Titre: La Nature humaine : Une illusion occidentale
Sous-titre: Réflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchie et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine.
Auteur·e: Sahlins Marshall
Date: 2008
Source: Consulté le 2 mars 2017 de www.non-fides.fr
Notes: Traduit de l’anglais (États-Unis) par Olivier Renaut. Édition originale : The western illusion of human nature, Prickly Paradigm Press, Chicago, 2008

Avertissement

Au cours de ces dix ou vingt dernières années, l’enseignement connu sous le nom de « civilisation occidentale » a progressivement perdu de son importance dans le cursus des étudiants américains. L’objectif de cet ouvrage est d’accélérer ce processus en réduisant la « civi occidentale » à trois heures de lecture. J’en appelle au principe nietzschéen : les grands problèmes sont comme des bains d’eau glacée, il faut en sortir aussi rapidement qu’on y entre.

La Nature humaine : une illusion occidentale

Depuis plus de deux mille ans, ceux qu’on appelle les « Occidentaux » ont toujours été hantés par le spectre de leur nature : à moins de la soumettre à quelque gouvernement, la résurgence de cette nature humaine cupide et violente livrerait la société à l’anarchie. La théorie politique de l’animal sans foi ni loi a souvent pris deux partis opposés : ou bien la hiérarchie, ou bien l’égalité ; ou bien l’autorité monarchique, ou bien l’équilibre républicain ; ou bien un système de domination idéalement capable de mettre un frein à l’égoïsme naturel des hommes grâce à l’action d’un pouvoir extérieur, ou bien un système auto-régulé où le partage égal des pouvoirs et leur libre exercice parviendraient à concilier les intérêts particuliers avec l’intérêt commun. Au-delà du politique, nous trouvons là un système métaphysique totalisant qui décrit un ordre naturel des choses : on retrouve en effet une même structure anarchique originaire entre des éléments qu’on ordonne soit à l’aide d’une hiérarchie, soit par l’égalité ; ce système vaut aussi bien pour l’organisation de l’univers, que pour celle de la cité, et intervient même dans la conception de la santé du corps humain. Il s’agit d’une métaphysique propre à l’Occident, car la distinction entre nature et culture qu’elle suppose définit une tradition qui nous est propre, nous démarquant de tous les peuples qui considèrent que les bêtes sont au fond des êtres humains, et non que les humains sont au fond des bêtes. Pour ces derniers, il n’est pas de « nature animale » que nous devrions maîtriser. Et ils ont raison, car l’espèce humaine telle que nous la connaissons, l’homo sapiens, est née il y a relativement peu de temps dans une histoire culturelle de l’homme beaucoup plus ancienne. La paléontologie en témoigne : nous sommes, nous aussi, des animaux de culture ; notre patrimoine biologique est déterminé par notre pouvoir symbolique. Notre esclavage involontaire aux penchants animaux est une illusion ancrée dans la culture.

Je m’inscris en faux contre le déterminisme génétique, si en vogue aux États-Unis aujourd’hui, et qui prétend expliquer la culture par une disposition innée de l’homme à rechercher son intérêt personnel dans un milieu compétitif. Cette idée est soutenue par les « sciences économiques » qui considèrent que les individus ne cherchent qu’à assouvir leurs désirs par un « choix rationnel », sans parler des sciences du même acabit, et pourtant si populaires, comme la psychologie évolutionniste et la sociobiologie qui font du « gène de l’égoïsme » le concept fourre-tout de la science sociale. Mais, comme Oscar Wilde le disait à propos des professeurs, l’ignorance est le fruit d’une longue étude. Oubliant l’histoire et la diversité des cultures, ces fanatiques de l’égoïsme évolutionniste ne remarquent même pas que derrière ce qu’ils appellent la nature humaine se cache la figure du bourgeois. À moins qu’ils ne célèbrent leur ethnocentrisme en prenant nos us et coutumes pour des preuves de leurs théories du comportement humain. Pour ces sciences-là, l’espèce, c’est moi.

Prétendre que la méchanceté innée de l’homme est propre à la pensée occidentale va aussi à l’encontre du discours dominant, j’entends par là le postmodernisme et son désir d’indétermination. Cette affirmation doit être nuancée. On pourrait tout aussi bien trouver des idées similaires dans d’autres systèmes étatiques qui aspirent à contrôler leurs populations, par exemple dans la pensée confucéenne, où l’hypothèse selon laquelle l’homme est bon par nature (Mencius) ou capable par nature de faire le bien (Confucius) côtoie l’hypothèse inverse, celle de la méchanceté naturelle de l’homme (Hsün Tzu). Et pourtant, je pense que de toutes les traditions, pensée chinoise incluse, la tradition occidentale est celle qui méprise le plus l’humanité et la misérable cupidité originelle de notre nature, en soutenant que la nature s’oppose à la culture.

Cependant, nous n’avons pas toujours été si certains de notre corruption. Il y a d’autres façons de considérer l’humain, par exemple à travers nos relations de parenté, et certaines théories philosophiques en ont fait état. Pour autant, nous sommes toujours, pour moitié au moins, des bêtes, et cette moitié qui nous définit est un fait de nature plus intraitable que tout autre artifice de la culture.

Je n’ai pas l’intention de raconter l’histoire de cette conscience lugubre de ce que nous sommes, ni d’élaborer une histoire des idées, ni même de retracer une « archéologie » de cette conscience ; je voudrais seulement souligner que cette pensée a toujours existé, en montrant que les premiers intellectuels, comme Thucydide, jusqu’à Machiavel ou les auteurs du Fédéraliste, en passant par saint Augustin, et jusqu’à nos sociobiologistes, tous peuvent entrer dans la catégorie des « hobbesiens ». Certains étaient monarchistes, d’autres partisans d’une république démocratique, mais tous portaient le même regard sinistre sur la nature humaine.

Je commencerai par exposer ce qui lie si intimement les thèses politiques de Hobbes à celles de Thucydide et de John Adams. La relation surprenante entre ces trois auteurs nous permettra d’esquisser le triangle métaphysique composé par les concepts d’anarchie, de hiérarchie et d’égalité. Car bien qu’ils ne proposent pas les mêmes solutions au problème de la malignité de la nature humaine, Hobbes et Adams ont trouvé dans la Guerre du Péloponnèse de Thucydide, et plus particulièrement dans son fameux récit du soulèvement de Corcyre, la source de tous les maux qu’endurerait la société, si l’appétit de l’homme pour le pouvoir et l’argent n’était pas endigué par un pouvoir souverain selon Hobbes, ou par un équilibre des pouvoirs selon Adams.

Hobbes et Adams : deux thucydidéens

En 1763, le jeune John Adams écrivit un court essai intitulé « Tous les hommes seraient des tyrans s’ils le pouvaient ». Adams ne publia jamais cet essai, mais il le retravailla en 1807 pour en reprendre la conclusion : toute forme « simple » (non mixte) de gouvernement, y compris la démocratie pure, mais aussi toutes les vertus morales, les capacités intellectuelles, la richesse, la beauté, l’art et la science, ne peuvent rien contre les désirs égoïstes qui font rage dans le cœur des hommes et qui donnent naissance aux tyrannies. Il justifie le titre de son essai ainsi :

Il ne signifie rien de plus qu’un simple constat sur la nature humaine, et tout homme qui a jamais lu un traité de morale ou qui a fréquenté le monde se fait souvent la même réflexion : les passions égoïstes sont plus fortes que le lien social, et les premières prévaudront toujours sur ce dernier si on laisse l’homme aller au gré de ses propres émotions, et qu’aucun pouvoir extérieur ne le contraint ou ne le surveille.

Telle fut la conviction profonde d’Adams ; il croyait en outre qu’un gouvernement aux pouvoirs équilibrés était le seul moyen de contenir la bête. En 1767, il déclarait qu’après avoir scruté pendant plus de vingt ans les « ressorts secrets » des actions humaines, il était persuadé que « depuis la chute d’Adam jusqu’à aujourd’hui, l’humanité en général avait échoué, s’était vautrée dans l’illusion, avait cédé aux plus viles affections, à la convoitise et aux appétits brutaux ». Et il ajoute que ces pulsions dépravées sont « plus fortes que le lien social ». Empruntant les termes employés par Thucydide pour décrire les événements de la guerre du Péloponnèse, Adams déplore la vulnérabilité des institutions civiles devant les pulsions égoïstes de l’homme. « La religion, les croyances, les serments, l’instruction, les lois, cèdent devant les passions, l’intérêt et le pouvoir » ou du moins ils se voient « opposer les passions, l’intérêt et le pouvoir ». D’où sa défense acharnée d’un gouvernement où les pouvoirs pourraient se limiter les uns les autres. En faisant s’opposer ces tendances corruptrices, les institutions pourraient produire des effets bénéfiques. Comme bon nombre de ses compatriotes éclairés, Adams défendait une version républicaine d’un gouvernement mixte de type aristotélicien ou polybien, où le peuple serait souverain dans des institutions combinant la démocratie, l’oligarchie et la monarchie, conservant ainsi les avantages de chacune tout en maîtrisant leurs excès. En établissant une chambre de représentants élus par le peuple en contrepoids d’une chambre composée d’une aristocratie fondée sur la richesse, le conflit latent entre riches et pauvres pourrait être désamorcé, même si cette législature n’existe que pour contrer un pouvoir exécutif unique. Laissés à eux-mêmes et aux prises avec la nature humaine, chacun de ces trois pouvoirs tendrait progressivement vers la tyrannie ; c’est en les mêlant les uns aux autres que ces trois pouvoirs, qui luttent pour leur seule survie, pourraient préserver la tranquillité publique.

Adams connaissait très bien le pessimisme de Hobbes, de Mandeville, de Machiavel et de leurs pairs sur la nature humaine. Mais lorsqu’il fallait donner des exemples dans l’histoire, c’est surtout Thucydide qu’il citait. Lorsqu’il lisait Thucydide et Tacite, il lui semblait « lire l’histoire de [s]on temps et de [s]a vie ». Dans le contexte des luttes partisanes qui préparaient la naissance de la République américaine, en particulier les conflits de groupes sociaux qui ressemblaient fort à ceux qui avaient eu lieu au Ve siècle en Grèce, Thucydide devint aux yeux d’Adams le témoin privilégié des ravages causés par les désirs incontrôlés et les intérêts factionnels. C’est pourquoi l’historien grec apparaît au beau milieu de la préface de la Défense des Constitutions des États-Unis, où Adams écrit : « il est impossible de lire sans frémir d’horreur ce que Thucydide décrit au livre iii à propos des factions et des troubles qui s’ensuivirent dans toute la Grèce, à cause d’une volonté d’équilibrer les forces. » Adams reprend presque mot pour mot le récit que Thucydide fait de la guerre civile (stasis) à Corcyre (III, 70-III, 85).

Je n’en reproduis ici que l’essentiel. Il s’agit du soulèvement du « petit nombre » contre « la foule » à Corcyre : le soulèvement de la classe privilégiée contre les règles démocratiques du peuple, afin d’affranchir la cité vis-à-vis d’Athènes en établissant un régime oligarchique allié à Sparte. Les affrontements se succédèrent, les lois et la religion furent bafouées, les deux partis gagnaient une bataille chacun leur tour, causant des victimes dont le nombre alla croissant lorsque les Spartiates et les Athéniens s’immiscèrent dans le conflit, les premiers aux côtés des oligarques et les seconds aux côtés du peuple. Finalement, la flotte athénienne encercla la cité, et la faction oligarchique fut écrasée dans le sang.

Pendant les sept jours qui suivirent l’arrivée d’Eurymédon et où il fut là avec ses soixante navires, les Corcyréens firent un carnage de leurs concitoyens qui passaient pour des opposants ; ils en rejetaient la responsabilité sur les adversaires de la démocratie, mais certains moururent aussi victimes de haines privées, et d’autres, qui avaient prêté de l’argent, sous les coups de leurs débiteurs. La mort revêtit toutes les formes et, comme cela se produit en pareil cas, on ne recula devant rien – et pis encore. Le père tuait son fils, les suppliants étaient arrachés des sanctuaires ou tués sur place, certains périrent même emmurés dans le sanctuaire de Dionysos.

Dépassant la violence de toutes les stasis précédentes, la guerre civile de Corcyre fut la première d’une longue série de conflits particulièrement meurtriers de la guerre du Péloponnèse. Les anciennes tensions politiques donnèrent lieu à de véritables déchirements dans les cités où Sparte et Athènes soutenaient respectivement les oligarques et le peuple. La description que Thucydide donne de l’effondrement des sociétés civiles est comparable à la peste d’Athènes ; ces « convulsions » politiques se propagèrent comme une épidémie, perpétuant ses ravages à mesure qu’elle gagnait d’autres cités. Ici, le fléau est une nature humaine débridée : « la nature humaine, toujours rebelle à la loi, est devenue son maître ; elle laisse éclater fièrement ses passions débridées, elle se montre au-dessus de la justice et se déclare ennemie de tout ce qui lui serait supérieur. » « La cause de tous les maux », dit-il, « fut l’amour du pouvoir qui naît de la cupidité et de l’ambition, et de ces affections naquirent les disputes violentes des partis opposés. » Mais alors que Thucydide soutient que ces maux se reproduiront – en présentant d’autres « symptômes » – « tant que la nature humaine demeurera ce qu’elle est », John Adams prend ses distances avec l’historien en écrivant : « si cet historien nerveux avait connu l’équilibre des trois pouvoirs, il n’aurait jamais considéré ce fléau comme incurable, mais aurait ajouté tant que les partis des cités ne s’équilibreront pas. »

Ajoutons que dans le récit que Thucydide donne de ce « fléau », les grandes institutions de la société ne sont pas les seules à pâtir de la nature humaine, le langage aussi dégénère avec elles. L’injustice morale va de pair avec une hypocrisie égoïste, de telle sorte que « les mots eux-mêmes changeaient de sens et devaient prendre celui qu’on leur donnait ». Thomas Gustafson, dans son remarquable livre Representative Words, parle du « moment thucydidéen » lorsque la corruption des peuples et celle du langage ne font plus qu’un. À partir du même passage de Thucydide, Quentin Skinner évoque une paradiastole, figure de rhétorique qui révèle un conflit de valeurs à propos d’un même terme, comme on parle de « démocratie » par exemple pour désigner le règne de la « populace ». (L’administration Bush en a donné encore un exemple lorsque sous couvert d’un « conservatisme compassionnel », elle réduisait les impôts des riches aux dépens de la société en alléguant un principe d’« équité » : ils l’ont mérité, on le leur doit – pensons aussi à l’impôt sur la succession appelé « impôt de la mort ».) Voici ce qui arriva à Corcyre quand on cessa de respecter le sens des mots dans cette lutte effrénée pour le pouvoir : l’injuste devint juste, et le juste injuste. On appela les complots une « juste défense », alors qu’on conspuait la prudence en l’appelant « lâcheté » ; la violence bestiale était tenue pour du « courage », et la modération une couardise. Les serments ne liaient plus ceux qui avaient intérêt à les briser. Un seul principe demeura, comme le souligne W. Robert Conner :

Le calcul égoïste. Toutes les règles d’usage en Grèce – les promesses, les serments, les supplications, le respect des parents et des hôtes bienfaiteurs, et même la convention par excellence, le langage – ont été détruites. Nous voilà devant ce que Hobbes nomme bellum omnium contra omnes.

Cette remarque est d’autant plus pertinente que Hobbes fut le premier traducteur de Thucydide en langue anglaise. Si Thucydide paraît si hobbesien, c’est parce que Hobbes était thucydidéen. Dans sa traduction de la Guerre du Péloponnèse, publiée en 1628, Hobbes tient Thucydide pour « le plus grand historien politique qui ait jamais écrit », le plaçant aux côtés d’Homère pour la poésie, d’Aristote pour la philosophie, et de Démosthène pour la rhétorique. Ce qui a séduit Hobbes dans Thucydide, c’est son aversion évidente pour la démocratie et son application à en exposer les échecs (telle est en tout cas la lecture qu’il en fait). Ces échecs, soulignons-le, ont selon Hobbes exactement les mêmes causes que John Adams tient pour nécessaires au succès d’une république, à savoir l’équilibre des pouvoirs. Dans la description que Thucydide donne de la politique telle qu’elle se pratiquait dans les assemblées de citoyens à Athènes, Hobbes ne voit que des démagogues poursuivant leurs propres intérêts, « réfutant les conseils de tous les autres », ne faisant que du tort à leur cité. Les débats sur l’expédition de Sicile, et la débâcle qui s’ensuivit, en sont de parfaits exemples. On comprend les petits vers que Hobbes composa dans sa biographie :

J’ai lu Homère, Virgile, Horace, Sophocle,
Plaute, Euripide, Aristophane
Et bien d’autres encore ; mais de tous ces auteurs,
C’est Thucydide qui a ma faveur ;
Il déclare que la démocratie est une farce,
Et qu’à une République, il faut préférer un Roi.

Les spécialistes de Hobbes ont bien vu que le récit que Thucydide a fait de la guerre civile de Corcyre a inspiré le concept hobbesien d’état de nature. Terence Bell par exemple déclare : « l’état de nature chez Hobbes fait écho point par point et trait pour trait, à la description que Thucydide donne de la révolution de Corcyre. »

Mais les ressemblances ne s’arrêtent pas là. Outre le caractère anarchique de l’état originel – qui est fondé, comme chez Thucydide, sur « l’amour du pouvoir qui naît de la cupidité et de l’ambition » en chaque homme –, la description que Hobbes donne des « incommodités » que subit l’homme à l’état originel est très proche de ce que Thucydide écrit sur l’origine des Grecs (dans ce qu’on appelle communément la partie « archéologique » du livre I). Vivant dispersés et tout à fait incultes par peur d’être la proie d’autrui, les premiers hommes chez Thucydide n’ont, comme ceux de Hobbes, ni organisation économique, ni flotte ni agriculture. Privés de toute richesse et contraints au nomadisme, les premiers Grecs n’ont institué aucune cité ni « réalisé quelque œuvre que ce soit ». De même chez Hobbes, les hommes à l’état de nature ne construisent pas d’« habitations commodes », n’inventent aucune technique, ne savent ni lire ni mesurer le temps. Leur vie est « solitaire, pauvre, sale, brutale et courte ».

Alors que pour John Adams, la sortie de l’anarchie que décrit cet « historien nerveux » de la Grèce ancienne consiste en un système autorégulé de pouvoirs limités, pour Thomas Hobbes, la solution se trouve en la personne d’un souverain unique et tout-puissant, capable d’« inspirer la crainte à tous » en contenant par la force et la loi la tendance innée de l’homme à ne chercher que son propre intérêt aux dépens des autres. On pourrait dire que ces deux penseurs ont donné des solutions différentes à un même problème, car Hobbes et Adams s’accordent sur la nécessité d’un gouvernement. Ainsi Hobbes écrit dans Du Citoyen :

Je pose donc comme premier principe, que l’expérience fait connaître à chacun et que personne ne nie, que les esprits des hommes sont de cette nature, que s’ils ne sont retenus par la crainte de quelque commune puissance, ils se craindront les uns les autres, ils vivront entre eux en une continuelle défiance, et comme chacun aura le droit d’employer ses propres forces en la poursuite de ses intérêts, il en aura aussi nécessairement la volonté.

Comme on le dit souvent – et comme le dit si bien C. B. Macpherson dans son analyse de « l’individualisme possessif » – la description de Hobbes sur le passage de l’état de nature à l’état politique dans le Léviathan revient à écrire le mythe originel de la pensée capitaliste. En posant comme prémisse un désir perpétuel de chaque homme à préserver son bien, il s’ensuit nécessairement une certaine rareté dans les moyens de subsistance, donnant lieu à des attaques mutuelles où « le pouvoir d’un homme opposait de la résistance et entravait le pouvoir d’un autre ». Encore une fois, ce qu’Adams juge comme un bien, Hobbes le considère comme la source du pire. Le « pire » désigne le passage de l’état naturel petit-bourgeois où règne la compétition, à une exploitation capitaliste sans merci, où chacun comprend qu’il ne peut assurer son bien qu’en soumettant autrui et en exploitant ses ressources pour parvenir à ses fins. Notons au passage que même si Hobbes critique de manière virulente le détournement des mots, dire que tous les actes, y compris les plus estimables, ne sont que des moyens d’étendre le pouvoir sur autrui s’apparente à une paradiastole. La libéralité, l’affabilité, la noblesse d’esprit ou « quelle que soit la qualité d’une personne pour laquelle elle est aimée ou crainte de plusieurs, ou la réputation qui lui est faite de posséder une telle qualité, il s’agit de pouvoir, parce que c’est un moyen d’avoir l’assistance et le service de plusieurs ». De quoi nous rappeler l’obsession de nos chercheurs en sciences sociales et culturelles pour la notion de « pouvoir », une forme de fonctionnalisme du pouvoir qui réussit à dissoudre toute forme de diversité culturelle dans le bain acide des « effets de domination ». Et Hobbes nous montre aussi qu’on devrait supprimer des universités « tous ces discours vides de sens ». Mais revenons à l’état de nature chez Hobbes. Guidés par la raison et obéissant à la peur, les hommes parviennent à s’accorder en acceptant de céder leur droit à utiliser la force à un pouvoir souverain qui les représenterait tous et exercerait leur puissance pour assurer la paix et la protection de la collectivité. Bien que ce pouvoir souverain puisse prendre la forme d’une assemblée, les débordements du Parlement anglais et le régicide de Charles Ier finirent de convaincre Hobbes que mis à part le pouvoir divin, il « valait mieux un roi ».

Des contraires, disait Aristote, naissent les contraires. Cette opposition entre hiérarchie et égalité, entre monarchie et république, est dialectique, l’une se définissant contre l’autre au cours de l’histoire, dans l’exercice concret de la politique, et dans les débats idéologiques. Le contexte historique où se trouvent ces deux auteurs explique beaucoup de choses : Adams a participé à la révolte contre la couronne d’Angleterre, et l’absolutisme de Hobbes était une réaction aux attaques des prérogatives de la monarchie. Mais au-delà du contexte immédiat, nos deux auteurs s’inscrivent dans une lutte ancestrale en Occident entre les partisans de la souveraineté populaire et ceux du roi, chacun puisant des arguments chez des adversaires philosophiques et des exemples de régimes politiques lointains. Adams avait pour Hobbes une certaine estime : « Hobbes, cet homme malheureux et qui défendait des principes haïssables, ne cédait rien à ses contemporains en génie et en intelligence. » Quant au royalisme de Hobbes, comme Quentin Skinner l’a montré, il constitue une réponse intertextuelle à d’anciens principes républicains, aux théories de l’ordre public à Rome et à la Renaissance, qui promouvaient l’égalité de parole de tous les citoyens au sein du gouvernement. Un des objectifs de Hobbes, selon Skinner, est de « saper les fondements de la pensée [républicaine], et avec elle l’idée de l’égalité des citoyens, sur laquelle repose le courant humaniste de la pensée sociale ». De plus, tout repose sur le principe (hégélien) selon lequel une chose conserve et dépasse son contraire dans sa négation : la hiérarchie contient l’égalité et inversement. Le problème pour Hobbes, c’est que dans l’état de nature tel qu’il le décrit à ses débuts, chacun a les mêmes droits sur tout, ce qui engendre une guerre perpétuelle ; le problème pour Adams, c’est que cette guerre à l’état de nature aboutit à la tyrannie. Si l’on considère ce mode de pensée dans sa globalité, on devrait considérer l’absolutisme de Hobbes comme le pendant du républicanisme dont il voulait saper les principes. Dans la diachronie et dans sa dynamique, cette pensée met en œuvre des contraires interdépendants : deux modèles opposés de l’ordre culturel se succèdent alternativement tout au long de l’histoire.

C’est pourquoi la domination souveraine et l’équilibre républicain en tant qu’ils sont deux formes de gouvernement qui visent à contenir la bestialité humaine, se placent tous deux du côté du dualisme de la nature et de la culture, qui est le fondement de ce mode de pensée. La nature renvoie à la nécessité, c’est-à-dire à l’égoïsme présocial ou antisocial avec lequel toute culture doit composer. À moins que la culture n’y succombe, comme ce fut le cas à Corcyre où l’ordre culturel fut dissout dans le tourbillon d’un amour immodéré du pouvoir et du gain. L’antithèse entre nature et culture est aussi ancienne et aussi persistante que les formes de gouvernement qu’elle sous-tend ; elle est même plus ancienne que Thucydide, comme nous le verrons, et aussi répandue que l’égoïsme naturel.

