réglement général pour la Commune de Paris, qui fut élaboré par les députés des sections à l’Archevêché, en partie sous l’inspiration de Danton, et adopté le 7 avril 1790, par 40 districts, supprimait le conseil général de la Commune. Il remettait la décision aux citoyens assemblés par sections, qui retenaient le droit de permanence. Par contre, le « plan de municipalité » de Condorcet, fidèle au système représentatif, personnifiait la Commune dans son Conseil général élu, auquel il donnait tous les droits. (Lacroix, Actes, 2e série, t. I, p. XIII.)
[69] Izvestia (Bulletin) de l’Université de Kieff, année XXXVI, nos 3 et 8.
[70] Ces faits, qui contredisent complètement les éloges démesurés, prodigués à l’Assemblée Nationale par beaucoup d’historiens, je les avais racontés d’abord en un article anniversaire
[71] Toutes distinctions honorifiques, supériorité et puissance résultant du régime féodal sont abolies. Quant à ceux des droits utiles qui subsisteront jusqu’au rachat, ils sont entièrement assimilés aux simples rentes et charges foncières (Loi du 24 février, article 1er du titre 1er.)
[72] Robespierre prononça dans cette discussion une parole très juste, dont les révolutionnaires de tous les pays pourront se souvenir : Lorsqu’on cherchait à exagérer autant que possible les terreurs du soulèvement des paysans : « Moi, j’atteste, s’écria-t-il, que jamais révolution n’a coûté si peu de sang et de cruauté ! » Le sang, en effet, vint plus tard, par la contre-révolution.
[73] On lira avec intérêt chez M. Aulard (Histoire politique de la Révolution française, 2e édition, Paris, 1903) les pages (55-60) dans lesquelles il montre comment l’Assemblée travailla à empêcher que le pouvoir tombât entre les mains du peuple. L’observation de cet auteur sur la défense qui fut faite, par la loi du 14 octobre 1790, aux citoyens des communes de se réunir pour discuter de leurs affaires, autrement qu’une fois par an pour les élections, est très juste.
[74] Aulard, Histoire politique de la Révolution française, page 72. On trouvera chez Aulard une analyse détaillée de ce qui fut fait par l’Assemblée contre l’esprit démocratique.
[75] Entre autres, on en trouve une trace très intéressante dans les lettres de madame Jullien (de la Drôme). « Je me suis donc guérie de ma fièvre romaine, qui pourtant ne l’a jamais fait donner dans le républicanisme par la crainte de la guerre civile. Je me renferme avec les animaux de toute espèce dans l’arche sacrée de la Constitution… » « On est encore un peu huronne quand on est spartiate ou romaine à Paris ». Ailleurs elle demande à son fils : « Conte-moi si les Jacobins sont devenus Feuillants. » (Journal d’une bourgeoise pendant la Révolution, publié par Édouard Lockroy. Paris, 1881. 2e éd., pp. 31, 32, 35.)
[76] Marat, seul, avait osé mettre à son journal l’épigraphe suivant : Ut redent miseris abeat fortuna superbis (Que la fortune quitte les riches et revienne aux misérables).
[77] Voyez Grands détails par pièces authentiques de l’affaire de Nancy, Paris, 1790 ; Détail très exact des ravages commis… à Nancy, Paris, 1790 ; Relation exacte de ce qui s’est passé à Nancy le 31 août 1790 ; Le sens commun du bonhomme Richard sur l’affaire de Nancy, Philadelphie ( ?), l’an second de la liberté française, et autres brochures de la riche collection du British Museum, volumes 7, 326, 327, 328, 962.
[78] Voyez la lettre du comte d’Estaing à la reine, dont le brouillon, retrouvé plus tard, fut publié dans l’Histoire de la Révolution par Deux Amis de la Liberté, 1792, t. III, pp. 101-104. Voir aussi Louis Blanc, t. III, pp. 175-176.
[79] Il paraît fort possible, d’après les documents authentiques recueillis et analysés par M. G. Lenôtre (Le Drame de Varennes : juin 1791, Paris, 1905, pp. 151 et suivantes), que Drouet n’ait eu d’abord que des soupçons concernant les voyageurs ; qu’il hésitait, et qu’il ne se lança dans sa course à travers bois que lorsque ses soupçons furent confirmés par Jean de Lagny. Ce garçon de treize ans, fils du maître de poste de Chantrix, J.-B. Lagny, arriva à Sainte-Menehould après une course à fond de train, apportant l’ordre d’arrêter la berline royale, signé par Bayon – un des volontaires envoyés de Paris, le matin du 21 juin, par Lafayette à la poursuite du roi. Bayon, après avoir franchi trente-cinq lieues en six heures, en changeant dix fois de chevaux, n’en pouvait probablement plus et, s’arrêtant pour un moment à Chantrix, se hâta d’envoyer « devant lui un courrier ». Il est fort probable aussi (même ouvrage, pp. 62 et 63) que Louis XVI fut déjà reconnu à Chantrix, par Gabriel Vallet, un jeune homme qui venait d’épouser une des filles de J.-B. Lagny et qui avait été à Paris lors de la Fête de la Fédération. Ce Vallet conduisit la berline jusqu’à Châlons, où il ne garda certainement pas son secret.
[80] Après les décrets du 15 mars, il y eut de nombreuses réclamations. Elles ont été signalées par Doniol (La Révolution, etc., pp. 140 et suivantes) et par N. Karéiev (Les Paysans et la question paysanne en France dans le dernier quart du XVIIIe siècle, Paris (Giard), 1899, pp. 489 et suiv., et appendice n° 33).
[81] Mémoires sur la Révolution du 10 août 1792, avec préface par F.-A. Aulard, Paris, 1893. Chaumette accuse même le directoire du département d’avoir fait venir soixante mille contre-révolutionnaires et de les avoir hébergés. S’il semble qu’il y ait eu de l’exagération dans le chiffre de soixante mille, le fait du rassemblement d’un grand nombre de contre-révolutionanaires à Paris est certain.
[82] Voici un fait-divers dont parlait le tout-Paris d’alors, et qui est raconté par madame Jullien : « La Supérieure des sœurs Grises de Rueil a perdu son portefeuille, qui a été trouvé et ouvert à la municipalité du lieu. Il est constaté qu’elles ont envoyé 48,000 livres aux émigrés depuis le 1er janvier. » (Journal d’une bourgeoise, p. 203.)
[83] Histoire des conspirations royalistes du Midi sous la Révolution, Paris, 1881. Daudet est un modéré, ou plutôt un réactionnaire ; mais son étude est documentée, et il a consulté les archives locales.
[84] Journal de Perlet, du 27 juin, cité par Aulard dans une note ajoutée aux Mémoires de Chaumette.
[85] J.-F. Simon était un instituteur allemand, ancien collaborateur de Basedow au Philanthropium de Dessau.
[86] « Qu’elle était grande, cette Assemblée ! » dit Chaumette (Mémoires, 44). « Quels élans sublimes de patriotisme j’ai vu éclater, lors de la discussion sur l’échéance du roi ! Qu’était l’Assemblée nationale, avec toutes ses petites passions… ses petites mesures, ses décrets étranglés au passage, puis écrasés par le veto, qu’était, dis-je, cette Assemblée en comparaison de la réunion des commissaires des sections de Paris ? »
[87] Il s’agissait évidemment de ce qui existe en Russie sous le nom de krougovaïa porouka, « responsabilité en rond ».
[88] « S’il existe, disait-il, des hommes qui travaillent à établir maintenant la République sur les débris de la Constitution, le glaive de la loi doit frapper sur eux, comme sur les amis actifs des deux Chambres et sur les contre-révolutionnaires de Coblentz. »
[89] Madame Jullien à son fils (Journal d’une bourgeoise, p. 170). Si les lettres de madame Jullien peuvent être incorrectes dans tel petit détail, elles sont précieuses pour cette période parce qu’elles nous disent précisément ce que Paris révolutionnaire se disait ou pensait tel ou tel jour.
[90] Lally-Tolendal, dans une lettre qu’il adressa en 1793 au roi de Prusse pour réclamer la libération de Lafayette, énumérait les services que le fourbe général avait rendus à la Cour. Après que le roi fût ramené à Paris, de Varennes, en juin 1791, les principaux chefs de l’Assemblée constituante se réunirent pour savoir si le procès serait fait au roi et la république établie. Lafayette leur dit alors : « Si vous tuez le roi, je vous préviens que le lendemain la garde nationale et moi nous proclamons le prince royal ». — « Il est à nous, il faut tout oublier », disait madame Élisabeth en juin 1792, à madame de Tonnerre, en parlant de Lafayette ; et au commencement de juillet 1792, Lafayette écrivit au roi pui lui répondit. Dans sa lettre du 8 juillet, il lui proposait d’organiser son évasion. Il viendrait, le 15, avec quinze escadrons et huit pièces d’artillerie à cheval, pour recevoir le roi à Compiègne. Lally-Tulendal, royaliste par religion héréditaire dans sa famille, comme il dit, affirmait ce qui suit, sur sa conscience : « Ses proclamations à l’armée, sa fameuse lettre au corps législatif, son arrivée imprévue à la barre après l’horrible journée du 20 juin ; rien de tout cela ne m’a été étranger, rien n’a été fait sans ma participation… Le lendemain de son arrivée à Paris, je passai avec lui une partie de la nuit ; il fut question entre nous de déclarer la guerre aux Jacobins dans Paris même, et dans toute la force du terme. » Leur plan était de réunir « tous les propriétaires qui étaient inquiets, tous les opprimés qui étaient nombreux » et de proclamer : Point de Jacobins, point de Coblentz ; d’entraîner le peuple au club des Jacobins, « d’arrêter leurs chefs, de saisir leurs papiers et de raser leur maison. M. de Lafayette le voulait de toute sa force ; il avait dit au roi : Il faut détruire les Jacobins physiquement et moralement. Ses timides amis s’y opposèrent… Il me jura du moins que, de retour à son armée, il travaillerait sur-le-champ aux moyens de délivrer le roi. » Cette lettre de Lally-Tolendal est donnée en entier par Buchez et Roux, XVII, p. 227 et suiv.
