#title Mémoires
#author Louise Michel
#SORTauthors MICHEL Louise
#SORTtopics Louise Michel, Commune de Paris
#date 1886
#source Consulté le 27 novembre 2017 de [[https://fr.wikisource.org/wiki/Mémoires_de_Louise_Michel][fr.wikisource.org]]
#lang fr
#pubdate 2017-11-28T08:20:55
#notes Mémoires de Louise Michel écrits par elle même, Tome I, paru en 1886 chez F. Roy libraire éditeur, 185 Rue Saint-Antoine Paris.
** PRÉFACE DE L’ÉDITEUR
Il y a des noms si retentissants et d’une notoriété telle qu’il suffit de les mettre sur la couverture d’un livre sans qu’il soit nécessaire de présenter l’auteur au public.
Et pourtant je crois utile de faire précéder ces Mémoires d’une courte préface.
Tout le monde connaît, ou croit connaître l’ex-déportée de 1871, l’ex-pensionnaire de la maison centrale de Clermont, la prisonnière devant laquelle viennent enfin de s’ouvrir les portes de Saint-Lazare.
Mais il y a deux Louise Michel : celle de la légende et celle de la réalité, qui n’ont l’une avec l’autre aucun point de ressemblance.
Pour bien des gens, et — pourquoi ne pas l’avouer — pour la grande majorité du public, et surtout en province, Louise Michel est une sorte d’épouvantail, une impitoyable virago, une ogresse, un monstre à figure humaine, disposée à semer partout le fer, le feu, le pétrole et la dynamite… Au besoin on l’accuserait de manger tout crus les petits enfants…
Voilà la légende.
Combien différente est la réalité :
Ceux qui l’approchent pour la première fois sont tout stupéfaits de se trouver en face d’une femme à l’abord sympathique, à la voix douce, aux yeux pétillants d’intelligence et respirant la bonté. Dès qu’on a causé un quart d’heure avec elle, toutes les préventions s’effacent, tous les partis pris disparaissent : on se trouve subjugué, charmé, fasciné, conquis.
On peut repousser ses idées, blâmer ses actes ; on ne saurait s’empêcher de l’aimer et de respecter, même dans leurs écarts, les convictions ardentes et sincères qui l’animent.
Cette violente anarchiste est une séductrice. Les directeurs et les employés des nombreuses prisons traversées par elle sont tous devenus ses amis, les religieuses elles-mêmes de Saint-Lazare vivaient avec cette athée, avec cette farouche révolutionnaire, en parfaite intelligence.
C’est qu’il y a, en effet, chez elle — que Mlle Louise Michel me pardonne ! — quelque chose de la sœur de charité. Elle est l’abnégation et le dévouement incarnés. Sans s’en douter, sans s’en apercevoir, elle joue autour d’elle le rôle d’une providence. Oublieuse de ses propres besoins et de ses propres ennuis, elle ne se préoccupe que des chagrins ou des besoins des autres.
C’est pour les autres — parents, amis ou étrangers — qu’elle vit et qu’elle travaille. Et le parloir de Saint-Lazare, où elle recevait de nombreuses visites quotidiennes, était devenu une sorte de bureau de charité en même temps qu’un bureau de placement, car la prisonnière, du fond de sa cellule, s’ingéniait pour trouver des emplois à ceux qui étaient sans ouvrage et pour donner du pain à ceux qui avaient faim… Elle multipliait les correspondances, n’hésitait pas à importuner ses amis — qui ne s’en plaignaient jamais — à plaider pour ses protégés.
L’anecdote suivante donnera la mesure de sa bonté :
Il y trois ans, elle allait faire une série de conférences à Lyon et dans les autres villes de la région du Rhône. Partie avec une robe toute neuve, elle revint, quinze jours plus tard, au grand scandale de sa pauvre mère, avec un simple jupon ; la robe de cachemire noir avait disparu ! N’ayant plus d’argent elle l’avait donnée à Saint-Étienne à une malheureuse femme qui n’en avait pas, renouvelant ainsi la légende de saint Martin…
Encore l’évêque de Tours ne donnait-il que la moitié de son manteau ; Louise Michel offrait sa robe tout entière !
J’ai parlé de sa mère. Ah ! voilà encore un des côtés touchants de Mlle Michel. En lisant ses Mémoires, on verra à quel point est développé chez elle le sentiment de la piété filiale. C’était une véritable adoration. Cette femme, à quarante ans passés, était soumise comme une petite fille de dix ans devant l’autorité maternelle. Enfant terrible, parfois, il est vrai !… Ayant recours, pour épargner à sa digne mère une inquiétude et une angoisse au milieu de ses périlleuses aventures, à une foule d’innocents subterfuges et de petits mensonges !
Rien qu’en l’entendant dire : « Maman », on se sentait ému ; on ne se souvenait plus qu’elle était arrivée à la maturité. Elle a conservé une jeunesse de cœur et d’allures, une fraîcheur de sentiments qui lui donnent un charme incroyable : câline, tendre, affectueuse, se laissant gronder par ses amis, et les tourmentant, de son côté, avec une mutinerie de jeune fille.
Voilà pour la femme :
Quant à son rôle politique, il ne saurait me convenir de l’apprécier ici, en tête de ces pages où, avec sa franchise ordinaire, avec un décousu systématique qui ne lui messied pas et des négligences voulues de forme et de style qui donnent à tout ce qu’elle écrit une originalité particulière, elle raconte sa vie, ses impressions, ses pensées, ses actes, ses souffrances, ses doctrines.
En éditant ce livre, qui s’adresse à tout le monde, aux adversaires de l’auteur comme à ses amis, je n’ai ni à blâmer ni à approuver ; ni à endosser ni à décliner la responsabilité de ce qu’il contient. Les lecteurs jugeront, selon leurs tendances, selon leurs goûts, selon leurs idées, selon leurs hostilités ou leurs sympathies. C’est leur tâche et non la mienne.
Mais il est un point sur lequel on tombera d’accord, à quelque parti qu’on appartienne, et sur lequel il n’y a jamais, dans la presse, qu’une seule voix, dès qu’il s’agit de Louise Michel.
On aime, en France, et on admire la simplicité et la crânerie, même chez ceux dont on répudie les faits et gestes. On estime l’unité de vie et la bonne foi, même dans l’erreur.
Mlle Louise Michel, on lui a constamment rendu cette justice, n’a jamais varié, ni jamais reculé devant les conséquences de ses tentatives. Elle n’est pas de ceux qui fuient, et l’on se rappelle qu’après l’échauffourée de l’esplanade des Invalides, elle a résisté à toutes les instances de la famille amie chez laquelle elle était réfugiée, et a tenu à se constituer prisonnière… Ce n’est ni une lâcheuse ni une franc-fileuse…
Et quelle crânerie simple, digne, dépourvue de pose et de forfanterie, en présence de ses juges ! Avec quel calme elle a l’habitude d’accepter la situation qu’elle s’est librement faite, à tort ou à raison ; de ne s’abriter jamais derrière des faux-fuyants, des excuses ou des échappatoires !
Soit devant le conseil de guerre de Versailles, en 1871 ; soit devant la police correctionnelle, après la manifestation Blanqui, en 1882 ; soit dans son dernier procès, en 1883, devant la cour d’assises de la Seine : toujours on l’a trouvée levant fièrement la tête, répondant à tout, s’attachant à justifier ses coaccusés sans se justifier elle-même, et courant au devant de toutes les solidarités !
On trouvera dans l’appendice placé à la fin de ce premier volume le compte rendu emprunté à la Gazette des tribunaux, qui n’est pas suspecte de complaisance pour l’accusée, de ces trois jugements, et l’on se convaincra que la condamnée est vraiment un caractère.
Quant à la résignation, à la joie âcre avec lesquelles elle a supporté les diverses peines prononcées contre elle : la déportation, la prison, la maison centrale, il faut remonter aux premiers siècles de notre ère, pour trouver chez les martyres chrétiennes, quelque chose d’équivalent.
Née dix-neuf siècles plus tôt, elle eût été livrée aux bêtes de l’amphithéâtre ; à l’époque de l’inquisition elle eût été brûlée vive ; à la Réforme, elle se fût noblement livrée aux bourreaux catholiques. Elle semble née pour la souffrance et pour le martyre.
Il y a quelques jours à peine, et quand le décret de grâce rendu par monsieur le président de la République lui a été signifié, n’a-t-il pas fallu presque employer la force pour la mettre à la porte de Saint-Lazare ? Elle ne voulait point d’une clémence qui ne s’appliquait pas à tous ses amis. Sa libération a été une expulsion, et elle a protesté avec énergie.
Louise Michel n’est pas moins bien douée intellectuellement qu’au point de vue moral.
Fort instruite, bonne musicienne, dessinant fort bien, ayant une singulière facilité pour l’étude des langues étrangères ; connaissant à fond la botanique, l’histoire naturelle — et l’on trouvera dans ce volume de curieuses recherches sur la faune et la flore de la Nouvelle-Calédonie — elle a même eu l’intuition de quelques vérités scientifiques, récemment mises au jour. C’est ainsi qu’elle a devancé M. Pasteur dans ses applications nouvelles de la vaccine au choléra et à la rage.
Il y a quelques années déjà que la déportée de Nouméa — on le verra plus loin — avait eu l’idée de vacciner les plantes elles-mêmes !
Mais par-dessus tout, elle est poète, poète dans la véritable acception du mot, et les quelques fragments jetés çà et là dans ses Mémoires décèlent une nature rêveuse, méditative, assoiffée d’idéal. La plupart de ses vers sont irréprochables pour la forme aussi bien que pour le fond et pour la pensée.
Je m’arrête.
Maintenant que j’ai — au risque d’encourir les reproches de Mlle Louise Michel — présenté, sous son vrai jour, une des physionomies les plus curieuses de notre temps, je livre avec confiance ce livre au public, et je laisse la parole à l’auteur.
Paris, Février 1886.
Myriam ! leur nom à toutes deux :
Ma mère !
Mon amie !
Va, mon livre sur les tombes où elles dorment !
Que vite s’use ma vie pour que bientôt je dorme près d’elles !
Et maintenant, si par hasard mon activité produisait quelque bien, ne m’en sachez aucun gré, vous tous qui jurez par les faits : je m’étourdis, voilà tout.
Le grand ennui me tient. N’ayant rien à espérer ni rien à craindre, je me hâte vers le but, comme ceux qui jettent la coupe avec le reste de la lie.
Que de souvenirs ! Mais n’est-il pas oiseux d’écrire ces niaiseries ? Hier j’avais peine à m’habituer à parler de moi ; aujourd’hui cherchant, dans les jours disparus, je n’en finis plus, je revois tout.
Voici les pierres rondes au fond du clos près de la butte et du bosquet de coudriers ; des milliers de jeunes crapauds y subiraient en paix leurs métamorphoses, s’ils ne servaient à être jetés dans les jambes des vilaines gens. Pauvres crapauds !
Dans la cour, derrière le puits, on mettait des tas de fagots de brindilles, des fascines ; cela nous servait à élever un échafaud, avec des degrés, une plate-forme, deux grands montants de bois, tout enfin ! Nous représentions les époques historiques, et les personnages qui nous plaisaient. Nous avions mis Quatre-vingt-treize en drame et nous montions l’un après l’autre les degrés de notre échafaud où l’on se plaçait en criant : Vive la République !
Le public était représenté par ma cousine Mathilde, et quelquefois par la gent emplumée qui faisait la roue ou picorait et gloussait.
Nous cherchions dans les annales des cruautés humaines. L’échafaud de fascines devenait le bûcher de Jean Huss ; plus loin encore, la tour en feu des Bagaudes, etc.
Comme nous montions un jour sur notre échafaud en chantant, mon grand-père nous fit observer qu’il valait mieux y monter en silence et faire au sommet l’affirmation du principe pour lequel on mourait ; c’est ce que nous faisions après.
Nos jeux n’étaient pas toujours aussi graves : il y avait, par exemple, la grande chasse, où, les porcs nous servant de sangliers, nous allumions des balais pour servir de flambeaux et nous courions avec les chiens au bruit épouvantable de cornes de berger que nous appelions des trompes de chasse ; un vieux garde nous avait appris à sonner je ne sais quoi qu’il appelait l’hallali.
Il paraît que les règles de la vénerie étaient observées dans ces poursuites échevelées qui se terminaient en reconduisant, bon gré, mal gré, les cochons chez eux, et quelquefois, par leur chute dans le trou à l’eau du potager où, la graisse les soutenant, ils faisaient des « oufs », désespérés jusqu’à ce qu’on les retirât. Ce n’était pas toujours facile. Des hommes avec des cordes s’en chargeaient en criant après nous. Je passais particulièrement pour jouer comme un cheval échappé : — c’était peut-être vrai.
Il faut me laisser écrire les choses comme elles me viennent !
On dirait des tableaux passant à perte de vue et s’en allant sans fin dans l’ombre, — je ne sais où.
Vous avez vu, dans Macbeth, sortir de l’inconnu et y rentrer ainsi les fils de Banquo.
Je vois ceux qui ont disparus d’hier ou de longtemps, tels qu’ils étaient, avec tout ce qui les entourait dans leur vie, et la blessure de l’absence saigne comme aux premiers jours.
Je n’ai pas le mal du pays, mais j’ai le mal des morts.
Plus j’avance dans ce récit, plus nombreuses se pressent autour de moi les images de ceux que je ne reverrai jamais, et la dernière, ma mère, il y a des instants où je me refuse à le croire, il me semble que je vais m’éveiller d’un horrible cauchemar et la revoir.
Mais non, sa mort n’est pas un rêve.
La plume s’arrête, dans cette poignante douleur ; on aimerait à raconter, on n’aime pas à écrire !
Que ma vue se reporte une fois encore sur Vroncourt !
Près du coudrier, dans un bastion du mur du jardin, était un banc, où ma mère et ma grand’mère venaient pendant l’été, après la chaleur du jour.
Ma mère, pour lui faire plaisir, avait empli ce coin de jardin de rosiers de toutes sortes.
Tandis qu’elles causaient, je m’accoudais sur le mur.
Le jardin était frais dans la rosée du soir.
Les parfums, s’y mêlant, montaient comme d’une gerbe ; le chèvrefeuille, le réséda, les roses exhalaient de doux parfums auxquels se joignait l’odeur pénétrante de chacune.
Les chauves-souris volaient doucement dans le crépuscule et, cette ombre berçant ma pensée, je disais les ballades que j’aimais, sans songer que la mort allait passer.
Et les ballades, et la pensée, et la voix s’en allaient au souffle du vent, — il y en avait de belles :
VRONCOURT
C’est au versant de la montagne, entre la forêt et la plaine ; on y entend hurler les loups, mais on n’y voit pas égorger les agneaux. À Vroncourt on est séparé du monde. Le vent ébranle le vieux clocher de l’église et les vieilles tours du château ; il courbe comme une mer les champs de blé mûr ; l’orage fait un bruit formidable et c’est là tout ce qu’on entend. Cela est grand et cela est beau.
L’ouvrage était, non moins que la Haute-Marne légendaire, illustré de charbonnages par le même auteur.
On y voyait la Fontaine aux Dames avec l’ombre des saules sur l’eau et sur cette ombre se détachaient les blanches lavandières (d’après la description de Marie Verdet).
— Déye, disait-elle, cé serot pas lé peine si va feyiez un live su Vroncot et peu qu’elles y serent mie !
Aussi j’avais mis les trois fantômes sous les saules.
— Il y en ai eune que brache le temps passé, disait Marie Verdet, l’autre que gémit lesjés d’auden et l’anté ceux de demain.
Les pâles lavandières qui gémissent sous les branches, l’une sanglotant les jours passés, l’autre pleurant ceux d’aujourd’hui, la troisième ceux de demain, ne rappellent-elles pas les nornes ?
Une autre illustration du même ouvrage représentait la grande diablerie de Chaumont. Ils sont loin ces barbouillages, cherchant à reproduire la sensation produite par les clairs de lune, les forêts, la neige, la nuit ; quelques-uns, personnifiant cette sensation sous des formes spectrales.
Voici un second fragment (le dernier) de la Haute-Marne légendaire ; je le place ici parce qu’il contient la description exacte de ces fêtes septenaires qu’on appelait les Diableries de Chaumont.
Les diableries de Chaumont tiennent de l’histoire, du roman, de la légende.
La diablerie est un rêve qui a existé et dont on voyait encore des traces à la fin du siècle dernier.
Parmi les institutions bizarres disparues avec le moyen âge, la diablerie de Chaumont est de celles qui, le plus longtemps, survécurent à leur époque.
Le pavillon flotte encore quand le navire est submergé.
Tous les sept ans, disent les chroniqueurs de la Champagne, douze hommes vêtus en diables, comme l’on suppose que s’habillaient les diables, avec des friperies de l’enfer où se trouvent tous les déguisements, voire même celui de Jéhovah, — les diables de Chaumont trouvent le leur chez la vieille Anne Larousse, à l’enseigne Brac et joie : immense paire de cornes et une cagoule noire ; — ils accompagnaient la procession du dimanche des Rameaux, pour honorer le ciel en y représentant l’enfer. Après avoir ainsi figuré pour l’amour de Dieu, nos seigneurs les diables se répandaient dans les campagnes qu’ils avaient le droit de piller à cœur joie pour l’amour du diable.
Pourquoi avait-on choisi ce nombre de douze ? Les chroniqueurs disent que c’était en l’honneur des douze Apôtres, quoique cette manière de les honorer ne dût pas leur être infiniment agréable ; les savants prétendaient qu’ils signifiaient les douze signes du zodiaque, d’autres encore qu’ils étaient l’image des fils de Jacob, mais aucune de ces suppositions n’était généralement adoptée ; il s’élevait à chaque diablerie entre les savants, clercs et astrologues de la bonne ville de Chaumont nombre de querelles qui, se vidant à coups de plume, faisaient telle dépense de parchemin qu’une multitude d’âmes payaient de leur vie ces combats.
Toujours est-il que messieurs les Diables chantaient Quis est iste rex gloriæ avec autant d’entrain qu’auraient pu le faire ceux dont ils portaient le costume mais avec moins d’ensemble, le diable ayant l’oreille essentiellement musicale.
La diablerie de Chaumont durait du dimanche des Rameaux à la Nativité de saint Jean, et se terminait par les principales actions de la vie de ce saint représentées sur dix théâtres exposés à la dévotion des fidèles.
La fête se terminait par un supplice. (Point de bonne fête sans cela à ces époques-là et même à la nôtre !)
Le supplice n’était d’ordinaire que figuré — l’âme d’Hérode qu’on brûlait étant un mannequin.
Mais la dernière année qu’on fit ces saintes orgies eut lieu un événement qui hâta leur fin.
Cet événement (non relaté dans les chroniques écrites) ne faisait pas, pour Marie Verdet, l’ombre d’un doute.
Son grand-père tenait du sien, qui le tenait d’une arrière-aïeule, que cette fois l’âme d’Hérode avait si bellement gesticulé que les assistants s’en esbattaient plein le val des escholiers ; tout à coup l’ombre se prit à gémir, on cria : Au miracle ! d’autant plus facilement qu’il y avait des os calcinés dans la cendre du bûcher.
Mais, si on trouva des os dans la cendre, on ne trouvait plus le beau chanteur de lays Nicias Guy ; c’est lui qui, par vengeance d’amour, avait été si méchamment occis.
Lors même qu’il n’y aurait pas eu un peu d’atavisme dans ma facilité à rimer, qui ne serait pas devenu poète, dans ce pays de Champagne et Lorraine, où les vents soufflent en bardits de révolte et d’amour ! Par les grandes neiges d’hiver, dans les chemins creux pleins d’aubépines au printemps et dans les bois profonds et noirs aux chênes énormes, aux trembles, aux troncs pareils à des colonnes, on suit encore les chemins pavés des Romains dominateurs, dépavés en larges places par les invaincus de la Gaule chevelue.
Oui, tout le monde est un peu poète. Nanette et Joséphine, ces filles des champs, l’étaient à la façon de la nature.
Après bien du temps, à travers bien des flots, une de leurs chansons, l’âgé na du bas (l’oiseau noir du bois) me revenait dans les cyclones.
La voici, et voici la mienne, faite là-bas, au fond de la mer ; on y trouvera la même corde, la corde noire, qui vibre au fond de la nature.
La leur est plus mystérieuse et plus douce ; on y sent les roses de l’églantier des haies ; mais, d’une même haleine, l’oiseau du champ fauvé égrène ses notes mélancoliques et gronde le flot frappant les écueils.
························
Parlons de la Haute-Marne ; elle eut son royaume d’Yvetot, le comté de Montsongeon (Royaume du Haut-Gué).
Entre trois cours d’eau qui le font ressembler à une île, au pied des montagnes que dominait sa forteresse, Montsongeon eut ses armées qui, dans les guerres de Lorraine, remportèrent des victoires.
Dans Montsongeon comme dans une place de guerre on fermait les portes. Celle de dom Marius donnait sur la campagne, les autres sur la Saône, la Tille et la Vingeance.
Le petit royaume fut bien des fois vendu et revendu ; les coupes des roitelets étaient plus grandes que les vignes de leurs coteaux ; leurs belles dames, aussi, avaient besoin d’argent pour des libéralités ou pour toute autre chose.
Et puis il y avait les donations aux abbayes, en expiation des crimes que les seigneurs avaient accoutumance de commettre.
Un Pierre de Mauvais-Regard trouva moyen de partager en deux moitiés une somme volée : de l’une, il se servit pour expier, et de l’autre pour continuer es pêchiers ; puis, afin d’être tout à fait en règle, il donna, pour cent sols de Langres, le droit de pâture, dans une partie du Montsongeonnais, aux moines d’Auberive. Un autre Pierre ayant grand besoin d’argent et sa femme aussi, ils vendirent tout ce qu’ils possédaient à Boissey et autres lieux. Le royaume s’émietta vers la fin du XIIIe siècle.
Le nom de Montsongeon a été l’objet de savantes discussions.
On voulut le faire dériver des prêtres de Mars (les Saliens). Mais comme on ne trouvait pas d’antiquités romaines on se rabattit sur les Francs (Saliens).
« Deyé, disait Marie Verdet, gué bée temps que c’étot tenlé qu’on ellot cueilli lé sauge pou lé méledes mâme que Mme lé Bourelle de Langres en cueillot pou se remedes gné par cent ans. »
Peut-être bien que Marie Verdet avait raison.
À Beurville, sur le cours d’eau du Ceffondret, c’est une histoire d’amour qu’on place. Vers 1580, à l’époque des guerres de religion, Nicolas de Beurville, chef des bandes armées qui couraient le pays, aimait la fille du sire Girard de Hault et comme c’est l’usage entre gens à qui on le défend, elle le paya de retour.
Il semblait que leur mariage fût impossible. La belle Anne de Hault trouva moyen, au moment où la contrée était dans la terreur des bandes de Beurville, qu’on demandât à son père de la sacrifier à la paix du territoire.
Une députation affolée vint supplier le père, et au besoin exiger, que l’on offrit à Nicolas sa belle Anne en mariage avec une forte dot, à condition qu’il irait dans une autre contrée piller les pauvres gens pour l’entretien de ses compagnies.
C’est ce qui fut fait. Beurville alla piller ailleurs, et le jour étant venu où il eut de quoi se repentir en paix, les deux époux rebâtirent Sainte-Colombe et vécurent heureux — la légende ne dit pas s’il en était de même de leurs vassaux.
Une longue rue sur le roc escarpé du Cona, des tombes sous les ruines d’une chapelle au bas de la montagne, si nombreuses qu’elles forment un nid, le nid de la mort, c’est Bourmont entouré de collines bleuâtres ; quelques-unes sont couronnées de forêts. Au sommet de l’une d’elles un ermitage qui a trois légendes : la première lui donne pour fondateur le diable ; la seconde, le bon Dieu ; la troisième, l’amour d’un berger pour la belle Marguerite, fille de Rénier de Bourmont.
Après le siège de la Mothe, dont une horloge et d’autres choses curieuses furent apportées à Bourmont, on y utilisa les épaves de cette ville. Bourmont était alors si pauvre, par l’obligation de nourrir des gens de guerre, que les gens, quasi-mendiants, y obtinrent la permission de vendre leur cloche.
Maintenant Bourmont devient vraiment une ville.
De Langres et de Chaumont, je ne dirai pas grand’chose : on les connaît. Du viaduc de Chaumont, qui traverse le val des Écoliers, tout le monde a vu la vieille ville du mont Chauve.
Du chemin de fer, de même, on voit Langres sur son rocher avec ses noirs remparts.
Une vieille querelle, querelle surtout de proverbes et chansons, existait entre Langres et Chaumont.
À Chaumont on disait de Langres :
Domitien régnait ; il avait banni de Rome les philosophes et les savants, augmenté la solde des prétoriens, rétabli les jeux Capitolins et l’on adorait le clément empereur en attendant qu’on le poignardât. Pour les uns l’apothéose est avant ; pour les autres elle est après, voilà tout.
Nous sommes à Rome en l’an 93 de Jésus-Christ.
Je fus mandée chez le préfet qui me dit : Vous avez insulté Sa Majesté l’Empereur en le comparant à Domitien et si vous n’étiez pas si jeune, on serait en droit de vous envoyer à Cayenne.
Je répondis que ceux qui reconnaissaient M. Bonaparte au portrait de Domitien l’insultaient tout autant, mais qu’en effet c’était lui que j’avais en vue.
Ajoutant que, quant à Cayenne, il m’eût été agréable d’y établir une maison d’éducation, et ne pouvant faire moi-même les frais du voyage, que ce serait au contraire me faire grand plaisir.
La chose en resta là !
Quelque temps après, un bonhomme qui voulait demander je ne sais quelle faveur à la préfecture vint me trouver, disant : Y peraîtrot que vévé été chez le préfet, vos ellez m’y requemender.
J’eus beau lui objecter que c’était pour me juger, et me menacer de Cayenne que j’avais été appelée à la préfecture, et que ma recommandation n’était pas capable de le faire bien venir, au contraire, le bonhomme n’en démordait pas.
— Pisque c’est mé que je le demande ka ke cé vo fait ! beyez toujo.
Je finis par écrire à peu près en ces termes :
« Monsieur le préfet,
« La personne à qui vous avez bien voulu promettre le voyage de Cayenne est tourmentée par le père X… de lui donner une lettre de recommandation pour vous.
« Je n’ai jamais pu lui faire comprendre que c’est le moyen de le faire mettre à la porte ; il est entêté comme un âne.
« Puisse-t-il ne pas apprendre, à ses dépens, que j’avais raison de refuser !
« Veuillez, monsieur le préfet, ne pas oublier, pour moi, le voyage en question. »
Voyant revenir le bonhomme, après son expédition de Chaumont, j’avoue que je riais déjà des ennuis qu’il allait me raconter, quand, à ma grande surprise, il me dit : Eh ben ! je le sevot ben ; vévé de lé chance ; j’ai mon effére.
C’était lui, plutôt, qui avait de la chance !
De ma classe d’Audeloncourt, on entendait sans cesse le bruit de l’eau ; pendant l’été, le ruisseau descendait en murmurant ; pendant l’hiver, il avait des fureurs de torrent.
Qui donc l’écoute maintenant, dans cette maison obscure où j’étais environnée d’élèves attentives comme on l’est dans les villages, où nulle distraction ne vient du dehors ? Je pourrais les appeler encore toutes par leur nom, depuis la petite Rose jusqu’à la grande, qui est institutrice, aujourd’hui. Eudoxie mourut dans mes bras, une année d’épidémie.
Et Zélie, la sœur du messager de Clefmont ! Je l’aimais doublement, parce qu’elle portait le nom d’une amie de Vroncourt, longtemps pleurée, et à cause de sa vive imagination.
Le messager et sa sœur étaient orphelins. Il était l’aîné de la famille et, tout jeune, remplissait la place des parents morts : il avait voulu que sa sœur fréquentât mon école ; dans mes voyages d’Audeloncourt à Chaumont nous causions d’une foule de choses en gens qui lisent beaucoup.
Jamais conversation plus sérieuse que celle du jour où je revenais, ayant encore en poche la craie rouge qui m’avait servi à marquer les portes des vilaines gens, avec mon amie Clara.
Je m’en servis pour faire le même dessin au dos d’un voyageur qui essayait l’éloge de Bonaparte, et que je fis trembler en disant : — Il faudra bien que la République vienne, nous sommes nombreux et hardis.
À chaque relais montaient ou descendaient des personnages nouveaux, les uns vêtus de la blouse de toile bleue, le bâton suspendu au poignet par une petite courroie de cuir, la tabatière de cerisier dans la poche ; les autres couverts de vêtements de drap, si rarement portés que les plis y étaient tracés comme par une presse.
La route est longue de Chaumont à Audeloncourt ; elle tourne en spirale autour du mont Chauve, descend les pentes par les inclinaisons les plus douces et s’élance enfin, dénouant ses replis à travers des villages encore couverts de chaume, jusqu’aux bois de la Sueur, où, sous les branches basses des pommiers tordus, sont les toits effondrés d’une petite auberge où, jadis, on égorgeait les voyageurs, disent les vieux du pays ; ceux qui entraient là, il y a un peu plus d’un siècle, en sortaient rarement.
Ai-je tort de rester si longtemps sur ces époques ? Je croyais le faire rapidement et je me laisse aller aux souvenirs ; quelques pages encore, peut-être, seront consacrées à la Haute-Marne.
Certains amis me disent : Racontez longuement votre temps de la Haute-Marne. D’autres : Passez vite sur les jours paisibles et racontez en détail depuis le siège seulement.
Entre les deux opinions, je suis obligée de n’écouter ni l’une ni l’autre et je raconte comme les choses me viennent.
J’ai déjà enlevé bien des pages puériles pour d’autres, non pour moi, qui y revois ceux qui m’aimaient.
*** VII
À ces matins de la vie, la destinée, les ailes pliées comme une chrysalide, attend l’heure de les livrer au vent qui les déchire ; telles furent mes années de la Haute-Marne.
Certaines destinées se suivent d’abord et prennent ensuite des routes opposées. J’ai connu, à ma pension de Chaumont, mon amie Julie L… Avec elle, je fus institutrice dans la Haute-Marne et, avec elle encore, sous-maîtresse à Paris, chez Mme Vollier ; puis vinrent les événements, elle y demeura étrangère.
Mais jadis, aux vacances, dans nos grands bois, nous nous étions juré (sous le chêne au serment) une amitié éternelle ; et ni l’une ni l’autre n’y avons manqué.
Même à Paris, Julie s’occupa surtout d’étude et la haine que j’éprouvais pour l’Empire la laissa longtemps froide ; la musique et la poésie l’entraînaient davantage. Nous avons longtemps, à Millières, où un piano servait d’orgue, chanté ensemble les soirs de printemps ; j’y fus un peu organiste, jusqu’à mon départ pour Paris, en 1855 ou 1856 ; Julie, à cette époque avait la voix du rossignol de nos forêts. — Deux institutions, ne tirant que d’elles-mêmes leurs ressources, ne pouvaient guère subsister l’une près de l’autre dans ce pays, sans se réunir ; c’est ce que nous fîmes, Julie et moi. Mais toujours je songeais à Paris, j’y partis la première ; elle vint me retrouver chez Mme Vollier, 14, rue du Château-d’Eau.
Ma mère, à partir de cet instant jusqu’à la mort de sa mère, habita, à Vroncourt, cette maison sur la montée auprès du cimetière dont je dois avoir parlé.
De là, on entendait le vent dans les sapins qu’ombrageaient nos chères tombes ; on en voyait les cimes, lourdes de neige, pendant l’hiver.
Nulle part, je ne vis si longue que dans la Haute-Marne la saison des frimas ; jamais je n’ai senti, à part dans les mers Polaires, un froid plus âpre.
Je souffris beaucoup en laissant seules ma mère et ma grand-mère, mais l’espérance de leur faire un avenir heureux ne m’avait pas encore abandonnée ; j’en devais conserver longtemps l’illusion.
À partir de cette époque, jusqu’à la mort de Mme Vollier, quatre ans avant le siège, dans mon école de Montmartre, nous ne nous sommes plus quittées.
Son portrait est avec les chers souvenirs que la perquisition de la police a retrouvés, car ma mère me les conservait soigneusement : portraits à demi effacés, livres rongés des vers, fleurs fanées, œillets rouges et lilas blancs, branches d’if et de sapin ; il y aurait maintenant, en plus, les roses blanches aux gouttes de sang que je lui ai envoyées de Clermont.
C’est parmi ces débris cachés dans les vieux meubles, souvenirs aussi, qu’elle m’attendait, la pauvre femme, mais, sur les six ans de ma condamnation, elle n’en put attendre que deux.
Aujourd’hui, la chambre de Montmartre est habitée par des inconnus ; mais, comme dans la maison près du cimetière de Vroncourt, j’aime à la revoir un instant. La dernière fois que j’ai vu Vroncourt, c’était aux vacances de 1865 : j’avais avec moi Mme Eudes (alors Victorine Louvet), toute jeune ; elle avait alors seize ou dix sept ans, et travaillait pour ses examens.
La joie de ma mère et de ma grand’mère en me revoyant fut aussi grande que la mienne, il nous semblait que les vacances dussent toujours durer… Elles furent bientôt finies !
En quittant ces deux pauvres femmes je n’osais pas tourner la tête, le cœur me crevait ; mais c’était le moment où s’accentuait la lutte contre l’Empire et, si petite qu’elle fût, chacun, gardait sa place.
Il nous semblait que la République dût guérir tous les maux de l’humanité ; il est vrai que nous la rêvions sociale et égalitaire.
Je ne revis jamais ma grand’mère Marguerite.
Victorine me parlait encore de cet automne-là pendant la maladie dont elle mourut jeune, au retour de l’exil.
Nous allions ensemble dans les bois, je lui avais montré le chêne au serments, le vieux château encore debout ; elle allait avec ma mère dans la vigne alors pleine de jeunes arbres de toutes sortes qu’elle y avait plantés.
Un soir que nous suivions la forêt de Thol à Clefmont, allant chez l’oncle Marchal, le vieux forestier qui mariait sa fille, le trot régulier et les yeux lumineux d’un loup nous suivirent pendant toute la route.
Cela nous fit une mise en scène pour la Légende du chêne.
Nous nous étions souvent rencontrés dans une même idée, Charles de S… et moi. La dernière fois ce fut au sujet d’un piano dont les marteaux eussent été remplacés par de petits archets pour donner à la poitrine clapotante du piano un peu de la passion du violon.
J’avais fait à ce sujet un article publié dans le Progrès musical avec la signature Louis Michel.
J’avais eu plusieurs fois l’occasion de remarquer qu’en jetant dans la boîte d’un journal quelconque des feuillets signés Louise Michel, il y avait cent à parier contre un que ce ne serait pas inséré ; en signant au contraire Louis Michel ou Enjolras, la chance était meilleure.
*** IX
L’être, comme la race, monte et s’épanouit en feuilles et en fleurs.
Pareils aux fruits verts, nous ne serons bons qu’à engraisser le sol, mais ceux qui viendront après nous porteront semence pour la justice et la liberté.
La sève qui monte, à notre époque de transition, est puissante.
Il ne peut naître aujourd’hui des croisements humains, à travers des vicissitudes infinies, que des races révolutionnaires, chez ceux mêmes qui nient l’imminence de la Révolution.
L’évolution au lent travail est achevée ; il faut que la chrysalide crève la vieille peau ; c’est la Révolution.
Depuis que l’humanité gît, les ailes enveloppées, des sens nouveaux ont germé ; même physiquement, l’homme nouveau ne nous ressemblera plus.
Mourons donc, misérables que nous sommes, et que s’effondrent sur nous nos monstrueuses erreurs, jusqu’à la dernière ; et que la race humaine se déploie et vive où l’on égorgeait le troupeau humain.
Salut à l’humanité libre et forte qui ne comprendra pas comment si longtemps nous avons végété pareils à nos aïeux des cavernes, ne dévorant plus la chair les uns des autres (nous ne sommes plus assez forts), mais dévorant leur vie.
Est-ce qu’aujourd’hui les multitudes ne s’effondrent pas dans des hécatombes et des misères sans nombre pour le bon plaisir de quelques-uns, avec cette seule différence du temps de nos aïeux que c’est plus en grand.
Est-ce que les peuples ne sont pas taillés comme des moissons ? En taillant les chaumes, on secoue le grain sur la terre pour le printemps séculaire ; chaque goutte de sang des croisements humains bout dans nos veines ; c’est dans cette tourmente que viendra le renouveau.
Si la Révolution qui gronde sous la terre laissait quelque chose du vieux monde, ce serait toujours à recommencer ! Elle s’en ira donc pour toujours la vieille peau de la chrysalide humaine. Il faut que le papillon déploie ses ailes, qu’il sorte saignant de sa prison ou qu’il crève.
Salut à la race au sang chaud et vermeil en qui tout sera justice, harmonie, force et lumière !
Dans ces temps-là, on prendra pour tout la ligne droite au lieu de chercher pour tout des millions de détours, et les petites lueurs tremblotantes qu’on prend pour des étoiles, et qui sont à peine des vers luisants, disparaîtront dans la clarté du jour.
Quelle débâcle, mes amis, dans toutes les vieilles boites à erreurs ! Nous serons balayé dans cette poussière-là, tâchons au moins que ce soit le moins bêtement possible.
J’ai vu là-bas, dans les forêts calédoniennes, s’effondrer tout à coup, avec un craquement doux de tronc pourri, de vieux niaoulis qui avaient vécu leur quasi éternité d’arbres.
Quand le tourbillon de poussière a disparu, il ne reste plus qu’un amas de cendre sur lequel, pareils à des couronnes de cimetière, gisent des branchages verts : les dernières pousses du vieil arbre, entraînées par le reste.
Les myriades d’insectes qui se multipliaient là depuis des siècles sont ensevelis dans l’effondrement.
Quelques-uns, remuant péniblement la cendre, regardent, étonnés, inquiets, le jour qui les tue ; leurs espèces nées dans l’ombre ne soutiendront pas la lumière.
Ainsi, nous habitons le vieil arbre social, que l’on s’entête à croire bien vivant, tandis que le moindre souffle l’anéantira et en dispersera les cendres.