Certes, en m’appuyant sur ces seuls noms, Thucydide, Hobbes et Adams, je me borne à une allégorie. De nombreux autres penseurs, connus ou moins connus, ont défendu l’idée qu’il fallait maîtriser l’arrogance humaine. Kant écrit que « l’homme est un animal qui a besoin d’un maître », tout en concédant que le problème est insoluble tant que « le maître est lui-même un animal qui a lui-même besoin d’un maître ». Pour faire un saut dans le temps, citons encore Herman Melville qui, face aux Draft Riots (les « émeutes contre la conscription » à caractère raciste qui eurent lieu à New York en 1863), réécrit en vers le soulèvement de Corcyre :

La Ville est prise par ses rats - rats de navire
Et rats des quais. Tous les charmes civiques,
Tous les sortilèges des prêtres qui, hier encore,
Retenaient les cœurs dans la crainte d’une plus haute
Instance que celle du moi, se dissipent comme un rêve,
Et l’homme rétrograde dans la nature d’éons entiers.

Melville n’invoque pas seulement l’anarchie de l’état de nature, mais en appelle aussi à son remède, l’autorité souveraine. Derrière le bras puissant des forces unionistes qui anéantit les mutins, Melville reconnaît la figure dictatoriale d’Abraham Lincoln, un « sage Dracon » mettant cyniquement en œuvre la « tyrannie d’honnêtes rois », violant l’harmonie républicaine et la foi en la bonté de la nature humaine.

Et cependant, puisqu’il s’agit de nature humaine, notre mythe s’étend bien au-delà de la sphère politique. Le même schéma dynamique se retrouve dans diverses régions de la réalité culturelle, depuis la composition élémentaire de la matière à la structure du cosmos, en passant par les concepts de santé du corps et du bel arrangement de la cité. Nous avons affaire à une véritable métaphysique de l’ordre dont on peut trouver les racines dans l’Antiquité, et qu’on peut décrire abstraitement comme suit : le passage d’un état contestataire où les éléments individuels tendent à se développer pour eux-mêmes, à la formation d’une collectivité rendue stable par l’action coercitive d’un pouvoir extérieur qui maintient chacun des éléments à leur place, ou par les éléments eux-mêmes qui se limitent les uns les autres. Voilà une pensée ancestrale, une métaphysique récurrente et dynamique où entrent en jeu les concepts d’anarchie, de hiérarchie et d’égalité.

La Grèce ancienne

Tout se passe comme si le récit de Thucydide de l’anarchie à Corcyre était tiré d’Hésiode. Quelques siècles avant Thucydide, Hésiode, dans Les Travaux et les Jours, se lamente sur la dégénérescence de l’humanité à l’âge de fer après que la justice eut déserté les lieux et que la lutte naturelle de chacun contre chacun l’eut emporté. Il évoque les mêmes violations des liens filiaux et de la morale, les mêmes « mots tortueux » et les « faux serments », le même goût pour le pouvoir et l’argent, la même violence et le désir de détruire :

Le père alors ne ressemblera plus à ses fils ni les fils à leur père ; l’hôte ne sera plus cher à son hôte, l’ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu’aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu’ils vieilliront, ils ne montreront que mépris ; pour se plaindre d’eux, ils s’exprimeront en paroles rudes, les méchants ! et ne connaîtront pas la crainte du Ciel. Aux vieillards qui les ont nourris, ils refuseront les aliments. Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme tout démesure qu’iront leurs respects ; le seul droit sera la force, la conscience n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal.

Gerard Naddaf peut ainsi déclarer : « Sans la justice, Hésiode pense que les hommes se dévoreraient entre eux comme des bêtes : s’ensuivrait un état de nature semblable à celui de Hobbes, qui n’est pas sans rapport avec le règne qui précédait celui de Zeus. »

Hobbes se fait donc de plus en plus vieux, mais il apparaît également de moins en moins original si l’on s’accorde avec Naddaf pour dire que le règne de la paix et de l’ordre universel est celui de Zeus qui soumet les Titans récalcitrants, et qui sont présentés dans la tradition comme l’archétype de la nature humaine. Comme Detienne et Vernant l’ont mis en lumière dans leur commentaire de la Théogonie où l’on voit apparaître ce système : « il n’y a pas d’ordre cosmique sans différenciation, hiérarchie ou suprématie, mais il n’y a pas non plus de suprématie sans conflit, sans injustice, et sans violence. » Au début du récit, c’est le crime et la rébellion qui règnent chez les dieux, et la société non organisée fait écho à l’état originel amorphe de l’univers ; mais le récit s’achève sur la victoire de Zeus qui règne en maître sur un univers stable et différencié entre le ciel, la terre et l’enfer. Notons cependant que la résolution du chaos par la force et non par un contrat rend ce récit plus nietzschéen qu’hobbesien. Pour Nietzsche, l’« État » est fondé sur de violentes conquêtes et un despotisme impitoyable, nécessaires pour imposer un ordre sur les peuples sauvages indigènes :

J’ai employé le mot « État » : ce qu’il faut entendre par là va de soi – une horde quelconque de bêtes de proie blondes, une race de maîtres et de conquérants, qui, dotée d’une organisation guerrière et ayant la force d’organiser, pose sans hésiter ses formidables griffes sur une population peut-être infiniment supérieure en nombre, mais encore inorganisée et errante. Voilà le commencement de l’État sur terre.

De même, dans la Théogonie, l’ordre est instauré à l’issue d’une bataille sans merci qui dura dix ans pendant laquelle de nouvelles générations de dieux menées par Zeus luttent contre Cronos (son père) et les Titans sans foi ni loi pour gouverner l’univers. Grâce à son intelligence et à son grand pouvoir, Zeus gagne la bataille et abandonne les Titans enchaînés dans l’humide Tartare. Après avoir triomphé une seconde fois contre un dangereux rebelle (Typhon), Zeus distribue les honneurs et les privilèges à chacun des dieux, leur attribuant une place et une fonction dans l’univers. Sous le règne de Zeus, le pouvoir peut demeurer stable à jamais, puisque les querelles des dieux sont encadrées par des serments. Si au contraire les humains brisent si facilement leurs serments, comme ce fut le cas à Corcyre, c’est parce que la discorde, le malheur et le vice furent bannis du ciel pour échouer sur la terre. Tel est le lot des hommes, que Zeus tempère en leur faisant don de la justice mais aussi de la folle espérance, ce « mal si beau », cette Pandore tapie dans la jarre qui contenait tous les malheurs du monde.

Il faut souligner la parenté naturelle entre les Titans et l’espèce humaine, qui rend compte de la conception occidentale du politique, celle d’une contrainte exercée sur l’asociabilité humaine. « Le Titan », remarque Paul Ricœur, « est cette figure à travers laquelle le mal humain s’enracine dans le mal pré-humain. » Dans les mythes orphiques, les hommes descendent des cendres des Titans enterrées par Zeus suite au meurtre de Dionysos. Dans les Lois, Platon évoque l’insoumission des Titans lorsqu’il déclare que si aucune loi n’encadre la musique, on encouragerait la licence démocratique. Cette musique révélerait « la nature des Titans qu’évoque la tradition, et l’homme, prenant modèle sur elle, revenant ainsi à la situation qui est la leur, passerait une existence éternellement douloureuse. » (Doit-on jeter la pierre à Elvis ou aux Beatles ? Lequel est responsable de nos maux présents ? ) Si les hommes sont des Titans par nature, leurs anciens rois sont des émanations de Zeus, leur ancêtre.

Les cosmogonies persistent sous la forme de la dynastie. Nos plus vieilles légendes sur les cités du Péloponnèse évoquent des héros venant d’ailleurs, nés de l’union de Zeus avec une mortelle, et qui se sont mariés aux filles des rois autochtones pour en usurper le trône. L’origine de l’État est la version terrestre de la naissance de l’univers, né de l’union cosmique du Ciel (Ouranos) et de la Terre (Gaïa). L’étranger Lacédémone, fils de Zeus, s’unit à Sparte née de rois terrestres, donnent leur nom aux cités, et de leur union naît la dynastie civilisatrice des peuples de l’Eurotas. Agamemnon, roi de Mycènes, était aussi le descendant de Zeus, et c’est de lui que venait son autorité sur tous les autres rois de son immense armée. Mais à l’époque d’Homère, une réplique fidèle et humaine de la souveraineté universelle de Zeus était déjà impossible depuis quatre ou cinq cents ans, depuis la disparition des anciens royaumes mycéniens. Dans les épopées des poètes du VIIIe siècle, certains règnes monarchiques sont marqués par le sceau du divin. La justice de certains chefs réputés pour être bons ne fait pas seulement prospérer la cité dans Les Travaux et les Jours d’Hésiode, elle fait aussi fructifier la nature. Cependant, les rois à cette époque d’Hésiode avaient non seulement des prérogatives beaucoup plus réduites que celles de leurs ancêtres mycéniens, lointains certes mais toujours dans les mémoires, mais leur autorité elle-même commençait à être remise en cause et entamée par une élite d’opposition. Dans son Archaeology as Cultural History, excellente synthèse sur la préhistoire de la cité grecque à l’époque classique, Ian Morris rend compte de cette résurgence des aristocrates, en notant qu’elle était contemporaine de la reprise des échanges des élites avec l’Orient, après l’« âge des ténèbres » qui succéda à la chute des Rois mycéniens. En vérité, l’esprit agonistique ne caractérisait pas seulement l’élite guerrière, elle touchait aussi, selon Jean-Pierre Vernant, la société tout entière. En rappelant ces vers d’Hésiode – « le potier en veut au potier, le charpentier au charpentier, le pauvre est jaloux du pauvre et le chanteur du chanteur » –, Vernant en déduit que la compétition implique une certaine égalité entre les adversaires, même si elle vise l’établissement d’une hiérarchie. On pourrait également dire qu’une antithèse, la hiérarchie, englobe la suppression de sa propre négation, l’égalité. C’est bien quelque chose de ce genre qui a eu lieu dans la lutte qui opposa les aristocrates au règne monarchique ou tyrannique. Bien avant sa réalisation avec la démocratie athénienne du Ve siècle, l’aspiration à l’égalité politique, l’isonomie, avait été promue par la noblesse de certaines cités archaïques, qui périclitaient au sein de la compétition pour la suprématie. L’isonomie, l’« égalité », était revendiquée par quelques oligarques qui contestaient la confiscation de leurs droits politiques par les tyrans (une « Magna Carta » grecque en quelque sorte). Kurt Raatlaub dit même de l’isonomie qu’elle est un « concept » ou une « valeur aristocratique ».

L’opposition entre égalité et hiérarchie finit par se manifester politiquement sous la forme du conflit entre la souveraineté populaire d’un côté, et l’oligarchie ou la monarchie de l’autre. C’est sous cette forme, avec tout ce que cela implique pour la culture, que cette opposition continuera de se manifester dans l’histoire de l’Occident pendant près de deux mille ans. Morris parle d’une « idéologie du nivellement » qui fait son apparition au viiie siècle, qui se heurte quelque temps à un système aristocratique du pouvoir, et qui finit par triompher dans l’établissement de la démocratie athénienne. L’histoire sociale de la période archaïque, écrit-il encore, « doit être comprise comme un conflit entre ces cultures antithétiques ». Les « niveleurs » étaient partisans d’un régime autogéré, égalitaire et impliquant la participation des citoyens. Par contraste avec l’aristocratie des héros qu’ils enviaient, ils ont élaboré une philosophie du mode de vie du « moyen ». Les désirs corporels seraient ainsi maîtrisés, le développement de la cupidité et de la démesure serait endigué, la pérennité de la solidarité entre les membres de la communauté serait garantie. Pour reprendre les termes de Morris, les niveleurs constituaient une « communauté imaginaire » de gens modérés, de citoyens masculins égaux, sans nostalgie pour le passé ou pour l’Orient. Les aristocrates au contraire, fidèles au modèle de la noblesse mycénienne, cherchaient par-delà leurs compatriotes le fondement de leur identité et de leur autorité. Leur statut dans la société leur venait des dieux, des héros leurs ancêtres, et de l’Orient – d’où ils tiraient leurs insignes divins.

La différence entre ces « cultures antithétiques » était telle que leur présence simultanée dans les cités naissantes déboucha sur l’apparition de factions antagonistes, l’élite faisant bloc contre le peuple, donnant lieu à des luttes qu’on percevait de plus en plus comme des conflits entre les riches et les pauvres. Plutarque raconte comment Anacharsis, l’ami de Solon, se moqua de lui « qui pensait réprimer par des lois l’injustice et la cupidité de ses citoyens », des lois aussi peu solides que des toiles d’araignées et que les riches et les puissants pourraient rompre facilement. Il s’agissait en fait des mesures que le célèbre législateur athénien du début du VIe siècle élabora pour alléger les dettes des pauvres et les sanctions qu’ils subissaient, et étendre le droit à participer à un régime qui jusque-là favorisait quelques privilégiés. Solon répondit à son ami que les hommes tenaient leurs engagements entre eux lorsqu’aucune des parties contractantes n’avait intérêt à les violer, et qu’il travaillait à des lois où il serait plus avantageux pour tous de pratiquer la justice. Sans doute Solon espérait-il, comme d’autres législateurs après lui, qu’il serait plus profitable de reconnaître des droits aux adversaires politiques que de provoquer une sédition et de plonger ainsi la cité dans le chaos. De toute façon, la cupidité des citoyens, la vulnérabilité des lois face à l’égoïsme, l’opposition entre la hiérarchie et l’égalité ainsi que le remède qui consistait à équilibrer les pouvoirs, à supposer que cela eût bien lieu, tout cela montre assez bien comment la métaphysique occidentale de l’ordre était déjà présente au moment de la naissance de la cité classique.

Le Ve siècle est marqué par l’antique opposition entre la hiérarchie et l’égalité, qui se manifesta sous de multiples formes, atteignant son paroxysme idéologique pendant la guerre du Péloponnèse. Même si nous pouvons dater, suivant en cela Ian Morris, la victoire des idéaux démocratiques avec la constitution d’Athènes en 507 av. J.-C., la guerre civile entre les élites et les factions populaires continua à faire rage dans de nombreuses cités grecques pendant plus d’un siècle. D’abord d’obédience aristocratique, les élites furent progressivement associées aux ploutocrates. Dans la République, Platon affirme qu’une cité abrite en réalité plusieurs cités, et se divise tout d’abord en une polis des riches et une polis des pauvres, toujours en guerre, puis se divise encore au sein de ces groupes. Comme nous l’avons vu, pendant la guerre du Péloponnèse, cette lutte endémique se doublait d’une confrontation généralisée dans toute la Grèce entre la démocratie soutenue par Athènes, et l’oligarchie soutenue par Sparte, deux formes des « cultures antithétiques » de la période archaïque. Si les termes « démocratie » et « oligarchie » sont attestés chez Hérodote au milieu du e siècle, ils deviennent chez Thucydide, dans son récit de l’intervention d’Athènes et de Sparte dans la guerre civile de Corcyre, deux causes idéologiques pour lesquelles on meurt. Mais à cette époque, la devise bienfaitrice de l’impérialisme athénien, isonomie, « égalité », avait déjà contaminé les cosmologies et les théories politiques ; et elle se propageait dans les philosophies du corps et dans l’ontologie des composants élémentaires de la nature.

Selon Hérodote, isonomie est « le plus beau nom qui soit ». Le principe de l’isonomie dont Athènes était le modèle impliquait la participation égale de tous les citoyens dans un régime commun, régi par un corps souverain qui se réunissait à l’Assemblée. Puisque les femmes, les esclaves et les étrangers ne possédaient pas ce droit, la démocratie était en réalité fondée sur des principes hiérarchiques extra-constitutionnels pour le moins autoritaires (indépendamment de la question historique de l’esclavage, on retrouve les mêmes contradictions chez les Américains qui se félicitent de « vivre dans une démocratie », alors qu’ils passent la plupart de leur temps dans des institutions non démocratiques comme la famille, l’école, les hauts lieux du capitalisme, sans compter l’armée et la bureaucratie du gouvernement lui-même. Regardez, la démocratie est toute nue !). Pour les citoyens athéniens, l’isonomie signifiait l’égalité devant la loi, l’égalité de parole et de vote à l’Assemblée, et une chance égale de participer au Conseil des Cinq-cents (la Boulê) qui établissait les ordres du jour de l’Assemblée et remplissait des fonctions diplomatiques et judiciaires importantes. Au Conseil, chacune des dix tribus constituées par la réforme de Clisthène en 507 était composée de cinquante hommes tirés au sort, pour une durée d’un an. Alternativement, pour une période de 36 ou 37 jours, chaque tribu assurait la présidence et la responsabilité de l’ensemble du Conseil. Ce système de rotation égalitaire est particulièrement intéressant en ce qu’il établit et comprend un principe hiérarchique dans l’isonomie (nous verrons qu’il en va de même chez les médecins hippocratiques). En effet, la rotation répond à l’idéal aristotélicien d’un régime où les citoyens sont tour à tour gouvernants et gouvernés. Si l’on compare Athènes avec les royaumes de Mycènes et de Minos, la transformation de la souveraineté, de la monarchie à la démocratie, est à la fois multiple et radicale. Reprenons l’analyse de Vernant sur cette comparaison : les royaumes anciens, gouvernés par une personne privée, dont la force mystique émane du palais, ont fini par céder à l’apparition de la polis où les prérogatives gouvernementales reviennent à une collectivité, de manière égale et publique. Rassemblés au centre de la cité (sur l’agora), les citoyens recourent à la raison et à la persuasion pour statuer sur les affaires de la cité, pour concilier leurs propres intérêts privés avec l’intérêt et le bien de la cité – du moins en principe. Vernant écrit :

Le groupe humain se fait donc de lui-même l’image suivante : à côté des maisons privées, particulières, il y a un centre où les affaires publiques sont débattues, et ce centre représente tout ce qui est « commun », la collectivité comme telle. (…) Au lieu que la société humaine forme, comme l’espace mythique, un monde à étages avec le roi au sommet et au-dessous de lui toute une hiérarchie de statuts sociaux définis en termes de domination et de soumission, l’univers de la cité apparaît constitué par des rapports égalitaires, réversibles où tous les citoyens se définissent par rapport aux autres comme identiques sur le plan politique.

Et pourtant, malgré la réciprocité, l’égalité et la collectivité qui la soutiennent, la cité démocratique reste vulnérable aux effets dévastateurs de l’intérêt égoïste de ses citoyens. Les Athéniens n’en étaient que trop conscients. En parlant de « l’appétit du gain que toute la nature poursuit naturellement comme un bien, mais qui se voit ramené par la force de la loi au respect de l’équité », le sophiste Glaucon dans la République évoque la même opposition entre la loi (ou la culture) et l’intérêt égoïste (ou la nature) qui caractérise le récit par Thucydide de la guerre civile de Corcyre. Une telle opposition entre le bien privé et le bien public, selon P. A. Brunt, est « à l’origine de ces dissensions si fréquentes dans les cités grecques, et par conséquent du développement de la philosophie politique en Grèce ». Prenons aussi l’exemple de l’« Oraison funèbre » de Périclès sur la nécessité de cultiver la vertu civique chez les citoyens : ils doivent comprendre que leurs biens privés sont d’autant mieux protégés qu’ils défendent les intérêts de la cité ; voilà ce dont on doit se souvenir lorsqu’on fait l’éloge des hommes tombés au combat. Cette sage maxime de Périclès finira par être reprise par tous les hommes politiques des régimes républicains, ce qui prouve qu’il était souvent nécessaire de la rappeler. Mais au vie siècle av. j.-c., bien avant que Platon et Périclès ne se soucient de politique, Anaximandre de Milet avait déjà fait de l’intérêt égoïste le principe de mise en ordre de l’univers au sein d’un système d’interactions entre des forces égales et opposées.

Le cosmos d’Anaximandre n’est pas un univers ordonné par un dieu tout-puissant, c’est un système naturel auto-régulé par les échanges internes qui se produisent entre les quatre éléments, qui entrent de manière égale dans sa composition. Notons qu’il ne nous reste que des fragments de l’œuvre d’Anaximandre, et que leur obscurité a donné lieu à de nombreuses interprétations, dont à l’époque moderne les interprétations quelque peu absconses de Nietzsche et les riffs heideggériens de la présence de l’Être. Mais la différence entre le cosmos d’Anaximandre et celui que Zeus domine et organise se laisse aisément percevoir, et de nombreux commentateurs l’ont remarquée, comme Charles H. Kahn dans son analyse du système présocratique d’Anaximandre. « Anaximandre », écrit Kahn, « refuse qu’un corps élémentaire ou une partie du monde en particulier puisse dominer les autres ; selon lui, le monde se définit par l’égalité et l’équilibre. »

Anaximandre nie que dès la naissance du monde un élément de son ontologie ait pu produire et dominer tous les autres. L’univers ne vient ni de l’eau, ni d’aucune des autres substances élémentaires ; il naît d’une « autre nature, infinie [apeiron] », qui engendre en elle le ciel et la terre. Selon l’interprétation commune, les éléments constitutifs de l’univers qui se différencient au sein de l’infini sont des couples d’opposés, comme le chaud et le froid, le sec et l’humide. Même si ces éléments sont égaux, ils s’opposent et se repoussent les uns les autres, sans qu’aucun ne parvienne à prendre le dessus. Au lieu de cela, ils remédient à leurs injustes incursions mutuelles en produisant la réalité, bien que toutes les choses ainsi créées finissent, au bout d’un certain temps, par se résoudre et revenir à leurs éléments constituants. Dans « Isonomia », son important article sur le sujet, Gregory Vlastos souligne que la solution qu’Anaximandre apporte au problème de la justice cosmique, modelée sur la justice civile et politique, se démarque complètement de la conception aristocratique ou monarchique de la justice telle qu’on la trouvait chez Hésiode. L’ordre universel, pour Anaximandre, « justifie l’isonomie, au sens où le seul moyen de préserver la justice au sein d’une communauté humaine est de répartir les pouvoirs de manière égale ».

On trouve la même idée d’un ordre résultant d’une contestation entre éléments égaux dans la cosmographie d’Anaximandre, où la terre occupe le centre de l’univers, à égale distance des corps ignés de la voûte céleste. Encore une fois, l’univers demeure stable sans que rien d’extérieur n’ait besoin de le régler. Cet équilibre est le fruit non seulement de l’égalité de distance entre les corps, mais aussi de l’égalité des forces opposées, et cela vaut en particulier pour la terre, centre humide et froid, entouré du ciel chaud et sec. De plus, comme les spécialistes de l’Antiquité l’ont souvent remarqué, cette politique cosmique qui donne à la terre sa place dans l’univers rappelle l’ordre spatial de la polis démocratique, où, au centre des quartiers d’habitations se trouvait l’agora où les intérêts de chacun entraient en collision avant de s’harmoniser.

Le microcosme fonctionne comme le macrocosme : à l’intérieur des corps sains des citoyens, c’est encore l’isonomie qui règne. La santé, du moins telle qu’elle est définie dans le principal traité du médecin Alcméon de Crotone à la fin du VIe siècle av. J.-C., consiste justement en cette « isonomie » ou « égalité des droits » entre les pouvoirs opposés du corps. (Les textes qui citent Alcméon mentionnent parmi ces fonctions le chaud et le froid, l’amer et le doux, l’humide et le sec, mais il devait y en avoir davantage.) La « monarchie » au contraire, ou la domination d’une des fonctions, est cause de maladie et de corruption selon Alcméon. Cette corporologie isonomique a eu une grande influence dans l’Antiquité ; citons notamment la description que Platon donne de la maladie dans le Timée, qui est causée par un excès, un déficit, ou un mouvement « contre nature » d’un des quatre éléments du corps, à savoir la terre, le feu, l’eau et l’air. Charles Kahn rappelle l’abondance des textes qui pourraient illustrer cette conception de la nature comme « interaction dynamique entre des forces opposées », et prend à témoin les successeurs d’Alcméon dans le corpus hippocratique, qui sont une parfaite illustration du « naturalisme du Ve siècle ».

