#title Negrisme & *Tute bianche* : une contre-révolution de gauche #SORTtopics Negri, negrisme, Italie, contre-révolution #date 2004 #source Consulté le 4 septembre 2016 de [[http://mutineseditions.free.fr/negrisme/negrindex.html][mutineseditions.free.fr]] #lang fr #pubdate 2016-09-04T11:37:15 #notes Si vous pensez que « la prochaine grève sera la grève sur Internet », que « la démocratie économique est sans doute le régime d’accumulation le “moins mauvais possible” », que le revenu universel de citoyenneté permettrait enfin « la mobilité sectorielle, la “souplesse” des créations d’entreprise, l’investissement dans les secteurs à haute technologie », qu’à Gênes « la multitude des photos se révèle une arme bien plus acérée qu’une matraque », que Chirac a été élu par « le vote de la multitude », vous êtes peut-être un negriste qui s’ignore.
Si vous pensez que les Tute bianche (aujourd’hui Disobbedienti) sont de sympathiques jeunes des centres sociaux italiens qui luttent pour changer le monde et non pas des balances, des récupérateurs et des pacificateurs ; si vous estimez que Toni Negri est un grand penseur qui essaie de tracer des perspectives antagoniques pour le mouvement et non pas qu’il est le théoricien de la dissociation politique, de la soumission à l’ordre et aux nuisances capitalistes ou l’apôtre de la collaboration avec les institutions, vous êtes certainement un negriste qui ne s’ignore pas.
Aux autres, nous proposons un bref tour d’horizon qui va de Barbares (analyse et critique d’Empire) aux pratiques des Tute bianche à Rome ou à Gênes, en passant par un portrait de Negri, des extraits de textes de ses épigones français et une présentation de leurs idées en guise d’introduction. [Quatrième de couverture] #SORTauthors Crisso/Odoteo, Griphos, Manconi Luigi #author collectif *** La contre-révolution negriste en france Août 2004.
Pourquoi publier une brochure autour des théories d’Antonio Negri , de sa branche activiste en Italie (les Tute bianche devenues Disobbedienti après Gênes en juillet 2001) et de ses acolytes français ? L’auteur d’Empire est peu connu ici, bien que certains de ses concepts comme précisément l’Empire ou le revenu garanti se répandent de plus en plus. Le fait est que ce vieux routier des cénacles universitaires élabore actuellement, avec tous ses disciples, ses associés et ses propagateurs, le programme de gauche du capital en proposant un kit alternatif à la subversion des plus instructifs puisqu’il nous parle à la fois des craintes de la domination et des réformes contre-révolutionnaires susceptibles d’endiguer une révolte qui parviendrait à se faire contagieuse, avant qu’il ne soit trop tard.
Si nous n’avons pas l’illusion de penser que des théories puissent influencer unilatéralement des mouvements, nous pensons par contre que celles de Negri correspondent aux intérêts de la domination, c’est-à-dire redonner une stabilité à cet “Empire menacé de partout”. A travers de nouvelles médiations (le pouvoir constituant et ses porte-paroles médiatiques), un contrôle social plus raffiné (revenu garanti et nouvelles technologies), des réformes économiques (un nouveau New Deal) et politiques (une “démocratie européenne”, de “nouveaux droits universels de citoyenneté”), les negristes tentent en effet de forger, malgré leur usage abscons du langage, de nouveaux outils préventifs pour garantir l’ordre social.
Les textes de cette brochure ont tous été écrits par des compagnons italiens et publiés soit directement là-bas, soit comme notes destinées à préciser la feinte radicalité dont les negristes sont parfois porteurs au-delà des Alpes : le “portrait craché” de Negri a été rédigé à l’occasion de la publication de la traduction de Barbari (livre italien qui analyse, critique et répond à Empire) aux Etats-Unis, où ses années de prison conféraient une aura au personnage, et l’article sur les pratiques des Tute bianche lors d’une manifestation à Rome a été écrit pour un journal parisien de précaires, au moment où ces bouffons en blanc —véritables balances para-institutionnelles— jouissaient d’une réputation de radicaux, notamment forgée par le réseau antifasciste libertoïde No Pasaran.[1] Nous avons simplement rajouté à ces différents textes un recueil de citations de negristes français extraites de publications qui se sont implantées ici dans les bonnes bibliothèques universitaires et dans les poches des partisans du prêt-à-penser qui fait intelligent. S’il reste tout un travail bien plus complet à mener sur toutes les conséquences pratiques du negrisme en Italie (dont la diffusion de la dissociation politique, le rôle de pacification sociale dans les villes à travers les centres sociaux, de constitution d’une base électorale pour une gauche italienne en faillite, d’auxiliaires de police lors des manifestations), revenons à présent sur les épigones français du théoricien de Padoue.
Comme en Italie, où les negristes sont issus politiquement des groupes de l’Autonomie ouvrière de la fin des années 70,[2] une partie des negristes français était déjà active à la même époque dans la sphère de l’autonomie parisienne. Si on suit par exemple le fil rouge de la revendication pour “un revenu minimum garanti”, un Laurent Guilloteau (aujourd’hui activiste à AC!, dans la coordination Ile-de-France des intermittents du spectacle et membre du comité de rédaction de Multitudes) ou un Yann Moulier-Boutang (aujourd’hui aux Verts, professeur à sciences-po et directeur de publication de Multitudes) militaient déjà ensemble dans les premiers collectifs de chômeurs en 1978–79[3] avant de promouvoir le revenu garanti au sein de la revue CASH (1984–1989) puis du Collectif d’agitation pour un revenu garanti optimal (CARGO, né en 1994, aujourd’hui dissous) avant de participer à la rédaction de dossiers sur ce thème dans Vacarme, Chimères ou Multitudes. C’est donc un travail de longue haleine qui a été entrepris pour le promouvoir, à la fois théorique en épuisant tous les arguments possibles —jusqu’à défendre la relance de la consommation[4]— et pratique, en s’investissant dans les luttes de chômeurs —jusqu’à signer un appel pour un revenu garanti stipulant que chaque bénéficiaire devrait s’engager à ne pas refuser plus de deux offres d’emploi (CASH) ou infiltrant AC! à Paris par un activisme néo-léniniste forcené (CARGO). Finalement, cette longue marche des petits soldats du néo-keynésianisme et du contrôle accru de l’Etat a abouti à placer de petites louches de revenu garanti chez ...une partie de la mouvance libertaire organisée,[5] toujours en quête de “mesures concrètes” à défendre à défaut de se fondre dans les révoltes subversives, ou chez les Verts, avant d’être réapproprié par une multitude jusqu’alors bien ingrate. Car c’est surtout la reprise du slogan “un revenu c’est du dû” par une partie du mouvement des chômeurs et précaires de fin 1997 qui fut leur plus grand succès, en terme de visibilité du moins (l’occupation de l’école Normale Supérieure le 14 janvier 1998 qui a débouché sur la première Assemblée de Jussieu le 19 janvier s’était de même faite sous les auspices d’une grande banderole rivée à la toiture proclamant “chômeurs précaires travailleurs étudiants / assemblée des luttes / revenu garanti pour tous”), parce que malgré leurs appels répétés à la gauche, ils n’ont toujours pas été entendus. Le gouvernement Jospin avait réglé la question en 1998 à coups de matraques et de miettes, mais il n’est pas dit que le réservoir d’alternatives que constituent les negristes reste toujours ainsi inemployé. La “dialectique avec les institutions” peut parfois prendre un peu plus de temps que prévu avant le retour de balancier.
