Les années d’apprentissage

« Les Français sont encore maintenant nos éducateurs. Ils ont dans le domaine de la politique une avance de plusieurs siècles. Et que de conséquences en découlent. Cette puissante littérature, cette poésie vivante, ces beaux-arts : autant de choses que nous ne comprenons que de loin ! Il nous faut rattraper le temps perdu, il nous faut corriger notre orgueil métaphysique qui n’apporte au monde aucune chaleur, il nous faut travailler jours et nuits pour parvenir à vivre avec des hommes comme des hommes, à être libre et à rendre les autres libres... » (Bakounine : « Lettre à Ruge », Les Annales franco allemandes.)

1844. Une année importante pour le socialisme français. Conduite par une jeunesse intellectuelle bouillante mais inexpérimentée, la bourgeoisie libérale et républicaine vient de manquer sa révolution. Autour d’un roi qui la symbolise, la noblesse terrienne, reliquat de l’Ancien Régime et de l’Empire, s’affronte avec la nouvelle bourgeoisie, celle des banques et des industriels à laquelle Guizot vient de proclamer : « Enrichissez-vous ! » et auquel a répondu comme un écho la proclamation de Proudhon : « Une seule solution à la crise sociale : l’anarchie ! » Une année de formation pour les peuples qui vont apprendre de jeunes gens, qui plus tard seront les théoriciens des multiples tendances du socialisme, « la science de leur misère ».

Le peuple parisien a plusieurs fois essayé de secouer le joug des tyrans. Il a permis à la bourgeoisie de faire deux révolutions. Dans toute l’Europe, il a la réputation d’être le creuset où fermentent toutes les révoltes. Ce peuple, composé de soixante pour cent d’illettrés, a de la mémoire. Ce qu’il a retenu de ce que lui ont appris les grands bourgeois du socialisme : Saint-Simon et Fourier, ce dont il se souvient de l’ultime effort révolutionnaire de Babeuf et de Sylvain Maréchal, ce qui lui parvient du livre de Proudhon Qu’est-ce que la propriété ? qui est dans toutes les mains des républicains qui savent lire, tout cela fait de lui le champ d’élection de la jeunesse du monde décidée à secouer le joug du despotisme.

Oui, en ces jours de 1844, le socialisme a pris un premier départ. Il porte en lui les illusions de Barbès sur la démocratie, la froide volonté de Blanqui, les idées confuses de Cabet, les accents généreux de Victor Considérant, le bouillonnement qui a soulevé les canuts de Lyon. Ces jeunes intellectuels, exilés de toutes les cours d’Europe où règne l’absolutisme, et qui se retrouvent à Paris, ne connaissent encore rien de l’économie politique. La tête farcie des grands instants de la révolution de 1789, de celle de 1830, le cerveau embrumé par la philosophie allemande, par les discours des Conventionnels, par la littérature romantique, ils viennent de découvrir Hegel et sa dialectique. Ils sont républicains, démocrates, libéraux, métaphysiciens, idéalistes en diable. Ils courent les sociétés secrètes qui portent des noms poétiques, comme la Société des saisons ; ils se font inscrire dans les loges maçonniques, dans les ventes mises à la mode par Buonarroti et que fréquentent des carbonaros aux visages sévères et aux vêtements couleurs de muraille. Ils fréquentent les salons littéraires parisiens où, autour de George Sand, de Daniel Stern et d’un essaim de belles dames de la sociale, se retrouve toute l’opposition avec, parfois, quelques silhouettes qui font tache, telles celles de Martin Nadaud ou de Pierre Leroux auxquels les bas-bleus de la littérature libérale ont appris l’art d’écrire des romans qui font se pâmer les lorettes et rugir les gars en blouse. A Paris ils vont lire Adam Smith, Ricardo, connaître Proudhon, « l’affreux » Proudhon, celui dont les classes dirigeantes parlent avec une « horreur » comparable à celle dont elles se servent pour citer Blanqui. Ces jeunes intellectuels portent des noms que l’histoire retiendra et que le mouvement ouvrier inscrira en lettres d’or dans son florilège. Ils s’appellent Marx, Engels, Hesse, Jacoby, Ruge, Herwegh. Herzen... d’autres, beaucoup d’autres. Et, parmi eux, un Russe : Michel Bakounine...

* * *

Lorsque, venant de Bruxelles. il arrive à Paris pour rejoindre son ami le compositeur allemand Reichel, qu’il a connu à Dresde, Michel Bakounine n’est plus un inconnu pour le mouvement républicain et libéral qui agite l’Europe. Pourchassé de capitale en capitale par les princes qui tremblent pour leur trône, depuis son départ de Russie Bakounine a séjourné en Allemagne, en Suisse, en Belgique, s’initiant à la philosophie allemande, découvrant d’abord Hegel puis Voltaire et Rousseau, se liant d’amitié avec toutes les émigrations républicaines qui forment à travers le continent une franc-maçonnerie de la liberté. C’est à Dresde qu’il a publié son premier article de caractère politique, dans les « Annales allemandes » qu’édite Arnold Ruge. Cet article, signé d’un pseudonyme français et qui a pour titre « La réaction en Allemagne », le fera connaître. On y trouve une phrase qui lui sera bien souvent reprochée et qu’on lui reproche encore aujourd’hui. Elle contient l’essence même de toutes les révolutions dont le but va au-delà d’une transformation économique et propose un changement de civilisation :

« Confions-nous donc à l’esprit éternel qui ne détruit et n’anéantit que parce qu’il est la source insondable et éternellement créatrice de toute vue. La volonté de destruction est en même temps une volonté créatrice... »

C’est à Zurich qu’il rencontrera l’ouvrier communiste Weitling qui l’initiera au socialisme. Il écrira alors une série d’articles sur le communisme où l’on relève déjà ces négligences et ces contradictions dont se serviront plus tard des commentateurs peu scrupuleux. D’abord il déclare pourquoi il n’est pas communiste à la manière de Weitling :

« Ce ne serait pas une société libre, ce ne serait pas une véritable communauté vivante d’hommes libres, mais un régime d’insupportable oppression, un troupeau de bêtes rassemblé par la contrainte, qui n’aurait en vue que des satisfactions matérielles et ignorerait tout du domaine spirituel... »

C’est un texte qui paraît presque prophétique sur l’évolution des sociétés communistes, puis il ajoute plus loin :

« Le communisme n’est ni un fantôme ni une ombre ; il tient caché en lui une chaleur, un feu qui tend irrésistiblement à se faire jour, un feu que rien ne peut étouffer et dont l’explosion peut devenir dangereuse et même terrible... »

On voit se dessiner, lorsqu’on lit cette série d’articles publiée par le « Schweizerischer Republikaner », ce que sera le communisme particulier de Bakounine qui deviendra le communisme libertaire, son caractère parfois équivoque et le profit qu’en tireront tous les petits marxiens à la recherche d’originalité et de sensations.

A Paris, Bakounine va retrouver Ruge. Celui-ci publie avec Marx une revue, « les Annales franco-allemandes », qui n’aura qu’un seul numéro... mais quel numéro ! Il contient des articles de Marx, d’Engels, de Jacoby, des poèmes de Heine, de Herwegh et une longue lettre de Bakounine à Ruge. Dans une savante étude, Jean Barrué nous a conté les mésaventures de cette publication, saisie à la frontière dès sa parution, lue pratiquement par personne sauf par son seul lecteur à Paris : l’ambassadeur d’Allemagne, et qui, cependant, possède une telle importance pour l’histoire de la formation du socialisme.