La théorie des humeurs des médecins hippocratiques a étendu et complexifié la notion d’équilibre, en mettant en jeu d’autres facteurs comme l’environnement, le temps, le tempérament ; mais en même temps, la cure allopathique que préconisaient les médecins faisait de l’équilibre un véritable principe, théorique et pratique. Dans un des premiers traités hippocratiques, De la nature de l’homme, les humeurs (par exemple le phlegme) sont liées aux saisons (l’hiver en l’occurrence) par l’intermédiaire d’un élément commun (le froid). La santé consiste alors en un système de rotation égalitaire où chacune des quatre humeurs – le phlegme, le sang, la bile jaune et la bile noire – prédomine sur les autres selon la saison qui lui correspond. Le traitement chez les hippocratiques consiste à prescrire le contraire de l’élément en excès, par exemple de la nourriture froide pour soigner les fièvres ou des bains chauds pour les toux sèches. C’est à travers ce principe allopathique (qui est par ailleurs toujours en usage) que la médecine rejoint la politique dans une arène où l’isonomie est une véritable praxis, c’est-à-dire une règle pragmatique et souhaitable pour l’action. On comprend pourquoi la théorie des humeurs des hippocratiques, que le médecin Galien développa au deuxième siècle de notre ère, pourra être convoquée jusqu’au XVIIIe siècle à des fins politiques, par l’apôtre de l’équilibre des pouvoirs, John Adams. « Certains médecins », écrit-il, « pensaient que si l’on pouvait conserver l’équilibre des humeurs dans le corps, ce dernier serait immortel ; peut-être pourrait-on en dire autant du corps politique si l’on pouvait conserver intact l’équilibre des pouvoirs. » On peut dire que cette idée a traversé les siècles.

Empédocle est l’auteur d’une doctrine qui a également eu une importance capitale : celle des quatre « racines » des choses, à savoir le feu, l’air, l’eau et la terre, éléments qui composent toute la réalité. Les philosophes et les médecins du vie siècle avançaient déjà des théories sur la formation des choses à partir d’éléments opposés comme le chaud et le froid, le lourd et le léger, l’humide et le sec. Empédocle voulait limiter les éléments à quatre, qu’il commence par ranger, et ce n’est pas anodin, aux côtés des dieux dans l’échelle des êtres ; ces substances, naturellement égales, sont mélangées ou séparées par l’intervention des forces égales et opposées de l’Amour et de la Haine ; chaque chose est composée de ces éléments, des arbres aux personnes, en passant par les oiseaux, les bêtes et même les dieux immortels. Nous avons ici affaire à une véritable métaphysique de l’être, une ontologie fondée sur un principe d’échanges réciproques entre des qualités ou des forces égales, à l’instar de l’univers d’Anaximandre, du corps des hippocratiques ou de la démocratie athénienne. Pour reprendre la formule d’Héraclite : « de l’opposition naît la concorde ; de la discorde naît la plus belle harmonie. »

En tant que principe d’ordre, l’isonomie domine tout le Ve siècle à Athènes ; mais cela n’a pas empêché, bien entendu, que se développent avant ou après des thèses fondées sur l’idée de hiérarchie, en particulier chez les grands philosophes. (Les formes de dualisme des anciens semblent réfuter l’hypothèse de Lévi-Strauss, selon laquelle les paires d’opposés obéissent à des classements caractéristiques instables. Encore une fois, l’idéal de l’égalité absolue entre les éléments opposés constitue un problème concret pour les Grecs, et pas seulement pour eux.) Le Politique et le Timée de Platon présentent un monde ordonné, comme celui où Zeus règne sur le désordre des Titans. Toute chose est composée de matière, en tout ou en partie, si bien que tout être sensible a tendance à se perdre dans « un mouvement discordant et désordonné » ; la réalité est dans un état d’anarchie, jusqu’à l’intervention du dieu. « Le dieu introduisit en chaque chose la mesure qui permet de les évaluer quantitativement et de les comparer sur ce plan les unes avec les autres, et cela dans tous les cas et de toutes les façons qu’il leur était possible de revêtir proportion et mesure. » De même la cosmologie d’Aristote, bien qu’elle se débarrasse des figures archaïques de la mythologie, continue de leur rendre hommage en faisant de l’ordre cosmique l’effet d’un décret divin, celui du premier moteur immobile. Le premier moteur immobile accorde à la plus haute sphère céleste un mouvement éternel, lequel met en mouvement une multitude de moteurs secondaires des sphères inférieures, jusqu’au moteur responsable des mouvements incessants des êtres sublunaires.

Dans le même esprit, mais cette fois dans le monde des affaires humaines et politiques, Platon a imaginé une république gouvernée par une élite de bons naturels et d’intellectuels, et ce n’est pas le fait de vivre à Athènes où l’isonomie était de mise qui l’en a empêché. La sagesse de ces gardiens, leur vertu et leur modération étaient censées leur permettre de contenir les désirs pervers de la masse. La maîtrise de soi leur permet de se protéger de la variété bigarrée des appétits, des plaisirs et des douleurs que Platon attribue aux femmes, aux enfants, aux esclaves, et « à la foule de ceux qui ne sont libres que de nom ». Car dans l’âme tripartite de l’élite, la partie rationnelle, avec l’aide de la fonction ardente, est capable de gouverner la partie désirante qui occupe la plus grande partie de l’âme de chacun, et qui est « par nature avide du gain ». L’ardeur et la raison ont pour tâche de surveiller le désir et la convoitise. Sinon, se complaisant dans les désirs du corps, « la partie désirante de l’âme cesse de s’occuper de ce qui lui est propre, et entreprend d’asservir et de diriger ceux qui ne sont pas subordonnés à sa race, et bouleverse l’ensemble de la vie de tous ». Remarquons ici comment la santé de l’âme ainsi hiérarchisée dépend d’une politique de l’équilibre. Et aussi comment la partie désirante de l’âme prend naturellement place entre Pandore et Ève dans la généalogie matrilinéaire de la condamnation de la cupidité des hommes. Enfin, soulignons comment l’opposition entre l’âme rationnelle éduquée et l’âme désirante naturellement insatiable est le reflet intériorisé de la même opposition entre la loi et l’égoïsme naturel, qu’on a rencontrée entre autres chez Thucydide. Il faut encore remarquer qu’en dépit de son hostilité envers les sophistes de son époque, Platon leur emboîte le pas en utilisant la même distinction entre nature et culture à propos du savoir dans l’âme – tout comme Aristote.

Qu’il s’agisse d’une métaphysique égalitaire qui domine à l’époque, ou d’une théorie de la hiérarchie, le principal problème de la culture grecque est toujours de résoudre un conflit latent entre les éléments du système. Mais lorsqu’il s’agit de déterminer quelle en est la cause selon les champs culturels envisagés, les spécialistes sont presque unanimes : avec des présupposés vaguement hérités de Durkheim et de Marx, il ne peut s’agir que de la politique. La cosmologie, la psychologie, etc., sont le miroir de la politique. Avec l’émergence de la cité démocratique, l’isonomie prend le dessus sur la monarchie dans l’enquête sur la nature, comme elle avait triomphé dans la société. La nature est perçue à travers le modèle égalitaire des cités, comme le cosmos d’Anaximandre est le reflet de la polis. Mais cette réduction de la nature à la cité ne permet pas de rendre compte du temps et de la dialectique à l’œuvre dans l’histoire.

Comme on a pu le voir, l’isonomie est sans doute un concept d’origine aristocratique, et cet idéal était au moins autant une condition de l’avènement de la polis démocratique qu’une de ses réalisations (c’est un principe marxiste qui s’applique ici : le plus mauvais des architectes dépassera toujours l’abeille la plus experte, car le premier est capable de construire son œuvre dans sa tête avant de la construire dans la réalité). Il y a aussi plus qu’une simple corrélation entre l’isonomie de la cité et l’opposition équilibrée dans la nature. La théorie du corps d’Alcméon est peut-être démocratique, chacune des humeurs possédant des « droits égaux », mais sa patrie, elle, ne l’était pas : Crotone était une oligarchie restreinte et réputée pour son iniquité. De toute évidence, l’isonomie n’était pas la « superstructure » d’une « infrastructure » existante. Un peu comme ces « tortues » en nombre infini sur lesquelles est posée la tortue, l’isonomie s’insinue dans toutes les structures, jusque dans la nature même des choses. Elle est un pilier de la culture.

Mais le plus important, c’est que pour un Grec, la frontière entre la société et la nature n’était pas si marquée ni solidement ancrée dans les représentations comme c’est le cas pour nos universitaires. Alcméon emploie un vocabulaire politique pour décrire les désordres et les maladies du corps, et Thucydide celui de la maladie pour la discorde de la cité. Ernest Barker rappelle que pour les pythagoriciens, le fondement du politique se trouve dans la nature, car la justice est un nombre carré. Le nombre carré représente l’harmonie par excellence : ses côtés sont égaux et le nombre de côté est égal à la valeur numérique de chacun des côtés. « Il s’ensuit que la justice dépend de l’égalité des parties du pouvoir politique. » De même dans les Phéniciennes d’Euripide, Jocaste supplie son fils Étéocle d’obéir à la même loi que son frère Polynice :

C’est l’égalité qui a fixé aux humains les mesures et les divisions de poids ; c’est elle qui a défini le nombre ; la nuit à la paupière obscure et la clarté du soleil suivent d’un pas égal le cercle de l’année. (…) Et quand le soleil et la nuit sont asservis à la mesure, ne supporteras-tu pas, toi, d’accorder à ton frère une part d’héritage égale à la tienne ? Où est alors la justice ?

Charles Kahn a montré que pour un Grec, nature et société étaient des termes interchangeables. Ce sont les philosophes du Ve siècle qui ont tenté d’instaurer une séparation entre les deux : nature et société deviennent des contraires « suite aux débats sur le rapport entre physis [la nature] et nomos [la loi] ». Ce dualisme constitue la base même de notre triangle métaphysique : les systèmes culturels de l’égalité et de la hiérarchie tentent de contenir et de maîtriser une nature humaine présociale ou anti-sociale.

Sur ce point, les sophistes sont nos principaux suspects. À propos de la « descendance si tenace » du dualisme nomos-physis dans la culture politique de l’Occident, Giorgio Agamben écrit :

La polémique sophistique contre le nomos en faveur de la nature (qui se développera sur un ton de plus en plus vif au IVe siècle) peut être considérée comme la prémisse nécessaire de l’opposition entre l’état de nature et le commonwealth que Hobbes place au fondement de sa conception de la souveraineté.

Bien entendu, il faudrait inclure dans les sources d’inspiration de Hobbes le nom de Thucydide, qui connaissait les discours des sophistes, et en particulier ceux de Gorgias et d’Antiphon. Il ne faudrait pas oublier d’autres figures plus anciennes, car les sophistes n’ont pas été les premiers à examiner les conséquences du conflit entre la nature humaine et la cité, même si leurs prédécesseurs n’utilisaient pas les catégories de physis et de nomos, du moins dans le sens qu’elles prendront au Ve siècle. Le vice et la cupidité de l’homme sont, depuis Hésiode, l’ennemi de l’ordre. Les poètes tragiques ont pris le relais. « La nature l’a voulu, et elle ne se soucie pas de la loi », lit-on dans un fragment d’Euripide. De même dans l’Antigone de Sophocle, la loi de la cité n’a aucun pouvoir sur les liens de sang. Nous reviendrons sur l’importance de la parenté, ainsi que sur la contrariété naturelle entre une bonne et une mauvaise nature réciproque. De toutes les interprétations possibles des combinaisons entre les termes nomos et physis, qui dépendent de celui qu’on choisit de considérer comme bon et fait pour régner, l’idée « rousseauiste » d’une nature qui serait pure et d’une culture décadente a toujours été secondaire par rapport à son pendant « hobbesien » dans l’histoire de l’Occident ; ou plutôt, elle l’a suivi comme son ombre, tout comme le péché originel évoque le jardin d’Éden. Et pourtant, selon Agamben, notre anthropologie s’est toujours adossée, depuis la fin du Ve siècle, à la vision pessimiste que les sophistes avaient de la nature humaine. Un être ne poursuivant que son intérêt, rivalisant de cruauté avec ses pairs, telle est la bête dont la culture doit s’accommoder, et souvent en vain.

La culture pourrait-elle tirer son épingle du jeu s’il ne s’agissait que de croyances et d’habitudes locales et non de dispositions profondément enracinées dans l’individu ? « Les choses belles et les choses justes », dit Aristote, « donnent lieu à de telles divergences et à de telles incertitudes qu’on a pu croire qu’elles existaient seulement par convention, et non par nature. » Bien entendu, Aristote n’était pas un sophiste, mais il s’en remettait à la nature, à son authenticité et même à son autorité. C’est pourquoi il conçoit, comme beaucoup, les différences culturelles comme le fruit de la multiplicité des agents, par opposition à l’autodétermination des choses naturelles. Les propriétés des choses naturelles ne peuvent être modifiées par la volonté des hommes ou par l’habitude. Lancez une pierre un millier de fois, elle redescendra toujours puisque telle est sa nature. Arthur Lovejoy et George Boas font remarquer qu’à l’époque d’Aristote, physis a fini par prendre le sens des « propriétés objectives ou des réalités indépendantes dans le monde extérieur, dans le vocabulaire de la cosmologie et de la métaphysique, et ainsi à exprimer plus concrètement le concept d’objectivité ». Dès l’Antiquité, physis avait le sens qu’on retrouve dans les « lois de la nature » immuables, deux mille ans avant leur invention dans la tradition scientifique occidentale ; et le terme renvoyait plus particulièrement aux désirs des forts ou des dominants face aux faibles et aux dominés. Telle est la « loi de la nature » qu’invoque le sophiste Calliclès dans le Gorgias. Thucydide fait dire aux Athéniens passablement la même chose face aux malheureux Méliens qu’ils assiégeaient ; nous reviendrons sur ces textes. Parce que la physis renvoie à une nécessité indépendante, elle est « sans sujet », à moins qu’un dieu ait créé le monde, si bien que pour les hommes, la nature renvoie à ce dont ils ne sont pas responsables dans leur comportement : les besoins inhérents et involontaires de la nature humaine. L’absence de sujet est un trait essentiel de l’idée que l’Occident se fait de la « nature », contrairement à tous les peuples qui vivent dans un monde imprégné de subjectivité, un univers habité par le soleil, la lune, les étoiles, les animaux, les montagnes, le tonnerre, les plantes, autant de personnes non humaines.

Pour les Grecs, le nomos relève de l’agir humain : on le connaît et on le pratique en tant que sujet, d’où sa contingence, sa précarité, et même son impuissance par rapport à la nature à modifier la réalité. Dans un argument sophistique qu’il s’apprête à réfuter, l’Athénien des Lois décrit l’art, dernier-né de l’activité humaine, par opposition à la nature :

La technique (…), activité elle-même mortelle résultant de choses mortelles, engendra par la suite des jouets qui ne participent que faiblement à la vérité et qui ne sont que des images apparentées à ces techniques elles-mêmes, ceux par exemple qu’engendrent la peinture, la musique et toutes les techniques qui leur sont associées. (…). Et tout naturellement seule une toute petite part de la politique, prétendent-ils, a quelque chose à voir avec la nature ; mais elle a beaucoup à voir avec la technique. Aussi la législation dans son ensemble relève-t-elle non pas de la nature, mais de la technique, et la vérité manque-t-elle à ses décrets.

Qu’il s’agisse de l’art, de la loi, de la politique ou plus généralement des mœurs, les nomoi issus des mains de l’homme présentent toutes les propriétés (lockéennes) des qualités secondes de la perception, comme le chaud et le froid, le doux et l’amer. Mais ce qui a condamné le concept de culture dans la tradition occidentale, c’est que le nomos est devenu synonyme du faux par opposition à l’authenticité et à la réalité de la nature. La vérité de la culture, création humaine artificielle, n’est pas la vérité de la nature. Selon Lovejoy et Boas :

Il s’est produit un phénomène linguistique important dans l’histoire, d’un point de vue éthique, lorsque le terme [nomos], qui signifiait auparavant « par convention » ou « conformément aux mœurs », se mit à signifier « par erreur », s’appliquant non seulement à l’idée de « subjectivité » mais aussi à l’adverbe « conformément ».

La vérité de la nature et la fausseté de la culture est une opposition qui nourrit les anthropologies complémentaires que j’ai qualifiées de manière réductrice de rousseauiste et de hobbesienne ; toutes deux privilégient la nature par rapport à la culture, tout en donnant à la nature un sens contradictoire. La première, qui considère que la pureté et la bonté de la nature sont sous le joug de la culture, persiste dans les mythes nostalgiques de Cronos, du jardin d’Éden et du bon sauvage qui vivait encore dans les Amériques et les îles de Tahiti au début de l’époque moderne. La médecine hippocratique et galénique s’est ralliée à cette conception, au sens où la santé était conçue comme l’état naturel du corps, et où le traitement de la maladie consistait à corriger et à rétablir son équilibre, ou à laisser faire la nature. L’idée d’une authenticité de la nature humaine persiste dans les invocations de la loi naturelle, avec la foi parfois utopique dans les droits naturels de l’homme et une morale universelle. Aujourd’hui encore, l’idée d’une nature bénéfique, aux antipodes d’une culture corruptrice, rejaillit comme un argument commode pour promouvoir les produits bio ou des eaux de sources pures et « primitives » des îles Fidji (ce qui une fois dans des bouteilles en plastique doit donner un bon « bouillon de culture »). L’autre conception de la nature humaine, plus sombre, a profondément marqué les esprits, comme on peut le voir dans les innombrables types de relations qu’on a établies entre la cupidité naturelle de l’homme et l’ordre émanant de la culture, comme chez les sophistes et leur compagnon de route, Thucydide. Ces derniers ont virtuellement posé les fondements de toute la pensée occidentale sur la société.

À part Protagoras, qui croyait qu’avec l’assistance des dieux, le sens de justice et le respect mutuel auraient raison des tendances asociales des hommes, la plupart des arguments avancés sont franchement cyniques. Prenons un exemple radical, l’irruption de Thrasymaque dans la République qui affirme que la force prime sur le droit en disant : « le juste n’est rien d’autre que l’intérêt du plus fort. » Suivant cette affirmation, la structure même de la société reflète l’intérêt égoïste du parti le plus puissant, que ce soit le peuple dans les démocraties, le petit nombre dans les oligarchies, ou un seul homme dans les tyrannies. De même l’orateur Lysias déclare : « il faut avant tout se souvenir que nul n’est par nature un oligarque ou un démocrate, mais que chacun s’efforce d’établir la constitution qui lui sera avantageuse. » Cela ressemble au principe de Bentham, selon lequel la société n’est rien d’autre que la concrétion de la poursuite par chacun de son propre intérêt. Dans le Gorgias, Calliclès élabore un discours plus subtil et plus en phase avec notre sociobiologie et la recherche de précédents chez les animaux : l’ordre et les bons sentiments ne sont que des déguisements d’un amour de soi naturel, qui rend les premiers d’autant plus fragiles. Ces nomoi qui se donnent pour bons sont en réalité des armes pour la masse des faibles qui luttent pour leurs intérêts contre un petit nombre de forts. En promouvant le règne de la justice et de l’équité, dissimulant leur intérêt personnel sous la raison collective, la majorité des faibles s’octroie un avantage que la nature lui refuserait, en empêchant le petit nombre d’exercer sa force en leur jetant l’opprobre. Ainsi, dit Calliclès, ce qui est juste par nature devient injuste par convention, mais la société ne sera jamais à l’abri de la loi du plus fort. Qu’il s’agisse d’animaux, d’États ou de races, il est juste que le fort ait l’avantage sur le faible, le meilleur sur le pire, le plus puissant sur le moins puissant ; c’est ce que la nature nous enseigne :

De quelle justice Xerxès s’est-il servi lorsque, avec son armée, il attaqua la Grèce, ou son père quand il fit la guerre aux Scythes ? Et encore, ce sont là deux cas parmi des milliers d’autres à citer ! Eh bien, Xerxès et son père ont agi, j’en suis sûr, conformément à la nature du droit – c’est-à-dire conformément à la loi de la nature –, mais ils n’ont certainement pas agi en respectant la loi que nous établissons nous ! Chez nous, les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu’il faut être égal aux autres et que l’égalité est ce qui est beau et juste. Mais, j’en suis sûr, s’il arrivait qu’un homme eût la nature qu’il faut pour secouer tout ce fatras, le réduire en miettes et s’en délivrer, si cet homme pouvait fouler aux pieds nos grimoires, nos tours de magie, nos enchantements, et ainsi toutes nos lois qui sont contraires à la nature – si cet homme, qui était un esclave, se redressait et nous apparaissait comme un maître, alors, à ce moment-là, le droit de la nature brillerait de tout son éclat.

Quand dans le fameux « dialogue mélien » relaté par Thucydide, les Athéniens invoquent la même loi de domination, on pourrait penser que le recours à la « nature humaine » a exactement la même fonction que dans l’Occident moderne, une justification toute prête de pratiques culturelles amorales comme la soumission des femmes, la monogamie sérielle ou l’amour de l’argent. En rendant la nature responsable, chacun se dédouane de tout conflit moral (par exemple entre l’impérialisme et l’égalité démocratique [isonomie]), en particulier quand il en est l’acteur. C’est ainsi que les Athéniens font comme s’ils n’avaient pas d’autre choix que de dominer les faibles Méliens. Car leur impérialisme n’est rien d’autre que l’expression de la loi universelle et éternelle de la nature :

Nous croyons, étant donné ce qu’on peut supposer des dieux et ce qu’on sait avec certitude des hommes, que les uns et les autres obéissent nécessairement à une loi de nature qui les pousse à dominer les autres, chaque fois qu’ils sont les plus forts. Cette loi, ce n’est pas nous qui l’avons faite et nous ne sommes pas les premiers à l’avoir mise en application une fois qu’elle a été établie. D’autres l’ont transmise et nous lui obéissons, comme feront tous ceux qui viendront après nous. Nous savons que vous-mêmes ou tout autre peuple, vous n’agiriez pas autrement si vous disposiez d’une puissance comparable à la nôtre.

Thucydide montre dans la Guerre du Péloponnèse comment le dualisme entre une nature sombre et une culture précaire permet les renversements les plus étonnants ; parmi les nombreuses relations entre ces deux termes, certaines sont contradictoires. Et lorsque l’invocation de la nature humaine ne convient pas, Thucydide l’occulte, tout simplement. Dans le passage du « dialogue mélien » où c’est la loi du plus fort qui s’applique, il semble oublier un passage important du livre i où les Corinthiens et leurs alliés spartiates nient agir comme les impérialistes Athéniens, alors qu’ils pourraient assurément le faire. En effet, contrairement aux Athéniens, avides d’un pouvoir qui dépasse leur puissance, les prétentions des Spartiates ont toujours été en deçà de leur puissance réelle. Ce passage est crucial dans l’œuvre de Thucydide : il souligne une différence de caractère entre Sparte et Athènes qui explique la différence de leur politique étrangère et de leur stratégie militaire respectives ; on pourrait en conclure que les Spartiates avaient réussi à défier la nature humaine.

