L’Encyclopédie Anarchiste — H

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        I. Utilité et dangers des études historiques.

        II. Quelques opinions sur l’histoire et son enseignement.

        III. Les groupements syndicalistes et l’enseignement de l’histoire.

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HABITATION

n. f. (du latin habitatio, même signification)

L’habitation est le lieu où l’on habite ; c’est la maison, la demeure, l’appartement que l’on occupe habituellement.

« L’habitation, dit le Larousse, correspond au degré de civilisation de ceux qui l’habitent ». En ce cas, avouons que nous n’avons pas, en France, à être bien fiers de notre civilisation, car on y habite de façon détestable.

Aux âges primitifs, les habitations étaient de grossières constructions faites de branchages et de terre et installées au bord des lacs et des rivières. C’est là que l’homme s’abritait en revenant de la chasse ou de la pêche, qui étaient ses uniques ressources. A cette époque lointaine, les grottes et les cavernes naturelles servaient également d’habitations. Il ne faut pas croire que ce genre de demeures a totalement disparu ; en certaines contrées de la Russie et de la Sibérie, on retrouve encore des villages entiers, éloignés de tout centre commercial ou industriel, composés uniquement de ces huttes primitives. Pour l’hiver, afin de s’abriter du froid et de la neige, les indigènes de ces régions creusent en terre des cavernes qu’ils recouvrent de branchages et de gazon.

L’habitation s’est, naturellement, transformée au cours des siècles et en suivant son développement et sa transformation à travers l’Histoire, on peut étudier ainsi l’évolution des hommes. Et si, de nos jours, il existe encore des habitations qui rappellent celles des premiers âges, avec les moyens de communication modernes, les régions les plus lointaines peuvent être touchées par les progrès de la science et de la civilisation, et les vieilles huttes qui abritaient nos ancêtres disparaîtront de plus en plus de la surface de la terre.

Durant ces deux derniers siècles, un progrès considérable s’est effectué dans le domaine de l’habitation. Malheureusement et plus particulièrement en France, le peuple n’en a que faiblement bénéficié. Le développement de l’industrie, qui amène à la ville une population de plus en plus dense, et le manque de place, de terrain, ont poussé automatiquement à l’édification d’habitations hautes, puissantes et solides, susceptibles d’abriter tant de monde. L’habitation en pierre et en briques a donc remplacé les vieilles habitations en bois.

D’autre part, l’architecture moderne, tout en ne négligeant pas le point de vue artistique, se remarque par un réel souci de l’hygiène et s’attache à développer le confort à l’intérieur des habitations. Lorsque l’on songe que, malgré tout son luxe et ses richesses, le palais de Versailles ne possédait ni salle de bains, ni même de water-closet, on est obligé de reconnaitre qu’il y a tout de même quelque chose de changé.

Naturellement, ce sont surtout les classes privilégiées qui ont profité des améliorations apportées dans l’habitation, et le peuple de travailleurs, dans sa majeure partie, habite encore dans des taudis infects et sordides. Et plus que tous, le travailleur devrait cependant avoir une habitation saine et agréable. L’ouvrier passe, en effet, la moitié de sa vie dans son habitation. Une fois terminée sa rude journée de travail, c’est en sa demeure qu’il retrouve sa famille et qu’il peut goûter un peu de calme, de joie et de repos.

On s’étonne parfois du nombre incalculable de cafés, de bistrots, de bouges, que l’on rencontre dans certaines grandes villes. Il n’y a cependant rien de surprenant lorsque l’on sait de quelle façon est logé le travailleur, à ce que celui-ci déserte son foyer qui, ordinairement, n’a rien de souriant et d’agréable. Paris, en tant que capitale, tient peut-être la première place, en ce qui concerne les vieilles masures dans lesquelles sont entassés les ouvriers.

Lorsque les étrangers viennent à Paris, et plus particulièrement les Anglais et les Américains, on se fait une gloire de les promener à travers les rues élégantes du quartier Monceau ou des Champs-Élysées ; on leur montre le Louvre, la Tour Eiffel et l’Arc de Triomphe. On les loge dans de chics hôtels dans lesquels rien ne manque, où tout est à la portée du voyageur, et ceux-ci, contents et satisfaits, déclarent que Paris est la première ville du monde.

Que ne les transporte-t-on plutôt dans les quartiers populeux, dans les contrées inconnues et jamais foulées par les pieds délicats et finement chaussés des riches et des heureux ? Que ne leur fait-on voir Belleville, Saint-Ouen et la Villette ? Ils pénétreraient alors dans des taudis ignobles, dans des foyers d’épidémie où les miasmes pestilentiels vous étreignent et vous étouffent. Ils verraient des familles entières logées dans de petites pièces étroites et malsaines ; ils verraient de pauvres petits bougres qui s’étiolent parce qu’ils ont faim de pain et de soleil, et ils sauraient ainsi que tout le monde en France n’est pas heureux et ne demeure pas dans des habitations princières.

L’ivrognerie, la tuberculose et tant d’autres maladies dont souffre le peuple, puisent leurs germes dans les habitations infectes qui abritent les travailleurs. Nous disions, plus haut, que Paris tient la première place en ce qui concerne les maisons et les habitations malpropres. En effet, l’Allemagne, l’Angleterre, logent leur prolétariat d’une façon sensiblement supérieure à celle de la France.

Lorsque l’on traverse la Manche, on est frappé d’apercevoir ces petits pavillons en briques, bâtis tous sur le même modèle et qui sont habités par des ouvriers. A Londres, le travailleur est autrement logé que ne l’est son frère français. Il a sa petite maison, son jardin, son « home » en un mot, muni de tout le confort moderne, et le travailleur britannique serait bien surpris s’il savait comment habite le travailleur de France.

Que de travail ne reste-t-il pas à faire pour atteindre le but que nous poursuivons. Quoi ! Le prolétariat ne se rend-il pas compte, lorsqu’il voit les belles habitations des riches, que lui aussi a droit à tout ce bien-être ? N’en a-t-il pas assez de sortir de l’usine pour entrer dans un logis obscur dans lequel il n’a même pas le cubage d’air indispensable à sa vie ? N’a-t-il pas assez de voir ses enfants s’affaiblir et se mourir de tuberculose parce que les habitations prolétariennes sont de véritables étables ? Surtout qu’au jour libérateur de la Révolution, que le peuple ne se rue pas sur les palais, sur les châteaux pour les détruire ; qu’il brûle les vieilles masures qu’il habite depuis longtemps et qu’il laisse debout les belles habitations des riches, qui seront demain les habitations des travailleurs.

HABITUDE

n. f.

Ce mot désigne couramment une manière d’être usuelle. La coutume de certaines attitudes, un penchant vers certains actes et comme une facilité naturelle à les accomplir, constituent des habitudes, classées d’ordinaire en bonnes ou mauvaises, d’après leur répercussion ou par rapport à la moralité.

La psychophysiologie connaît des habitudes qui sont des dispositions permanentes de l’organisme, acquises par la répétition d’actes donnés. Dans le sens pathologique, l’habitude (ou habitus) désigne l’aspect extérieur, la manière d’être habituelle du corps. « L’habitus comprend les attitudes, les gestes, le volume du corps, la coloration de la peau, la rigidité ou le relâchement des tissus, les modifications du rythme et du caractère de la respiration, l’éclat augmenté ou diminué des yeux, l’aspect extérieur des organes des sens, etc. Le facies est un « habitus » de la face ; le decubitus est l’ « habitus » du malade couché. L’ « habitus » trahit non seulement les états pathologiques, mais le tempérament et le caractère » (Larousse).

En biologie, l’évolutionniste Lamarck (1744–1829) formule, dans sa Philosophie zoologique, la loi de l’habitude selon laquelle « les organes se développent par l’habitude (travail, exercice : habitude active) et s’affaiblissent par le défaut d’usage dans tout animal qui n’a pas dépassé le terme de son développement ». Cette découverte n’est pas circonscrite à une évolution fermée dans le cycle individuel. Si la loi de l’habitude est une conséquence immédiate de l’assimilation fonctionnelle ; si, selon une expression saisissante, « la fonction crée l’organe », les caractères acquis ne disparaissent pas : ils se retrouvent dans la descendance et s’y accentuent à la faveur de la même activité. Ils régressent au contraire si la répétition cesse d’en entretenir le processus et vont jusqu’à l’atrophie et la disparition. La dentition comparée des rongeurs, des carnassiers et des herbivores, le rapport des ramifications de l’intestin et de la tâche de digestibilité que lui impose l’alimentation habituelle de l’animal, la résorption, aujourd’hui critique, de l’appendice vermiculaire constituent des exemples faciles et rapprochés. Par l’hérédité, la théorie de Lamarck gagne le transformisme, atteint, dans l’évolution, la sélection des espèces et cette souplesse de l’adaptation vitale des êtres à des conditions qui en brisent la ligne normale et l’habitude, en même temps qu’elle souligne cette remarquable docilité organique aux injonctions du besoin ...

Le droit pénal regarde certaines infractions, dites infractions d’habitudes ou collectives, comme seulement poursuivables quand une série de faits en démontrent le caractère habituel. Tel est le délit d’habitude d’usure. L’organisme répressif, enclin à examiner les actes dits « délictueux » comme accomplis dans la sérénité du libre arbitre et soucieuse d’appuyer ses sanctions sur le « solide » des responsabilités personnelles, tient en général pour aggravantes les circonstances d’habitude qui, près de celles du milieu, expliquent et atténuent la gravité de certains actes. Combien d’habitudes, contractées par des individus déjà héréditairement prédisposés et dont l’existence malheureuse respire quotidiennement les miasmes endémiques du vice, sont parmi les déterminantes de gestes qui n’eussent jamais été accomplis autrement. Comme impulsée par un sadisme de vindicte, l’organisation pénale que l’on nomme « justice » préfère punir que chercher dans le crime un mal social qui comporte des précautions et des soins. Peu lui importe que son glaive symbolique frappe en définitive l’innocent dans cette « résultante » qu’une société coupable lui livre... Et son châtiment même alourdit le fardeau écrasant des habitudes, maintient l’atmosphère où elles durent et s’enveniment, mène à la récidive lorsqu’elle pourrait écarter.

La philosophie définit l’habitude une disposition contractée à la suite d’un changement survenu dans un être. Ce changement peut être apporté du dehors ou venir de l’être lui-même : l’habitude est ainsi la conséquence d’une action subie ou accomplie par un agent. Elle est subie lorsque l’action est exercée par une cause externe (la température extérieure modifie nos organes tactiles) ; elle est accomplie lorsqu’elle est le fait de l’homme ou d’un animal, c’est-à-dire d’un être en possession de l’activité et de la spontanéité d’action propres aux êtres vivants. La condition principale de l’habitude est la répétition rapprochée des mêmes actes : une action répétée a plus d’influence qu’une action unique. Si le premier acte ne modifiait pas l’activité et ne laissait pas en elle une tendance à le reproduire, il en serait évidemment de même du second et de tous ceux qui viendraient ensuite, car chacun de ceux- ci seraient encore premiers par rapport à l’habitude et inefficaces au même titre. L’habitude naît donc avec la première action et dès le premier moment de celte action. L’habitude est ainsi proportionnelle à l’action. Et elle n’est pas seulement sous la dépendance du nombre et de l’échelonnement des actes, elle n’est pas uniquement fonction de leur multiplicité et de leur fréquence, mais aussi de leur intensité et de leur durée, elle est soumise à leur dynamisme. Une action prolongée a plus de répercussion qu’une action passagère. Un seul acte, s’il est suffisamment énergique et soutenu peut, du premier coup, donner naissance à une habitude déjà vivace...

Deux théories s’opposent quant à la nature de l’habitude. L’une, qui remonte à Aristote, voit dans l’habitude une loi de l’activité, commune à tous les êtres vivants, en vertu de laquelle ces êtres tendent à persévérer dans leur être même, c’est-à-dire dans leur action et, par conséquent, à maintenir ou à reprendre ce qui vient d’eux-mêmes, à écarter, à annuler ce qui leur vient du dehors. L’habitude n’est ainsi possible que chez les êtres vivants parce qu’en eux seuls existe une activité à la fois une et identique, capable de conserver le passé dans le présent et de continuer celui-ci dans l’avenir. L’autre doctrine, qui peut être rapportée à Descartes, voit dans l’habitude un phénomène de passivité. D’où cette définition de Rabier : « l’habitude est la modification plus ou moins persistante produite dans un être par toute action exercée sur lui ». L’idée essentielle éveillée par le mot habitude, c’est une manière d’être relativement stable et dépassant en durée la cause qui l’a produite. L’habitude est commune à tous les êtres matériels, vivants ou non, qui peuvent recevoir d’un phénomène passager une altération durable qui est l’habitude. L’habitude se ramène à l’inertie : c’est la loi en vertu de laquelle tout changement imprimé par une action quelconque continue d’être si nulle action contraire ne s’y oppose... Auguste Comte voyait ainsi dans l’inertie l’habitude elle-même. Il s’ensuit que l’habitude est plus visible, plus parfaite dans l’être le plus passif. Si l’homme, bien qu’essentiellement actif, est le plus capable d’habitudes, c’est que, par tous ses organes, toutes ses facultés (la volonté excepté), il obéit à la loi de passivité et d’inertie. Dans cette hypothèse, il semble que l’habitude ne soit pas proprement du domaine de l’esprit. Elle réside tout entière dans les organes qui seuls se modifient par l’usage. Cette doctrine, conforme à l’unité du matérialisme scientifique, apparaît à la fois trop exclusive et systématique. En effet, l’assimilation des habitudes contractées par les vivants aux modifications conservées des êtres inorganiques est contestable. Dans ceux-ci il semble n’y avoir qu’une permanence toute passive et, dans ceux-là, une persistance active, un effort de reconstitution, une propension croissante au renouvellement. Au point de vue psychologique, cette théorie ne rend pas compte de la tendance ou du besoin qui est à la fois le fond même de l’habitude et la caractéristique de l’activité. Elle néglige également l’affaiblissement progressif et l’effacement final des impressions passives, lesquelles semblent témoigner de la nature essentiellement active de l’habitude...

Ces diverses considérations nous amènent à la définition suivante de l’habitude : tendance de l’activité à reproduire les mêmes actes, d’autant plus facilement qu’ils ont été plus souvent produits. On distingue néanmoins deux catégories d’habitudes : les habitudes passives, qui ont plutôt l’apport à la sensibilité, et les habitudes actives qui se rattachent à l’intelligence et à la volonté. L’habitude active est une disposition à reproduire de plus en plus les mêmes actes et l’habitude passive est une disposition à ressentir de moins en moins les mêmes états de sensibilité. Cependant, comme l’observe justement Rabier, cette distinction porte plutôt sur les causes et les effets de l’habitude que sur son essence. On peut citer, comme exemples d’habitudes actives : marcher, danser, faire du sport, etc. Les habitudes du fumeur, de l’ivrogne, appartiennent aux habitudes passives... Descartes, dont on connait l’ingénieux automatisme des « esprits animaux », expliquait l’habitude par la constitution de chemins tracés par leur action mécanique. La physiologie moderne a substitué « l’influx nerveux aux esprits animaux et des processus chimiques expliquent la constitution des chemins. Tout fonctionnement des cellules aboutit à des prolongements qui unissent des cellules à d’autres et créent ainsi des passages, des chemins, condition physiologique de l’habitude » (Larousse).

Voyons maintenant les effets de l’habitude. « L’habitude, dit Ravaisson, exalte l’activité et rabaisse la passivité ». L’habitude accroit l’activité. Tout phénomène qui se produit dans un être, quelles que soient la nature, l’origine de ce phénomène, laisse, en disparaissant, cet être dans un état tel qu’il se trouve moins éloigné de ce phénomène qu’il n’était auparavant. C’est comme un résidu, un vestige de phénomène, tout au moins une trace, un canal qui conduit vers sa reproduction. De là diverses conséquences. L’habitude a deux effets principaux. Elle rend les actes plus faciles ; elle les rend plus nécessaires. C’est d’abord la diminution de l’effort. « Les habitudes sont dues à une limitation des influences subies, à un passage d’une activité diffuse à une activité concentrée. La force de l’organisme, au lieu de se répandre au hasard, se porte entière au point précis où elle est utile. Ainsi l’enfant qui apprend à écrire remue tout son corps ; l’habitude une fois contractée, la main seule entrera en mouvement » (Larousse)... Pour reproduire un phénomène déjà produit, une moindre quantité de causalité est nécessaire. Par conséquent, s’il s’agit d’un acte qui dépend de nous, il faudra moins d’effort : plus l’acte se répète, plus diminue l’énergie dépensée. Et elle ira toujours en diminuant avec les progrès de l’habitude ; à la fin l’acte s’accomplit pour ainsi dire de lui-même. C’est pourquoi, par l’habitude, l’acte devient plus rapide. En même temps, il devient obscur, la réflexion s’en retire de plus en plus, il semble tendre vers l’inconscience. De même, la volonté, nécessaire à la formation de certaines habitudes et d’abord chargée de commander, de surveiller les actes jusqu’à leur complet achèvement, s’en trouve peu à peu dispensée par l’habitude. Quand l’habitude est prise, nous exécutons donc presque machinalement, sans hésitation et avec célérité, les actes les plus compliqués : ils deviennent, en quelque sorte, automatiques...

D’autre part, plus l’acte devient facile, plus deviennent difficiles les actes contraires ou très différents, plus s’accroît par cela même la catégorisation de nos actions, qui tendent à devenir prisonnières de nos habitudes. L’acte s’exécutant à moins de frais, s’il suffit pour l’amener d’une moindre excitation, il se répétera plus souvent, et s’accroîtra à mesure son aptitude au renouvellement. A l’origine, il fallait faire intervenir notre volonté pour l’accomplir : ce n’est pas trop maintenant de notre vigilance pour l’éviter. La limite de ce progrès, c’est le besoin, la nécessité de l’habitude ; véritable inclination acquise qui a ses plaisirs et ses peines propres dans la satisfaction ou la contrariété. La place conquise par l’habitude dans la vie humaine où elle se renforce d’hérédité et finit par côtoyer l’instinct au point de nous abuser sur son caractère, a fait dire à Aristote qu’elle était « une seconde nature ». Elle en acquiert parfois les tyrannies et l’irrésistibilité... Ainsi, facilité croissante à se reproduire, propension toujours plus grande à agir, telles sont les phases successives par lesquelles passe plus ou moins complètement toute habitude. On aperçoit dès lors les rapports de l’habitude avec l’instinct et la volonté. « Elle part de l’une et aboutit à l’autre par une série indéfinie de degrés intermédiaires. C’est une sorte d’instinct qui succède à la volonté comme l’autre instinct la précède, l’instinct de recommencer ce qu’on a fait, l’instinct de se répéter, de s’imiter soi-même ». Elle paraît ainsi agrandir le champ de nos instincts primitifs, qu’elle seconde et prolonge, affranchit la volonté d’une multitude d’interventions secondaires qui l’accapareraient au détriment de l’aide qu’elle doit apporter à l’effort novateur, libérer l’attention qui, sans elle, resterait attachée aux manifestations les plus banales de la vie.

L’effet de l’habitude sur la conscience est une dégradation. Tout ce qui devient habituel s’affaiblit dans la représentation. En effet, la conscience est proportionnelle à l’intensité et à la durée des actes. Or, nous l’avons vu, par cela même que l’habitude rapproche la faculté ou l’organe de l’acte devenu habituel, cet acte n’exige plus, pour se produire, qu’une moindre dépense de force et un moindre temps. De même toute sensation qui se prolonge devient de moins en moins perceptible pour la conscience. On ne sent plus une odeur que l’on porte toujours sur soi. Le meunier n’entend plus le bruit de son moulin. En ce qui concerne la sensibilité, l’habitude émousse toutes les sensations purement physiques : elles se heurtent à l’accoutumance organique, affectent avec une intensité décroissante les centres coordinateurs. Il en est de même des impressions morales, du sentiment. Le plaisir ou la douleur qui se renouvellent trop fréquemment ou soumettent nos fibres à une vibration exagérée s’affaiblissent et s’éteignent. Le médecin, parfois crispé d’angoisse à ses débuts, accompagne plus tard dans l’indifférence les pires ravages de la maladie ; le chirurgien ne connaît plus le trouble qui nous bouleverse, il atteint, par l’habitude, à cette absence de frémissement, à ce sang-froid qui choquent notre émotivité, mais garantissent — avec la liberté de l’esprit, la sûreté de l’œil et de la main — le succès de ses interventions. On s’endurcit au spectacle de la souffrance. Les afflictions mêmes qui nous frappent, si elles ne nous abattent, lentement et comme à notre insu, se détachent de nous. « Les douleurs ne sont point éternelles, disait Châteaubriand, c’est une de nos grandes misères, nous ne sommes mêmes pas capables d’être longtemps malheureux ». Les plaisirs les plus entraînants n’échappent pas à ce nivellement. Des secousses excessives — qu’elles apportent le désespoir ou prodiguent l’ivresse — désaccordent l’équilibre vital et nous n’en pouvons longtemps supporter la tension. Qu’il s’agisse des intempérances de la table ou des dérèglements de la chair, ils abandonnent à la monotonie leur charme et leur frénésie, en même temps que la lassitude, qui est comme la réaction de conservation de l’organisme saturé ou surmené, tend à le préserver par le dégoût. Les autres, les chagrins violents au sein desquels on se complaît jusqu’à vouloir en aviver l’acuité, se fondent dans une sorte d’âpre jouissance qui est comme une ironie de la nature et s’éloignent, avec elle, de leur objet, se dérobent à la volonté par l’accoutumance. Les peines, comme les joies, retournent à la normale qui ne supporte l’ininterrompu et n’entretient la vivacité que par l’alternance, ou sombrent dans l’habitude qui est comme le refuge suprême de l’être contre un accaparement qui l’épuise...

Le désir suppose une certaine distance entre la faculté et la fin qui est le bien de cette faculté. L’aversion suppose de même une certaine distance entre la faculté et la manière d’être opposée qui est la privation du bien ou du mal. Or, la possession habituelle d’un bien diminue ou supprime cette distance ; donc le désir et l’aversion tendent à s’éteindre par la possession ou la privation habituelle de leurs objets. Mais si l’habitude passive réduit la conscience, elle augmente le besoin. Ainsi, le goût de l’ivrogne s’émousse par l’abus, mais son besoin de boire s’accroît sans cesse. La sensation de moins en moins ressentie devient de plus en plus indispensable. Par cela même, au plaisir primitif, origine de l’habitude, se substitue un autre plaisir, effet de l’habitude : le plaisir de la satisfaire. Il apparaît ainsi comme d’ordre négatif. Ce n’est plus le délice duquel on s’approche dans la liberté, mais plutôt la quiétude d’avoir satisfait à des injonctions auxquelles on sent qu’on ne peut se soustraire. D’autre part, par processus inverse, des sensations d’abord pénibles peuvent devenir agréables et appeler la continuité si l’on en contracte l’habitude. L’acte du fumeur, qui commence dans la nausée pour s’épanouir dans la sollicitation tyrannique est, de ce genre d’habitudes, un exemple typique...

Les sentiments, les inclinations ont leurs habitudes qui ne sont pas encore nettement comprises. En effet, si la plupart des sentiments s’émoussent, d’autres semblent s’aviver par la répétition même. Certains penchants meurent de satiété ; d’autres deviennent d’autant plus insatiables qu’ils se satisfont davantage. Ces effets ambigus, exceptionnels, tiennent sans doute à la complexité de ces phénomènes où se mêlent l’activité et la passivité. La passion, qui est une inclination exaltée et dominante, croît d’autant plus rapidement que la sensibilité est plus vive et l’imagination plus puissante, et l’habitude l’enracine peu à peu dans les âmes et la rend finalement invincible. Mais toutes les passions n’ont pas un titre égal à notre bienveillance. S’il en est qui favorisent l’expansion de l’individu et, décuplant le courage et la volonté, en portent au paroxysme les qualités, en amplifient la richesse profonde et la lumière généreuse, d’autres sont destructives de sa vigueur et de son harmonie et le retiennent en deçà de sa conscience et de sa lucide possession. Or, toute passion est exclusive et jalouse : elle est tellement absorbante qu’elle empêche toute passion contraire de naître. Nous devons donc les surveiller dès l’origine et les soumettre à notre critérium, ne leur permettre de s’introduire en nous et de s’y établir par l’habitude que sous notre contrôle et la reconnaissance éclairée du droit de cité. L’homme est trop éloigné de ses états primitifs pour s’en remettre à ses instincts du soin de régler ses passions. Une raison chancelante et faillible, égarée par les civilisations, est cependant le seul garant de nos réserves et de nos possibilités. Si séduisant et, en apparence, naturel que puisse sembler l’octroi d’un blanc-seing spontané et la consécration de légitimité aux passions qui cherchent à s’emparer de notre activité, pareil détachement nous expose aux pires dissociations de la personnalité. Et quiconque s’imagine, en y cédant, se libérer, risque fort de se mettre, par avance, à la remorque des penchants...

L’habitude pénètre non moins avant dans le domaine de l’intelligence. Celle-ci est soumise à l’habitude aussi bien dans los plus humbles de ses fonctions (mémoire, perception, imagination) que dans les plus élevées (élaboration de la connaissance). C’est une des conditions les plus importantes de la mémoire : elle agit surtout sur la conservation des idées. En effet, plus la même sensation ou la même opération mentale se répète, plus l’idée qui lui correspond accroît sa force de conservation. Que la répétition soit volontaire ou non, il n’importe : l’effet est toujours le même. C’est ce qui a fait dire quelquefois que la mémoire, ou du moins la conservation des idées, n’est qu’un cas particulier de l’habitude : la commune habitude de l’intelligence et du cerveau. La loi de l’association des idées : la loi de contiguïté, c’est, en somme, la loi de la mémoire et de l’habitude, lesquelles, en reproduisant les idées antérieures, les reproduisent naturellement dans leur ordre et avec leurs connexions primitives. Plus la contiguïté a été fréquente, plus l’association est forte et durable. Deux idées se présentant toujours à notre esprit, une habitude se forme et nous devenons incapables de les penser l’une sans l’autre : c’est le cas de l’association inséparable par laquelle l’école anglaise a tenté d’expliquer les principes directeurs de la connaissance...

Toute sensation est immédiatement suivie d’une perception, et plus la sensation est distincte et familière, plus la perception est parfaite. La part que prend l’habitude dans le perfectionnement de la perception extérieure en général est plus considérable encore quand il s’agit des perceptions acquises, car celles-ci sont le résultat d’une éducation, par suite d’une habitude. La perception n’est que l’interprétation des sensations. D’une sensation donnée, nous concluons à l’existence d’un objet ou à la présence d’une certaine qualité de l’objet. Mais cette conclusion, fondée sur l’habitude, n’est nullement infaillible. Vraie dans la majorité des cas, elle est en défaut dans des cas exceptionnels, contraires à cette habitude : ce sont les erreurs des sens... Dans l’imagination, l’intervention de l’habitude est moins apparente. Soit que l’imagination soit reproductrice et, par suite, une des formes de la mémoire, soit qu’elle soit combinatrice ou créatrice, c’est-à-dire dépendant de la raison et de la sensibilité morale, l’habitude est présente, soit directement comme partie intégrante de la mémoire, soit indirectement pour rendre plus faciles et fréquentes les conceptions hardies de l’imagination...

Les grandes opérations intellectuelles, celles qui ont rapport à l’élaboration de la connaissance (abstraction, généralisation, jugement, raisonnement), se servent de l’habitude, soit en ce qu’elles ont pour matière des opérations inférieures qui doivent en partie leur existence à l ‘habitude, soit par elles-mêmes, quand elles empruntent à l’habitude l’aptitude au renouvellement, une plus grande aisance, une durée moindre d’exécution, et font ainsi de l’habitude une des conditions du perfectionnement de la science. Mais il est bon de remarquer que l’habitude ne commence rien. Elle ne fait que conserver et consolider ce qui a d’abord été produit sans elle, et l’empirisme a le tort de l’oublier... L’habitude accroît donc la puissance de toutes les facultés intellectuelles, mais si on n’y prend garde, elle les spécialise et obscurcit de plus en plus la conscience de leurs diverses opérations. Ces effets fâcheux peuvent être neutralisés, pourvu qu’on s’étudie à exercer également toutes les facultés et dans tous les sens, pourvu aussi qu’on s’efforce de tenir l’attention en éveil toutes les fois qu’il est nécessaire...