Mais les braves promoteurs de la multitude ne perdent pas tout et poussent l’abnégation jusqu’à expérimenter la formule, puisque l’Etat, bon prince, veut bien parfois leur garantir un revenu. Certains forment par exemple les cadres de demain : Yann Moulier-Boutang est professeur d’économie à l’université de Compiègne et à sciences-politiques Paris, quand il n’est pas intervenant à l’ENA dans un “séminaire portant sur les mouvements sociaux et le terrorisme” (1985), à l’école d’architecture de Versailles (1993) et l’école supérieure des beaux-arts de Bourges (2000), ou consultant pour le Bureau International du Travail (1981–82), la CEE (1986) ou l’OCDE (1993–94). Pour ses recherches, il a été sous contrat des ministères des Affaires Etrangères, des Affaires Sociales, du ministère de l’Industrie et celui de l’Equipement.[6] Pour compléter ceci et certainement accélérer le mouvement du capital qui n’entend rien aux réformes que les negristes lui suggèrent si aimablement, il a été consultant pour la Commission de modernisation de la Confédération des Entreprises Marocaines et intervenant à leur journée du 11 décembre 1997 portant sur le “management de l’entreprise marocaine, réalités et défis”. Plus récemment (2004), il s’est rendu à une réunion du Centre des Jeunes Dirigeants (CJD), syndicat patronal, qui l’avait invité afin de “réagir à leur thème de rapport qui porte sur l’homme fluide”. Un autre exemple est celui d’Anne Querrien, membre du comité de rédaction de Multitudes et de Chimères, et qui non contente d’être membre de la CFDT, est également sociologue-urbaniste à l’université et rédactrice-en-chef des Annales de la Recherche Urbaine, éditée par le ministère de l’Equipement. Ce genre de parcours de conseiller du prince et collaborateur officiel des patrons ou de l’Etat trouve son modèle chez le maître lui-même, puisque les affres de l’exil en france entre 1983 et 1997 ont été adoucis pour Negri par des séminaires dispensés à l’Ecole Normale Supérieure, dans les universités de Paris VII et VIII ou au Collège International de philosophie, parallèlement à un travail de recherches sociologiques pour le compte de différents ministères et institutions. Depuis sa mise en semi-liberté en 1999 et la sortie d’Empire en 2000, il a publié pas moins de quatre livres en français et enseigne à nouveau à Paris, cette fois à la Sorbonne : le séminaire 2004–2005 a pour objet la “Transformation du travail, du pouvoir (s) et crise de la comptabilité nationale et d’entreprise”. Enfin, sa pièce de théâtre, Essaim, sera jouée en juin 2005 au théâtre de la Colline à Paris. On comprend dès lors mieux leur concept analytique à la base de la revendication pour un “salaire social garanti”, le “travail immatériel” qui veut que le capital nous exploite à plein temps même lorsqu’on ne lui est pas directement soumis comme salarié : tout le temps qu’ils ne passent pas à servir directement l’Etat comme fonctionnaires de la domination est tout de même employé à la consolider. Tous ces efforts sont ensuite régulièrement récompensés, puisque le n°15 de leur revue Multitudes sur l’Art a reçu une subvention de la direction régionale des affaires culturelles (Drac) du ministère de la culture qui pourrait même être doublée “sur un numéro hors série qui pourrait être consacré à l’architecture et aux médias” (compte-rendu de l’assemblée générale de l’association Multitudes du 17 janvier 2004) et que “Yann [Moulier-Boutang] fait part d’un projet d’extension-relookage du site pour lequel nous aurions le soutien de la Direction des arts plastiques du Ministère de la culture” (compte-rendu de l’assemblée générale du 24 mars 2004). De même, l’ours de la revue Alice (n°2, hiver 1999), un des ancêtres de Multitudes, annonçait la perception d’une aide de la fondation Nestlé. On comprend également à présent mieux les notions de “contre-pouvoir” ou de “pouvoir constituant” répandues dans les numéros de Multitudes (créée en mars 2000 et faisant suite à Futur Antérieur, 1989–1998), “partie prenante du réseau mondial autour de Toni Negri et Michael Hardt et de leurs livres : Empire et Multitude”[7] : il s’agit d’être tout contre le pouvoir afin non plus de s’y substituer comme au temps où Negri ne jurait que par Lénine, mais de l’alimenter en réflexions riches sur le mouvement (on a pu par exemple croiser la branche activiste de Multitudes dans les luttes de chômeurs, des intermittents, autour des comités Persichetti ou Battisti), de servir de médiation entre la multitude et les ministères de l’asservissement, de constituer un contre-feu prêt à l’emploi afin d’aider à mater les révoltes non intégrables contre cet “Empire”. En somme, ce sont des auxiliaires entretenus par la répression en cas de besoin, si Gênes vous dit quelque chose. Certains, plus ingénus sans doute, ont cependant dû s’exposer plus que nécessaire pour mieux co-gérer l’ordre de l’existant. C’est par exemple le cas de Giuseppe Caccia (un des porte-parole des centres sociaux du nord-est d’Italie et élu Vert au conseil municipal de Venise) ou de Yann Moulier-Boutang (directeur de Multitudes et membre de la Commission économique des Verts français). Le Professeur italien qui a théorisé la dissociation hier, lui n’a pas besoin de ces politicailleries-là, il expose directement sa contre-révolution de gauche aux dirigeants de multinationales et chefs d’Etat dans les colonnes de leur magazine, celui du Forum Economique mondial de Davos (WEF)[8] : « 32. La multitude fournit une deuxième source d’orientation des voix qui protestent contre l’état actuel de guerre et la forme présente de la mondialisation. Ces manifestants dans les rues, aux forums sociaux et dans les ONG présentent non seulement des griefs contre les échecs du système présent, mais encore de nombreuses propositions de réforme allant des propositions institutionnelles à la politique économique. 33. Il est clair que ces mouvements resteront toujours antagoniques aux aristocraties impériales et, de notre point de vue, c’est bien ainsi. Néanmoins, il serait dans l’intérêt des aristocraties de considérer ces mouvements comme des alliés potentiels et une ressource pour formuler la politique globale d’aujourd’hui. 34. Une version des réformes demandées par ces mouvements et quelques moyens d’incorporer la multitude globale comme force active sont indéniablement indispensables pour la production de richesse et la sécurité. » Il n’est dès lors plus besoin de beaucoup en rajouter sur les intentions de ces petits Machiavel qui, lorsqu’ils théorisent pour la multitude lui présentent toutes les dominations et aliénations comme le fruit de ses propres conquêtes (voir “Barbares”, le premier texte de cette brochure), et conseillent aux puissants d’un autre côté de voir en elle des « alliés potentiels » à « incorporer » pour se renforcer. Prônant aux uns la résignation et la défense de l’ordre social puisque le capitalisme contient déjà en lui le communisme et aux autres une meilleure exploitation de cette formidable « ressource », ils se posent —eux— en meilleurs agents de la pacification comme garants de « la production de richesse et la sécurité ». Alors que ce monde techno-industriel d’exploitation, de domestication et de contrôle est plus que jamais à détruire —avec ses nuisances qui bouleversent jusqu’aux fondements biologiques de nos existences, de la génétique au nucléaire en passant par les pollutions—, en un temps où le pouvoir réclame sans cesse plus de participation individuelle et collective à sa propre servitude volontaire, à l’heure où on n’aurait d’autre liberté que celle de choisir la moins pire manière de crever, le negrisme et ses avatars garantistes, citoyennistes ou collaborationnistes est identifié pour ce qu’il affirme lui-même être : une idéologie qui rassemble des théoriciens de la domination et des flics sociaux dont le destin ne pourra être que celui que les insurgés réserveront à ces esclaves de tous les pouvoirs. [1] Qui a leurré jusqu’aux animateurs du journal “Cette Semaine”, alors en quête de textes de la mouvance radicale, et qui ont publié un communiqué de “camarades de Milan”, en fait le centre social Leoncavallo et Ya Basta! (Cette Semaine n°76, jan/fév 1999, p.7). [2] Pour une analyse détaillée, voir Claudio Albertani, Toni Negri et la déconcertante trajectoire de l’opéraïsme italien, A contretemps n°13, septembre 2003, pp. 3–18 (chez Fernand Gomez, 55 rue des Prairies, 75020 Paris). [3] Cité par Moulier-Boutang lors d’une interview in L’art de la fugue, Vacarme n°8, mai 1999. [4] Yann Moulier-Boutang, Pour un nouveau New-Deal, paru notamment dans Chimères n°33, printemps 1998 et Alice n°1, automne 1998. [5] Voir par exemple les articles favorables au revenu garanti comme : “Pour un revenu minimum garanti égal au Smic” (couverture de Courant alternatif, journal de l’OCL, n°79, octobre 1988), Christophe Soulié “Le revenu garanti : un autre futur ?’ (La Griffe n°11, octobre 1998), d’innombrables articles dans No Pasaran, dont les militants se battent par exemple pour “un revenu décent pour toutes et tous” (No pasaran ,n°53, janvier 1998) ou “un revenu garanti individuel permettant de vivre dans la dignité” (No Pasaran n°64, février 1999). [6] Informations de la base de données Matisse (Université Paris 1/CNRS). [7] “Qu’est-ce que Multitudes ?”, autodéfinition sur [[http://www.multitudes.net/][multitudes.net]] [8] Antonio Negri et Michael Hardt, Why we need a multilateral Magna Carta [Pourquoi nous avons besoin d’une “Grande Charte” multilatérale], Global agenda, 2004. *** Barbares Notes sur Empire, de Toni Negri & Michael Hardt (éd. Exils, 2000) Introduction de : Crisso/Odoteo, Barbari, L’insorgenza disordinata, NN, 72p., 2002. Traduit de l’italien.
Certains auront noté qu’une des astuces majeures de Marx est d’avoir institué le marxisme comme nouveau langage [lingua franca]. Depuis l’Antiquité, il est bien connu que l’art de la persuasion consiste à savoir déterminer, en parlant ou en écrivant, un effet psychologique précis chez celui qui lit ou écoute, bien au-delà des contenus du raisonnement exposé. Les Grecs disaient que persuader signifie “conduire les âmes à soi”. Beaucoup d’expression marxiennes —et, pour ainsi dire, le “bruit subtil” de sa prose— ont fasciné, terrorisé, transformé en émules des milliers de lecteurs. Des locutions comme “conditions sociales historiquement déterminées, extraction de la plus-value, élément objectivement contre-révolutionnaire…” certaines techniques journalistiques et puis les fameuses inversions du génitif (“philosophie de la misère, misère de la philosophie”), tout ce jargon a fourni à une pléiade d’aspirants bureaucrates et à de véritables dictateurs un réservoir de phrases toutes faites grâce auxquelles justifier leur propre pouvoir, et à nombre de sociaux-démocrates un rideau de fumée avec lequel contenter ceux qui se satisfont d’une capitulation dans la pratique du moment qu’elle est accompagnée d’une radicalité dans le style. L’important était et reste d’assumer l’attitude de celui qui, avec une précision scientifique, sait de quoi il parle. Ce rôle-là est joué aujourd’hui, si parva licet, par les textes d’Antonio Negri. On compte actuellement deux “centrales théoriques” de ce que la novlangue journalistique a défini comme le mouvement altermondialiste : le collectif du Monde diplomatique et notre professeur de Padoue, précisément. Au premier, nous devons le mensuel du même nom, l’organisation de conférences et séminaires, la publication de livres et la création du dit mouvement pour la taxe Tobin (Attac). Au second, qui compte parmi les fondateurs de Potere Operaio, puis d’Autonomia Operaia, on doit une large part de l’idéologie opéraïste italienne et, de nos jours, de la théorie dont les Tute Bianche, les Disobbedienti et tant d’autres citoyens globaux sont les petits soldats. Qu’on lise un tract quelconque d’un quelconque forum social, et l’on rencontrera, à coup sûr, les expressions suivantes : société civile, multitude, mouvement des mouvements, revenu de citoyenneté, dictature du marché, exode, désobéissance (civile ou civique), mondialisation par en bas, et ainsi de suite. Tout en ayant une histoire plus ou moins longue, ces concepts assemblés de diverses manières constituent l’aide-mémoire actuel du récupérateur alternatif et du parfait réformiste. Un des directeurs de cette “fabrique ontologique”, un des techniciens de cette “machine linguistique” est, encore une fois, Toni Negri. Nous ne tomberons pas dans l’erreur banale de croire que certaines théories puissent influencer unilatéralement les mouvements. Les théories se diffusent parce qu’elles servent des intérêts et répondent à des exigences déterminées. Empire, de Negri et Hardt, est, en ce sens, un livre exemplaire. Avec les élaborations des cousins diplomatiques français, ses pages offrent une des versions les plus intelligentes du programme de gauche du capital. Les groupes qui s’en réclament constituent la version globalisée de la vieille social-démocratie et la variante gazeuse —qui, à la rigide hiérarchie des fonctionnaires, a substitué le modèle du réseau (ou des rizhomes) dans lequel le pouvoir du dirigeant semble plus fluide— de la bureaucratie stalinienne. En somme, le parti communiste du IIIe millénaire, la pacification du présent, la contre-révolution du futur. Construite sur le déclin du mouvement ouvrier et de ses formes de représentation, cette nouvelle façon de faire de la politique n’a plus de champs d’intervention privilégiés, comme l’usine ou le quartier, et elle offre aux ambitions des aspirants dirigeants un terrain