Pierre Clastres
La société contre l’État
Et autres textes
Voici 3 textes de l’ethnologue français Pierre Clastres (1934-1977) sur la question du pouvoir politique dans les sociétés primitives.
Il a particulièrement étudié les Indiens Guaranis du brésil et les Indiens Guayakis du Paraguay dans les années 60.
Politiquement, il fut proche du groupe révolutionnaire Socialisme ou Barbarie et du courant libertaire. S’il ne peut être qualifié d’anarchiste, on peut cependant le définir comme un anti-autoritaire.
Ses recherches d’anthropologie politique ont été centrées sur la question des origines de l’autorité politique, sur la genèse de la division entre dominés et dominants dans les sociétés primitives, sur le processus d’apparition de l’État. En cela ses travaux ont toujours suscité un intérêt au sein du mouvement anar. D’autant plus qu’ils font apparaître, à l’inverse des postulats de l’économicisme marxiste, que la domination politique précède et fonde l’exploitation économique, que c’est de la division de la société primitive en dominants et dominés que naît la division de la société en classes, que l’apparition du travail aliéné, de l’économie comme sphère autonome par rapport à la société résulte fondamentalement de l’émergence de l’Autorité étatique et de son corollaire, le pouvoir de contrainte.
Le premier texte date de 1974. Il s’agit en fait d’une longue interview parue dans une revue radicale, Antimythes. Le deuxième texte a été publié en 1976 dans la revue Interrogations. Le troisième texte constitue le chapitre 11, le chapitre de conclusion, du fameux livre de Pierre Clastres : La société contre l’État paru en 1974.
Ce beau livre de près de 190 pages, un incontournable, est publié par les éditions de Minuit (7, rue Bernard Palissy, 75006 Paris) et peut être commandé dans toute librairie digne de ce nom.
On peut également trouver du même auteur : Chroniques des Indiens Guayakis, éditions Plon, 1972, et Le grand parler. Mythes et chants sacrés des Indiens Guaranis, éditions du Seuil, 1974.
Introduction de l’édition de Marée Noire
Ce texte, « la société contre l’État », que nous rééditons est la conclusion d’un recueil d’articles, de même nom, écrit par Pierre Clastres[1] portant sur les sociétés primitives, et plus particulièrement sur les sociétés amérindiennes.
Loin de nous de vouloir idéaliser, ou prendre pour modèle, ces sociétés. Elles ont-elles aussi leurs défauts : répartition sexuelle du travail, primat du collectif sur l’individu, relation conflictuelle, voire violente, avec les sociétés voisines…
Néanmoins ces sociétés, disparus pour la plupart mais encore intacte en certains endroits du globe, nous permettent de « décoloniser » notre imaginaire : la société occidentale, hiérarchisé et autoritaire, n’est pas le seul modèle. Il existe d’autre mode d’organisation possible : des sociétés sans États.
Trop souvent la société « moderne », la société industrielle et technicienne, est considérée comme l’aboutissement de l’organisation sociale ou, pour les plus modérés, un stade plus évolué par lesquelles devront passer les sociétés dite primitives. Il n’en est rien, et Pierre Clastres nous le démontre dans ce texte.
La société primitive n’est pas une société « sous évoluée », société qui n’aurait pas encore abouti à la forme étatique. Bien au contraire, la société primitive, sans État, est un autre choix de société, une société qui s’organise de façon à lutter contre l’émergence de l’État et de tout pouvoir coercitif.
Société sans État, donc. Mais aussi une société sans classe. Contrairement aux idées marxistes, Pierre Clastres démontre également que la division en classe sociale ne vient pas de l’économie mais de l’émergence de l’État : le politique prime sur l’économique.
Autre mythe trop souvent persistant : la société primitive serait une société du manque et de la survie. Cette croyance vient du fait que les sociétés primitives ont un niveau technologique peu développé (par rapport à celui des sociétés modernes, mais bien suffisant pour leur mode de vie) et une économie de subsistance.
Pourtant, rien n’est plus faux. Au contraire, les sociétés primitives sont des sociétés d’abondance, mais d’abondance dans la sobriété : pas de courses effrénées dans les rendements ou les innovations technologiques. La production et donc le travail sont remis à leur juste place : produire le nécessaire pour combler les besoins (ce qui inclus un stock pour prévenir les aléas climatiques).
Du coup le travail s’en trouve transformer : on ne perd plus sa vie à la gagner. D’une part il redevient une activité utile, plaisante et socialisante ; d’autre part sa durée journalière est drastiquement réduite 4 heures de labeur sont suffisante à ces sociétés pour subvenir à leurs besoins.
Il en va de même pour la technique, on crée de nouveaux outils uniquement pour s’adapter aux conditions extérieures lorsque le besoin s’en fait sentir. Contrairement à nos sociétés occidentales, les outils s’adapte aux modes et aux choix de vies et non l’inverse.
Ces sociétés primitives nous permettent donc d’imaginer et d’élaborer un autre mode d’organisation sociale : une société antiautoritaire et décroissante, où le progrès et le travail reprendrait leur juste place, nécessaire mais non primordiale.
Gijomo
L’anthropologie politique
Qu’est-ce que, pour toi, « l’anthropologie politique » ? Comment te situes-tu dans ta démarche ethnologique actuelle (notamment par rapport au structuralisme) ?
La question du structuralisme d’abord. Je ne suis pas structuraliste. mais ce n’est pas que j’aie quoi que ce soit contre le structuralisme, c’est que je m’occupe, comme ethnologue, de champs qui ne relèvent pas d’une analyse structurale a mon avis ; ceux qui s’occupent de parenté, de mythologie, là apparemment ça marche, le structuralisme, et Lévi-Strauss l’a bien démontré que ce soit quand il a analysé les structures élémentaires de la parenté, ou les mythologiques. Ici je m’occupe, disons, en gros, d’anthropologie politique, la question de la chefferie et du pouvoir, et là j’ai l’impression que ça ne fonctionne pas ; ça relève d’un autre type d’analyse. Maintenant ceci dit il est très probable que si je prenais un corpus mythologique je serais forcement structuraliste parce que je ne vois pas très bien comment analyser un corpus mythologique d’une manière extra-structuraliste... ou alors faire des sottises, genre la psychanalyse du mythe ou la marxisation du mythe — « Le mythe, c’est l’opium du sauvage » — mais ça, ce n’est pas sérieux.
Tu ne renvoies pas seulement à la société primitive ; ton interrogation sur le pouvoir est interrogation sur notre société. Qu’est-ce qui fonde ta démarche ? Qu’est-ce qui justifie le passage ?
Le passage, il est impliqué par définition. Je suis ethnologue, c’est-à-dire que je m’occupe des sociétés primitives, plus spécialement de celles d’Amérique du Sud où j’ai fait tous mes travaux de terrain. Alors là, on part d’une distinction qui est interne à l’ethnologie, à l’anthropologie, les sociétés primitives, qu’est-ce que c’est ? Ce sont les sociétés sans état. Forcément parler de sociétés sans état c’est nommer en même temps les autres, c’est-à-dire les sociétés à état. Où est le problème ? De quelle manière il m’intéresse, et pourquoi j’essaie de réfléchir là-dessus ? C’est que je me demande pourquoi les sociétés sans état sont des sociétés sans état et alors il me semble m’apercevoir que si les sociétés primitives sont des sociétés sans état c’est parce qu’elles sont des sociétés de refus de l’état, des sociétés contre l’état. L’absence de l’état dans les sociétés primitives ce n’est pas un manque, ce n’est pas parce qu’elles sont l’enfance de l’humanité et qu’elles sont incomplètes, ou qu’elles ne sont pas assez grandes, qu’elles ne sont pas adultes, majeures, c’est bel et bien parce qu’elles refusent l’État au sens large, l’État défini comme dans sa figure minimale qui est la relation de pouvoir. Par là même parler des sociétés sans État ou des sociétés contre l’État, c’est parler des sociétés à État, forcément le passage, il n’y en a même pas, ou il est d’avance possible ; et la question qui s’enracine dans le passage, c’est : d’où sort l’État, quelle est l’origine de l’État ? Mais c’est tout de même deux questions séparées :
-
comment les sociétés primitives font-elles pour ne pas avoir l’État ?
-
d’où sort l’État ?
Alors, « l’ethnologie politique » ? Si on veut dire « est-ce que l’analyse de la question du pouvoir dans les sociétés primitives, dans les sociétés sans État, peut nourrir une réflexion politique sur nos propres sociétés ? », certainement, mais ce n’est pas nécessaire. Je peux très bien m’arrêter à des questions sinon académiques, du moins de pure anthropologie sociale :
-
comment la société primitive fonctionne-t-elle pour empêcher l’État ?
-
d’où sort l’État ?
Je peux m’arrêter là, et rester purement et simplement ethnologue. D’ailleurs, en gros, c’est ce que je fais. _ Mais il n’y a pas de doute qu’une réflexion ou une recherche sur, en fin de compte, l’origine de la division de la société, ou sur l’origine de l’inégalité, au sens où les sociétés primitives sont précisément des sociétés qui empêchent la différence hiérarchique, une telle réflexion, une telle recherche peuvent nourrir une réflexion sur ce qui se passe dans nos sociétés. Et, là, d’ailleurs très vite on rencontre la question du marxisme.
Est-ce que tu pourrais préciser ? Quels sont tes rapports avec les ethnologues marxisants ?
Mes rapports avec ceux de mes collègues qui sont marxistes sont marqués par un désaccord au niveau de ce qu’on fait, au niveau de ce qu’on écrit, pas forcément au niveau personnel. La plupart des marxistes sont orthodoxes, je dis la plupart parce qu’il y on a qui. ne le sont pas, heureusement ; mais ceux qui sont orthodoxes, ils s’en tiennent beaucoup plus à la lettre qu’a l’esprit. Alors la théorie de l’État, dans ce sens là, qu’est-ce que c’est ? C’est conception instrumentale de l’État, c’est-à-dire, l’État c’est l’instrument de la domination, de la classe dominante sur les autres ; à la fois dans la logique et dans la chronologie, l’État vient après, une fois que la société est divisée en classes, qu’il y a des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités ; l’État c’est l’instrument des riches pour mieux exploiter et mystifier les pauvres et les exploités. à partir de recherches et de réflexion qui ne quittent pas le terrain de la société primitive, de la société sans État, il me semble que c’est le contraire, ce n’est pas la division en groupes sociaux opposés, ce n’est pas la division en riches et pauvres, on exploiteurs et exploités, la première division, et celle qui fonde en fin de compte toutes les autres, c’est la division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, c’est-à-dire l’État, parce que fondamentalement c’est ça, c’est la division de la société entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui subissent le pouvoir.
Une fois qu’il y a ça, c’est-à-dire la relation commandement/obéissance, c’est-à-dire un type ou un groupe de types qui commandent aux autres qui obéissent, tout est possible à ce moment là ; parce que celui qui commande, qui a le pouvoir, il a le pouvoir de faire faire ce qu’il veut aux autres, puisqu’il devient le pouvoir précisément, il peut leur dire « travaillez pour moi », et, à ce moment-là, l’homme de pouvoir peut se transformer très facilement en exploiteur, c’est-à-dire en celui qui fait travailler les autres. Mais la question est, que quand on réfléchit sérieusement à la manière dont fonctionnent ces machines sociales que sont les sociétés primitives, on ne voit pas comment ces sociétés là peuvent se diviser, je veux dire, peuvent se diviser en riches et pauvres. On ne voit pas parce que tout fonctionne pour empêcher cela précisément. Par contre on voit beaucoup mieux, on comprend beaucoup mieux, enfin plusieurs questions obscures se clarifient, à mon avis, si on pose d’abord l’antériorité de la relation de pouvoir.
C’est pourquoi il me semble que pour y voir plus clair dans ces questions il faut carrément renverser la théorie marxiste de l’origine de l’État — c’est un point énorme et précis en même temps — et il me semble moins que l’État soit l’instrument de domination d’une classe, donc ce qui vient après une division antérieure de la société, et que c’est au contraire l’État qui engendre les classes. Cela peut se démontrer à partir d’exemples de sociétés à État non-occidentales, je pense particulièrement à l’État Inca dans les Andes. Mais on pourrait prendre aussi bien d’autres exemples parfaitement occidentaux, et puis même un exemple très contemporain c’est l’URSS. Naturellement je simplifie, je ne suis pas russologue ni kremlinologue... mais enfin si on regarde massivement, vu d’un peu loin, mais pas de très loin, la révolution de 17, qu’est-ce qu’elle a fait ?
Elle a supprimé les relations de classe, tout simplement en supprimant une classe les exploiteurs, les bourgeois, les grands propriétaires, l’aristocratie et l’appareil d’État qui marchait avec tout ce qui était la monarchie, ce qui fait qu’il n’est resté qu’une société dont on pourrait dire qu’elle n’était plus divisée puisque l’un des termes de la division avait été éliminé, il est resté une société non divisée et par là-dessus une machine étatique (le parti aidant) détenant le pouvoir au bénéfice du peuple travailleur, des ouvriers et des paysans. Bon. Qu’est-ce que c’est que l’URSS actuelle ? Sauf si on est militant du parti communiste, auquel cas l’URSS c’est le socialisme, c’est l’État des travailleurs, etc., si on n’est pas dans la théologie et le catéchisme, si on n’est pas dans l’aveuglement et tout ce qu’on veut, l’URSS qu’est-ce que c’est ? C’est une société de classes, je ne vois pas pourquoi hésiter à utiliser ce vocabulaire, c’est une société de classes et une société de classes qui s’est constituée purement à partir de l’appareil d’État. Il me semble qu’on voit bien là la généalogie des classes, c’est-à-dire des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, c’est-à-dire cette division là, cette division économique de la société à partir de l’existence de l’appareil d’État.
L’État soviétique, centré sur le parti communiste, a engendré une société de classes, une nouvelle bourgeoisie russe qui n’est certainement pas moins féroce que la plus féroce des bourgeoisies européennes au XIXème siècle, par exemple. ça me parait sûr, et lorsque je dis cette chose qui a l’air surréaliste, à savoir que c’est l’État qui engendre les classes, on veut l’illustrer en prennent des exemples dans des mondes complètement différents de celui dans lequel on vit, à savoir les Incas ou l’URSS. Il est probable que des spécialistes, disons, de l’égypte ancienne ou d’autres régions, ou d’autres cultures, des sociétés que Marx désignait sous le nom de despotisme asiatique ou d’autres sous le nom de civilisation hydraulique, je pense que les spécialistes de ces sociétés iraient, je suppose, dans le même sens que moi, ils montreraient comment à partir de la division politique s’engendre, d’ailleurs très facilement, la division économique, à dire ceux qui obéissent deviennent en même temps les pauvres et les exploités, ceux qui commandant, les riches et les exploiteurs. C’est parfaitement normal parce que détenir le pouvoir c’est pour l’exercer ; un pouvoir qui ne s’exerce pas ce n’est pas un pouvoir ; et l’exercice du pouvoir par quoi passe-t-il ? Par l’obligation qu’on fait aux autres de travailler pour soi même.
Ce n’est pas du tout l’existence du travail aliéné qui engendre l’État mais je pense que c’est exactement le contraire, c’est à partir du pouvoir, de la détention du pouvoir que s’engendre le travail aliéné ; le travail aliéné qu’est-ce que c’est ? « Je travaille non pour moi, mais je travaille pour les autres » ou plutôt, « je travaille un peu pour moi et beaucoup pour les autres ». Celui qui a le pouvoir, il peut dire aux autres : « Vous allez travailler pour moi ». Et alors apparaît le travail aliéné ! La première forme et la forme la plus universelle du travail aliéné étant l’obligation de payer le tribut. Car si je dis « c’est moi qui ai le pouvoir et c’est vous qui le subissez », il faut que je le prouve ; et je le prouve en vous obligeant à payer le tribut, c’est-à-dire à détourner une partie de votre activité à mon profit exclusif. De par là même, je ne suis pas seulement celui qui a le pouvoir, mais celui qui exploite les autres ; et il n’y a pas de machine étatique sans cette institution qui s’appelle le tribut. Le premier acte de l’homme de pouvoir, c’est exiger tribut, paiement de tribut de ceux sur qui il exerce le pouvoir.
Alors, vous me direz : « pourquoi obéissent-ils ? Pourquoi payent-ils le tribut ? ». ça, c’est la question de l’origine de l’État, justement. Je ne sais pas très bien, mais il y a dans la relation de pouvoir quelque chose qui n’est pas seulement de l’ordre de la violence. Ce serait trop facile, parce que ça résoudrait le problème tout de suite ! Pourquoi y-a-t-il l’État ? Parce qu’à un moment donné, ici ou là, un type ou un groupe de types disent : « Nous avons le pouvoir et vous allez obéir ». Mais là, deux choses peuvent se passer : ou bien ceux qui entendent ce discours disent « oui c’est vrai, vous avez le pouvoir et on va obéir » ou bien « non, non, vous n’avez pas le pouvoir et la preuve, c’est qu’on ne va pas vous obéir » et ils pourront traiter les autres de fous ou on va les tuer. Ou bien on obéit, ou bien on n’obéit pas ; et il faut bien qu’il y ait eu cette reconnaissance du pouvoir, puisque l’État est apparu ici et là dans diverses société. En fait, la question de l’origine de cette relation de pouvoir, de l’origine de l’État, à mon avis, se dédouble, au sens où il y a une question du haut et une question du bas :
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— la question du haut, c’est : qu’est-ce qui fait que, quelque part à un moment donné, un type dise « c’est moi le chef et vous allez m’obéir ? ». C’est la question du sommet de la pyramide.
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— la question du bas, de la base de la pyramide, c’est : pourquoi les gens acceptent-ils d’obéir, alors que ce n’est pas un type ou un groupe de types qui détient une force, une capacité de violence suffisante pour faire régner la terreur sur tout le monde. Donc il y a autre chose ; cette acceptation de l’obéissance renvoie à autre chose. Je ne sais pas trop ce que c’est ; je suis un chercheur... donc je cherche. Mais tout ce qu’on peut dire pour le moment, il me semble, c’est que si la question est pertinente, la réponse n’est pas évidente.
Mais on ne peut pas faire l’économie de la question du bas, c’est-à-dire pourquoi les gens acceptent-ils d’obéir. Si l’on veut réfléchir sérieusement à la question de l’origine de la relation de pouvoir, à la question de l’origine de l’État.
C’était déjà là les deux questions que posait Rousseau au début du Contrat Social, quand il disait : jamais un homme ne sera suffisamment fort pour être toujours le plus fort, et pourtant il y a État ; sur quoi fonder alors le pouvoir politique ? J’ai eu l’impression, en lisant La Société contre l’État, qu’il y avait une analogie entre ta démarche et celle de Rousseau, avec un point d’ancrage très significatif : la référence à des petites sociétés (je pense aux références de Rousseau à Genève, à la Corse, aux petites vallées suisses), une telle recherche débouchant sur la question de l’origine du pouvoir politique.
Ce n’est pas une recherche. C’est ce que m’apprennent les sociétés primitives... Là, on se déplace un petit peu, mais en fait on est toujours dans le même champ. à quelle condition une société peut-elle être sans État ? Une des conditions est que la société soit petite... Par ce biais-là, je rejoins ce que tu viens de dire à propos de Rousseau. C’est vrai, les sociétés primitives ont ceci en commun qu’elles sont petites, je veux dire démographiquement, territorialement ; et ça, c’est une condition fondamentale pour qu’il n’y ait pas apparition d’un pouvoir séparé dans ces sociétés. à ce point de vue là, on pourrait opposer terme à terme les sociétés primitives sans État et les sociétés à État : les sociétés primitives sont du côté du petit, du limité, du réduit, de la scission permanente, du côté du multiple, tandis que les sociétés à État sont exactement du côté du contraire ; elles sont du côté de la croissance, du côté de l’intégration, du côté de l’unification, du côté de l’Un. Les sociétés primitives, ce sont des sociétés du multiple ; les sociétés non-primitives, à État, ce sont des sociétés de l’Un. L’État, c’est le triomphe de l’Un.
Tu viens d’évoquer Rousseau ; on pourrait en évoquer un autre, qui s’est posé la question fondamentale, celle que je posais il y a un instant, à savoir ce que j’appelais la question du bas : pourquoi les gens obéissent-ils, alors qu’ils sont infiniment plus forts et plus nombreux que celui qui commande ? C’est une question mystérieuse, en tous cas pertinente, et celui qui se l’est posée il y a très longtemps et avec une netteté parfaite, c’était La Boétie dans le Discours sur la servitude volontaire. C’est une vieille question, mais ce n’est pas parce que c’est une vieille question qu’elle est dépassée. Je ne pense pas qu’elle est du tout dépassée ; au contraire il est temps de revenir à cette question là, c’est-à-dire sortir un peu du marécage “marxiste”, qui rabat l’être de la société sur, parlons massivement, l’économique, alors que peut-être il est plutôt dans le politique.
Tu disais que tu rencontrais naturellement le problème du marxisme. Est-ce que tu ne rencontres pas aussi la grille de lecture psychanalytique et pourquoi est-ce que tu n’y fais pas référence ?