L’amour naturel du pouvoir a lui aussi des effets contradictoires, puisque c’est lui que Thucydide rend responsable du soulèvement de Corcyre et de l’impérialisme athénien. Dans le premier cas, l’amour du pouvoir est « l’ennemi de toute forme de supériorité », alors que dans le second, il en est la cause principale. Voici un exemple, parmi tant d’autres, d’une nature humaine qui tantôt crée la culture, tantôt la détruit. Dans un autre exemple de renversement entre nomos et physis, la culture apparaît selon Thucydide comme le masque bienveillant d’une nature humaine égoïste prête à verser dans la folie destructrice. La guerre civile de Corcyre était le premier de tous les conflits dont la cause est l’« amour du pouvoir qui s’enracine dans la cupidité et l’ambition personnelle » ; et pourtant les chefs de ces luttes « cherchaient des marques d’honneur pour eux-mêmes dans l’intérêt public dont ils prétendaient se soucier », en allant jusqu’à parer le désordre qu’ils provoquaient « de séduisants mots d’ordre, égalité politique de tous les citoyens d’un côté, gouvernement aristocratique sage et modéré de l’autre ». Ou bien la culture est une forme policée de pulsions naturelles, ou bien, lorsque la cité repose sur des principes de justice, de moralité, d’égalité ou d’autres nobles appellations, elle n’est qu’un déguisement superficiel d’une nature humaine plus vraie et plus puissante. Pendant le débat à l’Assemblée d’Athènes sur le sort qu’elle devait réserver à la cité rebelle de Mytilène, Diodote déclare : « bref, il faut être bien naïf pour ne pas voir qu’il est impossible de brider la nature humaine à l’aide des lois ou d’une menace quelconque et d’arrêter ainsi des hommes engagés avec ardeur dans quelque entreprise. »

En un mot, qu’elle soit créatrice d’ordre ou de désordre, sous sa forme policée ou le contraire, dans sa vérité nue ou sous une forme déguisée, la nature humaine sera toujours la nature humaine. C’est l’histoire d’une lutte où la nature humaine agit contre la nature humaine, et où, indétrônable, elle sort toujours vainqueur. C’est elle qui règle la politique impérialiste américaine dans l’histoire, à ceci près que les États-Unis qui propagent l’individualisme dans le monde l’ont rebaptisée « liberté individuelle ». Mais en tout état de cause, la volonté d’instaurer partout la démocratie néolibérale repose sur l’antique présupposé que la culture est un vernis superficiel et sensible aux attaques de l’avidité naturelle de l’homme, renforcée par la loi du plus fort. Que dit Full Metal Jacket, le film de Stanley Kubrick sur la guerre du Vietnam ? Quelque chose comme : « derrière chaque Viet, il y a un Américain qui attend d’être libéré. » On présuppose que la propriété personnelle, alias le « désir de liberté », est une aspiration commune à tous les hommes, et qu’une fois débarrassée des coutumes locales, au besoin en utilisant la force, elle permettrait à tous les peuples d’être heureux et justes, comme nous. Dans un livre récent sur la guerre en Irak, George Packer commente la fameuse sortie de Donald Rumsfeld, alors secrétaire américain à la Défense, à propos des pillages après l’arrivée des troupes américaines en Irak : « ce sont des choses qui arrivent » ; le sophisme est évident :

Les mots que Rumsfeld a utilisés, et qui allaient faire le tour du monde, supposent toute une philosophie politique. Le secrétaire à la Défense voit dans une situation d’anarchie les premiers pas d’une démocratie. Pour lui, et pour d’autres membres de l’administration Bush, la liberté est l’absence de contrainte. Dieu a donné à la nature humaine la liberté ; elle n’est pas le produit des institutions ou des lois humaines. Détruisez une tyrannie qui a duré trente-cinq ans, et vous verrez bientôt apparaître la démocratie, parce que tous les peuples veulent être libres.

Une autre conception de la condition humaine

Sans doute l’opposition entre nature (physis) et culture (nomos) est-elle devenue problématique au moment de l’apparition de l’État, lorsque ce dernier empiétait sur les liens « naturels » de la parenté ; mais la question demeure : pourquoi en Grèce, et pas dans les sociétés qui connaissaient le même développement ? En tous les cas, il convient de souligner que les conflits violents entre l’État et les structures de parenté, qui depuis Homère étaient devenus un lieu commun chez les poètes, impliquaient une réflexion approfondie du partage nature-culture. Dans l’Antigone de Sophocle, la tragédie repose sur l’incompatibilité, incarnée par la défiance d’Antigone vis-à-vis de Créon, alors tyran de Thèbes, entre les principes de parenté et les prescriptions de la cité. En lui interdisant d’inhumer son frère, mort sous les coups de la cité dont il était l’ennemi, Créon fait primer la loi de l’État sur les devoirs familiaux d’Antigone. L’intransigeance de Créon perdure jusqu’à ce qu’il devienne victime de la même opposition, la loi qu’il avait édictée entraînant la mort de son fils. La morale de cette histoire n’est peut-être pas simplement une variante du dualisme qui oppose la nature et le bien à la culture et au mal. L’injonction du devoir familial implique une conception de la condition humaine que nos philosophies de la nature humaine n’avaient sans doute pas soupçonnée, car que signifie l’« intérêt personnel » dès lors que la personne et l’intérêt sont des relations interpersonnelles et non des propriétés des individus ?

Au-delà des controverses habituelles sur la nature humaine et leurs conséquences sur la notion de culture, la tradition occidentale a depuis toujours abrité une autre conception de l’ordre et de l’être, celle que les anthropologues ont souvent étudiée : la communauté fondée sur la parenté. Il est vrai que l’Occident n’insiste pas tellement sur cette dimension de la condition humaine, même si (ou peut-être parce que) les relations familiales et de parenté sont la source de nos sentiments et de nos attaches les plus profonds. Nos philosophies de la nature humaine qui ignorent cette dimension proviennent la plupart du temps de grandes sociétés organisées selon des principes radicalement différents. Ce que nous préférons voir dans la nature humaine, ce sont les désirs des hommes adultes et bourgeois, en excluant massivement les femmes, les enfants, les anciennes coutumes, au détriment du principe universel de la sociabilité humaine, la parenté. On pourrait penser que la nature humaine naît au foyer, mais il faudrait alors renoncer à l’idée d’intérêt personnel dans la mesure où la charité a toujours été là.

Cette contradiction latente permet d’expliquer certaines prescriptions étonnantes concernant les liens de parenté dans la communauté et la constitution de la subjectivité chez les Anciens. Platon et saint Augustin ont tous deux élaboré un système de parenté de type hawaïen en guise de modèle de société pour l’ensemble de l’humanité : Augustin affirmait que la famille constitue le premier ordre social de l’humanité, émané de Dieu, tandis que Platon imaginait une société civile idéale constituée d’élites dans sa République utopique. Dans les systèmes de parenté hawaïens, chacun est relié à tous les autres membres de la communauté en tant que mère, père, frère, sœur, fils ou fille. Tout ceci n’est pas en vain, déclare Augustin : l’amour universel de Dieu nous rend tous descendants d’un seul ancêtre, et fait de l’humanité une seule et même famille. L’évêque d’Hippone devançait ainsi de quelque 1 500 ans les analyses de E. B. Tylor sur le tabou de l’inceste – « marie-toi à l’extérieur, ou meurs » – la prohibition des unions à l’intérieur d’une même famille permettant de multiplier les liens de parenté et d’élargir ainsi la famille (une sœur, une femme, puis d’autres parents, plutôt qu’une sœur qui serait en même temps sa femme, et une seule et même famille). En invoquant une communauté liée par un ancêtre commun, l’inclusion des parentés éloignées dans des liens primaires de la parenté (la parenté classificatoire), le tabou de l’inceste et l’exogamie, ces anthropologies anciennes percevaient d’ores et déjà la parenté comme un type d’ordre collectif.

C’est pourtant Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, qui a donné de la parenté la meilleure définition. En lisant les chapitres sur les liens d’amitié entre les différents parents, on croirait lire Marilyn Strathern (sur les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée) ou Janet Carsten (sur les insulaires d’Indonésie) qui définissent la parenté comme un ensemble de relations à autrui constitutives de l’identité subjective et objective de la personne. Car pour Aristote, ceux qui sont liés par la parenté partagent une même identité dans deux sujets différents ; les enfants sont les autres « moi » de leurs parents ; les frères, les cousins, et autres parents plus éloignés sont liés par un sentiment d’entre-appartenance, même à des degrés divers :

Ainsi les parents aiment leurs enfants comme eux-mêmes (les êtres qui procèdent d’eux sont comme d’autres eux-mêmes, « autres » du fait qu’ils sont séparés du père) et les enfants aiment leurs parents comme étant nés d’eux ; les frères s’aiment entre eux comme étant nés des mêmes parents, car leur identité avec ces derniers les rend identiques entre eux, et de là viennent les expressions être du même sang, de la même souche, et autres semblables. Les frères sont par suite la même chose en un sens, mais dans des individus distincts. (…) La communauté de sentiments entre cousins ou entre les autres parents dérive de celle des frères entre eux, parce qu’ils descendent des mêmes ancêtres. Mais ils se sentent plus étroitement unis ou plus étrangers l’un à l’autre suivant la proximité ou l’éloignement de l’ancêtre originel.

Si je puis me permettre une généralisation : la parenté désigne une relation mutuelle. Les parents s’appartiennent mutuellement. Cette mutualité peut se manifester sous la forme d’une identité, comme chez les frères ou les descendants d’un même ancêtre. Mais elle peut également prendre la forme d’une relation de réciprocité et de complémentarité, comme chez le mari et la femme. Dans tous les cas, la relation à l’autre, et donc à l’autre soi-même, définit intrinsèquement l’existence de chacun.

Aristote parle de la parenté d’identité, une seule et même identité dans des sujets distincts du fait de la naissance ou de la descendance, et objectivée par le partage d’une même substance corporelle : il s’agit ici de personnes « du même sang » ou de la même souche. Cependant, en insistant sur la parenté de naissance ou de descendance, l’analyse aristotélicienne de la parenté demeure incomplète. Il manque en effet une réflexion sur la distinction très ancienne en Occident entre la parenté naturelle de naissance ou de « sang », et les liens humains du mariage ou établis par la loi : on retrouve ici la même opposition entre physis et nomos, que David Schneider a reconnue dans un essai célèbre sur le système de parenté dans l’Amérique moderne. Pourtant, la consanguinité n’est pas nécessairement une tendance universelle dans les systèmes de parenté, et n’est pas non plus constitutive de l’identité d’un groupe de personnes. Les ethnologues ont trouvé des peuples qui fondaient les liens de parenté, de solidarité et d’identité sur d’autres principes, par exemple un lieu, une histoire ou des droits de propriété en commun, des échanges de dons, la production de nourriture, des souvenirs partagés, autant de moyens d’établir une relation mutuelle. Nul besoin de répéter, sinon contre les délires de la sociobiologie, que le critère des relations de parenté n’est pas nécessairement généalogique, et qu’il n’implique aucune espèce d’identité corporelle entre les parents : le partage d’une substance commune n’est pas une condition nécessaire de la parenté. Ce qui en revanche vaut universellement dans la description aristotélicienne de la parenté comme distribution d’une seule entité dans plusieurs sujets, c’est une éthique de l’identité : l’amour que doivent se porter mutuellement les parents. Parce qu’ils partagent une même identité, ils sont égaux, malgré des différences d’un autre ordre, et la relation économique qui doit s’appliquer entre eux est l’assistance mutuelle. La « parenté » [kinship] et la « bienveillance » [kindness], selon E. B. Tylor, ont une racine linguistique commune qui renvoie clairement à l’un des piliers de la vie sociale.

Mais en dépit de cette éthique de l’amour et de l’assistance mutuels, un groupe de « personnes identiques » ou un « même peuple » dont les membres sont liés par des relations de parenté ne peuvent se reproduire par eux-mêmes ; le tabou de l’inceste les empêche de se reposer sur leur capacité de reproduction et les fait dépendre de peuples extérieurs pour répondre à ce besoin. Les échanges matrimoniaux, en transmettant certains membres d’un groupe à d’autres foyers, font circuler la puissance vitale, établissant ainsi des relations de parenté essentielles de différence et d’alliances, donnant naissance à des enfants complémentaires (ces transmissions requièrent habituellement l’action reproductive des hommes dans les systèmes matrilinéaires, des femmes dans les systèmes patrilinéaires, ou des deux dans d’autres systèmes de parenté). La parenté par alliance a en quelque sorte sa propre vie, elle manifeste concrètement une des propriétés mystiques de la condition humaine : l’existence des hommes dépend de pouvoirs de vie et de mort sui generis, dont ils ne sont ni les auteurs ni les maîtres ; ces pouvoirs existent à l’extérieur de l’organisation de leur communauté. Si les gens contrôlaient leur propre existence, ils ne mourraient pas. Ils ne maîtrisent pas plus les éléments, les saisons, ou les facteurs dont leurs biens dépendent. On comprend dès lors pourquoi de nombreuses études ethnographiques font état de la relation entre les parents par alliance et des entités cosmiques qui gouvernent le destin de l’homme, puisque ce sont elles qui ont le pouvoir de donner la vie et de la retirer, par l’intermédiaire des transactions matrimoniales. Même des dieux importants peuvent être liés par alliance, et des parents par alliance importants être des dieux. D’où cette fameuse observation d’Edmund Leach : « la parenté par alliance est considérée comme une influence métaphysique. » Les bénédictions et les malédictions passent par des liens par alliance. Nous voyons ici que dans le système de parenté, comme dans les relations entre les éléments de l’univers en général, l’altérité est la condition de l’existence de l’être.

Les études ethnographiques parlent d’un « moi inter-personnel » (les Indiens d’Amérique), ou d’un moi comme « lieu de relations sociales ou de biographies partagées » (les îles Carolines), ou encore de personnes comme de « lieux multiples et composites des relations qui les constituent » (les hauts plateaux de Nouvelle-Guinée). À propos de la notion africaine d’« individu », Roger Bastide écrit : « il n’existe que dans la mesure où il est “extérieur” ou “différent” de lui-même. » Il est clair que dans ces sociétés, le moi ne se confond pas avec l’individu bien défini, unique et autonome que nous connaissons – comme cet individu en particulier de nos théories sociales, sinon de notre propre système de parenté. La personne individuelle est plutôt le lieu de multiples moi avec lesquels elle est liée par des relations mutuelles ; pour la même raison, chaque « moi » est plus ou moins disséminé dans d’autres personnes. C’est McKim Marriott qui, remarquant ce phénomène en Inde, fut le premier à lui appliquer un traitement anthropologique :

Les personnes au sens d’acteurs individuels ne sont pas perçues comme des « individus » en Asie du Sud, c’est-à-dire des unités bien définies et indivisibles comme dans la théorie sociale et dans la psychologie occidentales, ou même pour le sens commun. Les personnes semblent plutôt considérées en Asie du Sud comme « dividuelles » ou divisibles. Pour exister, les personnes dividuelles se nourrissent d’influences matérielles hétérogènes. Elles doivent également céder des particules de leur substance propre, comme des essences, des résidus, ou d’autres sources actives d’influence. Elles peuvent alors se reproduire dans d’autres objets dont la nature est celle des personnes où elles ont pris naissance.

En résumé, dans les relations de parenté, les autres deviennent une propriété de ma propre existence, et vice-versa. Je ne parle pas ici d’un échange de points de vue, qui selon les phénoménologues définit toutes les relations sociales directes. Je veux parler de l’intégration de certaines relations qui conditionnent la participation de l’autre dans ma propre existence. Si « je suis l’autre », alors l’autre me concerne.

En tant que membres les uns des autres, ceux qui sont liés par ces relations vivent la vie de leurs parents, et meurent avec eux. On travaille et on agit en termes de relations, au nom de son enfant, de son cousin germain, de son mari, du membre de son clan, du frère de sa mère, etc. : l’autre est toujours à l’horizon. À ce propos, Marilyn Strathern remarque qu’en Nouvelle-Guinée, ni l’agentivité [agency], ni l’intentionnalité n’est la simple expression de l’individualité, au sens où l’être de l’autre est la condition interne de l’activité de chacun. Cela ne s’applique pas seulement au travail, mais aussi à la consommation qui « n’est pas seulement une question de substitution de soi », écrit Strathern, « mais de reconnaissance et de contrôle des relations ». Contrairement à l’individualisme bourgeois traditionnel, le corps n’est pas une propriété privée de l’individu. « Le corps est sous la responsabilité d’une micro-communauté qui le nourrit et prend soin de lui », écrit Anne Becker à propos des Fidjiens ; « par conséquent, donner une forme au corps relève davantage de la communauté que de l’individu. » Le village se soucie et commente l’apparence des corps, car le corps traduit la capacité de la communauté à s’occuper de ses membres, et la capacité des individus à servir les autres. Dans des communautés de parenté, le corps est un corps social, un lieu d’empathie, de souci et de responsabilité envers autrui, comme il est réciproquement dévoué au bien-être d’autrui. Il s’ensuit qu’il n’y a aucune expérience exclusivement individuelle ; au sens où les personnes sont membres les uns des autres, toutes les expériences sont partagées. Non pas dans la sensation, mais bien au niveau du sens : le corps est le moyen que les hommes utilisent pour exprimer le sens des événements. « L’expérience se diffuse entre les personnes », écrit Maurice Leenhardt à propos de la Nouvelle-Calédonie, « elle n’est pas spécifiquement individuelle. » Quand une personne est malade, elle souffre d’une transgression morale ou religieuse commise par ses parents, ce qui est un phénomène commun en ethnologie. Nombreuses sont les sociétés où les parents doivent être dédommagés pour les blessures d’un des leurs (davantage lorsqu’il meurt, moins lorsqu’il se fait couper les cheveux). Souvent, les parents par alliance du défunt ou du blessé reçoivent un droit de compensation spécifique, car ils sont la source de sa vie. On peut lire ainsi à propos des Tlingit de la côte du Nord-Est :

Parce qu’ils sont très liés les uns aux autres, tous les membres du clan sont affectés lorsque l’un d’entre eux subit un affront ou est blessé physiquement, sans parler de sa mort. Si le membre d’un clan se blesse lui-même, non seulement il doit offrir un festin et des présents à la « partie opposée » [c’est-à-dire aux parents par alliance de l’autre moitié], mais on attend également qu’il offre un festin pour les membres de son propre clan, pour les dédommager de l’embarras que cause son enlaidissement.

De même, il existe de nombreuses sociétés où on meurt symboliquement en même temps que ses parents ; on ne se contente pas de s’infliger des blessures, mais on s’éloigne de la société selon des rites de deuil qui sont la négation d’une personnalité sociale normale : vie solitaire, flagellation, interdiction de se laver, etc. Certes, ces pratiques ne sont pas universellement répandues, mais souvent, les personnes ne meurent pas seules. La mort aussi est un événement partagé.

L’égoïsme serait-il naturel ? Pour la majeure partie de l’humanité, l’égoïsme que nous connaissons bien n’est pas naturel au sens normatif du terme : il est considéré comme une forme de folie ou d’ensorcellement, comme un motif d’ostracisme, de mise à mort, du moins est-il le signe d’un mal qu’il faut guérir. La cupidité exprime moins une nature humaine présociale qu’un défaut d’humanité. Elle creuse un abîme dans les relations mutuelles qui définissent l’existence humaine. Si le moi, le corps, l’expérience, le plaisir, la peine, l’agentivité et l’intentionnalité, et peut-être même la mort, sont des relations interpersonnelles pour tant de sociétés, et selon toute vraisemblance dans la totalité de l’histoire humaine, alors, la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connue en anthropologie.

La monarchie médiévale

De la pensée théologique de saint Augustin à la sociologie d’Émile Durkheim, la société repose sur ce qu’il y a de pire en nous. Du Moyen Âge aux Temps modernes, on a considéré que la société était l’antidote coercitif nécessaire à notre égoïsme. De plus, cette méchanceté inhérente à notre nature, il n’y a que l’homme qui en soit l’auteur. Paul Ricœur remarque que le propre de la cosmogonie occidentale est de ne considérer le mal ni comme une condition originaire ni comme une tragédie orchestrée par les dieux ; il relève uniquement de la responsabilité de l’homme, de cet homme imbu d’amour de soi, qui désobéit à Dieu pour se flatter lui-même. Ève et le serpent ont certes leur part de responsabilité, mais seul Adam est coupable. De plus, puisque la semence est contenue dans le sperme d’Adam, selon saint Augustin, « nous nous retrouvons tous en cet homme ». Peu importe les divergences des Anciens sur l’innéité du caractère de l’homme, le péché originel a marqué de son sceau notre présence au royaume du Christ pour les siècles à venir. La notion augustinienne du péché originel, selon Elaine Pagels, « constituait une interprétation de la nature humaine qui devint, pour le meilleur et pour le pire, l’héritage commun de toutes les générations de chrétiens en Occident, et influença profondément la psychologie et la pensée politique ». Le trait le plus marquant de la pensée politique fut un consensus presque unanime sur la fonction du gouvernement en général, et de la monarchie en particulier : réprimer la bestialité humaine.

En l’absence de gouvernement, les hommes se dévoreraient entre eux comme des poissons ou des bêtes sauvages. Le désir sans borne de la chair mènerait à une guerre sans fin : dans chaque homme, entre les hommes, et contre la Nature. « Voyez comment ils se persécutent les uns les autres », écrit saint Augustin, « et voyez comment ils s’entre-dévorent ! Et lorsqu’un poisson plus gros a dévoré le plus petit, il est à son tour dévoré par un plus grand. » Irénée de Lyon avait déjà emprunté cette histoire de poissons à une tradition rabbinique plus ancienne. « Dieu a donné la loi terrestre pour le bien des nations, afin que par crainte de la loi, les hommes ne s’entre-dévorent pas comme des poissons. » L’image totémique du gros poisson qui dévore un plus petit pour représenter la nature humaine est largement répandue au Moyen Âge, et on l’emploie encore comme une image satirique du capitalisme néolibéral (il y a quelques années pour Noël, un jouet de cette sorte avait été conçu spécialement pour les cadres d’entreprises). La fable chrétienne de la nécessité d’un pouvoir terrestre s’est servie d’une idée assez proche : les hommes sont pires que des bêtes entre elles – « car jamais les lions ni les tigres ne se sont fait la guerre comme les hommes », lit-on dans la Cité de Dieu. « Qu’on retire à la cité ses chefs, et nous passerons notre vie, moins raisonnables encore que des bêtes, à nous mordre et nous entre-dévorer », dira Jean Chrysostome. La cité : on doit se souvenir que c’est Caïn qui fonda la première cité ; Caïn, l’aîné fratricide issu de l’union incestueuse entre Adam et Ève, qui à son tour peupla la cité en s’unissant avec une femme anonyme, probablement sa sœur à moins que ce ne fût sa mère.

Quand règne la loi, la cité est gouvernée par la raison et par Dieu, dit Aristote, mais lorsque ce sont les hommes qui gouvernent « on ajoute le gouvernement d’une bête sauvage, car c’est ainsi qu’est le désir, et la passion fait dévier les magistrats, même quand ils sont les meilleurs des hommes ». Augustin se méfiait également du grand banditisme d’état, mais malgré tout, la violence institutionnalisée qu’exerçaient ceux qui étaient au pouvoir était indispensable à l’humanité déchue. Augustin pouvait approuver non seulement le pouvoir du roi, mais aussi la peine de mort que prononçait le juge, le crochet du bourreau, les armes du soldat et même la rigueur du bon père de famille. « Tant que ces derniers inspireront la crainte », conclut-il, « les méchants seront maîtrisés, et les justes pourront vivre en paix parmi les méchants. »

Les médiévistes ont coutume d’appeler la politique du péché originel l’augustinisme politique. Le principe général était que la loi, venant d’en haut et de l’au-delà, s’appliquait à une population naturellement encline au vice, et cette loi valait autant pour le seigneur féodal que pour l’empereur ou le roi, ainsi que pour l’évêque et le pape. En théorie, il s’agissait d’un système hiérarchique de la vertu, où la majesté et le pouvoir des chefs, « les gens de bien », étaient légitimés par leur capacité à maîtriser leurs désirs. Le contrôle exercé sur leur propre bestialité leur donnait le droit de dominer la bassesse des classes inférieures, où le péché originel et la brutalité s’étaient durablement installés – et qui affleuraient périodiquement au cours de rituels rabelaisiens du « bas matériel et corporel ». Dans un ouvrage intitulé The Political and Social Ideas of St. Augustine, Herbert Deane établit un parallèle entre la pensée d’Augustin et la thèse de Hobbes à propos du pouvoir royal, seul capable de brider les pulsions égoïstes et destructrices des hommes. Il ne faut donc pas s’étonner si, à propos d’une version christianisée de l’opposition entre majesté et sauvagerie, Henry Chadwick invoque la description que Thucydide fait de « l’enfer de l’anarchie » – qui doit renvoyer à la stasis de Corcyre :

Il est certain, d’après saint Paul, que « le prince ne porte pas le glaive en vain », que c’est à cause de la cupidité et de l’orgueil qui ronge le cœur de l’homme déchu qu’un pouvoir coercitif est nécessaire pour les maîtriser. Le prince n’enverra personne au paradis, mais il peut contribuer à baliser le chemin qui mène à l’enfer de l’anarchie où, comme Thucydide l’a dit avec une éloquence troublante, l’homme révèle l’étendue infinie de sa dépravation.