Nul être n’échappe aux transformations qui, au bout de quelques années, l’ont changé jusqu’à la dernière parcelle. Puis vient la Révolution qui secoue tout cela dans ses tempêtes
C’est là que nous en sommes ! Les êtres, les races et, dans les races, ces deux parties de l’humanité : l’homme et la femme, qui devraient marcher la main dans la main et dont l’antagonisme durera tant que la plus forte commandera ou croira commander à l’autre, réduite aux ruses, à la domination occulte qui sont les armes des esclaves. Partout la lutte est engagée.
Si l’égalité entre les deux sexes était reconnue, ce serait une fameuse brèche dans la bêtise humaine.
En attendant, la femme est toujours, comme le disait le vieux Molière, le potage de l’homme.
Le sexe fort descend jusqu’à flatter l’autre en le qualifiant de beau sexe.
Il y a fichtre longtemps que nous avons fait justice de cette force-là, et nous sommes pas mal de révoltées, prenant tout simplement notre place à la lutte, sans la demander. — Vous parlementeriez jusqu’à la fin du monde !
Pour ma part, camarades, je n’ai pas voulu être le potage de l’homme, et je m’en suis allée à travers la vie, avec la vile multitude, sans donner d’esclaves aux Césars.
Elle aussi, la vile multitude, on la flatte à ses heures, on l’appelle le peuple-roi.
Disons quelques vérités aux fortes parties du genre humain, nous ne pourrons jamais trop en dire.
Et d’abord, parlons-en de cette force, faite de nos lâchetés : elle est beaucoup moins grande qu’elle ne paraît.
Si le diable existait, il saurait que si l’homme règne, menant grand tapage, c’est la femme qui gouverne à petit bruit. Mais tout ce qui se fait dans l’ombre ne vaut rien ; ce pouvoir mystérieux, une fois transformé en égalité, les petites vanités mesquines et les grandes tromperies disparaîtront ; alors il n’y aura plus ni la brutalité du maître, ni la perfidie de l’esclave.
Ce culte de la force reporte aux temps des cavernes ; il est général chez les sauvages, comme chez les premiers peuples du monde.
J’ai vu là-bas, on Calédonie, des tayos chargeant leur popinée, leur nemo, comme on charge un mulet ; ils passaient fiers, ne portant que la sagaie du guerrier, partout où ils pouvaient rencontrer quelqu’un. Mais si le sentier se faisait désert ; si les gorges de montagnes se resserraient, alors le tayo ému de pitié déchargeait du filet de pêche, de la keulé ou d’un des pikininos, la popinée qui suait sang et eau.
Soulagée elle respire, n’ayant plus qu’un petit, suspendu à son dos, et un ou deux autres (non pas attachés à ses jupes, elle n’en a pas) le petit bras passé en jarretière au genou maternel et trottinant, trottant même avec des petites pattes agiles de perdreau.
Si une ombre paraît à l’horizon — ne serait-ce que celle d’un bœuf ou d’un cheval des pudoks, — vite les pierres de fronde, la keulé, le pikininé retournent sur le dos de la nemo, et le tayo fait semblant de consolider la charge.
Mi chère ! si on l’avait vu ? pas lélé un guerrier qui compte les nemos pour quelque chose ! Elles ne voudraient plus ne rien être !
Est-ce que ce n’est pas la même chose partout ? Est-ce que la vanité bête de la force ne pose pas au nombre des arguments, à l’infériorité des femmes, que la maternité ou d’autres circonstances les gêneraient pour combattre ?
Avec cela qu’on va toujours être assez bête pour s’égorger ? Et du reste les femmes, quand la chose vaut la peine de se battre, n’y sont pas les dernières ; le vieux levain de révolte qui est au fond du cœur de toutes fermente vite quand le combat ouvre des routes plus larges, où cela sent moins le charnier et la crasse des bêtises humaines. Elles sont dégoûtées, les femmes ! Les vilenies leur font lever le cœur.
Un peu moqueuses aussi, elles saisissent vite ce qu’il y a d’épatant à voir des gommeux, des fleurs de grattin, des pschutteux, des petits-crevés enfin, jeunes ou vieux, drôles, crétinisés par un tas de choses malpropres, et dont la race est finie, soupeser dans leurs pattes sales les cerveaux des femmes, comme s’ils sentaient monter la marée de ces affamées de savoir, qui ne demandent que cela au vieux monde : le peu qu’il sait. Ils sont jaloux, ces êtres qui ne veulent rien faire, de toutes les ardeurs nouvelles qui ravissent le dernier miel à l’automne du vieux monde.
Il y a beau temps que les Américaines et les Russes ont secoué les bêtes de questions de sexe, et qu’elles suivent les mêmes cours que les hommes. Ils n’en sont pas jaloux, se sentant capables du même zèle et ne comprenant pas qu’on s’occupe davantage des sexes que de la couleur de la peau.
Mais, chez le premier peuple du monde, hichère, ce ne serait pas plus lélé que dans les tribus calédoniennes, que les femmes eussent la même éducation que les hommes. Si elles allaient vouloir gouverner !
Soyez tranquilles ! Nous ne sommes pas assez sottes pour cela ! Ce serait faire durer l’autorité ; gardez-la afin qu’elle finisse plus vite !
Hélas ! ce plus vite-là sera encore long. Est-ce que la bêtise humaine ne jette pas sur nous tous les suaires de tous les vieux préjugés ?
Soyez tranquilles : il y en a encore pour longtemps. Mais ce n’est toujours pas vous qui arrêterez le ras de marée ni qui empêcherez les idées de flotter, pareilles à des bannières, devant les foules.
Jamais je n’ai compris qu’il y eût un sexe pour lequel on cherchât à atrophier l’intelligence comme s’il y en avait trop dans la race.
Les filles, élevées dans la niaiserie, sont désarmées tout exprès pour être mieux trompées : c’est cela qu’on veut.
C’est absolument comme si on vous jetait à l’eau après vous avoir défendu d’apprendre à nager, ou même lié les membres.
Sous prétexte de conserver l’innocence d’une jeune fille, on la laisse rêver, dans une ignorance profonde, à des choses qui ne lui feraient nulle impression, si elles lui étaient connue par de simples questions de botanique ou d’histoire naturelle.
Mille fois plus innocente elle serait alors, car elle passerait calme à travers mille choses qui la troublent : tout ce qui est une question de science ou de nature ne trouble pas les sens.
Est-ce qu’un cadavre émeut ceux qui ont l’habitude de l’amphithéâtre ?
Que la nature apparaisse vivante ou morte, elle ne fait pas rougir. Le mystère est détruit, le cadavre est offert au scalpel.
La nature et la science sont propres, les voiles qu’on leur jette ne le sont pas. Ces feuilles de vigne tombées des pampres du vieux Silène ne font que souligner tout ce qui passerait inaperçu.
Les Anglais font des races d’animaux pour la boucherie ; les gens civilisés préparent les jeunes filles pour être trompées, ensuite ils leur en font un crime et un presque honneur au séducteur.
Quel scandale quand il se trouve de mauvaises têtes dans le troupeau ! Où en serait-on si les agneaux ne voulaient plus être égorgés ?
Il est probable qu’on les égorgerait tout de même, qu’ils tendent ou non le cou. Qu’importe ! Il est préférable de ne pas le tendre.
Quelquefois les agneaux se changent en lionnes, en tigresses, en pieuvres.
C’est bien fait ! Il ne fallait pas séparer la caste des femmes de l’humanité. Est-ce qu’il n’y a pas des marchés où l’on vend, dans la rue, aux étalages des trottoirs, les belles filles du peuple, tandis que les filles des riches sont vendues pour leur dot ?
L’une, la prend qui veut ; l’autre, on la donne à qui on veut.
La prostitution est la même, et chez nous largement est pratiquée la morale océanienne.
Hi chère ! pas lélé les tayos qui comptent les nemos pour quelque chose !
Esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire.
Et le salaire des femmes ? Parlons-en un peu : c’est tout simplement un leurre, puisque, étant illusoire, c’est pire que de ne pas exister.
Pourquoi tant de femmes ne travaillent-elles pas ? Il y a deux raisons : les unes ne trouvent pas de travail ; les autres aiment mieux crever de faim, dans un trou si elles peuvent, au coin d’une borne ou d’une route si elles n’ont plus d’abri, que de faire un travail qui leur rapporte tout juste le fil qu’elles y mettent, mais rapporte beaucoup à l’entrepreneur. Il y en a qui tiennent à la vie. Alors, poussées par la faim, le froid, la misère, attirées par les drôles ou drôlesses qui vivent de ça, — il y a des vers dans toutes les pourritures, — les malheureuses se laissent enrégimenter dans l’armée lugubre qui traîne de Saint-Lazare à la Morgue.
Tenez, quand une misérable qui barbote dans la fange, prend dans la poche d’un pante, comme elles disent, plus qu’il ne lui donne, tant mieux ! Pourquoi y allait-il ? S’il n’y avait pas tant d’acheteurs on ne trafiquerait pas sur cette marchandise.
Et quand une honnête femme, calomniée ou poursuivie, tue le drôle qui la pourchasse, bravo ! Elle débarrasse les autres d’un danger, elle les venge ; il n’y en a pas assez qui prennent ce parti-là.
Si les femmes, ces maudites, qui, même suivant Proudhon, ne peuvent être que ménagères ou courtisanes, — elles ne seront pas autre chose dans le vieux monde, — sont fatales souvent, à qui la faute ? Et qui a pour son plaisir développé leur coquetterie et tous les autres vices agréables aux hommes ? Une sélection s’est faite de ces vices-là à travers les temps. Cela ne pouvait être autrement.
Ce sont des armes maintenant, armes d’esclaves, muettes et terribles ; il ne fallait pas les mettre entre leurs mains ! c’est bien fait !
Partout, l’homme souffre dans la société maudite ; mais nulle douleur n’est comparable à celle de la femme.
Dans la rue, elle est une marchandise.
Dans les couvents où elle se cache comme dans une tombe, l’ignorance l’étreint, les règlements la prennent dans leur engrenage, broyant son cœur et son cerveau.
Dans le monde, elle ploie sous le dégoût ; dans son ménage le fardeau l’écrase ; l’homme tient à ce qu’elle reste ainsi, pour être sûr qu’elle n’empiétera ni sur ses fonctions, ni sur ses titres.
Rassurez-vous encore, messieurs ; nous n’avons pas besoin du titre pour prendre vos fonctions quand il nous plaît !
Vos titres ? Ah bah ! Nous n’aimons pas les guenilles ; faites-en ce que vous voudrez ; c’est trop rapiécé, trop étriqué pour nous.
Ce que nous voulons, c’est la science et la liberté.
Vos titres ? Le temps n’est pas loin où vous viendrez nous les offrir, pour essayer par ce partage de les retaper un peu.
Garder ces défroques, nous n’en voulons pas.
Nos droits, nous les avons. Ne sommes-nous pas près de vous pour combattre le grand combat, la lutte suprême ? Est-ce que vous oserez faire une part pour les droits des femmes, quand hommes et femmes auront conquis les droits de l’humanité ?
Ce chapitre n’est point une digression. Femme, j’ai le droit de parler des femmes.
*** X
Puisque nous parlions des femmes, parlons aussi d’amour ; on me reproche toujours que je n’en parle jamais ; retournons aux heures de songe dans nos villages.
Ils sont nombreux les chants d’amour qui s’échappent au matin de la vie des feuillets des vieux livres.
On peut, là-dedans, aimer tant qu’on veut, c’est-à-dire chercher bien haut le caractère qu’on aimerait, si on le rencontrait dans la vie.
On choisit parmi les fils de la Gaule un brave entre les braves ; parmi les barbares aussi. On regarde dans le passé lointain les fils du Nord, les hommes de la Ghilde qui versaient trois coupes sur les tertres, l’une pour les morts, l’autre pour les aïeux, la troisième pour les braves — et qui combattaient pour la liberté.
Les Bagaudes, qui mouraient dans leur tour en flammes, et les bardes, et les troubadours, et les grands chefs de bande qui prenaient aux riches bandits des manoirs, pour donner aux misérables gueux des chaumières.
Les infidélités ne se comptent pas dans ces amours-là, il y en aurait trop. ― Depuis le diable jusqu’à Mandrin, depuis Faust jusqu’à Saint-Just, combien d’ombres m’ont fait rêver lorsque j’étais enfant ! — Et les Jacques et les communiers du moyen âge !
Les grandes figures de révoltés hantaient ma pensée ; avec eux passaient les grandes révoltes.
Que de choses flottent dans les songes d’enfants ! Rouges comme le sang, noires comme la nuit du deuil, étaient toujours les bannières des révoltés, au fond de ma pensée — et toujours les noces de ceux qui s’aimaient étaient les rouges noces des martyrs où le pacte suprême se signe avec du sang.
Je n’étais pas la seule à aimer les histoires de révoltés ; il nous arrivait souvent, à des jeunes filles du village et à moi, de causer de ces choses dont parlaient les vieilles chansons et les légendes du pays.
Pauvre mère ! elle eut avec moi bien peu de jours paisibles. Quand elle vint à Montmartre, toute brisée de la mort de ma grand’mère, la Révolution arrivait, je la laissais seule de longues soirées ; après, ce furent des jours, puis des mois, des années. Pauvre mère ! pourtant je l’aimais tant que je ne serai heureuse qu’en allant la retrouver dans la terre où l’on dort.
Est-ce que nos mères à nous peuvent être heureuses ?
Par quelques paroles échappées, je compris combien de sacrifices s’étaient imposés les pauvres femmes pour payer l’externat de Montmartre.
Dans la fermentation de la fin de l’Empire, l’idée germait, grandissait et, secouée en gerbes d’étincelles, mettait le feu comme une torche. On en avait assez des choses malpropres. — On n’avait pas vu encore la guerre. Elle se leva pour étayer Bonaparte avec des tas de cadavres.
Les réunions se faisaient de plus en plus au grand jour, la révolte montant de dessous terre arrivait au grand soleil.
La guerre ne pouvait pas prendre malgré les entraînements de la bande impériale ; il fallut lâcher les ailes à la Marseillaise pour griser le peuple.
L’armée elle-même, trop docile toujours, ne put marcher en chantant le Beau Dunois.
Des vers faits à cette époque esquissent la situation, j’en mettrai quelques-uns dans ces chapitres de vues générales :
On se demande quelquefois comment tant de choses ont pu contenir dans la vie pendant les quinze ans qui viennent de s’écouler. On écrirait tant qu’on voudrait ; le cadre d’abord, afin qu’on puisse fermer le livre où on voudra.
Ce n’est pas ici ce qu’on appelle un ouvrage à sensation, c’est un rapide regard sur la vie et la pensée d’une femme de la Révolution. Cela ne fait guère sensation quand on nous broie ; seulement c’est là que cesse pour nous toute entrave à être d’utiles projectiles dans la lutte révolutionnaire. Personne ne souffrant plus de ce qui nous arrive, rien ne nous arrête, j’en suis là ! Cela vaut mieux pour la cause.
Qu’importe, maintenant, dans le cœur arraché saignant de la poitrine, que des bec de plume y fouillent comme des becs de corbeau, personne n’est plus là pour souffrir des calomnies ; ma mère est morte !
Si elle avait vécu quelques années, quelques mois encore, j’aurais passé tout ce temps-là près d’elle ; aujourd’hui, qu’importe prisons, mensonges et tout le reste ? Que ferait la mort ? Ce serait une délivrance ; ne suis-je pas déjà morte ?
Si je sors d’ici ce sera pour rentrer dans la fournaise où l’on sent le souffle de l’inconnu qui vous fouette au visage.
Que parle-t-on de courage ? Est-ce que je n’ai pas hâte d’aller retrouver ma compagne Marie et ma mère ! Ma pauvre mère, qui vivrait si seulement j’avais été l’an dernier à Saint-Lazare. Elle m’aurait sentie près d’elle, mon arrivée, à son agonie, lui a redonné un mois d’existence.
Venir à Saint-Lazare ? Je ne l’ai demandé qu’à ses derniers instants, promettant en échange d’aller en Calédonie, au milieu des tribus, fonder cette école que j’avais promise aux Canaques.
On ne l’a pas voulu, ce n’est pas ma faute ; je suis allée près de ma mère mourante : les gouvernants ont été, comme il arrive toujours, moins mauvais que leurs lois ; ils m’ont laissée quelques jours près d’elle.
Toujours l’homme est obligé de briser la loi dont il s’enveloppe comme d’un filet et qu’il étend sur les autres.
Nul homme ne serait un monstre ou une victime sans le pouvoir que les uns donnent aux autres pour la perte de tous.
Si ce livre est mon testament, qu’il en tombe à chaque feuillet des malédictions sur le vieil ordre de choses.
Il y a longtemps que je serais morte si je ne pensais pas que nous aurons bientôt à donner le coup de chien ; celui où flotteront ensemble les bannières rouges et noires.
Encore une chose que les gouvernants ont fait de bien, c’est de ne pas avoir écouté ceux qui, ne suivant que leur sensibilité, demandaient qu’on me mît en liberté, ma mère encore chaude !
Ma pauvre mère, morte parce que je n’étais pas là ! La liberté, comme si on m’eût payé son cadavre ! On ne l’a pas fait et on a bien fait.
Est-ce que quelque chose peut m’émouvoir, depuis qu’elle ne souffre plus ?
Je n’attends ni douleur ni joie, je suis bonne pour le combat.
Retournons rapidement en arrière, puisque chaque chose sera reprise : le 22 Janvier, le 18 Mars, le combat, la défaite, les comités d’hommes et de femmes, la déportation, le retour ; les prisons avant et après le retour.
Le 18 mars, sur la butte Montmartre, baignée de cette première lueur du jour qui fait voir comme à travers le voile de l’eau, montait une fourmilière d’hommes et de femmes ; la butte venait d’être surprise ; en y montant on croyait mourir.
Voici pourquoi la butte était l’objectif de la réaction.
Les canons payés par les gardes nationaux étaient laissés dans un terrain vague au milieu de la zone abandonnée aux Prussiens.
Paris ne le voulut pas, on les reprit au parc Wagram.
L’élan donné par un bataillon du 6e arrondissement fut général ; l’idée était dans l’air, chaque bataillon alla reprendre ses canons ; ils passaient sur les boulevards à bras d’hommes, de femmes et d’enfants, drapeau en tête.
Des marins proposaient déjà de reprendre les forts à l’abordage comme des navires ; cette idée respirée dans l’air nous grisait.
Il n’arriva aucun accident quoique les pièces fussent chargées.
Montmartre, comme Belleville et Batignolles, avait ses canons ; ceux qu’on avait mis place des Vosges furent transportés au faubourg Antoine.
Les clubs étaient fermés depuis le 22 janvier, les journaux suspendus ; si on n’eût senti le peuple en éveil il est probable que le 18 Mars, au lieu d’être le triomphe du peuple, eût été celui d’un roi quelconque.
Le fils Badingue n’était pas encore mort ; Montmartre désarmé, c’était l’entrée du souverain, Bonaparte ou d’Orléans, qu’eussent protégé l’armée trompée ou complice et les Prussiens établis dans les forts.
Elle ne voulut point, cette fois, être complice, l’armée, que, trois mois plus tard, on prenait pour écraser Paris.
L’armée leva la crosse en l’air au lieu d’arracher les canons français aux gardes nationaux et surtout aux femmes qui les couvraient de leurs corps ; les soldats comprenaient, cette fois, que le peuple défendait la République en défendant les armes dont les royalistes et impériaux, d’accord avec les Prussiens, eussent tourné la gueule vers Paris.
Oui, le 18 Mars devait appartenir à l’étranger, allié des rois ou au peuple ; il appartint au peuple.
Lorsque la victoire se décida ainsi pour nous, je regardai autour de moi et j’aperçus ma pauvre mère qui m’avait suivie pensant que j’allais mourir.
Clément Thomas et Lecomte, au moment où Clément Thomas commandait de tirer sur le peuple, furent arrêtés.
Tous deux étaient, par leurs actes mêmes, condamnés depuis longtemps, cela datait de loin, de Juin 48 pour Clément Thomas. Il l’avait rappelé sous le siège en insultant la garde nationale.
Lecomte avait comme lui un arriéré à payer : ses soldats se souvenaient.
La vengeance sortit du passé, sans ordre : c’est l’heure qui sonne.
Elle sonnera encore pour bien d’autres, sans que la Révolution qui passe s’attarde sur le chemin à le faire ou à l’empêcher.
On compte ceux qui meurent ainsi aux représailles populaires, mais d’un côté seulement ; de l’autre on se compte pas, on ne le pourrait pas.
C’est le chaume sous les faucilles, l’herbe fauchée au soleil d’été.
Plusieurs des nôtres aussi périrent ; Turpin, tombé près de moi, à l’attaque du n° 6 de la rue des Rosiers, pendant la nuit, mourut quelques jours après à Lariboisière.
Il m’avait dit de recommander sa femme à Clémenceau ; la volonté du mort fut exécutée fidèlement.
Je n’ai jamais lu la déposition de Clémenceau, dans l’Enquête du 18 Mars ; nous ne lisions pas de journaux.
Les indécisions qu’on lui reproche viennent de son illusion d’attendre encore quelque progrès du parlementarisme mort ; cette illusion est le microbe qu’il a rapporté de l’Assemblée, tout en fuyant l’Assemblée de Bordeaux.
Sa place est dans la rue et les circonstances l’y traîneront, au jour d’indignation ; c’est ce qui lui reste du tempérament révolutionnaire.
La froide indignation de la révolte, un jour de grand crime ; c’est ce qui le fera sortir de là-dedans comme il est sorti de l’Assemblée de Bordeaux.
Allons ! les derniers du Parlement restés honnêtes, ne vaut-il pas mieux suivre le grand Jacobin qui vous montre la route, Delescluze !
Il y a assez longtemps que cela dure et dans les pourritures il ne vient plus rien. Vous aurez beau y semer, on aura beau y verser du sang, c’est fini, bien fini.
À quoi bon changer le nom, pour qu’à l’Élysée et à l’Hôtel de Ville on ne puisse secourir les blessés sans danser sur les cadavres, pendant que le peuple, crevant de faim, regarde monter les fusées dans l’air, comme aux anciens 15 Août.
Le pouvoir ! c’est se servir d’un ciseau de verre pour sculpter le marbre. Allons donc ! dominer c’est être tyran, être dominés c’est être lâches ! Que le peuple se mette donc debout, il y a assez longtemps qu’on fouette le vieux lion pour qu’il casse la muselière.
Et le lendemain ? dit-on.
Eh bien, le lendemain, il est à l’humanité nouvelle, elle s’arrangera dans le monde nouveau : est-ce que nous pouvons comprendre ce lendemain-là ?
Qu’elle passe sur nous comme sur un pont, nous ne sommes bons qu’à cela. Ne discutons pas, aveugles que nous sommes, l’aurore qui se lève.
En révolution, l’époque qui copie est perdue, il faut aller en avant. La Commune, enserrée de toutes parts, n’avait que la mort à l’horizon, elle ne pouvait qu’être brave, elle le fut.
Elle a ouvert la porte toute grande à l’avenir ; il y passera.
Le navire de Paris est en rade, bien en rade de la nouvelle rive, il danse sur ses ancres, les meilleurs de l’équipage ont été jetés aux requins ; mais il abordera.
Et comme il est beau ce navire, avec ses pavillons flottants rouges et noirs sur nos deuils et sur notre espoir ! Voici la revanche de l’humanité entière aux éternels jours de mai.
Sur le sang fleurit la vengeance, comme l’eau fleurit le gazon, disaient les braves.
Les vengeances personnelles disparaîtront comme les gouttes d’eau dans les vagues déchaînées.
On ne compte pas les vicissitudes des grains de sable ; ils roulent avec les autres, ils y sont tous.
*** XV
Pendant tout le temps de la Commune, je n’ai passé chez ma pauvre mère qu’une seule nuit. Ne me couchant, je pourrais dire jamais, je dormais un peu n’importe où, quand il n’y avait rien de mieux à faire ; bien d’autres en ont fait autant. Chacun s’est donné tout entier de ceux qui voulaient la délivrance.
Si la réaction eût eu autant d’ennemis parmi les femmes qu’elle en avait parmi les hommes, Versailles eût éprouvé plus de peine ; c’est une justice à rendre à nos amis, qu’ils sont plus que nous accessibles à une foule de pitiés ; la femme, cette prétendue faible de cœur, sait plus que l’homme dire : Il le faut ! Elle se sent déchirer jusqu’aux entrailles, mais elle reste impassible. Sans haine, sans colère, sans pitié pour elle-même ni pour les autres, il le faut, que le cœur saigne ou non.
Ainsi furent les femmes de la Commune…
J’avais, outre mes vêtements de femme, un costume de lignard et un de garde national ; des cartes dans mes poches, pour prouver à qui de droit d’où je venais ; et je m’en allais sans qu’il me soit jamais arrivé autre chose qu’une éraflure de balle au poignet, mon chapeau criblé et une entorse qui, longtemps foulée, m’obligea enfin à ne plus marcher pendant trois ou quatre jours et à réquisitionner une voiture.
C’était justement une calèche d’assez bonne mine ; nous y avions attelé assez bien aussi un cheval, malheureusement habitué aux coups ; il ne voulait pas marcher, la vilaine bête, en le traitant honnêtement.
La chose alla parfaitement, tant qu’il s’agit de suivre au pas un enterrement au cimetière Montmartre, mais après, il fallait aller ailleurs ; le maudit animal, non content de son petit train à dormir debout, s’arrêta tout court pour laisser le temps à un tas d’imbéciles de venir chuchoter tout autour : « Ah ! les voilà qui ont calèche ! ils font danser l’argent ! et ça doit coûter gros l’entretien de cette voiture-là ! » Attendez, dit un ami, ne descendez pas ! Je vais le faire trotter ! Il donna un morceau de pain et des encouragements à ce monstre, qui se mit à mâchonner en levant les lèvres comme s’il nous riait au nez, ne bougeant pas plus qu’un terme.
Alors, n’en déplaise à ceux qui comme moi sont esclaves des pauvres bêtes, j’appliquai la loi de nécessité, sous forme d’un coup de fouet bien cinglé à la nôtre, qui repartit secouant ses oreilles, pour la barricade Peyronnet à Neuilly.
Je n’avais pas osé, en allant à Montmartre, descendre chez ma pauvre mère, parce qu’elle aurait vu que j’avais une entorse.
Quelques jours auparavant je m’étais trouvée tout à coup face à face avec elle, dans les tranchées, près de la gare de Clamart. Elle venait voir ce qu’il y avait de vrai dans les mensonges que je lui écrivais pour la tranquilliser ; heureusement elle finissait toujours par me croire…
À la partie suivante quelques récits de nos luttes.
En province on croyait toujours les contes officiels ; la raison d’État exige qu’on fasse de la discorde entre les divers groupes de cette plèbe, dont on laisse assez pour le travail, trop peu pour la révolte, mais qui, entre chaque coupe réglée, repousse nombreuse et forte comme les chênes gaulois.
Quelques-uns des plus dévoués allèrent de Paris à la province ; des femmes, entre autres Paule Mink. On se multipliait le plus possible. Si la province eût compris, elle eût été avec nous.
On essaya des ballons remplis de dépêches à la France. Quelques-uns tombèrent bien.
Tous, du reste, n’étaient pas trompés par les bourdes versaillaises. Lyon, Marseille, Narbonne eurent leurs Communes, noyées comme la nôtre dans le sang révolutionnaire ; c’est de celui-là toujours que rouges sont nos bannières ; pourquoi donc effrayent-elles ceux qui les rougissent ?
Les douleurs des paysans sont plus sombres encore que les nôtres ; sans cesse penchés sur la terre marâtre, ils n’en tirent que le superflu du maître, et moins que nous ils ont les consolations de la pensée.
À toi, paysan, cette chanson de colère ; qu’elle germe dans tes sillons ; c’est un souvenir de notre temps de lutte.
Là-bas dans l’ombre tiède d’une nuit de printemps, c’est le reflet rouge des flammes, c’est Paris s’allumant aux jours de Mai.
Cet incendie-là, c’est une aurore ; je la vois encore en écrivant ceci.
Par delà notre temps maudit viendra le jour où l’homme, conscient et libre, ne torturera plus ni l’homme ni la bête. Cette espérance-là vaut bien qu’on s’en aille à travers l’horreur de la vie.
J’oublie toujours que j’écris mes Mémoires. Si l’on pouvait aussi, jusqu’au bout, oublier l’existence !
Avant de parler de ma troisième arrestation (aux jours de Mai), je dois raconter les premières.
C’était au temps du siège, avec Mme André L… Nous avions fait appel à des volontaires pour aller, à travers tout, à Strasbourg agonisante, et tenter un dernier effort ou mourir avec elle. Les volontaires en grand nombre étaient venus. Nous traversions Paris en longue file, criant : À Strasbourg ! À Strasbourg ! Nous allâmes signer sur le livre ouvert sur les genoux de la statue, et de là à l’Hôtel de Ville où nous fûmes arrêtées, Mlle A. L…, moi et une pauvre petite vieille qui, traversant la place pour aller chercher de l’huile, s’était trouvée au milieu de la manifestation. Elle ne quittait pas sa burette ; et quand, sur notre récit et surtout à l’aspect de sa cruche, témoin éloquent, on la laissa sortir, l’huile tombait sur sa robe, tant ses mains tremblaient. Un gros bonhomme entrant, j’essaye de lui expliquer de quoi il s’agit. — Qu’est-ce que cela vous fait, que Strasbourg périsse puisque vous n’y êtes pas ? me dit cet inconscient chamarré, venu nous voir par curiosité.
Un membre du gouvernement provisoire nous fit mettre en liberté.
C’est à cette heure-là même que Strasbourg succombait.
Ma seconde arrestation, c’était sous le siège encore.
Des femmes, plus courageuses que clairvoyantes, voulaient proposer au gouvernement je ne sais quel moyen de défense auquel elles demandaient à être employées.
Leur empressement était si grand qu’elles vinrent au club des femmes de Montmartre, au nom d’une citoyenne et d’un groupe qu’elles oublièrent d’en prévenir.
Se fussent-elles présentées sans aucun nom de groupe, nous n’eussions pas hésité davantage accepter leur rendez-vous du lendemain. En faisant toutefois cette réserve, que nous les accompagnerions comme femmes, afin de partager leurs dangers, mais non comme citoyennes.
Nous ne reconnaissions plus le gouvernement, incapable même de laisser Paris se défendre.
Nous allâmes au rendez-vous de l’Hôtel de Ville, nous attendant à ce qui arriva, — je fus arrêtée comme ayant organisé une manifestation.
Je répondis que je ne pouvais organiser de manifestation pour parler à un gouvernement que je ne reconnaissais plus, et que quand je viendrais pour mon propre compte à l’Hôtel de Ville, ce serait avec le peuple en armes. Mes explications ne parurent pas satisfaisantes ; je fus incarcérée.
Mais le lendemain, les quatre citoyens Th. Ferré, Avronsart, Burlot et Christ, vinrent me réclamer au nom du XVIIIe arrondissement.
Sur cette phrase, épouvantail de la réaction : Montmartre va descendre !… je leur fus remise.
Mme Meurice vint aussi me réclamer au nom de la Société des femmes pour les victimes de la guerre ; elle arriva après notre départ de la préfecture ; les femmes, je le répète, ne commirent pas de lâchetés : cela vient de ce que, ni les unes ni les autres, nous n’aimons pas à nous salir les pattes. Peut-être sommes-nous un peu de la race féline.
Trois cent mille voix avaient élu la Commune.
Quinze mille environ, pendant la Semaine sanglante, soutinrent le choc d’une armée. On compta à peu près trente-cinq mille fusillés ; mais ceux qu’on ignore ? Il y a des jours où la terre rend ses cadavres.
Les femmes, aux jours de Mai, élevèrent et défendirent la barricade de la place Blanche. Elles tinrent jusqu’à la mort.
L’une d’elles, Blanche Lefebre, vint me voir comme en visite à la barricade du Delta. On croyait encore vaincre.
Une insurrection gagne bien. Mais la Révolution était saignée au cou par le vieux renard Foutriquet, général d’armée de Versailles.
Dombrowski passa devant nous, triste, allant se faire tuer. — C’est fini, me dit-il !
Je lui répondis : — Non, non. Et il me tendit les deux mains.
J’échappais toujours à tout, je ne sais comment ; enfin, ceux qui voulaient m’avoir emmenèrent ma mère pour la fusiller, si on ne me trouvait pas. J’allai la faire mettre en liberté en prenant sa place. Elle ne voulait pas, la pauvre chère femme ; il me fallut bien des mensonges pour la décider ; elle finissait toujours par me croire.
J’obtins ainsi qu’elle retournât chez elle.
C’était près du chemin de fer de Montmartre, au bastion 37 ; là était le dépôt des prisonniers.
Les fragments de papiers brûlés, venant de l’incendie de Paris, arrivaient jusque-là comme des papillons noirs.
Au-dessus de nous, flottait, en crèpe rouge, l’aurore de l’incendie.
On entendait toujours le canon, on l’entendit jusqu’au 28. Et jusqu’au 28 nous disions : La Révolution va prendre sa revanche.
Nous comptons toujours, naïfs que nous sommes, sans la trahison.
À ce bastion, devant le grand carré de poussière où nous étions parqués, sont les casemates sous un tertre de gazon vert.
Là, à l’arrivée de M. de Gallifet, on fusilla devant nous deux malheureux qui se débattaient, ne voulant pas mourir.
Sortis pour nous insulter peut-être, ils avaient été pris dans la rue et ne s’en étaient pas beaucoup tourmentés, sûrs, disaient-ils, d’être mis en liberté.
Le discours de M. de Gallifet, l’ordre de tirer dans le tas si quelqu’un semblait changer de place, les ayant effrayés, ils se prirent à fuir, saisis d’une terreur folle.
Quoique nous ayons tous crié : Nous ne les connaissons pas ; ils ne sont pas des nôtres, ils furent fusillés, ne voulant même pas rester debout, les malheureux, disant qu’ils étaient des commerçants de Montmartre, et ne pouvant, affolés qu’ils étaient, retrouver leur adresse dans leur mémoire obscurcie, pour recommander leurs enfants à ceux qui resteraient !
Nous ne pensions guère en sortir. Ces hommes se ressemblaient et devaient être frères. On crut que l’un d’eux disait : Hélas ! Moi j’ai toujours cru qu’il avait dit : Anne, et que c’était sa fille !
Combien furent pris ainsi, qui étaient ennemis de la Commune, comme les deux malheureux du bastion 37 !
Il arrivait d’étranges choses.
Plus tard, lorsqu’on nous conduisit de Satory à Versailles, une femme furieuse se précipita au devant de nous, criant que nous avions tué sa sœur, qu’elle le sait, qu’il y a des témoins. Deux cris sont jetés tout à coup ; sa sœur était parmi nous, faite prisonnière par Versailles.
Satory ! On nous avait dit en arrivant par la grande pluie où la montée glissait : Allons ! montez comme à l’assaut des buttes ! Et tous avaient monté au pas de charge, et nous marchions au devant des mitrailleuses qu’on roulait, disant à une vieille qui était avec nous, parce qu’on avait fusillé son mari, et qui allait crier : que c’était une formalité chaque fois que des prisonniers arrivaient.
Elle se tut.
Nous étions sûrs qu’il n’y aurait qu’un seul cri : Vive la Commune !
On retira les mitrailleuses. En passant à Versailles, des petits crevés avaient tiré sur nous comme sur des lièvres ; un garde national eut la mâchoire cassée ; je dois cette justice aux cavaliers qui nous conduisaient, qu’ils repoussèrent les petits crevés et leurs drôlesses qui venaient à la chasse aux prisonniers.
Satory ! On appelait pendant la nuit des groupes de prisonniers.
Ils se levaient de la boue où ils étaient couchés sous la pluie, et suivaient la lanterne qui marchait devant ; on leur mettait sur le dos une pelle et une pioche pour faire leur trou, et on allait les fusiller.
La décharge s’égrenait dans le silence de la nuit.
Après m’avoir dit qu’on me fusillerait le lendemain de mon arrivée, on me dit que ce serait pour le soir, puis pour le lendemain encore, et je ne sais pourquoi on ne le fit pas, car j’étais insolente comme on l’est dans la défaite avec des vainqueurs féroces.
On nous envoya une trentaine de femmes aux Chantiers de Versailles.
Là, tout autour d’une grande pièce carrée, au premier étage, nous étions de jour assises par terre, la nuit allongées comme on pouvait.
Au bout d’une quinzaine de jours on donna une botte de paille pour deux.
Au-dessus, par un trou, on montait à la salle des interrogatoires, un autre trou conduisait au rez-de-chaussée où étaient les enfants prisonniers ; deux lampes éclairaient la nuit cette Morgue que complétaient les haillons suspendus par des ficelles au-dessus des corps.
Pendant longtemps il me fut défendu de voir ma mère qui venait souvent de Montmartre sans pouvoir me parler.
Un jour qu’on l’avait repoussée, tandis que la pauvre femme m’avait tendu une bouteille de café, je jetai cette bouteille à la tête du gendarme qui l’avait repoussée.
Aux reproches d’un officier, je lui dis que mon seul regret était que je m’étais adressée à un instrument au lieu d’avoir frappé en haut où on commande.
On permit enfin à ma mère de me voir, mais ce fut longtemps après.
À la prison des Chantiers, comme partout, des épisodes comiques.
Une sourde muette y passa quelques semaines pour avoir crié : « Vive la Commune ! » Une vieille femme paralysée des deux jambes pour avoir fait des barricades !
Une autre tourna pendant trois jours autour de la salle, son panier à un bras, son parapluie sous l’autre.
Il y avait dans ce panier des chansons composées par son maître à la louange des vainqueurs, et qu’on avait cru à celle de la Commune avec des vers tels que celui-ci.
Bons messieurs de Versailles, entrez dedans Paris.
Mais vite le rire mourait sur les lèvres.
