TOUTES LES VIEILLES CONNERIES des années 1930 nous reviennent : tous ces poncifs sur « la ligne de classe», « le rôle de la classe ouvrière», les « cadres», le « parti d’avant-garde » et la « dictature du prolétariat». Et cela sous une forme plus grossière que jamais. Le Progressive Labor Party n’en est pas le seul exemple, c’en est seulement le pire. On retrouve les mêmes foutaises dans les diverses branches du SDS (Students for a Democratic Society), dans les clubs marxistes et socialistes des campus universitaires, sans parler des groupes trotskistes, des Clubs de l’Internationale socialiste ainsi qu’au sein de la Youth Against War and Fascism77.

Dans les années 1930, au moins, cela se comprenait. Les États-Unis étaient paralysés par la crise économique chronique la plus profonde et la plus longue de leur histoire. Les grandes offensives menées par le CIO (Congress of Industrial Organizations), leurs spectaculaires grèves sur le tas, leur militantisme et leurs heurts sanglants avec la police paraissaient être les seules forces vivantes capables de s’attaquer aux murs du capitalisme. Le climat politique mondial était électrisé par la guerre civile espagnole, la dernière des révolutions ouvrières classiques. À ce moment-là, toutes les sectes de la gauche américaine pouvaient s’identifier à leurs propres colonnes à Madrid et à Barcelone. C’était il y a trente ans. C’était l’époque où on aurait considéré comme dingue quiconque aurait crié « Faites l’amour, pas la guerre». On criait plutôt « Faites des emplois, pas la guerre» ; le cri d’un âge dominé par la pénurie. C’était l’époque où la réalisation du socialisme exigeait des « sacrifices » et une longue « période de transition » vers une économie d’abondance matérielle. Pour un jeune de 18 ans en 1937, la notion même de cybernétique appartenait à la science-fiction, un rêve comparable aux voyages dans l’espace. Ce type de 18 ans en a maintenant 50 et ses racines plongent dans une époque si lointaine qu’elle diffère qualitativement des réalités de l’Amérique contemporaine. Le capitalisme est devenu un capitalisme partiellement étatique, que l’on pouvait à peine entrevoir il y a trente ans. Et on voudrait que nous retournions aux « analyses de classes», aux « stratégies», aux « cadres » et aux modes d’organisation de cette lointaine époque, au mépris complet des problèmes nouveaux et des possibilités nouvelles apparus depuis.

Quand apprendrons-nous à créer un mouvement révolutionnaire tourné vers le futur au lieu du passé ? Quand commencerons-nous à tirer la leçon de ce qui est en train de naître plutôt que de ce qui meurt ? C’est exactement ce que Marx essayait de faire à sa manière. Il a essayé d’insuffler un esprit futuriste aux mouvements révolutionnaires des années 1840 et 1850 : « La tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants», écrivait-il dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte. « Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c’est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu’ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu’ils empruntent leurs noms, leurs mots d’ordre et leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l’histoire sous ce déguisement respectable et avec un langage emprunté. C’est ainsi que Luther prit le masque de l’apôtre Paul, que la révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l’Empire romain, et que la Révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. […] La révolution sociale du XIXe siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé complètement toute superstition à l’égard du passé. […] La révolution du XIXe doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase78. »

En est-il autrement aujourd’hui, alors que nous approchons du XXIe siècle ? Les morts marchent de nouveau parmi nous, drapés dans le nom de Marx, l’homme qui voulait enterrer les morts du XIXe siècle. La révolution contemporaine ne sait que parodier, à son tour, la révolution d’Octobre 1917 et la guerre civile de 1918-1920, avec ses « lignes de classes», son parti bolchevique, sa « dictature du prolétariat», sa morale puritaine et même son slogan « Tout le pouvoir aux soviets». La révolution contemporaine totale, multidirectionnelle, qui saura finalement résoudre la « question sociale » née de la pénurie, de la domination et de la hiérarchie, suit la tradition des révolutions unidimensionnelles, partielles et incomplètes du passé, qui ne firent que transformer la « question sociale » en remplaçant une hiérarchie, un système de domination par un autre. Au moment où la société bourgeoise elle-même est en train de désintégrer les classes sociales à qui elle devait sa stabilité retentissent les cris trompeurs réclamant une « ligne de classe». Au moment où toutes les institutions politiques de la société entrent dans une période de profonde décadence retentissent les cris sans substance de « parti politique » et « État ouvrier». Au moment où la hiérarchie en tant que telle est remise en question retentissent les cris de « cadres», « avant-garde » et « leaders». Au moment où la centralisation et l’État ont atteint un degré de négativité historique proche de l’explosion retentissent les appels en faveur d’un « mouvement centralisé » et d’une « dictature du prolétariat».

Cette recherche de la sécurité dans le passé, ces efforts pour trouver refuge dans un dogme fixé une fois pour toutes et dans une hiérarchie organisationnelle installée, tous ces substituts à une pensée et à une pratique créatrices démontrent amèrement combien les révolutionnaires sont peu capables de « transformer eux-mêmes et la nature » – et encore moins de transformer la société tout entière. Le profond conservatisme des « révolutionnaires » du PLP79 est d’une évidence douloureuse : le parti autoritaire remplace la famille autoritaire ; le leader et la hiérarchie autoritaires remplacent le patriarche et la bureaucratie universitaire ; la discipline exigée par le mouvement remplace celle de la société bourgeoise ; le code autoritaire d’obéissance politique remplace l’État ; le credo de la « moralité prolétarienne » remplace les mœurs du puritanisme et l’éthique du travail. L’ancienne substance de la société d’exploitation reparaît sous une apparence nouvelle, drapée dans le drapeau rouge, décorée du portrait de Mao (ou de Castro ou du Che) et arborant Le Petit Livre rouge et autres litanies sacrées.

La majorité de ceux qui restent au PLP aujourd’hui le méritent bien. S’ils sont capables d’accepter une organisation qui colle ses propres slogans sur des photos du DRUM80 ; s’ils acceptent de lire une revue qui demande si Marcuse est « un trouillard ou un flic» ; s’ils acceptent une « discipline » qui les réduit à de simples automates préprogrammés et dénués d’expression ; s’ils acceptent de manipuler d’autres organisations grâce à des techniques révoltantes empruntées aux fosses d’aisance du monde parlementaire et affairiste bourgeois ; s’ils acceptent de parasiter toutes les actions et toutes les situations politiques pour promouvoir la croissance de leur propre parti, même si c’est au prix de l’échec de l’action parasitée ; s’ils acceptent tout cela, ils sont au-dessous de tout mépris. Que ces gens-là s’appellent des « rouges » et appellent « chasse aux sorcières » toute attaque contre eux est du maccarthysme à l’envers. Pour plagier la succulente description du stalinisme que l’on doit à Trotski, ils représentent la syphilis de la jeune gauche d’aujourd’hui. Et pour la syphilis, il n’y a qu’un traitement : les antibiotiques, pas la discussion.

Nous nous adressons ici aux révolutionnaires honnêtes, ceux qui se sont tournés vers le marxisme, le léninisme ou le trotskisme parce qu’ils cherchent ardemment une perspective sociale cohérente et une stratégie révolutionnaire efficace. Nous nous adressons aussi à tous ceux que l’arsenal théorique de l’idéologie marxiste impressionne et qui, en l’absence d’alternative systématique, se sentent disposés à flirter avec elle. À ceux-là, nous nous adressons comme à des frères et à des sœurs et nous leur demandons d’accepter de participer à une discussion sérieuse et à une réévaluation d’ensemble. Nous croyons que le marxisme a cessé d’être applicable à notre temps, non parce qu’il est trop visionnaire ou trop révolutionnaire, mais parce qu’il n’est ni assez visionnaire ni assez révolutionnaire. Nous croyons qu’il est né d’une période de pénurie et qu’il constitue une brillante critique de cette période et particulièrement du capitalisme industriel ; nous pensons qu’une période nouvelle est en train de naître, une période que le marxisme n’avait pas adéquatement cernée et dont les contours ne furent anticipés que partiellement et de manière biaisée. Nous prétendons que le problème n’est ni d’abandonner le marxisme ni de l’abroger, mais de le transcender dialectiquement comme Marx transcende la philosophie hégélienne, l’économie ricardienne et la tactique et les modes d’organisation blanquistes. Nous avançons que, à un stade de développement du capitalisme plus avancé que celui dont traita Marx il y a un siècle, et à un stade de développement technologique plus avancé que ce que Marx aurait pu anticiper, une critique nouvelle est nécessaire. De celle-ci sortiront de nouveaux modes de lutte, d’organisation, de propagande, et un style de vie nouveau. Appelez ceux-ci comme vous voudrez, même « marxisme » si cela vous chante. Nous avons choisi de nommer cette nouvelle approche « anarchisme de l’après-rareté » pour un certain nombre de raisons qui deviendront plus claires dans les pages qui suivent.

Les limites historiques du marxisme

C’est une idée totalement absurde que de penser qu’un homme, qui a réalisé ses travaux théoriques majeurs entre 1840 et 1880, ait pu « prévoir » la dialectique complète du capitalisme. Si nous pouvons toujours apprendre beaucoup des analyses de Marx, nous pouvons apprendre encore plus à partir des erreurs que devaient commettre inévitablement des hommes dont la pensée était limitée par une ère de pénurie matérielle et une technologie qui exigeait à peine l’emploi de l’électricité. Nous pouvons apprendre combien notre propre époque est différente de celles de toute l’histoire passée, combien les potentialités auxquelles nous sommes confrontés sont qualitativement nouvelles, et à quel point sont uniques les problèmes, les analyses et la praxis auxquels nous aurons à faire face si nous voulons faire une révolution et non un autre avortement historique.

Il ne s’agit pas de savoir si le marxisme est une « méthode » qui doit être réappliquée à une nouvelle situation, ou s’il faut élaborer un « néo-marxisme » pour surmonter les limitations du « marxisme classique». C’est une mystification pure et simple que d’essayer de sauver le label marxiste en donnant la prépondérance à la méthode sur le système, ou en ajoutant « néo » à un mot sacré, si toutes les conclusions pratiques du système contredisent platement ces efforts81. C’est pourtant ce qui préoccupe les exégètes marxistes à l’heure actuelle. Les marxistes s’appuient sur le fait que le système fournit une interprétation remarquable du passé pour ignorer volontairement qu’il se fourvoie totalement lorsqu’il s’occupe du présent et de l’avenir. Ils citent la cohérence que le matérialisme historique et l’analyse de classe ont donné à l’interprétation de l’histoire, les analyses économiques que Le Capital a fournies à propos du développement du capitalisme industriel, l’intérêt des analyses de Marx sur les premières révolutions et les conclusions tactiques qu’il en a tirées ; ils citent tout cela sans jamais une seule fois reconnaître que des problèmes qualitativement nouveaux sont apparus qui n’existaient même pas à son époque. Est-il concevable que les problèmes et les méthodes historiques de l’analyse de classe, basés entièrement sur une inévitable pénurie, puissent être transplantés à une époque d’abondance potentielle ? Est-il concevable qu’une analyse économique, centrée essentiellement sur un système de « libre concurrence » du capitalisme industriel puisse être transférée à un système planifié de capitalisme, dans lequel l’État et les monopoles s’allient pour manipuler la vie économique ? Est-il concevable qu’un arsenal tactique et stratégique, formulé à une époque où l’acier et le charbon constituaient les bases de la technologie industrielle, soit appliqué à une époque basée sur des sources d’énergie radicalement nouvelles, sur l’électronique, sur la cybernétique ?