Véritable remède providentiel contre l’anarchie, la royauté médiévale avait une certaine parenté avec le divin. Dans Les Deux Corps du Roi, Ernst Kantorowicz dit de Frédéric II de Saxe (1194-1250), qui « comme tous les autres rois au Moyen Âge, prétendait aussi être le vice-régent de Dieu », qu’il se consolait à l’idée qu’il était l’exécutant de la divine Providence en tant qu’arbitre de la vie et de la mort de ses sujets. En plus d’être vice-régent de Dieu, le roi pouvait être Son vicaire, Son successeur sur terre, Dieu fait homme, comme le Christ. Le corps mortel du roi était la demeure temporaire d’un pouvoir immortel régissant les affaires humaines, d’où la dimension christique et duelle du personnage. Le gouvernant au Moyen Âge devint un christomimétès, celui qui « joue » le rôle du Christ, qui l’« imite ». Tel est le personnage qu’il devient par consécration ou par la grâce, comme dans le texte de l’anonyme normand (c. 1100) repris par Kantorowicz :

Le pouvoir du roi est le pouvoir de Dieu. Ce pouvoir appartient à Dieu par nature, et au Roi par la grâce. Le roi est donc aussi Dieu et le Christ, mais par la grâce ; quoiqu’il fasse, ce n’est pas en tant qu’homme qu’il le fait, mais en tant qu’il est devenu Dieu par la grâce.

Le traité politique de Jean de Salisbury, du milieu du XIIe siècle, compare le prince à « une image terrestre de la majesté divine ». On le savait d’autant plus qu’on redoutait le roi. Les gens ne baisseraient pas la tête au moindre signe du prince, ni n’offriraient leur cou à la hache du sacrifice, à moins, dit Salisbury, « d’une intervention divine qui fait qu’on le craint comme s’il était la crainte incarnée ». La peur généralisée est le pendant du pouvoir coercitif ; Augustin le savait déjà et Hobbes en fit un pilier de sa théorie du contrat social, où chacun échange sa peur d’une mort violente contre une peur collective engendrant pour tous la paix et la sécurité.

Pour Jean de Salisbury, ainsi que dans la théorie politique de Dante, de Thomas d’Aquin, de Jean de Paris, Gilles de Rome ou d’autres intellectuels, la monarchie est tout entière une cosmologie. Encore une fois, il s’agissait d’une métaphysique de l’ordre où la Multitude des inférieurs dérive de l’Un supérieur. En adaptant le système aristotélicien de l’univers à la doctrine chrétienne dans son traité sur la monarchie dans le monde, Dante déclare : « et puisque le ciel tout entier, dans toutes ses parties, dans ses mouvements et moteurs, est réglé par un mouvement unique, c’est-à-dire celui du premier mobile, et par un seul moteur qui est Dieu », alors « le genre humain se trouve dans son état le meilleur lorsqu’il est réglé, dans ses mouvements et moteurs, par un prince unique comme par un unique moteur, et par une loi unique comme par un unique mouvement. » Dante mit également au service de la monarchie une distinction qu’Aristote avait établie dans la Métaphysique entre deux manières de classer le bien, ce qui revient à dire entre deux ordres du bien. Le premier renvoie à l’ordre établi par les relations réciproques entre les parties d’un tout, comme les soldats d’une armée. Le second est le bien qui émane intentionnellement d’une autorité extérieure, comme un général est responsable de l’ordre de ses troupes en tant que tout. À la fin de ce chapitre de la Métaphysique, Aristote fait remarquer que « personne ne désire être mal gouverné », et cite Agamemnon revendiquant le pouvoir dans l’Iliade : « le gouvernement de plusieurs n’est pas bon. Qu’il n’y ait qu’un seul gouvernant ! »

Je ne suis pas certain qu’Aristote pensait faire de ces deux types d’ordre les modèles des régimes hiérarchique et égalitaire qui nous intéressent ici. Mais lorsque Thomas d’Aquin ainsi que son disciple Gilles de Rome couplent cette distinction avec l’opposition entre justice distributive et justice commutative (ou rétributive), ils parlent explicitement de la monarchie et de la république. Car tandis que la justice distributive donne à chacun selon son mérite, à partir d’un centre se diffusant vers la masse, la justice commutative requiert que l’on répare celui qui a subi un préjudice en restaurant l’égalité entre les partis. La description que Gilles de Rome fait de la justice commutative évoque la justice cosmique d’Anaximandre, qui supposait également que l’on répare les incursions des corps envers leurs égaux. De même, Dante pensait que la monarchie était la meilleure forme de gouvernement, non seulement parce que celui qui dominait incarnait les aspirations du tout, mais aussi parce que les relations entre les parties du tout dépendaient de leur mutuelle subordination à une loi extérieure. En termes plus pragmatiques, La Monarchie de Dante défend l’idée d’une monarchie universelle pour neutraliser la cupidité humaine : les hommes se disperseraient comme des chevaux, s’ils n’étaient pas maintenus « par la bride et le mors ».

Il ne faut pas oublier l’Aquinate à propos de la métaphysique de la monarchie. Dans son traité sur la royauté, Thomas d’Aquin voit la monarchie partout, sur la terre comme au ciel, en supposant que là où il existe une unité organisée, il y a toujours un principe qui domine le reste. Tous les corps de l’univers sont gouvernés par un corps céleste originaire ; tous les corps terrestres sont gouvernés par des créatures rationnelles ; chez l’homme, c’est l’âme qui gouverne le corps ; dans l’âme, c’est la raison qui gouverne la partie irascible et la partie concupiscible ; et dans le corps à proprement parler, c’est la tête ou le cœur qui gouvernent les membres. C’est pourquoi il faut qu’« en chaque ensemble multiple se trouve un principe souverain ». En ajoutant quelques paragraphes plus loin que même les abeilles ont un roi (sic), saint Thomas en déduit que tout ce qui est multiple dérive de l’un.

Pour chaque chose, il existe un prince. Le multiple dérive de l’un, depuis le tout animé par Dieu jusqu’à la moindre des créatures en passant par les autorités terrestres, se fragmentant progressivement à mesure qu’on descend dans l’échelle des êtres, chacun présentant une organisation qui reproduit l’entité supérieure qui la contient. Le même principe s’applique aux composés de matière inanimée : « dans toute la nature inanimée », remarque Otto Gierke, « il n’y a pas une substance composée sans un élément qui détermine la nature du tout. » La chaîne monarchique des êtres est la matrice de comparaisons réciproques qu’on retrouve sans cesse dans des expressions du genre : le Dieu comme souverain et le souverain comme Dieu, le royaume comme corps humain, et le corps humain comme royaume, etc. Wycliffe propose une alternative aristotélicienne : « dans la cité, le peuple est la matière, et le roi est la forme », manière habile de faire du roi un principe organisateur, bien qu’il s’écarte d’Aristote ici quand il dit que le peuple est désordonné par nature.

Aristote considérait que c’est par nature que les hommes vivent en société politique – que l’homme est un animal politique – idée que Thomas d’Aquin et ses successeurs à partir du XIIIe siècle se sont empressés de développer contre l’expansion de l’augustinisme. Si l’homme était par nature un être social, il pourrait alors être lavé du péché originel, rendant le remède du pouvoir coercitif inutile, et pourrait espérer une vie heureuse sur terre, qui pour Augustin n’était qu’une vallée de larmes. Mais comme nous le savons, la sociabilité naturelle de l’homme est quelque peu ambiguë, comme minée par l’opposition entre nomos et physis, et Thomas d’Aquin a creusé cette ambiguïté. Car bien que l’âme de l’homme rationnel ait naturellement tendance à refréner les désirs inférieurs, Aristote dit qu’il faudra l’y éduquer ; l’âme désirante, elle, est par nature et spontanément insatiable. « Le désir est par nature illimité », écrit-il dans Les Politiques, « et la plupart des hommes vivent pour satisfaire leur désir. » Les hommes ont beau être naturellement sociables, ils donnent toutes les apparences de ne pas l’être. Voici une occasion pour Thomas d’Aquin de rappeler qu’une société est fondée sur l’intérêt et le besoin, et que la royauté est un instrument nécessaire à la communauté.

Saint Thomas a largement contribué à réduire le proverbe aristotélicien, que l’homme est un animal politique, à une fonction économique, en insistant sur le fait que les hommes s’associent dans la polis comme un moyen d’assurer leur existence matérielle. Aristote avait pourtant dit que la polis n’avait pas pour fonction immédiate de satisfaire un intérêt particulier, mais visait le bonheur général de ses citoyens. Cependant, pour Thomas d’Aquin (et ses disciples comme Jean de Paris), la société était naturelle au sens où c’est seulement en s’associant en nombre suffisant que les hommes pourraient continuer à vivre. Seuls, ou sans famille, ils ne pourraient subsister. Seule la cité pouvait fournir la population requise, les savoir-faire et la division du travail. Paradoxalement, saint Thomas satisfaisait ici une condition du bonheur aristotélicien, l’autosuffisance ou l’autarcie, qui rendent l’homme proche de la divinité, en plaçant au cœur de la formation de la société le besoin, le désir et l’intérêt, ou en d’autres termes, le péché originel plus ou moins naturalisé. (L’idée que la société trouve son origine dans les besoins matériels est toujours d’actualité en sciences sociales, comme elle l’était également chez Helvétius, le Baron d’Holbach, ou d’autres matérialistes des Lumières.) Chez Thomas d’Aquin, l’état originel de la société est un état petit-bourgeois, où chaque producteur indépendant ne se soucie que de son propre bien tout en étant dépendant des échanges avec les autres. En l’absence d’autorité extérieure, ce compromis ne présage rien de bon. Comme Aristote, saint Thomas pense que « la tendance à ne rechercher que son propre bien est présente dans l’âme de chaque homme », et que « ceux qui sont riches voudront toujours l’être davantage », aucun bien sur terre ne pouvant leur procurer la paix. Ce dont les hommes ont besoin est un roi dont la vertu est capable de dépasser l’égoïsme de ses sujets, lui permettant de concilier leurs conflits au profit de l’intérêt commun. « Car si plusieurs hommes devaient vivre ensemble, chacun ne produisant seulement ce dont il a besoin pour lui-même, la communauté se disperserait en autant de parties, à moins qu’un d’entre eux ne prenne la responsabilité du bien de la communauté en son ensemble. » En naturalisant le péché originel sous la forme de l’égoïsme matériel, saint Thomas justifie une idéologie de la royauté qui, d’un point de vue plus général, est une version adoucie de l’augustinisme politique.

Cela permet de comprendre pourquoi le philosophe Alan Gewirth voit une certaine ressemblance entre la théorie politique de Thomas d’Aquin, et – devinez qui ? – Thomas Hobbes.

Saint Thomas était connu pour avoir amélioré sa défense de la royauté en préconisant de distribuer certains pouvoirs à l’élite et au peuple, comme dans un gouvernement mixte de type polybien. Mais au bout d’un moment, l’ordre monarchique pâtit de ses propres contradictions. On connaissait au sein du système féodal les notions de liberté, de contrat, de représentation et de consentement des gouvernés. La royauté perdit progressivement sa dimension d’extériorité, sa prétention à être au-dessus et au-delà de la société, pour en devenir l’instrument, soumis à ses propres lois. Ajoutons à cela la règle selon laquelle le roi possède un pouvoir que le peuple lui a délégué, et on allait se battre pour déterminer à qui appartenait le pouvoir souverain, comme cela fut le cas pour savoir si le consentement du peuple signifiait une abdication définitive de son pouvoir. Par la suite, les cités, les guildes et les communes sont devenues de plus en plus autonomes. Marc Bloch relate ainsi les longues luttes, parfois violentes, des paysans pour l’autonomie à partir du IXe siècle. Inspirée par des mouvements vers l’au-tonomie dans de nombreuses villes pendant le XIe siècle, cependant que la bourgeoisie faisait le serment de s’entraider, la paysannerie s’intéressa de plus en plus à une forme d’« égalitarisme primitif » des Évangiles. Et en effet, tous ces compromis en termes d’autorité pouvaient recevoir un certain soutien et encouragement dans la négation critique que la chrétienté médiévale nourrissait depuis le début : du point de vue du jardin d’Éden et des Écritures, les hommes étaient égaux devant Dieu, et formaient une communauté dans le corps du Christ.

Des Pères de l’Église aux Scolastiques, il y eut un consensus doctrinal sur le fait que ce fut après la Chute que l’humanité fut obligée de se soumettre à un gouvernement coercitif, à la propriété privée, à l’inégalité d’une manière générale et à la royauté et à l’esclavage en particulier. Créé par l’homme, et peut-être ratifié par Dieu, tout cela visait à contrôler la méchanceté humaine – ou pour le dire comme Thomas Gilby, « faire avec la malchance ». Mais alors, comme Gilby le remarque aussitôt, l’opposition entre l’égalité entre les hommes à l’état originaire et les institutions après leur déchéance (ou leur seconde nature) fut recouverte par l’ancienne distinction entre nature et convention, physis et nomos, attribuant à ces institutions de la civilisation médiévale un vernis d’artificialité. « C’est la convention humaine », écrit Saint Thomas, « et non la loi de la Nature qui impose la propriété privée. » Issue de la main de l’homme, et moralement inférieure à l’âge de l’innocence, la royauté prêtait alors le flanc aux critiques de l’égalitarisme. L’institution punitive n’était pas ce que Dieu avait voulu lorsqu’il avait créé les hommes libres et égaux. Ce qui suggère que tout au long du Moyen Âge, le régime hiérarchique médiéval contenait en son sein une république libre, égalitaire, qui attendait d’éclore.

Les Républiques de la Renaissance

À partir de la fin du XIe siècle, des républiques naissent à Pise, Milan, Gênes, Lucques, Bologne, Florence, et dans d’autres villes de Lombardie et de Toscane. Persuadés de la bonté de leur nature comme dans la Bible, ou se sentant simplement capables de la vertu civique dont parle Cicéron, les hommes ne pensent plus que Dieu les a contraints à vivre sous le joug des princes pour réprimer leur vice. Les hommes (et seulement les hommes) deviennent des citoyens actifs, se prescrivant à eux-mêmes des lois ; ils ne sont plus des sujets passifs d’une autorité qui leur est imposée de l’extérieur. Quentin Skinner remarque que la plupart des théoriciens « préhumanistes » « ont fait [de l’État] une vertu distinctive des systèmes électifs garantissant l’égalité de tous les citoyens devant la loi. Aucun intérêt n’est négligé, et personne n’est injustement soumis à quiconque ». Lorsque l’ouvrage le plus lu d’Aristote, Les Politiques, commença à circuler, on essaya de justifier la liberté de l’État monarchique garanti par le pouvoir de Dieu en arguant de la nature essentiellement civique de l’homme ; et certains États se targuaient d’établir un gouvernement idéal où les hommes pourraient gouverner et être gouvernés tour à tour, dans la mesure où l’ensemble des citoyens élisait les représentants de la magistrature pour de courtes périodes. Une loi de 1538 à Florence stipulait que les gouvernants seraient choisis au hasard, par tirage au sort, parmi tous les honnêtes hommes.

Cependant, dans les premières républiques, les formes classiques de gouvernement mixte associant le pouvoir du petit nombre à celui du grand nombre n’étaient pas considérées comme des systèmes de garanties et de contrepoids. Elles étaient plutôt conçues comme des moyens d’assurer l’harmonie entre les différentes classes sociales, suivant le principe du héros de Catch 22 Milo Minderbinder : « tout le monde aura sa part. » On pensait que si tous avaient une part de responsabilité dans le gouvernement, il n’y aurait pas de rébellion. On ne songeait qu’à la paix de l’État, sans arrêt menacée, le système judiciaire s’avérant incapable de protéger les intérêts de tous. Contre les intérêts partisans des uns et des autres, on avait confié l’intérêt collectif de l’État à des professeurs prêchant les vertus civiques de l’ancienne République romaine. On peut considérer qu’il s’agissait d’un moyen « orphique » de résoudre l’éternel problème de garantir le bien public tout en permettant aux particuliers et aux membres de la cité de cultiver leur bien. Thomas Gustafson parle d’une renaissance de la rhétorique cicéronienne : ce que « les humanistes attendaient de l’éloquence et de la connaissance des Lettres », écrit-il, « n’était rien d’autre que ce pouvoir orphique de civilisation, ou ce pouvoir divin de produire un ordre à partir du chaos. » Orphée avait réussi à apprivoiser les bêtes sauvages grâce au son de sa voix et de sa lyre, mais, comme Cicéron l’avait déploré en son temps, le problème est que « certains se rangent aux côtés des démocrates, d’autres des aristocrates, et peu aux côtés d’un parti national ». La situation était la même dans la plupart des républiques italiennes. Skinner cite à ce propos le préhumaniste Giovanni da Viterbo : « il est difficile de trouver un État qui ne soit pas divisé contre lui-même. » Aux prises avec la division entre diverses factions, la plupart des États qui avaient adopté un régime républicain au milieu du XIIe siècle furent dissous, pour s’en remettre à un prince à la fin du XIIIe siècle.

La République de Florence survécut (par intermittence) jusqu’au XVIe siècle, sans doute aussi par opposition complémentaire aux États rivaux, dont le pouvoir était plus hiérarchique. Contrairement à bon nombre d’intellectuels, qui s’étaient tournés fort à propos vers le métier de conseiller du prince, un des plus grands humanistes de son temps, Leonardo Bruni (1370-1444), longtemps chancelier de Florence, s’opposa au césarisme qui avait eu raison des autres républiques et menaçait la sienne. Bruni était d’avis qu’il fallait revoir le mythe traditionnel de l’origine de Florence, qui en faisait un camp de soldats de César, pour lui préférer une origine plus ancienne, celle d’une république de Romains dont l’amour pour la liberté avait été conforté par l’assimilation des cités autonomes étrusques antérieures. Orateur de talent, républicain et patriote, Bruni fut un des rares cicéroniens à lutter pour l’intérêt collectif. Voici ce qu’on lit dans son « Oraison funèbre pour Nanni Strozzi » :

La constitution du gouvernement de notre république a pour fin la liberté et l’égalité de tous les citoyens. (…) Nous ne tremblons pas devant le pouvoir arrogant d’un seul homme, ni ne sommes esclaves du pouvoir d’un petit nombre. Notre liberté est égale pour tous ; sa limite, ce sont les lois, et elle ne connaît pas la peur des hommes. L’espoir de servir la république et de s’élever par cet office est égal pour tous (…). La vertu et la probité des citoyens sont nécessaires à notre État. Quiconque les possède est assez bien né pour gouverner la république.

Bruni savait bien que la stabilité de la république ne dépendait pas seulement d’un principe d’égalité (isonomie). Dans son Panégyrique de la cité de Florence, il déclare : « nous sommes parvenus à équilibrer les différentes parties de la cité afin que toutes les dimensions de la République soient en harmonie » (je souligne). La République de Florence survécut non parce qu’elle avait évité le conflit d’intérêts qui avait eu raison de la république des autres cités, mais parce qu’elle l’institutionnalisa. C’est Machiavel cependant qui est le plus connu pour avoir fait de la recherche égoïste de son intérêt propre un moyen politique de transformer les querelles intestines en fortune et en liberté. C’est à lui qu’on doit une conception « réaliste » de la vertu civique. J’utilise cette expression car beaucoup considèrent que les écrits de Machiavel évoquent une forme de « réalisme » quand, par une fiction sophistique, il déclare qu’au moins en temps de crise la sombre nature de l’homme a raison de la justice et de la morale. Dans Le Prince, mais aussi en tant que républicain dans les Discours sur la première Décade de Tite-Live, Machiavel renverse l’idée communément admise que la paix est une condition nécessaire à la grandeur civique. Au quatrième chapitre du premier livre des Discours, le titre dit : « la désunion entre le Peuple et le Sénat de Rome fut la cause de la grandeur et de la liberté de la République. » Selon lui, ceux qui ont écrit sur ces conflits ont trop insisté sur le désordre et pas assez sur la liberté qu’ils ont apportée. Partout, dit-il, les républiques sont minées par l’opposition entre les classes populaires et les privilégiés, « et toute loi qui favorise la liberté vient de leur conflit ». Même si le « moment machiavélien », comme J. G. A. Pocock l’a souligné avec force, introduit une nouvelle temporalité de la contingence et du changement dans les affaires humaines, bravant l’éternité et l’ordre de l’univers divin des chrétiens, un élément de continuité demeure : la figure sempiternelle de l’homme narcissique, donnée politique que Machiavel tient pour inévitable.

Même dans Le Prince, la raison pour laquelle Machiavel recommande au prince d’affecter un comportement moral est justement l’immoralité de ses sujets. C’est par la duplicité que les princes pourront lutter contre les hommes dont il faut se souvenir qu’en règle générale, « ils sont ingrats, inconstants, faux et menteurs, lâches et cupides » ; un des concitoyens de Machiavel, Francesco Guicciardini, offrait le même conseil : « le vice de l’homme est tel que tu ne peux gouverner sans sévir. Mais fais-le avec intelligence. » Dans les Discours, Machiavel écrit :

Ainsi que le démontrent tous ceux qui ont traité de la politique, et les nombreux exemples que fournit l’histoire, il est nécessaire à celui qui établit la forme d’un État et qui lui donne des lois de supposer d’abord que tous les hommes sont méchants et disposés à faire usage de leur perversité toutes les fois qu’ils en ont la libre occasion.

Mais dans le contexte d’une république, cette propension à l’égoïsme peut avoir des effets bénéfiques. Machiavel affirme que le fait de laisser libre cours aux intérêts des factions peut même répondre à la question de savoir comment faire régner l’intérêt commun, à moins qu’il n’élude le problème. La vertu civique vient d’une bonne éducation, dit-il, et la bonne éducation de bonnes lois, et « les bonnes lois de ces désordres mêmes que la plupart condamnent ». Certes, mais comment ces bonnes lois naissent-elles de ces désordres égoïstes, alors que la plupart de ces désordres, comme Pocock le fait remarquer, sont marqués par la résistance de la plèbe face aux tentatives des patriciens de prendre le pouvoir ?

La cohérence du tout, que l’autorégulation des différends ne pouvait produire dans la république de la Renaissance, est cependant réalisée à plus grande échelle, celle de l’univers. Dans un ouvrage intitulé La nature des choses selon leurs propres principes (1565), Bernardino Telesio fait de l’égoïsme un principe universel du mouvement naturel et de l’organisation de l’univers. Telesio montre que si Anaximandre n’avait pas existé, la Renaissance l’aurait inventé. « Il est évident », écrit-il, « que la nature est mue par l’égoïsme. » Comme dans l’univers d’Anaximandre, toutes choses naissent de l’interaction de qualités contraires élémentaires, en l’occurrence le chaud et le froid qui émanent du soleil et de la terre, et tous les corps ainsi composés s’entrechoquent en cherchant à persévérer dans leur être. Car tout être animé ou inanimé possède une certaine sensibilité, et, cherchant à se développer le plus possible, réagit au contact des autres êtres en ressentant plaisir ou douleur. « Ce n’est donc pas un hasard aveugle et irréfléchi qui pousse les natures actives dans un conflit perpétuel les uns envers les autres. Toutes désirent au plus haut point persévérer dans leur être ; de plus, elles cherchent à croître et à reproduire leur substance individuelle (…). »

Mais contrairement à Anaximandre, Telesio ne compte sur aucune résolution possible des conflits grâce à la justice. La vertu découle du principe d’accroissement de soi, qui permet au monde de s’organiser lui-même. Le monde est comme organisé par l’intervention d’une main invisible ; Telesio fut un des premiers à donner à cette idée une extension politique, éthique et naturelle, selon Amos Funkenstein. Mis à part le fait qu’Anaximandre a précédé Telesio de plus de 2000 ans, il est évident que les doctrines de la main invisible se forment dans le cadre de gouvernements divers d’un point de vue politique, économique, cosmologique et corporel, mais ces derniers sont tous fondés sur l’opposition de parties adverses. Par ailleurs, sous un tel régime politique, la compatibilité entre l’intérêt privé et le bien commun dépend probablement des circonstances contingentes d’une menace militaire extérieure. En l’absence d’une telle menace, le meilleur moyen de défendre ses propres intérêts, c’est de faire confiance à une stratégie incertaine qui reconnaît les intérêts d’autrui :

C’est ainsi que l’amour-propre borné dans un seul, sans égard à ce qui est juste ou injuste, se fraye un chemin à la puissance, à l’ambition, aux richesses et à la volupté. Le même amour-propre, répandu dans tous, fournit lui-même des motifs pour le restreindre, est la source du gouvernement et des lois. (…) [Il apprend] à si bien unir leurs intérêts naturellement contraires, qu’il en résulte une harmonie d’états bien concertés.

