Titre: Quelle devrait être l’attitude des anarchistes envers la machine ?
Auteur·e: Graham Marcus
Date: 1934
Source: Consulté le 31 août 2016 de non-fides.fr
Notes: Extrait de MAN ! Vol. 2, No. 3, mars 1934. Brochure éditée par Ravage Editions.

Avant-propos

Shmuel Marcus (1893-1985) était l’un des quatorze enfants d’une famille juive orthodoxe de Dorshoi en Roumanie. Emigré aux USA vers 1907, il commença très vite à collaborer à la presse anarchiste yiddish et anglaise puis à publier brochures et journaux sous de nombreux noms, dont celui de Marcus Graham. Il découvrit l’anarchisme en lisant la Freie Arbeiter Stimme, un journal de langue yiddish fondé en 1890 à New York. Il collabora rapidement au journal yiddish de Rudolf Rocker Arbeiterfreund. Anarchiste individualiste et partisan de la propagande par le fait et des attentats, vraisemblablement en contact avec le groupe de Luigi Galleani, il s’attira de nombreuses inimitiés dans le mouvement et Emma Goldman, qui le détestait, alla jusqu’à le qualifier de « poison dans le mouvement », probablement pour ses positions jugées trop radicales pour une partie du mouvement.

Il fut l’un des contributeurs les plus prolifiques de la presse anarchiste américaine jusqu’à sa mort. Il contribua notamment à des journaux comme The Road to Freedom dans les années 1920s ou MAN ! dont il était l’éditeur principal dans les années 1930s mais aussi à Free Society, L’Adunata dei refrattari, War Commentary, Freedom, Resistance, Anarchy, Black Flag. Il serait également l’auteur du Ellis Island Weekly, un journal manuscrit, écrit durant son séjour à Ellis Island, l’ile au large de New-York qui aujourd’hui abrite la statue de la liberté, mais qui auparavant servait à parquer et contrôler les migrants d’Europe à leur arrivée sur le territoire américain de 1892 à 1954, comme un ancêtre des prisons et des camps pour migrants existant un peu partout aujourd’hui.

MAN ! dont il fut le fer de lance fut un journal important et populaire dont l’audience était internationale. Né de la dissolution d’un journal du milieu anarchiste italo-américain, il reprit le flambeau d’un anarchisme de tendance insurrectionaliste de tradition italienne et fit un travail d’exhumation des écrits de compagnons comme Luigi Galleani, Robert Reitzel, Carl Nold, Kate Austin ou Chaim Weinberg. Plusieurs fois ciblé par le gouvernement fédéral et considéré comme un subversif dangereux, l’Etat tenta plusieurs fois d’expulser Graham, sans succès car Russie, Mexique et Canada le refusèrent. Il fit cependant quelques allers-retours en prison. De nombreuses pressions furent exercées pour empêcher la publication de MAN ! notamment à travers les imprimeurs, ce qui permit aux autorités de suspendre partiellement sa publication à plusieurs reprises.

Graham continuera d’écrire toute sa vie, notamment dans The Match et Fifth Estate dans les années 1960, et dans lesquels il continuera de critiquer la technologie. Aujourd’hui Graham est resté dans la mémoire des compagnons américains pour ses critiques de la compromission de certains anarchistes (pendant les deux guerres mondiales, mais aussi concernant la participation anarchiste au gouvernement en Espagne) et pour son analyse de la technologie. Il publia par exemple en 1944 un pamphlet (The issues in the present war) où il critiquait vivement Rudolf Rocker, pourtant ami de longue date, pour son appui aux Alliés dans la guerre et comparait ses positions à celles de Kropotkine pendant la Première Guerre mondiale. Marcus Graham, qui avait vécu près de 50 ans sous une fausse identité aux Etats-Unis, meurt en 1985 à New York.

Le texte qui suit fut publié en mars 1934, donc peu de temps après la « crise » de 1929, et peu de temps avant la seconde guerre mondiale et l’extermination industrialisée des juifs d’Europe et des autres populations considérées comme indésirables par les nazis. Le contexte de cet article n’est donc pas anodin, ni inintéressant pour comprendre les réflexions ici présentes, et l’évolution des idées anarchistes sur la technologie et l’industrialisme, mais surtout sur la religion du progrès, le progressisme. Comme le dit l’auteur, à travers Kropotkine (mais il aurait pu généraliser le constat à la grande majorité des anarchistes antérieurs), les positions anarchistes ont rarement été claires comme elles peuvent l’être généralement aujourd’hui sur ces questions. Il ne s’agit pas pour nous de dire que l’anarchisme est meilleur aujourd’hui, cela n’aurait aucun intérêt et serait très probablement faux, il s’agit seulement de souligner que l’Histoire est passée par là, et que des conclusions en ont heureusement été tirées. Hiroshima en 1945 a probablement participé aussi à étoffer les analyses anarchistes du progressisme que l’on pourra lire aujourd’hui.