C’est sans grand succès qu’on a essayé de définir les opinions politiques de Bakounine lorsqu’il arrive en France. Il semble qu’elles ne soient pas sensiblement différentes de celles de cette jeunesse révolutionnaire réfugiée à Paris, sinon peut-être qu’elles se distinguent par ce qu’on appelle alors « le radicalisme », ce qui ne veut pas dire grand-chose. Il est sûr que, déjà, il est pour toutes les libertés, ce qui le singularise, mais qu’il est également pour l’égalité complète entre les hommes, ce qui le différencie des écoles socialistes qui viennent de naître. On peut avancer que ce qui le sépare des autres jeunes intellectuels à la recherche du socialisme, c’est sa nature profonde, plutôt que la connaissance des problèmes fondamentaux de l’économie, qu’il n’abordera que plus tard et sans enthousiasme délirant.

Bakounine est un libéral, un démocrate, un « radical » dira avec raison Brupbacher. Comme beaucoup, Hegel l’a marqué. Et il partage cette idée du philosophe allemand qui fera tant de ravages dans les milieux socialistes, et qui prétend « que le monde tel qu’il est est une nécessité historique », théorie animiste, tarte à la crème de toutes les métaphysiques empruntées à Platon et qui, après avoir justifié tous les despotismes religieux ou nationaux, engendrera le matérialisme historique puis le matérialisme dialectique, la dialectique retournée de Marx, pour aboutir aux périodes intermédiaires puis au dévoiement du marxisme auquel nous assistons aujourd’hui et qui conduit au réformisme et à l’alternance avec le capitalisme libéral pour gérer les affaires de l’État. Proudhon, pas plus que Marx, n’échappera à la fascination de « l’enchaînement logique depuis la genèse jusqu’à sa fin », et Engels, sur ce sujet, écrivit un livre : « la Dialectique de la nature » qui vaut son pesant de marxisme et qui est de la même veine que la Bible. Il faudra attendre Jacques Monod pour que, de nos jours, tout ce bavardage qui fait les beaux soirs des intellectuels socialistes qui ont mangé leur foin dans la grande cour de la Sorbonne soit remis à sa vraie place. Et ce fut un des mérites de Bakounine, lorsque sa pensée eut mûri, de rejeter toutes ces fadaises de la dialectique et de conduire l’anarchisme révolutionnaire vers son but, qui est déjà contenu dans son premier article des « Annales ». Kropotkine, d’ailleurs, fortement nourri de Darwin et qui est un savant, se garda bien de tomber dans le piège métaphysique tendu par Hegel. De nos jours, c’est encore sur ce problème fondamental qu’on différencie un anarchiste d’un marxiste en proie à une crise d’urticaire libérale et n’hésitant pas à emprunter les formules libertaires pour laver le marxisme de son péché originel.

Mais arrêtons-nous un instant sur l’homme. A cette époque, Bakounine est un géant blond, plein de feu, à la vitalité prodigieuse. La force de sa personnalité s’impose à tous et le sert mieux encore que la chaleur de sa parole ou la vivacité de son style. Il a lu beaucoup, à tort et à travers, sans s’imposer une discipline à laquelle sa paresse naturelle répugne. Car il est paresseux pour tout ce qui ne le passionne pas. Lui qui a écrit tant de textes, pour la plupart inachevés, ne nous a jamais caché sa répugnance à s’installer devant son écritoire. Mais, comme tous les paresseux doués d’une activité prodigieuse, cette paresse il l’a surmontera, ce qui fait honneur à sa volonté. Il est fébrile, versatile, courant d’une réunion à une autre, parlant des nuits entières sur des sujets qui le passionnent, passant d’une activité littéraire à une autre, laissant un ouvrage inachevé pour le reprendre et l’incorporer à un autre texte et, pendant ses années de formation, courant d’une ville à une autre, d’une barricade à une autre, d’une révolution à une autre ! Nous le voyons s’emballer pour un homme, tonner contre un autre, se fâchant. se raccommodant, étonné lorsque d’autres refusent de suivre le train infernal qu’il leur impose. La bonne foi de Bakounine ne peut être mise en doute, même si sa naïveté parfois étonne.

Bakounine est un Slave, un petit gentilhomme russe, un paysan nourri de l’idéalisme contemplateur de sa caste, dont il ne se débarrassera jamais complètement et qui deviendra larmoyant sur la fin de sa vie. Il est le produit d’une histoire, de coutumes, d’une culture sur lesquelles le socialisme et l’anarchie se plaqueront sans jamais les effacer tout à fait. Et lorsque après des années on le contemple, on comprend ses contemporains qui l’ont aimé passionnément et qu’il a agacés prodigieusement. Oui, Bakounine est un Slave, et ce monde confortable où il est né et où il a passé une enfance paisible, loin des soucis assumés seulement par le chef de famille suivant la tradition du clan, lui a légué un désintéressement, un mépris excessif de l’argent ! Cette insouciance, qui voisine l’incohérence, lui jouera de mauvais tours et alimentera les calomnies qui le suivront au cours de son existence.

* * *

A Paris, Bakounine va connaître Marx et Proudhon, et ces deux hommes vont l’influencer profondément. Ah ! si l’on voulait céder aux manies tenaces des clercs de la liturgie marxiste, on pourrait dire que Marx fut la thèse et Proudhon l’antithèse d’un socialisme dont ils voudraient faire de Bakounine la synthèse ! Mais soyons sérieux et laissons ronronner en paix les théoriciens de classe de sixième.

Les débuts à Paris de Bakounine furent difficiles. Il vit de quelques traductions, emprunte à des amis, attend les maigres subsides que lui fait parvenir à grand-peine sa famille. Il loge au journal « Vorwaerts » dans lequel écrit Ruge et y rencontre Marx. Kaminski, dans son excellent ouvrage sur Bakounine et qui a bien décrit ce milieu, nous apprend qu’aucune sympathie réelle ne s’établit entre Marx et Bakounine, « la différence entre le savant correct et mesquin qu’est Marx et le bohème expansif et généreux qu’est Bakounine n’est pas faite pour les attirer l’un vers l’autre... », écrit-il. Et de fait, ce sont là les véritables rapports entre ces deux hommes.

Plus tard, alors que leur renommée s’étendait sur toute l’Europe révolutionnaire et que des textes d’eux parcouraient les capitales, ils tracèrent l’un de l’autre des portraits qui ne correspondaient pas toujours à la réalité et qui furent faussés soit par la nécessité d’une cohabitation, dans une même organisation, soit par la polémique que suscitent les oppositions irréductibles, voire les aversions viscérales. Pour bien connaître la nature de leurs rapports, il est préférable de les observer à travers leurs actions ou leurs écrits théoriques, plutôt que sur ce que les circonstances les contraignirent à écrire l’un sur l’autre et dont le moins qu’on puisse dire c’est que parfois la complaisance, d’autres fois l’hypocrisie, souvent la conjoncture remplacent le jugement.