plus immédiat que celui des vieilles officines du parti : le rapport avec les mass media. C’est pourquoi les partis et les syndicats de gauche se positionnent comme leurs alliés et sont souvent à la remorque de leurs initiatives, tout en sachant que, au-delà des piercings de quelques petits dirigeants et de certains slogans à la rhétorique guérillera, la politique “désobéissante” représente la base (y compris électorale) du pouvoir démocratique à venir. Du stalinisme, elle maintient intact le rôle, mais son futur tient surtout dans sa capacité de se poser comme une force de médiation entre les tensions subversives et les exigences de l’ordre social, en entraînant le mouvement dans le lit des institutions, et en réalisant un travail de dénonciation des éléments qui échappent à son contrôle. D’ailleurs, l’État, après avoir peu à peu absorbé le social, s’est rendu compte qu’il étouffait toute créativité sous le fardeau institutionnel ; contraint de le réexpulser, il a appelé ce déchet “société civile”, en l’enjolivant de toutes les idéologies de la classe moyenne : humanitarisme, bénévolat, écologisme, pacifisme, antiracisme démocratique. Le consensus, dans la passivité déferlante, a besoin d’injections continues de politique. C’est à cela que servent les politiciens “désobéissants”, avec leurs citoyens. Pour les orphelins de la classe ouvrière, en fait, c’est la figure abstraite du citoyen qui possède aujourd’hui toutes les vertus. En jouant habilement sur les significations du mot —le citoyen est en même temps le sujet d’un État, le bourgeois, le citoyen de la Révolution française, le sujet de la polis, le partisan de la démocratie directe—, ces démocrates s’adressent à toutes les classes. Les citoyens de la société civile s’opposent à la passivité des consommateurs comme à la révolte ouverte des opprimés contre l’ordre constitué. Ils sont la bonne âme des institutions étatiques (ou publiques, comme ils préfèrent les appeler), celles qui, à Gênes et ailleurs, inviteront toujours, par devoir civique, la police à “isoler les éléments violents”. Avec la complicité des mobilisations démocratiques des “désobéissants”, l’État peut ainsi donner une force et une crédibilité accrues à son ultimatum : ou l’on dialogue avec les institutions, ou bien l’on est un terroriste qui doit être poursuivi (on peut comprendre en ce sens les divers accords internationaux conclus après le 11 septembre 2001). Le “mouvement des mouvements” est un pouvoir constituant, c’est-à-dire un surplus social par rapport au pouvoir constitué, une force instituante qui intervient dans la politique instituée et s’y heurte —dans l’idée de Negri, la version militante du concept spinoziste de puissance. La stratégie est celle de la conquête progressive des espaces institutionnels, d’un consensus politique et syndical toujours plus élargi, d’une légitimité obtenue en offrant au pouvoir la force de médiation du “mouvement” et sa caution morale. Dans le conte negriste, le vrai sujet de l’histoire est un être étrange aux mille métamorphoses (d’abord ouvrier-masse, puis ouvrier social, et désormais multitude) et aux mille astuces. C’est lui, en fait, qui a le pouvoir même quand tout paraît témoigner du contraire. Tout ce que la domination impose, c’est lui, en réalité, qui l’a voulu et l’a conquis. L’appareil technologique incorpore son savoir collectif (et non son aliénation). Le pouvoir politique satisfait les poussées de la base (et non sa récupération). Le Droit formalise son rapport de force avec les institutions (et non son intégration répressive). Dans cette vision édifiante de l’histoire, tout advient selon les schémas du marxisme le plus orthodoxe. Le développement des forces productives —authentique facteur de progrès— entre continûment en contradiction avec les rapports sociaux, modifiant l’ordre de la société dans le sens de son émancipation. Son implantation est la même que celle de la social-démocratie allemande classique, à laquelle on doit le privilège irréfutable d’avoir réprimé dans le sang un assaut révolutionnaire, puis d’avoir jeté les prolétaires dans les mains du nazisme. Et social-démocrate est l’illusion d’opposer au pouvoir des multinationales celui des institutions politiques, illusion que Negri partage avec les étatistes de gauche du Monde diplomatique. Si l’un comme les autres dénoncent aussi souvent le “capitalisme sauvage”, les “paradis fiscaux”, la “dictature des marchés”, c’est parce qu’ils veulent de nouvelles règles politiques, un nouveau gouvernement de la mondialisation, un autre New Deal. C’est en ce sens qu’il faut lire la proposition d’un revenu universel de citoyenneté, que les negristes les moins “dialectiques” n’ont pas de scrupules à présenter ouvertement comme une relance du capitalisme. Malgré deux décennies de durs conflits sociaux, le capitalisme a réussi à contourner la menace révolutionnaire grâce à un processus achevé à la fin des années 1970 avec le démantèlement des centres productifs et leur diffusion sur le territoire, et avec l’assujettissement complet de la science à la domination. À cette conquête de chaque espace social correspond, comme nouvelle frontière à franchir, l’entrée du capital dans le corps humain à travers la domination des processus vitaux mêmes de l’espèce : les nécrotechnologies sont le dernier exemple de son désir d’un monde entièrement artificiel. Mais, pour Negri, tout cela est l’expression de la créativité de la multitude. La subordination totale de la science au capital, l’investissement dans les services, dans le savoir et dans la communication (la naissance des “ressources humaines”, selon le langage managerial) exprime pour lui le “devenir-femme” du travail, c’est-à-dire la force productive des corps et de la sensibilité. À l’époque du “travail immatériel”, les moyens de production dont la multitude doit s’assurer la propriété commune sont les cerveaux. La technologie, en ce sens, démocratise toujours plus la société, puisque le savoir que le capitalisme met à profit dépasse le cadre salarial en coïncidant de fait avec l’existence même des êtres humains. Voici ce que signifie alors la revendication d’un revenu minimum garanti : si le capital nous fait produire à chaque instant, qu’il nous paie même si nous ne sommes pas employés comme salariés, nous lui rendrons l’argent en consommant. Les conclusions de Negri & Associés sont le parfait renversement des idées de ceux qui, déjà dans les années 1970, soutenaient que la révolution passait par le corps, que la condition prolétarienne est toujours plus universelle, et que la vie quotidienne est le lieu authentique de la guerre sociale. Le but des récupérateurs est toujours le même. Dans ces années-là, pour conquérir une place au soleil, ils parlaient de sabotage et de guerre de classe ; aujourd’hui, ils proposent la constitution de listes électorales, l’accord avec les partis, l’entrée dans les institutions. Leur jargon et leurs acrobaties linguistiques montrent que la dialectique marxiste est capable de toutes les prouesses, passant de Che Guevara à Massimo Cacciari,[9] des paysans du Chiapas à la petite entreprise de la Vénétie, elle justifie aujourd’hui la délation comme hier elle théorisait la dissociation. D’ailleurs, comme eux-mêmes le reconnaissent, l’important ce ne sont pas les idées ni les méthodes, mais plutôt “les mots d’ordre tranchants”. Pour les théoriciens “désobéissants”, les institutions politiques sont otages du capital multinational, simples chambres d’enregistrement des processus économiques globaux. En réalité, du nucléaire à la cybernétique, de l’étude des nouveaux matériaux au génie génétique, de l’électronique aux télécommunications, le développement de la puissance technique —base matérielle de ce qu’on appelle mondialisation— est lié à la fusion de l’appareil industriel et scientifique avec le militaire. Sans le secteur aérospatial, sans les trains à grande vitesse, sans les liaisons par fibres optiques, sans les ports et aéroports, comment pourrait exister un marché global ? Ajoutons le rôle fondamental des opérations de guerre, l’échange continu de données entre les systèmes bancaire, d’assurances, médical et policier, la gestion étatique des nuisances écologiques, la surveillance toujours plus minutieuse, et l’on percevra la mystification qu’il y a à parler de déclin de l’État. Ce qui est en train de changer est simplement une certaine forme de l’État. À la différence des autres sociaux-démocrates, pour Negri il n’est plus possible de défendre l’État providence national, constitution politique désormais dépassée. S’ouvre cependant une perspective encore plus ambitieuse : la démocratie européenne. D’un côté le pouvoir se pose en fait le problème de la façon de pacifier les tensions sociales, vu la crise de la politique représentative. De l’autre côté, les “désobéissants” cherchent de nouvelles voies pour rendre plus démocratiques les institutions, en rendant les mouvements plus institutionnels. Voici le point de rencontre possible : “Qui a donc intérêt à l’Europe politique unie ? Qui est le sujet européen ? Ce sont ces populations et ces couches sociales qui veulent construire une démocratie absolue au niveau de l’Empire. Qui se proposent comme contre-Empire. […] Le nouveau sujet européen ne refuse donc pas la mondialisation, ou mieux, il construit l’Europe politique comme lieu à partir duquel parler contre la mondialisation, dans la mondialisation, en se posant (à partir de l’espace européen) comme contre-pouvoir par rapport à l’hégémonie capitaliste de l’Empire.” (Europa politica. Ragioni di una necessità [“Europe politique. Les raisons d’une nécessité”], H. Frise, A.Negri, P. Wagner, 2002.) Nous voici à la fin. Derrière un écran de fumée de slogans et de phrases à effet, sous un jargon qui séduit et terrorise, voici maintenant défini un programme simple pour le capital et grandiose pour la multitude. Cherchons à le résumer. Grâce à un revenu garanti, les pauvres peuvent être flexibles dans la production de richesses et dans la reproduction de la vie, et relancer ainsi l’économie ; grâce à la propriété commune des nouveaux moyens de production (les cerveaux), le “prolétariat immatériel” peut “commencer à travers l’Europe une longue marche zapatiste de la force-travail intellectuelle” ; grâce aux nouveaux droits universels de citoyenneté, la domination peut traverser la crise de l’État-nation et inclure socialement les exploités. Les patrons ne le savent pas mais, laissés finalement libres de se développer, les nouveaux moyens de production réaliseront de fait ce qu’ils contiennent déjà en puissance : le communisme. Il suffira juste de régler leur compte aux capitalistes obtus, réactionnaires, néolibéraux (en somme, à la mauvaise mondialisation). Tout cela semble avoir été conçu exprès pour confirmer ce que Walter Benjamin constatait il y a plus de soixante ans, quelques semaines après le pacte de non-agression entre Staline et Hitler : “Il n’y a rien qui ait autant corrompu les travailleurs allemands que la persuasion de nager dans le sens du courant. Pour eux, le développement technique était ce courant favorable dans lequel ils pensaient nager.” Mais les eaux agitées du courant dissimulent de dangereux périls, comme Negri lui-même le remarque : “Nous nous trouvons maintenant dans une constitution impériale où monarchie et aristocratie luttent entre elles, tandis que les comices de la plèbe sont absents. Ceci détermine une situation de déséquilibre, puisque la forme impériale peut exister de façon pacifiée seulement lorsque ces trois éléments s’équilibrent entre eux.” (MicroMega, mai 2001) En somme, chers sénateurs, Rome est en danger. Sans “dialectique” entre mouvements sociaux et institutions, les gouvernements sont “illégitimes”, donc instables. Comme l’ont démontré admirablement d’abord Tite Live puis Machiavel, l’institution des tribuns de la plèbe a servi à contrebalancer l’expansion impériale continue de Rome par l’illusion de la participation populaire à la politique. Mais le célèbre apologue de Menenius Agrippa —qui apostrophait la plèbe mutinée en lui disant que ce n’était que grâce à elle que vivait Rome, comme un corps vit grâce à ses membres— risque en effet de toucher à sa fin. L’Empire semble avoir toujours moins besoin des pauvres qu’il produit, les laissant pourrir par millions dans les réserves du paradis marchand. D’autre part, la plèbe pourrait se faire menaçante, comme une horde de barbares —et certes descendre de la colline vers la ville comme au temps d’Agrippa, mais avec les pires intentions. Pour les exploités fiévreux et déraisonnables, la médiation des nouveaux dirigeants pourrait s’avérer aussi odieuse que le pouvoir en place, et aussi inefficace qu’une leçon de civisme donnée à ceux qui ont déjà mis les pieds dans le plat. La police, même en uniformes blancs, pourrait ne pas suffire. [9] Massimo Cacciari était l’un des membres de Potere operaio rentrés au PC après la dissolution de l’organisation gauchiste. Philosophe exprimant la “pensée de la crise” (heideggerisme de gauche), il suit toutes les évolutions du parti pendant la grande répression des années 1980. Au milieu des années 90, pendant qu’il ouvre un débat avec la Nouvelle Droite, il est élu maire de Venise dans le courant réformiste de l’ex-PC. C’est à cette époque qu’il propose des accords électoraux avec les “autonomes” du nord-est d’Italie. [NdT] *** Antonio Negri, portrait craché Note rédigée pour l’édition américaine de « Barbares » : Barbarians. The disordered insurgence, pp. 4–8. Venomous Butterfly Publications, 2003. Traduit de l’italien.