Enfin la volonté, en même temps qu’elle est le principe de toutes les habitudes dites volontaires, contracte elle aussi des habitudes selon la façon dont elle s’exerce et les motifs par lesquels elle se détermine. On s’habitue à vouloir promptement, obstinément, on s’habitue à se déterminer par des motifs d’intérêt, de passion, de devoir, etc. D’une part, l’habitude affermit et étend l’empire de la volonté sur toutes les autres facultés et sur le corps lui-même ; d’autre part, la volonté est-elle engagée dans une voie, bonne ou mauvaise, l’habitude l’y maintient et l’y pousse de plus en plus. C’est ainsi qu’on a pu dire, quel que soit par ailleurs le fondement de la morale, que la vertu est l’habitude du bien. « Un acte vertueux ne fait pas plus la vertu qu’une hirondelle ne fait le printemps », disait Aristote. Les habitudes morales ont des répercussions considérables : elles peuvent avoir un rôle bienfaisant ou redoutable selon le caractère des actes qu’elles favorisent. Mais que l’on situe le bien dans l’idéalisme des tendances ou de la perfectibilité, dans l’a priori de la révélation ou la raison des postulats, dans le réalisme ou la foi, dans la loi rigide ou la vie mouvante, l’habitude n’en peut être aveugle et à l’écart de la connaissance. Qui appareille sur la foi des injonctions sera demain, dans l’incompris de son acceptation, absent de ses actes les plus graves et comme un marin sans boussole sur l’océan trompeur. Quelle que soit notre morale personnelle, c’est-à-dire la ligne de conduite mûrie, voulue et constamment révisable à laquelle se rapportent nos actions ; quelle que soit la nature des actes — néfastes ou profitables — dans lesquels nous fixons provisoirement et conventionnellement les notions si souvent arbitraires du bien et du mal ; si large que soit le sens du mot vertu appliqué aux orientations et aux attitudes les plus conformes à nos conceptions directrices ; si éloignés que nous nous tenions — en notre constant relativisme des absolus où se fige et s’immuabilise une « morale » sur laquelle les sociétés ont porté la dérision de leurs foulées séculaires, il importe que là aussi nous tenions sous notre surveillance constante des habitudes capables, nous le savons, de s’opposer, le cas échéant, aux redressements nécessaires. Tant à leur origine qu’à travers leur développement, elles doivent demeurer, non seulement éclairées, mais volontaires. De leur aide à leur emprise sachons garder la marge salutaire... N’oublions pas, cependant, que sont froides, austères et insuffisamment humaines les régions de la pure raison. Ne craignons pas d’envelopper de sentiment les habitudes qui nous relient à nos semblables : la rectitude sans émoi parfois glace la justice, rend distante la générosité, annihile jusqu’à la richesse du don. Elles gagneront à cet adoucissement de la souplesse et de l’aisance. La chaleur que nous apportons à l’accomplissement de nos actes en augmente le potentiel et en élargit la portée. Nos vérités ne seront jamais aussi bien accueillies que dans la vivante approche de nos cœurs ; elles ne seront jamais aussi pénétrantes. Si la vertu, sèche et sévère avec Kant, et toute raison, est, avec P. Janet, « l’habitude d’obéir librement, avec lumière et amour, à la loi du devoir », qu’elle soit, dans la joie, l’offre meilleure de nous-mêmes aux desseins les plus clairs que nous avons conçus. Que l’habitude de notre bien expansif en accroisse le rayonnement, en attendrisse les abords, prépare avec autrui la communion...

L’habitude est donc coextensible à toutes nos facultés et son rôle est immense. Elle est la condition de la continuité de la vie humaine et affirme ainsi l’identité et la substance du moi. Force conservatrice, « par elle l’être hérite sans cesse de lui-même et thésaurise, pour ainsi dire, les résultats sans cesse accrus de son activité ». Accumulant les matériaux de nos efforts, elle permet à notre tâche de se porter vers de nouveaux objets. Elle nous évite de continuels retours sur le passé, libère par la mécanique la plupart de nos facultés, laisse disponibles nos réserves d’énergie. Comme le remarque V. James, « si l’habitude n’économisait pas la dépense d’énergie nerveuse et musculaire, les actes les plus simples : s’habiller, se déshabiller, marcher, absorberaient tout notre temps… ». Par l’acquis qu’elle permet et retient, elle est la condition du progrès, car « aucun progrès n’est possible si tout recommence sans cesse. En effaçant des actes anciens la complication et la difficulté, l’habitude rend possibles de nouveaux actes de plus en plus compliqués et difficiles ». L’attention minutieuse et réfléchie, la tension physique ou volontaire, débarrassées des mille préoccupations secondaires de la vie courante, peuvent porter sur d’autres points leurs ressources précieuses. L’habitude permet donc à l’esprit humain d’étendre ses conquêtes au lieu de s’épuiser dans une vaine réacquisition. Mais leurs aspirations ne sont plus que routine si, vers elles tournées, nous consentons à scander le piétinement de nos habitudes, si nous livrons à leur ronde monotone toute notre activité. Dans le cercle clos des habitudes souveraines, le jeu des cerveaux les plus riches devient comme le somnambulisme circulaire d’une civilisation endormie. Elles assurent, et c’est assez, notre propension. Mais leur cycle est révolu : hors d’elle est l’inconnu nécessaire et tentant, le mouvement fécond de la vie. C’est dans le renoncement aux poussées hasardeuses, aux aventureux défrichements, semés de souffrances et de délices, que Châteaubriand plaçait le regret de son jeune héros désenchanté, René : « Si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude »… Si le bonheur est dans le non-sentir et le non-penser, s’il consiste à abîmer dans l’indifférence toutes les forces de l’être, si le bonheur est un désespéré qui n’ose demander au suicide l’accès du vrai repos et met, sur son visage et dans son âme, tous les attributs de la mort, alors, oui, l’habitude aussi est la félicité, comme déjà le nirvana cesse d’être la vie... Le bonheur n’est pas dans l’abandon ou l’attente béate. Il est dans l’effort, et le don averti et continu de soi, et la poursuite du but indéfini, et c’est folie que de rêver, pour soi-même et les peuples, d’un Eldorado stagnant. Le bonheur — ou son fantôme — n’est pas au port : il est sur le chemin. Il flotte dans la brise qui nous caresse au passage. Il est parfois notre compagnon inattendu et berce ça et là les étapes de notre marche ininterrompue. Mais n’essayons pas de nous immobiliser avec lui : nos bras n’étreindraient bientôt que le vide...

Il n’est guère de modalité de critique et d’action qui, autant que l’anarchisme, se heurte à la multitude paralysante des habitudes. L’élan qui tend à accroître -en lui et autour de lui — le domaine de l’individu, à l’approcher de la connaissance et de la possession éclairée de ses moyens, à assurer la franchise de son sentiment, le jeu lucide de sa raison et la maîtrise de sa volonté, la conscience et le contrôle d’une évolution personnelle est, dans son essence, voué à la lutte contre les emprises de l’accoutumance. Habitudes intellectuelles : paresse de l’esprit, opinions de l’ambiance, jugements coutumiers, calquage, préjugés ; habitudes religieuses (qui ne sait à quel point les religions établies ont perdu le soutien de la foi et doivent la persistance de leur prestige à l’armature vivace des habitudes, qui ne trébuche chaque jour sur l’idolâtrie sans cesse renaissante ?) ; habitudes de violence : habitudes ancestrales de la lutte pour les besoins devenues les habitudes raffinées de l’appropriation pour les appétits, habitudes de l’individu de proie, habitudes des foules prises de la folie collective du massacre et de la guerre ; habitudes d’obéissance, d’ordre, de discipline, si chères aux conducteurs d’hommes et qu’utilisent pour leurs fins les partis et les sectes, si libérales soient leurs tendances, si ouvertes leurs voies, si souples leurs cadres ; habitudes morales, sociales, publiques et privées, particulières et générales qui renforcent les erreurs des générations d’une sorte d’hérédité, adossent leurs étais au flanc des idées vieillies, des mensonges pieusement embaumés, des mœurs déjà périmées, des formes à jamais révolues : le cimetière de la pensée, le marécage où s’enlise la vie ; tout le faisceau des respects et des acquiescements, des provisoires stabilisés, des institutions crispées aux vertus de l’usage ; habitudes à l’infini ramifiées auxquelles la loi du moindre effort, la passivité, l’ignorance, la lâcheté font une haie d’honneur valeureuse, accordent les prérogatives dangereuses de la prime nature... Que ce soit dans la famille, dans la rue, partout dans la société, à chaque pas dans la vie, qu’elles étranglent l’enfance, ligotent les adultes, enterrent les cadavres ; qu’il s’agisse du savoir, du travail ou de l’amour, des figures les plus pures de la joie ; qu’intervienne l’éducation, l’intérêt, les rouages emprisonnants de l’économie domestique et sociale ; qu’elles traînent à grand fracas la croix des dieux défunts ou qu’elles brandissent les parchemins de la propriété ou les tables de la loi, les habitudes aux mille chaînes, à nos corps enlacées comme des pieuvres, harcèlent sans merci les novateurs et nous font payer durement l’acquis du passé.

— Stephen MAC SAY.

OUVRAGES A CONSULTER.

Ravaisson : De l’habitude Maine de Biran : Influence de l’habitude sur la faculté de penser Albert Lemoine : L’habitude et l’instinct Malebranche : Recherche de la vérité (liv. II) Dumont : Revue philosophique (t. 1) Rabier : Leçons de psychologie (chap. XLI) Ribot : l’hérédité Boirac : Philosophie Guyau : Hérédité en éducation G. Tarde : Les lois de L’imitation A. Bain : La science de l’éducation etc.

HARMONIE

n. f. (du grec Harmonia, arrangement)

Concours ou suite de sons. Science des accords. L’harmonie est la base fondamentale de la musique. (Voir ce mot).

Au sens figuré, s’emploie pour symboliser l’accord parfait d’un tout : harmonie de l’Univers.

FOURRIER entrevoyait la possibilité d’un état social dans lequel le bonheur et l’accord règneraient. Il dénommait cet état social : harmonie.

Les anarchistes pensent qu’au lendemain d’une transformation sociale, l’harmonie pourrait régner entre les humains. On les traite souvent d’utopistes. Néanmoins, il est certain que si les causes principales de dissensions, d’envie, de jalousie, de haine même, disparaissaient, les hommes en viendraient tout naturellement à pratiquer la grande loi d’entraide que Kropotkine a magistralement exposée dans son ouvrage, malheureusement introuvable aujourd’hui : L’Entraide, base de toute société.

De fait, c’est bien la propriété, créant la monstrueuse inégalité sociale, qui fait naître, au cœur des parias, l’envie à l’égard de ceux qui possèdent. C’est bien la pitoyable éducation, pleine d’erreurs et de préjugés, qui fait des jaloux, des haineux. C’est la misère qui rend le cœur des miséreux ulcéré ct méchant.

L’Anarchisme (voir ce mot), en résolvant le problème social, en supprimant les causes d’antagonisme, amènera chaque jour un peu plus d’harmonie entre les hommes.

La littérature anarchiste en donne de multiples et irréfutables preuves.

HASARD

n. m.

Au mot Axiome, nous avons esquissé la théorie philosophique ou notre théorie philosophique du hasard. Le hasard est la coïncidence ou l’identité de deux effets dont les causes n’ont pas été calculées pour produire cette coïncidence ou cette identité.

La chance réside dans le fait que l’événement dont nous ne pouvons ni calculer ni supputer les causes se produise ou ne se produise pas. Si nous avions la connaissance complète des causes, nous saurions avec certitude qu’il doit ou non se produire.

Ces études sont importantes, car elles peuvent influencer la conduite de notre vie. Le pilote doit connaître les eaux dans lesquelles il navigue, les courants qui s’y dessinent, et les fonds sur lesquels il passe, pour assurer à sa barque son tirant d’eau. L’analyse du hasard nous amène à l’analyse de la probabilité.

Un orage éclate : je me réfugie sous un chêne. La foudre le frappe : j’ai le bras paralysé. Voilà un événement, pour moi du moins, c’est même un sinistre. Il est venu d’une coïncidence : ma présence sous l’arbre au moment précis où la disposition des nuages et leur choc a fait jaillir dans ma direction l’éclair. La nature indifférente, pour laquelle mon accident ne compte guère, n’a pas calculé ses coups pour m’atteindre, je ne les ai pas calculés pour les prévoir et les éviter. Je suis foudroyé : c’est l’effet du hasard.

Pourtant, j’aurais dû me souvenir que les pointes et les cimes, même celles des arbres, attiraient, comme on le dit vulgairement, le tonnerre. Cette cause connue, le hasard décroît. Si mon ignorance des autres causes était progressivement éliminée, l’événement possible deviendrait probable et pourrait même s’annoncer comme certain.

Un comité, réuni le 15 janvier, décide de donner, dans le cours de l’année, une grande fête avec cavalcade, joutes sur l’eau, illuminations et feux d’artifice. Quelle date choisir ? Le 15 avril ou le 25 juillet ?

Si ce comité, par hypothèse, n’avait aucune donnée quant au régime des saisons, il se tiendrait ce raisonnement : il y a autant de chances pour que notre fête coïncide à une date ou à une autre avec un jour de beau temps. Et cependant, au moment où le comité délibère, la question est déjà résolue par l’univers.

L’état de l’atmosphère et la température ne dépendent pas d’un caprice accordé aux éléments ou permis aux dieux, mais de la translation terrestre, des courants magnétiques qui affectent notre planète, de l’influence qu’exercent sur elle le soleil, volcan de rayons, ou la nébuleuse, foyer de rayons X. Ces causes s’enchaînent et déduisent les uns des autres leurs anneaux. Au moment où le comité délibère, le résultat final est acquis. La chance du beau ou du mauvais temps n’existe que par rapport aux votants, dont la décision constitue un pari, car ils ne peuvent établir l’équation qui donnerait immédiatement la valeur de l’inconnue.

Mais le comité qui s’est réuni en hiver n’ignore pas qu’en été la terre est davantage favorisée par les rayons du soleil, que les vicissitudes du vent y sont plus stables et la probabilité se dessine en faveur du 25 juillet. La connaissance des causes qui peuvent produire le beau temps a diminué le hasard. La probabilité croîtra, si les vents sont stables, aux abords du jour fixé.

Beaucoup de nos contemporains font sur les hippodromes — triste école ! — l’apprentissage des principes qui sont les règles élémentaires du hasard.

Un ami m’amène sur le champ de courses et je suis invité à parier. Deux chevaux se présentent dans l’épreuve : Pigeon bleu et Canard mauve. Je ne les connais ni l’un ni l’autre. J’ai autant de chance à miser sur l’un que sur l’autre, car je n’ai aucune raison, aucun moyen de choisir entre eux. Mais les initiés savent que Pigeon bleu est un as, tandis que Canard mauve est un veau. C’est bien, n’est-il pas vrai, l’argot du lieu ?

Pour les initiés donc, pour ceux qui peuvent calculer les causes de l’événement, la chance de voir gagner Pigeon bleu n’est pas égale à la chance de voir gagner Canard mauve, et la probabilité du premier événement surpasse celle du second. Elle atteindrait même à la certitude sans la « glorieuse incertitude du turf », car l’as peut se croiser les jambes en prenant mal le tournant et tomber, tandis que le veau franchira comme une antilope le winning-post, dans un fauteuil. Matché avec Rossinante, l’âne de Sancho conserverait encore une chance, Rossinante nourrie de rêve, pouvant flageoler sur ses jambes et s’affaler avant l’arrivée. Analysons cette course sensationnelle ; l’événement envisagé c’est la coïncidence de la victoire avec la désignation du parieur ; les conditions de la victoire sont la supériorité de l’animal et la constance des conditions matérielles qui assurent la régularité de la course. Ces causes connues et calculées, notre ignorance est très déblayée. Nous arriverions à la certitude, — c’est encore un mot du turf -, mais il reste un élément d’inconnu ; nous ne pouvons savoir exactement quel effort musculaire produira le cheval, quel parcours, à un millimètre près, il fera sur la piste, et si sa déviation légère ou son élan rectiligne ne l’amèneront pas en contact avec un caillou dont nous ignorons l’existence et qui produira la chute. Cette marge d’incertitude suffit au hasard ; si toutes les causes étaient connues, les effets seraient discernés et le hasard n’existerait pas.

On voit par là que la probabilité est plus ou moins grande, qu’elle présente une quantité, que les chances sont plus ou moins multiples et peuvent s’exprimer par un nombre. Le hasard a son arithmétique : c’est le calcul des probabilités.

Le calcul des probabilités a été créé, en tant que science, au XVIIème siècle, par Pascal ; son ami le chevalier de Méré, disent les historiens, lui ayant demandé de résoudre certaines questions que le jeu avait fait naître. Je crois que le premier de ces différends lui avait été soumis par les joueurs eux-mêmes : il n’importe. La sagacité géniale de Pascal fut requise de s’appliquer à quelques problèmes dont voici le principal : deux joueurs d’égale force ont convenu que le gagnant serait celui qui, le premier, aurait gagné dix parties. Le tournoi se trouve interrompu, lorsque l’un des joueurs a gagné 7 parties et l’autre 8. Comment doivent être partagés les enjeux ? Tel est le problème qui a été appelé le problème des partis (style du temps), nous pouvons dire : le problème des enjeux. Pascal, pour le résoudre, supposa jouées les parties restantes, et considéra les droits des deux adversaires, selon que le premier ou le second aurait été gagnant dans les manches supprimées. Le travail auquel il se livra, l’amena à construire le tableau des chances sous la forme d’un triangle qui a été appelé le triangle arithmétique de Pascal. C’est une figure utile comme la table de multiplication et qui indique à première vue quel est le nombre de chances pour qu’un événement se réalise, quand il est soumis à des conditions multiples.

Après Pascal, des hommes de talent ou de génie s’intéressèrent à cette mathématique nouvelle : Buffon, Euler, Jacques Bernouilli, et Laplace qui lui donna son plein épanouissement, au XVIIIème siècle.

Nous ne saurions ici exposer le système de Laplace, auquel il n’a peut-être manqué qu’un nom plus sonore et une méthode moins claire, moins cartésienne, pour changer en gloire sa renommée. Laplace était parti d’une idée courageuse et admirable.

Il n’y a pas de certitude absolue, même dans la vérité scientifique, même dans la vérité mathématique. Nous tenons pour vrai que la terre tourne autour du soleil. Pourquoi ? Parce que nous expliquons ainsi les phénomènes cosmiques dont nous sommes les témoins et notamment celui du jour et de la nuit.

Mais les mêmes phénomènes se produiraient si, la terre étant immobile, l’univers cosmographique tournait autour d’elle. Comme l’a dit Henri Poincaré, c’est la seconde hypothèse : la première est plus commode. Il paraît absurde que l’univers puisse tourner autour de la terre : quelle vitesse vertigineuse et démente faudrait-il prêter aux sphères supérieures de l’Infini ! Et pourquoi l’Infini, avec une condescendance injustifiée, tournerait-il autour de ce microcosme qu’est notre sphéroïde, grain de café dans l’Immensité ? Mais il suffit que la seconde hypothèse soit théoriquement possible pour qu’elle limite la certitude pure comme l’hypothèse des singes dactylographes qui, tapant à l’aventure sur cent mille claviers pendant cent mille ans, se trouveraient avoir, au cours de leurs élucubrations et par une manœuvre désordonnée, composé l’Eneide.

Laplace s’est donc proposé de démontrer la vérité scientifique par la probabilité poussée à ses extrêmes.

Le calcul des probabilités n’est pas à dédaigner. Il est pratique pour l’existence courante. C’est à lui que nous devons les assurances, car l’assurance est fondée sur la notion de chance et suppose un pari.

Comment fonctionne l’assurance ? Prenons son cas le plus simple : l’assurance simple sur la vie. Je souscris un contrat aux termes duquel mon épouse touchera 25.000 francs à mon décès : j’ai 48 ans. La Compagnie fait un calcul ; mon tableau de probabilités me permet de considérer que vous pouvez normalement mourir à 57 ans. Donc, pendant 9 ans, vous me paierez une prime. C’est en considération de cette prime que je fixe l’indemnité dont je devrai payer le montant à votre mort.

La probabilité est calculée d’après la connaissance acquise sur la durée de la vie humaine, selon des statistiques qui groupent les décédés.

Certes, si la Compagnie n’avait qu’un assuré, son calcul serait aléatoire, et son calcul valable pour la majorité des cas pourrait tomber en défaillance pour une espèce particulière. La Compagnie perdrait à son pari. Mais le calcul des probabilités démontre que la détermination des probabilités est plus certaine lorsque les cas qui ont servi à les déterminer sont plus nombreux. Les causes du décès importent moins lorsque l’on se fonde sur les causes des décès en général. Il suffit à l’intéressé de tabler sur la moyenne ; prêt à compenser une perte par un gain, il ne faut pas porter son pari sur une chance isolée, celle d’un décès nominatif, mais sur la chance globale.

Le calcul des probabilités est passionnant ; il constitue une science dont nous donnerons seulement un échantillon. Elle emprunte au jeu ses problèmes les plus frappants, car le jeu est établi sur l’idée de chance ; nous voulons parler des jeux qu’on appelle : les jeux de hasard.

Dans une urne, je dépose, hors votre vue, deux billes, l’une blanche et l’autre noire. Quelle chance avez-vous de tirer la blanche ? Le calcul des probabilités répond : une chance sur deux, c’est ce qu’on appelle une chance simple.

Remarquez que si je connaissais la position des deux boules dans l’urne, si, compte tenu de la direction que vous donnez à vos doigts pour la prise, je pouvais calculer le résultat de la manutention à laquelle vous allez vous livrer pour appréhender une boule et la ramener au jour, je pourrais, à coup sûr, vous dire avant de l’avoir vue, quelle boule vous ramenez. Le hasard n’existerait donc plus pour moi. Ce qui le produit pour vous, c’est que n’ayant aucune raison de calculer votre manipulation puisque vous manquiez d’indices, c’est-àdire de connaissances préalables pour le faire, vous ayez accompli certains gestes plutôt que d’autres dont le résultat mécanique eût été différent.

Nous jouons à pile ou face, quelle chance avez-vous pour que la pièce retombe et s’immobilise sur l’avers ou sur le revers ? Le calcul des probabilités vous répond : une chance sur deux.

En réalité, quand la pièce est lancée, étant donné la force musculaire que vous avez employée, le mouvement libratoire ou giratoire que vous imprimé au disque métallique, et le ressaut que sa pesanteur jointe à la densité et aux aspérités du sol produira, le résultat est certain et ne peut plus rien avoir de fortuit. Le hasard tient uniquement dans la concordance de la position prise par la pièce retombée avec sa position souhaitée et préalablement invoquée et dans le fait que cette concordance a été obtenue sans que vous ayez voulu ou pu calculer les moyens mécaniques et statiques qui, par l’impulsion, le jet et le rebondissement, ont déterminé la stabilisation sur une de ses surfaces planes du corps solide projeté.

Mais une très grave difficulté va se présenter. Vous avez joué une première partie de pile ou face. Vous tenez toujours la pièce qui est retombée face. Avez-vous, si vous recommencez incontinent une seconde partie, une chance égale, c’est-à-dire une chance sur deux de voir votre pièce retomber face ?

Sans doute, répondent les savants. Une partie terminée ne peut avoir d’influence sur la suivante. M. Borel fait observer que nous voulons prêter à la pièce une mentalité d’homme, et M. Bertrand qu’elle n’a pas de mémoire.

Cependant, si un profane, je veux dire un visiteur qui ne serait ni maître de conférences ni académicien, entrait dans une salle de jeux et voyait à la roulette la rouge sortir sans intermittence pendant une heure, il lui viendrait à la pensée que cette invraisemblable série, loin d’obéir au hasard y déroge.

Qui a raison, du savant ou du simple mortel ? Le simple mortel a, selon nous, scientifiquement raison. Le savant oublie, en effet, une des conditions, pour ne pas dire une des données du problème.

Si le joueur à pile ou face employait, pour lancer la pièce, un appareil de précision, si cet appareil donnait toujours au disque pesant la même impulsion, l’élevait à la même hauteur, le faisait doucement basculer sur lui-même et retomber sur un molleton, cette action calculée restant égale produirait des effets égaux sinon absolument identiques ; l’effigie pouvant retomber devant le joueur, droite, oblique ou renversée, circonstances indifférentes d’après la règle du jeu.

Mais, dans la pratique, la pièce est lancée à la main, et la main, qui ne peut doser mathématiquement son action, la varie, involontairement ou intentionnellement à chaque coup. La probabilité que des causes différentes (ces mouvements variés) produiront des effets identiques ou similaires s’affaiblit graduellement.

Cette importance de l’impulsion balistique initiale, génératrice du résultat, s’accentue au jeu de la roulette où la bille, lancée en sens inverse de la rotation imprimée à la cuvette, heurte des butoirs, et où tout est combiné pour briser incessamment la courbe décrite ou la ligne suivie par le mobile avant son immobilisation sur un numéro de la couronne intérieure.

Abordons un problème plus complexe, sinon plus compliqué.

Je bats un jeu de 32 cartes ; j’étale les cartes sur une table, comme pour une partie, leur dos étant seul apparent. J’appelle un ami qui n’a rien vu de ces préparatifs et qui ne peut avoir aucun renseignement sur la position respective des cartes. Je lui demande d’en choisir une. Quelle chance y a-t-il pour que cette carte soit le roi de trèfle ? La réponse est facile : une chance sur 32.

Mais j’étale deux jeux de 32 cartes, chacun sur une table, et avec le même mystère. Quelle chance a l’expérimentateur de retourner le roi de trèfle dans le premier jeu et de le retourner aussi dans le second ?

Ce double event, pour parler comme les Anglais, constitue ce que le calcul des probabilités appelle le concours ou l’occurrence de plusieurs événements simultanés, et l’arithmétique des probabilités fournit la réponse à notre question.

La chance pour l’opérateur, de réussir son doublé est non pas 1/32 + 1/32 mais 1/(32×32)

A première vue, cette solution semble surprenante. On s’attendait à additionner les deux chances et non à les multiplier l’une par l’autre. Comment cette conception s’accorde-t-elle avec cette affirmation que deux coups successifs sont indépendants, que le coup joué ne peut avoir d’influence sur le coup à jouer, une carte retournée ne pouvant laisser aucun sillage sur la route du destin ?

Mais analysons les données du problème :

Il est inutile d’accumuler ou de creuser ces théorèmes pour admirer la beauté de l’œuvre qui ramène le hasard à sa forme concrète et à sa mesure géométrique. Ne regrettons ni le « C’était écrit » fataliste et décevant, ni l’humiliante et fabuleuse providence d’un Dieu digne d’être adoré par les Papous. Ne déplorons ni la faillite d’Allah, ni la déposition de Jéhovah, ni le Roi Sommeil, ni le Roi Soleil.

Le hasard, tel que se le représentait la fable, n’était qu’une idole sur son piédestal naturel : l’ignorance. Le hasard n’est pas le Sphinx : le hasard est la Pyramide.

Il est large à sa base parce qu’il repose sur la non-connaissance des causes. Il va en s’amenuisant. Lorsque tous les plans des causes inconnues se sont rétrécis, ils se terminent en un point commun : le hasard est fini.

— Paul MOREL

HECATOMBE

n. f. (du grec hécaton, cent, et bous, bœuf)

Sacrifice solennel de cent bœufs, puis, plus tard, de cent animaux divers, que les Anciens faisaient pour être agréables aux dieux.

Depuis, par analogie, on appelle hécatombes les guerres où des centaines et des milliers d’hommes sont tués. Ce sont, en effet, de véritables hécatombes. Pour servir leur dieu : l’ or, les puissants n’hésitent pas à envoyer à la mort des quantités effroyables d’êtres humains. (Voir les mots : Armée, Défense nationale, Guerre). Ce sont, naturellement, les gueux qui remplacent les bœufs de l’antiquité.

Cependant, de plus en plus, la classe ouvrière en vient à se rendre compte du rôle qu’elle joue dans les guerres, et le jour approche où elle se révoltera contre ceux qui l’envoient trop souvent à la mort.

HEGEMONIE

n. f.

Suprématie d’une ville dans les anciennes fédérations grecques.

Depuis le développement considérable du commerce et de l’industrie, les grandes puissances modernes sont en lutte ouverte pour l’établissement de leur hégémonie sur le monde. (Voir Impérialisme).

De là découlent toutes les guerres.

HEMISPHERE

n. m.

Moitié de sphère. Chacune des deux parties du globe terrestre séparées par l’Equateur.

L’hémisphère nord, ou hémisphère boréal, possède la majeure partie des terres. Il est de beaucoup le plus peuplé. Il comprend, en effet : l’Asie, l’Europe, une grande partie de l’Afrique, l’Amérique du Nord, l’Amérique Centrale et la pointe nord (Venezuela, Colombie, Guyane) de l’Amérique du Sud.

L’autre hémisphère se dénomme hémisphère austral. En 1654 un physicien de Magdebourg, Otto de Guericke, au cours d’études sur la pression atmosphérique, eut l’idée de fabriquer deux calottes métalliques de forme hémisphérique et creuses, s’appliquant exactement l’une à l’autre et dans lesquelles il fit le vide complet.

N’étant plus soumises qu’à la pression de l’air extérieur, elles adhérèrent si fortement qu’il fallut atteler plusieurs chevaux à chaque hémisphère pour arriver à les séparer. Cette expérience, qui eut des résultats considérables dans la science pneumatique, est citée dans tous les ouvrages de physique. Elle est appelée l’expérience des hémisphères de Magdebourg.

HEREDITE

n. f.

