Titre: L’autogestion
Sous-titre: Autogestion, Gestion directe, Gestion ouvrière. L’Autogestion, pourquoi faire ?
Auteur·e: Joyeux Maurice
Date: 1979
Source: Consulté le 14 août 2016 de theyliewedie.org
Notes: Volonté Anarchiste, n°9, Paris, édition du groupe Fresnes-Antony de la Fédération Anarchiste, 1979.

AVANT-PROPOS


Chers camarades, la publication de ces deux textes sur la question de l’autogestion s’inscrit comme une contribution à la volonté exprimée par les militants de la Fédération Anarchiste, réunis en congrès extraordinaire à Antony en novembre 1979. Volonté de reformuler une position précise face à la récupération et à la déformation du thème de l’autogestion par nombre de partis et de syndicats, y compris le P.C. qui, au moment de la rédaction de ces textes, avait au moins la pudeur de rester franc sur ce point. Il est vrai que, depuis, il a évolué !

Autogestion, gestion ouvrière, gestion directe, a été édité en 1972 et réédité en 1975 par les éditions La Rue ; depuis, ce texte est épuisé comme le second, écrit par Maurice Joyeux pour la Fédération Anarchiste. Ce dernier a été publié dans la revue Autogestion en janvier 1973.

SALUTATIONS ANARCHISTES

Groupe Fresnes-Antony


Autogestion, Gestion directe, gestion ouvrière



« Toute capacité travailleuse étant, de même que tout instrument de travail, un capital accumulé, une propriété collective, l’inégalité de traitement et de fortune, sous prétexte d’inégalité de capacité, est Injustice et Vol. » (Proudhon — Qu’est-ce que la propriété ?)



L’autogestion est à la mode ! Issu d’une Université en transes, le mot a fait irruption dans le vocabulaire social, chassant celui de gestion ouvrière auquel le mouvement syndicaliste révolutionnaire de la période héroïque avait donné ses lettres de noblesse. Cependant, et contrairement à celui de gestion ouvrière que la charte d’Amiens a défini et qui déclare...

« Dans l’œuvre revendicative quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme, il prépare l’émancipation intégrale, qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste ; il préconise, comme moyen d’action, la grève générale, et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de réorganisation sociale. »

... ce terme d’autogestion est resté une formule aux contours imprécis. Les marxistes d’opposition ont bien essayé d’en déterminer quelques aspects en se référant aux expériences yougoslaves ou algériennes, mais les articulations bureaucratiques qu’ont supportées ces expériences ont limité leur champ qui, de toute manière, s’inscrivait dans un schéma qui maintenait la centralisation et les hiérarchies sans aucun rapport avec l’idée qu’un anarchiste se fait du socialisme.

Des livres comme des revues qui prétendaient faire la lumière sur l’autogestion nous ont laissés sur notre faim. Ils ont rassemblé et commenté de nombreux textes théoriques anciens et connus, ce qui en soi est louable, mais ils se sont gardés d’en tirer des conclusions claires et réalistes car cela les aurait conduits à désavouer des théoriciens « géniaux » et les partis politiques de gauche ou d’extrême gauche qui avaient, je ne dirai pas tenté ces expériences, mais qui les avaient laissées se dérouler avec une mauvaise grâce évidente dans l’espoir qu’elles se saborderaient elles-mêmes. Et en écrivant cela je pense, en particulier, au gouvernement réactionnaire de l’Algérie que certains « naïfs » ont voulu nous faire prendre pour un gouvernement révolutionnaire.

Et devant l’impuissance de nos marxistes « purs et durs » à nous révéler le contenu exact du mot autogestion sans l’écraser ou plutôt le camoufler sous les phrases creuses, grandiloquentes et passablement obscures du catéchisme marxiste, on est bien obligé de supposer que ce mot forgé par des intellectuels n’avait pas. dans leur esprit, d’autres ambitions que celles qui sont contenues dans son étymologie et, qu’en fait, il s’agissait de la gestion d’une entreprise, d’un service ou d’une administration par tous ceux qui, d’une façon ou d’une autre, participaient à leur fonctionnement. Sans plus !

C’était peut-être suffisant pour satisfaire un esprit court, pour qui mâchonner le mot équivalait à la réalisation du fait. Mais pour l’ouvrier et, en particulier, pour le révolutionnaire qui est convié à l’autogestion, des questions se posaient. Questions qui ne sont jamais abordées, qui sont considérées comme allant de soi. Et l’absence de réponses précises à ces questions a créé une telle confusion dans les esprits et autour du mot, qu’on a pu voir M. Guy Mollet lui-même se réclamer de l’autogestion dans un, article de France-Soir sans soulever le rire ou l’indignation.

Ce sont ces questions que j’ai l’intention d’examiner sur le fond. Ce qui aura peut-être l’avantage de faire réfléchir sur une matière complexe, ce qui sera préférable, on en conviendra, que de continuer à ânonner un terme qui pour l’instant ne contient strictement rien d’autre que du vent.

Lorsqu’on avance la formule « gestion ouvrière », ce qui paraît plus propre que celle d’autogestion, les jeunes intellectuels marxiens répondent avec un sourire supérieur qu’ils s’en foutent. Voire ! Proposez-leur, puisqu’ils « s’en foutent », d’adopter la première de ces formules et vous les verrez protester comme de beaux diables. Il doit bien y avoir une raison à cette attitude, non ?

Lorsqu’on parle d’autogestion, une première question vient à l’esprit : l’autogestion, pour quoi faire, l’autogestion au profit de qui ?

La participation à la gestion d’une entreprise n’a d’intérêt pour un ouvrier que si elle transforme ses conditions d’existence. Gérer une entreprise en commun alors que cette entreprise conserve ses structures de classe consisterait pour les ouvriers à gérer leur p^ropre misère, leur propre exploitation. Et ce qui confère à l’entreprise ses structures de classe ce sont les différences de rémunération, c’est le maintien d’une autorité qui excède le cadre de la tâche à accomplir, c’est la répartition du profit de l’entreprise, c’est la distribution d’une plus-value que le travail de tous a créée, ce sont les privilèges de l’encadrement, c’est enfin la propriété de l’entreprise.

Or il faut poser une question primordiale à toutes les autres. Les Intellectuels marxistes sont-ils partisans de l’abolition de tous les privilèges de classe au sein de l’entreprise ? Si c’est leur intention, alors dans cette entreprise il n’existe plus qu’une seule classe différenciée seulement par la nature d’une tâche à accomplir, évaluée de façon égalitaire sur tous les plans, économiques, sociaux et moraux. Il n’existe plus qu’une seule catégorie de salariés quelle que soit la fonction accomplie. Tous sont des ouvriers manuels ou intellectuels, voire des employés des services, ainsi que l’avaient revendiqué les grands congrès de l’organisation ouvrière avant et après la Commune.

Alors, et alors seulement, gestion ouvrière et autogestion sont synonymes et on peut penser que seule la mode a substitué le premier terme au second.

La réponse à cette première question, ce n’est pas seulement les conditions économiques des travailleurs « des pays dits gestionnaires » qui nous la donnent, mais c’est un authentique révolutionnaire marxiste touché par l’esprit libertaire. Ecoutons Daniel Guérin :

« C’est ainsi que, tout en assignant comme but ultime, à atteindre par étapes, les dépérissements de la concurrence, la gratuité des services publics et sociaux, la disparition du signe monétaire et la distribution de la pléthore selon les besoins de chacun, que tout en visant l’association dans l’autogestion des agriculteurs et artisans, à la réorganisation des coopératives du commerce, il (le marxisme libertaire) N’ABOLIT PAS DU JOUR AU LENDEMAIN la concurrence, les lois du marché, la rémunération selon le travail accompli, la petite propriété paysanne, artisanale et commerciale. »

Et voilà ! Guérin a parfaitement raison de ne pas employer la formule « gestion ouvrière » ! Ce que nous dit Guérin, c’est exactement ce que disent tous les autres partis marxistes, qu’ils aient ou non pris le pouvoir. Demain on rasera gratis. Oh ! excusez-moi ! Demain, l’Etat, avec les privilèges de classe, dépérira. L’Algérie comme la Yougoslavie, chères à Guérin, sont vraiment des exemples édifiants !

Demain, si dans l’entreprise autogérée il reste des différenciations économiques, il se reconstituera une nouvelle classe dirigeante qui défendra par tous les moyens ses privilèges de classe !

Les anarchistes pensent, au contraire, qu’il faut détruire tous les privilèges de classe sans exception, de façon que, dans les moments difficiles qui suivent les transformations économiques, le peuple puisse éviter les facilités que lui proposent les politiciens socialistes de tout calibre et dont l’exemple le plus illustre reste la N.E.P. imposé par Lénine et qui sonna le glas de la révolution russe.

En réalité, les autogestionnaires marxistes ne sont pas prêts à sacrifier au socialisme les situations économiques somptueuses qui les attendent en sortant de l’Université et je dois dire, pour ma part, que l’expérience chinoise où l’on envoie ces révolutionnaires en jabot se salir un peu les mains à la mine ou à l’usine devra être retenue par le mouvement ouvrier de notre pays. Mais gageons que tous ces intellectuels marxistes acharnés à défendre leur job vont encore écrire que nous sommes « des anarchistes poussiéreux ». Cinquante ans d’expérience socialiste nous ont appris que la gamelle est d’autant meilleure qu’on la justifie par un blablabla « révolutionnaire » qui ne la met pas en péril.

Les travailleurs se demandent avec inquiétude ce qu’ils peuvent gagner à la gestion de leur entreprise. Ils pèsent les avantages et les inconvénients qui résulteront pour eux et, dont le principal, celui qui les fait le plus réfléchir, c’est la responsabilité ! Car par voie de conséquence la responsabilité qu’ils assumeront dans l’entreprise engagera leur responsabilité envers leur propre condition économique.

Et nous abordons le problème humain, le problème de l’homme devant la responsabilité, le problème de la quiétude qui résulte d’une certaine servilité, surtout lorsqu’elle s’assortit de conditions d’existence économiques et morales acceptables. Le travailleur, à tort ou à raison, voit bien plus clairement le bénéfice que pourront tirer les « cadres », économiques, politiques ou spirituels, d’une telle expérience, que les avantages qu’elle lui procurera.

Et les réalisations « socialistes » à travers le monde lui inspirent une méfiance souvent justifiée.

Mais une autre série de questions se posent au monde du travail. Ces questions sont d’ordre technique. Elles ont trait au fonctionnement de cette entreprise où il est employé et où son seul souci consiste, pour l’instant, à accomplir le moins mal possible le travail parcellaire qui lui est confié et dont il devra, s’il l’agrée, accepter une part de la responsabilité globale.

