Murray Bookchin

Au delà de la rareté

Le cours normal de notre existence est complètement immergé dans le présent, à tel point que bien souvent nous sommes incapables de voir les différences qui séparent la période où nous vivons de celles qui l'ont précédée, ne serait-ce qu'à une génération d'écart. Cet enfermement dans le contemporain peut s'opérer de façon très insidieuse. Nous nous trouvons ainsi parfois à notre insu enchaînés aux aspects les plus réactionnaires de la tradition, qu'il s'agisse d'idéologies et de valeurs dépassées, de formes hiérarchisées d'organisation ou de comportements politiques à courte vue. Faute de perspective suffisamment ample et longue, le confinement dans le contemporain risque fort de fausser notre compréhension du monde, tant dans son présent que dans ses innombrables potentialités d'avenir.


Car le monde se transforme profondément, plus profondément que nombre d'entre nous ne semblent l'admettre. Jusqu'à une date toute récente, le développement de la société humaine s'est fait autour des problèmes abrupts de l'inévitable rareté matérielle et de leurs pendants subjectifs : l'inhibition, le renoncement, la culpabilité. Les grandes fractures historiques qui ont détruit les sociétés organiques primitives et ont opposé l'homme à l'homme et l'homme à la nature furent engendrées par les problèmes de la survie, de l'entretien pur et simple de l'existence humaine.[1] C'est la rareté des biens matériels qui a fourni leur justification historique à la famille patriarcale, à la propriété privée, à la domination de classe et à l'État ; c'est elle qui a alimenté les grands conflits de la société hiérarchique, dressant la ville contre la campagne, l'esprit contre la sensibilité, le travail contre le jeu, l'individu contre la société et finalement l'individu contre lui-même.


Il est parfaitement vain de se demander aujourd'hui si celle évolution longue et tortueuse aurait pu se dérouler sur un mode différent, moins cruel. Cette évolution est pour l'essentiel, derrière nous. A l'image de la pomme légendaire qu'on doit consommer entièrement dès lors qu'on a mordu dedans, il aura fallu que la société hiérarchique suive jusqu'au bout son cours sanglant avant qu'on puisse exorciser ses institutions diaboliques. Quoi qu'il en soit, notre place dans ce drame historique diffère fondamentalement de celle de quiconque dans le passé. Vivant au XXe siècle, nous sommes à proprement parler les héritiers de l'histoire humaine, les légataires de l'effort immémorial de l'homme pour s'affranchir de l'accablement du travail et de l'insécurité matérielle. Pour la première fois depuis le fond des âges, ce siècle a porté l'humanité à un niveau de développement technologique qualitativement nouveau, d'où elle peul jeter sur son expérience un regard entièrement neuf.


Notre siècle a fini par déboucher sur la perspective de l'abondance matérielle pour tous, les moyens d'existence étant disponibles en suffisance sans qu'il soit besoin de se tuer chaque jour au travail. Nous avons découvert des ressources tant pour l’usage individuel qu'industriel, qu'on ignorait encore trente ans plus tôt. Nous avons conçu des machines à fabriquer automatiquement des machines. Nous avons mis au point des dispositifs qui permettent d'effectuer les travaux pénibles avec infiniment plus d'efficacité que la force musculaire, qui surpassent en adresse industrieuse les mains les plus exercées, ou dont la puissance de calcul dépasse en rapidité et en précision celle de l'esprit humain le plus doué. Le concours de cette technologie d'un type nouveau nous permet d'envisager de produire de quoi se nourrir, se vêtir et se loger ainsi qu'une vaste gamme d'objets divers sans que l'humanité dissipe son précieux temps et ses réserves inappréciables d'énergie créatrice en travaux ineptes. Bref, pour la première fois dans l'histoire, nous touchons au seuil d'une société au-delà de la rareté.


Il nous faut ici insister sur le mot " seuil " car la société actuelle n'a absolument pas réalisé les possibilités, que recèle sa technologie, de dépasser la rareté. Ni les " privilèges " matériels que le capitalisme moderne accorde en apparence aux classes moyennes, ni son gaspillage effréné des ressources n'expriment la rationalité, l'humanisme, la non-aliénation, implicites dans l'idée d'une société au-delà de la rareté. Comprendre cet " au-delà de la rareté " comme une simple abondance de biens sociaux disponibles serait aussi absurde que de considérer un organisme vivant comme une addition purement quantitative de substances chimiques. La rareté est bien autre chose que la rareté des ressources ; si ce mot a un sens pour l'homme, il doit englober les relations sociales et le système culturel qui créent dans le psychisme l'insécurité. Dans des sociétés organiques, cette insécurité peut résulter de l’oppression exercée par le monde naturel et de la précarité des limites du monde humain ; dans une société hiérarchique, elle résulte des limites et de la répression imposée à l'homme par l'exploitation de classe. De même, l'expression " au-delà de la rareté " a une signification fondamentale qui dépasse la pure et simple abondance des moyens d'existence : elle désigne le type d'existence que ces moyens permettent. Dans une société au-delà de la rareté, les relations entre les hommes et le psychisme de l'individu refléteront pleinement la liberté, la sécurité et l'autonomie que cette abondance rend possibles. Une telle société, en un mot, est l'accomplissement des potentialités sociales et culturelles que recèle une technologie de l'abondance.