Et malgré tout, « les commissaires envoyés à Lafayette après le 10 août avaient dans leurs instructions de lui offrir la première place dans le nouvel ordre des choses ».
La trahison, à l’Assemblée, parmi les Girondins, était, on le voit, plus profonde qu’on ne le pense.
[91] « Dans ces moments, l’horizon se charge de vapeurs qui doivent produire une explosion », écrivait madame Jullien le 8 août. « L’Assemblée me semble trop faible pour seconder le vœu du peuple, et le peuple me semble trop fort pour se laisser dompter par elle. De ce conflit, de cette lutte, doit résulter un événement : la liberté ou l’esclavage de vingt-cinq millions d’hommes. » (p. 211). Et plus loin : « La déchéance du roi, demandée par la majorité et rejetée par la minorité qui domine l’Assemblée, occasionnera le choc affreux qui se prépare. Le Sénat n’aura pas l’audace de la prononcer, et le peuple n’aura pas la lâcheté de souffrir le mépris qu’on fait de l’opinion publique. » Et lorsque l’Assemblée acquitte Lafayette, madame Jullien fait cette prophétie : « Mais tout cela nous achemine vers une catastrophe qui fait frémir les amis de l’humanité ; car il pleuvra du sang, je n’exagère point. » (p. 213).
[92] « Vous paraissez être dans les ténèbres sur ce qui se passe à Paris », dit l’orateur d’une des députations de la Commune.
[93] Dans une lettre de Suisse, il était question de punir les Jacobins : « Nous en ferons justice ; l’exemple en sera terrible… Guerre aux assignats ; la banqueroute commencera par là. On rétablira le clergé, les parlements… Tant pis pour ceux qui ont acheté les biens du clergé. » Dans une autre lettre on lisait : « Il n’y a pas un moment à perdre. Il faut faire sentir à la bourgeoisie que le roi seul peut la sauver. »
[94] Les prisonniers, enfermés à la Force, avaient déjà essayé d’y mettre le feu, dit Michelet, d’après l’enquête sur les journées de septembre.
[95] Études et leçons sur la Révolution française, 2e série, 1898, p. 29.
[96] Granier de Cassagnac, Histoire des Girondins et des massacres de Septembre, Paris, 1860.
[97] De seize, dit Méhée fils (Felhémési, La Vérité tout entière sur les vrais acteurs de la journée du 2 septembre, et sur plusieurs journées et nuits secrètes des anciens comités de gouvernement. Paris, 1794.) Je maintiens l’orthographe du titre. « Felhémési » est l’anagramme de « Méhée fils ».
[98] Ils citent pour cela les personnes qui furent libérées entre le 30 août et le 2 septembre, grâce à l’intervention de Danton et d’autres personnages révolutionnaires, et disent : « Vous voyez bien qu’ils sauvaient leurs amis ! » Ce qu’ils oublient pourtant de dire, c’est que, sur les trois mille personnes arrêtées le 30, plus de deux mille furent relâchées. Il suffisait pour cela d’être réclamé par un révolutionnaire. Quant à Danton et à sa part dans les journées de septembre, voy. A. Aulard, Études et leçons sur la Révolution française, 1893-1897, 3e série.
[99] Madame de Tourzel, gouvernante du dauphin, et sa jeune fille Pauline, trois femmes de chambre de la reine, madame de Lamballe et sa femme de chambre avaient été transférées du Temple à la Force. Et de là, elles furent toutes sauvées, sauf madame de Lamballe, par des commissaires de la Commune. À deux heures et demie dans la nuit du 2 au 3 septembre, ces commissaires, Truchot, Tallien et Guiraud, virent rendre compte à l’Assemblée de leurs efforts. À la prison de la Force et à celle de Sainte-Pélagie, ils avaient fait sortir toutes les personnes détenues pour dettes. Après en avoir fait rapport à la Commune (vers minuit), Truchot retourna à la Force pour en faire sortir toutes les femmes. « J’ai pu en faire sortir vingt-quatre », disait-il. « Nous avons principalement mis sous notre protection mademoiselle de Tourzel et madame Sainte-Brice… Pour notre propre sûreté nous nous sommes retirés, car on nous menaçait aussi. Nous avons conduit ces deux dames à la section des Droits de l’Homme en attendant qu’on les juge. » (Buchez et Roux, XVII, 353.) Ces paroles de Truchot sont absolument confirmées, puisqu’on sait, par le récit de Pauline de Tourzel, avec quelle difficulté le commissaire de la Commune (elle ne le connaissait pas et parlait d’un inconnu) réussit à lui faire traverser les rues aux alentours de la prison, remplies de monde qui veillait à ce qu’on n’enlevât aucun des prisonniers. Madame de Lamballe, aussi, allait être sauvée, par Pétion, mais le doute plane sur les forces qui s’y opposèrent. On parle d’émissaires du duc d’Orléans, qui voulait sa mort ; on donne même des noms. Ce qui est certain, c’est que tant de personnes influentes étaient intéressées à ce que cette confidente de la reine (depuis l’affaire du collier) ne parlât, que l’impossibilité de la sauver n’a rien qui nous étonne.
[100] Bazire, Dussaulx, François de Neufchâteau, le fameux Girondin Isnard, Laquinio, étaient de ce nombre. Bazire invita Chabot, aimé des faubourgs, à se joindre à eux. (Louis Blanc, II, 19.)
[101] Procès-verbaux de la Commune, cités par Buchez et Roux, XVII, 368. Tallien, dans son rapport à l’Assemblée, qui fut fait plus tard pendant la nuit, confirmait les paroles de Manuel : « Le procureur de la Commune, disait-il, s’est présenté le premier [à l’Abbaye] et a employé tous les moyens que lui suggérait son zèle et son humanité. Il ne put rien gagner et vit tomber à ses pieds plusieurs victimes. Lui-même a couru des dangers, et on a été obligé de l’enlever, dans la crainte qu’il ne soit victime de son zèle. » À minuit, lorsque le peuple se fut porté vers la Force, « nos commissaires, dit Tallien, s’y sont transportés et n’ont pu rien gagner. Des députations se sont succédé et lorsque nous sommes partis pour nous rendre ici, une nouvelle députation allait encore s’y rendre. »
[102] « Dites donc, monsieur le citoyen, si ces gueux de Prussiens et d’Autrichiens venaient à Paris, chercheraient-ils aussi les coupables ? ne frapperaient-ils pas à tort et à travers, comme les Suisses du 10 août ? Moi, je ne suis pas un orateur, je n’endors personne, et je vous dis que je suis père de famille, que j’ai une femme et cinq enfants que je veux bien laisser ici, à la garde de la section, pour aller combattre l’ennemi ; mais je n’entends pas que les scélérats qui sont en prison, à qui d’autres scélérats viendront ouvrir les portes, aillent égorger ma femme et mes enfants » Je cite d’après Felhémési (Méhée fils), La Vérité tout entière, etc.
[103] C’est ainsi que Prudhomme donne dans son journal la réponse faite par un homme du peuple, lors de la première visite à l’Abbaye d’une députation du Corps Législatif et de la Municipalité (Cité par Buchez et Roux, XVII, 426)
[104] Le Comité de surveillance de la Commune (qui avait remplacé, le 14 avril, la précédente administration et qui était composé d’abord de quinze membres de la police municipale) avait été réorganisé en vertu d’un arrêté du Conseil général de la Commune, du 30 août : il fut alors formé de quatre membres, Panis, Sergent, Duplain et Sourdeuil, qui, avec l’autorisation du Conseil, et « vu la crise des circonstances et les divers et importants travaux auxquels il leur faut vaquer », s’adjoignirent le 2 septembre sept autres membres, Marat, Deforgues, Lenfant, Leclerc, Durfort, Cailly et Guermeur. (Buchez et Roux, XVII, pages 405 et 433 ; XVIII, pages 186-187. Michelet, qui a vu l’acte original ne parle que de six membres : il ne mentionne pas Durfort). Robespierre siégeait au conseil général. Marat y prenait part « comme journaliste », — la Commune ayant décrété qu’une tribune serait érigée dans la salle des délibérations pour un journaliste, Marat (Michelet, I, VII, ch. IV). Danton cherchait à concilier la Commune avec le pouvoir exécutif de l’Assemblée, c’est-à-dire, avec le ministère dont il faisait partie.
[105] Histoire des Girondins et des massacres de septembre, 2 tomes, 1860.
[106] M…-de-la-Varennes, Histoire particulière des événements qui ont eu lieu en France pendant les mois de juin, de juillet, d’août et de septembre, et qui ont opéré la chute du trône royal, Paris 1806. Il y eut encore quelques massacres isolés le 5.
[107] Peltier, écrivain archi-royaliste et menteur, en donnant tout par détail, trouva le chiffre de 1.005, mais il ajouta qu’on avait tué aussi à Bicêtre et dans les rues, ce qui lui permit de porter le total à 8.000 (Dernier tableau de Paris, ou récit historique de la Révolution du 10 août, 2 volumes, Londres, 1792-1793.) À cela, Buchez et Roux font remarquer très justement que « Peltier seul dit qu’on ait tué ailleurs que dans les prisons », en contradiction avec tous ses contemporains.