Du point de vue juridique, l’hérédité est le droit que possède une personne, en raison de sa parenté, de recueillir l’héritage laissé à son décès par un ascendant. Ce droit résulte de conventions injustes et antisociales. Si, dans une certaine mesure, on peut admettre, en effet, qu’un individu dispose du produit de son travail en faveur d’une institution ou d’une personne de son choix, il apparaît immoral, sans contestation possible, que des jeunes gens, n’ayant rien produit d’utile, puissent jouir de l’existence dans un joyeux parasitisme, alors que tant d’ouvriers actifs, tant d’inventeurs ou d’artistes de talent, sont voués à la pauvreté pour l’existence entière.

Dans une organisation sociale rationnelle, nul ne devrait être admis, d’ailleurs, quels que fussent les services rendus à la collectivité, à cette licence de pouvoir accaparer des biens qui font partie des richesses offertes à tous par la nature, ou sont les produits du patient labeur des humains à travers les siècles. Pour tout être humain valide, il n’est d’autres biens légitimes que ceux qui sont le résultat du travail personnel, dans la mesure où leur acquisition ne constitue point un péril pour l’ensemble de la société, et ne la frustre point de ce qui doit demeurer dans le patrimoine commun.

Du point de vue physiologique, l’hérédité c’est la transmission, aux descendants, des caractères physiques ou moraux de ceux qui les ont engendrés. Cette transmission n’est pas fatale, sauf pour ce qui concerne les caractères génériques de l’espèce elle-même. On ne peut prétendre que les descendants sont la reproduction exacte, inévitable, des ascendants. Mais il est de toute évidence qu’ils leur ressemblent dans une proportion remarquable, et qu’ils ont de très grandes chances d’hériter de leurs qualités comme de leurs défauts, de leur vigueur comme de leurs dispositions maladives.

C’est grâce à cette observation, faite sur l’ensemble des êtres vivants, que les agriculteurs et les éleveurs sont parvenus, par élimination des produits inférieurs, et par des sélections poursuivies de génération en génération, à perfectionner de telle manière certaines espèces animales et végétales qu’elles présentent des types nouveaux, très éloignés comme caractères de ce que furent, à l’origine, les sujets prélevés dans la nature.

Dans l’espèce humaine, où l’on ne s’est guère soucié, jusqu’à présent, d’appliquer à la reproduction les règles scientifiques qui ont donné, pour l’horticulture et l’élevage, de si merveilleux résultats, on a constaté cependant que, par suite d’unions favorables, dues au hasard de l’attraction sentimentale, des familles devenaient de véritables pépinières d’artistes — comme les Vernet -, ou de savants — comme les Reclus -. Si les gens de génie ne procréent pas toujours des êtres à leur image, il s’en faut, il n’est pas d’exemple qu’un homme de génie soit né d’un couple de crétins.

Les caractères physiques sont chez nous transmissibles, de même que chez les végétaux et les animaux. Il est des familles d’hommes et de femmes aux formes picturales, et des familles de rabougris ; il en est de noble stature, et d’autres composées de nains. Et c’est pourquoi les hommes et les femmes, qui ne s’accouplent pas seulement en vue de plaisirs sexuels stériles, mais en vue de la procréation, devraient avoir, un peu plus qu’ils ne l’ont, conscience des responsabilités qu’ils assument, au regard du progrès général, et du bonheur des êtres dont ils s’apprêtent à faire des éléments de la société de demain.

Produire de l’intelligence, de la joie et de la beauté, est une tâche digne d’éloge. Mais il est un soin plus urgent encore : ne pas perpétuer la maladie, ne point multiplier les tares. Celles qui sont les plus transmissibles et les plus redoutables dans leurs effets, sont : l’alcoolisme, la syphilis, la chorée, l’épilepsie, la tuberculose, la scrofule, la cécité, la surdi-mutité, le rachitisme, l’aliénation mentale, l’arthritisme grave, les maladies du cœur, le cancer, les intoxications par le phosphore, le plomb, ou l’habitude des stupéfiants.

Il est important de remarquer que les mutilations, par suite de blessures, sont sans inconvénient pour la descendance. Un aveugle ou un manchot, par exemple, dont l’infirmité provient d’un accident, n’ont pas à craindre que leurs enfants en soient éprouvés. Depuis des siècles, on circoncit les Israélites peu après leur naissance, mais leurs fils ne naissent pas pour cela dépourvus de prépuce. Ce qui est héréditaire, c’est ce qui résulte du caractère de la race, ou d’une perturbation maladive des fonctions.

Si la tuberculose n’est point par elle-même héréditaire — du moins dans la plupart des cas — il n’en est pas moins vrai que les enfants des tuberculeux naissent avec des prédispositions spéciales qui, surtout s’ils sont appelés à demeurer auprès de leurs parents, en font des victimes toutes désignées pour le terrible mal. On observe chez eux du retard de la dentition et de l’insuffisance dans l’ossification. Leurs omoplates sont saillantes, leurs muscles respiratoires sont grêles, leur poitrine étroite, comme rétrécie.

Non seulement les syphilitiques non guéris donnent à leurs enfants la maladie qu’ils ont contractée, mais encore ils les vouent à la débilité, au rachitisme, à des malformations, des troubles par arrêt de développement. Les enfants des syphilitiques en activité semblent, en général, de petits vieillards proches de la tombe, et il en est qui présentent de véritables monstruosités.

Les alcooliques invétérés soumettent leur descendance à une déchéance non moins affreuse. Au premier degré on remarque de la faiblesse, de la nervosité, une propension à la cruauté, au mensonge, à la précocité vicieuse, aux dépravations sexuelles, en même temps qu’une disposition très marquée à la tuberculose. Ensuite, la passion mauvaise se transmettant d’une génération à l’autre, c’est l’imbécillité, le sadisme, la folie furieuse et incendiaire. La famille alcoolique aboutit, en fin de compte, plus ou moins rapidement, à des idiots d’un degré au-dessous de l’animalité, et chez lesquels la puberté n’apparaît point.

D’une façon générale, on peut dire qu’il n’est pas de maladie ou d’infirmité grave des parents qui n’ait son retentissement sur la descendance, surtout lorsque les deux époux sont atteints du même mal. S’ils ne lèguent point toujours à leurs enfants avec certitude les affections ou infirmités dont ils souffrent, ils en font en tout cas des candidats aux mêmes maux, et il faut un concours avantageux de circonstances pour les en préserver. Quand la tare héréditaire n’apparaît point dès les premiers ans, il ne faut pas croire pour cela qu’elle est évitée. Il se peut qu’elle demeure latente, jusqu’au jour où un choc, un surmenage, une autre maladie, lui fourniront l’occasion de se manifester. Fréquemment, d’ailleurs, elle attend, pour se montrer, l’âge où elle a fait son apparition chez les parents.

Le lecteur pensera sans doute que, si l’hérédité morbide avait autant d’importance que celle que nous lui attribuons, notre espèce ne serait depuis longtemps composée que de grands tarés et de mal venus, alors qu’elle présente encore, dans son ensemble, d’assez belles qualités de forme et d’endurance. S’il en est ainsi, ce n’est point que l’hérédité soit chose imaginaire, c’est que la nature se charge, quoique d’une façon imparfaite, d’éliminer de l’espèce les produits par trop malsains, soit en les rendant stériles, soit en les vouant à une mort prématurée.

Ceci est remarquable particulièrement lorsqu’il s’agit de tares très graves, comme la syphilis et l’intoxication par le plomb. Le Dr Alfred Fournier, dans son ouvrage sur Le Danger social de la Syphilis, affirme avoir personnellement constaté ce qui suit, et non à l’hôpital, mais dans le milieu très aisé de sa clientèle particulière : 90 femmes, contaminées par leurs maris, sont devenues enceintes pendant la première année de la maladie. Or, sur ces 90 grossesses, 50 se sont terminées par avortement, ou expulsion d’enfants mort-nés ; 38 par naissance d’enfants qui se sont rapidement éteints ; 2 seulement par naissance d’enfants qui ont survécu.

Le Dr C. Paul, ayant observé 141 cas de grossesse, avec intoxication saturnine, a enregistré comme résultat : 82 avortements ; 4 naissances avant terme ; 5 mort-nés. Sur les 50 enfants qui vinrent au monde viables, 36 périrent avant d’avoir atteint l’âge de 3 ans. Quant aux survivants — 14 sur 141 ! — ils étaient voués aux convulsions, à l’imbécillité, à l’idiotie, tout au moins à des troubles nerveux notables.

L’élimination n’est pas toujours aussi rapide. Lorsque les sujets sont résistants et que le mal, ou l’empoisonnement, qui ont atteint la famille, ne sont pas d’une violence extrême, il arrive qu’elle ne s’éteigne définitivement qu’après plusieurs générations, par suite d’hérédité morbide progressive. L’œuvre d’assainissement de l’espèce est accomplie, mais après combien de souffrances qui auraient pu être évitées !

Dans les cas les plus favorables, lorsque les enfants n’ont été que faiblement touchés par les tares parentales, et qu’ils grandissent dans de bonnes conditions, pour peu qu’ils se marient bien, c’est-à-dire avec des personnes ne présentant pas les mêmes défauts physiques, il y a affaiblissement progressif de la tare, d’une génération à l’autre, et même, dans certains cas, comme la syphilis, immunisation relative chez les descendants, en ce sens que, s’ils contractent le mal à leur tour, ils n’en sont pas aussi désastreusement affectés que leurs ancêtres, l’organisme ayant acquis de lui-même, dans sa lutte victorieuse contre le poison, des éléments de résistance en cas de nouvelle attaque.

Ainsi donc, si la lèpre, la grande vérole, la tuberculose et le reste n’ont pas abâtardi l’humanité entière, c’est parce qu’elle se trouve, grâce à une extinction plus ou moins rapide, purgée de ses déchets chaque fois qu’ils dépassent une certaine limite de dégénérescence, et parce qu’elle se trouve, d’autre part, guérie peu à peu, par des croisements salutaires, dans la personne des plus aptes à la survivance.

Cette loi naturelle, cruelle dans ses moyens, est profitable dans ses résultats. Sans cette élimination des inaptes, la terre se transformerait en sanatorium, et il ne resterait bientôt plus assez de gens valides pour s’occuper de calmer les souffrances et de prolonger la vie des infirmes. Cependant nous avons faculté d’amender cette règle impitoyable dans ses effets. Là où l’intervention médicale est impuissante à guérir les tares humaines, elle peut faire la part du feu, c’est-à-dire devancer l’œuvre d’élimination naturelle, en la rendant plus circonscrite et moins douloureuse. Les incurables, les malformés, les demi-fous, ou les débiles définitifs, pourraient être soumis à la stérilisation opératoire par l’ovariotomie chez les femmes, la vasectomie chez les hommes — ce qui leur permettrait de continuer à jouir des plaisirs sexuels, sans risquer d’infliger leurs disgrâces à des enfants. L’avortement dans les hôpitaux pourrait être autorisé, non seulement lorsque la continuation de la grossesse met en péril la santé de la mère, mais encore lorsque serait en jeu la santé de l’espèce, par la venue au monde d’un monstre ou d’un dégénéré. Enfin, pour ceux chez lesquels l’inaptitude à une saine procréation ne serait que momentanée, se trouverait indiqué le recours temporaire à des moyens de préservation anticonceptionnels. Seuls seraient invités à faire de nombreux enfants les couples choisis pour 1’esthétique de leurs formes, et leurs belles qualités morales et intellectuelles, leur parfaite santé physique.

Nous sommes encore loin de cet idéal biologique, auquel s’opposent, non seulement l’ignorance et l’inconscience du populaire, mais encore l’hypocrisie religieuse et les soucis militaristes des classes dirigeantes.

— Jean MARESTAN.

HERESIE

n. f. (du grec hairesis , de hairein : choisir)

Doctrine condamnée par l’Eglise catholique.

Dès qu’elle fut en possession d’une certaine puissance, du fait de sa reconnaissance par les rois et les empereurs, l’Eglise romaine oublia toutes les persécutions auxquelles furent en butte ses fondateurs.

Sitôt armée de sa redoutable influence sur les monarques et les seigneurs, elle livra une guerre impitoyable et sanglante aux hommes qui ne se plièrent pas à ses commandements. Les quinze siècles au cours desquels elle régna en incontestable maîtresse en Europe ne sont qu’une longue suite de crimes qu’elle perpétra et qu’elle commit au nom de la Religion. Il y eut de véritables massacres de populations entières.

Les plus célèbres sont :

Le Concile de Vérone (1183) ordonna aux évêques lombards de livrer à la justice les hérétiques qui refusaient de se convertir. Un peu plus tard, fut établi un tribunal secret : l »Inquisition (voir ce mot), pour la recherche et le châtiment des hérétiques. Jusqu’au dernier siècle, ce tribunal envoyait au bûcher, après d’effroyables tortures, les gens soupçonnés d’hérésie. En 1766, Un jeune homme de dix-neuf ans, le chevalier de La Barre, fut décapité, puis brûlé, pour ne pas avoir salué une procession et pour avoir été soupçonné d’avoir mutilé un crucifix.

Depuis une cinquantaine d’années, l’Eglise a perdu une grande partie de son influence et, à part en Espagne, où elle sème encore la terreur, elle est presque totalement désarmée contre l’hérésie. Ce qui est un grand bien.

Tout ce qui constituait un acheminement vers le Progrès était, par l’Eglise, considéré comme hérésie. Ne vit-on pas Galilée, mathématicien italien, pour avoir écrit un livre dans lequel il expliquait que le soleil est le centre du monde planétaire et non la terre, que celle-ci tourne autour du soleil comme les autres planètes qui réfléchissent sa lumière ; ne vit-on pas cet homme, âgé de 70 ans, obligé d’abjurer à genoux, en 1633, sa prétendue hérésie ? Et ne périt-il pas aveugle des neuf ans de demi-captivité que l’Inquisition lui fit subir ?

L’Eglise, au Concile de Trente (1545–1563), créa une Congrégation de l’Index, qui a pour objet d’examiner les livres parus et de les condamner s’ils sont jugés dangereux. Jusqu’au XIXème siècle sa condamnation avait pour effet de faire brûler le livre... et quelquefois l’auteur ! Cette Congrégation existe encore ; heureusement, ses jugements sont inopérants.

L’hérésie, comme on le voit, contenait presque toujours une grande partie de vérité.

Au reste, la définition qu’en donnent les dictionnaires bourgeois suffirait à affirmer le caractère révolutionnaire de l’hérésie.

« Opinion fausse ou absurde », est-il écrit dans le Larousse.

N’est-ce pas ainsi que tous les privilégiés ont qualifié les opinions des penseurs qui concluaient en la nécessité de la révolte et de la réorganisation totale de la société ?

L’Anarchisme est donc considéré, par tous les partis politiques, comme une hérésie, parce qu’il démontre la nocivité et la duplicité de toutes les prétendues doctrines sociales des politiciens de toutes couleurs.

Mais c’est une hérésie qui parviendra à prévaloir et qui finira par ruiner tous les commandements des Eglises religieuses ou politiques.

HERITAGE

n. m.

Biens transmis par voie de succession. Ce que l’on tient de ses parents, des générations précédentes, ce qu’on a d’eux ou comme eux.

L’héritage est l’illustration la plus flagrante de la monstrueuse iniquité du principe de Propriété (voir ce mot). Il suffit d’étudier à fond l’usage successoral pour reconnaître qu’il n’est qu’un long enchaînement de vols et de spoliations.

Basé sur un principe foncièrement injuste, il ne peut exister que dans une société à base autoritaire. Pour que l’héritage subsiste, il faut que deux classes existent : la classe privilégiée et la classe pauvre. Il faut que la propriété, la finance, le commerce, le patronat règnent en maîtres ; il faut que la spéculation enrichisse d’aucuns au détriment du reste de la population. En un mot, il faut que la fortune publique s’accumule entre les mains d’une minorité.

L’héritage n’a de raison d’être que dans une société à base propriétaire. En effet, à quoi peut servir d’hériter soit d’une maison, soit d’une fortune, soit d’usines ou entreprises ? A pouvoir passer son existence dans l’oisiveté ou dans une aisance augmentée ; à pouvoir jouir des bonnes choses de la vie ; à ne plus être ou ne pas être obligé de se livrer à des travaux pénibles et exténuants ; en un mot, à faire partie de la classe des privilégiés.

Il est évident que son utilité disparaîtrait le jour où la société actuelle ferait place à un milieu social où tout serait à la disposition de tous, où la production permettrait à chacun de satisfaire amplement tous ses besoins.

Dans ce milieu social, hériter ne signifierait pas augmentation de bien-être, cela ne permettrait ni de se mieux vêtir, ni de se mieux nourrir, ni de se mieux loger ; puisque chacun pourrait se nourrir, se vêtir, se loger comme bon lui semblerait, puisque chaque individu jouirait du maximum de bien-être adéquat à l’époque à laquelle il vivrait.

Il n’y a véritablement que dans la classe possédante que l’héritage a de l’importance. Que peut léguer un ouvrier ? Rien, si ce n’est quelques meubles et quelque minuscule épargne.

Chez les riches, un héritage est toujours le produit du vol. La fortune n’est acquise que grâce à la spéculation ou au bénéfice tiré par le patronat sur le travail d’ouvriers spoliés et rétribués maigrement. C’est le fruit du travail d’autrui que le patron lègue à ses héritiers. C’est quelquefois le produit de véritables crimes et d’abus de confiance sans nom. L’héritage est le plus grand destructeur d’amitié et d’affections. Les futurs héritiers attendent, espèrent et quelquefois provoquent même la mort du parent de qui ils convoitent la fortune. Entre les héritiers c’est une jalousie, une haine parfois poussée à son paroxysme, des procès sans fin où l’on voit les frères essayer de se dépouiller les uns les autres.

Dans les familles riches il n’est pas rare de voir un frère faire enfermer son frère, un fils faire interner son père ou sa mère dans un asile d’aliénés, pour posséder plus tôt ou davantage.

L’héritage, c’est le déchainement de la cupidité dans tout ce qu’elle a de plus abject et de plus vil. Cette sorte d’héritage disparaîtra avec la société actuelle le jour de la Révolution sociale.

* * *

Il y a d’autres héritages que celui-là.

La longue suite d’oppression, d’esclavage, de guerres, de crimes, de spoliations, d’impitoyable répression que l’avidité, la cupidité, la licence sans frein des classes possédantes ont fait peser sur les gueux, nous lègue un lourd héritage de misère qui s’abat pesamment sur la classe ouvrière.

L’ignorance, le mensonge, l’hypocrisie, l’intolérance que la Religion a fait régner en maîtres durant de longs siècles, nous vaut un non moins lourd héritage d’erreurs et de préjugés qui obstruent encore pas mal de cerveaux.

Cet héritage de misères, d’erreurs et de préjugés qui nous vient aussi en partie de la trop longue résignation du prolétariat ; cet héritage onéreux, nous nous en débarrasserons par la révolte ct par l’éducation.

Les Babeuf, les Bakounine, les Kropotkine, les Blanqui, les Varlin, les Malatesta, les Cafiero, les Pini, les Elisée Reclus et tous les grands révolutionnaires, par leurs écrits ou leurs actes, nous ont légué l’héritage de révolte qui nous incite à liquider l’héritage de misère.

Les Auguste Comte, les Proudhon, les Darwin, les Haeckel, et tous les philosophes et les savants, nous ont légué un héritage de science qui nous aidera à nous débarrasser de l’héritage de mensonges, d’erreurs et de préjugés.

Les Berthelot, les Pasteur, les Curie et tous les grands savants de la médecine et de la chimie, nous ont légué un héritage précieux, et chaque jour amène de nouvelles découvertes qui seront l’héritage de tous quand la médecine cessera d’être commercialisée.

Les inventeurs, les techniciens, les penseurs, les économistes, par leurs travaux, amènent chaque jour des perfections scientifiques qui constituent un précieux héritage qui nous aidera à solutionner les problèmes de la production dans une société libertaire.

Les théoriciens et les agitateurs anarchistes nous ont légué un héritage précieux qui nous permettra de nous débarrasser du plus lourd héritage que nous avons du passé : l’Autorité.

L’histoire des mouvements révolutionnaires de ces trois derniers siècles nous lègue un héritage riche d’observation, de leçons de faits qui nous prouve que chaque fois que le Peuple a confié le sort de sa révolte aux politiciens de quelque parti qu’ils se réclament, le mouvement tourna toujours au seul avantage des politiciens et au détriment des révoltés qui se trouvèrent n’avoir fait qu’un changement de personnel dirigeant mais être restés rivés aux chaînes de servage.

C’est l’héritage légué par les savants, par les philosophes, par les penseurs, par les théoriciens, par les révolutionnaires et par l’Histoire de ces derniers siècles que nous devons apprécier ; car c’est lui qui nous permettra de pouvoir hâter le jour où, brisant toutes nos chaînes, nous chasserons les maîtres, ainsi que tous ceux qui rêvent de le devenir.

Travaillons de tout notre cœur, de toutes nos énergies pour la Révolution sociale ; décrassons les cerveaux, stimulons les énergies, éveillons dans le peuple l’esprit de révolte, mettons-le en garde contre les fourbes et les ambitieux qui le veulent dominer, et nous nous serons nous-mêmes donné un héritage précieux : le Bien-Etre et la Liberté.

HEROISME

n. m.

« Ce qui est propre au héros. Acte de héros ». Telles sont les définitions que nous donnent les dictionnaires.

L’héroïsme, pour mériter vraiment son nom, doit comporter dans son action une grande somme de courage et de désintéressement.

Toutes les actions que l’on propose à notre admiration comme actes d’héroïsme pur rentrent-elles dans la définition ci-dessus ? Y a-t-il beaucoup d’actes pouvant donner lieu au qualificatif d’actes héroïques ?

En vérité, l’héroïsme officiel est loin de pouvoir être comparé à l’héroïsme tout court.

Le savant qui, poursuivant ses recherches avec ténacité, est victime de ses études. Celui, par exemple, qui, tel le radiographe Vaillant voit petit à petit la radiodermite ronger ses membres et qui, nonobstant la perte de ses mains, puis de ses bras, persévère dans ses études ; le médecin qui, pour sauver un malade, n’hésite pas à faire la succion d’une plaie, au risque d’être contaminé ; l’interne d’hôpital qui offre à plusieurs reprises son sang pour le transfuser à un malade, — ceux-là pourraient, à la rigueur, avoir droit qu’on dise d’eux qu’ils font montre d’héroïsme.

Mais celui qui tue beaucoup d’ « ennemis » ; celui qui risque souvent sa vie pour pouvoir tuer ; celui qui « meurt pour la patrie », — ceux-là ne font même pas montre du pur et simple courage.

En général, abreuvés d’alcool avant l’attaque, soumis à l’ambiance meurtrière dès qu’ils arrivent sur le lien de carnage, les soldats ne sont plus des êtres normaux. Enivrés par la boisson et rendus fous par l’ardeur de la bataille ils vont sans savoir ce qu’ils font. Ils tuent pour ne pas être tués, ou tout simplement parce que d’autres tuent à côté d’eux et qu’ils subissent la folie collective. S’ils risquent leur vie, ils ne s’en aperçoivent même pas et, pour ma part, je connais beaucoup de gens qui furent soldats pendant la dernière tuerie ; beaucoup de ceux qui firent des « actions d’éclat ». Tous m’ont avoué ne pas avoir été de sang-froid, avoir agi tout à fait malgré eux. Tous aussi m’ont dit que, de sang-froid, ils n’eussent pas osé seulement penser faire ce qu’ils avaient accompli.

L’héroïsme du soldat n’existe pas. On trouve dans ses actes de la bestialité, du crime, de l’inconscience. C’est tout.

Arriver à trouver une excuse au soldat, c’est déjà suffisamment difficile. Il ne peut entrer que dans le cerveau des criminels qui se servent des soldats l’idée de louanger des hommes au moment précis où ils cessent d’appartenir à l’Humanité pour se ravaler au niveau de la brute.

Les anarchistes — et avec eux tous les hommes sensés — répudient l’héroïsme officiel. C’est une étiquette qui ne peut plus tromper personne sur la qualité de la marchandise. Il y a trop de sang, trop de cadavres et trop de ruines pour que — sinon les fous, les fourbes et les criminels — les hommes n’en viennent pas tout naturellement à se méfier et à haïr de toutes leurs forces cet héroïsme-là.

HEROS

n. m. (du grec hêrôs)

Nom que les Grecs donnaient à leurs grands hommes divinisés. Par extension, on qualifie de héros, maintenant, beaucoup de gens dont le moindre défaut est d’avoir accompli des actions tout à fait dépourvues de valeur morale quelconque.

Où l’on applique le plus souvent le terme de héros c’est en parlant des batailles :

« Les poilus sont des héros. Les morts pour la Patrie sont des héros... etc, etc. »

En vérité, il n’est pas si facile que cela d’être un héros. Pour notre part, nous ne croyons pas qu’un homme, quelque grand fût-il, puisse mériter ce titre.

Les humains, jusqu’aujourd’hui, ont eu et conservent ce grave défaut d’éprouver le besoin de se créer des idoles.

C’est ainsi que les chefs d’Etat, les chefs d’armée et, par amplification, les membres de l’armée, furent mis au rang de héros par tout un peuple à qui les prêtres surent déverser adroitement le mensonge.

Pour obtenir du populaire le respect et la vénération des grands il fallait mettre ceux-ci à une autre échelle que le vulgaire. L’Eglise en fit des saints, des envoyés de Dieu, des héros, et le pauvre Peuple, en son éternel besoin de prosternation, accepta tout cela comme argent comptant.

Ensuite, avec le temps, la légende amplifia les gestes du Passé. Ce qui n’était qu’un banal fait d’armes devint une bataille gigantesque, ce qui n’était qu’un acte de volonté passa pour acte d’héroïsme flagrant.

Mais où l’on fit véritablement un abus du mot, ce fut à partir de Bonaparte.

Les soldats qui ravageaient l’Italie, qui dépouillaient les villes, terrorisaient les populations transalpines sous les ordres du général ambitieux, devinrent des héros nationaux.

Quand Bonaparte revint d’Egypte, ce fut le héros du jour, et il accomplit son coup d’Etat sous les acclamations d’une foule idolâtre.

« Les héros de la Grande Armée, les héros d’Algérie, les héros de 70 et, plus près de nous, les héros de la Grande Guerre », telles sont les épithètes employées pour parler des pauvres pantins qui allèrent tuer et se faire tuer pour la plus grande gloire des chefs et le plus grand profit des financiers et industriels,

Pour développer le chauvinisme au sein des masses on abusa de ce qualificatif.

Cependant des écrivains n’hésitèrent pas à dire ce qu’ils pensaient de ces fameux héros, C’est ainsi qu’à l’occasion du centenaire de Voltaire, en 1878, un poète qui en son jeune âge célébra la gloire militaire, Victor Hugo, prononça les paroles suivantes :

« Dans beaucoup de cas, le héros est une variété de l’assassin.

Tuer un seul homme est un crime ; tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante. Que l’on soit revêtu de la casaque du forçat ou de la tunique du guerrier, on n’en est pas moins un criminel aux yeux de Dieu ».

Les chauvins de toutes nations : ceux qui profitent toujours largement des guerres qu’ils ne font jamais, entonnent encore des hymnes laudatifs en l’honneur des héros morts.

Pauvres victimes immolées à l’appétit insatiable des grands !

Il se trouve même des anciens combattants qui ne se rendent pas compte du grotesque dont ils se couvrent en prenant au sérieux le titre de « héros de la Grande Guerre ».

On les appela héros tant que l’on eut besoin d’eux. Tant qu’il fallut faire de leurs corps un rempart aux coffres-forts, tant que les grands eurent besoin que des esclaves aillent se transformer en assassins ou en assassinés, on décerna aux combattants la palme des héros.

Hélas ! De combien de milliers d’existences le peuple a-t-il été privé pour expier ce mot ?

Maintenant les « héros » sont rentrés chez eux... et ils paient les frais de la guerre qu’ils ont faite au profit de leurs maitres.

Le héros ? — maintenant c’est toujours une victime. C’est l’homme transformé en bétail que l’on envoie à l’abattoir.

C’est aussi un criminel : c’est celui que l’on envoie tuer ses semblables.

Pauvre type qui, durant quatre ans, endura la boue, le froid, la vermine, qui subit en silence tous ses maux, qui devait l’obéissance passive sous peine de cour martiale, qui voyait chaque minute comme pouvant être la dernière de son existence ; pauvre type qui était une véritable loque soumise à tous les caprices du haut commandement ; que l’on envoyait se faire tuer à heures fixes et que l’on menait aussi à la ruée meurtrière, qui tuait tout ce qui se trouvait sur son passage !

Le héros ? — c’est l’homme que l’on changeait en bête malfaisante, qui ravageait les champs de culture, qui réduisait le village en ruines, qui changeait les plaines nourricières en vastes nécropoles.

Le héros ? — c’est cette brute malfaisante, dévastatrice et criminelle : le soldat.

C’est l’éternel outil de domination du maître.

Il faut que nous fassions une active propagande dans le peuple pour arriver à ce que tous les prolétaires refusent désormais qu’on les transforme en héros.

L’homme doit se consacrer à des œuvres de vie. Par son labeur, par ses études, il doit travailler à enrichir l’Humanité de ses découvertes et de sa production.

C’est au prix d’efforts pénibles et de recherches ardues que l’œuvre de vie se perfectionne un peu chaque jour.