Bien loin d'accorder des " privilèges " aux classes moyennes, le capitalisme tend à les avilir plus encore que les autres couches sociales. L'abondance sert au système à faire du petit-bourgeois le complice de sa propre oppression : d'abord, il le ravale au rang de marchandise, d'objet lancé sur le marché, puis il intègre ses besoins mêmes dans le système de la marchandise. Ainsi tyrannisée à chaque moment du fonctionnement du système, la personnalité petite bourgeoise est totalement dominée par l'insécurité. Ses drogues - des marchandises et encore des marchandises - sont ses poisons. En ce sens, rien n'est plus opprimant aujourd'hui que le " privilège ", car le psychisme de l'homme " privilégié " n'est jusqu'en son tréfonds que champ ouvert à l'exploitation et à la domination.


Mais, par une ironie de ta dialectique, il se trouve que le poison est aussi l'antidote. La capacité du capitalisme de créer l'abondance - drogue qui lui permet d'exercer la domination - peuple d'étranges images les songes de ses victimes. Traversant le cauchemar de la domination, la vision de la liberté suscite l'intuition que ce qui est pourrait être autrement si seulement l'abondance était mise au service de l'homme. De même que l'abondance s'insinue dans l'inconscient pour le manipuler, de même l'inconscient s'insinue dans l'abondance pour la libérer. La contradiction fondamentale du capitalisme aujourd'hui réside dans la tension entre ce qui est et ce qui pourrait être - entre la réalité de la domination et la potentialité de la liberté. La destruction de la société bourgeoise est en germe dans les moyens mêmes qu'elle utilise pour se protéger, c'est-à-dire une technologie de l'abondance qui, pour la première fois dans l'histoire, est capable de produire la base matérielle de la libération. Le système est, en un sens, complice des forces qui le minent. Pour paraphraser Hegel, " il est trop tard pour lutter ; chaque moyen mis en oeuvre ne fait qu'aggraver le mal... ".


Si la défense de la société bourgeoise tend à se retourner contre elle-même, c'est aussi vrai des efforts entrepris pour la détruire. La plus grande force du capitalisme aujourd'hui réside dans son aptitude à subvertir les objectifs révolutionnaires par l'idéologie de la domination. Ce qui lui confère cette force, c'est que l' "idéologie bourgeoise" n'est pas purement bourgeoise. Le capitalisme est l'héritier de l'histoire, le légataire de toutes les énergies répressives des sociétés hiérarchiques précédentes, et l'idéologie bourgeoise s'est constituée à partir des éléments les plus anciens de la domination et du conditionnement social - éléments si anciens, si invétérés, apparemment si indiscutables, que nous les prenons souvent pour la " nature humaine ". Il n'est pas d'illustration plus éloquente de la puissance de cet héritage culturel que la pénétration au plus profond du projet socialiste même des valeurs de la hiérarchie, du sexisme et du sacrifice. Ce sont ces éléments qui fournissent les enzymes catalyseurs des relations sociales quotidiennes dans la société bourgeoise et aussi dans ce qu'on appelle le " mouvement révolutionnaire ".


La hiérarchie, le sexisme et l'esprit de sacrifice ne disparaissent pas avec l'instauration d'un " centralisme démocratique ", d'une " direction révolutionnaire ", d'un " État ouvrier " ou d'une " économie planifiée ". Au contraire, la hiérarchie, le sexisme et l'esprit de sacrifice fonctionnent d'autant mieux que le centralisme se présente comme " démocratique ", les dirigeants comme " révolutionnaires", l'État comme appartenant aux " ouvriers " et la production des marchandises comme " planifiée ". Dans 1a mesure où le projet socialiste ne reconnaît même pas l'existence de ces éléments, ni, à plus forte raison, leur rôle néfaste, la " révolution " elle-même devient la façade de la contre-révolution. N'en déplaise à Marx, ce qui tend à " dépérir " après ce type de " révolution ", ce n'est pas l'Etat, c'est la conscience même de la domination.


En réalité, une large part de ce que la théorie socialiste appelle " économie planifiée " a déjà été réalisée par le capitalisme ; aussi le capitalisme d'Etat n'a-t-il guère de mal à adopter comme idéologie officielle des pans entiers de la doctrine marxiste. De plus, dans les pays capitalistes évolués, le progrès de la technologie a rendue caduque l'une des plus Importantes raisons de l'instauration d'un " Etat socialiste ", à savoir la nécessité, selon les termes de Marx et d'Engels, d' "accroître l'ensemble des forces productives aussi rapidement que possible ". Continuer à ergoter sur l' "économie planifiée " et l' " Etat socialiste " - notions nées à un stade antérieur du capitalisme et à un stade inférieur du développement technologique - relève du crétinisme sectaire. Le projet révolutionnaire doit s'élargir aux dimensions colossales des possibilités de société qu'offre notre époque ; car si les préconditions de la liberté se sont développées bien au-delà des rêves les plus audacieux du passé, il en est de même pour la représentation que l'on peut se faire de cette liberté. Parvenus au seuil d'une société au-delà de la rareté, nous voyons mûrir la dialectique du social et se préciser tant ce qu'il faut abolir que ce qu'il faut créer, Nous devons mettre fin non seulement aux relations sociales existant dans la société bourgeoise mais aussi à cet héritage de domination qu'ont accumulé des millénaires d'organisation hiérarchique. Ce que nous devons créer à la place de la société bourgeoise, ce n'est pas seulement la société sans classes du projet socialiste mais l'utopie non répressive du projet anarchiste.