Un corpus théorique, qui était libérateur il y a un siècle, est devenu de nos jours une camisole de force. On nous demande de nous concentrer sur la classe ouvrière comme « agent » révolutionnaire à une époque où le capitalisme produit visiblement des révolutionnaires dans virtuellement toutes les couches de la société, et particulièrement parmi la jeunesse. On nous demande d’élaborer nos méthodes tactiques en fonction d’une « crise économique chronique » à venir, malgré le fait qu’aucune crise semblable n’a eu lieu depuis trente ans82. On nous demande d’accepter une « dictature du prolétariat » – une « longue période de transition » dont la fonction n’est pas simplement de supprimer les contre-révolutionnaires, mais surtout de développer une technologie d’abondance alors que cette technologie existe déjà. On nous demande d’orienter nos « stratégies » et nos « tactiques » en fonction de la pauvreté et de la misère matérielle à une époque où les sentiments révolutionnaires sont engendrés par la banalité de la vie dans des conditions d’abondance matérielle. On nous demande d’établir des partis politiques, des organisations centralisées, des hiérarchies et des élites « révolutionnaires » et un nouvel État à une époque où les institutions politiques en tant que telles sont sur leur déclin et où la centralisation, la hiérarchie, l’élitisme et l’État sont remis en question à une échelle jamais atteinte auparavant dans l’histoire de la société hiérarchique.

Bref, on nous demande de revenir au passé, de réduire au lieu de grandir, de faire entrer de force la réalité palpitante d’aujourd’hui, avec ses espoirs et ses promesses, dans le moule débilitant des préconceptions d’une époque dépassée. On nous demande de nous appuyer sur des principes qui ont été transcendés, non seulement théoriquement, mais par le développement même de la société. L’Histoire n’est pas restée immobile depuis que Marx, Engels, Lénine et Trotski sont morts ; elle n’a pas non plus suivi la direction simpliste qui avait été prévue par des penseurs – aussi brillants qu’ils fussent – dont l’esprit était enraciné dans le XIXe siècle ou les premières années du XXe. Nous avons vu le capitalisme réaliser lui-même plusieurs des tâches qui étaient imparties au socialisme (le développement d’une technologie d’abondance) ; nous l’avons vu « nationaliser » des propriétés, fondre l’économie et l’État là où cela était nécessaire. Nous avons vu la classe ouvrière neutralisée en tant qu’« agent du changement révolutionnaire», malgré une lutte, constante, dans un cadre bourgeois pour des salaires plus élevés, des horaires de travail réduits et des bénéfices « sociaux». La lutte des classes dans le sens classique n’a pas disparu ; elle a subi un sort bien plus morbide en étant cooptée dans le capitalisme. La lutte révolutionnaire dans les pays capitalistes avancés s’est déplacée vers un terrain historiquement nouveau : une lutte entre une génération jeune qui n’a pas connu de crise économique chronique et la culture, les valeurs et les institutions d’une génération plus vieille et conservatrice dont les perspectives de vie ont été formées par la pénurie, la culpabilité, la renonciation, l’éthique du travail et la poursuite de la sécurité matérielle. Nos ennemis ne sont pas seulement la haute bourgeoisie et l’appareil d’État, mais aussi tout un courant qui trouve son soutien chez les libéraux, les sociaux-démocrates, les laquais des médias corrompus, les partis « révolutionnaires » du passé et, aussi pénible que cela puisse paraître aux acolytes du marxisme, les ouvriers dominés par la hiérarchie de l’usine, par la routine industrielle et par l’éthique du travail. Les divisions recoupent aujourd’hui toutes les classes traditionnelles. Elles soulèvent un éventail de problèmes qu’aucun marxiste s’appuyant sur des analogies avec les sociétés de pénurie ne pouvait prévoir.

Le mythe du prolétariat

Laissons de côté tous les débris idéologiques du passé et allons directement aux racines théoriques du problème. La plus grande contribution de Marx à la pensée révolutionnaire de notre époque est sa dialectique du développement social : le grand mouvement qui, à partir du communisme primitif, et à travers la propriété privée, doit mener au communisme dans sa forme la plus aboutie – une société communautaire fondée sur une technologie libératrice. D’après Marx, l’être humain passe donc ainsi de la domination de l’humain par la nature, à la domination de l’humain par l’humain et, finalement, à la domination de la nature par l’humain à partir de la domination sociale en tant que telle83. À l’intérieur de cette dialectique générale, Marx examine la dialectique du capitalisme lui-même, un système social qui constitue le dernier « stade » historique de la domination de l’humain par l’humain. Ici, Marx apporte non seulement une profonde contribution à la pensée de notre temps (particulièrement par sa brillante analyse des rapports marchands), mais il exemplifie les limitations intellectuelles que le temps et l’espace imposent encore à la pensée contemporaine.

La plus sérieuse de ces limitations se retrouve dans sa tentative d’explication de la transition du capitalisme au socialisme, d’une société de classes à une société sans classes. Il est extrêmement important de souligner le fait que cette explication a été élaborée presque entièrement par analogie avec la transition de la féodalité au capitalisme, c’est-à-dire d’une société de classes à une autre société de classes, d’un système de propriété à un autre. En conséquence, Marx note que, de même que la bourgeoisie s’est développée à l’intérieur de la féodalité à cause de l’antagonisme entre ville et campagne (ou plus précisément entre artisanat et agriculture), de même le prolétariat moderne se développe à l’intérieur du capitalisme grâce au progrès de la technologie industrielle. Ces deux classes, nous dit-on, possèdent des intérêts qui leur sont propres – en fait des intérêts sociaux révolutionnaires qui les font se retourner contre l’ancienne société qui les a engendrées. Si la bourgeoisie s’est assurée le contrôle de la vie économique bien avant d’avoir renversé la société féodale, le prolétariat obtient quant à lui sa propre puissance révolutionnaire par le fait qu’il est « discipliné, unifié, organisé», par le système industriel84. Dans les deux cas, le développement des forces productives devient incompatible avec le système traditionnel des relations sociales, « le tégument85 éclate». La vieille société est remplacée par la nouvelle.

La question critique qui se pose alors est la suivante : peut-on expliquer la transition d’une société de classes à une société sans classes au moyen de la même dialectique qui rend compte de la transition d’une société de classes à une autre ? Il ne s’agit pas là d’un problème théorique où l’on jonglerait avec des abstractions logiques, mais au contraire d’un problème très réel et très concret de notre époque. Entre le développement de la bourgeoisie dans la société féodale, et celui du prolétariat à l’intérieur du capitalisme, il y a des différences profondes que Marx n’a pas réussi à prévoir ou à traiter avec clarté. La bourgeoisie contrôlait la vie économique bien avant de prendre le pouvoir d’État ; elle était devenue la classe dominante matériellement, culturellement et idéologiquement avant d’affirmer sa domination politique. Le prolétariat, au contraire, ne contrôle pas la vie économique. En dépit de son rôle indispensable dans le processus industriel, la classe ouvrière ne représente même pas la majorité de la population et sa position économique stratégique est de plus en plus érodée par l’électronique et les autres développements technologiques86. D’où le fait que pour que le prolétariat se serve du pouvoir qu’il détient dans le cadre d’une révolution sociale, il faudrait qu’il passe par une prise de conscience extrêmement forte. Jusqu’à présent, cette prise de conscience a été continuellement bloquée par le fait que le milieu industriel est l’un des derniers bastions de l’éthique du travail, du système hiérarchique de gestion, de l’obéissance aux chefs et, depuis peu, de la production engagée dans la fabrication de gadgets et d’armements superflus. L’usine ne sert pas seulement à « discipliner», « unifier » et « organiser » les travailleurs, elle le fait d’une manière totalement bourgeoise. Dans les usines, la production capitaliste reproduit non seulement durant chaque jour de travail les relations sociales du capitalisme, comme Marx l’a noté, mais elle reproduit aussi la psyché, les valeurs et l’idéologie du capitalisme.

Marx avait suffisamment ressenti ce fait pour rechercher des raisons, plus contraignantes que le simple fait de l’exploitation ou des conflits sur les salaires et les horaires, pour propulser le prolétariat vers une action révolutionnaire. Dans sa théorie générale de l’accumulation capitaliste, il essaya de décrire les dures lois objectives qui forcent le prolétariat à assumer un rôle révolutionnaire. En conséquence, il élabora sa fameuse théorie de la paupérisation : la concurrence entre capitalistes les contraint à baisser les prix, ce qui conduit à une réduction continuelle des salaires et à un appauvrissement absolu des ouvriers. Le prolétariat est alors forcé de se révolter parce que, avec le processus de concurrence et de centralisation du capital, « s’accroît la masse de misère, d’oppression, d’esclavage, de dégradation »87.

Mais le capitalisme n’est pas resté immobile depuis Marx. On ne pouvait attendre de Marx, qui écrivait au milieu du XIXe siècle, qu’il saisisse toutes les conséquences de ses analyses sur la centralisation du capital et le développement de la technologie. On ne pouvait lui demander de prévoir que le capitalisme se développerait non seulement du mercantilisme aux formes industrielles dominant son époque – de monopoles commerciaux aidés par l’État aux unités industrielles hautement compétitives – mais aussi que, avec la centralisation du capital, il reviendrait à ses origines mercantiles à un plus haut niveau de développement et adopte à nouveau des formes monopolistiques aidées par l’État. L’économie tend à se fondre dans l’État et le capitalisme commence à « planifier » son développement au lieu de le laisser dépendre uniquement de la concurrence et des forces du marché. Le système n’abolit certainement pas la lutte de classes, mais il s’arrange pour la contenir, utilisant ses immenses ressources technologiques pour assimiler les parties les plus stratégiques de la classe ouvrière.

Ainsi la théorie de la paupérisation se trouve totalement émoussée. Aux États-Unis, la lutte de classes au sens traditionnel n’a pu se développer en guerre de classes. Elle se joue entièrement à l’intérieur d’un cadre bourgeois. Le marxisme devient en fait une idéologie. Il est assimilé par les formes les plus avancées du capitalisme d’État – en particulier en Russie. Par une incroyable ironie de l’histoire, le « socialisme » marxien se révèle être en grande partie le capitalisme d’État lui-même, que Marx n’a pas su prévoir dans la dialectique du capitalisme88. Le prolétariat, au lieu de devenir une classe révolutionnaire au sein du capitalisme, se révèle être un organe du corps de la société bourgeoise.