Antonio Negri est né le 1er août 1933 à Padoue, capitale culturelle de cette région de la Vénétie boutiquière et bigote par tradition. Fervent croyant, le jeune Toni Negri découvre le militantisme lorsqu’il entre dans l’organisation religieuse de jeunesse Azione Catolica [Action Catholique]. Les années 1950 en Italie sont les années de la relance économique du pays, prodigieux phénomène capitaliste qui s’inscrira pour toujours dans les yeux et le cœur de Negri. Celui-ci, après avoir abandonné Dieu pour Marx, se met à fréquenter les milieux de la Nouvelle Gauche. Dans les années 1960, Negri participe activement à l’élaboration de l’ « opéraïsme » comme rédacteur des Quaderni Rossi [Cahiers rouges] d’abord, de Classe Operaia [Classe ouvrière] ensuite. Qu’est-ce que l’opéraïsme ? C’est l’idéologie selon laquelle l’usine est le centre de toute la lutte de classe, et les ouvriers les seuls artisans de la révolution parce que, par leur lutte, ils poussent le capital à se développer dans le sens de la libération. Les opéraïstes prennent ainsi comme objectifs les partis et les syndicats, mais ces derniers seront critiqués, et même plutôt blâmés, pour n’avoir pas mené effectivement à bien ce que l’on suppose être leur devoir. Quant à toutes les formes de luttes extérieures au monde de l’usine, elles sont condamnées ou ignorées. Inutile de dire qu’aucun des divers intellectuels qui ont donné vie à l’opéraïsme, la plupart du temps venus du parti socialiste ou du parti communiste, n’a jamais travaillé un seul jour en usine. Negri, par exemple, préférait de beaucoup enseigner la « doctrine de l’État » à l’université de Padoue et laisser le douteux plaisir de la chaîne de montage aux prolétaires. Quant à la stratégie opéraïste, au-delà d’une phraséologie extrémiste, elle consistait à vouloir « remettre en mouvement un mécanisme positif de développement capitaliste » à l’intérieur duquel « faire jouer la richesse d’un pouvoir ouvrier plus pesant » à travers « l’usage révolutionnaire du réformisme ». En 1969, Negri fut l’un des fondateurs de Potere Operaio [Pouvoir ouvrier], organisation qui joint à l’apologie habituelle de l’existant (« toute l’histoire du capital, toute l’histoire de la société capitaliste est en réalité une histoire ouvrière ») un objectif déclaré d’hégémonie sur le reste du mouvement qui se concrétise par la condamnation du « spontanéisme » au nom d’une centralisation des luttes plus efficace (« assurer dans les faits l’hégémonie de la lutte ouvrière sur la lutte étudiante et prolétaire… pour planifier, guider, diriger les luttes ouvrières de masse »). Potere Operaio se dissout en 1973 sans avoir réussi à centraliser et diriger quoi que ce soit, et de ses cendres naît le bloc politique dénommé Autonomia Operaia [Autonomie ouvrière], lui aussi obsédé par les fantasmes léninistes de la conquête du pouvoir. Nous sommes au début des années 1970 et le mouvement révolutionnaire dans son ensemble commence à se poser la question de la violence. Dans ses livres, Negri exalte la figure de l’ « ouvrier criminel », justifie le recours au sabotage et à la lutte armée, mais toujours dans les cadres d’une vision marxiste-léniniste de l’affrontement social. Chez Negri est toujours présente une acceptation sans condition du capitalisme et sa justification puisque, comme il l’écrira dans un de ses livres paru en 1977 : « Le communisme est imposé avant tout par le capital comme condition de la production. Seule la construction du capitalisme peut nous donner des conditions vraiment révolutionnaires. » Cette identification, selon ses dires, doit être portée jusqu’à ses conséquences extrêmes : « La forme capitaliste la plus avancée, la forme de l’usine, est admise à l’intérieur de l’organisation ouvrière elle-même. » Mais, bien que sa production théorique soit plutôt fructueuse, on ne peut pas dire qu’à cette dernière corresponde une égale influence pratique. Les milliers de révolutionnaires qui ont participé à l’attaque armée contre l’État, attaque qui atteindra son point culminant en 1977–1978, ne savaient pas quoi faire des dissertations philosophiques du professeur de Padoue. Pourtant, quelqu’un le prend au sérieux : un magistrat de sa ville, Guido Calogero, qui pense que Negri serait le véritable chef des Brigades Rouges. Hypothèse manifestement absurde mais qui, quand même, s’adaptait bien aux exigences de l’État : mettre en avant une partie du mouvement, la plus en évidence, afin de passer sous silence le mouvement dans son ensemble. Dans le domaine des actions, ceci s’était déjà produit avec les Brigades Rouges, dont les exploits avaient soulevé une clameur médiatique telle qu’elle recouvrit les milliers de petites actions d’attaque accomplies ces années-là. Dans le champ des idées, pourquoi ne pas répéter la même opération en utilisant le nom retentissant du professeur de Padoue ? Et surtout, pourquoi ne pas réunir les deux aspects ? Ainsi, l’odyssée judiciaire de Toni Negri commence le 7 avril 1979, au moment où il est arrêté avec des dizaines d’autres militants au cours d’un coup de filet contre les milieux d’Autonomia Operaia. L’accusation : association subversive et bande armée. Puis, en quelques mois, les inculpations contre Negri se multiplient, jusqu’à inclure l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État, la séquestration et l’homicide du dirigeant démocrate-chrétien Aldo Moro, et dix-sept autres homicides (accusations dont il sera absous au cours des années suivantes). C’est durant cette période que les « confessions » des repentis et les lois spéciales voulues par le ministre de l’Intérieur Cossiga remplirent les prisons italiennes de milliers de militants, déchaînant de fortes tensions sociales. En décembre 1980 éclata une révolte dans la prison de Trani, où Negri était détenu. Victime de l’image médiatique du « mauvais professeur », Negri fut incriminé sous l’accusation d’en être l’un des instigateurs (cinq ans plus tard, en conclusion du procès, il sera acquitté). En réalité, Negri, à part continuer à écrire des livres, est beaucoup plus intéressé à consolider l’État qu’à le subvertir. Dans ses écrits, il commence à formuler l’hypothèse aberrante de la dissociation. Dénué de toute dignité, habitué au pire opportunisme, Negri suggère à l’État de concéder des facilités judiciaires à ceux des détenus politiques qui répudieraient publiquement l’usage de la violence et qui déclareraient objectivement terminée la guerre contre l’État. Inutile de dire que, lors des affrontements avec les prisonniers qui ne renieront pas leurs choix, l’État justifiera son usage d’une poigne de fer. L’idée de Negri commence à se répandre dans les prisons ; le mirage lointain d’une liberté obtenue en abjurant trouve ses mendiants. En 1982 est diffusé un document signé par 51 prisonniers politiques dans lequel est déclarée close l’époque de la révolte armée contre l’État, premier d’une longue série. En février 1983 commence le procès contre Negri et les autres inculpés arrêtés le 7 avril 1979. Profitant de la clameur du procès, le parti radical —qui représente ces bourgeois « sincèrement démocratiques », chantres de la non-violence et du pacifisme— propose à Negri d’être candidat sur ses propres listes lors d’imminentes élections. Une fois élu, ce serait pour lui la liberté grâce à l’immunité parlementaire. Les radicaux exigent cependant que Negri, dans le cas où le Parlement lui retirerait son immunité, reste de toute façon en Italie et continue à mener depuis la prison la bataille pour sa libération. Negri accepte la candidature et promet aux radicaux qu’en aucun cas il ne s’enfuira à l’étranger. Élu à la Chambre des députés le 26 juin 1983, Negri sort de prison le 8 juillet. Sa libération déchaîne la réaction des forces politiques conservatrices qui travaillent tout l’été pour fixer au 20 septembre le vote sur la levée de l’immunité parlementaire de Toni Negri. À la veille de ce vote, le 19 septembre, Toni Negri se réfugie en France. Le lendemain, le Parlement lui retire l’immunité par 300 voix contre 293. Le 26 septembre, le procès du « 7 avril » se termine par la condamnation de Negri. En France, on ne peut pas dire que Toni Negri ait longtemps connu la dure vie de l’exilé. Professeur d’université de réputation mondiale, il est, dès novembre 1983, nommé membre étranger du conseil du Collège international de philosophie. De 1984 à 1997, alors qu’en Italie l’État approuve sa suggestion et promulgue une loi qui récompense la dissociation, Negri enseigne à l’université Paris-VIII et à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. En outre, il effectue des recherches sociologiques pour le compte de divers ministères et d’autres institutions gouvernementales françaises. Durant cette période, Negri publie plusieurs livres et se découvre des affinités avec les intellectuels post-structuralistes français, avec lesquels il partage par exemple la négation de l’autonomie individuelle. Parmi ses interventions de ces années-là, rappelons son adhésion à la demande d’une amnistie qui décrète la fin