Les cris des folles, l’inquiétude pour les parents, pour les amis, dont on ignorait le sort, les pauvres mères seules au logis…
Mais on est fier dans la défaite et les drôles et drôlesses, qui venaient voir les vaincus de Paris comme on va voir les bêtes au Jardin des Plantes, ne voyaient pas de larmes dans les yeux ; mais des sourires narquois devant leurs binettes d’idiots.
Au rez-de-chaussée étaient des enfants dont on n’avait pu avoir les pères, quelques-uns comme Ranvier, déjà fiers et dont on était fier.
À terre serpentaient des filets argentés, s’en allant vers des sortes de fourmilières. C’étaient des poux énormes au dos hérissé et un peu voûté, ayant une vague ressemblance avec les sangliers (des sangliers-mouches s’entend) ; il y en avait tant qu’on croyait entendre un petit bruit dans leur fourmillement.
Gardées par des soldats, les femmes ne pouvaient changer de linge facilement (celles qui en avaient) ; je pus enfin m’en procurer. Ma pauvre mère l’apportant à travers la porte à claires-voies de la cour me semblait bien triste ; ce n’était que le commencement.
Mes nuits se passaient à regarder curieusement la mise en scène de cette Morgue. J’ai toujours été prise par ces tableaux-là, si bien que j’oublie les êtres pour l’éloquence terrible des choses.
Parfois la Morgue prenait des effets de moisson coupée au crépuscule ou à l’aube. On voyait des épis vides, des maigres bottes de paille se dorer comme le froment sous le soleil ; d’autres fois il y avait de grands reflets, on eût dit une moisson d’astres ; c’était le jour qui, se levant, pâlissait les lampes.
À l’arrivée de Marcerou, les quarante plus mauvaises furent envoyées de la prison des Chantiers à la Correction de Versailles ; je fus du nombre.
Comme nous attendions dans la cour, sous la pluie battante, un officier nous en témoigna son regret ; je ne pus m’empêcher de lui répondre qu’il était préférable de leur part que tout fût d’accord et que pour ma part je l’aimais mieux ainsi.
À la Correction de Versailles, le régime des quarante plus mauvaises se trouva singulièrement adouci. Ce qui se passa aux Chantiers après notre départ a été raconté par Mme Cadolle et Mme Hardouin.
Comme préparation au jugement des membres de la Commune, on avait jugé de malheureuses femmes qui, n’ayant été qu’ambulancières, furent quand même condamnées à mort. Deux d’entre elles, Retif et Marchais ne s’étaient jamais vues, on prouva qu’elles avaient accompli ensemble une foule de choses.
Eulalie Papavoine fut, par le hasard de son nom, condamnée aux travaux forcés ; elle n’était pas même parente du Papavoine légendaire, mais on était trop heureux de faire sonner ce nom-là.
Suetens, également ambulancière, les accompagna à Cayenne.
On se gardait bien de juger les femmes les plus hardies et on n’osa exécuter ni Élisabeth Retif, ni Marchais.
Le 3 septembre, veille de l’anniversaire de la proclamation de la République, se termina le jugement des membres de la Commune.
En vertu d’un arrêt du gouverneur général de Paris, commandant supérieur de la 1re division militaire, porté à l’ordre du jour de l’armée, le 3e conseil de guerre était ainsi composé.
- Merlin, colonel, président ;
- Gaulet, chef de bataillon, juge ;
- De Guibert, capitaine, juge ;
- Mariguet, juge ;
- Cassaigne, lieutenant, juge ;
- Léger, sous-lieutenant, juge ;
- Labbat, adjudant sous-officier ;
- Gaveau, chef de bataillon au 68e de ligne ;
- Senart, capitaine, substitut.
Les accusés étaient classés dans l’ordre suivant :
Ferré, Assis, Urbain, Bilhoray, Jourde, Trinquet, Champy, Regère, Lisbonne, Lullier, Rastoul, Grousset, Verdure, Ferrat, Deschamp, Clément, Courbet, Parent.
Ferré ne voulait point de défenseur ; le président, aux termes de la loi, désigna d’office Me Marchand.
Ferré expliqua ainsi le rôle de la Commune, après avoir peint le coup d’État préparé par les ennemis de la République, refusant même à Paris l’élection de son conseil municipal :
« Les journaux honnêtes et sincères étaient supprimés, les meilleurs patriotes étaient condamnés à mort. Les royalistes se préparaient au partage de la France. Enfin, dans la nuit du 18 mars, ils se crurent prêts et tentèrent le désarmement de la garde nationale et l’arrestation en masse des républicains ; leur tentative échoua devant l’opposition entière de Paris, et l’abandon même de leurs soldats, ils s’enfuirent et se réfugièrent à Versailles.
» Dans Paris livré à lui-même, des citoyens énergiques et courageux essayaient de ramener, au péril de leur vie, l’ordre et la sécurité.
» Au bout de quelques jours, la population était appelée au scrutin et la Commune de Paris fut ainsi constituée.
» Le devoir du gouvernement de Versailles était de reconnaître la validité de ce vote et de s’aboucher avec la Commune pour ramener la concorde ; tout au contraire, et comme si la guerre étrangère n’avait pas fait assez de misères et de ruines, il y ajouta la guerre civile ; ne respirant que la haine du peuple et la vengeance, il attaqua Paris et lui fit subir un nouveau siège.
» Paris résista deux mois et il fut alors conquis ; pendant dix jours le gouvernement y autorisa le massacre des citoyens et les fusillades sans jugement. Ces journées funestes nous reportent à celles de la Saint-Barthélemy ; on a trouvé moyen de dépasser Juin et Décembre ! Jusques à quand le peuple continuera-t-il à être mitraillé ?
» Membre de la Commune de Paris, je suis entre les mains de ses vainqueurs : ils veulent ma tête, qu’ils la prennent ! Libre j’ai vécu, j’entends mourir de même.
» Je n’ajoute qu’un mot : La fortune est capricieuse, je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance.
Th. Ferré. »
Ainsi furent prononcés les jugements :
Condamnations à mort :
- Th. Ferré.
- Lullier.
Travaux forcés à perpétuité :
- Urbain.
- Trinquet.
Déportation dans une enceinte fortifiée :
- Assi
- Bilhoray
- Champy
- Regère
- Ferrat
- Verdure
- Grousset
Déportation simple :
- Jourde
- Rastoul
Six mois de prison et 500 francs d’amende :
- Courbet
Acquittés :
- Deschamps
- Parent
- Clément
Ferré fut assassiné le 28 novembre 1871, sept heures du matin, dans la plaine de Satory, avec Rossel et Bourgeois ; son père et son frère étaient encore prisonniers. Sa mère était morte folle, parce que, sommée de livrer son fils qu’on cherchait, ou sa fille mourante, quelques mots échappés à la pauvre mère mirent les limiers sur les traces.
Marie Ferré fit appel à son courage et, seule libre, alla de prison en prison tant qu’y furent ses frères et son père. Sa mère mourut à Sainte-Anne.
Ils étaient quinze bourreaux qu’on appelait la commission des grâces :
- Martel, député du Pas-Calais ;
- Priou, de la Haute-Garonne ;
- Bastard, de Lot-et-Garonne ;
- Félix Voisin, de Seine-et-Marne ;
- Balba, du Gers ;
- Comte de Maillé, de Maine-et-Loire ;
- Tanneguy-Duchatel, de la Charente-Inférieure ;
- Peltereau de Villeneuve, de la Haute-Marne ;
- Lacaze, des Basses-Pyrénées ;
- Talbane, de l’Ardèche ;
- Bigot, de la Mayenne ;
- Paris, du Pas-de-Calais ;
- Corne, du Nord ;
- Merveileux-Duvigneau, de la Vienne ;
- Marquis de Quinzonnas, de l’Isère.
Nous avions pu, Ferré et moi, échanger quelques lettres de nos prisons ; c’est pourquoi, sur une dénonciation, la préfecture de police m’envoya à Arras, d’où on me rappela le jour de l’exécution. Je m’y attendais.
À la gare de Versailles, je rencontrai Marie qui allait réclamer le corps de son frère. Elle était très pâle, mais n’eut ni larmes ni faiblesse. On eût dit une morte !
Elle était tout en noir ; ses grosses boucles de cheveux bruns tranchaient comme sur du marbre. Elle n’était pas plus froide quand je l’arrangeai dans son cercueil.
La terre était toute blanche de neige, il y avait six mois que les tueries chaudes étaient terminées. Le 28 novembre commencèrent les froids assassinats.
En avons-nous des morts et de la tuerie chaude et de la curée froide !
Flourens, tué dans un guet-apens aux avant-portes, pour le punir d’avoir laissé certaines gens filer le 31 octobre, par les fenêtres, les portes, les water-closets ; il ne faisait pas la chasse aux vaincus.
Et Duval, et Varlin, et Cerisier, et le vieux Delescluze, le grand Jacobin, et tous les autres dont la liste emplirait des volumes, et tous les inconnus qui dorment sous Paris.
Quelquefois, dans un coin de cave ou de rue, on trouve des squelettes et on ne sait pas d’où ils viennent ; on appelle cela une affaire mystérieuse. Est-ce que tout n’a pas été charnier à la victoire des royalistes de Versailles ?
Et la plaine de Satory, si on la fouillait, est-ce qu’on n’y trouverait pas des cadavres ? On avait beau, partout, les couvrir de chaux vive, la charrue en retournera, les pavés soulevés en montreront.
Aujourd’hui, ce sont des ossuaires : il y a quinze ans, c’étaient des abattoirs.
Et les catacombes où on chassait les fédérés aux flambeaux, avec des chiens, comme des bêtes ! Croyez-vous qu’il n’y a pas des squelettes modernes parmi les ossements séculaires !
Et les dénonciations en si grand nombre qu’elles finirent par écœurer, et la peur imbécile, et tout le dégoût, toute l’horreur !
J’ai des lettres de cette époque ; en voici une adressée au général Appert.
Prison de Versailles, 2 décembre 1871.
Monsieur,
Je commence à croire au triple assassinat de mardi matin.
Si on ne veut pas me juger, on en sait assez sur moi, je suis prête et la plaine de Satory n’est pas loin.
Vous savez bien tous que si je sortais vivante d’ici je vengerais les martyrs !
Vive la Commune !
LOUISE MICHEL.
On ne voulut pas m’envoyer au poteau de Satory, et je suis encore là, voyant la mort faucher autour de moi. Personne ne sait parmi ceux qui n’ont point éprouvé ce vide immense quel courage il faut pour vivre.
Allons ! point de faiblesse. Oui, vive la Commune morte ! Vive la Révolution vivante !
*** XVI
On comptait, en juin 1872, 32,905 décisions rendues par la justice versaillaise ; il y avait déjà 72 condamnations à mort et cela continuait toujours, sans compter 33 condamnés à mort par contumace ; total : 105 condamnés à la peine capitale.
On fusillait encore à Satory, quand nous avons quitté la centrale d’Auberive pour l’embarquement, comme on envoyait encore de nouveaux déportés quand vint l’amnistie.
46 enfants au-dessous de 16 ans furent placés dans des maisons de correction, pour les punir sans doute de ce que leurs pères avaient été fusillés ; de tout petits avaient eu la tête écrasée contre les murs, mais cela c’était pendant la saoulure de la lutte.
Dans les salons de l’Élysée, Foutriquet allait au-devant du duc de Nemours.
Dans le courant de la soirée, arrivaient également le comte et la comtesse de Paris, le duc d’Alençon, les princes et princesses de Saxe-Cobourg-Gotha.
La présence des princes d’Orléans était l’événement de cette réception.
C’était le troisième dîner offert par M. Thiers, l’orléaniste président de la République ; après ce fut Mac-Mahon, le maréchal de l’Empire et plus ça changeait, plus c’était la même chose.
Nous ne pensions pas au voyage avec amertume. Ne valait-il pas mieux ne plus voir, en effet ? Je devais trouver bons les sauvages après ce que j’avais vu ; là-bas, je trouvai meilleur le soleil calédonien que le soleil de France.
Ma mère, encore forte, était chez sa sœur, je la savais bien ; j’attendais donc sans voir sous son calme, comme je l’ai vue depuis, sa peine muette et terrible.
Comme au temps où j’étais pensionnaire à Chaumont, elle m’apportait des gâteries de mère ; ma tante demeurait avec elle, tout près, à Clefmont.
Pauvre mère, combien ses vieilles mains m’annoncèrent de petits envois, à Clermont, encore l’année dernière !
Un an après ma condamnation, mon oncle expiait encore sur les pontons le crime de m’avoir pour nièce. Après mon départ, seulement, on le mit en liberté ; mes deux cousins furent également emprisonnés.
Nous n’apportons guère de bonheur à nos familles et pourtant nous les aimons d’autant plus qu’elles souffrent davantage ; nous sommes d’autant plus heureux des rares instants passés au foyer que nous savons combien ces instant-là seront fugitifs, et regrettés des nôtres.
Je revois Auberive avec les étroites allées blanches serpentant sous les sapins ; les grands dortoirs où, comme autrefois à Vroncourt, le vent souffle en tempête et les files silencieuses de prisonnières, sous la coiffe blanche, pareille à celle des paysannes, le fichu plissé sur le cou avec une épingle.
Quelques-unes des nôtres avaient été condamnées aux travaux forcés, pour varier ; l’une, Chiffon, en mettant son numéro sur son bras, cria : Vive la Commune ! De celles qui furent reconnues trop faibles pour le départ, plusieurs sont mortes : Poirier si courageuse pendant le siège et la Commune ; Marie Boire et bien d’autres que nous n’avons pas trouvées au retour.
Une mourut en Calédonie, Mme Louis, déjà vieille, appelant à son heure dernière ses enfants qu’elle ne devait jamais revoir.
Élisabeth de Ghi, devenue Mme Langlais, mourut sur le navire pendant le voyage de retour Elle eût aimé à revoir Paris ; on était loin encore quand, entre deux coups de canon, on glissa par les sabords son corps au fond de l’eau.
Marie Schmidt, la brave, est morte l’an dernier à l’hospice de la rue de Sèvres ; elle avait été, en 1871, ambulancière et soldat. Le travail est rare au retour et la misère tue vite.
Dormez en paix, les vaillantes, sous les cyclones, sous les flots ou dans la fosse commune ; vous êtes les heureuses !
Des vivantes, je ne dis rien. Pourtant elles luttent rudement le combat de la vie contre les jours sans travail, c’est-à-dire sans pain. La déportation aura, comme le voyage, son histoire à part dans ce livre.
De celles de Cayenne, deux sont mortes : Élisabeth Retif, pauvre et simple fille qui avait bien su relever les blessés sous les balles, mais qui ne comprit jamais que qui que ce soit y pouvait trouver du mal.
Salut aux mortes obscures qui ont souffert pour ceux qui viendront après nous, sans que l’horizon lointain secouât dans leur ombre, en gerbes d’étoiles, les éblouissements de l’aurore !
Quand je parlerai des survivants de la lutte, de l’exil et de la déportation, je dirai le courage de Mme Lemel, pendant le combat et là-bas ; cela ne lui fera pas de tort ; car, où elle travaille, ils sont tout un nid de forçats de la Commune et repris de la justice versaillaise.
Dans les détails qui suivront, je parlerai seulement de ceux à qui on ne dira pas :
— Ah ! vous venez du bagne pour la Commune ! Eh bien, allez, il n’y a plus de travail chez moi pour vous.
Cela s’est vu, cela se voit souvent.
Je revois le voyage sur la Virginie, le navire à pleines voiles et les grands flots. Je revois dans leurs détails les sites de là-bas.
À la presqu’île Ducos, demeurant au bord de la mer, près de la forêt ouest, éternellement on entendait le flot battre les récits ; autour de nous, les sommets crevassés des montagnes d’où, pendant les grandes pluies, des torrents se versent avec bruit ; au couchant, le soleil disparaissant dans les flots.
Dans la vallée, des niaoulis aux troncs blancs se tordent, ayant sur leurs feuilles argentées une phosphorescence.
De l’autre côté de la montagne, c’est Numbo avec ses maisons en terre que les lianes entourent d’arabesques ; de loin, à voir leurs groupes capricieux entre les arbres, on est charmé ; il me semble y être encore. Chacun avait bâti son nid ou creusé son repaire suivant son caractère.
Le père Croiset s’était fait, exemple unique, une cheminée ; on pouvait presque, les jours de 18 Mars, y faire le café sans faire flamber le toit.
G… avait retourné une moitié de la montagne pour y faire des cultures. On aurait dit être chez Robinson ; il y avait dans son trou, sous le rocher, toute une ménagerie au milieu de laquelle trônait son chat.
La maison de Champy, si petite, qu’en s’y asseyant plusieurs, on est comme dans un panier, est sur la côte opposée.
Ce panier-là, c’est le vent qui en fait danser l’anse quand il souffle à décorner les bœufs de l’île Nou et de la forêt nord.
Tout en haut, comme une vigie, est Burlot ; on entend la voix assez sonore de sa poule qui crie comme un âne avertirait quand on entre.
Chacun de nous a son animal familier, les chats dominent ; on les emmène avec soi quand on va dîner chez un camarade.
Tout à coup, comme du temps des Gaulois, un accent formidable traverse les airs, c’est Provins qui cause d’une baie à l’autre avec quelqu’un de nous ; la réponse ne lui parvient pas souvent, il est seul à avoir pareil souffle.
Voilà la forge du père Malézieux, la case où Balzenq fait son essence de niaouli ; on se croirait chez un alchimiste.
Pour tout cela les procédés sont aussi rudimentaires qu’au temps de l’âge de pierre. Il faut faire soi-même ses outils en remplaçant comme on peut les choses qui manquent ou qui ne passent pas. Je vois Bunant, sa hachette à la ceinture, allant au bois, équipé comme sa femme, bandit. Du côté du camp militaire est la prison. Beaucoup de nos amis y ont fait de longs séjours ; sous le gouverneur Aleyron elle était toujours pleine ; comme il n’y avait pas de cellules à part pour les femmes on s’est débarrassé une bonne fois de nous en nous envoyant de Numbo à la baie de l’Ouest, ce qui mit fin à mon cours de jeunes gens ; ce cours avait été commencé par Verdure.
Notre rébellion et les conditions qu’on fut obligé de subir pour nous faire consentir à habiter la baie de l’Ouest appartiennent à la seconde partie de mon ouvrage. On céda parce qu’il y aurait eu plus d’ennuis encore pour M. Ribourg à nous laisser nous entêter ; il n’y avait pas, je le répète, de prison particulière pour y loger une demi-douzaine de femmes.
J’ai parlé du cours de jeunes gens commencé par Verdure.
Verdure fut le premier que je demandai en arrivant à la presqu’île Ducos : il venait de mourir.
Les correspondances n’étaient point encore régulières ; les lettres qu’il attendait depuis si longtemps arrivèrent ensemble, en paquet, après sa mort.
Le maître dort là-bas : que sont devenus maintenant les élèves ?
Muriot s’est tué, les autres s’en vont par la vie où leur titre de déporté ne doit pas leur ouvrir les portes des ateliers.
Plusieurs ont une intelligence remarquable. Le gouvernement d’Aleyron fut une époque de folie furieuse ; on tira sur un déporté rentrant chez lui quelques instants après l’heure fixée ; il y avait aux appels des provocations insensées ; les déportés, comme punition, étaient privés de pain.
Le comique — il y en a toujours — fut de placer autour de Numbo, pendant la nuit, des factionnaires dont les appels, au milieu du silence, faisaient un effet d’opéra.
J’avoue avoir pris grand plaisir à ce spectacle : on aurait dit une représentation de la Tour de Nesle avec un immense agrandissement de scène. De belles voix profondes avaient été par hasard prises pour commencer.
Puis les voix s’enrouèrent et on se blasa sur l’effet.
Toute foule nous parait petite après les ruches humaines ; tout voyage nous semble court après notre traversée du monde entier et les jours s’entassent sans penser à peine si chaque année on tourne le sablier.
Près de la prison, sur la pente de la montagne, sous une vérandah couverte de lianes, était la poste. Les jours de courrier on montait à l’heure exacte cette côte avec anxiété. Si la lettre avait été mise en retard il fallait attendre au courrier suivant.
On ne pouvait avoir de réponse à une lettre qu’au bout de six à huit mois, le temps de l’aller et du retour c’était, à la fin, régulièrement de six mois seulement.
O mes chères lettres, avec quelle joie je les recevais ! Celle qui m’écrivait les plus longues est morte maintenant que je suis de retour.
M. de Fleurville, l’inspecteur des écoles de Montmartre, s’était chargé de mes affaires, c’est-à-dire d’un certain nombre de dettes. C’est lui qui fit publier, se chargeant des frais, les Contes d’enfants écrits à Auberive et, là-bas, il m’écrivait les découvertes nouvelles, car nous n’avions pas de journaux.
Il me semble revivre ces jours disparus. Je descends la petite côte mes lettres à la main : celle de Marie, toute pleine de fleurs ; celle de M. de Fleurville, où il me gronde une bonne moitié comme au temps de Montmartre ; celle de ma mère où elle m’assure qu’elle est toujours forte.
Elle me le disait encore au commencement de décembre dernier, tout comme à cette époque, défendant qu’on m’avertit.
Pour revenir de la poste à la baie de l’Ouest, on suivait le bord de la mer ; une odeur âcre et puissante emplissait l’air. Cela sent bon, les grands flots !
Sur le chemin, dans la case de L…, on entend sa guitare, fabriquée à Numbo par le père Croiset. Il fait bon sur le rivage, et l’on pense aux plus éprouvés, — ceux de l’île Nou. — Hélas ! c’est là que sont les meilleurs. On est avide de leurs nouvelles, bien difficiles à se procurer à travers mille obstacles.
Voici les burnous blancs des Arabes, passant dans la vallée. Quelquefois il arrivait des choses drôles. C’est ainsi qu’un jour, une simple discussion que j’avais avec un camarade faillit prendre les proportions d’un événement. Nous causions de la révolte canaque, question brûlante à la presqu’île Ducos, et nous parlions si fort, et nous déployions de tels volumes de voix, qu’un surveillant accourut du poste, croyant à une émeute, à une révolte. Il se retira tout interloqué et tout honteux, constatant que nous n’étions que deux !
Après cinq ans de séjour à la presqu’île, je pus aller comme institutrice à Nouméa, où il m’était plus facile d’étudier le pays, où je pouvais voir des Canaques des diverses tribus ; j’en avais à mes cours du dimanche, toute une ruche chez moi.
Peu après mon départ de la presqu’île, quelques-uns de mes amis de l’île Nou y arrivèrent. Ce fut une grande joie pour la déportation. Nous les aimions mieux que tous les autres parce qu’ils souffraient davantage ; cela les maintenait aussi fiers qu’aux jours de Mai.
Là-bas, au bord de la mer, assis sur les rochers, les événements nous revenaient montant comme les flots.
Les jours tombaient sur les jours dans le silence, et tout le passé, pareil à la neige grise des sauterelles, tourbillonnait autour de nous.
Beaucoup sont restés, tombés là-bas, dans le grand sommeil.
Que de spectres ! Il y en a de doux, il y en de terribles.
Là-bas, sous les cyclones, avec ceux qui, en mourant, se souvenaient et regardaient monter la revanche, il y a de gracieux fantômes. Une belle fille de seize ans, Eugénie Piffaut, des enfants, Théophile Place, qui dans le cercueil tient de ses mains si petites les strophes écrites pour sa naissance.
Blanche Arnold, pareille à une douce fleur de liane, dort sous les flots, morte pendant le retour.
Par vous je termine la page, ombres frêles et charmantes de jeunes filles et de petits enfants !
*** XVII
J’appris en même temps l’amnistie et la maladie de ma pauvre mère qui venait d’avoir une attaque.
La nostalgie la tuait ; si je n’étais revenue elle mourait à cette époque.
Maintenant je l’ai moi-même couchée dans son cercueil, comme Marie et avec elle.
L’une dans mon châle rouge, l’autre dans une douce couverture qu’elle aimait (rouge aussi). Ainsi elles sont pour l’éternel hiver de la tombe et on me demande si je m’occupe de la liberté et du printemps qui refleurit les branches.
Suis-je lâche d’avoir enfermé mon cœur sous la terre ? Non, puisque je resterai debout jusqu’au dernier instant.
L’hiver qui suivit notre retour, Ferré fut transporté de la place où il était depuis dix ans dans la tombe de sa famille.
Un ami avait encore une bannière de 71 ; il l’apporta, les ossements y sont enveloppés.
Un bouquet d’œillets rouges y est enfermé.
Avez-vous remarqué, en regardant la vie, qu’elle apparaît noire ; les souvenirs y gravitent, attirés les uns par les autres, comme les mondes dans le noir des espaces stellaires.
Je suis rentrée de la déportation, fidèle aux principes pour lesquels je mourrai.
Les conférences que j’eus l’honneur d’être appelée à faire auront quelques pages explicatives.
En attendant, voici un témoignage qu’on ne peut suspecter de ménagements. C’est celui de M. Andrieux qui a eu la bête d’idée, pour nous démolir, de fonder un journal qui le démolissait lui-même avec tout le reste.
C’est une étrange chose pour un homme intelligent que cette façon de combattre !
La partie perfide de la chose a du reste raté, puisque, comme les camarades, j’ai fait insérer, dans le journal même, plusieurs lettres dans lesquelles je déclarais ne répondre que des insultes adressées au gouvernement et non de celles adressées sottement à d’autres groupes échelonnés sur le chemin de la révolution. J’ai toujours fait la guerre aux principes mauvais. Quant aux hommes ils m’importent aussi peu que moi-même.
Je n’ajoute rien ici, cette partie n’étant que le cadre de celles qui suivront.
Voici le compte rendu fait par M. Andrieux de la première conférence dont je viens de parler.
Mlle LOUISE MICHEL ET LA RÉVOLUTION SOCIALE
« 21 novembre. — Aujourd’hui, à une heure, a eu lieu, à l’Élysée-Montmartre, la première conférence en l’honneur de Louise Michel.
« À une heure et demie, Louise Michel monte à la tribune et crie tout d’abord : « Vive la Révolution sociale ! » Elle ajoute : « La Révolution morte, c’est la Révolution ressuscitée ! »
« L’assistance répond par les cris de : « Vive Louise Michel ! Vive la Révolution ! »
« On apporte à l’héroïne plusieurs bouquets.
« Gambon affirme que la Commune est plus vivace que jamais, et que la France sera toujours à la tête des révolutions.
« Il exalte Jeanne d’Arc, victime de l’ingratitude d’un roi, et dit que Louise Michel a été victime de l’ingratitude de la République.
« Louise Michel reprend la parole :
Espérons, dit-elle, que nous ne verrons plus Paris changé en fleuve de sang. Le jour où tous ceux qui ont calomnié la Commune ne seront plus, nous serons vengés, et le jour où les Gallifet et autres seront tombés du pouvoir, nous aurons bien mérité du peuple.
Nous ne voulons plus de vengeance par le sang ; la honte de ces hommes nous suffira.
Les religions se dissipent au souffle du vent et nous sommes désormais les seuls maîtres de nos destinées. Nous acceptons les ovations qu’on nous fait, non pour nous, mais pour la Commune et ses défenseurs.
························
Nous accepterons ceux qui voudront marcher avec nous, bien qu’ils aient été contre nous jadis, pour le triomphe de la Révolution.
Vive la Révolution sociale ! Vivent les nihilistes !
J’ai été fidèle à mon programme, il m’en coûte la vie de ma mère, de ma pauvre mère bien-aimée.
Quand dormirai-je, moi aussi, à l’ombre des bannières rouges et noires ?
En attendant, qu’on laisse sur les pages en deuil ces roses effeuillées sur les tombes !
« Ces cris sont répétés ; on y ajoute ceux de : Vive Trinquet ! Vive Pyat ! Vive la Commune !
« 1er décembre. — Hier a eu lieu, salle Graffard, une conférence privée au profit des amnistiés…
« Le citoyen Gérard remercie Louise Michel du concours qu’elle veut bien prêter pour organiser cette réunion ; il salue en elle « le principe de la haine qui seul fait les grands révolutionnaires et les grandes choses ».
« Il lui présente deux bouquets. Louise Michel répond qu’elle les accepte au nom de la Révolution sociale et au nom des femmes qui ont combattu pour leur émancipation :
Oui, c’est le peuple que je salue ici, continue la citoyenne Michel, et en lui la Révolution sociale. (Applaudissements et cris de : « Vive la Commune. »)
Le temps où on mitraillait à Satory est présent devant nos yeux ; on voit encore les hommes qui nous jugeaient, ainsi que l’assassin de Transnonain, les Bazaine et les Cissey.
À la hotte, ces hommes que l’on croyait perdus pour toujours et qui reviennent la tête plus haute que jamais !
La réaction n’est plus qu’un cadavre relevé par le gouvernement, et celui-ci, pareil à un reptile, sera écrasé lorsqu’il voudra passer parmi nous.
Aujourd’hui, c’est le vaisseau-fantôme qui s’avance ; c’est le peuple, encore forçat traînant sa chaîne, qui nous délivrera des hommes qui nous ont perdus et conquerra lui-même ses libertés.
« Louise Michel ajoute qu’elle fait vendre « le Vaisseau-fantôme », au bénéfice des amnistiés. »
Mademoiselle,
Je réponds à votre lettre aussitôt sa réception. M. Ducoudray, à qui vous avez écrit hier, est mort avant-hier subitement de la rupture d’un anévrisme, dans la cellule où il allait voir Ferré.
Votre protestation au greffe vaut certainement mieux qu’une scène de violence. Si vous voulez être jugée promptement, il vous faudrait écrire au général Appert ou au colonel Gaillard, au besoin par lettre chargée et notification de la réception, pour que la poste n’égare pas la lettre.
Recevez, mademoiselle, mes salutations.
H. MARCHAND, avocat.
Ce 16 novembre 1871.
Ce n’était point assez des jours de Mai où, comme les fleurs des pommiers au printemps, les rues étaient couvertes de blanches efflorescences ; mais il n’y avait pas d’arbres, c’était du chlore sur les cadavres.
Une énorme quantité de gens disparus prouve combien furent atténués les chiffres de l’hécatombe ; les soldats étaient las ; les mitrailleuses peut-être se détraquaient ; les bras sortant de terre, les hurlements d’agonie dans le tas des exécutés sommairement, la mortalité des hirondelles, qu’empoisonnaient les mouches de l’immense charnier, tout cela fit succéder les tueries froides aux tueries chaudes.
Ceux qui firent tout cela sont peut-être plus près de Charenton, avec Gaveau, que de tout autre chose.
Mais je ne puis aller plus loin, en ce moment, sans feuilleter quelques vieux papiers. Il s’y trouve des numéros de la Révolution sociale.
*** V
Il importe à mon honneur, après les révélations qui nous ont été faites, d’insérer dans mes Mémoires certains de mes articles du journal la Révolution sociale.
La souricière s’est beaucoup retournée contre ceux qui la tendaient en multipliant les correspondances entre révolutionnaires.
Mais je me suis seulement aperçue ce matin d’une petite manœuvre consistant, lorsque certains articles attaquaient spécialement des personnalités au lieu des idées (ce qui est complètement opposé à ma manière de voir), à mettre en épigraphe des paroles de moi découpées assez adroitement pour que certaines gens m’attribuent le reste.
Le résultat en fut des haines personnelles, dont le déchaînement contribua à la condamnation qui me sépara de ma mère et la fit, pendant deux ans, agoniser loin de moi, reprenant vie à chaque extraction, jusqu’au moment où il fallut lui avouer qu’au lieu d’un an, j’avais été condamnée à six ans ; qu’au lieu d’être près d’elle à Saint-Lazare j’étais à Clermont.
À partir de cet instant, elle n’a plus voulu même regarder à sa fenêtre et ne s’est levée de son fauteuil que pour se coucher sur le lit d’où elle n’est plus sortie que pour le cercueil.
Oui, j’aurais pu aller à l’étranger et l’emmener avec moi, au lieu de venir, comme nous avons l’usage de le faire, répondre à mon jugement.
J’aurais pu aussi dérouter ceux qui m’interrogeaient pour savoir si j’étais responsable et me moquer de leurs finesses cousues de câbles ; mais nous ne déclinons pas les responsabilités, nous autres, et j’ai répondu aux estimables savants comme si je ne me doutais de rien, sachant bien pourtant d’où venait cette vengeance.
Je reviens à la Révolution sociale. J’ai souvent protesté, dans le journal même, contre des choses que je trouvais peu intelligentes, les croyant d’autant moins policières qu’il y avait plus d’accusations anonymes contre le fondateur du journal, M. Serraux.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’idée anarchiste existe. Les vieux auteurs en vieux français, avant Saint-Just, trouvent que celui qui se fait dirigeant commet un crime.
Devant le libre désert des flots, je ne suis pas la seule qui ait réfléchi à l’éternel : « Plus ça change, plus c’est la même chose ».
Je devais donc, trouvant au retour un journal anarchiste, donner tête baissée à la première invitation à collaborer.
Je connaissais le programme de la Révolution sociale. En voici un fragment. Qui aurait pu penser à voir M. Andrieux dans le comité de rédaction !
« Que le parti révolutionnaire s’organise solidement, sur son propre terrain, avec ses propres armes, sans rien emprunter à ses ennemis de leurs institutions, de leurs sophismes, ni de leurs procédés ; qu’il s’apprête, lorsque les « temps héroïques » seront revenus, à faire le siège de l’État, de la forteresse qui défend et protège les avenues du privilège et à n’en pas laisser pierre sur pierre !
DE CHACUN SELON SES FORCES, À CHACUN SELON SES BESOINS.
Nous croyons, en effet, que la société, n’étant nullement chose d’innéité ni d’immanence, mais une invention humaine, destinée à combattre les fatalités naturelles, doit surtout profiter aux faibles et les entourer d’une sollicitude particulière, qui compense leur infériorité. Par conséquent, le but qu’il faut proposer à nos espérances, c’est la création d’un ordre social dans lequel l’individu, pourvu qu’il donne tout ce qu’il peut donner de dévouement et de travail, reçoive tout ce dont il a besoin. Que la table soit mise pour tout le monde, que chacun ait le droit et le moyen de s’asseoir au banquet social, et d’y manger tout à son choix et à son appétit, sans qu’on lui mesure la pitance à l’écot qu’il peut payer ! »
(1er numéro de la Révolution sociale.)
Certaines gens seront bien étonnés de n’y trouver aucune des bêtises qui m’ont été prêtées. Il y en a peut-être d’autres ; mais à coup sûr ce ne sont pas celles qu’on croit.
J’empiète sur les événements pour ce chapitre, parce que c’est l’instant de publier ces fragments. Quelque franc que soit l’aveu de M. Andrieux, je dois les citations qui suivent :
En attendant, si nous fondions des journaux réactionnaires pour nous tomber dessus, on nous regarderait comme dignes de Charenton.
Le vent soufflait en foudre et je songeais à la charge sonnant sous la terre, quand M. Serraux m’offrit de collaborer à la Révolution sociale. J’aurais été capable de l’offrir moi-même ; j’avoue aussi que j’eus grande confiance en Serraux, et qu’il n’y a pas bien longtemps que je suis sûre du guet-apens.
M. Andrieux aurait pu mentir et accuser mes amis et moi. Il ne l’a pas fait ; c’est moins opportuniste que ne l’eussent fait bien d’autres du même parti, je dois le reconnaître.
Voici deux articles parus dans la Révolution sociale.
LA CANDIDATURE ILLÉGALE
Citoyens,
Vous nous demandez, à Paule Mink et à moi, ce que nous pensons des candidatures mortes.
Voici ma réponse, en attendant celle de la citoyenne Mink, qui, je crois, ne s’en écartera guère.
Les candidatures mortes sont à la fois un drapeau et une revendication.
Elles sont l’idée pure de la Révolution sociale planant sans individualité ; — l’idée qu’on ne peut ni frapper ni détruire ; — l’idée invincible et implacable comme la mort.
La candidature illégale est juste.
La candidature morte est grande comme la Révolution même.
Quant aux candidatures de femmes, c’est aussi une revendication, celle de l’esclavage éternel de la mère qui justement doit élever les hommes et les fait ce qu’ils sont ; mais peu importe, ne faisons-nous pas partie de l’esclavage commun ? Nous combattons l’ennemi commun.
Pour ma part, je ne m’occupe guère des questions particulières, étant, je le répète, avec tous les groupes qui attaquent soit par la pioche, soit par la mine, soit par le feu, l’édifice maudit de la vieille société !
Salut au réveil du peuple et à ceux qui, en tombant, ont ouvert si grandes les portes de l’avenir, que toute la Révolution y passe !
Louise Michel.
Voici un deuxième article :
En voyant mon nom parmi ceux qu’on propose pour des candidatures, je me sens obligée à une réponse.
Je ne puis m’élever contre les candidatures de femmes, comme affirmation de l’égalité de l’homme et de la femme. Mais je dois, devant la gravité des circonstances, vous répéter que les femmes ne doivent pas séparer leur cause de celle de l’humanité, mais faire partie militante de la grande armée révolutionnaire.
Nous sommes des combattants et non des candidats.
Des combattants audacieux et implacables : voilà tout !
Les candidatures de femmes ont été proposées, cela suffit pour le principe ; et comme elles n’aboutiraient pas, et dussent-elles même aboutir, elles ne changeraient rien à la situation. Je dois donc, pour ma part, prier nos amis de retirer mon nom.
Nous voulons, non pas quelques cris isolés, demandant une justice qu’on n’accordera jamais sans la force ; mais le peuple entier et tous les peuples debout pour la délivrance de tous les esclaves, qu’ils s’appellent le prolétaire ou la femme, peu importe.
Donc, que ceux qui espèrent encore au résultat par le vote mettent des noms d’ouvriers ; que ceux dont le cœur est plein d’un immense dégoût pour ce gouvernement de bas-empire qu’on appelle république, au lieu de s’abstenir si cela ne leur plaît pas, acclament le principe sacré de la révolution sociale, en réveillant le nom de leurs mandataires assassinés en 1871 : c’est toujours sortir du sommeil, — ce sommeil sinistre où nous ne laisserons pas le peuple, car pendant ces sommeils-là se font les empires et grandissent les opportunismes…
S’il est opportun à certaines gens que la fille du peuple soit dans la rue sous la pluie et la honte pour sauvegarder la fille du riche, s’il leur plaît de conduire par troupeaux les hommes à l’abattoir et les femmes au lupanar ; nous, qui ne voulons plus de ventes et d’achats de chair humaine, ni pour la gueule des canons ni pour les appétits des parasites, nous disons bien haut : ― Plus de questions personnelles, ni même de questions de sexe ! plus d’égoïsme, plus de crainte ! en avant les braves ! et que sachant où nous allons, les autres nous laissent.
