Nicolas Walter
Pour l’anarchisme
PRESENTATION
Le mouvement anarchiste a aujourd’hui cent ans, si on le fait naître au moment où les bakouninistes entrèrent dans lAssociation Internationale des Travailleurs ; depuis lors il s’est étendu à plusieurs pays du monde, restant un mouvement minoritaire et méconnu, mats vivace. Une certaine force se dégage de son histoire, mais en même temps de la faiblesse — en particulier dans le domaine de la chose écrite. La littérature anarchiste ancienne pèse de tout son poids sur le mouvement actuel, et nous avons de la peine à en créer une nouvelle. Si les écrits de nos prédécesseurs sont nombreux, la plupart sont aujourd’hui épuisés, et le reste est souvent désuet.
Le texte qu’on va lire propose une présentation nouvelle de l’anarchisme. Ecrit en Angleterre au printemps 1969, il s’adresse également au lecteur de langue française — car il y a actuellement en GrandeBretagne et en Europe un renouveau d’intérêt pour la pensée libertaire qui, abandonnant les anciennes dissensions, pose les bases d’une discussion pratique pour l’avenir.
Les opinions exposées ici sont naturellement personnelles ; en effet, un des traits caractéristiques de l’anarchisme, c’est qu’il repose sur le jugement individuel ; mais elles ne manqueront pas de tenir compte de théories plus générales sur l’anarchisme et de les présenter impartialement. La langue choisie est volontairement simple, et évite les références fréquentes à des écrivains ou à des événements passés ; ainsi ce texte sera compris même par le lecteur peu introduit dans le sujet. Il s’inspire d’écrits antérieurs et ne prétend pas à l’originalité, pas plus qu’il ne prétend être définitif : on ne peut pas tout dire sur l’anarchisme en quarante-six pages, et ce résumé sera sans doute bientôt remplacé, comme ceux qui l’ont.précédé.
Surtout, je ne voudrais pas qu’on me prenne pour une autorité en la matière, car un autre trait caractéristique de l’anarchisme, c’est qu’il ne se résume pas aux théories de quelques maîtres à penser. Si mes lecteurs ne trouvent pas à me critiquer, c’est que j’ai échoué. Le texte qu’on va lire est un exposé personnel sur l’anarchisme, qui voit le jour après quinze ans de lectures et de discussions à ce sujet, et après dix ans d’activité dans le mouvement et la presse anarchistes.
N.W.
QUE CROIENT LES ANARCHISTES
Les premiers que l’on surnomma anarchistes le furent par insulte au cours des révolutions anglaise et française des 17ème et 18ème siècles, pour laisser entendre qu’ils voulaient l’anarchie, c’est-à-dire le chaos ou la confusion. Mais, depuis les années 1840, furent anarchistes ceux qui acceptèrent ce nom comme symbole pour montrer qu’ils voulaient l’anarchie, c’est-à-dire l’absence de gouvernement. Le mot grec anarkhia, comme le mot français anarchie, a les deux sens ; ceux qui ne sont pas anarchistes soutiennent que tous deux reviennent au même, mais les anarchistes tendent à faire la distinction. Depuis plus d’un siècle, sont anarchistes ceux qui croient non seulement que l’absence de gouvernement ne signifie pas forcément chaos et confusion, mais encore qu’une société sans gouvernement sera vraiment meilleure que celle où nous vivons.
L’anarchie est l’élaboration politique de la réaction psychologique contre l’autorité qui apparaît dans les groupes humains. Chacun connaît les anarchistes instinctifs qui refusent de croire ou de faire ce qu’on leur dit précisément parce qu’on le leur a ordonné. Au cours de l’histoire, cette tendance se rencontre chez les individus et les groupes se révoltant contre ceux qui les gouvernent. L’idée théorique de l’anarchie est également très vieille ; en effet, on peut trouver la description d’un âge d’or révolu, sans gouvernement, dans la pensée de la Chine et de l’Inde anciennes, de l’Egypte, de la Mésopotamie, de la Grèce et de Rome, et de même d’innombrables écrivains politiques et religieux ainsi que des communautés rêvent d’une utopie sans gouvernement. Mais l’application de l’anarchie à la situation présente e[s]t plus récente, et c’est seulement dans le mouvement anarchiste du siècle dernier que l’on trouve l’exigence d’une société sans gouvernement ici et maintenant.
D’autre groupes, à gauche comme à droite, veulent en théorie se débarrasser du gouvernement, soit lorsque l’économie de marché sera si libre qu’elle ne nécessitera plus de contrôle, soit lorsque les individus seront si égaux qu’il n’y aura plus de contrainte nécessaire ; mais les mesures qu’ils prennent semblent renforcer toujours plus le gouvernement. Seuls les anarchistes veulent se débarrasser du gouvernement en pratique. Cela ne veut pas dire qu’ils pensent que tous les hommes sont naturellement bons, identiques, perfectibles, ou quelque autre sornette romantique. Cela veut dire qu’ils estiment que presque tous lés hommes sont sociables, égaux, et capables de vivre leur propre vie. Beaucoup de gens disent que le gouvernement est nécessaire parce qu’il y a des gens qui ne savent pas se conduire, mais les anarchistes disent que le gouvernement est nuisible parce qu’on ne peut faire confiance à personne pour conduire les autres. Si tous les hommes sont à ce point mauvais qu’ils doivent être gouvernés par d’autres, disent-ils, qui est alors assez bon pour gouverner les autres ? Le pouvoir tend à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt absolument. D’autre part, les richesses de la terre sont produites par le travail de l’humanité tout entière, et tous les hommes ont un droit égal à prendre part à ce travail et à jouir de son produit. L’anarchisme est un modèle idéal qui exige à la fois la liberté totale et l’égalité totale.
On peut considérer l’anarchisme comme un développement soit du libéralisme, soit du socialisme, soit des deux. Comme les libéraux, les anarchistes veulent la liberté ; comme les socialistes, ils veulent, l’égalité. Mais le libéralisme seul ou le socialisme seul ne les satisfont pas. La liberté sans égalité signifie que les pauvres et les faibles sont moins libres que les riches et les forts, et l’égalité sans liberté signifie que nous sommes tous esclaves ensemble. La liberté et l’égalité ne sont pas contradictoires mais complémentaires ; à la place de la vieille polarisation liberté-égalité — selon laquelle plus de liberté signifierait moins d’égalité, et vice-versa -, les anarchistes font remarquer qu’en pratique on ne peut avoir l’une sans l’autre. La liberté n’est pas authentique si quelques-uns sont trop pauvres ou trop faibles pour en jouir, et l’égalité n’est pas authentique si quelques-uns sont gouvernés par d’autres. La contribution décisive des anarchistes à la théorie politique est la constatation que liberté et égalité sont en fin de compte la même chose.
L’anarchisme se différencie aussi du libéralisme et du socialisme par sa conception du progrès. Les libéraux voient l’histoire comme un déroulement linéaire allant de la sauvagerie, de la superstition, de l’intolérance et de la tyrannie à la civilisation, à la culture, à la tolérance et à l’émancipation. Il y a des avances et des reculs, mais le véritable progrès de l’humanité va dans le sens d’un sombre passé à un avenir radieux. Les socialistes voient l’histoire comme un développement dialectique depuis la sauvagerie, passant par le despotisme, la féodalité et le capitalisme, jusqu’au triomphe du prolétariat et à l’abolition du système des classes. Il y a des révolutions et des réactions, mais le vrai progrès de l’humanité va encore d’un triste passé à un bel avenir.
Les anarchistes considèrent le progrès tout différemment ; en fait, ils considèrent souvent qu’il n’y a pas de progrès du tout. Nous voyons l’histoire non pas comme un déroulement linéaire ou dialectique dans une direction, mais comme un processus dualiste. L’histoire de toutes les sociétés humaines est l’histoire d’une lutte entre gouvernants et gouvernés, entre nantis et miséreux, entre ceux qui veulent commander et être commandés et ceux qui veulent se libérer en même temps que leurs camarades ; les principes d’autorité et de liberté, de gouvernement et de rébellion, d’Etat et de société sont en perpétuel conflit. Cette tension n’est jamais résolue ; le mouvement de l’humanité va tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre. La naissance d’un nouveau régime ou la chute d’un ancien ne sont pas des ruptures mystérieuses dans le développement ou des paliers encore plus mystérieux dans ce développement, elles ne sont que des événements. Les événements historiques ne sont bienvenus que dans la mesure où ils accroissent la liberté et l’égalité pour tout le monde ; il n’y a aucune raison d’appeler bon ce qui est mauvais simplement parce que c’set inévitable. Nous ne pouvons faire aucune prévision utile pour l’avenir, et nous ne pouvons pas être sûrs que le monde sera meilleur. Notre seul espoir c’est que, au fur et à mesure que la connaissance et la conscience se développent, les gens deviendront plus aptes à découvrir qu’ils peuvent s’organiser sans avoir besoin d’aucune autorité.
Néanmoins, l’anarchisme dérive bien du libéralisme et du socialisme, à la fois historiquement et idéologiquement. Le libéralisme et le socialisme ont précédé l’anarchisme, et celui-ci est né de leur opposition ; la plupart des anarchistes ont d’abord été libéraux, ou socialistes, ou tous les deux. L’esprit de révolte est rarement pleinement développé à sa naissance, et généralement il mène à l’anarchisme plutôt qu’il n’en provient. Dans un sens, les anarchistes restent toujours libéraux et socialistes, et, chaque fois qu’ils rejettent ce qui est bon dans chacune de ces idéologies, ils trahissent un peu l’anarchisme. D’un côté nous nous appuyons sur la liberté d’expression, de réunion, de mouvement, de comportement, et particulièrement sur la liberté d’être différent ; d’un autre côté nous nous appuyons sur l’égalité des possessions, sur la solidarité humaine et particulièrement sur le partage des pouvoirs. Nous somme libéraux, mais plus que cela, nous sommes socialistes, et plus que cela.
Cependant, l’anarchisme n’est pas seulement un mélange de libéralisme et de socialisme ; ça c’est la social-démocratie, ou le capitalisme d’abondance. Quoi que nous devions aux libéraux et aux socialistes, si proches d’eux que nous soyons, nous sommes fondamentalement différents d’eux – et des sociaux-démocrates – parce que nous rejetons l’institution du gouvernement. Tous comptent sur le gouvernement – les libéraux ostensiblement pour préserver la liberté mais en vérité pour empêcher l’égalité, les socialistes ostensiblement pour préserver l’égalité mais en vérité pour empêcher l’égalité. Même les libéraux et les socialistes les plus extrémistes ne peuvent se passer du gouvernement, de l’exercice de l’autorité par quelques-uns sur les autres. L’essence de l’anarchisme, la seule chose sans laquelle il n’y a plus d’anarchisme, c’est le refus de l’autorité d’un homme sur un autre.
DEMOCRATIE ET REPRESENTATION
Bien des gens sont opposés à un gouvernement antidémocratique, mais les anarchistes se distinguent d’eux en s’opposant aussi aux gouvernements démocratiques. Il y a d’autres gens qui sont opposés aux gouvernements démocratiques, mais les anarchistes se distinguent d’eux en l’étant non point parce qu’ils craignent ou haïssent le gouvernement du peuple, mais parce qu’ils croient que la démocratie n’est pas le gouvernement du peuple – que la démocratie est en fait une contradiction logique, une impossibilité physique. La vraie démocratie n’est possible que dans une petite communauté, où chacun peut prendre part à toutes les décisions ; à ce moment-là, elle n’est plus nécessaire ? Ce qu’on appelle démocratie et dont on prétend que c’est le gouvernement du peuple par lui-même, c’est en fait le gouvernement du peuple par des gouvernants élus, et on devrait plutôt l’appeler « oligarchie consentie ».
Le gouvernement par des chefs qu’on a choisis est différents et généralement meilleur que celui où les chefs se sont choisis eux-mêmes, mais c’est encore le gouvernement de certains sur d’autres. Même dans le gouvernement le plus démocratique, il y a toujours ceux qui ordonnent ou interdisent, et ceux qui obéissent. Même quand nous sommes gouvernés par nos représentants nous continuons d’être gouvernés, et dès qu’ils commencent à le faire contre notre volonté ils cessent d’être nos représentants. La plupart des gens admettent que l’on n’a aucune obligation envers un gouvernement dans lequel on ne peut se faire entendre ; les anarchistes vont plus loin et soulignent que nous n’avons aucune obligation envers le gouvernement que nous avons élu. Nous pouvons lui obéir parce que nous sommes d’accord ou parce que nous sommes trop faibles pour désobéir, mais rien ne nous force à lui obéir quand nous sommes en désaccord et assez forts pour refuser de le faire. La plupart des gens admettent que ceux qui sont concernés par un changement devraient être consultés avant qu’une décision soit prise ; les anarchistes vont plus loin et soulignent qu’ils devraient prendre la décision eux-mêmes et la mettre en application.