[108] « Je sais que les révolutions ne se calculent point par les règles ordinaires ; mais je sais aussi que le pouvoir qui les fait doit bientôt se ranger sous l’abri des lois, si l’on ne veut qu’il opère une entière dissolution. La colère du peuple et le commencement de l’insurrection sont comparables à l’action d’un torrent qui renverse des obstacles qu’aucune autre puissance n’aurait anéantis, mais dont le débordement va porter au loin le ravage et la dévastation, s’il ne rentre bientôt dans son lit… Hier fut un jour sur les événements duquel il faut peut-être laisser un voile ; je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice ; il ne prend pas pour victime tout ce qui se présente à sa fureur, il la dirige sur ceux qu’il croit avoir été trop longtemps épargnés par le glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade devoir être immolés sans délai… Mais le salut de Paris exige que tous les pouvoirs rentrent à l’instant dans leurs bornes respectives. »
[109] Il n’y a pas de doute que les ministres girondins savaient très bien ce qui se passait dans les prisons. On sait que Servan, ministre de la guerre, se rendit le 2, dans l’après-midi, à la Commune, où il prit rendez-vous, pour les huit heures, avec Santerre, Pétion, Hébert, Billaud-Varenne, etc., pour discuter les mesures militaires. Il est évident qu’à la Commune on parla des massacres, et que Roland en fut averti, mais que Servan, comme les autres, se dit qu’il fallait courir au plus pressé, — aux frontières, et ne pas provoquer, sous aucun prétexte, la guerre civile en France.
[110] Carra, éditeur des Annales patriotiques, un des principaux organes de la Gironde, parla de Brunswick en ces termes, dans le numéro du 19 juillet 1792 : « C’est le plus grand guerrier et le plus habile politique de l’Europe, que ce duc de Brunswick ; il est très instruit, très éclairé, très aimable : il ne lui manque, peut-être, qu’une couronne, je ne dis pas pour être le plus grand roi de la terre, mais pour être le véritable restaurateur de la liberté en Europe. S’il arrive à Paris, je gage que sa première démarche sera de venir aux Jacobins et d’y mettre le bonnet rouge. »
[111] Mortimer Ternaux, La Terreur, t. II, pp. 178, 216, 393 ; Buchez et Roux, t. XVI, p. 247 ; Mellié, Les Sections de Paris, p. 144 et suivantes.
[112] Un comité de correspondance entre les sections avait été déjà établi et une réunion de commissaire de plusieurs sections se réunissait déjà le 23 juillet.
[113] M. Mellié a retrouvé le procès-verbal de la section Poissonnière. Réunie le 9 août, à huit heures du soir, en assemblée permanente dans l’église Saint-Lazare, elle cassa tous les officiers du bataillon Saint-Lazare qu’elle n’avait pas nommés elle-même, et nomma « sur le champ d’autres officiers, sous les ordres desquels elle entendait marcher ». Elle s’entendit avec d’autres sections sur l’ordre de marche, et à quatre heures du matin, après avoir nommé son comité permanent « pour surveiller les armements et donner les ordres de sûreté qu’ils jugeraient nécessaires », la section se réunit « à ses frères du faubourg Saint-Antoine » et se mit en marche sur les Tuileries. Par ce procès-verbal, on saisit sur le vif la façon d’agir du peuple de Paris pendant cette nuit mémorable.
[114] Aulard, Histoire politique de la Révolution, deuxième édition, pp. 272 et suivantes.
[115] Aulard donne dans son Histoire politique, deuxième édition, pp. 315-317, un excellent résumé de ces divers changements.
[116] Sur 713.885 livres de recettes il n’avait dépensé que 85.529 livres dont il rendit tous les comptes avec éclat (Louis Blanc, II, 62). Giraut, à l’accusation de terreur, prouva plus tard, qu’en quatre mois le Comité n’avait arrêté que 326 personnes. Si les terroristes girondins, après thermidor, avaient seulement su être aussi modestes !
[117] Après de longues luttes entre la population révolutionnaires de Lyon et celle qui suivait les prêtres, et après le meurtre, dans une église, du patriote Lescuyer (on lui en voulait pour avoir mis en vente les biens du clergé), il y eut une insurrection de la population ouvrière révolutionnaire qui se termina par le meurtre de soixante royalistes, dont les cadavres furent jetés dans les profondeurs de la Tour de la Glacière. Barbaroux, député girondin, justifia ces massacres.
[118] On ne connaît pas encore la teneur des pourparlers de Brissot en Angleterre en janvier 1793, avant l’exécution du roi. Sur ceux de Danton, voyez Georges Avenel, Lundis révolutionnaires, 1875, pp. 248 et suivantes, et Albert Sorel, L’Europe et la Révolution française.
[119] Quelques intendants des armées de la République se livraient à des vols scandaleux. Il y en avait qui faisaient des fortunes en quelques mois. On peut aussi imaginer les spéculations auxquelles on se livrait, lorsque les intendants faisaient des achats immenses de blé précisément dans les départements où la récolte avait été mauvaise et les prix étaient très hauts. Les spéculations à la hausse des prix de blé, que Septeuil faisait jadis pour le compte de Louis XVI (car « le bon roi » ne négligeait pas ce moyen de remplir sa caisse), se faisaient maintenant pour des bourgeois.
[120] Pendant le procès, des députés girondins, notamment ceux du Calvados, écrivirent à leurs commettants que la Montagne ne voulait la mort du roi que pour mettre le duc d’Orléans sur le trône.
[121] Fersen, l’ami de Marie-Antoinette, a consigné dans son journal intime ce que ces conjurés préparaient aux patriotes français. Le ministre de Prusse, la baron de Beck, désapprouvait tout haut qu’on n’exterminât pas les Jacobins des villes où l’on passait. Quant au comte de Mercy il disait qu’il fallait beaucoup de sévérité et qu’il fallait mettre le feu aux quatre coins de Paris.
Le 11 septembre, Fersen écrit au baron de Breteuil que, puisque le pays conquis par les troupes allemandes ne cède qu’à la force, « dans ce cas la clémence me paraît extrêmement pernicieuse. C’est le moment de détruire les Jacobins. » Exterminer les chefs dans tous les endroits où l’on passera, lui semble le meilleur moyen ; « il ne faut pas se flatter de les ramener par la douceur ; il faut les exterminer, et voilà le moment. » Et Breteuil lui répond qu’il en a parlé au duc de Brunswick. Mais le duc de Brunswick est trop doux. Le roi de Prusse semble être mieux. « Varennes, par exemple, doit être châtié ces jours-ci. » Voyez Le comte de Fersen et la Cour de France. Extrait des papiers… publié par son petit-neveu, le baron R. M. De Klingkowström, Paris, 1877, t. II, pp. 360 et suivantes.
[122] Jaurès a relevé ici une erreur importante de Michelet. C’est Daunou qui a prononcé, le 14 janvier, le discours en faveur du roi, que Michelet a attribué par erreur à Danton. Revenu à Paris le 15 janvier, Danton prononça au contraire un discours puissant pour demander la condamnation de Louis XVI. — Il serait important de vérifier les accusations contre Brissot, Gensonné, Guadet, et Pétion, formulées par Billaud-Varennes dans son discours du 15 juillet 1793 (Brochure de 32 pages, publiée par ordre de la Convention, collection du British Museum, F, 1097).
[123] Il faut lire les mémoires de Buzot, pour comprendre la haine et le mépris des Girondins pour le peuple. Continuellement, on y rencontre des phrases de ce genre : « Paris, c’est les égorgeurs de Septembre » ; on y est « englouti dans la fange de cette ville corrompue » ; « il fallait avoir le vice du peuple de Paris pour lui plaire, » etc. Voy. Buzot, Mémoires sur la Révolution française, précédés d’un précis de sa vie… par M. Guadet. Paris, 1828, pp. 32, 45, 141. Voir aussi la lettre de Pétion à Buzot, du 6 février 1792, publiée par les Révolutions de Paris, t. XI, p. 263, et dont Aulard donne des extraits.
[124] « Trois révolutions étaient nécessaires pour sauver la France ; la première a renversé le despotisme ; la seconde anéantit la royauté ; la troisième doit abattre l’anarchie ! et c’est à cette dernière révolution que, depuis le 11 août, j’ai consacré ma plume et tous mes efforts… » J. P. Brissot, député à la Convention Nationale. À tous les républicains de France, sur la Société des Jacobins de Paris, pamphlet daté du 24 octobre 1792.)
[125] Louvet ne se dissimulait pas le vrai sens de sa « Robespierride ». Lorsqu’il vit que le coup monté par lui et ses amis avait raté, et que la Convention n’avait pas fait mettre Robespierre en accusation, il dit, en rentrant, à sa femme Lodoïska : « Il faut de loin nous tenir prêts à l’échafaud ou à l’exil. » Il le dit dans ses Mémoires (p. 74). Il sentit que l’arme qu’il dirigeait contre les Montagnards se tournait contre lui.
[126] L’œuvre sociale de la Révolution française, recueil, avec introduction, par Émile Faguet. Paris, 1900 ? (sans date).
[127] Louis Blanc a très bien défini Brissot en disant qu’il était de ces hommes qui sont « aujourd’hui républicains avant l’heure, et demain révolutionnaires attardés », gens qui n’ont pas la force de suivre le siècle, après avoir eu l’audace de le devancer. Après avoir écrit dans sa jeunesse que la propriété c’est le vol, son respect pour la propriété est devenu tel qu’au lendemain du 4 août il blâmait l’Assemblée pour la précipitation qu’elle avait mise à lancer ses décrets contre la féodalité. Cela, à un moment où les citoyens s’embrassaient dans la rue pour se féliciter de ces décrets.
[128] Mortimer-Ternaux, un affreux réactionnaire, a cependant indiqué déjà (Histoire de la Terreur, t. VII) cette double organisation. — Sur ces organisations, consultez Aulard, Histoire politique de la Révolution, deuxième édition, 2e partie, chapitre V, et voyez aussi Jaurès, La Convention, t. II, p. 1254, où il y a une page très bien écrite sur ce sujet.