Avant Pope, on trouve à la Renaissance en Angleterre de magnifiques vers sur la capacité de la monarchie à unir les intérêts contradictoires. Tandis que l’univers autorégulé de Telesio s’inspire de celui d’Anaximandre, le monde élisabéthain évoque l’univers hiérarchisé d’Aristote, comme l’écrit E. M. W. Tillyard :

Pour un auteur élisabéthain, c’était une chose tout à fait sérieuse, et non un délire de l’imagination de comparer Elisabeth au premier moteur, à la sphère dominante de l’Univers, et de dire que toute action dans le flux des mouvements des autres sphères était gouvernée par elle, son contenant, dans la moindre de ses parties.

Le long monologue d’Ulysse dans Troïlus et Cressida (I.3) de Shakespeare, décrivant les désordres sociaux et cosmiques qui risquent de succéder à un conflit entre deux parties adverses, à moins d’être sous la surveillance d’un ordre hiérarchique et d’un pouvoir monarchique, est un merveilleux exemple de la thèse de ce livre. Rappelant la stasis chez Thucydide lorsqu’il évoque un mal latent et un désordre incontrôlable, le goût du pouvoir, le parricide, le droit du plus fort, la transgression des frontières et même les faux serments, ce texte contient tous les éléments du long cauchemar que l’Occident a fait sur l’anarchie politique et sa résolution par une autorité souveraine. Je citerai donc un long passage :

Les cieux mêmes, les planètes et ce globe, centre de l’univers, observent les degrés, les prééminences et les distances respectives ; régularité dans leurs cours divers, marche constante, proportions, saisons, formes, tout suit un ordre invariable. Et c’est pourquoi le soleil, cette glorieuse planète, sur son trône, brille en roi au milieu des autres qui l’environnent : son œil réparateur corrige les malins aspects des planètes malfaisantes, et son influence souveraine, telle que l’ordre d’un monarque, agit et gouverne, sans obstacle ni contradiction, les bonnes et les mauvaises étoiles. – Mais lorsque les planètes, troublées et confondues, sont errantes et en désordre, alors que de pestes, que de prestiges, que de séditions ! La mer est furieuse, la terre tremblante et les vents déchaînés ; les terreurs, les changements, les horreurs brisent l’unité, déchirent et déracinent de fond en comble la paix des États arrachés à leur repos. De même, quand la subordination est troublée, elle qui est l’échelle de tous les grands projets, alors l’entreprise languit. (…) Ôtez la subordination, mettez cette corde hors de l’unisson, et écoutez quelle dissonance va suivre. Toutes choses se rencontrent pour se combattre : les eaux renfermées dans leur lit enflent leur sein plus haut que leurs bords et trempent la masse solide de ce globe : la force devient la maîtresse de la faiblesse, et le fils brutal va étendre son père mort à ses pieds. La violence s’érige en droit, ou plutôt le juste et l’injuste, que sépare la justice assise au milieu de leur choc éternel, perdent leurs noms, et la justice anéantie périt aussi ; alors chacun se revêt du pouvoir, le pouvoir de la volonté, la volonté de la passion, et la passion, ce loup insatiable, ainsi secondée du pouvoir et de la volonté, doit nécessairement faire sa proie de toutes choses et finir par se dévorer elle-même.

Les Pères fondateurs

Le 6 mars 1775, cinquième anniversaire du Massacre de Boston, dans l’Old South Church, le docteur Joseph Warren monta à la tribune en toge romaine. L’auditoire savait certainement comment interpréter ce choix vestimentaire, car les leaders de la rébellion américaine qui était sur le point d’éclater étaient rompus aux jeux d’écho sur l’histoire et les individus. Rappelons-nous John Adams sur Thucydide et Tacite : « lorsque je les lis, j’ai l’impression de lire l’histoire de mon temps et de ma vie. » La plupart des Pères fondateurs écrivaient sous des pseudonymes classiques, qui correspondaient à leur intention politique du moment : Alexander Hamilton par exemple (en parlant de Thucydide) signa sous le nom de « Périclès » un appel à faire la guerre aux Français qui venaient juste de prendre La Nouvelle-Orléans, faisant ainsi allusion au discours de Périclès contre Sparte. Devant ce conflit, Thomas Jefferson craignait que la lutte contre l’esclavage devienne une répétition américaine de la guerre du Péloponnèse, où les marchands du Nord joueraient le rôle des Athéniens contre les propriétaires spartiates du Sud agraire. Comme Carl Richards l’a remarqué en étudiant les relations entre les Pères fondateurs et la tradition classique, « l’étude du passé n’était pas un passe-temps d’antiquaire. Le passé avait un sens, personnel et social, bien vivant. La perception de ce passé vivant construisait leur identité ».

Ce sont les récits des guerres civiles de Grèce et de Rome et l’horreur de la nature humaine révélée par ces conflits qui ont particulièrement marqué les Pères fondateurs. Dans l’ouvrage où il mentionnait le récit de Corcyre par Thucydide, John Adams s’emploie à reproduire le catalogue des massacres que David Hume tirait de la Bibliothèque historique de Diodore de Sicile. Adams écrit à propos de l’avenir de l’Amérique : « la nature humaine n’est toujours pas capable de supporter les révolutions avec calme et sobriété, avec patience et prudence, ou sans fureur et folie, comme c’était déjà le cas il y a longtemps chez les Grecs. » On comprend alors la sentence historiographique d’Adams sur l’Antiquité : « l’histoire de la Grèce doit être à celle de notre pays ce que la plupart des familles du continent appellent un boudoir ; une pièce octogonale où tous les murs, même le plafond, sont recouverts de miroirs. » Dans cette pièce, Jefferson aurait non seulement vu se réfléchir son moi américain, mais aussi la ressemblance entre les luttes des Anciens et celles qui assaillaient alors la république américaine. « Les partis politiques qui font trembler les États-Unis aujourd’hui ont existé de tout temps », écrit-il. « Ce qui maintenait la Grèce et Rome dans des convulsions incessantes, était de savoir lequel devait prendre le pouvoir, le peuple ou les aristoi. » (Le terme « convulsion » n’est pas sans rappeler le vocabulaire de Thucydide). De même, Alexander Hamilton écrit dans l’article 9 du Fédéraliste :

Il est impossible de relire l’histoire des républiques de la Grèce et d’Italie sans frémir d’horreur, et sans être écœuré par les agitations perpétuelles et la rapidité des révolutions successives, qui les faisaient continûment osciller entre les extrêmes de la tyrannie et de l’anarchie.

La vision pessimiste sur la nature humaine que les Pères fondateurs faisaient remonter à l’histoire de l’Antiquité, était alimentée par la tradition chrétienne de la chute de l’homme – un épisode encore plus méprisable dans sa version calviniste – et en particulier son interprétation naturalisée par Hobbes. James Madison, dans l’article 10 du Fédéraliste, fait remonter l’affirmation selon laquelle « les causes latentes des factions résident dans la nature de l’homme » à l’analyse qu’Aristote fait de la guerre civile au livre V de ses Politiques (qui évoque elle aussi la rébellion de Corcyre). Malgré la contribution des Anciens, et selon une grande tradition historiographique comprenant Richard Hofstadter, Robert Dahl, Horace White et Charles Beard, la république américaine fut fondée sur une interprétation « pessimiste » ou « amère » de la nature humaine qu’on qualifie couramment de « hobbesienne ». (On emploie aussi souvent le terme « réaliste », manière ironique pour les chercheurs de confirmer l’illusion des Pères fondateurs sur la méchanceté humaine). Sur le même sujet, Hofstadter se rallie à la conception d’Horace White, pour qui les États-Unis sont bâtis sur la philosophie de Hobbes et la religion de Calvin, ce qui revient à dire que l’état de nature de l’humanité, c’est la guerre, et que l’esprit humain et le bien ne font pas bon ménage. Bien qu’il ne le cite pas dans l’article 51 du Fédéraliste, Madison rendait évidemment hommage à Hobbes, bien connu pour son absolutisme, en paraphrasant sa thèse sur les origines du gouvernement :

Dans une société où les plus forts parviennent aisément à se rassembler et à opprimer les plus faibles, on peut dire que l’anarchie règne véritablement à l’état de nature, lorsque l’individu plus faible est rendu vulnérable à la violence du plus fort ; et comme, dans l’état suivant, même les individus les plus forts sont contraints, du fait de la précarité de leur existence, à protéger les plus faibles autant qu’à se protéger eux-mêmes, alors, dans l’état précédent, les partis les plus puissants sont conduits, par la même raison, à souhaiter un gouvernement capable de protéger tous les partis, les plus faibles autant que les plus puissants.

Bien entendu, Madison ne veut pas d’un pouvoir absolu, et, dans un passage qui deviendra le plus célèbre du Fédéraliste, il écrit :

On doit faire jouer l’ambition contre l’ambition (…). Peut-être la nécessité de tels artifices pour limiter les abus du gouvernement est-elle le reflet de la nature humaine. Mais qu’est-ce que le gouvernement sinon le meilleur reflet de la nature humaine ? Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire.

Citons également cette phrase tout aussi célèbre de Thomas Paine dans Le Sens commun, dont la condamnation de la nature humaine est davantage d’inspiration chrétienne qu’hobbesienne : « le gouvernement, comme le vêtement, est la marque de notre innocence perdue ; les palais des rois sont bâtis sur les ruines des berceaux d’Éden. » Paine écrit aussi que « la société est le fruit de notre volonté, et le gouvernement celui de notre méchanceté » – ce qui revenait à négliger l’opinion commune selon laquelle notre méchanceté est l’œuvre de notre volonté.

L’opinion commune est la suivante, selon Hofstadter : pour les Pères fondateurs, « un être humain est un atome d’égoïsme », et plusieurs déclarations le confirment. Quels que soient leurs désaccords sur le pouvoir fédéral et la protection des libertés individuelles, les Pères fondateurs partaient en général du proverbe d’Hamilton (qu’il avait emprunté à David Hume) : « lorsqu’on édifie un gouvernement, on doit partir du principe que tout homme est un fripon. » Benjamin Franklin déclara à la Convention Fédérale : « deux passions exercent une puissante influence dans les affaires humaines : l’ambition et l’avarice, l’amour du pouvoir et l’amour de l’argent. » L’une des grandes rengaines des débats constitutionnels était la nécessité de maîtriser l’avarice et la cupidité de l’homme – deux vices particulièrement localisés, au sein même de l’homme. « Pour juger l’histoire de l’humanité » écrit Hamilton (Fédéraliste, article 34), « nous sommes obligés de conclure que les passions orgueilleuses et destructrices de la guerre règnent en maître dans le sein de l’homme, avec bien plus de force que les bons et doux sentiments de paix. » De même John Lenoir, lors des débats sur la ratification de la Caroline du Nord, déclara : « nous devons considérer que la nature humaine est dépravée, et que la soif du pouvoir est dans chaque homme. » (Hé ! Mais où est donc passé le lait de la tendresse humaine ? )

Ces affirmations soi-disant « réalistes » étaient dirigées contre les masses indisciplinées par les membres des classes possédantes, qui pensaient comme Madison (et John Locke) que la protection de la propriété privée était la fin première du gouvernement. Elle était bien là, l’opposition de classes entre le peuple et les aristoi, que Jefferson croyait révolue. À part les anciens propriétaires terriens, la nouvelle aristocratie américaine se composait des grandes figures urbaines du commerce et de la finance. La plupart avaient des raisons de craindre la révolte des pauvres contre leurs biens et leurs privilèges au nom de la liberté, de l’égalité et de la démocratie, qu’ils tenaient par ailleurs pour la licence et la loi de la rue. La revendication de l’annulation des dettes (qui aboutit à une réaction violente lors de la révolte de Shays), les menaces qui pesaient sur la propriété dans les législatures populistes et la volonté de la redistribuer de manière égalitaire, l’âpreté au gain, toute cette « fureur démocrate » devait être maîtrisée, déclarait Edmund Randolph à la Convention Constitutionnelle. Car bien qu’on considérât que le peuple était souverain, il était plus ou moins entendu qu’il ne devait pas gouverner. Au contraire, il devait être gouverné, à la manière des gouvernements polybiens à trois termes, auxquels Adams et Hamilton donnaient leur suffrage, où une « aristocratie naturelle », qui siégerait au Sénat à vie, devait maintenir la base populaire sous son contrôle. Certains Pères fondateurs, comme le Gouverneur Morris, pensaient parfois que seule une monarchie pourrait y parvenir. Pourtant, la contradiction entre la souveraineté populaire et la démocratie ne représentait qu’un aspect d’une contradiction plus grande : celle entre la peur des Pères fondateurs envers l’égoïsme insatiable de l’homme, et leur désir, en tant que possédants et entrepreneurs, de l’inscrire dans la Constitution.

Bien entendu, ils proposèrent d’équilibrer les pouvoirs antagonistes. Pour reprendre les formules de John Adams, on doit faire jouer le pouvoir contre le pouvoir, et l’intérêt contre l’intérêt ; les passions, les intérêts et le pouvoir ne peuvent être contrés que par les passions, les intérêts, et le pouvoir. Presque tous les Pères fondateurs avaient foi en l’efficacité de l’équilibre des pouvoirs, et c’est sans doute pour cette raison que son inscription dans un gouvernement fut si sujette à débat, souvent indéterminée, et parfois complètement illusoire. En 1814, trois décennies après la ratification de la Constitution, Adams dénombrait huit moyens d’équilibrer les pouvoirs, parmi lesquels on trouvait les organes de contrôle dans différentes branches du gouvernement, les prérogatives des États contre le gouvernement fédéral, le peuple contre ses représentants lors d’élections bisannuelles, les lois des États contre le Sénat, et d’autres encore. Tous ces moyens, cependant, visaient à prévenir le gouvernement contre la tyrannie, à défendre la population contre le pouvoir étatique, sinon l’inverse ; mais aucun de ces moyens n’obéissaient à l’idéal d’un gouvernement mixte où les partis ou les intérêts de classes, ceux par exemple que représentaient différentes branches de la législature, pourraient s’opposer de manière égale.

En réalité, depuis que la Constitution avait préconisé l’élection de la Chambre, du Sénat et du Président par le peuple, directement ou indirectement, la plupart des délégués qui participaient à la ratification avaient compris que la correspondance souhaitée entre les classes et les pouvoirs du gouvernement n’aurait pas lieu. Consterné par cet échec, Patrick Henry prononça un discours passionné à la convention de Virginie contre une Constitution qui renoncerait à l’une des plus puissantes garanties du pouvoir politique : l’amour-propre se transmettant d’âge en âge dans le sein de chaque homme :

Ne me parlez pas de garanties sur le papier ; mais des garanties de l’amour-propre. Le gouvernement anglais est fondé sur l’amour-propre. Cet aiguillon puissant, irrésistible, celui de l’amour-propre, a sauvé ce gouvernement. Il a placé la noblesse héréditaire entre le roi et ses sujets (…). Voyez ce que valent, en comparaison de cela, vos garanties du Congrès. Je vous en conjure, Messieurs, voyez s’ils pourraient dire qu’en matière de pouvoir un simple patriote est aussi efficace et opérationnel que la garantie qu’exerce l’amour-propre (…). Où se trouve le rocher de notre salut ? Le véritable salut politique, c’est l’amour-propre, qui se transmet d’âge en âge, dans le sein de chaque homme, et qui se manifeste dans toutes ses actions.

Reconnaissant que la Constitution n’avait pas donné lieu au gouvernement mixte qu’Adams, Hamilton, Henry et d’autres avaient souhaité, James Madison continuait d’affirmer qu’il avait l’avantage d’opposer l’intérêt à l’intérêt. Le système de représentation allait mener à de nombreuses contreparties de ce genre entre les propriétaires. Fermiers, financiers, artisans, commerçants, etc., tous allaient ensemble stabiliser les rivalités. En outre, plus il y aurait de rivalité, plus le pays se développerait, et plus les intérêts seraient divers, puisqu’une région jouerait contre une autre région, et aucun parti ne pourrait obtenir la majorité pour s’imposer face aux autres. L’expansion comme remède à « l’esprit de faction » : voilà un bon argument pour justifier l’impérialisme continental. Un autre argument consistait à dire que l’expansion des frontières agraires permettrait d’agrandir le nombre des propriétaires exploitants de classe moyenne – reprenant l’idée aristotélicienne d’une classe moyenne prédominante – dont le poids pourrait atténuer l’ambition des riches et le ressentiment des pauvres. On pensait déjà à l’époque que les Américains étaient lotis de manière à peu près égale, exactement comme aujourd’hui quand on pense que tout le monde appartient à la « classe moyenne », sauf les 19 % de la population qui pensent être le 1 % supplémentaire du revenu annuel.

Mais la grande question demeurait de savoir grâce à quoi, à part l’amour-propre, un état ainsi régi pouvait persister ? Comment nourrir le bien commun ? En un sens, la nouvelle république était mieux armée que ce qui l’avait précédée, dans la mesure où la notion d’égoïsme avait largement perdu sa connotation théologique. L’enjeu était de trouver la solution dans la question elle-même : nous avons tous un intérêt personnel dans l’intérêt commun, et un intérêt commun dans l’intérêt personnel. Selon une interprétation rationaliste à la David Hume, les hommes étaient tenus de refréner leurs désirs en faveur du bien-être de la communauté qui avait tout à perdre si elle sombrait dans l’anarchie. (Le désir humain de possession de richesses, dit Hume, est « insatiable, perpétuel et universel » ; il détruit la société, alors qu’il vaudrait mieux la préserver plutôt que de retourner dans « l’état solitaire et désolé qui dérive de la violence et de la licence universelle ».) Penser que les hommes sont poussés à la raison par la peur est une solution pseudo-hobbesienne, même si elle ne peut pas fonctionner car elle tombe sous le coup de la contradiction formulée par Hobbes : contrairement aux idées mathématiques dont la vérité et l’intérêt ne s’opposent pas, « il n’y a rien au sujet de quoi on ne puisse disputer », dès qu’il s’agit des passions, « parce qu’on compare les hommes et on examine leurs droits et leurs profits, chose dans lesquelles chaque fois que la raison se prononce contre un homme, celui-ci se prononce contre la raison ». Une solution alternative, plus en phase avec le développement du capitalisme, avait été diffusée par Adam Smith, juste avant la Révolution américaine, et consistait à dire que l’intérêt collectif allait être alimenté naturellement, comme par l’action d’une main invisible, si chacun ne se souciait que de son propre intérêt. Tel est le credo que semble opposer John Marshall à Patrick Henry :

Dans ce pays, les intérêts ne sont pas exclusifs. L’intérêt de la communauté est mêlé et intimement lié à celui de l’individu. Lorsqu’il défend son propre bien, il défend celui de la communauté. Lorsque nous veillons au bien commun, nous veillons au nôtre. S’il [Henry] cherche des garanties, il en trouvera en abondance. Ce sont les meilleures garanties. S’appliquant à édifier un nomos bénéfique (une société) à partir d’une physis asociale (la nature humaine), le classicisme des Pères fondateurs était sans doute plus profond qu’ils ne le pensaient. Mais plutôt que de nourrir l’espoir que la vertu civile naisse d’elle-même à partir du vice privé, certains défendaient l’idée d’un intérêt collectif fondé sur le nationalisme et le patriotisme. Comme ces idéaux prospéraient en temps de guerre et d’expansion impériale, ils reposaient sur des relations externes à la nouvelle république, et non sur des processus internes. Lorsqu’Alexander Hamilton martelait dans le Fédéraliste qu’il ne devait y avoir aucun corps intermédiaire entre le gouvernement fédéral et les individus, il ne s’opposait pas seulement aux prérogatives des États souverains ; il y avait là une requête nouvelle : le gouvernement national « doit agir pour la personne des citoyens », il « doit être capable de s’adresser directement aux espoirs et aux craintes des individus ; et appeler à son secours ces passions qui gouvernent le cœur des hommes ». Ce qui est nouveau, c’est le caractère nationaliste de la requête. La nation, dit Hamilton, doit s’insinuer jusque dans la vie des hommes, comme étant l’objet (ou le sujet ? ) principal de considération ; ainsi, ayant assimilé en eux la nation, la nation à son tour les assimile.

On pourrait dire que relativement à la subjectivité, le nationalisme est une forme politique de parenté. Comme la parenté, le nationalisme implique une prédication mutuelle entre les personnes et leur pays. (C’est ce qu’indique bien entendu l’étymologie : nation, « naissance », « race »). Alors qu’Hamilton en appelait au nationalisme, Edmund Burke, en Angleterre, tenait le même discours mais dans une veine monarchique. Fervent défenseur de la monarchie héréditaire, il déclarait qu’elle donnait « à notre constitution politique l’image d’une communauté de sang ; liant la constitution de notre pays à nos liens domestiques les plus chers ; posant les lois les plus élémentaires sur le sein de notre affection familiale ». Hamilton pensait lier la république à ses citoyens avec les mêmes sortes d’attaches. Plus les citoyens étaient habitués à rencontrer l’autorité nationale dans la vie politique de tous les jours, écrivait-il, plus elle s’accoutume à leurs visages, à leurs sentiments, plus elle entre dans les choses qui touchent les cordes les plus délicates et plus elle agite les sources les plus actives du cœur humain, plus elle parviendra à gagner le respect et l’attachement de la communauté (…). La conclusion est que l’autorité de l’Union et les affections que les citoyens ressentent à son endroit se trouveront renforcées, et non diminuées, en s’étendant à ce qu’on appelle des affaires privées. (…) Plus elle circule à travers ces canaux et ces courants où les passions humaines se déversent, moins elle devra recourir aux expédients violents et dangereux de la contrainte.

La passion ne combat plus la passion. La nation est la passion – la politique du corps appliquée au corps politique.

De plus, les Pères fondateurs avaient tendance à justifier une foule d’arrangements constitutionnels en appelant à l’ordre naturel des choses, qu’il soit cosmologique ou corporel. La science leur donnait déjà une cosmologie qui correspondait à leur république autorégulée. Comme Hofstadter le fait remarquer, la science du XVIIIe siècle, en pleine expansion et inspirée majoritairement par l’univers rationnel de Newton, avait donné aux Pères fondateurs un modèle de l’équilibre stable des forces célestes, montrant qu’un gouvernement pouvait être établi sur la même base. « Les hommes ont trouvé un ordre rationnel dans l’univers », écrit Hofstadter, « et ont espéré pouvoir le transformer en ordre politique ; ou bien, comme le dit John Adams, que le gouvernement puisse être “créé d’après les principes simples de la nature”. » Nous avons déjà vu comment Adams avait tenté de transférer le principe de l’équilibre des humeurs du corps en bonne santé à un gouvernement stable et qui pourrait persister ainsi à condition de conserver ce rapport équilibré entre les forces politiques. En effet, les traitements médicaux dans l’Amérique coloniale s’inspiraient encore largement du principe de la restauration de l’équilibre physiologique, et plus précisément de sa reformulation par Benjamin Rush, « médecin des cauchemars » très influent. Rush voulait réduire toutes sortes de maladies à l’action excessive des parois artérielles, qu’il appelait d’un seul nom, « la fièvre », et qu’il traitait par des méthodes de « décongestion » ou de « relâchement », particulièrement sanguinolentes. (Si l’on recueillait assez de sang, nul doute que le patient finissait par se relâcher, ou en d’autres termes s’évanouir.) Même son ami Thomas Jefferson déclara que Rush avait fait beaucoup de mal, tout en étant persuadé qu’il faisait le bien. L’anglais William Cobbett ironise sur les méthodes de Rush : « l’une des plus grandes découvertes qui a contribué à dépeupler la terre. »

Au moins, l’égoïsme était en train de se rétablir, aussi bien en Europe qu’en Amérique.