La question que nous devons donc poser, aujourd’hui, est de savoir si une révolution qui cherche à réaliser une société sans classes peut naître d’un conflit entre des classes traditionnelles dans une société de classes, ou si une telle révolution sociale ne peut naître que de la décomposition des classes traditionnelles, en fait, de l’apparition d’une « classe » entièrement nouvelle, dont l’essence même est d’être une non-classe, et plutôt une couche croissante de révolutionnaires. Pour répondre à cette question nous en apprendrons plus en retournant à l’ample dialectique que Marx a développée au sujet de la société humaine dans son ensemble, que par le modèle qu’il emprunte au passage de la société féodale à la société capitaliste. Tout comme les clans parentaux primitifs commençaient à se différencier en classes, il y a de nos jours une tendance à la décomposition des classes dans des sous-cultures complètement nouvelles qui, sous plusieurs aspects, s’apparentent à des relations non capitalistes. Ce ne sont plus des groupes strictement économiques ; en fait, ils reflètent la tendance du développement social à transcender les catégories sociales de la société de pénurie. Ils constituent en effet une préformation culturelle, une forme grossière et ambiguë, du mouvement de la société de rareté à une société d’abondance.

Le processus de décomposition des classes doit être compris dans toutes ses dimensions. Le mot « processus » doit être souligné ici : les classes traditionnelles ne disparaissent pas – ni, pour cette raison, la lutte de classes. Seule une révolution sociale peut supprimer la structure dominante de classes et les conflits qu’elle engendre. Mais la lutte des classes traditionnelle cesse d’avoir des implications révolutionnaires : elle se révèle être la physiologie de la société dominante, non les douleurs d’un enfantement. En fait, la lutte de classes traditionnelle est une condition de base de la stabilité de la société capitaliste, car elle « corrige » ses abus (salaires, horaires, inflation, emploi, etc.). Les syndicats se constituent eux-mêmes en « contre-monopoles » à l’encontre des monopoles industriels et sont incorporés dans l’économie néo-mercantiliste, institutionnalisée en tant qu’état de fait. À l’intérieur de ce paradigme, il règne des conflits plus ou moins importants, mais pris dans leur ensemble ils renforcent le système et servent à le perpétuer.

Renforcer cette structure de classes en babillant sur le « rôle de la classe ouvrière», renforcer cette lutte de classes traditionnelle en lui imputant un contenu révolutionnaire, infecter le nouveau mouvement révolutionnaire de notre époque avec de l’ouvriérisme, tout cela est réactionnaire en soi. Combien de fois devra-t-on rappeler aux doctrinaires marxistes que l’histoire de la lutte des classes est l’histoire d’une maladie, des blessures ouvertes par la fameuse « question sociale», du développement déséquilibré de l’être humain essayant d’obtenir le contrôle sur la nature en dominant son semblable ? Si la retombée secondaire de cette maladie a été le développement technologique, le produit principal en a été la répression, une horrible effusion de sang humain et une distorsion psychique terrifiante.

Alors que cette maladie touche à sa fin, alors que les blessures commencent à guérir dans leurs plus profonds replis, le processus se déploie maintenant vers sa plénitude ; les implications révolutionnaires de la lutte de classes perdent leur sens en tant que constructions théoriques et réalité sociale. Le processus de décomposition embrasse non seulement la structure traditionnelle de classes mais aussi la famille patriarcale, les méthodes autoritaires d’éducation, l’influence de la religion, les institutions de l’État, les mœurs engendrées par le labeur, la renonciation, la culpabilité et la sexualité réprimée. En bref, le processus de désintégration devient maintenant général et recoupe virtuellement toutes les classes, valeurs et institutions traditionnelles. Il crée des problèmes, des méthodes de lutte, des formes d’organisation entièrement nouveaux et nécessite une approche entièrement nouvelle de la théorie et de la praxis.

Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Examinons deux approches différentes, l’approche marxiste et la révolutionnaire. Le marxiste doctrinaire voudrait nous voir approcher l’ouvrier – ou mieux, « entrer » dans l’usine – pour l’endoctriner, lui de préférence à n’importe qui d’autre. Pour quoi faire ? Pour donner à l’ouvrier une « conscience de classe». Pour citer les exemples les plus néanderthaliens de la vieille gauche : on se coupe les cheveux, on s’affuble de vêtements conventionnels, on abandonne l’herbe pour les cigarettes et la bière, on danse conventionnellement, on simule des manières « rudes » et on arbore une contenance sévère, figée et pompeuse89.

Bref, on devient la pire caricature de l’ouvrier : non pas un « petit bourgeois dégénéré», mais bien un bourgeois dégénéré. On devient une imitation de l’ouvrier dans la même mesure où l’ouvrier est une imitation de ses maîtres. De plus, derrière cette métamorphose de l’étudiant en « ouvrier » se cache un cynisme vicieux, car on essaye d’utiliser la discipline inculquée par le milieu industriel pour discipliner l’ouvrier dans le milieu du parti. On essaye d’utiliser le respect de l’ouvrier pour la hiérarchie industrielle pour lui faire épouser la hiérarchie du parti. On met en œuvre ce procédé révoltant qui, s’il réussit, ne peut conduire qu’au remplacement d’une hiérarchie par une autre, tout en prétendant être concerné par les soucis économiques quotidiens des ouvriers. Même la théorie marxiste se trouve dégradée dans cette image avilie de l’ouvrier (Cf. n’importe quel numéro de Challenge, ce National Inquirer de la gauche : rien n’ennuie plus les ouvriers que ce genre de littérature). À la fin, l’ouvrier est assez fin pour savoir qu’il obtiendra de meilleurs résultats dans la lutte de tous les jours à travers la bureaucratie syndicale qu’à travers la bureaucratie d’un parti marxiste. Les années 1940 ont révélé cela de façon si spectaculaire qu’en un an ou deux, les syndicats ont réussi à vider par milliers (et pratiquement sans protestation de la base) les marxistes qui avaient fait un travail préparatoire considérable au sein du mouvement ouvrier pendant plus d’une décennie, et ce, jusque dans les postes les plus importants des organisations syndicales internationales.

En fait, l’ouvrier devient un révolutionnaire non pas en devenant plus ouvrier, mais en se débarrassant de sa « condition ouvrière». Et en cela il n’est pas seul : la même chose s’applique au paysan, à l’étudiant, à l’employé, au soldat, au bureaucrate, au professeur et au marxiste. L’ouvrier n’est pas moins « bourgeois » que le paysan, l’étudiant, l’employé, le soldat, le bureaucrate, le professeur et le marxiste. Sa « condition ouvrière » est la maladie dont il souffre, l’affliction sociale qui s’est cristallisée dans ses dimensions individuelles. Lénine l’avait compris dans Que faire ? mais il ne fit que s’introduire dans l’ancienne hiérarchie avec un drapeau rouge et un verbiage révolutionnaire. L’ouvrier commence à être révolutionnaire quand il se débarrasse de sa « condition ouvrière», quand il commence à détester ses statuts de classe hic et nunc, quand il commence à vomir les caractéristiques que précisément les marxistes apprécient le plus en lui : son éthique du travail, son caractère conditionné par la discipline industrielle, son respect de la hiérarchie, son obéissance au chef, sa consommation, ses vestiges de puritanisme. Dans ce sens, l’ouvrier devient révolutionnaire dans la mesure où il se dépouille de ses statuts de classe et réalise une conscience de non-classe. Il dégénère – et il dégénère magnifiquement. Ce dont il se dépouille, c’est précisément de ces chaînes de classe qui le lient à tous les systèmes de domination. Il abandonne ces intérêts de classe qui l’enchaînent à la consommation, au pavillon de banlieue et à une vision comptable de la vie90.

Les événements les plus prometteurs dans les usines aujourd’hui, c’est l’apparition de jeunes ouvriers qui fument de l’herbe, déconnent au travail, passent d’un emploi à l’autre, se laissent pousser les cheveux, demandent plus de temps libre plutôt que plus d’argent, volent, harcèlent toutes les autorités, font des grèves sauvages, et contaminent leurs camarades de travail. Encore plus prometteuse est l’apparition de ce type de personnes dans les écoles commerciales et professionnelles qui sont les réservoirs de la classe ouvrière à venir. Plus les ouvriers, les étudiants et les lycéens relient leur style de vie aux différents aspects de la culture anarchique des jeunes, plus le prolétariat cessera d’être une force de conservation de l’ordre établi pour devenir une force révolutionnaire.

C’est une situation qualitativement nouvelle qui surgit quand on a à faire face à la transformation d’une société de classes, répressive, fondée sur la pénurie matérielle, vers une société sans classes, libératrice et fondée sur l’abondance matérielle. À partir des structures de classes traditionnelles en décomposition se crée un nouveau type humain, en nombre toujours plus grand : le révolutionnaire. Ce révolutionnaire commence à contester non seulement les prémisses économiques et politiques de la société hiérarchique, mais la hiérarchie en tant que telle. Non seulement il soutient la nécessité d’une révolution sociale, mais il essaye de vivre d’une manière révolutionnaire dans la mesure où cela est possible dans la société existante91. Non seulement il attaque les formes dérivées de notre héritage de répression, mais il improvise de nouvelles formes de libération qui tirent leur poésie du futur.

Cette préparation du futur, cette expérimentation de formes de relations sociales libératrices, post-rareté, serait illusoire si le futur impliquait la substitution d’une société de classes par une autre. Par contre, elle est indispensable si le futur implique une société sans classes, bâtie sur les ruines d’une société de classes. Qui sera alors « l’agent » du changement révolutionnaire ? Littéralement, la grande majorité de la société, venue de toutes les classes traditionnelles et fondue dans une force révolutionnaire commune par la décomposition des institutions, des formes sociales, des valeurs et des styles de vie de la structure de classe dominante. Typiquement, son élément le plus avancé est la jeunesse – une génération qui, aujourd’hui, n’a pas connu de crise économique chronique et qui est de moins en moins tournée vers le mythe de la sécurité matérielle, si répandu chez les représentants de la génération des années 1930.

S’il est vrai qu’une révolution ne peut être réalisée sans le soutien, actif ou passif, des ouvriers, il n’en est pas moins vrai qu’elle ne peut être réalisée sans le soutien actif ou passif des paysans, des techniciens, des professeurs. Surtout, une révolution ne peut être réalisée sans le soutien de la jeunesse, dans laquelle la classe dominante recrute ses forces armées. En effet, si la classe dominante conserve sa puissance armée, la révolution est perdue, quel que soit le nombre d’ouvriers qui s’y seront ralliés. Ceci a été clairement démontré en Espagne dans les années 1930, en Hongrie dans les années 1950 et en Tchécoslovaquie dans les années 1960. La révolution d’aujourd’hui, par sa nature même, c’est-à-dire par sa recherche de la plénitude, doit rallier non seulement les soldats et les ouvriers, mais la génération au sein de laquelle sont recrutés les soldats, les ouvriers, les paysans, les scientifiques, les professeurs et même les bureaucrates. En écartant les manuels de tactique du passé, la révolution du futur doit suivre les lignes de moindre résistance, creusant son chemin parmi les couches les plus sensibilisées de la population, quelle que soit leur « position de classe». Elle doit se nourrir de toutes les contradictions de la société bourgeoise et non pas de contradictions préconçues empruntées aux années 1860 ou à 1917. À partir de là, elle attirera tous ceux qui ressentent le fardeau de l’exploitation, de la pauvreté, du racisme, de l’impérialisme – et aussi tous ceux dont la vie est gâchée par la surconsommation, les banlieues résidentielles, les médias de masse, la famille, l’école, les supermarchés et la répression sexuelle généralisée. Alors la forme de la révolution deviendra aussi totale que son contenu : sans classes, sans propriété, sans hiérarchie et pleinement libératrice.