Là, c’est autre chose. Je dois dire que je suis quasiment analphabète en ce qui concerne la littérature psychanalytique. Donc, l’absence de référence vient de l’absence de culture. Et deuxièmement je n’en ai pas besoin. Je n ai pas besoin de faire référence à la lecture, à la grille psychanalytique pour ce que je cherche. Peut-être que, ce faisant, je me limite ou je perds du temps, mais jusqu’à présent je n’en ai pas eu besoin. Et je dois dire que d’autre part les quelques lectures que j’ai eu de textes qui sont à cheval sur l’ethnologie et la psychanalyse ne m’ont pas encouragé à aller dans cette direction. Lorsque, parlant de la question du pouvoir, je parle du désir de pouvoir, ou à l’autre bout, c’est-à-dire en bas, du désir de soumission, je sais bien que “désir” ça fait partie du vocabulaire et de l’arsenal de concepts de la psychanalyse ; mais enfin, je peux très bien avoir pris ça chez Hegel ou même chez Karl Marx, et en fait mes références sont plutôt de ce côté-là. Très simplement, là, je ne sais pas grand-chose ; je ne sais presque rien pour ce qui est de la psychanalyse, et puis ça ne me manque pas. Naturellement, si un jour il me semble que j’arrive à une impasse et que la grille psychanalytique me permette d’en sortir, alors là, je ferai un effort... Mais pour le moment, non, je n’ ai pas besoin de cet instrument là ; je pense au contraire que ça me brouillerait les idées ; les idées, c’est pas grave, mais ça brouillerait le réalité.
Le pouvoir dans la société sauvage
Tu dis que le fondement de la distinction entre société primitive et société non-primitive, c’est la division dans un cas, la non-division dans l’autre. Mais il me semble que si la division riche/pauvre, exploiteur/exploité n’existe pas par exemple chez les Guayaki, il existe un autre type de division, ne serait-ce que homme/femme, bien sûr, et normaux/déviants. Dans la Chronique des Indiens Guayaki, par exemple, tu as pris le cas de deux pédérastes, il y en a un qui s’adapte aux normes et l’autre non. Quelle sorte de pouvoir s’exerce sur lui pour lui faire sentir que sa position est anormale ?
Là on est loin, on s’écarte. Quelle sorte de pouvoir ? Comment dire... le point de vue du groupe, le point de vue de la communauté, l’éthique de la société. Là, c’est un cas précis : les Guayaki, c’est, c’était, puisqu’il faut en parler au passé, une société de chasseurs. Alors là, un bonhomme qui n’est pas un chasseur, c’est presque un moins que rien. Donc le type, il n’a pas tellement le choix ; n’étant pas chasseur, pratiquement il n’est plus un homme. Il n’y a pas un chemin très grand à parcourir pour aller de l’autre côté, c’est-à-dire dans l’autre secteur de la société, qui est le monde féminin. Mais je ne sais pas si on peut parler en terme de pouvoir. En tous cas, ce n’est pas un pouvoir au sens où on en a parlé jusqu’à présent, un pouvoir de nature politique.
Un pouvoir non coercitif ? Mais est-ce que le fait de ne pas repérer un pouvoir qui soit cristallisé sur un bonhomme ne te fait pas dire que c’est une société sans pouvoir, parce que, justement, il n’est pas cristallisé sur quelques individus ? Mais il existe quand même bien une division, une réprobation sociale, qui fait que les individus ne se comportent pas n’importe comment. Ainsi, dans les relations matrimoniales, le type qui refuse que sa femme ait un second époux (La chronique des indiens Guayaki), finalement, il rentre dans le rang au bout d’un certain temps. Alors le pouvoir existe quand même puisqu’il y a des normes de comportement ?
Ce sont des normes soutenues par la société entière, ce ne sont pas des normes imposées par un groupe particulier à l’ensemble de la société. Ce sont les normes de la société elle-même ; ce sont le normes à travers lesquelles la société se maintient ; ce sont les normes que tout le monde respecte ; elles ne sont imposées par personne. Les normes dans les sociétés primitives, les interdits, etc… C’est comme les lois chez nous, on peut toujours transiger un petit peu. Mais enfin là, ce ne sont pas les normes d’un groupe spécial de la société, qui les impose au reste de la société ; c’est les normes de la société elle-même. Ce n’est pas une question de pouvoir. D’ailleurs pouvoir de qui ? Sur qui ? C’est le pouvoir de la société prise comme un tout unitaire, puisqu’elle n’est pas divisée, c’est le pouvoir de la société comme un tout sur les individus qui la composent. Et ces normes, comment sont-elles apprises, acquises, intériorisées ? Par la vie, l’éducation des enfants, etc. On n’est pas dans le champ du pouvoir. De la même manière que le “pouvoir” d’un père sur ses enfants, dans la société primitive, ou d’un mari sur sa femme, ou s’il en a plusieurs, sur ses femmes, n’a rien à voir avec cette relation de pouvoir que je place comme essence de l’État, de la machine étatique. Le pouvoir d’un père sur ses enfants, cela n’a rien à voir avec le pouvoir d’un chef sur les gens qui lui obéissent ; ça n’a rien à voir. Il ne faut pas confondre les domaines.
Il y a une division de l’espace, qui est généralement posée comme déterminante chez H. Lefebvre et les situs, c’est la division ville/campagne. Dans la Chronique des indiens Guayaki et surtout dans le chapitre “L’arc et le panier” de La société contre l’État, tu fais apparaître une autre division entre espace masculin et espace féminin. A quoi renvoie cette division ?
C’est normal qu’il y ait cette division dans ce cas. N’oublions pas qu’il s’agit de chasseurs nomades ; c’est normal qu’il y ait deux espaces assez bien différenciés, car la chasse, c’est une affaire d’hommes et ça se fait dans la forêt. C’est un domaine de forêts de toutes façons, tout le monde est dans la forêt ; mais il y a une distinction entre le campement où on s’arrête, où on dort, où on mange, etc., qui est l’espace de tout le monde (les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards...) et la forêt, qui est très marquée par ceux qui y passent leur temps, qui sont les hommes en tant que chasseurs. Il se trouve que, à part ça, en raison de la composition démographique des Guayaki, les femmes étaient plus nombreuses que les hommes ; donc le campement était plus marqué du côté des femmes que du côté des hommes ; d’autant plus que les hommes, ils s’en vont à la chasse, entre hommes et que les femmes restent avec les enfants au campement. Donc, sans pousser trop loin cette opposition, on peut en effet distinguer deux espaces :
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la forêt, c’est l’espace de la chasse, du gibier et des hommes en tant que chasseurs.
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le campement, c’est plutôt l’espace féminin, avec les enfants, la cuisine, la vie familiale, etc.
Ceci dit, on n’a pas là quoi que ce soit qui rappelle une quelconque relation de pouvoir des uns sur les autres.
En fait, l’espace divisé entre ville et campagne est un espace hiérarchisé, autoritaire. Ici, il n’y a pas un rapport identique de hiérarchie entre les deux espaces ?
Non, pas du tout ! Même si on prend d’autres cas, parce que là c’est un cas spécial, c’est des chasseurs nomades (après tout, c’est très rare une société de chasseurs nomades, ou plutôt c’était très rare...), même si on prend le cas le plus courant qui est celui des sociétés primitives d’agriculteurs sédentaires (c’était le cas de la quasi totalité des indiens d’Amérique du Sud, et je ne parle pas des Andes, je parle des indiens de forêt, les sauvages-à-plumes-tout-nus, l’Amazonie quoi... presque tous sont des agriculteurs sédentaires, même s’ils vont à la chasse, s’ils pêchent, s’ils cueillent... ce sont des agriculteurs sédentaires), il n’y a aucune distinction entre le village, comme première image de la ville, et la campagne. ça n’a strictement rien à voir.
La distinction ville/campagne apparaît quand il y a la ville, avec des gens qui ne sont pas des villageois, parce que villageois, ça correspond à village, mais qui sont des bourgeois, des gens qui habitent le bourg, avec des chefs. C’est là où habitent les chefs d’abord. La ville et la distinction ville/campagne apparaissent avec et après l’apparition de l’État, parce que l’État, ou la figure du despote, se fixe tout de suite dans un centre, avec ses forteresses, ses temples, ses magasins... Alors là, forcément, il y a une distinction entre le centre et le reste ; le centre, ça devient la ville, et le reste, ça devient la campagne. Mais cette distinction là ne fonctionne pas du tout dans une société primitive, même si on a des communautés primitives qui ont une taille considérable.
La dimension n’y change rien : qu’on ait affaire à une bande de chasseurs Guayaki de 30 personnes. ou a un village Guarani de 1500 personnes, il n’y a absolument pas la distinction ville/campagne. Ville/campagne, c’est quand l’État est là, quand il y a le chef, et sa résidence, et sa capitale, et ses dépôts, ses casernes, ses temples, etc. Les villes sont créée par l’État ; c’est pour ça que les villes, les cités sont aussi anciennes que l’État là où il y a État, il y a ville ; là où il y a exercice de la relation de pouvoir il y a distinction ville /campagne. Forcément parce que tous les gens qui habitent dans la ville autour de celui qui commande, il faut bien qu’ils mangent, il faut bien qu’ils vivent, et alors ce sont les autres, ceux qui sont hors de la ville, ceux qui sont dans la campagne qui travaillent pour eux.
D’ailleurs, c’est pour ça qu’on pourrait même dire que la figure du paysan, en tant que telle, apparaît à l’intérieur de la machine étatique, le paysan étant celui qui vit et travaille dans la campagne partiellement au profit de ceux qui sont dans la ville et qui commandent, c’est-à-dire qu’il paie le tribut, il paie le tribut sous forme de services personnels qui sont soit des corvées, soit des produits de ses champs... Mais le tribut, à quoi sert-il ? Il sert d’abord à marquer le pouvoir, c’est le signe du pouvoir ! Il n’y a pas d’autre moyen de manifester le fait du pouvoir. Cela ne peut passer que par le tribut. De quelle manière, moi disant « je suis le chef, j’ai le pouvoir », vais-je le manifester ? En vous demandant quelque chose, ce quelque chose, ça s’appelle le tribut. Le tribut c’est le signe du pouvoir et en même temps c’est le moyen d’entretenir, d’assurer la permanence de la sphère du pouvoir, de tous ceux qui entourent le chef. Et la bureaucratie se gonfle très vite à partir du moment où il y a un chef, un despote, il est très vite entouré de gens qui assurent son pouvoir, des gardes du corps, des guerriers. Ils peuvent se transformer très rapidement en fonctionnaires spécialisés pour aller ramasser le tribut, ou le comptabiliser, le compter, en statisticiens, en prêtres, enfin toute la constellation des soldats, des fonctionnaires, des scribes, des prêtres apparaît très vite avec la figure, autour de la figure du chef.
Il suffit que le champ d’application de la relation de pouvoir soit un peu vaste ; alors à ce moment là, il y a tout de suite tout ce qui entoure la figure du chef : les prêtres, les militaires, les scribes, les fonctionnaires, les inspecteurs, etc… et une vie de cour, une aristocratie. Tous ces gens là ne vont pas travailler, parce qu’ils ont en fait autre chose à faire, ce n’est même pas par paresse, par désir de jouissance comme le maître chez Hegel, mais parce qu’ils ont autre chose à faire, ils ont à être prêtres, généraux, fonctionnaires, etc. Ils ne peuvent pas en même temps cultiver les champs, élever des troupeaux, donc il faut que les autres travaillent pour eux.
Il y a des sorciers dans la société primitive, des shamans. Comment rendre compte de leur place ?
Là on revient un peu à ce dont on parlait tout à l’heure, des ambiguïtés du terme de pouvoir.
Oui, je crois qu’en fait un certain nombre de nos questions jouent sur ce type d’ambiguïté, à savoir : coercition qui assure la cohésion sociale et d’un autre côté pouvoir politique ; et il me semble que tu distingues très nettement les deux, alors que ça nous apparaissait moins clairement. C’est peut-être ce point-là qui nous a le plus “choqué” dans l’ensemble des questions qu’on a pu se poser.
D’abord, tu dis coercition ; il n’y a pas de coercition dans les sociétés primitives.
L’exemple, la nécessité de rendre, de donner et de rendre, de recevoir et de rendre.
L’échange et la réciprocité ! Il serait absurde de nier, disons, l’obligation d’échanger, d’échanger des biens ou des services, comme celle d’échanger les femmes pour respecter les règles matrimoniales, et d’abord la prohibition de l’inceste, mais l’échange des biens qui se passe tous les jours, qu’on voit, c’est celui de la nourriture principalement, d’ailleurs on ne voit pas très bien ce qui pourrait circuler d’autre. Cela se passe entre qui et qui ? Quelles sont les personnes englobées dans ce réseau de circulation des biens ? Ce sont principalement les parents, la, parenté, ce qui implique non seulement les consanguins mais aussi les alliés, les beaux-frères...
C’est une obligation, mais à peu près de la même manière que c’est chez nous une obligation de faire un cadeau à un neveu ou de porter des fleurs à une grand-mère. En plus c’est le réseau qui définit ce qu’on pourrait appeler les assurances sociales. Sur qui un individu d’une société primitive peut-il d’abord compter ? C’est sur sa parenté. La manière de montrer qu’on escompte, éventuellement, en cas de besoin, l’aide des parents et des alliés, c’est de leur offrir de la nourriture, c’est un circuit permanent de petits cadeaux. Ce n’est pas compliqué ; quand les femmes font la cuisine, quand la viande ou n’importe quoi d’autre est prêt, on voit, en effet, tout de suite, la femme elle-même, ou un enfant qu’elle envoie, porter une petite quantité, quasiment symbolique d’aliment — ça ne constitue pas un repas — à telle personne, telle personne, telle personne, etc. Ce sont presque toujours des parents ou des alliés, pourquoi fait-on cela ?
Parce qu’on sait qu’eux-mêmes feront la même chose, on pourra compter sur ces gens-là, en cas de besoin, de catastrophe... ce sont les assurances, la sécurité sociale. C’est une sécurité sociale qui n’est pas d’État, elle est de parenté. Mais il ne viendrait jamais à l’idée d’un sauvage d’offrir quoi que ce soit à quelqu’un dont il n’a rien à attendre. ça ne lui viendrait pas même à l’esprit ! C’est pour cela que le champ des échanges est rabattu, je ne dis cas exclusivement mais, principalement sur les réseaux d’alliance et de parenté. Maintenant, il peut y avoir naturellement d’autres types d’échange qui, eux, ont une fonction différente, qui sont plus ritualisés, et qui concernent, par exemple, les relations d’une communauté avec une autre communauté alors-là, on est dans l’ordre des “relations internationales” en quelque sorte. Ces échanges inter-parentaux et inter-alliés, dont je parlais, se passent à l’intérieur de la communauté.
Tu parlais tout à l’heure du shaman, en effet, le shaman (il n’y a pas de doute), c’est probablement l’homme qui a, disons, le plus de pouvoir. Mais, qu’est-ce que son pouvoir ? Ce n’est pas du tout un pouvoir de nature politique ; je veux dire, le lieu où il est inscrit dans la société, ce n’est pas du tout un lieu à partir duquel il peut dire « je suis le chef, donc vous allez obéir ». Absolument pas. Il y a des shamans, selon les groupes, qui ont une plus ou moins grande réputation, selon qu’ils sont plus ou moins grands shamans. Il y a des shamans qui ont une réputation formidable, c’est-à-dire dont la réputation s’étend très loin chez des groupes qui ne le connaissent même pas. Le shaman, en tant que médecin, c’est-à-dire en tant que maître des maladies, est maître de la vie et de la mort : s’il soigne quelqu’un, il met la maladie, il enlève la maladie du corps du patient ; il est maître de la vie. En tant que tel, il soigne et il guérit. Mais en même temps, il est forcément maître de la mort, c’est-à-dire qu’il manipule les maladies, et s’il est capable d’arracher la maladie... ou plutôt d’arracher une personne à la maladie, inversement il est capable de jeter la maladie sur quelqu’un. Ce qui fait que la métier de shaman n’est pas un métier de tout repos, parce que si quelque chose d’anormal arrive dans la société (soit que le shaman échoue plusieurs fois dans ses cures, soit que quelque chose d’autre se passe), le shaman fonctionnera, de préférence, comme bouc émissaire dans la société. Le shaman sera rendu responsable de ce qui se passe, des choses anormales qui se passent dans la société, des choses qui font peur et qui inquiètent les gens, c’est lui qu’on va rendre responsable en raison du fait qu’en tant que maître de la vie, il est maître de la mort. On dira « c’est lui », c’est lui qui jette des sorts, c’est lui qui rend les enfants malades etc.
Que fait-on dans ce cas là ? Eh bien, le plus souvent, le shaman est tué ! Il est tué. C’est pour cela que je disais tout à l’heure que le métier de shaman, ce n’est pas un métier de tout repos. Mais, en tous cas, le prestige et le respect dont peut bénéficier le shaman dans une tribu ne lui donne pas la moindre possibilité de fonder l’État, de dire : « c’est moi qui commande » ; il n’y penserait même pas.
Son prestige n’est-il pas sujet à caution ? Ce n’est pas nécessairement un personnage, disons, sacré. Dans les deux “contes” que tu rapportes sur les shaman, on se moque d’eux.
Mais les shamans ne sont pas du tout dans le sacré. Les Indiens ne sont pas du tout par rapport au shaman comme l’indien des Andes, autrefois, par rapport à l’inca ou comme le chrétien, ici, devant le Pape. Simplement on sait que si on est malade on peut compter sur lui et on sait aussi qu’il faut faire attention avec ce bonhomme parce qu’il a des pouvoirs, il n’a pas le Pouvoir, il a des pouvoirs, ce n’est pas du tout la même chose. Parce qu’il est aidé par ses esprits assistants (comment et pourquoi est-il aidé par ses esprits assistants ? Parce qu’il a appris, c’est long pour devenir shaman, ça demande des années et des années, disons, d’études), il a des pouvoirs, mais ça ne lui donnera jamais le Pouvoir, il n’en veut pas ! à quoi ça lui servirait ? Et puis les gens rigoleraient ! Il ne faut sûrement pas, à mon avis, chercher l’origine du pouvoir dans le prestige du shaman. Ce n’est certainement pas de ce côté-là.
Il est “inspiré”... Y a-t-il un rapport entre le shaman et le prophète ?
Aucun. Cela n’a rien à voir. Les shamans il faut voir exactement ce qu’ils sont, des médecins. Ils soignent les gens et, en même temps, ils tuent les ennemis. Un shaman soigne les gens de sa communauté, il soigne, si on le lui demande, les gens des communautés alliées, et il tue les ennemis. Il est, en ce sens, un pur instrument de la communauté. Comment tue-t-il ? Il tue comme un shaman, il appelle toute son armée d’esprits-assistants et il les envoie tuer les ennemis ; de sorte que, par exemple, dans une communauté x, il y a un enfant qui meurt, ou quelqu’un d’autre, et que le shaman local n’a pas réussi à le soigner. Que vont-ils dire « C’est le shaman de tel groupe qui a tué cette personne » d’où la nécessité de se venger de faire un raid etc…
Le shaman c’est ça. Il fonctionne comme médecin pour la communauté et comme machine de guerre au service de sa communauté contre les ennemis. Un prophète ce n’est jamais un médecin, il ne soigne pas. D’ailleurs, pour prendre l’exemple de l’Amérique du Sud, il y a eu des prophètes chez les Tupi-Guarani, mais tous les chroniqueurs font parfaitement la différence entre les shamans d’un côté, qui sont sorciers, médecins, et les prophètes de l’autre. Les prophètes parlent, ils font des discours de communauté en communauté, de village en village. Ils s’appellent d’un nom particulier les “carai”’ ; tandis que les shamans s’appellent les “paji” La distinction est parfaitement claire. Je pense même qu’on peut aller un peu plus loin et dire que les prophètes ne sont pas d’anciens shamans. C’est une figure vraiment différente.
La guerre
Dans une note, en bas de page des Mémoires de Géronimo, celui-ci est défini comme shaman de guerre. Qu’est-ce que cela peut-il vouloir dire ?
Je n’en sais rien. Cela n’a qu’une importance secondaire. Géronimo était un chef de guerre. C’est possible qu’en même temps il ait eu quelques talents de shaman, connu des chants spéciaux. Mais c’était un chef de guerre, principalement.
On pourrait reprendre cette question de la guerre, à savoir : quel est le statut de la guerre dans les sociétés primitives ? Ce qui nous ramène au problème de savoir s’il faut parler de sociétés isolées, ou d’ensembles le sociétés, de rapports inter-groupes. La guerre est-elle un phénomène exceptionnel ou, finalement, ne fait-elle pas partie de la quotidienneté, de la vie de la communauté ? Dans la mesure où l’on parle du rôle de chef au moment de la guerre, qu’est-ce que cela peut vouloir dire ? Est-ce un phénomène exceptionnel ou n’est-ce pas à l’horizon de toute la vie sociale ?