Mais il ne faudrait pas tomber dans l’anachronisme, et les anarchistes d’aujourd’hui doivent savoir lire les textes anciens, avec leur esprit critique bien sûr, mais aussi avec la capacité de ne pas seulement les lire avec des yeux d’aujourd’hui. Dans ce texte, Marcus Graham expose une position révolutionnaire pour son temps.

Révolutionnaire parce qu’à ce moment là le discours dominant des anarchistes vis-à-vis de la machine (mais aussi de la technologie en général) est à peu prés le même que celui des marxistes-léninistes. Il consiste à dire que celle-ci est un facteur d’émancipation pour les travailleurs, dans le sens où elle pourrait le remplacer dans les tâches les plus ingrates. Seulement, aujourd’hui nous savons bien que les machines ne tournent pas toutes seules, et que ce sont les humains qui travaillent pour les machines et pas le contraire. N’allons même pas jusqu’à imaginer une société automatisée et entièrement régulée par les machines, le cauchemar en serait d’autant plus effrayant, comme de nombreux auteurs de science fiction ont pu le faire remarquer.

Octobre 2013, Ravage Editions.

Quelle devrait être l’attitude des anarchistes envers la machine ?

Il est vrai que la plus grande partie du mouvement anarchiste tient un point de vue opposé à celui que j’ai exprimé dans la presse anarchiste depuis 1925. Le groupe qui m’a confié la rédaction de MAN ! le savait très bien. Lorsque j’ai reçu les critiques du compagnon Ziano, ainsi que celles de quelques autres, j’ai soulevé la question devant le groupe. J’ai dit que, dans le traitement des divers sujets, je ne peux pas m’exprimer différemment de ce que je pense, même lorsque ces opinions viennent à être en désaccord avec l’attitude généralement acceptée dans notre mouvement. Après une discussion approfondie, le groupe a exprimé son soutien unanime à mon droit de m’exprimer comme je l’entends sur tout sujet social qui peut se poser.

Le point de désaccord principal de Ziano repose sur la conception générale acceptée par le mouvement anarchiste et exprimée par Pierre Kropotkine dans La science moderne et l’anarchie.[1] Dans cette étude, Kropotkine accepte la machine comme un instrument qui se révélera être une aide à l’émancipation de l’homme, lorsque placée à son service.

D’un point de vue anarchiste, je pense que l’avenir prouvera que Kropotkine, en acceptant ainsi la machine, a fait l’une des plus graves erreurs. Une telle attitude était parfaitement logique pour l’école de pensée marxiste, mais certainement pas pour les anarchistes.

En réalité, l’homme ne sera jamais en mesure de maîtriser la machine sans faire le sacrifice de mettre en danger la vie humaine. Pourquoi ? Parce que l’homme restera toujours un être humain dont la vibration de la vie sera motivée par d’innombrables émotions, habitudes, intuitions et impressions. Il est tout à fait normal pour les inventeurs de concevoir des dispositifs de sécurité de toutes sortes, et pour les aspirants politiciens socialistes et communistes de promettre l’aube d’un jour où le monde entier deviendra une telle camisole ultra-sécurisée que l’homme sera dans la possibilité de contrôler toutes sortes de machines à travers le simple pressage de tel ou tel bouton. Mais pour un anarchiste - qui aspire à l’extension de l’ingéniosité, de l’initiative et de l’indépendance humaine - penser ainsi est, pour employer un euphémisme, une contradiction.

Pour illustrer pourquoi je soutiens que ne pourra jamais poindre ce jour où la machine ne mettra pas en péril la vie humaine, voici un exemple. En 1931, New York City a connue l’une de ces tragédies « habituelles » de métro. L’homme qui manipule le levier qui actionne la ligne de commutation pour les différentes lignes à la station de Time Square avait tiré le mauvais levier. Le résultat fut une cinquantaine de personnes tuées, et deux fois plus de blessés. L’homme était parfaitement sain et sobre. Personne ne pouvait même concevoir qu’il ait fait une telle chose délibérément. Peut-être qu’il était surmené ou fatigué. Il aurait bien pu l’être. Mais cela aurait pu être autre chose, aussi. Il aurait pu rêver du soleil au-dessus, ou de ses proches et amis. Qui sait ? C’est un être humain. Mais il s’est vu confier le travail inhumain de tenir dans ses mains le sort de centaines, voire de milliers de personnes. Le « meilleur » des souverains, devient tôt ou tard despotique par le fait même d’avoir le pouvoir entre ses mains. En tant qu’anarchistes, nous sommes catégoriquement opposés à toute forme de domination ou à l’exploitation de l’homme par l’homme. Pourquoi alors donner une même sorte de pouvoir à n’importe quel homme dans l’utilisation de machines qui à tout moment peuvent mettre en danger la vie d’autrui, et souvent celle de l’utilisateur lui-même ?