Nous avons surtout parlé jusqu'ici de la capacité technologique de la société bourgeoise, du fondement potentiel qu'elle offre ainsi à la formation d'une société au-delà de la rareté et de la tension qui en résulte entre ce qui est et ce qui pourrait être. Qu'on n'aille pas s'imaginer cette tension comme une vague notion flottant parmi d'autres concepts philosophiques. Cette tension est une réalité, qui s'exprime quotidiennement dans la vie de millions de gens. Ne serait-ce qu'intuitivement, on commence à trouver intolérables les conditions sociales, économiques et culturelles d'existence qu'on acceptait passivement il n'y a guère qu'une dizaine d'années. La montée tout au long des années soixante du mouvement de libération des Noirs, qui a avivé la perception qu'a le peuple noir de tous les aspects de son oppression, est une preuve explosive de cette évolution. Au mouvement noir s'est joint le mouvement de libération des femmes, celui de la jeunesse, des enfants, des homosexuels. Il n'est pour ainsi dire pas de groupe ethnique ou professionnel qui ne connaisse une effervescence inconcevable à la génération précédente. Le renversement qui fait des " privilèges " d'hier les " droits " d'aujourd'hui se propage de façon quasi vertigineuse parmi les étudiants, les jeunes en général, les femmes, les minorités ethniques et, à terme, parmi les couches mêmes sur lesquelles le système s'est traditionnellement appuyé. Mais le concept de " droit " lui-même est frappé de suspicion en tant qu'il implique une élite condescendante qui octroie ou refuse " droits " et " privilèges " à des inférieurs. La lutte contre l'élitisme et la hiérarchie en tant que tels supplante la lutte pour les " droits ". Ce n'est plus tant la justice que l'on exige que la liberté. La susceptibilité aux abus - même les plus bénins selon les critères antérieurs - atteint une acuité inimaginable naguère.


L'euphémisme libéral qui désigne cette tension entre le réel et le potentiel, c'est " la montée des espérances ". Mais ce que cette formule sociologisante est incapable de manifester, c'est que ces " espérances " vont continuer à " monter " jusqu'à la réalisation même de l'utopie. Et cela, pour une raison très simple. Car l'aiguillon qui force ainsi ces " espérances ", à " monter " - ou plutôt à grimper avec chaque " droit " nouveau reconnu - c'est l'irrationalité fondamentale du système capitaliste. Dès lors que la cybernétique et l'automatisation permettent de réduire presque à rien le travail, rien ne peut apparaître plus inepte à la jeunesse que de trimer pendant toute une vie. Dès lors que l'industrie moderne est en mesure de produire l'abondance pour tous, rien n'apparaît plus pervers aux pauvres que d'avoir à passer toute leur vie dans la misère. Dès lors qu'existent les ressources qui permettraient l'égalité sociale, l'assujettissement dans lequel sont maintenus les minorités ethniques, les femmes et les homosexuels est ressentie par eux comme un crime. Des contradictions de ce type, on pourrait en énoncer autant qu'il a surgi de problèmes qui font les affres actuelles de notre société.


Dans son effort pour maintenir la rareté, le travail, la pauvreté et la soumission en dépit de la possibilité croissante de dépasser la rareté et de vivre dans le loisir, l'abondance et la liberté, le capitalisme se révèle de plus en plus clairement comme la société la plus irrationnelle, la plus factice de l'histoire. La société apparaît désormais comme une force totalement aliénée, autant qu'aliénante. Elle se pose comme l' " autre ", pour ainsi dire, face aux désirs et aux pulsions les plus profonds de l'humanité. De plus en plus largement, le possible détermine et informe l'appréhension quotidienne du réel au point que tout ce qui touche à la société - et même ses " séductions " - apparaît comme totalement insensé, comme engendré par un énorme délire collectif.


Il n'est guère étonnant dans ces conditions que surgissent des sub-cultures qui prônent, contre l'alimentation synthétique en vigueur, l'alimentation naturelle, contre la famille monogamique, la famille étendue, contre la répression sexuelle, la liberté sexuelle, contre l'atomisation, le tribalisme, contre la vie urbaine, la vie communautaire, contre la compétition, l'entraide, contre la propriété, le communisme, contre la hiérarchie et l'État, enfin, l'anarchisme. L'acte même de refuser la vie selon les contraintes bourgeoises jette les premiers jalons d'un mode de vie utopique. La négation devient affirmation : le rejet du présent devient formulation du futur, et cela, au cœur même de la putréfaction du capitalisme. Le " dropping out ", la fuite hors du système, devient une façon de " dropping in ", de s'engager - de, s'engager dans une forme de relations sociales tâtonnantes, expérimentales et encore très ambiguës mais qui sont celles de l'utopie. Pris comme fin en soi, ce style de vie n'est pas l'utopie ; il peut même être lamentablement inabouti. Mais si on le considère comme une étape, ce style de vie et les itinéraires qui y conduisent sont indispensables à la redéfinition du révolutionnaire, à l'évaluation consciente qu'il lui appartient de faire de ce qu'il faudra transformer s'il veut que la révolution aboutisse. Le révolutionnaire doit se poser le problème du style de vie s'il tient à préserver son intégrité et à disposer des ressources psychologiques qui l'empêcheront de laisser subvertir le projet révolutionnaire par les valeurs bourgeoises.