Il faut haïr le héros, cet être dangereux qui détruit souvent en une seule journée tout le labeur de plusieurs années.

Ce n’est que dans la paix et par la paix que tous nos efforts peuvent produire leurs fruits.

Quand les grands et les privilégiés, qui ne s’enrichissent que par la guerre, viendront nous demander d’être des héros, refusons-leur !

Restons des hommes et travaillons de toutes nos énergies pour que vienne le temps où tous les hommes vivront libres et heureux dans une humanité fraternelle d’où seront bannis les maitres et les héros. -Louis LOREAL

HEROS

Dans la Mythologie, le héros est un demi-dieu, c’est-à-dire : fils d’un Dieu et d’une femme, ou d’une déesse et d’un homme. Leurs grands hommes étaient divinisés par les Grecs et prenaient le titre de héros : Léonidas, Lycurgue, Hippocrate, Homère, Aristote, etc. Au héros, on offrait des sacrifices ; on célébrait régulièrement sa fête dans les sanctuaires dits : nerôon. Quelques héros, surtout Hercule, étaient l’objet d’un culte dans la plupart des pays helléniques ; mais généralement cette religion était locale. Chaque cité rendait un culte public à son héros éponyme ou fondateur.

Se dit aujourd’hui d’un individu qui a montré un courage et une abnégation extraordinaires dans l’accomplissement d’une chose considérée comme Bien. Le fait que le Bien, est chose si différente selon les pays ou les individus, implique que le Héros est chose assez indéfinissable. D’autre part, l’héroïsme peut être, est presque toujours : inconscience ou apparence, donc le héros n’est pas réel. C’est ainsi qu’en l’armée, on appelle Héros, un soldat qui a beaucoup tué, volé, violé, risquant sa vie, alors que le plus souvent cet être n’a agi ainsi que par peur ou inconscience.

Ce Héros est un bluff, que nous appellerons d’ailleurs quand il est vrai : un ignoble individu.

Pour qui connaît le fond de l’acteur, il n’y a que bien peu de Héros. C’est pourquoi le proverbe est si vrai qui dit : « Il n’y a point de héros pour son valet de chambre ».

— A. LAPEYRE

HETERODOXE

adj. (du grec heteros, autre, et doxa, opinion)

Qui est contraire aux opinions et aux doctrines officielles.

De tous temps, les puissants réprimèrent sévèrement ceux qui ne se pliaient pas aux enseignements mensongers donnés par l’Etat ou par l’Eglise. Le plus piquant de l’histoire, c’est que l’Eglise romaine, qui fut la plus féroce et la plus tenace dans l’extermination des hétérodoxes, n’est elle-même que le résultat d’une hétérodoxie.

Le Christ (si toutefois il exista, ce dont nous doutons assez fortement), le Christ de la légende biblique fut, en effet, un des plus grands hétérodoxes. Les discours qu’on lui prête, les actes qu’on lui attribue sont, du premier au dernier, en opposition flagrante aux lois, aux écritures et aux enseignements et de l’Eglise juive et des gouvernants d’alors. Cette hétérodoxie fut (toujours d’après la légende évangélique) punie de la crucifixion.

Les premiers chrétiens furent, durant près de trois siècles, soumis aux supplices les plus cruels. Devenus les maîtres, ils en usèrent avec leurs contradicteurs comme on en avait usé avec eux dans leurs débuts.

Dès l’an 310, un prêtre d’Alexandrie, Arius, devenait hétérodoxe. Il créa l’Arianisme, qui combattait le dogme des trois personnes (le Père, le Fils et le Saint-Esprit ) en une seule (Dieu). Il soutenait que le Christ était parfait, mais il niait sa divinité.

Durant de longs siècles, l’arianisme contrebalança les forces de Rome. Soutenu par divers empereurs de Constantinople, le patriarche de cette ville jouait à peu près, et avec presque autant d’influence, le rôle du Pape de Rome. Condamnés par le Concile de Nicée, en 325, les ariens se maintinrent jusqu’en 1204, date à laquelle les soldats de la quatrième Croisade prirent et ravagèrent Constantinople. Depuis, persécutés, mis à mort, ils disparurent peu à peu.

D’autres sectes hétérodoxes virent le jour.

Parmi les plus importantes citons : les Albigeois, écrasés en 1229 par les troupes royales ; les hussites (du nom de leur chef Jean Hus, brûlé vif en 1415), qui furent exterminés en Bohême vers 1471.

Puis vinrent les Luthériens, les Calvinistes (voir les mots : calvinisme, luthérianisme, protestantisme, Réforme). Ils furent combattus comme on le sait au cours des Guerres de Religions qui ensanglantèrent la France pendant quarante ans. Malgré les persécutions sans nom qu’ils subirent jusqu’en 1789, les protestants ne purent être réduits à merci et, aujourd’hui, les Eglises protestantes (car il y a plusieurs sectes) sont nombreuses par le monde.

Un hétérodoxe célèbre : Etienne Dolet, pour avoir nié l’existence de Dieu, fut brûlé vif à Paris en 1546.

Tous les précurseurs furent hétérodoxes.

Ne pas admettre les doctrines officielles ; rêver d’une société plus’ harmonieuse ; combattre les dogmes des partis ; ne pas accepter les yeux fermés tout ce que les écoles enseignent ; refuser de croire vraies toutes les théories avant de les avoir examinées en détail ; disséquer, soupeser, approfondir les idées et tracer résolument, soi-même, sa propre voie, — : c’est être hétérodoxe.

Ne pas être esclave des traditions et savoir rompre avec elles quand elles semblent néfastes ; nier Dieu ; nier la Patrie ; nier le droit pour d’aucuns d’imposer leur autorité à d’autres ; s’élever contre l’exploitation de l’homme par l’homme et son hideux résultat : le salariat ; ne rien attendre des politiciens ; ne rien espérer de chefs ou d’élus ; se faire soi-même l’artisan de son propre salut — : c’est être hétérodoxe.

N’accepter ni la loi de la majorité, ni celle de la minorité ; ne vouloir être gouverné par personne et revendiquer son droit absolu à l’autonomie ; n’accepter ni loi, ni règlement, ni contrainte d’aucune sorte ; ne rien vouloir imposer aux autres ; proclamer la vertu de l’entraide ; combattre tous les préjugés - : c’est être hétérodoxe.

Œuvrer de toutes ses forces pour l’avènement d’un milieu social où tout reposera sur la bonne volonté de chacun des composants, où le travail sera uniquement œuvre de vie et non plus source de richesses pour quelques-uns et esclavage pour d’autres, où les frontières auront disparu, où tous les êtres vivront libres, égaux et fraternels, où les humains réaliseront en paix la doctrine : « Bien-Etre et Liberté » — : c’est être hétérodoxe.

Les anarchistes sont donc des hétérodoxes : ceux qui ne pensent pas comme tout le monde. C’est pourquoi ils sont persécutés dans tous les pays et par tous les partis politiques. C’est pourquoi leurs faits et gestes, leurs théories et leurs militants sont ignoblement calomniés par tous ceux qui veulent régir le monde d’après leurs orthodoxies particulières qui se rencontrent toutes au carrefour de l’Autorité.

Etre hétérodoxe, c’est vouloir être libre, indépendant, heureux et fraternel : c’est la raison d’être des anarchistes.

— Louis LORÉAL

HETEROGENE

adj. (du grec heteros, autre, et genos, race)

Qui est de nature différente. On emploie ce mot pour qualifier une dissemblance : des caractères hétérogènes. On dira d’un groupe comprenant des membres de différentes tendances qu’il est composé d’éléments hétérogènes.

HIERARCHIE

n. f. (du grec hieros, sacré, et arché, commandement)

Ordre et subordination des divers pouvoirs ecclésiastiques, civils ou militaires.

La hiérarchie est à la base de tout principe autoritaire. Partir du chef pour arriver à l’exécutant, en passant par toute une échelle de différents agents d’exécution ; créer une multitude de grades qui confèrent, au fur et à mesure qu’on monte un degré, une partie toujours plus grande du pouvoir ; diviser à l’infini la puissance de l’Etat en lui donnant de par sa multiplicité et sa variété une force de résistance plus grande ; organiser dans l’Etat toute une gradation des prébendes, des bénéfices et des privilèges : tels sont en effet les théories gouvernementales.

La soif de paraître, de commander, de dominer, est une passion qui agite hélas!, encore pas mal d’individus. Dès qu’un régime autoritaire s’établit sur les ruines de l’ancien, son premier soin est de combler les partisans d’honneurs, de revenus et de postes de commandement.

Tel qui n’est aujourd’hui que simple citoyen rêve d’être conseiller municipal ; tel autre rêve d’être général ; tel autre encore, qui n’est qu’ouvrier, est rongé par l’ambition de devenir chef d’équipe ou contremaître.

Tous les partis autoritaires cultivent cet esprit de hiérarchie — même les partis dits ouvriers. Car c’est en faisant naître des ambitions au cœur des hommes que les gouvernants ou aspirants gouvernants parviennent à les duper et à en faire leurs jouets.

Les anarchistes sont contre toute hiérarchie : soit morale, soit matérielle. Ils lui opposent le respect de la liberté et l’autonomie absolue de l’individu.

Et s’ils conçoivent un Milieu Social futur, c’est un milieu dans lequel tout être humain aura des droits égaux à ceux de ses contemporains.

Il faut détruire du cerveau des hommes le sentiment de la hiérarchie et le remplacer par l’amour de l’anarchie.

HIEROGLYPHE

n. m. (du grec hieros : sacré, et glupheim : graver)

Système d’écriture en pratique chez les anciens Egyptiens. Dès le début, les caractères représentaient les objets ou les êtres mêmes qu’ils voulaient désigner. Pour écrire homme ou lion, on dessinait un homme ou un lion. Plus tard, bien que conservant les mêmes signes, on leur attribua un autre sens. Au lieu de signifier le mot qu’ils représentaient, ils ne signifièrent plus que la première syllabe ou même la première lettre du mot. Certains signes, cependant, continuèrent à représenter un mot tout entier. C’était là une écriture fort compliquée, avec des centaines de signes. Seules les classes privilégiées pouvaient s’adonner à son étude. De là vient son nom : caractères sacrés. Cependant, pour les registres des employés, qu’il fallait écrire vite, on fut amené à simplifier peu à peu les signes. Néanmoins l’écriture resta toujours difficile à lire pour les Egyptiens eux-mêmes. Beaucoup de ces signes hiéroglyphiques se sont conservés jusqu’à nos jours sur les monuments de l’ancienne Egypte, mais, il y a cent cinquante ans, personne au monde ne les pouvait déchiffrer.

Quand, en 1798, Bonaparte conquit l’Egypte, il fit accompagner son armée par quelques savants français qui découvrirent de nombreuses ruines du passé, sur lesquelles étaient gravées des inscriptions. Dans des tombeaux d’anciens Egyptiens, ils trouvèrent des statues et des papyrus. Trente ans plus tard, un jeune professeur, Champollion, après avoir étudié avec acharnement les caractères égyptiens, finit par les déchiffrer.

Depuis lors, de nombreux savants consacrent leurs efforts à étudier l’ancienne Egypte qu’ils nous font connaître chaque jour davantage. Cette branche d’études scientifiques est dénommée : égyptologie. La difficulté de leur lecture a fait, depuis longtemps, comparer ces caractères aux choses qu’on a de la difficulté à lire ou à comprendre. Tel écrivain fait dire de lui : « Ses romans sont de véritables hiéroglyphes ». Chercher, par exemple, de la logique dans la loi est une besogne plus ardue que celle de déchiffrer les hiéroglyphes.

HISTOIRE

n. f.

Le mot histoire est généralement entendu comme le récit des faits, des événements, des institutions, des mœurs, relatifs aux peuples en particulier et à l’humanité en général, et c’est dans ce sens que nous allons l’étudier. Nous mentionnerons cependant que son assimilation fréquente — et trop souvent justifiée par les lacunes de l’histoire et son caractère fabuleux — avec un récit quelconque, aussi bien mensonger qu’authentique, donne au mot histoire, dans le langage courant, une extension qui souligne sa vastitude et ses difficultés. Nous entendrons ici l’histoire comme opposée — dans le dessein et l’effort, sinon toujours dans le résultat — à la pure fiction, et attachée à des objets dont elle tend à garantir l’exactitude et l’enchaînement au moins chronologique. Elle participe à la fois de la science par sa documentation et de la littérature par sa représentation. Sa méthode, moins fermée que celle des sciences dites exactes, accorde à l’intervention imaginative et à l’intuition une place à côté de l’analyse ct de l’expérimentation. Selon les âges et l’individualité de l’historien, chaque facteur accuse sa marque et nous assistons comme à un flux et reflux de prépondérance. L’art pénètre dans le domaine de l’histoire par l’imagination, par sa peinture, sa suggestivité, la délicatesse des exposés et la richesse émotive des évocations. Mieux : par les moyens préhensibles, il étend son rôle jusqu’au cœur de l’investigation. Les diverses branches d’activité des recherches historiques ont leurs dénominations adéquates : on dit l’histoire ancienne, ou contemporaine, la philosophie de l’histoire, l’histoire générale, l’histoire de l’art, la préhistoire, etc.

Le problème de l’histoire comporte deux faces qui ont leur matière et leurs inconnus propres comme leurs cas de conscience et leur technique. L’une regarde la constitution, la réalisation de l’œuvre historique, l’autre sa diffusion, sa vulgarisation. Et la tâche de celle-là est au-dessus des visées de celle-ci. Elle n’a pas à s’inquiéter de ce qu’on fera d’elle, ni de sa portée, ni de son utilité, ni de sa morale. L’histoire, la formation historique — impartiale agglutination — n’est pas sous la dépendance de son enseignement.

Sans en poursuivre ici les attaches, sans réveiller tout ce que ses prémices ont pu comporter de réminiscences — toutes considérations qui n’en changent ni l’état ni les répercussions -, nous ne pouvons mieux voir l’évolution de l’histoire et l’affirmation de son esprit que dans le temps, à travers les historiens.

L’histoire de langue française ne date guère que du Xème siècle. Les productions littéraires qui préparent cette appellation ne sont au début qu’un aspect des légendes héroïques et comme « un rameau détaché des chansons de gestes ». Longtemps — thèmes offerts à la fantaisie poétique — les faits « historiques » apparaissent uniquement comme la riche matière des développements imaginatifs et l’aliment de l’épopée. Mais peu à peu, de la souche des narrations épiques aux contours encore fuligineux se dégage — à travers les poèmes cycliques, histoires particulières, biographies, chroniques, mémoires, etc. -, cet effort vers la proportion véridique, qui est la marque première de son caractère spécifique. Et elle abandonnera le vers — cadre distractif de la pensée — pour demander à la prose sérieuse et précise de dessiner sa forme propre et d’accuser son genre...

Des rappels positifs de Villehardouin (XIIème siècle), politique et soldat, aux tableaux curieux de Joinville (XIIIème siècle), hagiographe émerveillé — et tous deux Champenois -, le nord de la France sera son berceau. Au XIVème siècle la féodalité s’émiette. Du suzerain, sa force passe au souverain, Le catholicisme, que le schisme va déchirer, cède insensiblement à la royauté le règne temporel. Il y a, dans cette concentration, comme un dessèchement et l’appel au cœur se traduit par un malaise anémique des membres. FROISSART, bourgeois d’Eglise enivré de noblesse, éloigne la chronique des racines nourricières, laisse l’humble écrivain des Quatre premiers Valois remuer seul, avec Jean de Venette, la moelle du vilain, porte à la tête un mérite hypertrophié. De la seule compagnie en qui nul geste n’est indigne, il fera, dans l’inconscience, le « dict » honnête d’aventure. Et les racontars de ses preux honorables, les dehors des mêlées et des fêtes prendront, dans cette Flandre ripailleuse et grasse, quelque chose du relief truculent des bousculades de Téniers. Des prouesses des nobles aux décors chevaleresques, il est l’admiratif imagier… A la prudence de COMMYNES (1445–1509), Villehardouin mûri, écrivant sous Charles VIII la vie de Louis XI, nous devons, dans l’histoire, le premier effacement sérieux de la personnalité de l’historien et les premiers pas notables d’une marche appesantie vers l’objectivité. L’éclat restitué, le superficiel en avant, ce bruit et ces couleurs en fresque plantureuse, vaste comme un écran, tous les renvois sensibles de Froissart, Commynes les écarte — ou les pourfend — dont ils gênent la pénétration. Il ne s’émeut point de cette apparence imagée. Il en touche, sur le chemin de l’analyse, la disproportion. Et, d’un sourire glacé, son intelligence la déchire. Le fait, débarrassé de son mirage, s’enrichit avec lui de ses éléments. Scruté, décomposé, l’événement nous livre quelques-uns de ses moteurs cachés : l’intérêt s’y démêle, et le hasard puissant, et, dans le fond des âmes, la pression de quelques durs penchants… Ascendance et conséquence déjà se dépouillent aux yeux du psychologue qui entrouvre ainsi le pourquoi. Et l’art mesuré du diplomate — Machiavel édulcoré — les consigne en traits habiles.

A travers le seizième siècle s’accentuent les spécialisations. Les recherches se cantonnent. D’autre part, la Renaissance, élargissant l’individuel, fait entrer, dans l’existence agrandie, les aspirations de la personnalité, Et les mémoires — à point favorisés par les agitations de la Réforme et les grandes guerres du temps — répondent à ce désir brûlant de se fixer sur le plan immortel. Les tentatives en abondent, plus ou moins heureuses. Montluc, moins peintre que Froissart, moins fouilleur que Commynes, nous donne — soldat réduit à l’inaction qui dicte à la postérité « la Bible du Soldat » -, à mi-chemin, des Commentaires d’un pittoresque vibrant. Ailleurs, Vieilleville exalte son conseil auprès des princes régnants. Puis, c’est BRANTÔME, guerrier, courtisan, dont l’accident brise la chevauchée et qui, sans que de vains dosages de morale viennent contrarier la fraîcheur de ses impressions, nous dit, en anecdotes piquantes, et avec la même chaude sympathie, la Vie des dames galantes et celle des Grands capitaines.

Nous retrouvons, au XVIIème siècle, la même histoire fragmentée, actualiste, personnelle, mais avec plus de finesse dans l’énergie colorée, une curiosité poussée vers l’homme plus avant. Incarnons en un seul ses essais dispersés, retenons les Mémoires du CARDINAL DE RETZ, intrigant malchanceux, tout tissé de ruse et de force d’âme. Le grand rôle dont l’insuccès a privé sa vie, ses écrits lui en prêteront les vertus et il en campera, pour l’avenir, le personnage. Pour marquer en tout de la puissance, il fera saillir jusqu’à ses défauts et cette immoralité laisse subsister, sous le grossissement, un équilibre des réalités. Avec la même vigueur que lui-même il projette son époque, ses contemporains, fait « grouiller » l’émeute. Tumulte suggestif qui s’accompagne de nouveaux attributs historiques : les raisonnements politiques et les portraits. Actionnés l’un et l’autre par une psychologie avisée, une évaluation sûre des rapports, ils entrebâillent, en arrière de la perfidie, la porte sur les combats intérieurs, les réactions complexes des intérêts et des sentiments, font chercher dans l’histoire les mobiles humains...

Plus débordante déjà par l’étendue, quoique participant du thème et du cadre des mémoires, sera l’œuvre touffue de SAINT-SIMON (1675–1755), d’intelligence féodale, moderne de tempérament. Son histoire vise au document et rien ne l’y prédestine aussi peu que ses apports incontrôlés. Ses matériaux, si abondants, comme ses jugements, se ressentent de la partialité commune aux écrits qui sont, par quelque côté, des autobiographies : les uns sont des procès, les autres un fatras. L’auteur y manque du recul qu’il faut pour trier net, pour peser juste... Mais Saint-Simon a ouvert à l’histoire un ciel en apparence incompatible avec une tâche sévère : il l’a fait rentrer dans l’art. Car ce borné est un vibrant qui, par l’intuition, joint Thierry, frôle Michelet, s’avance vers nous. Nerveux et frémissant, « il vole partout en sondant les âmes ». Atteignant dans leur jeu sensible les composantes actives de la vie morale, il en touche le chiffre que sa raison ne verrait pas. Si prévenu soit-il, il est impuissant à se dérober aux attractions de sa nature et la réalité entre en lui, plus forte que ses théories. Tout ce qui est capable d’impressionner reprend, à travers ses sensations, la figure même de la vie. Silhouettes, tableaux, portraits ne sont pas seulement expressifs, ils sont mouvants. Et tels aspects différents de Fénelon, ou du grand roi, seront vrais, dans le changeant de l’âge. Et les masses — comme l’être -, fourmillent… Son style bouillonne de contrastes heurtés de poussées brusques, de flexions relâchées comme si la matière, directement, brutalement, voulait se dire. Ah ! « Les traditions, les règles qui emmaillotent l’inspiration des pauvres diables faiseurs de livres » ne sont pas pour lui. Il a le graphique de ses nerfs. Et il entasse les mots avec passion, brasse les périodes, fait crier la phrase comme dans la rage de leur donner l’ampleur palpitante et le feu du réel...

Sur les confins de l’histoire et de la théologie, nous croisons Bossuet, avec le Discours sur l’Histoire universelle. Et Montesquieu, avec l’Esprit des Lois, trace aux générations prochaines — contrôlée par une docte philosophie juridique — la mécanique législative des Etats et les règles naissantes du Droit. Mais plus encore il nous ouvre, par l’Essai sur les Causes la considération du facteur tempérament dans l’analyse des événements, soulève l’influence des milieux (physique et moral) et la théorie des climats qui étendront le champ des diagnostics communs à la physiologie, à la philosophie et à l’histoire.

En ce dix-huitième siècle, dans lequel Saint-Simon est comme un anachronisme, l’histoire tient toute dans la lumineuse sobriété de VOLTAIRE. Et elle sort des localisations partiales du passé au point qu’on a pu dire, du Charles XII : « C’est la première histoire (qui ne soit qu’histoire) qui compte dans notre littérature ». Charpenté, balancé, lucide, expurgé des oiseux détails, l’ouvrage à quitté la zone des broussailleuses compilations médiévales pour la clarté et la rigueur classiques. Et un respect attentif des situations originales, l’ordonnance scrupuleuse des faits, la tonalité fidèle d’un sujet dont rien ne force le niveau, l’apportent au goût des sages qui demandent à l’historien le désintéressement. Et Le Siècle de Louis XIV, au moins dans sa méthode essentielle et sa minutieuse documentation, rappelle ces qualités précises. Voltaire, qui chérit l’art, trouve dans le grand règne — et c’est pour cela qu’il l’a choisi — à la fois cette galerie unique de beautés littéraires et artistiques et cette « exacte administration » qui plaît, en lui, au « bourgeois positif « ... Mais à l’histoire de Voltaire, si élevée d’intention et d’un esprit si travaillé, si foncièrement honnête dans le choix et l’arrangement de ses matériaux, si séduisante en la loyauté de sa recherche et de ses notations, à cette histoire il manque (en plus de l’étal vrai de cette brutalité fréquente, de cette violence réelle que lui fait écarter comme un « parti pris aristocratique » et une sorte de pudeur littéraire à remuer une grossièreté toute plébéienne), il manque la sève exubérante, le fluide d’un Saint-Simon, il manque la vie… Ce n’est pas tout. Il entre dans sa conception un élément nouveau et un dessein qui l’apparentent à l’historiographie moderne : le progrès humain. Et la pente de cette large philosophie va le conduire au péril qu’à chaque pas côtoie l’histoire guidée par un principe : l’intervention critique et sa déformation. Dès l’ébauche, son aristocratisme artiste et régulateur tend à enfermer dans les bornes restrictives du « despote éclairé » l’agent décisif de cette grande époque, prend pour axe abusif une attribution de causalité à la personne de Louis XIV...

En 1739, l’Histoire du Siècle, virtuellement prête, embrasse l’histoire générale de l’Europe, la vie et l’administration du grand roi, le couronnement suprême des lettres et des arts. Mais un arrêt du Conseil en suspend la publication. Et quand, vers 1750, Voltaire reprend son œuvre, elle apparaît toute bouleversée par l’évolution de sa philosophie. L’esprit qui présidait à l’esquisse parallèle de l’Histoire universelle introduit dans celle du Siècle les modifications de sa métaphysique. Voltaire athée supprime la Providence ordonnatrice, mais fidèle au progrès, la « marche inégale, hésitante de l’humanité sera le résultat de deux contraires, l’ignorance superstitieuse, fanatique, stupide et la raison éclairée, bienfaisante ». Deux courants pour lui se disputent le siècle, et la sottise religieuse met un pan d’ombre sur son rayonnement. La religion le gâte par ses « retorderies », la raison directrice a manqué à la plénitude de sa gloire... Sous cet angle, l’ouvrage peut s’incorporer logiquement dans l’Essai sur l’Histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des nations. Mais la curiosité qui porte Voltaire hors de France et d’Europe, l’entraîne jusqu’en Chine, en Arabie ; l’intérêt qu’il porte aux acquisitions de l’esprit humain, sont comme desséchés par son âpre incrédulité. Pour s’approcher de ces peuples noyés de mysticisme ou courbés sous l’attente fataliste, pour saisir le mouvement de ce moyen-âge tout pétri de religiosité, il manque à Voltaire l’intelligence ouverte — sinon la sympathie — sans lesquelles il n’est pas de compréhension véritable. Et son regard sceptique n’en ramène que raillerie facile, que persiflage et que sarcasme. Et, si singulièrement novatrice dans son embrassement de portions lointaines de l’humanité, si scrupuleusement alimentée de recherches originales, son histoire — avec l’étoffe d’un chef-d’œuvre et les vertus d’un clair génie — saigne (ô paradoxe, retour d’ironie voltairienne) de son parti pris de raison... Nous allons quitter ainsi le XVIIIème siècle, que Voltaire aurait pu doter d’une Histoire digne de ce nom. Et, sur plusieurs siècles, parmi les histoires élargies au-delà du moment, nous n’aurons rencontré, avec les ébauches sans force que sont les Chroniques et Annales des Gilles, des Dupleix, des Velly, des Anquetil, des Mably, les apologies de d’Aubigné, les pages expressives et sensibles au peuple mais pauvres de Mezeray, que cette mise en jugement — sur un fond limpide de richesse historique — devant le tribunal sectaire de l’esprit…

Le romantisme, cette Renaissance de l’enthousiasme, dont la flamme enveloppe tout le XVIIIème siècle, va réchauffer l’histoire. Nous en avons, dans les fibres de Saint-Simon, senti passer les prémices, chaotiques, en bouffées de braise ardente. En voici le grand feu éruptant, l’embrasement ample et rythmé...

Sans être un historien, au sens limitatif de ce terme, — il ne laissera de positif que les « paysages historiques » d’un impressionniste — CHATEAUBRIAND situe le diapason de la nouvelle histoire : il en est l’obscur accordeur. Du Génie du Christianisme à l’Itinéraire et aux Martyrs se développe l’appel pathétique, encore inégal, à la délivrance de l’imagination et s’essorent les sentiments qui palpent plus loin que l’idée. L’Encyclopédie — avec sa trilogie puissante de penseurs — avait, en jetant sur les écoles en dispute autour de Dieu, la douche de son libre-examen, froidi jusqu’aux pulsations de la foi, transi les élans vibratiles et prolongateurs, Et l’être attendait, comme recroquevillé sur son désenchantement. Car le doute avait touché, à travers l’architecture artificieuse des prêtres et les invraisemblabilités du supra-substantiel, les arcanes d’où bondit l’idéal. Mais l’analyse, qui poursuit jusque dans le refuge de la conscience, l’enfantillage des idéologies, s’arrête, hésitante, et cherche l’arme appropriée devant le christianisme de chair des grands croyants. Le Dieu des tabernacles et le divin des métaphysiques, qui se réduisent ou chancellent sous le rire du bon sens ou la dissection du chercheur, prennent leur revanche dans le panthéisme immense de la vie. Et la foi chassée du cerveau par la raison remonte au cœur par l’amour. Equivoque subtile et troublante... Penseur médiocre, Châteaubriand s’est trompé quand il a cru relever par la suggestion un catholicisme tombé par la logique. Son art émotif n’en a qu’un temps resoulevé l’armature aux irrémédiables faiblesses. Mais il a renoué le contact de l’être et de la nature, rétabli l’évidence du grand courant sensible qui relie, à travers le temps, les particules infiniment diversifiées de l’univers et fait de la vie le balancier mystérieux du monde... Son histoire inspirée, que cadence une prose musicale, souple comme un vers libre, c’est Thierry, rêvant sur les ténèbres de la Gaule franque, c’est Michelet tâtant, pour se mettre à l’unisson, « l’âme », à rappeler, du passé...