S’embarquer dans ce développement révolutionnaire armé des recettes usées du marxisme, radoter au sujet de « l’analyse de classe » et du « rôle de la classe ouvrière » revient à remplacer le présent et le futur par le passé. Brandir une telle idéologie agonisante en ergotant au sujet des « cadres», du « parti d’avant-garde», du « centralisme démocratique » et de la « dictature du prolétariat», c’est de la contre-révolution pure et simple. C’est ce problème de la « question organisationnelle » – la contribution vitale du léninisme au marxisme – que nous allons maintenant examiner.

Le mythe du parti

Les révolutions sociales ne sont pas « faites » par des partis, des groupes ou des cadres ; elles sont le résultat de contradictions et de mouvements historiques de fond qui stimulent des franges importantes de la population. Elles surviennent non seulement (comme l’a déclaré Trotsky) parce que les « masses » trouvent intolérable la société dans laquelle elles vivent, mais aussi à cause des tensions qui se déclarent entre l’existant et le possible, entre « ce qui est » et « ce qui pourrait être». La misère en elle-même ne cause pas les révolutions ; en fait, elle produit le plus souvent une démoralisation anomique, ou pis, une lutte privée, individuelle, pour la survie.

La révolution russe de 1917 pèse sur l’esprit des vivants comme un cauchemar parce que, dans une large mesure, elle a été le produit des « conditions intolérables » liées à une guerre impérialiste dévastatrice. Mais ce qu’elle a pu posséder de rêve fut pulvérisé par une guerre civile encore plus sanglante, par la famine et par la trahison. Ce qui est ressorti de la révolution, ce n’était pas les ruines du vieux monde, mais celles des espoirs qu’on pouvait nourrir d’en créer un nouveau. La révolution russe fut un misérable échec ; elle ne fit que remplacer le tsarisme par le capitalisme d’État92. Les bolcheviks devinrent par la suite les victimes tragiques de leur idéologie et par milliers payèrent de leur vie les purges des années 1930. Prétendre tirer une vérité seule et unique de cette révolution de la pénurie est ridicule. Ce que nous pouvons apprendre des révolutions passées, c’est ce que toutes les révolutions ont en commun et leurs limites rigides par rapport aux énormes possibilités qui s’offrent maintenant à nous.

Le fait le plus marquant des révolutions passées, c’est qu’elles commencèrent de manière spontanée. Que l’on examine les premières phases de la Révolution française de 1789, les révolutions de 1848, la Commune de Paris, la révolution de 1905 en Russie, le renversement du tsar en 1917, la révolution hongroise de 1956, la grève générale de 1968 en France, les débuts sont généralement les mêmes : une période d’agitation qui éclate spontanément en un soulèvement de masse. Le succès du soulèvement dépend de sa résolution et de la capacité de l’État à utiliser sa puissance armée. En fin de compte, le soulèvement réussit si les soldats rejoignent le peuple.

Le « glorieux parti», quand il y en a un, est invariablement en retard sur les événements. En février 1917, l’organisation bolchevique de Petrograd s’opposa aux ordres de grève à la veille même de la révolution qui était destinée à renverser le tsar. Par bonheur, les travailleurs ignorèrent les « directives » bolcheviques et se mirent en grève quand même. Au cours des événements qui suivirent, personne ne fut plus surpris par la révolution que les partis « révolutionnaires » eux-mêmes, y compris les bolcheviks. D’après le leader bolchevique Kaïourov : « On ne sentait venir aucun principe directeur des centres du parti… Le Comité de Petrograd était emprisonné, et le commandant du Comité central, le camarade Chliapnikov, se trouvait dans l’impuissance de donner des directives pour la journée suivante93. » Ce fut peut-être une chance : avant l’arrestation du comité de Petrograd, son évaluation de la situation et le rôle qu’il joua furent si piteux que, si les travailleurs l’avaient suivi, il est douteux que la révolution aurait commencé à ce moment-là.

On pourrait raconter des histoires semblables à propos des soulèvements qui précédèrent 1917 et de ceux qui suivirent. Parlons du plus récent : le soulèvement étudiant et la grève générale de mai et juin 1968 en France. On a tendance à oublier opportunément qu’il y avait, à ce moment-là à Paris, près d’une douzaine d’organisations « étroitement centralisées » de type bolchevique. Ce qu’on mentionne rarement, c’est que pratiquement tous ces groupes « d’avant-garde » affichèrent une attitude dédaigneuse vis-à-vis du mouvement étudiant jusqu’au 7 mai, date du début des combats de rue. Les membres du groupe trotskiste des Jeunesses communistes révolutionnaires furent une exception notoire, et ils se contentèrent essentiellement de suivre les initiatives du Mouvement du 22 mars94. Jusqu’au 7 mai, tous les groupes maoïstes considéraient le soulèvement étudiant comme périphérique et sans importance. La Fédération des étudiants révolutionnaires, trotskiste, le trouvait « aventuriste » et, le 10 mai, ils tentèrent de faire quitter les barricades aux étudiants. Et bien entendu, le Parti communiste joua un rôle complètement traître. Bien loin de guider le mouvement populaire, les maoïstes et les trotskistes en furent les captifs d’un bout à l’autre. La plupart de ces groupes bolcheviques tentèrent cyniquement de manipuler les assemblées étudiantes de la Sorbonne dans le but de les « contrôler», y introduisant ainsi un climat de dissension qui a contribué à leur démoralisation. Finalement, et pour comble d’ironie, tous ces groupes bolcheviques caquetaient à l’unisson sur la nécessité impérieuse d’une direction centralisée quand le mouvement populaire s’écroula – un mouvement apparu malgré leurs directives et souvent s’opposant à elles. Toutes les révolutions et tous les soulèvements dignes d’intérêt sont non seulement magnifiquement anarchiques dans leur phase initiale, mais aussi spontanément créateurs de modes de gestion révolutionnaire qui leur conviennent. Dans l’histoire des révolutions sociales, ce sont les sections parisiennes de 1793-1794 qui en fournissent l’exemple le plus remarquable95. Les conseils ouvriers ou « soviets » créés en 1905 par les travailleurs de Petrograd représentent un autre mode de gestion révolutionnaire qui nous est plus familier. Bien que moins démocratique que les sections, le conseil ouvrier devait réapparaître dans un certain nombre de révolutions qui suivirent. Les comités d’usine des anarchistes espagnols de 1936 en sont un autre exemple. Enfin, les sections réapparaissent sous la forme d’assemblées étudiantes et de comités d’action lors du soulèvement et de la grève généralisée à Paris (en mai-juin 1968)96. Il faut se demander à ce point quel est le rôle du parti « révolutionnaire » dans ce genre d’événements. Au début, comme nous l’avons vu, il a tendance à jouer un rôle inhibiteur plutôt qu’un rôle d’avant-garde. Là où il exerce son influence, il tend à ralentir le déroulement des événements plutôt que de « coordonner » les forces révolutionnaires. Cela n’est pas un accident. Le parti est organisé selon des lignes hiérarchiques qui reflètent la société même à laquelle il prétend s’opposer. Malgré ses prétentions théoriques, c’est un organe bourgeois, un État en miniature, doté d’un appareil et d’un cadre dont la fonction est de prendre le pouvoir, pas de le dissoudre. Enraciné dans la période prérévolutionnaire, il assimile toutes les formes, les techniques et la mentalité de la bureaucratie. Les membres sont formés à l’obéissance, aux préconceptions d’un dogme rigide, ils ont appris à révérer la « direction». À l’inverse, la direction du parti est formée à l’école du commandement, de l’autorité, de la manipulation et de l’égocentrisme. La situation est encore pire lorsque le parti prend part au jeu électoral. À cause des exigences de la campagne électorale, le parti est obligé de copier dans leur totalité les formes bourgeoises existantes ; il acquiert même l’attirail d’un parti électoraliste. Ce fait devient déterminant quand le parti acquiert du matériel d’imprimerie, un siège coûteux et un large éventail de périodiques qu’il contrôle, ou qu’il développe un appareil de permanents rétribués – c’est-à-dire une bureaucratie et les investissements matériels qui l’accompagnent.

Au fur et à mesure que le parti grandit, la distance qui sépare la direction de la base croît immanquablement. Ses chefs deviennent des « personnalités » et perdent le contact avec la vie réelle de la base. Les groupes locaux, qui appréhendent leur véritable situation beaucoup mieux que n’importe quel chef lointain, sont obligés de subordonner leur compréhension aux directives venues d’en haut. La direction, à qui fait défaut toute connaissance directe des problèmes locaux, réagit avec une lenteur et une prudence exagérées. Bien qu’elle prétende posséder une « vue globale des choses » et une compétence théorique supérieure, la compétence de la direction a tendance à diminuer en raison de la proximité du sommet de la hiérarchie. Plus on est près du niveau où les véritables décisions sont prises, plus le processus de décision est conservateur, plus elles sont prises en fonction d’intérêts bureaucratiques et étrangers au parti, les préoccupations de prestige et de stabilité remplaçant la créativité, l’imagination et un dévouement désintéressé aux objectifs révolutionnaires.

Aussi, plus le parti recherche l’efficacité dans la hiérarchie, les cadres et la centralisation, moins il devient efficace d’un point de vue révolutionnaire. Tout le monde marche au pas, mais les ordres sont généralement incorrects, surtout quand les événements s’accélèrent et prennent des tournants inattendus, comme cela arrive au cours de toutes les révolutions. Le parti n’est efficace qu’à un seul point de vue : il réussit très bien à modeler la société à sa propre image hiérarchique si la révolution réussit. Il recrée la bureaucratie, la centralisation et l’État. Il suscite les conditions qui justifient cette sorte de société. Alors, au lieu de « dépérir», l’État sous le contrôle du « glorieux parti » préserve soigneusement les conditions mêmes qui rendaient « indispensable » l’existence d’un État et d’un parti pour le « sauvegarder».

Par ailleurs, le parti est extrêmement vulnérable en période de répression. Il suffit à la bourgeoisie de capturer sa direction pour détruire pratiquement tout le mouvement. Avec ses chefs en prison ou cachés, le parti est paralysé ; la base habituée à l’obéissance n’a plus personne à qui obéir. Elle a tendance à patauger. La chute de motivation s’installe rapidement. Le parti se décompose, non seulement à cause du climat dépressif mais aussi à cause de la pauvreté de ses ressources intérieures.