La tension entre le réel et le possible, entre le présent et l'avenir, atteint des proportions apocalyptiques avec la crise écologique que nous connaissons. Bien qu'une bonne partie de ce livre traite des problèmes de l'environnement, il convient dès à présent de formuler quelques conclusions générales. Toute tentative pour résoudre la crise de l'environnement à l'intérieur du cadre bourgeois est à dénoncer comme chimérique. Le capitalisme est intrinsèquement anti-écologique. La concurrence et l'accumulation sont la loi de son fonctionnement, que l'on peut résumer avec Marx comme " la production pour la production ". Toute chose, même rare ou sacrée, " a son prix " et est bonne pour le marché. Une société de ce type traite nécessairement la nature comme une ressource brute, bonne à être exploitée et pillée. La destruction du monde naturel ne résulte pas d'une folie mégalomane mais découle inexorablement de la logique même de la production capitaliste.


Il ne faut pas dénoncer à la légère l'attitude schizoïde du public à l'égard de la technologie, attitude qui associe la terreur et l'espoir. Elle exprime en effet instinctivement une vérité fondamentale : cette même technologie qui pourrait libérer l'homme dans une société organisée en vue de satisfaire ses besoins, ne peut que le détruire dans une société visant uniquement " la production pour la production ". Il est bien certain que l'ambivalence manichéenne imputée à la technologie n'est pas un trait de la technologie comme telle. La capacité de créer et celle de détruire que recèle la technologie moderne ne sont que les deux faces de la dialectique sociale, le reflet de la positivité et de la négativité de la société hiérarchique. S'il y a quelque vérité à soutenir, comme Marx, que la société hiérarchique fut " historiquement nécessaire " afin de " dominer " la nature, on ne doit pas oublier pour autant que cette notion de " domination de la nature " est elle-même issue de la domination de l'homme par l'homme. L'homme et la nature ont toujours été associés en tant que victimes de la société hiérarchique. Que l'un comme l'autre soient aujourd'hui menacés d'un cataclysme écologique, c'est la preuve que les instruments de production ont fini par devenir trop puissants pour servir d'instruments de domination.


Aujourd'hui, au terme du développement de la société hiérarchique, il est devenu impossible de réconcilier ses aspects positifs et négatifs. Leur opposition est devenue celle de deux entités exclusives l'une de l'autre.

Toutes les institutions et les valeurs de la société hiérarchique ont épuisé leurs fonctions " historiquement nécessaires ". II n'existe plus aucune rationalité sociale qui justifie la propriété privée et les classes, la monogamie et le patriarcat, la hiérarchie et l'autorité, la bureaucratie et l'Etat. Ces institutions et ces valeurs, de même que la ville, l'école et le système des privilèges, touchent à leur terme historique. Contrairement à Marx, nous n'aurions guère d'objections à opposer à Bakounine qui disait que les institutions et les valeurs de la société hiérarchique avaient toujours été " un mal historiquement nécessaire ". Si le verdict de Bakounine peut aujourd'hui nous sembler moralement supérieur à celui de Marx, c'est que ces institutions ont fini par perdre toute autorité morale.[2]


Du même coup, la révolution à venir et l'utopie à laquelle elle donnera naissance doivent se concevoir comme des touts. Elles ne sauraient laisser intact aucun aspect de la vie qui aura été contaminé par la domination.[3] La révolution débouchera sur une société qui transcendera toutes les séparations du passé et conviera chacun à faire de sa vie une expérience multiforme, pleine et totale.


Je désigne cette utopie par le mot d' "anarchisme", mais j'aurais pu aussi bien utiliser l'expression équivalente d' "anarcho-communisme ". Ces deux termes dénotent une société sans Etat, sans classes et décentralisée, qui dépasse les contradictions léguées par la société d'appropriation en créant un type nouveau, non aliéné, de relation entre les hommes. La société anarchiste ou anarcho-communiste implique l'abolition de la propriété privée, la répartition des biens en fonction des besoins des individus, l'élimination complète des relations marchandes, la rotation des tâches et une réduction décisive du temps consacré au travail. Une telle description ne nous donne guère cependant que l'anatomie d'une société libre. Elle laisse de côté la physiologie de la liberté, entendue dans le sens de processus de communisation. Elle laisse de côté la dimension subjective qui relie la transformation de la société à la transformation du psychisme.