Les anarchistes rejettent donc l’idée du contrat social et celle de la délégation des pouvoirs. Sans aucun doute, en pratique, la plupart des choses seront toujours faites par peu de monde — par ceux qui sont intéressés par un problème et sont capables de le résoudre -, mais il n’y a aucune raison pour qu’ils soient choisis par sélection ou élection. Ils émergeront toujours de toute façon, et il vaut mieux que cela se fasse naturellement. L’important est que les leaders et les experts ne soient pas forcément des chefs, que l’expérience et la capacité d’organisation ne soient pas nécessairement liées à l’autorité. Il peut arriver que la représentation soit utile ; mais le vrai représentant est le délégué ou le député qui est mandaté par ceux qui l’envoient et qui peut être révoqué immédiatement par eux. En quelque sorte, le chef qui se réclame de la représentativité est pire que l’usurpateur, parce qu’il est plus difficile de s’attaquer à l’autorité quand elle est enveloppée de jolis mots ou d’arguments abstraits. Que nous puissions élire nos chefs de temps à autre ne signifie pas que nous devions leur obéir tout le temps. Si nous le faisons, c’est pour des raisons pratiques et non morales. Les anarchistes sont contre les gouvernements, de quelque manière qu’ils soient parvenus au pouvoir.
ETAT ET CLASSE
Les anarchistes ont traditionnellement concentré leur opposition à l’autorité sur l’Etat – l’institution qui réclame le monopole de l’autorité dans un certain domaine. Cela parce que l’Etat est l’exemple suprême de l’autorité dans la société, et également la source ou la confirmation de l’utilisation de l’autorité dans son sein. D’ailleurs, les anarchistes se sont traditionnellement opposés à toutes les formes d’Etats – non seulement à la tyrannie évidente d’un roi, d’un dictateur ou d’un conquérant, mais aussi à des variantes telles que le despotisme éclairé, la monarchie progressiste, l’oligarchie féodale ou commerciale, la démocratie parlementaire, le communisme soviétique, etc. Ils ont même eu tendance à dire que tous les Etats se valent et qu’il n’y a pas à choisir parmi eux.
C’est une simplification abusive. Certes tous les Etats sont autoritaires, mais quelques-uns le sont bien plus que d’autres, et toute personne normale préfère vivre dans un Etat moins autoritaire qu’un autre. Pour donner un simple exemple, cet exposé de l’anarchisme n’aurait pas pu être publié dans la plupart des Etats du passé, et il ne pourrait toujours pas être publié dans la plupart des Etats de gauche comme de droite, à l’Est comme à l’Ouest ; j’aime mieux vivre là où il peut être publié, et la plupart de mes lecteurs aussi, sans doute...
Rares sont les anarchistes qui ont encore une attitude aussi simpliste vis-à-vis de cette abstraction appelée « l’Etat », et les anarchistes concentrent leurs efforts à l’attaque du gouvernement central et des institutions qui en dérivent, non pas uniquement parce qu’ils font partie de l’Etat mais parce qu’ils sont les exemples extrêmes de l’utilisation de l’autorité dans la société. Nous opposons l’Etat à la société, mais nous ne le voyons plus comme opposé à elle, comme une excroissance artificielle ; au contraire, nous considérons qu’il fait partie de la société, qu’il en est un développement naturel, tout comme l’agressivité : mais c’est un comportement qu’il faut contrôler et dont il faut se libérer. On n’y arrivera pas en essayant de trouver les moyens de l’institutionnaliser, mais en cherchant à s’en passer.
Les anarchistes refusent les institutions ouvertement répressives du gouvernement – administration, lois, police, tribunaux, prisons, armée, etc. – et aussi celles qui sont apparemment bienfaisantes – conseils locaux, industries nationalisées, services publics, banques et compagnies d’assurances, écoles et universités, presse et radio, et tout le reste. Chacun peut voir que les premières reposent non sur le consentement mais sur l’obligation, et en fin de compte sur la force ; les anarchistes affirment que les secondes ont la même main de fer, même si elles portent un gant de velours.
Néanmoins, les institutions qui dérivent directement ou indirectement de l’Etat ne peuvent être comprises si on les considère uniquement comme mauvaises. Elles peuvent avoir leurs bons côtés. D’une part, elles ont une fonction négative utile lorsqu’elles empêchent l’usage de l’autorité par d’autres institutions telles que parents cruels, propriétaires avides de gain, patrons brutaux, criminels violents ; et elles ont une fonction positive utile quand elles mettent sur pied des institutions sociales désirables comme les travaux publics, les interventions en cas de catastrophes, les transports, l’art et la culture, les services médicaux, les retraites, le soutien aux pauvres, l’éducation, la radio. Il y a donc l’État libérateur et l’État providentiel, l’État travaillant pour la justice et l’État travaillant pour l’égalité.
La première réponse anarchiste à cela, c’est que nous avons aussi Mat oppresseur — que la principale fonction de l’État est en fait de soumettre le peuple, de limiter la liberté — et que toutes les fonctions utiles de l’État peuvent être exercées, et l’ont souvent été, par des associations volontaires. Ici l’État ressemble à l’Église médiévale. Au Moyen-Age, l’Église était impliquée dans toutes les activités essentielles, et on ne pouvait imaginer que ces activités fussent possibles sans elle. Seule l’Église pouvait baptiser, marier et enterrer les gens, et il fallut apprendre qu’elle ne contrôlait pas en fait l’amour, la naissance et la mort. Tout acte publie devait recevoir une bénédiction religieuse (c’est encore le cas pour certains), et il fallut apprendre que l’acte était tout aussi effectif sans bénédiction. l’Église s’interposait et souvent contrôlait les aspects de la vie qui sont maintenant dominés par l’État. On apprit à se rendre compte que la participation de l’Église était inutile et même nuisible ; ce qu’il faut apprendre maintenant, c’est que la domination de l’État est également pernicieuse et superflue. Nous avons besoin de l’État aussi longtemps que nous croyons en avoir besoin, et tout ce qu’il fait peut être fait aussi bien et même mieux sans la sanction de l’autorité.
La seconde réponse anarchiste, c’est que la fonction essentielle de l’État est de maintenir l’inégalité existante. Les anarchistes ne considèrent pas comme les marxistes que l’unité de base de la société est la classe sociale, niais ils sont d’accord pour dire que Mat est l’expression politique de la structure économique, qu’il est le représentant de ceux qui possèdent ou contrôlent la richesse de la communauté et l’exploiteur de ceux qui fournissent le travail qui crée cette richesse. l’État ne peut redistribuer équitablement la richesse parce qu’il est le principal instrument de la distribution injuste. Les anarchistes pensent comme les marxistes que le système actuel doit être détruit, mais ils ne pensent pas que le système futur puisse être établi par un État tenu en de nouvelles mains ; l’État est une cause aussi bien qu’une conséquence du système de classes, et une société sans classes instaurée par un Etat redeviendra vite une société de classes. l’État ne dépérira pas — il doit être délibérément aboli par le peuple prenant le pouvoir aux dirigeants et la richesse aux possédants ; ces deux actions sont liées, et l’une sans l’autre sera toujours inutile. L’anarchie au sens le plus vrai signifie une société à la fois sans dirigeants et sans riches.
ORGANISATION ET BUREAUCRATIE
Cela ne veut pas dire que les anarchistes rejettent l’organisation, bien qu’il y ait là un des préjugés les plus fort contre eux. La plupart des gens admettent bien que l’anarchie puisse ne pas signifier seulement chaos et confusion et que les anarchistes ne veuillent pas le désordre mais l’ordre sans gouvernement, mais ils sont sûrs que l’anarchie signifie l’ordre qui surgit spontanément, et que les anarchistes refusent l’organisation. C’est le contraire de la vérité. En fait, ils veulent beaucoup plus d’organisation, mais sans autorité. Le préjugé contre l’anarchisme dérive d’un préjugé au sujet de l’organisation ; on ne peut pas imaginer qu’elle ne repose pas sur l’autorité, qu’en fait elle marche mieux sans autorité.
Un instant d’attention montre à l’évidence que, lorsque l’obligation sera remplacée par le consentement, il y aura plus de discussions et de plans, pas moins ? Tous ceux qui sont concernés par une décision pourront prendre part à son élaboration, et personne ne pourra laisser cette tâche à des fonctionnaires payés ou à des représentants élus. Sans règles à observer, sans précédents à suivre, chaque décision devra être prise pour la première fois. Sans dirigeants à qui obéir, sans guides à suivre, chacun sera capable de prendre sa propre décision. Pour que tout fonctionne, la multiplicité et la complexité des liens entre les individus seront accrues, non réduites. Une telle organisation peut être brouillonne et inefficace, mais elle collera de plus près aux besoins et aux sentiments des gens concernés. Si on ne peut faire quelque chose que grâce à l’ancienne forme d’organisation, avec son autorité et sa contrainte, c’est qu’il ne vaut probablement pas la peine de le faire, et il vaudrait mieux le laisser tomber.
Ce que les anarchistes rejettent, c’est l’institutionnalisation de l’organisation, l’établissement d’un groupe particulier dont la fonction est d’organiser les autres gens. L’organisation anarchiste serait fluide et ouverte ; dès qu’une organisation se durcit et se ferme, elle tombe aux mains d’une bureaucratie, devient l’instrument d’une classe et l’expression de l’autorité au lieu du lien de coordination de la société. Tout groupe tend vers l’oligarchie, le gouvernement du petit nombre, et toute organisation tend vers la bureaucratie, le gouvernement des professionnels ; les anarchistes doivent toujours lutter contre ces tendances, aujourd’hui comme demain, et parmi eux aussi bien que chez les autres.
LA PROPRIETE
Les anarchistes ne rejettent pas non plus la propriété, bien qu’ils -aient là-dessus leur idée propre. En un sens, la propriété c’est le ‘vol — c’est-à-dire que l’appropriation exclusive de quoi que ce soit par qui que ce soit est une spoliation pour tous les autres. Cela ne veut pas dire que nous soyons tous communistes ; cela veut dire que le droit d’une personne sur un objet ne repose pas sur le fait qu’elle l’ait fabriqué, trouvé, acheté, reçu, qu’elle l’utilise ou le désire, ou qu’elle ait un droit légal sur cela, mais sur le fait qu’elle en a besoin — plus encore qu’elle en a davantage besoin que quelqu’un d’autre. Cela n’est pas une question de justice abstraite ou de loi naturelle, mais de solidarité humaine et de bon sens. Si j’ai une miche de pain et que tu as faim, elle est à toi, non à moi. Si j’ai un manteau et que tu as froid, il t’appartient. Si j’ai une maison et que tu n’en as pas, tu as le droit d’utiliser au moins une de mes chambres. Mais, dans un autre sens, la propriété c’est la liberté, c’est-à-dire que la jouissance de biens en quantité suffisante est une condition essentielle d’une vie agréable pour l’individu.
Les anarchistes sont pour la propriété privée de ce qui ne peut être utilisé pour exploiter autrui — ces objets personnels que nous accumulons depuis l’enfance et qui font partie de notre vie. Mais nous sommes contre la propriété publique qui n’est pas utile en elle-même et ne peut servir qu’à exploiter — propriété foncière et immobilière, instruments de production et de distribution, matières premières et articles manufacturés. Le principe, en fin de compte, c’est qu’un homme peut avoir un droit sur ce qu’il produit par son propre travail mais non sur ce qu’il obtient par le travail des autres ; il a un droit sur ce dont il a besoin et qu’il utilise, mais non sur ce dont il n’a pas besoin et qu’il ne peut utiliser. Dès qu’un homme a plus qu’assez, ou bien il gaspille ou bien il empêche quelqu’un d’autre d’avoir assez.
Par conséquent, les riches n’ont aucun droit sur leurs propriétés, car ils sont riches non parce qu’ils travaillent beaucoup, mais parce que beaucoup de gens travaillent pour eux ; et les pauvres ont un droit sur la propriété des riches, car ils sont pauvres non parce qu’ils travaillent peu mais parce qu’ils travaillent pour les autres. En fait, les pauvres travaillent toujours beaucoup plus longtemps à des tâches beaucoup plus ingrates que les riches, et dans des conditions pires.
Personne n’est jamais devenu riche ni ne l’est demeuré par son propre travail, mais seulement en exploitant le travail des autres. Un homme peut avoir une maison et un bout de terre, les outils de sa profession et une bonne santé toute sa vie et il peut travailler aussi dur qu’il voudra et aussi longtemps qu’il pourra, il produira assez pour sa famille mais pas beaucoup plus ; et il ne sera même pas indépendant, il dépendra des autres pour obtenir certaines matières premières et pour échanger ses produits.