Il faut tout de suite retirer un certain nombre d’illusions à une jeunesse pour laquelle l’autogestion se récite comme un credo. Tout travail collectif nécessite un certain nombre de contraintes. Qui déterminera ces contraintes ? Quelle sera leur durée ? Comment s’établira l’ordre des manipulations nécessaires à la fabrication ? Quels seront les organismes qui décideront de la distribution du travail ? Quels seront les hommes qui décideront du choix des ouvriers susceptibles de l’effectuer ? Quelles seront les structures des organismes verticaux qui permettront la liaison entre le bureau d’étude et la fabrication ? Quelles seront les liaisons horizontales qui, à chaque palier, permettront l’harmonisation des tâches qui resteront forcément parcellaires ? Quel sera le mécanisme qui déterminera le prix de revient comme le prix de vente de l’objet fabriqué ? Les prélèvements nécessaires aux investissements dans l’entreprise, ceux qui sont consentis aux services extérieurs dont l’entreprise profite ? Quels seront les organismes qui permettront de ravitailler l’entreprise en matières premières, qui permettront d’écouler les objets fabriqués ? Qui déterminera, et à travers quels critères, la fabrication de l’entreprise et son harmonisation avec l’économie globale ? Quelle sera la part consentie dans l’entreprise à la liberté du choix de la tâche à accomplir ? Comment l’ouvrier interviendra-t-il à l’échelon où se prennent les décisions globales ? Quels seront ses droits, ses devoirs ? Où passera exactement le trait qui déterminera la liberté et la contrainte collectives ? Voilà un certain nombre de points techniques qu’il faudra définir en se passant des enseignements que nous ont laissés les « grands ancêtres » et auxquels il va falloir donner des réponses précises si l’on veut que la gestion ouvrière quitte le domaine des douces et innocentes manies pour se traduire en une réalité concrète.

De toute façon, il faut que la société autogérée tourne, et vite. Les hommes de notre siècle, dans les sociétés comme la nôtre, sont habitués à un certain genre de vie. Il est hors de propos d’imaginer que des centaines de millions d’individus vont, du jour au lendemain, considérer la gestion ouvrière comme un credo et abandonner ce que, à tort ou à raison, ils considèrent comme l’essentiel. Seule une situation révolutionnaire peut créer cet instant d’enthousiasme qui permit les kibboutzim en Israël et les collectivités d’Aragon. La gestion ouvrière est donc inséparable d’une tactique et d’une stratégie révolutionnaires. Elle n’est et ne peut être qu’une partie d’un ensemble qui transforme toute l’activité humaine. En réalité, il faut que pour le plus grand nombre la gestion ouvrière devienne « crédible ». Ce que pour l’instant et malgré l’emploi de la méthode Coué, elle n’est pas. Il faut répondre clairement et nettement aux questions que les hommes se posent.


L’HOMME DEVANT LE PROBLEME GESTIONNAIRE


« Nul ne peut vouloir détruire sans avoir au moins une imagination lointaine, vraie ou fausse, de l’ordre des choses qui devrait, selon lui, succéder à celui qui existe présentement. » (Bakounine)


Autogestion, gestion directe, gestion ouvrière ? De nouveau nous nous trouvons devant une question à laquelle il va falloir répondre : les hommes qui travaillent désirent-ils gérer eux-mêmes les instruments de production et d’échange ? Et si on leur donne le choix entre une gestion indirecte, par l’intermédiaire de l’Etat, et la gestion directe avec ce que cela suppose de responsabilités et d’obligations à assumer les échecs comme les succès, choisiront-ils cette dernière ? A cette question il faut répondre autrement que par des slogans de propagande. Elle s’adresse non pas à un petit nombre de militants convaincus qui essaient de se persuader que tous les travailleurs aspirent à la gestion directe, mais à la grande masse des hommes qui, en fin de compte, sont directement concernés par ce problème et sont susceptibles d’évoluer.

On peut avancer tout d’abord deux raisons solides qui peuvent nous convaincre que les salariés, je ne dis pas désirent, mais accepteraient de gérer leur entreprise. La première, c’est qu’ils sont persuadés, non pas de la nécessité d’une gestion égalitaire car sur ce terrain nous sommes loin du compte, mais qu’ils répartiraient mieux les bénéfices, fruit de leur travail, ce qui est une raison purement économique, matérielle. Et cette raison s’inscrit à la suite de tous les constats économiques du siècle dernier, quelle que soit d’ailleurs la nature du socialisme dont on se réclame. La seconde, c’est que leur participation active, globale, à la gestion de leur entreprise leur fournirait une nourriture intellectuelle, un intérêt passionnel, une raison d’exister qu’ils sont obligés aujourd’hui d’aller chercher autre part, loin du travail parcellaire à responsabilité limitée. Ce qui rendrait à leur tâche une dimension universelle et qui transformerait leur travail « obligatoire pour des nécessités purement économiques » qui vit dans l’imagerie populaire et dont chacun rêve de s’évader, en une espèce d’art de faire où les éléments matériels et spirituels se mêleraient étroitement comme ce fut le cas, par exemple, dans un contexte économique et social différent, pour les artisans qui, au cours de l’histoire, ont exercé des métiers « nobles » dont certains sont devenus des arts et dont d’autres ont fourni des ouvriers qui concevaient eux-mêmes leur tâche. Naturellement, il ne s’agit pas d’un retour en arrière, mais la gestion directe peut donner à l’ouvrier d’usine cet aliment spirituel que d’autres ont connu avant lui dans l’élaboration individuelle de leur tâche.

Dans le premier cas, il ne s’agit de rien d’autre que de traduire dans les faits le vieux rêve utopique qui, de Thomas Morus à Fourier, a bercé des générations en proie à la nostalgie des temps paradisiaques promis par les religions révélées, dans le second de conférer aux tâches que l’homme est obligé d’accomplir non plus seulement un ressort éthique, moral, spirituel, ce qui fut le cas dans le passé grâce aux spiritualités religieuses, mais également une esthétique, une beauté propre, je dirai même gratuite, qui, de nos jours, n’est l’apanage que des professions artistiques.

Et la rapidité des cadences d’évolution économique, scientifique, technologique et en fin de compte sociale, peut rendre l’homme sensible aux nécessités d’une transformation radicale des structures et, par voie de conséquence, aux avantages qu’offre la gestion directe de leur entreprise, car celle-ci reconstitue dans la tâche quotidienne l’unité de ses besoins économiques et de ses aspirations intellectuelles. Mais ne nous y trompons pas ; pour que la gestion directe soit possible et sorte des parlotes pour se traduire dans les actes, il faut que l’homme se débarrasse d’us et coutumes consacrés par les siècles, qu’il se désaliénise économiquement et surtout moralement afin qu’il soit en mesure de remplacer par de nouvelles valeurs celles qui continuent à le projeter en avant, valeurs dépassées, critiquables, qui ont contribué à son asservissement par une classe dirigeante mais qui, cependant, collent à sa peau parce qu’elles ont conduit son évolution depuis le début des temps historiques. Et alors on peut poser une question très simple : l’homme veut-il consentir à l’effort intellectuel que suppose la gestion directe qui est une rupture totale avec le passé, et en est-il capable ? Capable de supporter le « vide » que suppose le passage de l’économie de marché à l’économie gestionnaire. En a-t-il les moyens ?

Dans le cadre de la société actuelle, je répondrai très nettement non. Les nécessités de l’existence de tous les jours obligent l’homme à subir avec une certaine résignation les contraintes de classe. Le milieu où il doit s’adapter lui crée des besoins, des habitudes, des manies, et lorsque, par exemple, il essaie d’échapper à l’emprise contraignante du milieu, le milieu le reprend. C’est ce qui explique l’échec depuis cent cinquante ans de toutes les entreprises communautaires au sein de la société de classes. L’homme, comme le poussin, doit briser la coquille s’il veut s’évader de sa prison originelle. L’homme doit briser le milieu de façon à rendre l’évolution irréversible, l’homme doit faire la révolution sociale, et c’est seulement sur la ruine de la société de classes qu’il pourra élaborer une économie de gestion et lui donner une justification en construisant une nouvelle morale qui guidera les rapports que les hommes astreints à des tâches collectives sont obligés d’avoir entre eux.

J’ai écrit dans mon livre L’Anarchie et la société moderne des phrases qui, au regard de notre pensée traditionnelle, frisaient l’hérésie. Que personne ne les ait vraiment relevées explique le sentiment profond que nous avons tous qu’une nouvelle définition des structures de classes qui se maintiennent dans leurs principes, mais qui évoluent dans leurs méthodes, s’impose !

Je disais alors que la prise de conscience par les hommes de leur asservissement économique par une classe dominante n’était un facteur révolutionnaire que jusqu’à un certain palier et que, consciente du danger en créant la société de consommation, la classe capitaliste avait franchi ce palier volontairement, donnant un démenti magistral aux prévisions marxistes, que certains anarchistes, oubliant Proudhon, avaient acceptées. A partir d’une relative sécurité quant aux conditions d’existence, c’est au-delà de l’économique qu’il faut alors chercher les ressorts qui permettent le mouvement d’une classe. C’est autre part qu’au travail que se fait la prise de conscience de classe. Ce sont d’autres éléments qui prennent le relais, et parmi eux la justice, la liberté, l’indépendance, etc. Et c’est si vrai que même si les marxistes ne veulent pas en convenir, de peur de « désavouer le maître », ils enveloppent toute leur propagande d’arguments métaphysiques qui tous, d’ailleurs, ne relèvent pas des principes socialistes mais dont certains sont empruntés au folklore capitaliste. Et cette constatation qui dément les prévisions de Marx et, dans une certaine mesure, celle de Bakounine, découle de l’attitude des masses salariées dans les sociétés d’abondance. Je pense que cette constatation théorique est correcte et que, par conséquent, la prise de conscience du fait gestionnaire dépend moins des conditions économiques qui sont faites aux travailleurs que du rôle qu’on leur concède dans les structures de la société et de la part qu’on leur accorde lorsque s’élaborent des décisions globales. Et cela aussi est si évident que les syndicats ont ces derniers temps mis en avant les revendications de structures et que la classe capitaliste a cru trouver un palliatif à ces aspirations en proposant la cogestion, la participation ou l’intéressement, ce qui avait l’avantage supplémentaire de faire gérer partiellement et de donner la responsabilité de la bonne marche de l’entreprise à ceux que, par sa structure économique, elle continuait à exploiter.

Cependant, nous sommes obligés de constater que la grande majorité des travailleurs économiquement exploités ne voient, comme sanction de leur travail, que le salaire qu’ils en retirent. Ce salaire, ils comptent le majorer, soit par une augmentation dans le cadre du système et grâce aux évolutions techniques ou scientifiques, soit par une promotion graduée suivant les échelles hiérarchiques qui, en fin de carrière, les amènent au sommet de l’échelle prévue pour leur qualification. Et ceux-là, quelles que soient les phrases révolutionnaires qu’ils prononcent, s’inscrivent dans le système de classes, le renforcent en lui conférant une base populaire. Ils sont d’ailleurs encouragés dans cette vole par leurs directions syndicales dont le projet n’est plus l’abolition des classes, mais le remplacement de la classe dirigeante actuelle.

La gestion ouvrière, je l’ai dit plus haut, ne consiste pas seulement à permettre à l’homme d’exercer ses facultés, partout où il est concerné, mais également à assumer les responsabilités d’échecs éventuels que toute entreprise suppose. Cela nécessite une prise de conscience de sa vraie place dans la société. Dans le cadre tracé par la société d’abondance, cela exige une connaissance certaine des phénomènes économiques et sociaux à chaque échelon des manipulations multiples que la production impose. Et curieusement, par un retour imprévu, une des théories de Marx semble se révéler juste pour des raisons que le « maître » n’avait d’ailleurs pas soulignées. Non que l’évolution de la société capitaliste vers une technicité plus grande, ou vers des salaires plus confortables, ne renforce la conscience de la classe des travailleurs, et la situation aux Etats-Unis comme en Russie nous démontre le contraire, mais, paradoxalement, parce qu’une certaine « tranquillité » dans le domaine de leur budget particulier facilite pour ceux qui en ont le goût la réflexion sur les problèmes de notre temps, ce qui facilite aussi la constitution d’un groupe d’hommes qui, dispersés à travers les classes, peuvent se rejoindre pour constituer le noyau indispensable, le détonateur, d’une perspective gestionnaire.