C’est certain ; la guerre est inscrite dans l’être même des sociétés primitives. Je veux dire que la société primitive ne peut pas fonctionner sans la guerre ; donc la guerre est permanente. Dire que dans la société primitive la guerre est permanente ne veut pas dire que les sauvages se font la guerre du matin au soir et tout le temps. Quand je dis que la guerre est permanente, je veux dire qu’il y a toujours, pour une communauté donnée quelque part des ennemis, donc des gens qui sont susceptibles de venir nous attaquer. L’attaque en question ne se produit que de temps an temps, mais les relations d’hostilité entre les communautés elles, sont permanentes ; c’est pourquoi je dis, la guerre est permanente, l’état de guerre est permanent.
Pourquoi ? Là, on rejoint ce dont on a parlé tout au début, à propos de la taille des sociétés. Je disais à quelle condition une société pouvait être primitive ? L’une de ces conditions qui est essentielle, c’est la taille de la société, de la communauté, il ne peut y avoir, du moins je le pense, de société à la fois grande et primitive. Pour qu’une société soit primitive, il faut qu’elle soit petite. Pour qu’une société soit petite, il faut qu’elle refuse d’être grande, et pour refuser d’être grande, il y a comme technique, qui est universellement utilisée dans les sociétés primitives et, en tous cas, dans les sociétés américaines, la fission, scission. Elle peut être parfaitement amicale quand la société juge, estime que sa croissance démographique dépasse un certain seuil optimal il y a toujours quelqu’un qui propose à un certain nombre de gens de partir. En général, ces séparations suivent des lignes de parenté ; ça peut être un groupe de frères, qui décident d’aller fonder une autre communauté, qui sera naturellement alliée à celle qu’ils quittent puisque non seulement ils sont alliés mais encore ils sont parents. Mais ils fondent une autre communauté, donc il y a ce processus permanent de scission.
Mais au moins aussi important est le fait de la guerre, car la guerre primitive, la guerre dans les sociétés primitives, cet état de guerre permanent dont je parlais, état de guerre qui devient effectif de temps en temps, là, ça dépend vraiment des sociétés. Toutes les sociétés primitives sont guerrières ou presque, mais elles le sont avec plus ou moins d’intensité, il y a des peuples très guerriers, il y a des peuples qui le sont moins, mais enfin pour tous, en tous cas, la guerre fait partie de l’horizon. Quels sont les effets de la guerre ? Les effets de la guerre sont de maintenir constamment la séparation entre les communautés. En effet avec des ennemis on ne peut avoir que des rapports d’hostilité, c’est-à-dire de séparation : ce rapport de séparation, l’hostilité culminant dans la guerre effective, mais l’effet de la guerre, de l’état de guerre c’est de maintenir la séparation entre les communautés, c’est-à-dire la division. L’effet principal de la guerre, c’est de créer tout le temps du multiple, et, ce faisant, la possibilité pour qu’il y ait le contraire du multiple n’existe pas. Tant que les communautés seront, par le moyen de la guerre, dans un état de séparation, de froideur ou d’hostilité entre elles, tant que chaque communauté est et reste par ce moyen-là dans l’autosuffisance, on pourrait dire dans l’autogestion pratiquement, il ne peut y avoir d’État. La guerre dans les sociétés primitives, c’est d’abord empêcher l’Un ; l’Un c’est d’abord l’unification, c’est-à-dire l’État.
Est-ce qu’on pourrait revenir sur les phénomènes de scission ? Tu dis que c’était des sociétés petites et, dés qu’elles croissaient, elles se scindaient. Comment expliques-tu que les sociétés Tuni-Guarani aient atteint des dimensions assez colossales. Pourquoi ce mécanisme de scission ne fonctionnait-il plus ?
Là, je ne peux pas répondre avec beaucoup de précision sauf sur les chiffres. La particularité des Tupi-Guarani en Amérique du Sud, c’est que les tribus ou les communautés qui constituaient ce que j’appelle la société Tupi-Guarani, étaient d’une taille très considérable, à tel point qu’on est forcé de penser à une espèce d’explosion démographique, toutes proportions gardées, ce n’est pas la Chine ou l’Inde ; explosion démographique qui d’ailleurs a conduit les Tupi-Guarani à une espèce d’expansion territoriale, ils avaient occupé un espace gigantesque. Très probablement parce qu’ils avaient besoin d’espace vital, comme ils étaient à la fois très nombreux et très guerriers, ils partaient ils chassaient les occupants qu’ils rencontraient et ils se mettaient à leur place ; ils les chassaient ou ils les tuaient, ou ils les intégraient... je ne sais pas. Mais, en tous cas, ils arrivaient, se mettaient à la place des autres après les avoir mis dehors.
Alors pourquoi cela ? Je veux dire pourquoi y a-t-il chez eux cette remarquable poussée démographique ?
Cela, moi, je n’en sais rien. Et ce n’est plus seulement un problème d’ethnologue. C’est un problème qui concerne un tas de gens ; il peut concerner les généticiens, les écologistes … je ne sais pas trop que dire. Mais, en tous cas, ce que je peux dire (ça apparaît de plus en plus au fur et à mesure que des chercheurs s’intéressent aux questions de population dans les sociétés primitives) c’est que, disons, les sociétés primitives sont des “sociétés du codage”, pour employer le vocabulaire de L’Anti-Œdipe. Disons que la société primitive, c’est toute une multiplicité de flux qui circulent, ou bien, autre métaphore, une machine avec ses organes. La société primitive code, c’est-à-dire contrôle, tient bien en main tous les flux, tous les organes. Je veux dire par là qu’elle tient bien en main ce qu’on pourrait appeler le flux du pouvoir ; elle le tient bien en main, et le tient en elle, elle ne le laisse pas sortir ; car si elle le laisse sortir, là, il y a conjonction entre chef et pouvoir ; et là, on est dans la figure minimale de l’État, c’est-à-dire la première division de la société (entre celui qui commande et ceux qui obéissent). Cela elle ne le laisse pas faire ; la société primitive contrôle cet organe qui s’appelle la chefferie.
Mais il semble bien qu’il y a un flux que la société primitive apparaît parfois loin de contrôler, c’est le flux démographique. On a dit souvent que les sociétés primitives savaient contrôler leur démographie ; tantôt c’est vrai ; tantôt ce n’est pas vrai. Il est évident qu’en ce qui concerne les Tupi-Guarani, au moment où on les connaît, c’est-à-dire dès le début du XVIème siècle, ça ne les dérangeait pas, parce qu’ils étaient en expansion territoriale. Il n’y avait pas de problème. Mais il y aurait eu un problème par exemple, si, voulant ou plutôt étant obligés d’avoir une expansion territoriale, ils avaient trouvé des adversaires décidés et déterminés pour protéger le territoire qu’ils voulaient occuper. Qu’est-ce qui se serait passé ? Quand il y a ouverture démographique et fermeture territoriale, alors là, il y a des problèmes. Là il y a quelque chose qui peut-être échappe à la société primitive, la démographie.
Ils ont des tas de techniques pour contrôler la démographie : la pratique constante de l’avortement, la pratique très courante de l’infanticide, la grande quantité de prohibitions sexuelles ; par exemple, tant qu’une femme n’a pas sevré un enfant (le sevrage intervient au bout de deux ou trois ans), presque d’une manière universelle, les relations sexuelles sont interdites entre cette femme et son mari ; Si la femme a un enfant (car, comme je le disais tout à l’heure, les prohibitions, les tabous, c’est fait pour être respecté, mais aussi pour être violé), ou est enceinte alors que son premier n’est pas sevré, il y a de grandes chances pour que l’on pratique l’avortement, ou que l’on tue l’enfant dès sa naissance. Malgré ça, il peut y avoir une très considérable croissance de la population sur un horizon, une économie et une écologie sauvage...
Pouvoir et langage
Toute une série de questions que nous nous sommes posées tournaient autour du problème du langage : d’un côté le langage est présenté comme à l’origine du pouvoir coercitif (c’est la parole du prophète) d’un autre côté, le langage est opposé à la violence.
On est toujours dans cette question du codage. On sait qu’en Amérique (et pas seulement on Amérique, ça aussi apparemment c’est universel), le leader, le chef de tribu, le chef dans la société primitive, il faut qu’il ait diverses qualités qui le qualifient, en vue d’exercer cette fonction ; et, entre autres qualités, il y a la nécessité de savoir parler, d’être un bon orateur. Cela a été constaté constamment. Alors on peut dire que c’est parce que les sauvages aiment les beaux discours ; ils éprouvent du plaisir à entendre un bon orateur ; ce qui est vrai ; ils adorent ça. Mais je crois qu’il faut aller plus loin et que, dans cette obligation qui fait qu’on ne peut pas être reconnu comme chef si l’on est pas un bon orateur, il y a quelque chose qui fait que la communauté, qui reconnaît untel comme son leader, elle le piège dans le langage. Elle piège le leader dans le langage, dans les discours qu’il prononce, dans les mots qu’il prononce. Il ne s’agit pas simplement du plaisir d’entendre un beau discours. Mais à un niveau plus profond et naturellement pas conscient, cela relève de la philosophie politique qui est impliquée dans le fonctionnement même de la société primitive. Le leader, le chef, c’est-à-dire celui qui pourrait être le détenteur du pouvoir, le commandant, celui qui donne des ordres, il ne peut pas le devenir, parce qu’il est piégé dans le langage, piégé au sens où son obligation, c’est de parler.
Tant qu’il est dans le langage, dans ce langage (parce que donner un ordre, c’est aussi parler...), cette obligation d’être bon orateur, il ne peut pas s’en dépêtrer. Au cas où il lui viendrait à l’idée de passer dans un autre type de langage, qui est le langage du commandement (il donne un ordre et l’ordre est exécuté), il ne le pourrait pas. Moi, je ne peux pas comprendre cette obligation d’être un bon orateur autrement que comme un des multiples moyens que se donne la société primitive pour maintenir dans la disjonction chefferie et pouvoir. Tant que le chef est dans le discours et dans ce que j’ai appelé le “discours édifiant”, qui est un discours vide, il n’a pas le pouvoir.
Il rapporte l’histoire de la tribu, les raisons qui l’ont faite...
Oui, et c’est un discours profondément conservateur. Mais conservateur de quoi ? De la société, C’est un discours contre le changement, entre autres le changement le plus considérable qui pourrait se passer dans la société primitive : celui qui laisserait apparaître un type qui dise à la société « c’est moi le chef et à partir de maintenant vous allez obéir ». Donc, c’est pour que le chef ne puisse pas dire cela, qu’il est un bon orateur, il est maintenant figé, prisonnier dans l’espace du langage. Tant qu’il est dans l’espace du langage, il est à l’intérieur d’un cercle de craie et il ne peut pas en sortir. Il est l’homme qui parle, un point c’est tout.
Et que l’on n’est même pas tenu d’écouter, semble-t-il ?
Non, il n’y a aucune obligation, Si on était obligé de l’entendre, là, il y aurait de la loi ; on aurait déjà basculé de l’autre côté, Il n’y a aucune obligation dans les sociétés primitives, du moins dans les rapports société/chefferie. Le seul qui ait des obligations, c’est le chef. C’est-à-dire que c’est rigoureusement le contraire, le renversement total de ce qui se passe dans les sociétés où il y a l’État,
Le chef, c’est celui qui doit obéir ?
Dans nos pays, c’est le contraire : c’est la société qui a des obligations par rapport à celui qui commande, alors que le chef n’en a aucune, Et pourquoi le chef qui commande, le despote, n’a-t-il aucune obligation ? Parce qu’il a le pouvoir, bien entendu ! Alors, le pouvoir, cela veut dire précisément : « Les obligations, maintenant, ce n’est plus pour moi, c’est pour vous ». Dans la société primitive, c’est exactement le contraire. Il n’y a que le chef qui a des obligations : obligation d’être bon orateur, et non seulement d’avoir du talent, mais de le prouver constamment, c’est-à-dire régaler les gens par ses discours, obligation d’être généreux.
Qu’est-ce que veut dire l’obligation d’être généreux dans des sociétés ou, disons, l’activité économique est autosuffisante au niveau des unités des production ? Les unités de production, ce sont les familles élémentaires (un homme, une femme et les enfants). Elles sont autosuffisantes, c’est-à-dire que chaque unité, en mettant entre parenthèses les petits flux de biens qui sont échangés, n’a pas besoin des autres (ou presque) pour subsister ; d’autre part sa production ne va pas au-delà de ses besoins. Mais pour le chef, c’est bien différent, parce que s’il est obligé d’être généreux, il est obligé (s’il veut remplir son devoir de générosité) de faire aller sa production au-delà de ses besoins. Il est obligé de faire aller sa production en y incluant ses obligations de leader, c’est-à-dire d’avoir toujours un petit stock de diverses choses à mettre en circulation éventuellement, si on lui demande.
Donc, être chef ça veut dire faire des discours, pour ne rien dire (si on veut dire ça de manière ramassée), et travailler un peu plus que les autres. Lorsque je dis que dans la société primitive le chef est le seul à avoir des obligations par rapport à la société, on peut le prendre au pied de la lettre ; c’est vrai.
Pourquoi devient-on chef ? Qui devient chef et pourquoi ?
Comment devient-on chef ? D’abord, il faut qu’il y ait un chef. Alors attention ! Je ne suis pas en train de dire : « Il faut qu’il y ait l’État ; Si on n’a pas de chef, on est foutu ; il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui commande ». Ce n’est pas ça, puisque le chef ne commande pas, précisément. Mais auparavant, la machine sociale primitive fonctionne bien, si elle a, je ne sais pas trop comment dire, un porte-parole. Le chef est d’abord un porte-parole, au sens propre. Dans les relations inter-tribales ou inter-communautaires, il est évident que tout le monde ne va pas parler à la fois, parce que, sinon on n’entends plus rien. Or les relations inter-tribales sont essentielles, en raison même de l’état permanent de guerre. Quand on a des ennemis, il faut avoir des alliés ; il faut avoir des réseaux d’alliances, et les négociateurs, les porte-paroles des communautés, ce sont les leaders, en raison du fait, précisément, qu’ils sont habiles à parler.
Mais je pense que l’on pourrait aller un peu plus loin que cela et dire que sans leader la société serait incomplète. Alors, j’ai l’air de me contredire complètement, mais je m’explique tout de suite, en me fondant d’ailleurs sur des données ethnologiques. Une société qui n’aurait pas de leader, de type qui parle, serait incomplète, au sens où il faut que la figure du pouvoir possible (c’est-à-dire ce que la société veut empêcher), le lieu du pouvoir, ne soit pas perdu. Il faut que ce lieu soit défini. Il faut quelqu’un dont on puisse dire : « Voilà, le chef c’est lui, et c’est précisément lui qu’on empêchera d’être le chef ». Si on ne peut pas s’adresser à lui pour lui demander des choses, s’il n’y a pas cette figure-là qui occupe ce lieu du pouvoir possible, on ne peut pas empêcher que ce pouvoir devienne réel. Pour empêcher que ce pouvoir devienne réel, il faut piéger ce lieu, il faut y mettre quelqu’un, et ce quelqu’un c’est le chef. Quand il est chef, on lui dit : « à partir de maintenant, tu es celui qui va être le porte-parole, celui qui va faire des discours, celui qui va remplir correctement son obligation de générosité, tu vas travailler un peu plus que les autres, tu vas être celui qui est au service de la communauté ». S’il n’y avait pas ce lieu-là, le lieu de l’apparente négation de la société primitive en tant que société sans pouvoir, elle serait incomplète.
Je me rappelle, j’étais il y a trois ans, avec mon copain Jacques Lizot, chez les Indiens Yanomami, en Amazonie vénézuélienne ; c’est la région des sources de l’Orénoque, à cheval sur l’extrême sud du Venezuela et l’extrême nord du Brésil, c’est-à-dire que c’est le cœur du système amazonien ; disons que c’est encore une des dernières taches “blanches” de l’Amazonie. Et là, vit la dernière grande société primitive au monde certainement, car les Yanomami sont, bien que ça soit assez difficile à évaluer, entre 12 et 15.000, ce qui est énorme. Quand on compare avec les chiffres actuels des Indiens d’Amérique. On était dans une petite communauté de 50-60 personnes. Et à la suite de je ne sais quel conflit intra-communautaire, il n’y avait plus de leader. Je ne sais pas ce qu’ils en avaient fait, s’ils l’avaient tué ou si le type avait démissionné si on peut dire, ou si le type était parti. Bref, c’était une communauté sans leader, sans porte-parole. Il n’y avait personne qui pouvait jouer le rôle de chef du protocole, parce que c’est un peu ça... Ils ont eu la visite d’un groupe allié, qui, lui, avait un leader, c’est-à-dire le type qui parlait ; et ce type a fait un très joli discours au groupe qui n’avait pas de leader.
Il leur a dit : « Vous êtes moins que rien, vous n’avez même pas de leader, vous n’arriverez à rien ». Il ne voulait pas dire du tout : « Vous avez besoin de quelqu’un qui commande, d’un chef (au sens où on l’entend actuellement) ». Il était bien placé, lui, pour le savoir ; il savait très bien qu’il ne commandait pas, mais il était presque agacé de voir ce qu’il voyait, parce que le spectacle n’était pas complet. Il y avait un lieu qui est, on peut le dire, structuralement inscrit dans la société primitive, qui est le lieu de la chefferie, et ce lieu était inoccupé. « Si vous n’avez pas de leader, vous êtes foutu », parce qu’il y avait un vide, une absence ; il manquait un organe.
Je pense que l’organe existe en vue de pouvoir être codé. S’il n’existe pas, alors on ne sait pas trop où le chercher. Il faut qu’on puisse le voir. Si ce lieu-là n’est pas occupé, la société n’est pas complète. Je ne veux naturellement pas dire que s’il n’y a pas de chef, au sens de chef qui commande, rien ne marche. C’est le contraire précisément. Et si le lieu du pouvoir apparent est vide, alors peut-être n’importe quel zigoto va arriver de n’importe où et va leur dire : « C’est moi le chef, je commande ». Ils risquent d’être emmerdés, parce qu’il n’y a plus de chef du protocole, le porte-parole, l’homme qui fait les discours, pour dire : « Mais non, c’est moi ». Et je pense que c’est pour cela que, dans l’anecdote que je viens de vous raconter, le leader visiteur disait aux autres : « Vous n’êtes rien, vous risquez de n’être rien, parce que vous êtes à la merci de n’importe qui, de n’importe quoi ».
Cela se passe un peu comme si la parole était considérée comme potentiellement dangereuse, et qu’en la localisant à un endroit précis, on évite qu’elle devienne dangereuse. Et à ce moment-là, le prophète serait celui qui la prendrait d’ailleurs, d’un ailleurs incontrôlé et incontrôlable ?
Oui, bien entendu. On pourrait dire, en ramassant ça dans une formule, que quand le lieu du pouvoir est occupé, quand l’espace de la chefferie est rempli, il n’y a pas d’erreur possible, la société ne se trompera pas sur ce dont elle doit se méfier, puisque c’est là, devant elle. Le danger visible, perceptible, est facile a conjurer, puisqu’on l’a sous les yeux. Quand la place est vide (et elle ne l’est jamais très longtemps), n’importe quoi est possible. Si la société primitive fonctionne comme machine anti-pouvoir, elle fonctionnera d’autant mieux que le lieu du pouvoir possible est occupé. C’est ce que je veux dire. Donc, au-delà des fonctions quotidiennes que remplit le chef, qui sont ses fonctions presque professionnelles (faire des discours, servir de porte-parole dans les relations avec les autres groupes, organiser des fêtes, lancer des invitations), il y a une fonction structurale, au sens où cela fait partie de la structure même de la machine sociale, qui est qu’il faut que ce lieu-là existe et soit occupé, pour que la société comme machine contre l’État ait constamment sous les yeux le lieu à partir duquel sa destruction est possible : c’est le lieu de la chefferie, du pouvoir, qu’elle a à rendre inexistant (et elle y réussit parfaitement). Et c’est en ce sens que je disais que s’il n’y avait pas ce lieu elle serait incomplète.
La constance du discours et aussi la constance du contrôle du groupe sur le discours du chef, finalement, est peut-être le moyen de voir s’il ne devient pas fou, enfin s’il ne veut pas s’accaparer le pouvoir ?