La description ci-dessus n’est pas un ensemble d’affirmations hypothétiques ; c’est un portrait composé de traits caractéristiques de tous les grands partis marxistes depuis le siècle passé : les sociaux-démocrates, les communistes et le parti trotskyste de Ceylan (le seul de son espèce). Les « expliquer » en disant que tous ces partis ont cessé de prendre au sérieux leurs principes marxistes ne sert qu’à camoufler une autre question : pourquoi cet abandon ? La vérité est que tous ces partis ont été cooptés par la société bourgeoise parce qu’ils étaient organisés bourgeoisement. Ils portaient en eux, dès leur naissance, le germe de la trahison.

Le parti bolchevique échappa à ce sort entre 1904 et 1917 pour une seule et unique raison ; il était illégal pendant le plus gros des années qui précédèrent la révolution. Comme il était continuellement dispersé et reconstitué, il ne réussit jamais, jusqu’à sa prise du pouvoir, à se cristalliser en une machine complètement centralisée, bureaucratique et hiérarchique. De plus, il était infesté de factions. Un intense climat fractionnel persista jusqu’en 1917 et à la guerre civile. La direction bolchevique était néanmoins extrêmement conservatrice la majeure partie du temps, chose que Lénine eut à combattre jusqu’en 1917, d’abord par ses efforts de réorientation du comité central contre le gouvernement provisoire (le fameux conflit sur les « Thèses d’avril»), et plus tard en le poussant à l’insurrection, en octobre. Dans les deux cas, il dut menacer de démissionner et de porter ses vues devant la base.

En 1918, les querelles intestines au sujet du traité de Brest-Litovsk s’aggravèrent tellement que les bolcheviks en vinrent presque à se scinder en deux partis, en guerre l’un contre l’autre. Les groupes d’opposition à l’intérieur du parti bolchevique – comme les centralistes démocrates et l’Opposition ouvrière – se livrèrent d’amers combats jusqu’à 1919 et 1920, sans parler de l’opposition qui se développa au sein de l’Armée rouge à propos de la propension de Trotsky à tout centraliser. La centralisation complète du parti bolchevique, l’accomplissement de « l’unité léniniste » comme on l’appellera plus tard, ne se fit qu’en 1921, date à laquelle Lénine réussit à persuader le Xe Congrès du parti de bannir les factions. À ce moment-là, la plupart des Gardes blancs avaient été écrasés et les interventionnistes étrangers avaient retiré leurs troupes de Russie.

On n’insiste pas assez sur le fait que les bolcheviks centralisèrent leur parti jusqu’à un point tel qu’ils furent coupés de la classe ouvrière. Mais on a rarement étudié ce rapport (de la centralisation à l’isolement) dans les milieux léninistes plus récents, bien que Lénine lui-même fût assez honnête pour admettre qu’il existait. La Révolution russe n’est pas seulement l’histoire du parti bolchevique et de ses sympathisants. Sous le vernis des événements officiels décrits par les historiens soviétiques, il y eut un développement plus fondamental : le mouvement spontané des ouvriers et paysans révolutionnaires, qui devait se heurter violemment aux pratiques bureaucratiques des bolcheviks. En février 1917, au renversement du tsar, les ouvriers de presque toutes les usines de Russie organisèrent spontanément des comités d’usine qui prétendirent contrôler une partie de plus en plus importante des opérations industrielles. En juin 1917 se tint à Petrograd une conférence des comités d’usine de toutes les Russies qui réclama « l’organisation d’un contrôle ouvrier total sur la production et la distribution». Les comptes rendus léninistes de la Révolution russe mentionnent rarement les motions de cette conférence, malgré l’alignement de celle-ci sur les bolcheviks. Trotsky, qui appelle ces comités « les représentants les plus directs et les plus indiscutables du prolétariat», en traite de manière superficielle dans sa massive histoire de la révolution en trois volumes. Pourtant, ces organes spontanés d’autogestion étaient tellement importants que, pendant l’été 1917, Lénine, craignant de ne pas gagner les soviets à sa cause, était prêt à larguer le slogan : « Tout le pouvoir aux soviets » en faveur de : « Tout le pouvoir aux comités d’usine». Ceci aurait projeté les bolcheviks dans une position complètement anarcho-syndicaliste, bien qu’il soit douteux qu’ils y seraient restés cantonnés bien longtemps.

Avec la Révolution d’Octobre, tous les comités prirent le contrôle de leurs usines et de tout le processus industriel, après en avoir expulsé la bourgeoisie. Le fameux décret de Lénine du 14 novembre 1917, acceptant la notion de contrôle ouvrier, ne fit qu’entériner le fait accompli ; les bolcheviks n’osèrent pas, à partir de ce moment-là, s’opposer aux ouvriers. Ils commencèrent cependant immédiatement à rogner le pouvoir des comités d’usine. En janvier 1918, à peine deux mois après avoir « décrété » le contrôle ouvrier, les bolcheviks faisaient passer l’administration des usines des mains des comités à celles des syndicats bureaucratiques. L’histoire selon laquelle les bolcheviks auraient patiemment expérimenté le contrôle ouvrier et l’auraient trouvé « inefficace » et « chaotique » est un mythe. Leur « patience » ne dura que quelques semaines. Non contents de mettre un terme au contrôle ouvrier direct quelques semaines après le décret du 14 novembre, ils abolirent le contrôle par les syndicats peu de temps après l’avoir établi. Dès l’été 1918, pratiquement toute l’industrie russe était placée sous une direction de type bourgeois. Comme le déclare Lénine : « La Révolution exige […], justement dans l’intérêt du socialisme, que les masses obéissent sans réserve à la volonté unique des dirigeants du travail97. » On accusa le contrôle ouvrier d’être non seulement « inefficace», « chaotique » et « irréaliste», mais encore « petit bourgeois» ! Le « communiste de gauche » Osinsky dénonça amèrement ces affirmations mensongères et mit ainsi en garde le parti : « Le socialisme et l’organisation socialiste doivent être construits par le prolétariat lui-même, sous peine de n’être pas construits du tout et d’aboutir à la construction du capitalisme d’État98. » Dans l’« intérêt du socialisme», le parti bolchevique évinça le prolétariat de tous les domaines conquis par celui-ci grâce à sa propre initiative et à ses propres efforts. Le parti ne coordonna ni ne dirigea la révolution, il la domina. Le contrôle ouvrier d’abord, puis celui des syndicats furent remplacés par une hiérarchie très étudiée, aussi monstrueuse que n’importe quelle structure pré-révolutionnaire. Comme les années qui suivirent devaient le démontrer, la prophétie d’Osinsky se transforma brutalement en une amère réalité.

La lutte entre les bolcheviks et les « masses » russes pour l’hégémonie ne se limitait pas aux usines. Elle fit son apparition à la campagne autant qu’à la ville. Le déferlement de la guerre paysanne avait porté le mouvement ouvrier. Contrairement aux rapports léninistes, l’effet de ce flot agraire ne se limita pas à la redistribution de la terre en parcelles privées. En Ukraine, les paysans, influencés par les milices anarchistes de Nestor Makhno, établirent une multitude de communes rurales selon le principe communiste : « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. » Ailleurs, dans le Nord et en Asie soviétique, plusieurs milliers de communes s’organisèrent en partie sur l’initiative de la gauche socialiste-révolutionnaire et dans une large mesure sous l’impulsion du collectivisme traditionnel du village russe : le mir. Il importe peu que ces communes aient été nombreuses ou qu’elles aient embrassé un nombre plus ou moins vaste de paysans ; c’étaient d’authentiques organisations populaires, le noyau d’un esprit moral et social qui s’élevait bien au-dessus des valeurs déshumanisantes de la société bourgeoise.

Dès le début, les bolcheviks virent les communes d’un mauvais œil ; ils finirent par les condamner. Pour Lénine, la forme favorite de l’entreprise agricole, la forme « socialiste», était la ferme d’État : littéralement, l’usine agricole dont l’État possède la terre et le matériel, nomme la direction qui engage des paysans sur la base d’un salaire horaire ou journalier. On retrouve dans l’attitude des bolcheviks vis-à-vis du contrôle ouvrier et des communes agricoles l’esprit essentiellement bourgeois et la mentalité de leur parti, esprit et mentalité émanant non seulement de leurs théories mais du mode d’organisation de celui-ci. En décembre 1918, Lénine déclenche une attaque contre les communes sous prétexte qu’on forçait des paysans à en faire partie. En fait, l’organisation de cette forme communiste d’autogestion ne donna lieu qu’à peu, sinon pas, de coercition. Robert G. Wesson, qui étudia dans le détail les communes soviétiques, conclut que « ceux qui entrèrent dans les communes durent le faire dans une large mesure de leur propre gré99». Les communes ne furent pas supprimées, mais on découragea leur extension, jusqu’au moment où Staline les fondit dans les opérations de collectivisation forcées des années 1920 et 1930. Dès 1920, les bolcheviks étaient isolés de la classe ouvrière et de la paysannerie russes. L’élimination du contrôle ouvrier, la suppression de la Makhnovtchina [l’armée paysanne insurectionnelle ukrainienne menée par Makhno, NdT], le climat politique contraignant, l’accroissement de la bureaucratie et l’écrasante pauvreté matérielle héritée des années de guerre civile étaient cumulativement cause d’une profonde hostilité contre le régime bolchevique. Avec la fin des hostilités, un mouvement nouveau émergea des profondeurs de la société russe, un mouvement pour une « troisième révolution», pas pour une restauration du passé mais pour la réalisation ardemment désirée des objectifs de liberté économique et politique qui avaient rallié les masses autour du programme bolchevique de 1917. Ce mouvement nouveau trouva sa forme la plus consciente auprès du prolétariat de Petrograd et des marins de Kronstadt. Il se trouva aussi une expression au sein du parti : l’essor de la tendance anarcho-syndicaliste dans les rangs bolcheviques mêmes atteint un tel niveau qu’un bloc oppositionnel ainsi orienté gagna 124 sièges à une conférence provinciale de Moscou, contre 154 aux partisans du comité central.

Le 2 mars 1921, les « marins rouges » de Kronstadt entrèrent en rébellion ouverte sous la bannière de la « Troisième Révolution des Travailleurs». Les libres élections aux soviets, la liberté de parole et de la presse pour les anarchistes et pour la gauche socialiste, des syndicats libres et la libération de tous les prisonniers politiques appartenant à des partis socialistes formaient le cœur du programme de Kronstadt. La révolte fut qualifiée de « complot de Gardes blancs » en dépit du fait que la grande majorité des membres du parti communiste de Kronstadt se joignirent aux marins en tant que communistes, dénonçant les chefs du parti comme traîtres à la révolution d’Octobre. Robert Vincent Daniels remarque, dans son étude des mouvements bolcheviques d’opposition, que « les communistes ordinaires étaient si peu sûrs […] que le gouvernement ne se servit d’eux ni pour l’assaut de Kronstadt, ni pour maintenir l’ordre à Petrograd où se trouvait le principal espoir de soutien de Kronstadt. Le plus gros des troupes utilisées était composé de tchékistes [des membres de la police politique bolchevique, NdT] et d’élèves officiers des écoles militaires de l’Armée rouge. L’assaut final fut conduit par les plus hauts dignitaires du parti. On envoya de Moscou à cet effet un groupe important de délégués du Xe Congrès du Parti100». La faiblesse interne du régime était telle que son élite devait faire elle-même les sales boulots.