[129] Quand les Girondins parlèrent de réunir, à Bourges, des commissaires de départements, « on ne s’en serait pas tenu à cette translation, » dit Thibaudeau dans ses Mémoires. « Il se fût formé une seconde Convention ».
[130] Aulard, Histoire politique, p. 264. — « Je ne sache pas que personne en ait réclamé l’honneur », dit Thibaudeau, parlant du « fédéralisme » des Girondins (Mémoires sur la Convention et le Directoire, t. I, Paris, 1824, p. 38). Quant à Marat, il est très explicite dans son numéro du 24 mai 1793, p. 2 : « On a longtemps accusé de fédéralisme les meneurs de cette infernale faction : j’avoue que je n’ai jamais partagé ce sentiment, quoiqu’il me soit arrivé quelquefois de reproduire cette inculpation. »
[131] La Convention, pp. 388, 394, 396, aussi 1458.
[132] On pourrait donner de nombreuses citations pour le prouver. Les deux suivantes peuvent servir d’exemple. — « Les Girondins voulaient arrêter la Révolution sur la bourgeoisie », dit Baudot. Ils voulaient « établir tout doucement une aristocratie bourgeoise pour remplacer la noblesse et le clergé », disait Bourdon de l’Oise, le 31 mai, au club des Jacobins (La Société des Jacobins, éditions de Aulard, t. V, p. 220).
[133] Le génie de Michelet avait très bien entrevu l’importance de ce mouvement populaire communiste, et Michelet en avait déjà indiqué les points essentiels. Jaurès (Histoire socialiste, IV, pp. 1003 et suivantes) a donné maintenant de plus amples renseignements, très intéressants, sur ce mouvement à Paris et à Lyon.
[134] L’agiotage pouvait-il influencer le cours des assignats ? Plusieurs historiens se sont posés cette question, pour y répondre par un non. La chute des assignats, disent-ils, était due à la trop grande quantité de signes d’échange mis en circulation. C’est vrai ; mais ce qui ont suivi de près les fluctuations des prix du blé sur les marchés internationaux, ou bien du coton à la Bourse de Liverpool, ou ses assignats russes à la Bourse de Berlin, etc., n’hésiteront pas à reconnaître que nos grands-pères avaient grandement raison d’attribuer à l’agiotage une forte part de responsabilité dans la dépréciation des assignats. Aujourd’hui même, alors que les opérations financières sont infiniment plus étendues qu’elles ne l’étaient en 1793, l’agiotage a toujours pour effet d’exagérer, hors de toute proportion, les effets de l’offre et de la demande à un moment donné. Si, avec les moyens de transport et d’échange actuels, l’agiotage ne peut pas faire hausser une denrée ou un papier d’une façon permanente, il exagère toujours la hausse naturelle et il agrandit d’une façon démesurée les fluctuations temporaires des prix qui auraient résulté, soit de la productivité variable du travail (par exemple dans la récolte), soit des variations de l’offre et de la demande. C’est là le secret de toutes les spéculations.
[135] Économiste plus perspicace que tant d’économistes de profession, cet homme si sympathique mettait le doigt sur le vif de la question. Il montrait comment l’agioteur exagérait les effets des conditions créées par la guerre et les assignats. « La guerre avec la puissance maritime, » disait-il, « les désastres arrivées dans nos colonies, la perte du change, et surtout une émission d’assignats qui n’est plus en équilibre avec le besoin des transactions commerciales, voilà quelques-unes des causes de cette hausse considérable dont nous gémissions ; mais combien est grande leur action, combien est terrible et désastreux leur résultat, quand, à côté, il existe des malveillants, des accapareurs, quand la misère publique est la base des spéculations intéressées d’une infinité de capitalistes qui ne savent que faire des fonds immenses produits par les liquidations. »
[136] Le 15 avril, la bourgeoisie lyonnaise envoyait à la Convention une délégation des sections qu’elle dominait, pour dire que leur cité gémissait sous la tyrannie d’une municipalité jacobine qui ne cessait d’attenter aux propriétés des riches marchands. Elle invitait la bourgeoisie parisienne à s’emparer aussi des sections. Et, fin avril, Pétion publiait sa Lettre aux Parisiens, dans laquelle il faisait appel aux bourgeois contre le peuple, en leur disant : « Vos propriétés sont menacées, et vous fermez les yeux sur ce danger... On exerce sur vous des inquisitions de toutes manières, et vous les souffrez avec patience. » C’était un appel direct à la bourgeoisie, contre le peuple.
[137] Le peuple savait, sans doute, comment les volontaires de 1792 avaient été reçus dans l’armée par les états-majors et les généraux — tous royalistes. C’était à qui en garderait moins, dit Avenel, qui a consulté les Archives de la Guerre. On les traitait de « désorganisateurs » et de lâches, on les fusillait à la première faute, on excitait contre eux la troupe de ligne. (Lundis révolutionnaires, p. 8.)
[138] Le tout cependant, à ce qu’il paraît, à l’état de promesses. (Voyez G. Avenel, « biens nationaux », Lundis révolutionnaires.)
[139] Quelques sections révolutionnaires de Paris vinrent offrir alors d’hypothéquer toutes leurs propriétés pour servir de garantie aux assignats. Cette proposition fut refusée, mais elle contenait une idée profonde. Si une nation fait la guerre, il faut que le propriétaire en supporte le prix, autant et même plus que le salarié.
[140] Albert Sorel, l’Europe et la Révolution française, 3e partie, Paris 1891, liv. II, chap. II, p. 373 et suivantes. — Avenel, l. c.
[141] « Chaque jour », écrivait un prêtre royaliste, réfractaire, François Chevalier (cité par Chassin), « chaque jour était marqué par des exécutions sanglantes, qui ne peuvent que faire horreur à toute âme honnête, et ne paraissent soutenables qu’aux yeux de la philosophie ». [Elles étaient commandées par des prêtres, au nom de la religion.] « Cependant, les choses en étaient à un point que l’on disait hautement qu’il était indispensable et essentiel à la paix de ne laisser aucun patriote en France. Telle était la fureur populaire qu’il suffisait d’avoir été à la messe des intrus, pour être emprisonné d’abord, et ensuite assommé ou fusillé sous prétexte que les prisons étaient pleines, comme au 2 septembre. » À Machecoul, où ils avaient tué 542 citoyens patriotes, ils parlaient de massacrer les femmes. Charette y poussait ses paysans fanatisés.
[142] Marat avait raison de dire que les ouvrages qu’il avait publiés au commencement de la Révolution, — Offrande à la Patrie, Plan de Constitution, Législation criminelle, et les cent premiers numéros de l’Ami du peuple étaient pleins « de ménagements, de prudence, de modération, d’amour des hommes, de la liberté, de la justice » (Chèvremont, Marat, t. II, p. 215). — Jaurès, qui a lu Marat avec soin, aura beaucoup contribué à le montrer sous son vrai jour — surtout dans le quatrième volume de son « Histoire de la Révolution ».
[143] Aulard, Jacobins, t. V, p. 227.
[144] Que de papiers de la plus haute valeur ont été détruits récemment encore à Clairvaux ! Nous en avons vu des traces et nous avons retrouvé quelques débris de la bibliothèque de « Pélarin », vendue à un épicier et au marchand de tabac du village.
[145] Je suis ici l’ouvrage de René Stourm, Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, 1885, t. II, pp. 369 et suivantes. Les discussions à la Convention furent très intéressantes. Cambon, en introduisant la question, le 20 mai 1793, avait dit : « Je voudrais que la Convention ouvrît un emprunt civique d’un milliard, qui serait rempli par les riches et les indifférents… Tu es riche, tu as une opinion qui nous occasionne des dépenses ; je veux t’enchaîner malgré toi à la Révolution : je veux que tu prêtes ta fortune à la République. » Marat, Thuriot, Mathieu avaient appuyé le projet ; mais l’opposition fut très forte. Il est à noter que c’est un département, celui de l’Hérault, qui avait pris l’initiative et donné l’exemple d’un emprunt de ce genre. Cambon le dit dans son discours. Jacques Roux, aux Gravilliers, l’avait déjà recommandé le 9 mars.
[146] Plusieurs assemblées provinciales avaient cherché, avant 1789, à obtenir le partage des terres communales, soit par tête d’habitant, soit en proportion de la taille payée par chacun d’eux. Plusieurs cahiers posaient la même demande. D’autres, par contre, se plaignaient du bornage que le roi venait d’autoriser, en 1769 et 1777, dans certaines provinces.
[147] Robespierre avait bien demandé, déjà à la Constituante, l’abolition de l’ordonnance de 1669 et la restitution aux communes des terres communales que « les villes, bourgs et villages de l’Artois possédaient depuis un temps immémorable », à la conservation desquelles étaient dus, presque généralement, l’abondance de bestiaux, la prospérité de l’agriculture et le commerce des lins. Ces terres avaient été enlevées aux communes par les intendants et les États d’Artois pour enrichir des agents de l’administration et, ce qui était encore plus révoltant, pour les faire passer entre les mains des seigneurs. Il demandait en conséquence l’abolition de l’ordonnance de 1669. (Motion de Robespierre au nom de la province d’Artois et des provinces de Flandre, de Hainaut et de Cambrésis pour la restitution des biens nationaux envahis par les seigneurs, Imprimerie Nationale, 1791. Brochures du British Museum).
[148] Dalloz, Répertoire, t. IX, pp. 185, 186, note.
[149] C’est ainsi que ce décret fut interprété par les tribunaux et qu’il doit l’être. (Voyez, par exemple, Dalloz, X, p. 265, n° 2261, note.)