Bien entendu. Tant qu’il fait des discours, et en général c’est, disons, tous les jours ou presque, et tant qu’il fait le même discours, on est tranquille parce que, en plus, le chef en tant qu’orateur ne dit jamais des choses différentes de ce que veut entendre la société. Lui-même fonctionne comme organe de maintien de la société (en tant que société sans pouvoir), car ce qu’il dit, c’est un discours qui se réfère constamment aux normes traditionnelles de la société ; c’est le discours “édifiant” : « On a parfaitement vécu comme ça jusqu’à présent, en respectant les normes que nous ont appris nos ancêtres, surtout n’y changeons rien ». Dans Yanoama (c’est un livre qui est paru dans la collection où j’ai publié la Chronique des Indiens Guayaki), il est question des indiens dont je parlais il y a quelques instants, les Yanomami. C’est absolument passionnant. L’auteur est un italien, Ettore Blocca, mais en fait, ce n’est pas lui l’auteur ; lui, c’est un escroc. Le vrai auteur est une femme qui s’appelle Jielena Valero, une brésilienne qui a été enlevée par les Indiens Yanomami. Cela devait se passer en 1939. Elle avait complètement disparu, et elle a refait surface 21 ou 22 ans après, avec quatre enfants. Donc elle a passé plus de 20 ans dans cette société incroyable, et elle s’est échappé. Le livre en question, c’est ce qu’elle a raconte à cet italien qui n’a pas jugé indécent de signer lui-même le livre, alors que c’est purement 100 heures de magnétophone. Bref, il y a un épisode formidable. Elle raconte 20 ans de sa vie là. Cela n’a pas été drôle tous les jours, parce qu’il ne faut pas avoir une vision boy-scout des sauvages. Il ne faut surtout pas prendre au pied de la lettre ce que dit Jaulin, par exemple, sur les indiens : les intentions sont peut-être bonnes, mais c’est radicalement faux.
Bref, elle parle longuement de son premier mari. Parce qu’elle est devenue indienne, cette femme a eu deux maris ; elle parle en tous cas de deux maris dans son récit ; et elle parle surtout du premier, pour qui elle éprouvait ce qu’on pourrait appeler de l’amour. Elle en fait un portrait émouvant. Qui était ce type ? C’était un leader, justement. Il l’a prise, elle, comme sa dernière femme. Il en avait 4 à côté. C’était une situation classique : le leader a toujours beaucoup de femmes. Elle a été sa plus récente épouse, et d’ailleurs, visiblement, sa préférée, peut-être du fait qu’elle venait du monde des blancs : elle avait plus de prestige. Pourquoi ce type était-il leader ? La plupart des leaders Yanomami sont des leaders de guerre, des organisateurs de raids. Et c’était un grand leader, un type courageux. Seulement, peu à peu, ce type est devenu fou. Il est devenu paranoïaque et mégalomane : c’est la dynamique de la guerre, c’est le destin des guerriers. Qu’est-ce que veut le guerrier ? Il veut faire tout le temps la guerre.
C’est normal, puisqu’il est guerrier. Et peu à peu, au lieu de vouloir faire des guerres qui correspondaient à ce que voulait la société, la tribu dont il était le leader, il a voulu faire la guerre à son propre compte. Il avait un compte personnel, qui ne concernait que lui, avec un groupe. Et il a voulu entraîner sa tribu dans cette guerre-là. Mais cette guerre, ce n’était pas celle de la société.
Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? On pourrait dire qu’une des différences entre les sauvages et les autres, c’est que eux, les sauvages, quand ils ne veulent pas faire la guerre, ils ne la font pas ; tandis que nous, quand l’État veut qu’on fasse la guerre, qu’on veuille ou qu’on ne veuille pas, jusqu’à présent en tous cas, il fallait y aller ! Qu’est-ce qui s’est passé dans le cas de ce leader ? Les gens l’ont abandonné ; ils l’ont abandonné à tel point que, lui, d’un autre côté, ne pouvait pas perdre la face (parce que c’était un guerrier), il n’allait pas dire : « Bon, puisque vous ne venez pas avec moi, je n’y vais pas non plus ». Un guerrier ne peut pas dire ça. Alors qu’est-ce qu’il a fait ? Il est parti attaquer tout seul et il a été tué naturellement ! C’était un suicide. Mais il était condamné à mort, parce qu’il n’avait pas à imposer sa guerre à la société qui n’en voulait pas. Voilà comment on empêche les chefs d’être chefs. Là, il y a un exemple magnifique. C’est ce qui est arrive constamment à Géronimo, indépendamment du fait que c’était un héros.
Et les indiens aux États-Unis ?
Il y a deux aspects : d’une part le fait que Géronimo avait une haine absolument viscérale des Mexicains...
Mais des autres indiens, des autres Apaches aussi...
Mais il était apparemment plus motivé pour les guerres contre les Mexicains que contre les Américains du Nord...
Parce qu’il avait souffert personnellement, puisque les Mexicains avaient tué sa première famille et sa mère ; mais beaucoup d’autres Apaches aussi...
Mais, d’un autre côté, même quand il partait avec 2 ou 3 types, s’ils revenaient après s’être fait castagner, ils rentraient penauds et on faisait silence. Mais si c’était une victoire (même s’ils étaient partis à 2 ou 3), il y avait une fête. C’était un “désaveu” nettement plus limité que dans le cas du leader Yanomami...
Oui, mais là, on peut tenir compte du fait que, probablement, les Apaches savaient très bien qu’ils risquaient d’avoir besoin de lui à un quelconque moment ; après tout, il était très compétent comme guerrier (il l’a assez prouvé).
D’accord, mais à la fois par ses Mémoires et par celles de son neveu Cochise Junior (ça se recoupe assez bien sur pas mal de points), on voit l’image que Géronimo pouvait avoir dans la société apache. Le massacre de sa famille, c’était en 1858. En 1859, c’est la grande razzia de tous les Apaches, comme vengeance. En 59, il y retourne avec 2 mecs ; il y a un échec ; tout le monde se tait, on n’en cause pas...
Les 2 compagnons ont été tués et lui seul est revenu. En fait, il y avait des tas d’expéditions avec 2 ou 3 types...
En 10 ans, jusqu’en 1868, il y a tous les ans une ou deux expéditions ; mais en 1863, par exemple, il est parti avec trois mecs ; ils ont été victorieux ; et quand ils sont rentrés, ça a été une grande fiesta ; le “désaveu” était limité : on le laissait dans son coin, il faisait ce qu’il voulait, on le considérait un peu comme un marginal, mais pas comme un danger potentiel ?
Qu’est-ce qu’il aurait voulu faire, lui, Géronimo ? Exactement comme ce chef amazonien, dont je parlais il y a un instant. Il aurait voulu qu’à chaque fois qu’il en avait envie, les autres en aient envie aussi. Il voulait entraîner avec lui 2 ou 3 ou 400 Apaches, et ils ne voulaient pas.
Mais il n’était pas chef de tribu. Il n’était pas au lieu d’une chefferie.
En effet, ce n’était pas un chef au sens institutionnel ; c’était un chef de guerre et il était connu comme tel à cause de sa compétence technique. C’était un technicien de la guerre, un spécialiste. Alors, quand on avait besoin de lui, on l’appelait. Mais quand il voulait faire sa guerre et qu’il avait besoin des autres, Si les autres ne voulaient pas, ils n’y allaient pas ; c’est tout.
Où on le craignait, c’était plutôt de manière indirecte, dans la période des 10 ans d’après (dont parle surtout Cochise Junior), car il faisait des razzias et il y avait des chocs en retour, des représailles ; mais au niveau du fait que lui, personnellement, voulait faire se guerre, il ne me semble pas qu’il y avait une réprobation, on ne le suivait pas ; c’est tout.
C’est ça. Mais dans le cas du guerrier Yanomami, il voulait imposer sa guerre à la société ; les gens n’ont pas voulu ; il était le leader d’un groupe assez nombreux (ils étaient entre 150 et 200 personnes). Je suis passé par ce groupe ; c’était déjà assez considérable. C’est la communauté classique amazonienne. Ils ne l’ont pas frappé, ni tué, mais simplement ils lui ont tourné le dos.
Mais alors, je connais un autre cas, dans un autre groupe, d’un type qui était aussi un leader de guerre, qui, lui, est allé beaucoup plus loin. Il commençait, du fait de son prestige, du fait de sa violence (c’était un violent), à diriger sa violence contre les gens du groupe dont il était le leader. Cela a duré un petit moment, puis ; un jour, ils l’ont tué. C’était il n’y a pas tellement longtemps (une dizaine d’années), c’est relativement frais. Ils l’ont tué au milieu de la place autour de laquelle est édifié le village, les abris. Ils l’ont tué, tous. On m’a raconté qu’il était percé peut-être de 30 flèches ! Voilà ce qu’on fait avec les chefs qui veulent faire les chefs.
Dans certains cas, on leur tourne le dos, ça suffit. Si ça ne va pas, on les liquide, carrément. Cela doit être plutôt rare, mais enfin, c’est dans le champ de possibilités du rapport entre la société et la chefferie, si la chefferie ne reste pas à sa place.
C’est la différence avec Géronimo : il ne semble pas qu’il ait voulu s’imposer. Il disait : « Je pars ; est-ce qu’il y a des mecs qui viennent avec moi ? » C’est tout.
Probablement, il faisait un peu de chantage. On peut très bien imaginer ce qu’il devait leur dire : « Vous êtes des lâches ; les Mexicains vous tuent et vous ne voulez même pas continuer à vous venger » ; et deuxièmement : « Comment ? Vous refusez de me suivre, moi qui vous ai procuré cette victoire totale ? ». Parce qu’en effet la première fois, ça a été une victoire totale sur les Mexicains. On imagine très bien ce qu’il pouvait leur dire... Maintenant, pensez a d’autres exemples, toujours en Amérique du Nord : les équivalents de Géronimo dans d’autres sociétés, les “Grands Chefs” de Western, Sitting Bull, Red Cloud, et d’autres. C’étaient de très grands leaders, mais qui n’avaient pas un poil de pouvoir. Red Cloud, qui, vers 1865, était capable d’entraîner avec lui un “nuage” de cavaliers sioux (3 ou 400), n’avait pas un poil de pouvoir, au sens de commandement. Il ne commandait rien du tout. Simplement, c’était un type très intelligent. Il faut voir aussi que les leaders, c’est les types les plus intelligents de la communauté, les plus fins, les plus politiques, pour déployer par rapport aux autres communautés, non pas leur stratégie à eux, mais celle de la communauté dont ils sont purement les instruments. Red Cloud, Sitting Bull et autres, on peut dire qu’ils avaient acquis un prestige très grand, mais ils n’étaient pas du tout du côté du pouvoir. Cela n’a rien a voir.
Le sauvage et nous
Question plus générale à propos du type d’interrogation que tu peux formuler sur notre société contemporaine, à partir de l’étude des sociétés primitives : n’y a-t-il pas une sorte d’utilisation de la société primitive ? C’est un peu la question posée au début de cet entretien. J’ai cru, à la lecture des textes de La société contre l’État, apercevoir un certain nombre de références plus ou moins implicites à des gens comme Nietzsche (tu parles du “gai savoir” des indiens...). Je me demande si la référence aux primitifs ne fonctionne pas comme peut fonctionner dans la pensée de Nietzsche ou celle de Heidegger la référence aux présocratiques, c’est-à-dire à ceux qui sont avant et en même temps à ceux qui sont extérieurs, en ce qu’on ne peut pas penser le passage des présocratiques à Socrate, des primitifs aux “civilisés”. J’ai l’impression qu’il ne s’agit pas seulement d’analogie ou de clin d’œil, mais que ça recouvre autre chose dans ta démarche.
En effet, au moins dans les textes les plus anciens, parce que, là, après tout (il y a un vocabulaire philosophique ; ainsi dans le plus ancien, qui est intitulé échange et pouvoir : philosophie de la chefferie indienne ; je l’ai écrit en 1962, ça fait un moment ; ceci dit, je n’ai pas grand chose à y changer. On ne peut pas m’accuser de changer d’idées comme de chemises ! Mais à cette époque-là, je n’étais pas sorti de la philo, au sens où j’étais étudiant en philo ; je préparais d’assez loin l’agrégation. Et je dois dire que j’étais en effet dans Heidegger. Alors, c’est plutôt des tics qui marquent le moment où je l’ai écrit. Bien que ça ne soit pas toujours que des tics : quand Heidegger dit : « Le langage est la maison de l’être ; dans son abri, habite l’homme », « L’homme est le berger de l’Autre », on pourrait le dire des sauvages. Il y a dans les sociétés primitives un respect du langage, qui n’existe pas ailleurs. La, il faudrait citer les textes-mêmes produits par les sauvages. C’est pour ça, un petit peu, que j’ai fait Le Grand Parler, parce que c’est ça.
Les références à Heidegger, Nietzsche, elles sont là. Mais pour le moment, ça ne va pas plus loin. Sauf Nietzsche... Là, je peux reconnaître et affirmer clairement l’influence de Nietzsche, surtout de la Généalogie de la morale, naturellement. Parce que, si je n’avais pas réfléchi un peu sur la Généalogie de la morale, j’aurais ou plus de difficultés à écrire quelque chose comme De la torture dans les sociétés primitives (dans La société contre l’État). C’est sûr. Mais là, la référence n’est plus du tout littéraire et pour faire joli ; elle est sérieuse. On voit bien que quelqu’un comme Nietzsche, qui probablement ne savait rien et se foutait complètement (et il avait raison) de l’ethnologie de son époque. Il y voyait infiniment plus clair que tous les gens de son époque sur la question de la mémoire, de la marque...
Il y aurait une question sur le rapport à la nature. Tu dis d’une part que ce n’est pas déterminant, et d’un autre côté, après avoir lu Pieds nus sur la terre sacrée, j’ai eu l’impression qu’ils avaient une attitude radicalement différente de la nôtre par rapport à la nature, une attitude, disons, de respect et un grand étonnement devant le Blanc qui profane allègrement. Est-ce que ça correspond à quelque chose que tu vois, cette différence d’attitude, ou est-ce que ce n’est qu’une différence apparente ?
Pieds nus sur la terre sacrée, ce sont des textes recueillis par Mac Luhan, avec de belles photos. Je n’ai lu que deux ou trois textes ; il y en a qui sont magnifiques. Pour revenir à ce dont on parlait avant, voilà un exemple du langage, de la manière dont parlent ces gens. C’est splendide. C’est profondément émouvant. Il faut être un “sauvage” pour parler comme ça. Plus personne ne le fait. C’est impossible de trouver l’analogue aujourd’hui. Sans réduire la question au mode de production, c’est lié, c’est même profondément lié. Le sauvage est un type qui ne saccage pas. Il prend dans la nature ce dont il a besoin. Quand ses besoins sont satisfaits, il s’arrête. C’est précisément toute la question de l’économie primitive. L’économie primitive, comme toute économie, est destinée à satisfaire des besoins. Lorsque le sauvage estime que ses besoins sont satisfaits, il s’arrête d’avoir une activité de production. Par conséquent, il ne va pas couper inutilement des branches d’arbres, ni flécher pour rien un gibier. Jamais il ne fera ça. Il flèche du gibier pour manger de la viande. C’est pour cela que ce n’est sûrement pas les sociétés primitives qui risquaient de détruire le milieu.
Ceci dit, on pourrait dire que les sociétés primitives, avec les différences écologiques locales, avaient parfaitement réalisé ce que Descartes voulait : être maître et possesseur de la nature ! Les indiens d’Amazonie sont parfaitement maîtres de leur milieu, qui est la forêt tropicale. Les esquimaux sont parfaitement maîtres de leur milieu, qui est la neige et la glace : c’est une économie sans agriculture, par définition ! Les Australiens, les gens du désert, avec très peu d’eau, dans des circonstances écologiques qui nous paraissent, à nous, pas dures, mais impossibles, ils étaient là, ils étaient devenus maîtres du milieu ; je ne dis pas qu’ils n’auraient pas été mieux ailleurs, c’est possible, mais en tout cas, là où ils étaient ils étaient maîtres de leur milieu ; quand ils avaient soif, ils savaient où trouver de l’eau... ils n’étaient pas en panne.
D’ailleurs, ce n’est pas compliqué, une société, par définition, elle contrôle son milieu. Pour quelle raison ? Parce que si elle ne le contrôle pas, ou bien elle meurt, ou bien elle s’en va. La société primitive contrôle absolument son milieu, mais elle le contrôle en vue de quoi ? Non pour construire le capitalisme, c’est-à-dire pour accumuler, pour produire au-delà des besoins, elle produit jusqu’aux besoins et elle ne va pas au-delà ce sont des sociétés sans surplus. Pourquoi ? Pas du tout parce qu’elles ne sont pas foutues de produire, parce qu’elles sont au point zéro de la technique. Les sauvages sont de parfaits techniciens et quand je dis que chaque société est maîtresse de son milieu, je ne le dis pas en l’air, ils savent parfaitement utiliser toutes les ressources du milieu par rapport à leurs besoins. Leurs techniques sont très fines.
Pour prendre des exemples américains, ce sont des gens qui, après tout, dans de nombreuses tribus sud-américaines, avaient une technologie chimique extrêmement raffinée, pour produire du curare, par exemple. Le curare se trouve dans des végétaux, dans des lianes, une liane c’est une liane et le curare c’est un petit flacon de poison qu’on passe sur les pointes de flèches ; et bien, entre la liane et la petite réserve de poison, il y a un tas d’opérations. Il faut des connaissances chimiques ; savoir que c’est de telle liane d’abord, qu’il faut mélanger à d’autres trucs... Je ne vois pas comment on pourrait dire que les connaissances scientifiques des Indiens d’Amazonie étaient inférieures à celles des Européens. Seulement, elles étaient adaptées à leurs besoins.
Dans les grands États, ce qu’on appelle les hautes civilisations, (ce qui ne veut rien dire, il n’y a pas de haute et de basse civilisation ; simplement avec le regard européen, les bonnes civilisations, les hautes civilisations sont celles où il y a l’État, c’était les Incas, les Aztèques, et le reste c’était les basses civilisations, c’est-à-dire inférieures, parce que sans État) on s’étonne qu’il n’y ait pas eu la roue. Ce n’est pas du tout une lacune ou une carence. On dit même que les Aztèques, les enfants aztèques, avaient de petits jouets qui incluaient la roue ; par ailleurs, ils sculptaient des pierres en rond, ils savaient donc parfaitement ce qu’était un cercle, et ils étaient certainement capables de faire rouler un cercle de la môme manière qu’ils faisaient rouler des boules, puisqu’ils avaient des jeux de balle. Alors pourquoi n’avaient-ils pas la roue ?
Parce que cela ne leur servait à rien . Quand on aborde ces problèmes, je crois qu’il ne faut pas partir de la question « pourquoi », mais de la question « à quoi ça leur aurait servi ? » On s’étonne, par exemple, de ce que dans l’Empire Inca il y a eu un système routier fabuleux, incroyable, les Espagnols étaient stupéfaits, ils disaient « il n’y a pas l’équivalent chez nous ». Ceux qui étaient instruits parmi eux, disaient que ça ressemblait au réseau routier des Romains. Alors un magnifique système routier et pas de roue ! Cela paraît contradictoire, mais c’est normal. à quoi la roue leur aurait-elle servi ? La roue marche principalement avec la domestication des animaux de trait il n’y avait pas d’animal de trait domesticable dans les Andes ; le seul animal domesticable, et il avait déjà été domestiqué effectivement, c’était le lama. Mais le lama ne peut porter qu’une faible charge, il ne faut pas lui en mettre plus de vingt kilos, et donc l’accrocher à une charrette, cela n’aurait servi à rien. Il peut donc parfaitement y avoir la route et pas de roue. Inversement, quand les sauvages voient quelque chose qui leur est utile, ils le prennent. D’ailleurs, c’est souvent le signe de la fin ; c’est l’histoire du fer en Amérique : l’arrivée du fer a été une catastrophe. Inversement, l’intégration du cheval dans certaines sociétés d’Amérique du Sud et du Nord a été, pendant un moment, une espèce de promotion pour ces sociétés. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que les sociétés primitives résolvent les problèmes qui se posent à elles. Elles les résolvent toujours. Sinon, ce n’est pas compliqué ; une société qui n’arrive pas à résoudre ses problèmes, elle meurt, elle disparaît.
Si je prends les principales propriétés des sociétés primitives, d’abord, on l’a dit au tout début, une société est primitive à condition d’être petite. Peut-être suis-je trop prisonnier de ces références démographiques, mais il me semble que le problème de la population est sans solution. Dans l’Europe occidentale riche et relativement peu peuplée, relativement au Tiers-monde, ça peut durer encore quelque temps... mais pour le reste ? J’ai l’impression que pour la première fois dans l’histoire de l’Humanité, qui dure quand même depuis un bon million d’années, pour la première fois ce que l’autre avait dit n’est plus vrai ; l’autre c’est Marx quand il disait « l’Humanité ne se pose que les problèmes qu’elle peut résoudre ». Là, il y a des problèmes insolubles, entre autres celui de la croissance démographique. Je n’en sais rien, je me trompe peut-être, mais il me semble que la question de la croissance démographique, qui est toujours supérieure à la croissance de l’alimentation, introduit un décalage qui ne fait, forcément, que s’agrandir. Et, c’est ce à quoi on est en train d’assister actuellement, c’est la famine dans le Sahel africain. Vous me direz, c’est la sécheresse. Oui bien sûr, il n’a pas plu pendant des années, mais il y a d’autres problèmes ; et puis, surtout, là où c’est peut-être encore plus grave, parce que là on n’y voit pas de solution, c’est dans le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan : quand on voit soit les écologistes, soit les technocrates de la FAO, ou du Club de Rome dire la même chose, à savoir que d’ici 20 ans il y a 500 millions de personnes qui vont crever de faim en Asie, en Inde, c’est mal parti, et puis c’est sans retour.