Louise Michel.
Voici encore un fragment de la série de mes articles sur les grèves.
LA GRÈVE DES CONSCRITS
Ah ! il n’y a pas de question sociale !
C’est pour cela que les petits enfants naissent dans le lit même où meurent leur père, et que l’Assistance publique envoie pour cette horrible misère un franc par personne.
C’est pour cela que l’affichage d’un discours coûte trente-quatre mille francs au peuple.
Car c’est le peuple qui paye, toujours le peuple.
Mais il doit être content, car on lui dit qu’il est « souverain », mot opportun pour cacher l’autre mot du lendemain, non moins opportun : la vile multitude…
Car la loi des majorités s’applique d’une manière affirmative quand il s’agit pour le troupeau humain de nommer Badinguet III ou Opportun 1er, et d’une manière négative quand il s’agit du droit que pourrait bien prendre la multitude « souveraine » pour résoudre la question sociale autrement que par la vente des filles du populo pour le lupanar ; l’égorgement de ses fils sur les champs de bataille, pour tous les bons plaisirs opportuns ; la mort par la faim des vieux ouvriers, comme celle des vieux chevaux de Montfaucon.
Ah ! il n’y a pas de question sociale !
Mais elle se résumerait en un seul acte de volonté de ce peuple qu’on enchaîne en lui faisant croire qu’il est libre !
Acte purement passif et qui n’aurait pas de répression, car on peut fusiller une armée, égorger une ville, mais on n’ose pas s’attaquer à une nation entière.
Si tout un peuple héroïque fermait de sa pleine autorité les registres de la police des mœurs, qui fait que certaines jeunes filles se tuent, et elles ont raison, plutôt que d’y être inscrites… ;
Si tout un peuple refusait ses fils pour des entreprises hasardeuses aboutissant à de futurs Sedans ;
Si cette grève de conscrits imposait silence aux potentats qui prétendent engraisser de sang le sol fertile pour eux seuls, et forçait les rois ou dictateurs à prendre l’aigle de Boulogne, ou l’armée de Membrin, ou le sabre de Marlborough, et à s’en aller eux-mêmes en guerre, les questions dont ils espèrent bénéficier pour se maintenir seraient bientôt tranchées, car ils se garderaient de quitter le repos et l’engraissement opportuns !…
Eh bien, oui ! maintenant que le vent est à la guerre, dût-on, au nom de la nouvelle loi sur la liberté de la presse, venir m’arrêter au chevet de ma mère malade, je jetterai, moi qui ai vu la guerre de Prusse avec des généraux vendus et des bataillons généreux dont on neutralisait l’élan par des marches forcées, etc., ce cri qui s’échappe de ma conscience :
GRÈVE DES CONSCRITS
Louise Michel.
Qu’on me permette de citer encore un entrefilet publié par moi dans la Révolution sociale. Il avait tout simplement pour titre : À M. Andrieux. Je ne sais qui (Andrieux lui-même peut-être) y avait substitué celui-ci : Silence à l’infâme !
SILENCE À L’INFÂME !
Le renégat Andrieux en me nommant à l’Arbresles, a provoqué une réponse, le malfaiteur a fait des aveux précieux, il a avoué qu’il nous avait fait revenir, mes compagnons et moi, pour nous avoir sous sa patte de bourreau, pour nous déshonorer par des condamnations infamantes, pour nous faire mourir à petit feu.
Nouméa était trop loin pour qu’Andrieux pût assouvir sa haine contre les épaves de la Commune ; à Lyon il les a fait arrêter de sa main ou assassiner par ses soldats : aujourd’hui il lui faut de la chair à casse-tête, et c’est pour cela qu’il voté l’amnistie. Il le dit, il s’en flatte. Ce n’est pas révocation, c’est justice qu’il faut pour celui que l’on réserve comme exécuteur des hautes œuvres et valet de bourreau de toutes les tyrannies. Croit-on que les Français supporteront ce que les moujiks rejettent fièrement ? Non ; nous aussi, nous savons mourir, mais nous ne savons pas vivre sous le fouet. Il est des injures que les hommes qui se disent politiques ne sentent pas ; sans cela le pourvoyeur des gibets aurait reçu autant de gifles qu’il y a de mains au conseil municipal. Puisqu’il est inviolable pour les gens en place, c’est à ceux qui sont indépendants à à se faire justice !
Louise Michel.
Les derniers numéros de la Révolution sociale me manquent ; j’aurais voulu les deux ou trois derniers articles, le dernier surtout que j’avais fait dans l’intention de faire sauter le journal par une condamnation, projet que j’avais communiqué à M. Serraux. (Je comprends qu’on ne l’ait pas voulu : qui diable pouvait se douter que le préfet de police était là-dedans ?)
En voilà assez du reste pour faire comprendre que :
1. Je me suis mise en dehors des personnalités ;
1. Que l’affaire de la statue de Foutriquet m’a laissée bien indifférente, puisque, pour qu’on n’attribuât pas ce ratage à un homme, je voulais le mettre sur le compte d’un enfant.
À cet âge-là, si la main n’est pas sûre, l’indignation est prompte et puis, qu’importe tout cela ? Si on nous trompe, une partie des pièges se trouvent brisés par notre franchise même et la Révolution n’en est pas salie !
*** VI
Puisque je suis en train de liquider plusieurs choses, avant d’aller plus loin, je veux parler une dernière fois, une fois pour toutes, du courage dans les prisons, et en finir avec l’héroïsme ! Il n’y a pas d’héroïsme, il n’y a que le devoir et la passion révolutionnaire dont il ne faut pas plus faire une vertu qu’on n’en ferait une de l’amour ou du fanatisme.
Quant à moi, mon séjour dans les prisons est facile comme il le serait à toute autre institutrice.
La solitude repose, surtout quand on a passé une grande partie de sa vie à avoir toujours besoin d’une heure de silence sans la trouver jamais, si ce n’est la nuit. C’est le cas d’un grand nombre d’institutrices. Et encore, la nuit, dans ces circonstances-là, on se dépêche de penser, de se sentir vivre, de lire, d’écrire, d’être un peu un être libre. À la dernière leçon on se sentait devenir la bête surmenée, mais la bête encore fière, relevant la tête pour aller jusqu’à la fin de l’heure sans qu’il y ait de défaillance. Maintenant le silence vous environne, toute fatigue a disparu, on vit, on pense, on est libre. (Ces quelques heures de repos achetées laborieusement pendant de longues années, je les ai trouvées en prison : voilà tout.)
C’est le meilleur qui puisse m’arriver pendant ces premiers mois où ma mère dont la pensée ne m’a jamais quittée pendant les deux ans de sa lente agonie, vient de mourir, juste au moment où adversaires et amis trouveraient bon de me faire sortir, comme si sa mort était un titre.
Les cadavres se payaient sous Bonaparte et sous bien d’autres ; il serait temps que cela finît ; les adversaires l’ont senti.
Peut-être aussi dans ce beau pays de France, la mode d’attribuer à un cas pathologique tout caractère de femme un peu viril est-elle complètement établie ; il serait à souhaiter que ces cas pathologiques se manifestassent en grand nombre chez les petits crevés et autres catégories du sexe fort.
Passons. Je sais gré au gouvernement d’avoir senti combien était odieuse l’insulte qu’on voulait m’infliger.
Je n’ai pas copie de la lettre écrite pour refuser cette insulte. Mais voici trois lignes qui la résument, je les ai adressées à Lissagaray que je savais avoir protesté.
Il paraît que d’autres amis l’ont fait également ; ne lisant pas les journaux je l’ignorais et les remercie ici. Voici cette lettre.
4 mai 1886
Citoyen Lissagaray,
Je vous remercie. Il paraît que vous avez senti que je ne pouvais, sans infamie, accepter une grâce à laquelle je n’ai pas plus de droit que les autres.
Tous ou rien.
Je ne veux pas qu’on me paye le cadavre de ma mère. Que les amis qui m’ont avertie à temps soient remerciés aussi.
J’accepte parfaitement la responsabilité de ce refus, et si les amis réfléchissent ils sentiront que ne pouvant plus rien pour moi, on ne doit pas au moins ajouter d’insulte.
Les adversaires l’ont senti.
Je vous serre la main.
Louise Michel
Si on ne m’avait pas écoutée, je serais partie de suite pour la Russie ou l’Allemagne. Là où on tue les révolutionnaires, on ne les salit pas.
Qu’on me laisse tranquille.
L. M.
Tous ou rien. Ainsi j’espère qu’on le sentira toujours et qu’on ne renouvellera pas l’insulte qu’on a bien voulu éloigner de moi et que je n’avais pas méritée.
Un homme prisonnier n’a à lutter que contre sa situation, telle que les adversaires la lui ont faite ; une femme prisonnière a non seulement la même situation, mais encore les complications de l’intervention des amis qui lui attribuent toutes les faiblesses, toutes les bêtises, toutes les folies ! Camarades, les hommes se plaisent à nous accabler et acceptent en son nom les abominables lâchetés auxquelles ne survivrait pas tout cœur honnête ; telle est la coutume !
Vous avez été bien bons pour ma pauvre mère et pour moi, mes chers amis, mais il faut vous habituer à ne pas compter pour folie si la mort de ma mère se dressant devant moi m’effarait. Souvenez-vous qu’une fois que la pauvre femme n’a plus souffert, je l’ai moi-même ensevelie, sans verser une larme et que de retour à Saint-Lazare, je me suis mise au travail le lendemain même de sa mort sans que personne m’ait jamais vue ni pleurer ni cesser un instant de tout voir avec calme.
Que veut-on de plus ?
Je vivrai pour la lutte, mais je ne veux pas vivre pour la honte ni sous la honte.
Après cette digression nécessaire, je reprends mon récit et j’arrive au voyage de Calédonie dont j’ai parlé à peine.
Je n’avais jamais voyagé que de Chaumont à Paris ; la mer fut pour moi le plus beau des spectacles, quoique les gravures, les récits et surtout mon imagination m’eussent blasée dès l’enfance sur l’Océan.
On le voit bien en songe tel qu’il est, cet Océan, mais quand la réalité arrive, cette fois-là, on reste charmé, magnétisé par l’immensité.
Comme il y avait longtemps que j’aimais la mer ! Je l’avais toujours aimée.
Pour premiers jouets, mon grand-père me faisait des bateaux, de beaux navires dont on pouvait carguer les voiles avec des câbles de gros fil.
J’ai des fragments d’un premier récit de ma vie, où je le racontais :
Presqu’île Ducos, 9 juin 1875.
Chers amis,
Voici les pièces officielles du transfèrement dont je vous ai parlé.
Transfèrement auquel nous n’avons consenti qu’après qu’il eût été fait droit à nos protestations : 1° sur la forme dont l’ordre avait été donné ; 2° sur la manière dont nous habitions ce nouveau baraquement.
Il est de fait, qu’occuper un coin ou l’autre de la presqu’île nous est fort indifférent, mais nous ne pouvions supporter l’insolence de la première affiche, et nous devions poser des conditions et ne consentir au changement de résidence qu’une fois les conditions remplies.
C’est ce qui fut fait.
Voici copie de la première affiche posée, le 19 mai 1875, à Numbo ; c’est sous forme d’affiches qu’on nous transmet les ordres du gouvernement :
DÉCISION
19 mai 1875.
Par ordre de la direction, les femmes déportées dont les noms suivent quitteront le camp de Numbo le 20 du courant pour aller habiter dans la baie de l’Ouest, le logement qui leur est affecté : Louise Michel, n°1 ; Marie Schmit, n° 3 ; Marie Cailleux, n° 4 ; Adèle Desfossés, n° 5 ; Nathalie Lemel, n° 2 ; la femme Dupré, n° 6.
Voici nos protestations :
Numbo, 20 mai 1875.
La déportée Nathalie Duval, femme Lemel, ne se refuse pas à habiter le baraquement que lui assigne l’administration, mais elle fait observer :
1° Qu’elle est dans l’impossibilité d’opérer elle-même son déménagement ;
2° Qu’elle ne peut se procurer le bois nécessaire à la cuisson de ses aliments et le débiter ;
3° Qu’elle a construit deux poulaillers et cultivé une portion de terrain ;
4° En vertu de la loi sur la déportation qui dit : « Les déportés pourront vivre par groupes ou par familles » et leur laisse le choix des personnes avec lesquelles il leur plaît d’établir des rapports, la déportée Nathalie Duval, femme Lemel se refuse à la vie commune, si ce n’est dans ces conditions.
Nathalie Duval, femme LEMEL, n° 2.
2° protestation :
Numbo, 20 mai 1875.
La déportée Louise Michel, n° 1, proteste contre la mesure qui assigne aux femmes déportées un domicile éloigné du camp, comme si leur présence y était un scandale. La même loi régit les femmes et les hommes déportés, on ne doit pas y ajouter une insulte non méritée.
Pour ma part, je ne puis aller à ce nouveau domicile sans que les motifs pour lesquels on nous y envoie, étant honnêtes, soient rendus publics par l’affiche ainsi que la manière dont nous y serons traitées.
La déportée Louise Michel déclare que, dans le cas où ces motifs seraient une insulte, elle devra protester jusqu’au bout, quoi qu’il lui en arrive.
Louise MICHEL, n° 1.
Le lendemain de nos protestations, on nous prévint d’avoir à déménager dans la journée, chose que nous nous empressâmes de ne pas faire, ayant bien résolu de ne pas quitter Numbo avant qu’on eût fait droit à nos justes protestation et déclaré que nous étions prêtes à aller en prison si on voulait, mais nullement à nous déranger pour déménager.
Ayant affirmé, du reste, qu’une fois l’affiche insolente réparée et nos logements disposés de façon à ne pas nous gêner les unes les autres, nous n’avions nulle raison pour préférer une place à l’autre.
Allées et venues, menaces du gardien-chef qui, fort embêté, vint à cheval vers le soir pour nous paraître plus imposant ; pétarade du cheval, qui s’ennuyant de la longue pause de son maître devant nos cases le remporte plus vite qu’il ne veut au camp militaire.
Arrivée, trois ou quatre jours après, du directeur de la déportation accompagné du commandant territorial qui promettent de faire droit à nos réclamations par une seconde affiche et de séparer en petites cases où nous pourrions habiter deux par deux ou trois, comme nous voudrions, le baraquement de la baie de l’Ouest, de façon à laisser grouper celles dont les occupations allaient ensemble.
Une partie des engagements fut d’abord remplie, mais tant qu’ils ne le furent pas tout à fait il fut impossible de nous faire partir de Numbo et, comme il n’y avait pas de places pour nous à la prison, on se décida à les remplir complètement.
Nous sommes maintenant à la baie de l’Ouest ; c’est triste pour Mme Lemel qui ne peut guère marcher tant elle est souffrante, c’est pourquoi je n’ose me réjouir du voisinage de la forêt que j’aime beaucoup,
Tel est, sans passion ni colère, le récit de notre transfèrement.
LOUISE MICHEL, n° 1.
Baie de l’Ouest, 9 juin 1873.
J’aurais dû mettre la première lettre qui termine ce chapitre par ordre de date, mais je n’ai pas voulu interrompre le récit commencé de notre transfèrement. Celle-ci, envoyée à Sydney, parvint à la Revue australienne.
18 avril 1875, Numbo, New-Caledonia.
Chers amis,
Par les différentes évasions qui ont eu lieu depuis peu, vous devez connaître à peu près la situation où se trouvent les déportés, c’est-à-dire les vexations, abus d’autorité, dont MM. Ribourt, Aleyron et consorts se sont rendus coupables. Vous savez que, sous l’amiral Ribourt, le secret des lettres fut violé comme si les quelques hommes qui ont survécu à l’hécatombe de 1871 fissent peur aux assassins à travers l’océan.
Vous savez que, sous le colonel Aleyron, le héros de la caserne Lobau, un gardien tira sur un déporté chez lui ; ce déporté avait, sans le savoir, enfreint les limites pour aller chercher du bois ; quelque temps auparavant, un autre gardien avait tiré sur le chien du déporté Croiset, placé entre les jambes de son maître. Visait-on l’homme ou le chien ?
Que de choses depuis ! Il me semble, que j’en vais beaucoup oublier, tant il y en a… mais on se retrouvera.
Vous avez su déjà qu’on privait de pain ceux qui, se conformant tout simplement à la loi de la déportation, se présentent aux appels sans se ranger militairement sur deux lignes ; la protestation à ce sujet fut énergique, calme, montrant que, malgré les divisions introduites parmi nous, par des gens complètement étrangers à la cause et qu’on a jetés à dessein parmi nous, les déportés n’ont point oublié la solidarité.
On a, depuis, privé de vivres, à l’exception du pain, du sel et des légumes secs, quarante-cinq déportés comme s’étant montrés hostiles à un travail qui n’existe que dans l’imagination du gouvernement.
Quatre femmes en ont été également privées comme laissant à désirer sous le rapport de la conduite et de la moralité, ce qui est faux. Le déporté Langlois, mari d’une de ces dames, ayant répondu énergiquement, puisque sa femme ne lui avait donné aucun sujet de mécontentement, a été condamné à dix-huit mois de prison et 3,000 francs d’amende.
Le déporté Place, dit Verlet, ayant également répondu pour sa compagne, dont la conduite mérite le respect de toute la déportation, à six mois de prison et 500 francs d’amende et, de plus, ce que rien au monde ne pourrait lui rendre, son enfant, né pendant sa prison préventive, est mort par suite des tourments éprouvés par sa mère qui le nourrissait.
Il ne lui fut pas permis de voir son enfant vivant.
D’autres déportés, Cipriani, dont la dignité et le courage sont connus, à dix-huit mois de prison et 3,000 francs d’amende ; Nourny ; condamnation à peu près semblable pour lettres insolentes bien méritées par l’autorité.
Dernièrement, le citoyen Malézieux, doyen de la déportation, se trouvant assis le soir devant sa case en compagnie des déportés qui travaillent avec lui, un gardien ivre l’accusa de tapage nocturne, le frappa et il fut de plus mis en prison.
Chez nos aimables vainqueurs, le plaisant se mêle au sévère : il se trouve que les gens qui ont le plus travaillé depuis leur arrivée sont sur la liste des retranchés. Un déporté se trouve porté à la fois sur les deux listes, le Journal officiel de Nouméa en fait preuve : sur l’une comme puni pour refus de travail, sur l’autre comme récompensé pour son travail.
Je passe une provocation faite à l’appel du soir, quelques jours avant l’arrivée de M. de Pritzbuer. Un gardien, connu pour son insolence, menaçait les déportés, son revolver à la main. Le plus profond mépris fit justice de cette provocation et de bien d’autres depuis. MM. Aleyron et Ribourt cherchaient à se justifier.
Il est probable que d’autres listes de retranchés vont faire suite à la première et comme le travail n’existe pas, toutes les communications ayant été coupées depuis trop longtemps pour qu’on ait rien tenté et, de plus, le métier d’un certain nombre de déportés exigeant des premiers frais qu’il leur est impossible de faire, vous pouvez juger de la situation.
Dans tous les cas ces choses auront servi à dévoiler complètement jusqu’où peut descendre la haine des vainqueurs et il n’est pas mauvais de le savoir.
Non pour les imiter ; nous ne sommes ni des bouchers ni des geôliers, mais pour connaître et publier les hauts faits du parti de l’ordre afin que sa première défaite soit définitive.
Au revoir, à bientôt peut-être, si la situation exige que ceux qui ne tiennent pas à leur vie la risquent pour aller raconter, là-bas, les crimes de nos seigneurs et maîtres.
Louise Michel, n° 1
On comprendra sans peine, après ces quelques traits, pourquoi, à la demande de déposition qui me fut faite au retour, je répondis comme suit :
CHAMBRE DES DÉPUTÉS
Commission N° 10.
À Monsieur le président de la commission d’enquête sur le régime disciplinaire de la Nouvelle Calédonie.
Paris, 2 février 1881.
Monsieur le président,
Je vous remercie de l’honneur que vous me faites de m’appeler en témoignage sur les établissements pénitentiaires de la Nouvelle-Calédonie.
Mais tout en approuvant la lumière que nos amis jettent sur les tourmenteurs lointains, je n’irai pas en ce moment, tandis que M. de Gallifet, que j’ai vu faire fusiller des prisonniers, dîne au Palais Bourbon chez le chef de l’État, y déposer contre les bandits Aleyron et Ribourt.
S’ils privaient de pain les déportés ; s’ils les faisaient provoquer, à l’appel, par des surveillants, le revolver au poing ; si on tirait sur un déporté rentrant le soir dans sa concession, ces gens-là n’étaient pas envoyés là-bas pour nous mettre sur des lits de roses.
Quand Barthelémy-Saint-Hilaire est ministre ; Maxime du Camp à l’Académie ; quand il se passe des faits comme l’expulsion de Cipriani, celle du jeune Morphy et tant d’autres infamies ; quand M. de Gallifet peut de nouveau étendre son épée sur Paris et que la même voix qui réclamait toutes les sévérités de la loi contre les bandits de la Villette s’élèvera pour absoudre et glorifier Aleyron et Ribourt, j’attends l’heure de la grande justice !
Recevez, monsieur le président, l’assurance de mon respect.
Louise Michel.
La fin de ma lettre du 18 avril 1875 avait trait à un projet dont nous nous entretenions, Mme Rastoul et moi, au moyen d’une boîte allant, pleine de fil, pelotes ou petits objets de ce genre, de la presqu’île à Sydney. Nos lettres étaient entre deux papiers collés dans le fond de la boîte.
Il s’agissait qu’une nuit, après l’appel, je devais, par les sommets de la montagne, gagner la forêt nord par le chemin de laquelle on pouvait, en observant trois ou quatre précautions assez chanceuses, gagner Nouméa par le cimetière.
De là, quelqu’un que Mme Rastoul devait prévenir m’eût fait passer sur le courrier.
Une fois à Sydney, j’aurais tâché d’émouvoir les Anglais par le récit des hauts faits d’Aleyron et Ribourt, et j’espérais qu’un brick, monté par de hardis marins, reviendrait avec moi chercher les autres.
Faute de quoi je serais moi-même revenue.
C’est notre boîte qui n’est plus revenue ; et j’ai su en passant au retour par Sydney, de Mme Rastoul maintenant Mme Henry, que c’est au moment où je devais recevoir l’avertissement convenu pour effectuer notre projet que lettre et boîte ont été livrées.
J’ai toujours ignoré pourquoi l’administration de la Nouvelle-Calédonie ne m’en parla jamais.
*** VII
***** DIGRESSION OBLIGÉE
La note ci-jointe, relative à un jugement rendu ces jours derniers (mai 1885), m’oblige à entrer dans de courtes explications relativement à diverses collaborations et aux conditions dans lesquelles elles ont été faites, avant de reprendre mon récit. Certaines choses n’attendent pas. Je lis dans un journal, n° du 7 mai 1885 :
LES DEUX NADINES.
Il y a quelques années, M. Grippa, dit de Winter, a publié chez l’éditeur Denoc un roman intitulé : le Bâtard impérial, écrit en collaboration avec Mlle Louise Michel.
De ce livre fut tiré un drame signé seulement L.-M., et joué sous le titre de Nadine, au théâtre des Bouffes-du-Nord. La pièce n’eut que trois représentations, et Nadine serait sans doute tombée à jamais dans l’oubli sans un procès venu hier à la 1re chambre du tribunal civil, et qui en a fait un instant revivre le souvenir.
Mme Bertre, en littérature Marie de Berneray, a publié en 1884, chez Plon, un roman intitule Nadine ; ce livre, sorte d’idylle russe, n’avait de commun que le titre Nadine avec l’autre Nadine, qui n’était qu’une apologie du nihilisme et de la Commune.
M. Grippa, cependant, a prétendu que l’ouvrage de Mme Bertre n’était qu’une contrefaçon, ou au moins une concurrence déloyale faite au drame de Mlle Louise Michel. Il a formé une demande de dommages-intérêts à fixer par état, plus la publicité du jugement dans vingt grands journaux, dans quinze revues périodiques et dans cinquante journaux étrangers.
JUGEMENT :
« Me Lesenne a plaidé pour Mme Bertre ; Me Caraby, pour M. Plon.
« Me Estibal a plaidé pour M. de Winter.
« Attendu que Grippa de Winter demande aux défendeurs des dommages et intérêts à fixer par état, en réparation de préjudice que lui a causé la publication du roman de Nadine, dont le titre a été emprunté au drame du même nom ayant pour auteurs Grippa et Louise Michel.
« En la forme :
« Attendu que le drame de Nadine a été représenté et publié sous le nom de Louise Michel seule, que Grippa n’établit pas sa collaboration à cette œuvre : qu’il n’a donc ni intérêt ni qualité dans l’instance, etc., etc.
« Par ces motifs, déclare Grippa non recevable, en tous cas mal fondé en sa demande, l’en déboute et le condamne aux dépens vis-à-vis de toutes parties. »
Après avoir rendu justice à M. Grippa de Winter, en déclarant que dans le Bâtard impérial et Nadine il a honnêtement agi en faisant sa part de l’ouvrage et en laissant la mienne telle que je la faisais, je déclare non moins franchement que, pour ce qui me concerne, je n’ai jamais été et ne serai jamais disposée à des procès, pas plus littéraires qu’autrement. Encore moins peut-être, si on peut s’exprimer ainsi, quand on n’a la coutume de s’adresser pour quoi que ce soit aux tribunaux.
J’ajouterai que, malgré le profond secret gardé par M. Grippa sur ces procès auxquels il savait que je ne prendrais part que pour déclarer que je ne disputerais jamais à personne des idées, comme des chiens se disputent un os, j’ai su les divers incidents de sa petite affaire.
Je conserve les actes qui établissent mes collaborations, afin d’être libre de ne prendre aucune part aux bénéfices ou pertes des procès intentés par mes collaborateurs. Ils sont libres, de leur côté, d’agir comme ils le veulent.
Je dois ajouter que ceci n’attaque en aucune façon le talent ni l’honorabilité de M. Grippa, ni d’aucun collaborateur qui en ferait autant ; cela dépend du plus ou moins d’importance qu’on ajoute aux choses : voilà tout.
J’ai eu, depuis mon retour de Calédonie, deux autres collaborateurs, Mme Tynaire (Jean Guetré), à qui appartient, à peu de chose près, la première partie de la Misère ; la seconde, à partir du chapitre Toulon, est complètement de moi. J’avais commencé, dans le Forçat de Lille, à publier en feuilletons cette seconde partie qui, avec quelques lignes d’introduction, formerait un ouvrage complet.
Mme Tynaire pourrait également, en ajoutant quelques pages, en faire un avec la première partie.
Mme Tynaire peut être pour moi une amie, mais non un collaborateur, à cause de la différence de nos manières de voir ; différences parfaitement accentuées dans la Misère ; on peut y reconnaître facilement nos deux parts.
Elle attend de moyens auxquels je ne reconnais aucune efficacité, le bien-être général que je ne crois possible qu’en coupant, par des révolutions successives, les séries de transformations sociales.
Afin de rester bonnes amies au lieu de nous prendre aux plumes, j’ai renoncé à faire la seconde partie des Méprisées, où j’aurais été obligée de faire subir aux personnages restants des vicissitudes de caractère et d’aventures qui eussent été incompatibles avec la façon dont ils avaient été présentés au lecteur.
Le roman des Méprisées n’a donc pas de moi une seule ligne.
Puisque j’en suis sur cette pente-là, terminons ce chapitre par un bilan de mes ouvrages.
Qui pourrait compter les chansons effeuillées aux âpres bises de la Haute-Marne, dans mon nid de Vroncourt ! les vers accrochés aux aubépines ou aux routes des chemins ! les essais oubliés dans mon pupitre de classe !
Et plus tard, demandez aux vents, aux prisons, à la mer, aux cyclones. Est-ce que je sais où tout cela s’en va !
Si je voulais pourtant parler de tout ce qui m’est resté dans la mémoire, il y aurait de quoi lasser le lecteur.
Des vers envoyés à Victor Hugo dans mon enfance et dans ma jeunesse, dont j’ai cité quelques-uns au hasard, il s’en trouvera deux ou trois pièces dans mon volume de vers : ceux qui sont restés dans les papiers rangés par Marie Ferré avec ma mère pendant la déportation.
Le plus grand nombre de mes ouvrages, les meilleurs sans doute, car ils étaient gros de haine et d’indignation, ont sombré probablement dans le panier aux ordures de monsieur Bonaparte.
Que de malédictions je lui ai envoyées !
J’ai parlé de diverses poésies insérées dans différents journaux, plusieurs années avant les événements de 1870-71, dans le Journal de la jeunesse, L’Union des poètes, dans le journal d’Adèle Esquiros, dans la Raison d’Adèle Caldelar et autres feuilles, etc.
Un article signé Louis Michel dans le Progrès musical, à propos d’un instrument que je rêvais : un piano à archets au lieu de marteaux.
On en fait maintenant en Allemagne.
Un certain nombre de pièces de vers furent signées Enjolras, d’autres Louis Michel, d’autres de mon nom. Je ne sais ce que tout cela est devenu.
J’ai continué toute ma vie la légende du barde, il y en a partout des fragments.
D’un grand nombre de manuscrits en prose, le Livre d’Hermann, la Sagesse d’un fou ; Littérature au crochet, les Diableries de Chaumont, etc. quelques fragments me restent également ; peut-être les réunirai-je un jour pour y rechercher, comme dans les vers, les transformations de l’idée à travers la vie.
Les Océaniennes et les Légendes canaques ont paru par fragments à Nouméa et au retour.
Des masses de drames d’enfants se sont envolés, après chaque distribution de prix, pendant bien des années.
De la Femme à travers les âges, la première partie a été publiée dans l’Excommunié de H. Place. On y annonçait les Mémoires d’Hanna la nihiliste, quand le journal a cessé de paraître.
J’avais réuni sous ce titre grand nombre des épisodes de ma vie, avec des épisodes russes. Des ouvrages faits à Auberive, quelques pages me restent du livre du Bagne ; la Conscience et le livre des Morts sont perdus.
J’ai laissé, à mon dernier voyage à Lyon, le drame du Coq-Rouge au Nouvelliste. Il paraît également un roman dans le Forçat de Lille.
Tous les articles signés de moi dans la Révolution sociale, l’Étendard et autres journaux.
Le commencement de l’Encyclopédie enfantine, faite en Calédonie, a paru dans le Journal d’éducation de Mlle Cheminat.
Un certain nombre d’articles tous signés, sont disséminés.
Quant à tous les scénarios en chantier, aux romans commencés un peu partout, et que je n’ai jamais eu le temps de terminer à cause des événements, je ne les compte pas.
Il y a là, entre autres, les Pillards, dont j’avais eu l’idée en même temps que Digeon.
Le héros est l’enfant aux cheveux rouges, ce pauvre petit abandonné, hérissé comme un chien perdu, qui, au 9 février dernier, prit un gâteau, et à qui mes camarades, plus honnêtes que moi, voulaient le faire jeter ; j’avoue que je le pris sous ma protection pour qu’il le mangeât ; il n’en avait sans doute jamais goûté.
Pauvre môme ! Combien il y en aura comme celui-là, jusqu’à la Révolution !
Si seulement ils avaient du pain à l’appétit de leurs jeunes dents avides de petits loups humains, qui ne trouvent rien, même en sortant du bois !
Rien ! Je me trompe, ils trouveront la maison de correction, où la dureté avec laquelle ils sont traités prépare de futurs condamnés à mort ou au bagne.
Allons, bon ! me voilà emballée ailleurs que dans la nomenclature de mes ouvrages, et même je n’y pensais plus guère.
Terminons le chapitre, en nommant l’Encyclopédie enfantine qui sera publiée chez Mme Keva, et les Légendes canaques, publiées en ce moment chez le même éditeur.
Aussi bien les Légendes canaques sont liées mon séjour en Calédonie, que je reprends au chapitre suivant.
*** VIII
Il y a, entre la forêt Ouest et la mer, une bande de rochers volcaniques ; les uns debout pareils aux menhirs de Carnak, les autres affectant des formes monstrueuses ; un, même, semble couché près des menhirs ; d’autres rochers sont couchés, pareils à des tombes ; l’un a la forme étrange d’une rose énorme avec quelques pétales brisés.
À la haute mer, le flot empêche ceux qui craignent la fraîcheur de l’eau de rôder de ce côté.
Le mât des signaux domine la forêt Ouest, il est fleuri d’hirondelles et, de loin, on dirait des branches d’un joli bois gigantesque.
De ce lieu de repos on entend les hirondelles bavardes se raconter, en se fendant le bec jusqu’aux yeux, une foule de choses.
La forêt, deux fois fois par an, se couvre de lianes ; presque toutes aux fleurs blanches ou jaunes. Les feuilles ont toutes les formes possibles, elles sont en fers de flèche comme le tarot, en fers de lance, en forme de feuilles de vigne. La liane à pomme d’or fleurit comme l’oranger ; la liane fuchsia couvre les arbres environnants d’une neige de bouquets blancs pareils à des fuchsias, si serrés qu’on voit à peine les feuilles.
Une liane à feuilles de trèfle, petites, épaisses et transparentes qu’on dirait taillées dans du verre, fleurit en corbeilles suspendues à un fil et pareilles à la fleur vivante du corail.
Sur la forêt entière, flottent dans les airs, balancées au vent ou jetées en folles arabesques, des lianes pareilles à des houblons, à des clématites aux fleurs d’or.
D’autres, aux feuilles de ciguë, accrochent partout leurs vrilles d’un vert tendre.
Une liane aux feuilles de vigne, fragiles, transparentes et couvertes d’une sorte de duvet pareil à la fleur qu’on voit sur nos prunes, a des graines guillochées dans des fruits pareils à des pastèques, jaunes, petits et guillochés eux-mêmes. La graine plate est recouverte d’une chair vermeille semblable à la gelée animée que les cyclones, raclant le fond de la mer, jettent sur le rivage, et qui, sans autre forme qu’un tas de chair, sans organes, sans rien au monde, s’allonge comme si elle se faisait des tubercules pour retourner dans les flots.
Une autre liane a pour baies des milliers de pendants d’oreilles rouges. La fleur, petite, d’un blanc verdâtre, forme des bouquets d’étoiles.
Il y a des arbustes couverts de minuscules œillets blancs ; d’autres ont la fleur de la pomme de terre avec de petits tubercules à la racine ; on dirait des euphorbes arborescents.
Les pois arborescents, aux gousses poilues, poissées de gomme, ont des fleurs jaunes ombrées de rouge, de la couleur de nos giroflées.
Le haricot arborescent, petit et d’un noir bleu, a, par extraordinaire, une fleur bleue ombrée de noir ; c’est peut-être la seule fleur du pays qui ne soit pas jaune, blanche, ou rouge. Cette dernière couleur est rare ; à part le flamboyant, il y a peu d’arbres aux fleurs empourprées.
Les fleurs blanches dominent.
Ensuite les jaunes.
En troisième lieu, viennent quelques rouges ; je n’ai vu que la bleue dont j’ai parlé.
La couleur violette est représentée par de toutes petites pensées sauvages, qui croissent en grand nombre avec des liserons roses également fort petits et de grands résédas sans odeur, aux endroits de sable et d’herbe courte.
Les bois sont rouges de tomates indigènes, grosses comme nos cerises, montant haut à l’ombre et cachées comme des fraises aux endroits où le soleil parvient.
Les lauriers roses ont des bouquets de fleurs disposées comme celles de l’hortensia, quelques-unes d’un rose pâle, le plus grand nombre blanches, ayant une fraîcheur de papier de riz.
Des milliers d’arbustes aux fleurs d’héliotrope, au bois blanc, creux et garni d’épines, croissent partout.
Les baies de la forme et de la couleur des cassis ont un goût parfumé ; à peine si chaque bouquet de fruit donne une demi-goutte de jus qui a le goût du madère très fort ; je crois qu’on pourrait, de ce jus fermenté, fabriquer une liqueur réconfortante pour les malades.
J’ai parlé de la graine guillochée d’une liane à fruits jaunes ; l’analogue de cette graine existe à l’état vivant : c’est une carapace blanche décorée des mêmes guillochures, affectant la même forme complètement fermée, si ce n’est à l’endroit où devait sortir la tête et à l’opposé.
Cette étrange tortue n’avait pas de pattes. Les cyclones arrachent ces carapaces des abris où elles gisent sous les flots, et les jettent sur le rivage.
Sur un morne naguère émergé, une algue aux raisins violets s’étend bien vivante, attendant le flot qui reviendra, ou se fait terrestre, cherchant à attacher ses racines au sol.
C’est bien ainsi que se forment ou se développent, de la plante à l’être, des organes nouveaux suivant les milieux.
Savons-nous nous servir de l’organe rudimentaire de la liberté, des organes rudimentaires des arts, plus ou même autant que ces fucus apprenant la vie de la terre ! Je ne le crois pas.
Vienne le cyclone révolutionnaire, le peuple apprendra aussi la vie nouvelle.
Une fois, deux fois par an quelquefois, une neige grise enveloppe la presqu’île, tourbillonnant par flocons ; on en a quelquefois plus haut que les chevilles : ce sont les sauterelles.
Quand elles commencent à tournoyer dans l’air, on peut éloigner par places ces abeilles des sables en faisant du bruit ; mais elles reviennent et des forêts aux cultures, tout n’en est pas moins dévoré, feuilles, légumes, herbe tendre ; quand il en a dans les vieilles brousses, tout est dévoré, à part les troncs des arbres.
Peut-être avec des fosses profondes où on balayerait les sauterelles et qu’on recouvrirait d’assez de terre pour éviter la mauvaise odeur, aurait-on un riche engrais.
La seconde apparition des sauterelles est due aux œufs de la première qui éclosent dans les brousses, y sautent longtemps, sans ailes comme des grillons, avant de prendre leur vol, de dévorer la seconde récolte et de s’en aller ailleurs détruire la végétation d’une autre contrée, pondre et mourir.