Cependant, bien qu’écrit longtemps après leur première rencontre, (Bakounine n’attaquera Marx qu’en 1870, après le congrès de Bâle), une série de ces textes polémiques mérite d’être examinée. On trouve, de part et d’autre, des louanges excessives qui cachent mal leur aversion réciproque ou qui sont le prélude à des éreintements en règle. Voyons d’abord une page de Bakounine tirée d’un manuscrit : « Rapports avec Marx » où Bakounine écrit :

« Ajoutons à ses grands et incontestables mérites (de Marx) celui d’avoir été l’initiateur et l’inspirateur principal de la fondation de l’Internationale... »

Ce jugement, qui est parfaitement faux, nous permet d’analyser plusieurs traits du caractère de Bakounine. D’abord un mépris du document exact qu’on pourrait attribuer à sa paresse et plus, peut-être, à sa vie agitée qui ne favorise pas la recherche de pièces faisant foi. A la fin de sa vie, conscient des conséquences de sa légèreté, il rectifiera en disant : « Un des fondateurs de l’Internationale », ce qui est d’ailleurs aussi inexact. Cependant, je suis enclin à croire qu’il s’agit plutôt d’une forme de pensée qui le conduisait à porter toute son attention sur ce qu’il considérait comme l’élément principal de sa démonstration, quitte à se montrer conciliant, opportuniste même, sur tout le reste qui ne l’intéressait que modérément. Et nous retrouvons dans ce trait toute la roublardise du gentillâtre russe, habitué à discutailler avec les paysans de son domaine. Mais nous lisons un peu plus loin dans ce même texte :

« Marx et moi, nous sommes de vieilles connaissances. Je l’ai rencontré à Paris pour la première fois en 1864... Il était alors beaucoup plus avancé que je ne l’étais, comme il reste encore aujourd’hui non plus avancé mais incomparablement plus savant que moi. Je ne m’étais pas encore défait de mes abstractions métaphysiques et mon socialisme était d’instinct... »

Il s’agit d’un de ces nombreux jugements de circonstance sur Marx, que d’autres textes modifieront. Pour être bien compris, ces textes doivent être replacés dans le contexte de l’action que mène Bakounine au moment où il écrit. Sauf sur un point bien précis : la supériorité de l’analyse économique proposée par Marx « peu claire, incompréhensible au peuple, mais savante », sur lequel il ne variera pas, tous ses autres jugements furent de circonstance. Mais au sujet de la supériorité économique de Marx on saisit sur le vif la méthode à laquelle il eut recours pour faire avaler ses diatribes. Il polémique sur ce qui lui paraît essentiel pour construire la société socialiste. Et ce qui est essentiel pour lui c’est la liberté, le fédéralisme, l’égalité économique, la suppression de l’État. Pour le reste, lorsqu’il s’agit de disputer sur des théories économiques « obscures » qui relèvent de travaux « savants et confus », œuvres d’intellectuels envers lesquels sa méfiance est légendaire, il acquiesce sans discuter et a ce qu’on pourrait appeler « la foi du charbonnier ».

Nous relevons là une de ces légèretés de Bakounine qui prêteront le flanc à bien des controverses et qui l’obligeront à bien des contorsions lorsqu’il écrira pour ou contre le communisme, ou encore lorsqu’il aura à défendre devant l’Internationale la prédominance de l’économie sur le politique. Rappelons-nous sa « gaffe » au congrès de Bâle où lui, qui est contre toute autorité, fera voter un règlement qui renforça l’autorité du conseil et permit à ses adversaires de l’exclure quelques années plus tard alors qu’il possédait la majorité dans l’organisation.

Il est évident que les anarchistes ne suivront pas Bakounine sur ce terrain, tarte à la crème de tous les petits gauchistes qui se disent marxiens, car, contrairement à lui, nous pensons que le péché capital de Marx n’est ni l’autoritarisme, ni l’intolérance, ni la mauvaise foi, ni la perfidie qu’on lui a maintes fois reprochés avec raison, mais sa philosophie animiste d’où sortiront le matérialisme historique et la dialectique retournée, qui ne sont rien d’autre que des éléments d’adaptation du socialisme autoritaire au réformisme et à l’État centralisateur.

Pour ma part, je ne puis accepter la thèse d’Arthur Lehning, le savant éditeur des œuvres complètes de Bakounine, qui écrit que celui-ci s’était rallié aux propositions et au système économique de Marx. Je ne vois rien dans l’œuvre de Bakounine qui justifie ce jugement, sinon quelques phrases vagues qui parsèment ses textes et qui sont du genre « M. Marx est un savant, un économiste distingué, son système est supérieur à celui proposé par les autres théoriciens socialistes », etc. Phrase banale, souvent de politesse et qui précède des éreintements sans faiblesse, en particulier dans « Étatisme et Anarchie ». Nulle part dans ce que je possède de ses œuvres, et ce que je possède est justement ce qui a été publié par Arthur Lehning, on ne voit Bakounine disserter sur « le Capital », cette œuvre « savante et confuse ». Ni sur la dialectique autrement que pour la ridiculiser. Et lorsqu’il parle du « Manifeste communiste » c’est pour le condamner en lui faisant la critique d’être à la fois centraliste et doctrinal ! A part ces banals jugements de civilité dont j’ai parlé plus haut, il semble aussi indifférent que Kropotkine lui-même à l’œuvre monumentale de Marx, et il semble pas qu’on dut exercer une bien violente pression sur lui pour l’amener à renoncer à la traduction du « Capital », « œuvre confuse, et savante » qui, passez-moi l’expression, a dû singulièrement l’emmerder... et croyez-moi, je sais de quoi je parle.

En réalité, tous les théoriciens de cette époque sont à peu près d’accord sur la critique du système capitaliste faite par Adam Smith et surtout par Ricardo, ce qui leur donne un air de famille et favorise pour les esprits superficiels la confusion entre certains écrits de jeunesse de Marx et ceux de Proudhon, Fourier et Bakounine, encore que pour Bakounine je ne suis pas du tout convaincu qu’il ait lu Ricardo car il était allergique à ces analyses « savantes, confuses et incompréhensibles au peuple ».

On doit d’ailleurs convenir que dans le domaine des compliments de circonstance, Marx rendit à Bakounine la monnaie de sa pièce et lui décerna des « éloges » dont l’hypocrisie est souvent réjouissante. Du genre de ceux-ci par exemple :

« Bakounine t’envoie le bonjour... Je l’ai revu pour la première fois depuis seize ans. Je dois avouer qu’il m’a plu beaucoup plus qu’autrefois... Deux choses ont fait échouer la Pologne, d’abord l’influence de Bakounine, puis l’hésitation de la noblesse... »

Ce texte se passe de commentaire, mais celui-ci n’est pas mal non plus :

« L’Internationale était déjà fortement établie quand Michel Bakounine se mit en tête de jouer un rôle comme émancipateur du prolétariat. Elle ne lui offrit qu’un champ d’action commun à tous ses membres. Pour y devenir quelque chose, il avait d’abord dû gagner ses éperons par un travail assidu et dévoué. Il crut trouver meilleure chance et une route plus facile du côté des bourgeois de la Ligue... »

* * *

Les rapports de Bakounine avec Proudhon seront bien différents de ceux qu’il entretient avec Marx. Ils seront confiants, amicaux, affectueux même ! Proudhon lui fournira les bases de ce socialisme qu’il cherche et qu’il portera plus tard au-delà de ce qu’avait proposé le vieux maître, dont il se sépara pour construire une théorie de la révolution sociale basée sur l’action directe. Le socialisme antiautoritaire, le fédéralisme, l’économie égalitaire, tout ce communisme anarchiste, c’est à Proudhon qu’il le doit. Et malgré les inévitables polémiques, plus contre les disciples abusifs que contre Proudhon, il le reconnut toujours et c’est avec respect qu’il parla de lui :

« Mais voici que Proudhon parut. Fils d’un paysan et dans le fait et l’instinct cent fois plus révolutionnaire que tous les socialistes doctrinaires et bourgeois. Il s’arma d’une critique aussi profonde et pénétrante qu’impitoyable pour détruire tout leur système. Opposant la liberté à l’autorité contre ces socialistes d’État, il se proclama hardiment anarchiste. A la barbe de leur déisme et de leur panthéisme, il eut le courage de se dire simplement athée, ou plutôt, avec Auguste Comte, positiviste... »

Par la suite, dans ses controverses avec Proudhon, il n’aura pas toujours raison. Mais il n’aura jamais autant tort que lors de sa dispute au sujet des nationalités et en particulier au sujet de la Pologne. On sait que Proudhon était contre les nationalités et qu’il refusait la guerre pour l’unification de l’Italie, de l’Allemagne ou pour la libération de la Pologne. Il préconisait une fédération des pays ou des groupes géographiques qui le désiraient et il pensait que la transformation profonde de son propre pays, mieux que les baïonnettes, était l’aide la plus efficace qu’on pouvait apporter aux exploités du monde entier. S’il avait été écouté par les autres écoles du socialisme, l’humanité aurait évité ces guerres de « libération » faites par les travailleurs et dont les bénéficiaires sont les bourgeoisies locales qui, à l’abri d’un nationalisme imbécile, les exploitent aussi férocement que leurs prédécesseurs.