Pour ce qui est d es biens publics, il né s’agit pas seulement de savoir qui les possède mais encore qui les contrôle. Il n’est pas nécessaire d’être propriétaire pour exploiter les autres. Les riches ont toujours employé d’autres gens pour gérer leurs biens et maintenant que des sociétés anonymes et des entreprises nationalisées tendent à remplacer les propriétaires privés, ce sont les « managers » qui deviennent les principaux exploiteurs des ouvriers. Tant dans les pays avancés que dans les pays sous-développés, tant dans les Etats capitalistes que communistes, c’est une petite minorité de la, population qui possède ou contrôle la grande majorité des biens publics.
En dépit des apparences, cela n’est pas un problème politique ou légal. Ce qui importe n’est pas la distribution de l’argent ou le système de répartition des terres, l’organisation des impôts, la méthode de taxation ou la loi sur les héritages, mais le fait fondamental que certaines personnes travaillent pour d’autres, tout comme certaines obéissent à d’autres. Si nous refusions de travailler pour les riches et les puissants, la propriété disparaîtrait, de la même façon que, si nous refusions d’obéir aux dirigeants, l’autorité disparaîtrait. Pour les anarchistes, la propriété est basée sur l’autorité, non le contraire. Le problème n’est pas de savoir comment les paysans engraissent les propriétaires ou comment les ouvriers enrichissent les patrons, mais pourquoi ils le font, et c’est là qu’est le problème politique.
Certains essaient de résoudre le problème de la propriété en changeant la loi ou le gouvernement, par des réformes ou par la révolution. Les anarchistes n’ont aucune confiance dans ces solutions, mais ils ne s’accordent pas tous sur la bonne solution. Il y en a qui veulent le partage de tout entre tout le monde, afin que chacun ait une part de la richesse mondiale, et un système commercial de laissez-faire avec crédit gratuit pour éviter l’accumulation excessive. Mais la plupart des anarchistes n’ont pas non plus confiance dans cette solution, et veulent l’expropriation de tous ceux qui possèdent plus que le nécessaire, afin que nous ayons tous accès à la richesse mondiale, et que le contrôle soit aux mains de la communauté. Mais ; au moins, tous s’accordent pour dire que le système actuel de propriété doit être détruit en même temps que le système actuel d’autorité.
DIEU ET L’EGLISE
Les anarchistes sont traditionnellement anticléricaux et athées. Les premiers anarchistes étaient autant opposés à l’Église qu’à l’État, et la plupart d’entre eux s’opposaient à la religion même. La formule « Ni Dieu ni Maître » a souvent été utilisée pour résumer le message anarchiste. Bien des gens font encore leur premier pas vers l’anarchisme en abandonnant leur foi et en devenant rationalistes ou humanistes ; le refus de l’autorité divine encourage le refus de l’autorité humaine. La plupart des anarchistes aujourd’hui sont probablement athées, ou du moins agnostiques.
Mai il y a eu des anarchistes religieux, bien qu’ils soient habituellement en dehors du courant principal du mouvement. Ce sont par exemple les sectes hérétiques qui devancèrent les idées anarchistes avant le XIXe et les groupes de pacifistes religieux en Europe et en Amérique du Nord durant les XIXe et XXe siècles, en particulier Tolstoï et ses disciples au début du XXe siècle et le mouvement ouvrier catholique (« Catholic Worker ») aux Etats-Unis depuis 1930.
La haine générale des anarchistes envers la religion décline à mesure que décline la puissance de l’Église, et beaucoup d’anarchistes pensent maintenant qu’il s’agit là d’une question personnelle. Ils s’opposeraient à l’interdiction de la religion par la force comme à son renouveau par la force. Ils laisseraient chacun croire et faire ce qu’il veut tant que cela ne concerne que lui ; mais ils ne laisseraient pas l’Eglise ‘reprendre davantage de pouvoir.
En fait, l’histoire de la religion est un modèle pour l’histoire de l’Etat. On a longtemps pensé qu’une société sans Dieu était impossible ; aujourd’hui, Dieu est mort. On pense encore qu’une société sans Etat est impossible ; il s’agit maintenant de détruire l’Etat.
GUERRE ET VIOLENCE
Les anarchistes se sont toujours opposés à la guerre, mais ils ne s’opposent pas tous à la violence. Ils sont antimilitaristes, mais pas nécessairement pacifistes. Pour eux, la guerre est l’exemple suprême de l’autorité hors d’une société, et à la fois une puissante confirmation de l’autorité au sein de la société. La violence et la destruction organisées de la guerre sont une version immensément agrandie de la violence et de la destruction organisées de l’État, la guerre est la santé de l’État. Le mouvement anarchiste a une solide tradition de résistance à la guerre et à la préparation de la guerre. Quelques anarchistes ont soutenu des guerres, mais ils ont toujours été considérés comme des renégats par leurs camarades, et cette totale opposition aux guerres nationales est un des grands facteurs unificateurs des anarchistes. Mais les anarchistes ont distingué les guerres nationales — entre Etats — des guerres civiles — entre classes. Le mouvement révolutionnaire anarchiste, depuis la fin du XIXe siècle, appelle à l’insurrection violente pour détruire l’État, et les anarchistes ont pris une part active dans maints soulèvements armés et guerres civiles, surtout en Russie et en Espagne. Tout en y participant, ils ne se faisaient pas d’illusions sur les chances de déclencher la révolution par ces seuls combats. La violence pouvait être nécessaire pour détruire l’ancien système, mais elle était inutile et même dangereuse pour construire un nouveau système. Une armée populaire peut vaincre une classe dirigeante et détruire un gouvernement, mais elle ne peut aider le peuple à créer une société libre, et il ne sert à rien de gagner une guerre si on ne sait pas gagner la paix.
Beaucoup d’anarchistes doutent en fait que la violence puisse jamais être utile. Comme l’État, ce n’est pas une force neutre dont les effets varient selon qui l’utilise, et elle n’aura pas forcément de bons effets simplement parce qu’elle est en de bonnes mains. Bien sûr, la violence des opprimés n’est pas la même que la violence de l’oppresseur, mais, même lorsque c’est la meilleure façon de sortir d’une situation intolérable, elle n’est qu’un pis aller. C’est un des phénomènes les plus déplaisants de la société actuelle, et elle demeure déplaisante même si elle part de bonnes intentions ; d’ailleurs, elle a tendance à détruire son propre but, même dans les circonstances où elle semble nécessaire — comme dans une révolution. L’expérience de l’histoire montre que le succès de la révolution n’est pas garanti par la violence ; au contraire, plus il y a de violence, moins il y a de révolution.
Tout cela peut sembler absurde à qui n’est pas anarchiste. L’un des préjugés les plus anciens et les plus tenaces à l’égard des anarchistes, c’est qu’ils sont avant tout violents. Le stéréotype de l’anarchiste avec une bombe sous le manteau est vieux de quatre-vingts ans, mais il est encore vivace. Beaucoup d’anarchistes ont été favorables à la violence, certains ont été partisans de l’assassinat de personnalités, et un petit nombre a même été pour le terrorisme dans la population, pour aider à détruire le système actuel. C’est une face sombre de l’anarchisme, et il n’y a pas à la nier. Mais ce n’est qu’un aspect de l’anarchisme, et un petit aspect. La plupart des anarchistes sont opposés à toute violence, sauf à celle qui est vraiment inévitable -la violence qui survient quand le peuple se débarrasse de ses dirigeants et de ses exploiteurs.
Ceux qui commettent le plus de violence sont ceux qui exercent l’autorité, non ceux qui l’attaquent. Les grands lanceurs de bombes ne sont pas les desperados tragiques de l’Europe méridionale d’il y a un demi siècle, mais les engins militaires de tous les Etats du monde à travers l’histoire. Aucun anarchiste ne peut rivaliser avec le Blitz ou la bombe atomique, aucun Ravachol ou Bonnot ne peut être comparé à un Hitler ou à un Staline. Nous encourageons les travailleurs à occuper leurs usines et les paysans à s’emparer de leurs terres, et il se pourrait que des vitrines soient brisées et des barricades construites, mais nous n’avons pas de soldats, pas d’avions, pas de police, pas de prisons, pas de camps, pas de pelotons d’exécution, pas de chambres à gaz ni de bourreaux. Pour les anarchistes, la violence est l’exemple extrême de l’usage du pouvoir d’une personne contre une autre, le paroxysme de tout ce contre quoi nous luttons.
Quelques anarchistes ont même été pacifistes, bien que ce ne soit pas fréquent. Beaucoup de pacifistes ont été (ou sont devenus) anarchistes, et les anarchistes ont eu tendance à se rapprocher du pacifisme au fur et à mesure que le monde s’est rapproché de la destruction. Quelques-uns ont été particulièrement attirés par le pacifisme militant défendu par Tolstoï et Gandhi et par l’utilisation de la nonviolence comme technique d’action directe, et un grand nombre ont pris part aux mouvements contre la guerre où ils ont eu parfois une certaine influence. Mais la plupart des anarchistes — même les plus militants — trouvent le pacifisme trop large dans son refus de toute violence par tout homme en toute circonstance, et trop étroit dans son affirmation que l’élimination de la violence seule rendra la société différente. Là où les pacifistes voient l’autorité comme une version affaiblie de la violence, les anarchistes voient la violence comme une manifestation exacerbée de l’autorité. Ils sont aussi rebutés par le côté moralisateur du pacifisme, l’ascétisme et la droiture, et par sa conception bienveillante du monde. Répétons-le, ils sont antimilitaristes mais pas nécessairement pacifistes !
L’INDIVIDU ET LA SOCIETE
L’unité de base de l’humanité est l’homme, l’être humain individuel. Presque tous les individus vivent en société, mais la société n’est rien de plus qu’une somme d’individus, et son seul but est de leur permettre une vie épanouie. Les anarchistes ne croient pas que les hommes aient des droits naturels, et cela s’applique à chacun : aucun individu ne peut se réclamer d’un droit pour agir ni pour interdire à un autre d’agir. Il n’y a pas de volonté générale, pas de norme sociale à laquelle on doive se soumettre. Nous sommes égaux, non identiques. La compétition et l’entraide, l’agressivité et la tendresse, l’intolérance et la tolérance, la violence et la douceur, l’autorité et la révolte sont toutes des formes naturelles de comportement social, mais certaines favorisent et d’autres entravent l’épanouissement de la vie individuelle. Des anarchistes croient que le meilleur moyen de garantir cet épanouissement est d’accorder une liberté égale à chaque membre de la société.
Par conséquent, nous n’avons pas le temps de moraliser au sens traditionnel, et nous ne nous intéressons pas à la vie privée des autres.. Que chacun fasse ce qu’il veut dans la limite de ses propre, capacités, du moment qu’il laisse les autres faire de même. Des choses telles que l’habillement, l’apparence, le langage, la manière de vivre les relations, etc., sont matières à préférences personnelles. De même pour la sexualité. Nous sommes pour l’amour libre, mais cela ne veut pas dire que nous soyons pour la promiscuité universelle ; cela veut dire que tout amour est libre, sauf la prostitution et le viol, et que les gens devraient être capables de choisir (ou de rejeter) les formes d’attitude sexuelle et les partenaires sexuels qui leur conviennent Une liberté sexuelle extrême pourra convenir à l’un et une extrême chasteté à l’autre — bien que la plupart des anarchistes pensent que le monde serait plus vivable si on avait moins fait de tracas et plus fait l’amour. Le même principe s’applique aux drogues : les gens peuvent s’intoxiquer à l’alcool, à la caféine, au haschich ou aux amphétamines, au tabac ou à l’opium, et nous n’avons aucun droit de les en empêcher, de les punir, bien qu’on puisse essayer de les aider. De même, que chacun adore à sa façon, tant qu’il laissent les autres pratiquer le culte qui leur convient ou n’en point pratiquer du tout. Tant pis pour les offusqués ; ce qui importe, c’est de ne pas blesser. Il n’y a pas besoin de s’inquiéter des différences d’attitude personnelle ; ce dont il faut s’inquiéter, c’est de la grossière Injustice de la société autoritaire.
L’ennemi principal du libre individu est le pouvoir écrasant de l’Etat mais les anarchistes sont aussi opposés à tout autre forme d’autorité qui limite la liberté — dans la famille, à l’école, au travail, dans le voisinage — et à toute tentative de standardiser l’individu. Cependant, avant d’examiner comment la société peut être organisée pour donner le maximum de liberté à ses membres, il nous faut décrire les différentes formes qu’a prises l’anarchisme selon les conceptions des relations entre l’individu et la société.