La gestion directe n’a d’intérêt pour les travailleurs que dans la mesure où elle supprime les classes à l’intérieur de l’entreprise. L’égalité des salaires et la limitation de l’autorité à la tâche particulière que chacun a à accomplir sont les seuls obstacles à la reconstitution sous une forme diversifiée du système de classes dans l’entreprise, cellule de base de l’exploitation économique de classe... La gestion directe des entreprises ne précède pas mais suit le renversement révolutionnaire de la société de classes. La crédibilité de la proposition gestionnaire passe par la proposition pratique d’organisation de l’entreprise dans son fonctionnement intérieur et dans ses rapports avec l’extérieur. L’autogestion, ou la gestion directe, suppose que la propriété de l’entreprise n’est pas reversée à l’Etat ou à un groupe, mais qu’elle est temporairement en la possession de ceux qui y travaillent et qu’elle passe automatiquement dans les mains de ceux qui les remplacent.

Tous ceux qui nous parlent d’autogestion en repoussant ces conditions qui sont la garantie des salariés de travailler vraiment pour eux sont des gribouilles ou des farceurs.


CONSEILS OU SYNDICATS ?


« Ainsi, quoi qu’en pensent certains de ses adversaires, le mouvement syndical ne doit pas disparaître avec le capitalisme. Au contraire, il doit survivre à ce dernier et lui succéder sur le terrain économique. » (Pierre Besnard, Le Monde nouveau.)



« L’organisation de la production par les travailleurs est en effet fondée sur la coopération libre ; ni maîtres ni serviteurs... C’est aux ouvriers qu’il incombe de mettre en place le dispositif social destiné à réaliser ces principes. » (A. Pannekoek, Les conseils ouvriers.)


Marx n’avait pas défini de structures à ses projets de socialisme centralisé, celles dont Proudhon avait doté le socialisme libertaire étaient imprécises. C’est à l’usage, c’est-à-dire lorsque le moment fut arrivé pour les travailleurs de traduire dans la réalité les théories socialistes élaborées au siècle dernier, que sont nées les structures possibles d’un socialisme à caractère gestionnaire. Les résultats ne furent pas toujours concluants et de toute façon, jusqu’à ce jour, ce sont les interprétations de Lénine plus ou moins corrigées par les nécessités locales qui prédominèrent, avec comme seule exception les collectivités en Catalogne pendant la guerre d’Espagne et celles d’Israël.

Aujourd’hui, le problème se pose de nouveau, grâce en particulier à l’impulsion gestionnaire que la révolte des étudiants a infusé au mouvement ouvrier. Qui doit « posséder le pouvoir » dans l’entreprise ? s’interrogent les marxistes d’opposition et pas seulement eux. Qui doit coordonner le travail de l’usine libérée de l’exploitation capitaliste ? répètent les collectivistes anarchistes. Les conseils ouvriers, proclament les uns, les organisations syndicales, répondent les autres ! Et la frontière qui sépare ces deux courants ne passe pas toujours par une certitude théorique nettement définie, et se mesure parfois à l’expérience acquise par cinquante ans de « révolution socialiste ». Et c’est bien la question de notre temps pour les ouvriers qui ont mesuré l’échec de la gestion centralisée par l’Etat.

Le problème des conseils ouvriers n’est pas nouveau, même s’il fut contenu en dehors de l’orthodoxie marxiste par les dirigeants des partis révolutionnaires marxistes qui suivaient Lénine et qui voulaient conserver pour leur appareil le privilège de gérer l’économie de l’Etat. Rosa Luxembourg, dans sa controverse avec Lénine, mit en lumière les avantages de la gestion ouvrière par les conseils et c’est à peu près tout ce qui reste de l’œuvre de la militante. Mais c’est Pannekoek qui passe aujourd’hui pour le plus solide théoricien de la gestion de l’entreprise par les conseils ouvriers, et il faut reconnaître que son œuvre est intéressante. Le conseil suppose que les travailleurs éclairés sur leur condition dans l’entreprise par l’avant-garde, lisez le parti du prolétariat, prennent en main collectivement la gestion de leur entreprise. C’est la gestion, par l’intermédiaire des conseils ouvriers.

Il faut convenir que cette proposition gestionnaire rejoint, par sa « totalité », tous les rêves, non seulement des théoriciens considérés comme utopiques, mais également ceux d’un Peuple constamment aux prises avec la caste, les classes, les hiérarchies autoritaires. On peut simplement s’étonner que ce soit des marxistes, certes d’opposition, mais fidèles au maître qui en sont les plus acharnés défenseurs. De toute façon, en réservant le rôle de l’avant-garde et de son parti qui en rétrécit le champ, c’est le but suprême que se fixent tous les socialistes logiques avec eux-mêmes. Et la preuve la plus indiscutable, c’est qu’à l’aurore de toute révolution cette revendication de structures mobilise autour d’elle toutes les énergies révolutionnaires éprises d’idéalisme. Mais toutes les révolutions se déroulent dans un temps et un milieu donnés et notre milieu est un milieu économique complexe dont tous les problèmes, du point de vue bourgeois comme du point de vue révolutionnaire, sont liés et s’agencent suivant un schéma irréversible qui conditionne la production : c’est-à-dire la continuation de la vie pendant et après la révolution.

Or il faut bien convenir que ces organismes, qu’ils soient des « soviets » ou des « conseils » ou qu’ils portent un tout autre nom, ont, jusqu’ici, échoué. Même lorsque dans un premier temps ils ont réussi à se coordonner à l’échelon politique et social, ce qui ne fut le cas ni en Russie ni en Hongrie et que partiellement en Espagne, cette coordination n’a revêtu qu’un aspect politique et social de caractère géographique depuis l’usine, la commune et l’Etat, mais ils n’ont pas pu,

« parce que pas faits pour cela », coordonner les activités multiples de métiers, parfois contradictoires, dans l’entreprise ou dans la profession, à l’endroit justement où la réussite est le prélude indispensable à l’implantation définitive du socialisme. Et cet échec au niveau de la production et de la distribution a été pour Lénine et pour d’autres l’argument massif en faveur de la planification étatique avec son cortège de lois et décrets « ouvriers », au nom de l’intérêt de tous et de la nation socialiste en particulier. C’est de l’échec des conseils ou soviets qu’est née la N.E.P.

Dès sa naissance, le mouvement ouvrier qui revendiquait sa place en dehors ou à côté des idéologies politiques révolutionnaires a senti la limite de ce socialisme qui sacrifiait les réalités aux principes, et depuis la première Internationale il a compris que l’économie, objet d’oppression pour devenir objet de libération, devait échapper aux généralités humanitaires, socialistes ou gestionnaires pour se coller aux mécanismes de fabrication ou d’échange. C’est le congrès de Bâle de 1869, c’est Fernand Pelloutier, c’est Pierre Besnard qui élaboreront cette théorie dont la charte d’Amiens fut le symbole et qui consiste à, proclamer que les syndicats, aujourd’hui instruments de défense des travailleurs dans le cadre du régime capitaliste, seront dans un régime socialiste des instruments de gestion. Et pour défendre les revendications des travailleurs dans le cadre d’une économie de classes, comme pour gérer une économie socialiste, les syndicats se sont construit une structure qui épouse et suit à la trace toutes les manipulations auxquelles les régimes de fabrication ou d’échange, quelle que soit l’idéologie qui les conduit, devront avoir recours pour fournir aux hommes les objets dont ils ont besoin.

On a remarqué avec raison, et en particulier Rosa Luxembourg et Pannekoek, que le syndicalisme qui réunissait les travailleurs non pas sur une idéologie précise, mais pour des intérêts mouvants, suivant la place qu’ils occupaient dans la production, ne manqueraient pas de s’intégrer à des systèmes qui, en conservant les classes, leur feraient une place dans le partage du profit. C’est vrai et c’est la faiblesse incontestable du mouvement syndical qui rassemble en son sein les courants les plus divers simplement unis par leurs intérêts momentanés. Les militants syndicalistes avaient bien compris cette faiblesse et ils essaieront d’y remédier à travers la création d’un syndicalisme révolutionnaire et gestionnaire que Lénine et Trotski n’hésitèrent pas à qualifier de « parti syndicaliste », en ce sens qu’il avait l’ambition de réunir en lui l’organisation géographique globale des conseils ou soviets et l’articulation fédéraliste des métiers et des échanges.

Lorsque, aujourd’hui, on veut échapper au dogmatisme théorique des uns et des autres qui fut élaboré sur des structures économiques différentes des nôtres, lorsqu’on ne se contente pas de la pirouette des intellectuels qui se gargarisent avec la dialectique, théorie de l’antagonisme et du dépassement, alors que, comme disait Bakounine, on peut se demander quel dépassement peut jaillir de l’antagonisme du flic qui cogne sur le manifestant, il nous faut d’abord, et quelle que soit notre conviction, nous attacher aux inconvénients des conseils et des syndicats gestionnaires.

Il est vrai qu’aux yeux des révolutionnaires, les syndicats sont déconsidérés. Les syndicats, disons plutôt le personnel syndical, reflets de l’avachissement des masses, ces fameuses masses que les marxistes, pour les besoins de leur cause, ornent de toutes les vertus ! Mais chacun sait qu’un mouvement révolutionnaire aura justement pour résultat de changer le personnel syndical ou pour le moins ses perspectives. De toute façon et quel que soit son contenu, le syndicat demeure un moyen d’organisation, avec ses structures verticales et horizontales qui épousent étroitement toute l’économie du pays. Et on peut, dans un premier temps, conclure que l’organisation syndicale est le lien de coordination le plus naturel et le plus pratique pour les travailleurs qui désirent gérer les entreprises. Il a une autre vertu : c’est celle d’exister, d’être là près des réalités économiques concrètes. Et en bien ou en mal, il est connu des travailleurs, il est concret pour tous, y compris pour ceux qui lui assignent des limites.

Les conseils sont spontanés. Ils sont la liesse. Ils expriment ce qui est le plus profondément inscrit en lettres d’or dans le cœur et dans l’âme des peuples. Dans le fracas du combat social, ils font l’unanimité. Mais nés de la colère et de l’espoir, ils meurent au moment où la difficulté et le doute s’emparent des hommes. Et le doute naît devant la complexité des tâches concrètes qui succèdent à l’effort révolutionnaire exaltant. Les conseils sont sécrétés par une situation, un milieu. Ils sont lueur et ce sont les nécessités de l’organisation qui les désagrègent. C’est à l’instant où l’homme fatigué mouche la chandelle pour reprendre haleine que l’effort d’organisation complexe s’impose et les conseils ne sont pas faits pour ce travail qui a cessé d’être une fête pour devenir une contrainte révolutionnaire. C’est à cet instant que l’heure de la dictature du prolétariat ou des autres sonne ; seule l’organisation syndicale peut prendre le relais, changer le cap, transformer la liesse révolutionnaire en un travail gestionnaire, coordonné.