des luttes des années 1970, sa sympathie pour le nouveau parti de la Lega (parti raciste, défenseur des intérêts des petits et moyens entrepreneurs, né en Vénétie, ce qui n’est pas un hasard), sa réconciliation publique avec l’ex-ministre de l’Intérieur Cossiga, principal responsable de la répression du mouvement à la fin des années 1970. Le 1er juillet 1997, Toni Negri rentre volontairement en Italie et est incarcéré à la prison romaine de Rebibbia, où il doit finir de purger ses peines (notablement réduites du fait de deux remises générales concédées en 1986 et 1988). En juillet 1998, Negri obtient le droit de travailler à l’extérieur dans une coopérative de volontaires lié à Caritas puis, en août 1999, il est mis en semi-liberté (il sort de prison le matin pour y rentrer le soir). En 2000, Negri revient à l’avant-scène avec la publication de son livre Empire, écrit en collaboration avec Michael Hardt, qui rencontre un énorme succès. En Italie, où son nom réveille de brusques souvenirs et où, à cause de cela, il est victime de l’ostracisme d’une industrie éditoriale assujettie au pouvoir politique le plus conservateur, son livre ne sera publié qu’en 2002. Toni Negri est aujourd’hui le point de référence théorique du mouvement des Disobbedienti, ex-Tute bianche, dont le langage, par moments extrémiste, ne les a toutefois pas empêchés d’accéder de plein droit aux cercles de la gauche institutionnelle. *** Les épigones français du negrisme Comme il est plus largement développé dans l’introduction de cette brochure, la branche française du negrisme a surtout sévi dans les revues Futur Antérieur puis Multitudes. D’autres revues, comme Chimères ou Vacarme, leur offrent régulièrement la parole, élargissant ainsi la sphère d’influence à un lectorat un peu plus large. Nous y avons puisé quelques extraits autour des concepts théoriques (revenu garanti, nouveau New Deal, multitude, la technologie informatique comme instrument de libération, pouvoir constituant) qu’ils tentent d’introduire ici, surfant sur chaque “mouvement social” ou lutte qui leur semble adéquate. Nous n’avons pu résister au plaisir d’y joindre deux extraits de pétitions signées avec la gauche de parti, notamment par Yann Moulier-Boutang, co-rédacteur de livres avec Negri depuis le début des années 90 et directeur de publication de la revue phare du negrisme en France, Multitudes, et un autre du prophète lui-même, sur les émeutes de Gênes en juillet 2001.
Aris Papatheodorou, Cette grève était la grève du fax, la prochaine sera la grève sur Internet, Futur Antérieur n°33–34, 1996/1 : C’est cette souplesse possible du net qui a été révélée par les expériences de novembre-décembre dernier [1995]. Tout se jouera maintenant sur la capacité à poser les questions politiques de communication et à produire des pratiques alternatives... Des pistes que de nouveaux projets tentent déjà d’expérimenter et d’approfondir. Une chose est certaine, c’est la réappropriation collective de la communication et de ses outils, de ses réseaux et de ses fonctions, par les acteurs des conflits sociaux, c’est-à-dire l’invention des instances d’une communication autonome, qui apporteront une réponse à toutes ces questions. En attendant, l’aventure continue... Alors, peut-être, cette boutade, “cette grève était la grève du fax, la prochaine sera la grève sur Internet” sera une réalité... Mais c’est une autre histoire, et elle s’écrit au présent. Yann Moulier-Boutang, La revanche des externalités, Futur Antérieur n°39–40, septembre 1997 : Libéraux clament que la liberté de l’individu est du côté du marché, keynésiens et marxistes que l’égalité des groupes sociaux est du côté de l’allocation administrative des ressources. Nous aurions tendance à renverser radicalement les termes du problème en voyant dans l’intervention publique la possibilité de libération du potentiel productif dont est porteur l’individu du travail immatériel, et dans l’organisation du marché politique, le mécanisme de contrôle de l’égalité et de l’équité entre les groupes sociaux et les communautés en vue d’une véritable cure d’amaigrissement de la rente étatique servie aux corporations fordistes. Ce n’est que ce double programme iconoclaste qui pourra s’approcher de la démocratie économique, qui est sans doute le régime d’accumulation le “moins mauvais possible”. Maurizzio Lazzarato et Anne Querrien, “L’avenir dure longtemps”, a dit Louis Althusser, aujourd’hui Toni Negri est reparti à sa conquête, Futur Antérieur n°30–40, septembre 1977 : Le génie de Toni Negri et de ses amis fut alors [l’Italie de 1973 à 1977] d’anticiper sur ce qui est devenu un article de foi des années 90 : c’est l’appartenance à une grande métropole, à un bassin d’emploi et de vie, où les entreprises puisent à leur convenance, qui qualifie le jeune travailleur postfordiste, qui le condamne à des moments de chômage mais qui lui permet aussi des moments de repli hors de la sphère du travail directement productif, dans un rapport autonome au travail comme œuvre, comme activité subjective propre.
(...)
C’est une énergie à la fois désespérée et joyeuse qui s’est développée alors [l’Italie de 1973 à 1977] contre tous les tenants de l’Etat existant, pour signaler l’existence d’un nouveau pouvoir constituant, émergeant dans les usines, dans les universités, dans les quartiers et n’attendant qu’une organisation politique pour le formaliser et lui donner le succès, ce que n’était capable de faire aucun des groupes qui accompagnait le mouvement de ses analyses et de ses pratiques d’agitation.
Appel Nous sommes la gauche, signé par un paquet de crapules, le journal Vacarme, la revue Chimères, Yann Moulier-Boutang, 1997 : La gauche officielle ne gagnera pas les élections [présidentielles] sans nous. Parce que nous sommes la gauche réelle. (...) Et nous serons derrière elle, parce qu’elle a besoin de nous, des nouvelles formes de citoyenneté que nous avons inventées là où elle a manqué d’imagination, et des exigences que nous formulons là où elle s’est tue. Si la gauche officielle ne le veut pas, nous ferons tout pour l’obliger à le vouloir, parce que nous sommes une opposition réelle. Comme nos engagements respectifs nous l’apprennent, nous devons choisir entre ceux à qui on veut et peut s’opposer et ceux à qui on ne peut même plus parler tant ils sont devenus infréquentables. Nous sommes des électeurs de gauche, mais nous ne voulons plus l’être par défaut. Yann Moulier-Boutang, Pour un nouveau New Deal, Chimères n°33, printemps 1998 : Mais à moins de vouloir faire de la France un pays de plein emploi à salaires de misère (ce qui creusera vertigineusement, à l’anglaise, la pauvreté et limitera la croissance durable), [le revenu universel de citoyenneté] est exactement ce dont l’économie a besoin : d’un choc salutaire augmentant le revenu disponible des ménages qui dépensent. Mais il est aussi une autre raison qui fait du revenu universel de citoyenneté la clé de transformation de l’économie vers le haut et non vers le bas. Il n’y aura pas de mobilité sectorielle, de “souplesse” des créations d’entreprises, d’investissement dans les secteurs à haute technologie, s’il n’y a pas un nouveau filet de protection qui protège le travail immatériel, ce travail non reconnu pleinement par la société, actuellement exploité sans vergogne par les entreprises pionnières. Tous ceux qui travaillent tantôt comme salariés, tantôt à leur compte, au rythme des charrettes, par à-coups ont besoin d’une garantie de revenu pour déployer leur force d’invention. Tous ceux qui contribuent à la productivité collective, à la création des nouveaux territoires productifs, au développement durable, à la qualité de la vie, à la santé de la population, sont aujourd’hui aussi productifs que le salarié du secteur marchand. (...) Si la Gauche veut réussir à transformer le travail, à redéfinir la législation du travail, à le répartir autrement, à retrouver les chemins du développement, elle devra en passer par là. Nous ne lui demandons pas de forger l’impossible de toutes pièces. Nous lui demandons d’ouvrir les yeux sur ce mouvement de fond. Serge Quadruppani, Les multiples visages de la révolte globale et la face assassine de Big Brother, 28 juillet 2001 in samizdat.net & complices, Gênes 19-20-21 juillet 2001; Multitudes en marche contre l’Empire, éd. Reflex, juin 2002 : J’avais admiré la poésie millénariste de leurs [les Tute bianche] proclamations d’avant le G8, inspirée par Luther Blisset et les zapatistes, l’habileté tactique de leurs rapports avec les médias, leur recherche d’un accord au sein du GSF, leur façon de faire respecter leurs propres principes en respectant ceux des autres.
(...)
Aujourd’hui, il semble que se balbutie un mouvement de contestation du gouvernement mondial d’un intérêt infiniment plus vaste que la satisfaction du légitime, mais misérable besoin de tout casser. Authenticité de leur rébellion, débilité de la plupart de leurs objectifs : cette double constatation doit servir de base au nécessaire dialogue à conduire avec les BB [Black Blocs].