AUGUSTIN THIERRY, embrassant d’un regard les essais antérieurs, squelettiques et incompréhensifs, saisit quelle lacune immense persiste dans nos connaissances comme dans notre littérature... Un livre des « Martyrs » ébranle sa vocation d’historien. Il sera le premier grand évocateur dans cette montée vers l’histoire par le chemin double et heurté des sens et des idées. Passons ici sur les tâtonnements préliminaires, les recherches abstraites d’une loi unique régissant les enchaînements graduels dans le développement des peuples... Thierry en découvre l’aridité et la limitation et, démêlant en lui les attirances du concret, sent la voie possible dans la capacité propre de sa nature et « se met à aimer l’histoire pour elle-même ». Plus loin que le dessein politique d’une confuse réhabilitation des classes moyennes, une passion des réalités l’accapare, un besoin de vérité totale le possède. Rien ne révèle mieux cette droiture chaleureuse que ses Récits Mérovingiens, où les barbares à cheveux roux, parmi de rauques sonorités, bousculent leurs types colorés, pleins d’une belle rudesse dramatique... Mais la forme, en dépit de la sincérité attachée au sujet, demeure fléchissante, plus bourgeoise qu’artiste et trop lentement narrative. Et une certaine survivante — dans une personnalité manquant de l’envergure qu’il faut pour marier les contraires — de ses premières poursuites abstraites lui fait caresser l’espérance d’allier « au mouvement largement épique des historiens grecs et romains la naïveté de couleur des légendaires, et la raison sévère des historiens modernes ». Car l’heure de la synthèse est prématurée qui doit unir — dans une reconstruction sans vide — la somme des trouvailles de l’esprit au bloc revivifié des époques. Et se consument ses moyens trop frêles dans une conciliation déjà lourde au génie et son caractère s’y fond en tiède juste-milieu...

Guizot pose au temps l’interrogation du philosophe, manie l’exacte analyse, épure et soude les matériaux en intellectuel. Et son Histoire de la Révolution d’Angleterre, ses Histoires de la Civilisation campent en démonstration des « vérités » qui sont des thèses et une transposition du particulier dans le système, qui placent l’orthodoxie sous le règne des idées générales... Plus sereinement impartial, du haut de cet observatoire d’où il suit, dans les destinées humaines, les vues providentielles, de Tocqueville est frappé des incompatibilités provisoires et d’ordre politique ou conventionnel, des confusions qui, sur le plan des luttes contemporaines, donnent à l’accidentel figure d’irréductible. Une société nouvelle, à ses yeux, s’y élabore qui cherche sa stabilité. Et sa Démocratie en Amérique est une « consultation », une sorte de large interview auprès d’un peuple incorporé à son régime. Il soutient, dans l’Ancien Régime et la Révolution, la continuité du devenir de l’arbre social, en germe dès la naissance de la patrie, et voit la Révolution française comme un fruit mûr qui se détache, une conséquence, non comme la lutte de deux antagonismes et le triomphe d’un esprit nouveau... Grave, austère conception de l’unité du développement humain, mais théorie quand même que ce désintéressé plaidoyer.

Mais, cramponnée à cette « bonne et forte base : la terre », berceau unique des générations, voici, aux mains du colosse, la vacillante tentative de Thierry. La vision s’agrandit, se fond avec l’attouchement passionné, et les races remuent, perdent leur entité, que MICHELET empoigne et unit dans la lente incubation de la patrie. De cette Histoire de France, avec laquelle il vécut quarante ans, détachez ce bloc dantesque, prodigieux qu’est le moyen-âge ressuscité. C’est en ces siècles troubles où se tordent, dans l’enfantement d’une âme populaire, les couches plébéiennes que Michelet a donné, dans le plein embrassement de la pitié, la mesure inimitée de son génie. Ne cherchez pas ailleurs autour de nous — ni chez lui — histoire plus complète en ses possibilités actuelles, plus digne d’une émulation tourmentée. Car les mille impondérables animés, agissants qui ébranlent les mouvements profonds de l’histoire, un Michelet, qui les approche avec toute sa vivante réceptivité et ramène, d’eux à lui, toute l’énergie de la vie, est plus qu’un autre à même d’en percevoir l’essence et la portée et d’en marquer, dans son équilibre, le rôle inconsigné. D’un passé qui fut organique, il n’a point rétréci l’histoire à une minéralogie. Il en a cherché la figure vraie ailleurs que dans les ombres glacées des photographies. En ses reconstitutions passionnées, il n’a pas modelé l’absolu mais il a fait passer, à travers les êtres et les choses, l’appel solidaire de l’humain. Et l’histoire a plus gagné peut-être en possibilités véridiques, en puissance de vrai, à ce qu’il entre ainsi au cœur des temps disparus pour en restituer la chair palpable en un bloc émouvant, que s’il fut resté, front serein, sang placide, à manier le scalpel des chirurgiens froids de l’idée. Les antres où l’on enterre une deuxième fois le passé — musées, bibliothèques — n’ont-ils pas assez de poussière ? Et n’est-elle pas plus belle, jusqu’en ses erreurs ardentes, l’histoire de ce Michelet -refait peuple — pour en vivre l’histoire et s’y plongeant, non pas pour exhumer quelque somptueuse fresque funéraire d’une Histoire de France marmoréenne, mais pour réveiller et remettre en émoi toute la glèbe et toute la plèbe assoupies sur leur fond patiné de tragique médiéval?... Avec d’autres conquêtes sur l’inconnu, des fluides disciplinés serviront peut-être un jour nos aperceptions, viendront peut-être d’autres chemins, avec d’autres moyens. Mais on n’oubliera pas qu’amener le passé dans notre champ d’intellection est un rêve si nous ne rendons à son visage la carnation, à son âme l’intensité, à tout son corps le mouvement circonstancié de la vie...

Oui, je sais, il y a la contrepartie de ce don d’âme par lequel on fait l’histoire animée. Michelet est entré trop avant, avec toute sa flamme, dans ce peuple en gestation, pour qu’il n’exerce pas, sur sa frémissante individualité, les mille réactions de sa force resoulevée. Et les compressions, les étreintes, les déchirements, qui happent et pétrissent sa matière sensible s’exhalent en cris profonds, grondants, sincères et spontanés comme des réflexes. Sa détresse et sa meurtrissure, elles sont en lui. Et les aspirations, obscures encore, qui montent de la nuit, elles passent, de sa chair angoissée à son cerveau tendu en haletante lucidité. Du frère en douleur, le cœur cède sous l’afflux : il saigne. Et l’intelligence -qui voit — se refuse à être complice des forces accroupies, étouffantes, sur la poitrine el sur l’esprit du peuple-enfant. Et elle traduit, en révolte, des angoisses et des besoins dont elle devait projeter le sourd murmure. Et l’historien se retourne, non seulement déchiré, mais vengeur. Et il bondit, en médecin, en philosophe. Vous qui sentez, à chaque pas, s’ouvrir en vous la plaie des humbles, vous qui tentez, à doigts fébriles, d’écarter la pierre encore sur leurs fronts, condamnez-le!... Michelet sociologue s’érige en juge, le Michelet des luttes politiques, redescend au justicier. Son œil aigu, son doigt crispé torturent, féroces. La passion saine et sympathique de l’historien frère se retire et passe — obnubilée, injuste — au militant. Hallucination peut-être déjà que la forme première de son approche, mais pas amplitude de réceptivité et d’adduction. L’autre s’exacerbe en haine. Elle y sombre, et la question « Qu’avez-vous fait du peuple ? Qu’avez-vous fait pour le peuple ? » a le son des voix égarées qui demandent aux seuls échos de leur délire la clé d’absurdes réponses... Ah!, certes, nous lirons, épris, en toutes ses pages son Histoire de France. Et La Révolution française nous prendra, impérieuse, dans le branle sanglant de ses passions — hautes souvent — accumulées. Nous revivrons la Terreur, oppressés. Et nous souffrirons souvent comme d’une exhumation qui ranimerait des cadavres et se tromperait dans le dosage de leurs particularités. Mais derrière les agrandissements horrifiés, nous n’oublions pas que demeure — intacte — la loyauté de la recherche, que n’a pas fléchi la conscience du document. Et qu’il n’a cessé – « à la base la science, l’art au sommet » — d’asseoir sur le fait jusqu’aux divagations du poète... Et si l’amour, un jour — un amour fait d’action, d’élans rajeunis, non de fade christianisme — gagne notre humanité, nous comprendrons davantage un Michelet, historien d’amour, car un prolongement étrange d’amour — la rage de ne pas pouvoir aimer — palpite jusqu’au fond de ses haines.

Avec le fixateur du naturalisme, qui va chercher « de tous petits faits bien choisis, importants, significatifs, amplement circonstanciés et minutieusement notés », comme « la matière de toute science » — j’ai nommé Taine — et donne pour base à l’histoire « la psychologie scientifique », les recherches historiques ne peuvent être autre chose que des observations qui visent à dégager les caractères essentiels, dominateurs, à noter — en reportage — des déterminants physiologiques, le correspondant psychologique fugitif. La race, le climat impriment leur sceau aux croyances, aux productions. Individus, littérature, institutions sont les résultantes de facteurs ambiants décisifs. Et il apercevra les manifestations humaines à travers ce principe malgré tout préconçu avec une déconcertante et peut-être artificielle fixité. L’homme est toujours, comme à la préhistoire, « le gorille féroce et lubrique » en dépit de la superposition d’éléments multiples. La civilisation nous a fardés, recouverts, dit Taine, mais le noyau est intact sous les couches successives. Il y a dans « l’identité des forces » et « l’immutabilité des substances » que cette analyse comporte, une synthèse subtile et séduisante que menace l’arbitraire. Et sa certitude s’enferme dans une assurance d’abstraction qui revêt les dehors d’un habile symbolisme... Le procédé de recherche cèle les vices de l’absolu et laisse en histoire des traces caractéristiques. Les petits faits accumulés ne sont parfois que les apparences des preuves véritables. Et la prudence nous oblige à garder caution des plus tentantes explications. Les Origines de la France contemporaine groupent en notations adroites et profuses les actes et les situations symptomatiques. Mais y transperce une rigidité systématique qui fixe dans un inéluctable excessif des portraits durement campés. En venant vers eux avec une méfiance toute scientifique ils nous fourniront cependant de riches et nombreux éléments... D’ailleurs, ce n’est pas tant dans son œuvre propre que Taine a laissé des traces profondes : la marque accusée de « son intelligence » affranchie de toute intuition, s’est imprimée sur les générations littéraires de la fin du siècle...

Notant — dans le cadre matériellement limité de l’Encyclopédie — à traits rapides, parmi ses bâtisseurs impulsants, la manière et la substance de l’histoire, je ne m’arrête pas ici à maints historiens valeureux par quelque côté et personnels souvent sous l’influence : les Mignet, les Thiers, les Henri Martin, les Quinet, les Villemain, les Duruy, les Renan, les Coulanges, et, tout près de nous, les Aulard, les Monod, les Mathiez, etc. Je retiens seulement ce qui est de nature à éclairer d’un jour précis la marche tâtonnante de l’histoire... D’après la conception, qui prévaut chez les modernes, de la science historique, « l’historien n’a qu’un droit, qu’un devoir, c’est d’exposer les faits avec une impartialité rigoureuse, objectivement, de rechercher les causes, le mécanisme et les effets d’une série d’événements, après avoir minutieusement exploré les sources qui nous les rapportent, de ne jamais prendre parti dans le jeu des passions humaines, de ne pas tenter de constituer sur l’étude, même désintéressée de l’aventure des hommes, une philosophie de leur histoire qui ne saurait exister » (Seignobos et Langlois). On ne peut pas, sans une anticipation extrascientifique et sans incorporer l’hypothèse à la certitude, assimiler, dans l’état présent de nos moyens historiques, l’histoire à une science. Le fait historique appartient à une matière sur laquelle l’observation directe, ou l’expérience, n’ont pas de prise assez sûre pour que l’historien puisse leur demander la vérité exacte du savant. Les armes scientifiques ne peuvent lui en donner que l’approximation... Le temps viendra peut-être où nous toucherons d’assez près, scientifiquement, en leur réalité, les événements historiques pour que, au sommet de leur rigueur accessible, la confiance que nous faisons à la science cesse d’être — humainement — abusive. L’historien va-t-il s’arrêter là?... Qu’il y ait (comme le voyait Michelet) « dans le combat désespéré que nous soutenons depuis notre berceau contre les impulsions primitives ou en faveur des besoins nouveaux qui brisent à chaque minute le rythme social, une tendance à réaliser la liberté qu’elle désire » ou le seul affrontement confus de toutes les réactions vitales, sans harmonie de progressivité ? Que si le triomphe d’une force, malgré tout, plutôt qu’une autre, se dessine, nous croyions devoir y attacher une loi — pure cristallisation peut-être de la réussite — que nous regarderons comme la ligne d’une évolution cosmique ? Que, par voie d’analyse ou constatation de fréquence, ou sur la foi d’un final épanouissement, nous y cherchions la cadence d’un devenir ? Que de ce rythme nous essayions — selon la tendance fermée de notre esprit à fixer un terme ou un but aux activités — de découvrir quelque puissance motrice ou ordonnatrice et l’asseyions dans une moralité originelle ou une idéalité conséquente?... ce sont là — quelque possibilité infuse qui puisse résider en elles — autant d’hypothèses jetées comme une sonde dans le temps. Mais que l’historien, en artiste, sans rien altérer des lignes honnêtes de l’histoire, mêle, à son mouvement, l’effluve sympathique de son être, c’est une garantie de vérité vivante... On peut d’ailleurs, dans la prédilection de ses affinités ou le réfléchi de ses convictions, donner le pas à la dominante de telle ou telle méthode. On peut même, en raison, accorder son crédit à une histoire plus sévère et en attendre plus de lumière. Mais on ne peut refuser à celle qui aime une zone magnétique — encore insondée — de compréhension et nier son dynamisme. Et la preuve dernière n’est pas faite que la jonction synthétique, sans laquelle l’histoire n’est qu’un monôme de chroniques, ne s’opèrera pas plus vite avec elle...

L’histoire ? Il n’est pas un peuple qui n’ait tenté d’échafauder ce monument de son passé. « Tous les peuples, dit Voltaire, ont écrit leur histoire dès qu’ils ont pu écrire ». Mais pas un qui ne s’y soit glorieusement campé et, dans les situations les plus basses, les plus avilies, n’ait trouvé quelque face qui lui permit — par une amplification trop naturelle — de se donner figure de la vertu meurtrie ou de la raison triomphante... Depuis que nous avons quitté « les temps bénis où Dieu dictait lui-même l’histoire d’un peuple cher », nous sommes exposés, avec nos sens imparfaits et déformants, nos jugements troubles et mal assis, nos existences au regard limité, à entasser des in-folio d’hypothèses, à accumuler des déductions, à grossir, par des erreurs nouvelles, la montagne suspecte de nos devanciers. Certes, presque partout, le style est demeuré divin. Mainte phrase y est fleurie des agréments de la révélation. La plume sur la conscience, en chapitres pâmés, des théories d’historiens renforcent « l’authentique » château de cartes des générations disparues... L’histoire vraie ? Ecoutez Rousseau, ses arguments n’ont rien perdu de leur fraîcheur. « L’histoire montre bien plus les actions que les hommes parce qu’elle ne saisit ceux-ci que dans certains moments choisis, dans leurs vêtements de parade ; elle n’expose que l’homme public qui s’est arrangé pour être vu : elle ne le suit point dans sa maison, dans sa famille, au milieu de ses amis ; elle ne le peint que quand il représente : c’est bien plus son habit que sa personne qu’elle peint... L’histoire ne tient registre que de faits sensibles et marqués, qu’on peut fixer par des noms, des lieux, des dates, mais les causes lentes et progressives de ces faits, lesquelles ne peuvent s’assigner de même, restent toujours inconnues. On trouve souvent dans une bataille gagnée ou perdue la raison d’une révolution qui, même avant cette bataille, était déjà devenue inévitable. La guerre ne fait guère que manifester des événements déjà déterminés par des causes morales que les historiens savent rarement voir ».

S’il en est — parmi nos contemporains studieusement penchés sur les choses d’autrefois et ne se satisfaisant pas d’apparence et de faux reflet — qui conservent la foi dans ce que l’histoire peut apporter de solide sur les événements du passé, c’est qu’ils ont oublié de regarder la manière dont on triture, à deux pas d’eux, les matériaux capables de nous éclairer sur les antécédents, les abords et les prémices de la dernière épopée. Tout est là, en principe, sous nos yeux. Nous avons vécu les faits, le conflit nous a remués jusqu’aux entrailles. L’Europe en a été secouée jusque dans ses fondements. Et cependant, si près que nous soyons, les mobiles, tant immédiats que lointains, nous en demeurent cachés ou tachés de lourdes obscurités. Ils ont été habilement dissimulés, les textes les plus compromettants détruits, les autres truqués, tronqués, el ce qui s’étale à notre portée est la plus fallacieuse et la plus fourbe des apologies unilatérales. Nos descendants auront la distance et le sang-froid de l’impartialité, mais nous tenons — et les retrouveront-ils ? — les circonstances encore chaudes de la guerre et le vrai nous échappe. Comment voulez-vous que, d’un passé où tant d’intéressés n’ont pas manqué de faire disparaître les documents susceptibles de les desservir auprès des justiciers du temps, puisse s’opérer la synthèse de toutes les lumières dispersées ? Chaque nation a son histoire : le faisceau de mensonge dont elle enveloppe ses ressortissants et où ses vices et ses crimes revêtent les aspects touchants et méritoires du sacrifice et du droit, l’histoire que l’on bâtit avec les légendes d’abord, les fables colportées, les récits controuvés assis au rang de l’indiscutable, avec les données des cours ensuite, les livres falsifiés des chancelleries enfin et qui bénéficie du crédit public. Ne peut-on dire, de ce que nous croyons trouver d’évidences globales dans les écrits de nos ascendants, ce que Chamfort disait des vérités qui regardent les hommes : « Jamais le monde n’est connu par les livres, et la raison la voici : c’est que cette connaissance est un résultat de mille observations fines, dont l’amour-propre n’ose faire confidence à personne, pas même au meilleur ami, quoique ces petites choses soient très importantes au succès des plus grandes affaires ». Les petites choses qu’on a lues ou qui se sont perdues ont été souvent, elles aussi, souvent décisives dans « les grandes affaires » de l’histoire.

Les phénomènes sociaux qui, du fond des siècles, roulent les flots changeants de l’histoire « apparaissent comme des mécanismes extrêmement compliqués, étroitement hiérarchisés et où la simplicité ne s’observe guère. L’évolution des peuples est aussi complexe que celle des êtres vivants » (G. Le Bon). L’histoire renouvelle incessamment les situations où les peuples paraissent — en leurs masses influençables et grégaires — à la merci des impulsions adroites de leurs conducteurs. Les secrets de cet incessant reflux vers la barbarie à la faveur d’entreprises dominatrices ou spoliatrices résident à la fois dans deux facteurs qui, à certaines heures critiques, trouvent l’un dans l’autre leur correspondant : l’avidité égoïste de l’individu, la malléabilité crédule de la foule. Pénétrer la psychologie de ces deux forces, en mesurer les réciproques répercussions éclairerait — plus que de vaines et superficielles nomenclatures — le jeu des institutions et des hommes dans les remous du temps. L’histoire, attentive aux ondulations, au fracas des vagues, et si longtemps préoccupée des apparences et du bruit, n’aura chance de s’arracher aux voies sans issue vers lesquelles elle égare la confiance générale, que si elle consent à chercher la raison du choc des peuples et de l’identité de son étiage moral dans les ressorts cachés de l’être séculairement assujetti aux pressions obscures du Cosmos. Quelles que soient les hauteurs prometteuses de l’isolé, il n’est — rejeté dans le bloc de l’espèce — qu’une fraction docile et primaire et ses actions, noyées en elles, revêtent l’ampleur brutale et incomprise de tous les groupes mouvants de l’univers. A quelle puissance irrésistible obéit l’homme qui, dans la foule, rapporte au primitif le plus éclairé de lui-même ? Mystérieuse subjugation des peuples aussi qui, à l’encontre de leurs joies quotidiennes et de l’évidente raison de vivre, s’anéantissent avec une sorte d’ivresse sous le signe concordant d’individuelles injonctions. Psychologie de l’homme et des masses, étude des réflexes et des persistances instinctives, superficialité des acquisitions civilisatrices, discernance du sens évolutif, rattachement du flux humain au mouvement universel, investigations débarrassées de ce fatalisme de progrès qui dénature la vision, fausse de préconçu les notations, prépondérance des recherches données aux courants de fond qui bouleversent et pétrissent les sociétés, etc., voilà — incomplet — un champ sur lequel l’histoire ne s’est encore penchée qu’à demi. La verrons-nous, audacieuse et sagace, orienter sa tâche vers ces ardus problèmes ? Nous sommes las de la voir enrouler les peuples dans l’écheveau sanglant de ses légendes, écraser l’humanité sous un fatras d’atrocités et porter en triomphe aux temps futurs le vide décevant des hommes...

La véritable histoire qu’il s’agit d’écrire est peut-être celle dont Condorcet a tracé comme une esquisse parallèle, à savoir l’histoire non tant de l’esprit, que de la nature humaine. Encore faudrait-il que deux conditions fussent réunies, aujourd’hui grosses encore d’inconnu : la possibilité de mesurer les étapes de cette nature et de toucher la certitude qu’elles correspondent à une marche en avant « vers la vérité ou le bonheur ». Car si les hommes ne sont pas meilleurs ni plus vrais — et le sont-ils ? — si les apports, dont a pu, à travers les siècles, s’enrichir leur intelligence, n’ont pas ajouté à quelque sincérité ou ébauché quelque harmonie, vaines sont les lumières qu’ils ont groupées. Chaque jour ils la feront servir aux destructions et à la tyrannie. Et le patrimoine d’une prétendue civilisation ne sera que l’art nuancé de préparer des ruines... Suivre, à travers les changements matériels, les modifications de l’esprit et constater si cette maîtrise grandissante de l’homme sur les choses, qui constitue la plus remarquable conquête scientifique, s’accompagne de la possession croissante et éclairée de soi-même et de son don généreux ! Empire qui constituerait l’extension vraiment bienfaisante de notre nature et l’élévation conséquente des rapports humains... Mais jusqu’ici l’orgueil a étourdi le conquérant et, la science n’a fait, semble-t-il, que favoriser (avec des moyens toujours plus ingénieux de les satisfaire) l’éclosion et les exigences d’appétits nouveaux. Et l’homme se présente, du haut de la civilisation, comme une brute savante écrasant son semblable. « Lorsque l’on considère, dit Chamfort, que le produit du travail et des lumières de trente ou quarante siècles a été de livrer trois cents millions d’hommes répandus sur le globe à une trentaine de despotes, la plupart ignorants ou imbéciles, dont chacun est gouverné par trois ou quatre scélérats, quelquefois stupides, que penser de l’humanité, et qu’attendre d’elle à l’avenir ? »... Il est possible que l’instinct belliqueux soit un des plus impérieux de la nature humaine, mais en dépit de certaines affirmations, la preuve ne me paraît pas faite que « la certitude de la paix engendrerait avant un demi-siècle, comme le prétend M. de Voguë, une corruption et une décadence plus destructives que la pire des guerres ». Il est exact, d’autre part, que les découvertes dans les sciences, même si elles ont contribué à réduire la fréquence des luttes entre les peuples, en ont favorisé l’ampleur et qu’elles les ont rendues plus meurtrières. Les hécatombes récentes et celles vers lesquelles nous entraînent de nouvelles techniques, en soulignent assez d’elles-mêmes, non seulement l’horreur, mais (vue du point de vue général et humain) la stérilité, pour que nous hésitions à les considérer comme la condition d’un plus sûr devenir. Les oppositions hostiles nous semblent évoluer davantage vers l’anéantissement des arts et la mise au tombeau des merveilles mêmes de l’industrie qu’en soutenir l’essor et, plutôt qu’ouvrir l’apogée d’une civilisation, la guerre en préparer le suicide. Mais peut-être est-ce là le cycle déconcertant des créations humaines que de se précipiter à l’abîme avec les générations qui lui ont prêté leur génie ? Si des siècles de douloureux redressements ressuscitent sur leurs ruines une civilisation nouvelle, les fouilles de 1’histoire lui permettront d’enregistrer « le grand rôle qu’elles ont joué dans la marche du progrès… ».

Nous venons de soupeser le corps de l’histoire et d’en tâter l’humanité. Autre chose est L’ENSEIGNEMENT... La latitude nécessaire, féconde, laissée au chercheur jusqu’aux extrêmes limites de sa nature — de prospecter et d’ébranler, partout et par tous les moyens, les réalités, devient un danger quand l’histoire, de reconstructive va se faire diffusante, quand, condensée en manuels, elle doit revenir à l’enfance et au peuple, quand nous passons à la répartition de ses connaissances. Ici, plus de fantaisie expérimentale, plus de projections imaginatives, mais la plus circonspecte agglomération et l’appel égal et méfiant des thèses, sans élection, sans — pour aucune — un importun droit de cité... Car, cette fois, nous consignons des « résultats ». Et nous allons les apporter, les communiquer… Et nous risquons d’offrir l’erreur, partout pendante.

Pouvons-nous, devons-nous enseigner l’histoire aux enfants ? Et, dans l’affirmative, quel sera l’esprit des ouvrages qui en contiendront les notions, la méthode des maîtres qui les accompagneront ? L’opportunité de cette instruction se présente sous deux aspects : les circonstances de l’âge, l’utilité d’un enseignement historique. D’une part, la période ordinairement consacrée à l’éducation infantile permet-elle d’aborder l’étude de l’histoire : 1° sans dogmatisme ; 2° sans prématurité ; 3° sans propagande ; 4° sans mensonge. D’autre part, quel peut être, au regard de l’avenir de l’enfant, l’avantage de l’enseignement de l’histoire : 1° en tant que facteur du développement de ses facultés ; 2° en tant que document pratique ; 3° comme élément de culture générale. Enfin, comment, dans le milieu restrictif de l’école officielle, devons-nous mettre l’enfant en présence de l’histoire?... Je pose à la base de cet exposé (réserve théorique, précision nécessaire) la conviction partagée avec la plupart des éducateurs de large esprit moderne et avec maints précurseurs, et qui se rattache à notre conception de l’éducation en général — que l’éducation n’a pas à s’enfermer dans le cadre d’une école. Mais j’admets, en présence des faits ambiants :

  1. que les circonstances contraignent, la plupart du temps, à départir l’éducation dans ce milieu spécial ;

  2. que l’école, pis-aller général, est mal faite ;

  3. que pour longtemps encore elle sera le terrain courant de l’éducation publique ;

  4. qu’elle risque d’y rester de même sous le contrôle souverain des Etats ;

  5. que la durée de la scolarité publique est un obstacle à certaines réformes dont les gouvernements tolèreraient l’introduction parce qu’ils ne les jugent pas directement dangereuses (reculer l’âge d’enseignement de l’histoire, par exemple) et dont bénéficieraient les méthodes ;

  6. que les conditions sociales, qui éloignent de l’étude l’enfant du peuple à l’âge où elle lui serait le plus profitable, condamnent toute espérance d’élargir — dans la société actuelle — le temps de présence à l’école...

C’est donc à l’école surtout que nous allons examiner l’histoire enseignée, son esprit, ses visées, ses procédés, ses répercussions, là que nous en noterons les bienfaits ou les ravages et signalerons, le cas échéant, les attitudes réactives qu’elle entraîne et le caractère des résistances qu’elle soulève... Nous ne présenterons ici que l’essentiel des questions d’un problème complexe et, par divers côtés, souvent troublant. Et nous mettrons en garde nos lecteurs contre ce que certaines idées, par suite des lacunes inévitables de ce raccourci sans nuances, pourrait, à tort, présenter d’absolu...