Solution bâtarde, compromission, « pouvoir » bicéphale dans l’entreprise, entre les conseils et les syndicats, motion de synthèse que ne désavouerait pas un parti radical ? Ne nous laissons pas entraîner par nos sentiments. De toute façon, la coordination dans l’entreprise exige des structures verticales et horizontales, et même si les conseils en créent, elles auront le caractère des syndicats ; ils seront des syndicats sans en porter le nom, sans en avoir l’autorité, sans posséder cette espèce de patine nécessaire aux travaux concrets. Naturellement, le problème qui fait reculer les syndicats, c’est celui de la contestation dans tout régime, fut-il socialiste, et ce problème est primordial, car il garantit le caractère libertaire du socialisme. Mais il n’est pas insoluble. Dans l’entreprise gestionnaire, la contestation peut prendre un caractère global, avoir trait à la fabrication générale, au règlement général, à l’insertion de la production de l’usine dans la production générale. Elle relève d’une décision de l’ensemble du personnel et le conseil est compétent. Si la contestation a trait au métier, si elle ne concerne qu’un élément fragmentaire de la fabrication, c’est le syndicat qui, par ses sections, suit la marche de l’entreprise, qui est habilité à la régler. De toute façon, c’est surtout à l’usage et par des méthodes dont certaines sont encore imprévisibles qu’il conviendra de régler des problèmes qui, comme tous les problèmes techniques, ont trouvé leur solution dans les temps passés, quelle que fut l’idéologie qui commandait l’économie.

Le conseil est un élément révolutionnaire. Il anime la transformation révolutionnaire, il en maintient la flamme. Le syndicat organise la production. Naturellement, il s’agit d’un schéma général et je reviendrai sur les problèmes pratiques de la gestion directe à la lueur de ce qu’il ne faut pas faire, et je pense en particulier à ce qui se fait en Algérie ou en Yougoslavie.

De toute façon, il faut se garder de donner à telle ou telle forme d’organisation d’une entreprise directement gérée par son personnel une forme définitive. Il faut se retirer de la tête que dans une envolée superbe tous les hommes se rallieront à l’organisation de leur entreprise. Les conseils maintiendront un instant le climat de fièvre, mais c’est le réalisme organisationnel et pratique des syndicats qui empêchera que la révolution socialiste ne se noie dans un appareil d’Etat.


A L’USINE


« Toute société qui aura rompu avec la propriété privée sera forcée, selon nous, de s’organiser en communisme anarchiste. » (Pierre Kropotkine : La Conquête du pain.)


En fin de compte, c’est à l’usine que se réglera le problème de la gestion ouvrière ou de l’autogestion. C’est contre ce roc : l’organisation de l’usine, que se sont heurtés tous les essais de socialisme gestionnaire. L’Espagne révolutionnaire de 1937 est une exception, mais l’état de guerre révolutionnaire maintenait alors chez les travailleurs un haut niveau de responsabilité. Pour que la gestion directe fasse ses preuves, Il faut la construire non pas pour un instant exceptionnel, mais pour fonctionner dans une situation normale. Ce qui suppose le renoncement au folklore et blablabla « révolutionnaires ». C’est à partir de l’usine solidement organisée que peuvent s’ordonner les éléments de coordination à l’échelon local, régional, national, voire international.

Ces hommes qui vont gérer leur usine ne seront pas subitement touchés par la grâce ni transformés par la baguette magique de la fée révolutionnaire en hommes de haute conscience tels que les rêvait Jean-Jacques Rousseau. Ils seront des hommes à l’image de ceux que nous connaissons aujourd’hui avec leurs qualités et leurs défauts, leur grandeur et leur petitesse, les sentiments souvent contradictoires de leurs intérêts particuliers. Cela, nous ne devrons jamais l’oublier si nous ne voulons pas passer aux yeux du public pour des farfelus et surtout si nous ne voulons pas, comme les autres écoles socialistes, être acculés à la coercition sous prétexte de maintenir le socialisme et la liberté.

Notre seule chance, à nous gestionnaires, c’est la faculté d’adaptation de l’homme qui, l’histoire le prouve, chaque fois qu’il juge nécessaire de bâtir un milieu différent découvre d’instinct les liens nouveaux qui unissent les hommes entre eux à partir des nécessités qu’impose ce milieu. La révolution est une création émotionnelle, une exaltation vers le beau, le noble, le juste. La construction socialiste est un cadre où l’intérêt particulier est le mieux protégé au sein d’une communauté qui représente l’intérêt général. La construction socialiste que l’on propose doit être « crédible ». Elle n’est pas provocation, elle est raison logique. Elle doit découler normalement, aux yeux des hommes, de la situation économique, sociale et politique du moment. Il faut que la proposition rejette le système que l’on veut remplacer vers l’irréalisme, le désuet, l’anachronisme, le dépassé, etc. C’est Proudhon et Elisée Reclus qui nous ont appris que l’anarchie c’était l’ordre, un ordre différent, certes, mais un ordre tout de même. Et ce qui conditionnera la réussite gestionnaire de l’usine, c’est justement l’ordre logique qui y régnera.

Le rôle de l’entreprise consiste à fabriquer des objets, quel que soit le système économique et social appliqué ; que celle-ci soit une entreprise capitaliste, socialiste ou d’Etat, trois éléments en constituent les structures fondamentales, le squelette autour duquel tout s’agence. Le premier de ces éléments, de caractère général, assure la cohésion des multiples manipulations nécessaires à la production. Le second, de caractère vertical, transmet à tous les échelons les décisions du premier ; le troisième, de caractère horizontal, assure la cohésion entre les différentes manipulations à chaque échelon.

Le conseil ouvrier, le conseil syndical, ou un conseil de gestion, élu comme l’on veut, suivant l’opinion qu’on a sur la structure souhaitable de l’entreprise, prend les décisions globales, décide des objets à fabriquer, établit à l’aide du bureau d’étude leur prix et insère dans ce prix le salaire, si salaire il y a, ou toute autre forme de rétribution des travailleurs, le prix de revient, les investissements nécessaires à la marche de l’entreprise, la part consacrée aux charges communes à toutes les entreprises pour le fonctionnement de l’infrastructure de la société autogérée. Chez Pierre Besnard, c’est le conseil syndical, émanation de toutes les sections syndicales, qui joue ce rôle. Chez les gauchistes, c’est au conseil ouvrier, dont les structures sont mal définies, qu’incombe le travail d’organisation indispensable. Remarquons qu’en fin de compte, tous ces soviets ou conseils ont fourni, par leur incohérence, toutes les raisons souhaitables aux Etats russe, cubain, algérien, yougoslave ou autres, pour les mettre en tutelle et les charpenter par des organismes d’Etat.

Lorsque le conseil syndical ou le conseil ouvrier gère l’entreprise, il remplit à peu près le rôle du conseil d’administration. La seule différence sensible réside dans la manière plus que dans le fait. Le conseil de l’entreprise est élu directement par les travailleurs ou nommé par les organisations syndicales. Il est composé de gens travaillant exclusivement dans l’entreprise. Il est choisi non pas parmi une catégorie privilégiée, les cadres, mais parmi tous les métiers et toutes les catégories qui sont nécessaires à l’entreprise. Ses membres peuvent être soit révocables à chaque instant, ce qui, à, mon avis, n’est pas souhaitable en dehors de quelques cas nettement précis, soit élus pour un temps relativement court, un an par exemple, ou renouvelables par branche professionnelle de façon à ne pas laisser l’entreprise aux mains d’un conseil complètement inexpérimenté. Tout élément venant de l’extérieur pour aider le conseil de ses connaissances ne peut avoir qu’une voix consultative.

Bien sûr, ce schéma est réduit à sa plus grande simplicité chaque entreprise doit conserver la possibilité de saisir le conseil de tous les problèmes qui sont généraux dans la mesure où ils ne débordent pas dans le domaine des manipulations que nécessite la fabrication. Si j’ai insisté sur ce qu’il y avait de commun entre le conseil gestionnaire et un conseil d’administration classique, c’est pour démontrer au lecteur que dans la mesure où l’un fonctionne, l’autre le peut également. Certes, l’esprit d’un conseil ouvrier diffère complètement, mais, pratiquement, dans les structures le mécanisme est le même. Il n’est pas plus difficile de choisir un ouvrier pour aller au conseil que de choisir un administrateur parmi l’assemblée générale des porteurs de parts des possédants du capital de l’usine. Je dirai même que cela me paraît plus facile, car de moins gros intérêts sont en jeu. Faire fonctionner un conseil ouvrier, choisi parmi les différentes catégories de salariés de l’usine, n’est pas plus difficile que de faire fonctionner un conseil d’administration de gens n’appartenant pas à l’entreprise et représentant des oppositions d’intérêts bien plus importants que ceux qui, éventuellement, pourraient séparer les différentes catégories de travailleurs de l’entreprise. Enfin, si un conseil d’administration a intérêt à gérer au mieux son capital engagé, les travailleurs ont autant d’intérêt à la bonne marche de l’entreprise dont ils assument à la fois la fabrication et l’équilibre financier et dont, finalement, ils dépendent, car leur avenir ne relève plus de leur patron, mais de leur sagesse à gérer leur affaire. Jusqu’ici, il n’existe aucune difficulté majeure à appliquer cette structure de coordination de l’entreprise, et sa réussite ne dépend pas d’une complication dans l’application, mais dans la qualité et le sentiment de responsabilité des hommes qui composent l’entreprise.

Mais ces décisions du conseil, elles doivent être transmises à tous les échelons de la fabrication. Elles le sont par l’organisation syndicale à travers ses sections, ce qui a l’avantage de contrôler l’opération à chaque stade et de limiter l’autorité à la stricte opération technique en dehors de toute autre autorité disciplinaire, de question de salaire ou de conditions sociales qui s’exercent et se règlent autrement et autre part, ce qui permet sinon d’abolir l’autorité, tout au moins de la fragmenter et de la contenir strictement dans la tâche à accomplir. Pour ceux qui considèrent le syndicat comme l’organisme à détruire, pour des raisons qui ne sont pas toujours pures, et qui tiennent souvent au sérieux que nécessite le travail syndical, il leur faudra construire cet élément vertical de liaison entre le conseil et la base ; et cet organisme qui ne sera pas le syndicat en assumera les fonctions sans en posséder l’efficacité.

Enfin, à chaque échelon il faudra coordonner la fabrication par l’intermédiaire de l’organisation syndicale horizontale ou, comme je l’expliquais plus haut, par un organisme du même genre qui coordonnera les manipulations diverses que nécessite le travail collectif.

Mais là encore, on s’aperçoit que cet encadrement du travail à accomplir par une structure gestionnaire n’offre pas de complications plus évidentes que l’encadrement actuel et que, plus que l’articulation, c’est l’esprit qui préside à sa mise en place qui posera des problèmes qui ne sont pas des problèmes techniques mais des problèmes posés par les hommes formés par le milieu capitaliste.

