Titre: La fable de la serveuse, du cadre et du pauvre petit patron
Auteur·e: Enragé-e-s
Date: 2016
Source: Consulté le 25 octobre 2016 de www.lesenrages.antifa.fr

Un cadre, salarié d’un grand groupe français de l’énergie, est assez préoccupé ces temps derniers.

En effet, comprenez-le, le pauvre homme. Ce cadre surmené a commandé la pause de 200.000€ de fenêtres et de véranda et il ne sait toujours pas quand les travaux seront terminés. Vous imaginez un peu le niveau de stress dans lequel il est.

Là y’a un entrepreneur qui vient lui poser, ses fenêtres. Enfin pas lui. Ses six employés. Car il faut être six pour en porter une seule, fenêtre. Il faut dire que ce cadre voit les choses en grand. Et puis il est « écoresponsable » ce cadre, voyez-vous. La véranda servira aussi à chauffer la maison de 480 mètres carrés. Pour le reste, il le fera passer en crédit d’impôt. Il est écolo et bien informé, ce cadre.

Dans l’absolu, cela ne sert pas à grand chose un cadre. Un cadre ne produit rien. Mais au sein d’une économie de marché, un cadre est indispensable. Indispensable pour le capitalisme car payé pour optimiser le vol de plus-value, c’est-à-dire pour faire travailler mieux et plus vite les employés, pour leur voler un maximum de temps de travail, à savoir cette grosse partie du temps travaillé qui n’est pas rendue en salaire mais gardée.

Tout le monde sera d’accord pour concéder que ces 200.000€ de fenêtres ne profitent aucunement à la société. Ils sont là uniquement pour le privilège d’un cadre qui bénéficie du vol de 200.000€ de travail productif effectué par les ouvriers et les employés de ce grand groupe.

Car voyez-vous, la classe possédante, la bourgeoisie, la rente ne pourraient pas exercer seules leur dictature politique et économique. Une partie du magot, cette masse de travail volée aux travailleurs, est réservée aux cadres surmenés et aux « pauvres petits patrons ».

D’un strict point de vue économique, de création pure de richesse, employer un garçon de piscine ne crée strictement aucune richesse.

La bourgeoisie française ne crée pas seulement des esclaves salariés, elle se crée des larbins. Et comme elle n’en a jamais assez, elle se fait voter des lois sur mesure, y compris celle qui permet aux rentiers de s’offrir les services de l’entretien de leur piscine. Car l’Etat est son Etat.

Sous Sarkozy, l’assiette des cadeaux fiscaux se basait sur 18.000€ + 3% des revenus, ramenés à 10.000€ sous Hollande en début de mandat. Cela signifie que pour les nantis, il est possible de déduire 50% de cette base de ses impôts et ainsi, finalement, se faire offrir des gens de maison par l’Etat, c’est-à-dire par le vol du travail productif des plus nombreux, le prolétariat.

Si notre cadre est surmené et stressé, notre entrepreneur de fenêtres, lui, est bien malheureux.

Du soir au matin, il pleurniche contre RSI, l’organisme collectant les cotisations sociales. Il râle, il râle tout le temps. Mais ce qu’il ne dit pas, ce pauvre petit patron, c’est qu’il se verse 4800€ par mois.

Il trouve ça peu compte tenu du « temps passé » et de la « prise de risque ». Mais il ne se demande pas si une serveuse enchaînant un service de 14 heures est payée en rapport du « temps passé ». Il ne veut pas admettre que les vrais risques, ce sont ses propres employés qui les prennent en montant tous les jours sur les toits. Car ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il ne monte jamais sur les toits, lui. Il ne sait rien faire de ses dix doigts en vérité. Il l’a héritée de son père, sa boite.

Ce qu’il ne dit pas, ce pauvre petit patron, c’est qu’il s’est acheté un 4×4 « avec la boite ». Il l’utilise le week end avec « l’essence de la boite ». Ce qu’il ne dit pas non plus, c’est que de temps en temps, il prend des chantiers au black. Parfois il fait 5000€ dans un week end. Au black. Et son sport favori consiste à « faire passer des factures avec la boite ». Partout où il va, il demande « vous pouvez me faire une facture ? ». Et ce qu’il ne dit pas aussi, c’est que s’il y a des difficultés avec « sa boite », et bien il sera peut être le premier à ne « plus se verser de salaire » mais en tout cas, il sera quoiqu’il arrive le dernier à en partir.

En réalité, ce pauvre petit patron ne gagne pas seulement 4800€ par mois. Il gagne bien d’avantage. Car en payant ses 6 employés 1400€ par mois sauf le chef de chantier qui lui est à 1800€, et bien même une fois les « charges payées », il reste beaucoup, beaucoup d’argent.

Or le problème, c’est qu’il a des concurrents. S’il veut continuer à mener le même train de vie ( 80% des travailleurs français sont à moins de 2200€ ) et bien il faut adapter l’efficacité de « sa boite ». Et le plus formidable, c’est que la compta, qui est faite pour les patrons, qui est faite pour la classe possédante, intègre la gourmandise infinie du Capital qui est celle de devoir renouveler l’appareil productif (les machines, les équipements, le 4×4,…) au but de réaliser et réaliser encore d’avantage de profit. Et puis pour faire sa compta, son expert est compréhensif. En faisant valdinguer certains chiffres de certaines colonnes, ça fait baisser le bénéfice.

Voilà pourquoi les investissements sur un exercice comptable, sont déduits des impôts. Formidable pour notre pauvre petit patron. Il a gagné plein d’argent ( il a volé légalement et illégalement une masse énorme de travail à ses employés ) et va donc se faire construire juste à côté du premier, un second bâtiment, des stocks encore plus imposants que les premiers. Toujours à 4800€ Toujours à bramer tous les jours après RSI, quelle plaie.