On comprend que ce problème des nationalités soit défendu par des marxistes qui, suivant Hegel, « considèrent l’événement du moment comme une nécessité historique » qu’il faut résoudre à l’aide de la dialectique. Mais on ne comprend plus des « anarchistes » (sic), c’est-à-dire des hommes qui se prétendent contre l’autorité, participant à des campagnes en faveur des nationalités, dont un succès éventuel aboutirait simplement au remplacement d’une classe dirigeante par une autre. Bakounine se laissa alors « piéger » par le problème slave. A la fin de sa vie, et en particulier dans son ouvrage « Étatisme et Anarchie », il reviendra à une notion plus saine et reconnaîtra que Proudhon avait en partie raison. Mais il ne renoncera jamais tout à fait à son rêve de l’unité du monde slave, devenu une fédération du genre de celle que proposait Proudhon. Et c’est avec raison qu’Arthur Lehning peut écrire :

« Avec cette organisation secrète internationale, destinée à pousser la révolution sociale européenne dans une direction radicale, socialiste et antiétatique, il s’était fait l’adversaire irréductible des mouvements révolutionnaires nationaux qu’il avait soutenus de 1844 à 1863. »

Et à propos du problème des nationalités et de l’évolution de la pensée de Bakounine, Lehning nous suggère quelques réflexions intéressantes :

« Proudhon, dans ses écrits sur le fédéralisme, condamne l’aspiration des Polonais, des Italiens et des Hongrois à un État national, préconisant pour la solution des problèmes politiques européens un fédéralisme basé sur la décentralisation des États, considérée comme une voie vers la paix et la fédération universelle. Bakounine a probablement connu ces écrits. Peut-être en a-t-il discuté avec Proudhon lors des visites qu’il lui fit en 1863 et en novembre 1864 quelques mois avant la mort de Proudhon... »

Plus curieusement, il faut signaler la position de Brupbacher qui semble être le premier de ceux qui ont essayé de concilier Proudhon, Marx et Bakounine. C’est naturellement une tâche difficile et il n’y a pas réussi, mais paix aux hommes de bonne volonté. Enfin, il est intéressant de constater que Bakounine préférait, dans l’œuvre immense de Proudhon, la « Confession d’un révolutionnaire », qui se lit comme un roman, au reste de sa production économique et littéraire.

* * *

A Paris, Bakounine est un émigré. Il ne s’adapte pas au mouvement ouvrier parisien. Pourtant celui-ci constitue un foyer révolutionnaire ardent, d’où sortira la révolution de 1848, faite par des ouvriers et des jeunes intellectuels groupés dans des sociétés secrètes. Une révolution qui, une fois encore, se fera en faveur de la bourgeoisie, laquelle, quelques mois plus tard, massacrera le peuple de Paris sur les barricades.

Avec Bakounine à Paris, nous sommes devant le problème de l’adaptation de l’émigré politique. Brupbacher a bien compris la situation « de ce déclassé de souche féodale », projeté dans un milieu de socialistes révolutionnaires et internationalistes qui se connaissent, se réunissent entre eux, unis par les problèmes spécifiques à leur pays. Marx, d’ailleurs, ne s’adapta pas mieux que lui et comme lui les contacts avec le socialisme français furent des contacts intellectuels, cosmopolites. Ni l’un ni l’autre n’eurent de véritables rapports avec le peuple. Pendant sa première année à Paris, Bakounine vécut difficilement. Naturellement il se lia avec les émigrés allemands qui avaient à peu près les mêmes problèmes que lui. Mais lorsqu’ils furent expulsés et que leur journal fut supprimé, il se retrouva seul, à deux doigts du désespoir. Et puis, ce mouvement révolutionnaire parisien est encore sous l’influence du romantisme révolutionnaire, hérité de la Révolution de 1789 et des Trois Glorieuses. Blanqui, qui va dominer les luttes dans les prochaines années, n’a pas encore mis de l’ordre dans son socialisme qui, de toute manière, restera entaché d’un nationalisme et d’un jacobinisme que d’instinct Bakounine repousse et dépasse. Ce n’est pas le moins curieux de cette époque tourmentée que ces deux hommes, Bakounine et Blanqui, qui dominent toute l’action révolutionnaire de leur époque, ne se rencontrent pas.

A Paris, Bakounine est isolé, il se sent inutile dans ce pays où la vie quotidienne n’a aucun rapport avec celle qu’il a connue en Russie. Justement, c’est le problème slave qui va le tirer de son désespoir. Sa rencontre avec les Polonais est fortuite. Il apprend que le tsar vient de le condamner à la déportation. Il riposte par un article dans « la Réforme » où il traite à la fois de la politique russe et de la Pologne qu’il appelle à l’insurrection. Cet article, qui eut un grand retentissement, fut traduit en polonais. Désormais, Bakounine n’est plus seul. Les Polonais vont l’introduire auprès de cette bourgeoisie libérale, républicaine, littéraire et socialiste à sa manière. Parmi les gens qu’il va connaître, citons George Sand, Chopin, un Polonais celui-là, Victor Hugo, Michelet, Lamartine, Daniel Stern, Lamennais, Pierre Leroux, quelques démocrates qui gravitent autour de « la Réforme », le journal qui publie quelques-uns de ses articles : Louis Blanc, Raspail, Flocon, Arago, Ledru-Rollin ; des socialistes :Cabet, Considérant... Kaminski, dans son excellent livre sur Bakounine, a fort bien rendu l’atmosphère qui alors régnait dans les salons et dans les clubs.

Dans ce milieu nouveau pour lui, Bakounine est bien accueilli, sans plus. Les Polonais, qui se serviront de lui, ou plutôt de sa plume et de sa parole chaleureuse, conservèrent toujours un fond de méfiance contre lui. Ils ne l’admettront jamais à la direction de leur mouvement de libération, et son panslavisme ne lui permettra pas de forcer leur porte. La différence entre eux et lui est trop considérable. Ces petits bourgeois et ces noblaillons ne pensent qu’à recommencer la révolution de 89. La libération de la Pologne et sa reconversion en un État libéral et capitaliste doivent leur assurer une position importante à laquelle ils estiment avoir droit. Ils sont bien plus près de ces libéraux français, qui feront et gâcheront la révolution de février 1848 et conduiront la république à l’empire sur le corps des ouvriers parisiens ! Cependant, les deux dernières années du séjour de Bakounine à Paris vont être bien remplies. Il retrouve quelques Russes : Bielinski, le grand critique ; Tourgueniev, qui le prendra pour un des personnages d’un roman ; Gregor Tolstoï, Annenkov, et surtout Herzen qui sera son ami le plus proche et un des révolutionnaires russes les plus remarquables.