Naturellement, une entreprise autogérée choisira parmi les travailleurs les multiples commissions qui régleront les problèmes intérieurs de l’usine comme ses problèmes de relations extérieures qui ont trait aux approvisionnements en matières premières, aux ventes s’il y a vente, ou aux échanges nécessaires à la fabrication des objets fabriqués. Mais là encore, outre que le mécanisme est animé par un autre esprit et qu’à chaque échelon les décisions sont prises par les travailleurs eux-mêmes ou leurs représentants dans le cadre du conseil ouvrier ou du conseil syndical, le mécanisme est aussi simple ou aussi compliqué que le mécanisme actuel de la société, et cela dépend autant des nécessités des manipulations que du système économique lui-même.

Un certain nombre de gens se figurent que la gestion directe aboutira à une simplification des liens de structures de l’entreprise. Peut-être pour les entreprises au volume considérable, mais pour l’entreprise moyenne du pays je ne crois pas, dans la mesure où la fabrication est la même, que l’on fasse dans ce sens des réformes considérables. Ceux qui le croient ne font rien d’autre que de la démagogie. Quelques postes supprimés par-ci, par-là auront valeur d’exemple, mais ne diminueront pas sensiblement le volume des frais de gestion. Quoi qu’on prétende, dans une entreprise capitaliste convenablement gérée, sauf à la direction, pour des raisons plus « politiques » qu’« économiques », il y a peu de postes inutiles et c’est plus leur traitement à travers les hiérarchies de salaires qui pèse sur le budget de l’entreprise que le poste lui-même s’il était rétribué à l’échelle de tous les autres postes.

Naturellement, il pourrait en être autrement si, dans les entreprises autogérées, on changeait la nature de la fabrication, mais je mets en garde le lecteur contre les solutions toutes faites. Les hommes sont, d’une part, conditionnés par leur temps ; les objets qu’on fabrique, ils les désirent même si ce qu’ils en font est discutable. La désaliénation de l’homme conditionné par la publicité sera longue, et supprimer brutalement sous des prétextes moralisants les objets jugés inutiles par les révolutionnaires et, cependant, réclamés par la masse poserait un problème insoluble. D’autre part, la révolution, gestionnaire ou pas, héritera d’une situation économique ou d’une répartition géographique des entreprises qu’il lui faudra assumer et, prenant un exemple extrême, je demande aux hommes sérieux de réfléchir qu’on ne pourra pas rayer les industries néfastes d’un trait de plume et que les reconversions des industries et des hommes sont difficiles et lentes. Même le système capitaliste qui, pourtant, ne s’embarrasse pas de principes humanitaires, a vu l’arrêt de fabrications, en particulier dans la marine militaire, dresser contre lui des syndicats, qui l’ont obligé à reculer.

La gestion ouvrière ou l’autogestion sous certaines conditions que j’ai essayé de définir est souhaitable. Encore faut-il, pour en faire le système économique de l’organisation socialiste, pouvoir l’instaurer.

Et ce « moment » s’est posé à l’humanité depuis cent cinquante ans. L’humanité n’a pas encore pu répondre à cette question, ou plutôt toutes les réponses furent données et se sont soldées par des échecs. Pour conclure, je vais essayer de proposer à mon tour une solution qui correspond au milieu et à l’homme de notre temps qui en est issu.


LA GRÈVE EXPROPRIATRICE ET GESTIONNAIRE


« La première phase de la collectivisation débuta quand les travailleurs prirent à leur charge l’exploitation des entreprises. Dans chaque atelier, fabrique, bureau, magasin de vente, des délégués syndicaux furent nommés qui s’occupèrent de la direction. » (Augustin Souchy, Collectivisations en Espagne.)


Nous avons vu que la gestion directe, l’autogestion ou la gestion ouvrière n’était pas une fin en soi, mais un moyen d’émancipation et que seule l’égalité économique qui supprimait les classes au sein de l’entreprise justifiait la prise en main par les travailleurs des moyens de production et d’échange.

Nous avons vu que l’autogestion telle qu’on nous la propose est un mot creux qui, sous une phraséologie appropriée, maintient dans l’entreprise des différenciations économiques entre les « gestionnaires ». Il s’agit d’une récupération au profit d’un clan politique qui se dissimule sous le masque du socialisme, voire de l’anarchie, pour exproprier à son profit les avantages dont jouissent les classes possédantes actuelles.

Nous savons également que c’est au nom de l’intérêt général des travailleurs que ces opérations que sont accomplies au cours de l’histoire et qu’elles ont toutes donné naissance à des classes nouvelles. Pour justifier cette forfaiture, les républicains, les socialistes, les révolutionnaires de toutes tendances se sont servis d’une formule magique : « la période intermédiaire ». Et de période intermédiaire en période intermédiaire les hommes ont changé de maîtres, mais ils ont continué à servir des maîtres. « Il ne s’est jamais produit de révolution véritable », disait Camus. Il avait raison. Seule l’égalité économique en supprimant les classes marquera une rupture dans l’organisation d’un monde étonnement statique sur le fond bien qu’extrêmement évolutif dans la forme.

Et c’est bien ce qu’ont compris et nous ont dit les travailleurs qui, à Bâle en 1869, à Amiens en 1906, en Espagne en 1936, ne se sont pas contentés de battre le tambour sur une peau d’âne ! Et ce n’est pas par hasard si leur formule : la gestion ouvrière, s’est transformée sous l’action des minets et des intellectuels marxiens en une autre plus commode : l’autogestion, qui rassemble aujourd’hui du bien beau monde.

Et pour qui prend un peu de recul, il suffit de suivre les remous qui se sont produits dans les pays « autogestionnaires » qui, comme la Yougoslavie et l’Algérie, ont conservé les différenciations économiques de classes au sein des entreprises, pour comprendre que l’autogestion peut devenir un filon pour des malins qui y trouveront leur profit comme la bourgeoisie en 1789 a trouvé son profit dans la liberté politique.

D’ailleurs il suffit de lire dans le programme que nous propose le parti socialiste le paragraphe réservé à l’autogestion pour être édifié. Il s’agit simplement de faire quelques expériences dans le cadre d’un régime capitaliste qui continue, simplement tenu en laisse par quelques nationalisations clé. Croire que le système en place supportera de se laisser manger, tel l’artichaut, feuille après feuille, donne bien la limite de nos gauchistes autogestionnaires. La révolution gestionnaire sera globale, c’est-à-dire que les industries, les services et les échanges pourront s’articuler entre eux, ou il n’y aura pas de gestion directe, réelle, effective. Tout au plus comme en Israël ou en Algérie, Il pourra exister ou plutôt être toléré par la classe dirigeante un mince secteur gestionnaire, à l’usage de la propagande et gangrené de l’intérieur de façon à disparaître aussitôt que le régime le jugera utile. Et encore ce, secteur expérimental sera limité à l’agriculture ou à des secteurs marginaux comme le fut l’expérience Barbu.

La gestion de l’industrie par les travailleurs doit être totale et toucher en priorité les forces économiques essentielles. Elle est le fruit de la destruction complète des structures économiques du régime capitaliste et de son lien de coordination : l’Etat. C’est la révolution annoncée depuis deux mille ans et enfin réalisée, grâce au moyen moderne d’expropriation et de gestion : LA GREVE GESTIONNAIRE !

Nous connaissons aujourd’hui deux éléments essentiels qui doivent conduire notre stratégie révolutionnaire.

Le premier nous a été révélé par les événements de mai 1968. C’est la fragilité d’un système aux rouages multiples, et qui ne réagissent parfaitement que lorsque leur coordination est assurée par l’Etat. Et en mai 1968, il a suffi qu’un secteur marginal entre en transes pour que l’Etat flotte ; seules les divisions politiques et syndicales lui ont donné le temps de se ressaisir. Il y fut aidé par les erreurs et les crimes que les « révolutionnaires officiels » traînent depuis cinquante ans comme un boulet. Certes, le peuple croyait à la possibilité d’une révolution de gauche, mais il la craignait. Le peuple aujourd’hui ne craindrait pas une révolution socialiste libertaire, mais il n’y croit pas. Pour que le peuple marche, il faut qu’il croit au but et qu’il ne le craigne pas. Et l’organisation du travail de l’usine par les ouvriers, et seulement par eux, avec l’aide de l’organisation syndicale qu’il fréquente journellement, le peuple ne la craint pas et sous certaines conditions il peut y croire. Je dis le peuple, car l’anti-syndicalisme systématique est l’œuvre de petites chapelles politiques plutôt que de la masse des travailleurs.

Le second élément qui doit conduire notre réflexion, c’est l’extension rapide d’une grève lorsque celle-ci sort du cadre professionnel et se déclenche en dehors des mots d’ordre politiques, dans une situation de désorganisation que je viens de décrire et qu’elle accentue lorsque sa revendication essentielle prend un caractère universel et touche aux structures économiques du système. Ce ne sont pas les mots d’ordre des directions syndicales qui déclenchèrent les grèves de 1936 ou de 1968. Dans un cas comme dans l’autre, la grève partit d’une usine d’importance moyenne où existait un fort noyau syndicaliste révolutionnaire. Dans un premier temps, cette grève s’étendit rapidement sans l’appui et, parfois, contre la volonté des dirigeants syndicaux qui eux aussi, comme l’Etat, se trouvèrent désemparés. A ce stade, ce ne sont plus les travailleurs syndiqués, mais tous les travailleurs de l’entreprise qui se trouvent en mouvement. Dans la première période et avant la récupération par les appareils syndicaux, le peuple croit à l’entreprise proposée par la grève ; c’est seulement lorsque les choses s’éternisent que les dirigeants reprennent en main le mouvement, que le peuple commence à douter et que les tractations entre le gouvernement et les appareils deviennent possibles. Cette période où tout est possible dure peu, deux semaines en 1936 comme en 1968 ou encore pendant la grève Renault du même type qui se déroula en 1947 et que j’ai décrite dans mon livre la Révolte de la jeunesse. C’est pendant cette période où l’Etat et les organisations syndicales et politiques sont désemparés que l’action décisive est possible. C’est l’instant où de grève revendicative, de grève de refus, la grève doit devenir expropriatrice puis gestionnaire. C’est l’instant où les usines doivent se remettre à tourner sans leur direction et sous le contrôle des organisations syndicales, des comités d’entreprise, des conseils ouvriers, la manière importe peu. C’est l’instant de la chance révolutionnaire.

Qu’on imagine un instant qu’une de ces entreprises en grève décide de faire tourner l’usine sans sa direction, pour son propre compte. Le phénomène de désarroi, le phénomène de contagion jouant, c’est la désorganisation qui s’emparerait de tout l’appareil de production. et, dans les premiers moments, c’est finalement le sentiment de sortir du commun, d’échapper aux échecs précédents, qui pousserait les hommes vers les occupations gestionnaires de notre entreprise. Nous assisterions, c’est certain, au même processus qui a marqué les mouvements de 1936 et 1968. L’Etat, les partis sentant une situation qui leur échapperait, aurait recours à tour de rôle à la menace, à l’intérêt général. On peut penser que coincé entre la répression, les adjurations et surtout les avantages matériels que ne manqueraient pas de proposer conjointement l’Etat, le capital et les syndicats, le mouvement gestionnaire — comme la grève générale avec occupation — tournerait court. C’est possible, ce n’est pas certain. Tout dépend de la situation de l’économie du pays, du processus de désagrégation de la machine d’Etat. Quelles que soient les forces de coercition, quel que soit l’appui que la partie réactionnaire de la population apporte au pouvoir, quel que soit le double jeu des partis et des syndicats, il serait pratiquement impossible de rétablir l’ordre dans les usines touchées par un mouvement gestionnaire de l’importance des mouvements de 1936 ou de 1968.