C’est pour ça qu’à mon avis, et c’était le point de départ et ce sera le point d’arrivée, je ne veux pas faire de la question de la démographie le deus ex machina qui explique tout, mais je crois que c’est un facteur fondamental car si on prend ça au sérieux, à savoir que la condition pour qu’une société primitive soit primitive, c’est-à-dire sans État, finalement une société où il y ait le minimum d’aliénation et par conséquent le maximum de liberté, si la condition pour tout cela est qu’elle soit petite, qu’est-ce qui fait d’abord, qu’une société cesse d’être petite ? C’est la croissance démographique.
D’ailleurs on s’aperçoit, à propos de cette question que lorsqu’il y a État, il se passe le contraire exact de ce qui se passe dans la société primitive. Tout à l’heure on parlait de la guerre, l’État empêche la guerre, l’État empêche l’état de guerre. La guerre du moins change complètement de sens quand on est dans la société à État. L’État empêche la guerre dans le champ où il a le pouvoir, évidemment. Il ne peut pas tolérer la guerre, la guerre civile ; il est là pour garder unitaires les gens sur lesquels il exerce la pouvoir. Mais là on parlait de démographie : tous les États, on peut dire que c’est inscrit, probablement, dans l’essence de tous les États, sont natalistes, tous les États veulent une augmentation quasiment planifiée de la population. Enfin tous les États sont natalistes, tous veulent une population plus nombreuse et certains planifient la démographie ; par un certain côté les empereurs Incas n’étaient pas du tout loin d’une planification des naissances, mais dans le sens de l’augmentation, en jouant sur les mariages et sur la quasi-interdiction d’être célibataires. Quand il est interdit d’être célibataire, il faut se marier, et quand on est marié on a de grandes chances de faire des enfants...
Tous les États sont natalistes, forcément, parce que plus la population est nombreuse, plus on a de tributaires, de gens qui paient le tribut, les impôts, plus on a de producteurs ; plus les masses à manipuler sont nombreuses, plus le pouvoir est grand plus la richesse et la force sont grandes. C’est pour cela que d’un autre côté on peut dire également que la vocation d’un État, de la machine étatique, pas simplement du type qui la contrôle à un moment donné, (c’est dans l’essence même de la machine étatique, me semble-t-il) c’est d’être condamné à la fuite en avant, à la conquête. L’histoire des grands empires, des grands despotes, c’est une conquête permanente, la limite étant une autre machine étatique aussi forte, c’est la seule chose qui puisse l’arrêter, ou des sauvages, des vrais qui ne savent pas et surtout qui ne veulent pas savoir ce que c’est que l’État. L’expansion des Incas, c’est frappant, elle s’est arrêtée à mi-pente des Andes vers l’Amazonie, parce que là commençait le règne des sauvages, des communautés, des tribus qui n’avaient rien a foutre de payer un tribut à un chef dont ils ne voulaient pas. Mais, sinon, la vocation de toute machine étatique, c’est de s’étendre et, à la limite, de devenir planétaire.
Mais les “sauvages” peuvent-ils apparaître dans la société ?
Si tu entends par “sauvages” les gens dont on a parlé jusqu’ici, c’est-à-dire des gens qui disent « à bas les chefs ! », il y en a toujours eu ! simplement, cela devient de moins en moins facile de dire ça. Ou plutôt, enfin à mon avis, le destin des États actuels, sous lesquels nous vivons, c’est d’être de plus en plus étatiques, si je peux dire. Et il ne faut pas se laisser avoir par les apparences, ou peut-être même par la volonté sincère de quelqu’un comme Giscard d’Estaing, c’est-à-dire la volonté de libéralisme. évidemment, Giscard d’Estaing, personnellement, je le trouve plus sympathique que Pompidou ; je raisonne peut-être de manière épidermique, mais enfin j’ai été très content qu’il vire ce trio sinistre Marcellin, Druon, Royer. Mais il ne faut pas se faire d’illusions, indépendamment de la bonne volonté ou pas du type qui, provisoirement, dirige la machine étatique.
La machine d’État, dans toutes les sociétés occidentales, devient de plus an plus étatique, c’est-à-dire qu’elle va devenir de plus en plus autoritaire ; et de plus an plus autoritaire, pendant un bon moment au moins, avec l’accord profond de la majorité, qu’on appelle le plus souvent la majorité silencieuse ; la majorité silencieuse étant certainement très également répartie à gauche et à droite. J’ai été frappé par une enquête, parue dans Le Monde, sur les attitudes des gens par rapport à la propriété privée et donc par rapport à une future société socialiste, où le problème pourrait se poser. Les gens qui sont le plus attachés à la propriété privée et qui la défendraient mordicus, pour 47 %, c’était des électeurs communistes. Alors, à mon avis, on ira de plus en plus vers des formes d’État autoritaires, parce que tout le monde veut plus d’autorité. Sitôt que Giscard disparaît pendant 4 heures parce qu’il est avec une petite amie quelque part, c’est l’affolement : où est le chef ? Il a disparu, on n’est pas commandé !
La machine étatique va aboutir à une espèce de fascisme, pas un fascisme de parti, mais un fascisme intérieur. Quand je disais la machine étatique, il ne s’agissait pas seulement de l’appareil d’État (le gouvernement, l’appareil central d’État). Il y a des sous-machines, qui sont de véritables machines d’État et de pouvoir, et qui fonctionnent, en dépit parfois des apparences, en harmonie avec cette machine centrale d’État. Je pense aux partis et aux syndicats, principalement au PC et à la CGT. Il faut analyser le PC et la CGT (je quitte un peu mon terrain, car on n’est plus chez les sauvages) ; il faut les analyser comme des organes très importants de la méga-machine étatique. Je veux dire par là que la société, telle qu’elle est actuellement, aurait le plus grand mal à fonctionner, s’il n’y avait pas ce fantastique relais de pouvoir et de colmatage, qui peut aller même jusqu’à l’abus de pouvoir, que constitue l’appareil du PC et de la CGT ; il ne faut pas les séparer : ce sont des formations produites par la même société et, en fait, il y a une profonde complicité de structure, je ne veux pas dire qu’ils se téléphonent le soir pour se demander : « Alors, comment ça a été aujourd’hui ? » ; il y a une profonde complicité de structure entre Marchais et Séguy et les princes qui nous gouvernent. C’est évident. Et après tout, le parti, quel qu’il soit, que veut-il ? Il veut occuper le pouvoir ; il est déjà prêt à prendre la machine en main.
Je n’ai pas l’impression que la société soit de plus en plus cohérente et de plus en plus rationnelle. Cela, c’est la vision de la science fiction, à la limite, qui nous fait voir l’évolution de la société vers le Meilleur des mondes ou vers 1984. Mais je me demande dans quelle mesure on n’assiste pas, au contraire, au morcellement, à une juxtaposition d’oppositions qui ne débouchent pas, dont on ne peut pas rendre compte, disons, en se référant à un appareil qui fonctionnerait, dont on ne peut pas non plus rendre compte comme apparition d’une nouvelle structure au sein de la société. C’est vraiment le morcellement. Reprenons l’exemple de l’école ; il y a une vision de l’école comme appareil idéologique (Althusser), tu as vu le texte ... J’ai l’impression que ce que nous disons ne renvoie pas exactement au même type de problématique que la tienne.
Je pense qu’on est proches, et ce n’est pas pour faire le radical-socialiste, en rapprochant les points de vue de manière artificielle. C’est parce qu’il y a du morcellement, qu’il y a plus de centralisme ; il me semble que c’est complètement lié. Le capitalisme contemporain se déglingue visiblement, il fonctionne au jour le jour. Mais c’est parce que ça se déglingue, et que ça pète par ici, par là, à la périphérie souvent du système, que le système tend à devenir de plus on plus systématique ou autoritaire. Tout à l’heure, je n’avais pas dit que l’État était de plus en plus totalitaire ; j’avais dit : l’État tend à devenir de plus en plus étatique. Tu me diras qu’à un moment donné, si l’État devient le tout, on est dans le totalitarisme. C’est évident. La risque n’est absolument pas a exclure d’ailleurs. Mais je pense que c’est parce qu’il y a de plus en plus de failles, ici et là, qu’il y a de plus en plus d’“anti-faille”, c’est-à-dire d’État. L’État peut très bien récupérer les trucs, par exemple l’avortement. Avant, les femmes n’étaient pas maîtresses d’elles-mêmes, de leur corps, comme on dit, à cause de l’État, parce que l’État ne voulait pas, parce qu’il y avait des lois. Et ne pas respecter la loi, c’est être hors-la-loi ; être hors-la-loi, c’est être jugé et être mis en prison.
Maintenant, les femmes peuvent être maîtresses d’elles-mêmes, mais il n’y a pas capitulation de l’État. Elles le peuvent grâce à l’État. Avant, il leur disait « vous ne pouvez pas » ; maintenant, il leur dit « vous pouvez ». Mais ce n’est pas une défaite de la machine étatique. Tant mieux que la loi sur l’avortement ait été votée ; sans doute elle est insuffisante... Mais il ne faut pas se faire d’illusions ; ce n’est pas une défaite de la machine étatique, ni de la morale bourgeoise : c’est parti d’en haut, même si, grâce à diverses organisations (comme le MLAC), ça n’a pas été seulement d’en haut.
Il suffit de voir les mots d’ordre ; au départ c’était « avortement libre et gratuit », mais c’est devenu « avortement libre et remboursé par la Sécurité sociale ».
Oui, la Sécurité sociale, c’est l’État !
La question du pouvoir dans les sociétés primitives
Pierre Clastres. Paru dans la revue Interrogations en Mars 1976.
Au cours des deux dernières décennies, l’ethnologie a connu un développement brillant grâce à quoi les sociétés primitives ont échappé sinon à leur destin (la disparition) du moins à l’exil auquel les condamnait, dans la pensée et l’imagination de l’Occident, une tradition d’exotisme très ancienne. à la conviction candide que la civilisation européenne était absolument supérieure à tout autre système de société s’est peu à peu substituée la reconnaissance d’un relativisme culturel qui, renonçant à l’affirmation impérialiste d’une hiérarchie des valeurs, admet désormais, s’abstenant de les juger, la coexistence des différences socioculturelles. En d’autres termes, on ne projette plus sur les sociétés primitives le regard curieux ou amusé de l’amateur plus ou moins éclairé, plus ou moins humaniste, on les prend en quelque sorte au sérieux. La question est de savoir jusqu’où va cette prise au sérieux.
Qu’entend-on précisément par société primitive ?
La réponse nous est fournie par l’anthropologie la plus classique lorsqu’elle veut déterminer l’être spécifique de ces sociétés, lorsqu’elle veut indiquer ce qui fait d’elles des formations sociales irréductibles : les sociétés primitives sont les sociétés sans État, elles sont les sociétés dont le corps ne possède pas d’organe séparé du pouvoir politique. C’est selon la présence ou l’absence de l’État ; que l’on opère un premier classement des sociétés, au terme duquel elles se répartissent en deux groupes : les sociétés sans État et les sociétés à État, les sociétés primitives et les autres. Ce qui ne signifie pas, bien entendu, que toutes les sociétés à État soient identiques entre elles : on ne saurait réduire à un seul type les diverses figures historiques de l’État et rien ne permet de confondre entre eux. L’État despotique archaïque, ou l’État, libéral bourgeois, ou l’État totalitaire fasciste ou communiste. Prenant donc garde d’éviter cette confusion qui empêcherait en particulier de comprendre la nouveauté et la spécificité radicales de l’État totalitaire. On retiendra qu’une propriété commune fait s’opposer en bloc les sociétés à État aux sociétés primitives. Les premières présentent toutes cette dimension de division inconnue chez les autres, toutes les sociétés à État sont divisées, en leur être, en dominants et dominés, tandis que les sociétés sans État ignorent cette division : déterminer les sociétés primitives comme sociétés sans État, c’est énoncer qu’elles sont, en leur être, homogènes parce qu’elles sont indivisées. Et l’on retrouve ici la définition ethnologique de ces sociétés : elles n’ont pas d’organe sépare du pouvoir, le pouvoir n’est pas séparé de la société.
Prendre au sérieux les sociétés primitives revient ainsi à réfléchir sur cette proposition qui, en effet, les définit parfaitement : on ne peut y isoler une sphère politique distincte de la sphère du social. On sait que, dés son aurore grecque, la pensée politique de l’Occident a su déceler dans le politique l’essence du social humain (l’homme est un animal politique), tout en saisissant l’essence du politique dans la division sociale entre dominants et dominés, entre ceux qui savent et donc commandent et ceux qui ne savent pas et donc obéissent. Le social c’est le politique, le politique c’est l’exercice du pouvoir (légitime ou non, peu importe ici) par un ou quelques-uns sur le reste de la société (pour son bien ou son mal, peu importe ici) : pour Héraclite, comme pour Platon et Aristote, il n’est de société que sous l’égide des rois, la société n’est pas pensable sans sa division entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent et là où fait défaut l’exercice du pouvoir, on se trouve dans l’infrasocial, dans la non-société.
C’est à peu près en ces termes que les premiers Européens jugèrent les Indiens d’Amérique du Sud, à l’aube du XVIIème siècle. Constatant que les “chefs” ne possédaient aucun pouvoir sur les tribus, que personne n’y commandait ni n’y obéissait, ils déclaraient que ces gens n’étaient point policés, que ce n’étaient point de véritables sociétés : des sauvages sans foi, sans loi, sans roi.
Il est bien vrai que, plus d’une fois, les ethnologues eux-mêmes ont éprouvé un embarras certain lorsqu’il s’agissait non point tant de comprendre, mais simplement de décrire cette très exotique particularité des sociétés primitives : ceux que l’on nomme les leaders sont démunis de tout pouvoir, la chefferie s’institue à l’extérieur de l’exercice du pouvoir politique. Fonctionnellement, cela paraît absurde : comment penser dans la disjonction chefferie et pouvoir ? à quoi servent les chefs, s’il leur manque l’attribut essentiel qui ferait d’eux justement des chefs, à savoir la possibilité d’exercer le pouvoir sur la communauté ? En réalité, que le chef sauvage ne détienne pas le pouvoir de commander ne signifie pas pour autant qu’il ne sert à rien : Il est au contraire investi par la société d’un certain nombre de tâches et l’on pourrait à ce titre voir en lui une sorte de fonctionnaire (non rémunéré) de la société. Que fait un chef sans pouvoir ? Il est, pour l’essentiel, commis à prendre en charge et à assumer la volonté de la société d’apparaître comme une totalité une, c’est-à-dire l’effort concerté, délibéré de la communauté en vue d’affirmer sa spécificité, son autonomie, son indépendance par rapport aux autres communautés.
En d’autres termes, le leader primitif est principalement l’homme qui parle au nom de la société lorsque circonstances et événements la mettent en relation avec les autres. Or ces derniers se répartissent toujours, pour toute communauté primitive, en deux classes : les amis et les ennemis.
Avec les premiers, il s’agit de nouer ou de renforcer des relations d’alliance, avec les autres il s’agit de mener à bien, lorsque le cas se présente, les opérations guerrières. Il s’ensuit que les fonctions concrètes, empiriques du leader se déploient dans le champ, pourrait-on dire, des relations internationales et exigent par suite les qualités afférentes à ce type d’activité : habileté, talent diplomatique en vue de consolider les réseaux d’alliance qui assureront la sécurité de la communauté courage, dispositions guerrières en vue d’assurer une défense efficace contre les raids des ennemis ou, si possible, la victoire en cas d’expédition contre eux.
Mais ne sont-ce point là, objectera-t-on, les tâches mêmes d’un ministre des affaires étrangères ou d’un ministre de la défense ? Assurément. à cette différence près néanmoins, mais fondamentale : c’est que le leader primitif ne prend jamais de décision de son propre chef (si l’on peut dire) en vue de l’imposer ensuite à sa communauté. La stratégie d’alliance qu’il développe, la tactique militaire qu’il envisage ne sont jamais les siennes propres, mais celles qui répondent exactement au désir ou à la volonté explicite de la tribu. Toutes les tractations ou négociations éventuelles sont publiques, l’intention de faire la guerre n’est proclamée qu’autant que la société veut qu’il en soit ainsi. Et il ne peut naturellement en être autrement : un leader aurait-il en effet l’idée de mener, pour son propre compte, une politique d’alliance ou d’hostilité avec ses voisins, qu’il n’aurait de toute manière aucun moyen d’imposer ses buts à la société puisque, nous le savons, il est dépourvu de tout pouvoir. Il ne dispose, en fait, que d’un droit, ou plutôt d’un devoir de porte-parole : dire aux Autres le désir et la volonté de la société.
Qu’en est-il, d’autre part, des fonctions du chef non plus comme préposé de son groupe aux relations extérieures avec les étrangers, mais dans ses relations internes avec le groupe soi-même ? Il va de soi que si la communauté le reconnaît comme leader (comme porte-parole) lorsqu’elle affirme son unité par rapport aux autres unités, elle le crédite d’un minimum de confiance garantie par les qualités qu’il déploie précisément au service de sa société. C’est ce que l’on nomme le prestige, très généralement confondu, à tort bien entendu, avec le pouvoir. On comprend ainsi fort bien qu’au sein de sa propre société, l’opinion du leader, étayée par le prestige dont il jouit, soit, le cas échéant, entendue avec plus de considération que celle des autres individus. Mais l’attention particulière dont on honore (pas toujours d’ailleurs) la parole du chef ne va jamais jusqu’à la laisser se transformer en parole de commandement, en discours de pouvoir : le point de vue du leader ne sera écouté qu’autant qu’il exprime le point de vue de la société comme totalité une. Il en résulte que non seulement le chef ne formule pas d’ordres, dont il sait d’avance que personne n’y obéirait, mais qu’il ne peut même pas (c’est-à-dire qu’il n’en détient pas le pouvoir) arbitrer lorsque se présente par exemple un conflit entre deux individus ou deux familles. Il tentera non pas de régler le litige au nom d’une loi absente dont il serait l’organe, mais de l’apaiser en faisant appel, au sens propre, aux bons sentiments des parties opposées, en se référant sans cesse à la tradition de bonne entente léguée, depuis toujours, par les ancêtres. De la bouche du chef jaillissent non pas les mots qui sanctionneraient la relation de commandement-obéissance, mais le discours de la société elle-même sur elle-même, discours au travers duquel elle se proclame elle-même communauté indivisée et volonté de persévérer en cet être indivisé.
Les sociétés primitives sont donc des sociétés indivisées (et pour cela, chacune se veut totalité une) : société sans classes —pas de riches exploiteurs des pauvres —, sociétés sans division en dominants et dominés — pas d’organe séparé du pouvoir. Il est temps maintenant de prendre complètement au sérieux cette dernière propriété sociologique des sociétés primitives. La séparation entre chefferie, et pouvoir signifie-t-elle que la question du pouvoir ne s’y pose pas, que ces sociétés sont a-politiques ? A cette question. la pensée évolutionniste et sa variante en apparence la moins sommaire, le marxisme (engelsien surtout) répond qu’il en est bien ainsi et que cela tient au caractère primitif, c’est-à-dire premier de ces sociétés : elles sont l’enfance de l’humanité, le premier âge de son évolution, et comme telles incomplètes, inachevées, destinées par conséquent à grandir, à devenir adultes, à passer de l’a-politique au politique. Le destin de toute société, c’est sa division, c’est le pouvoir séparé de la société, c’est l’État comme organe qui sait et dit le bien commun à tous et se charge de leur imposer.
Telle est la conception traditionnelle, quasi générale, des sociétés primitives comme sociétés sans État. L’absence de l’État marque leur incomplétude, le stade embryonnaire de leur existence, leur a-historicité. Mais en est-il bien ainsi ? On voit bien qu’un tel jugement n’est en fait qu’un préjugé idéologique, implique la conception de l’histoire comme mouvement nécessaire de l’humanité à travers des figures du social qui s’engendrent et s’enchaînent mécaniquement. Mais que l’on refuse cette néo-théologie de l’histoire et son continuisme fanatique : dès lors les sociétés primitives cessent d’occuper le degré zéro de l’histoire, grosses qu’elles seraient en même temps de toute l’histoire à venir, inscrite d’avance en leur être. Libérée de ce peu innocent exotisme, l’anthropologie peut alors prendre au sérieux la vraie question du politique : pourquoi les sociétés primitives sont-elles des sociétés sans État ? Comme sociétés complètes, achevées, adultes et non plus comme embryons infra-politiques, les sociétés primitives n’ont pas l’État parce qu’elles le refusent, parce qu’elles refusent la division du corps social en dominants et dominés. La politique des sauvages, c’est bien en effet de faire sans cesse obstacle à l’apparition d’un organe séparé du pouvoir, d’empêcher la rencontre d’avance sue fatale entre institution de la chefferie et exercice du pouvoir. Dans la société primitive, il n’y a pas d’organe séparé du pouvoir parce que le pouvoir n’est pas séparé de la société, par ce que c’est elle qui le détient, comme totalité une, en vue de maintenir son être indivisé, en vue de conjurer l’apparition en son sein de l’inégalité entre maîtres et sujets, entre le chef et la tribu. Détenir le pouvoir, c’est l’exercer ; l’exercer, c’est dominer ceux sur qui il s’exerce : voilà très précisément ce dont ne veulent pu (ne voulurent pas) les sociétés primitives, voilà pourquoi les chefs y sont sans pouvoir, pourquoi le pouvoir ne se détache pas du corps un de la société. Refus de l’inégalité, refus du pouvoir séparé : même et constant souci des sociétés primitives. Elles savaient fort bien qu’à renoncer à cette lutte, qu’à cesser d’endiguer ces forces souterraines qui se nomment désir de pouvoir et désir de soumission et sans la libération desquelles ne saurait se comprendre l’irruption de la domination et de la servitude, elles savaient qu’elles y perdraient leur liberté.