[150] « Ces terres retourneront aux communes, à moins que les ci-devant seigneurs ne prouvent par titres, ou par possession exclusive continuant paisiblement et sans trouble pendant quarante ans, qu’ils en ont la propriété. »
[151] Rapport de Fabre, p. 36 ; brochures du British Museum sur la Révolution Française : R. F., tome 247.
[152] Tous les biens communaux en général, disait la loi du 10-11 juin 1793, « connus dans toute la République sous les divers noms de terres vaines et vagues, gastes, garrigues, landes, pacages, pâtis, ajoncs, bruyères, bois communs, hermes, vacants, palus, marais, marécage, montagne, et sous toute autre dénomination quelconque, sont et appartiennent de leur nature à la généralité des habitants ou membres des communes, ou des sections des communes. » Elles seront autorisées à demander leur restitution. » « L’article 4 du titre 25 de l’ordonnance des eaux et forêts de 1669, ainsi que tous les édits, déclarations, arrêtés du conseil et lettres patentes qui, depuis cette époque, ont autorisé le triage, partage, distribution partielle ou concession de bois et forêts domaniales et seigneuriales, au préjudice des communautés usagères… et tous les jugements rendus et actes faits en conséquence, sont révoqués, et demeurent à cet égard comme non avenus. » « La possession pendant quarante ans, reconnue suffisante par le décret du 28 août 1792, pour reconnaître la propriété d’un particulier, ne pourra en aucun cas suppléer le titre légitime, et le titre légitime ne pourra être celui qui émanerait de la puissance féodale. »
[153] Voyez, par exemple, le discours de P. A. Lozeau, sur les biens communaux, imprimé par ordre de la Convention.
[154] Une exception doit être faite pour Pierre Bridet (Observations sur le décret du 28 août 1792. Paris, 1793). Il proposa, au fond, ce qu’on appelle aujourd’hui la nationalisation de la terre. « Les terres communales, disait-il, sont une propriété nationale et, partant, il est injuste de laisser certaines communes posséder beaucoup de terres, et d’autres peu. » Il proposait, par conséquent, de saisir toutes les terres communales pour l’État, et de les affermer — par petits lots, s’il se trouve des adjudicataires, sinon par grands lots, en y admettant aussi les habitants d’autres districts voisins. Le tout serait fait par les directoires des départements (organes archi-réactionnaires, on le sait, représentant l’intérêt des riches). Ce projet, évidemment, ne fut pas accepté. Puisque les terres de chaque commune auraient été affermées, d’abord par les paysans pauvres ou riches de cette même commune, ce qui se faisait déjà par les communes elles-mêmes, et naturellement ne seraient pas louées par des habitants de districts voisins que par exception, le projet se réduisait, en pratique, à ceci : — Pour permettre à quelques exceptionnels bourgeois d’affermer des terres situées dans un district voisin de leur commune, l’État allait s’interposer au lieu des communes, dans l’administration des terres, et il allait remettre ce que les communes faisaient elle-mêmes, à des fonctionnaires, qui auraient favorisé évidemment quelques gros bourgeois de la province pour leur permettre de s’enrichir aux dépens des communes villageoises. C’est à quoi se réduisait ce plan. Il débute, il est vrai, par des idées de justice, attrayantes sans doute aux socialistes citadins qui, peu familiers avec ces questions foncières, n’y regardent pas de si près ; mais en réalité, il ne tendait qu’à créer, au nom de l’alignement étatiste, vingt autres injustices encore plus criantes et des sinécures sans nombre.
[155] « Considérant que l’exécution de la loi du 10 juin 1793 a donné lieu à de nombreuses réclamations ; »… que l’examen de ces différents serait long et « qu’il est cependant instant d’arrêter les funestes effets de l’exécution littérale de la loi du 10 juin 1793, dont plusieurs inconvénients majeurs se sont déjà fait sentir ;… il est sursis provisoirement à toutes actions et poursuites résultant de cette loi, et tous les possesseurs actuels des dits terrains sont provisoirement maintenus dans leur jouissance. » (Dalloz, IX, 195.)
[156] Ph. Sagnac, La Législation civile de la Révolution française, p. 177
[157] Avenel, Lundis révolutionnaires, pp. 30-20 ; Karéïev, p. 519.
[158] Dans la Côte-d’Or, les domaines ecclésiastiques ont été acquis beaucoup plus par les bourgeois que par les paysans. C’est le contraire pour les biens émigrés, qui furent achetés dans la même région surtout par les paysans. Dans le Laonnais, les paysans ont acheté plus de domaines ecclésiastiques que les bourgeois ; et quant aux biens des émigrés, ils se répartirent dans cette même région à peu près également entre les deux groupes. Dans le Nord, les associations de paysans ont beaucoup acheté de terres. (Sagnac, p. 188.)
[159] On pense quelquefois qu’il serait aisé à une Révolution de faire des économies sur l’administration en réduisant le nombre des fonctionnaires. Ce n’était certainement pas le cas pour la Révolution de 1789-1793 qui étendait chaque année les attributions de l’État : instruction, juges payés par l’État, administration payée par les contribuables, une immense armée, etc.
[160] Voyez le collection : Bibliothèque historique de la Révolution du British Museum qui contient les brochures sur les Subsistances dans les volumes 473, 474, 475.
[161] Momoro à cette occasion publia une intéressante brochure : Opinion de Momoro… sur la fixation de maximum du prix des grains dans l’universalité de la République française, dans laquelle il développait des principes communistes.
[162] Sur les causes réelles de cette cherté tout à fait voulue, voyez Avenel, Lundis révolutionnaires, ch. III.
[163] En général, pendant toute la Révolution, les impôts ne rentraient pas. En février 1793, le Trésor n’avait encore rien touché de la contribution foncière et mobilière de 1792, et sur celle de 1791, il n’avait touché que la moitié — soit 150 millions. Tout le reste était à l’avenant.
[164] Voy. Louis Blanc, livre XIII, chap. IV, qui donne une excellente « Histoire du Maximum », et Avenel, Lundis révolutionnaires.
[165] Des lettres d’Angleterre, adressées par des royalistes à leurs agents en France, dévoilaient les moyens auxquels les agioteurs avaient recours. Ainsi on lisait dans une de ces lettres : « Faites hausser le change jusqu’à 200 livres pour une livre sterling. Il faut discréditer le plus possible les assignats, et refuser tous ceux qui ne porteront pas l’effigie royale. Faites hausser le prix de toutes les denrées. Donnez les ordres à vos marchands d’accaparer tous les objets de première nécessité. Si vous pouvez persuader à Cott…ti d’acheter le suif et la chandelle à tout prix, faites-la payer au public jusqu’à cinq francs la livre. Milord est très satisfait pour la manière dont B.t.z. (Batz) a agi. Nous espérons que les assassinats se feront avec prudence. Les prêtres déguisés et les femmes sont les plus propres à cette opération. » (A. Thiers, Histoire de la Révolution Française, t. III, 1834, pp. 144-144).
[166] « L’hymne civique des Bretons, marchant contre l’anarchie », tel était le titre de la chanson des Girondins, que Guadet donne en note des Mémoires de Buzot, pp. 68-69. En voici un des couplets :
D’un trône étayé par ses crimes,
Robespierre, cuivré de sang,
Du doigt désigne ses victimes
À l’anarchiste rugissant.
Cette Marseillaise des Girondins demandait la mort de Danton, de Pache, de Marat, et son refrain était :
Guerre et mort aux tyrans,
Mort aux apôtres du carnage !
Et pendant ce temps eux-mêmes demandaient et préparaient le carnage des révolutionnaires.
[167] La revue dont parla Charlotte Corday devant les juges, et qui aurait réuni des milliers d’hommes, était un mensonge, probablement pour faire peur aux sans-culottes parisiens.
[168] Qu’un complot existât, et que les Girondins en sussent quelque chose, cela nous semble prouvé. Ainsi, le 10 juillet on lisait au conseil général de la Commune de Paris une lettre, reçue à Strasbourg et envoyée à Paris par le maire de cette cité, dans laquelle on lisait ces lignes : « … La Montagne, la Commune, la Jacobinière et toute la séquelle scélérate sont à deux doigts du tombeau… D’ici au 15 juillet, nous danserons ! je désire qu’il n’y ait pas d’autre sang répandu que celui des Danton, Robespierre, Marat et compagnie… » (Je cite d’après Louis Blanc). Le 11 et le 12 juillet, la Chronique de Paris, journal girondin, faisait déjà des allusions à la mort de Marat.
[169] « Une femme divine, touchée de sa situation, lorsqu’il fuyait de cave en cave, avait pris et caché chez elle l’Ami du Peuple, lui avait voué sa fortune, immolé son repos », disait de Catherine Évrard la sœur de Marat, Albertine, dont les paroles sont citées par Michelet.
[170] C’est un plaisir de constater que l’étude de l’œuvre de Marat, négligée jusqu’à ce jour, a amené M. Jaurès à parler avec respect de cette qualité de l’esprit du tribun populaire.
[171] Quelques indices d’un caractère social dans le soulèvement la Vendée se trouvent, dit Avenel, dans l’ouvrage d'Antonin Proust : La justice révolutionnaire à Niort.
[172] Voyez Michelet qui a étudié la guerre de la Vendée d’après les documents locaux, sur les lieux. « On a souvent discuté, dit-il, de la triste question de savoir, qui avait eu l’initiative de ces barbaries, et lequel des deux partis alla plus loin, dans le crime ; on parle insatiablement des noyades de Carrier ; mais pourquoi parle-t-on moins mes massacres de Carette ?… D’anciens officiers vendéens, rudes et féroces, avouaient naguère à leur médecin, qui nous l’a redit, que jamais ils ne prirent un soldat (surtout de l’armée de Mayence) sans le faire périr, et dans les tortures, quand on en avait le temps.