Cette histoire incertaine, même transfusée loyalement dans les manuels, fidèlement transmise par les pédagogues, faut-il — et devons-nous- l’enseigner ? Et d’abord, qu’enseigne l’histoire ? Et quel but poursuit-on ? Les deux questions se tiennent : le pourquoi explique la matière exigée par les programmes scolaires. Ce qu’elle offre, il est avant tout dans les manuels... En les abordant, soulèverai-je, après Rousseau, Lacombe et d’autres, un procès toujours pendant, dans lequel l’histoire n’est pas l’accusé le moins considérable. A la question du manuel historique, mis de bonne heure, comme un catéchisme entre les mains des petits, rattacherai-je les dangers généraux des connaissances jetées a priori, avec l’écrit, — et servies par son aisance, son prestige -, sur le chemin de l’enfant ? Agiterai-je encore la question de la prématurité du livre en éducation?... N’oublions pas cette forte pensée de Chamfort :

« Ce qu’on sait le mieux, c’est :

  1. ce qu’on a deviné ;

  2. ce qu’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ;

  3. ce qu’on a appris, non dans les livres mais par les livres, c’est-à-dire par les réflexions qu’ils font faire ;

  4. ce qu’on a appris dans des livres ou avec des maîtres. »

Je pense, avec Jean-Jacques, qu’ « un des meilleurs préceptes de la bonne culture est de tout retarder autant qu’il est possible », qu’il ne faut rien précipiter, et surtout ne point apporter en face de l’enfance les notions douteuses sur lesquelles aura déjà tant de peine à s’exercer le jugement de l’homme fait. Ainsi l’histoire. Quand l’âge aura donné aux regards de l’esprit — que diable, laissez auparavant travailler la rétine ! — toute leur acuité et que la vie aura contrebalancé d’observations et d’expériences les affirmations de l’imprimé, lorsque vous présenterez devant le jeune homme les tables de l’histoire, il sera frappé, lui aussi, « du nombre de cordes et de poulies » qui, sur la scène de l’univers, abusent les spectateurs... Laissez en l’enfant, se prolonger l’animal. Nous sommes toujours à dompter la nature, à la chasser au plus vite de la vie des enfants — possédés qu’on exorcise ! — comme si nous n’avions pas d’autres victoires à remporter. Quittons ce catholicisme de l’éducation qui, dès l’aube, déjà poursuit les sens. Dans l’enfant, et autour de lui, laissez subsister aussi longtemps que vous pourrez le concret et le vivant — et se développer les instruments du concret et s’organiser en lui la vie. Ne le troublez pas avec cette hâte par les interventions de votre logique savante, si éloignée de la logique de ses instincts. Qu’opèrent d’abord ses préhensions, ses perceptions, non vos idées, vos abstractions. Faire un enfant « raisonneur, disputeur, critique ? » Attendez, n’étouffez pas la vie ! Faire un enfant « érudit », accumuler dans son petit cerveau le chaos de « mille choses toutes faites, de choses mortes, et par fragments morts, sans qu’il en ait jamais l’ensemble » vivant ? Attendez, n’assassinez pas son esprit!... Ecoutez parler d’abord — avant d’enseigner — ses droites, ses autonomes découvertes. Effaçons-nous (nous, les « maîtres » et vous, les livres) avec notre prétendue sagesse, notre expérience. Assez tôt, trop tôt, se tissera la sienne, comme une chape de brume sur sa vie claire. Ecoutons-le d’ailleurs. Il a beaucoup à nous apprendre. Et nous avons, à ses questions, beaucoup à corriger de nos réponses. Et il démolira, de ses imprévus problèmes, la hâte de nos solutions. Et maints fétiches, dans nos crânes, tout charpentés de dialectique, s’abîmeront, poussière, sous sa chiquenaude naïve. Ecoutez-le surtout, vous qui cherchez dans l’enfance du peuple la voix de son histoire. Vous sentirez comment « les peuples enfants ont dû narrer leurs dogmes en légendes et faire une histoire de chaque « vérité » morale... Car l’enfance n’est pas seulement un âge, un degré de la vie, c’est un peuple, le peuple innocent » (Michelet). Développer le jugement ? « Il y a pour cela la manière d’Homère qui n’avait point de livres... Ni Thucydide non plus, car il n’aurait eu ce sens si vrai et si profond : cela ne s’apprend point dans les écoles » (P.-L. Courier)... Et, de grâce, vous qui conservez quelque passion d’art et le souci d’un vrai vivant, et les voulez largement, librement animés, ne tuez pas, avec vos ouvrages assommants ou futiles, vos nomenclatures sans flamme, vos récits fourbes et cuisinés, vos histoires sauvages et menteuses, l’attachement aux claires et pleines sculptures intérieures qui réagissent sur le monde en beauté ; ne découragez pas la saine, la lente, patiente construction de l’humain. Laissez plutôt sans aliment l’envie de lire. Portez l’attention de l’enfant vers les formes animées de la vie. Laissez aux adolescences trop liseuses encore mais déjà plus sûres, laissez à l’homme mûr le soin de remuer les natures mortes des bibliothèques. Nous traînons bien assez de cadavres en nous.. ; « L’école », hors des murs ! Les livres, loin de l’enfant !

Que met-on, en fait d’histoire, dans les manuels ? Qu’entre-t-il, à la faveur des programmes, dans les cerveaux ? Son pourquoi va nous le dire... Si je consulte les textes officiels, j’apprends qu’elle a pour but de « faire acquérir des connaissances et former le jugement et le patriotisme »... On commence à gaver les tout petits avec la bouillie des biographies. On les entretient de César, de Vercingétorix, du grand Charlemagne et de Jeanne d’Arc... Des récits témoignent de leurs hauts faits et de leurs vertus glorieuses. On procède — venez dire après cela que l’enseignement manque de vie -selon la forme anecdotique. Voici Duguesclin, enfant querelleur, batailleur... Quel est l’enfant qui résistera au désir de faire ce qu’il a fait ? Le plus brutal se croira un héros. Tout à l’heure, à la sortie, il réunira ses camarades pour jouer à la guerre. Ainsi se développeront les instincts belliqueux de l’enfant... « L’histoire lui apporte, dans les horreurs commises autrefois, comme une excuse à ses petites méchancetés. Homme, il abritera derrière les mêmes précédents les actes les plus injustes et les plus révoltants »... Et voilà un coin de la moralité. L’éducation historique n’est pas toujours aussi attristante. Elle prend quelquefois une allure comique. « Un jour, dit un instituteur, j’interrogeais mes élèves sur ce même Duguesclin. L’un d’eux récitait :

« Le roi lui donna une armée pour faire la guerre aux « Anglais ». Armée ! Quelle belle réponse. Je complimentai mon petit prodige. J’eus cependant un soupçon et je questionnai : « Mais qu’est-ce que c’est qu’une « armée ? » Il me répondit : « Monsieur, c’est un bâton avec un fer au bout. »

Et voilà pour le jugement...

« Le résultat de tant de figures évoquées, me disait un autre instituteur, c’est qu’à la fin de l’année, les élèves n’ont retenu que quelques noms qui ne représentent guère pour eux. Et un an après avoir quitté l’école, il ne leur en reste heureusement plus rien. »

En tant que connaissance, quelquefois peut-être, mais comme empreinte!...

Plus tard, l’enfant verra revivre les Louis XI, les Richelieu, toute la kyrielle des souverains, des ministres et de leurs œuvres (pourquoi n’y joint-on pas les favorites ? Elles ont eu leur rôle), les guerres de Louis XIV et des Napoléon... Et, bien entendu, comme en géographie, il n’y a que la France qui compte. Et que ce soit Clovis, Henri IV ou Bonaparte, c’est toujours « la cause de la France » qui se confond avec celle des princes et l’enfant qui doit en être, à toutes les époques, solidaire. C’est toujours la patrie — agrégat laborieux d’éléments dissemblables — même avant la guerre de Cent ans, quand seulement l’idée n’existait pas. Et certes, par-delà le défilé artificiel des pouvoirs successifs, l’échelonnement des lignées de droit divin et les compétitions des couronnes et des Etals, l’arbitraire sanglant des guerres et des remaniements de territoire, rien ne bruit du grouillement inarticulé des bas-fonds de servitude. A travers le heurt brillant — factice souvent — des ambitions d’en haut ne transparaît pas la séculaire compression, la vie latente et l’effort de l’humanité d’en bas. L’histoire peut-elle d’ailleurs connaître — nous l’avons vu — les mille imperceptibles manifestations de tant d’obscures activités ? Et si les faits saillants, qu’elle étudie comme décisifs, en sont parfois comme la synthèse explosive, ne sont-ils pas souvent de simples accidents qui se superposent à elles et entraînent toute une série d’événements sans entamer les profondeurs ? Ne sont-ils pas même, en maintes occasions, de simples éclats voisinants?... L’histoire peut-elle être véridique ? Et même est-elle possible ? Problème troublant... Et pourtant, quand des hommes mûrs et documentés, impuissants à démêler les raisons secrètes de tant d’actes confus, sont travaillés de ce doute, l’école a la prétention de « faire de l’histoire » !...

Dans la majorité des ouvrages classiques, tant de faits cités dans le programme sont mentionnés. Dans plusieurs livres récents, on s’attache moins aux dates et aux menus détails, on substitue des récits aux nomenclatures, on introduit des aperçus des « progrès de la civilisation »... Ces essais, du reste, sont davantage une révision de la manière qu’une modification de l’esprit. « Sans doute, dit une Introduction, ce serait fausser l’histoire et peut-être briser l’un des ressorts du courage que de supprimer l’histoire des batailles... Mais on conviendra qu’il est inutile de remplir la mémoire de noms aussi vite oubliés qu’appris ». Histoire allégée, soit, mais encore conventionnelle, où seule la violence est admirable... qui a réussi. La prise de la Bastille — insurrection qui porte au pavois le Tiers-Etat — sera apologisée. Mais les insurgés de Juin seront de « malheureux égarés », la Commune un « souvenir douloureux », et les anarchistes d’aujourd’hui des « criminels ». Des histoires, au service d’un régime... Leur intention n’est pas, du reste, d’atténuer les mauvais effets de l’enseignement historique mais, en jetant par-dessus bord le superflu, en évitant un encombrement qui empêchait que soient retenues les notions jugées essentielles, de permettre à cet enseignement de laisser trace durable dans les cerveaux, de mieux influencer ultérieurement les individus. Ils répudient parfois le chauvinisme, patriotisme exaspéré et intempérant qui se mime par ses excès mêmes, mais c’est pour entretenir « silencieux, vrai, actif » un patriotisme autrement profond et redoutable. Leurs « audaces » d’ailleurs sont goûtées en haut lieu. Leur histoire ne réalise-t-elle pas ce dessein de « faire comprendre (pardon : apprendre!) à l’enfant du peuple la patrie française, de la lui faire aimer et de le préparer à bien l’emplir ses devoirs civiques » en tenant compte que « pour atteindre ce but, il est nécessaire de ne présenter à son esprit que les grands faits, ceux qui comportent ces leçons de patriotisme, et cela de telle sorte qu’il s’en souvienne toujours, car le patriotisme, comme disait Duruy, est surtout fait de souvenirs ? » Si vous demandez, en définitive, pourquoi l’école officielle se cramponne à « son histoire », ne cherchez pas ailleurs que dans la nécessité d’entretenir « le culte de la Patrie ». A peine l’enfant entreverra-t-il, parmi les carnages d’épopée et les racontars de courtisans de « cet enchaînement de sottises et d’atrocités qu’on appelle histoire » (P.-L. Courier), la civilisation qui dégage douloureusement d’entre les décombres ses bras meurtris. Mais il « saura reconnaître tout ce qu’a fait pour lui la République », dernière en date des aventurières de l’histoire... C’est là tout le « jugement » que l’on cultive!... « Supprimer l’histoire, me répliquait avec ébahissement un directeur d’école, mais ce serait nous ramener avant Duruy ! » Ou vous entraîner plus haut que vos partis, Monsieur !

Devons-nous enseigner l’histoire ? Tolstoï trouve cet enseignement préjudiciable ; Spencer, dans le classement des connaissances par ordre d’importance décroissante, situe l’histoire au quatrième rang et encore (il la considère en philosophie) comme « l’étude des phénomènes du progrès social ». Pour Charles Delon, « l’histoire n’est pas une science d’enfants, mais une science d’hommes faits et de penseurs »… L’histoire suppose des généralisations que répudie l’esprit enfantin. Pour lui aride en est la matière et si la leçon d’histoire met en joie l’écolier, c’est parce qu’elle est la porte ouverte sur les belle s histoires et qu’elle est une évasion de l’école. Il se moque de l’histoire de ses ancêtres et bâille à nos abstractions, qui l’ennuient : rien n’est plus caractéristique que l’accueil sans grâce qu’il fait aux chapitres d’histoire politique et aux variations dynastiques. L’histoire est une anticipation sur la maturité de son esprit et le niveau de ses assimilations intellectuelles... L’exaltation permanente — l’exposé objectif n’en écarterait pas l’empreinte — de l’astuce et de la violence constituent d’autre part une pression de la plus basse immoralité. Car l’histoire en même temps qu’une chronologie rebutante qui exaspère la mémoire... est un étalage de tous les vices et de tous les crimes. On n’est pas très sûr, on l’est même fort peu, de l’exactitude des faits, mais on s’attache à la précision des dates. Et l’on s’efforce de concentrer l’attention sur un certain nombre d’individus d’apparence providentielle, en choisissant, dans les actes de ces individus, les plus répugnants et les plus abominables pour en faire la substance de l’enseignement. Ce ne sont que guerres, massacres, parfois ruses diplomatiques ; les supplices, les persécutions, les assassinats agrémentent le récit et viennent en rehausser l’intérêt... On ne voit guère que cela dans l’histoire telle qu’elle est enseignée aux enfants, en sorte qu’au point de vue moral, on peut affirmer que c’est l’enseignement le plus déplorable et le plus funeste de tous, car il en ressort la glorification continuelle de la violence contre la faiblesse, de l’imposture contre la vérité. Si, comme le disait Leibnitz, on peut, « avec l’éducation, transformer un peuple en cent ans », quelle formidable pesée régressive doit exercer sur les peuples l’histoire que nous connaissons. L’enseignement de l’histoire participe du reste — je l’ai souligné déjà — de « cette erreur pédagogique qui consiste à croire qu’il faut faire de l’enseignement à l’école, j’entends surtout cet enseignement livresque ou verbal de choses que l’enfant ne peut ni s’assimiler ni comprendre ». (J. Fontaine). Tant que l’éducation, d’ailleurs, sera aux antipodes de ce principe de Ruskin : « donner de l’éducation à un enfant, ce n’est pas lui apprendre quelque chose qu’il ne savait pas, c’est faire de lui » (l’aider à se faire) « quelque chose qu’il n’était pas », l’enseignement ne sera, sur l’enfant, qu’une trompeuse accumulation de mots sous lesquels les hommes se débattront longtemps. Ecoutez le conseil de praticiens avisés :

« Ce n’est pas à l’école primaire — ne recevant que des enfants de 6 à 13 ans — qu’on doit donner cet enseignement (histoire, morale, instruction civique), parce que ce sont là des enseignements de propagande dont la place n’est pas à l’école élémentaire, parce que nul n’a le droit d’imposer, ou seulement de proposer, à l’enfant, sur les questions dont ils traitent, des opinions toutes faites. » (Déclaration de la Fédération de l’Enseignement, 1910)

Si vous la donnez à l’école (solution provisoire, pis-aller de contrainte, sacrifice de circonstance), quelle que soit l’histoire que vous offrez, ne la faites pas descendre au-dessous des dernières années de la scolarité et soupesez-en incessamment, scrupuleusement, du point de vue de la puissance d’homme qui réside en l’enfant, les méthodes d’initiation. Et sauvez non seulement l’enfant des histoires mensongères de l’histoire, mais gardez-le le plus possible de tout ce qu’elle comporte de généralisation, de prononcé prématuré, de vieillesse raisonneuse. Si vraisemblables que vous apparaissent les documents apportés, ils vont — vous ne pourrez qu’adoucir le mal : c’est la substance même qui ne devrait pas être là — à tort se lier sous vos yeux. Vous êtes au delà des bornes qui séparent, pour l’enfant, le bien personnel de l’écho répéteur. Regardez derrière vous souvent, pour ne les dépasser que dans la mesure de l’inévitable... Donnez aux enfants des anecdotes, des faits parlants, l’image au moins de la vie. Mais pas d’enchaînements de cause à effet, pas d’autres rapprochements que les matérialités qui, dans le champ de l’enfant, s’appellent. Pas de coordination précipitée... Même non formulées, deux opinions, déjà, planent, malgré vous, sur l’exposé : celle du livre, et la vôtre ; ne jugez point. Pour l’enfant, les pires éducateurs, comme, pour un jeune homme, les pires historiens, sont ceux qui jugent. Et presque aussi dangereux sont ceux qui, insidieusement, influencent le jugement. Qu’on puisse faire de vous un éloge analogue à celui que Rousseau fait de Thucydide :

« Ils rapportent les faits sans les juger ; mais ils n’omettent aucune circonstance propre à laisser (maintenant ou plus tard) juger par soi-même... Ils ne s’interposent pas, et ils dégagent le manuel, entre les événements et l’enfant : ils les mettent sous ses yeux, et ils se dérobent, pour qu’il voie… »

Vous aurez ainsi conscience de faire œuvre moins mauvaise, malgré tout.

L’école d’Etat — qui, de nos jours surtout, se complique d’une école de classe — enseigne non pas l’histoire (en ce qu’elle a de consciencieux et de loyal), mais une histoire faite pour les besoins et les services de sa cause et la consolidation du privilège régnant. Réussir à écarter l’histoire de l’école apparaît comme un des plus beaux triomphes de la cause de l’enfant. Mais l’Etat y est trop attaché par ses intérêts pour se laisser dessaisir. Réagir, à l’école même, est une tâche pleine de périls, pour l’instituteur d’abord, pour l’enfant ensuite qui devient le champ clos où s’affrontent les adultes. Et cependant, au dedans de l’école, comme hors d’elle, dans la vie, la néfaste et criminelle circonvention s’accomplit. L’histoire du plus fort décrit autour de l’enfant des enveloppements d’oiseau de proie... Elle le tient... Faut-il laisser le mensonge s’implanter, la déformation s’accomplir ? Notre conscience d’homme nous jette en avant, nous crie de réagir. Qu’allons-nous faire ? Que vont faire surtout (à l’école ou dans ses parages, au sein des familles, en lectures) pour desserrer les griffes implantées, faire reculer le ravisseur, que vont faire nos instituteurs qui aiment l’enfant plus que la patrie?... Ils défendront pied à pied la cause enfantine. Attentifs à ne pas blesser les jeunes dans leur personnalité, dans leur future conviction, ils appelleront courageusement- en face des faits altérés, des « arguments » apologétiques -, la mise en garde de la circonspection, le redressement de certaines évidences. Ils opposeront la résistance de l’examen, la « tranchée d’arrêt » des documents vérifiés. Et quand ceux-ci leur manqueront, ils suspendront, au-dessus des vagues d’assaut de l’histoire, le doute critique, la loyale, la nécessaire réserve... Tâche complexe, ardue, délicate pour ceux qui pensent que la tâche de l’éducateur n’est pas de faire sur cette ombre la clarté tremblante de ses propres vérités. Car ils ne peuvent, adversaires de la propagande à l’école, des enseignements de propagande auprès de l’enfant, « que s’employer à rendre la compression doctrinaire la moins efficace possible ». Car il ne peut être pour eux question — trop long serait d’en débattre ici les raisons qui déjà se dégagent de cette étude — de jeter, en contre-offensive, l’autre histoire de classe, adaptée aux besoins du prolétariat, d’apporter, en contrepoison, d’autres « opinions toutes faites » qui pousseront l’enfant sur d’autres voies, meilleures peut-être pour les hommes, mais, pour lui, prématurées, et qu’il n’a pas choisies. Car c’est un entant, cet auditeur coincé, broyé entre deux systèmes, et une préférence en lui ne se décide pas : elle s’impose ! Nous sommes passionnément — mais lucidement — attachés à la libération du peuple. Et nous voulons qu’elle soit autre chose que l’éternelle bascule de la domination, le seul changement des tenants de l’oppression. Et nous nous méfions de l’histoire — de la contre-histoire — à nouveau brandie et des ravages qu’elle réentreprend. Car, fût-elle vraie pour les grands, la doctrine, dans l’enfant, apporte tous les méfaits du mensonge, elle opère toutes les désagrégations du dogme. Elle s’implante, à la faveur de leur faiblesse, dans les cerveaux puérils, et c’est des mentalités de partisans qu’elle façonne, et de nouveaux croyants. Et le chemin ne nous semble pas conduire à la réduction, dans les hommes, de l’esprit de gouvernement et des édifications tyranniques qu’il engendre, ni susceptible d’assurer à l’humanité des conquêtes qui vaillent et qui durent.

Nous n’avons pas à attendre des Etats les concessions de fond qui seraient comme l’abdication de leur souveraineté. Car — ils le savent — la libre éducation est le dissolvant spécifique du règne. Ils ne les feront ni aujourd’hui (Etat capitaliste) ni demain (Etat communisant). Et, à côté de la France bourgeoise, l’exemple est là de la Russie soviétique. « Quand on veut faire de la politique et des institutions, disait Gambetta parlant de l’instruction primaire, il faut faire des institutions conformes aux principes que l’on veut faire triompher ». Ou, plus explicitement, transposant dans le nouveau régime les conditions vitales de l’ancien, on dira, avec un autre républicain :

« Par cela même qu’un gouvernement républicain (ou bolcheviste) existe et que sa forme est la seule digne des peuples (chacun le pense ainsi de la sienne), s’appuyant sur la théorie de la lutte pour l’existence, le gouvernement a le droit d’user de tous les moyens. Le plus noble (disons : le plus efficace) est l’instruction. Ce n’est que par son organisation que nous parviendrons à la stabilité de cette République (de France ou des Soviets) dont la conquête nous a coûté si cher!... »

Institutions de consolidation et culture d’approbation, voilà l’œuvre scolaire — et éducative — des gouvernements. Aucun ne veut perdre le fruit de sa révolution victorieuse. Et, dans sa volonté de consolider des positions durement conquises, il n’a garde dé négliger les fortifications sur lesquelles l’adversaire, hier, étayait sa défense. L’armature est là, toute prête, et admirablement conditionnée. Le vainqueur du jour en videra le contenu : le passé, devenu officiellement nocif, mais il se gardera d’y laisser pénétrer -sinon à son corps défendant — l’avenir, par essence subversif. Cristallisateur, il meublera le cerveau des générations, dont il veut se faire un rempart, des vérités d’Etat dont il vient d’assurer la victoire, ou de celles qui lui paraîtront de nature à équilibrer sa fortune. Et il assoira — en interdisant à autrui l’emploi — son règne dans la doctrine, unilatéralisme de l’histoire et de l’économie. Plaçant sa durée au-dessus de l’évolution, sa qualité plus haut que la lumière à venir, il continuera, par un intérêt de l’espèce la plus vulgaire, mais normal, à jeter l’enfance à éduquer dans le moule, classique, de sa congrégation... Mais nous n’avons pas, nous qui voulons donner — non aux Etats, nos maîtres — mais à chaque enfant aujourd’hui, à chaque homme, à tous les hommes demain, leur empire, nous n’avons pas à épouser sa logique de conservation...

L’aveu de la raison d’Etat, il est là d’ailleurs, formel, dans l’esprit et les méthodes de l’école russe. L’histoire est passée sur l’autre rive d’un tendancionisme regardé comme une inévitable relativité humaine et dont l’actualisme est le pivot centripète. Abandonné sur le terrain de lutte où s’affrontent les classes — l’une encore fardée d’impartialité, l’autre à visage découvert — l’objectivisme (condition éducative du dynamisme de l’enfant, cellule humaine) cherche entre les partis une stabilité qui se dérobe. Et l’histoire, à l’école, ne cesse pas d’être un film unilatéral aux fins attendues de combat.

(J’ai groupé, dans cette étude, les idées maîtresses d’un ouvrage en préparation : L’Histoire devant l’homme et devant l’enfant).

— Stephen MAC SAY.

HISTOIRE

I. Utilité et dangers des études historiques.

Les rois et les empereurs faisaient autrefois apprendre l’histoire à leurs enfants pour qu’ils deviennent de bons gouvernants. Les gouvernements actuels font, aujourd’hui, apprendre l’histoire aux enfants du peuple pour que ceux-ci deviennent de sages gouvernés.

En 1923, un instituteur, Clémendot, en un Congrès du Syndicat National des Instituteurs, se prononça en faveur de la suppression de l’enseignement de l’histoire à l’école primaire. Aussitôt les réactionnaires s’empressèrent de manifester leur indignation et, l’année suivante, les camarades de Clémendot prirent non moins vigoureusement la défense de cet enseignement.

Ainsi, sauf de très rares exceptions, les individus sont d’accord sur l’utilité de faire apprendre l’histoire aux enfants.

Mais quelle histoire ? Ici, il y a désaccord complet, car chacun veut que l’on enseigne une histoire qui justifie ses croyances religieuses ou politiques. Les hommes de la génération actuelle veulent que l’on enseigne l’histoire parce qu’ils désirent que les générations futures soient prisonnières de leurs propres conceptions et ne se déterminent pas en pleine liberté.

Si, au début de cette étude, nous tenons à montrer que les décisions relatives à cet enseignement tiennent avant tout à des raisons sentimentales, nous n’en voulons pas moins étudier les raisons logiques, les seules vraiment raisonnables, de l’utilité et aussi du danger des études historiques.

Il convient d’abord de tenir compte du fait que l’histoire, en tant que science, est à ses débuts, c’est-à-dire pleine d’incertitudes.

L’historien se propose d’étudier le passé pour mieux comprendre le présent et prévoir l’avenir, ou mieux, pour préparer l’avenir. Or, dans cette étude du passé, il s’aide de la connaissance du présent qui, lui aussi, éclaire le passé. L’histoire s’appuie ainsi sur de multiples sciences dont certaines, la psychologie et la sociologie, par exemple, sont, tout comme elle, des sciences jeunes et fort imparfaites.

Or, les historiens se résignent difficilement à toutes : à défaut de certitudes ils ont des croyances, et certaines hypothèses sont, par eux, trop hâtivement considérées comme des vérités démontrées. Pour certains, l’histoire s’étudie en se plaçant au point de vue marxiste, hors de ce point de vue il n’est pas de vérité.

Il est évident que la conception matérialiste de l’histoire de Karl Marx n’est pas totalement fausse, elle permet de mieux comprendre la plupart des faits historiques d’une époque, mais non tous les faits historiques de cette époque, ni toute l’évolution de l’humanité. A vrai dire, les marxistes n’essaient pas de faire appel à cette conception pour expliquer l’histoire des peuples primitifs qui ne connaissaient pas la propriété privée et cela permet de comprendre que leurs théories ne sauraient tout expliquer pour aucune période de l’histoire, puisque, dans la mentalité des hommes d’aujourd’hui, un retrouve des survivances de ces primitifs.

Lorsqu’on examine la société actuelle, on y retrouve, non seulement des traces de mysticisme inexplicable du seul point de vue marxiste, mais encore des germes d’une société future que le marxisme n’expliquera pas davantage.

Un exemple nous permettra de préciser. La science des civilisés est tout d’abord née de la croyance des primitifs, ou plutôt la croyance primitive a subi une différenciation qui a donné naissance à la religion (croyance non vérifiée) et à la science (croyance vérifiée). Ainsi l’origine de la science n’a rien à voir avec la conception matérialiste de l’histoire. Il n’en fut pas de même, il est vrai, par la suite, et on nous dira que la géométrie se développa à cause de la nécessité de mesurer le sol, l’anatomie et la physiologie du besoin de se maintenir en bonne santé, la chimie du besoin industriel (teinture, métallurgie, etc.). Les marxistes préciseront en disant que les recherches de Lavoisier furent provoquées par des questions industrielles, celles de Pasteur par les insuccès rencontrés dans la fabrication de l’alcool de betterave, la maladie des vers à soie, etc.

Nous ne nions pas l’exactitude de ces faits, nous savons bien que les savants ont souvent poursuivi des études intéressées, mais nous constatons aussi que nombre de découvertes de la plus haute importance, nombre de progrès industriels ont une origine évidemment désintéressée. « Quand Volta, Galvani faisaient leurs expériences sur la pile, quand Ampère étudiait longuement l’action réciproque des courants électriques et des aimants, quelqu’un pouvait-il se douter que ces expériences sans portée pratique renfermaient en germe la merveilleuse application qu’est la machine dynamoélectrique ?

« Mieux encore, quand les mathématiciens introduisaient dans la science une notion aussi purement idéale que la notion de nombre imaginaire, on aurait pu leur reprocher — on leur reproche quelquefois encore aujourd’hui — de perdre leur temps à d’agréables fantaisies ; et pourtant les travaux de Maxwell sur l’électromagnétisme utilisent cette découverte... il est à peu près impossible de citer une seule découverte, de celles qui passionnent le public, parce qu’il en profite et qu’il en voit la portée, au sujet de laquelle il ne soit possible d’établir la dépendance où elle est d’une théorie scientifique purement spéculative : téléphonie, télégraphie sans fil, rayons X, matières colorantes, autant d’exemples. » (Zoretti)

S’il ne s’agissait que d’expliquer le passé rapproché ou le présent, nous nous préoccuperions peu du fait que l’histoire matérialiste, marxiste, n’est qu’approximative, mais il s’agit de préparer l’avenir qui sera évidemment fait non seulement par des survivances du présent, mais encore par des germes de ce présent, dont les marxistes ne tiennent pas compte parce qu’ils ne cadrent pas avec leurs hypothèses.

La connaissance de l’histoire peut-elle vraiment être un instrument de progrès et permettre de prévoir et de préparer l’avenir ?

Un historien, M. Fustel de Coulanges, déclare :

« Un homme d’Etat qui connaîtra bien les besoins, les idées et les intérêts de son temps, n’aura rien à envier à une érudition historique plus complète et plus profonde que la sienne, quelle qu’elle soit. Cette connaissance lui vaudra mieux que les leçons trop préconisées de l’histoire ». Et un autre historien, non moins connu, M. Lavisse, « imagine qu’un véritable historien serait un homme d’Etat médiocre, parce que le respect des ruines l’empêcherait de se résigner aux sacrifices nécessaires. »

H. Piéron, actuellement directeur de l’Institut de Psychologie de l’Université de Paris, écrit à ce propos :

« Le poids croissant du passé et des traditions impératives, religieuses, morales, etc., s’impose avec une force invincible aux individus ; et... la force excessive de la morale sociale devient réellement dangereuse pour l’individu qu’elle emprisonne et qu’elle stérilise.