Sa situation financière ne s’arrange pas. Il reçoit un peu d’argent de sa famille et gagne avec ses traductions juste ce qui lui faut pour ne pas mourir de faim. Il emprunte également à ses amis et dépense en un seul jour ce qui aurait permis à d’autres de vivre un mois ! On n’a guère de textes de lui de cette époque. Il prépare une histoire de la Russie qu’il ne publiera jamais et dont les fragments, comme tant d’autres, sont perdus. Son insouciance de grand seigneur l’a placé dans des situations qui alimentèrent les calomnies que Marx et ses amis firent courir sur lui. En 1847, un événement va le pousser dans une lutte révolutionnaire qui va faire de lui l’ennemi numéro un de tous les despotes de l’Europe.

Sans s’en douter, les royautés européennes vivent sur une poudrière. Moins d’un an plus tard, toutes les capitales vont se couvrir de barricades. C’est alors que quelques jeunes Polonais viennent lui proposer de prendre la parole à la réunion qui doit commémorer la révolution polonaise de 1831. C’est la première fois qu’il parle en public. Ce sera une révélation ! Il a une stature imposante, une voix douce et chaude qui s’enflamme et domine tous les tumultes. Ses phrases secouent l’auditoire qui lui fait un triomphe. Ecoutons-le :

« L’émancipation de la Pologne est notre salut (à nous Russes). Vous libres, nous le devenons aussi... Enfants d’une même race, nos destinées sont inséparables et notre cause doit être commune... »

Kaminski aussi bien que Brupbacher considèrent, à juste raison, ce discours comme le prélude à toutes les révolutions russes à venir.

Cette intervention, véritable préface à l’activité révolutionnaire intense que Bakounine va déployer sur toutes les barricades des capitales de l’Europe, va déclencher une série d’événements en chaîne. D’abord, l’ambassade de Russie en France va demander son expulsion et le gouvernement, trop content de se débarrasser de lui, l’accordera sur-le-champ. Mais il ne suffit pas de chasser l’agitateur, il faut encore le déshonorer aux yeux des siens de façon à le rendre impuissant. L’ambassade va s’y employer en faisant répandre le bruit que Bakounine est un agent provocateur à la solde de la Russie, mais qu’il a été trop loin et qu’il convient de s’en débarrasser. L’affaire fit du bruit. Les libéraux interpelleront le gouvernement sur ces bruits « infâmes ». Si Guizot se contente de déclarer que Bakounine a été expulsé pour avoir insulté gravement un souverain étranger, le ministre de l’Intérieur accréditera les calomnies en déclarant « qu’il existait d’autres raisons sérieuses ».

Les libéraux de « la Réforme », le journal où Bakounine avait écrit quelques articles et où il avait des amis, dénonceront les calomnies infâmes, exigeront une rétraction. Le gouvernement a bien d’autres chats à fouetter ! La campagne des banquets pour la liberté de la presse vient de s’ouvrir. Dans quelques mois, Paris va se couvrir de barricades, et dans les capitales européennes les libéraux vont suivre l’exemple donné par les ouvriers parisiens. Bakounine a trois jours pour quitter Paris. Il gagne la Belgique.

C’est la fin de son premier séjour en France. C’est également la fin de sa première période politique, sa période d’apprentissage ! Il va revenir trois fois. La première fois, le pays accueillera l’insurgé, la seconde fois, l’anarchiste, la troisième, le partisan de la Commune alors vieilli et fatigué qui livre son dernier combat révolutionnaire véritable.

* * *

A Bruxelles, Bakounine ne s’adaptera pas mieux qu’à Paris. La calomnie propagée en France l’a suivi. Les émigrés polonais et leur nationalisme étroit le rebutent. En Belgique, il a retrouvé Marx et l’émigration allemande. Il porte sur elle un jugement sévère :

« Les Allemands, aussi bien les ouvriers que Bornstedt, Marx et Engels, surtout Marx, font ici leur mal habituel. Vanité, méchanceté, ragots, de la superbe en théorie, de la pusillanimité en pratique... Des ouvriers discoureurs frottés de littérature avec qui on flirte de façon répugnante... Je me tiens à l’écart de ces gens-là et j’ai déclaré nettement que je n’irai point dans leur association d’ouvriers communistes, et je ne veux rien avoir à faire avec eux. »

Tout à son grand rêve slave, Bakounine n’a plus confiance en la révolution en Europe occidentale. Il se trompe. À Paris, un coup de tonnerre vient d’éclater. Le peuple est sur les barricades, le roi en fuite ! C’est la première révolution socialiste de l’histoire de l’humanité. Elle va s’étendre à Berlin, à Venise, à Vienne, à Milan. L’empereur d’Autriche est en fuite, le roi de Prusse salue les insurgés de son balcon. En France, comme par un coup de baguette magique, tous les parlementaires sont devenus républicains et les curés bénissent les drapeaux rouges ! Bakounine se précipite à Paris. Ce sera son second séjour en France.

Et à Paris, en 1848, Bakounine va enfin trouver le peuple ! Partout des barricades, des travailleurs en armes, des bourgeois qui se taisent, consternés. Il se joint aux ouvriers, réclame un fusil, couche sur la paille des casernes, s’enivre d’un climat qu’il aime tant. C’est la chaleur de la fraternité. Les premiers jours de cette révolution ouvrière, trop négligée par les historiens du mouvement ouvrier — des bourgeois pour la plupart — furent beaux. Parmi les plus beaux de notre histoire révolutionnaire. Bakounine le sent, comme son instinct le prévient que ces journées seront éphémères. Il court de réunion en réunion, c’est la fête. On connaît comment ce genre de fête finit en France. Bakounine, plus, tard, écrira ces lignes encore vraies de nos jours et que nous devrions graver dans notre mémoire :

« ...Le peuple français a eu bien aussi ses moments politiques, mais ils ne furent que des moments et, pour cette raison même ils constituèrent autant de révolutions qui dureront rarement des mois, plus souvent quelques jours seulement. Ces jours furent des jours de liberté et de fête, pendant lesquels les masses enivrées de leur victoire croyaient avoir conquis le droit de respirer, et en s’aidant de leur propre suffrage on les remettait de nouveau sous ces machines pneumatiques qu’on appelle les gouvernements, monarchistes ou républicains, le nom n’y faisait rien, car aucun n’ignore que les uns comme les autres, en France comme dans tous les autres pays du continent de l’Europe, n’ont jamais signifié autre chose que la pleine compression de la liberté populaire sous le joug d’une bureaucratie à la fois religieuse, policière, fiscale et civile... »

Bakounine revoit ses anciens amis les libéraux, dont certains sont au pouvoir. Il remue, réclame l’extension de la révolution, l’égalité. D’abord bien accueilli une fois encore, il ne tarde pas à embarrasser. Les bourgeois, que les ouvriers viennent d’installer au pouvoir, ne veulent pas de socialisme. Ils ont besoin d’une « pause » pour s’installer et se distribuer les places. On raconte partout que c’est Bakounine qui a organisé la manifestation ouvrière du 17 mars, alors que c’est Blanqui et Raspail. Qu’importe, il gêne. Caussidière, le « préfet des barricades », devenu le préfet de police, déclare « que si le premier jour de la révolution il fait merveille, le deuxième il faudrait simplement le fusiller ». Flocon, son ami, qu’il connut à « la Révolte », prétend « qu’avec trois cents hommes Bakounine pourrait gouverner la France ». Tout ça est exagéré, bien entendu, mais il faut se débarrasser de lui. Et on finira pas s’en débarrasser en agitant une nouvelle fois le grand rêve slave sous son nez. Justement, il vient d’écrire pour « la Révolte » un article où il dit :

« La France ne vit et ne travaille jamais pour elle seule... La victoire du principe révolutionnaire est pour la France une question de vie et de mort... Le mouvement révolutionnaire ne s’arrêtera pas avant que l’Europe, l’Europe tout entière, sans excepter la Russie, soit devenue une république démocratique confédérée... »

Pour étendre la révolution, Bakounine propose d’aller en Pologne faire de l’agitation. Le gouvernement provisoire sautera sur l’occasion de se débarrasser de lui. Il a besoin d’argent ? Le ministère lui alloue une somme de deux mille francs, qu’il n’accepte qu’à la condition de la rembourser et qu’il ne remboursera jamais, pas plus que ses autres emprunts d’ailleurs.