Il ne fait guère de doute que les anarchistes ont accordé davantage d'attention aux problèmes subjectifs de la révolution qu'aucun autre mouvement. Dans une perspective historique, l'anarchisme apparaît comme

l'expression d'une poussée libidinale du peuple, d'une effervescence de l'inconscient social, qui remonte, sous d'innombrables noms différents, aux premières luttes de l'humanité contre la domination et l'autorité. Il est fort peu lié à une doctrine. Il s'est toujours préoccupé activement de la vie quotidienne, qu'il s'agisse du style de vie, de la sexualité, de l'organisation communautaire, ou de la libération des femmes. Son objectif central a toujours été le seul qui puisse donner son sens à une révolution sociale : reconstruire le monde en sorte que l'être humain devienne une fin en soi, et la vie humaine, une merveille vénérée. Pour la plupart des idéologies d'extrême gauche, cela n'a été qu'un objectif marginal. Le plus souvent, ces idéologies ont mis l'accent sur des abstractions plutôt que sur les hommes, réduisant ceux-ci à n'être que des moyens - au nom du " Peuple " et de la " Liberté ", bien entendu.


La différence entre socialistes et anarchistes se manifeste non seulement par des théories divergentes mais aussi par des types opposés d'organisation et de praxis. Les socialistes, je l'ai déjà fait observer, adoptent

une organisation hiérarchisée. Au contraire, les structures organisationnelles des anarchistes reposent sur le " groupe affinitaire ", collectivité d'amis intimes qui s'intéressent autant à leurs rapports sur le plan humain qu'à leurs objectifs politiques. Par sa forme même, l'organisation anarchiste transcende l'opposition traditionnelle entre le psychologique et le social. Lorsque le besoin s'en fait sentir, rien n'empêche les groupes affinitaires de se coordonner en vastes mouvements ; c'est ainsi que, partant de ces noyaux initiaux, les anarchistes espagnols constituèrent une fédération forte de milliers de membres. Mais ces mouvements offrent cet avantage que le contrôle sur la grande organisation reste entre les mains des groupes affinitaires bien plus que des organes de coordination. De même pour l'action, il est fait appel au volontariat et à l'autodiscipline et non au commandement et à la coercition. Dans une telle organisation, la praxis est libératrice sur le plan individuel autant que sur le plan social. Par sa nature même, le groupe encourage le révolutionnaire à se révolutionner lui-même.


Cette conception libératrice de la praxis va encore plus loin avec ce que les anarchistes appellent l' "action directe ". On considère habituellement l'action directe comme une tactique, comme une méthode pour abolir l'Etat sans recourir aux institutions et aux techniques de l'Etat. Cette interprétation est juste mais insuffisante. L'action directe constitue une stratégie révolutionnaire fondamentale, car elle tend à promouvoir l'individuation des " masses ". Elle a pour fonction d'affirmer l'identité du particulier au sein du général. Ses effets psychologiques sont plus importants encore que ses résultats politiques, car l'action directe donne aux gens conscience d'eux-mêmes en tant qu’individus qui peuvent infléchir leur propre destinée.[4]

Enfin la praxis anarchiste met également l'accent sur la spontanéité ; c'est-à-dire qu’elle est conçue comme un processus interne et non pas externe et manipulé. Quoi qu'en disent ses détracteurs, une telle conception ne fétichise nullement l' "impulsion " quelle qu'elle soit. Comme la vie même, la spontanéité peut se manifester à différents niveaux ; elle peut être plus ou moins imprégnée de connaissance, de finesse et d'expérience ; celles-ci joueront différemment sur un individu de trois ans et sur un individu de trente ans... Elles n’influeront pas nonplus de la même manière d’un groupe affinitaire à l’autre.


Mais la spontanéité n’est pas davantage une " technique " d'organisation crie l'action directe n’est une tactique. La croyance en l'action spontanée s'inscrit dans la croyance plus large en un développement spontané. Chaque développement singulier doit être libre de trouver son propre équilibre. La spontanéité est le contraire du chaos ; en libérant les forces internes, elle permet de découvrir leur principe authentique d'ordre et de stabilité. J'expose ailleurs comment la spontanéité de la vie sociale converge avec la spontanéité de la nature pour créer les bases d'une société écologique. Les principes écologiques qui présidaient au fonctionnement des sociétés organiques se retrouvent dans les principes sociaux qui définissent l'utopie. Mais aujourd'hui ces principes sont l'émanation des progrès matériels et culturels de l'histoire. L'écologie naturelle se fait écologie sociale. L'utopie ne ramène pas davantage l'homme à l'antique immédiateté du contact avec la nature que l'anarcho-communisme ne le ramène au communisme primitif. Dans l'avenir comme à présent, les relations des hommes avec la nature passeront toujours par l'intermédiaire de la science, de la technique et du savoir. Mais il dépend de l'aptitude de l'homme à améliorer le système social que la science, la technique et le savoir apportent à la nature un enrichissement. Ou bien la révolution débouchera sur une société écologique, avec ses enrichissement. et son éco-technologie, ou bien l'humanité et le monde naturel que nous connaissons aujourd'hui périront.