La chefferie n’est, dans la société primitive, que le lieu supposé, apparent du pouvoir. Quel en est le lieu réel ? C’est le corps social lui-même qui le détient et l’exerce comme unité indivisée. Ce pouvoir non séparé de la société s’exerce en un seul sens, Il anime un seul projet : maintenir dans l’indivision l’être de la société, empêcher que l’inégalité entre les hommes installe la division dans la société. Il s’ensuit que ce pouvoir s’exerce sur tout ce qui est susceptible d’aliéner la société, d’y introduire l’inégalité : Il s’exerce, entre autres, sur l’institution d’où pourrait surgir la captation du pouvoir, la chefferie. Le chef est, dans la tribu, sous surveillance : la société veille à ne pas laisser le goût du prestige se transformer en désir de pouvoir. Si le désir de pouvoir du chef devient trop évident, la procédure mise en jeu est simple : on l’abandonne, voire même on le tue. Le spectre de la division hante peut-être la société primitive, mais elle possède les moyens de l’exorciser.
L’exemple des sociétés primitives nous enseigne que la division n’est pas inhérente à l’être du social, qu’en d’autres termes l’État n’est pas éternel, qu’il a, ici et là, une date de naissance. Pourquoi a-t-il émergé ? La question de l’origine de l’État doit se préciser ainsi : à quelles conditions une société cesse-t-elle d’être primitive ? Pourquoi les codages qui conjurent l’État défaillent-ils, à tel ou tel moment de l’histoire ? Il est hors de doute que seule l’interrogation attentive du fonctionnement des sociétés primitives permettra d’éclairer le problème des origines. Et peut-être la lumière ainsi jetée sur le moment de la naissance de l’État éclairera-t-elle également les conditions de possibilité (réalisables ou non) de sa mort.
La société contre l’état
Chapitre 11 de La société contre l’état (1974).
Les sociétés primitives sont des sociétés sans État : ce jugement de fait, en lui-même exact, dissimule en vérité une opinion, un jugement de valeur qui grève dès lors la possibilité de constituer une anthropologie politique comme science rigoureuse. Ce qui en fait est énoncé, c’est que les sociétés primitives sont privées de quelque chose — l’État — qui leur est, comme à toute autre société — la nôtre par exemple — nécessaire. Ces sociétés sont donc incomplètes. Elles ne sont pas tout à fait de vraies sociétés — elles ne sont pas policées — elles subsistent dans l’expérience peut-être douloureuse d’un manque — manque de l’État — qu’elles tenteraient, toujours en vain, de combler. Plus ou moins confusément, c’est bien cela que disent les chroniques des voyageurs ou les travaux des chercheurs : on ne peut pas penser la société sans l’État, l’État est le destin de toute société. On décèle en cette démarche un ancrage ethnocentriste d’autant plus solide qu’il est le plus souvent inconscient. La référence immédiate, spontanée, c’est, sinon le mieux connu, en tout cas le plus familier. Chacun de nous porte en effet en soi, intériorisée comme la foi du croyant, cette certitude que la société est pour l’État. Comment dès lors concevoir l’existence même des sociétés primitives, sinon comme des sortes de laissés pour compte de l’histoire universelle, des survivances anachroniques d’un stade lointain partout ailleurs depuis longtemps dépassé ? On reconnaît ici l’autre visage de l’ethnocentrisme, la conviction complémentaire que l’histoire est à sens unique, que toute société est condamnée à s’engager en cette histoire et à en parcourir les étapes qui, de la sauvagerie, conduisent à la civilisation. « Tous les peuples policés ont été sauvages », écrit Raynal. Mais le constat d’une évolution évidente ne fonde nullement une doctrine qui, nouant arbitrairement l’état de civilisation à la civilisation de l’État, désigne ce dernier comme terme nécessaire assigné à toute société. On peut alors se demander ce qui a retenu sur place les derniers peuples encore sauvages.
Derrière les formulations modernes, le vieil évolutionnisme demeure, en fait, intact. Plus subtil de se dissimuler dans le langage de l’anthropologie, et non plus de la philosophie, il affleure néanmoins au ras des catégories qui se veulent scientifiques. On s’est déjà aperçu que, presque toujours, les sociétés archaïques sont déterminées négativement, sous les espèces du manque : sociétés sans État, sociétés sans écriture, sociétés sans histoire. Du même ordre apparaît la détermination de ces sociétés sur le plan économique : sociétés à économie de subsistance. Si l’on veut signifier par là que les sociétés primitives ignorent l’économie de marché où s’écoulent les surplus produits, on ne dit strictement rien, on se contente de relever un manque de plus, et toujours par référence à notre propre monde ces sociétés qui sont sans État, sans écriture, sans histoire, sont également sans marché. Mais, peut objecter le bon sens, à quoi bon un marché s’il n’y a pas de surplus ? Or l’idée d’économie de subsistance recèle en soi l’affirmation implicite que, si les sociétés primitives ne produisent pas de surplus, c’est parce qu’elles en sont incapables, entièrement occupées qu’elles seraient à produire le minimum nécessaire à la survie, à la subsistance. Image ancienne, toujours efficace, de la misère des Sauvages. Et, afin d’expliquer cette incapacité des sociétés primitives de s’arracher à la stagnation du vivre au jour le jour, à cette aliénation permanente dans la recherche de la nourriture, on invoque le sous-équipement technique, l’infériorité technologique.
Qu’en est-il en réalité ? Si l’on entend par technique l’ensemble des procédés dont se dotent les hommes, non point pour s’assurer la maîtrise absolue de la nature (ceci ne vaut que pour notre monde et son dément projet cartésien dont on commence à peine à mesurer les conséquences écologiques), mais pour s’assurer une maîtrise du milieu naturel adaptée et relative à leurs besoins, alors on ne peut plus du tout parler d’infériorité technique des sociétés primitives : elles démontrent une capacité de satisfaire leurs besoins au moins égale à celle dont s’enorgueillit la société industrielle et technicienne. C’est dire que tout groupe humain parvient, par force, à exercer le minimum nécessaire de domination sur le milieu qu’il occupe. On n’a jusqu’à présent connaissance d’aucune société qui se serait établie, sauf par contrainte et violence extérieure, sur un espace naturel impossible à maîtriser : ou bien elle disparaît, ou bien elle change de territoire. Ce qui surprend chez les Eskimo ou chez les Australiens, c’est justement la richesse, l’imagination et la finesse de l’activité technique, la puissance d’invention et d’efficacité que démontre l’outillage utilisé par ces peuples. Il n’est d’ailleurs que de se promener dans les musées ethnographiques : la rigueur de fabrications des instruments de la vie quotidienne fait presque de chaque modeste outil une oeuvre d’art. Il n’y a donc pas de hiérarchie dans le champ de la technique, il n’y a pas de technologie supérieure ni inférieure ; on ne peut mesurer un équipement technologique qu’à sa capacité de satisfaire, en un milieu donné, les besoins de la société. Et, de ce point de vue, il ne paraît nullement que les sociétés primitives se montrèrent incapables de se donner les moyens de réaliser cette fin. Cette puissance d’innovation technique dont font preuve les sociétés primitives se déploie, certes, dans le temps. Rien n’est donné d’emblée, il y a toujours le patient travail d’observation et de recherche, la longue succession des essais, erreurs, échecs et réussites. Les préhistoriens nous enseignent le nombre de millénaires qu’il fallut aux hommes du paléolithique pour substituer aux grossiers bifaces du début les admirables lames du solutréen. D’un autre point de vue, on remarque que la découverte de l’agriculture et la domestication des plantes sont presque contemporaines en Amérique et dans l’Ancien Monde. Et force est de constater que les Amérindiens ne le cèdent en rien, bien au contraire, dans l’art de sélectionner et différencier de multiples variétés de plantes utiles.
Arrêtons-nous un instant à l’intérêt funeste qui porta les Indiens à vouloir des instruments métalliques. Il se rapporta en effet directement à la question de l’économie dans les sociétés primitives, mais nullement de la manière qu’on pourrait croire. Ces sociétés seraient, dit-on, condamnées à l’économie de subsistance pour cause d’infériorité technologique. Cet argument n’est fondé, on vient de le voir, ni en droit ni en fait. Ni en droit, car il n’y a pas d’échelle abstraite à quoi mesurer les “intensités” technologiques : l’équipement technique d’une société n’est pas comparable directement à celui d’une société différente, et rien ne sert d’opposer le fusil à l’arc. Ni en fait, puisque l’archéologie, l’ethnographie, la botanique, etc., nous démontrent précisément la puissance de rentabilité et d’efficacité des technologies sauvages. Donc, si les sociétés primitives reposent sur une économie de subsistance, ce n’est pas faute de savoir-faire technique. Voilà justement la vraie question : l’économie de ces sociétés est-elle réellement une économie de subsistance ? Si l’on donne un sens aux mots, si par économie de subsistance on ne se contente pas d’entendre économie sans marché et sans surplus — ce qui serait un simple truisme, le pur constat de la différence —, alors en effet on affirme que ce type d’économie permet à la société qu’il fonde de seulement subsister, on affirme que cette société mobilise en permanence la totalité de ses forces productives en vue de fournir à ses membres le minimum nécessaire à la subsistance.
Il y a là un préjugé tenace, curieusement coextensif à l’idée contradictoire et non moins courante que le Sauvage est paresseux. Si dans notre langage populaire on dit « travailler comme un nègre », en Amérique du Sud en revanche on dit « fainéant comme un Indien ». Alors, de deux choses l’une ou bien l’homme des sociétés primitives, américaines et autres, vit en économie de subsistance et passe le plus clair de son temps dans la recherche de la nourriture ; ou bien il ne vit pas en économie de subsistance et peut donc se permettre des loisirs prolongés en fumant dans son hamac. C’est ce qui frappa, sans ambiguïté, les premiers observateurs européens des Indiens du Brésil. Grande était leur réprobation à constater que des gaillards pleins de santé préféraient s’attifer comme des femmes de peintures et de plumes au lieu de transpirer sur leurs jardins. Gens donc qui ignoraient délibérément qu’il faut gagner son pain à la sueur de son front. C’en était trop, et cela ne dura pas : on mit rapidement les Indiens au travail, et ils en périrent. Deux axiomes en effet paraissent guider la marche de la civilisation occidentale, dès son aurore le premier pose que la vraie société se déploie à l’ombre protectrice de l’État ; le second énonce un impératif catégorique : il faut travailler. Les Indiens ne consacraient effectivement que peu de temps à ce que l’on appelle le travail. Et ils ne mouraient pas de faim néanmoins. Les chroniques de l’époque sont unanimes à décrire la belle apparence des adultes, la bonne santé des nombreux enfants, l’abondance et la variété des ressources alimentaires. Par conséquent, l’économie de subsistance qui était celle des tribus indiennes n’impliquait nullement la recherche angoissée, à temps complet, de la nourriture. Donc une économie de subsistance est compatible avec une considérable limitation du temps consacré aux activités productives. Soit le cas des tribus sud-américaines d’agriculteurs, les Tupi-Guarani par exemple, dont la fainéantise irritait tant les Français et les Portugais. La vie économique de ces Indiens se fondait principalement sur l’agriculture, accessoirement sur la chasse, la pêche et la collecte. Un même jardin était utilisé pendant quatre à six années consécutives. Après quoi on l’abandonnait, en raison de l’épuisement du sol ou, plus vraisemblablement, de l’invasion de l’espace dégagé par une végétation parasitaire difficile à éliminer. Le gros du travail, effectué par les hommes, consistait à défricher, à la hache de pierre et par le feu, la superficie nécessaire. Cette tâche, accomplie à la fin de la saison des pluies, mobilisait les hommes pendant un ou deux mois. Presque tout le reste du processus agricole — planter, sarcler, récolter —, conformément à la division sexuelle du travail, était pris en charge par les femmes. Il en résulte donc cette conclusion joyeuse : les hommes, c’est-à-dire la moitié de la population, travaillaient environ deux mois tous les quatre ans ! Quant au reste du temps, ils le vouaient à des occupations éprouvées non comme peine mais comme plaisir : chasse, pêche ; fêtes et beuveries ; à satisfaire enfin leur goût passionné pour la guerre.
Or ces données massives, qualitatives, impressionnistes trouvent une confirmation éclatante en des recherches récentes, certaines en cours, de caractère rigoureusement démonstratif, puisqu’elles mesurent le temps de travail dans les sociétés à économie de subsistance. Qu’il s’agisse de chasseurs-nomades du désert du Kalahari ou d’agriculteurs sédentaires amérindiens, les chiffres obtenus révèlent une répartition moyenne du temps quotidien de travail inférieure à quatre heures par jour. J. Lizot, installé depuis plusieurs années chez les Indiens Yanomami d’Amazonie vénézuélienne, a chronométriquement établi que la durée moyenne du temps consacré chaque jour au travail par les adultes, toutes activités comprises, dépasse à peine trois heures. Nous n’avons point nous-mêmes effectué de mesures analogues chez les Guayaki, chasseurs nomades de la forêt paraguayenne. Mais on peut assurer que les Indiens, hommes et femmes, passaient au moins la moitié de la journée dans une oisiveté presque complète, puisque chasse et collecte prenaient place, et non chaque jour, entre 6 heures et 11 heures du matin environ. Il est probable que des études semblables, menées chez les dernières populations primitives, aboutiraient, compte tenu des différences écologiques, à des résultats voisins.
Nous voici donc bien loin du misérabilisme qu’enveloppe l’idée d’économie de subsistance. Non seulement l’homme des sociétés primitives n’est nullement contraint à cette existence animale que serait la recherche permanente pour assurer la survie ; mais c’est même au prix d’un temps d’activité remarquablement court qu’est obtenu — et au-delà — ce résultat. Cela signifie que les sociétés primitives disposent, si elles le désirent, de tout le temps nécessaire pour accroître la production des biens matériels. Le bon sens alors questionne : pourquoi les hommes de ces sociétés voudraient-ils travailler et produire davantage, alors que trois ou quatre heures quotidiennes d’activité paisible suffisent à assurer les besoins du groupe ? à quoi cela leur servirait-il ? A quoi serviraient les surplus ainsi accumulés ? Quelle en serait la destination ? C’est toujours par force que les hommes travaillent au-delà de leurs besoins. Et précisément cette force-là est absente du monde primitif, l’absence de cette force externe définit même la nature des sociétés primitives. On peut désormais admettre, pour qualifier l’organisation économique de ces sociétés, l’expression d’économie de subsistance, dès lors que l’on entend par là non point la nécessité d’un défaut, d’une incapacité, inhérents à ce type de société et à leur technologie, mais au contraire le refus d’un excès inutile, la volonté d’accorder l’activité productrice à la satisfaction des besoins. Et rien de plus. D’autant que, pour cerner les choses de plus près, il y a effectivement production de surplus dans les sociétés primitives la quantité de plantes cultivées produites (manioc, maïs, tabac, coton, etc.) dépasse toujours ce qui est nécessaire à la consommation du groupe, ce supplément de production étant, bien entendu, inclus dans le temps normal de travail. Ce surplus-là, obtenu sans surtravail, est consommé, consumé, à des fins proprement politiques, lors des fêtes, invitations, visites d’étrangers, etc. L’avantage d’une hache métallique sur une hache de pierre est trop évident pour qu’on s’y attarde : on peut abattre avec la première peut-être dix fois plus de travail dans le même temps qu’avec la seconde ; ou bien accomplir le même travail en dix fois moins de temps. Et lorsque les Indiens découvrirent la supériorité productive des haches des hommes blancs, ils les désirèrent, non pour produire plus dans le même temps, mais pour produire autant en un temps dix fois plus court. C’est exactement le contraire qui se produisit, car avec les haches métalliques firent irruption dans le monde primitif indien la violence, la force, le pouvoir qu’exercèrent sur les Sauvages les civilisés nouveaux venus. Les sociétés primitives sont bien, comme l’écrit J. Lizot à propos des Yanomami, des sociétés de refus du travail : « Le mépris des Yanomami pour le travail et leur désintérêt pour un progrès technologique autonome est certain ». Premières sociétés du loisir, premières sociétés d’abondance, selon la juste et gaie expression de M. Sahlins.
Si le projet de constituer une anthropologie économique des sociétés primitives comme discipline autonome a un sens, celui-ci ne peut advenir de la simple prise en compte de la vie économique de ces sociétés on demeure dans une ethnologie de la description, dans la description d’une dimension non autonome de la vie sociale primitive. C’est bien plutôt lorsque cette dimension du “fait social total” se constitue comme sphère autonome que l’idée d’une anthropologie économique apparaît fondée : lorsque disparaît le refus du travail, lorsqu’au sens du loisir se substitue le goût de l’accumulation, lorsqu’en un mot se fait jour dans le corps social cette force externe que nous évoquions plus haut, cette force sans laquelle les Sauvages ne renonceraient pas au loisir et qui détruit la société en tant que société primitive cette force, c’est la puissance de contraindre, c’est la capacité de coercition, c’est le pouvoir politique. Mais aussi bien l’anthropologie cesse dès lors d’être économique, elle perd en quelque sorte son objet à l’instant où elle croit le saisir, l’économie devient politique.
Pour l’homme des sociétés primitives, l’activité de production est exactement mesurée, délimitée par les besoins à satisfaire, étant entendu qu’il s’agit essentiellement des besoins énergétiques : la production est rabattue sur la reconstitution du stock d’énergie dépensée. En d’autres termes, c’est la vie comme nature qui — à la production près des biens consommés socialement à l’occasion des fêtes — fonde et détermine la quantité de temps consacré à la reproduire. C’est dire qu’une fois assurée la satisfaction globale des besoins énergétiques, rien ne saurait inciter la société primitive à désirer produire plus, c’est-à-dire à aliéner son temps en un travail sans destination, alors que ce temps est disponible pour l’oisiveté, le jeu, la guerre ou la fête. à quelles conditions peut se transformer ce rapport de l’homme primitif à l’activité de production ? à quelles conditions cette activité s’assigne-t-elle un but autre que la satisfaction des besoins énergétiques ? C’est là poser la question de l’origine du travail comme travail aliéné.
Dans la société primitive, société par essence égalitaire, les hommes sont maîtres de leur activité, maîtres de la circulation des produits de cette activité : ils n’agissent que pour eux-mêmes, quand bien même la loi d’échange des biens médiatise le rapport direct de l’homme à son produit. Tout est bouleversé, par conséquent, lorsque l’activité de production est détournée de son but initial, lorsque, au lieu de produire seulement pour lui-même, l’homme primitif produit aussi pour les autres, sans échange et sans réciprocité. C’est alors que l’on peut parler de travail quand la règle égalitaire d’échange cesse de constituer le “code civil” de la société, quand l’activité de production vise à satisfaire les besoins des autres, quand à la règle échangiste se substitue la terreur de la dette. C’est bien là en effet qu’elle s’inscrit, la différence entre le Sauvage amazonien et l’Indien de l’empire inca. Le premier produit en somme pour vivre, tandis que le second travaille, en plus, pour faire vivre les autres, ceux qui ne travaillent pas, les maîtres qui lui disent il faut payer ce que tu nous dois, il faut éternellement rembourser ta dette à notre égard.
Quand, dans la société primitive, l’économique se laisse repérer comme champ autonome et défini, quand l’activité de production devient travail aliéné, comptabilisé et imposé par ceux qui vont jouir des fruits de ce travail, c’est que la société n’est plus primitive, c’est qu’elle est devenue une société divisée en dominants et dominés, en maîtres et sujets, c’est qu’elle a cessé d’exorciser ce qui est destiné à la tuer : le pouvoir et le respect du pouvoir. La division majeure de la société, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail, c’est la nouvelle disposition verticale entre la base et le sommet, c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force. La relation politique de pouvoir précède et fonde la relation économique d’exploitation. Avant d’être économique, l’aliénation est politique, le pouvoir est avant le travail, l’économique est une dérive du politique, l’émergence de l’État détermine l’apparition des classes.