Rien de beau comme la neige grise et tournoyante des sauterelles ; tout le ciel est pris par cette teinte uniforme ; on voit au travers le soleil tamisé par les flocons d’insectes comme à travers un crible et les flocons gris tombent, tombent toujours dans des clairs-obscurs étrangement noyés.
Les sauterelles n’attaquent qu’en dernier lieu les ricins qui viennent partout et, souvent, elles ne les attaquent pas du tout ; on pourrait donc élever, en Nouvelle-Calédonie, les vers à soie de ricin presque aussi estimés dans les Indes que ceux du mûrier.
Pendant dix ans, j’ai demandé des œufs de ces vers ; mais (je demande pardon aux savants qui me les ont envoyés, de raconter ceci) comme les œufs étaient d’abord dirigés sur Paris, d’où ils retournaient sur l’océan avec les lettres du courrier, ils étaient toujours éclos dans ces pérégrinations.
Pourtant nous avons vu arriver des navires ayant fait relâche dans les parages d’où on m’envoyait les vers à soie.
Après avoir bien maudit les us et les coutumes des savants, qui ne font rien tout simplement, j’ai trouvé, la dernière année de mon séjour en Calédonie, des ricins couverts de vers, au corps nu, aux allures qui m’ont paru celles des bombyx ; me suis-je trompée ? Le ver à soie de ricin existe-t-il à l’état sauvage en Calédonie ? C’est ce que je vérifierai peut-être plus tard.
Au milieu de la forêt Ouest, dans une gorge formée de petits mamelons encore imprégnés de l’âcre odeur des flots, est un olivier immense dont les branches s’étendent horizontalement comme celles des mélèzes ; jamais aucun insecte ne vole sur ses feuilles noirâtres au goût amer. Quelle que soit l’heure et la saison, une fraîcheur de grotte est sous son ombre, la pensée y éprouve, comme le corps, un rafraîchissement soudain.
Les fruits de cet arbre sont de petites olives vernissées, d’un rouge sombre. Est-ce un olivier ? Je ne le crois pas.
Au-dessus, enveloppant tout un rocher de ses arcades, était un figuier banian, coupé la dernière année de notre séjour.
Jamais je ne vis insectes plus étranges que ceux qui habitaient à l’ombre de ce banian, dans les fentes du rocher émietté par places.
Dans cette poussière blanche sont de gros vers blancs, à cornes pareilles à celles du renne et une sorte de bourgeons noirs ; j’en ai vu de tout enveloppés comme des cercueils, j’en ai vu de plus ou moins ouverts, sans pouvoir surprendre si c’est la première étape de la mouche-feuille, la phyllis des naturalistes. Une seule fois j’ai vu la mouche-fleur, je ne crois pas qu’elle ait été encore signalée.
Si l’alcool ne nous eût été interdit, j’aurais pu conserver des insectes ; il y en a de curieux, d’uniques peut-être, surtout dans les fentes du rocher dont je viens de parler, et dans les tas de poussière formés soudainement par l’effondrement d’un niaouli séculaire. On a quelquefois cette chance à la forêt Nord.
Dans celle de l’Ouest, les niaoulis sont moins communs ; c’est sur les pentes des hauteurs qui couronnent Numbo qu’on en voit le plus à la presqu’île de Ducos. Leurs branches, éplorées sous le grand clair de lune, se lèvent comme des bras de géants, pleurant sur l’asservissement de la terre natale.
Par les nuits obscures, les niaoulis dégagent une phosphorescence.
La Calédonie est la terre des bois précieux : le bois de rose, l’acajou aux fruits jaunes ou rouges, le bois ferde, les faux ébéniers, le dragonnier à la sève sanglante, et tant d’autres.
Certains arbres sont en train de s’en aller, ou viennent avec les Européens. Comme il arrive avec chaque émigration, des tribus de petits chênes s’acclimatent ou périssent.
Ceux-là s’en vont, car nul chêne n’a donné là-bas les glands d’où ils auraient germé.
Là-bas, chaque plante, chaque arbre a son insecte, son insecte de la couleur de son bois quand il est chenille, de la couleur de ses fleurs quand il est ailé.
La chenille de l’herbe porte deux bandes vertes, celle du niaouli est un ver qu’on peut confondre avec la branche qu’il ronge, et il se métamorphose en une sorte de demoiselle, dont les ailes et le corps imitent le bois et les feuilles du niaouli.
Sur chaque arbre vit une punaise qui n’appartient qu’à cet arbre-là. Toutes sont de véritables pierres précieuses, des rubis, des émeraudes, décorés d’ornements finement dessinés ; quelques-unes sont transparentes comme du cristal. Elles ne sentent pas mauvais, privilège qu’on ne peut accorder aux Canaques, lesquels s’enduisent d’huile rance de coco, dont la mauvaise odeur éloigne les moustiques.
La Nouvelle-Calédonie est le paradis des araignées ; on les respecte parce qu’elles détruisent, dit-on, les cancrelats. Celles qu’on laisse à cet effet dans les cases appartiennent à une énorme espèce noire, aux pattes énormes et poilues ; on dirait des mygales.
L’araignée à soie tisse dans les bois sa toile attachée à de gros câbles tendus souvent d’un arbre à l’autre et dont elle confie au vent le soin d’attacher les premiers ; quand elle les juge assez solidement noués, elle s’en sert comme d’une arche de pont, pour les doubler, tripler un million de fois et tendre une route de gaze, ou bien elle barre un chemin, ne comptant pas, dans ces solitudes, sur l’homme ni la bête pour détruire son travail.
Peut-être pourrait-on utiliser l’araignée à soie.
Une autre, véritable monstre, exploite le travail ou la vie de pauvres petites araignées qui vivent dans sa toile et la raccommodent ; les mange-t-elle ? c’est probable, à moins que leur travail ne lui soit plus profitable que leur peau. Nous ne l’avons pas vu, cependant.
Une petite araignée transparente a l’air d’une goutte de rosée rouge ; une grosse blanche, pareille à une énorme noisette, est aussi estimée pour son goût fin par les Canaques, que les sauterelles dont ils se font des crevettes.
La soie de plusieurs insectes est forte et lisse ; les feuilles même, dont quelques-unes sont enduites de vernis, pourraient fournir de la soie, peut-être aussi bonne que celle des vers ; une liane donne une soie fine et longue comme des chevelures. Plusieurs espèces de cotonniers sauvages, les uns arbres, les autres plantes, pourraient être utilisés, ainsi qu’un sorgho sauvage, aux grains énormes.
À de rares endroits, on n’a pas encore entaillé la forêt pour bâtir, avec du bois de rose ou de l’ébénier, la charpente des maisons de Numbo ou de Tendu faites de briques crues comme l’ancienne Troie et recouvertes de l’herbe des brousses. Dans ces endroits des forêts vierges, des centaines de roussettes pendues par les pieds aux arbres comme de grosses poires soulèvent leur fine tête de renard et regardent curieusement de leurs petits yeux noirs.
De rares oiseaux à lunettes s’envolent tout à coup en froissant de leur ailes les branches entrelacées. Est-ce la faute des roussettes si les oiseaux sont rares ? On prétend qu’elles se nourrissent au contraire de fruits sauvages.
Les fruits calédoniens, figues sentant la cendre, pommes âpres de l’acajou, grosses mûres couvertes d’une couche blanche qui ressemble au sucre mais qui ne sent rien, prunes jaunes à l’énorme noyau rond, ne sont pas bons dit-on ; moi, je les aime tels, bien mieux que ceux d’Europe.
Je les aimais surtout dans le silence profond de la forêt, quand je les cueillais aux buissons entre les rochers et le chemin de laves ; que le vent de mer soufflait en foudre, et que j’avais dans ma poche, pour jusqu’au prochain courrier, quelque bonne lettre de ma mère et de Marie.
Les insectes calédoniens n’ont pas encore de venin, ils connaissent l’homme depuis trop peu de temps, sans doute, pour que la nécessité ait distillé le venin. Les serpents d’eau ont les crochets trop courts et leur espèce (qui s’éteint partout) le sera là comme ailleurs avant que les crochets n’aient crû.
Ces serpents sont grands et très beaux : les uns rayés blanc et noir par anneaux ; les autres noir et blanc. Quelques-uns d’entre nous en ont apprivoisé. J’en ai eu un pendant longtemps dans un trou d’eau que j’avais creusé à cet effet dans la baraque dont j’avais fait une serre, mais je l’ai laissé partir à cause de ma vieille chatte qui l’avait en horreur et le provoquait tellement en lui crachant au visage qu’il aurait peut-être fini par l’étouffer dans ses replis. Il la suivait de ses petits yeux de reptile avec une expression peu sympathique.
Entre eux, les animaux calédoniens emploient les poisons dont ils ne peuvent atteindre l’homme : la mouche bleue, de la taille d’une guêpe, qui emmène pour le sucer le cancrelat dans son repaire, le pique avant de lui crever les yeux ; il est probable qu’elle lui injecte une sorte de curare.
Une autre mouche, grosse comme un frelon, mure dans son nid, sans doute pour la nourriture de ses larves, d’autres mouches qu’elle doit anesthésier comme celles d’Europe le font aux chenilles qu’elles murent également dans les alvéoles de leurs nids. Un scorpion, inoffensif pour l’homme, attire, en les fascinant, les insectes dont il fait sa proie.
Il y a parmi les bruyères roses, au sommet des hauts mamelons de la forêt Ouest, d’énormes rochers écroulés comme des ruines de forteresses, des lianes aux feuilles fragiles, aux fleurs embaumées, voilant d’énormes mille-pieds qui s’enlacent comme des serpents autour d’une foule d’autres insectes ; je ne les ai pas vus les manger, mais j’en ai vu étouffer leurs victimes. Est-ce par appétit ? est-ce par plaisir ? Je n’en sais rien.
Dans les mêmes ruines, pleines de grandes bruyères roses, une araignée brune, velue comme un ours, cache ses amours ; la femelle surprend le mâle et le dévore sitôt qu’il ne lui plaît plus, à la place même où elle l’a attaché dans sa toile.
Ceci est le contraire de l’espèce humaine.
La troisième année seulement, de notre séjour à la presqu’île Ducos, nous avons vu des papillons blancs ; ces insectes sont-ils triannuels ou est-ce une nouvelle variété créée par la nouvelle nourriture apportée aux insectes par les plantes d’Europe semées à la presqu’île ? On pourra le vérifier.
Souvent je revois ces plages silencieuses, le bord de la mer ou, tout à coup, sous les palétuviers, on entend clapoter l’eau battue par une lutte de crabes ; où l’on ne voit que la nature sauvage et les flots déserts.
Et les cyclones ? quand on les a vus on est blasé sur les terribles splendeurs de la fureur des éléments.
C’est le vent, les flots, la mer qui, ces jours-là, chantent les bardits de la tempête ! Il semble, par moments, qu’on s’en aille avec eux hurlant dans le chœur terrible. On se sent porté sur les ailes qui battent dans le noir du ciel sur le noir des flots.
Parfois un éclair immense et rouge déchire l’ombre ou fait voir une seule lueur de pourpre sur laquelle flotte, comme un crêpe, le noir des flots.
Le tonnerre, les rauquements des flots, le canon d’alarme dans la rade, le bruit de l’eau versée par torrents, les énormes souffles du vent, tout cela n’est plus qu’un seul bruit, immense, superbe : l’orchestre de la nature sauvage.
La nuit est profonde mais les éclairs presque continuels ; l’œil, l’oreille sont charmés.
Notre premier cyclone eut lieu la nuit ; ce sont les plus beaux.
C’était à la presqu’île Ducos ; le baromètre était descendu au plus bas ; l’air, que pas un souffle ne rafraîchissait, l’avait annoncé dès le matin.
L’inquiétude prit les animaux, chacun prit ses bêtes dans sa case.
Ayant enfermé dans la mienne ma chèvre et mes chats, il me vint une idée que je voulus communiquer de suite à Pérusset (c’était un ancien capitaine au long cours) ; il n’y avait pas de temps à perdre.
Suivant avec assez de difficulté le chemin de Numbo, car la soirée s’avançait et la tempête commençait, je parvins jusqu’à sa case qui était une des premières du côté de la forêt Ouest où nous habitions.
Je frappe.
— Qui est là, par ce temps ? Sacré bougre ! Voilà ! voilà !
Et, toujours grommelant, Pérusset ouvrit sa porte.
— Je viens vous chercher.
— Pourquoi faire ?
— Le bateau qui nous garde ne garde plus rien ; il ne sera pas en rade de la nuit ; avec un radeau nous pouvons nous confier au cyclone, il nous portera jusqu’à la prochaine terre, Sydney, sans doute, et à vous, un vieux loup de mer, on donnera un brick pour revenir chercher les autres.
Mais je le flatte en vain : l’appelant vieux loup de mer, vieux pirate, corsaire, etc. ; mon vocabulaire s’épuise, Pérusset me regarde en silence. Il est savant, et quand la science fait réfléchir on ne se livre pas volontiers à l’inconnu. Enfin, bien gravement il me dit :
— D’abord, nous n’avons pas de quoi faire un radeau.
— Il y a de vieux tonneaux ; on les attache.
— Où en prendre ?
— Partout où il y en a, à la cantine, n’importe où.
— Et quand même, savons-nous où nous aborderons ?
— Dame ! c’est la chance. Il faut la tenter ; il y a mille chances contre aucune de périr.
— Eh bien, nous aurons celle que vous appelez aucune.
Nous nous disputons, l’orage se déchaîne, la pluie commence.
— Voulez-vous que je vous reconduise ? dit Pérusset inquiet du chemin que j’avais à faire ?
— Non, je n’ai pas besoin de vous.
Je lui jette sa porte au nez ; j’entends sa lampe qui tombe ; pauvre vieux ! il rouvre la porte, mais je lui crie de loin :
— Je suis en nombreuse compagnie.
Je lui dis cinq ou six noms ! — Rentrez, nous partons à huit.
— Est-ce bien sûr ?
— Mais, sans doute, je ne mentirais pas.
Ce n’est pas vrai, je suis toute seule et c’est meilleur quand on est en colère ; me tenant aux rochers je rentre à la baie de l’Ouest.
Que c’est beau ! que c’est beau ! Je ne pense plus ni à Pérusset ni à rien ; je regarde, je regarde de tous mes yeux et de tout mon cœur.
La mer, pareille à une nuit, élève jusqu’aux rochers où je suis, d’énormes grises d’écume toute blanche ; il y a dans les flots comme une poitrine qui râle.
En rentrant dans ma case je change de vêtements, les miens étant lourds comme du plomb, étant imbibés d’eau.
Voilà des visites, ce sont tous les jeunes gens mes élèves ; ils ont eu peur qu’il ne nous arrive quelque chose et les voilà.
— Nous avons manqué, disent-ils, être renversés par le vent.
— J’en sais quelque chose.
Ah ! si pour le radeau j’avais pensé plutôt à ces jeunes gens-là ; si le titre de capitaine au long cours ne m’avait pas éblouie ! comme s’il y avait à diriger quelque chose par le cyclone ! Il n’y a qu’à s’y livrer !
Ce sont ceux-là qui auraient bien trouvé ce qu’il fallait et nous aurions tenté le sort.
Maintenant il n’est plus temps ; bah ! qu’est-ce que cela fait ! Ce qu’on voit ici a son utilité et sa beauté et, égoïste que je suis, je me mets à regarder, regarder tant que j’ai des yeux, cette nuit où tout s’écroule, gémit, hurle et qu’à travers les torrents de la pluie comme à travers un voile de cristal, les éclairs se montrent splendides d’horreur.
Quel silence au lendemain ! Sur le rivage échancré, sont jetées ensemble les épaves arrachées aux entrailles de la mer et celles qui viennent de la presqu’île ou de l’île Nou.
Sur une branche arrachée à la forêt, une femelle d’oiseau à lunettes couve ses petits que le cyclone a emportés sans les briser. J’attache le mieux possible la branchette à un gommier ; elle sera toujours mieux qu’à terre.
Comment les oisillons ne sont-ils pas tombés du nid pendant leur terrible voyage ? Il a fallu que la mère les tînt pressés sous elle.
Dans la race humaine, par des incendies ou d’autres sinistres, quelques parents affolés oublient leurs enfants en s’enfuyant.
Le second cyclone, je l’ai vu de jour, à Nouméa ; c’était beau mais moins grand que le cyclone de nuit à la presqu’île Ducos.
Les toitures de tôle s’envolant comme d’immenses papillons faisaient un effet étrange ; la mer aboyait avec rage et nous trempions dans l’eau plus qu’elle ne tombait tant elle se versait comme un océan, et, pourtant, l’effet dramatique était moins terrible ; serais-je déjà blasée là-dessus comme sur le reste ?
L’aiguille de la boussole est affolée et cherche le nord avec angoisse ; les grands coups d’aile du vent frappent plus fort de temps à autre au milieu de tous ces bruits énormes.
*** IX
***** ENCORE UNE PARENTHÈSE
Cette année, aux jours de mai, sombres anniversaires de l’hécatombe, les morts vont vite ! Trois tombes viennent de s’ouvrir :
« Le Takata, dans la forêt, a cueilli l’adouéke, l’herbe bouclier, au clair de lune, l’adouéke, l’herbe de guerre, la plante des spectres.
« Les guerriers se partagent l’adouéke qui rend terrible et charme les blessures.
« Les esprits soufflent la tempête, les esprits des pères ; ils attendent les braves ; amis ou ennemis, les braves sont les bienvenus par delà la vie.
« Que ceux qui veulent vivre s’en aillent. Voilà la guerre ; le sang va couler comme l’eau sur la terre ; il faut que l’adouéke soit aussi de sang. »
*** X
Depuis que j’ai vu les cyclones, je ne regarde plus les orages d’Europe que j’aimais tant autrefois.
Là-bas, de temps à autre, les yeux fixés sur la mer, la pensée libre dans l’espace, je revoyais les jours d’autrefois. Je sentais l’odeur des roses du fond du clos, du foin coupé au soleil d’été, l’âpre odeur du chanvre que j’aimais tant autrefois ; maintenant je n’y songe plus.
Je revoyais tout ; mille détails qui ne m’avaient point frappée jadis me revenaient dans les souvenirs fouillés ; je découvrais les sacrifices faits pour moi par ma pauvre mère, simplement, sans se plaindre ; elle m’eût donné son sang comme elle m’avait, miette à miette, laissé prendre ce que nous possédions, pour des idées qui n’étaient pas les siennes. Elle aurait voulu vivre près de moi, dans un coin paisible, quelque école de village perdue au milieu des bois. Pauvre mère ! Maintenant, tout est fini ; mais, après toi (si ce n’est la Révolution), après toi plus ne m’est rien, si ce n’est d’aller près de toi là-bas où tu dors.
Maintenant, les plumes qui ont déversé tant de venin sur moi peuvent fouiller jusqu’au cœur, pareilles à des becs de corbeau ; elles n’y trouveront plus que de la pierre.
Et pourtant cette pierre saigne encore à certaines heures.
Hier, 21 mai, je ne sais quel coup de clairon rapide a traversé l’air ; ce son de cuivre m’a fait froid dans la poitrine. Cet appel est comme un écho des jours de Mai 71 ; conduit-on encore les soldats contre ce peuple qui voudrait les défendre des Tonkins, où leurs corps vont engraisser la terre ?
Parlons d’autrefois.
À Nouméa, je pouvais, à mon école du dimanche, prendre sur le vif la race canaque.
Eh bien ! elle n’est ni bête ni lâche, deux fameuses qualités par le siècle qui court !
La curiosité de l’inconnu les tient autant que nous, plus peut-être ; leur persévérance est grande et il n’est pas rare qu’à force de chercher seuls à comprendre une chose qui les intéresse, au bout de quelques jours, de quelques années même, j’ai vu cela cela, ils viennent vous dire : « Moi compris ce que toi as dit l’autre jour. » Ils appellent ça l’autre jour.
Dans ces cerveaux, pareils à des feuillets blancs, se graveraient bien les choses nouvelles ; mieux peut-être que dans les nôtres, tout embrouillés de doctrines et tout maculés de ratures.
Il faut, pour les Canaques, des méthodes mouvementées ; n’en faut-il pas pour tout esprit jeune, et nous-mêmes n’apprenons-nous pas plus vite ce qui nous arrive avec des couleurs dramatiques que par des nomenclatures arides ?
Dans tous les cas, comme les Canaques n’ont pas le temps ni les facilités d’user les culottes, qu’ils n’ont pas toujours non plus, sur les bancs des écoles, et que, du reste, ceux qui leur ont montré jusqu’à présent le peu qu’ils savent ont hâte de les conduire jusqu’à l’écriture lisible, les moyens rapides doivent être préférés aux autres.
La lecture, le calcul, des éléments de musique reçoivent, en les enseignant au moyen d’une baguette sur le mur où sont tracés les lettres, les chiffres et la portée où un bout noir figurera les notes, une allure mouvementée qui en facilite la compréhension.
L’écriture est apprise comme par intuition ; si, au moyen de lettres mobiles on fait composer les mots, on est tout étonné de voir le pauvre noir écrire très vite les mots convenablement.
Je dis convenablement avec d’autant plus d’assurance que les Canaques sont d’une merveilleuse adresse de mains pour l’écriture comme pour le dessin.
À propos du dessin, la confiance où ils sont de réussir pour des contours quelconques aussi bien que pour la forme des lettres les aide à imiter avec autant de perfection un dessin qu’un modèle d’écriture.
De là à refaire en relief, sur des planchettes, les mêmes contours, il n’y a pas même un pas : c’est la même chose.
J’avais à Nouméa un piano dont les amis se souviennent ; une partie des notes étaient muettes et, à moins de chanter constamment, on ne pouvait s’en servir, jusqu’au moment où Bœuf le rétablit tel qu’un véritable instrument ; c’est ainsi qu’il servit.
Eh bien ! cela m’a servi à une portion de méthode qui n’est pas sans résultat. Avec un piano d’étude où certains ressorts rendraient muettes, momentanément, tantôt une partie des notes, tantôt l’autre, les élèves, en se rendant compte des lacunes, en les comblant tantôt par les notes chantées du morceau qu’ils étudient, tantôt en cherchant d’eux-mêmes une phrase musicale qui comble la lacune, arrivent à créer des motifs souvent étranges, quelquefois beaux.
Puisque nous en sommes là-dessus, ajoutons que je l’ai essayé aussi bien là-bas sur les enfant des écoles qu’à mon cours canaque du dimanche. La façon la plus rapide de commencer la musique, c’est de faire transposer un motif extrêmement facile en ajoutant comme exercice gammes et accords, tantôt plaqués, tantôt en arpèges.
Tout cela le plus simplement possible.
Pour la mesure, les mêmes notes, changées de mesure par l’élève, ne sont pas mauvaises.
Ah ! camarades, vous avez ri de l’orchestre canaque, attendez un peu ; il y avait, à mon cours du dimanche, de grande Tayos aux oreilles bien détachées de la tête, pour mieux entendre, et bien bercées par le vent de mer dans les palmiers, bien pleines du bruit des tempêtes, qui, ayant rêvassé quelque cinq ou six ans sur le peu qu’ils ont appris, trouveront avec ce peu-là de quoi peut-être nous étonner.
Le sens des nombres chez eux, contrairement à nous, que nos voyages et les foules ont habitués aux immensités, est de tout petits nombres ; il leur est impossible de nombrer de grandes quantités, et nous, ces quantités nous semblent petites.
Évaluer une foule considérable serait pour un Canaque nombarou, ce qu’on ne peut plus nombrer ; c’est pour nous aussi nombarou, mais, en sens contraire, cela nous paraît une poignée.
C’est donc par l’algèbre qu’il faut leur commencer les mathématiques et non par l’arithmétique.
Laissez faire, ils rêveront sur tout cela ! Si, au lieu de civiliser les peuples enfants à coups de fusil, on envoyait dans les tribus des maîtres d’école, comme le désirait le maire de Nouméa, M. Simon, il y a longtemps que les tribus, au lieu de cueillir le mirarem au clair de lune, auraient enterré la pierre de guerre.
C’est pendant mon séjour à Nouméa que mourut Pérusset des suites d’un naufrage auquel il n’avait échappé que grâce à une énergie peu commune.
Je lui avais pardonné depuis longtemps, au vieux loup de mer, son refus du soir du cyclone. Il avait fait bien d’autres actions hardies ; sentait-il que les flots lui seraient mortels ? L’homme a comme la bête son instinct qui l’avertit du danger ; c’est en le raisonnant que nous le perdons ; le cheval n’hésite pas à s’y livrer et trouve le chemin caché sous la neige, quand son maître à bout d’intelligence lui lâche la bride.
Peut-être, s’il m’avait écoutée, fussions-nous parvenus, comme bien d’autres épaves, en rade de Sydney, qui sait ?
De temps à autre, le dimanche, pendant mes cours canaques, j’apercevais à la fenêtre la tête de M. Simon et j’étais sûre de recevoir après ce qui nous manquait, blanc, planchettes pour sculpter, cahiers, etc., il y avait même en plus des pétards, du tabac et autres gâteries pour les Tayos.
Quant à Mme Simon, aux institutrices de Nouméa et à d’autres dames encore, elles savent, comme les amis de 71 qui sont restés là-bas, combien leur souvenir m’est cher ; mais faut-il tout avouer ? Eh bien, ce sont mes amis noirs surtout que je regrette, les sauvages aux yeux brillants, au cœur d’enfant. Eh bien, oui, je les aimais et je les aime, et ma foi ceux qui m’accusaient, au temps de la révolte, de leur souhaiter la conquête de leur liberté avaient raison.
La conquête de leur liberté ! Est-ce que c’est possible avant qu’ils aient donné de telles preuves d’intelligence et de courage. Qu’on en finisse avec la supériorité qui ne se manifeste que par la destruction !
En même temps que la nouvelle de l’amnistie, je reçus avis que ma pauvre mère avait eu une première attaque. L’ennui la tenait, elle avait peur de ne plus me revoir, j’avais peur également d’arriver trop tard.
Mon voyage fut donc triste ; à peine si je montais sur le pont, de temps à autre ; la pensée qu’elle serait morte avant mon arrivée ne me quittait pas.
Pourtant le voyage était beau et en passant par le canal de Suez, c’était le tour du monde commencé sur la Virginie que j’achevais sur le John-Helder. Il y avait, outre moi, vingt autres déportés rencontrés à Sydney où, grâce aux leçons que je donnais et à l’aide de quelques amis, je pus aller par le courrier afin d’arriver plus tôt près de ma mère.
À Sydney, le consul français n’était pas décidé à me rapatrier avec les autres ; mais sur la déclaration que dans ce cas je serais obligée de faire pendant quelques jours des conférences sur la Commune de Paris et d’en employer le prix à mon voyage, il préféra m’expédier avec les autres par le John-Heder, qui partait pour Londres.
Je ne sais de quelle nature est le consul de France à Sydney. Mais j’ai vu en Hollande un tableau représentant un bourgmestre flamand, assis paisible devant une coupe de bière qui pourrait être celle de Gambrinus ; c’est exactement son portrait, la coloration du visage, la pose, le calme profond.
J’ai compris devant ce portrait mieux encore que devant le consul, combien nos idées doivent lui paraître subversives et combien, outre la bonté qui se cache au fond de la physionomie, il a dû trouver préférable de me laisser partir le plus vite possible pour retrouver ma mère.
Nos amis, Henry et autres, nous comblèrent de gâteries pour le voyage ; il y eut entre nous des discussions à qui en prendrait le moins pour lui seul, si bien qu’on laissa le tout ensemble et qu’ils s’arrangèrent pour m’en faire consommer la plus grande partie.
Je suis convaincue que bien des fois ils se passèrent de café tandis que j’en avais toujours.
J’avais vu un peu les environs de Sydney avec Mme Henry ; les bois, les grandes solitudes coupées de larges routes, où l’on ne voit que la forêt, toujours la forêt pleine de gommiers et d’eucalyptus.
On dit que le serpent-fouet et autres y sont communs ; nous n’en avons pas vu un seul.
Il est vrai que c’était à la fin de l’hiver et que là comme ailleurs, ces animaux doivent craindre le froid.
Je n’ai pas vu non plus de kangourous, ce qui m’aurait beaucoup plus intéressée ; le confortable des routes si larges et si belles coupant les forêts doit éloigner les animaux sauvages.
Sydney est déjà une vieille ville, Melbourne même sent l’Europe ; mais une Europe lavée par les flots.
Quelques souvenirs.
J’ai ici un album de Sydney où Mme Henry et ses enfants, Lucien Henry et d’autres amis m’ont écrit sur les premiers feuillets. En passant à Melbourne, des amis inconnus vinrent nous rendre visite ; ils y ont écrit leurs noms.
Avant de nous séparer, mes vingt compagnons de route y ont également inscrit leurs noms.
C’est tout ce qui me reste des pages. Les autres ont été effeuillées sur le John-Helder ; j’y avais esquissé des petites têtes mignonnes et frêles de ces nombreux babies anglais dont les passagers des troisièmes cabines avaient des collections, en leur double qualité de gens peu fortunés et de fils d’Albion.
Aux pauvres toujours les nombreuses nichées ; la nature répare d’avance les pousses fauchées par la mort.
Les mères, blondes Anglaises comme les petits, m’ont demandé ces croquis ; c’était juste.
Quelques croquis de matelots à l’énorme carrure suivirent le même chemin ; il ne m’est resté qu’une esquisse faite près de l’isthme de Suez, de ce désert de sable où les rochers ont la forme d’Isis couchées. Au loin toujours le sable, et sur la rive entre le Nil et les roches feuilletées comme l’écorce du niaouli qui forment des murailles, une caravane au repos avec les chameaux le cou allongé sur le sable.
J’eus quelques bonnes fortunes, telles que la présence d’une dame anglaise qui s’occupe spécialement de ces malheureuses qu’on abreuve de honte parce qu’on en a fait des prostituées, comme si la honte était pour les victimes et non pour les assassins.
Une vieille dame anglaise avec qui je fis la traversée de Melbourne à Londres, une Française et bien d’autres encore. Combien de bonnes amitiés pourront lier en voyage ceux qui vivront dans une société moins âpre que la nôtre !
Un peu de ridicule en passant pour ceux qui aiment à rire.
J’avais rapporté de Nouméa cinq de mes plus vieux chats, après avoir confié les trois autres plus jeunes et plus beaux à des amis. De Nouméa à Sydney, ils firent le trajet sur le pont, s’abritant du froid comme ils purent dans une caisse. Dans les régions froides où le vent soufflait rude et glacé, ils se serraient l’un contre l’autre, regrettant probablement le chaud soleil de leur patrie ; mais avec une sorte de compréhension qu’ils devaient s’abstenir de manifestations bruyantes, ni là, ni sur le John-Helder, où après être entrés en contrebande, pressés tous les cinq dans une cage à perroquet, ils passèrent toute la traversée attachés comme des chiens au rayon qui formait mon lit, ils ne poussèrent pas une plainte, se contentant de me caresser tristement.
Mais une fois à Londres, autour d’une énorme jatte de lait apportée par les amis devant le feu, ils commencèrent à s’allonger en bâillant, et là seulement le gros chat rouge et la vieille noire exprimèrent leurs impressions sans doute peu favorables au bateau anglais. Quant aux trois petits ils regardaient le feu avec adoration.
Le Figaro et autres feuilles drolatiques, au lieu de prendre beaucoup de peine pour prêter à mon retour des épisodes burlesques, auraient mieux fait d’ouvrir les yeux assez pour voir que Marie, Jules Vallès et moi, nous avions quelque chose sous les bras en guise de portefeuilles.
Ce quelque chose bien caché sous nos manteaux, c’étaient des chats !
Trois sont encore vivants, la vieille noire et deux des petits ; et, en rie qui voudra, ce quelque chose de vivant qui me reste du foyer, ces pauvres bêtes qui, en mon absence depuis deux ans, vivaient couchées au pied de ma mère ou sur son lit, sont pour moi un cher souvenir — autant que quelque chose que ce soit peut tenir au cœur de ceux qui voient devant eux la vie déserte et le foyer détruit.
Peut-être est-il préférable que nous soyons ainsi ; de cette façon on ne regarde plus en arrière.
*** XI
J’ai parlé déjà de la bonne réception qui nous fut faite par les proscrits de Londres. On ne s’était pas revu depuis dix ans ; cela nous faisait l’effet, nous retrouvant ainsi, de revivre les jours de la Commune.
J’avais su en chemin, par une lettre de Marie, que ma pauvre mère, sur l’annonce de mon retour, s’était un peu remise, et j’étais heureuse de me retrouver au milieu des nôtres ; mais j’avais trop de hâte de la revoir pour ne pas partir de suite pour Paris.
Nos places payées et chacun dix francs en poche, les amis nous conduisirent à la gare où nous devions prendre le chemin de fer pour nous conduire au bateau en partance pour Dieppe.
La gare de Londres avait été ébranlée par le chant de la Marseillaise que de loin nous entendîmes longtemps gronder sans que la susceptibilité anglaise en ait été le moins du monde troublée, et tant que nous l’avons entendue, nous avons répondu sans que personne ait cherché à nous en incriminer.
À Dieppe des amis attendaient à la gare ; à la première station après, c’était ma chère Marie avec Mme Camille B…
J’ai quelques documents conservées par Marie sur mon retour.
Voici une lettre que j’adressais à Rochefort et à Olivier Pain :
Chers citoyens Rochefort et Pain,
Je reçois une dépêche de Pain qui me demande des détails sur mon arrivée.
Mais vous savez bien que si j’accepte d’être l’objet d’une de ces réceptions qui ne sont pas payées trop cher de toute une vie, je ne veux pas que ce soit ma personnalité, mais uniquement la Révolution sociale et les femmes de cette Révolution auxquelles tout soit adressé.
Du reste, je ne me souviens que de ceci : c’est que je vous ai tous embrassés à mon arrivée, et qu’affolée par l’idée de revoir ma mère, je n’ai rien voulu entendre et n’ai rien compris avant d’être à la gare Saint-Lazare. J’ai vu seulement cette grande foule grondante que j’aimais tant autrefois et que j’aime plus encore depuis que je reviens du désert. J’ai entendu seulement la Marseillaise et une unique impression m’a dominée : c’est qu’au lieu de livrer à de nouvelles hécatombes cette foule bien aimée, il vaut mieux ne risquer qu’une tête, et que les nihilistes ont raison.
J’ai hâte de remercier, j’ai hâte de dire qu’avec les dix déportés qui sont revenus hier, nous avons eu également à Londres, par les derniers proscrits, un de ces accueils fraternels qui nous avaient presque préparés à la journée d’hier et qui prouvent combien nous sommes amis et combien nous nous souvenons à travers le temps, l’exil et la mort.
J’écris, en même temps qu’à vous, à Joffrin, au sujet de la réunion de Montmartre avant laquelle je ne puis aller à aucune ; c’est à Montmartre que j’ai marché autrefois, c’est avec Montmartre que je marche aujourd’hui.
Je vous embrasse de tout cœur,
Louise Michel.
On a vu dans les chapitres précédents la réunion de Montmartre, dans cette salle de l’Élysée-Montmartre, si pleine pour moi de souvenirs. Voici quelques-unes des autres ; j’en trouve les comptes rendus dans un des registres de Marie.
Entre autres celle de la salle Graffard. À ce propos, j’ignore pourquoi j’ai vu si souvent sous certaines caricatures, sous des portraits, et je crois à l’inscription du Musée Grévin, Louise Michel à la salle Graffard ; j’ai dû être à la salle Graffard comme dans toute autre salle ; il me semble qu’on ne change pas de figure à une tribune ou à l’autre.
Sous mon portrait qu’un très jeune peintre, le fils de Mme Tynaire, s’est entêté à faire pour le Salon et que je lui ai laissé faire malgré l’ennui que j’éprouvais de poser en ce moment : c’était immédiatement après la mort de Marie, je crois que le jeune artiste a mis cette légende : Louise Michel à la salle Graffard.
J’ai laissé faire ce portrait pour ne pas contrarier un enfant de talent, sûre que j’étais qu’il serait reçu pour deux raisons. Celle que je place la première est qu’il peint bien ; la seconde sur laquelle je comptais pour lui est que ce portrait ressemble trait pour trait, et surtout expression pour expression, non pas à moi, mais à une ancienne prisonnière que j’ai vue en 72, à la centrale d’Auberive et qui s’appelle Mme Dumollard.
Je rends justice à ma laideur, mais entre cela et le portrait, magnifiquement peint — mais ne me ressemblant en rien — dont je parle, il y a la différence qu’on peut vérifier par n’importe quelle photographie de moi mise auprès du portrait.
La réaction devait se frotter les pattes en disant : Quel monstre !
Cela m’a fait rire jusqu’à ce qu’on ait eu la bêtise de raconter à ma mère divers incidents ; mais son ennui n’a pas tenu devant la scène suivante :
Un bonhomme tiré au moins à un million d’épingles, un bonhomme bête et raide comme une poupée de bois, se présente boulevard Ornano, 45, où nous demeurions ma mère et moi.
— Mademoiselle Michel ? me dit-il, en oubliant d’ôter son tuyau de poêle et en battant sa patte droite d’une petite badine.
— C’est moi.
— Non, ce n’est pas vous.
— Comment ! ce n’est pas moi ?
— Allons donc ! je connais Louise Michel, j’ai vu son portrait au Salon.
— Eh bien ?
— Eh bien ! tâchez de ne pas vous moquer de moi, et puis ce n’est pas une femme qui a chevaux et voitures qui ouvre elle-même sa porte. Allez me la faire venir ! Je vous répète que ce n’est pas elle qui ouvre la porte.
— C’est elle qui la ferme aussi.
Et là-dessus comme le bonhomme n’était pas tout à fait dedans, je le pousse tout à fait dehors, la porte sur le nez. Il déblatère un peu derrière et puis je l’entends qui descend déblatérant toujours.
C’était bien vrai qu’on me disait chevaux et voitures et qu’on faisait semblant de croire que les réunions étaient à mon profit.
Comme ceux qui les organisaient savent ce qui en était fait, j’avoue que je ne m’occupais guère de ces racontars méchamment bêtes.