En toute époque révolutionnaire se produit une convergence entre des processus en apparence séparés qui fusionnent pour donner naissance à une crise sociale explosive. Si l'époque révolutionnaire que nous vivons nous parait souvent plus complexe que les précédentes, c'est que les processus qui sont en train de converger ont un caractère plus universel que par le passé. Au point de départ où nous nous trouvons, nous ne saurions faire fonds sur aucun précédent historique rassurant. Aux époques révolutionnaires antérieures, du moins les catégories institutionnelles fondamentales restaient fixes : la famille, la religion, la propriété, le travail et l'État allaient de soi, seules leurs formes étaient remises en question.[5] La société hiérarchique n'avait pas encore été jusqu'au bout de ces catégories. L'évolution vers un système massif et intégré de relations sociales restait à parfaire.


Mais aujourd'hui cette évolution est parvenue à saturation. La société hiérarchique ne peut se réclamer d'aucun avenir et quant à nous, l'alternative est entre l'utopie ou l'extinction en tant que société. Nous sommes dans le même temps si accablés par les débris du passé et gros de tant de possibilités pour l'avenir que notre sentiment d'étrangeté à l'égard du monde tourne à l'angoisse. Le passé et le futur se surimposent à la manière des images latentes dans une double exposition. Le familier est bien là, mais comme dans les posters psychédéliques dont l'écriture revêt l'apparence de membres humains tordus dans tous les sens, il se mêle trompeusement à l'étrange. Au moindre déplacement, le sens apparent du réel s'inverse. L'apprentissage de la vraie vie se présente à nous comme le seul mode de survie, le jeu, le seul mode de travail, l'individuel, le seul mode de socialité, l'abolition du partage des rôles entre les sexes, le seul mode de sexualité, la tribu, la seule forme de famille, la sensualité, la seule rationalité. Cette intrication de l'ancien et du nouveau, ses invraisemblables renversements, ne relèvent pas du banal " double jeu " de l'ordre établi ; c'est un fait objectif qui exprime les immenses transformations sociales en gestation.


En toute époque révolutionnaire, de plus, cette fusion qu'elle opère entre des processus apparemment isolés choisit, pour y faire apparaître la crise avec son maximum d'acuité, un point privilégié du temps et de l'espace. Au XVIIe siècle, ce centre fut l'Angleterre ; aux XVIIIe et XIXe siècles, la France ; au début du XXe, la Russie. Le centre de la crise sociale de la fin du XXe siècle, ce sont les États Unis - colosse industriel qui fournit plus de la moitié de la production mondiale avec à peine plus de cinq pour cent de la population. C'est là qu'est la Rome du capitalisme mondial, la clef de voûte de son arc impérial, son atelier et sa boutique, le haut lieu de sa magie financière, le temple de sa culture et son arsenal. C'est là également qu'est le centre de la contre-révolution mondiale - et le centre de la révolution sociale qui peut balayer la société hiérarchique en tant que système historique étendu au monde entier.


Ignorer la position stratégique qu'occupent les États-Unis tant historiquement que géographiquement serait faire preuve d'un incroyable aveuglement. S'abstenir de tirer toutes les implications de cette position stratégique et d'agir en conséquence serait une négligence criminelle. Les enjeux sont trop élevés pour qu'on tolère l'obscurantisme. L'Amérique, il faut le souligner, a la société la plus évoluée du monde. L'Amérique, plus que tout autre pays, est grosse de la crise sociale la plus importante de l'histoire. Il n'est pas un seul des problèmes que soulèvent l'abolition de la société hiérarchique et la construction de l'utopie qui ne se pose là en termes plus aigus qu'ailleurs. C'est là qu'on trouve les ressources qui permettront d'effacer et de transcender ce que Marx appelait la " préhistoire " de l'humanité. C'est là également que les contradictions engendrent les formes de lutte révolutionnaire les plus avancées. La ruine de l'édifice institutionnel américain ne résulte pas de je ne sais quelle " perte de vitalité " d'ordre mystique, ni de ses mésaventures impérialistes dans le tiers-monde, mais principalement de la sur-maturité de son potentiel technologique. Comme un fruit mûr, la structure menace de tomber à la première secousse. Cette secousse peut provenir du tiers-monde, d'une crise économique majeure ou même d'une répression politique prématurée, mais la chute est inéluctable.


Une crise de cette envergure permet de toucher du doigt les problèmes fondamentaux de la société hiérarchique dans tous les aspects de la vie, qu'ils soient individuels ou sociaux, écologiques ou politiques, matériels ou moraux. Toute critique en acte sape l'édifice de la nation et de l'empire. Écarter l'expression d'un mécontentement au nom d'arguments sectaires empruntés à des époques de conflits sociaux d'un contenu entièrement différent, c'est de l'aveuglement pur et simple. Dans sa logique ultime, la lutte de libération des Noirs est la lutte contre l'impérialisme, de même, la lutte pour l'équilibre écologique est la lutte contre la production marchande, de même encore, la lutte pour la libération des femmes est la lutte pour la liberté humaine.