LES DIVERS COURANTS DE L’ANARCHISME
Les anarchistes sont célèbres pour leurs désaccords, et en l’absence de chefs et de fonctionnaires, de hiérarchies et d’orthodoxies, de punitions et de récompenses, de politiques et de programmes, il est normal que des gens dont le principe de base est le refus d’autorité tendent perpétuellement à, diverger d’opinion. Néanmoins, il y a plusieurs types bien établis d’anarchismes parmi lesquels la plupart des anarchistes ont choisi celui qui exprime le mieux leurs vues personnelles.
L’ANARCHISME PHILOSOPHIQUE
A l’origine, l’anarchisme était ce qu’on appelle maintenant l’anarchisme philosophique. C’est l’idée qu’une société sans gouvernement est belle, mais pas vraiment désirable, ou plutôt désirable, mais pas vraiment possible, du moins pas encore. Une telle attitude domine dans tous les écrits anarchistes d’avant 1840, et cela a empêché les mouvements populaires anarchiques de devenir une menace plus sérieuse pour les gouvernements. C’est une attitude que l’on trouve encore chez ceux qui se disent anarchistes mais restent à l’écart de tout mouvement organisé, et aussi chez quelques personnes au sein du mouvement anarchiste. Très souvent, cela semble être une attitude inconsciente de croire que l’anarchisme, comme le Royaume de Dieu, est en vous. Cela se révèle tôt ou tard par des phrases comme :
« Bien sûr, je suis anarchiste, mais... »
Les anarchistes militants ont tendance à dédaigner les anarchiste philosophiques, et c’est compréhensible, bien que regrettable. Tan que l’anarchisme reste un mouvement minoritaire, un sentiment d’ensemble favorable aux idées anarchistes, même vague, crée un climat qui fait que l’on écoute la propagande et que le mouvement peut se développer. D’un autre côté, l’adhésion à l’anarchisme philosophique peut aller à l’encontre d’une appréciation de l’anarchisme véritable ; mais c’est au moins préférable à l’indifférence totale. Comme les anarchistes philosophiques, il y a beaucoup de gens proches de nous qui refusent l’étiquette d’anarchistes, et d’autres qui refusent toute étiquette. Eux tous ont un rôle à jouer, ne serait-ce que pour fournir une audience favorable et pour travailler à la liberté dans leur vie privée.
INDIVIDUALISME, EGOISME, COURANT LIBERTAIRE
Le premier type d’anarchisme qui fut plus que simplement philosophique fut l’individualisme. C’est l’idée que la société n’est pas un organisme mais une collection d’individualités autonomes, qui n’ont aucune obligation envers la société mais seulement les unes envers les autres. Cette optique existait bien avant qu’il y ait quoi que ce soit comme l’anarchisme, et elle a continué d’exister indépendamment de lui. Mais l’individualisme tend toujours à supposer que les individus qui forment la société doivent être libres et égaux, et qu’ils peuvent le devenir seulement par un effort personnel et non par l’action d’institutions extérieures ; et tout développement de cette attitude tend évidemment à faire passer l’individualisme pur vers l’anarchisme vrai.
La première personne à élaborer une théorie clairement anarchiste fut un individualiste : William Godwin, dans An Enquiry concerning Political Justice (Recherche sur la justice politique), 1793. En réaction contre les partisans et les adversaires de la Révolution française, il postula une société sans gouvernement et avec le minimum d’organisation possible, dans laquelle les individus souverains devraient se garder de toute forme d’association permanente ; malgré de nombreuses variantes, c’est encore la base de l’anarchisme individualiste. C’est l’anarchisme des intellectuels, des artistes et des non-conformistes, des gens qui travaillent seuls et préfèrent rester à l’écart. Depuis l’époque de Godwin, il en a séduit plusieurs, en Angleterre et en Amérique du Nord, par exemple des personnalités comme Shelley et Wilde, Emerson et Thoreau, Augustus John et Herbert Read. Ils peuvent se donner une autre étiquette, mais on sent toujours l’individualisme chez eux.
Cela nous égare peut-être un peu de limiter l’individualisme à une sorte d’anarchisme ; l’individualisme a eu une influence profonde sur tout le mouvement anarchiste, et si on observe les anarchistes on voit que c’est encore une partie essentielle de leur idéologie, ou du moins de leur motivation. Les individualistes sont, pourrait-on dire, les anarchistes de base, qui souhaitent simplement détruire l’autorité et ne voient pas la nécessité de mettre quoi que ce soit à la place. C’est un point de vue valable jusqu’à un certain point, mais il ne va pas assez loin pour affronter les problèmes réels de la société, qui a sûrement plus besoin d’action sociale que personnelle. Seuls, nous pouvons nous sauver nous-mêmes, mais nous ne pouvons :rien pour les autres.
Une forme plus extrême de l’individualisme est l’égoïsme, surtout sous la forme exprimée par Max Stirner dans Der Einzige und sein Eigentum (L’Unique et sa propriété), 1845. Comme Marx ou Freud, il est difficile d’interpréter Stirner sans irriter ses disciples, mais on peut quand même dire que son égoïsme diffère de l’individualisme en général, parce qu’il rejette des abstractions telles que la moralité, la justice, l’obligation, la raison, le devoir, au profit d’une reconnaissance intuitive de l’existence unique de chaque individu. Il refuse évidemment l’État, mais il refuse également la société et tend vers le nihilisme (l’idée que rien n’a d’importance) et le solipsisme (l’idée que seul soi-même existe). Ceci est de toute évidence anarchiste, mais de façon plutôt improductive puisque toute forme d’organisation visant au-delà d’une éphémère « union d’égoïstes » est considérée comme la source d’une nouvelle oppression. C’est l’anarchisme des poètes et des vagabonds, de ceux qui veulent une solution absolue et refusent tout compromis. C’est l’anarchie ici et maintenant, sinon dans le monde, du moins dans notre propre vie.
Une tendance plus modérée qui dérive de l’individualisme est le courant libertaire. Dans son sens le plus simple, cela signifie que la liberté est une bonne chose ; dans un sens plus strict, c’est l’idée que la liberté est le but politique le plus important. Ainsi le « libertarisme » n’est pas tant un type spécifique d’anarchisme qu’une forme tempérée de celui-ci, un premier pas. On emploie parfois ce dernier comme synonyme ou euphémisme pour l’anarchisme en général, lorsqu’il y a quelque raison d’éviter un mot trop lourd d’émotivité ; mais plus souvent il signifie la reconnaissance d’idées anarchistes dans un domaine particulier, sans que cela implique l’acceptation complète de l’anarchisme. Les individualistes sont libertaires par définition, mais les socialistes libertaires ou les communistes libertaires sont ceux qui apportent au socialisme ou au communisme la reconnaissance de la valeur essentielle de l’individu.
MUTUALISME ET FEDERALISME
Le type d’anarchisme qui apparaît quand des individualistes mettent leurs idées en pratique est le mutuellisme. C’est l’idée nue, au lieu de s’en remettre à l’État, la société devrait être organisée par des individus qui concluraient entre eux des accords volontaires sur une base d’égalité et de réciprocité, Le mutuellisme est un aspect de toute association qui est plus qu’instinctive et moins qu’officielle, et il n’est pas nécessairement anarchiste ; mais il a été historiquement important pour le développement de l’anarchisme, et presque toutes les propositions anarchistes visant à la réorganisation de la société ont été essentiellement mutuellistes.
Le premier qui se nomma délibérément anarchiste était mutuelliste : Pierre-Joseph Proudhon, dans Qu’est-ce que la propriété, 1840. En réaction contre les socialistes utopiques et révolutionnaires du XIXe siècle, il postula une société composée de groupes coopératifs d’individus libres, échangeant les produits indispensables à la vie sur la base de la valeur du travail, et permettant le crédit gratuit grâce à une Banque du peuple. C’est l’anarchisme des artisans, des petits propriétaires et petits commerçants, de ceux qui exercent des professions libérales et des spécialistes, des gens qui tiennent à leur indépendance. Malgré ses contradicteurs, Proudhon eut de nombreux disciples, surtout parmi les ouvriers qualifiés et les petits bourgeois, et son influence fut considérable en France pendant la deuxième moitié du XIXe siècle ; le mutuellisme eut aussi un attrait particulier en Amérique du Nord. Il fut repris plus tard par des gens qui voulaient instaurer une réforme monétaire ou des communautés autonomes mesures qui promettent des résultats rapides mais qui ne changent pas la structure fondamentale de la société. C’est un point de vue valable jusqu’à un certain point, mais il ne va pas assez loin pour traiter des problèmes de l’industrie et du capital, du système de classes qui les domine ni — par dessus tout — de l’État.
Le mutuellisme est bien sûr le principe du mouvement coopératif, mais les sociétés coopératives suivent des règles plutôt démocratiques qu’anarchistes. Une société organisée selon le principe de l’anarchisme mutuelliste serait une société dans laquelle les activités communales seraient aux mains de sociétés coopératives sans directeurs permanents ni administrateurs élus. Le mutuellisme économique peut ainsi être considéré comme un coopératisme moins la bureaucratie, ou un capitalisme moins le profit.
Sur le plan géographique plutôt qu,économique, le mutuellisme devient le fédéralisme . C’est l’idée que la société, dans un sens plus large que la communauté locale, devrait être coordonnée par un réseau de conseils couvrant de plus grandes zones. Le trait essentiel de l’anarchisme fédéraliste est que les membres de tels conseils seraient délégués sans aucune autorité exécutive, immédiatement révocables, et que les conseils n’auraient aucun pouvoir central mais seulement un simple secrétariat. Proudhon, premier théoricien du mutuellisme, fut aussi le premier théoricien du fédéralisme — dans Du principe fédératif..., 1863 — et ses disciples furent appelés fédéralistes aussi bien que mutuellistes, surtout ceux qui participèrent activement au mouvement ouvrier ; ainsi de ceux qui, au début de la Première Internationale et lors de la Commune de Paris, devancèrent les idées du mouvement anarchiste moderne, la plupart se disaient fédéralistes.
Le fédéralisme n’est pas tant un type d’anarchisme qu’une partie inévitable de l’anarchisme. Virtuellement, tous les anarchistes sont fédéralistes, mais aucun ne se définit comme uniquement fédéraliste. Après tout, le fédéralisme est un principe commun qui n’est d’aucune façon exclusivement anarchiste. Il ne comporte rien d’utopique. Les systèmes internationaux de coordination des chemins de fer, de la navigation, des liaisons aériennes, des services postaux, du télégraphe et du téléphone, la recherche scientifique, les campagnes contre la faim ou contre les sinistres, et beaucoup d’autres activités à l’échelle mondiale sont essentiellement de structure fédéraliste. Les anarchistes ajoutent simplement que de tels systèmes marcheraient tout aussi bien à l’intérieur d’un pays qu’entre différents pays. D’ailleurs, c’est déjà vrai de l’énorme quantité de sociétés, d’associations et d’organisations volontaires de toutes sortes qui tiennent en main la partie des activités sociales qui ne sont pas rentables sur le plan financier ou politique.
COLLECTIVISME, COMMUNISME, SYNDICALISME
Le type d’anarchisme qui va plus loin que l’individualisme ou le mutuellisme et qui comporte une menace directe pour le système de classes et pour l’État est ce que l’on appelait autrefois le collectivisme. C’est l’idée que la société ne pourra être reconstruite que lorsque la classe ouvrière aura pris le contrôle de l’économie par une révolution sociale, aura détruit l’appareil de l’État et réorganisé la production sur la base de la propriété collective contrôlée par les associations de travailleurs. Les instruments de travail seront propriété collective, mais les produits du travail seront distribués selon la formule :
« De chacun selon ses moyens à chacun selon son travail. »
Les premiers anarchistes modernes — les bakounistes de la Première Internationale — étaient collectivistes. En réaction contre les mutuellistes et les fédéralistes réformistes ainsi que contre les blanquistes et les marxistes autoritaires, ils revendiquèrent une forme simple d’anarchisme révolutionnaire, l’anarchisme de la lutte de classe et du prolétariat, de l’insurrection en masse des pauvres contre les riches, et le passage immédiat à une société libre et sans classes, sans aucune période transitoire de dictature. C’est l’anarchisme des ouvriers -t des paysans qui ont une conscience de classe, des militants du mouvement ouvrier, des socialistes qui veulent la liberté autant que l’égalité.
Ce collectivisme anarchiste ou révolutionnaire ne doit pas être confondu avec le collectivisme autoritaire et réformiste, mieux connu, des sociaux-démocrates — collectivisme fondé sur la propriété collective de l’économie mais aussi sur le contrôle de la production par l’État. En partie à cause du danger de confusion, et en partie parce que c’est ici que les anarchistes et les socialistes se rapprochent le plus, on appellera plus volontiers ce type d’anarchisme socialisme libertaire ; celui-ci comprend non seulement des anarchistes qui sont socialistes mais aussi des socialistes qui penchent vers l’anarchisme sans y adhérer tout à fait.