Quand la morale s’empare de l’égoïsme

À la fin du XVIIIe siècle, on considérait que l’égoïsme était naturel, qu’il remplissait une fonction de maintien de l’équilibre social ; ainsi, l’égoïsme qui faisait battre le cœur des hommes était en passe de devenir une bonne chose – tellement bonne d’ailleurs qu’au XXe siècle, certains ont déclaré qu’il était le plus grand des biens. Évidemment, on n’a jamais tout à fait effacé le péché originel, qui dans le système capitaliste, prend la forme d’un égoïsme louable et intelligent. Au contraire, il nous a été légué en même temps que la contradiction déchirante entre la moralité sociale et l’intérêt personnel (une contradiction qu’on connaît aussi sous le nom de « Science sociale »). Mais s’il n’a pu se débarrasser de son aura de méchanceté, l’amour de soi réussit à sortir de l’ombre pécheresse de son ancêtre pour tenir un rôle moral. L’attention que l’individu porte à son propre bien s’avéra être au fondement de la société, et non un instrument de revanche contre elle, et devint ainsi la condition nécessaire de la prospérité des nations.

La transformation s’amorça avec les partisans de ce qu’on appelle le « système égoïste », dont Montaigne est un grand précurseur, et Hobbes le promoteur le plus connu. Regroupant de grands esprits comme Samuel Johnson, Jonathan Swift et Bernard Mandeville, et d’autres moins brillants, les partisans du « système égoïste » ont ressuscité la thèse radicale des sophistes selon laquelle le désir naturel du pouvoir et du gain se cache derrière toute action sociale, même celles qui paraissent les plus vertueuses et désintéressées. « Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés », lit-on dans l’épigraphe des Maximes (1664) de La Rochefoucauld. Lisons la maxime 563 par exemple :

L’amour-propre est l’amour de soi-même, et de toutes choses pour soi ; il rend les hommes idolâtres d’eux-mêmes, et les rendrait les tyrans des autres si la fortune leur en donnait les moyens (…). Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses d’Ovide, et ses raffinements ceux de la chimie. (…) Voilà la peinture de l’amour-propre, dont toute la vie n’est qu’une grande et longue agitation.

Contre les hobbesiens et leur « système égoïste », de nombreux auteurs, dont le chef de file était le troisième Comte de Shaftesbury, défendaient le « système social » et la bonté de la nature humaine. Mais à la longue, à mesure que l’égoïsme s’imposait dans le capitalisme naissant, l’idéologie de l’égoïsme prit l’avantage. Puisque tous les hommes recherchaient le confort matériel, il fallait cesser de se lamenter sur le vice privé, conclut Mandeville dans sa Fable des Abeilles, évoquant les doctrines passées et à venir de la main invisible :

Cessez donc de vous plaindre : seuls les fous veulent
Rendre honnête une grande ruche.
Jouir des commodités du monde,
Être illustre à la guerre, mais vivre dans le confort
Sans de grands vices, c’est une vaine
Utopie installée dans la cervelle.
Il faut qu’existent la malhonnêteté, le luxe et l’orgueil,
Si nous voulons en retirer le fruit.

Péché mignon de l’économie et de l’État, l’amour de soi allait recevoir des égards dans toute la culture. Un retournement spectaculaire se produisit : ce que les Anciens considéraient comme un mal, de grands « philosophes » allaient le célébrer non pas comme destructeur de la société, mais comme son origine. Selon Helvétius, le Baron d’Holbach, La Mettrie et leurs successeurs, le besoin et la cupidité des hommes, loin de les plonger dans l’anarchie, les rassemblaient en société. Au lieu de l’inimitié, c’est l’amitié qu’elle apporte, comme dans la célèbre formule d’Helvétius : « aimer, c’est avoir besoin. » Chacun s’associe à chacun pour son propre bénéfice, comme un moyen pour ses propres fins (ce qui s’apparente à un désastre moral pour les kantiens). Helvétius s’en moque : « tout écrivain qui, pour donner bonne opinion de son cœur, fonde la sociabilité sur un autre principe que sur celui de ses besoins physiques et habituels, trompe les esprits faibles et leur donne de fausses idées sur la morale. »

Nous voyons maintenant quelle vision de la société Thomas d’Aquin avait préfigurée, lorsqu’il avait infléchi d’un sens économique la définition aristotélicienne de l’homme comme animal politique. De même, le Baron d’Holbach invoque la division du travail, et donc la dépendance envers autrui, comme un moyen pour l’individu de poursuivre ses propres intérêts, seule raison pour les hommes de se rassembler en une société. Holbach trouve encore une raison plus profonde, un désir insatiable : « les désirs, toujours régénérés, jamais satisfaits, sont les principes mêmes de la vie, de l’action, la source de la santé, le fondement de la société. » En dépit des anti-hobbesiens et du parfum de péché originel de cette théorie, voilà une vision systématique de la culture fondée sur un égoïsme naturel qui n’a jamais été plus populaire qu’aujourd’hui.

Au XXe siècle, le pire en nous est devenu le meilleur. Bien entendu, pour les révolutionnaires américains, l’égoïsme qui transparaît en chacun lorsqu’il recherche son propre bonheur était déjà conçu comme un droit émanant de Dieu. En toute logique, l’individualisme possessif devint un droit fondamental. Ce que saint Augustin avait considéré comme un véritable asservissement et un châtiment divin, c’est-à-dire la soumission perpétuelle de l’homme à ses désirs corporels, les économistes néolibéraux, les politiques néoconservatrices et la plupart des habitants du Kansas le tiennent pour la base de la liberté. La liberté est la capacité pour chacun d’agir en vue de son intérêt, sans que le gouvernement n’y fasse obstacle. (L’opposition entre le pouvoir de l’État et l’intérêt personnel subsiste, sauf que désormais l’intérêt personnel est une bonne chose, et que le bon gouvernement est celui qui intervient le moins.) L’idée qui lui est associée, à savoir que l’amour de soi est naturel, a été récemment renforcée par la vague du déterminisme génétique, le « gène de l’égoïsme » des sociobiologistes, et le renouveau du darwinisme social des psychologues évolutionnistes. Et si quelque fonctionnement de la culture a échappé à l’explication par les dispositions naturelles ou génétiques à maximiser son intérêt propre, les théories économiques du « choix rationnel » s’en occupent, expliquant n’importe quel phénomène, depuis les taux de suicide jusqu’à la délinquance juvénile, en invoquant une répartition prudente du « capital humain ».

Ce « réalisme » ou ce « naturalisme » découle d’un « désenchantement du monde », bien qu’en vérité cette expression signifie l’enchantement de la société par le monde, par la symbolique du corps et de la matière plutôt que celle de l’esprit. Non seulement on considérait la société comme le produit collectif de désirs corporels, mais le monde aussi était taillé sur mesure, suivant les valeurs matérielles et symboliques de l’or, du pinot noir, du raisin, de l’huile, du filet mignon et de l’eau de source des îles Fidji. Et voilà la nature chargée de significations culturelles et pratiques ; ses qualités symboliques ne sont jamais que des qualités matérielles, leurs origines sociales renvoient davantage à des désirs du corps, et la satisfaction arbitraire de ces désirs prennent l’habit universel d’un choix rationnel.

D’autres mondes humains

Si notre univers est enchanté, il n’en demeure pas moins ordonné à partir de la distinction entre nature et culture, et cette distinction n’est sans doute évidente que pour nous-mêmes. Après son tour du monde ethnographique, Philippe Descola conclut :

La manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins partagée. Dans de nombreuses régions de la planète, humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés ; l’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome ; les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité.

Au moins, les plantes et les animaux qui ont un sens pour les gens, ainsi qu’un paysage, les corps célestes, les phénomènes météorologiques, et même certains artefacts, sont des êtres comme eux : des personnes, qui possèdent certaines qualités humaines, et même parfois leur apparence, comme dans les rêves ou dans les visions. Comme les êtres humains, ces autres personnes sont dotées d’une âme ou sont animées d’un esprit, d’où leur capacité de conscience, d’intelligence, d’intentionnalité, de mobilité, d’émotivité, ainsi que leur capacité à communiquer un sens entre eux ou aux hommes. C’est un univers d’humanité immanente, pour reprendre les mots de Viveiros de Castro, où les « relations entre les personnes humaines et ce que nous appelons la “nature” revêtent les traits de relations sociales ». Ou bien, comme on l’a dit du peuple Cree par exemple, « les personnes humaines ne vivent pas dans et contre une nature inerte, mais sont plutôt des espèces de personnes qui font partie d’un réseau d’interactions personnelles ».

Pourtant, en s’exilant dans un univers dénué de tout esprit, l’Occident n’est pas si différent du « reste ». Car on connaît au moins une personne non humaine, et pas n’importe laquelle : Dieu. Le Dieu des chrétiens a toutes les qualités d’une personne, même la capacité de se faire homme et de mourir d’une mort humaine. Sans compter les anges autour de lui. Mais ce Dieu jaloux ne tolère pas l’existence d’autres dieux dans ses royaumes terrestres, ni n’habite le monde sublunaire de ses créatures. Le christianisme (comme le judaïsme avant lui) s’est distingué du paganisme en condamnant le « culte de la nature », laissant cette dernière entre une théologie du dieu transcendant et une ontologie d’un monde purement matériel. Puisque Dieu a créé le monde à partir de rien, la nature n’a plus rien de spirituel pour se racheter. « Mais qu’est-ce donc que ce Dieu ? », demande saint Augustin dans les Confessions. « J’ai interrogé la terre et elle m’a dit : “je ne suis point Dieu.” Tout ce qui s’y rencontre m’a fait le même aveu. » Notons d’ailleurs que si la Terre et ce qui est sur la terre sont capables de répondre à Augustin, ses questions sur l’existence spirituelle ne sont pas sans ironie.

Avançant le même argument contre le néo-platonisme dans La Cité de Dieu, Augustin condamne sans s’en apercevoir toutes les autres religions, en particulier les doctrines panthéistes des Polynésiens, et en répudie les fondements qui ne seraient que des blasphèmes absurdes. Car si le monde était le corps de Dieu, dit-il, « qui ne voit quelle impiété, quelle irréligion en résultent : l’objet qu’on foule aux pieds est une partie de Dieu ; cet animal immolé, c’est une partie de Dieu qu’on immole ! ». En réalité, Augustin donne une parfaite description de situations rituelles critiques des Maori de Nouvelle-Zélande, lorsqu’ils foulent la Terre-Mère, « Papa », lorsqu’ils insultent le dieu Tane en abattant des arbres, et lorsqu’ils dévorent leur ancêtre Rongo en mangeant des patates douces. Les Maori vivent dans un univers peuplé de personnes, toutes issues des premiers parents, la Terre (Papa) et le Ciel (Rangi). En pratique, l’univers est une seule et même grande famille. Tous les objets environnants sont des parents, souligne l’ethnographe Elsdon Best, y compris les arbres, les oiseaux, les insectes, les poissons, les pierres, jusqu’aux « éléments eux-mêmes ». Très souvent, raconte Best, « lorsque je touchais un arbre dans la forêt, des indigènes venaient me dire par exemple “vous touchez votre ancêtre Tane”. » Cela implique de respecter certains rites.

Même les blancs avaient bonne réputation dans la généalogie des Maori. Ce qui n’est pas le cas dans le système personnel des chasseurs-cueilleurs Chewong de Malaisie. Comme l’a rapporté Signe Howell, les Chewong pensent qu’ils sont plus proches de certaines personnes non humaines, y compris les artefacts, que des blancs ou d’autres hommes plus éloignés dans l’espace. Les plantes, les animaux, les objets et les esprits avec lesquels ils partagent leurs maisons et leurs coutumes, ce sont « notre peuple », contrairement aux Malais, aux Chinois, aux Européens ou autres aborigènes qui sont « d’autres peuples », vivant selon d’autres lois et qui parlent une autre langue, en dehors du monde des Chewong. Manifestement, les schèmes de la personnalité varient. Certains établissent des différences de degré entre les espèces, tout comme dans un groupe humain il se peut qu’on ne considère pas les nouveau-nés, les vieillards et les aliénés comme de véritables personnes. Un vieux chasseur Youkaguire de Sibérie expliqua à Rane Willerslev que les animaux, les arbres et les rivières étaient « des hommes comme nous », car ils bougent, ils croissent et ils respirent parce qu’ils ont deux âmes. Les pierres, les skis et la nourriture en revanche, même s’ils sont vivants, ne possèdent qu’une seule âme et sont donc immobiles ; ils ne sont pas semblables aux personnes humaines, même si dans la pratique, ces différences peuvent ne pas s’appliquer. Ces systèmes de la personnalité évoquent le système de classification chinoise imaginé par Jorge Luis Borges. L’« ontologie ojibwée », décrite par Irving Hallowell dans un article fondamental, inclut dans la notion de « personne » le soleil, la lune, les bouilloires, les quatre vents, les pipes, certains coquillages, le coup de tonnerre, quelques pierres et silex. D’après l’étude ethnographique classique de Waldemar Bogoras, on apprend que les peuples de l’est de la Sibérie ne se trompent pas quand ils pensent que les ombres sur les murs de leurs caves sont réelles ; ils savent que ces ombres sont des tribus qui vivent dans des loges à l’intérieur de leur propre pays, et qui subsistent en chassant.

Tout cela paraît irréel, mais on doit se souvenir que dans un univers où les sujets interagissent entre eux, toute pratique matérielle (praxis) implique de connaître et de communiquer avec d’autres espèces, par le biais des rêves, des mythes, des sorts, des incantations, des transformations shamaniques, etc. Comme Robin Riddington l’affirme après avoir longtemps fréquenté les Dunneza (ou les Castors) de la Colombie-Britannique, cela implique un autre rapport à l’expérience et à la connaissance que celui de notre sens commun ou de nos philosophes empiriques. Pour nous, héritiers de John Locke, la connaissance découle de l’expérience sensorielle des événements qui ont lieu dans un monde physique. Pour les Dunneza, les événements découlent de la connaissance qu’on en a dans les rêves, les mythes, etc., ce qui est une théorie de la connaissance bien plus platonicienne. Riddington explique :

Les Dunneza pensent (…) que les événements ne peuvent avoir lieu qu’une fois qu’on en a eu connaissance dans les mythes, les rêves ou les songes. Même leur conception de la personne est différente de la nôtre. Dans le monde Dunneza, les animaux, les vents, les rochers, et les forces naturelles sont des « personnes ». Les humains sont en contact permanent avec ces personnes non humaines. Toutes contribuent à créer le monde par l’intermédiaire des mythes, des rêves, et des songes qu’elles partagent avec les autres. (…) Pour les Dunneza, les mythes et les rêves sont les principales sources de la connaissance. Vu sous cet angle, le pouvoir « magique » des mots et des rites peut paraître moins mystique, ou du moins sommes-nous moins perplexes lorsque nous comprenons que ces mots et ces rites s’adressent à des personnes. Ils sont réalisés afin d’exercer une certaine influence sur ces personnes autres qu’humaines par un effet rhétorique, comme un dialogue interpersonnel entre des personnes les fait penser et agir. Pour ce faire, c’est tout un répertoire sémiotique d’associations qui est convoqué, qui dépasse de loin les dimensions techniques de l’activité qui demeure associée à ce but. La praxis devient une poétique, car elle est elle-même persuasive.

Examinons la chasse et les relations des chasseurs aux animaux, car elles sont éclairantes pour notre enquête sur l’idée occidentale de la nature animale des hommes, surtout lorsque d’autres peuples agissent en partant du principe inverse, à savoir que les animaux ont une nature humaine. Encore une fois, le contraste n’est pas si tranché : nous attribuons des qualités humaines (parfois le même statut légal qu’à la personne) à certains animaux, surtout les animaux de compagnie, en particulier les chiens. Mais nous parlons ici de gens pour qui de nombreuses espèces animales, sauvages ou domestiques, sont des personnes par nature, qui vivent sous l’ordre humain de leurs propres sociétés ; pour qui la différence physique des animaux par rapport aux humains est superficielle et non essentielle, leur permettant d’ailleurs de revêtir une apparence humaine, tout comme on sait que les humains peuvent revêtir des formes animales et vivre dans des communautés animales. Nous y voilà, à la praxis de la chasse et à sa culture. À propos des chasseurs-cueilleurs en général, Tim Ingold écrit : « la chasse n’est pas conçue comme une manipulation technicienne du monde naturel, mais comme un dialogue interpersonnel, partie du processus global de la vie sociale, où l’homme et l’animal se constituent comme des personnes avec une identité et des buts propres. » La chasse est une relation sociale entre les personnes humaines et animales, et elle est fondée sur des termes et des actions qui signifient, entre autres formes de sociabilité, le respect, la réciprocité, la propitiation, la sympathie, le tabou, la séduction, le sacrifice, la coercition, la reconnaissance, la compassion, la domination, la tentation, la capitulation, et d’autres combinaisons possibles entre ces termes. La chasse est une sociologie culturellement déterminée qui s’étend au-delà de la différence des espèces.

Les personnes réalisent ainsi des échanges avec l’esprit des animaux qui correspondent aux échanges entre personnes et groupes humains. Et surtout, ces échanges ressemblent à ceux qui ont cours entre les parents par alliance, dans la mesure où ces derniers requièrent des négociations serrées pour transférer la puissance vitale d’un groupe à l’autre. Lévi-Strauss relate une histoire (rapportée initialement par J. A. Teit) au sujet de l’origine de la chasse à la chèvre sauvage par les indigènes de la rivière Thompson en Amérique du Nord-Ouest, où la chèvre n’est pas seulement un homme, mais aussi le beau-frère du héros humain. Ce dernier est promis à un avenir de grand chasseur à condition qu’il respecte certaines règles :

Quand tu tueras des chèvres, traite leur corps avec respect car ce sont des personnes. Ne tire pas les femelles : elles furent tes épouses et te donneront des enfants. Ne tue pas les petits qui sont peut-être ta progéniture. Tire seulement tes beaux-frères, les mâles. Sois sans regret quand tu les tues, car ils ne meurent pas mais retournent chez eux. La viande et la peau (la partie chèvre) te reviennent ; leur vrai moi (la partie humaine) continuera de vivre comme avant, quand la chair et la peau de chèvre le recouvraient.

Dans d’autres récits amérindiens, le chasseur devient le gendre préféré du chef spirituel de l’espèce chassée en s’accouplant à la fille du chef. Bien que les sciences d’inspiration néo-darwinienne, et plus que tout la psychologie évolutionniste, diraient à propos de notre nature animale que nous conservons les gènes d’une férocité grâce à laquelle l’homme a réussi à s’adapter et à survivre en tuant des animaux tout au long de son histoire, l’ethnographie nous prouve plutôt que la chasse a plus à voir avec l’amour qu’avec la guerre.

Depuis le milieu du siècle dernier, il est courant chez les scientifiques de considérer qu’en abandonnant le régime frugivore des grands singes pour se tourner vers la chasse au gros gibier, les premiers ancêtres de l’homme en Afrique ont réveillé notre vice et en ont fait notre destin. Tout se passe comme si on se servait des restes de l’australopithèque comme de preuves paléontologiques pour le péché originel, sauf que c’est dans la viande qu’il mord, et non dans le fruit défendu. Dans un passage haut en couleur, Raymond Dart, le premier à trouver dans cette abomination hominidée un enjeu scientifique, fait remonter toute l’histoire de « ce sang versé » – depuis les Égyptiens jusqu’aux horreurs de la Seconde Guerre mondiale, en passant par le « cannibalisme universel primaire » et les pratiques de scalp, de décapitation, de mutilations du corps et de nécrophilie – à cette fâcheuse voracité de l’australopithèque : « cette marque de Caïn qui distingue l’homme de ses pairs anthropoïdes par son régime alimentaire. » Plus tard, on montrera que les grands singes ne sont pas frugivores, pas plus que les australopithèques ne sont carnivores comme Dart ou d’autres l’affirmaient. Mais à cette époque, il paraissait évident, d’après nos chasseurs-cueilleurs, que la subsistance par la chasse n’avait rien à voir avec la violence entre les personnes. Il y a un lien beaucoup plus fort entre la chasse et l’acte sexuel, pas seulement pour établir des relations de parenté, mais souvent dans la technique de chasse elle-même. Rane Willerslev explique ce point en détail chez les Yukaguires de Sibérie, et cite une phrase de Reichel-Dolmatoff à propos des Tukano d’Amazonie : « la chasse est en pratique une véritable parade et un acte sexuel » ; le verbe « chasser » peut se traduire par « faire l’amour aux animaux ». En bons freudiens, nous interprétons nos succès à la chasse comme des conquêtes sexuelles. Ceux qui chassent interprètent quant à eux les rêves de conquête sexuelle comme des signes d’un succès futur à la chasse, la connaissance précédant l’expérience.

Pour que la communication entre les espèces soit possible, il faut donc que les animaux cachent sous leur peau des hommes. Leur apparence corporelle est superficielle, et il ne faut pas s’y arrêter pour révéler l’humanité en eux, comme ce qui a lieu dans les rêves. De même que les différents groupes humains se distinguent par leurs vêtements et leurs ornements, qui ne sont jamais que des fourrures et des plumes, de même le corps de l’animal est le vêtement, peut-être même le déguisement, d’une personne d’une autre espèce. La communication entre les espèces implique également que les animaux possèdent la même culture que les humains. Des récits de nombreux Indiens d’Amérique montrent que les animaux vivent dans des maisons dans leur propre pays, ont des chefs, se marient, procèdent à des cérémonies et d’une manière générale ont les mêmes coutumes que les humains. Bien plus, les animaux se considèrent eux-mêmes comme des humains, sauf que de leur point de vue, les humains sont des esprits ou des espèces animales prédatrices la plupart du temps. Ce « perspectivisme », comme l’appelle Viveiros de Castro, est une fonction des différences corporelles des espèces. Toutes les espèces ont la même expérience des mêmes objets. La seule différence est que les objets qu’ils voient, les référents objectifs, varient ; là où le jaguar des forêts d’Amérique du Sud voit de la bière au manioc, les humains voient du sang ; là où les humains voient une rive boueuse, le tapir y voit un temple ; là où les Chewong de Malaisie voient des fèces, leurs chiens voient des bananes – il n’y a pas de quoi s’offusquer.

Pas plus qu’il ne faut s’étonner lorsque les rapports ethnographiques sur la Nouvelle-Guinée ou les Amériques montrent que les animaux étaient à l’origine des hommes. Les animaux descendent des hommes et non l’inverse. Viveiros de Castro écrit :

Alors que notre anthropologie traditionnelle considère que les humains ont à l’origine une nature animale, dont la culture doit s’accommoder – car après avoir été un animal de pied en cap, nous restons toujours des animaux au fond –, les Amérindiens pensent qu’après avoir été hommes, les animaux demeurent des hommes, même si ce n’est pas manifeste.

Tout se passe comme si les hommes et les animaux, tels que nous les connaissons, avaient échangé leurs places, comme les concepts de nomos et de physis. Car selon l’opinion commune sur l’humanité, « naturel » signifie superficiel et contingent, comme l’apparence changeante d’un animal dont l’humanité est l’essence. L’humanité est le terme universel, la nature est le terme particulier. L’humanité est l’état originel à partir duquel des formes naturelles se produisent et se distinguent les unes des autres.

Si l’homme possède effectivement une disposition animale pré-sociale et anti-sociale, comment se fait-il que tant de gens aient pu ne jamais en avoir conscience, et se complaire dans cette ignorance ? La plupart d’entre eux ne disposent même pas du concept d’animalité, et encore moins de cette prétendue bestialité qui se cache dans nos gènes, notre corps et notre culture. Si proches de ce que nous appelons « nature », ces gens n’ont reconnu ni leur animalité inhérente, ni la nécessité d’arriver à un accord culturel avec elle.

Voici venu le temps de pleurer sur notre sort

On ne dira jamais assez que les animaux sauvages ne sont pas des « animaux sauvages ». Je veux dire qu’ils ne sont pas les « bêtes sauvages » que les hommes sont par nature, poussés par leurs désirs insatiables, semant la guerre et la discorde entre eux. Voici venu le temps de pleurer sur notre sort : « homo homini lupus », l’homme est un loup pour l’homme. Cette expression des pulsions humaines les plus noires, que Freud utilise après Hobbes, remonte à un aphorisme de Plaute du deuxième siècle avant notre ère. (Freud s’est demandé cependant comment les bêtes s’accommodaient d’une menace pareille sur leur propre espèce.) Quelle calomnie pour ces loups grégaires, eux qui savent ce qu’est la déférence, l’intimité, la coopération, d’où leur sens de l’ordre inaltérable ! Car après tout, nous parlons de l’ancêtre du « meilleur ami de l’homme ». Les grands singes non plus, cousins des humains, ne cèdent pas à « un désir inquiet d’acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu’à la mort » et par conséquent à une « guerre de chacun contre tous ». Il n’y a rien de plus pervers dans la nature que notre idée de la nature humaine. C’est une invention culturelle, purement et simplement.