Mais ce qui est certain c’est que quels que soient les résultats pratiques d’un mouvement général de grève gestionnaire qui de façon empirique s’étalerait sur une quinzaine de jours à travers le pays, il laisserait des traces profondes d’un nouveau moyen de lutte né de l’initiative populaire. Ce moyen de lutte transformerait radicalement les rapports entre le capital, l’Etat et le mouvement ouvrier.

A-t-il existé des grèves gestionnaires dans l’histoire du mouvement ouvrier ? On peut répondre à la fois oui et non.

La grève a souvent été un complément à l’action révolutionnaire entreprise par des partis. Mais quand la grève précède l’action révolutionnaire, elle reste une grève statique. On arrête la production, mais les deux partis opposés sont privés de cette production. Lorsque la grève a lieu pendant l’action révolutionnaire, certaines professions — et je pense aux transports — continuent à fonctionner en faveur des révolutionnaires alors que partout le trafic est arrêté et c’est une sorte de grève gestionnaire. C’est ce qui se produisit en 1917 en Russie où le puissant syndicat des cheminots empêcha l’arrivée des renforts. Mais c’est surtout après la révolution triomphante que les usines se remirent souvent à tourner suivant une structure gestionnaire et c’est ce qui se produisit en Espagne en 1936. Mais dans tous les cas, c’est l’organisation révolutionnaire qui joue le premier rôle, c’est elle qui détermine à travers les adhérents qu’elle possède dans l’organisation syndicale le rôle que vont jouer les travailleurs. La grève gestionnaire telle que je la conçois est autre chose.

C’est à l’instant où des luttes politiques qui se sont déclenchées dans le pays aboutissent à la désorganisation de l’Etat que les travailleurs des usines pensent à profiter de l’occasion pour poser les problèmes revendicatifs. C’est ce qui s’est passé en 1968. La grève gestionnaire, profitant de la même situation, pose non plus les problèmes revendicatifs de salaires, mais les problèmes de la direction et de la propriété de l’usine. A ce moment, le mouvement ouvrier n’est plus à la remorque des partis de gauche et de leurs programmes, mais il les met devant le fait accompli et leur impose une organisation économique nouvelle. Le seul exemple qu’on eut d’un mouvement de ce genre est celui qui se déroula en 1920 en Italie et qui échoua. Mais on peut tout de même penser qu’un pays qui vient de terminer victorieusement une guerre n’est pas un terrain favorable, je ne dirai pas à une grève gestionnaire, mais à un mouvement révolutionnaire de n’importe quel type.

Il est certain que l’autogestion proposée par les amis de Mitterrand ou de Rocard est sans consistance. Une simple clause de style qui colore un programme, sans plus. Le gauchisme, lui, est empêtré dans ses histoires de communautés qui, depuis cent cinquante ans, défraie la petite histoire du mouvement ouvrier sans autre résultat que des tentatives éphémères. On ne construit pas le socialisme dans un environnement capitaliste. Le parti communiste s’en tient aux nationalisations, c’est-à-dire au capitalisme d’Etat. La seule chance qui reste à la gestion ouvrière, c’est de naître de la conjoncture à la suite d’une poussée ouvrière de la base.

La chance de la gestion directe c’est la grève gestionnaire. Le processus de développement de la grève gestionnaire sera celui qui est né en 1936 de la grève avec occupation d’usines. Non, nous ne convaincrons pas tous les travailleurs de ce pays des bienfaits de la gestion directe ou de la grève gestionnaire. Il suffit d’en convaincre suffisamment pour que la grève générale de demain qui débutera comme de coutume, en dehors des syndicats et des partis, soit un prolongement à l’occupation des entreprises qui débouchera sur la gestion ouvrière.


CONCLUSION


Certains esprits chagrins trouveront ce texte succinct. Ils auront tort. De toute manière sa brièveté a été voulue par l’auteur.

Ce qu’il est advenu de ces savants ouvrages où le théoricien ne laissait aucun détail au hasard doit nous inciter à la prudence. Nous savons aujourd’hui que les transformations économiques, politiques et sociales se produisent en dents de scie et qu’elles ne sont pas comme on l’a prétendu le fruit d’une évolution inéluctable. Laissons aux esprits « religieux » auxquels saint Augustin et Karl Marx ont inculqué la foi à un dogme, ces théories « animistes » dont la science a fait litière. Les rapports de l’homme avec son milieu subissent des courbes de température qui transposent les problèmes et nécessitent des solutions appropriées et c’est tant mieux pour l’esprit humain qui, sans cela, perdrait son caractère créateur pour se confiner dans la compilation théorique.

Lorsqu’il réfléchit sur la gestion ouvrière ou l’autogestion, ce que l’homme doit définir avec clarté, c’est ce qu’il rejette, c’est le but qu’il se propose. Entre ces deux pôles de sa réflexion quelques idées-force qui s’inspirent de la conjoncture et qui varieront avec elle détermineront ses choix.

Nous sommes pour la gestion de l’économie par les travailleurs parce que nous refusons le système capitaliste et son agent de coordination, l’Etat. Nous voulons établir l’égalité économique, complément indispensable de l’égalité politique, sans laquelle il n’y a de liberté que pour ceux qui ont les moyens de l’acheter. L’autogestion, la gestion ouvrière, la gestion directe, comme on voudra, nous semble la structure appropriée pour produire les objets nécessaires à l’existence en aliénant le moins Possible la liberté. La grève gestionnaire nous semble, dans l’état de complexité de l’économie moderne, le moyen le plus efficace pour arracher aux classes dirigeantes et à leur mandataire l’Etat les instruments de la production et de l’échange.

C’est donc à partir de ces réalités de notre temps que nous poursuivons notre œuvre de libération sociale, que les générations qui nous succéderont poursuivront à leur tour, en l’adaptant aux conditions économiques de leur temps.

Et c’est justement ce pragmatisme qui donne à l’anarchie son originalité et qui lui confère un caractère scientifique, car, comme la science, l’anarchie est adaptation constante de la proposition théorique à partir des phénomènes économiques et sociaux qui modifient l’homme et qui sont modifiés par lui.


L’Autogestion : pourquoi faire ?


Nous nous excusons pour les passages qui pourraient comporter des répétitions d’analyses avec le premier texte, l’article qui suit étant assez recherché par de nombreux compagnons pour la position organisationnelle qu’il exprime, nous avons pensé qu’il était tout de même bon de le reproduire.

On parle beaucoup d’autogestion aujourd’hui ? Ce mot jailli de la révolte des étudiants en Juin 68, comme bien d’autres empruntés au vocabulaire socialiste de caractère économique, est en passe de faire la fortune de quelques aigrefins de la politique. Terme précis, rarement employé auparavant et qui singularise une proposition caractérisée et nettement définie, il est devenu une formule vide qui recouvre toutes les adaptations imaginables et ne fait plus reculer personne.

Dire qu’on est pour l’autogestion ne signifie plus rien, si en même temps on ne répond pas sans équivoque à trois questions : l’autogestion pour quoi faire ? l’autogestion au profit de qui ? l’autogestion comment ? ce qui dans le langage de « papa » consistait, lorsqu’on définissait l’économie socialiste, à évoquer les principes, à déterminer des méthodes, à proposer des moyens.


LES PRINCIPES


Les principes de l’économie socialiste tel que nous les concevons, nous autres anarchistes, sont clairs. Ils supposent l’abolition d’un système économique basé sur le profit, la plus-value et l’accumulation du capital, la collectivisation des moyens de production et d’échange, la suppression des différenciations de classe, l’abrogation de la centralisation étatique agent de coordination et de coercition du système capitaliste, la limitation de l’autorité aux accords passés librement entre les participants à l’élaboration d’une économie socialiste.

Si c’est ça, l’autogestion qu’on nous propose, nous sommes pour l’autogestion, encore qu’on puisse se servir d’un terme moins équivoque, celui de gestion ouvrière, nourri théoriquement par tous les grands congrès de l’histoire de notre mouvement ouvrier, depuis celui de l’Internationale qui se tint à Bâle en 1869 jusqu’à celui qui, à Amiens, en 1906, résuma dans un document concis et solide les moyens de lutte et les aspirations gestionnaires des travailleurs. Mais enfin soyons dans le vent et va pour l’autogestion.

L’autogestion suppose la gestion de l’entreprise par l’ensemble du personnel qui y travaille. Mais l’autogestion n’a d’intérêt pour les travailleurs de cette entreprise que si elle modifie radicalement leurs conditions d’existence, les rapports établis entre les différentes catégories de personnel, manœuvres, ouvriers qualifiés, employés, cadres, et entre tout le personnel et la direction. Gérer en commun une entreprise alors que celle-ci conserve ses structures de classes consisterait pour le personnel à gérer sa propre aliénation.

Ce qui confère à l’entreprise ses structures de classes ce sont les différences de rémunération, le maintien d’une autorité qui excède le cadre de la tâche à accomplir, la répartition du profit tiré de la fabrication, l’appropriation par le patron de la plus-value fruit du travail collectif, les privilèges d’encadrement, les investissements prélevés, non pas sur le profit du propriétaire de l’entreprise et que finalement il capitalise, mais sur le budget de fabrication ce qui diminue la part consacrée aux salaires, la propriété des instruments de production. En un mot l’autogestion, pour nous anarchistes, suppose la suppression de tous les privilèges au sein de l’entreprise et l’égalité sur tous les plans, économique, social, moral. L’autogestion pour nous anarchistes suppose l’abolition de la propriété privée ou d’Etat des instruments de production et leur transfert aux travailleurs qui en ont la « possession » qu’ils transmettent automatiquement lorsqu’ils quittent l’entreprise à ceux qui leur succèdent. L’autogestion, pour nous anarchistes, suppose la répartition du profit de la fabrication entre les travailleurs de l’entreprise, les collectivités chargées de l’infrastructure indispensable à une économie globale et une caisse de compensation, destinée à assurer l’équilibre entre les branches industrielles, l’agriculture, les services, voire entre les entreprises elles-mêmes.

Les travailleurs qui participent à l’autogestion assument, non seulement l’administration collective de leur entreprise, mais également la responsabilité de la réussite ou de l’échec de l’effort commun. L’autogestion réclame de tous non seulement un effort physique mais une participation intellectuelle. Et dans ce sens l’autogestion rejoint la proposition de Proudhon d’associer dans l’entreprise du travail manuel et intellectuel ce que les syndicalistes de l’époque traduisirent dans une formule lapidaire « le gouvernement de l’atelier ». L’autogestion ainsi comprise donne à la tâche à accomplir une dimension globale, une universalité qui exige du travailleur l’emploi de toutes ses facultés, un intérêt passionnel qu’aujourd’hui, les travailleurs dégoûtés par le travail mécanique et parcellaire sont obligés d’aller chercher ailleurs.


LES METHODES ?