Antonio Negri, Ainsi commença la chute de l’empire, Multitudes n°7, décembre 2001 : La multitude précaire de Gênes était féminine ; cette multitude que la violence de l’Etat et l’arrogance du G8 ont enfermée dans une orgie de répression. Il fut donc féminin d’éviter l’affrontement. Agnoletto et Casarini ont saisi cette sensibilité lors de l’assemblée au stade de Gênes, en refusant de poursuivre l’affrontement pendant la nuit, après l’assassinat de Carlo Giuliani. (...) Le mot d’ordre de la majorité des manifestants de Gênes fut donc de se soustraire à la violence : traduction du désir du prolétariat social et précaire de se soustraire à l’exploitation.
(...)
Mais la multitude est singulière et chaque être singulier avait une caméra : la multitude des photos se révèle alors une arme bien plus acérée qu’une matraque transformée en instrument de torture. A Gênes, tout le monde regardait, mais pas le moindre voyeur. A Gênes, Big Brother s’est libéré de ses maîtres, des miroirs, du narcissisme et de la perversion. Regarder c’était résister, c’était produire une image contre le contrôle, une parole contre le langage du pouvoir.
Laurent Guilloteau, Il faut mater le précariat !, Multitudes n°8, mars-avril 2002 : Aujourd’hui ceux qui cherchent à agir contre les suspensions d’allocations, l’emploi forcé, les formations non choisies, les radiations, ne se satisfont pas de cette autodéfense sociale. De telles pratiques nécessitent, pour se développer, un horizon général. Le refus ne va pas sans forme d’affirmation qui nous éloignent du catastrophique “la révolution ou rien”. Le revenu garanti est un moyen de construire de l’égoïsme collectif. Dire que c’est renforcer l’état, c’est se moquer du monde puisque l’état gère déjà (très hiérarchiquement) cette “petite circulation” du salaire, il s’agit justement de construire du contre-pouvoir sur ce terrain. Le revenu garanti n’est pas un paradis futur, ses formes présentes déterminent déjà l’existence. Il s’agit d’ouvrir tout l’espace du possible, dès maintenant, à la libre activité. Contre le travail, contre sa mesure par le salaire, et contre la richesse (marchande) qu’il promet, on dira qu’un autre monde est possible. Anne Querrien, François Rosso, 21 avril 2002 : La révolte de la multitude, hns-info.net, 28 avril 2002 : Le mouvement de novembre-décembre 1995 avait tiré sa force du fax et des débuts d’internet. Depuis le 21 avril, Internet et le mobile permettent aux “tribus” et aux “nomades” tant vantés par les opérateurs de mobiles dans leurs campagnes publicitaires de descendre en masse sur le sentier de la guerre, la guerre contre la haine et l’intolérance. La gauche plurielle a perdu le droit d’être présente au deuxième tour de l’élection présidentielle en limitant le discours politique à la communication réservée dans son élaboration à l’élite du parti. Le peuple de gauche s’empare des outils de la communication pour développer la révolte, penser dans la rue, organiser la riposte, converser avec ses voisins, parler avec des inconnus. La communication directe et de masse au sein de la multitude décuple les forces qu’elle porte en elle, comme ce fut le cas pour Seattle et toutes les manifestations mondiales qui ont suivi. (...) Le 5 mai sera le vote de la multitude, un vote dont aucun bulletin n’aura le même sens même s’il porte le même nom. Après ? On verra. Appel Toute la gauche pour changer la gauche, 3 juin 2002, signé au lancement de l’appel conjointement par des crapules élues du PS, PC, les Verts et notamment les revues Chimères, Multitudes, Vacarme. : Une mobilisation de toute la gauche et particulièrement de la jeunesse a écarté le risque désastreux de l’aventure Le Pen. C’est parce que nous y avons pris part pleinement que nous disons fermement que nous ne pouvons en rester à ce seul refus antifasciste. (...) C’est pourquoi nous appelons sans ambiguïté à battre la droite aux législatives. Il en va des espaces de libertés publiques pour toutes et tous, et tout spécialement pour les minorités, il en va des volontés de transformation profonde civile et fraternelle de la société. (...) La gauche doit faire advenir les nouveaux droits sociaux et culturels qui seuls peuvent rendre la vie de la cité vivable. Elle doit activer un débat constituant sur les changements institutionnels fondamentaux qui rendraient la vie politique attentive aux mouvements de la société et créerait les conditions permanentes d’une démocratie pleinement participative. (...) Nous appelons nos concitoyens à ne pas laisser se refermer les espaces de débats et d’initiatives ouverts dans la foulée de l’élection présidentielle et à en créer de nouveaux. Dans leur existence, ces initiatives sont constituantes. Sans elles, la gauche n’est pas toute la gauche et n’est plus vraiment de gauche. *** Des nouveaux assistants sociaux à Rome Griphos. Article paru dans Karoshi n°2, été 2000, p. 25.
Mardi 7 mars 2000, s’est déroulée à Rome une manifestation intitulée « Reclaim carnival, reclaim the street » à laquelle ont participé près de 10.000 personnes. A un moment du cortège dansant —ouvert à toutes les «réalités antagonistes» et privé de service d’ordre— plusieurs danseurs enragés ont attaqué les vitres des banques et d’un ministère puis, pour se défendre de la police, ont brûlé des poubelles. L’envoi de lacrymos et les charges des CRS se multiplient, les danseurs répondent avec des barricades enflammées, les quelques arrêtés sont tabassés par les flics. Le gros déploiement policier —le centre de Rome est blindé pour le jubilé— n’arrive pas à protéger les hôtels de luxe et les concessionnaires. Les alternatifs des centres sociaux essaient sans succès de contrôler la situation. Leurs efforts ne seront pourtant pas totalement vains, puisque le ministère de l’Intérieur déclarera à la presse apprécier « le sens civique des jeunes des centres sociaux ». Le lendemain, six centres sociaux (Centro sociale Corto circuito, Csoa Villagio globale, CS la Strada, CS la Torre, Scola occupata, Spazio sociale 32) rédigent un communiqué de presse dans lequel ils affirment : « Nous refusons les accusations provocatrices qui circulent dans la presse à propos de la responsabilité des centres sociaux, y compris Villagio globale et Forte Prenestino, dans les événements. Le vandalisme n’a rien à voir avec l’histoire et la pratique des centres sociaux autogérés. [...] Vidéos, photos et témoignages serviront pour reconstruire soigneusement ce qui s’est passé. » Même le commissaire est satisfait. D’autres condamnent les « individualités irresponsables », arrivant à déclarer à la presse que les centres sociaux exercent un « contrôle sur le malaise juvénile ». Il y en a même qui proposent d’ouvrir des souscriptions pour payer les dégâts provoqués par le cortège. Si tout cela est dégoûtant, on ne peut pas dire que cela soit étonnant. Les centres sociaux (c’est-à-dire les squats légalisés) ont choisi depuis longtemps le chemin ouvert de la politique et de la cogestion (accords avec les ministères, propagande en faveur de quelques candidats de gauche, de centre-gauche et de ...non-droite, présentation de listes civiques, alliances avec Rifondazione comunista et les Verts, subventions des mairies, etc.). La plupart de l’ex-Autonomie ouvrière (qui refuse aujourd’hui l’adjectif d’ « autonome ») est sur des bases clairement institutionnelles. Son but est de conquérir toujours plus d’espaces de démocratie sans rupture subversive, puisque le développement des forces productives et des nouvelles technologies est déjà en train de révolutionner la société (comme nous l’explique depuis des années l’ineffable Toni Negri). Pour les ex-autonomes, le sujet historique est devenu —après les mystérieuses métamorphoses de l’ouvrier-masse— la petite entreprise diffuse. Le revenu garanti et le contrôle d’en bas des nouveaux moyens de communication sont les instruments d’une nouvelle citoyenneté qui rend obsolète la violence révolutionnaire. Pour ces magiciens de la dialectique, on peut tranquillement passer des négociations aux affrontements de rue mis en scène avec l’accord de la police (comme dans le cas des fameuses Tute bianche, le service d’ordre du Leoncavallo et des autres centres sociaux du Nord-Est). En politique, on le sait, tout est possible. Les subventions de l’Etat deviennent des « garanties arrachées par la lutte », la légalisation des squats une « importante reconnaissance publique », le déplacement d’un Lager pour immigrés clandestins une « victoire de la civilisation ». Pour ceux qui gâchent la représentation de ces ballets immobiles de la paix sociale, la matraque est toujours prête. C’est ainsi, entre autre, qu’on explique la répression de ces dernières années en Italie à l’encontre de tous ceux qui refusent la normalisation. Quand on tient plus « à sa propre “entreprise culturelle créatrice de revenus” qu’aux désirs de classe » —comme l’ont écrit des anarchistes, vandales et casseurs, le chemin est tout droit. Jusqu’à la délation. *** Les Tute bianche à Gênes Luigi Manconi (ex-membre de Lotta Continua, actuellement sénateur du centre-gauche et sociologue), La Repubblica, 14 juillet 2001