Marie restait près de ma mère quand je sortais et je pus ainsi parcourir le Midi où les divers groupes révolutionnaires m’avaient appelée.
À Bordeaux j’étais avec Cournet. Je me souviens qu’à une réunion intime où se trouvaient représentées les diverses fractions échelonnées sur le chemin que nous parcourions, on agita la question de la mort.
— Nous, nous mourrons debout ! s’écria Cournet. Il pensait au branle-bas qui aura lieu quand de partout la Révolution montera à l’assaut de la vieille épave.
Ce jour-là tout le monde donnera, et les jeunes, et les revenants de l’hécatombe, probablement les derniers blanquistes ; ces liens appuieront les forces révolutionnaires comme une armée. En tête Soixante-et-onze prendra sa place avec les groupes anarchistes où nous avons le droit de mourir aussi debout. Mais ne vous plaignez pas, amis fauchés au rouge anniversaire que les drapeaux arrosés de sang conduisent au Père-Lachaise. Vous êtes morts sans cesser la lutte ; c’est mourir debout.
J’ai su vaguement, car je ne lis pas les journaux depuis deux ans, ce qui s’est passé au Père-Lachaise le 26 mai.
C’était impossible qu’il en fût autrement ; la défense de porter les bannières de couleurs prohibées le faisait présager.
Ô mes amis, que nul d’entre vous après la victoire du peuple ne soit assez fou pour songer à un pouvoir quelconque.
Tous les pouvoirs feront de ces choses-là, tous ! Quand on a revêtu la tunique de Nessus de l’autorité, on sent en même temps les effluves de Charenton.
Que cette fois le peuple soit le maître ; le sens de la liberté se développera. Peut-être vaudra-t-il mieux pour lui que nous tombions dans la lutte afin qu’après la victoire il ne se fasse plus d’états-majors, et comprenne qu’à tous le pouvoir est juste et grand, qu’à quelques-uns il affole.
Un ami me récite un passage de journal dont il veut que j’aie connaissance. Après les brutalités de ceux qu’enivrent le vin et le sang, il y a comme en Soixante-et-onze ceux qui les applaudissent, les encouragent, trouvent qu’il n’y a pas assez de meurtres commis.
Nous, au lendemain de la victoire et même l’instant où elle nous appartiendra, nous aurons, je l’espère, autre chose à faire que des infamies pareilles.
La Révolution est terrible ; mais son but étant le bonheur de l’humanité, elle a des combattants audacieux, des lutteurs impitoyables, il le faut bien.
Est-ce que vous croyez qu’on choisit, pour tirer les gens de l’eau où ils se noient, si on les prend par les cheveux ou autrement ? La Révolution agit ainsi pour tirer l’humanité de l’océan de boue et le sang où des milliers d’inconnus servent de pâture à quelques requins.
Allons, me voilà emballée ! Je reprends mon récit.
Après mon arrestation pour l’affaire de l’anniversaire Blanqui, Marie tomba malade.
Depuis dix ans elle souffrait d’une maladie de cœur ; toute émotion lui était fatale ; elle en eut une violente me voyant arrêtée.
Pauvre Marie !
Elle dort dans un grand châle rouge qu’on m’avait donné pour faire au besoin une bannière ; il a fait un linceul ; pour nous c’est la même chose maintenant.
Si ces Mémoires auront un grand nombre de volumes ? Je n’en sais rien ! cela dépend de bien des choses. Si on voulait tout dire on écrirait sans fin.
Dans tous les cas, je ferais bien peut-être d’esquisser dans ce premier volume l’histoire de mes prisons.
Il faut bien qu’on sache combien parmi ces misérables qu’on méprise, se trouvent de braves cœurs ; il faut bien qu’on voie une foule de choses telles qu’elles sont, et ceux-là seuls le savent qui les ont vécues ! Je termine le chapitre des conférences pour en arriver à celui des prisons.
Je cite quelques fragments encore ; en voici un de notre ami Deneuvillers. C’est la contre-partie honnête de ce qui se passa le même jour dans l’autre salle. J’ai raconté dans un chapitre précédent les folies qu’y firent les réactionnaires devenus enragés parce que les gens de bonne foi écoutaient, sans parti pris, parler de la Révolution.
Je cite ce fragment, non par orgueil personnel, mais par orgueil révolutionnaire. On y verra la conduite du peuple opposée à celle de ses exploiteurs conscients ou inconscients du rôle qu’ils jouent.
LOUISE MICHEL À GAND
Louise Michel a donné mercredi, au profit de la cause socialiste, une conférence à la salle du Mont-Parnasse. Trois mille compagnons étaient présents et ont fait un accueil enthousiaste à la conférencière, qui a parlé sur la propagande révolutionnaire.
Lorsque la citoyenne s’est retirée pour aller donner une autre conférence à l’Hippodrome, celle-ci dans un milieu bourgeois, réactionnaire, l’honnête et vaillante population gantoise voulait lui faire cortège pour la protéger contre les insulteurs.
— Il ne faut pas, leur a dit Louise Michel, laisser croire aux ennemis du peuple que nous prenons pour idole les uns ou les autres de nous. Nous ne devons faire cortège qu’à la Révolution. C’est pourquoi je vous demande de me laisser partir seule.
⁂
Autant les ouvriers se sont montrés calmes et enthousiastes, autant les réactionnaires de l’Hippodrome se sont montrés sauvages, furieux !
Les cléricaux en délire avaient depuis trois jours préparé des choristes hurleurs qui devaient empêcher d’entendre. On ne voyait que bouches largement ouvertes, poussant des cris furieux, et une levée de gourdins à faire envie à Piétri !
Côté comique : la conférencière a gardé comme souvenir des arguments cléricaux un fragment de banquette, du poids de deux kilos, qui lui a été jeté sur la tête.
Les meutes catholiques s’assemblaient dans les rues, où elles donnaient de la voix contre les socialistes, dont on avait tenté d’assassiner celui qu’ils désignaient comme leur chef, le courageux Anseele, qui ne leur a échappé des mains que grâce à notre intervention dans la lutte.
Nous avons eu jusqu’au soir le spectacle des fureurs épileptiques de ceux qui, en étouffant une conférence, croient avoir sauvé la religion et la société.
Sans la protection du bourgmestre et du commissaire de police en chef qui ont fait preuve d’un dévouement vraiment héroïque en s’interposant dans la lutte au Cirque, et jusque dans la gare, nous ne savons ce qui serait advenu à notre amie.
Ces turpitudes n’empêcheront pas le vent de la liberté de souffler à pleines voiles et de rendre la Révolution plus inévitable et plus proche.
Deneuvillers.
Je suis obligée de chercher mes citations chez les amis, ne pouvant trouver la vérité ailleurs. Je coupe, du reste, quand c’est possible, les choses trop flatteuses pour moi qu’ils mettent parfois en réponse à celles qui sont trop exagérées par la haine en sens contraire.
Je ne suis pas méritante, puisque je suis ma pente comme tous les êtres et comme toutes les choses, mais je ne suis pas non plus un monstre.
Nous sommes tous des produits de notre époque, voilà tout. Chacun de nous a ses qualités et ses défauts ; c’est la loi commune ; mais qu’importe ce que nous sommes, si notre œuvre est grande et nous couvre de sa lumière ; il ne s’agit pas de nous dans ce que nous commençons, il s’agit de ce qui sera pour l’humanité quand nous aurons disparu.
Qu’on me permette de citer cet extrait de l’Intransigeant :
D’une part, nous lisons dans le Voltaire :
Ce que rapporte la propagande révolutionnaire.
Les conférences de Mlle Louise Michel, à Bruxelles, lui ont été payées à raison de 500 francs chacune, soit 1,500 fr. pour les trois.
À ce prix, les appels à la révolte deviennent une assez bonne affaire.
D’autre part, un lecteur aimable, s’étonnant du don princier que la citoyenne Louise Michel adresse, par notre entremise, aux victimes de Chagot, nous demande des renseignements sur ses moyens d’existence. Au sentiment de ce monsieur, notre amie aurait pour spécialité de débiter « des idioties que nous trouvons charmantes » et de faire « des voyages d’agrément aux dépens d’imbéciles exploités par un comité de gredins ».
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Au lecteur aimable, nous nous bornerons à soumettre quelques chiffres, dont ils sera loisible au Voltaire de faire son profit.
Ici, nous sommes d’autant plus à l’aise que notre courageuse et excellente amie est absente et qu’au risque de la mécontenter, nous pouvons dire d’elle une faible partie de ce que nous en pensons.
Sur le prix de sa première conférence, indépendamment de ce qui a été consacré à des œuvres de propagande révolutionnaire, l’Intransigeant a reçu cent francs pour les proscrits de 1871.
Sur le prix de la seconde conférence, cent francs ont été donnés aux mineurs du Borinage ; cent autres francs à la presse socialiste d’Anvers et trois cents francs, le reste — c’est le « don princier », figuraient hier en tête de notre souscription en faveur des prévenus de Chalon-sur-Saône et de leurs familles.
Il n’a certainement pas été fait un moins digne et moins démocratique usage du prix de la troisième conférence.
Notre correspondant est-il satisfait ?
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Parlons un peu de la conférence de Versailles. Nous y étions allés, tout un groupe d’anarchistes, nous attendant à tout, mais regardant comme un devoir d’aller saluer de là les poteaux de Satory et le mur du Père-Lachaise.
Il me reste une lettre sur cette conférence ; la voici :
Septembre 1882.
À propos des incidents qui se sont produits à la réunion organisée dimanche dernier, à Versailles, par un groupe socialiste révolutionnaire, la citoyenne Louise Michel nous adresse la note suivante :
« Est-ce que nos amis attendaient pour nous une autre réception ?
« Nous n’avons pas besoin de parler de Révolution à ceux qui sont révolutionnaires, mais à ceux qui ne le sont pas.
« Puisque nous avons commencé par Versailles je ne vois pas d’empêchements à ce que nous finissions par la Bretagne.
« Nous irons prochainement faire un tour dans ces bons pays du Roy.
« S’il s’y trouve des gens qui nous reçoivent à coups de fourche, il s’en trouvera aussi qui seront acquis par la propagande, à la Révolution sociale. Tout leur entêtement breton se tournera vers le vrai ; tout leur fanatisme sera pour l’avenir au lieu d’être pour le passé.
« Il y a longtemps que j’y pense, pour ma part, à la conquête de cette Bretagne, depuis le jour où, de la place de l’Hôtel-de-Ville, je regardais avec indignation les larges faces blondes des gars bretons, collées aux vitres de la maison commune, d’où ils nous canardaient avec tant de conviction, de par le plan Trochu.
« C’était le 22 janvier,
« Oh ! oui, nous les aurons, comme tous les autres, pour la Révolution, les fidèles du Roy, tout comme les autres prolétaires.
« Louise Michel. »
Notre amie la citoyenne Louise Michel, a adressé hier au rédacteur en chef de l’Intransigeant la lettre suivante, qui vise l’article intitulé Souvenirs de Satory :
« Au citoyen Rochefort,
« Mon cher compagnon de route,
« Je viens vous serrer la main pour votre article d’aujourd’hui.
« Comment pouvaient-ils s’imaginer, ces gens-là, que la poursuite et les cris d’une meute inconsciente pouvaient m’émouvoir, tandis que j’avais devant moi Satory ?
« C’est absolument comme si je m’étais amusée à me plaindre à la presqu’île Ducos, avec l’île Nou à l’horizon.
« Nous avons pu constater, une fois de plus, que les arguments sérieux font défaut à nos adversaires. Ils emploient les hurlements : c’est avouer qu’ils sont perdus.
« Ce troupeau, du reste, ne manquait pas de pittoresque ; il y avait surtout un mendiant boiteux, s’allongeant comme une araignée sur ses béquilles, et vociférant contre les ennemis de la propriété.
« Vous avez vu les Gueux de Callot ? On eût dit celui-là détaché du cadre.
« Il y avait aussi quelques grands drôles de la suite d’Amphitrite, et des gavroches (parmi lesquels plus d’un futur insurgé) ; enfin tout le tableau de la bêtise humaine.
« N’importe ! cette scène aura contribué à nous amener plus d’un auditeur. Les choses ont une éloquence que n’ont pas les paroles.
« Louise Michel. »
Non seulement les calomnies allaient leur train, mais des idiots affolés de haine firent paraître dans un journal (je ne me souviens plus lequel) d’infâmes calomnies qu’ils avaient essayées sans succès, ou plutôt avec un succès contraire à leurs projets, dans une assemblée où se trouvaient par hasard des déportés de la Commune.
Cette fois ils espéraient mieux, sans songer que des milliers de personnes avaient vu ma vie jour à jour. C’est un Calédonien encore, M. Locamus avocat, ancien conseiller municipal, ancien officier à Nouméa qui leur a répondu.
Je suis obligée, devant la persistance des calomniateurs anonymes, à ces deux reprises, d’en finir par cette lettre, quelque flatteuse qu’elle soit, avec ces effrontés coquins.
Est-ce la peine ? oui, puisque nous tous témoins de ces mensonges, nous mourrons bientôt peut-être, nous devons nous garder purs pour la Révolution qui vivra éternellement.
Il n’est pas inutile de secouer les taches de boue.
Le citoyen Locamus, ancien conseiller municipal de Nouméa nous adresse la lettre suivante :
Nous croyons devoir la publier, bien que notre amie Louise Michel n’ait besoin d’aucune attestation pour faire justice d’immondes calomnies contre lesquelles sa vie tout entière proteste :
« Paris 27 février.
« Monsieur le rédacteur en chef,
« Je viens de lire dans l’Intransigeant les quelques lignes extraites de la réponse de Louise Michel à ses calomniateurs. Je n’ai pas lu la calomnie et je suis convaincu, comme vous, qu’il n’y a qu’à la mépriser.
« Cependant, puisque Louise Michel a daigné répondre, je crois de mon devoir d’intervenir.
« Nouméa est loin, et la réponse à ces calomnies pourrait se faire trop longtemps attendre. Heureusement, il y a des Nouméens à Paris.
« C’est en ma qualité de conseiller municipal de Nouméa, délégué à l’instruction publique en 1879 et 1880, que je viens donner à notre ancienne institutrice communale un certificat d’estime et de satisfaction.
« La commission de l’instruction publique municipale était composée de trois membres, M. Puech, négociant important, M. Armand, déporté amnistié, et moi.
« Les écoles laïques que nous avons inaugurées dans la colonie ont donné les meilleurs résultats.
« Louise Michel, appelée à nous seconder par un arrêté du maire par intérim, M. Simon, s’est acquittée de ses fonctions avec un dévouement qui ne s’est jamais démenti.
« Son concours nous a été de la plus grande utilité.
« J’ajouterai que la conduite et l’attitude de Louise Michel à Nouméa ont inspiré le respect et l’admiration, même à ses ennemis politiques.
« Recevez, monsieur, mes salutations sympathiques
« P. Locamus. »
Parlons des conférences de Londres. Les dépenses de voyages furent faites par les citoyens Otterbein de Bruxelles, et Mas d’Anvers, à qui je les dois encore.
À Londres, j’ai vécu comme précédemment chez nos amis Varlet, Armand Moreau, Viard ; tous m’ont un peu gâtée comme toujours. Je suis loin de dépenser de l’argent quand je vais à Londres ; ce sont eux au contraire qui en dépensent ; quant au résultat des conférences, nos amis savent ce qui devait en être fait.
Comme la salle était fort chère, à une réunion des groupes révolutionnaires, il fut suppléé à ce qui manquait ; l’Intransigeant ajouta encore, car il avait été promis à nos amis de 71 devenus infirmes qu’il y aurait pour eux un petit souvenir.
La recette était minime devant le projet, que nous avions formé depuis longtemps, de créer un établissement plus que modeste, mais enfin où les anciens proscrits devenus incapables de travailler — ou plutôt — à qui on refuse du travail, car les communards sont fiers, et d’autres déjà ont pris la route du père Malézieux — où, disons-nous, les meurt-de-faim anciens et nouveaux eussent au moins trouvé un peu de pain et quelques gouttes de bouillon, sans autre titre que la misère. Avec des réunions, nous pensions entretenir cette maison qui, tenue par des infirmes sous ce titre, Bouillon des proscrits, eût peut-être sauvé des désespérés.
Les journaux anglais, même les plus aristocratiques et les plus réactionnaires, rendirent compte avec une grande impartialité de mes conférences de Londres. Cette bienveillance relative était due peut-être à la mauvaise foi de quelques feuilles bourgeoises du département du Nord.
Rien de plus favorable aux gens, que d’en dire trop de mal. Après un bon éreintement on s’aperçoit de suite des plus grossières exagérations.
Quant aux comptes rendus des journaux opportunistes de Paris, ils étaient tous faits sur le même cliché. Ils n’avaient pas besoin d’envoyer des reporters. Il leur suffisait de connaître le nom de la salle où je parlais, le sujet traité et le groupe qui avait organisé la réunion, pour arranger de la belle façon « la furie révolutionnaire ».
Mes conférences de Londres étant faites dans les quartiers riches, où l’on ne me connaissait que d’après la légende forgée par mes ennemis de France, mes auditeurs britanniques furent tout étonnés de ne me trouver ni aussi mal élevée, ni aussi ridicule qu’ils étaient habitués à l’entendre dire. Ils ne reconnaissaient nullement le portrait horrible qu’on leur avait fait de moi. Aussi tous les journaux, même l’aristocratique Pall Mall Gazette, furent-ils envers moi d’une courtoisie parfaite.
Ce qui les étonnait beaucoup, c’est que je ne partageais pas les idées courantes sur les workhouses. Ils voyaient là chez moi, bien à tort du reste, une contradiction ; mais je vais développer plus loin mes idées à ce sujet.
Ils se trompaient en parlant de mon enthousiasme pour cette institution. Ce n’est pas un pareil sentiment que peuvent inspirer les workhouses. Je constatai seulement avec plaisir que l’Angleterre, elle, considère comme un devoir de s’occuper de ceux qui n’ont ni pain ni abri.
Je ne citerai pas les noms de ceux ou de celles qui, là-bas, me témoignèrent de la sympathie. Ceux-là se souviendront de ce soir d’hiver, de cet hiver noir de Londres, sur lequel flotte un linceul de brume, tombant par gouttes incessantes et tout à coup par larges ondées ; un soir glacé dans la grande salle froide, devant l’auditoire correct et froid du grand quartier aux immenses palais, sous lesquels les misérables ont des trous pareils à ceux des bêtes ! Je sentis, à travers tout cela, l’impression de l’honnêteté humaine persistant malgré les maudites entraves qu’on s’est éternellement données.
Ceux qui étaient là ne partageaient pas mes croyances, mais ils étaient de bonne foi, et je ne sais pourquoi ils me firent, graves et froids comme ils sont, l’effet d’une famille.
Alors, comme autrefois dans mon enfance à Vroncourt, comme au temps Où, toute jeune institutrice, je m’asseyais chez Mme Fayet sur la pierre de l’âtre, en laissant s’échapper tout ce que j’avais dans le cœur, je me mis dans la grande salle froide, à dire les tableaux de ma vie qui passaient devant moi, depuis Vroncourt jusqu’à la Nouvelle-Calédonie, avec la sensation présente des choses passées.
Il en est peut-être qui s’en souviennent, et je leur ai dit, du reste, d’y penser quand, dans nos procès, les tribunaux nous présentent sous un aspect qui n’est pas le nôtre.
Si, comme toute notre race, il y a en nous encore de la bête humaine, ce n’est pas la bête qu’on exhibe, le boniment est faux ; c’est en quoi fait défaut la prudence des serpents qui sifflent sur le même cratère où rauquent les lions, attendant que la lave nous emporte.
Une chose me frappa en Angleterre, et je l’ai dit de suite, c’est le soin avec lequel dans quelques workhouses, Lambeth par exemple, on ouate le nid immense où la vieille Albion entasse la misère, pour qu’elle la laisse attendre dans son île, confortablement située pour cela, que le reste de l’Europe ait fait sa révolution. Alors, n’imitant pas les bêtises qu’elle a vu faire aux autres, elle fera tout d’une seule fois. Albion se lèvera soudain, secouera la poussière de sa robe blanche et allumera le feu sacré, où les vents du large l’activeront au lieu de l’éteindre et en feront une aurore.
Pour que leurs institutions surannées durent plus longtemps, les Anglais les réchauffent de l’enthousiasme des femmes. Des femmes dirigent les workhouses ; il y aura des femmes au Parlement.
Mais les branches vertes du vieil arbre ne peuvent rajeunir le tronc pourri ; elles produiront des feuilles et des fleurs tant qu’elles pourront vivre, en tirant, non de la sève tarie, mais de l’air plein de chauds effluves, ce qui soutient leur existence.
Il est certain workhouse où les vieillards et les pauvres sont heureux ; c’est que celle qui le dirige a senti qu’il faut la liberté pour que les malheureux, comme les autres, puissent vivre.
Il n’y a pas de règlement ; c’est écrit en toutes lettres sur le mur.
Aussi l’ordre est plus grand là que partout ailleurs ; c’est l’horloge qui préside.
À l’heure du repas, du travail, des promenades, chacun s’en va librement où il faut, comme on va chez soi à son repas ou à son travail.
Ah ! vous croyez peut-être, miss M…, miss X…, miss F…, que je vous ai oubliées ? Non, allez !
Vous croyez peut-être, miss M…, que le livre n’existe plus, où vous m’avez écrit les paroles du vieux de la Montagne : Ni Dieu, ni maître !
Si, je l’ai toujours.
J’ai toujours aussi la chanson de la Chemise, si bien traduite en vers français par vous, sir T. S…
*** XII
Des fragments constituent ce chapitre ; ce sont des conférences diverses. Voici d’abord une lettre que j’adressais au journal le Citoyen :
Phrase historique : « On ne doit pas laisser les cochons s’engraisser. »
La seconde partie de cette lettre, seulement, a trait à la fondation du bouillon des proscrits, qu’avec rien nous espérions fonder ; les conférences et le dévouement de ceux qui travaillent aidant pour ceux qui ne travaillent pas.
De ceux qui y auraient trouvé la miette qui parfois sauve une existence, quelques-uns eussent aidé parfois.
Quant au livre de comptes il eût été toujours ouvert.
Encore ne faut-il pas passer pour des exploiteurs quand on met son temps et le peu qu’on peut gagner.
Cette idée d’exploitation, un tas d’imbéciles dont les scies : que j’avais chevaux et voitures ! que je possédais des rentes, etc., etc., me l’ont fait subir pendant les trois ans que j’ai passés en liberté après le retour.
Ma pauvre mère en a souvent pleuré, la bonne et simple femme. Quand des lettres d’insulte succédaient à des demandes de trois ou quatre cents francs et même de plusieurs milliers de francs, tandis qu’il n’y avait pas cent sous à la maison !
On n’a pas le temps de courir chez les éditeurs quand on passe une partie du temps près de sa mère malade, et l’autre aux conférences.
C’est alors qu’on collabore avec ceux qui ont eu le temps de trouver un éditeur.
Ah ! pourtant que je serais heureuse si elle était encore là, la chère femme et comme je ne m’inquiéterais guère de toutes les accusations !
À propos d’argent, du reste, j’ai toujours eu la coutume de garder, tant en Nouvelle-Calédonie que depuis le retour, les reçus ou pièces qui établissent, en cas de besoin, ce que j’ai fait des diverses sommes dont j’ai pu disposer.
Je reviens à la partie de la lettre qui n’a pas trait au bouillon des proscrits ; je l’explique, quoiqu’elle n’ait trait qu’à une mesquinerie, pour le cas où cela amuserait quelque lecteur.
On aimait à faire croire dans certains journaux que j’avais dit cette bêtise de la Palisse :
« Quand les cochons sont gras on les tue. » J’avais dit dans une suite de comparaisons que le sanglier dégradé par l’engraissement devient pourceau domestique. C’est tout.
Or, chaque fois qu’on faisait allusion au compagnon de saint Antoine, il était opportun aux réactionnaires de dire qu’on insultait un personnage du gouvernement.
Tout ce qui était gras ne pouvait plus être nommé ; le nom de Vitellius était prohibé.
Quelquefois on ne pensait pas même au personnage en question. S’il était vivant, je ne terminerais pas si court à son sujet. Voici un fragment auquel la lettre citée précédemment devait faire allusion.
Décidément le Gaulois n’en a pas pour son argent ; car en rétablissant ma phrase (écrite aux trois quarts, je l’avoue) il l’a faite presque polie, tandis que, dans mon intention, elle était pire que l’offense.
Offense faite, du reste, par les amis d’un certain personnage, qui disent qu’on attaque leur maître chaque fois qu’on prononce le nom de l’animal en question et crient au crime de lèse-majesté.
Encore s’expriment-ils grossièrement, tandis que nous employons le mot parlementaire de sanglier domestique !
Mais, tandis que les repus sont en train de digérer, n’oublions pas ceux qui ont faim et froid, les vaillants qui ont empêché en 1871 le retour de l’Empire et qui sont sans travail et sans asile sur le pavé glacé.
Des citoyennes dévouées parlent de former, au moyen d’une conférence monstre, un établissement de bouillon qui durerait jusqu’en mars prochain, et où chaque amnistié trouverait chaque jour un repas qui l’empêcherait de mourir de faim.
Qu’on ajoute une ou deux centaines de familles ou d’hommes seuls qui donneraient à coucher jusque-là à un amnistié sans travail, et le peuple aurait lui-même sauvé de la mort ses frères de la déportation et du bagne.
Ce serait le commencement de faire ses affaires soi-même.
Louise Michel.
(Le Citoyen du 28 janvier 1881).
Doux spécimen des projets de la prophétesse révolutionnaire Mlle Louise Michel. Tandis que le cercle d’études socialistes des Ve et VIIe arrondissements proclame qu’il faut aiguiser les armes de la Révolution, Mlle Louise Michel commente, dans deux lettres, son mot désormais historique : Quand les cochons sont gras, on les tue.
Extrait d’une lettre à M. Fayet :
Quant aux craintes que vous me manifestez sur mon avenir, soyez tranquille, je n’aurai pas besoin de l’hospice.
Vous possédez assez de mes vers d’autrefois, pour reconnaître que j’ai toujours pensé qu’il vaut mieux qu’un seul périsse que tout un peuple.
Les six dernières lignes de ce fragment opportuniste sont et seront toujours vraies.
Il n’est pas défendu de ne vouloir vivre qu’autant qu’on est utile et de préférer mourir debout à mourir couché.
Quant à penser qu’un seul n’est rien devant tous, j’en ai toujours été persuadée ; seulement le tyrannicide n’est praticable que quand la tyrannie n’a qu’une seule tête ou un certain groupe de têtes. Quand elle est devenue l’hydre, c’est la Révolution qui s’en charge.
Le mot praticable semblera peut-être mal employé, mais sommes-nous autre chose que des projectiles plus ou moins bien appropriés à la lutte et valons-nous la peine d’être considérés autrement, êtres irresponsables que nous sommes ! Ce langage froid nous convient, car notre poussière de sauvages ne tiendra guère de place.
La race que nous ne verrons pas et qui sera transformée et développée par les événements, méritera, peut-être, des paroles plus élevées.
Fauves encore nous-mêmes, nous cherchons à faire, cependant, la place nette pour ceux qui vont venir.
La Révolution sera la floraison de l’humanité comme l’amour est la floraison du cœur.
Ceux-là qui y seront, marcheront dans l’épopée et, seuls sauront la dire, car ils l’auront faite et le sens rudimentaire des arts aura, à travers des effluves nouveaux, son développement pour tous.
En attendant, le dernier des bardes qui chantaient seuls, comme le vieil Homère, est mort d’hier ; nous serons, nous, le chœur des bardes qui chanteront d’un bout de la terre à l’autre en dérapant enfin l’épave du vieux monde.
Avant d’en finir avec les conférences, parlons de celle de Lille, pour la grève des fileuses.
Elles étaient autour de nous à la tribune, ces ouvrières des caves de Lille, que leurs sabots gris préservent si peu de l’eau et que le travail tue avant l’âge.
Elles ne demandaient pour continuer cette horrible vie que deux ou trois sous de plus par jour.
Deux ou trois sous pour le pain suffisant à celles qui travaillent si durement pour les riches, pareilles au ver à soie qu’on fait bouillir quand il a tissé son cocon.
Elles aussi, quand le labeur est achevé, il faut qu’elles meurent ; il faut que la vie s’arrête avec le fil. Qu’est-ce donc qui soignerait leur vieillesse ? Est-ce que leurs filles, à peine hors du berceau, ne se seront pas enchaînées à la même torture ? Il faut bien que les riches usent et abusent de leurs troupeaux.
Les vers à soie, les filles du peuple, c’est fait pour filer.
Et le ver sera bouilli et la fille mourra ou se tordra comme du bois vert ployé.
Deux ou trois sous pour un peu de pain, en plus, à ceux qui gagnent des milliards aux autres !
Il fallait tenir une semaine et les exploiteurs eussent cédé ! Pour cela il fallait deux mille francs.
Grâce aux réactionnaires qui payèrent leurs places pour venir m’insulter, nous avons eu, en une seule conférence, les deux mille francs, que je priai les organisateurs de mettre de suite en sûreté ; ensuite, je pus annoncer à ces messieurs que nous avions ce qu’il nous fallait et qu’ainsi ils étaient libres de m’entendre ou de passer le temps à hurler, ce qui m’était parfaitement égal, puisque nous avions les deux mille francs qu’il fallait.
Cette explication franche les ayant calmés, la conférence eut lieu sans autre incident et je pus, vers une heure du matin, prendre le chemin de fer pour revenir près de ma mère. Je rapportais pour la tombe de Marie Ferré, comme un souvenir sacré, le bouquet donné par les ouvrières de Lille.
Malheureusement, des malfaiteurs, — je maintiens le mot — firent à la fin de la semaine, croire à quelques travailleuses crédules que les autres rentraient au bagne capitaliste ; elles s’imaginaient de leur devoir d’en faire autant, et là, virent qu’on les avait trompées.
Il était trop tard mais la leçon ne sera pas perdue.
Voici un bout de journal sur les conférences de l’Union ouvrière d’Amiens.
Amiens. — L’Union ouvrière d’Amiens avait délégué cinquante de ses membres, sous la présidence du citoyen Delambre, pour recevoir à la gare la citoyenne Louise Michel. Plus de cinq cents personnes s’étaient jointes à la délégation.
Par les soins de l’Union ouvrière, une conférence avait été organisée au cirque Longueville pour l’après-midi ; quinze cents citoyennes et citoyens y étaient réunis.
Après quelques paroles du citoyen Hamet, qui présidait la conférence, Louise Michel est montée à la tribune. Elle a dépeint les souffrances de la classe ouvrière et flagellé la conduite de nos gouvernants.
« Les hommes au pouvoir aujourd’hui, a-t-elle dit, sont des jésuites sous le masque républicain. Ils envoient les soldats à Tunis pour finir comme à Sedan.
« Je revendique les droits de la femme, non servante de l’homme. Si un jour nos ennemis me tiennent qu’ils ne me lâchent pas, car je ne combats pas en amateur mais comme ceux qui veulent vraiment, et qui trouvent qu’il est temps que les crimes sociaux finissent. C’est pourquoi, pendant la lutte, je serai sans merci et je n’en veux pas pour moi, n’étant dupe ni des mensonges du suffrage universel ni des mensonges de concessions qu’on aurait l’air de faire aux femmes.
« Nous sommes une moitié de l’humanité, nous combattons avec tous les opprimés et nous garderons notre part de l’égalité qui est la seule justice.
« La terre appartient au paysan qui la cultive, la mine à ceux qui la fouillent ; tout est à tous, pain, travail, science, et plus libre sera la race humaine, plus elle tirera de la nature de richesses et de puissance.
« La vile multitude est le nombre, et quand elle voudra elle sera la force, non pour écraser mais pour délivrer. »
Le citoyen Gauthier a pris ensuite la parole pour exposer ses idées sur la question du capital ou du travail.
En parlant du Nord, je pense à une tournée de conférences avec Jules Guesde, pour une grève encore.
Pendant le trajet, nous avions eu la comédie : un bonhomme racontant à un autre les enterrements d’hommes célèbres qu’il avait déjà vus, et si le diable existait, ce n’est pas lui qui raconterait ainsi. Je me demandais si c’était pour tout de bon. Ayant reconnu que oui, je craignais que Guesde ne s’avisât de déranger l’oiseau. Le bonhomme terminait ses espérances de convoi par celles dont bientôt Victor Hugo, dont il supputait l’âge, lui procurerait le spectacle ; ayant longtemps remué cette idée, il commença un autre sujet, Thiers.
Décidément il avait le dé de la conversation, ce corbeau funèbre ; l’autre, dont le cou était rouge comme celui d’un dindon l’admirait ainsi qu’une jeune femme aux yeux étonnés, quand un commis voyageur, un commis voyageur ni poseur ni vantard, le remisa en remplaçant par la vérité les bêtises de ce monsieur qui déplorait les misères des pauvres patrons.
Cette tournée présenta de gais incidents. Dans un café, une douzaine d’oisifs vinrent faire cercle autour de nous, nous regardant comme des bêtes curieuses.
Je me mis à crayonner leurs binettes et comme l’expression s’en accusait avec une naïveté bestiale (elles étaient réussies), je mis dessous ces légendes : « Mouchard béat. Mouchard savant. Imbécile. Mouchard malveillant. »
Ils n’étaient pas plus mouchards que nous, mais c’était trop bête de nous regarder ainsi.
L’un d’eux regarda par-dessus mon épaule, les autres aussi y vinrent et ils partirent ; nous en étions débarrassés.
À la réunion, le commissaire de police, revêtu de son écharpe, se plaça près de nous. Croyant sans doute les contes de la réaction, il parut s’étonner du calme conservé par nos amis.
Il est vrai que l’un des quatre commissaires de la salle (quatre hercules) avait très gracieusement mis sous son bras, comme un jeune chat, un petit bourgeois qui donnait le signal du boucan, avant qu’on n’ait rien dit encore. Les autres petits bourgeois se calmèrent comme par enchantement.
*** XIII
J’arrive au procès de Lyon, pour affiliation à l’Internationale, qu’on sait ne plus exister.
Au procès de Lyon, je songeais, en regardant M. Fabreguettes, le profil anguleux, le bras levé avec la manche large qui remonte, la parole acerbe, je songeais à une gravure devant laquelle j’ai souvent rêvé dans mon enfance et qui représente le grand inquisiteur Thomas de Torquemada.
À mon procès, je songeais l’Éloge de la folie d’Érasme.
Les marottes manquaient, mais le son des grelots tintait à l’oreille.
Les jurés hébétés, affolés du réquisitoire où il leur avait été dit que, s’ils ne me condamnaient pas, leurs boutiques ne seraient pas en sûreté ; cette idée burlesque de m’accuser d’avoir ri sur une porte ; les petits jeunes gens venus pour m’insulter et dont quelques-uns, cependant, sont sortis calmés, pris peut-être par la Révolution qui souffle dans les prétoires, je revois tout cela.
Mais ce n’est pas moi, messieurs, que vous avez condamnée ; on sait bien que je ne cherche pas à m’enrichir ; c’est ma vieille mère que vous avez condamnée à mort — et elle est morte.
On ne la réveillera pas, sous terre.
························
Qu’il me soit permis de me rendre une justice.
Cette accusation d’avoir ri n’est qu’un leurre. On ne voulait pas me condamner autrement parce qu’une femme est plus vite tuée par le ridicule. Rétablissons les faits : ce sont mes convictions qu’on poursuit en moi ; j’ai donc le droit de mettre ici le manifeste de Lyon comme j’avais ma place au procès des anarchistes et j’en partage toutes les idées.
Ceci sera une justice, et cela étant fait, je n’aurai plus besoin de m’inquiéter de mon procès.
MANIFESTE DES ANARCHISTES
Ce qu’est l’anarchie, ce que sont les anarchistes, nous allons le dire :
Les anarchistes, messieurs, sont des citoyens qui, dans un siècle où l’on prêche partout la liberté des opinions, ont cru de leur droit et de leur devoir de se recommander de la liberté illimitée.
Oui, messieurs, nous sommes de par le monde quelques milliers, quelques millions peut-être, car nous n’avons d’autre mérite que de dire tout haut ce que la foule pense tout bas, nous sommes quelques millions de travailleurs qui revendiquons la liberté absolue, rien que la liberté, toute la liberté !
Nous voulons la liberté c’est-à-dire que nous réclamons pour tout être humain le droit et le moyen de faire tout ce qui lui plaît ; de satisfaire intégralement tous ses besoins, sans autre limite que les impossibilités naturelles et les besoins de ses voisins également respectables.
Nous voulons la liberté et nous croyons son existence incompatible avec l’existence d’un pouvoir quelconque, quelle que soit son origine et sa forme, qu’il soit élu ou imposé, monarchique ou républicain, qu’il s’inspire du droit divin ou du droit populaire, de la Sainte-Ampoule ou du suffrage universel.
C’est que l’histoire est là pour nous apprendre que tous les gouvernements se ressemblent et se valent. Les meilleurs sont les pires. Plus de cynisme chez les uns, plus d’hypocrisie chez les autres ! Au fond, toujours les mêmes procédés, toujours la même intolérance. Il n’est pas jusqu’aux plus libéraux en apparence qui n’aient en réserve, sous la poussière des arsenaux législatifs, quelque bonne petite loi sur l’Internationale à l’usage des oppositions gênantes.
Le mal, en d’autres termes, aux yeux des anarchistes, ne réside pas dans telle forme de gouvernement plutôt que dans telle autre. Il est dans l’idée gouvernementale elle-même, il est dans le principe d’autorité.
La substitution, en un mot, dans les rapports humains, du libre contrat, perpétuellement révisable et résoluble, à la tutelle administrative et légale, à la discipline imposée, tel est notre idéal.
Les anarchistes se proposent donc d’apprendre au peuple à se passer de gouvernement comme il commence déjà à se passer de Dieu.
Il apprendra également à se passer de propriétaires. Le pire des tyrans, en effet, ce n’est pas celui qui vous embastille, c’est celui qui vous affame ; ce n’est pas celui qui vous prend au collet, c’est celui qui vous prend au ventre.