Encore plus significatif que la révolte de Kronstadt fut le mouvement de grèves qui se développa parmi les ouvriers de Petrograd et qui déclencha le soulèvement des marins. L’histoire léniniste ne relate pas ces événements d’importance capitale. Les premières grèves éclatèrent à l’usine Troubotchny, le 23 février 1921. En quelques jours, le mouvement balaya une usine après l’autre, jusqu’à la fameuse usine Poutilov, « le creuset de la révolution». Les ouvriers exprimèrent des exigences économiques, mais aussi politiques, anticipant en cela l’action que devaient mener les marins de Kronstadt quelques jours plus tard. Le 24 février, les bolcheviks décrétèrent l’« état de siège » à Petrograd et arrêtèrent les « meneurs», réprimant à l’aide d’élèves officiers les manifestations ouvrières. Les bolcheviks ne se contentèrent donc pas de réprimer une « mutinerie de marins», ils écrasèrent, par la force armée, la classe ouvrière elle-même. C’est à ce moment que Lénine exigea qu’on bannisse les factions du Parti communiste russe. La centralisation du parti était maintenant complète et la route grande ouverte pour Staline.

Nous avons exposé ces événements en détail parce qu’ils mènent à une conclusion que notre nouvelle vague de marxistes-léninistes essaie d’éviter. Le Parti bolchevique atteignit son plus haut niveau de centralisation sous le règne de Lénine, non pas pour mener à bien une révolution ou pour réprimer la contre-révolution des Gardes blancs, mais pour réaliser sa propre contre-révolution contre les forces sociales mêmes qu’il prétendait représenter. Les factions furent interdites et un parti monolithique fut créé non pas pour empêcher une « restauration capitaliste», mais pour contenir un mouvement de masse des travailleurs en faveur de la démocratie soviétique et de la liberté sociale. Le Lénine de 1921 s’opposait ainsi au Lénine de 1917.

Après cela, Lénine n’a fait que s’embourber. Cet homme, qui cherchait avant tout à ancrer les problèmes de son parti dans les contradictions sociales, finit par jouer à une véritable « loterie » organisationnelle dans un dernier effort pour stopper la bureaucratisation qu’il avait lui-même initiée. Il n’est rien de plus tragique, ni de plus pathétique, que les dernières années de Lénine. Paralysé par un ensemble simpliste de formules marxistes, il ne sait penser qu’en termes de contre-mesures organisationnelles. Il propose la création d’une Inspection des ouvriers et des paysans pour corriger les déformations bureaucratiques qui sévissent au sein du parti et de l’État. Cet organisme tombe entre les mains de Staline et devient lui-même bureaucratique. Lénine suggère alors de réduire l’importance de l’Inspection et de la fondre à la Commission de contrôle. Il propose d’élargir le comité central. Tel organisme doit être agrandi, un deuxième fondu à un autre, un troisième modifié ou aboli. Cet étrange ballet organisationnel continuera jusqu’à sa mort ; comme si le problème pouvait être résolu par des moyens organisationnels. Comme l’admet Mosche Lewin, un admirateur évident de Lénine, le leader bolchevique « approchait les problèmes de gouvernement comme un chef d’exécutif d’esprit élitiste. Il n’appliquait pas les méthodes de l’analyse sociale à sa politique de gouvernement et se contentait de considérer celle-ci purement sous l’angle des méthodes d’organisation101». S’il est vrai que dans les révolutions bourgeoises, « les phrases dépassent le contenu», dans la révolution bolchevique, la forme remplace le contenu. Les soviets remplacèrent les travailleurs et leurs comités d’usine, le parti remplaça les soviets, le comité central remplaça le parti, et le bureau politique remplaça le comité central. Autrement dit, les moyens remplacèrent la fin. Cette incroyable substitution du contenu par la forme est l’un des traits caractéristiques du marxisme-léninisme. En France, pendant les événements de Mai 1968, toutes les organisations bolcheviques étaient prêtes à détruire l’assemblée étudiante de la Sorbonne afin d’augmenter leur influence et leur nombre. Leur préoccupation principale n’était pas la révolution ou les authentiques structures sociales créées par les étudiants, mais l’accroissement de leurs partis.

La prolifération de la bureaucratie, en Russie, n’aurait pu être stoppée que par des forces sociales vivantes. Si le prolétariat et la paysannerie russes étaient parvenus à accroître le domaine de l’autogestion par le développement de comités d’usine stables, de communes rurales et de soviets libres, il est possible que l’histoire du pays eut pris une tournure radicalement différente. On ne peut pas douter que l’échec des révolutions socialistes en Europe, après la Première Guerre mondiale, ait abouti à l’isolement de la révolution russe. La pauvreté matérielle de la Russie et la pression du monde capitaliste qui l’encerclait militaient clairement contre le développement d’une société libertaire, socialiste. Mais il n’est pas évident que la Russie dut suivre la voie du capitalisme d’État. Contrairement à ce qu’attendaient Lénine et Trotsky, la révolution fut vaincue par des forces internes et non par une invasion d’armées étrangères. Si le mouvement de fond avait réussi à restaurer les conquêtes initiales de la révolution de 1917, une structure sociale diversifiée et pluraliste aurait pu se développer, basée sur le contrôle ouvrier de l’industrie, sur une libre économie paysanne en agriculture et sur l’interaction vivante des idées, des programmes et des mouvements politiques. Au minimum, la Russie n’aurait pas été emprisonnée dans les chaînes du totalitarisme, et le stalinisme n’aurait pas empoisonné le mouvement révolutionnaire mondial, pavant la voie au fascisme et à la Seconde Guerre mondiale.

La nature du Parti bolchevique devait prévenir une telle évolution, malgré les « bonnes intentions » de Lénine et de Trotsky. En détruisant le pouvoir des comités d’usine dans l’industrie, en écrasant le Makhnovtchina, les ouvriers de Petrograd et les marins de Kronstadt, les bolcheviks garantissaient pratiquement le triomphe de la bureaucratie russe sur la société russe. Le parti centralisé, une institution totalement bourgeoise, devint le refuge de la contre-révolution sous sa forme la plus sinistre. C’est là qu’était la contre-révolution cachée qui se drapait dans le drapeau rouge et la terminologie de Marx. En dernière analyse, ce n’est ni une « idéologie » ni une « conspiration de Gardes blancs » que les bolcheviks réprimèrent en 1921, mais le combat fondamental mené par le peuple russe pour se libérer de ses fers et saisir le contrôle de sa propre destinée102. Pour la Russie, cela signifiait le cauchemar de la dictature staliniste ; pour la génération des années 1930, l’horreur du fascisme et la trahison des partis communistes en Europe et aux États-Unis.

Les deux traditions

Il serait incroyablement naïf de penser que le léninisme fut le produit d’un seul homme. La maladie vient de plus loin, non seulement des limites de la théorie marxiste mais des limites de la période historique qui enfanta le marxisme. À défaut d’avoir compris cela, nous serons aussi aveugles vis-à-vis de la dialectique des événements contemporains que Marx, Engels, Lénine et Trotsky l’étaient de leur temps. Cet aveuglement serait d’autant plus répréhensible que nous avons derrière nous un trésor d’expériences qui leur faisait cruellement défaut quand ils élaboraient leurs théories.

Karl Marx et Friedrich Engels étaient des centralisateurs, non seulement politiquement mais aussi socialement et économiquement. C’est un fait qu’ils n’ont jamais nié ; leurs écrits sont truffés de panégyriques resplendissants de la centralisation politique, organisationnelle et économique. Dès mars 1850, dans leur fameuse « Adresse du Comité central à la Ligue des communistes», ils demandaient aux travailleurs de lutter non seulement pour la « république allemande, une et indivisible, [mais aussi de lutter pour] la centralisation la plus absolue de la puissance entre les mains de l’État». De crainte que cette requête ne soit prise à la légère, ils la répètent tout au long du paragraphe et concluent : « Comme en France en 1793, la réalisation de la centralisation la plus rigoureuse est aujourd’hui, en Allemagne, la tâche du parti vraiment révolutionnaire. »

Ce thème ne cesse de réapparaître dans les années qui suivent. Lorsque éclate la guerre franco-prussienne, par exemple, Marx écrit à Engels, dans une lettre datée du 20 juillet 1870 : « Les Français ont besoin de recevoir une volée. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande. » Néanmoins, Marx et Engels n’étaient pas centralisateurs parce qu’ils croyaient aux vertus du centralisme en tant que tel. Bien au contraire, Marx et l’anarchisme ont toujours été d’accord sur le fait qu’une société communiste, libérée, implique une très large décentralisation, la dissolution de la bureaucratie, l’abolition de l’État et le morcellement des grandes villes. Dans l’Anti-Dühring, Engels déclare que : « L’abolition de l’antithèse entre ville et campagne n’est pas seulement possible, c’est devenu une nécessité directe. […] L’empoisonnement actuel de l’air, de l’eau et du sol ne sera arrêté que par la fusion de la ville et de la campagne […]. » Pour Engels, ceci signifie « une distribution uniforme de la population sur tout le pays103 » – autrement dit, la décentralisation physique des villes. Le centralisme marxiste trouve ses origines dans des problèmes ayant trait à la formation de l’État national. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, l’Allemagne et l’Italie étaient divisées en une multitude de duchés, de principautés et de royaumes indépendants. Pour Marx et Engels, l’unification de ces entités géographiques en nations était la condition sine qua non du développement industriel moderne et du capitalisme. Leur louange du centralisme n’est pas engendrée par une mystique centraliste, mais par les problèmes de leur temps : le développement de la technologie, du commerce, d’une classe ouvrière unifiée et de l’État national. En résumé, ils étaient à ce titre préoccupés par l’émergence du capitalisme, avec les tâches de la révolution bourgeoise dans une ère d’inévitable pénurie matérielle. L’attitude de Marx vis-à-vis de la « révolution prolétarienne » est très différente. Il chante avec enthousiasme les louanges de la Commune de Paris et la qualifie de « modèle pour tous les centres industriels de France». « Ce régime, écrit-il, une fois établi à Paris et dans les centres secondaires, l’ancien gouvernement centralisé dans les provinces aussi aurait dû faire place au gouvernement des producteurs par eux-mêmes». (Nous soulignons.) Bien entendu, l’unité de la nation ne disparaîtrait pas et il y aurait un gouvernement central pendant la transition vers le communisme, mais ses attributs seraient limités.