Bakounine part une nouvelle fois, et son destin, après l’avoir poussé sur toutes les barricades d’Europe, le conduira à la forteresse Pierre-et-Paul, puis en Sibérie.

* * *

Pourtant, bien qu’expulsé de France d’abord, puis indésirable après 1848, Bakounine va encore devoir régler une affaire lamentable, dont justement la solution se trouve en France.

C’est de retour de Prague, où pendant cinq jours il a combattu sur les barricades, et alors qu’il se trouve à Breslau, qu’il apprend que le « Nouveau Journal rhénan » dont Marx est le directeur, reprend les calomnies répandues sur son compte à Paris. Le rédacteur, anonyme bien entendu, l’accuse d’être un agent de la Russie. Ce journal, qui n’apporte aucune preuve, affirme cependant que George Sand possède des documents compromettants contre lui, et qu’elle les aurait montrés à des amis. C’est Bakounine qui serait responsable de l’arrestation de nombreux Polonais en France. Bakounine s’adresse alors à George Sand qui écrit un démenti au « Nouveau Journal rhénan ». Puis elle envoie à Bakounine une lettre où l’on peut lire :

« Non, je n’ai jamais eu la moindre accusation contre vous entre mes mains et je ne l’aurais pas accueillie, soyez-en certain. Je l’aurais jetée au jeu sans la lire jusqu’au bout ou je vous l’aurais envoyée si je l’avais crue digne d’une réponse. L’article du « Nouveau Journal rhénan », auquel je donne le plus formel démenti, est une invention odieuse dont je me trouve personnellement blessée... »

Que pensez-vous que fit cette vieille fripouille de Marx ? Il publia la lettre de George Sand, bien sûr, mais faisant état de son absence, il prétendit ne pas connaître le rédacteur de cet article dans un journal où il était le directeur. Personne, bien sûr, ne le croira, surtout lorsqu’il écrira pour se justifier : « Nous avons donné l’occasion à Monsieur Bakounine de dissiper un soupçon qui avait été véritablement émis dans les cercles parisiens. » On voit que Duclos, le dernier en date à reprendre les calomnies contre Bakounine, avait de qui tenir. Son maître, Marx, lui avait tracé le chemin dans une voie qu’il exploitera pendant toute sa carrière de politicien malfaisant. Marx connaissait l’adage : Calomniez, il en restera toujours quelque chose. Et, de fait, ces accusations suivront Bakounine jusqu’à sa mort.

* * *

C’est en 1863–64, revenant de Londres et en route pour Florence, que Bakounine passa par Paris où il resta quelques mois. Il a vieilli. A son retour de Sibérie, il s’est une nouvelle fois lancé dans une aventure polonaise d’où il est sorti meurtri. La prison, la déportation, les désillusions... On pourrait le croire épuisé par les épreuves. Pourtant, à Paris en 1864, on découvre que le socialiste révolutionnaire, aux idées un peu confuses, a fait place à l’anarchiste. Il va revoir Proudhon, gravement malade, et il aura plusieurs conversations avec lui. C’est à partir de cet instant qu’il va prendre quelques distances avec le problème slave. Il revoit ceux de ses anciens amis que l’Empire tolère. A Paris, il fait la connaissance des frères Reclus, qui joueront un si grand rôle dans l’Internationale, pendant la Commune et pour la construction d’une fédération anarchiste en France. Pour l’instant ses rapports avec Marx, qu’il a revu à Londres, sont corrects. Ils se sont réconciliés du bout des lèvres. Marx a proposé à Bakounine de rentrer à l’Internationale mais il a refusé. Marx, pourtant, n’a pas renoncé à se servir de cette force de la nature. Mais il déchantera ! Bakounine ne s’attarde pas à Paris. L’Italie l’attend où il va engager une polémique avec Mazzini et constituer une organisation secrète, « la Fraternité internationale ». Puis, plus tard, il rentrera à l’Internationale contre la volonté de Marx cette fois-ci. Enfin, la guerre franco-allemande, la chute de l’Empire et la Commune de Paris lui donneront l’occasion de faire une dernière apparition en France.

* * *

Contrairement à ce que certains ont prétendu, Bakounine ne jouera qu’un rôle négligeable dans la chute de l’Empire et pendant la Commune de Paris. La lutte révolutionnaire sous l’Empire, comme sous la Commune de Paris, ce sont Proudhon et Blanqui qui en furent les inspirateurs ! Bakounine a peu de relations avec les ouvriers parisiens, à part les délégués qu’il rencontre au congrès de Bâle ou, ensuite, après la défaite, en Suisse où certains se sont réfugiés. Il est surtout lié avec Denis et Richard, des membres de l’Internationale. Ceux-ci, qui sont lyonnais, ont des contacts avec le mouvement ouvrier genevois. Ils ont fait partie de diverses organisations secrètes qu’il a créées. Ce sont d’ailleurs des personnages douteux. Dans les congrès, il a connu Tolain, Fribourg, avec lesquels il ne sympathise pas, Serraillier, Lefrançais et Varlin avec lequel il est possible qu’il ait eu une correspondance, aujourd’hui perdue, et dont il parle avec affection.

Après la chute de l’Empire, un comité de salut public s’installe à Lyon qui compte quatre membres de l’Internationale. Naturellement, il accourt ! Ce sera son dernier séjour en France. Sur place il déchantera. Il écrit à Vogt : « La véritable révolution n’a pas éclaté, mais ça viendra ». Avec ses amis, il tente de détourner une manifestation pour la transformer en insurrection. Ils échoueront, et Bakounine s’enfuit à Marseille avec Bastelica, un autre membre de l’Internationale. De là, il rentre en Italie. Il ne reviendra plus en France, où son souvenir restera tenace et influencera de nombreux noyaux libertaires.

Des commentateurs ont essayé de tourner en ridicule l’aventure lyonnaise. Pour la comprendre il faut la replacer dans son temps. De toute manière, la fougue du vieux révolutionnaire, dont la santé est ruinée et qui court encore le pays à la recherche des émotions de sa jeunesse, est plus sympathique et finalement contient plus d’enseignements que l’attitude de Marx pendant toute cette période où l’on voit ce pédagogue froid et desséché écrire des lettres remplies de conseils prudents à Paris, où, d’ailleurs, il est encore moins connu que Bakounine. Les marxiens qui se réclament de l’anarchie ont particulièrement insisté sur l’aventure lyonnaise. Il s’agit là du choix qu’ils ont fait depuis longtemps entre l’homme de cabinet et l’homme de la barricade. Pour nous, anarchistes français, notre choix aussi est fait en faveur d’un homme qui fut étroitement mêlé à l’histoire de notre mouvement révolutionnaire.