Les créations, les combinaisons nouvelles sont rendues impossibles pour les esprits, qui ont peine à porter le fardeau des traditions imposées par les générations disparues ; on risque ainsi d’être de plus en plus gouverné par les morts, d’en être de plus en plus étroitement le prisonnier.

C’est ainsi que nous voyons, dans l’histoire des civilisations, le progrès enrayé par la charge de plus en plus lourde des acquisitions antérieures que doivent traîner les générations nouvelles. C’est son passé qui a stérilisé la Chine, et notre Moyen-âge n’a été que le pâle reflet de la tradition aristotélicienne, dont l’origine fut admirable et les conséquences funestes ...

... Heureux, en un sens, les peuples qui n’ont pas d’histoire et ne peuvent regarder que dans le présent et dans l’avenir. Tout leur effort est fécond, et l’envolée grandiose, à l’heure actuelle, de la science et de l’industrie américaines, tient en grande partie à l’absence de tout héritage déprimant.

La prédominance, en France, des études historiques paraît bien constituer, en revanche, une des principales causes de notre décadence relative ; c’est par la science que se fait le progrès social, et il est stérilisant de s’adonner à la connaissance bien souvent vaine du passé ; à trop voir ce qui s’est fait, on oublie de rien faire, et la Grèce, qui vit de souvenirs, se croit encore aujourd’hui un grand peuple. » (H. Piéron : L’Evolution de la Mémoire)

Selon Maurice Charny :

« Elle (l’histoire) crée, en effet, ou développe, une mentalité routinière.

Que nous apprend-elle ?

Que, dans telles circonstances passées, telles solutions ont été appliquées à des problèmes sociaux, politiques, artistiques ou scientifiques, par des hommes qualifiés de « grands » et, par suite, proposées à l’imitation des générations futures...

Prisonnier de notre savoir historique et des dogmes qu’il traîne après soi, nous sommes incapables de nous évader hors des « précédents ». »

De ce qui précède nous nous garderons bien de conclure que les études historiques sont inutiles et même nuisibles à la prévision et à la préparation de l’avenir.

Ce qui est nuisible, c’est de croire que la science historique, en son état d’imperfection actuel — et même lorsqu’elle sera perfectionnée — peut, à elle seule, guider les individus désireux de contribuer au progrès social.

En réalité, si on se garde des exagérations, les connaissances historiques peuvent contribuer non seulement à ce progrès, mais aussi à celui des individus.

Déjà, à propos des mots « Education » et « Enfant », nous avons montré ici le parallélisme qui existe entre le développement de l’individu et le développement social. Haeckel a ainsi formulé sa « loi biogénétique fondamentale » :

Ontogénèse (développement de l’individu) = Phylogénèse (évolution de la race)

Bien que ce parallélisme ne soit qu’approximatif, l’étude de l’enfant a pu être éclairée par les connaissances historiques, et les pédagogues ont pu ainsi profiter indirectement du progrès des connaissances historiques. (Voir à « Education » la « loi de récapitulation abrégée », etc.).

Pour ne pas être incomplet, nous devons ajouter que l’enseignement de l’histoire peut contribuer à la formation de l’esprit, surtout dans l’enseignement supérieur où le maître fait pratiquer à l’élève les procédés de la méthode historique. Il est juste de dire que d’autres études peuvent se prévaloir du même avantage.

II. Quelques opinions sur l’histoire et son enseignement.

« Si Michelet déforme la vérité, c’est par besoin esthétique ou pour moraliser : Taine la déforme pour étonner. » (A. Aulard)

« Les sciences historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être refaites. » (Ernest Renan)

« L’histoire n’est pas une science d’enfants. » (Charles Delon)

« Ce que l’histoire nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres. » (Fustel de Coulanges)

« L’histoire, Jean-Jacques Rousseau le dit avec raison, si judicieusement qu’on l’écrive, est une terrible démoralisatrice. » (Emile Faguet)

« Les historiens montrent leurs amis borgnes du bon côté, leurs ennemis du mauvais, et font ainsi paraître les premiers clairvoyants, les seconds aveugles. » (Bourdeau)

« ... Dans l’histoire, depuis le temps de l’antique Egypte et de l’antique Chaldée, trônent, couronnés de tiares et de lauriers, célébrés par des monuments grandioses, admirés « entre tous les hommes, les grands tueurs d’hommes que furent les « seigneurs de la guerre. » (E. Lavisse)

Le psychologue et pédagogue américain, Dewez, a consacré une étude de réelle valeur à l’enseignement de l’histoire à l’école primaire.

Selon Dewez, nous n’avons pas à nous occuper du passé comme passé, mais comme moyen de comprendre en les analysant, les conditions sociales présentes :

« La structure de la société actuelle est extrêmement complexe. Il est pratiquement impossible que l’enfant l’aborde en masse et qu’il s’en fasse une représentation définie. Mais des phases typiques découpées dans le développement historique des sociétés montreront, comme agrandis par un télescope, les facteurs constitutifs essentiels de l’ordre social. La Grèce, par exemple, représente le rôle de l’art et des pouvoirs d’expression individuelle ; Rome nous fait voir sur une grande échelle les éléments et les forces déterminantes de la politique. Ces civilisations sont déjà relativement complexes, et une étude encore plus simple de la vie des chasseurs, des nomades, des agriculteurs, des civilisations débutantes, celle des effets produits par l’introduction des outils de fer, servira à réduire l’extrême complexité de la vie sociale aux éléments les plus facilement saisissables pour l’enfant. »

Dewez nous montre également les difficultés de cet enseignement, comment les maîtres doivent tenir compte des intérêts enfantins, utiliser les biographies, etc.

Un psychologue et pédagogue belge, le Dr Decroly, tenant compte des mécanismes de l’esprit de l’enfant et répartissant le travail scolaire en :

  1. observation ;

  2. association (dans l’espace : géographie ; dans le temps : histoire) ;

  3. expression (par le langage, le dessin, l’écriture, etc.)

propose de supprimer l’histoire en tant que matière d’un enseignement systématique. C’est en fait à peu près la même proposition que celle de Clémendot qui demandait la suppression de l’histoire enseignée à heures fixes et son remplacement par des explications historiques occasionnelles.

L’association dans le temps dont parle le Dr Decroly est plus et moins que l’histoire :

Le Dr Decroly recommande de profiter de l’imagination enfantine pour faire revivre les temps écoulés.

Une citation précisera ce qui précède :

« Après avoir, à la leçon d’observation, étudié la chandelle et la bougie, à la leçon d’association ils ont cherché les avantages et les inconvénients de ces deux modes d’éclairage, leurs usages, leurs applications. Après cela, ils ont étudié l’histoire de la chandelle et ils ont déterminé où se trouvent les différentes matières qui entrent dans sa fabrication.

Ces leçons d’association n’ont pas simplement pour but de lier les notions acquises entre elles, mais elles ont aussi une grande importance au point de vue moral et social. Grâce à elles, l’enfant acquiert la notion de ce qu’il doit à ses semblables et, petit à petit, il se rend compte que, sans la contribution de chacun il lui serait impossible de vivre. Ces leçons d’association développent donc le sentiment de la solidarité humaine et disposent l’esprit à une sympathie mutuelle.

Elles ont un troisième but : faire connaître le « déterminisme des choses ». Comment, en effet, faire comprendre à un enfant pourquoi un objet a telle forme, pourquoi il est fait de telle substance ? Or l’enfant qui a confectionné ces différents objets trouve souvent l’explication immédiate. »

Un pédagogue suisse, Ferrière, tenant compte de l’évolution des intérêts enfantins, tout en conservant pour les jeunes enfants la division du Dr Decroly, propose les étapes suivantes :

  1. Pour l’enfant de 7, 8 et 9 ans : exercices d’association partant des besoins ;

  2. Pour l’enfant de 10 à 12 ans : emploi des biographies ;

  3. Pour l’enfant de 13 à 15 ans (âges approximatifs) : « faire ressortir les enchaînements psychologiques et sociaux, les actions et les réactions de l’individu sur la société et de la société sur l’individu ».

Un écrivain, Maurice Charny, a émis, à propos de l’histoire, une suggestion qui nous paraît heureuse :

« Il ne faut pas cesser d’enseigner ce que fut la réalité ; mais il faut la corriger par l’enseignement du rêve… qui sera la réalité de demain, puisqu’il y a du rêve d’hier dans la réalité d’aujourd’hui…

L’étude bien conduite des utopies fournirait d’abord le fondement d’une morale autrement humaine et vivante que celle des petits traités de civisme kantien... »

Ensuite il serait aisé de montrer qu’au point de vue social certaines « utopies » sont devenues des réalités : réduction des privilèges nobiliaires, etc.

Enfin, au point de vue scientifique, cet enseignement de l’utopie prouverait que « les modernes ont pu non seulement atteindre partiellement, mais dépasser les imaginations des anciens ».

Tout ceci aurait pour résultat d’ « aiguiller les générations futures vers cette idée que les sociétés vivent dans un perpétuel devenir et qu’elles doivent se préparer à abandonner certaines de leurs convictions les plus chères, comme nos ancêtres ont progressivement abandonné les leurs. La marche de l’évolution morale et sociale en serait peut-être accélérée ; l’inévitable renouvellement des croyances ne serait plus du moins ralenti par la conviction stupide que « tout est dit ».

En résumé, il nous semble que les éducateurs devront s’efforcer d’obtenir pour l’école primaire :

  1. La réduction des études historiques en les restreignant aux faits dont la connaissance prépare le mieux l’enfant à comprendre la société actuelle sans y voir le terme définitif du progrès social caractérisé par la différenciation des individus — c’est-à-dire le développement de la personnalité — et leur concentration volontaire – c’est-à-dire l’accroissement de l’entraide, des groupements libres : syndicats, coopératives, etc. ;

  2. La culture de l’idéalisme, de l’enthousiasme, de l’initiative, de l’audace réfléchie, réalisée en partie par la biographie des grands hommes — non de tous ceux que l’histoire officielle actuelle qualifie comme tels parce que rois, généraux, ministres, etc. -, et en particulier des précurseurs méconnus, comme aussi par l’étude des utopies ;

  3. La suppression de l’histoire, en tant qu’enseignement distinct, et l’enseignement des faits historiques, d’après une méthode qui tienne compte du mécanisme de l’esprit et des intérêts des enfants.

III. Les groupements syndicalistes et l’enseignement de l’histoire.

Depuis de nombreuses années la Fédération de l’Enseignement se proposait de préparer un livre d’histoire, pour les enfants, qui ne soit pas chauvin comme le sont encore nombre d’ouvrages, et fasse place à l’histoire des travailleurs. Ce livre, longtemps attendu et qui est d’inspiration marxiste, est paru en 1927. On lit sur sa première page :

« Enfant,

Etudie cette petite histoire de ton pays. Elle a été faite pour toi.

Elle n’a pas oublié les paysans, les ouvriers d’autrefois qui ont peiné, qui ont souffert. Nous voudrions que leurs peines et leurs souffrances te fassent mieux aimer les paysans et les ouvriers, tous les travailleurs d’aujourd’hui.

Sache bien que, sans ces travailleurs, les grands personnages de l’histoire n’auraient pu accomplir leur œuvre. C’est le travail qui est à la base de tout dans la vie d’un pays.

Aime l’histoire. Sois curieux du passé de ton village, de ta ville. Pose aux grandes personnes, à tes parents, à ton maître, les questions que te pose à toi-même ton livre.

Lis des récits d’autrefois. Tu comprendras mieux ensuite, un jour, ton travail et ton rôle futur de citoyen. Tu aimeras davantage la justice, qui veut que chaque travailleur ait un sort heureux.

Tu aimeras davantage la paix, qui conserve pour l’avenir les bienfaits du travail. »

Le Syndicat national des institutrices et instituteurs publics a fait preuve de moins d’activité. En 1924, l’un de ses membres, auteur de manuels d’histoire, Clémendot, soutint avec vigueur sa proposition, longuement motivée, puis résuma sa longue série d’articles sous forme du questionnaire suivant :

  1. Est-il vrai que la folie encyclopédique et sa conséquence, le gavage abrutissant, sévissent plus que jamais à l’école primaire, et que le prétendu raccourcissement des programmes n’apporte aucun remède à ce mal s’il ne l’aggrave ? Est-il vrai que, selon l’expression de Lavisse, à vouloir tout enseigner, on arrive à n’enseigner rien ?

  2. Est-il vrai que la suppression totale de l’une des matières des programmes (si cette matière est inutile ou nuisible) ferait réaliser avec une absolue sûreté un gain de temps fort précieux pour l’emploi des procédés de la méthode active ?

  3. Est-il vrai que les examens primaires et secondaires démontrent que les résultats de l’enseignement historique sont lamentables ? Est-il vrai qu’ils sont plus lamentables encore chez l’immense foule d’élèves qu’on ne présente pas même au C.E.P. ?

  4. Est-il vrai qu’il est impossible que l’enseignement historique puisse donner des résultats satisfaisants parce que :

    1. L’observation n’ayant rien à y voir, il s’adresse presque exclusivement à la mémoire qu’il surcharge outrageusement de façon à y engendrer le chaos ;

    2. Comme l’ont affirmé J.-J. Rousseau, Volney, Charles Delon, Gaufrès, Roger Pillet, Georges Vidalenc, Henri Flandre, l’histoire n’est pas une science d’enfants, mais d’hommes faits.

  5. Est-il vrai que les heures innombrables consacrées à cet enseignement sont gaspillées en pure perte ?

  6. Est-il vrai qu’un enseignement dont les résultats sont nuls, quand ils ne sont pas néfastes, ne saurait en aucune façon être considéré comme fournissant un complément de culture ?

  7. Est-il vrai que, comme l’a dit Renan, « les sciences historiques sont de petites sciences conjecturales qui se défont sans cesse après s’être refaites » ? Est-il vrai qu’hier comme aujourd’hui « Plutarque a souvent menti » ?

  8. Est-il vrai que sur des sujets considérés comme très importants, tels que les Croisades, Jeanne d’Arc, Colbert, Louis XVI, les Girondins, Danton, Robespierre, Napoléon, le prétendu coup d’éventail, le prétendu faux d’Ems, la Commune, Thiers, les historiens professionnels sont en complet désaccord ?

  9. Est-il vrai qu’en se bornant à énoncer des faits incontestés, comme l’exécution de Danton ou celle de Lavoisier, sans en faire connaître les causes, on accomplit une besogne plus mauvaise que si l’on n’enseignait rien ?

  10. Est-il vrai que, si l’on veut exposer lesdites causes, on se heurte à des thèses radicalement opposées ?

  11. En particulier, faut-il enseigner, avec la plupart de nos manuels, que Colbert fut un homme généreux, désintéressé, qui aurait vendu tout son bien pour la gloire de la France, ou bien, avec Duruy, qu’en vingt-deux années de charge, Colbert amassa dix millions de fortune ? Faut-il enseigner, avec les mêmes manuels, qu’il favorisa l’agriculture, ou bien, avec Michelet, que, sous Colbert, il y eut famine de trois ans en trois ans ?

    Faut-il enseigner, avec Albert Malet, que Danton fut, de tous ses contemporains, celui qui eut le plus des qualités qui font les grands hommes d’Etat ; avec Calvet, que nulle mort ne fut plus préjudiciable à la Révolution que celle de Danton ; ou bien, avec Albert Mathiez, que Danton était un démagogue affamé de jouissances, qui s’était vendu à tous ceux qui avaient bien voulu l’acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la victoire et préparait dans l’ombre une paix honteuse avec l’ennemi, un révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du parti royaliste ?

    Faut-il enseigner, avec Aulard, que, ce que l’on entrevoit de l’âme de Robespierre fait horreur à nos instincts français de franchise et de loyauté, qu’il fut un hypocrite et qu’il érigea l’hypocrisie en système de gouvernement ; ou bien, avec Albert Mathiez, que Robespierre a incarné la France révolutionnaire dans ce qu’elle avait de plus noble, de plus généreux, de plus sincère, qu’il a succombé sous les coups des fripons, et que la légende, astucieusement forgée par ses ennemis, qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu’à des républicains qui ne le connaissent plus et qui le béniraient comme un saint s’ils le connaissaient, ou encore, avec Jaurès, que Robespierre a rendu des services immenses en organisant le pouvoir réactionnaire et en sauvant la France de la guerre civile, de l’anarchie et de la défaite ?

  12. Est-il vrai qu’en parlant de Colbert, de Danton, de Robespierre, et d’une foule d’autres personnages, nous parlons de gens que ni nous, ni d’autres, ne connaissons suffisamment, et que nous contribuons ainsi, comme l’a fait remarquer Volney, à former des babillards et des perroquets ?

  13. Est-il vrai que l’enseignement de l’histoire à l’école primaire est surtout une œuvre politique, ainsi que le démontre d’une part la condamnation de certains manuels par les évêques, et, d’autre part, l’interdiction d’autres manuels par le gouvernement ?

  14. Est-il vrai que cet enseignement est une cause de conflit entre les familles et les maîtres, et qu’en particulier il a déterminé de nombreuses grèves scolaires ?

  15. Est-il vrai qu’il a motivé des poursuites disciplinaires contre certains maîtres ?

  16. Est-il vrai que, comme l’a affirmé Fustel de Coulanges, ce que l’histoire nous a appris, c’est surtout à nous haïr les uns les autres ?

  17. Est-il vrai que, comme l’a soutenu J.-J. Rousseau, approuvé depuis par Faguet, l’histoire est une terrible démoralisatrice ?

  18. Est-il vrai que, selon le mot d’Alain, l’histoire est la bonne à tout faire de tous les partis ?

  19. Nombre d’historiens professionnels, tels que Thureau-Dangin, Albert Vandal, Pierre de La Gorce, Frédéric Masson, Jacques Bainville, Jean Guiraud, étant des réactionnaires notoires, est-il vrai que l’histoire n’a nullement la vertu de former spécialement des républicains ?

  20. Est-il vrai que l’histoire, ne pouvant passer sous silence les luttes des peuples les uns contre les autres, engendre forcément la haine de l’étranger, l’esprit de revanche, et est l’un des plus grands obstacles à la fraternité des nations et au règne de la paix ?

  21. — Est-il vrai qu’en se bornant purement et simplement à supprimer « l’histoire-bataille », on mutile l’histoire ?

  22. — Est-il vrai que la foule des faits politiques, administratifs, judiciaires, financiers, économiques, sociologiques, scientifiques, littéraires, artistiques, qu’on englobe sous le nom d’histoire de la civilisation, n’est pas plus à la portée des enfants que l’histoire militaire ?

  23. Est-il vrai que les allusions historiques rencontrées dans les journaux, les livres et les œuvres d’art ne justifient pas plus l’enseignement de l’histoire de France que les allusions bibliques n’ont justifié l’enseignement de l’histoire sainte dont la suppression s’est heurtée jadis au même argument ?

  24. Est-il vrai que la suppression de l’histoire, comme matière enseignée à heures fixes, n’empêcherait pas plus les explications historiques « occasionnelles » que l’inexistence de l’astronomie ou de la mythologie, comme matières des programmes primaires, n’empêche, à l’occasion, les explications astronomiques ou mythologiques ?

La proposition de Clémendot était trop hardie pour les membres du Syndicat national. Il faut remarquer, d’ailleurs, qu’elle était beaucoup plus destructive que constructive. Il eût mieux valu traiter la question en la considérant comme partie du problème beaucoup plus vaste de la transformation des programmes dans le sens indiqué par Decroly et Ferrière. Clémendot ne fut pas suivi et le Congrès du Syndicat national, en 1924, se borna à demander des réformes dans le contenu et la méthode de l’enseignement historique.

L’Internationale des travailleurs de l’Enseignement se préoccupe actuellement de la préparation d’un livre d’histoire internationale à l’usage des maîtres. Les discussions engagées montrent que, malgré certaines résistances, on a de grandes chances d’aboutir à la confection d’une histoire écrite en se plaçant à ce point de vue marxiste dont nous avons montré les inconvénients au début de cette étude.

— E. DELAUNAY

HOLOCAUSTE

n. m. (du grec holocaustos, brûlé tout entier)

Offrande que les anciens (et surtout les Juifs) faisaient à leur Dieu, dans laquelle la victime choisie était entièrement consumée par le feu. Selon la Bible, Abraham se vit demander par l’Eternel l’offrande de son fils unique Isaac. Pour prouver à son Dieu sa fidélité et son obéissance, il prépara un bûcher et se disposait à brûler son fils quand l’Eternel fit grâce. Il faut, bien entendu, faire toutes réserves sur l’authenticité de cette fable, mais.il n’en est pas moins significatif de constater que même les adorateurs du Dieu juste et bon l’imaginent assez cruel pour torturer moralement un père en lui demandant la vie de son fils unique. Chez les Gaulois de l’Armorique, on offrait chaque année en offrande à Teutatès, une vierge de l’Ile de Sein qui était brûlée vive sur un bûcher dans la forêt de Karnak après que les Druides l’avaient chargée de commissions diverses pour les morts qu’elle allait retrouver. La religion brahmanique faisait une obligation à la veuve de s’offrir en holocauste sur le même bûcher qui consumait le cadavre du mari défunt. Diverses peuplades sauvages avaient la coutume d’offrir en holocauste les ennemis faits prisonniers.

Au sens figuré, le mot holocauste signifie offrande, sacrifice.

C’est ainsi que l’on dit couramment que le meilleur de la jeunesse fut, de 1914 à 1918, offerte en holocauste pour le plus grand profit des financiers et des industriels internationaux.

HOMME

n. m. (du latin homo)

L’homme est « un mammifère bimane, à station verticale, doué d’intelligence et de langage articulé » (Larousse). Nous pourrons dire de lui, parodiant Pascal, qu’il a les entrevisions de « l’ange » et les quotidiennetés de la « bête » et que ses évasions idéales ont plus fardé la brute que réalisé l’homme...

Partie de l’idée ancienne d’évolution vers la mutabilité et la sériation des êtres, à travers la parenté idéale de Linné, la voie scientifique de la parenté réelle fut servie par les observations de Descartes sur les conditions extérieures et de Buffon sur les milieux. Et les études sur l’essence et les prémices de l’homme devaient en être influencés. Le transformisme (ébranlé par Lamarck, repris et mis au point par Darwin, vulgarisé et amplifié par Haeckel, Huxley, Giard , Kropotkine, etc.) a émis, sur l’origine et la filiation des espèces — et l’espèce humaine notamment — des théories qui ont bouleversé les données de la science et les échafaudages de la théologie. Il a aussi porté un coup terrible à la position royale de l’homme, dans cet univers où il conservait la prétention de monopoliser l’intelligence. Si l’homme se rattache à un type primitif, s’il a sa souche en quelque espèce de transition, si les éléments de sa structure et de ses facultés sont en germe dans l’ascendance, s’il n’est que l’échelon supérieur des séries animales, un des chaînons provisoires d’une vitalité infiniment diversifiée, tombent à la fois et l’orgueil de tenir un rang à part dans la nature et le pavois où l’avaient dressé la Genèse, à mi-chemin de la matière et du divin, et les transcriptions révélées de la Bible ne sont plus qu’une pauvre invention romanesque. Mais s’éclaire sur les ruines de la « création » mystique — d’une lumière précieuse lés origines et le processus de la vie et l’interdépendance généalogique des êtres animés. Des hauteurs du « règne homme » au stade modeste de « primate », quelle chute pour ce raccourci céleste « qui se souvient des cieux » et dont la côte généreuse a engendré la femme!...

De l’embryon amorphe au complexe agrégat humain, du protoplasme initial à notre merveilleuse architecture cellulaire, quelle formidable et saisissante évolution cependant, et quel champ ouvert à nos curiosités, à notre admiration. Et quelle joie, quitte à oublier Dieu, de connaître un peu l’homme !

Aux ouvrages scientifiques spéciaux et documentés nous renvoyons tous ceux qu’attire ce passionnant problème. Quel que soit notre désir, et si tentant soit le sujet, nous laisserons de côté — au moins en tant qu’étude générale — anatomie humaine (descriptive et comparée), physiologie, biologie, anthropologie, ethnologie, ethnographie, etc. Nous frôlerons à peine ici l’homme préhistorique dont les traces fossiles apparaissent dans les formations tertiaires. Nous citerons, sans plus, l’homme quaternaire, voisin continental du renne, du mammouth, de l’ours des cavernes, du rhinocéros de Merck, etc., assez éveillé déjà pour manier, informes, l’arme et l’outil, animent des rudiments de civilisation. Nous côtoierons, avec le néolithique, les contemporains de la pierre polie, assez méthodiques et réfléchis pour substituer l’élevage prévoyant aux chasses précaires, assez industrieux pour dégrossir et aiguiser le minéral. Nous traverserons l’âge de bronze, du fer, antichambres de la période historique... Des documents grecs nous transportent cette fois vers 776 avant notre ère. Des « archives » hébraïques remontent à quarante siècles. Nous atteignons, avec les Chinois, 45 siècles, 50 avec les Egyptiens. Si l’on interroge la tradition, berceau flottant de l’histoire, elle nous entretient de faits qui se seraient passés « il y a 20.000 ans dans l’Inde, 30.000 ans en Egypte, 130.000 en Chine » !...

Ainsi, si nous sommes toujours à l’enfance de l’homme sociable, à l’évocation de l’homme « libre et fraternel », notre humanité témoigne, dans le passé, d’une prodigieuse longévité. Si vaste soit le chemin parcouru par le génie inventif des générations disparues, immense demeure la route ouverte aux réalisations — timides et comme contradictoires — qui tendent à faire de la planète un séjour « harmonieux et sain ». Et des siècles précipiteront leur implacable théorie sur nos lents et douteux « progrès »... Homo homini lupus ! Verrons-nous se réduire cet adage de malédiction et, de loup, l’homme devenir l’ami de l’homme ? Penché sur ses frères inférieurs, en paix au sein des espèces, apercevra-t-il enfin, pour son salut, leur solidarité lointaine ? En fera-t-il l’assise de ses mœurs, la trame de ses institutions ? Délivré des épuisantes luttes intestines, des alarmes de la défense et des déviations du rapt, arcbouté sur le roc de l’entraide éclairée, son demain garanti par un social intelligent, bondira-t-il d’un élan décuplé vers les conquêtes sans bornes de 1a sagesse et du savoir ? D’une existence végétative, harcelée d’âpres sollicitations négatives, et comme il l’ancre sur les eaux conservatrices, tournera-t-il enfin une proue d’audace lumineuse vers la vie pleine, généreuse, illimitée?...

A travers les terres habitées du présent, bousculées par les appétits, les mêmes hommes de proie heurtent durement leurs convoitises. Et les accalmies civilisatrices sont davantage le recueillement pour les chocs amplifiés et savamment, sauvagement exterminateurs, que des quiétudes agrandies par le vouloir des hommes et des espoirs tendus vers la sécurité. Les races qui se disputent le globe n’ont pas encore refoulé en elles le « gorille », si je puis dresser sans injure les sobres et vitales batailles ancestrales de l’anthropopithèque en face des guerres canailles, atroces — et vaines en somme — du profit et de la thésaurisation. L’apalissement du teint, cette mièvre carnation, dont l’Europe s’enorgueillit comme de l’emblème de quelque supériorité, n’est pas l’indice que notre continent est, moins que les autres, sanguinaire. Chaque « tronc » (qu’il soit mongolique, caucasique, éthiopien), chaque race, qu’elle soit noire, ou jaune, ou blanche, a connu ses flambées glorieuses mais passagères et ses carnages, imbécilement destructeurs. Des tranches de « civilisation » ont couru sur l’écran du monde comme des météores. Et de leurs volcans éteints subsistent surtout des cendres d’orgueil... Egyptiens, Chinois, Perses, Grecs, Romains ont allumé, pour les assauts barbares, des feux intermittents. Et l’homme continue de passer, à travers la beauté, comme un génie dévastateur. Sa malfaisance raffinée domine les espèces, subjugue ses pareils. Si vraiment, comme disait Fénelon, « l’homme s’agite et Dieu le mène », plaignons le guide et le troupeau, l’ilote sans boussole... et le créateur. Car il nous a donné là moins qu’ « un chef et qu’un roi », plutôt, sur une œuvre confuse, le « méchant animal » de Molière... Et laborieuse et lente est la gestation d’un « homme nouveau » qui ne soit plus, comme l’homo novus des Romains, le premier d’abord aux honneurs!...

Dans cette Encyclopédie, aux tâches mesurées malgré sen ampleur, nous trouverons cependant l’homme étudié en la plupart de ses particularités, de ses besoins, de ses aspirations. Nous verrons, çà et là dispersés, ses traits distinctifs, ses caractères spécifiques, ses facultés maîtresses, ses tares réductibles, ses promesses gagées. Il nous apparaîtra campé dans le présent (trouble mélange de soleil et de boue), projeté sur l’avenir ; espérances dépouillant leur gangue. Nous ferons appel à tout ce qu’il y a de meilleur dans ses possibilités, de plus droit dans ses aperceptions, de plus sûrement intelligent dans son humanité. En particulier l’enfant sera — on l’a vu déjà — un des objectifs de notre tâche vers l’homme meilleur et plus complet. « Faites des hommes et tout ira bien », disait Michelet. Des hommes et non des ombres, des hommes et non des marionnettes, des hommes et non des copies, des stéréotypes de l’humain. L’enfant est le chemin de l’individu, de « l’homme seul », de l’homme total cher à l’anarchisme. Et la cellule humaine sera partout, dans cet ouvrage, l’objet de notre attention et de nos méthodes averties. Et nos efforts tendront, pour la laisser s’épanouir, à la désentraver... Nous accompagnerons l’homme assidûment, de l’individuel au social, de l’éducation à l’économie, de l’éthique à la sociologie... Les sociétés révolues — à part, en un sens, cette claire Hellade — comme celles du temps (lourdes de matérialités) ont trop négligé l’homme, passif et douloureux rouage. Nous œuvrons pour le relever à son plan, qui est premier.