Ce qui s’annonçait comme le grand spectacle de Gênes devait compter avec un acteur de premier ordre : la contestation simulée. Avec des mois d’avance par rapport aux journées de juillet 2001, le Genoa Social Forum (GSF) avait commencé une longue négociation avec l’administration municipale, le gouvernement et les dirigeants des forces de l’ordre, à propos des financements et des lieux du “contre-sommet”, mais aussi à propos des modalités de la protestation. A partir d’avril, avec une cadence hebdomadaire, les différentes composantes du GSF (les futures “aires thématiques”) mettaient en scène devant les journalistes, dans des centres sociaux, des gymnases et des paroisses, des représentations répétées des affrontements. Aux diverses “âmes du mouvement” correspondait une foule de consultants et de spécialistes qui fournissaient l’outillage adéquat et distillaient les décalogues comportamentaux opportuns. Evidemment, ceux qui refusaient la logique de la hiérarchie et des tractations n’avaient pas voix au chapitre concernant les décisions prises par les soi-disant représentants du mouvement (lesquels, une fois le tout réglé, proposèrent un référendum informatique auquel seuls des policiers et des journalistes ont répondu). A l’intérieur du GSF, une sorte de cartel qui réunissait un vaste panel de démocrates, des catholiques de base de Lilliput à Rifondazione comunista, de parties des Verts aux Tute Bianche, se liait un pacte selon lequel les participants s’engageaient, au cours de la contestation, à “respecter les hommes et les choses”. En coordination avec le GSF, mais sur des bases indépendantes, il y avait également le Network per i diritti globali [Réseau pour les droits globaux], composé des Cobas [syndicats de base] et de certains centres sociaux. Dans ces notes, nous nous arrêterons surtout sur les Tute Bianche. Il nous semble en effet plus utile de démasquer les pacificateurs habiles dans leur déguisement de rebelles. Les prêtres de la politique classique se démasqueront tout seuls. Pour créer l’ “événement médiatique”, le blindage de la ville et la création d’une véritable zone de guerre ne suffisaient pas. On voulait les déclarations ronflantes des contestataires. C’était précisément le rôle des Tute bianche, joué avec une stratégie publicitaire bien précise. Ainsi, les semaines précédant le sommet sont une succession de rhétorique guerrière, construite principalement avec quelques slogans inspirés du sous-commandant Marcos. Le 20 juin, au Palazzo Ducale à Venise, quelques Tute Bianche en costume zapatiste, avec autant de passe-montagnes, mettaient en scène un petit spectacle devant les caméras de télévision, lisant une sorte de déclaration de guerre copiée sur les communiqués de l’EZLN. A la même période, à l’hydrobase de Milan, ils simulaient avec des zodiacs l’ “encerclement” par la mer des “seigneurs de la terre”. Dans ce cas aussi, les futurs Disobbedienti n’ont pas oublié de lire les immanquables déclarations aux journalistes. De proclamation en proclamation, on en est arrivé aux journées gênoises. En même temps que ces phrases à effet, lors de rencontres répétées avec la police, Casarini [porte-parole des Tute bianche] et compagnie définissaient dans le détail les modalités d’un conflit simulé selon un scénario déjà plusieurs fois expérimenté. Sur ce point, l’interview lâchée par Luigi Manconi à La Repubblica le 14 juillet 2001 est exemplaire.[10] Par le biais d’accords préventifs avec la police et à travers un “groupe de contact” (« composé d’avocats, de parlementaires, de porte-paroles des associations et des centres sociaux »), qui devait annoncer « ouvertement ses propres intentions et objectifs », les “affrontements” auraient dû devenir une parfaite mise en scène médiatique, autopromotionelle pour les Tute bianche et arrangeante pour les forces de l’ordre. Mais pour qu’un spectacle fonctionne, il faut s’assurer qu’aucun trouble-fête ne vienne ruiner le tout. A ce propos, le préfet de Gênes de l’époque déclarera devant la commission d’enquête parlementaire le 28 août 2001 : « Je dirais plus : un fonctionnaire de mon département avait un contact direct avec Casarini. On lui a accordé, le soir du 20 au 21 juillet, la mise en place de ces containers parce qu’il avait su que, tout en faisant partie du Genoa social forum, les tute bianche n’étaient pas d’accord avec le network et les cobas : il avait donc peur que les autres, avec une frange extrémiste, puissent perturber son cortège qui devait passer via Tolemaide. Sur ce, nous avions alors créé ce mur de container que la Repubblica a bien décrit dans son article. L’affrontement devait se passer piazza Verdi avec la fameuse “petite mise en scène”, qui donnait de la visibilité au mouvement des tute bianche. » Les paroles du tortionnaire et assassin Colucci, grand responsable des rues de Gênes, n’ont jamais été démenties. Seules les dates sont fausses : il s’agit du soir du 19 au 20 juillet. « Casarini a confirmé les contacts. Et il a aussi confirmé un détail ultérieur : dès le soir du 19 juillet, il avait conscience que certains éléments du dit network (qui comprenait aussi quelques Cobas) voulait accomplir des gestes de violence. Ce fut justement en prévision de cette urgence, comme le confirment également des sources du Viminale [Elysée italien] que le quartier de Foce fut parsemé de containers du soir au matin. (...). C’est justement du côté des disobbedienti que serait parti, lors d’une étroite série de contacts et de coups de téléphone avec quelques référants de la Digos locale, l’urgence à propos des violences que préparait une partie des contestataires. » (‘Digos e disobbedienti uniti contro i black bloc’, Il Secolo XIX, 30 janvier 2003.) Malgré tout cela, les accords ont sauté, le spectacle prévu s’est terminé. A la fin de la matinée du 20 juillet, plusieurs centaines de rebelles anonymes ont commencé à attaquer les structures du capitalisme —les banques, les bureaux des multinationales, des casernes et une prison— en se contrefichant de la “zone rouge” et en évitant l’affrontement direct avec la police. Le cortège des Disobbedienti (c’est maintenant leur nom : au dernier moment, Casarini et compagnie ont enlevé la salopette blanche pour se mélanger “avec la multitude du mouvement”) part du stade Carlini à 13h30. Le cortège descend très lentement et fait de nombreuses pauses. Aux premières lueurs des incendies au loin, un porte-parole harangue les journalistes en leur défendant d’attribuer ces actions aux Disobbedienti. Le cortège continue son chemin avec prudence en se mettant en tortue pour affronter les heurts simulés. Mais via Tolemaide, les carabiniers chargent violemment. Toutes les propositions d’assaut virtuel sautent. Après cette charge, de nombreux manifestants abandonnent toute intention pacifique et se battent avec détermination. Malgré les invitations répétées des chefs à ne rien lancer contre les carabiniers, la base, rejointe par différents groupes du “black bloc” et des autonomes, engagent une bataille qui durera jusqu’à 17h30. C’est au cours de ces affrontements que cette ordure de Placanica assassinera Carlo Giuliani. Jusqu’au soir, l’insubordination à la hiérarchie sera totale, même du côté des Disobbedienti. Quant à Carlo, voici ce que dira à chaud un porte-parole des Tute bianche de gênes, avant que les vautours de la politique commencent à planer au-dessus de son cadavre : « Nous le connaissions peu, nous le rencontrions quelque fois au bar Asinelli. C’était un punkabbestia [“crusty”, “chamard”], un de ceux qui n’ont pas de travail mais qui portent beaucoup de boucles d’oreilles, un qui veut entrer sans payer, un que les gens bien-pensants appellent parasite. Le monde le faisait chier et il n’avait rien à voir avec nous, des centres sociaux, il disait que nous étions trop disciplinés. » (Matteo Jade, direct radiophonique, 20 juillet 2001.)
Pourquoi les carabiniers ont-ils chargé 500 mètres avant ce qui était prévu, avec une violence et dans une zone (privée de voies de fuite) qui ne permettaient rien d’autre qu’une résistance ténue des manifestants ? Parce que la répression était préméditée, parce que l’appareil de sécurité faisait une expérimentation ( selon une constante de l’expansion technologique et militaire : tout ce qui peut être fait doit l’être). Les lamentations sur les forces de l’ordre qui n’ont pas respecté les accords sont alors à la fois odieuses et pathétiques, dignes uniquement pour ceux qui collaborent avec l’ennemi et sont disposés —comme on l’a vu— à vendre les autres compagnons à la répression pour s’assurer un misérable théâtre de radicalité feinte. Tout est la faute des carabiniers... (« ils savaient ce que nous voulions faire et ils auraient pu nous permettre de violer la zone rouge. La vérité est cependant que ce sont les carabiniers qui ont tout fait sauter », Luca Casarini, Il Nuovo, 27 août 2001). En ce qui concerne les pratiques d’attaque de banques et de casernes, on s’est d’abord égosillé contre les anarchistes, puis on a ressorti l’inévitable figure du provocateur payé pour discréditer le mouvement. Et voilà qu’arrive, pour se remettre d’un échec éclatant, la calomnie —typiquement stalinienne— des “black bloc infiltrés et manœuvrés par les services secrets”. Les mêmes black bloc que les Tute bianche faisaient mine d’apprécier lorsque ceux-ci s’agitaient au loin, à un océan de distance. C’est justement ce que disait l’un d’eux, de Bologne, avant Gênes : « Il est dommage que le Black Bloc, par ses propres choix idéologiques, n’ait ni chef, ni leader charismatique, ni porte-parole, et agisse uniquement par petits groupes d’affinité auto-organisé. Ces Messieurs sont des anarchistes purs et durs et toute figure, même seulement à peine un peu hiérarchique, les fait chier. » Quels mous, ces anarchistes. Juste après, en revanche, ce sont devenus des « moustiques agiles et rapides, manquant de consensus, qui représentent un malheur pour tous» (Marco Beltrami, porte-parole du “Laboratorio del Nord-Ovest”). Et encore, avec un flair politique remarquable : « [...] à partir du moment où les pratiques du BB ont été utilisées contre nous, nous devons dire avec force que ces personnes sont politiquement mortes. Et si elles avaient un minimum d’intelligence, elles devraient être les premières à faire leur examen de conscience et à suicider une expérience qui est, de fait, morte à Gênes. » (Roberto Bui, aspirant-leader des Tute bianche, 23 juillet 2001.) Certes, il est bien mieux de faire des déclarations incendiaires d’assaut contre la “zone rouge” et ensuite de définir ceux qui partent à l’assaut comme des « moustiques », « politiquement morts » et des « provocateurs ». A la calomnie la plus odieuse (diffusée surtout par Rifondazione comunista et par les Verts, par Il Manifesto et des groupes comme Attac) à propos de Black bloc créés et composés d’agents infiltrés (ou de néonazis), s’en ajoute une autre, plus subtile et rusée : « [...] à agir dans la journée du vendredi, il y avait six ou sept infiltrés par les carabiniers, qui canalisaient et coordonnaient la (juste, très juste, mais peut-être un peu trop aveugle) colère de quelques centaines d’anarchistes qui se sont rassemblés sans comprendre comment ils allaient être instrumentalisés. Je pense que la même chose s’est passée le samedi. » (Anton Pannekoek, alias Roberto Bui.) Les anarchistes, en somme, ne sont pas des provocateurs, ce sont seulement des idiots utiles qui font involontairement le jeu du pouvoir. Posons, sur le problème des infiltrés et des complicités policières présumées, ces simples questions : quel besoin auraient eu les chiens en civil d’attaquer les structures de l’Etat et du capital alors qu’il y avait des centaines de compagnons qui étaient justement venus à Gênes pour ça... ? Est-il plus facile, pour les flics, de tabasser des manifestants désarmés ou plutôt des petits groupes prompts à frapper, à ériger des barricades et disposés à se défendre ? Est-il plus facile, pour les agents, de s’introduire dans de petits groupes d’affinité ou dans des portions d’un grand cortège ? En réalité, il y a toujours des flics en civil dans les