Pas de liberté sans égalité ! Pas de liberté dans une société où le capital est monopolisé entre les mains d’une minorité qui va se réduisant tous les jours et où rien n’est également réparti, pas même l’éducation publique, payée cependant des deniers de tous.
Nous croyons, nous, que le capital, patrimoine commun de l’humanité, puisqu’il est le fruit de la collaboration des générations passées et des générations contemporaines, doit être mis à la disposition de tous, de telle sorte que nul ne puisse en être exclu ; que personne, en revanche, ne puisse en accaparer une part au détriment du reste.
Nous voulons en un mot l’égalité ; l’égalité de fait, comme corollaire ou plutôt comme condition primordiale de la liberté. À chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins ; voilà ce que nous voulons sincèrement, énergiquement ; voilà ce qui sera, car il n’est pas de prescription qui puisse prévaloir contre des revendications à la fois légitimes et nécessaires. Voilà pourquoi l’on veut nous vouer à toutes les flétrissures.
Scélérats que noua sommes ! Nous réclamons le pain pour tous, la science pour tous, le travail pour tous ; pour tous aussi l’indépendance et la justice !
Ce manifeste était signé par le prince Kropotkine, Émile Gautier, Bordat, Bernard et quarante-trois autres prévenus. C’est Gautier qui l’avait rédigé.
Un seul compte rendu me reste des conférences de Lyon pendant le procès. Je ne me rappelle plus à quel journal il est emprunté. Le voici :
On télégraphie de Lyon, 19 janvier :
Hier soir, à la salle de l’Élysée, Louise Michel a fait une conférence au profit des familles des détenus anarchistes.
Kropotkine et Bernard ont été acclamés présidents d’honneurs.
En prenant la parole, Louise Michel reconnaît d’abord que la force seule peut transformer la société, puisqu’on l’emploie pour la détruire.
À Lyon, dit-elle, les anarchistes sont sur le banc des accusés. En Angleterre, ils sont membres de la Chambre des communes.
Elle rapportait, ajouta-t-elle, une adresse, signée par les réfugiés français de Londres, protestant contre le procès de Lyon et se déclarant solidaires des accusés et de leurs théories.
Mais, se sachant surveillée par la police, elle a détruit cette pièce, afin de ne compromettre personne.
Louise Michel développe longuement ses idées sur la situation de la femme dans la société actuelle.
Le président met aux voix un ordre du jour concluant à une prise d’armes pour se défendre contre la bourgeoisie.
Cet ordre du jour est adopté.
Un nommé Besson demande l’expulsion des journalistes.
Louise Michel proteste et dit que la liberté doit être égale pour tous.
Un orateur demande que l’assemblée émette un vœu en faveur de l’acquittement des anarchistes.
Le président répond que cela est l’affaire des juges et non de l’assemblée. Un tel vœu, dit-il, ne peut être émis sans l’assentiment des prévenus.
La séance est levée au milieu des acclamations des assistants.
À une autre conférence, salle de la Perle, je crois, on imagina de faire passer derrière la tribune, en cassant une vitre, je ne sais quelle fumerolle qui, si nous fussions restés sans nous en occuper en disant que c’était un truc de la police ou des imbéciles, eût fait porter à la fois une grande partie de la foule vers une toute petite sortie où il y aurait eu des accidents.
C’étaient des imbéciles. Honteux ils m’envoyèrent leurs excuses, que je lus publiquement, sans dire les noms bien entendu.
Souvenez-vous de ceci, femmes qui me lisez : On ne nous juge pas comme les hommes.
Quand les hommes, même de mauvaise foi, accusent d’autres hommes, ils ne choisissent pas certaines choses, si monstrueusement bêtes, qu’on se demande si c’est pour tout de bon.
Quand une femme n’est dupe, ni de la souveraineté dont on berne les peuples, ni des hypocrites concessions dont on berne les femmes, c’est comme ça qu’on s’y prend avec elle.
Et il faut qu’une femme ait mille fois plus de calme que les hommes, devant les plus horribles événements. Il ne faut pas que dans la douleur qui lui fouille le cœur elle laisse échapper un mot autre qu’à l’ordinaire.
Car les amis, par la pitié qui les trompe ; les ennemis, par la haine qui les pousse, lui ouvriraient bien vite quelque maison de santé, où elle serait ensevelie, pleine de raison, avec des folles qui, peut-être, ne l’étaient pas en entrant.
L’homme, quel qu’il soit, est le maître ; nous sommes l’être intermédiaire entre lui et la bête, que Proudhon classait ainsi : ménagère ou courtisane. Je l’avoue, avec peine toujours, nous sommes la caste à part, rendue telle à travers les âges. Quand nous avons du courage, c’est un cas pathologique ; quand nous nous assimilons facilement certaines connaissances, c’est un cas pathologique.
J’ai ri de cela toute ma vie. Maintenant cela m’est égal comme toutes les erreurs qui tomberont.
Et puis, la sinistre pécore des vieux clichés réactionnaires voit, par delà notre époque tourmentée, les temps où l’homme et la femme traverseront ensemble la vie, bons compagnons, la main dans la main, ne songeant pas plus à se disputer la suprématie que les peuples ne songeront à se dire chacun le premier peuple du monde ; et c’est bon de regarder en avant.
Plusieurs semaines après le procès de Lyon, il me semblait que j’eusse été complice d’une lâcheté, si je n’employais pas la liberté qu’on me laissait, je ne savais pourquoi, à appeler, au lieu de l’Internationale morte, une nouvelle et immense Internationale debout d’un bout de la terre à l’autre.
Cela, je l’avais dit et fait ouvertement. On ne m’en a pas dit un mot à mon jugement ; c’était convenu que j’avais ri sur une porte, un jour que le peuple demandait du travail, et que ma mère m’avait suppliée d’attendre qu’elle fût morte pour aller aux manifestations.
Pendant que certains reporters causaient avec moi dans une maison où je n’étais pas, d’autres me voyaient en partie de plaisir au Bois où je n’étais pas non plus. J’habitais dans les familles de mes amis Vaughan et Meusy, d’où je me rendais, vêtue en homme, chez ma pauvre mère.
J’aurais pu, sous ce costume, ne pas quitter Paris, ou emmener ma mère à l’étranger.
J’aurais pu, même, continuer à faire de la propagande. Combien de fois suis-je allée dans les réunions d’où les femmes sont exclues ! Combien de fois, au temps de la Commune, suis-je allée, en garde national ou en lignard, à des endroits où on n’a guère cru avoir affaire à une femme !
Quand vous lirez ceci, amis qui, à ce moment-là, m’avez donné l’hospitalité comme à un membre de la famille, souvenez-vous bien que je regrettais de vous tant tourmenter ; mais il fallait me rendre avant le jugement ; c’est pour nous surtout que nous devons être implacables. Les mensonges étaient trop honteux !
Et vous, Louise et Augustine, souvenez-vous, mes grandes, que vous l’avez senti et que vous m’avez dit : Vous avez raison ! Moi, je ne l’oublie pas, je sais que vous serez ainsi toujours.
S’il faudra du courage à vos frères pour les choses qu’ils verront, il vous en faudra cent fois davantage.
Il faut aujourd’hui, qu’où les hommes pleureraient, les femmes aient les yeux secs.
Et vous, les petites et les petits, croyez-vous que je vous oublie ?
Si Paul et Marius sont un jour ce que je crois qu’ils seront, eux aussi auront besoin de courage ; que l’un poète, l’autre musicien, fassent leur route au grand soleil, cherchant où l’art se lève, dégagé des bandelettes de la mort.
Et vous, Marie et Marguerite, vous aussi, mes petites, vous serez de la grande étape où, l’humanité étant en marche, les femmes ne doivent pas faiblir. Tant pis et tant mieux !
Je reviens à mon procès. Plusieurs de nos amis s’étaient proposés pour me défendre, mais, outre que chacun de nous doit s’expliquer lui-même, il m’était impossible de choisir entre ceux qui déjà avaient défendu nos amis comme on doit défendre des hommes libres et Locamus qui, à Nouméa, défendait les déportés appelés aux tribunaux de la colonie.
Combien de fois nous l’avons vu passer, ses clients étant acquittés et lui condamné pour insultes à la magistrature, et s’en allant en prison avec les menottes ! Il tenait à cette mise en scène, et se la faisait appliquer pour achever de la ridiculiser.
Et Locamus riait en passant, de manière à vous faire rire aussi.
Il se carrait avec cela, tout comme Lisbonne sous sa casaque de forçat.
Si ce n’est que Locamus tout droit secouait sa grosse tête frisée, et que Lisbonne, frappant sa béquille, relevait la sienne sous sa crinière ; tous deux avaient des allures de lions.
Ce qui gêne pour parler devant un tribunal quand on est plusieurs accusés, c’est que vos phrases sont guettées pour servir, quand c’est possible, à en faire des armes à l’accusateur. J’espère avoir évité cet écueil.
Quant aux jeunes gens déguisés en avocats, ou peut-être avocats de fraîche date, groupés à la façon des chœurs antiques, pour me regarder en riant, ou autres choses de ce genre, j’espère que les trois ou quatre qui ont cessé les insultes ne se sont point laissé enrôler dans la bande qui insulte les morts.
J’espère qu’ils ne regardent point les choses par le petit bout de la lorgnette, et que les noms de Vallès, de Rigault, de Vermorel, de Millière, de Delescluze et de tant d’autres qui, eux aussi, ont été des étudiants, leur viennent quelquefois au souvenir.
Nous ne sommes pas tentés pour la jeunesse des rôles de don Quichotte et tous les fourbissements d’armets de Mambria, tous les combats contre les moulins à vent, ne sont pas la revanche non d’une seule, mais de toutes les hontes de l’humanité.
La revanche, c’est la Révolution, semant la liberté et la paix sur la terre entière.
Quand tout monte en sève, il faut prendre rang d’un côté ou de l’autre, s’entasser dans l’ornière avec sa caste ou secouer les délimitations absurdes de castes et prendre sa place au soleil avec l’étape humaine qui se lève.
On a vu, dit-on, à l’enterrement de Vallès une multitude émue, sur laquelle flottaient les bannières noires et rouges.
Est-ce là toute l’armée révolutionnaire ? Est-ce l’avant-garde ? C’est à peine un bataillon.
Quand l’heure sera venue, avancée par les gouvernements féroces et stupides, ce ne sera pas un boulevard, mais la terre entière qui frémira sous la marche de la race humaine.
En attendant, plus large sera le fleuve de sang qui coule de l’échafaud où l’on assassine les nôtres, plus les prisons regorgeront, plus la misère sera grande, plus les tyrannies se feront lourdes et plus vite viendra l’heure, plus nombreux seront les combattants.
Combien d’indignés seront avec nous, jeunes gens, quand les bannières rouges et noires flotteront au vent de colère !
Quel raz de marée, mes amis, quand tout cela montera autour de la vieille épave !
Comme ils fileront doux, les petits jeunes gens qui se prétendent étudiants et qui bornent la patrie aux boues de Sedan !
Nous voulons, nous, pour tous les peuples du monde la revanche de tous les Sedan, où les despotes et les imbéciles ont traîné l’humanité.
La bannière rouge qui fut toujours celle de la liberté effraye les bourreaux, tant elle est vermeille de notre sang.
Le drapeau de noir crêpé de sang de ceux qui veulent vivre en travaillant, ou mourir en combattant, effraie ceux qui veulent vivre du travail des autres.
Oh ! flottez sur nous, bannières noires et rouges ; flottez sur nos deuils et sur notre espoir dans l’aurore qui se lève !
Si l’on était libre dans un pays, libre d’arborer sa bannière où et comment on le voudrait, on verrait, mieux qu’à un vote quelconque, de quel côté se rangerait la foule ; il n’y aurait pas moyen de mettre quelques hommes dans sa poche comme on y met des poignées de bulletins.
Ce serait une bonne manière de s’assurer de la majorité non falsifiée, qui serait cette fois celle du peuple.
Mais il n’est permis d’arborer nos drapeaux que sur les morts. Nous ne sommes pas à Londres.
Cette idée me remet en mémoire la dernière conférence de Blanqui.
La salle était pavoisée de drapeaux tricolores. Il se dressa, le vieux brave, pour maudire les couleurs de Sedan et de Versailles qu’on faisait flotter devant lui, symboles de redditions et d’égorgements.
Cette séance fut la dernière, les hurlements de la réaction couvraient souvent les paroles du vieillard.
Mais souvent aussi le petit souffle de la poitrine de l’agonisant, s’emplissant du souffle immense de l’avenir, dominait à son tour.
Après cette séance il se mit au lit et ne se releva plus.
Ce n’est pas le drapeau vermeil faisant une aurore sous le soleil qu’on poursuit, c’est tout réveil de liberté, ancien et nouveau, ce sont les anciennes communes de France, c’est 1793. c’est Juin, c’est 1871, c’est surtout la prochaine Révolution qui s’avance sous cette aurore. Et nous, c’est tout cela que nous défendons.
Voilà des pages qui auront bien de la peine passer le seuil de Saint-Lazare ; mais ce n’est pas pour le laisser dans l’oubli qu’il y a un article favorable dans le règlement :
« Les avocats peuvent recevoir cachetées les lettres des prisonniers. »
Un d’eux a compris que ces Mémoires étant un peu mon testament, j’ai le droit d’y mettre ma pensée telle qu’elle est.
*** XIV
Je reprends mon récit.
Il y a eu deux ans au 14 Juillet, c’est-à-dire au lendemain matin, que je fus emmenée à la Centrale de Clermont.
Point de bonne fête sans lendemain !
Les prisons de femmes sont moins dures que celles des hommes : je n’y ai souffert ni du froid, ni de la faim, ni d’aucune des vexations faites à nos amis.
Mon livre des prisons s’appellera le Livre du bagne ; je n’ai qu’à en rassembler les feuillets ; ils sont nombreux !
Les premières pages seront consacrées à ces pauvres braves ambulancières, condamnées à mort et qu’on a dirigées sur Cayenne, où le climat est meurtrier, parce qu’elles avaient soigné les blessés de la Commune et, en passant, ceux de Versailles, quand il s’en trouvait d’abandonnés. Les blessés n’ont pas de camp ; souvent il fut opportun aux Versaillais d’en abandonner. Dame ! ça gênait pour mieux canarder.
Victor Hugo obtint la grâce de ces simples et braves femmes, Retif et Marchais ; Suétens, Papavoine, Lachaise, condamnées aux travaux forcés pour les mêmes faits, les suivirent.
On dut dire au Maître que ces femmes étaient des monstres, mais Versailles ne fut pas longtemps sans se démasquer.
Les chapitres suivants appartiendraient aux amis rencontrés dans les prisons, en commençant par les nôtres.
À Satory, des femmes de mes amis prisonnières ne craignirent pas de m’embrasser, quoique je les eusse prévenues qu’on allait me faire mon affaire. C’était risquer leur vie.
Aux Chantiers, dans la grande morgue des vivantes, sous les haillons pendus la nuit contre les murs, il en fut de même. Merci aux braves cœurs ; beaucoup, hélas ! sont mortes. La première fut Mme Dereure ; elle ne put survivre aux dures épreuves que, déjà malade, elle eut à subir, et, en plein Paris vaincu, devant les vainqueurs, les couleurs de la Commune suivirent son cercueil.
D’autres, sans doute, sont mortes, que nous n’avons pas revues.
Que de prisons ! ai-je dit quelque part dans ce récit. Oh ! oui, que de prisons ! du bastion 37 à la Nouvelle-Calédonie en passant par Satory, les Chantiers, la Rochelle, la Calédonie, Clermont, Saint-Lazare !…
Quand paraîtra mon livre des prisons, les dix ans et toute la mer qui avaient déjà passé sur les premières pages seront suivis de bien d’autres choses. L’herbe aura poussé encore sur bien des cadavres inconnus. L’idée sera la même : l’irresponsabilité de l’être humain à travers l’abandon, la misère, l’ignorance.
On a trouvé longtemps très joli ce mot impitoyable et illogique : « Que messieurs les assassins commencent. » Est-ce que les assassins, ce ne sont pas les vieux États décrépits où la lutte pour l’existence est si terrible, que les uns tournoient sans cesse au-dessus des autres, réclamant la proie ? On n’y entend que les cris des corbeaux et leurs battements d’ailes sur les peuples couchés à terre. Vous savez les vers d’Hugo :
— Tu sors demain, tu es heureuse !
— Ma foi non ! Il fait trop froid et trop faim dehors.
— Mais ta mère a une bonne place.
— On l’a chassée parce que je suis en prison.
— Où est-elle ?
— Dans la rue !
— Où vas-tu aller ?
— La grosse Chiffe m’a fait demander pour battre le quart ; je donnerai mon pécule à ma mère et j’me renflanquerai là.
— Mais tu reviendras encore ici, gage !
— Comment donc que j’ferais pour n’y pas revenir ? Gna pas d’ouvrage pour ceuce qu’ont des vannées de certificats ; c’est pas pour y en avoir pour des numérotées.
En voici d’autres :
— D’où que tu sors ?
— D’Saint-Lazare pardi ! puisque je suis d’Paris.
— Qué que t’as fait ?
— Est-ce que je sais. Mon marlou a levé un magot ; y parait que je suis complice.
— T’en savais rien ?
— Est-ce que tu crois qu’y me dit ous qu’y va turbiner.
— Y t’a peut-être donné queque chose ?
— Lui, me donner ? Y me prend plutôt. Y l’y faut quinze balles par jour.
— Qué qui fait de ça ?
— Ah dame ! y n’a pas gras, faut qu’y paye un camaro qu’a vu ce qui fait ? Le camaro mangerait l’morceau sans ça.
— Comment que tu fais pour l’y trouver se quinze balles ?
— J’faisais la fenêtre ; ça vaut mieux que le quart dehors. Faut bien qu’on vive ! Quand je cherchais du travail, on me renvoyait des magasins parce que j’étais pas bien mise. Une fois on m’a prêté une robe, c’était autre chose. J’étais trop bien mise, alors y a un michet qui m’a emmenée et puis voilà. Il a fallu prendre une carte et un marlou par-dessus.
— Où que tu faisais la fenêtre ?
— Chez la Relingue, tu sais bien, celle que se fait ramasser pour faire la place pour sa boîte dans les centrales.
— La Relingue ! moi j’aime mieux c’te boîte-ci que la sienne ! Elle gagne trop de balles su no pauv’ carcasses.
— Et ous que tu veux que j’aboule ? La graine de prison ça ne prend racine que sur le trottoir.
En voici d’autres :
— T’es triste, hein, la camuse !
— C’est que je vas retrouver mon malheur.
— Qué que c’est que ça, ton malheur ?
— C’est le père de mes enfants.
— Es-tu mariée ?
— Non.
— Pourquoi que tu ne le quittes pas.
— Parce que c’est le père de mes enfants ! Dans le temps le pauv’ mâtin y s’est donné du mal pour les premiers ; mais les hommes c’est moins dur à la peine que les femmes. Quand le mauvais vent souffle faut bien qu’y couche le champ.
Et après la sortie, n’ayant nulle part pour se réfugier ? Car les asiles qu’on fait pour les femmes sortant de prison ne peuvent les contenir toutes, — c’est offrir une coupe à la cataracte qui coule toujours.
Vous le voyez bien, vous qui êtes de bonne foi, qu’il faut que la Révolution y passe en ne remplaçant pas par des choses mauvaises les mauvaises qu’on détruit ; en ne mettant pas la peste là d’où on ôte le choléra. Mais en assainissant.
Si les femmes des prisons font horreur, moi c’est la société qui me dégoûte !
Qu’on ôte d’abord le cloaque. Quand la place sera nette sous le soleil, personne n’y enfoncera plus dans l’ordure.
Jeunes filles aux voix douces et pures, en voici de votre âge aux voix rudes et cassées. C’est qu’on ne vit pas comme elles vivent, sans boire pour s’étourdir, pour oublier qu’on vit.
Saint-Lazare ! Écoutez, jeunes filles qui n’avez jamais quitté vos mères ; il y a ici des enfants comme vous, des enfants de seize ans. Mais celles-là, ou elles n’ont pas de mères ou leurs mères n’ont pas le loisir de veiller sur elles.
Les pauvres ne peuvent pas garder près d’eux leurs petits, ni prendre le temps de veiller leurs morts.
Elles sont pâles, flétries ; c’est pour vous garder des attaques de ceux qui, disent les imbéciles, se jetteraient sur vous si leur faim de chair fraîche ne trouvait pas à se repaître dans la rue sur la fille du peuple.
On appelle ça de l’égalité et de la justice !
Un coup d’œil sur l’une des plus terribles misères humaines, afin que ce ne soit pas la plainte sur un seul être qui gonfle le cœur du lecteur, mais la révolte contre les crimes sociaux.
C’est peut-être en cellule qu’on est le mieux pour tout entendre. Toute cellule donne sur une cour quelconque et les voix montent ; il n’y a qu’à suivre quelques-unes des parties de cet horrible chœur de la misère.
Écoutez : il y a entre les propriétaires des maisons de prostitution échange de femmes, comme il y a échange de chevaux ou de bœufs entre agriculteurs ; ce sont des troupeaux, le bétail humain est celui qui rapporte le plus.
Quand les michets de telle ou telle ville de province trouvent une femelle trop surmenée ou qu’ils en sont las, le propriétaire s’arrange pour que la fille doive à la maison une somme dont elle ne pourra jamais s’acquitter ; cela la fait esclave, alors on la troque dans tous les maquignonnages possibles. Il faut que le bétail aille dans l’étable où il sera plus profitable aux trafiquants.
Pour d’autres c’est un embauchage. Elles arrivent naïves de leur pays, ou si elles sont Parisiennes et qu’elles n’ignorent pas qu’il y a des ogres pour la chair fraîche ou des appétits à repaître, la misère les assouplit, et puis il y a les oripailleries fausses qu’une fois dans l’antre on leur fera payer six fois la valeur afin de leur créer une dette.
Il y a aussi le recrutement : de vieilles misérables trouvent moyen de se faire emprisonner pendant quelques mois, et elles recrutent, elles racolent toutes les jolies filles qui y sont échouées ; il n’y a plus besoin qu’elles craignent d’avoir faim ; en sortant elles feront la noce.
Oui, elles la feront, la noce, à en crever ! Leur voix deviendra un rauquement, leur corps tombera en lambeaux. C’est la noce — la noce des bourgeois en appétit.
Celles de la rue sont encore les moins misérables, celles des maisons fermées ont une vie si horrible que cela étonne ceux qui ne s’étonnent plus.
Ce que j’entends là-dessus, je l’écrirai, parce que c’est si épouvantable, si honteux, qu’il faut qu’on le sache !
Mais en ce moment les batteuses de quart de la rue ont le dessus pour les histoires lugubres.
Est-ce qu’on ne s’apercevra jamais que c’est entretenir tous les crimes, et qu’une fois devenue drôlesse, la femme s’étourdira en se faisant donner de l’argent par des imbéciles qui deviendront des assassins. Tout le monde doit savoir cela ! Alors pourquoi le continuer ?
Si les grands négociants des marchés de femmes qui parcourent l’Europe, faisant la place pour leur négoce, étaient chacun au bout d’une corde, ce n’est pas moi qui irais la couper.
Et si, quand une pauvre fille qui a cru entrer dans une maison honnête (il y en a) s’aperçoit où elle est, et se trouve dans l’impossibilité d’en sortir, elle étranglait de ses mains vengeresses un des misérables qui l’y retiennent ; si elle mettait le feu à ce lieu maudit, cela vaudrait mieux que d’attendre le résultat des plaidoiries à ce sujet, car il n’y en aura jamais d’autre que ce qui existe, tant que les choses seront telles.
Est-ce que les hiboux qui coupent les pattes aux souris pour les garder dans leur trou cesseront jamais d’agir ainsi ?
Si la souris captive, au lieu de pousser son petit cri plaintif entre le ciel et la terre également sourds, essayait de ronger la gorge au hibou qui la dévore, toutes les premières périraient ; mais la peur finirait par prendre la bête avide, et comme tout être veut vivre, elle finirait par se nourrir de graines plutôt que de crever.
C’est ainsi que doit procéder le misérable bétail humain ; la femme n’a pas à perdre son temps en réclamant des droits illusoires (ceux qui les lui promettent n’en jouissent pas eux-mêmes), elle a à prendre sa place en tête de l’étape qui lutte, et en même temps à se délivrer elle-même de la prostitution dont nul autre qu’elle-même ne la délivrera.
Quand elle ne voudra plus être la proie des appétits et des cupidités, elle saura que la mort est préférable à cette vie-là, et elle ne sera pas assez bête pour mourir inutilement.
Voici ce que j’entends pendant que j’écris. C’est l’histoire d’un marché.
— Y a un zig qui m’a fait psit su le boul des Batignolles ; y voulait me donner que vingt ronds, moi j’avais faim et puis j’avais un marlou par ocas avec la flique ; fallait que je le paye, y m’aurait donné une flaupée ; moi j’ai pas voulu.
— Qué que t’avais fait des quarante ronds du vieux qu’était si plein ?
— Je les avais donnés, vingt à not’ marlou, vingt à une petite momiche qui chiolait la faim, qu’on ne voulait plus lui faire du pain à l’œil ; toute la chieulée chez elle allait en crever, qu’elle disait : Moi j’ai pas seulement lampé de la journée, j’aime pas quand je suis pas éméchée.
— Pourquoi que tu ne t’es pas carapatée quand on t’a prise.
— Puisque je te dis que j’avais rien lampé, autant être là ! M….! autant crever !
Oui, vous avez raison, pauvres filles généreuses jusqu’au fond du gouffre où vous êtes, mieux vaut crever que cette vie-là où vous avez besoin de boire pour ne pas sentir l’existence.
Je ne veux pas croire à la nécessité pour l’homme de se repaître à se gorger de toutes les saouleries. Mais il y a nécessité pour la femme, quelle qu’elle soit, à ne point être souillée de ces immondes brutalités.
Mais regardons en avant, car dans ces tortures va naître la jeune humanité. C’est elle que Ferré au poteau de Satory ; les nihilistes du haut des potences du tzar, les socialistes allemands la tête sous la hache, saluent comme je le fais devant la vie — plus horrible que la mort.
*** XV
J’en arrive à la fin.
Maintenant qu’a chanté pour moi l’oiseau noir du champ fauve, il ne sera peut-être pas mauvais d’en jeter quelques lignes comme étude, pour ceux qui ignorent les effets qui se produisent quand on n’a plus rien à craindre, qu’on ne peut souffrir davantage, et que de l’autre côté de la douleur on regarde froidement se tordre les haines qui dardent leur venin, et trottiner les imbécilités gonflées d’envie.
On n’a plus, devant le tas de ces idiots, que l’indifférence du chiffonnier remuant de temps à autre les guenilles avec son crochet ; il n’y a pas de noms, mais chaque chose porte son cachet.
Je n’y ai pas encore trouvé de morceau de bure ou de toile grossière, j’en ai trouvé de soie et de velours traînés dans les ordures.
Avez-vous remarqué combien certaines choses puent ? Ces saletés sans nom sentent l’odeur fade des détritus !
Si l’activité énorme déployée par certaines gens pour tâcher de me salir eût été mise en mouvement pour une cause raisonnable, ils auraient été utiles. Que de qualités précieuses déviées à travers les bêtises de la société égoïste !
J’ai vu en Calédonie, sur un mamelon émergé dans les cyclones, un grand fucus encore tout visqueux des flots dont il s’était nourri ; deux rameaux qui tombent du haut sur la pente exposée au soleil deviennent déjà une liane nouvelle ; — ils s’accrochent maladroitement encore à la terre qui leur donnera des sucs plus chauds, et les feuilles, d’un vert moins noir, déjà s’imprègnent de la lumière.
Combien d’êtres, eux aussi, s’imprégneraient de lumière dans un autre milieu !
En attendant, que de haines déchaînées contre les murailles d’une prison s’usent inutilement les dents ! Vous cherchez le bonheur pour le ronger, pauvres fous ; passez votre chemin, le bonheur n’est nulle part ; je l’aurais eu si j’avais passé ces deux ans près de ma mère en la sentant heureuse ; mais vous voyez bien qu’il n’y a plus de crainte à avoir, puisqu’elle est morte. Rassurez-vous, je ne serai plus jamais heureuse ; mais ne vous agitez pas tant, vos insultes me sont indifférentes.
On comprendra pourquoi, sur ces terribles douleurs, la mort de mon amie et celle de ma mère, je cite plutôt les amis qui ont raconté ces tristes jours que je ne les raconte moi-même.
Le courage a des bornes, on ne les passe que si le devoir l’exige.
Je trouve, dans le Dossier de la magistrature d’Odysse Barot, la relation exacte de l’arrestation de Marie Ferré et je cite ces pages écrites sous l’émotion encore vive de l’horrible scène ; elles serviront de préface à sa mort.
On se rappelle le procès de Théophile Ferré, membre de la Commune, son impassibilité dédaigneuse au poteau de Satory en face des douze chassepots qui allaient lui donner la mort. Cette mort, il l’attendit en souriant, le cigare à la bouche, les yeux non bandés ; chacun sait cela.
Seulement, il y a un détail qu’on ignore et qui n’a été écrit nulle part jusqu’à ce jour : c’est la façon dont fut opérée l’arrestation de Ferré, le moyen auquel on eut recours pour découvrir sa retraite.
Toutes les recherches avaient été infructueuses ; on avait peut-être arrêté cinq ou six pseudo-Ferré comme on a fusillé cinq ou six faux Billioray, cinq ou six Vallès.
Que fait-on ? On se dirige vers la petite maison de Levallois-Perret, rue Fazilleau, que l’ancien membre de la Commune habitait avec ses parents.
— Évidemment il n’y était pas.
— Parbleu ! on savait fort bien qu’on n’avait aucune chance de le trouver là.
— Eh bien alors, à quoi bon ?
— Que vous êtes naïf ! Ne vous ai-je pas dit qu’il demeurait avec sa famille ? Or, à quoi sert une famille si elle ne sert pas à dénoncer et à livrer les siens ?
On pénètre un peu brutalement, cela va sans dire, dans le petit cottage entouré d’un jardin de la rue Fazilleau. Ah ! tenez, je ne sais si ma plume aura le courage d’achever. L’autre jour, une affaire m’appelait à Levallois ; j’ai passé dans cette rue ; arrivé devant cette maison dont le numéro me revint soudain à la mémoire, je fus forcé de m’arrêter quelques minutes. Le sang me montait au cerveau, la sueur coulait de mon front, un simple souvenir faisait gronder en moi des flots de colère et de rage.
Pardonnez-moi cette émotion involontaire ; car cette indignation, cette colère, cette rage, vous allez les partager. Je continue :
On entre. Le père était parti pour son travail quotidien, il ne restait là que deux femmes, la vieille mère et la jeune sœur de l’homme que l’on recherchait.
Cette dernière, Mlle Ferré, était au lit, malade, dangereusement malade, en proie à une fièvre ardente.
On se rabat sur Mme Ferré ; on la presse de questions, on la somme de révéler la cachette de son fils. Elle affirme qu’elle l’ignore et que, d’ailleurs, la connût-elle, on ne pouvait pas exiger d’une mère qu’elle se fît la dénonciatrice de son propre fils.
On redouble d’instances ; on emploie, tour à tour, la douceur, la menace.
— Arrêtez-moi, si vous voulez, mais je ne puis vous dire ce que j’ignore, et vous n’aurez pas la cruauté de m’arracher d’auprès du lit de ma fille.
La pauvre femme, à cette seule pensée, tremble de tous ses membres. L’un de ces hommes laissa échapper un sourire. Une idée diabolique venait de surgir dans son esprit.
— Puisque vous ne voulez pas nous dire où est votre fils, eh bien, nous allons emmener votre fille.
Un cri de désespoir et d’angoisse s’échappe de la poitrine de Mme Ferré. Ses prières, ses larmes sont impuissantes, on se met en devoir de faire lever et habiller la malade au risque de la tuer.
— Courage, mère, dit Mlle Ferré ; ne t’afflige pas je serai forte ; ce ne sera rien. Il faudra bien qu’on me relâche.
On va l’emmener.
Placée dans cette épouvantable alternative, ou d’envoyer son fils à la mort ou de tuer sa fille en la laissant emmener, affolée de douleur, en dépit des signes suppliants que lui adresse l’héroïque Marie, la malheureuse mère perd la tête, hésite !…
— Tais-toi, mère ! tais-toi ! murmura la malade.
On l’emmène…
Mais c’en était trop pour le pauvre cerveau maternel.
Mme Ferré s’affaisse sur elle-même ; une fièvre chaude se déclare, sa raison s’obscurcit ; des phrases incohérentes s’échappent de sa bouche. Les bourreaux prêtent l’oreille et guettent la moindre parole pouvant servir d’indice.
Dans son délire, la malheureuse mère laisse échapper à plusieurs reprises, ces mots : Rue Saint-Sauveur.
Hélas ! il n’en fallait pas davantage. Tandis que deux de ces hommes gardent à vue la maison Ferré, les autres courent en hâte achever leur œuvre. La rue Saint-Sauveur est cernée, fouillée. Théophile Ferré est arrêté… Quelques mois plus tard, il est fusillé.
Huit jours après l’horrible scène de la rue Fazilleau, on rendait à la courageuse enfant sa liberté. Mais on ne lui rendait pas sa mère, devenue folle et qui mourut bientôt dans un hospice d’aliénés, à l’asile Sainte-Anne.
Marie était encore debout dix ans après ces horribles choses. Ceux qui avaient leur père ou leur frère en Calédonie ou en exil savent quels étaient son dévouement et son courage infatigable.
À Londres, les proscrits me parlaient des quelques jours qu’elle y avait passés, comme si, en la voyant, ils eussent revu avec elle les amis disparus dans l’hécatombe ; je crois qu’ils l’aimaient plus encore que moi. Nous ne l’avons plus.
Ceux qui dans Paris, où l’on change si souvent de logement, habitent le n° 27 de la rue Condorcet, ancien appartement de Mme Camille Bias, y verront peut-être encore une chambre tendue de rouge ayant la forme d’une lanterne.
Marie Ferré, au moment où Mme Bias arrêta ce logement, me parla beaucoup de la chambre rouge : « C’est un véritable nid, me disait-elle, vous verrez comme on est tranquille. »
C’était un nid, en effet, — le nid de la mort.
Dans la nuit du jeudi au vendredi du 24 février 1882, après une courte maladie à laquelle nous étions loin de supposer une fin aussi terrible, c’est là que nous l’avons perdue.
J’avais été un peu jalouse que ce ne fût pas avec moi qu’elle vînt, mais elle me dit :
— J’y serai si bien ! Au bout de quelques jours ce sera fini.
C’était fini en effet ! S’il y avait un Dieu, ce serait vraiment un monstre de frapper de tels coups.
Le lit était placé en face de la porte, la tête contre le mur.
Pendant les deux jours qu’elle y fut morte ; quelqu’un, qui ignorait ce qui se passait là, ne cessa de jouer du violon en face ; cela entrait dans le cœur.
C’est ainsi dans les villes où chaque maison est elle-même une ville.
C’est devant ce lit que nous l’avons couchée au cercueil, bien enveloppée dans mon grand châle rouge qu’elle aimait.
À la mort de Théophile Ferré, c’est Mme Bias qui, avec la pauvre Marie, ensevelit le fusillé comme l’eût fait sa mère.
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En face des magasins du Louvre, il y a une petite boutique de lainages ; là, pendant la déportation, ma mère habita longtemps avec une parente pour laquelle elle eut toujours une profonde affection, avant d’aller chez ses parents de Lagny.
Au n° 24 de la rue Polonceau, après mon retour, bien fugitifs furent les instants de joie ; ma mère et Marie près de moi, j’avais presque peur ; le bonheur n’est-il pas un rameau si fragile qu’on le brise toujours en s’y reposant ?
Deux vieilles amies venaient chaque jour voir ma mère, elles avaient pour elle de ces petites attentions qu’aiment tant les vieillards et ma chère Marie restait près d’elle pendant chaque réunion ; tout cela est passé.
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Au 45 du boulevard Ornano, au quatrième étage, c’est là qu’elle subit la longue torture de deux années passées sans moi avant sa mort.
Son lit était placé parallèlement au corridor d’entrée, dans la chambre du milieu.
Au-dessus de la commode était un grand portrait de moi peint par Mme Jacqueline. Combien de fois la pauvre femme y eut les yeux pendant ces deux ans.
Il m’a semblé, pendant les derniers instants où il lui était difficile de parler, qu’elle me faisait comprendre de le donner à Rochefort qui me l’avait conservée pendant ces deux ans.
Par les jours de soleil, tant qu’on put lui faire croire seulement à un an de prison, elle restait longtemps à sa fenêtre : c’était là qu’elle m’avait si souvent attendue quand je revenais des dernières tournées de conférences, où Mme Bias était restée avec elle.
À partir du 14 juillet 1884 il fallut tout lui dire ; elle ne se mit plus à la fenêtre.
Je ne crois pas que cette douleur infligée à la pauvre vieille mère ait été bien profitable au bonheur de qui que ce soit.
Personne au monde n’y peut plus rien, on ne réveille pas les morts.
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Elle est morte le 3 janvier 1885, à cinq heures moins trois minutes du matin.
Lorsque j’en descendis l’escalier, le matin du jour de l’enterrement, la laissant couchée dans le cercueil non encore cloué, je songeais à sa douleur depuis deux ans, je me sentais au cœur tout ce qu’elle avait souffert, pauvre mère ! Comme elle eût été heureuse de passer quelques jours avec moi !
On a bien agi en me laissant près d’elle à sa mort ; c’est pourquoi il faudrait peu de pudeur pour me faire grâce sur son cadavre.
Quand tout le monde sortira ou que mon temps sera fini. Jusque-là qu’on me laisse.
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Et les cimetières, là-bas ! Vroncourt dans l’angle en haut, sous les sapins, Andeloncourt, Clefmont !
Et les petites maisons basses et sombres des vieux oncles, la maisonnette enfoncée en terre de la tante Apolline, celle de l’oncle Georges tout en haut de la côte !