Le type d’anarchisme qui apparaît dans un collectivisme plus élaboré est le communisme. C’est l’idée qu’il n’est pas suffisant que les moyens de production soient la propriété de tous, mais que les produits du travail doivent aussi être mis en commun et distribués selon la formule :
« De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins. »
L’argument communiste est le suivant : tout homme a droit à la pleine valeur de son travail, mais il est impossible de calculer la valeur du travail d’un seul homme, car le travail de chacun est englobé dans le travail de tous, et des travaux différents ont des valeurs différentes. Il vaut donc mieux que l’économie tout entière soit aux mains de la société dans son ensemble, et que le système des salaires et des prix soit aboli.
Les personnalités marquantes du mouvement anarchiste de la fin du XIXe siècle et du début du XXe — comme Kropotkine, Malatesta, Reclus, Grave, Paure, Goldman, Berkman, Rocker, etc. — étaient communistes. Partant du collectivisme, et en réaction contre Marx, ils postulèrent une forme d’anarchisme révolutionnaire plus élaboré — un anarchisme contenant une critique des plus minutieuses de la société actuelle et des propositions pour la société future. C’est l’anarchisme de ceux qui acceptent la lutte de classe mais ont une vision du monde plus large. Si le collectivisme est un anarchisme révolutionnaire axé sur le problème du travail et fondé sur la collectivité des travailleurs, alors le communisme est un anarchisme révolutionnaire axé sur le problème de la vie et fondé sur la commune populaire.
Depuis les années 1870, le principe du communisme est admis par la plupart des organisations anarchistes révolutionnaires. La principale exception a été le mouvement espagnol, qui conserva le principe du collectivisme à cause d’une forte influence bakouninienne ; mais, en fait, ses buts étaient à peine différents de ceux des autres mouvements, et pratiquement le « comunismo libertario » instauré pendant la révolution espagnole de 1936 fut l’exemple le plus marquant de communisme anarchiste dans l’histoire.
Ce communisme anarchiste ou libertaire ne doit évidemment pas être confondu avec le communisme beaucoup mieux connu des marxistes — communisme fondé sur la propriété collective de l’économie et sur le contrôle de l’État sur la production et la distribution, et fondé aussi sur la dictature du Parti. L’origine historique du mouvement anarchiste moderne dans la controverse avec les marxistes pendant la Première et la Deuxième Internationale se reflète dans l’obsession qu’ont les anarchistes du communisme autoritaire, qui s’est renforcée depuis les révolutions russe et espagnole. Le résultat fut que beaucoup d’anarchistes semblent s’être appelés communistes non pas tant par conviction profonde que par désir de lancer un défi aux marxistes sur leur propre terrain et de les discréditer aux yeux de l’opinion publique. On peut soupçonner les anarchistes d’être rarement vraiment communistes, en partie parce qu’ils sont toujours trop individualistes, et aussi parce qu’ils refusent de faire des plans précis pour un avenir qui doit rester libre de s’organiser.
Le type d’anarchisme qui apparaît quand le collectivisme ou le communisme se concentrent exclusivement sur le problème du travail est le syndicalisme. C’est l’idée que la société devrait être basée sur les syndicats considérés comme l’expression de la classe ouvrière, réorganisés de façon à couvrir à la fois les activités et le territoire, et transformés de façon à être entre les mains de la ‘base, de sorte que l’économie entière soit dirigée selon le principe du contrôle ouvrier.
La plupart des collectivistes anarchistes et de nombreux communistes au XIXe siècle étaient implicitement syndicalistes ; c’est particulièrement vrai des anarchistes de la Première Internationale. Mais l’anarcho-syndicalisme ne fut pas explicitement développé avant l’essor du mouvement syndical français à la fin du siècle. Lorsque ce dernier s scinda en sections révolutionnaires et sections réformistes dans les années 1890, les syndicalistes révolutionnaires eurent la majorité et de nombreux anarchistes se joignirent à eux. Quelques-uns, tels Fernand Pelloutier et Emile Pouget, devinrent influents, et le mouvement syndicaliste français, quoique jamais complètement anarchiste, fut une force importante pour l’anarchisme jusqu’à la première guerre mondiale et à la révolution russe. Les organisations anarcho-syndicalistes furent aussi fortes dans les mouvements ouvriers d’Italie et de Russie tout de suite après la première guerre mondiale, et surtout en Espagne jusqu’à la fin de la guerre civile en 1939.
C’est l’anarchisme des éléments les plus militants et les plus conscients dans un mouvement ouvrier puissant. Mais le syndicalisme n’est pas nécessairement anarchiste ni même révolutionnaire ; dans la pratique, les anarcho-syndicalistes ont eu tendance à devenir autoritaires, ou réformistes, ou les deux à la fois, et il s’est révélé difficile de maintenir un équilibre entre les principes libertaires et les pressions de la lutte quotidienne pour obtenir un salaire et des conditions de travail meilleures. Ceci n’est pas tant un argument contre les anarcho-syndicalistes que le signe du danger qui les menace constamment. L’argument véritable contre l’anarcho-syndicalisme et le syndicalisme en général, c’est qu’il accentue à l’excès l’importance du travail et le rôle de la classe ouvrière. Le système de classes est un problème politique crucial, mais la lutte des classes n’est pas la seule activité politique pour les anarchistes. Le syndicalisme est acceptable lorsqu’on le considère comme un aspect de l’anarchisme, non lorsqu’il en dissimule tous les autres aspects. C’est un point de vue valable jusqu’à un certain point, mais il ne va pas assez loin pour traiter des problèmes de la vie en dehors du travail.
DES DIFFERENCES MINIMES
Reconnaissons que les différences entre les types d’anarchisme se sont estompées ces dernières années. A l’exception des sectaires, la plupart des anarchistes ont tendance à considérer les vieilles distinctions comme plus apparentes que réelles — comme des différences artificielles d’accentuation, même de vocabulaire, plutôt que comme de sérieuses différences de principe. Il vaudrait mieux en fait les considérer non pas comme des anarchismes différents, mais comme des aspects différents de l’anarchisme, et cela en fonction de l’orientation de nos intérêts personnels.
Ainsi, dans notre vie privée nous sommes individualistes, ayant nos propres occupations et choisissant nos compagnons et amis pour des raisons personnelles ; dans notre vie sociale nous sommes mutuellistes concluant librement des accords entre nous, donnant ce que nous avons et recevant ce dont nous manquons par des échanges égalitaires ; dans notre travail nous serions pratiquement collectivistes, nous joignant à nos collègues pour produire les biens communs — et dans l’organisation du travail nous serions syndicalistes, nous joignant à nos collègues pour décider comment le travail doit être fait ; dans notre vie politique nous serions plutôt communistes, nous alliant à nos voisins pour décider comment la communauté doit être organisée. C’est bien sûr un schéma, mais il exprime assez bien ce que les anarchistes pensent aujourd’hui.
QUE VEULENT LES ANARCHISTES ?
C’est difficile de dire ce que veulent les anarchistes, non seulement parce qu’ils sont si différents les uns des autres, mais parce qu’ils hésitent à faire des propositions détaillées pour un avenir dont ils ne peuvent ni ne veulent décider. Au fond, ils veulent une société sans gouvernement, et celle-ci variera évidemment d’une époque à l’autre et d’un lieu à l’autre. Le trait essentiel de la société que veulent les anarchistes est qu’elle sera ce que ses membres eux-mêmes voudront en faire. Néanmoins, il — est possible -de dire ce que la plupart voudraient voir dans une société libre, tout en rappelant qu’il n’y a pas de ligne officielle, et pas non plus de moyen de réconcilier les extrêmes : l’individualisme et le communisme.
L’INDIVIDU LIBRE
La plupart des anarchistes adoptent d’abord une attitude libertaire envers la vie privée, et voudraient qu’il y ait un choix beaucoup plus vaste de comportements personnels et de relations sociales. Mais si l’individu est l’atome de la société, la famille en est la molécule, et la vie de famille subsistera même si la coercition qui la renforce disparaît. Néanmoins, bien que la famille puisse être une chose naturelle, elle n’est plus nécessaire ; une contraception efficace et une intelligente division du travail ont dégagé l’humanité de l’alternative entre le célibat et la monogamie. Un couple n’est plus obligé d’avoir des enfants, et les enfants peuvent être élevés par plus ou moins de personnes que deux parents. On peut vivre seul et cependant avoir des partenaires sexuels, ou vivre en communauté sans partenaires permanents ni parenté officielle.
Sans aucun doute, on continuera à pratiquer certaines formes de mariage, et la plupart des enfants seront élevés dans un cadre familial, quoi qu’il arrive à la société ; mais il pourra y avoir une grande variété d’arrangements personnels à l’intérieur d’une seule communauté. L’exigence fondamentale est que les femmes soient libérées de l’oppression masculine,et que les enfants soient libérés de l’oppression des parents. L’exercice de l’autorité ne vaut pas mieux dans le microcosme familial que dans le macrocosme social.
Les relations personnelles hors de la famille ne seront pas réglementées par des lois arbitraires ou par la compétition économique, mais par la solidarité naturelle de l’espèce humaine. Chacun d’entre nous, ou presque, sait comment traiter autrui — comme il voudrait qu’autrui le traite -, et le respect de soi-même et l’opinion publique sont de bien meilleurs guides de l’action que la crainte ou la culpabilité. Des adversaires de l’anarchisme ont prétendu que l’oppression morale de la société serait pire que l’oppression physique de l’État, mais il y a un danger bien plus grand : dans un système étatique, -l’autorité déchaînée des groupes de vigiles, des hordes de lyncheurs, de la bande de pillards ou du gang criminel émerge comme une forme rudimentaire d’État lorsque l’autorité réglementée de l’État réel fait défaut pour une raison ou une autre.
Mais les anarchistes sont en général d’accord sur la vie privée, ce n’est pas un grave problème. Après tout, bien des gens se sont déjà organisés à leur manière sans attendre ni révolution ni quoi que ce soit. Tout ce qui est nécessaire pour la libération de l’individu, c’est son émancipation des vieux préjugés et l’obtention d’lm certain niveau de vie. Le vrai problème, c’est la libération de la société.
LA SOCIETE LIBRE
L’exigence prioritaire pour une société libre est l’abolition de l’autorité et l’expropriation. Au lieu d’un gouvernement formé de représentants permanents élus occasionnellement et de bureaucrates de carrière pratiquement inamovibles, les anarchistes veulent une coordination par des délégués temporaires, immédiatement révocables, et Pa] des experts professionnels véritablement responsables. Dans un te système, toutes les activités sociales qui impliquent une organisation seraient probablement administrées par des associations libres. 01 peut les appeler conseils, coopératives, collectivités, communes, corn tés, syndicats ou soviets, ou n’importe comment — leur titre n’a pa d’importance, seule compte leur fonction.
Il y aura des associations de travail allant de l’atelier ou de la petit entreprise aux plus grands complexes industriels ou agricoles, qui s’occuperont de la production et du transport des biens, décideront des conditions de travail, et feront marcher l’économie. Il y aura des associations régionales allant du voisinage ou du village aux plus grandes unités de résidence, qui s’occuperont de la vie de la communauté — logement, rues, voirie, confort. Il y aura des associations qui s’occuperont des aspects sociaux des activités comme les communications, la culture, les loisirs, la recherche scientifique, la santé et l’éducation.
La coordination par des libres associations plutôt que l’administration par des hiérarchies constituées aura pour résultat une décentralisation extrême selon des principes fédéralistes. Cela peut sembler un argument contre l’anarchisme, mais nous affirmons que c’est un argument en sa faveur. Une des bizarreries de la pensée politique moderne, c’est de prétendre que les guerres sont dues à l’existence de petites nations, alors que les pires guerres de l’histoire ont été causées par un petit nombre de grands pays. De même, les gouvernements essaient de créer des unités administratives de plus en plus grandes, alors que l’observation montre que les plus petites sont les meilleures. La chute des grands systèmes politiques sera un des grands bienfaits de l’anarchisme, et les pays pourront redevenir des entités culturelles, tandis que les nations disparaîtront.
L’association chargée de toute sorte de richesses ou de biens aura la grave responsabilité soit de s’assurer qu’ils soient honnêtement répartis entre les gens concernés, soit de les garder en propriété commune et de s’assurer que leur usage soit honnêtement réparti entre les gens concernés. Les solutions anarchistes varient, et celles des membres d’une société libre varieront sans doute aussi ; ce sera aux membres de chaque association d’adopter la méthode qu’ils préféreront. Il pourra y avoir une rémunération égale pour tous, ou proportionnelle aux besoins, ou pas de rémunération du tout. Certaines associations utiliseront l’argent pour leurs échanges, d’autres pour des transactions importantes ou complexes, d’autres n’en utiliseront pas du tout. Les biens seront achetés ou loués, rationnés ou libres. Si des spéculations de cette sorte semblent absurdes, irréalistes ou utopiques, que l’on pense simplement à tout ce que nous possédons déjà en commun et à tout ce qui peut être utilisé sans payer.