manifestations, et à Gênes, nombre d’entre eux ont été démasqués et chassés par des compagnons (comme ça s’est encore produit le 4 octobre 2003 dans la manif à Rome contre la Convention européenne). Leur rôle est en général celui d’identifier les plus rebelles ou celui —que personne ne peut accomplir à leur place— de cogner d’autres manifestants, pacifistes, pour provoquer la peur et la confusion. Quant aux fameuses “preuves” contre des “black bloc manœuvrés par la police”, en revanche, les images sont toujours les mêmes après des années de calomnies : quelques flics avec un foulard sur le visage qui s’agitent à côté d’un cortège, quelques carabiniers en civil qui sortent d’une caserne prise d’assaut avec des bâtons en main... Et ceci expliquerait une émeute qui a impliqué des milliers de personnes, certaines organisées, mais aussi tant d’autres qui se sont unies spontanément... S’il y a une idéologie qui s’est suicidée à Gênes, c’est celle qui est résumée par ces mots : « [...] Il paraît à beaucoup que la désobéissance civile protégée ait contribuée à embarquer de larges secteurs du mouvement de formes de protestation nihilistes et destructives vers une pratique néanmoins radicale mais éminemment politique. De plus, préannoncer tout ce qui sera fait ouvre déjà en soi un espace à une médiation politique “sur place”, s’il y en a la volonté de la part des responsables de l’ordre public. » (Luca Casarini, Audition devant la commission d’enquête parlementaire, 6 septembre 2001.) Sur les pavés gênois, entre les petits passages et le front de mer, la « désobéissance civile protégée » n’a rien embarqué du tout. Elle a jeté dans les bras de la police des milliers de manifestants désarmés (mentalement et physiquement), tandis que de nombreux passagers, se mutinant, se sont insurgés pour se défendre, eux et leurs propres compagnons. En revanche, face aux rafles, aux tabassages, aux tortures, se sont perdus en vaines lamentations (“Les accords ! Les accords !”) ceux qui, en plus d’être des chacals, se sont aussi révélés être assez imbéciles pour se fier aux forces de l’ordre. En somme, alors que se montait la scène de l’affrontement fictif autour de la zone rouge, éclatait la révolte réelle, loin des projecteurs. Alors que ceux qui avaient confiance en la police levaient et invitaient les autres à lever leurs mains, des milliers de manifestants refusaient d’aller au massacre et rendaient coup pour coup à la violence des chiens en uniforme. L’insubordination, cette variable non prévue, commençait à ajuster son tir... « Les fonctionnaires de police m’ont dit que tout était fini (nous le voyions de nous-mêmes), et qu’il serait utile de se rendre via Sturla où d’après eux se déroulait une attaque contre une caserne de carabiniers. Nous sommes partis en voiture via Caprera, où nous avons croisé quelques milliers de personnes qui bloquaient la rue. Nous avons demandé où nous pouvions passer mais, alors que nous passions en suivant les indications des forces de l’ordre, nous avons été assaillis par un groupe de personnes qui, au cri de “balance” contre moi-même, ont lancé tout ce qu’ils trouvaient autour d’eux contre la voiture. » (Vittorio Agnoletto, Audition devant la commission d’enquête parlementaire, 6 septembre 2001.) Mais retournons aux Tute bianche, dont l’histoire n’a certes pas commencée à Gênes. Pour comprendre leur rôle au cours de ces journées, il est utile de faire quelques pas en arrière. Les Tute bianche sont nées à l’intérieur de l’association Ya Basta, créée en 1996 par l’alliance de certains centres sociaux qui ont signé la Carta di Milano [charte de Milan] : Pedro à Padoue et Rivolta à Mestre, Leoncavallo à Milan, Corto Circuito et Forte Prenestino à Rome, Zapata et Terra di Nessuno en Ligurie, et d’autres encore. Il s’agit de centres sociaux qui ont accepté, dès 1994, la légalisation (sur proposition du Vert, Falqui) des espaces occupés et un financement étatique. Cette perspective, embrassée par toute une aire de l’ex-Autonomia Operaia, a porté à des positions toujours plus institutionnelles, avec autant de participation aux élections ou de collaboration avec différents ministères (un exemple parmi tant d’autres : Casarini a été consultant rémunéré de Livia Turco, ministre des affaires sociales du gouvernement Amato, et aussi auteure, avec Napolitano, de la loi qui a introduit en Italie les lagers pour immigrés clandestins). C’est cela la voie qui portera aux accords avec la police à Gênes (et ensuite, vu qu’à l’occasion du sommet de Riva del Garda en septembre 2003, les Disobbedienti et le Social Forum se sont à nouveau assis à la table avec... Colucci, le massacreur de Gênes devenu entre temps préfet de Trento). Un des aspects les plus répugnants de cette pratique de collaboration avec les institutions et qu’elle vienne a être justifiée au nom de la “non-violence”, alors que les méthodes de ces léninistes historiques contre ceux qui ne partagent pas leurs choix (soit tous ceux qui perturbent leurs spectacles) sont plus que trop connues. Leur tract-décalogue qui porte le titre Disobbedienza civile. Istruzioni per l’uso [Désobéissance civile. Instructions pour s’en servir] et distribué à différentes occasions avant le G8 est significatif à ce propos. Mais la question fondamentale, en réalité, est tout autre. Peut-on vraiment être “non-violents” et collaborer avec l’Etat, expression maximale de la violence ? Est-ce par respect de la “non-violence” qu’on agresse et calomnie les gens qui pratiquent l’action directe contre les structures de mort du capitalisme ? A qui veut-on adresser son message “non-violent” lorsqu’on se rend, comme l’a fait Casarini, aux funérailles d’un serf des patrons comme D’Antona [abattu par les Brigades Rouges le x] ? Ici, l’éthique ne compte plus, il s’agit juste d’opportunisme politique. Décalogue pour décalogue, lisez ce que disait Gandhi à propos de la non-violence contre l’oppression : 1. « Renoncer à tout titre honorifique. » 2. « Ne pas accepter de financement gouvernemental. » 3. « Que les avocats et les juges suspendent leur activité. » 4. « Boycott des écoles du gouvernement par les parents. » 5. « Ne pas participer aux partis de gouvernement, et à d’autres fonctions politiques. » Le contraire exact de ce que font les Disobbedienti et tous les autres mouvements liés aux partis et aux bureaucraties syndicales : demander de l’argent à l’Etat pour... désobéir à l’Empire. En somme, comme l’a écrit quelqu’un, il sert bien peu de défier les zones rouges du pouvoir si on ne déserte pas les zones grises de la collaboration. Tout ceci démontre que : « La différence importante n’est pas entre violence et non-violence, mais entre avoir ou non des appétits de pouvoir. » (G. Orwell) Et lorsqu’on se mire dans la glace du pouvoir, toute méthode devient légitime. D’autant plus qu’il ne manque jamais, comme on le sait, de brillants linguistes capables de transformer les compromis en autant de preuves d’ “intelligence tactique”. Nés en 1998, les Tute bianche sont devenus les Disobbedienti [les Désobéissants] à Gênes en 2001. Mais qu’est ce que la désobéissance pour eux ? Certainement pas le choix courageux de Henry David Thoreau, père de la désobéissance civile dont s’est inspiré Gandhi. Thoreau n’était pas en fait un “non-violent” —comme le montre son plaidoyer pour John Brown, dont il défendait le choix de prendre les armes contre les esclavagistes— et haïssait le conformisme de la civilisation. Du solitaire de Walden, les Disobbedienti ne reprennent qu’un aspect : l’acceptation de l’autorité. Mais donnons la parole à un Disobbediente lui-même : « Tout d’abord, la désobéissance présuppose un plan dialectique. Une entité qui produit des normes est reconnue, puis il est prévu une interaction dialectique avec cette entité. On désobéit afin que le sujet qui a émis des normes d’un certain type revoie ses positions et on se prépare à créer une norme différemment. Ainsi, il n’est pas mis en discussion, mais plutôt confirmés, la légitimité et le fonctionnement de la fonction normative, ni le cadre juridique complexe dans lequel ils s’inscrivent. » Et peu après : « Paradoxalement, si et lorsque la constitution impériale s’alimente du chaos, lorsque —pour le dire autrement— c’est l’Empire lui-même qui désobéit, peut-être que le devoir des cives [citoyens], des sujets qui le contrecarrent, devient celui de normer d’une nouvelle manière, à partir d’institutions nouvelles, plutôt que celui de désobéir. » (Federico Cartelloni, Il tempo della disobbedienza, in Controimpero. Per un lessico dei movimenti globali, Manifestolibri, 2002.) Nous ne saurions mieux dire. L’illusion de réformer la domination en collaborant avec ses institutions et sa police a été enterrée à Gênes. Les insurgés ne la regrettent pas. [10] « Les “tute bianche” et ces secteurs de manifestants qui participent aux cortèges avec un “équipement d’autodéfense”, qui exercent une pression physique et recourent à l’usage contrôlé de la force, jouent un rôle ambigu. Mais il s’agit d’un rôle, à mon avis, positivement ambigu. Il offre à l’agressivité un canal par lequel s’exprimer et, en même temps, un schéma (rituel et combatif) qui l’administre. Il propose un débouché [...] mais exerce un contrôle et pose (ou tente de poser) des limites. L’activité des “tute bianche” est donc, littéralement, un exercice sportif (et le sport est, classiquement, la poursuite de la codification de la guerre par des moyens non sanglants), qui décharge et désamorce la violence [...]. Certes, cela présuppose une vision de la violence de rue comme une sorte de flux prévisible, orientable, contrôlable : mais c’est justement en ces termes qu’elle est traitée par de nombreux responsables de l’ordre public et par de nombreux leaders du mouvement. [...] Et c’est là que des témoignages directs peuvent être utiles. Il y a un an et demi, au cours d’une réunion à la préfecture d’une ville du Nord, les responsables de l’ordre public et certains leaders du mouvement discutèrent pointilleusement et, enfin, convinrent minutieusement tant du trajet que de la destination finale du cortège. Et nous nous sommes mis d’accord sur le fait qu’il y avait une limite, matérialisée par un numéro de rue, atteignable avec le consensus des forces de l’ordre, et une autre limite, signalée par un numéro de rue plus élevé, non “consenti” mais “toléré”. L’espace entre ces deux limites successives —une centaine de mètres— fut ensuite le “champ de bataille” d’un affrontement non sanglant et presqu’entièrement simulé (mais qui n’apparaissait pas comme tel sur les retransmissions télévisées) entre les manifestants et la police. »