Inachèvement, incomplétude, manque : ce n’est certes point de ce côté-là que se révèle la nature des sociétés primitives. Elle s’impose bien plus comme positivité, comme maîtrise du milieu naturel et maîtrise du projet social, comme volonté libre de ne laisser glisser hors de son être rien de ce qui pourrait l’altérer, le corrompre et le dissoudre. C’est à cela qu’il s’agit de se tenir fermement les sociétés primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociétés ultérieures, des corps sociaux au décollage “normal” interrompu par quelque bizarre maladie, elles ne se trouvent pas au point de départ d’une logique historique conduisant tout droit au terme inscrit d’avance, mais connu seulement a posteriori, notre propre système social. (Si l’histoire est cette logique, comment peut-il exister encore des sociétés primitives ?) Tout cela se traduit, sur le plan de la vie économique, par le refus des sociétés primitives de laisser le travail et la production les engloutir, par la décision de limiter les stocks aux besoins socio-politiques, par l’impossibilité intrinsèque de la concurrence — à quoi servirait, dans une société primitive, d’être un riche parmi des pauvres ? — en un mot, par l’interdiction, non formulée mais dite cependant, de l’inégalité.
Qu’est-ce qui fait que dans une société primitive l’économie n’est pas politique ? Cela tient, on le voit, à ce que l’économie n’y fonctionne pas de manière autonome. On pourrait dire qu’en ce sens les sociétés primitives sont des sociétés sans économie par refus de l’économie. Mais doit-on alors déterminer aussi comme absence l’être du politique en ces sociétés ? Faut-il admettre que, puisqu’il s’agit de sociétés « sans loi et sans roi », le champ du politique leur fait défaut ? Et ne retomberions-nous pas ainsi dans l’ornière classique d’un ethnocentrisme pour qui le manque marque à tous les niveaux les sociétés différentes ?
Soit donc posée la question du politique dans les sociétés primitives. Il ne s’agit pas simplement d’un problème “intéressant”, d’un thème réservé à la réflexion des seuls spécialistes, car l’ethnologie s’y déploie aux dimensions d’une théorie générale (à construire) de la société et de l’histoire. L’extrême diversité des types d’organisation sociale, le foisonnement, dans le temps et dans l’espace, de sociétés dissemblables, n’empêchent pas cependant la possibilité d’un ordre dans le discontinu, la possibilité d’une réduction de cette multiplicité infinie de différences. Réduction massive puisque l’histoire ne nous offre, en fait, que deux types de société absolument irréductibles l’un à l’autre, deux macro-classes dont chacune rassemble en soi des sociétés qui, au-delà de leurs différences, ont en commun quelque chose de fondamental. Il y a d’une part les sociétés primitives, ou sociétés sans État, il y a d’autre part les sociétés à État. C’est la présence ou l’absence de la formation étatique (susceptible de prendre de multiples formes) qui assigne à toute société son lieu logique, qui trace une ligne d’irréversible discontinuité entre les sociétés. L’apparition de l’État a opéré le grand partage typologique entre Sauvages et Civilisés, elle a inscrit l’ineffaçable coupure dans l’au-delà de laquelle tout est changé, car le Temps devient Histoire. On a souvent, et avec raison décelé dans le mouvement de l’histoire mondiale deux accélérations décisives de son rythme. Le moteur de la première fut ce que l’on appelle la révolution néolithique (domestication des animaux, agriculture, découverte des arts du tissage et de la poterie, sédentarisation consécutive des groupes humains, etc.). Nous vivons encore, et de plus en plus (si l’on peut dire) dans le prolongement de la seconde accélération, la révolution industrielle du XIXème siècle.
Il n’y a évidemment pas de doute que la coupure néolithique a considérablement bouleversé les conditions d’existence matérielle des peuples auparavant paléolithiques. Mais cette transformation fut-elle assez fondamentale pour affecter en sa plus extrême profondeur l’être des sociétés ? Peut-on parler d’un fonctionnement différent des systèmes sociaux selon qu’ils sont prénéolithiques ou postnéolithiques ? L’expérience ethnographique indique plutôt le contraire. Le passage du nomadisme à la sédentarisation serait la conséquence la plus riche de la révolution néolithique, en ce qu’il a permis, par la concentration d’une population stabilisée, la formation des cités et, au-delà, des appareils étatiques. Mais on décide, ce faisant, que tout “complexe” technoculturel dépourvu de l’agriculture est nécessairement voué au nomadisme. Voilà qui est ethnographiquement inexact : une économie de chasse, pêche et collecte n’exige pas obligatoirement un mode de vie nomadique. Plusieurs exemples, tant en Amérique qu’ailleurs, l’attestent : l’absence d’agriculture est compatible avec la sédentarité. Ce qui laisserait supposer au passage que si certains peuples n’ont pas acquis l’agriculture, alors qu’elle était écologiquement possible, ce n’est pas par incapacité, retard technologique, infériorité culturelle, mais, plus simplement, parce qu’ils n’en avaient pas besoin.
L’histoire post-colombienne de l’Amérique présente le cas de populations d’agriculteurs sédentaires qui, sous l’effet d’une révolution technique (conquête du cheval et, accessoirement, des armes à feu) ont choisi d’abandonner l’agriculture pour se consacrer à peu près exclusivement à la chasse, dont le rendement était multiplié par la mobilité décuplée qu’assurait le cheval. Dès lors qu’elles devinrent équestres, les tribus des Plaines en Amérique du Nord ou celles du Chaco en Amérique du Sud intensifièrent et étendirent leurs déplacements mais on est là bien loin du nomadisme sur lequel on rabat généralement les bandes de chasseurs-collecteurs (tels les Guayaki du Paraguay) et l’abandon de l’agriculture ne s’est pas traduit, pour les groupes en question, par la dispersion démographique ni par la transformation de l’organisation sociale antérieure.
Que nous apprennent ce mouvement du plus grand nombre de sociétés de la chasse à l’agriculture, et le mouvement inverse, de quelques autres, de l’agriculture à la chasse ? C’est qu’il paraît s’accomplir sans rien changer à la nature de la société ; que celle-ci demeure identique à elle-même lorsque se transforment seulement ses conditions d’existence matérielle ; que la révolution néolithique, si elle a considérablement affecté, et sans doute facilité, la vie matérielle des groupes humains d’alors, n’entraîne pas mécaniquement un bouleversement de l’ordre social. En d’autres termes, et pour ce qui concerne les sociétés primitives, le changement au niveau de ce que le marxisme nomme l’infrastructure économique ne détermine pas du tout son reflet corollaire, la superstructure politique, puisque celle-ci apparaît indépendante de sa base matérielle. Le continent américain illustre clairement l’autonomie respective de l’économie et de la société. Des groupes de chasseurs-pêcheurs-collecteurs, nomades ou non, présentent les mêmes propriétés socio-politiques que leurs voisins agriculteurs sédentaires : « infrastructures » différentes, « superstructure » identique. Inversement, les sociétés méso-américaines — sociétés impériales, sociétés à État — étaient tributaires d’une agriculture qui, plus intensive qu’ailleurs, n’en demeurait pas moins, du point de vue de son niveau technique, très semblable à l’agriculture des tribus “sauvages” de la Forêt Tropicale : « infrastructure » identique, « superstructures » différentes, puisqu’en un cas il s’agit de sociétés sans État, dans l’autre d’États achevés.
C’est donc bien la coupure politique qui est décisive, et non le changement économique. La véritable révolution, dans la protohistoire de l’humanité, ce n’est pas celle du néolithique, puisqu’elle peut très bien laisser intacte l’ancienne organisation sociale, c’est la révolution politique, c’est cette apparition mystérieuse, irréversible, mortelle pour les sociétés primitives, ce que nous connaissons sous le nom d’État. Et si l’on veut conserver les concepts marxistes d’infrastructure et de superstructure, alors faut-il peut-être accepter de reconnaître que l’infrastructure, c’est le politique, que la superstructure, c’est l’économique. Un seul bouleversement structurel, abyssal, peut transformer, en la détruisant comme telle la société primitive : celui qui fait surgir en son sein, ou de l’extérieur, ce dont l’absence même définit cette société, l’autorité de la hiérarchie, la relation de pouvoir, l’assujettissement des hommes, l’État. Il serait bien vain d’en rechercher l’origine en une hypothétique modification des rapports de production dans la société primitive, modification qui, divisant peu à peu la société en riches et pauvres, exploiteurs et exploités, conduirait mécaniquement à l’instauration d’un organe d’exercice du pouvoir des premiers sur les seconds, à l’apparition de l’État.
Hypothétique, cette modification de la base économique est, bien plus encore, impossible. Pour qu’en une société donnée le régime de la production se transforme dans le sens d’une plus grande intensité de travail en vue d’une production de biens accrue, il faut ou bien que les hommes de cette société désirent cette transformation de leur genre de vie traditionnel, ou bien que, ne la désirant pas, ils s’y voient contraints par une violence extérieure. Dans le second cas, rien n’advient de la société elle-même, qui subit l’agression d’une force externe au bénéfice de qui va se modifier le régime de production : travailler et produire plus pour satisfaire les besoins des maîtres nouveaux du pouvoir. L’oppression politique détermine, appelle, permet l’exploitation. Mais l’évocation d’un tel “scénario” ne sert de rien, puisqu’elle pose une origine extérieure, contingente, immédiate, de la violence étatique, et non point la lente réalisation des conditions internes, socio-économiques, de son apparition.
L’État, dit-on, est l’instrument qui permet à la classe dominante d’exercer sa domination violente sur les classes dominées. Soit. Pour qu’il y ait apparition d’État, il faut donc qu’il y ait auparavant division de la société en classes sociales antagonistes, liées entre elles par des relations d’exploitation. Donc la structure de la société — la division en classes — devrait précéder l’émergence de la machine étatique. Observons au passage la fragilité de cette conception purement instrumentale de l’État. Si la société est organisée par des oppresseurs capables d’exploiter les opprimés, c’est que cette capacité d’imposer l’aliénation repose sur l’usage d’une force, c’est-à-dire sur ce qui fait la substance même de l’État, « monopole de la violence physique légitime ». à quelle nécessité répondrait dès lors l’existence d’un État, puisque son essence — la violence — est immanente à la division de la société, puisqu’il est, en ce sens, donné d’avance dans l’oppression qu’exerce un groupe social sur les autres ? Il ne serait que l’inutile organe d’une fonction remplie avant et ailleurs.
Articuler l’apparition de la machine étatique à la transformation de la structure sociale conduit seulement à reculer le problème de cette apparition. Car il faut alors se demander pourquoi se produit, au sein d’une société primitive, c’est-à-dire d’une société non divisée, la nouvelle répartition des hommes en dominants et dominés. Quel est le moteur de cette transformation majeure qui culminerait dans l’installation de l’État ? Son émergence sanctionnerait la légitimité d’une propriété privée préalablement apparue, l’État serait le représentant et le protecteur des propriétaires. Fort bien. Mais pourquoi y aurait-il apparition de la propriété privée en un type de société qui ignore, parce qu’il la refuse, la propriété ? Pourquoi quelques-uns désirèrent-ils proclamer un jour ceci est à moi, et comment les autres laissèrent-ils ainsi s’établir le germe de ce que la société primitive ignore, l’autorité, l’oppression, l’État ? Ce que l’on sait maintenant des sociétés primitives ne permet plus de rechercher au niveau de l’économique l’origine du politique. Ce n’est pas sur ce sol-là que s’enracine l’arbre généalogique de l’État. Il n’y a rien, dans le fonctionnement économique d’une société primitive, d’une société sans État, rien qui permette l’introduction de la différence entre plus riches et plus pauvres, car personne n’y éprouve le désir baroque de faire, posséder, paraître plus que son voisin. La capacité, égale chez tous, de satisfaire les besoins matériels, et l’échange des biens et services, qui empêche constamment l’accumulation privée des biens, rendent tout simplement impossible l’éclosion d’un tel désir, désir de possession qui est en fait désir de pouvoir. La société primitive, première société d’abondance, ne laisse aucune place au désir de surabondance.
Les sociétés primitives sont des sociétés sans État parce que l’État y est impossible. Et pourtant tous les peuples civilisés ont d’abord été sauvages qu’est-ce qui a fait que l’État a cessé d’être impossible ? Pourquoi les peuples cessèrent-ils d’être sauvages ? Quel formidable événement, quelle révolution laissèrent surgir la figure du Despote, de celui qui commande à ceux qui obéissent ? D’où vient le pouvoir politique ? Mystère, provisoire peut-être, de l’origine.
S’il paraît encore impossible de déterminer les conditions d’apparition de l’État, on peut en revanche préciser les conditions de sa non-apparition, et les textes qui ont été ici rassemblés tentent de cerner l’espace du politique dans les sociétés sans État. Sans foi, sans loi, sans roi : ce qu’au XVIème siècle l’Occident disait des Indiens peut s’étendre sans difficulté à toute société primitive. Ce peut être même le critère de distinction : une société est primitive si lui fait défaut le roi, comme source légitime de la loi, c’est-à-dire la machine étatique. Inversement, toute société non primitive est une société à État : peu importe le régime socio-économique en vigueur. C’est pour cela que l’on peut regrouper en une seule classe les grands despotismes archaïques — rois, empereurs de Chine ou des Andes, pharaons —, les monarchies plus récentes — l’État c’est moi — ou les systèmes sociaux contemporains, que le capitalisme y soit libéral comme en Europe occidentale, ou d’État comme ailleurs...
Il n’y a donc pas de roi dans la tribu, mais un chef qui n’est pas un chef d’État. Qu’est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d’aucune autorité, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Le chef n’est pas un commandant, les gens de la tribu n’ont aucun devoir d’obéissance. L’espace de la chefferie n’est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du “chef” sauvage ne préfigure en rien celle d’un futur despote. Ce n’est certainement pas de la chefferie primitive que peut se déduire l’appareil étatique en général.
En quoi le chef de la tribu ne préfigure-t-il pas le chef d’État ? En quoi une telle anticipation de l’État est-elle impossible dans le monde des Sauvages ? Cette discontinuité radicale — qui rend impensable un passage progressif de la chefferie primitive à la machine étatique — se fonde naturellement sur cette relation d’exclusion qui place le pouvoir politique à l’extérieur de la chefferie. Ce qu’il s’agit de penser, c’est un chef sans pouvoir, une institution, la chefferie, étrangère à son essence, l’autorité. Les fonctions du chef, telles qu’elles ont été analysées ci-dessus, montrent bien qu’il ne s’agit pas de fonctions d’autorité. Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l’ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l’usage exclusif de la parole : non pas même pour arbitrer entre les parties opposées, car le chef n’est pas un juge, il ne peut se permettre de prendre parti pour l’un ou l’autre ; mais pour, armé de sa seule éloquence, tenter de persuader les gens qu’il faut s’apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n’a pas force de loi. Que l’effort de persuasion échoue, alors le conflit risqué de se résoudre dans la violence et le prestige du chef peut fort bien n’y point survivre, puisqu’il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l’on attend de lui.
à quoi la tribu estime-t-elle que tel homme est digne d’être un chef ? En fin de compte, à sa seule compétence “technique” : dons oratoires, savoir-faire comme chasseur, capacité de coordonner les activités guerrières, offensives ou défensives. Et, en aucune manière, la société ne laisse le chef passer au-delà de cette limite technique, elle ne laisse jamais une supériorité technique se transformer en autorité politique. Le chef est au service de la société, c’est la société en elle-même — lieu véritable du pouvoir — qui exerce comme telle son autorité sur le chef. C’est pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport à son profit, de mettre la société à son propre service, d’exercer sur la tribu ce que l’on nomme le pouvoir jamais la société primitive ne tolèrera que son chef se transforme en despote.
Haute surveillance en quelque sorte, à quoi la tribu soumet le chef, prisonnier en un espace d’où elle ne le laisse pas sortir. Mais a-t-il envie d’en sortir ? Arrive-t-il qu’un chef désire être chef ? Qu’il veuille substituer au service et à l’intérêt du groupe la réalisation de son propre désir ? Que la satisfaction de son intérêt personnel prenne le pas sur la soumission au projet collectif ? En vertu même de l’étroit contrôle auquel la société — par sa nature de société primitive et non, bien sûr, par souci conscient et délibéré de surveillance — soumet, comme tout le reste, la pratique du leader, rares sont les cas de chefs placés en situation de transgresser la loi primitive : tu n’es pas plus que les autres. Rares certes, mais non inexistants : il se produit parfois qu’un chef veuille faire le chef, et non point par calcul machiavélique mais bien plutôt parce qu’en définitive il n’a pas le choix, il ne peut pas faire autrement. Expliquons-nous. En règle générale, un chef ne tente pas (il n’y songe même pas) de subvertir la relation normale (conforme aux normes) qu’il entretient avec son groupe, subversion qui, de serviteur de la tribu, ferait de lui le maître. Cette relation normale, le grand cacique Alaykin, chef de guerre d’une tribu abipone du Chaco argentin, l’a définie parfaitement dans la réponse qu’il fit à un officier espagnol qui voulait le convaincre d’entraîner sa tribu en une guerre qu’elle ne désirait pas : « Les Abipones, par une coutume reçue de leurs ancêtres, font tout à leur gré et non à celui de leur cacique. Moi, je les dirige, mais je ne pourrais porter préjudice à aucun des miens sans me porter préjudice à moi-même ; si j’utilisais les ordres ou la force avec mes compagnons, aussitôt ils me tourneraient le dos. Je préfère être aimé et non craint d’eux. » Et, n’en doutons pas, la plupart des chefs indiens auraient tenu le même discours.
Il y a cependant des exceptions, presque toujours liées à la guerre. On sait en effet que la préparation et la conduite d’une expédition militaire sont les seules circonstances où le chef trouve à exercer un minimum d’autorité, fondée seulement, répétons-le, sur sa compétence technique de guerrier. Une fois les choses terminées, et quelle que soit l’issue du combat, le chef de guerre redevient un chef sans pouvoir, en aucun cas le prestige consécutif à la victoire ne se transforme en autorité. Tout se joue précisément sur cette séparation maintenue par la société entre pouvoir et prestige, entre la gloire d’un guerrier vainqueur et le commandement qu’il lui est interdit d’exercer. La source la plus apte à étancher la soif de prestige d’un guerrier, c’est la guerre. En même temps, un chef dont le prestige est lié à la guerre ne peut le conserver et le renforcer que dans la guerre : c’est une sorte de fuite obligée en avant qui le fait vouloir organiser sans cesse des expéditions guerrières dont il escompte retirer les bénéfices (symboliques) afférents à la victoire. Tant que son désir de guerre correspond à la volonté générale de la tribu, en particulier des jeunes gens pour qui la guerre est aussi le principal moyen d’acquérir du prestige, tant que la volonté du chef ne dépasse pas celle de la société, les relations habituelles entre la seconde et le premier se maintiennent inchangées. Mais le risque d’un dépassement du désir de la société par celui de son chef, le risque pour lui d’aller au-delà de ce qu’il doit, de sortir de la stricte limite assignée à sa fonction, ce risque est permanent. Le chef, parfois, accepte de le courir, il tente d’imposer à la tribu son projet individuel, il tente de substituer son intérêt personnel à l’intérêt collectif. Renversant le rapport normal qui détermine le leader comme moyen au service d’une fin socialement définie, il tente de faire de la société le moyen de réaliser une fin purement privée : la tribu au service du chef, et non plus le chef au service de la tribu. Si « ça marchait » alors on aurait là le lieu natal du pouvoir politique, comme contrainte et violence, on aurait la première incarnation, la figure minimale de l’État. Mais ça ne marche jamais.
Dans le très beau récit des vingt années qu’elle passa chez les Yanomami, Elena Valero parle longuement de son premier mari, le leader guerrier Fousiwe. Son histoire illustre parfaitement le destin de la chefferie sauvage lorsqu’elle est, par la force des choses, amenée à transgresser la loi de la société primitive qui, vrai lieu du pouvoir, refuse de s’en dessaisir, refuse de le déléguer. Fousiwe est donc reconnu comme “chef” par sa tribu à cause du prestige qu’il s’est acquis comme organisateur et conducteur de raids victorieux contre les groupes ennemis. Il dirige par conséquent des guerres voulues par sa tribu, il met au service de son groupe sa compétence technique d’homme de guerre, son courage, son dynamisme, il est l’instrument efficace de sa société. Mais le malheur du guerrier sauvage veut que le prestige acquis dans la guerre se perde vite, si ne s’en renouvellent pas constamment les sources. La tribu, pour qui le chef n’est que l’instrument apte à réaliser sa volonté, oublie facilement les victoires passées du chef. Pour lui, rien n’est acquis définitivement et, s’il veut rendre aux gens la mémoire si aisément perdue de son prestige et de sa gloire, ce n’est pas seulement en exaltant ses exploits anciens qu’il y parviendra, mais bien en suscitant l’occasion de nouveaux faits d’armes. Un guerrier n’a pas le choix il est condamné à désirer la guerre. C’est exactement là que passe la limite du consensus qui le reconnaît comme chef. Si son désir de guerre coïncide avec le désir de guerre de la société, celle-ci continue à la suivre. Mais si le désir de guerre du chef tente de se rabattre sur une société animée par le désir de paix — aucune société, en effet, ne désire toujours faire la guerre —, alors le rapport entre le chef et la tribu se renverse, le leader tente d’utiliser la société comme instrument de son but individuel, comme moyen de sa fin personnelle. Or, ne l’oublions pas, le chef primitif est un chef sans pouvoir comment pourrait-il imposer la loi de son désir à une société qui le refuse ? Il est à la fois prisonnier de son désir de prestige et de son impuissance à le réaliser. Que peut-il alors se passer ? Le guerrier est voué à la solitude, à ce combat douteux qui ne le conduit qu’à la mort. Ce fut là le destin du guerrier sud-américain Fousiwe. Pour avoir voulu imposer aux siens une guerre qu’ils ne désiraient pas, il se vit abandonné par sa tribu. Il ne lui restait plus qu’à mener seul cette guerre, et il mourut criblé de flèches. La mort est le destin du guerrier, car la société primitive est telle qu’elle ne laisse pas substituer au désir de prestige la volonté de pouvoir. Ou, en d’autres termes, dans la société primitive, le chef, comme possibilité de volonté de pouvoir, est d’avance condamné à mort. Le pouvoir politique séparé est impossible dans la société primitive, il n’y a pas de place, pas de vide que pourrait combler l’État.