Et la maison d’école. Qui donc maintenant y entend le bruit du ruisseau ?
Oh ! maintenant plus que jamais, par la fenêtre ouverte m’arrivent les senteurs des roses, du chaume, des foins coupés au soleil d’été ; l’odeur âcre des niaoulis mêlée à la fraîcheur âcre des flots.
Et tout reparaît, tout revit, les morts et les choses disparues.
Et plus que jamais je voudrais les revoir. Il m’appellent et pourtant rien ne reste d’eux, plus que du vent qui passe.
Lors même que la pensée serait une sorte d’atmosphère qui enveloppe le corps, ne se dissiperait-elle pas avec elle ?
Qu’importe ! Il faut aller jusqu’au bout ; le travail étourdit, la douleur fait marcher comme un éperon. C’est nécessaire peut-être pour fournir sa carrière.
Des fragments retrouvés dans mes papiers diront mieux que moi le terrible groupement des choses depuis 71 : toutes se tiennent, dérivent les unes des autres et m’apparaissent à la fois.
Le premier qui me tombe sous la main date du 28 novembre 1871.
C’est au camp de Satory, tout ensoleillé dans le matin sur la neige de novembre, qu’avait lieu l’assassinat de Ferré, mon compagnon d’armes ; j’aurais bien aimé y avoir ma place.
Ma mère était forte encore, relativement presque jeune. C’eût été moins cruel que la séparation d’il y a deux ans.
Voici en quels termes un journal réactionnaire raconte la mort héroïque de Ferré :
… Les condamnés sont vraiment très fermes, Ferré, adossé à son poteau, jette son chapeau sur la sol. Un sergent s’avance pour lui bander les yeux ; il prend le bandeau et le jette sur son chapeau… Les trois condamnés restent seuls. Les trois pelotons d’exécution qui viennent de s’avancer font feu.
Rossel et Bourgeois sont tombés sur le coup ; quant à Ferré, il est resté un moment debout et est tombé sur le côté droit. Le chirurgien-major du camp, M. Déjardin, se précipite vers les cadavres. Il fait signe que Rossel est bien mort et appelle les soldats qui doivent donner le coup de grâce à Ferré et à Bourgeois.
Enfin, le défilé commence…
Devant le troisième conseil de guerre, où il fut traduit en août, Ferré avait prononcé pour toute défense les paroles suivantes :
« Membre de la Commune, je suis entre les mains de ses vainqueurs :
« Ils veulent ma tête, qu’ils la prennent.
« Jamais je ne sauverai ma vie par la lâcheté. Libre J’ai vécu, j’entends mourir de même.
« Je n’ajoute qu’un mot : La fortune est capricieuse. Je confie à l’avenir le soin de ma mémoire et de ma vengeance. »
(La Liberté du 28 novembre 1871.)
Le second, est le fac-similé de la dernière lettre de Ferré à ma chère Marie.
Celui-là m’arrive le 24 mai de cette année ; je n’ai pas besoin qu’il y ait de lettre pour deviner que cela vient de vous, mon cher Avronsart.
Je revois avec ce triste et fier adieu notre comité de vigilance du 41, chaussée Clignancourt.
— Tous des poètes et des sauvages ! me disait Mme Meurice.
C’était vrai ! Comme nous nous aimions là-dedans, et comme on y était bien ensemble !
Si bien, qu’on avait les yeux avec une sorte d’anxiété sur la pendule, qui marquait l’heure d’aller dans nos clubs ou dans ceux des partisans des redditions et du plan Trochu, afin d’y jeter des idées subversives, qui tombaient en étincelles sur la foule toujours généreuse qui, elle, ne voulait pas se rendre.
C’était vite fait de désorganiser ces réunions de lâcheurs de luttes et de lécheurs de sang.
Ils flairaient d’avance le sang des vaincus, et revinrent à leur heure (l’heure des chacals) ; il leur faut la proie morte ou liée.
Je crois avoir toujours, avec la lettre de Marie, la dernière qui me fut envoyée de sa cellule de Versailles, avant qu’on ne m’ait fait partir pour Arras, d’où je fus ramenée comme je l’ai raconté. Le 29 novembre au matin, au même instant où Marie venait chercher le corps du fusillé, nous eûmes la consolation de nous rencontrer.
Je ne crois pas qu’aucune perquisition m’ait enlevé ces papiers, mais les amis n’aiment pas les remuer, nous tous étant morts ou prisonniers, et je leur laisse ce sentiment de tristesse sans le heurter.
Je dirai seulement que, dans cette lettre, Ferré, au lieu de s’attendrir sur lui-même, regardait, par-dessus le fleuve de sang de 71, la Liberté se lever à l’horizon lointain.
Où donc êtes-vous tous, ô mes amis ?
Si ce livre trouve Burlot dans ses forêts du Morvan, et le vieux brave Louis Moreau, je ne sais dans quel coin du monde, eux aussi se souviendront.
Je m’aperçois que j’écris des noms et ceux qui les portent vivent encore ! Je m’arrête, mais la page restera.
Voici la dernière lettre de Théophile Ferré.
Maison d’arrêt cellulaire de Versailles, n° 6.
Mardi 28 novembre 1871, 5 h. 1/2 matin.
Ma bien chère sœur,
Dans quelques instants je vais mourir ; au dernier moment, ton souvenir me sera présent ; je te prie de demander mon corps et de le réunir à celui de notre malheureuse mère ; si tu le peux, fais insérer dans les journaux l’heure de mon inhumation, afin que des amis puissent m’accompagner, bien entendu, aucune cérémonie religieuse ; je meurs matérialiste comme j’ai vécu.
Porte une couronne d’immortelles sur la tombe de notre mère.
Tâche de guérir mon frère et de consoler notre père ; dis-leur bien à tous deux combien je les aimais.
Je t’embrasse mille fois et te remercie des bons soins que tu n’as cessé de me prodiguer ; surmonte ta douleur et, comme tu me l’as souvent promis, sois à la hauteur des événements ; quant à moi, je suis heureux, j’en vais finir avec mes souffrances, et il n’y a pas lieu de me plaindre.
Tout à toi,
Ton frère dévoué,
Th. Ferré.
Tous mes papiers, mes vêtements et autres objets, doivent être rendus, sauf l’argent du greffe que j’abandonne aux détenus plus malheureux.
Th. FERRÉ.
Je crois devoir donner quelques fragments des journaux de 28 juin 1882, sur les obsèques de Marie.
Hier matin, à 9 heures, ont eu lieu les obsèques de la courageuse citoyenne Marie Ferré, sœur de Théophile Ferré, fusillé par la réaction bourgeoise, pour sa participation à la Commune.
La vie de Marie Ferré ne fut qu’abnégation et dévouement à la cause pour laquelle son frère mourut.
Aussi est-ce avec une respectueuse admiration qu’un grand nombre d’amis suivaient hier, à sa dernière demeure, cette martyre de la foi révolutionnaire.
························
Le cortège se composait d’un millier de personnes, parmi lesquelles on remarquait les citoyens Henri Rochefort, Clovis Hugues ; les citoyennes Hubertine Auclert, Camille Bias, Cadolle, Louise Michel.
Avant la levée du corps à la maison mortuaire, des bouquets d’immortelles ont été distribués aux assistants.
Huit couronnes de roses blanches et trois couronnes d’immortelles rouges ont été déposées sur le cercueil.
Les trois couronnes d’immortelles portaient les inscriptions suivantes : À Marie Ferré, le Cercle d’études sociales du XVIIIe arrondissement. À Marie Ferré, la Libre-Pensée de Levallois-Perret.
À neuf heures un quart, le cortège s’est mis en marche pour Levallois-Perret, où se trouve le caveau de la famille Ferré et où le frère de la défunte a été inhumé après avoir été fusillé à Satory.
Le deuil était conduit par le père et le frère de Marie Ferré, Mme Bias et Louise Michel.
En traversant le boulevard des Batignolles, la rue de Levie et la rue de Tocqueville pour gagner la porte d’Asnières, le cortège s’est grossi de quelques centaines de personnes.
Plusieurs discours ont été prononcés par des délégués des groupes révolutionnaires, des cercles d’études sociales, de la libre-pensée et du comité de vigilance du XVIIIe arrondissement.
Le citoyen Edmond Chamolet cite les paroles du poète :
« Elle était :
De verre pour gémir, d’acier pour résister.
« Aussi, malgré les douleurs, malgré les tortures morales et physiques qu’elle subissait, demeurait-elle calme en apparence, sinon résignée, au milieu des combats de l’existence.
« Elle vivait d’une vie trop active, d’une vie de fièvre, et sa nature réelle et délicate fut brisée par les chagrins qui la minaient lentement ; ses forces la trahirent, la mort vient de nous l’enlever à la fleur de l’âge.
« Adieu, Marie, dors auprès de ta pauvre mère, auprès de ton frère mort pour la liberté. »
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« L’histoire, dit Jules Allix, associera au souvenir de Théophile Ferré le grand et sublime dévouement de sa sœur Marie, dont nous saluons ici la vie simple et grande.
« Frêle et douce comme les femmes, elle était forte comme les plus courageux d’entre les hommes.
« Salut à toi, Marie Ferré ! Ton souvenir vivra malgré le soin que tu prenais à te cacher toi-même ; et nous, les suppliciés, nous, les bannis et les proscrits, nous te faisons ici cortège, pour jusqu’au jour où nous glorifierons nos martyrs, morts pour féconder la liberté.
« La foule qui se presse autour de ta tombe, chère citoyenne au grand cœur, fait plus que tous les discours le panégyrique de ta vie,
« Honneur à toi, Marie Ferré ! Puisse-t-on imiter ton exemple, afin qu’au lieu du martyre on ait le triomphe. Vive la République ! Vive la Révolution ! »
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« En 71, dit le citoyen Dereure, Marie Ferré qui s’était levée de son lit pour marcher à la prison, avait sa mère morte, son frère fusillé, son père et son second frère prisonniers.
« Rendus à la liberté, seule entre ces tombes sanglantes et ces prisons, elle veillait avec un courage surhumain sur ces morts et sur ceux qui lui restaient. »
Quelques mots de Louise Michel et d’Émile Gautier terminent la douloureuse séance.
« Citoyens, c’est sur le cœur même de la Révolution que nous remettons la pierre de cette tombe : Souvenons-nous, souvenons-nous !
« Vous avez bien dit, Louise, termine Émile Gautier ; souvenons-nous ! Que les souvenirs revivent, nous faisant entrevoir l’aurore des jours où régneront la liberté, l’égalité et la justice. »
À la mort de Marie Ferré, les femmes révolutionnaires de Lyon du groupe Louise Michel prirent le nom de « groupe Marie Ferré ».
Merci aux justes et aux vaillantes.
J’ai, parmi les fragments du 28 février 1882, bien des pages touchantes écrites sur l’héroïque et touchante amie que nous avons perdue.
Quand je la revis dernièrement à mon retour d’exil, dit Rochefort, j’avais gardé de la jeune fille d’alors un souvenir ineffaçable, que sa mort inattendue vient de raviver.
Je la vois encore, glissant comme une ombre dans ses vêtement noirs, le long du corridor qui menait au parloir ; nous nous rencontrions ordinairement trois dans ces sortes de boites qui faisaient de la pièce entière comme une variété d’omnibus cellulaires : Rossel, Ferré et moi. Étant tous les trois marqués pour la mort, nous avions été logés l’un à côté de l’autre au rez-de-chaussée de la prison avec deux surveillants qui, à travers nos guichets ouverts, braquaient curieusement sur nous leurs yeux inquiets.
Au parloir, Mlle Rossel, Mlle Ferré et mes enfants se retrouvaient dans une inquiétude commune.
Je n’oublierai jamais, quand elles surent que je n’étais condamné qu’à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, le regard de convoitise sympathique que les deux jeunes filles adressèrent aux miens et qui semblait dire :
— Votre père est simplement destiné à finir ses jours à six mille cinq cents lieues, chez les anthropophages. Êtes-vous heureux !
Comme la sœur de Delescluze, la sœur de Ferré a lutté bravement contre l’amertume de ses regrets, puis elle est tombée vaincue.
Le jour où le calendrier clérical, que le facteur nous apporte tous les ans, aura été remplacé par le calendrier républicain, le nom de cette martyre y brillera parmi les plus mémorables et si jamais le baptême civil succède au baptême religieux, c’est sous l’égide de sa mémoire et de sa vertu que les honnêtes femmes placeront leurs enfants.
*** XVI
Ma mère me restait et, forte comme elle était, elle eût vécu longtemps si les miettes de pain prises par quelques enfants affamés (et à qui on en avait donné d’abord) n’eussent été aussi chères.
Hélas ! le pain est cher sous la troisième république.
Voici comment fut raconté l’enterrement de la pauvre femme, qui eut lieu le 5 janvier 1885.
Comme elle ne souffrait plus, je n’ai pas demandé à aller jusque-là. Elle morte, je n’avais plus rien à demander.
***** À LA MAISON MORTUAIRE
Comme aux grande jours de réveil populaire, les faubourgs vidaient leurs ruelles sombres. De tous les côtés arrivait en masse le peuple, le vrai, celui des « repaires » et de l’atelier.
Devant le n°45 du boulevard Ornano, l’affluence était telle que toute circulation était devenue impossible.
À onze heures précises — trop précises, car des milliers de citoyens sont arrivée dans la demi-heure qui a suivi le départ, — le cercueil a été placé sur le corbillard.
Louise Michel, avant de retourner à Saint-Lazare, a voulu placer auprès du corps de sa mère quelques souvenirs : une photographie d’elle accoudée sur un rocher, encadrée de peluche rouge ; une mèche de ses cheveux attachée avec un ruban noir et mélangée au bouquet d’immortelles rouges qu’elle a rapporté de l’enterrement de son amie Marie Ferré ; le portrait de cette dernière ; enfin quelques-unes des fleurs apportées à la malade ces derniers jours.
Le citoyen Clémenceau était venu présenter ses condoléances à la famille et s’excuser de ne pouvoir suivre le cortège.
De nombreuses couronnes ont été déposées sur le cercueil et derrière le char : À la mère de Louise Michel, l’Intransigeant ; la Libre Pensée ; la Bataille ; etc. ; beaucoup de bouquets aussi, formée de fleurs naturelles, viennent se mêler aux couronnes. Celle de Louise Michel est en perles noires et ne porte que ces mots : À ma mère !
Le cortège s’est mis en marche dans l’ordre suivant :
Immédiatement après le char venait le plus proche parent de la défunte, M. Michel, vieillard à cheveux blancs, accompagné de ses deux filles, les cousines de la prisonnière.
Derrière, marchaient le citoyen Henri Rochefort, son fils aîné, Vaughan et toute la rédaction de l’Intransigeant.
Venaient ensuite les compagnons de lutte de la citoyenne, ceux qui la suivirent dans la proscription et qui continuent dans la presse ou à la tribune le combat révolutionnaire. Citons notamment : Alphonse Humbert, Joffrin, Eudes, Vaillant, Granger, Lissagaray, Champy, Henri Maret, Lucipia, Odysse Barot, S. Pichon, conseiller municipal de Paris ; Antonio de la Calle, ancien membre du gouvernement révolutionnaire de Carthagène ; Moïse, conseiller d’arrondissement ; Frédéric Cournet ; Victor Simond et Titard, du Radical, etc., beaucoup d’anciens déportés de la presqu’île Ducos et de forçats de l’île Nou.
Signalons encore la présence du citoyen Deneuvillers, ancien proscrit de 1871, correspondant de l’Intransigeant à Bruxelles ; du citoyen Théleni, représentant du Radical des Alpes : Bariol, délégué du cercle des Droits de l’homme ( Vaucluse) ; P. Arnal, délégué de l’Association fraternelle des républicaine des Basses-Alpes, de Vaucluse et du Var ; beaucoup d’autres citoyens, délégués de groupes de province et de Paris, dont nous regrettons de ne pouvoir donner les noms.
Au milieu de ce cortège d’anciens combattants de 1871 et d’hommes éprouvés, se trouvait mêlée l’ardente jeunesse des groupes révolutionnaires récemment créés. Ceux-là, parmi lesquels une centaine d’anarchistes, ont déployé, sitôt que le cortège s’est mis en marche, trois drapeaux rouges dont l’un portait cette inscription : La sentinelle révolutionnaire du XVIIIe arrondissement.
Derrière, et tenant toute la largeur de la chaussée, venait une foule immense apportant à Louise Michel, dans cette circonstance douloureuse, le tribut de son respect et de sa reconnaissance.
***** SUR LE PARCOURS
Depuis l’enterrement de Blanqui, cet imposant spectacle d’une démonstration populaire ne s’était pas renouvelé, grandiose et majestueux comme il l’était hier.
Le cortège s’est dirigé vers le cimetière de Levallois-Perret par les boulevards Ornano, Ney, Bessières, Berthier et la porte de Courcelles.
Les talus des remparts étaient garnie de nombreux spectateurs qui s’étageaient sur les déclivités. Du côté opposé, les murailles, les toits, les fenêtres étaient également remplis de curieux.
De toutes les rues qui débouchent sur la route stratégique, une nouvelle foule d’ouvriers, de malheureux, se rangeaient respectueusement sur le passage du cortège ou venaient le grossir.
La police ne se montrait pas, aussi le calme n’avait-il pas cessé de régner et aucun tumulte ne s’était produit. Un simple service d’ordre était fait par deux gardiens sous la conduite d’un sous-brigadier.
Cependant, des mesures extraordinaires avaient été prises pour lancer, au besoin, sur les manifestants, la meute armée : la garde républicaine se trouvait rue Ordener, et sur tout le parcours on avait placé, dans l’intérieur des postes-casernes, des gardiens de la paix. Dans la cour de la caserne de la Pépinière, place Saint-Augustin, était rangé un bataillon d’infanterie, sac au dos, prêt à marcher.
À la porte Ornano, le cortège pouvait être évalué à plus de douze mille personnes.
De temps en tempe un cri puissant de « Vive la Commune ! » ou de « Vive la Révolution sociale ! » sortait de cette immense foule.
Arrivé près du pont du chemin de fer de l’Ouest, deux cuirassiers porteurs de dépêches se sont montrés. Comme ce va-et-vient d’estafettes officielles n’est jamais de bon augure, les cris de Vive la Révolution ont redoublé. Les deux cavaliers se sont empressés de se retirer sitôt leur besogne accomplie.
Au boulevard Berthier, devant le bastion 49, se trouvaient rangés une vingtaine d’agents de police commandés par l’officier de paix du XVIIe arrondissement, Florentin, le même qui vient d’être médaillé pour avoir couvert de sa protection le mouchard provocateur Pottery.
Le sieur Florentin s’était sans doute promis de faire merveille et de gagner de nouveaux galons et de nouvelles médailles.
Au moment, en effet, où le char passe devant le poste, le Florentin, suivi de ses hommes, intercepte le boulevard et intime l’ordre de faire disparaître les drapeaux rouges.
D’immenses cris de « Vive la Révolution ! Vive la Commune ! » lui répondent, et les manifestants, faisant bonne garde autour des drapeaux, semblent défier le sauveur de mouchards.
Le citoyen Rochefort s’avance alors vers l’officier de paix, en lui disant :
— Votre attitude constitue une véritable provocation ; tout s’est passé jusqu’ici dans l’ordre le plus parfait ; votre intervention est absolument déplacée.
— J’ai reçu de M. Caubet l’ordre formel d’empêcher la circulation du drapeau rouge, répond Florentin, visiblement intimidé.
— Ces drapeaux rouges dont vous parlez, répond Rochefort, sont des bannières de sociétés qui ont parfaitement le droit de choisir la couleur qui leur convient. Il y en avait aussi, des bannières rouges, derrière le cercueil de Gambetta, et personne n’osa s’opposer à ce qu’elles fussent déployées.
Ces paroles et l’attitude énergique des citoyens présents firent réfléchir le nommé Florentin, qui se radoucit instantanément et prit lui-même, avec ses vingt-cinq hommes, la tête du cortège en avant du corbillard.
Mais quand la police n’est pas féroce, elle essaye d’être perfide ; c’est ce qui est arrivé hier encore.
À la porte d’Asnières, sitôt que le char eut franchi la grille de l’octroi, les agents qui avaient prémédité leur coup, voulurent refermer vivement les portes pour couper le cortège et empêcher cette exhibition des drapeaux rouges qu’ils avaient tant à cœur.
Ils comptaient sans la résolution des révolutionnaires ; les portes cédèrent sous la pression du peuple. Quelques voitures même, rentrant à Paris, durent à cette circonstance de n’être pas visitées.
Un dernier incident : pendant que le cortège longeait la ligne du chemin de fer de ceinture, un train passa ; tous les voyageurs étaient aux portières, et reconnaissant le convoi de la mère de Louise Michel, un grand nombre d’entre eux se mirent à agiter leurs chapeaux et leurs mouchoirs.
C’est ainsi qu’on arriva à Levallois-Perret.
***** AU CIMETIÈRE
La petite ville de Levallois-Perret était toute révolutionnée. Depuis longtemps on n’y avait vu autant de monde. Beaucoup de voitures stationnaient aux abords du cimetière. Tous les habitants étaient sur pied et formaient la haie sur le chemin où devait passer le cortège.
Le petit cimetière avait fait sa toilette. Les portes étaient grandes ouvertes, et déjà beaucoup de citoyens, plus pressés que les autres, prenaient leur place autour de l’endroit choisi pour l’inhumation.
C’est la tombe de Ferré assassiné à Satory par les Versaillais. Il y est enterré avec sa sœur, Marie Ferré, qui fut l’amie intime, la compagne dévouée de Louise Michel.
Le monument est modeste, entouré d’une grille et couvert d’une large dalle. Une pierre debout porte les noms du martyr et de sa sœur.
La cloche sonne, annonçant l’arrivée du cortège funèbre. En un clin d’œil, la foule a envahi ce champ des morts… C’est avec une peine extrême que les porteurs parviennent avec le corps jusqu’à la tombe, et ce n’est qu’en faisant passer de main en main les couronnes qu’on peut les transporter du char au cercueil. Les drapeaux rouges sont déployés, les tombes disparaissent sous le flot vivant qui s’étage du sol jusqu’au sommet des monuments funèbres. Le spectacle est saisissant de grandeur et de majesté.
***** LES DISCOURS
Après un moment d’attente plein de silence et de recueillement, notre collaborateur, Ernest Roche, prend le premier la parole.
Voici le résumé de son discours, fréquemment interrompu par les approbations de la foule :
« Qui sommes-nous, ici, autour de ce cercueil d’une femme simple et bonne, qui ne songea jamais à la célébrité ?
« Pourquoi, en cette circonstance, cette confusion des nuances républicaines et socialistes les plus diverses ?
« Quel sentiment nous anime tous ? quelle attraction nous amène ? quelle communion des cœurs nous donne à chacun devant cette morte le même respect et la même indignation ?
« Laissez-moi vous le dire.
« Il est un drapeau sacré entre tous, celui que les peuples n’arborent qu’à certaines époques solennelles, drapeau qui électrise plus que les étoffes éclatantes : c’est le drapeau de nos martyrs, de nos héros.
« Le cadavre de Lucrèce renversa les Tarquins et fonda la République romaine ; les cadavres des hommes obscurs, foudroyés le 23 février par les soldats de Louis-Philippe, provoquèrent l’écroulement de son trône ; le cadavre de Victor Noir causa l’ébranlement de l’Empire et précipita sa chute.
« Le cadavre de la pauvre mère de Louise Michel est notre trait d’union, car il fait naître en la conscience de chacun de nous le même sentiment d’horreur pour les criminels qui l’ont assassinée.
« Ah ! ne vous retranchez pas derrière l’âge de votre victime, Basiles ! Ce ne peut être un argument pour atténuer l’odieux de votre forfait.
« Certes, ce n’est pas elle, nous le savons bien, que vous préméditiez d’attendre. Pas plus que l’Empire n’avait de haine particulière contre Victor Noir. Que nous importe que votre férocité fauche dans nos rangs un modeste, un inconnu ou un illustre ? Ce martyre dont vous le couronnez suffit à notre colère, comme il suffit à son illustration.
« Pauvres femmes ! Ceux qui les ont connues savent combien elles étaient indispensables l’une à l’autre. La mère vivait de cette atmosphère d’amour filial dont l’entourait sa fille. En la lui enlevant, vous l’avez tuée, et cette mort entraînera peut-être une seconde victime.
« Après elle, ce sera le tour de Kropotkine, qui agonise dans les cachots ; puis viendront les autres, plus obscurs mais non moins malheureux.
« Et vous ne voulez pas que nous nous emparions de ces cadavres, que nous nous rallions autour d’eux dans une même pensée de défense légitime contre ces voleurs de milliards qui ruinent notre malheureux pays en attendant qu’ils le vendent à l’enchère !
« C’est là le pacte de danger, de vengeance et de justice que nous sommes venus signer devant la tombe de Ferré, assassiné par les balles versaillaises, devant le cercueil de cette femme empoisonnée par la douleur.
« Il me reste à dire, de la part de nos amis et collaborateurs de l’Intransigeant, au nom desquels je prends la parole, de la part de ceux qui combattirent à côté de la vaillante citoyenne, qui partagèrent ces supplices de la proscription et ses joies du retour, combien nous sommes touchés de la douleur qui afflige notre amie Louise Michel, et combien nous voudrions en alléger le poids, si l’amitié et l’estime pouvaient être des compensations à une telle perte. »
Le citoyen Chabert s’exprime en ces termes :
« Ici, dit-il, il y a unanimité entre les socialistes comme au jour de la bataille où tous, les armes à la main, on descendra sur le terrain.
« Tous, nous sommes d’accord sur le but, nous ne différons que sur le choix des moyens.
« Déjà, on peut voir poindre le jour des revendications sociales, car les opportunistes bourgeois ne se contentent plus de tuer les hommes : ils tuent maintenant les femmes.
« Soyons unis et à l’avance déclarons bien que, si nous devenons les maîtres, nous ne voulons plus aucune forme de gouvernement.
« Il faut que le peuple soit enfin le maître.
« Ceux de nos élus qui chercheraient à nous tromper et à s’ériger en gouvernants, nous n’avons à les châtier que par la mort.
« La bataille qui s’engagera présage notre victoire, parce que la situation est telle que tous devront participer à l’action.
« Les opportunistes se laissent aller à la quiétude, ils comptent sur le parlementarisme ; mais ce parlementarisme, nous le battons en brèche et nous sommes sur le point d’en enfoncer la porte. »
Le citoyen Digeon prend alors la parole :
« Au nom des groupes anarchistes, dit-il, nous venons glorifier l’héroïne de la manifestation des Invalides.
« Devant cette tombe, réalisons l’alliance de tous les révolutionnaires, je le veux bien, mais sur le terrain de la liberté absolue et sans arrière-pensée.
« Je ne veux pas finir sans exprimer tout ce que j’ai amassé de haine contre les jouisseurs qui nous oppriment. Nous sommes les déshérités de l’ordre social ; c’est pourquoi nous avons hâte de voir l’avènement de la justice. »
Puis, le citoyen Champy vient rendre hommage à Louise Michel, il s’associe à sa douleur : « Il faut, dit-il, que la Révolution dont elle était l’apôtre donne au peuple l’égalité, le bien-être et la satisfaction de ses droits imprescriptibles, qu’il conquiert par son travail. »
Les citoyens Tortelier, Oudin, prennent ensuite la parole.
La foule s’est alors écoulée dans le plus grand calme : cela s’explique aisément d’ailleurs. Il n’y avait pas d’agents.
Merci, amis, vous tous qui étiez là.
Ainsi je vous revois, amis, je vous reverrai toujours autour de ma pauvre morte, réunis, sans distinction de groupes, dans une même douleur, dans une même espérance. C’est qu’après nous plus personne ne souffrira ainsi les mères séparées des filles pendant deux ans d’agonie.
Dans la dernière lettre qu’elle ait dictée pour moi, ma mère me disait le 27 novembre 1884 :
Ma chère fille,
Ne te tourmente pas, je ne vais pas plus mal ; ce qui me fait de la peine est que tu t’inquiètes toujours.
Je t’envoie des soies, fais tes tapisseries ; tu feras de ma part les vues de la mer dont je t’ai parlé.
Ta dernière tapisserie n’est pas aussi bien que les autres, je vois que tu t’attristes et tu as tort.
Ne fais pas de tricots pour moi, j’en ai assez ; il ne me faut plus rien ; on dépense déjà trop pour moi.
Surtout ne te tourmente pas ; je t’embrasse de tout cœur.
La pauvre femme mentait en disant qu’elle n’allait pas plus mal, elle était déjà au lit et ne se releva plus.
Quant aux tapisseries dont elle me parle, les vues de la mer ne sont pas encore faites ; la dernière — « qui n’était pas si bien que les autres », c’est que je la sentais mourir — représentait le grand chêne frappé au cœur, où attendait la cognée restée dans la blessure d’où coulait la sève, triste souvenir que n’en gardera que mieux celui pour qui elle fut faite, un Talleyrand-Périgord, qui tôt ou tard suivra le chemin pris par Kropotkine et les autres fils de féodaux qui se sentent dans les veines du sang de braves, car bandits c’est vrai, mais lâches non, étaient les grands fauves féodaux.
J’ai gardé les aiguilles qu’elle m’avait envoyées. Elles ne serviront plus, pourtant je lui obéirai, un jour. Je ferai de sa part les vues de la mer qu’elle a promises.
Voici la copie de plusieurs lettres ; les unes au moment où, le choléra sévissant à Paris, j’avais doublement le droit d’être rapprochée de ma mère et de la ville que je n’ai jamais quittée aux jours d’épreuves ; les autres, au moment où, ma mère étant à ses derniers jours, je demandais à être conduite près d’elle.
Ces copies de lettres doivent être au livre des morts ; elles contenaient une double agonie, celle de ma mère et la mienne.
Ceux qui s’imaginaient que je m’occupais de questions de nourriture me croyaient bien heureuse.
J’étais bien traitée, mais quand il en aurait été autrement, est-ce que je sentais autre chose que le chagrin de ma pauvre mère ?
Centrale de Clermont (Oise), n° 1327.
21 novembre 1884.
Monsieur le ministre,
Je n’ai que ma mère au monde. Si je pouvais élever la voix, mes plus cruels ennemis demanderaient pour moi, vu les circonstances présentes, un transfèrement immédiat à Paris, puisque d’un instant à l’autre elle peut doublement m’être enlevée.
Je ne demande ni visites, ni lettres dans la prison où on me mettra. Je n’aurai pas d’extraction si l’on veut, mais je serai à Paris respirant le même air, et ma mère me saura là ; c’est vivante et non morte qu’elle peut éprouver ce bonheur.
Recevez l’assurance de mon respect,
LOUISE MICHEL.
Centrale de Clermont (Oise), n° 1327.
Dimanche, 15 novembre 84
(personnelle)
Monsieur le président de la République,
Voici la vérité ; s’il n’est pas un cœur d’homme pour le comprendre, qu’elle soit mon témoin.
Depuis dix-huit mois je n’ai pas lu une ligne de journal ; mais, à travers le mur de ronde qui nous sépare de la promenade, il m’est parvenu un lambeau de phrase : le choléra est à Paris ; il y a déjà longtemps de cela, toutes les dénégations n’y feront rien pour moi.
Puisque pas un ne se souvient que j’y ai ma place en cette circonstance, fût-ce dans un cachot sous terre, c’est à vous que je dis : Si on me traite en criminelle d’État, qu’on se souvienne que je viens loyalement me remettre moi-même aux mains des juges, et qu’on agisse de même à mon égard.
Louise Michel.
Autres fragments de lettres dans lesquelles je demandais à être conduite près de ma mère.
Je serai aussi loyale en offrant en échange d’une extraction ou d’un séjour dans une autre prison, que ce soit à Paris près de ma mère, de partir pour la Nouvelle-Calédonie quand elle n’y sera plus ; j’y ai déjà été utile et je puis l’être encore en fondant des écoles au milieu des tribus.
Le commencement me manque ; cela était sans doute adressé au ministre de l’intérieur.
Autre fragment encore :
Je n’ai point eu de réponse et n’en aurai probablement jamais. Qui sait pourtant si dans le temps où nous vivons un de vos petits-fils, dans la même situation, ne regrettera pas que vous ne m’ayez pas répondu.
Du reste, ce n’est pas une question politique, mais la question de toutes les mères, car je ne serai malheureusement pas la dernière prisonnière.
Louise Michel.
Que ces épaves disent un peu de ce que j’ai souffert.
Pendant longtemps je n’eus pas de réponse ; enfin je fus transférée à Saint-Lazare. Si on m’y avait amenée plus tôt, ma mère, avec sa puissante nature qui tout de suite reprenait vie à chaque visite, ne serait pas morte.
Pourtant on a bien agi avec moi, car j’ai pu rester près d’elle jusqu’à la fin, et l’ayant moi-même couchée comme elle aimait à l’être, j’ai quitté pour toujours la maison.
Elle ne souffrait plus. Que justice soit rendue tout le monde, surtout aux petits.
Les agents, au lieu de me tourmenter, nous ont aidés à transporter ma mère sans secousse d’un lit à l’autre chaque fois qu’elle le désirait.
Elle les a remerciés et je m’en souviens.
Ils ne sont pas de ceux qui s’occupent des politiques et je crois qu’ils n’ont pas été non plus de ceux qui assommèrent le peuple le 24 mai de cette année au Père-Lachaise. Et puis, qui donc, si ce n’est l’horrible engrenage des vieilles lois, répond des états offerts aux enfants du peuple ? Ils ne viennent pas au monde avec du pain sur leur berceau.
Que le gouvernement qui a bien agi envers moi, en me laissant près de ma mère mourante, ne salisse pas cette générosité d’une grâce après sa mort.
Qu’ai-je fait plus que les autres, pour qu’on remue toujours cette question ?
Une grâce ! À l’anniversaire de ce 14 Juillet où, il y a deux ans, on m’emmena de Paris où elle me crut pendant un an !
Qu’ai-je fait à ceux qui me croient capable de la recevoir ?
C’est si peu de chose qu’une femme qu’ennemis comme amis sont toujours heureux de lui faire un sort avilissant, même quand ils savent aussi bien les uns que les autres qu’elle ne faiblira pas.
En Russie, en Allemagne où on lutte avec les vieux grands fauves, la lutte est plus terrible et partant plus propre ; on dédaigne de salir les révolutionnaires. La corde et le billot sont là, je préfère cela.
Une courte notice sur la vie de ma mère. Ceux qui l’ont connue savent combien elle était simple et bonne, sans manquer pour cela d’intelligence et même d’une certaine gaieté de conversation.
Ma grand’mère me parlait souvent de toutes les peines subies courageusement par ma mère. Je n’ai vu, moi, que son inépuisable dévouement et les horribles douleurs qu’elle a supportées de 1870 à 1885.
Je savais bien que je l’aimais, mais j’ignorais l’immense étendue de cette affection ; c’est en brisant son existence que la mort me l’a fait sentir.
Ma grand’mère, Marguerite Michel, étant restée veuve avec six enfants, ma mère fut élevée au château de Vroncourt ; elle m’a souvent raconté sa vie craintive de petite fille, transportée du nid : mais combien elle aimait ceux qui l’élevèrent avec leurs fils et leur fille !
Peut-être raconterai-je plus tard sa vie laborieuse et modeste.
Elle contribua à leur dissimuler que l’aisance n’était plus à la maison et à leur adoucir la tristesse de la mort qui frappait largement autour d’eux.
Je suis ce qu’on appelle bâtarde ; mais ceux qui m’ont fait le mauvais présent de la vie étaient libres, ils s’aimaient et aucun des misérables contes faits sur ma naissance n’est vrai et ne peut atteindre ma mère. Jamais je n’ai vu de femme plus honnête.
Jamais je n’ai vu plus de réserve et de délicatesse ; jamais plus grand courage ; car elle ne se plaignait jamais et pourtant sa vie fut une vie de douleur.
Deux jours avant sa mort, elle me dit : « J’ai été bien malheureuse de ne plus te voir et de tant coûter aux amis. » C’est la seule fois qu’elle m’a parlé d’un accent aussi triste, sa voix qui n’était plus qu’un souffle avait retrouvé un gémissement.
Nos amis ont reconnu souvent combien ma mère était spirituelle et causait bien, dans sa simplicité. Moi seule, je sais combien elle était bonne, malgré la peine qu’elle se donnait pour le cacher ; elle aimait souvent à paraître brusque et en riait comme un enfant.
Des ennemis anonymes m’avaient menacée, pour troubler ses derniers instants, de faire passer sa paralysie pour une maladie contagieuse. Ils n’ont pas réussi, quoique tout soit possible sur la crédulité publique après des époques de choléra ; ces vipères n’ont pu y parvenir cependant.
Ils s’en consolent en ce moment en écrivant de fausses lettres, en mon nom, à ceux qui sont assez crédules pour y croire.
J’envie le bonheur des gens qu’on pourrait ennuyer avec ces choses-là, je ne les sens plus.
Tout le venin du monde peut tomber sur moi, sans que je m’en aperçoive.
Ce sont quelques gouttes d’eau où tout l’océan a passé.
Ô mes mortes bien-aimées ! Par vous j’ai commencé ce livre, quand l’une de vous vivait encore ; par vous je le termine, courbée sur la terre où vous dormez.
Ceux qui m’aiment et vous aimaient y ont conservé ma place.
Mortes toutes deux !
Oui, la pierre du foyer est renversée.
Seul, dans la chambre où les amis m’ont rangé le lit et les meubles de ma pauvre mère comme de son vivant, un petit oiseau s’est glissé entre les lames des jalousies : il a fait son nid sur la fenêtre.
Tant mieux ! la place en est moins délaissée. Ses pauvres vieux meubles, qui faisaient comme partie de son vêtement, ont sur eux les battements d’ailes de ces innocentes bêtes.
Ce sont eux qui entendent sonner la vieille pendule qui a marqué sa mort.
À bientôt, ma bien-aimée !
Myriam ! Que votre nom à toutes deux termine ce livre avec le tien, Révolution !
FIN DU PREMIER VOLUME
** APPENDICE : MES PROCÈS
*** PREMIER PROCÈS : LA COMMUNE