Mais imaginons que sa boite soit vendable. Et bien notre pauvre petit patron, à 50 ans, il revend sa boite 800.000€. Et là, on comprend que ce pauvre petit patron, tout le temps à chialer, il gagnait bien d’avantage en réalité, que 4800€

Il gagnait bien d’avantage que tous les avantages qu’il volait à la société. Il gagnait en plus la réalisation de la Valeur de sa boite. Réaliser de la Valeur, voilà le seul but du capitalisme !

Et c’est quand on fait la somme de tout cela, quand on réfléchit un peu à l’ampleur de tous ces vols cumulés… Quand on se rend compte de l’ampleur des montants, c’est-à-dire du temps de travail, du temps d’existence, qu’il vole à ses employés, à tous les employés, à tous les ouvriers, on commence à lever le voile sur cette arnaque gigantesque !

Comme le cadre surmené, ce pauvre petit patron est un parasite. Il se signale d’ailleurs tous les jours en pestant après « les charges », c’est même à ça qu’on les reconnaît.

Sans oublier l’embauche de son fils ou de sa fille comme secrétaire en emploi semi-fictif et le dernier voyage à Rio de février, la cuisine, le billard, le frigo américains, le mas provençal dans le Lubéron, le lot de trois apparts dont deux taudis qu’il loue à des étudiants, le VTT à 6000€ qui a fait deux sorties, l’assurance vie chez TaXa assurances, les diverses collections entassées au sous-sol et la mini cooper S de madame. Rouge avec le drapeau anglais.

Tant qu’on comparera nos miettes salariales à un salaire annoncé à 4800€, on se fera avoir !

La différence entre les deux existences ne se compte pas en euros !

Il n’y a pas une inégalité de 3500€ entre ces deux salaires ! Il y a une inégalité qui n’est pas quantifiable tant elle est énorme !

Jugez plutôt. Pour un français sur quatre, en tout cas si l’on en croit une enquête récente, ne reste à la fin du mois, une fois que tous les postes obligatoires du fameux « budget » sont couverts, que moins de 10€.

Or celui à 4800€ là, celui du dessus, qui en réalité, on l’a vu, gagne bien d’avantage, avec ce qu’il triche, avec ce qu’il vole, magouille, investit et récupère comme valeur. Et bien il est propriétaire de sa villa, lui ! Son budget logement, lui, c’est zéro !

Celui à qui il reste 10€, il loue.

D’un côté 10€ de loisirs, de l’autre des milliers non pas d’euros mais d’ordres légaux d’oppressions, d’obligations presque immanentes à pouvoir jouir de ses privilèges, en vertu de la Loi, du Marché, de l’Ordre, de l’Economie.

Ces milliers d’euros, c’est une capacité à se faire servir, tous les jours, à jouir pleinement des oppressions légales qui consistent à devoir obéir quoiqu’il arrive, sous peine d’aller en prison, aux Lois du marché et de la propriété.

Le pauvre petit patron qui entrera dans le bar de la serveuse et qui « commandera » son verre en étant d’un rare mépris, aura toutes les lois du marché avec lui. La serveuse n’a pas le droit de lui cracher à la gueule. C’est la loi. Elle doit obéir, sourire et servir le verre. C’est la Loi du marché qui veut ça, on ne peut rien y faire. C’est comme ça. Cela existe car c’est la loi.

Cette serveuse a 10€ de loisirs par mois. Elle ne sort jamais de chez elle, sauf pour aller bosser. Elle ne part jamais en week end. Elle ne part jamais en vacances. Elle fait ce boulot « en attendant de trouver mieux ». Il n’y a pas d’existence. Où est la vie là dedans ? Toute une vie à attendre de trouver mieux. Cette vie, elle n’est même pas comparable puisqu’elle est directement liée à celle que l’on subit, celle du pauvre petit patron, celle du cadre surmené, celle de ces quelques millions de parasites qui s’ajoutent au parasitisme des rentiers.

Il n’est pas possible de comparer le salaire d’un exploiteur avec celui d’un exploité tout simplement parce que le salaire de l’exploité n’existe que parce que ce dernier est volé de son travail, le montant du salaire étant la matérialisation légale et mathématique du vol de ce temps de travail, de ce mois entier de travail.

C’est à partir du moment où les 1300€ sont engloutis par tous les rentiers en place, que l’on peut « officiellement » déclarer cette serveuse en situation d’esclavage salarial. Ces 1300€ sont donnés pour être immédiatement repris, avec d’autre choix ou presque, que celui d’entamer un autre mois de travail.

La différence de travail non rétribuée en salaire sert à créer la richesse, sous forme d’argent, qui permet de distribuer l’organisation de la société bourgeoise entre l’existence de ceux qui n’ont pas d’argent et celle de ceux qui possèdent l’argent ou maîtrisent la capacité à en créer.

La capacité à acheter du privilège, du service, du servage, du déplacement, du « bien être » n’est pas quantifiable. Elle existe et elle doit être abattue.

La vie de cette serveuse à 1300€ – qui est obligée d’engager du travail la totalité de son mois pour obtenir à la fin 10€ de loisirs – n’est pas à 3500 minuscules euros en dessous du pauvre petit patron à – soit disant – 4800€.

Il y a un monde. Il y a une vie de foutue, il y a une mort psychique, il y a une vie volée qui les sépare.

Des millions de vies volées. Par un système marchand, par le salariat.