Les principes sont invariants en ce sens que c’est eux qui déterminent le but et que les changer équivaudrait à changer le projet même si l’on conserve la même phraséologie pour masquer l’opération. Mais par contre les méthodes sont déterminées par l’analyse du milieu et par conséquent elles sont sujettes à des réadaptations constantes qu’impose la conjoncture. Elles suscitent des confrontations qui lorsqu’elles se maintiennent dans le domaine des idées, sont indispensables au mouvement ouvrier.

Il existe aujourd’hui deux propositions d’organisation interne d’une entreprise autogérée. L’une est basée sur les « conseils », l’autre sur les « syndicats ». Le but de l’une ou l’autre de ces propositions peut se traduire par une série de questions qu’on peut résumer en deux. « Qui doit posséder « le pouvoir » dans l’entreprise » s’interrogent les marxistes d’opposition et pas seulement eux. « Qui doit coordonner le travail dans l’entreprise » demandent les anarcho-syndicalistes. Des conseils ouvriers diront les uns, les organisations syndicales répondront les autres, encore que la frontière qui sépare ces deux courants de pensée ne passe pas forcément par des justifications théoriques nettement tranchées, mais se mesure aux expériences de cinquante ans de gestion « socialiste ».

Le problème des conseils ouvriers n’est pas nouveau, même s’il fut rejeté de l’orthodoxie marxiste par ceux qui, à la suite de Kautsky et de Lénine optèrent pour la démocratie parlementaire et pour le centralisme démocratique. Rosa Luxembourg effleura le problème dans sa controverse avec Lénine mais c’est Pannekoek qui fut le plus solide théoricien de la gestion de l’entreprise par les conseils ouvriers.

Le conseil ouvrier suppose que les travailleurs éclairés sur leur aliénation dans l’entreprise par l’avant-garde, lisez « par le parti du prolétariat », prennent en main la gestion et qu’ils l’exercent par l’intermédiaire d’un conseil élu par tous et révocable à tout moment.

En mettant à part « le rôle dirigeant du parti du prolétariat » on doit convenir que cette proposition gestionnaire rejoint par sa « totalité » les propositions de tous les socialistes considérés, on ne sait trop pourquoi, comme « utopiques » mais également les aspirations des travailleurs aux prises avec les castes, les classes, les hiérarchies économiques ou d’autorité. Et la preuve indiscutable de ce sentiment c’est qu’à l’aurore de toutes les révolutions cette proposition « conseilliste » mobilise autour d’elle toute l’énergie révolutionnaire des hommes épris d’idéalisme. Mais les révolutions doivent tenir compte du milieu économique, et le nôtre est un milieu économique complexe dont tous les problèmes, en dehors même du système, qu’il soit bourgeois ou ouvrier, sont liés et s’agencent suivant un schéma irréversible qui conditionne la fabrication, c’est-à-dire la continuation de la vie pendant et après la période révolutionnaire.

Or, il faut bien convenir que les conseils ont jusqu’ici échoué. Même lorsque pour un temps ils ont réussi à se coordonner à l’échelon politique, ce qui ne fut le cas ni en Russie, ni en Hongrie et que partiellement en Espagne, cette coordination n’a revêtu qu’un aspect politique entre l’usine, la commune et l’Etat, et ces conseils ont échoué, « parce que pas faits pour ça », à coordonner les activités multiples dans l’entreprise, dans la profession, à l’endroit où justement la réussite est le prélude indispensable à l’implantation du socialisme. Et cet échec au niveau de la production et de la distribution sera pour Lénine et pour d’autres l’argument massif en faveur de la planification et du centralisme étatique, avec son cortège de lois ouvrières au nom de l’intérêt de tous et de la nation socialiste en particulier. C’est de l’échec des conseils ouvriers à organiser la production à l’intérieur de l’entreprise et à coordonner les échanges qu’est née la N.E.P., qui sonna le glas de l’économie russe basée sur les conseils ou « soviets ».

Dès sa naissance, le mouvement ouvrier a revendiqué sa place en dehors des idéologies politiques. C’est le congrès de Bâle de 1869, c’est Fernand Pelloutier qui élaboreront une théorie dont la Charte d’Amiens reste le symbole et qui consiste à proclamer que les syndicats, aujourd’hui instruments de lutte des travailleurs dans le cadre du régime, seront demain les instruments de la gestion ouvrière. C’est Pierre Besnard qui, dans Le monde nouveau, établira un projet de gestion ouvrière qui donnera ses lettres de noblesse à l’anarcho-syndicalisme. Et il faut bien convenir que les structures syndicales ont été construites de telle façon qu’elles épousent étroitement toutes les articulations de la production et de l’échange et que c’est à partir des sections syndicales et à chaque niveau que les ouvriers peuvent suivre tout le mouvement de la Production et établir les rapports qui devraient normalement exister entre les employés de l’entreprise, ainsi que les possibilités globales de rémunération.

Aujourd’hui, placés devant le problème de l’autogestion, il nous faut échapper au dogmatisme et, quelle que soit notre conviction intime, examiner sérieusement les avantages et les inconvénients des Conseils et des Syndicats.

Il est vrai qu’aux yeux de nombreux militants révolutionnaires, les syndicats sont déconsidérés. Les syndicats, disons le personnel bureaucratique des syndicats, reflètent l’avachissement des masses, leur embourgeoisement, leurs craintes devant l’aventure révolutionnaire. Les hommes à l’intérieur du syndicat valent ce qu’ils valent à l’extérieur, et les problèmes humains qui se poseront à l’autogestion ne seront pas différents dans ce domaine que ceux qui se posent à propos de l’organisation syndicale.

Mais, quel que soit son contenu actuel, l’organisation syndicale demeure un moyen d’organisation, de liaison, de contrôle extraordinaire. Ses structures verticales et horizontales épousent étroitement toute l’économie du pays, elle est le lien le plus naturel de coordination pour les travailleurs qui désirent gérer leur entreprise.

Les Conseils sont spontanés. Ils sont liesse. Ils expriment ce qui est profondément inscrit en lettres d’or dans le cœur et dans l’âme du peuple. Dans le fracas du combat ils font l’unanimité. Mais nés de la colère et de l’espoir, ils meurent au moment où la difficulté et le doute s’emparent des hommes. Et le doute naît devant la complexité de la tâche à accomplir. Les Conseils sont sécrétés par une situation, un milieu. Ils sont lueur et ce sont les difficultés de l’organisation qui les désagrègent. Et c’est au moment où les Conseils se désagrègent que l’heure de la dictature de gauche ou de droite sonne : seule l’organisation syndicale peut alors prendre le relais, changer le cap, transformer la liesse révolutionnaire en un travail gestionnaire coordonné, et les bureaucraties le savent bien, car, de droite comme de gauche, leur souci primordial consiste, sous le prétexte de l’intérêt général, à rendre impuissante l’organisation syndicale, à la réduire à l’esclavage. L’expérience doit nous ouvrir les yeux. Le marxisme, qu’il se réclame de Lénine, de Guesde. de Trotsky, n’a qu’un désir, transformer l’organisation syndicale en un rouage de l’Etat, chargé de faire appliquer dans les milieux ouvriers les décisions politiques déterminées par les partis.

Conseils, syndicats, le choix peut se discuter, mais ne nous laissons pas entraîner par des considérations simplement théoriques. De toute façon, la coordination dans une entreprise autogérée exige des structures verticales et horizontales, et si les Conseils en créent, elles auront un caractère syndical, elles seront des syndicats sans en avoir le nom, sans en avoir l’autorité, sans posséder cette espèce de patine que le temps confère aux travaux concrets.

Paradoxalement, c’est dans les milieux syndicalistes révolutionnaires qu’on trouve le plus de réticence à l’aspect gestionnaire que l’anarcho-syndicalisme a conféré au syndicalisme. On peut comprendre cette méfiance car tous les essais de socialisme dans le monde se sont traduits par la subordination du syndicat à la politique. Mais ce socialisme-là se réclamait du centralisme démocratique, voire de la démocratie parlementaire, or l’autogestion, pour nous anarchistes, c’est autre chose. La crainte des syndicalistes de voir les intérêts du personnel de l’entreprise « oubliés » si les syndicats participent à la gestion n’est pas négligeable, mais dans le cas contraire on peut également redouter de voir les Conseils se livrer à une pression continuelle sur l’organisation syndicale pour la rallier à une gestion à l’élaboration de laquelle elle n’aurait pas participé. Et il faut bien constater que, jusqu’à ce jour, la logique des choses a conduit tous les partis de l’avant-garde à réduire au rôle d’une simple courroie de transmission les syndicats maintenus en dehors de la gestion. Et pas seulement Lénine ou Trotsky, dont le jugement sur le syndicalisme est bien connu. Lisez Pannekoek, Rosa Luxembourg et quelques autres autrement que dans des extraits et vous verrez leur opinion sur le syndicalisme et sur le rôle mineur qu’ils lui destinent. Elle ne diffère pas de celle de tous les autres marxistes.

S’il fallait conclure ce problème, que le déroulement des événements et l’expérience se chargeront de définir en dernier ressort, on peut dire que le conseil est un élément révolutionnaire. Il anime la révolution, il en maintient la flamme le syndicat, lui, organise la production et la distribution. De toute manière, c’est d’un équilibre entre m deux propositions gestionnaires que peut naître l’harmonisation Indispensable à la santé économique de l’entreprise.

Mais en fin de compte c’est à, l’usine que se règlera le problème de l’autogestion. C’est là et nulle part ailleurs que sera jugée l’expérience. Pour que l’autogestion fasse ses preuves, soit crédible, il faut non pas la construire pour un instant exceptionnel où l’exaltation révolutionnaire rend tout momentanément possible, mais pour qu’elle fonctionne dans des temps normaux, lorsque la fièvre est tombée. Ce qui suppose le renoncement au folklore et au blablabla « révolutionnaire ». C’est à partir de l’usine solidement et durablement organisée que peuvent s’ordonner les éléments de coordination à l’échelon local, régional, national, voire international.

Quel que soit le caractère « politique » de l’entreprise, trois éléments en constitueront la structure fondamentale. Le premier, de caractère général, détermine la production et la marche générale de l’entreprise ; le second, de caractère vertical, transmet à tous les échelons les décisions du premier, et le troisième, de caractère horizontal, assure la cohésion entre les différentes opérations à chaque échelon.

Le conseil ouvrier, le conseil syndical, ou le conseil de gestion élu comme l’on veut, suivant l’opinion qu’on a sur la structure souhaitable de l’entreprise, prend des décisions globales, décide de la fabrication, établit, à l’aide du bureau d’études, les éléments techniques et le budget. Les décisions du Conseil doivent être transmises à tous les échelons de la fabrication. Elles le sont par l’organisation syndicale à travers ses sections, ce qui a l’avantage de contrôler l’opération à chaque stade et de limiter l’autorité à la stricte opération technique. Pour ceux qui veulent tenir l’organisation syndicale en dehors de la gestion, il faudra construire cet élément vertical de liaison. Enfin, il faudra coordonner à chaque palier la fabrication, soit par l’organisme syndical soit par un autre du même type.