« Quand les Nantais arrivèrent, en avril 93, à Challans, ils virent cloué à une porte je ne sais quoi qui ressemblait à une grande chauve-souris ; c’était un soldat républicain qui, depuis plusieurs heures, restait piqué là, dans une effroyable agonie, et qui ne pouvait mourir » (livre XI, ch. V.)
[173] Faut-il dire que malgré tout ce que les historiens réactionnaires racontent sur la Terreur, on voit, d’après les documents des Archives, que seuls, les sans-culottes et quelques jeunes citoyennes se rendirent à cet appel patriotique : qu’« aucun muscadin et aucune muscadine » ne se trouvèrent sur les quais du canal. Sur quoi le représentant se borne à imposer aux riches un « don patriotique » à l’avantage des pauvres.
[174] Lettre du baron de Stedinck, écrite le 26 avril de Saint-Pétersbourg.
[175] G. Avenel, Lundis révolutionnaires, p. 245. Avenel attribuait même la chute de Danton à l’échec de cette diplomatie, qui fut toujours combattue par Robespierre et Barère.
[176] Lorsque, le 27 mars 1793, le Comité de défense générale, alarmé de la situation de la France en face de l’invasion, appela dans son sein les ministres et la Commune de Paris pour les consulter, Marat, résumant ce qui se faisait déjà, leur dit que « dans une telle crise, la souveraineté du peuple n’était pas indivisible, que chaque Commune était souveraine sur son territoire, et que le peuple pouvait prendre les mesures que demandait son salut. » (Mémoires de Thibaudeau ; Michelet, livre X, ch. I).
[177] Chaque assemblée primaire devait désigner sept ministres, et l’administration du département formerait avec ces noms une liste de treize candidats pour chaque ministère. Les assemblées primaires, convoquées une seconde fois, devaient élire les ministres sur ces listes.
[178] On trouvera chez Aulard, Histoire politique, deuxième partie, ch. IV, un excellent résumé des deux constitutions, girondine et montagnarde, et de tout ce qui les concerne.
[179] Histoire politique, p. 291.
[180] « Âmes de boue qui n’estimez que l’or, » disait Robespierre ce jour-là, en s’adressant évidemment aux Girondins et au Marais, « je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu’en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n’est qu’un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles... Il s’agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l’opulence... Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété... » Et il proposait d’introduire dans la Déclaration des droits les quatre articles suivants : « La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi. — Le droit de propriété est borné, comme les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de nos semblables. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral ». Voyez James Guillaume, « Les quatre déclarations des droits de l’homme » (Études révolutionnaires, 1ère série, Paris, 1908, p. 380 et suivantes.)
[181] Il est intéressant à noter qu’en Russie aussi, les ennemis de la commune rurale sont aujourd’hui partisans du canton (vsessolovnaïa volost), et qu’ils l’opposent aux communes, dont ils convoitent les terres.
[182] Dans la Déclaration des droits, définitivement votée le 23 juin, les articles concernant la propriété étaient ainsi conçus : — « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie. – Nul genre de travail, de culture, de commerce, ne peut être interdit à l'industrie des citoyens. – Nul ne peut être privé de la moindre partie de sa propriété, sans son consentement, si ce n'est lorsque la nécessité publique légalement constatée l'exige, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. » La Convention ne sortait donc pas des principes de 1791 concernant la propriété.
[183] La fonction municipale était « le dernier terme de la Révolution », a très bien dit Miguet (Histoire de la Révolution française, 19ème édition, II, 31). « Opposée de but au Comité de salut public, elle voulait, au lieu de la dictature conventionnelle, la plus extrême démocratie locale, et au lieu de culte, la consécration de la plus grossière incrédulité. L’anarchie politique et l’athéisme religieux, tels étaient les symboles de ce parti et les moyens par lesquels il comptait établir sa propre domination. » Il faut cependant remarquer qu’une partie seulement des « anarchistes » suivit Hébert dans sa campagne anti-religieuse, et que beaucoup l’abandonnèrent en voyant l’état des esprits dans les campagnes.
[184] Sous ce nom, « la Commune et les anarchistes », Miguet comprenait les hommes de la Commune, comme Chaumette et le maire Pache, les communistes, comme Jacques Roux, Chalier, Varlet, etc., et les Hébertistes, proprement dits. Ainsi il écrivait : « Dans cette circonstance, il [Robespierre] voulait sacrifier la Commune et les anarchistes ; les Comités voulaient sacrifier la Montagne et les modérés. On s'entendit. » Michelet, au contraire, a très bien séparé les communistes populaires, comme Jacques Roux, Varlet, Chalier, l'Ange, etc., des Hébertistes.
[185] On trouvera ces lettres dans le Recueil des Actes du Comité de salut public, publié par Aulard, Paris, 1889 et suiv. ; aussi chez Legros, La Révolution telle qu’elle est... Correspondance du Comité de salut public avec ses généraux, 2 vol., Paris, 1837.
[186] Les lettres publiées dans le recueil d’Aulard, ou bien par Legros, sont palpitantes d’actualité sous tous les rapports ; mais j’y ai cherché en vain les traces d’une activité des conventionnels dans cette direction. Jeanbon Saint-André, Collot-d’Herbois, Fouché, Dubois Crancé touchent quelquefois les grandes questions qui passionnent les paysans et les prolétaires dans les villes, et il se peut qu’il y ait d’autres lettres des conventionnels que je ne connais pas ; mais ce qui semble certain, c’est que le grand nombre des conventionnels en mission s’y intéressaient peu.
[187] Une mission en Vendée.
[188] Aulard, Recueil des actes du Comité de salut public, t. V., p. 505.
[189] La lettre est signée par deux représentants en mission dans ce département, Jeanbon et Lacoste ; mais elle est de la main du premier.
[190] Actes du Comité de salut public, publiés par Aulard, t. III, pp. 533-534.
[191] Déjà Cabet, dans son appendice au Voyage en Icarie, édition de 1842, avait signalé, avec citations à l’appui, ce caractère des penseurs du dix-huitième siècle. – En fait de travaux récents, voyez André Lichtenberger, Le Socialisme et la Révolution française, Paris, 1899.
[192] « Il n’y a jamais eu, et il n’y aura jamais que deux classes réellement distinctes de citoyens, les propriétaires et les non-propriétaires, dont les premiers ont tout, et les autres n’ont rien », disait le Cahier des pauvres. – « Que servira une constitution sage à un peuple de squelettes qu’aura décharné la faim ? » demande l’auteur des Quatre cris d’un patriote (Chassin, Le génie de la Révolution, éd. 1863, t. I, pp. 287, 289).
[193] On trouve dans les Notes historiques sur la Convention nationale, le Directoire, l’Empire et l’exil des votants, par M. A. Baudot, publiées par madame Edgar Quinet (Paris, 1893), une note très intéressante où il est dit qu’Ingrand pensait que le système « du bien commun » (du communisme), développé par Buonarroti, « prit naissance quelque temps avant les événements du 20 juin, que ces événements durent leur naissance à cet esprit d’association » (pp. 10-11). Pétion en aurait donné avis à un grand nombre de députés ; « il paraît », continue Baudot, « que les Girondins ne mirent tant de raideur et d’âcreté dans leur système que dans la crainte de voir prédominer la doctrine des associés. » Plus tard, quelques ex-conventionnels, on le sait, se rallièrent à ces idées et entrèrent dans la conspiration de Babeuf.
[194] Pour mieux combattre « le partage des terres proposé par des anarchistes ou des coblenciens » (Robespierre reprit plus tard cette insinuation contre les communistes, et la fit sienne), Brissot déclarait, en décembre 1792, que l’égalité des droits des citoyens serait une chimère si les lois ne détruisaient et ne prévenaient la trop grande inégalité de fait entre les citoyens. Mais, ces institutions favorables à l’« égalité », ajoutait Brissot, « doivent être introduites sans commotion, sans violence, sans manquer de respect au premier des droits sociaux, la propriété ».
[195] En parlant de propriété, il la présentait sous cette forme intéressante : La propriété, disait-il, est le pivot des associations civiles. On sait bien que, dans un grand empire surtout, la balance des fortunes ne peut pas être juste et immobile, et que l’impulsion d’un commerce immense, alimenté par une vaste industrie et par les riches produits de l’agriculture, la maintient forcément dans une oscillation continuelle ; mais il ne faut pas que la balance gravite jamais trop décidément. (Les éléments de républicanisme, Paris, 1793, p. 57. Brochures du British Museum, vol. F. 1097)
[196] Il est probable, qu’outre la prédication du communisme dans les sections et les sociétés populaires, il y eut aussi, dès le 10 août 1792, des tentatives de constituer des sociétés secrètes communistes, qui furent étendues plus tard, en 1794, par Buonarroti et Babeuf, et qui, après la révolution de juillet, donnèrent naissance aux sociétés secrètes des blanquistes.
[197] Jaurès, La Convention, p. 1069 (notes de Bernard Lazare).
[198] Il se bornait à demander dans cette déclaration que le droit de possession de la terre fût limité ; que la disproportion énorme des fortunes fût rompue par « des moyens justes », afin que les indigents pussent se préserver de l’oppression des riches, et que « les biens amassés aux dépens de la fortune publique par le vol, l’agiotage, le monopole, l’accaparement, deviennent des propriétés nationales à l’instant où la société acquiert par des faits constants la preuve de concussions. » Brochures du British Museum, F. 499 (50). Dans une autre brochure, Vœux formés par des Français libres, etc., il demandait aussi des lois sévères contre les accapareurs (Même collection, F. 65 (2).