Il est certain qu'une grande partie de ce mécontentement peut être canalisée par les institutions établies, du moins pour un temps. Mais seulement pour un temps. La crise sociale est trop profondément ancrée dans l'histoire mondiale pour que les institutions établies soient en mesure de la contenir. Si le système n'est pas parvenu à assimiler le mouvement noir, les hippies et l'effervescence des années soixante, ce n'est pas par manque de moyens ni de souplesse institutionnelle. En dépit des Cassandre de la " gauche " américaine, ces mouvements ont dans l'ensemble, rejeté ce que les institutions avaient à leur offrir. Plus exactement, leurs revendications se sont accrues chaque fois que l'une d'entre elles était satisfaite. En même temps, ces mouvements gagnaient en ampleur. Rayonnant à partir de quelques centres urbains isolés, l'esprit radical des Noirs, des hippies et des étudiants se répandait à travers le pays et pénétrait dans les lycées aussi bien que dans les universités, dans les banlieues comme dans les ghettos, dans les campagnes comme dans les villes.


Contester la valeur de ces mouvements sous prétexte que ceux qui y participent sont souvent des jeunes Blancs des classes moyennes, c'est faire une pétition de principe. Il n'y a peut-être pas de meilleur témoignage de l'instabilité de la société bourgeoise que le nombre des militants révolutionnaires qui proviennent de couches relativement prospères. On oublie trop volontiers que dans les années cinquante sévissait un autre genre de Cassandre, la " génération orwellienne ", qui dénonçait la fabrication par le système bureaucratique d'une jeunesse américaine d'un conformisme sans accroc à l'égard du pouvoir en place. A en croire les prédictions de cette époque, la société bureaucratique trouverait son soutien principal dans les jeunes générations. La génération vieillissante des années trente, prétendait-on, serait le dernier dépositaire des valeurs révolutionnaires et humanistes. C'est exactement l'inverse qui s'est produit. La génération des années trente s'est révélée l'un des secteurs les plus opiniâtrement réactionnaires de la société tandis que les jeunes des années soixante en devenaient le secteur le plus révolutionnaire.*


Dans ce paradoxe apparent, la contradiction entre la rareté et le dépassement potentiel de la rareté éclate en une confrontation ouverte. Une génération dont la mentalité a été entièrement modelée par la rareté - par la dépression et par l'insécurité des années trente - s'oppose à une autre génération dont le psychisme est influencé par la potentialité d'une société au-delà de la rareté. Le vrai privilège des jeunes Blancs des classes moyennes, c'est de rejeter leur faux " privilège ". A l'opposé de leurs parents obsédés par la dépression, les jeunes se sont affranchis du consommationnisme maladif qui apaise mais ne satisfait jamais. Entre les générations, le fossé est bien réel. Il manifeste un fossé objectif qui sépare de plus en plus l'Amérique d'aujourd'hui de sa propre histoire d'un passé qui devient archaïque. Il reste certes à l'enterrer, mais une génération est apparue qui pourrait bien être celle des fossoyeurs.


Reprocher à cette génération ses " origines bourgeoises ", c'est se comporter comme ces crétins qui ne se rendent pas compte que leurs plus sérieux propos ne soulèvent que les rires. Quiconque vit dans une société bourgeoise a des " origines bourgeoises ", qu'il soit ouvrier ou étudiant, jeune ou vieux, Noir ou Blanc. Dans quelle mesure on devient un bourgeois, cela dépend exclusivement de ce qu'on accepte de la société bourgeoise. Dès lors que les jeunes rejettent la consommation, la morale du travail, la hiérarchie et l'autorité, ils sont plus " prolétariens " que le prolétariat - et cette absurdité sémantique devrait nous encourager à enterrer les restes desséchés de l'idéologie socialiste en même temps que ce passé archaïque dont elle est l'émanation.


Si, pourtant, une telle absurdité retient encore l'attention aujourd'hui, c'est en raison de la débilité du projet révolutionnaire aux Etats-Unis. Les révolutionnaires américains n'ont toujours pas trouvé le discours adéquat aux problèmes de l'Amérique. Les problèmes du " premier monde " ne sont pas ceux du tiers-monde ; et l'on ne saurait mettre en relation les uns et les autres par un retour à des idéologies qui ont des préoccupations du XIXe siècle. Dans la mesure où les révolutionnaires américains empruntent directement leurs schémas et leurs slogans à l'Asie et à l'Amérique latine, ils font un tort considérable au tiers-monde. Ce dont le tiers-monde a besoin, c'est d'une révolution aux États-Unis et non de sectes isolées et incapables de modifier le cours des choses. Mettre en oeuvre cette révolution serait la manifestation la plus efficace qui soit d'internationalisme et de solidarité avec les peuples opprimés du reste du monde ; et cela impliquerait une démarche théorique et pratique qui affronte les problèmes spécifiques des Etats-Unis. Un révolutionnaire américain ne peut qu'être internationaliste du fait de la position que l'Amérique occupe dans le monde ; aussi n'éprouvé-je aucun besoin de m'excuser de l'intérêt que je porte à ce pays.