Conseils, syndicats ? Compte tenu du caractère de notre économie, je pense qu’une action gestionnaire dans le pays revêtirait des formes différentes qui découleraient logiquement de l’importance de l’entreprise, du caractère de la fabrication, de la géographie politique ou de la géographie tout court, des us et coutumes, de la formation, soit technique soit politique, des animateurs, et c’est à cet instant que la tentation centraliste, soit sous sa forme démocratique (lois du nombre), soit sous sa forme centraliste (lois de l’élite, du parti d’avant-garde) deviendra à nouveau menaçante. La centralisation c’est la machine à former de nouvelles classes qui, à leur tour, dégageront des privilèges qui ne seront pas forcément économiques. Pour éviter cet écueil contre lequel sont venues se fracasser toutes les expériences socialistes de l’histoire, faut avoir recours à un fédéralisme qui associe des diversités d’organisation des entreprises autogérées à partir de deux pôles qui forment le principe initial et qui sont l’autogestion de l’entreprise et la mise à la disposition de la communauté de sa production.

Pour nous anarchistes, la gestion ouvrière ou l’autogestion, comme on voudra, est souhaitable, sous certaines conditions que j’ai essayé de définir. Encore faut-il, pour en faire le système économique de l’organisation socialiste, l’instaurer. Or, jusqu’à ce jour, tous les moyens employés pour instaurer le socialisme se sont soldés par des échecs, dus à leur contenu, qui recelaient des germes de l’inégalité de classes.


LES MOYENS ?


La barricade, l’armée révolutionnaire, la guérilla, le bulletin de vote, tels sont les moyens employés jusqu’à ce jour pour chasser le capitalisme et instaurer le socialisme. On a parfois dit que les échecs qu’avait subis le socialisme dans les pays où il avait été institué venaient justement des moyens employés pendant la période révolutionnaire, qui avaient pesé d’un poids considérable et avaient altéré sa pureté. C’est vrai pour la venue au pouvoir d’un parti révolutionnaire par l’intermédiaire du système parlementaire et électoral qui pourrit tout ce qu’il touche, ou par l’armée révolutionnaire dont les structures, par la force des choses, finissent par devenir hiérarchisées et autoritaires. Cependant, c’est autre part qu’il faut chercher l’impuissance de tous les régimes dits socialistes à construire une économie basée sur l’autogestion.

Ce qui fut la pierre d’achoppement de tous les essais de socialisme ce fut la période intermédiaire. Conçue comme une pause pour permettre à la révolution de souffler, de s’organiser, aux hommes de s’adapter au système nouveau, la période intermédiaire, en figeant la situation révolutionnaire, où voisinaient la thèse et l’antithèse, n’a pas provoqué un dépassement vers la révolution mais, au contraire, favorisé la reconstitution d’une nouvelle classe bureau-technocratique décidée à défendre à son tour ses privilèges de classe, qui n’étaient pas forcément ceux de la classe capitaliste disparue. Et même, lorsqu’après un temps d’arrêt, une période intermédiaire, un pays comme la Yougoslavie, par exemple, a essayé timidement de remettre l’économie en route vers l’autogestion, le poids de la machine administrative d’Etat et celui des intérêts particuliers a été tel, que les résultats ont été dérisoires et ont contribué à jeter le discrédit sur la gestion ouvrière.

La République de 1789 est morte de ne pas avoir appliqué la constitution de 93, le communisme russe d’avoir appliqué la N.E.P. Nulle part dans les pays qui se réclament du socialisme on ne s’achemine vers un dépérissement de l’Etat. Au contraire, on se dirige vers la constitution d’une nouvelle classe dirigeante qui, par ses structures dogmatiques, prend un caractère nobiliaire par les facilités que l’instruction publique concède aux enfants des dirigeants. Partout la période intermédiaire a sonné le glas du socialisme. Construite comme une suite dialectique inévitable, elle s’est heurtée à l’homme issu d’un milieu qui lui avait conféré des habitudes, des besoins des ambitions, qui ont pu se continuer et même se développer dans un climat équivoque, celui de la période intermédiaire où voisine un essai timide de socialisme et la persistance de différenciations de classes.

Nous autres, anarchistes, nous pensons, au contraire, qu’il faut détruire tous les privilèges de classes sans exception, de façon à ce que, dans les moments difficiles qui suivent la lutte révolutionnaire, il soit possible d’avoir recours aux facilités que proposent les politiciens de tous calibres. Il faut rendre la situation économique créée par la révolution irréversible, et en ce sens Bakounine avait parfaitement raison en disant que de l’entreprise et seulement par lui, et avec l’aide de la section syndicale qu’il côtoie à chaque instant, le personnel ne la craindrait pas et, sous certaines conditions, pourrait y croire, nous disons le personnel, car l’anti-syndicalisme est l’œuvre de petites chapelles qui généralement tournent mal, plutôt que des travailleurs qui connaissent bien les qualités et les défauts de l’organisation syndicale et qui parieraient plus facilement sur l’efficacité des structures gestionnaires des syndicats, car ça c’est du solide, que sur les qualités des dirigeants qui n’échappent pas aux contradictions humaines, qui se retrouveront d’ailleurs parmi le personnel autogestionnaire.

Le second élément qui doit conduire notre réflexion, c’est l’extension rapide d’une grève lorsqu’elle sort du cadre purement local, qu’elle se déclenche en dehors des mots d’ordre officiels, dans une situation de désorganisation telle que je viens de la décrire et qu’accentue encore la revendication lorsqu’elle touche aux structures mêmes du système. Ce ne sont pas les mots d’ordre des centrales syndicales et de leurs directions qui déclenchèrent les grèves générales avec occupation d’usines de 1936 ou de 1968. Dans un cas comme dans l’autre, la grève est partie d’une entreprise de médiocre importance où il existait un noyau syndicaliste révolutionnaire. Dans un premier temps, la grève s’étendit rapidement sans l’appui et parfois contre la volonté des dirigeants syndicaux, qui, comme les politiciens et les hommes d’Etat, se trouvèrent désemparés. A ce stade, ce ne sont plus seulement les militants mais tous les travailleurs de l’entreprise qui sont en mouvement. Pendant cette période et avant la récupération par les appareils syndicaux, les travailleurs croient à la réussite de la grève. C’est seulement lorsque le mouvement s’éternise que les dirigeants réussissent à le reprendre en main. C’est alors que les travailleurs commencent à douter des résultats, que les tractations entre le gouvernement et les appareils deviennent possibles.

La destruction était un acte positif, créateur. De période intermédiaire en période intermédiaire, les hommes ont changé de maîtres mais ils ont continué à servir des maîtres. C’est ce qu’avaient compris les militants espagnols de la C.N.T. qui à mesure qu’ils s’enfonçaient à travers l’Aragon, détruisaient tous les privilèges et instauraient le socialisme libertaire, égalitaire, gestionnaire.

L’autogestion, la gestion de l’industrie par le personnel doit être totale et toucher en priorité les forces économiques essentielles du pays. Elle est le fruit de la destruction complète du système économique de classes, sous toutes ses formes, capitalisme libéral ou étatique, de ses structures de coordination centralisées par l’Etat. La lutte révolutionnaire de destruction du système et la construction autogestionnaire doivent être simultanées. Il existe un seul moyen à la fois de détruire le système capitaliste et de construire l’autogestion, c’est la grève gestionnaire.

Aujourd’hui nous connaissons deux éléments qui doivent nous permettre de guider notre stratégie révolutionnaire. Le premier, qui nous fut révélé en Mai 1968, c’est l’extrême fragilité du système capitaliste moderne aux rouages multiples et qui ne réagissent parfaitement que lorsque leur coordination est assurée par l’Etat. En Mai il a suffi qu’un secteur marginal entre en transe pour que l’Etat se mette à flotter, et seule l’indécision des partis politiques et des centrales syndicales, acharnés à tirer à eux les avantages du pouvoir, lui a permis de se ressaisir. Il y fut aidé par les échecs et les crimes des révolutionnaires « officiels » que depuis cinquante ans le peuple traîne comme un boulet. Le peuple croyait une révolution, possible en 68 mais il la craignait. Le peuple, aujourd’hui ne craindrait pas une révolution gestionnaire, mais il n’y croit pas. Pour que le pays participe à la transformation gestionnaire proposée, il faut qu’il y croie et qu’il ne la craigne pas.

C’est donc pendant cette période où l’Etat est désemparé et les organisations syndicales et politiques hésitantes que l’action décisive est possible. C’est l’instant où les usines doivent se remettre à tourner sous le contrôle des travailleurs et de leur organisation syndicale. C’est le moment de la chance de l’autogestion.

Le phénomène d’étalement d’une grève gestionnaire est le même que celui qui singularisa les deux grandes grèves de 1936 et de 1968, qui aboutirent à l’occupation des usines. Le phénomène de contagion jouant dans ce cas, comme il joua dans d’autres, c’est le sentiment de sortir du commun, d’échapper aux échecs précédents, plus que les obscures déductions théoriques que personne ne lit, qui pousserait les travailleurs vers l’occupation, puis la remise en route des usines dans une direction gestionnaire. Quelle que soit l’importance des forces de coercition, quel que soit l’appui que la partie conservatrice de la population leur apporte, pas plus qu’il n’était possible de faire évacuer toutes les usines occupées, il ne sera possible d’arrêter toutes les entreprises autogérées. La grève gestionnaire est possible, son succès dépend de son caractère généralisé et de l’état de désagrégation de la société capitaliste qui l’a suscitée.

Dans l’histoire la grève a souvent précédé le déclenchement de l’action révolutionnaire. Elle a été un complément à la lutte entreprise par les partis, et souvent elle fut déclenchée grâce à l’influence des partis. La grève gestionnaire c’est autre chose. C’est ainsi que ça s’est passé en 1936 et en 1968, où ils profitèrent, dans le premier cas, des élections ; dans le second, de l’embarras du gouvernement devant la révolte des étudiants. Dans une situation identique, la grève gestionnaire ne pose plus seulement les problèmes des salaires mais celui de la gestion des entreprises. A cet instant le mouvement ouvrier n’est plus à la remorque des partis de gauche et de leur programme, il les met devant le fait accompli, il leur impose une organisation de l’économie socialiste, libertaire, égalitaire, gestionnaire.

L’autogestion que les politiciens nous proposent est sans consistance, vidée de son contenu. Une simple clause de style qui colore un programme. La seule chance de l’autogestion c’est de s’étaler sous la poussée populaire et de déferler à travers le pays avec la rapidité qui fut celle des grandes grèves avec occupation des usines. La seule chance de l’autogestion c’est la grève gestionnaire.

Nous sommes, nous autres anarchistes, pour la gestion de l’économie par les travailleurs parce que nous sommes contre le système capitaliste sous son aspect libéral ou étatique. Nous sommes contre son agent de coordination, l’Etat. Nous voulons établir l’égalité économique, complément indispensable à l’égalité politique, sans laquelle il n’existe de liberté que pour ceux qui peuvent l’acheter. L’autogestion, la gestion directe, la gestion ouvrière comme on voudra, nous semble la structure appropriée pour produire les objets nécessaires en aliénant le minimum de liberté. L’autogestion nous paraît un moyen efficace pour que le socialisme ne tourne plus à la farce tragique qu’on nous joue à Moscou, à Alger, au Caire, à Pékin ou autre part. La grève gestionnaire dans l’état de complexité de l’économie moderne nous semble le moyen le plus efficace, dans un même temps, pour arracher des mains des classes dirigeantes les moyens de production et d’échange et pour développer une expérience autogestionnaire à l’échelon national, le moyen le plus efficace pour protéger la pensée gestionnaire des tripatouillages de toutes natures.