[199] Dans son Discours sur les moyens de sauver la France et la liberté, prononcé lors des élections à la Convention (cette brochure se trouve à la Bibliothèque nationale), Jacques Roux soutenait qu’une dictature prolongée était la fin de la liberté, et il demandait qu’on obligeât « les gros propriétaires à ne vendre la récolte que dans les marchés qui leur seront indiqués dans leurs districts respectifs : établissez, disait-il, dans toutes les villes et les bourgs considérables, des magasins publics où le prix des marchandises sera au concours » (pp. 42 et 44). Michelet, qui mentionnait déjà ce Discours, ajoutait que cette doctrine de Roux était très populaire aux Gravilliers, aux Arcis et autres sections du Centre de Paris. (liv. XV, chap. VI).
[200] Thermidor et Directoire, 1794-1799. (Histoire socialiste, t. V, p. 14 et suivantes)
[201] Dans son Catéchisme, Boissel exposait déjà les idées qui devinrent courantes chez les socialistes aux approches de 1848. Ainsi, à la question : « Quelles sont les principales institutions de cet ordre mercenaire, homicide et anti-social ? » il répond : « Ce sont les propriétés, les mariages et les religions, que les hommes ont inventés, établis et consacrés pour légitimer leurs usurpations, leurs violences et leurs impostures ». En spécifiant les objets sur lesquels les hommes ont étendu leurs droits de propriété, il dit : « Ce sont ceux qui ont cru devoir s’emparer, ou faire croire qu’ils s’étaient emparés, comme les terres, les femmes, les hommes mêmes, la mer, les rivières, les fontaines, le ciel, les enfants, les dieux mêmes, dont ils ont toujours fait et font un trafic ». Il n’est pas plus tendre pour les lois, qui sont « les obligations que les plus forts, les plus fins et les plus rusés ont imposées aux plus faibles, afin de maintenir leurs désastreuses institutions, ou même pour en empêcher les inconvénients funestes autant que faire se peut. » Ses définitions de l’autorité et de la justice pourraient être acceptées par les anarchistes modernes. Voyez Le Catéchisme du genre humain, pour l’établissement essentiel et indispensable du véritable ordre moral et de l’éducation sociale des hommes. — Paris, 1789, 132 pages. — Brochures du British Museum, F. 513 (3).
[202] Ainsi, par exemple, le peuple, armé d’une constitution démocratique, arrêterait par son veto toutes les lois, jusqu’à ce que la subsistance de tous les citoyens fût assurée par la loi !
[203] Cet ouvrage de Dolivier ne se trouvant pas au British Museum, je cite d’après Jaurès. Son autre ouvrage, Le vœu national, ou système politique, propre à organiser la nation dans toutes ses parties... Paris, 1790, n’est intéressant que par l’idée d’organiser la nation par en bas. — Broch. du Brit. Mus., F. 514 (4).
[204] Plaintes et Représentations d’un citoyen décrété passif, aux citoyens décrétés actifs, par M. L’Ange, Lyon, 1790, p. 15 (Bibl. nationale). Sur les idées plus ou moins socialistes du « Cercle Social », fondé par l’abbé Fauchet, et qui avait pour organe La Bouche de fer, voyez A. Lichtenberger, Le Socialisme et la Révolution française, ch. III, p. 69.
[205] Rapport et projet de décret sur les subsistances, présenté par M. Fabre, député du département de l’Hérault.
[206] La plupart des historiens ont vu dans cette mesure une mesure avantageuse aux paysans. En réalité, c’était priver les paysans les plus pauvres de l’unique patrimoine qui leur restait. C’est pourquoi cette mesure rencontra tant de résistance dans son application.
[207] « Ce sont les riches, disait Jacques Roux, qui, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la Révolution ; c’est l’aristocratie marchande, plus terrible que l’aristocratie nobiliaire, qui nous opprime, et nous ne voyons pas le terme de leurs exactions, car le prix des marchandises augmente d’une manière effrayante. Il est temps que le combat à mort, que l’égoïsme livre à la classe la plus laborieuse, finisse... La propriété des fripons est-elle plus sacrée que la vie de l’homme ? Les subsistances doivent être à la réquisition des corps administratifs, comme la force armée est à leur disposition. » Roux reproche à la Convention de ne pas avoir confisqué les trésors acquis depuis la Révolution par les banquiers et les accapareurs, et il dit que, la Convention ayant décrété un emprunt forcé d’un milliard sur les riches, « le capitaliste, le marchand, dès le lendemain, lèveront cette somme sur les sans-culottes par le monopole et la concussion », si le monopole du commerce et de l’accaparement n’est pas détruit. Il en prévoyait très bien le danger pour la Révolution et disait : « Les agioteurs s’emparent des manufactures, des ports de mer, de toutes les branches du commerce, de toutes les productions de la terre, pour faire mourir de faim, de soif, de nudité les amis de la justice et les déterminer à se jeter dans les bras du despotisme. » (Je cite d’après le texte de Roux, retrouvé par Bernard Lazare et communiqué à Jaurès.)
[208] Jaurès, Histoire socialiste, la Convention, (pp. 1698, 1699).
[209] Les cultivateurs vieillards ou infirmes y seraient inscrits pour un secours annuel de 160 livres, les artisans vieillards ou infirmes pour 120 livres, et les mères et les veuves pour 80 et 60 livres.
[210] Histoire politique, chap. VIII, livre II.
[211] « C’est donc vainement que, dans cette période de compression, on chercherait des manifestations de théories socialistes. Mais l’ensemble de mesures partielles ou empiriques, de lois de circonstances, d’institutions provisoires qui forme le gouvernement révolutionnaire, amène un état de choses qui prépare indirectement les esprits, dans ce silence des socialistes, à une révolution sociale, et qui commence à l’effectuer partiellement. » (Aulard, l. c., p. 453)
[212] Voyez tout le paragraphe du chap. VIII, livre II : « Le socialisme » de l’Histoire politique d’Aulard ; André Lichtenberger : Le Socialisme et la Révolution française, pp. 179, 120 ; Actes du Comité de salut public, VIII et IX.
[213] « Observations sur Maximilien Robespierre », dans La Fraternité, journal mensuel exposant la doctrine de la communauté, N° 17, septembre 1842.
[214] Dantoniste d’abord, le Comité de salut public devint à peu peu robespierriste après le 31 mai. Saint-Just et Couthon y étaient entrés dès le 13 mai ; et Jeanbon Saint-André y entra le 12 juin ; Robespierre le 27 juillet. Carnot et Prieur (de la Côte-d’Or) y furent admis le 14 août, et Collot-d’Herbois et Billaud-Varenne le 6 septembre, après le mouvement des 4-5 septembre. — On distinguait, dans ce Comité trois nuances : les terroristes, Collot-d’Herbois et Billaud-Varennes ; — les travailleurs, Carnot pour la guerre, Prieur pour le génie et les armes, et Liudet pour nourrir les armées ; et les hommes d’action, Robespierre Saint-Just et Couthon. — Le Comité de sûreté générale, qui représentait la police d’État, était composé surtout de fonctionnaires de l’ancien régime. On est même souvent amené à se demander si la plupart de ces hommes n’avaient pas gardé leurs sympathies d’autrefois. L’accusateur public auprès du tribunal révolutionnaire, Fouquier-Tinville, dépendait entièrement du Comité de sûreté générale, qu’il voyait chaque soir.
[215] Il est fort possible, probable même, que des royalistes (comme Lepître) travaillèrent aussi dans les sections pour fomenter ce mouvement. C’est une vieille tactique des réactionnaires. Mais dire que ce mouvement fut l’œuvre des réactionnaires était aussi absurde et jésuitique que de dire que les mouvements de 1789 furent l’œuvre du duc d’Orléans.
[216] Procès-verbal du Comité d’instruction publique de l’Assemblée législative et Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention Nationale, publiés avec annotations et préfaces par James Guillaume, Paris, 7 volumes, 1889-1907.
[217] L’année républicaine était divisée en douze mois, de trente jours chacun, dont les noms furent trouvés par Fabre d’Églantine — Vendémiaire, Brumaire et Frimaire pour l’automne, du 22 septembre au 20 décembre ; Nivôse, Pluviôse et Ventôse pour l’hiver, du 21 décembre au 20 mars ; Germinal, Floréal et Prairial, pour le printemps, du 21 mars au 18 juin ; et Messidor, Thermidor et Fructidor pour l’été, du 19 juin au 16 septembre. Cinq jours complémentaires, appelés les sans-culottides, les 17, 18, 19, 20 et 21 septembre, terminaient l’année. Chaque mois était divisé en trois décades, et les jours étant appelés, primidi, duodi, tridi, etc., le jour férié était le dixième jour, le decadi.
[218] L’idée de rétablir la conception astronomique dans le nouveau calendrier était excellente (celle de placer tous les cinq jours supplémentaires à la fin de l’année l’était beaucoup moins) et les noms des mois étaient admirablement choisis ; mais outre toutes les préventions qui devaient surgir contre ce calendrier, parce qu’il glorifiait la Révolution, il est fort probable que l’idée de remplacer la semaine de sept jours (le quart d’un mois lunaire) par une période de dix jours, trop longue pour nos habitudes, fut et sera un obstacle à son acceptation.
[219] Dans tout cet exposé je suis de près l’excellente monographie du professeur Aulard, Le culte de la Raison et le culte de l’Être suprême, 2e édit., Paris, 1904. Un abrégé de cet ouvrage, se trouve aussi dans son Histoire politique, 2e édit., pp. 469 et suivantes.
[220] Il lança aussi un arrêté en vertu duquel « tout ministre du culte ou prêtre pensionné par la nation serait tenu de se marier, ou d’adopter un enfant, ou de nourrir un vieillard indigent, sous peine d’être déchu de ces fonctions et pensions ». (Aulard, Culte de la raison, p. 27).
[221] On se souviendra que l’Assemblée Constituante avait déjà pris des décisions semblables.
[222] Extraits du registre de la Société populaire de Bourges, séance du quintidi 23 brumaire de l’an deuxième de la République Française, une et indivisible [15 novembre 1793]. Brochures du British Museum, F. 16 (7).