Notre intention n’est pas de brandir à la ronde des citations de Marx, mais de faire valoir comment des principes clés du marxisme, passivement acceptés aujourd’hui, sont en fait le produit d’une époque depuis longtemps transcendée par le développement du capitalisme aux États-Unis et en Europe occidentale. À son époque, Marx s’occupait non seulement des problèmes de la révolution prolétarienne, mais aussi des problèmes de la révolution bourgeoise, surtout en Allemagne, en Espagne, en Italie et en Europe de l’Est. Il traitait des problèmes de transition du capitalisme au socialisme dans les pays capitalistes qui n’avaient guère dépassé la technologie du charbon et de l’acier de la révolution industrielle. Il s’occupait aussi des problèmes liés à la transition de la féodalité au capitalisme dans les pays qui n’étaient guère allés plus loin que l’artisanat et le système des corporations. Plus généralement, disons que Marx était préoccupé avant tout par les conditions préalables de la liberté (le développement technologique, l’unification nationale, l’abondance matérielle), plutôt que par les conditions de celle-ci (soit la décentralisation, la formation de communautés, l’échelle humaine, la démocratie directe). Ses théories étaient encore ancrées dans le domaine de la survie, non dans le domaine de la vie.

Une fois cela compris, on peut alors replacer le legs théorique de Marx dans une perspective plus significative : celle qui permet d’en séparer les fructueuses contributions de leurs chaînes historiquement limitées et vraiment paralysantes pour notre époque. La dialectique marxiste, les nombreuses contributions fondamentales fournies par le matérialisme historique, la superbe critique des rapports marchands, de nombreux éléments des théories économiques, la théorie de l’aliénation, et surtout la notion que la liberté a besoin de conditions matérielles préalables : tout cela est un apport durable pour la pensée révolutionnaire.

Pour les mêmes raisons, l’insistance de Marx au sujet du prolétariat industriel considéré comme « l’agent » du changement révolutionnaire, son « analyse de classe » pour expliquer le passage d’une société de classes à une société sans classes, son concept de la dictature du prolétariat, son insistance sur le centralisme, sa théorie du développement capitaliste qui tend à confondre capitalisme d’État et socialisme, son plaidoyer en faveur de l’action politique par l’intermédiaire des partis électoralistes : tout cela, et de nombreux autres concepts qui s’y rapportent, est faux dans le contexte contemporain – et était même, comme nous allons le montrer, déjà trompeur à son époque. Ils ont été engendrés par les limitations de sa vision, ou plus exactement par les limitations de son époque. Ils ne sont compréhensibles que si l’on se rappelle que Marx considérait le capitalisme comme un progrès historique, comme un stade indispensable avant le développement du socialisme, et ils ne furent pratiquement applicables qu’à l’époque où l’Allemagne, en particulier, était confrontée à des tâches démocratiques bourgeoises et à l’unification nationale. En exposant ce point de vue rétrospectif, nous n’essayons pas de dire que Marx avait raison de tenir un tel raisonnement, mais simplement que ce raisonnement n’est compréhensible que s’il est replacé dans son contexte historique et local.

De même que la Révolution russe comportait un mouvement souterrain des masses en conflit contre le bolchevisme, de même il existe un mouvement souterrain historique en conflit avec tous les systèmes d’autorité. Ce mouvement est entré dans l’histoire sous le nom d’« anarchisme», bien qu’il n’ait jamais été doté d’un corps de textes sacrés ou d’une idéologie unique. L’anarchisme est un mouvement viscéral de l’humanité contre la contrainte sous toutes ses formes, qui remonte à l’époque même où apparurent la société de propriété, le pouvoir de classe et l’État. Depuis cette époque, les opprimés ont résisté à toutes les formes d’emprisonnement du développement spontané de l’ordre social. Quel que soit le nom qu’on choisisse de lui donner, l’anarchisme a toujours surgi au premier plan de la scène sociale dans les plus importantes périodes de transition entre deux ères historiques. Le déclin du vieux monde féodal fut le témoin de l’apparition de mouvements de masse qui, dans certains cas, avaient un caractère farouchement dionysiaque, et qui réclamaient la fin de tous les systèmes d’autorité, de privilèges et de contraintes.

Les mouvements anarchistes du passé ont échoué en grande partie parce que la pénurie matérielle, due au faible niveau de la technologie, faussait obligatoirement toute harmonisation organique des intérêts humains. Toute société qui ne pouvait promettre plus que l’égalité dans la pauvreté tendait irrésistiblement à restaurer un nouveau système de privilèges. En l’absence d’une technologie capable de réduire d’une manière appréciable la journée de travail, l’obligation de travailler faussait les institutions sociales basées sur l’autogestion. Les Girondins de la Révolution française reconnurent avec perspicacité qu’ils pouvaient utiliser la journée de travail contre le Paris révolutionnaire. Pour exclure des sections les éléments les plus radicaux, ils essayèrent de faire passer une loi qui aurait imposé aux réunions d’assemblées de se terminer avant 22 heures, heure à laquelle les ouvriers parisiens revenaient de leur travail. Ce n’est donc pas seulement les techniques pratiques manipulatoires et la trahison des organisations « d’avant-garde » qui mirent un terme aux phases anarchiques des révolutions du passé, mais bien aussi les possibilités matérielles limitées de ces époques révolues. Les « masses » étaient en effet toujours obligées de retourner à leur travail quotidien et, de ce fait, elles jouissaient rarement de la liberté d’établir des organes d’autogestion capables de durer au-delà de la révolution.

Cependant des anarchistes tels que Bakounine ou Kropotkine avaient raison de critiquer Marx pour son insistance au sujet du centralisme et ses notions élitistes d’organisation. Le centralisme a-t-il été, dans le passé, absolument nécessaire au progrès technologique ? L’État national était-il indispensable à l’expansion du commerce ? Est-ce que le mouvement ouvrier a bénéficié de l’apparition d’entreprises économiques extrêmement centralisées et d’États « indivisibles» ? Nous avons toujours tendance à accepter sans les critiquer ces principes marxistes, en grande partie parce que le capitalisme s’est développé dans un milieu politique centralisé. Les anarchistes du siècle passé nous ont pourtant avertis que l’approche centralisatrice de Marx, dans la mesure où elle aurait une influence sur les événements, aurait pour conséquence de tellement consolider la bourgeoisie et l’appareil d’État que le renversement du capitalisme en deviendrait extrêmement difficile. En recopiant ces caractéristiques centralisatrices et hiérarchisantes, les partis révolutionnaires ne feraient que reproduire la hiérarchie et la centralisation dans la société post-révolutionnaire.

Bakounine, Kropotkine et Malatesta n’étaient pas assez naïfs pour croire que l’anarchie pourrait être instaurée du jour au lendemain. En imputant cette idée à Bakounine, Marx et Engels déformèrent volontairement les conceptions des anarchistes russes. De même, jamais les anarchistes du siècle passé n’ont cru que l’abolition de l’État impliquait de « déposer les armes » immédiatement après la révolution, ainsi que Marx l’a dit d’une manière obscurantiste, et ainsi que Lénine l’a répété étourdiment dans L’État et la Révolution. En fait, beaucoup de ce qui passe pour être du « marxisme » dans L’État et la Révolution est de l’anarchisme pur et simple : le remplacement des corps armés professionnels par des milices révolutionnaires, le remplacement des corps parlementaires par des organes d’autogestion. Ce qui est authentiquement marxiste dans le pamphlet de Lénine, c’est l’exigence d’un « centralisme strict», l’acceptation d’une « nouvelle » bureaucratie et l’identification des soviets à l’État.

Les anarchistes du siècle passé étaient profondément préoccupés par le problème de la réalisation de l’industrialisation sans écrasement de l’esprit révolutionnaire des « masses » et sans retarder par de nouveaux obstacles leur émancipation. Ils craignaient que la centralisation ne renforce la capacité de la bourgeoisie à résister à la révolution et n’inspire aux travailleurs le sens de l’obéissance. Ils essayèrent de sauver toutes les formes communautaires précapitalistes (telles que le mir russe ou le pueblo espagnol) qui auraient pu fournir un tremplin vers une société libre, d’un point de vue non seulement structurel, mais aussi spirituel. C’est pour cela qu’ils insistèrent sur la nécessité de la décentralisation, même sous le capitalisme. Au contraire des partis marxistes, leurs organisations portaient une attention considérable à ce qu’ils appelaient « l’éducation intégrale » – le développement de l’être humain dans sa globalité – pour contrebalancer l’influence avilissante et banalisante de la société bourgeoise. Les anarchistes essayaient de vivre suivant les valeurs du futur dans la mesure où cela était possible dans la société capitaliste. Ils croyaient à l’action directe pour développer l’initiative des « masses», pour préserver l’esprit de la révolution, pour encourager la spontanéité. Ils essayèrent de développer des organisations basées sur l’aide mutuelle et la fraternité, dans lesquelles le contrôle aurait été exercé de bas en haut, et non de haut en bas.

Nous devons nous arrêter quelques instants pour examiner la nature des formes d’organisation anarchistes un peu plus en détail, ne serait-ce que parce que le sujet a été obscurci par une quantité effarante de bêtises. Les anarchistes, ou tout au moins les anarcho-communistes, acceptent la nécessité de s’organiser104. Avoir à répéter cela devrait paraître aussi absurde que de discuter pour savoir si Marx pensait que la révolution sociale était nécessaire.

La véritable question qui se pose ici, ce n’est pas l’organisation contre la non-organisation, mais plutôt quelle sorte d’organisation les anarcho-communistes essayent d’établir. Ce que les différentes sortes d’organisations anarcho-communistes ont en commun, c’est qu’elles se développent organiquement à partir de la base, au lieu d’être conçues au sommet. Ce sont des mouvements sociaux qui combinent un style de vie créatif et révolutionnaire à une théorie créative et révolutionnaire, et non des partis politiques dont le mode de vie ne peut être distingué de celui de leur environnement bourgeois et dont l’idéologie se réduit à des « programmes rigides » qui ont « fait leurs preuves». Elles essayent de refléter le plus humainement possible la société libérée qu’elles cherchent à réaliser et non de recopier servilement le système dominant de hiérarchie, de classes et d’autorité. Elles sont construites autour de groupes intimes de frères et de sœurs, des groupes d’affinité105, dont la capacité à agir en commun est fondée sur l’initiative, des convictions librement acceptées et un profond engagement personnel, non sur un appareil bureaucratique incarné par des membres dociles et manipulés d’en haut par une poignée de dirigeants omniscients.

Les anarcho-communistes ne nient pas la nécessité d’une coordination entre les groupes, de la discipline, d’une planification méticuleuse et de l’unité d’action. Mais ils pensent que la coordination, la discipline, la planification et l’unité d’action doivent être réalisés volontairement, au moyen d’une autodiscipline basée sur la conviction et la compréhension, et non par la contrainte et une obéissance aveugle aux ordres venus d’en haut. Ils essayent d’obtenir l’efficacité imputée au centralisme au moyen du volontarisme et de l’analyse, et non en établissant une structure hiérarchique et centralisée. Suivant les besoins et les circonstances, les groupes d’affinité peuvent atteindre cette efficacité au moyen d’assemblées, de comités d’action ou de congrès locaux, régionaux ou nationaux. Mais ils s’opposent vigoureusement à l’établissement d’une structure organisationnelle qui deviendrait une fin en soi, de comités qui stagnent après avoir accompli leurs tâches pratiques, d’une « direction » qui réduit le « révolutionnaire » à un robot inintelligent.