Des centaines de milliers de travailleurs possèdent une sorte ou une autre d’automobile. Et combien d’accidents mortels transpirent à chaque instant de leur utilisation ? Certes, personne ne peut daigner affirmer que les conducteurs de machines s’impliquent intentionnellement dans des accidents qui coûtent parfois leur propre vie. À la fin de 1933, l’Etat de Pennsylvanie a annoncé qu’il y avait eu, « officiellement » enregistrés dans cet Etat, pas moins de trois millions d’accidents !

Tous ces faits devraient provoquer de très graves préoccupations pour tous et chacun d’entre nous, anarchistes. La vie humaine est pour nous la chose la plus sacrée, nous voulons non seulement atteindre la liberté pour tout ce qui vit, mais aussi protéger le droit de tous les êtres vivants de ne pas être sacrifiés sur le faux autel d’un faux dieu - à savoir, la machine.

En tant qu’anarchiste, je suis en faveur de la destruction de tout pouvoir sur terre qui tend à entraver la libération de l’humanité de toutes les formes d’oppression et de domination. Mais je suis tout aussi catégoriquement opposé à la mise en danger ou la destruction d’une seule vie humaine au nom d’un nouveau monstre dévorant qui maintenant s’attaque à l’humanité - la machine. L’anarchie, pour moi, signifie une conception éthique de la vie. La liberté sans sacrifier la liberté de l’autre, et surtout, sa vie. Oublier que l’anarchie est une approche éthique de la vie dans tous les domaines qui tendent à créer le bonheur pour chacun et pour tous c’est oublier ses principes fondamentaux.

Puisque le compagnon Ziano affirme que la machine n’a jusqu’ici apporté que misère à l’humanité, je n’ai que ceci à ajouter : la plupart des capitalistes préfèrent l’emploi de toutes sortes de dispositifs de sécurité (c’est particulièrement vrai du gouvernement bolchevique de Russie), mais le bilan en vies humaines de l’utilisation de la machine n’est toujours pas en baisse, au contraire, il augmente au prorata de son utilisation croissante.

Le compagnon Ziano pense que mon opposition à la machine vue comme instrument pour la libération de l’humanité nuit à la cause. Cela est un peu exagéré. Personne n’a jamais toléré dans les pages de MAN ! les voleurs qui contrôlent les machines. Peut-être qu’au final, mon attitude anti-machine se révélera comme un facteur contribuant à la désintégration de l’esclavage, ou peut-être ce sera l’attitude pro-machine du compagnon Ziano qui le sera. En tant qu’anarchistes, nous nous réservons le droit de proposer des méthodes de combat nouvelles et différentes les unes des autres dans la lutte pour la liberté. Mais cela peut devenir dangereux pour notre idéal de suggérer des méthodes de compromis au détriment de l’objectif ultime : la liberté.

Le compagnon Ziano n’a ainsi pas plus de terrain que moi pour affirmer que mon attitude anti-machine nuit à la cause que je n’en ai pour affirmer que c’est son attitude pro-machine qui le fait.

L’affirmation que l’homme primitif était fatigué de son mode de vie et a choisi la machine comme substitut est loin d’être correcte. En examinant n’importe lequel des faits historiques traitant de la manière dont la machine est adoptée dans tous les pays les plus reculés, il se trouvera que le mercantilisme, ce qui signifie, bien sûr, l’exploitation et la domination, est à la pointe dans la promotion de la machine. Il suffit d’écouter les gémissements des exploiteurs américains, la réticence de travailler des primitifs du Mexique ou des noirs dans le Sud, et surtout de mettre en danger leur vie par l’utilisation de machines.

Le compagnon Ziano ne parle pas de la joie, de cette fontaine à laquelle l’humanité continue de boire. Toutes les grandes philosophies, créations musicales, sculptures, peintures, poésie, roman et théâtre qui ont été conçues et créées dans la période de l’humanité où le monstre de la machine était encore chose inconnue. Et quelle est la contribution de l’humanité à l’intellect depuis que cette monstrueuse machine est entrée de plus en plus en vogue ? Une grande ligne de zéros comparé à ce dont nous avons parlé au début de ce paragraphe.

La machine, comme sauveur de l’homme, est également associée à la haine du travail. Mais ceci est une autre erreur. Le labeur pour ses propres besoins permet l’expression de soi et la joie. C’est de l’exploitation du labeur que souffre l’humanité.

La machine, pour moi, est une tentative de mécaniser la vie. En tant qu’anarchiste, je m’oppose à une telle approche contre-nature et anti-anarchiste en raison de notre asservissement présent. Je me bats et nourrit l’espoir pour l’aube de ce jour où l’homme pourra enfin devenir lui-même ; naturel, autonome, intuitif, coloré, créateur habile de tout ce dont nous avons besoin pour nous donner la joie - la joie d’une vie libre dans une société libérée.

[1] Ndt : Texte datant de 1901, édité chez Stock en 1913 à Paris.