En Angleterre, par exemple, la communauté possède quelques industries lourdes, les transports par air et par rail, les bacs et les autobus la radio, l’eau, le gaz et l’électricité, mais nous devons payer pour utiliser tout ça ; en revanche, les rues, les ponts, les rivières, les plages, les parcs, les bibliothèques, les terrains de jeux, les toilettes publiques, les écoles, les universités, les hôpitaux et le service du feu ne sont pas seulement propriété commune, ce sont aussi des services gratuits.
La distinction entre la propriété privée et propriété commune, et entre ce qu’on peut utiliser contre paiement et ce qui est gratuit, est tout arbitraire.Il peut paraitre naturel de pouvoir utiliser les routes et les plages sans rien payer, mais ce n’a pas toujours été le cas, et la gratuité des hôpitaux et des universités n’existe en Angleterre que depuis le début du siècle. De même, il peut sembler naturel de payer pour les transports et pour l’essence, mais ce ne sera pas nécessairement toujours le cas, et il n’y a pas de raison pour que ce ne soit pas gratuit.
Bien sûr, tous les services doivent être financés par une sorte d’impôts, mais ceux-ci n’auront pas forcément toujours la forme contraignante qu’ils ont dans la société actuelle. On peut imaginer que les membres d’une société assurent sans rémunération une grande partie des services publics, que les contributions soient volontaires ou différenciées (argent ou autres prestations) ; le fonctionnement des services publics tient évidemment à la division du travail établie dans une société donnée.
La division équitable ou la libre distribution des richesses plutôt que leur accumulation aura pour résultat la fin du système de classes basé sur la propriété. Mais les anarchistes veulent aussi la fin du système de classe basé sur le contrôle monopolistique. Cela implique une vigilance constante pour prévenir la croissance de la bureaucratie, et par-dessus tout cela implique la réorganisation du travail sans classe patronale.
LE TRAVAIL
Les besoins élémentaires de l’homme sont la nourriture, l’abri et les vêtements qui permettent de survivre ; ses seconds besoins sont un confort supplémentaire qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. La première activité économique de tout groupe humain est la production et la distribution de biens qui satisfont ces besoins ; et l’aspect le plus important de la société — après les relations personnelles, dans lesquelles elle se fonde — est l’organisation du travail indispensable. Que pensent les anarchistes du travail ? En premier lieu, ils considèrent que tout travail est désagréable mais peut être organisé de façon à devenir supportable et même agréable ; en second lieu, que le travail devrait être organisé par ceux qui le fournissent réellement.
Les anarchistes s’accordent avec les marxistes pour dire que le travail dans la société actuelle aliène le travailleur. Ce n’est pas sa vie, mais ce qu’il fait pour pouvoir, vivre ; sa vie est ce qu’il fait en dehors du travail, et lorsqu’il fait quelque chose qui lui fait plaisir il ne l’appelle pas travail. C’est vrai de la plupart des travaux que font la plupart des gens, partout, et c’est sûrement vrai d’une quantité de travaux qu’ont fait une quantité de gens à toutes les époques. Le labeur fatigant et répétitif qu’il faut effectuer pour faire pousser des plantes et prospérer des animaux, pour faire marcher des branches industrielles ou des transports, pour procurer aux gens ce qu’ils désirent et pour leur enlever ce dont ils ne veulent pas, ce labeur ne peut être aboli sans une chute radicale, du niveau de vie matériel ; et l’automation, qui peut diminuer la fatigue, augmente encore la répétition. Mais les anarchistes affirment eue la solution n’est pas de conditionner les gens à croire que cette situation est inévitable ; ce qu’il faut faire, c’est réorganiser le travail essentiel de telle sorte que, en premier lieu, il soit normal que chaque personne capable en fasse sa part et qu’elle n’y passe pas plus de quelques heures par jour ; en second lieu, qu’il soit possible à chacun d’alterner entre différents types de travaux ennuyeux, qui par leur variété perdront un peu de leur ennui. Ce n’est pas seulement une question de parts équitables pour chacun, mais aussi de travaux équivalents.
Les anarchistes s’accordent aussi avec les syndicalistes pour dire que le travail doit être organisé par les travailleurs. Cela ne veut pas dire que la classe ouvrière — ou les syndicats, ou un parti de la classe ouvrière (c’est-à-dire un parti qui prétende la représenter) — organise l’économie et ait un contrôle ultime sur le travail. Cela ne veut pas dire non plus, à une échelle plus petite, que le personnel d’une usine puisse élire le directeur ou voir les comptes. Cela veut simplement dire que les gens qui ont une tâche particulière contrôlent totalement et directement ce qu’ils font, sans patrons ni directeurs ni inspecteurs. Certains peuvent faire de bons coordinateurs, et ils peuvent se borner à faire de la coordination, mais il n’est pas nécessaire qu’ils aient aucun pouvoir sur ceux qui fournissent le travail réel. D’autres peuvent être paresseux ou inefficaces, mais il y en a déjà aujourd’hui. Il faut arriver à avoir le plus grand contrôle possible sur son propre travail, aussi bien que sur sa propre vie.
Ce principe s’applique à toutes les sortes de travail — aux champs comme en usine, dans de grandes ou de petites entreprises, à des tâches qualifiées ou non, et à des travaux salissants comme aux professions libérales — et ce n’est pas qu’une mesure utile pour rendre les ouvriers heureux, mais c’est un principe fondamental pour toute économie libérée. On objectera immédiatement que le contrôle total des travailleurs mènera à une compétition désastreuse entre les divers lieux de travail et à la production de biens inutiles ; on répondra immédiatement que le manque total de contrôle ouvrier conduit exactement à cette situation. Ce qu’il faut, c’est une planification intelligente, et malgré ce que l’on semble penser celle-ci ne repose pas sur un contrôle plus étendu au sommet mais sur une information plus étendue à la base.
La plupart des économistes se sont préoccupés de la production plus que de la consommation — de la fabrication des biens plutôt que de leur utilisation. Les gens de gauche et de droite veulent tous que la production augmente, soit pour que les riches s’enrichissent, soit pour que l’État se renforce, et il en résulte une surproduction côtoyant la pauvreté, une productivité croissante avec un chômage croissant, de plus hauts bâtiments administratifs en même temps qu’une crise du logement, de plus grandes moissons à l’hectare avec de plus en plus d’hectares en friche. Les anarchistes se préoccupent plus de la consommation que de la production — de l’utilisation des biens pour satisfaire les besoins de tous plutôt que pour augmenter les profits des riches et des puissants.
LE NECESSAIRE ET LE SUPERFLU
Une société qui prétend à la décence ne peut pas autoriser l’exploitation des besoins fondamentaux. On peut admettre que les objets de luxe soient achetés et vendus, puisqu’on a le choix de les utiliser ou non ; mais les objets nécessaires ne sont pas de pures marchandises, puisqu’on n’a pas le choix de les utiliser ou non. S’il faut retirer quelque chose du marché commercial et des mains des groupes monopolistiques, c’est bien certainement la terre sur laquelle nous vivons, la nourriture qui y pousse, les maisons qui y sont construites, et les choses essentielles qui constituent la base matérielle de la vie humaine — vêtements, outils, meubles, essence, etc. Il est aussi évident que, lorsqu’une chose nécessaire est abondante, chacun devrait pouvoir en prendre autant qu’il en a besoin ; mais, lorsque quelque chose manque, il devrait y avoir un système de rationnement adopté librement, de telle sorte que chacun ait une part équitable. Il y a évidemment quelque chose de faux dans un système où gaspillage et pénurie se côtoient, où certains ont plus que le nécessaire tandis que d’autres manquent de tout.
Par dessus tout, il est clair que le premier devoir d’une société saine est d’éliminer la rareté des biens indispensables — comme le manque de nourriture dans les pays sous-développés et le manque de logements dans les pays développés — par l’utilisation des connaissances techniques et des ressources sociales. Si les qualifications et la force de travail existant en Angleterre ou en France, par exemple, étaient convenablement utilisées, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse produire assez de nourriture et construire assez de maisons pour nourrir et loger toute la population. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, parce que la société actuelle a d’autres priorités, mais ce n’est pas impossible. On a prétendu à une époque qu’il était impossible que chacun soit habillé convenablement, et les pauvres portaient des guenilles ; maintenant, on dispose d’une quantité de vêtements, et on pourrait aussi disposer d’une quantité d’autres choses.
Le luxe par un étrange paradoxe, est aussi nécessaire, mais ce n’est pas une nécessité de base. Le second devoir d’une société saine est de rendre le luxe accessible librement bien que ce soit un domaine où l’argent pourrait avoir encore une fonction utile à, condition qu’il ne soit pas distribué selon le système ridicule des pays capitalistes, ou le système encore plus absurde des pays communistes. Le problème essentiel est que chacun ait accès librement et également au luxe. Mais l’homme ne vit pas de pain seulement, ni même de gâteaux. Les anarchistes ne voudraient pas voir toutes les activités de loisir, intellectuelles, culturelles, etc., aux mains de la société — même de la société la plus libertaire. Néanmoins, il y a des activités qui ne peuvent être laissées aux individus groupés en associations libres mais qui doivent être gérées par la société tout entière. Ce sont les services sociaux, l’entraide au-delà des limites de la famille et des amis, en dehors du lieu d’habitation ou de travail. Examinons trois de ces services.
LA SOCIETE DU BIEN-ETRE
L’éducation est très importante dans les sociétés humaines, parce que l’homme met beaucoup de temps à, grandir et à apprendre les faits et les techniques nécessaires à la vie sociale, et les anarchistes se sont toujours beaucoup intéressés aux problèmes de l’éducation. Plusieurs penseurs anarchistes ont apporté des contributions de valeur à la théorie et à la pratique de l’éducation, et plusieurs réformateurs de l’éducation ont eu des tendances libertaires — de Rousseau et Pestalozzi à Montessori, A. S. Neill et Freinet. Des idées sur l’éducation que l’on croyait utopiques sont maintenant intégrées à l’enseignement tant publie que privé, et l’éducation est peut-être le domaine de la société le plus enthousiasmant pour ceux qui veulent mettre l’anarchisme en pratique. Si on nous dit que l’anarchisme est une idée attrayante mais inapplicable, nous n’avons qu’à montrer une école d’avant-garde, une classe d’adaptation pratiquant des méthodes actives, un club de jeunes autogéré. Cependant, même le meilleur système d’éducation reste contrôlé par les gens en place : enseignants, directeurs, administrateurs, inspecteurs, etc. Les adultes concernés par l’éducation ont généralement tendance à en contrôler toutes les formes ; en vérité, il n’est pas nécessaire qu’elle soit contrôlée par eux, ni à plus forte raison par les gens qui n’ont rien à y voir.
Les anarchistes voudraient que les réformes actuelles de l’enseignement aillent beaucoup plus loin. Il ne faudrait pas seulement abolir la discipline stricte et les châtiments, il faudrait abolir toute discipline et toute punition. Il ne faudrait pas seulement que les institutions d’enseignement soient délivrées du pouvoir des autorités extérieures, mais les élèves eux-mêmes devraient être délivrés du pouvoir des enseignants et des directeurs. Dans une relation éducative saine, le fait que l’un en sache plus que l’autre n’est pas une raison pour que l’enseignant ait une autorité quelconque sur l’enseigné. Le statut des maîtres dans la société actuelle est basé sur l’âge, la force, l’expérience, la loi ; mais le seul statut que devraient avoir les maîtres devrait être basé sur leurs connaissances dans un domaine et leur capacité de l’enseigner, et finalement sur leur capacité d’inspirer l’admiration et le respect. Il ne faut pas tant un pouvoir étudiant bien qu’il soit un utile correctif au pouvoir des enseignants et des bureaucrates — qu’un « contrôle ouvrier » exercé par tous ceux qui sont concernés par une institution éducative. Le problème essentiel est de briser le chaînon entre enseigner et gouverner, et de libérer l’éducation.
Cette rupture est en fait beaucoup plus proche dans le service médical que dans l’enseignement. Les docteurs ne sont plus des magiciens, les infirmières ne sont plus des saintes ; et dans bien des pays — en particulier en Angleterre — le droit aux soins médicaux gratuits est garanti. Ce qui est nécessaire, c’est une extension du principe de liberté économique au côté politique de la médecine. Il faudrait qu’on puisse aller partout à l’hôpital sans payer, et il faudrait aussi qu’on puisse travailler dans les hôpitaux sans hiérarchie. Une fois de plus, il faut un contrôle exercé par tous les travailleurs employés dans une institution médicale. De même que l’enseignement est fait pour les élèves, de même les services médicaux sont faits pour les patients.