La version moderne que Freud nous offre de la bestialité humaine dans Malaise dans la civilisation fait écho à cette immémoriale haine de soi. À part Hobbes et Augustin, n’entendez-vous pas le spectre de Thucydide ?

Homo homini lupus ; qui aurait le courage, en face de tous les enseignements de la vie et de l’histoire, de s’inscrire en faux contre cet adage ? (…) Dans certaines circonstances favorables en revanche, quand par exemple les forces morales qui s’opposaient à ses manifestations et jusque-là les inhibaient, ont été mises hors d’action, l’agressivité se manifeste aussi de façon spontanée, démasque sous l’homme la bête sauvage qui perd alors tout égard pour sa propre espèce. (…) Cette tendance à l’agression, que nous pouvons déceler en nous-mêmes et dont nous supposons à bon droit l’existence chez autrui, constitue le facteur principal de perturbation dans nos rapports avec notre prochain ; c’est elle qui impose à la civilisation tant d’efforts. Par suite de cette hostilité primaire qui dresse les hommes les uns contre les autres, la société civilisée est constamment menacée de ruine. (…) La civilisation doit tout mettre en œuvre pour limiter l’agressivité humaine et pour en réduire les manifestations à l’aide de réactions psychiques d’ordre éthique.

Pour Freud, « rien n’est plus contraire à la nature humaine » que « l’idéal imposé d’aimer son prochain ».

Dans la psychanalyse freudienne, la socialisation de l’enfant est une répétition de l’histoire sociale et collective de la répression, ou de la sublimation, de cette nature originelle viciée. L’innocence de l’enfant, réflexe de l’idéologie sous-dominante qui opposait la bonne nature à la mauvaise culture, Freud ne peut pas y croire. Il aurait certainement accepté de dire comme Augustin (dans ses Confessions) que « si les enfants sont innocents, ce n’est pas parce qu’ils manquent du désir de faire le mal, mais parce qu’ils manquent de la force de le faire ». La théorie freudienne, selon laquelle les pulsions primitives antisociales de l’enfant, et en particulier des pulsions libidinales et agressives, sont refoulées par un Surmoi qui prend la fonction du père et plus généralement celle de la culture, suit ainsi les thèses augustiniennes et hobbesiennes d’une domination souveraine des pulsions anarchiques. (On pourrait cependant dire que la première régulation de la recherche du plaisir par l’enfant qui relève du « principe de réalité » ressemble davantage à un ordre politique de compensation des pouvoirs, dans la mesure où des désirs infantiles sont frustrés par d’autres désirs par lequel il poursuit son bien. Dans tous les cas, la manière dont l’enfant se saisit de la « réalité » à travers l’expérience du plaisir et de la peine est une répétition virtuelle de l’épistémologie empiriste développée par Hobbes dans les premiers chapitres du Léviathan). Mais encore une fois, que faire de tout ce matériau ethnographique qui montre le contraire ? Partout dans le monde, d’autres peuples ne considèrent pas les enfants comme des monstres-nés et ne se sentent pas contraints de domestiquer leurs pulsions bestiales.

« La manière dont les Hagen conçoivent la personne n’implique pas qu’on doive mener l’enfant d’un état pré-social à un état adulte et social, ni que chacun de nous répète la domestication originelle de l’humanité, aux prises avec les éléments d’une nature pré-culturelle. » La société, déclare Marilyn Strathern, « n’est pas un système de contrôles sur et contre l’individu ; la culture n’est pas le point culminant de l’action humaine ». En réalité, les anthropologues connaissent peu de sociétés, à part la nôtre, où la socialisation implique de domestiquer les dispositions anti-sociales inhérentes à l’enfant. Les hommes ont habituellement l’opinion inverse : la sociabilité est un état normal de l’homme. Je serais tenté de dire qu’on considère que la sociabilité est « innée », sauf que la plupart des gens ne se considèrent pas comme un substrat biologique – et certainement pas un substrat animal – sur lequel ou contre lequel viendrait se greffer la culture. Ce serait un mensonge biologique pour ceux qui pensent être des réincarnations de parents défunts, comme c’est le cas chez les enfants en Afrique de l’Ouest, dans la partie nord de l’Amérique du Nord et en Eurasie du Nord. Willerslev remarque que dans le monde des Yukaguires « l’enfant n’existe pas », car les nouveau-nés sont censés posséder les dons, la connaissance, le caractère et les traits des parents défunts qui les ont animés. La plupart de ces caractéristiques sont oubliées lorsque l’enfant commence à parler, et ne s’en souvient que progressivement au cours de la vie. Dans un ouvrage intitulé The Afterlife is where we come from, Alma Gottlieb décrit un système de pensée similaire pour les Beng en Côte d’Ivoire : l’enfant ne manifeste que progressivement les traits du parent qu’il incarne, car le défunt tente de le retenir dans l’ombre.

Plus communément, on se contente de croire que l’enfant n’est pas encore une personne au sens plein, bien qu’il ne soit pas né comme une anti-personne. L’inachèvement est fonction de la maturité de l’esprit ou de l’âme de l’enfant et non de la régulation de ses pulsions corporelles. Il acquiert une personnalité progressivement par le biais d’interactions sociales, en particulier les relations de réciprocité et d’interdépendance, car ce sont elles qui constituent et façonnent l’identité sociale de l’enfant. Dans les îles Fidji, les enfants ont des « âmes d’eau » (yalo wai) jusqu’à ce qu’ils comprennent et exercent les règles de parenté et d’autorité du chef (Anne Becker, Christina Toren). Les enfants de l’île d’Ifalik en Micronésie sont « dépourvus d’esprit » (bush) jusqu’à cinq ou six ans, en attendant qu’ils acquièrent une « intelligence » suffisante (reply) pour leur attribuer une sensibilité morale (Catherine Lutz). Les enfants de Java ne sont pas encore « javanais » (ndurung djawa), par contraste avec ceux qui le sont déjà (sampun djawa), c’est-à-dire un adulte capable d’obéir aux convenances subtiles de la société, de pratiquer son esthétique délicate, et d’être « sensible aux commandements complexes du dieu qui réside, immobile, dans la conscience intime de chaque individu » (Clifford Geertz). Pour les Aymara des hauts-plateaux de Bolivie, l’enfance est une progression qui va d’une humanité imparfaite à une humanité parfaite, comprenant des obligations sociales sans « la dimension punitive du concept de répression que nous utilisons pour exprimer le processus de socialisation de l’enfant » (Olivia Harris). Pour les Mambai du Timor, comme pour les Portugais, le cœur des enfants est un « tout » ou un « ensemble » indifférencié, fermé au monde, ce qui explique leur forme d’inconscience ou de stupeur (Elizabeth Traube). Les Chewong de Malaisie disent que l’âme de l’enfant n’est complètement développée que lorsqu’il est capable d’assumer les responsabilités de l’adulte, c’est-à-dire le mariage (Signe Howell). Comme chez les Hagen encore une fois, l’enfant mûrit « en comprenant ce qu’impliquent les relations aux autres ». L’enfant « n’est certainement pas rømi [sauvage] » ; il s’agit moins d’un dressage que d’un apprentissage vers l’acquisition d’une personnalité (Strathern). Plus généralement sur les conceptions de la sociabilité chez les Mélanésiens, Strathern remarque qu’ils ne supposent jamais l’existence d’une société qui surplomberait l’individu comme un ensemble de forces s’exerçant malgré lui. « Contrairement à ce qu’on imagine, le problème de l’existence sociale ne se pose pas en termes d’un ensemble de normes, de valeurs ou de règles extériorisées qui devraient perpétuellement se maintenir et s’appuyer contre une réalité qui les subvertirait constamment. »

En contrepoint à nos conceptions orthodoxes de la petite enfance – populaires ou scientifiques – de nombreuses sociétés dans le monde opposent à notre biologisme une forme de culturalisme. Car pour eux, les enfants sont l’humanité en devenir, alors que pour nous, ils sont l’animalité à dominer. Certes pour la plupart des gens, les enfants ne sont pas moitié-anges moitié-bêtes. Les enfants sont bien nés hommes, de façon incomplète, ou entièrement par incarnation. Ils mûrissent en acquérant les capacités mentales qui leur permettent d’assumer des relations sociales. Cela implique que la reconnaissance d’une vie humaine, y compris l’expression de certaines facultés et dispositions, est tout entière déterminée par des schèmes culturels, dans une société donnée. Mais là où le « reste du monde » attend que l’esprit progresse, l’Occident s’inquiète de l’expression des corps. Ici, le comportement de l’enfant est largement compris en termes organiques de « besoins » et de « désirs », et on confirme ainsi l’égoïsme de l’enfant en considérant ces désirs comme des « caprices ». Peut-être cesserions-nous de voir dans les nouveau-nés de petits êtres désirants égocentriques si nous n’étions pas nous-mêmes égoïstes. Remercions Freud pour une autre trouvaille : la projection.

Dans la tradition occidentale, le « sauvage » (eux) est au « civilisé » (nous) ce que la nature est à la culture, et ce que le corps est à l’esprit. Le fait anthropologique est là : pour nous le corps et la nature sont les fondements de la condition humaine ; pour eux, ce sont la culture et l’esprit. Pour reprendre une formule de Lévi-Strauss dans un contexte équivalent : qui donc croit encore en la race humaine ?

La culture est la nature humaine

Qui sont alors les plus réalistes ? Je crois que ce sont les peuples que j’ai évoqués, ceux qui considèrent que la culture est l’état originel de l’existence humaine, tandis que l’espèce biologique est secondaire et contingente. Ils ont raison sur un point crucial, et les rapports paléontologiques sur l’évolution des hominidés leur donneront raison, ainsi que Geertz qui en a brillamment tiré les conclusions anthropologiques. La culture est plus ancienne que l’Homo sapiens, bien plus ancienne, et c’est elle qui est la condition fondamentale de l’évolution biologique de l’espèce. Les signes de culture dans l’histoire de l’homme remontent à près de trois millions d’années, tandis que la forme actuelle de l’homme n’a que quelques centaines d’années. Ou, pour suivre le célèbre biologiste humain Richard G. Klein, l’homme moderne du point de vue anatomique a 50.000 ans et s’est développé particulièrement à l’âge de pierre (paléolithique supérieur), ce qui multiplie l’âge de la culture par soixante par rapport à l’espèce telle que nous la connaissons. (Cependant, Klein a tendance à sous-estimer systématiquement les réalisations culturelles et corporelles des hominidés plus anciens pour faire ressortir l’avance culturelle radicale et fondée biologiquement du paléolithique supérieur.) Le point crucial est le suivant : pendant trois millions d’années, l’évolution biologique des hommes a obéi à une sélection culturelle. Nous avons été, corps et âme, façonnés pour vivre une existence culturelle.

J’ouvre ici une parenthèse. En parlant du corps et de l’âme, il faut souligner que leur évolution chez les ancêtres de la tradition occidentale est parallèle. Sans doute Platon s’opposait-il frontalement à certains sophistes lorsqu’il affirmait que seule l’âme était capable de se mouvoir elle-même, qu’elle était plus ancienne que le corps qu’elle meut et qu’elle façonne. De plus, puisque l’âme se réalise dans les œuvres d’art, dans les lois, et autres réalisations du même genre, cela revient à dire que le nomos est plus ancien que la physis et qu’il en est la source. C’est ce que Platon affirme dans les Lois, dans le Timée, dans le Phédon et dans d’autres dialogues. Dans les Lois (x, 896a-b), il écrit que le corps, « second et postérieur », est soumis à l’âme, ce qui signifie que « les tempéraments, les mœurs, les souhaits, les raisonnements et les opinions vraies, les soins aussi bien que les souvenirs, doivent être nés avant la longueur, la largeur, la profondeur et la force des corps ». La culture précède la nature :

Oui, et qui plus est, l’opinion, le soin, l’intellect, la technique et la loi seront antérieurs au dur, au mou et au léger. Et tout naturellement, les plus importantes et les premières des réalisations comme des actions relèveront de la technique, puisqu’elles sont parmi les choses nées en premier, alors que celles qui sont par nature, et cela même qu’ils nomment à tort « nature », seront postérieures et trouveraient leur principe dans la technique et dans l’intellect. (Lois X, 892b).

Pourquoi désigne-t-on à tort la nature ? Parce que l’âme et la culture viennent en premier, c’est pourquoi c’est l’âme « qui est éminemment par nature » (Lois, X, 892b-c). Pour reformuler cette conclusion en termes anthropologiques : la culture est la nature humaine. Fin de la parenthèse.

Aucun singe ne peut faire la différence entre de l’eau bénite et de l’eau distillée, comme Leslie White a l’habitude de dire, parce qu’il n’y a aucune différence d’un point de vue chimique. Pourtant la différence de signification fait toute la différence pour ceux qui donnent de la valeur et utilisent de l’eau bénite. Peu importe, contrairement aux singes, s’ils ont soif ou non, cela ne fait aucune différence. Voilà rapidement ce que j’avais à dire sur la signification de « symbole » et de « culture ». Quelles sont les conséquences pour la nature humaine ? Mener une vie en se conformant à la culture, c’est être capable et savoir qu’il est nécessaire de parachever les tendances de notre corps et les objets de notre existence en créant des symboles, c’est-à-dire en les conformant à ce qui pour nous fait sens. L’intégration du corps dans le champ des symboles, ainsi que ses besoins et ses pulsions, est le produit signifiant de la longue histoire de la sélection culturelle qui a abouti à la naissance de l’Homo sapiens.

Certaines théories biologiques respectables considèrent aujourd’hui le cerveau humain comme un organe social : il a évolué dans le pléistocène en obéissant à la « pression » de conserver un ensemble relativement étendu, complexe et unifié de relations sociales – qui mettent probablement en jeu également des personnes non humaines. La capacité symbolique était une condition nécessaire de cette capacité sociale. La « pression » nous poussait à devenir un animal culturel, ou plus exactement nous commandait de cultiver notre animalité. Je ne dis pas que nous sommes ou avons jamais été des « ardoises blanches », sans qu’aucune contrainte biologique ne nous détermine ; je dis simplement que ce que la sélection a retenu dans le genre Homo, c’est qu’il est déterminé à produire du sens de manière diverse, d’où sa capacité à en produire dans des œuvres inestimables que l’archéologie, l’histoire et l’ethnographie ont décrites. Je ne conteste pas non plus la théorie de la co-évolution en vogue en ce moment, selon laquelle les développements biologiques et ceux de la culture s’entraînent réciproquement. Mais cela ne veut pas dire que ces deux facteurs de l’existence sociale humaine sont aussi importants l’un que l’autre. Au contraire, il a dû y avoir une relation inversée entre la variété et la complexité des productions culturelles et la spécificité des dispositions biologiques. Dans le cadre de la co-évolution, le développement de la culture s’est accompagné d’une déprogrammation des contraintes génétiques ou ce qu’on a coutume d’appeler les comportements instinctuels. Ainsi les fonctions biologiques se sont réparties dans des formes culturelles variées, comme l’expression des nécessités biologiques dépendait de stratégies signifiantes. Nous sommes armés pour vivre des milliers de vies différentes, comme Clifford Geertz le rappelle, même si nous avons fini par en choisir une seule. Et cela n’est possible que si les besoins et les pulsions biologiques ne déterminent pas les moyens particuliers qui mènent à leur satisfaction. La biologie devient un déterminant déterminé.

Encore une fois, qui sont les plus réalistes ? Ne seraient-ce pas les Fidjiens qui, en disant que les enfants ont des « âmes d’eau », veulent dire qu’ils ne sont pas encore des êtres humains complets capables de maîtriser les coutumes fidjiennes ? Nous avons vu que de nombreux peuples dans le monde formulaient la même idée. La nature humaine est un devenir, fondé sur sa capacité à comprendre un système culturel approprié et à agir conformément à lui ; un devenir, plutôt qu’un être toujours déjà là. Pour reprendre la formule de Kenneth Bock, la fixation déplacée de la nature humaine en une entité est un trait fondamental de notre mythologie à propos de cette nature. Nous parlons de pratiques culturelles déterminées comme si elles étaient inscrites dans le protoplasme, ou dans nos gènes comme on dit maintenant, dans nos instincts disait-on avant, et encore plus tôt dans notre semence. Pourtant, le problème n’est pas de savoir si la nature humaine est ceci ou cela, bonne ou mauvaise. Le problème, c’est le biologisme lui-même. Toutes les critiques à l’encontre de Montaigne, Hobbes, Mandeville et leurs pairs, qui niaient l’égoïsme inné de l’homme en arguant de sa bonté naturelle ou de sa sociabilité naturelle, opéraient dans un cadre théorique tout aussi sclérosé, où les formes culturelles étaient déterminées par le corps. Bock remarque également qu’une véritable alternative voit le jour à la Renaissance, où la philosophie fait un pas susceptible de libérer l’humanité de la prédisposition au mal suite au péché originel.

Bock retient ainsi le Discours sur la dignité de l’homme de Pic de la Mirandole, un texte classique sur la transformation de soi à la Renaissance. Après avoir créé le monde, Dieu a voulu une créature dont il puisse apprécier la beauté et la grandeur ; mais lorsqu’Il créa l’homme, Il ne disposait plus de forme ou d’espace pour un tel ouvrage. Ainsi, écrit Pic de la Mirandole, puisque Dieu ne pouvait donner à l’homme rien qui lui soit propre, Il décida de fabriquer une « créature indistinctement imagée », au centre du monde d’où elle pouvait « partager les dons particuliers de toutes les autres créatures ». Dieu s’adresse alors à Adam :

Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…) Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales ; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines.

Outre le pouvoir inhérent à l’homme de mener des milliers de vies différentes, il faut rappeler l’infinité des mœurs humaines décrites par Ruth Benedict dans ses Échantillons de civilisations, où chaque culture choisit d’en exploiter une infime partie seulement.

Lorsque les moralistes des Lumières écossaises, en particulier Adam Ferguson, ont défendu la cause de l’homme contre une pulsion pécheresse prédéterminée, ils ont introduit une dimension sociale à leur analyse qui préparait la conception anthropologique de la nature humaine comme un devenir déterminé par la culture. Ferguson est allé au-delà de l’argument traditionnel qui défendait la liberté de la volonté, au motif que l’action morale humaine n’aurait pas de sens si nous ne péchions pas. Pour Ferguson, l’homme est un véritable animal social, mais au sens où sa nature se forme dans la société, non qu’elle y prédispose de manière innée ou qu’elle en soit responsable. L’individu pré-social n’existe pas ; l’homme n’existe pas avant ou indépendamment de la société. Les hommes se constituent, pour le meilleur et pour le pire, dans la société, et prennent diverses formes dans des sociétés différentes. Ils sont nés dans la société, et ils y restent, dit Ferguson (après Montesquieu), capables de tous les sentiments à travers lesquels les peuples façonnent leur mode de vie. À partir de la nécessité de former l’humanité dans la société, Ferguson conclut dans un passage sublime :

Si donc on nous demande où est l’état de nature nous répondrons : il est ici ; et peu importe de savoir d’où l’on parle, de l’île de Grande-Bretagne, du cap de Bonne-Espérance ou du détroit de Magellan.

De même pour Marx, l’« essence de l’homme » n’existe que dans et sous la forme de relations sociales ; elle ne se trouve pas chez un pauvre badaud en dehors de notre univers. Les hommes ne deviennent des individus que dans le cadre d’une société, et d’une façon quelque peu égoïste dans le contexte européen, ce qui a poussé les économistes à leurs « Robinsonnades », en fondant leur science à partir de dispositions d’un imaginaire adulte mâle isolé. Marx n’a pas dérivé les formations sociales à partir de dispositions innées, quand bien même on pourrait faire le chemin inverse : de la société bourgeoise au mythe hobbesien de la guerre de chacun contre tous. Nés ni bons ni méchants, les hommes se façonnent dans l’activité sociale telle qu’elle se déploie dans des circonstances historiques déterminées. On peut supposer que la connaissance que Marx avait des peuples colonisés a contribué à établir son anthropologie. En tous les cas, en faisant attention de remplacer « dans des circonstances historiques déterminées » par « dans des systèmes culturels déterminés », ou en disant que la praxis par laquelle les personnes se façonnent elles-mêmes est culturellement déterminée, cette conception de la condition humaine est de toute évidence devenue un lieu commun en ethnographie.

L’état de nature, « il est ici ». Car la culture est la nature humaine. Lorsque les Javanais disent « être un homme c’est être javanais », Geertz, qui rapporte l’anecdote, précise qu’ils ont raison, au sens où « il n’existe pas de nature humaine qui soit indépendante de la culture ». Dans Une éducation en Nouvelle-Guinée, répondant aux conceptions rousseauistes des éducateurs cherchant à débarrasser la nature des enfants des habitudes corruptrices des adultes, Margaret Mead écrit :

Il est bien plus cohérent de considérer la nature humaine comme un matériau tout à fait brut et parfaitement indifférencié, qui ne prendra une forme reconnaissable que lorsqu’elle aura été formée par la tradition culturelle.

Elle aurait dû dire que les personnes se forment dans une tradition culturelle donnée, mais l’important est que c’est la tradition qui façonne les besoins corporels et les moyens de les satisfaire.

Prenons l’exemple de la sexualité. L’important concernant les relations entre biologie et culture, ce n’est pas que toutes les cultures aient une sexualité singulière, mais que toute sexualité ait une culture. L’expression et la répression des désirs sexuels varient selon des déterminations locales et suivant les partenaires, l’occasion, le temps, le lieu et les pratiques corporelles. Nous sublimons notre sexualité générique de bien des façons, y compris en prétendant la dépasser pour des valeurs plus estimables comme le célibat ; cela prouve également qu’il y a d’autres moyens symboliques plus irrésistibles d’atteindre l’immortalité que la fable incompréhensible du « gène de l’égoïsme ». Après tout, l’immortalité est un phénomène symbolique de part en part. Comment pourrait-il en être autrement ? (Dans la Théorie des sentiments moraux, Adam Smith fait remarquer que certains hommes ont quitté volontairement la vie pour acquérir après la mort un renom dont ils ne pourraient plus jouir, se réjouissant d’avance de la gloire qu’ils en retireraient.) De même, la sexualité se pratique de diverses manières dans des systèmes signifiants variés. Certains Occidentaux le font même par téléphone – et on considère que la chasse est une étrange manière de faire l’amour ! Pour prendre un autre exemple de manipulation conceptuelle (en jouant sur les mots), Bill Clinton a dit : « je n’ai pas eu de relations sexuelles avec cette femme. »

Il en va de même pour d’autres besoins, pulsions ou dispositions naturelles, qu’elles soient nutritives, agressives, sociables ou compatissantes ; toutes ont une signification symbolique et obéissent à un système culturel. Selon la circonstance, l’agression ou la domination se manifesteront différemment ; par exemple à la phrase « Passez une bonne journée », un New-Yorkais répondra : « ne me dites pas ce que j’ai à faire ! » Nous faisons la guerre sur les pelouses d’Eton, nous nous battons à coup de jurons et d’insultes, nous exerçons notre domination en faisant des cadeaux qui interdisent la réciproque ou en écrivant des recensions cinglantes des livres de nos ennemis de l’Université. Les Eskimos disent que les cadeaux produisent des esclaves, comme le fouet produit des chiens. Qu’on le pense, ou pas, le fait de dire que les cadeaux font des amis – un proverbe qui comme pour les Eskimos va à l’encontre de notre économie – implique que nous soyons nés avec des « âmes d’eau », attendant de manifester notre humanité, pour le meilleur ou pour le pire, à l’occasion d’expériences qui ont un sens dans un certain mode de vie. Mais nous ne sommes pas condamnés, comme nos anciens philosophes ou nos scientifiques modernes le disent, à une nature humaine irrépressible, qui nous pousserait à chercher toujours notre avantage aux dépens d’autrui, et au risque de détruire notre existence sociale.

Tout cela n’a été qu’une longue erreur. Je conclus modestement en disant que la civilisation occidentale est construite sur une vision pervertie et erronée de la nature humaine. Pardon, je suis désolé, mais tout cela est une erreur. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette fausse idée de la nature humaine met notre vie en danger.