Même si Bakounine fit quatre séjours en France, dont seul le premier fut d’une durée assez longue — trois ans — on ne peut pas dire qu’il influença le mouvement ouvrier français dont il resta pratiquement inconnu. Son séjour sur les barricades en 1848, alors d’ailleurs que la révolution était faite, fut une fête, rien d’autre, et les personnalités qu’il connut, à part Proudhon bien entendu, furent des bourgeois libéraux sans contact réel avec la classe ouvrière française alors à sa naissance. Pourtant, la France joua un rôle important dans sa formation, car c’est en France qu’il a trouvé cet éventail embryonnaire qui a formé les diverses écoles du socialisme ; et s’il y resta loin du peuple, il y connut Marx, Louis Blanc, Pierre Leroux et Proudhon, qui sont encore aujourd’hui à la racine des diverses écoles socialistes de notre époque. Sa participation, à Lyon, à l’insurrection qui précéda la Commune ne fut qu’épisodique. On peut réduire l’influence réelle de Bakounine sur le prolétariat français de cette époque à la période où il participa à l’Internationale, c’est-à-dire de 1868 jusqu’à 1874.

La rencontre de Bakounine et du mouvement ouvrier français naît de la dégénérescence des idées de Proudhon, manipulées après la mort de celui-ci par ses héritiers abusifs, en particulier par Tolain, Limousin, Chaudoy et Fribourg. C’est vers 1868 que Varlin, Pindy, Lefrançais et quelques autres se détachèrent du mutualisme nouvelle manière et devinrent ce qu’on nommera des « communistes antiautoritaires ». C’est au congrès de Bâle, en 1869, que leurs chemins se croiseront avec celui de Bakounine. A cette époque peu d’entre eux connaissent réellement Bakounine. Aucun, en dehors de Richard, ne s’est affilié à la Fraternité internationale, et ce rapprochement au congrès de Bâle sera plus la conjonction d’idées parallèles en évolution, dont la racine est Proudhon, que de travaux communs ou de rapports fréquents. Il est d’ailleurs possible d’imaginer que la guerre de 1870 — qui rendit impossible le congrès de l’Internationale — puis la Commune et son écrasement aient stoppé l’évolution de la section française vers un bakounisme plus élaboré.

Naturellement un certain nombre d’internationaux rejoignirent Bakounine après l’écrasement de la Commune, mais ils représentaient des noms, sans plus. Le prolétariat parisien, mis au fer par Monsieur Thiers, sera dans l’impossibilité de s’exprimer. Lefrançais, Pindy, Benoît Malon et quelques autres ne joueront plus de rôle important dans l’Internationale, et certains d’entre eux, comme Longuet, Malon, se reconvertiront dans la politique parlementaire.

Lorsque va se reconstituer, ou plutôt se constituer pour la première fois en France un mouvement spécifique anarchiste, la pensée de Bakounine sera sans grande importance. A part les frères Reclus et Robin, personne ne l’a vraiment connu, et ceux qui l’ont connu l’ont vu à la fin de sa vie.

Son œuvre, peu traduite, a disparu. Il est un nom, il est le symbole de la lutte pour la révolution, sans plus. A cette époque, l’anarchie se découvre un autre théoricien, qui, lui, est un savant, un logicien, qui va, pour des dizaines d’années, établir le schéma d’une société anarchiste. Cet homme, un Russe également, un noble, s’appelle Kropotkine. Il y a quelque chose d’injuste, d’ailleurs, car avec ses amis de Bâle, Bakounine est à l’origine même du syndicalisme révolutionnaire, et les anarchistes espagnols pas plus que Malatesta et ses amis italiens ne l’oublieront. Mais il est vrai que la part que prit Bakounine à la formation des mouvements anarchistes italien ou espagnol est infiniment plus grande que celle qu’il a prise à la formation en France du mouvement anarchiste, car, après 1871, toute propagande était exclue.

Il faudra attendre 1968, cent ans après son adhésion à la Première Internationale, pour que Bakounine soit de nouveau projeté sur le devant de la scène par des jeunes qui ne l’avaient jamais lu, pour qu’enfin on se décide « d’oublier » un peu le barricadier et qu’on se penche sur son œuvre immense, ce qui nous a permis de constater qu’il était le plus moderne des théoriciens anarchistes, celui dont le fonds contenait le plus d’éléments utilisables de nos jours.

Aujourd’hui que la connaissance de cette époque est plus précise, on se prend à sourire lorsqu’on le lit, car à chaque tournant de ses textes on découvre des jugements dont la sûreté se vérifie tous les jours. Monsieur Marx dans son cabinet s’est trompé complètement, et de ses erreurs que Bakounine avaient dénoncées est né le monstre de la société moderne... un certain Staline. Bakounine sur la barricade n’a pas fait de dentelle avec les fluctuations économiques de son temps. Il a élaboré quelques grands principes, sans plus, en laissant aux hommes le soin de les adapter aux conjonctures. L’histoire lui a donné raison et a vérifié toutes les critiques qu’il fit contre Marx et Engels, contre la social-démocratie allemande alors à sa naissance, que leurs poulains, Lassale et Bedel, ont conduite aux boucheries de 1914 et de 1939.

Et ce sont ces raisons qui font que la Fédération anarchiste continuera à piocher dans cette œuvre pour en extraire ce qui permettra à l’anarchie de se continuer en s’adaptant.


BAKOUNINE ET LE PROLÉTARIAT FRANÇAIS.

« Cavaignac n’a pas réussi à atteindre ce dernier objectif. Nous avons vu que la leçon de juin n’a pas empêché le prolétariat de la Commune de Paris de se dresser à son tour et nous espérons bien que même la nouvelle leçon, incomparablement plus cruelle encore, infligée à la Commune, n’arrêtera ni ne ralentira la révolution sociale, qu’au contraire elle décuplera l’énergie et l’ardeur de ses adeptes et, par là même, hâtera le jour de son triomphe.

Mais si Cavaignac n’a pas réussi à assassiner la révolution sociale, il a atteint un autre but : il a donné le coup de grâce au libéralisme et au révolutionnarisme bourgeois, porté un coup mortel à la République et, sur les ruines de celle-ci, fondé la dictature militaire.

Ayant ôté à la force armée les œillères que lui avait passées la civilisation bourgeoise, lui ayant restitué tout entière sa sauvagerie naturelle ainsi que le droit, sans s’arrêter devant quoi que ce soit, de donner libre cours à cette sauvagerie implacable et inhumaine, il a désormais rendu impossible toute résistance de la bourgeoisie. Depuis que la répression sans pitié et la destruction généralisée sont devenues le mot d’ordre de l’action militaire, la révolution bourgeoise, surannée, classique, innocente, au moyen de barricades dans les rues, fait l’effet d’un jeu d’enfant. Pour combattre avec succès la force armée qui, ne respectant plus rien, est aujourd’hui prête à utiliser les armes les plus effroyables pour anéantir non seulement les maisons d’habitation et les rues, mais des villes entières avec leurs populations, pour affronter cette force sauvage, il faut lui opposer une autre force non moins sauvage, mais plus juste : le soulèvement organisé du peuple, la révolution sociale qui, tout comme la réaction militaire, n’épargnera rien et ne s’arrêtera devant personne.

Cavaignac, qui a rendu ce précieux service à la réaction française et d’une manière générale à la réaction internationale, était, cependant, un sincère républicain. N’est-il pas significatif que ce soit à un républicain qu’ait été réservé le soin de jeter les premiers fondements de la dictature militaire en Europe ? d’être le précurseur de Napoléon III et de l’empereur d’Allemagne, tout comme il avait été réservé à un autre républicain, à Robespierre, illustre précurseur de Cavaignac, le soin de faire le lit de ce despotisme étatique que Napoléon 1er devait ensuite personnifier ? Cela ne prouve-t-il pas que la discipline militaire qui engloutit tout, subjugue tout et constitue l’idéal de l’Empire pangermanique est nécessairement le dernier mot de l’État bourgeois centralisé, de la république et, d’une manière générale, de la civilisation bourgeoises ?

(...)