Le traitement de la délinquance a aussi beaucoup progressé, mais il est encore loin d’être satisfaisant. Que pensent les anarchistes de la délinquance ? En premier lieu, ils considèrent que la plupart de ceux qu’on appelle criminels sont comme les autres gens juste un peu plus pauvres, plus faibles, plus fous, plus malchanceux ; en second lieu, que ceux qui nuisent sans cesse aux autres ne devraient pas être punis à leur tour, mais qu’il faudrait prendre soin d’eux. Les plus grands criminels ne sont pas les cambrioleurs mais les patrons, pas les gangsters mais les gouvernants, pas les meurtriers mais ceux qui exterminent les masses. Quelques injustices mineures sont mises au pilori et punies par l’État, tandis que les plus grandes injustices de la société actuelle sont dissimulées et même commises par l’État lui-même. En général, la punition cause un plus grand mal à la société que le crime ; elle est plus systématique, mieux organisée, et beaucoup plus efficace. Néanmoins, même la société la plus libertaire devra se protéger contre quelques personnes, et cela impliquera forcément une certaine contrainte. Mais le traitement propre de la délinquance fera partie du système éducatif et curatif et ne sera pas un système pénal institutionnalisé. En dernier ressort, on n’imposera pas l’emprisonnement ni la mort, mais le boycott ou l’expulsion.
LE PLURALISME
Le contraire peut aussi arriver. Un individu ou un groupe peut refuser de se joindre à la meilleure société possible, ou il peut insister pour la quitter ; rien ne saurait l’arrêter. Théoriquement, un homme peut subvenir seul à ses besoins, bien qu’en pratique il dépende de la communauté qui lui fournit du matériau et prend ses produits en échange ; il est donc difficile de se suffire littéralement à soi-même. Une société collectiviste ou communiste devra tolérer et même encourager les zones d’individualisme. Ce qui serait inacceptable, ce serait qu’une personne indépendante essaie d’exploiter la force de travail des autres en les engageant à des salaires injustes, ou qu’elle échange des produits à de faux prix. Cela ne doit pas arriver, parce qu’on ne travaillera généralement pas ni n’achètera de produits au profit d’autrui, mais seulement au sien propre ; et de même qu’aucune loi n’interdira l’appropriation, aucune n’interdira l’expropriation — on pourra prendre ce qu’on voudra à autrui, niais il pourra le reprendre. L’autorité et la propriété pourront difficilement être retrouvées par des individus isolés.
Un plus grand danger peut venir de groupes indépendants. Une communauté séparée pourra facilement exister dans une société, et pourra provoquer de graves tensions ; si elle retourne au système de propriété et d’autorité, ce qui pourra augmenter le standard de vie d’une minorité, d’autres seront tentés de rejoindre les séparatistes, particulièrement si la société dans son ensemble traverse une dure période.
Mais une société libre doit être pluraliste, et tolérer non seulement des différences d’opinion sur la manière de pratiquer la liberté et l’égalité, mais encore des déviations à sa théorie de la liberté et de l’égalité. La seule condition devrait être que personne ne soit forcé d’adhérer à aucune tendance contre son gré, et il faudra là une sorte de contrainte pour protéger même la plus libertaire des sociétés. Mais les anarchistes veulent remplacer la société de masse par une masse de sociétés, vivant ensemble aussi librement que leurs membres. Le plus grand danger pour les sociétés libres qui ont existé n’a pas été la régression intérieure mais l’agression extérieure, et le vrai problème n’est pas tant de savoir comment faire marcher une société libre que de savoir comment la faire démarrer.
REVOLUTION OU REFORME
Les anarchistes ont traditionnellement été partisans d’une révolution violente pour établir une société libre, mais certains d’entre eux ont rejeté la violence, ou la révolution, ou les deux à la fois la violence est si souvent suivie d’une contre-violence, et la révolution d’une contre-révolution. D’autre part, peu d’anarchistes ont été partisans de simples réformes, car ils estimaient que, tant que le système d’autorité et de propriété existe, des changements superficiels ne mettront jamais en danger l’infrastructure de la société. Le difficile, c’est que ce que les anarchistes veulent est bien révolutionnaire, mais une révolution n’amènera pas nécessairement — et même probablement pas — ce qu’ils veulent. Voilà pourquoi les anarchistes se sont souvent résolus à des actions désespérées ou sont tombés dans une inactivité sans espoir.
Pratiquement, la plupart des disputes entre les anarchistes réformistes et révolutionnaires sont vaines, car seuls les révolutionnaires les plus fanatiques refusent d’accueillir favorablement les réformes, tous savent bien que leur action ‘ne mènera généralement à, rien de plus qu’à des réformes et tous les réformistes savent que leur action mène en général à une sorte de révolution. Ce que les anarchistes veulent, c’est une pression constante qui amène la conversion des individus, la formation de groupes, la réforme d’institutions, le soulèvement du peuple, et la destruction de l’autorité et de la propriété. Si cela arrivait sans désordre, cela comblerait nos voeux ; mais ça n’est jamais arrivé, et n’arrivera probablement jamais. Vient le moment où il faut sortir et affronter les forces de l’État dans son quartier, au travail, dans les rues — et si l’État est vaincu il faudra d’autant plus continuer à agir pour empêcher l’établissement d’un nouvel État et pour commencer à construire une société libre. Il y a une place pour chacun dans ce processus, et tous les anarchistes trouveront quelque chose à faire dans le combat pour obtenir ce qu’ils veulent.
QUE FONT LES ANARCHISTES ?
La première chose que font les anarchistes, c’est penser et parler. Peu de gens sont anarchistes de naissance, et c’est une expérience troublante de le devenir, qui implique un considérable bouleversement émotif et intellectuel. Un anarchiste conscient est toujours dans une situation difficile (à peu près, disons, comme un athée dans lEu rope médiévale) ; c’est difficile de franchir les barrières de la pensée et de persuader les gens que la nécessité du gouvernement (comme l’existence de Dieu) ne va pas de soi, mais peut être mise en question et même rejetée. Un anarchiste doit élaborer complètement une nouvelle vision du monde et une nouvelle manière d’y agir ; cela se fait en général dans des conversations avec des gens qui sont anarchistes ou proches de l’anarchisme, particulièrement dans des groupes ou des activités de gauche.
D’ailleurs, même l’anarchiste le plus dogmatique a des contacts avec des non-anarchistes, et ces contacts sont inévitablement autant d’occasions de diffuser ses idées. Dans sa famille, avec ses amis, chez lui, au travail, tout anarchiste qui n’est pas uniquement « philosophique » est forcément influencé. Sans que ce soit absolu, les anarchistes sont en général moins ennuyés que les autres gens par des problèmes tels que la fidélité de leur conjoint, l’obéissance de leurs enfants, le conformisme de leurs voisins ou la ponctualité de leurs collègues. Les employés et les citoyens anarchistes aiment moins faire ce qu’on leur dit, et les enseignants et les parents aiment moins obliger les autres à faire ce qu’ils leurs disent. Un anarchisme qui ne transparaît pas dans la vie privée n’est pas vraiment digne de confiance.
Il suffit à quelques anarchistes d’avoir leurs idées et de limiter leurs opinions à leur propre vie, mais la plupart veulent aller plus loin et influencer autrui. Dans des discussions sur des problèmes sociaux ou politiques, ils amènent le point de vue libertaire, et dans les luttes publiques ils défendent la solution libertaire. Mais, pour avoir un impact réel, il faut travailler avec d’autres anarchistes ou dans un groupe politique qui ait une base plus permanente que la Simple rencontre au hasard. C’est le commencement de l’organisation, qui mène à la propagande et finalement à l’action.
L’ORGANISATION ET LA PROPAGANDE
La forme initiale de l’organisation anarchiste est le groupe de discussion. S’il se révèle viable, il se développera dans deux directions — il créera des liens avec d’autres groupes, et il élargira son champ d’activité. Les liens avec d’autres groupes peuvent finalement mener à une espèce de fédération qui coordonnera les actions et en entreprendra de plus ambitieuses. L’activité anarchiste commence normalement par de la propagande pour amener à l’idée anarchiste de base. Il y a deux façons principales de le faire — la propagande par la parole et la propagande par le fait.
Us mots peuvent être écrits ou dits. Aujourd’hui, les discours sont moins entendus qu’autrefois, mais les réunions publiques — en salle ou à l’extérieur — restent une bonne méthode pour atteindre directement les gens. Le stade final, lorsqu’on devient anarchiste, est normalement hâté par des contacts personnels, et une assemblée peut en fournir l’occasion. Autant qu’à des assemblées spécifiquement anarchistes, il vaut la peine d’assister à d’autres réunions pour y amener le point de vue libertaire, en prenant part aux discours ou en les interrompant.
Le véhicule de la parole le plus perfectionné aujourd’hui est évidemment la radio et la télévision. Mais ce sont des moyens de propagande assez peu satisfaisants, car ils ne sont pas faits pour communiquer des idées peu familières ou expliquer des positions politiques. L’anarchisme passera plus efficacement à la radio si on raconte une histoire dont on suggère la morale. C’est vrai aussi d’autres moyens de diffusion comme le cinéma ou le théâtre, par lesquels des personnes douées peuvent faire une propagande extrêmement efficace. En général, cependant, les anarchistes n’ont pas su utiliser ces moyens comme on aurait pu le souhaiter.
De toute façon, aussi efficace que soit la propagande par la parole, les écrits sont nécessaires pour compléter le message, et c’est la forme de propagande, hier comme aujourd’hui, la plus fréquente. L’idée d’une société sans gouvernement a pu exister de façon souterraine pendant des siècles et émerger occasionnellement dans des mouvements populaires radicaux, mais ce sont des écrivains comme Godwin, Proudhon, Stirner qui l’ont pour la première fois fait connaitre à des milliers de lecteurs. Et lorsque l’idée prit racine et s’exprima dans des groupes organisés, alors on vit paraitre ce déluge de journaux et de brochures qui reste le principal moyen de communication dans le mouvement anarchiste. Certaines de ces publications furent excellentes ; la plupart furent plutôt médiocres ; mais elles ont été essentielles pour affirmer que le mouvement ne se repliait pas sur lui-même mais maintenait un dialogue constant avec le monde extérieur. Une fois de plus, autant que de produire des oeuvres spécifiquement anarchistes, il vaut la peine de contribuer à d’autres périodiques et d’écrire d’autres livres pour proposer un point de vue libertaire à des lecteurs non anarchistes.
Mais les mots, dits et écrits, même nécessaires, ne suffisent jamais. Nous pouvons parler et écrire en termes généraux autant que nous voulons, cela ne nous mènera à rien de soi-même. Il faut donc aller au-delà de la simple propagande de deux manières — en discutant des problèmes particuliers au bon moment et d’une manière immédiatement efficace, ou en attirant l’attention par quelque chose de plus spectaculaire que de simples paroles. La première manière est l’agitation, la seconde la propagande par le fait.
L’agitation est le lieu où la théorie politique affronte la réalité politique. L’agitation anarchiste est utile lorsque les gens sont particulièrement réceptifs à ce qu’elle propose à cause d’une tension dans le système étatique — pendant des guerres civiles ou nationales, des campagnes contre l’oppression ou des scandales publics -, et elle consiste essentiellement en une propagande ramenée sur terre et rendue réalisable. Dans une situation où la prise de conscience est rapide, les gens ne s’intéressent pas tant à des spéculations générales qu’à des propositions spécifiques. C’est l’occasion de montrer en détail ce qui est faux dans le système actuel et comment l’améliorer. L’agitation anarchiste a parfois été efficace, en particulier en France, en Espagne et aux Etats-Unis avant la première guerre mondiale, en Russie, en Italie et en Chine après la première guerre, en Espagne dans les années 30.
L’idée de la propagande par le fait est souvent mal comprise, tant par les anarchistes que par leurs adversaires. Lorsque cette expression fut utilisée pour la première fois (dans les années 1870), elle signifiait manifestations, émeutes, soulèvements, interprétés comme des actions symboliques destinées à gagner une publicité utile plutôt que des succès immédiats. L’essentiel était que la propagande ne consiste pas seulement en paroles sur ce qui devait être fait mais aussi en informations sur ce qui s’était passé. Cela ne signifiait pas à l’origine et ne signifie toujours pas violence, encore moins assassinat ; mais, après la vague d’attentats anarchistes dans les années 1890, la propagande par le fait a été identifiée dans l’esprit populaire à des actes personnels de violence, et cette image ne s’est pas encore effacée.