Ces conclusions ne sont pas le résultat d’impulsions fantaisistes et « individualistes» ; elles ont été engendrées par une étude rigoureuse des révolutions passées, de l’impact qu’ont eu les partis centralisés sur le processus révolutionnaire et de la nature des transformations sociales dans une époque d’abondance matérielle potentielle. Les anarcho-communistes cherchent à préserver et à étendre la phase anarchiste qui constitue le point de départ de toutes les grandes révolutions sociales. Davantage que les marxistes même, ils reconnaissent que les révolutions sont le fruit de processus historiques profonds. Aucun comité central n’a jamais « fait » de révolution sociale. Au mieux, il peut monter un coup d’État106 et remplacer ainsi une hiérarchie par une autre. Au pire, s’il a une large influence, il peut freiner un processus révolutionnaire. Un comité central est un organe dont le but est de conquérir le pouvoir, de recréer le pouvoir, de recueillir pour lui-même ce que les « masses » ont réalisé grâce à leurs efforts révolutionnaires. Il faut être complètement aveugle à tout ce qui s’est passé depuis 200 ans pour ne pas reconnaître ces faits essentiels.

Sans que cela soit valide, il est tout de même compréhensible que, dans le passé, les marxistes aient réclamé un parti centralisé, car la phase anarchiste de la révolution était toujours faussée par la pénurie matérielle. Économiquement, les « masses » étaient toujours obligées de retourner à leur labeur quotidien. Même en dehors des intentions réactionnaires des Girondins de 1793, la révolution fermait « à 22 heures» ; elle était stoppée par le faible niveau technologique. Aujourd’hui, même cette dernière excuse a disparu du fait du développement d’une technologie pouvant dépasser la pénurie, en particulier aux États-Unis et en Europe de l’Ouest. Nous avons maintenant atteint un point où les « masses » peuvent commencer presque tous les jours à étendre énergiquement le « règne de la liberté», au sens marxien – c’est-à-dire acquérir le temps libre nécessaire pour réaliser le plus haut degré d’autogestion.

Ce que les événements de Mai 1968 en France ont montré, c’est qu’il n’y avait pas besoin d’un parti de type bolchevique, mais qu’il y avait besoin d’une plus grande conscience au sein des « masses». Paris a démontré qu’une organisation est nécessaire pour propager systématiquement les idées – et non les idées seulement, mais des idéaux qui mettent en avant le concept d’autogestion. Ce qui manquait aux « masses » françaises, ce n’était pas un comité central ou un Lénine pour les « organiser » et les « commander», c’était la conviction qu’elles auraient pu faire fonctionner les usines au lieu de simplement les occuper. Il est remarquable qu’aucun parti de type bolchevique en France ne fit sienne la revendication d’autogestion ; une telle revendication ne fut le fait que des anarchistes et des situationnistes.

Une organisation révolutionnaire est nécessaire, mais il faut toujours garder clairement à l’esprit ce qu’est sa fonction. Elle comporte d’abord une tâche de propagande, « d’explication patiente», comme le note Lénine. Dans une situation révolutionnaire, l’organisation révolutionnaire présente les revendications les plus avancées : elle est prête à formuler à chaque tournant des événements – et d’une manière extrêmement concrète – les tâches immédiates qui doivent être remplies pour faire avancer le processus révolutionnaire. C’est elle, enfin, qui fournit les éléments les plus hardis aux organes de la révolution, du point de vue de l’action et de la décision.

De quelle manière les groupes anarcho-communistes se différencient-ils donc des partis de type bolchevique ? Certainement pas sur des points tels que le besoin d’organisation, de coordination, de planification, de propagande sous toutes ses formes, ou sur la nécessité d’un programme social. Ils s’en distinguent fondamentalement par le fait qu’ils croient que les véritables révolutionnaires doivent travailler dans le cadre des formes d’institutions créées par la révolution, et non dans celui des institutions créées par le parti. Cela veut dire que ce qui les intéresse, ce sont les organes révolutionnaires d’autogestion et non « l’organisation » révolutionnaire ; ce sont les formes sociales et non les formes politiques. Les anarcho-communistes cherchent à persuader les comités, les assemblées ou les soviets d’usine de se transformer d’eux-mêmes en véritables organes d’autogestion populaire ; ils ne cherchent pas à les dominer, à les manipuler ou à les incorporer à un parti politique omniscient. Les anarcho-communistes ne cherchent pas à construire une structure d’État au-dessus de ces organes populaires révolutionnaires, mais au contraire à dissoudre toutes les formes organisationnelles de la période prérévolutionnaire (y compris la leur propre) dans ces organes révolutionnaires véritables.

Ces différences avec les partis de type bolchevique sont décisives. Malgré leur rhétorique et leurs slogans, les bolcheviks russes n’ont jamais cru aux soviets ; ils les considérèrent comme des instruments du Parti bolchevique, attitude que les trotskistes français ont fidèlement reprise vis-à-vis des assemblées étudiantes de la Sorbonne, les maoïstes français vis-à-vis de la CGT, et les groupes de la vieille gauche vis-à-vis du SDS. Dès 1921, les soviets étaient virtuellement morts, et toutes les décisions étaient prises par le comité central bolchevique ou par le bureau politique. Non seulement les anarcho-communistes cherchent à empêcher les partis marxistes de répéter ce coup, mais ils cherchent aussi à empêcher leur propre organisation de jouer un rôle similaire. Par conséquent, ils essayent d’éviter l’apparition parmi eux d’une bureaucratie, d’une hiérarchie et des élites. De plus, et ce n’est pas le moins important, ils essaient de se refaçonner eux-mêmes ; d’arracher de leur propre personnalité cette propension à l’autoritarisme et à l’élitisme qui, dans une société basée sur la propriété, est assimilée presque dès la naissance. Si le mouvement anarchiste se sent concerné par le style de vie, ce n’est pas seulement parce qu’il se préoccupe de sa propre intégrité, mais aussi de l’intégrité de la révolution elle-même107. Au milieu de la multitude déconcertante de courants idéologiques de notre époque, une question doit toujours rester au premier plan : pourquoi essayons-nous de faire une révolution ? Est-ce que nous essayons de faire une révolution pour recréer une hiérarchie, et agiter ainsi devant les yeux de l’humanité un rêve obscur de liberté future ? Est-ce pour développer encore plus le progrès technologique de manière à créer une abondance de biens encore plus grande que celle qui existe déjà ? Est-ce pour « égaler » la bourgeoisie ? Est-ce pour amener le PLP au pouvoir ? Ou le Parti communiste ? Ou le Socialist Workers Party ? Est-ce pour émanciper des abstractions telles que le « prolétariat», le « peuple», « l’histoire», la « société» ?

Ou est-ce finalement pour dissoudre la hiérarchie, la loi et la coercition des classes pour permettre à chaque individu de prendre le contrôle de sa vie quotidienne ? N’est-ce pas pour rendre chaque instant aussi merveilleux qu’il pourrait l’être, et la vie de chaque individu aussi comblée que possible ? Si le véritable but de la révolution est d’amener au pouvoir les hommes néanderthaliens du PLP, ça n’en vaut vraiment pas la peine. Nul besoin de discuter la question stupide de savoir si le développement individuel peut être séparé du développement social et communautaire ; les deux vont évidemment ensemble. La base de l’être humain entier est une société entière ; la base de l’être humain libre est une société libre.

Ces problèmes étant mis de côté, nous sommes cependant toujours confrontés à la question que Marx souleva en 1850 : quand allons-nous commencer à puiser notre poésie dans le futur au lieu du passé ? Nous devons laisser les morts enterrer les morts. Le marxisme est mort parce qu’il était enraciné dans une ère de pénurie matérielle ; parce que ses possibilités étaient limitées par le besoin matériel. Le message social le plus important du marxisme est que la liberté nécessite des conditions matérielles préalables : il faut survivre pour pouvoir vivre. Grâce au développement d’une technologie que la science-fiction la plus délirante n’aurait jamais pu concevoir du temps de Marx, les possibilités d’une société ayant dépassé la rareté s’offrent maintenant à nous. Toutes les institutions de la société basée sur la propriété, les règles de classe, la hiérarchie, la famille patriarcale, la bureaucratie, la ville, l’État sont maintenant sur leur déclin. Aujourd’hui, la décentralisation n’est pas seulement désirable en tant que moyen pour retrouver une échelle humaine ; elle devient nécessaire pour recréer une écologie viable, pour protéger la vie de cette planète des polluants destructeurs et de l’érosion du sol, pour préserver le renouvellement d’une atmosphère respirable et l’équilibre de la nature. La promotion de la spontanéité est nécessaire si l’on veut que la révolution sociale rende à chaque individu le contrôle de sa vie quotidienne.

Les anciennes formes de lutte ne disparaissent pas totalement, avec la décomposition de la société de classes, mais elles sont transcendées par les problèmes d’une société sans classes. Il n’y aura pas de révolution sociale sans ralliement des travailleurs ; c’est pourquoi ils ont besoin de notre solidarité active chaque fois qu’ils mènent une lutte contre l’exploitation. Nous combattons les crimes sociaux partout où ils apparaissent, et l’exploitation industrielle est un crime social profond. Mais de même, le racisme, le refus du droit des peuples à l’autodétermination, l’impérialisme, la pauvreté sont des crimes sociaux graves et, pour la même raison, la pollution, l’urbanisation sauvage, la pernicieuse socialisation de la jeunesse et la répression sexuelle. Pour ce qui est de la question de gagner le prolétariat à la cause révolutionnaire, nous devons garder en tête que la condition préalable à l’existence de la bourgeoisie est le développement du prolétariat. Le capitalisme, en tant que système social, présuppose l’existence des deux classes, il est perpétué par le développement des deux classes. On ne commence à miner le pouvoir de classe que dans la mesure où on encourage la déclassification des classes non bourgeoises, au moins institutionnellement, psychologiquement et culturellement.

Pour la première fois dans l’histoire, et grâce au progrès technologique de notre époque, la phase anarchiste qui a ouvert toutes les grandes révolutions du passé peut être préservée et devenir une condition permanente. Les institutions anarchistes de cette phase – les assemblées, les comités d’usine, les comités d’action – peuvent être stabilisées et devenir les éléments d’une société libérée, les éléments d’un système nouveau d’autogestion. Saura-t-on construire un mouvement capable de les défendre ? Peut-on créer une organisation composée de groupes d’affinité qui soient capables de se dissoudre dans des institutions révolutionnaires ? Ou veut-on créer un parti hiérarchisé, centralisé, bureaucratique, qui essayera de les dominer, de les supplanter et, finalement, de les détruire ?

Écoute, camarade ! L’organisation que nous essayons de construire est à l’image de la société que notre révolution créera. Ou bien nous nous dépouillerons du passé – en nous-même et à l’intérieur de nos groupes –, ou bien il n’y aura simplement pas de futur à conquérir.


New York

Mai 1969