On a vu plus haut que cette conscience du caractère universel de la révolution sociale et de la solidarité du prolétariat de tous les pays, encore si peu répandue parmi les ouvriers anglais, s’est depuis longtemps cristallisée dans le prolétariat français. Dès les années 90, celui-ci savait qu’en combattant pour l’égalité et pour la liberté, il luttait pour affranchir l’humanité tour entière.

Ces grands mots — liberté, égalité et fraternité de tout le genre humain — que l’on emploie bien souvent aujourd’hui comme un simple verbiage, mais qui alors étaient ressentis sincèrement et profondément, reviennent constamment dans les chants de ce temps. Ces mots ont été le fondement du nouveau credo social et de la passion révolutionnaire socialiste des travailleurs français, ils sont devenus pour ainsi dire inhérents à leur nature et ont déterminé, à l’insu de leur conscience et de leur volonté, l’orientation de leurs idées, de leurs aspirations et de leurs actions. Tout ouvrier français est profondément convaincu, quand il fait la révolution, qu’il la fait non seulement pour lui, mais pour le monde entier et beaucoup plus pour celui-ci que pour lui-même. C’est en vain que les politiciens positivistes et les radicaux républicains dans le genre de M. Gambetta se sont efforcés et s’efforcent de détourner le prolétariat français de ces tendances cosmopolites et de le persuader qu’il doit penser à organiser, sur le plan national exclusivement, ses propres affaires, étroitement liées à l’idée patriotique de grandeur, de gloire et de suprématie politique de l’État français, à assurer sa propre liberté et son propre bien-être au lieu de songer à l’émancipation de l’ensemble de l’humanité et du monde entier. Leurs efforts sont apparemment très sages, mais vains : on ne refait pas sa nature et ce rêve est entré maintenant dans la mentalité du prolétariat français et a chassé de son esprit et de son cœur les derniers vestiges de patriotisme d’État.

Les événements de 1870–1871 l’ont abondamment prouvé. En effet, dans toutes les villes de France le prolétariat a réclamé des armes et la levée en masse contre les Allemands ; et il aurait sans aucun doute réalisé ce dessein s’il n’avait pas été paralysé, d’une part, par la peur ignominieuse et la trahison généralisée de la majeure partie de la classe bourgeoise, qui préfère mille fois se soumettre aux Prussiens plutôt que de confier des armes au prolétariat, et, d’autre part, par les contre-mesures systématiquement réactionnaires prises par le « gouvernement de la Défense nationale », à Paris et en province, aussi bien que par l’opposition non moins antipopulaire du dictateur, du patriote Gambetta. » (Étatisme et Anarchie)

BAKOUNINE JUGE MARX.

« Il est rare de trouver un homme ayant tant de connaissances et lu autant, et aussi intelligemment, que Marx. La science économique était, dès ce temps-là, l’unique objet de ses occupations. Il a étudié avec un soin particulier les économistes anglais, supérieurs à tous les autres et par le caractère positif de leurs connaissances et par le sens pratique de leur esprit formé par l’analyse des faits économiques anglais ; supérieurs également et par la vigoureuse critique et par la scrupuleuse hardiesse de leurs déductions. Mais à tout cela M. Marx a encore ajouté deux nouveaux éléments : la dialectique la plus abstraite, la plus subtile — qu’il a empruntée à l’école hégélienne et poussée fréquemment jusqu’à l’espièglerie, jusqu’à la perversion — et le point de départ du communisme.

M. Marx a lu bien entendu tous les socialistes français, de Saint-Simon à Proudhon inclusivement ; on sait qu’il déteste Proudhon et dans l’impitoyable critique qu’il en a faite il y a sans aucun doute beaucoup de vrai : malgré tous ses efforts pour se placer sur un terrain solide, Proudhon est resté un idéaliste et un métaphysicien. Son point de départ est la notion abstraite du droit ; il va du droit au fait économique, tandis que M. Marx, contrairement à lui, a énoncé et démontré l’incontestable vérité, confirmée par toute l’histoire ancienne et moderne de la société humaine, des nations et des États, que le fait économique a toujours précédé, et continue de précéder le droit politique et juridique. Un des principaux mérites scientifiques de M. Marx est d’avoir énoncé et démontré cette vérité.

Mais le fait le plus remarquable, et M. Marx ne l’a bien entendu jamais admis, c’est que, sous le rapport politique, il est bel et bien le disciple de LouisBlanc. M. Marx est incomparablement plus intelligent et plus savant que ce petit révolutionnaire et homme d’État malchanceux ; mais en bon Allemand, malgré sa taille respectable, il a donné dans la doctrine du petit Français.

Au demeurant, cette singularité est facile à expliquer : le rhétoriqueur français, en tant que politicien bourgeois et admirateur passionné de Robespierre, et le savant allemand, en sa triple qualité d’hégélien, de Juif et d’Allemand, sont tous deux de farouches étatistes et prêchent l’un et l’autre le communisme autoritaire, à cette seule différence près que l’un, en guise d’arguments, se contente de faire de la rhétorique et que l’autre, comme il sied à un Allemand érudit et pesant, entortille ce qui équivaut pour eux deux à un cher principe dans les subtilités de la dialectique hégélienne en usant de toutes les ressources de ses vastes connaissances. »

BAKOUNINE JUGE LE MARXISME.

Point capital de ce programme : l’émancipation (prétendue) du prolétariat par le seul et unique moyen de l’État. Mais pour cela il faut que l’État accepte de se faire l’émancipateur du prolétariat en secouant le joug du capital bourgeois. Comment donc inculquer à l’État cette volonté ? Pour cela, il ne peut y avoir que deux moyens : le prolétariat fait la révolution pour s’emparer de l’État — moyen héroïque. Après s’être emparé de l’État, il devrait, selon nous, immédiatement le détruire, en tant qu’éternelle prison des masses prolétaires ; or selon la théorie de M. Marx, le peuple non seulement ne doit pas détruire l’État, mais doit au contraire l’affermir, le rendre encore plus puissant et, sous cette forme, le mettre à la disposition de ses bienfaiteurs, de ses tuteurs et de ses éducateurs, les chefs du Parti communiste, en un mot, à la disposition de M. Marx et de ses amis qui commenceront aussitôt à l’affranchir à leur manière. Ils prendront en main les rênes du gouvernement, parce que le peuple ignorant a besoin d’une bonne tutelle, ils créeront une Banque d’État unique qui concentrera entre ses mains la totalité du commerce, de l’industrie, de l’agriculture et même la production scientifique, tandis que la masse du peuple sera divisée en deux armées : l’armée industrielle et l’armée agricole, sous le commandement direct des ingénieurs de l’État qui formeront une nouvelle caste politico-savante privilégiée.

A cause de ces rêves et aussi par le désir de recruter des admirateurs et des adeptes dans la bourgeoisie, Marx a constamment poussé et continue de pousser le prolétariat aux compromis avec les radicaux bourgeois. Par éducation et par nature, Marx est un jacobin et son rêve le plus cher est la dictature politique. Gambetta et Castelar sont ses véritables idéaux. Son cœur et ses pensées inclinent vers eux et s’il a dû, ces derniers temps, les renier, c’est uniquement parce qu’ils n’ont pas su se grimer en socialistes.

Ce désir de compromis avec la bourgeoisie radicale qui, ces dernières années, s’est manifesté plus fortement chez Marx, obéit à deux rêves : premièrement, la bourgeoisie radicale, si elle réussit à s’emparer du pouvoir d’État, voudra peut-être ou sera susceptible de vouloir l’utiliser au profit du prolétariat ; deuxièmement, le Parti radical, après s’être saisi de l’État, sera un jour en mesure de s’opposer à la réaction dont les racines se dissimulent dans ce parti même.