Si je consacre l'essentiel de mes analyses à ce qui est nouveau dans l'évolution actuelle de la société, ce n'est absolument pas que j'ignore pour autant ce qui est ancien. L'exploitation, le racisme, la pauvreté, la lutte des classes et l'impérialisme continuent de sévir autour de nous et, à bien des égards, leur emprise sur la société est même plus forte que jamais. De telles questions ne disparaîtront évidemment pas de la théorie et de la pratique révolutionnaires avant d'avoir été définitivement réglées. Je ne m'estime toutefois pas en mesure d'apporter grand chose de neuf à l'analyse de ces problèmes, dont tant d'autres ont déjà traité à fond. Si, en revanche j'insiste sur la problématique de l'utopie c'est qu'on n'a encore presque pas examiné notre époque sous l'angle de ses potentialités. Si on ne s'efforce pas d'explorer celles-ci plus avant, ce sont les problèmes traditionnels du mouvement d'extrême gauche eux-mêmes que nous aborderons de façon erronée, traditionnelle, précisément. Notre appréhension du familier s'en trouvera faussée. Même si les problèmes de l'aliénation n'éliminent pas ceux de l'exploitation, l'évolution de ceux-ci est profondément conditionnée par l'évolution de ceux-là.


Expliquons ce point par un exemple. Le mouvement ouvrier traditionnel ne réapparaîtra jamais. En dépit de quelques révoltes de la base, les revendications de salaire sont en général trop bien endiguées par le syndicalisme bourgeois pour servir de base à un renouveau des vieilles formes socialistes d'associations de travailleurs. Il se peut fort bien que les ouvriers constituent des organisations radicales pour arracher par la lutte des transformations qualitatives de leur existence et de leur travail - et en fin de compte la gestion ouvrière de la production. Mais ils ne constitueront ce type d'organisations que lorsqu'ils percevront la même tension entre le réel et le possible que tant de jeunes sentent aujourd'hui. Je crois qu'il leur faudra changer de valeurs à bien des égards et pas seulement en ce qui concerne l'usine mais aussi la vie quotidienne. C'est seulement lorsque les problèmes de la vie l'emporteront sur ceux de l'usine que ceux-ci se fondront dans ceux-là. Alors un jour peut-être, la grève économique deviendra grève sociale pour déboucher sur un assaut massif contre la société bourgeoise.

Les jeunes des milieux ouvriers sont de plus en plus sensibilisés aux mœurs et aux valeurs des jeunes de la classe moyenne et c'est là un des signes les plus prometteurs de la perméabilité de l'usine aux idées révolutionnaires. Sitôt qu'il a pris racine quelque part, le progrès culturel, tout comme le progrès technique, se répand irrésistiblement, surtout parmi des gens dont l'esprit n'a pas été endurci par l'âge et le conditionnement. La culture des jeunes, cette liberté des sens et de l'esprit, a un pouvoir inné de séduction. Sa diffusion dans les écoles secondaires et même élémentaires est l'un des phénomènes sociaux les plus subversifs du monde actuel.


[1] Par "sociétés organiques ", j'entends des formes d'organisation dans lesquelles la communauté est unie par des liens de parenté et par une communauté d'intérêts en ce qui concerne les moyens d'existence. Ces sociétés organiques ne sont pas encore scindées en classes et en bureaucraties exploiteuses telles qu'on les observe dans la société hiérarchique.

[2] D'où l'aspect réactionnaire du projet socialiste qui conserve les concepts de la hiérarchie, d'autorité et d'État comme parties intégrantes de la société post-révolutionnaire. Il en découle qu'il garde aussi les concepts de propriété ("nationalisée ") et de classes ( " dictature du prolétariat "). Les divers marxistes orthodoxes (maoïstes, trotskystes, staliniens, plus tous les hybrides qui combinent ces trois variétés) médiatisent idéologiquement la positivité et la négativité de l'évolution sociale globale - cela au moment précis où elles apparaissent plus que jamais comme irréconciliables objectivement.

[3] D'où la signification profondément révolutionnaire du mouvement de libération des femmes qui a mis à nu tant la syntaxe que le système nerveux de la domination. Ce faisant, le mouvement a mis en question la vie quotidienne elle-même et non pas seulement des abstractions telles que la " Société ", les " Classes ", le " Prolétariat ". J'exprime ici mes regrets d'avoir dû utiliser des termes tels que " l'homme " ou " l'humanité " ainsi que le genre masculin. A moins de recourir à des substituts tels que " gens " ou " individus ", mon expression aurait été bien embarrassée. La langue aussi est à affranchir.

[4] Ajoutons ici que le slogan " Le pouvoir au peuple " ne peut se mettre en pratique que lorsque le pouvoir tel que l'exercent les élites se trouve dissous dans le peuple. Chaque individu est alors en mesure de diriger sa vie quotidienne. Si "Le pouvoir au peuple " ne signifie rien de plus que " Le pouvoir aux leaders du peuple ", alors le peuple reste une masse indifférenciée, manipulable et aussi dénuée de pouvoir après la révolution qu'avant. En dernière analyse, le peuple ne saurait avoir le pouvoir avant de disparaître en tant que " peuple ".

[5] La Révolution russe n'a rien changé à cette situation non plus que les révolutions " socialistes " qui ont eut lieu depuis. Les catégories institutionnelles n'ont pas disparu ; tout au plus ont-elles changé de nom


Consulté le 5 mai 2016 de http://www.theyliewedie.org/ressources/biblio/fr/Bookchin_Murray_-_Au-dela_de_la_rarete.html