Cependant, pour la plupart des anarchistes aujourd’hui, la propagande par le fait est plutôt de nature non violente, ou au moins sans violence, et s’oppose aux bombes plutôt qu’elle ne les défend. Elle est en fait revenue à sa signification première, bien qu’elle ait tendance actuellement à prendre différentes formes — « sit-ins », grèves sur le tas, occupations, chahuts organisés et manifestations sauvages. La propagande par le fait n’est pas nécessairement illégale, mais elle l’est souvent. La désobéissance civile est un type particulier de propagande par le fait qui implique l’infraction ouverte et délibérée aux lois pour attirer l’attention. Beaucoup d’anarchistes ne l’aiment guère, parce que c’est une provocation délibérée à la répression, ce qui est contraire au principe anarchiste d’éviter tout contact volontaire avec les autorités ; mais à certains moments les anarchistes ont trouvé que la désobéissance civile était une forme utile de propagande.
L’agitation, surtout quand elle réussit, et la propagande par le fait, surtout quand elle est illégale, vont beaucoup plus loin que la simple propagande. L’agitation incite à l’action, et la propagande par le fait implique l’action ; c’est là que les anarchistes entrent dans le domaine de l’action, et que l’anarchisme devient une chose sérieuse.
L’ACTION
Le passage de la théorie anarchiste à son application pratique exige un changement de l’organisation. Le groupe typique de discussion ou de propagande, qui est facilement ouvert à la participation extérieure et à l’observation par les autorités, et qui est fondé sur la libre action de chacun, devient plus exclusif et plus formel. C’est un moment dangereux, puisque une attitude trop rigide conduit à être autoritaire et sectaire, tandis qu’une attitude trop lâche conduit ô, être confus et irresponsable. C’est encore plus dangereux du fait que, dès que l’anarchisme devient une chose sérieuse, les anarchistes deviennent une sérieuse menace pour les autorités, et que la vraie persécution commence.
La forme habituelle d’action anarchiste est l’agitation en particulier en participant à une campagne. Celle-ci peut être réformiste, lutter pour quelque chose qui ne changera pas tout le système, ou révolutionnaire, pour un changement du système lui-même ; elle peut être légale ou illégale, ou les deux à la fois, violente, non violente, ou simplement sans violence. Elle peut avoir une chance de réussir ou aucune dès le départ. Les anarchistes peuvent être des acteurs importants ou même les acteurs principaux de cette campagne, ou ils peuvent simplement être un des nombreux groupes qui y participent. On pense tout de suite à une grande variété de possibilités d’action, et depuis un siècle les anarchistes les ont toutes essayées. La forme d’action qui a été la plus heureuse et la plus typique est l’action directe.
L’idée de l’action directe est elle aussi souvent mal comprise, tant par les anarchistes que par leurs adversaires. Lorsque cette expression fut utilisée pour la première fois (dans les années 1890), elle ne signifiait pas autre chose que le contraire de l’action « politique » — c’est-à-dire parlementaire — ; et dans le contexte du mouvement ouvrier, cela signifiait action « industrielle », en particulier grèves, boycottage et sabotage, que l’on voyait comme des préparations et des répétitions de la révolution. L’essentiel était que l’action ne soit pas effectuée indirectement par des représentants mais directement par ceux qui sont le plus étroitement englobés dans une situation, qu’elle porte directement sur cette situation, et qu’elle soit destinée à aboutir à un certain succès plutôt qu’à une simple publicité.
Cela pourrait sembler assez clair, mais on a souvent confondu l’action directe avec la propagande par le fait et surtout avec la désobéissance civile. En réalité, la technique de l’action directe a été développée dans le mouvement syndicaliste français en réaction contre les techniques extrémistes de la propagande par le fait ; plutôt que de se laisser entraîner à des mouvements spectaculaires mais inefficaces, les syndicats avancèrent dans le travail terne mais efficace du moins en théorie. Mais à mesure que le mouvement syndicaliste croissait et entrait en conflit avec le système en France, en Espagne, en Italie, aux Etats-Unis et en Russie, l’action directe se mit à prendre la même fonction que les actes de propagande par le fait. Puis, lorsque Gandhi donna le nom d’action directe à ce qui était en fait une forme non violente de désobéissance civile, les trois phases se confondirent et finirent par signifier presque la même chose — toute forme d’activité politique qui s’oppose à la loi ou du moins se place en dehors des règles constitutionnelles.
Toutefois, pour la plupart des anarchistes, l’action directe garde son sens originel, quoiqu’à côté des formes traditionnelles elle en adopte de nouvelles — occupation de bases militaires, d’universités, de maisons inhabitées, d’usines, par exemple. Ce qui la rend particulièrement attrayante, c’est qu’elle est adéquate aux principes libertaires autant qu’à, elle-même. La plupart des formes d’action politique par des groupes d’opposition ont polir but de prendre le pouvoir : quelques groupes utilisent les techniques de l’action directe, mais dès qu’ils prennent le pouvoir il les abandonnent et de plus interdisent à d’autres groupes de les utiliser. Les anarchistes sont partisans de l’action à tous moments ; ils y voient l’action naturelle, l’action qui se renforce elle-même et augmente à mesure qu’on l’utilise, l’action qui peut être employée pour créer et faire vivre une société libre.
Mais il y a des anarchistes qui ne croient pas en la possibilité de créer une société libre, et par conséquent leurs actions diffèrent de celles ci-dessus. Une des tendances pessimistes les plus fortes dans l’anarchisme est le nihilisme. Ce mot fut créé par Tourguéniev (dans son roman Pères et fils) pour décrire l’attitude sceptique et méprisante des jeunes populistes russes il y a un siècle, mais il se mit à signifier le point de vue qui dénie toute valeur non seulement à l’Etat ou la morale dominante, mais à la société et à l’humanité même ; pour le nihiliste rigoureux, rien n’est sacré, pas même lui — ainsi il fait un pas de plus que l’égoïste le plus convaincu.
Une forme extrême d’action inspirée par le nihilisme est le terrorisme pour lui-même plutôt que par revanche ou par propagande. Les anarchistes n’ont pas le monopole de la terreur, mais elle a souvent été très prisée dans quelques sections du mouvement. Après l’expérience frustrante que représente le prêche d’une théorie minoritaire dans une société hostile ou souvent indifférente, il est tentant d’attaquer physiquement cette société. Cela ne peut pas changer grand chose à l’hostilité, mais cela empêchera sûrement l’indifférence ; qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent, voilà la ligne de pensée terroriste. Mais si l’assassinat raisonné a été improductif, la terreur au hasard a été contre-produisante, et ce n’est pas trop dire que rien n’a causé plus de tort à l’anarchisme que le courant de violence psychopathe qui l’a toujours traversé et le traverse encore.
Une forme atténuée d’action inspirée par le nihilisme est la bohème, qui est un phénomène constant même si son nom semble changer à. chacun de ses avatars. Elle aussi a été prisée dans quelques sections du mouvement anarchiste, et bien sûr aussi en dehors. Au lieu d’attaquer la société, le bohème s’en échappe — quoique, tout en vivant sans se conformer aux valeurs de cette société, il vit en général par elle et en elle. On a dit beaucoup de bêtises à ce sujet. Les bohèmes peuvent être des parasites, mais c’est vrai de bien d’autres gens. D’autre part, ils ne font de mal à personne, sauf à eux-mêmes, ce qui n’est pas vrai de pas mal de monde. Ce qu’on peut dire de mieux à leur sujet, c’est qu’ils peuvent faire du bien en s’amusant et en mettant en question les idées reçues d’une manière ostentatoire mais innocente. Ce qu’on peut dire de pire, c’est qu’il ne peuvent pas réellement changer la société et risquent de perdre leur énergie en essayant de le faire ; or, pour beaucoup d’anarchistes, c’est là le problème central de l’anarchisme.
Une manière plus adéquate et constructive de s’évader de la société, c’est de la quitter et d’organiser une nouvelle communauté autarcique. A certains moments, cela a été un phénomène très répandu, parmi des enthousiastes religieux au Moyen-Age, par exemple, et parmi différents groupes plus récemment, en particulier en Amérique du Nord et en Palestine. Les anarchistes ont été touchés par cette tendance autrefois, mais plus guère aujourd’hui ; comme les autres groupes de gauche, ils préfèrent organiser leur propre communauté informelle, basée sur un noyau de gens vivant et travaillant ensemble à l’intérieur de la société, plutôt que d’en sortir. On peut y voir le noyau d’une nouvelle forme de société grandissant à l’intérieur des vieilles formes, ou bien une forme viable de refuge contre les exigences de l’autorité, acceptable pour le commun des mortels.
Il y a une autre forme d’action basée sur une vue pessimiste de l’avenir de l’anarchisme, c’est la protestation permanente. Selon ce point de vue, il n’y aucun espoir de changer la société, de détruire le système étatique, ni de mettre l’anarchisme en pratique. L’important n’est pas l’avenir, l’adhésion stricte à un idéal fixé et l’élaboration soignée d’une belle utopie, mais le présent, la reconnaissance tardive d’une amère réalité et la résistance constante à une situation affreuse. La protestation permanente est la théorie de beaucoup d’anciens anarchistes qui n’ont pas renoncé à ce qu’ils croyaient mais n’ont plus d’espoir de réussir ; c’est aussi la pratique de beaucoup d’anarchistes actifs qui gardent intact ce à quoi ils croient et continuent comme s’ils espéraient toujours réussir, mais qui savent consciemment ou inconsciemment qu’ils ne verront jamais le succès. Ce que les anarchistes ont fait au siècle dernier peut être décrit comme une protestation permanente, quand on regarde en arrière ; mais c’est tout aussi dogmatique de dire que rien ne va jamais changer que de dire que tout doit inévitablement changer, et personne ne peut dire si la protestation deviendra efficace, et si le présent va soudain nous devancer. La distinction réelle tient à ce que la protestation permanente est considérée comme action d’arrière-garde dans un cas sans espoir, tandis que la plus grande partie de l’activité anarchiste est vécue comme une action d’avant-garde, ou au moins d’éclaireur, dans un combat que nous pouvons ne pas gagner et qui peut ne jamais finir, mais qui vaut toujours la peine d’être mené.
Les meilleures tactiques dans ce combat sont celles qui sont conformes à la stratégie générale de la guerre pour la liberté et l’égalité, depuis les escarmouches de guérilla dans la vie privée jusqu’aux batailles rangées dans les plus grandes luttes sociales. Les anarchistes sont presque toujours une petite minorité, ils ont donc rarement le choix du champ de bataille, mais ils doivent combattre partout où il y a de l’action. En général, les occasions les plus réussies ont été celles où l’agitation des anarchistes a conduit à leur participation à de plus larges mouvements de gauche — en particulier dans le mouvement ouvrier, mais aussi dans des mouvements antimilitaristes ou même pacifistes dans des pays se préparant à des guerres ou y participant, dans des mouvements anticléricaux ou humanistes en pays religieux, des mouvements pour la libération nationale ou coloniale, pour l’égalité raciale ou sexuelle, pour la réforme légale ou pénale, ou pour les libertés civiles en général.
Une telle participation implique inévitablement une alliance avec des groupes non anarchistes et certains compromis, et ceux qui s’engagent profondément dans de telles actions courent toujours le risque d’abandonner même l’anarchisme. D’autre part, refuser de courir ce risque signifie en général stérilité et sectarisme, et il semble que l’influence du mouvement anarchiste a toujours été proportionnelle à son engagement. La contribution particulière des anarchistes dans de telles occasions a deux aspects — insister sur le but d’une société libertaire, et insister pour que des méthodes libertaires soient utilisées pour y parvenir. C’est en fait une seule contribution, car ce que nous pouvons suggérer de plus important n’est pas seulement que la fin ne justifie pas les moyens, mais aussi que les moyens déterminent la ‘ fin — les moyens sont des fins, dans la plupart des cas. Nous pouvons être sûrs de nos propres actions, mais pas de leurs conséquences.
Les anarchistes trouvent une bonne occasion de donner à la société un élan vers l’anarchisme : c’est la participation active sur de telles bases à des mouvements non sectaires comme le Mouvement du 22 mars en France, le S.D.S. en Allemagne, les Provos en Hollande, le Comité des 100 en Angleterre, les Zengakuren au Japon, et les différents groupes pour les droits civiques, la résistance à la guerre et pour le pouvoir étudiant aux Etats-Unis. Autrefois, la meilleure occasion pour un mouvement réel vers l’anarchisme était bien sûr dans es épisodes de syndicalisme militant en France, en Espagne, en Italie, aux Etats-Unis et en Russie, et par-dessus tout dans les révolutions russe et espagnole ; aujourd’hui, elle ne réside plus tellement dans les révolutions violentes et autoritaires d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine, mais plutôt dans des soulèvements insurrectionnels comme ceux de Hongrie en 1956 et de France en 1968.