[223] Aulard, Histoire politique, p. 475.
[224] Plusieurs lettres des représentants en mission en parlent. La plupart, comme celles de Dartygoëyte, Lefiot, Pflieger, Garnier, sont cependant postérieures au décret (Actes du Comité de salut public, publiés par Aulard, t. IX, pp, 385, 759, 780).
[225] Comme plusieurs représentants en mission avaient pris des mesures très rigoureuses contre le culte catholique, la Convention ajoutait à ce décret un paragraphe pour dire qu’elle n’entendait pas improuver ce qui avait été fait jusqu’à ce jour par ses représentants.
[226] Jacobins t. V, p. 623.
[227] Voyez, par exemple, chez Ernest Mellié, les statuts de la société populaire, organisée par la section Poissonnière.
[228] Jacobins, t. V, pp. 624, 625.
[229] Jacobins, séance du 26 décembre 1793, t. V, p. 578. Le Cordelier Momoro ayant hasardé d’observer que les Cordeliers se sont souvent demandé s’ils avaient le droit d’apporter obstacle à la formation des sociétés populaires, puisque « le droit de s’assembler en sociétés populaires est sacré », Robespierre répond vertement : « Tout ce qui est commandé par le salut public est évidemment dans les principes. »
[230] Voyez les droits donnés par la section du Panthéon à son Comité. Cité par Ernest Mellié, p. 185.
[231] Voyez l’ouvrage d’Ernest Mellié, pp. 189 et suivantes, pour de très intéressants détails sur le « Comité de salut public du département de Paris », organe de la police secrète, et d’autre renseignements.
[232] Jacobins, séance du 12 décembre 1793, t, V, p. 557.
[233] Michelet l’avait bien compris lorsqu’il écrivit ces lignes pleines de tristesse (livre XIV ch. 1), où, rappelant la parole de Duport : Labourez profond, il disait que la Révolution devait s’abîmer parce que les Girondins et les Jacobins « furent également les logiciens politiques » qui ne marquaient que « des degrés sur une ligne unique ». Le plus avancé, Saint-Just, ajoutait-il, « n’ose toucher ni la religion, ni l’éducation, ni le fond même des doctrines sociales : on entrevoit à peine ce qu’il pense de la propriété. » Il manquait ainsi la Révolution, pour l’assurer, dit Michelet, « la révolution religieuse, la révolution sociale, où elle eût trouvé son soutien, sa force, sa profondeur. »
[234] Tridon a donné de ces extraits dans son étude, « Les Hébertistes » (Œuvres diverses de G. Tridon, Paris, 1891, pp. 86-90).
[235] L’affaire était compliquée. Les royalistes avaient à leur service un homme très habile, le baron de Batz, qui, par son courage et son habileté à se soustraire aux poursuites, avait acquis une réputation presque légendaire. Ce baron de Batz, après avoir longtemps travaillé pour l’évasion de Marie-Antoinette, entreprit d’inciter quelques membres de la Convention à se faire de grandes fortunes en s’occupant d’agiotage, avec de l’argent qui serait fourni par l’abbé Espagnac. Il réunit un jour dans sa maison Julien (de Toulouse), Delaunay, Bazire (Dantoniste), ainsi que le banquier Benoît, le poète Laharpe, et la comtesse de Beaufort, maîtresse de Julien. Chabot, le prêtre défroqué qui avait été un moment un favori du peuple, mais qui s’était marié depuis à une Autrichienne, soeur du banquier Frey, était de la partie. D’autre part on chercha à séduire Fabre et l’on gagna Delaunay à une affaire qui concernait la Compagnie des Indes. On attaqua cette Compagnie à la Convention, qui ordonna de procéder à la liquidation de la Compagnie par les commissaires spéciaux, et confia la rédaction du décret à Delaunay. Le projet du décret fut signé par Fabre qui y fit quelques corrections au crayon. Mais d’autres corrections, avantageuses pour la Compagnie, furent faites ensuite sur ce même projet de décret, à l’encre, par Delannay, et, sans que ce projet fût jamais discuté à la Convention, on fit passer le projet pour le décret même.
[236] Ernest Nys, Idées modernes. Droit International et Franc-Maçonnerie. Bruxelles, 1908.
[237] On sait que le jeune Jullien lui avait parlé franchement des excès des représentants en mission, et surtout de ceux de Carrier. Voy. Une mission en Vendée.
[238] La loi du 14 frimaire (4 décembre), qui établissait le « Gouvernement révolutionnaire » avait remplacé les procureurs des communes, élus, par des agents nationaux, nommés par le Comité de salut public. Chaumette, confirmé dans ses fonctions, devenait ainsi un « agent national ». Ensuite, le jour où l’on arrêtait les hébertistes, le 23 ventôse (13 mars), le Comité de salut public fit voter par la Convention une loi qui lui permettait de remplacer provisoirement les fonctionnaires élus des communes qu’il destituait. Le Comité ayant destitué Pache, il nomma Fleuriot-Lescot maire de Paris, en vertu de cette loi.
[239] Avec Pache et Chaumette disparaissaient de la Révolution deux hommes qui avaient symbolisé pour le peuple la révolution populaire. Lorsque les envoyés des départements vinrent à Paris pour signifier l’acceptation de la constitution, ils furent frappés de trouver Paris tout à fait démocratique, dit Avenel (Anacharsis Clootz, t. II, pp. 168-169). Le maire, papa Pache, venait à pied de la campagne, son pain dans sa poche ; Chaumette, le procureur de la Commune, « habite une chambre avec sa femme qui ravaude. À qui frappe : Entrez ! Tout comme chez Marat ». Le père Duchesne, l’orateur du genre humain — tous également accessibles. C’est ces hommes que l’on enlevait au peuple.
[240] Si peu de valeur historique qu’aient les Notes historiques sur la Convention nationale, de Marc Antonin Baudot (Paris, 1893, p. 13), la proposition de Saint-Just de nommer Robespierre dictateur pour sauver la République, dont parle Baudot n’a rien d’improbable. — Buonarroti en parle comme d’un fait connu.
[241] Pour l’accusation de ce groupe, c’est Robespierre qui avait préparé les brouillons. Il fit prononcer l’accusation par Saint-Just. Voyez ce brouillon dans les Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc., supprimés ou omis par Courtois, précédés du rapport de ce dernier à la Convention nationale. Paris, 1828, t. 1, pp. 21 et suivantes.
[242] On verra, au contraire, chez Aulard, Le culte de la Raison et le Culte de l’Être suprême, combien le mouvement de déchristianisation était lié au patriotisme.
[243] Papiers inédits, t. II, p. 14.
[244] Comme l’a montré James Guillaume (Procès-verbaux du Comité d’Instruction publique de la Convention, t. IV, Introduction, pp. 11 et l2), la plupart de ces Commissions avait déjà été formée successivement à partir d’octobre 1793.
[245] Je suis ici le récit de Louis Blanc, livre XII, ch. XIII, qui n’est pas suspect d’hostilité pour le groupe de Robespierre.
[246] « Les ennemis de la Révolution », dit l’instruction, « sont ceux qui, par quelques moyens que ce soit, et de quelques dehors qu’ils se soient couverts, ont cherché à contrarier la marche de la Révolution et à empêcher l’affermissement de la République. — La peine due à ce crime est la mort ; les preuves requises pour la condamnation sont tous les renseignements, de quelque nature qu’ils soient, qui peuvent convaincre un homme raisonnable et ami de la liberté. — La règle des jugements est la conscience du juge, éclairée par l’amour de la justice et de la patrie ; leur but, le salut public et la ruine des ennemis de la patrie ». Point de jurés : les juges suffisent. La conscience du juge et « les renseignements, de quelque nature qu’ils soient », seront « la règle des Jugements ».
[247] « On veut gouverner les révolutions par des arguties de palais ; on traite les conspirations contre la République comme les procès entre particuliers. La tyrannie tue, et la liberté plaide ! Et le Code fait par les conspirateurs est la loi par laquelle on les juge ! » — « Le délai pour punir les ennemis de la patrie ne doit être que le temps de les reconnaître : il s’agit moins de les punir que de les anéantir ».
[248] Une perquisition faite dans les prisons amena la saisie chez les prisonniers de sommes d’argent considérables (864.000 livres), indépendamment des bijoux, si bien qu’on évaluait le total à quelque chose comme 1.200.000 livres en possession des suspects dans les prisons.
[249] Les sections, dit M. Ernest Mellié, « ne conduisaient plus, mais suivaient docilement leurs Comités, dont les membres ne dépendaient que des Comités de salut public et de sûreté centrale de la Convention. La politique se faisait en dehors d’elles... On en vint même à leur défendre de s’intituler assemblées primaires : le 20 floréal an II (9 mai 1794), une lettre de l’agent national de la Commune (Payan, par lequel on avait remplacé Chaumette) les prévint que, sous un gouvernement révolutionnaire, il n’y avait point d’assemblées primaires... C’était leur rappeler que l’abdication était complète » (pp. 151, 152). Après avoir raconté les « épurations » consécutives que les sections subissaient pour se faire accepter par les Jacobins (p.153), M. Mellié conclut par ces mots : « Michelet a donc raison de dire qu’à cette époque les assemblées des sections étaient mortes et que tout le pouvoir était passé à leurs Comités révolutionnaires, qui, eux-mêmes nommés par l’autorité, n’avaient pas grande vie non plus » (pp. 154, 155). – Au 9 thermidor (Ernest Mellié en a trouvé la preuve aux Archives) dans presque toutes les sections, les Comités révolutionnaires étaient réunis pour attendre les ordres du gouvernement (p. 169). On ne s’étonnera pas que les sections n’aient point bougé contre les thermidoriens.