Moins tragique en sa conclusion, mais très semblable en son développement est l’histoire d’un autre leader indien, infiniment plus célèbre que l’obscur guerrier amazonien, puisqu’il s’agit du fameux chef apache Geronimo. La lecture de ses Mémoires, bien qu’assez futilement recueillis, se révèle fort instructive. Geronimo n’était qu’un jeune guerrier comme les autres lorsque les soldats mexicains attaquèrent le camp de sa tribu et firent un massacre de femmes et d’enfants. La famille de Geronimo fut entièrement exterminée. Les diverses tribus apaches firent alliance pour se venger des assassins et Geronimo fut chargé de conduire le combat. Succès complet pour les Apaches, qui anéantirent la garnison mexicaine. Le prestige guerrier de Geronimo, principal artisan de la victoire, fut immense. Et, dès ce moment-là, les choses changent, quelque chose se passe en Geronimo, quelque chose passe. Car si, pour les Apaches, satisfaits d’une victoire qui réalise parfaitement leur désir de vengeance, l’affaire est en quelque sorte classée, Geronimo, quant a lui, ne l’entend pas de cette oreille : il veut continuer à se venger des Mexicains, il estime insuffisante la défaite sanglante imposée aux soldats. Mais il ne peut, bien sûr, aller seul à l’attaque des villages mexicains. Il tente donc de convaincre les siens de repartir en expédition. En vain. La société apache, une fois atteint le but collectif — la vengeance — aspire au repos. Le but de Geronimo est donc un objectif individuel pour la réalisation duquel il veut entraîner la tribu. Il veut faire de la tribu l’instrument de son désir, alors qu’il fut auparavant, en raison de sa compétence de guerrier, l’instrument de la tribu. Bien entendu, les Apaches n’ont Jamais voulu suivre Geronimo, tout comme les Yanomamj refusèrent de suivre Fousiwe. Tout au plus le chef apache réussissait-il (parfois, au prix de mensonges) à convaincre quelques jeunes gens avides de gloire et de butin. Pour l’une de ces expéditions, l’armée de Geronimo, héroïque et dérisoire, se composait de deux hommes ! Les Apaches qui, en fonction des circonstances, acceptaient le leadership de Geronimo pour son habileté de combattant, lui tournaient systématiquement le dos lorsqu’il voulait mener sa guerre personnelle. Geronimo, dernier grand chef de guerre nord-américain, qui passa trente années de sa vie à vouloir “faire le chef”, et n’y parvint pas...
La propriété essentielle (c’est-à-dire qui touche à l’essence) de la société primitive, c’est d’exercer un pouvoir absolu et complet sur tout ce qui la compose, c’est d’interdire l’autonomie de l’un quelconque des sous-ensembles qui la constituent, c’est de maintenir tous les mouvements, internes, conscients et inconscients, qui nourrissent la vie sociale, dans les limites et dans la direction voulues par la société. La tribu manifeste entre autres (et par la violence s’il le faut) sa volonté de préserver cet ordre social primitif. en interdisant l’émergence d’un pouvoir politique individuel, central et séparé. Société donc à qui rien n’échappe, qui ne laisse rien sortir hors de soi-même, car toutes les issues sont fermées. Société qui, par conséquent, devrait éternellement se reproduire sans que rien de substantiel ne l’affecte à travers le temps. Il est néanmoins un champ qui, semble-t-il, échappe, en partie au moins, au contrôle de la société, il est un “flux” auquel elle paraît ne pouvoir imposer qu’un “codage” imparfait : il s’agit du domaine démographique, domaine régi par des règles culturelles, mais aussi par des lois naturelles, espace de déploiement d’une vie enracinée à la fois dans le social et dans le biologique, lieu d’une “machine” qui fonctionne peut-être selon une mécanique propre et qui serait, par suite, hors d’atteinte de l’emprise sociale.
Sans songer à substituer à un déterminisme économique un déterminisme démo-graphique, à inscrire dans les causes — la croissance démographique — la nécessité des effets — transformation de l’organisation sociale —, force est pourtant de constater, surtout en Amérique, le poids sociologique du nombre de la population, la capacité que possède l’augmentation des densités d’ébranler — nous ne disons pas détruire — la société primitive. Il est très probable en effet qu’une condition fondamentale d’existence de la société primitive consiste dans la faiblesse relative de sa taille démographique. Les choses ne peuvent fonctionner selon le modèle primitif que si les gens sont peu nombreux. Ou, en d’autres termes, pour qu’une société soit primitive, il faut qu’elle soit petite par le nombre. Et, de fait, ce que l’on constate dans le monde des Sauvages, c’est un extraordinaire morcellement des “nations”, tribus, sociétés en groupes locaux qui veillent soigneusement à conserver leur autonomie au sein de l’ensemble dont ils font partie, quitte à conclure des alliances provisoires avec les voisins “compatriotes”, si les circonstances — guerrières en particulier — l’exigent. Cette atomisation de l’univers tribal est certainement un moyen efficace d’empêcher la constitution d’ensembles socio-politiques intégrant les groupes locaux et, au-delà, un moyen d’interdire l’émergence de l’État qui, en son essence, est unificateur.
Or, il est troublant de constater que les Tupi-Guarani paraissent, à l’époque où l’Europe les découvre, s’écarter sensiblement du modèle primitif habituel, et sur deux points essentiels : le taux de densité démographique de leurs tribus ou groupes locaux dépasse nettement celui des populations voisines ; d’autre part, la taille des groupes locaux est sans commune mesure avec celle des unités socio-politiques de la Forêt Tropicale. Bien entendu, les villages tupinamba par exemple, qui rassemblaient plusieurs milliers d’habitants, n’étaient pas des villes ; mais ils cessaient également d’appartenir à l’horizon “classique” de la dimension démographique des sociétés voisines. Sur ce fond d’expansion démographique et de concentration de la population se détache — fait également inhabituel dans l’Amérique des Sauvages, sinon dans celle des Empires — l’évidente tendance des chefferies à acquérir un pouvoir inconnu ailleurs. Les chefs tupi-guarani n’étaient certes pas des despotes, mais ils n’étaient plus tout à fait des chefs sans pouvoir. Ce n’est pas ici le lieu d’entreprendre la longue et complexe tâche d’analyser la chefferie chez les Tupi-Guarani. Qu’il nous suffise simplement de déceler, à un bout de la société, si l’on peut dire, la croissance démographique, et à l’autre, la lente émergence du pouvoir politique. Il n’appartient sans doute pas à l’ethnologie (ou du moins pas à elle seule) de répondre à la question des causes de l’expansion démographique dans une société primitive. Relève en revanche de cette discipline l’articulation du démographique et du politique, l’analyse de la force qu’exerce le premier sur le second par l’intermédiaire du sociologique.
Nous n’avons, au long de ce texte, cessé de proclamer l’impossibilité interne du pouvoir politique séparé dans une société primitive, l’impossibilité d’une genèse de l’État à partir de l’intérieur de la société primitive. Et voilà que, semble-t-il, nous évoquons nous-mêmes, contradictoirement, les Tupi-Guarani comme un cas de société primitive d’où commençait à surgir ce qui aurait pu devenir l’État. Incontestablement se développait, dans ces sociétés, un processus, en cours sans doute depuis fort longtemps, de constitution d’une chefferie dont le pouvoir politique n’était pas négligeable. Au point même que les chroniqueurs français et portugais de l’époque n’hésitent pas à attribuer aux grands chefs de fédérations de tribus les titres de « roys de province » ou « roytelets ». Ce processus de transformation profonde de la société tupi-guarani rencontra une interruption brutale avec l’arrivée des Européens. Cela signifie-t-il que, si la découverte du Nouveau Monde avait été différée d’un siècle par exemple, une formation étatique se serait imposée aux tribus indiennes du littoral brésilien ? Il est toujours facile, et risqué, de reconstruire une histoire hypothétique que rien ne viendrait démentir. Mais, dans le cas présent, nous pensons pouvoir répondre avec fermeté par la négative : ce n’est pas l’arrivée des Occidentaux qui a coupé court à l’émergence possible de l’État chez les Tupi-Guarani, mais bien un sursaut de la société elle-même en tant que société primitive, un sursaut, un soulèvement en quelque sorte dirigé, sinon explicitement contre les chefferies, du moins, par ses effets, destructeur du pouvoir des chefs. Nous voulons parler de cet étrange phénomène qui, dès les dernières décennies du XVème siècle, agitait les tribus tupi-guarani, la prédication enflammée de certains hommes qui, de groupe en groupe, appelaient les Indiens à tout abandonner pour se lancer à la recherche de la Terre sans Mal, du paradis terrestre.
Chefferie et langage sont, dans la société primitive, intrinsèquement liés, la parole est le seul pouvoir dévolu au chef : plus que cela même, la parole est pour lui un devoir. Mais il est une autre parole, un autre discours, articulé non par les chefs, mais par ces hommes qui aux XVème et XVIème siècles entraînaient derrière eux les Indiens par milliers en de folles migrations en quête de la patrie des dieux : c’est le discours des karai, c’est la parole prophétique, parole virulente, éminemment subversive d’appeler les Indiens à entreprendre ce qu’il faut bien reconnaître comme la destruction de la société. L’appel des prophètes à abandonner la terre mauvaise, c’est-à-dire la société telle qu’elle était, pour accéder à la Terre sans Mal, à la société du bonheur divin, impliquait la condamnation à mort de la structure de la société et de son système de normes. Or, à cette société s’imposaient de plus en plus fortement la marque de l’autorité des chefs, le poids de leur pouvoir politique naissant. Peut-être alors est-on fondé à dire que si les prophètes, surgis du cœur de la société, proclamaient mauvais le monde où vivaient les hommes, c’est parce qu’ils décelaient le malheur, le mal, dans cette mort lente à quoi l’émergence du pouvoir condamnait, à plus ou moins long terme, la société tupi-guarani, comme société primitive, comme société sans État. Habités par le sentiment que l’antique monde sauvage tremblait en son fondement, hantés par le pressentiment d’une catastrophe socio-cosmique, les prophètes décidèrent qu’il fallait changer le monde, qu’il fallait changer de monde, abandonner celui des hommes et gagner celui des dieux.
Parole prophétique encore vivante, ainsi qu’en témoignent les textes Prophètes dans la jungle et De l’un sans le multiple. Les trois ou quatre mille Indiens Guarani qui subsistent misérablement dans les forêts du Paraguay jouissent encore de la richesse incomparable que leur offrent les karai. Ceux-ci ne sont plus, on s’en doute, des conducteurs de tribus, comme leurs ancêtres du XVIème siècle, il n’y a plus de recherche possible de la Terre sans Mal. Mais le défaut d’action semble avoir permis une ivresse de la pensée, un approfondissement toujours plus tendu de la réflexion sur le malheur de la condition humaine. Et cette pensée sauvage, presque aveuglante de trop de lumière, nous dit que le lieu de naissance du Mal, de la source du malheur, c’est l’Un.
Il faut peut-être en dire un peu plus long et se demander ce que le sage guarani désigne sous le nom de l’Un. Les thèmes favoris de la pensée guarani contemporaine sont les mêmes qui inquiétaient, voici plus de quatre siècles, ceux que déjà on appelait karai, prophètes. Pourquoi le monde est-il mauvais ? Que pouvons-nous faire pour échapper au mal ? Questions qu’au fil des générations ces Indiens ne cessent de se poser : les karai de maintenant s’obstinent pathétiquement à répéter le discours des prophètes d’antan. Ceux-ci savaient donc que l’Un, c’est le mal, ils le disaient, de village en village, et les gens les suivaient dans la recherche du Bien, dans la quête du non-Un. On a donc, chez les Tupi-Guarani du temps de la Découverte, d’un côté une pratique — la migration religieuse — inexplicable si on n’y lit pas le refus de la voie où la chefferie engageait la société, le refus du pouvoir politique séparé, le refus de l’État ; de l’autre, un discours prophétique qui identifie l’Un comme la racine du Mal et affirme la possibilité de lui échapper. A quelles conditions penser l’Un est-il possible ? Il faut que, de quelque façon, sa présence, haïe ou désirée, soit visible. Et c’est pourquoi nous croyons pouvoir déceler, sous l’équation métaphysique qui égale le Mal à l’Un, une autre équation plus secrète et d’ordre politique, qui dit que l’Un, c’est l’État. Le prophétisme tupi-guarani, c’est la tentative héroïque d’une société primitive pour abolir le malheur dans le refus radical de l’Un comme essence universelle de l’État. Cette lecture “politique” d’un constat métaphysique devrait alors inciter à poser une question, peut-être sacrilège : ne pourrait-on soumettre à semblable lecture toute métaphysique de l’Un ? Qu’en est-il de l’Un comme Bien, comme objet préférentiel que, dès son aurore, la métaphysique occidentale assigne au désir de l’homme ? Tenons-nous en à cette troublante évidence : la pensée des prophètes sauvages et celle des Grecs anciens pensent la même chose, l’Un ; mais l’Indien Guarani dit que l’Un c’est le Mal, alors qu’Héraclite dit qu’il est le Bien. A quelles conditions penser l’Un comme Bien est-il possible ?
Revenons, pour conclure, au monde exemplaire des Tupi-Guarani. Voici une société primitive qui, traversée, menacée par l’irrésistible ascension des chefs, suscite en elle-même et libère des forces capables, fût-ce au prix d’un quasi-suicide collectif, de mettre en échec la dynamique de la chefferie, de couper court au mouvement qui l’eût peut-être portée à transformer les chefs en rois porteurs de loi. D’un côté les chefs, de l’autre, et contre eux, les prophètes tel est, tracé selon ses lignes essentielles, le tableau de la société tupi-guarani à la fin du XVème siècle. Et la “machine” prophétique fonctionnait parfaitement bien puisque les karai étaient capables d’entraîner à leur suite des masses étonnantes d’Indiens fanatisés, dirait-on aujourd’hui, par la parole de ces hommes, au point de les accompagner jusque dans la mort.
Qu’est-ce que cela veut dire ? Les prophètes, armés de leur seul logos, pouvaient déterminer une “mobilisation” des Indiens, ils pouvaient réaliser cette chose impossible dans la société primitive unifier dans la migration religieuse la diversité multiple des tribus. Ils parvenaient a réaliser, d’un seul coup, le “programme” des chefs ! Ruse de l’histoire ? Fatalité qui malgré tout voue la société primitive elle-même à la dépendance ? On ne sait. Mais, en tout cas, l’acte insurrectionnel des prophètes contre les chefs conférait aux premiers, par un étrange retournement des choses, infiniment plus de pouvoir que n’en détenaient les seconds. Alors peut-être faut-il rectifier l’idée de la parole comme opposé de la violence. Si le chef sauvage est commis à un devoir de parole innocente, la société primitive peut aussi, en des conditions certainement déterminées, se porter à l’écoute d’une autre parole, en oubliant que cette parole est dite comme un commandement : c’est la parole prophétique. Dans le discours des prophètes gît peut-être en germe le discours du pouvoir et, sous les traits exaltés du meneur d’hommes qui dit le désir des hommes se dissimule peut-être la figure silencieuse du Despote.
Parole prophétique, pouvoir de cette parole : aurions-nous là le lieu originaire du pouvoir tout court, le commencement de l’État dans le Verbe ? Prophètes conquérants des âmes avant d’être maîtres des hommes ? Peut-être. Mais, jusque dans l’expérience extrême du prophétisme (parce que sans doute la société tupi-guarani avait atteint, pour des raisons démographiques ou autres, les limites extrêmes qui déterminent une société comme société primitive), ce que nous montrent les Sauvages, c’est l’effort permanent pour empêcher les chefs d’être des chefs, c’est le refus de l’unification, c’est le travail de conjuration de l’Un, de l’État. L’histoire des peuples qui ont une histoire est, dit-on, l’histoire de la lutte des classes. L’histoire des peuples sans histoire, c’est, dira-t-on avec autant de vérité au moins, l’histoire de leur lutte contre l’État.
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Repères biographiques (1934 – 1977)
Philosophe de formation, anthropologue et ethnologue au CNRS puis directeur d’études à la cinquième section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, spécialiste des indiens d’Amérique. A la lecture de ses textes on est vite désemparé par le caractère atypique et novateur qui échappe à toute incorporation dans les clivages habituels de l’anthropologie politique : il n’est pas structuraliste mais ne rejette pas Lévi-Strauss, il n’est pas marxiste mais ne rejette pas Marx. Comment classer l’œuvre de Clastres ? Certainement pas dans un éclectisme, ni dans une transaction diplomatique entre le structuralisme et le marxisme. Clastres lui-même a donné à ses travaux une étiquette de nouvelle anthropologie qui reste volontairement peu explicite. Une des parentés théoriques de Clastres est à chercher incontestablement outre-Atlantique, notamment du côté de M. Sahlins, auteur d’Âge de pierre, âge d’abondance.
Dans son oeuvre la plus reconnue, La société contre l’Etat, dont nous rééditons la conclusion, Pierre Clastres critique à la fois les notions évolutionniste qui voudrait que l’Etat organisé soit la finalité de toute société et rousseauiste de l’innocence naturelle de l’homme. La connaissance de la notion de pouvoir est innée dans toute société, ce qui explique cette tendance naturelle de l’homme à préserver son autonomie vis à vis de celui-ci. Les sociétés sont donc perçues comme étant des structures faites d’un réseau de normes complexes qui empêchent activement l’expansion d’un pouvoir despotique et autoritaire. En opposition, l’État est alors cette constellation législative émanant d’un pouvoir hiérarchique qu’elle légitime, tout particulièrement dans ces sociétés qui ont échoué à maintenir en place des mécanismes naturels qui l’empêchent de prendre cette forme. Il oppose ainsi les grandes civilisations andines aux petites unités politiques formées par les tribus amazoniennes.
On retiendra sa thèse principale : les sociétés dites « primitives » ne sont pas des sociétés qui n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État, mais au contraire des sociétés construites pour éviter que l’État n’apparaisse. Dans Archéologie de la violence, Clastres s’oppose ainsi aux interprétations structuralistes et marxistes de la guerre dans les sociétés amazoniennes. Selon lui, la guerre entre tribus est une façon de repousser la fusion politique, et donc empêcher la menace d’une délégation de pouvoir menant aux dérives intrinsèquement liées à la trop grande taille d’une société.
Bibliographie
Œuvres de Pierre Clastres :
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Chronique des Indiens Guayaki , éd. Pocket, coll. Terre humaine, Paris, 2001 (1ère édition : 1972).
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Le Grand Parler : mythes et chants sacrés des Indiens Guarani, éd. du Seuil, coll. Recherches anthropologiques, Paris, 1974.
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La Société contre l’Etat, éd. de Minuit, Paris, 1978 (1ère édition : 1974).
-
Les marxistes et leur anthropologie, Libre, Paris, 1978.
-
Recherches d’anthropologie politique, éd. du Seuil, Paris, 1980.
-
Mythologie des Indiens Chulupi, Peeters, coll. Bibliothèque de l’Ecole des hautes études, Paris-Louvain, 1992.
-
Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, éd. de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2005 (1ère édition : 1997).
Autour de Pierre Clastres :
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M. Abensour (dir.), L’esprit des lois sauvages, Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique, Seuil, Paris, 1987.
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M. Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives, traduction française de T. Jolas, Gallimard, Paris, 1976 (préface de Pierre Clastres).
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Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Payot, Paris, 1976 (postface de Pierre Clastres).
Pierre Clastres sur le net :
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Pierre Clastres, La question du pouvoir dans les sociétés primitives
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Yoram Moati, Pierre Clastres, L’anthropologie anarchiste (Alternative Libertaire N°228, mai 2000)
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Un entretien avec Pierre Clastres paru dans la revue L’ANTI-MYTHES
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Emission « Voix singulières de Terre Humaine » (France Culture) sur Pierre Clastres
[1] La société contre l’État, Édition de Minuit, 1974.