-S. M. S.

QUELQUES OUVRAGES INTÉRESSANTS A CONSULTER POUR L’ÉTUDE DE L’HOMME.

Ch. Darwin : La Descendance de l’Homme ; L’Origine des Espèces. E. Haeckel : Histoire de la création naturelle ; Anthropogénie ou Evolution humaine. A. Giard : Histoire du transformisme. Delage : La Structure du protoplasma et les probl. de la biologie. Le Dantec : Lamarckiniens et Darwiniens ; Théorie nouvelle de la vie ; Les lois naturelles ; La stabilité de la vie, etc. Cl. Bernard : Les Phénomènes. H. Spencer : Principes de biologie. G. Le Bon : La Vie ; L’Homme et les Sociétés. Kropotkine : L’Entr’aide. Ch. Letourneau : La Biologie. G. Mortillet : La Préhistoire. Dr Topinard : L’Anthropologie. Dr Roule : L’Embryologie générale. Dr Laumonier : La Physiologie. Th. Huxley : Les Problèmes de la Biologie. C. Flammarion : Le Monde avant l’apparition de l’Homme. Elisée Reclus : L’Homme et la Terre. De Quatrefages : L’Espèce humaine. G. Piat : La personne humaine. Schmidt : Descendance et Darwinisme. Alf. Binet : Les altérations de la personnalité, etc.

HOMOGENE

adj. (préfixe homo, et grec genos, race)

Se dit d’un corps dont toutes les parties intégrantes sont de même nature et, par extension, d’un corps dont les parties sont solidement liées entre elles. On dit d’un groupement qu’il est homogène, quand il comporte seulement des adhérents d’une seule tendance, ou bien quand il est régi par des statuts et règlements rigides, quand la minorité doit se plier et appliquer les résolutions adoptées par la majorité, quand la Commission exécutive ou le Comité directeur impose ses vues. L’homogénéité dans un groupement est presque toujours une cause d’autorité. On pensera sans peine que les anarchistes ne peuvent pas constituer de groupements homogènes, car ils sont trop respectueux de la liberté et de l’autonomie de chacun pour penser un seul instant pouvoir obliger tous les membres d’un groupe à avoir le même point de vue.

Le groupe anarchiste est plutôt synthétique et seuls quelques partis d’extrême-gauche ou d’extrême-droite sont homogènes. On peut se rendre compte par les exclusions et sanctions de toutes sortes appliquées à leurs membres récalcitrants, que ce n’est qu’à force d’autorité intensive qu’ils peuvent demeurer homogènes.

HOMONYME

n. et adj. (préfixe homo et grec onuma, nom)

Se dit des mots qui se prononcent de même, bien que leur orthographe diffère, comme saint, seing, sein, ceint ; ou des mots de même orthographe mais qui expriment des choses différentes, comme coin qui signifie à la fois un angle, un instrument à fendre du bois, un poinçon, etc. (Ces derniers sont appelés homonymes homographes).

n. m.

Celui qui porte le même nom qu’un autre sans toutefois être de la même famille : les deux Rousseau étaient homonymes.

HONNETETE

n. f. (du latin honestus, honnête)

Probité, modestie, pudeur, bienséance, politesse, bienveillance, obligeance. En ses diverses acceptions, ce mot est un de ceux que l’on a le plus galvaudé de par le monde et qui couvre un tas d’actes malpropres, vils, répugnants et quelquefois criminels. Que penser, par exemple, de cette admirable phrase : l’honnêteté d’un commerçant, d’un homme d’affaires ou d’un politicien ? Qu’en penser, quand on sait que le commerce n’est qu’un vol légalisé, que les « affaires » ne sont que des coups d’esbroufe et que, seul, le plus rusé peut réussir ; quand on sait que la politique n’est qu’une perpétuelle duperie et que chaque politicien ment, promet, renie, abjure et se livre à mille palinodies aussi répugnantes les unes que les autres pour avoir sa part de l’assiette au beurre ? Qu’en penser sinon que cette « honnêteté » n’est qu’une étiquette couvrant la plus vile marchandise ! Que dire de l’honnêteté d’une femme, parce qu’elle n’a de rapports sexuels qu’avec son mari ou son compagnon ; parce qu’elle rougit ou baisse les yeux quand on lui parle de questions sexuelles ; parce qu’elle ne se montre jamais avec d’autre homme que celui avec lequel elle vit ? Que dire de cette honnêteté, quand on sait que la plupart des femmes qui se montrent en public sous un jour prude, vertueux et même rigoriste ; sont, dans le privé, assez généreuses de leur corps ? Que dire, sinon que cette honnêteté n’est qu’un masque destiné à tromper le public !

Et puis, en quoi une femme qui se donne où, quand et avec qui il lui plaît, est-elle moins honnête que celle qui n’accorde ses faveurs qu’à un seul homme ? Ce que les conventions stupides appellent : honnêteté n’est que la consécration de préjugés et d’hypocrisies.

L’agence de renseignements privés qui donne au mari des détails précis sur les actes de sa femme, grâce auxquels il peut tuer ou son rival heureux ou sa femme ; cette agence de renseignements qui, comme on le voit souvent, hélas!, depuis la guerre, est responsable de meurtres, est considérée comme agence honnête parce que ses renseignements sont vrais ; alors que son honnêteté consiste à donner les moyens à un jaloux de commettre un crime.

Les anarchistes repoussent de tout leur mépris l’honnêteté bourgeoise. Pour eux, cette honnêteté est un mot vide de sens qui n’est que basse flagornerie à l’égard des riches et des puissants et une flatterie à l’adresse des « bons et dociles serviteurs ». Etre honnête, pour un anarchiste, c’est être franc, sincère et loyal.

L’honnêteté consiste à ne pas se mentir à soi-même, ni aux autres ; à se juger sans indulgence pour ses défauts, à les combattre et à tout mettre en œuvre pour les vaincre. L’honnêteté, c’est mettre en accord ses actes avec ses idées, ses paroles ou ses écrits. C’est revendiquer sa complète liberté et laisser tous les êtres agir librement. C’est rompre avec les préjugés et les traditions. C’est savoir se dresser même contre ses amis, quand ceux-ci s’engagent dans une mauvaise voie. C’est être bon et fraternel non seulement en paroles, mais en action. C’est savoir rester indulgent pour les petits travers des autres parce que tout être a ses défauts et a besoin que les autres lui soient indulgents. Mais c’est être impitoyablement dressé contre tout acte vil, mesquin, autoritaire, criminel ou dangereux soit pour son idée, soit pour les autres. L’honnêteté c’est rester toujours conséquent avec soi-même, c’est ne rien accomplir de contraire aux principes et aux idées que l’on professe.

L’honnêteté consiste à démasquer énergiquement les fourbes et les hypocrites qui, sous ce mot, cachent leurs ignobles desseins. Elle ne peut régner que dans un milieu et chez des êtres moralement sains. L’honnêteté sera la règle générale dans une société où le lucre, le luxe et la domination de l’homme sur l’homme auront cessé d’exister.

HONNEUR

n. m. (du latin honor, même signification)

Un des mots les plus stupides, les plus vides de sens. Un de ceux au nom de qui on accomplit un nombre incommensurable de crimes. Pour donner une idée exacte de ce mot, il n’est que de citer les définitions qu’en donnent les dictionnaires bourgeois : « Gloire, estime qui suit la vertu ou les talents. Probité, vertu, considération, réputation, démonstration d’estime ou de respect. Distinction. En parlant des femmes : pudeur, chasteté ».

C’est au nom de l’honneur du drapeau, de la Patrie, que toutes les guerres se sont faites et se font encore. Que de sang versé, que de victimes accumulées ! L’honneur du drapeau, l’honneur de la Patrie ; ces mots cachent les ténébreux desseins, les convoitises, les ambitions, les appétits insatiables des financiers, des industriels, des diplomates et des gouvernants de toutes les couleurs.

L’honneur du nom, de la famille, de la caste : que de palinodies, que de bassesses, que de crimes on commet en leur nom ! Un mari tue sa femme pour venger son honneur outragé (!) ; un père renie son fils parce que celui-ci s’engage dans une voie qui porte atteinte à l’honneur de sa famille ! Un bourgeois se livre à toutes les bassesses envers les puissants pour être décoré et ainsi relever l’honneur de son nom ! Une mère conseille à son fils de se suicider parce qu’il a manqué à l’honneur!...

Témoin ce fait-divers cueilli dans Le Matin du 28 février 1924 :

« TRAGIQUE ARRESTATION. — Le sieur Sarlat, secrétaire de mairie à Bassens, avait commis plusieurs détournements au préjudice de la commune. Sur la plainte du maire, des agents de la sûreté se présentaient hier à son domicile pour l’arrêter. Ce fut la mère qui vint leur ouvrir et, en apprenant le mobile de leur visite, elle cria à son fils qui était dans sa chambre : « On « vient pour t’arrêter, tue-toi ! » Sarlat prit alors un revolver et se logea une balle dans la tête. Les policiers, au bruit de la détonation, se précipitèrent dans la chambre et trouvèrent l’indélicat employé gisant dans son sang et râlant. La mère les supplia d’achever son enfant ! »

N’est-ce pas atroce de voir cette mère préférer son enfant mort plutôt que « déshonoré » ? Que de la voir, parce qu’il ne mourait pas sur le coup, supplier les flics de l’achever ? L’honneur ! Voici seulement ce qu’elle envisagera. Pas un cri de pitié ou de douleur ne sortit de ses lèvres ; aucun élan affectueux ne vint dicter à cette « mère » une parole de pardon. L’honneur ! Il fallut ce mot pour ravaler une femme plus bas que la bête qui, elle, au moins, défend et protège la chair de sa chair.

Ne vit-on pas, pendant la guerre, des femmes dénoncer leur fils ou leur mari déserteur ? N’en vit-on pas d’autres, en apprenant qu’un être cher venait d’être tué au front, éprouver un sentiment de fierté et tenir à honneur d’être la mère ou la compagne d’un « mort pour la patrie » ?

L’honneur ? Si un pauvre diable dérobe un pain pour se nourrir, il est déshonoré. Si un financier extorque plusieurs millions, même en ruinant sa clientèle, il sera taxé de « banquier de génie » et se verra comblé d’honneurs !

« L’honneur tient dans l’ carré d’ papier d’un billet d’ mille », écrivait un jour Gaston Couté. Ce n’est pas là une boutade de pamphlétaire. L’homme qui possède une fortune peut se permettre tous les actes vils ; s’il obtient en résultat l’augmentation de son capital, il verra, en même temps, s’accroître ses droits à la considération de ses contemporains.

On couvre d’honneurs un général meurtrier, un politicien sans vergogne qui est un des responsables de massacres humains ; un mercanti qui s’est enrichi en vendant de la marchandise avariée ; un financier qui ne doit sa fortune qu’à de louches spéculations ; un grand usinier qui exploite durement ses ouvriers, les brime et ne leur accorde qu’un salaire de famine ; un flic qui s’est distingué par sa sauvagerie dans la répression ; un gouverneur de colonie qui fait massacrer impitoyablement les indigènes ; un soldat parce qu’il a exterminé un grand nombre d’ « ennemis ».

Mais les savants, mais les artistes auront toute leur vie une misérable existence et on attendra qu’ils soient morts à la peine pour les couvrir d’ « honneurs » ! Mais le mineur qui risque chaque jour le grisou, mais le marin qui court journellement le risque du naufrage, mais l’ouvrier qui peine de sa prime jeunesse à son extrême vieillesse pour enrichir le monde du produit de son travail, — tous ceux-là n’ont pas droit aux honneurs, ce sont des êtres de la « basse classe » dont on se sert en les méprisant. Il n’y a pas encore bien longtemps qu’on aurait fait rire les gens de la « haute société » si on leur avait dit qu’un ouvrier avait un cœur et un cerveau comme eux !

L’honneur d’une femme ! N’est-ce pas à éclater de rire en pensant qu’une femme qui, en dehors du mariage, se livre à l’acte d’amour est considérée comme ayant perdu son « honneur »… ! N’est-ce pas Montaigne qui disait :

« Ah ! Vous avez trouvé une drôle de place pour loger l’honneur d’une demoiselle ! »

La fille-mère n’est-elle pas encore une source de « déshonneur » pour sa famille... et tout cela parce qu’elle n’a pas sollicité le concours du maire pour aller coucher avec l’élu de son cœur ! L’honneur ? Quelle vaste blague ! Ne vit-on pas un Alexandre Millerand, renégat, parjure, escroc de l’Etat pour près d’un milliard dans la liquidation des biens des Congrégations ; ne vit-on pas cet homme, qui est vraiment le symbole de la vilenie, de la malhonnêteté, grand maître de l’ordre de la Légion d’ « honneur » ! Et cette légion d’ « honneur » n’est-elle pas accordée qu’aux massacreurs, qu’aux financiers spéculateurs, qu’aux politiciens sans scrupule, qu’aux commerçants détrousseurs, qu’aux plumitifs menteurs et asservis aux puissances d’argent ? L’honneur n’est qu’un prétexte à tous les crimes ; c’est le mot avec lequel on fait marcher les foules ; c’est le mot vide de sens qui rend le cœur humain inaccessible à la pitié et même à l’affection véritable ; c’est au nom de l’honneur que l’on fait s’entretuer des gens qui ne se connaissaient pas la veille ; c’est un mensonge odieux et criminel. Défions-nous de ceux qui nous parlent d’honneur : ce sont des gens qui en veulent à notre vie ou à notre bourse. Reléguons ce mot à l’endroit où Villon accrochait les lunes mortes. Soyons bons et fraternels et, pour ce faire, rejetons loin de nous ce mot : honneur, source de haine, de meurtre et de méchanceté ; vocable qui ne peut avoir place que dans la bouche d’un fou ou d’un criminel.

— Louis LOREAL

HOPITAL

n. m. (du latin hospes, hôte)

Etablissement où l’on soigne les malades. Le principe fondamental de l’hôpital était la gratuité ; et ce fut surtout pour la classe pauvre qu’on créa cet établissement. Le prix coûteux des médicaments et des visites médicales, l’impossibilité de s’entourer de l’hygiène et des soins nécessaires à domicile étaient, pour l’ouvrier, une grande cause de misère et de mortalité. Aussi l’hôpital fut-il créé, dans lequel quiconque, assez gravement malade, sollicitait son admission, était soigné gratuitement.

A côté du service hospitalier proprement dit fonctionnait le service des consultations médicales gratuites. On peut affirmer, sans risquer de démenti, que le principe de gratuité qui présida à la fondation des hôpitaux a presque totalement disparu. Très peu de malades ont droit à l’hospitalisation gratuite. Pour jouir de cette « faveur » il faut se munir d’un véritable amas de certificats et d’attestations de toutes sortes prouvant la situation d’indigent. Dans certaines villes de province le candidat à l’hospitalisation doit verser une caution, sans quoi il lui faut attendre que la municipalité soit certaine de son indigence pour qu’il soit soigné. Un individu, dénué de tout argent, qui serait, alors, en proie à une attaque exigeant des secours médicaux immédiats, se verrait refuser l’entrée de l’hôpital, s’il n’est pas muni de ces certificats de pauvreté, et comme il faut au moins 24 heures à l’administration pour faire son enquête et son rapport, le malade risque fort d’être passé de vie à trépas au moment où son admission est accordée.

A Paris, des ouvriers ayant été soignés à l’hôpital, se sont vus réclamer, sous menace de saisie par huissier, une indemnité de 25 francs par journée de traitement. Même les simples consultations médicales ont été taxées à cinq francs, ce qui est un véritable scandale.

Jusqu’en 1906, c’étaient des religieuses qui avaient la charge de gérer les hôpitaux. Depuis cette époque, date de la loi de Séparation des Eglises et de l’Etat, la direction en est passée à l’administration de l’Assistance Publique et, en principe, c’est un personnel laïque qui remplit les emplois d’infirmiers. Néanmoins il existe encore beaucoup de villes en province où les religieuses ont été maintenues en fonction.

La plus grande partie du budget étant consacrée soit aux réparations ou aux indemnités des dommages de la guerre, soit à l’armée et à la préparation de la prochaine « dernière », l’Etat pensa tout naturellement à prendre une partie des dépenses occasionnées par les apprêts bellicistes sur les crédits des hôpitaux. Au lieu de moderniser ces établissements, de leur procurer les derniers perfectionnements de la Science, de transformer en bâtiments hygiéniques les vieilles bâtisses sales et lépreuses, d’agrandir les hôpitaux qui deviennent insuffisants pour les besoins de la population, l’Etat refuse impitoyablement tout nouveau crédit au budget hospitalier.

Ce manque continuel de crédits, l’exiguïté et la vétusté des locaux, les conditions d’hygiène véritablement révoltantes dans lesquelles travaille le personnel hospitalier, toutes ces choses font que les malades sont soignés en dépit du bon sens.

Dans certaines villes de province le service d’ambulance est tout à fait illusoire. C’est ainsi qu’à Orléans, notamment, en 1928, il est impossible de pouvoir transporter deux malades à la fois à l’hôpital, une seule voiture ambulancière existant (et encore, quand elle n’est pas en réparation!)

On récrimine souvent contre le personnel — et c’est à grand tort. Il faut affirmer qu’un véritable dévouement est nécessaire aux hommes et aux femmes qui exercent le métier d’infirmier, pour résister et persister dans leur vocation. Le personnel n’est pas négligent : il est débordé par l’insuffisance numérique, par la vétusté du matériel et par la routine qui règne dans cette administration, comme dans toutes les autres, du reste. L’organisation actuelle des hôpitaux en France est une honte pour la société. N’a-t-on pas vu certains établissements manquer, en période d’épidémie, des médicaments nécessaires ! La santé publique devrait être la première préoccupation de ceux qui ont à charge d’administrer une collectivité. L’admission dans les hôpitaux devrait être un droit absolu pour chaque individu malade. Tous les efforts devraient tendre au maintien de la santé de chacun. Mais il s’agit bien de cela ! Tout l’argent que l’Etat demande et exige des contribuables, toutes les découvertes de la science sont au service des institutions meurtrières. Au lieu de conserver la vie aux individus, on met tout en œuvre pour la leur enlever lors de la prochaine guerre.

Dans une société organisée rationnellement, l’hôpital devra être un lieu sain, bien aéré, muni de tout le confort moderne et doté, de tous les perfectionnements de la Science.

Tous les sacrifices nécessaires seront accomplis pour que chaque membre de la société ait tous les soins que réclame son état de santé. L’hôpital ne sera plus un bâtiment sale, vieux et triste, dans lequel on s’imagine être en prison, dans lequel on sent à chaque pas l’atmosphère de la mort et où l’on n’entre qu’après de ridicules formalités. Ce sera un lieu agréable, propre, bien situé, entouré de jardins ou de bois. Ce sera le lieu où l’on viendra avec confiance se faire soigner, où l’on respirera chaque jour l’atmosphère de la vie qui se maintient grâce aux soins de tous, d’où l’on espèrera sortir guéri et non, comme maintenant, en sujet d’opérations dans l’amphithéâtre. Aujourd’hui, tout est mis en œuvre pour la mort. Demain, tout sera employé pour préserver la vie.

HORTICULTURE

n. f. (du latin hortis, jardin, et de culture)

Art de cultiver un jardin. Dans l’horticulture, il faut non seulement de la technique, mais encore que l’horticulteur soit, en même temps que cultivateur, un artiste, afin de présider à l’arrangement de son jardin. Certains, comme Le Nôtre, nous ont donné de véritables petits chefs-d’œuvre qui enchantent l’œil, tant par l’arrangement des fleurs que par les dessins variés et l’ordonnance générale des parcs.

Malheureusement il faut aujourd’hui être rentier pour pouvoir s’adonner à cet art. Les beaux parcs que l’on contemple dans les propriétés privées ou publiques sont l’œuvre d’horticulteurs salariés. La cherté du terrain, la longueur des journées de travail, la médiocrité des salaires font que les ouvriers n’ont ni le temps ni les moyens de se livrer à cet art, non plus qu’à posséder un jardin bien ordonné. S’ils contemplent des merveilles d’agencement horticole, celles-ci ne sont pour lui que de belles choses qu’il a le droit de voir, mais non pas de toucher.

En une société libertaire, où le terrain serait la propriété de tous, où les taudis auraient disparu, où l’urbanisme (voir ce mot) serait dirigé vers la satisfaction de tous, où les heures de travail seraient relativement minimes, chaque homme devrait avoir la possibilité de faire de sa maison un lieu riant et confortable, entourée de jardins, où il pourrait se livrer au plaisir de l’horticulture.

HOSPICE

n. m. (du latin hospitium ; de hospes, itis, hôte)

Maison d’assistance où l’on reçoit les orphelins, les infirmes, les vieillards, etc. Qu’ils soient sous une direction d’administration publique ou d’entreprises privées, les hospices d’enfants, de vieillards et d’infirmes sont, actuellement, des lieux où l’on souffre, où l’on se sent constamment à la merci de la direction, d’où la liberté est presque totalement bannie. Sauf quelques très rares exceptions, l’hospice fait porter à ceux qu’il héberge un costume-uniforme de la maison, la discipline y est assez rigoureuse et — surtout dans les établissements de l’Etat — la nourriture y est insuffisante, tant par sa quantité que par sa qualité.

Les orphelins y sont exploités ignoblement au profit soit de l’œuvre, soit des entrepreneurs civils qui les font travailler péniblement pour un salaire dérisoire. Quant aux vieillards, leur condition est si mauvaise, qu’ils sont, pour la plupart, obligés de se livrer à quelques menus travaux au dehors pour pouvoir passer leurs derniers jours plus que modestement. Comme les hôpitaux (voir ce mot), les hospices actuels sont une véritable honte pour la société. Les orphelins devraient être à la charge de la communauté, ils devraient être élevés comme tous les autres enfants, entourés de la même affection et des mêmes soins attentifs, jouir du même bien-être. Les vieillards, après avoir donné toute leur jeunesse, toutes leurs forces au profit de la collectivité, ne devraient pas être obligés de solliciter leur admission dans un hospice (et encore, cette admission ne leur est-elle accordée qu’après maintes démarches) pour finir leurs derniers ans. Ayant participé au labeur commun, ayant coopéré à la richesse générale ; ils devraient, eux aussi, être à la charge de la communauté, jouir des mêmes droits, des mêmes joies, des mêmes libertés que leurs cadets. Entourés de l’affection de tous, ils devraient pouvoir passer la fin de leur existence dans une atmosphère de bonheur et de sécurité fraternelle.

Les hospices n’ont de raison d’être que dans une société où toute misère devient prétexte à charité. Ce n’est pas soulager la misère qu’il faut ; c’est la supprimer, en en détruisant les causes.

HOSPITALISER

v. a.

Admettre quelqu’un dans un établissement hospitalier.

En France, où règne ce que certains pamphlétaires ont appelé la République des Camarades, il faut faire des démarches innombrables, aller trouver une foule de personnages divers pour posséder la recommandation nécessaire à l’hospitalisation.

Le pays qui inscrit sur tous ses monuments publics le mot : fraternité, est un de ceux où l’on a le plus de peine à entrer dans un hospice. Le mot n’aura plus sa raison d’être quand nous nous serons débarrassés de l’autorité, rempart du capitalisme, cause de la misère.

HOSPITALITE

n. f. (du latin hospes, hôte)

Abri, logement, asile, refuge que l’on offre gratuitement à quelqu’un. Les anciens, en général, avaient en honneur le culte de l’hospitalité. L’étranger était accueilli cordialement et, pendant toute la durée de sa présence, l’hôte était considéré comme sacré. Depuis, cette habitude tend de plus en plus à disparaître de nos mœurs. Les conditions d’existence faites aux hommes les ont rendus méfiants. Néanmoins, dans la classe pauvre, on accorde encore assez facilement l’hospitalité.

C’est une des plus belles manifestations de solidarité humaine qui soient. Elle suffirait à démontrer que, contrairement aux dires des casuistes de l’Eglise, l’homme n’est pas foncièrement méchant et égoïste. Quoi de plus beau, de plus noble, que cette confiance accordée par quelqu’un à un être qu’il ne connaît pas et à qui il offre sa maison et, quelquefois, sa table ? Certes, il arrive que des individus sans scrupules abusent de l’hospitalité et en profitent pour voler leur hôte. Il se trouve partout des êtres anormaux. Mais jamais l’homme bon et fraternel ne refusera son toit à celui qui se trouve sans abri. Jamais l’ouvrier ne laissera un de ses camarades coucher dehors. Pendant la guerre, beaucoup de camarades offrirent l’hospitalité aux déserteurs et aux insoumis — ce faisant, ils encouraient une véritable responsabilité ; mais le sentiment de solidarité était assez solidement ancré en eux pour risquer la prison en hospitalisant un de leurs amis (quelquefois un inconnu) qui ne voulait pas se soumettre à l’assassinat collectif.

Donner l’hospitalité ! Ces mots ne sont-ils pas à eux seuls la condamnation du régime présent ? Comment il se trouve encore des hommes, des femmes et même des enfants sans domicile, alors qu’il y a tant de locaux (palais, sièges d’administrations, ministères, banques, casernes, églises, châteaux, hôtels particuliers habités seulement une saison, etc.) qui se trouvent vacants ou employés pour des besognes malfaisantes ? Il est permis qu’un être, parce qu’il ne possède aucun argent, ne puisse, en arrivant dans une ville, trouver une chambre où coucher ? Et cet être n’est-il pas passible de prison ? (Voir Vagabondage). Certes, il est des cas où l’hospitalité n’est pas le fait de la société. Quand, par exemple, un camarade se rend d’une localité à une autre et qu’il va loger chez un de ses amis — mais là, ce n’est pas un cas spécifique d’hospitalité ; c’est un acte de camaraderie pure.

Nous travaillons fermement et de toutes nos forces pour l’avènement d’une société où il ne se trouvera plus de sans-abri, où le logement sera assuré à tous. L’hospitalité, alors, aura vécu et ne sera plus qu’un souvenir de la solidarité des hommes au temps où l’iniquité régnait.

HUISSIER

n. m.

Le mot est ancien : la fonction aussi, hélas ! Le mot vient de huis, qui signifie porte, et qui se retrouve encore dans l’expression usuelle : à huis clos.

Il y a une grande différence entre le portier et l’huissier. Le portier, préposé à la porte extérieure, ouvre à qui s’annonce par le tintement de la sonnette ou le heurt du marteau, sauf vérification ultérieure si le visiteur est indésirable et ne doit point passer le seuil. L’huissier a la garde de la porte intérieure qui donne accès dans un cabinet, un appartement ou une antichambre. Il écarte l’importun. Il admet et introduit l’ayant droit. Chacun sait que les huissiers, avec ces fonctions, se sont perpétués dans les administrations, les ministères, à la Présidence de la République et au Parlement. S’ils portent la chaîne, c’est en souvenir de la monarchie dont toutes les démocraties aiment à conserver les usages au bénéfice de leurs seigneurs. Sous la royauté, les huissiers de la Grande Chancellerie et du Conseil portaient au cou la chaîne d’or avec la médaille du roi. On les appelait les huissiers à la chaîne. La chaîne n’est plus en or, la médaille y cliquette toujours : l’effigie en est changée, et les huissiers à la chaîne ne sont pas exclusivement réservés aux nobles salles ou salons de la Place Vendôme ou de l’Elysée.

Que la justice eût besoin d’huissiers pour le service de ses prétoires, rien de plus naturel. Aujourd’hui encore, elle a ses huissiers audienciers, ainsi appelés parce qu’ils assurent le service de l’audience. Ils font l’appel des causes et l’appel des témoins. Ils occupent une tribune basse au pied du tribunal, et à côté du greffier. Ils revêtent la robe noire sans épitoge. L’épitoge est le bandeau qui se porte en sautoir sur l’épaule et qui est bordé d’hermine. L’hermine est le signe du grade : un rang d’hermine pour le licencié, deux rangs pour le docteur. Quand la licence en droit n’est pas exigée pour l’exercice de la fonction, les titulaires de cette fonction n’arborent pas l’hermine, ni son support l’épitoge, quand bien même ils seraient pourvus du grade qui la confère. C’est une règle de bienséance : la confraternité exige cette égalité. Les avoués, quoique tous licenciés en droit à Paris et dans les villes importantes, portent la robe sans épitoge, car l’un d’entre eux pourrait, théoriquement, n’avoir qu’un diplôme inférieur. Les avocats, tous licenciés, leur statut l’exige, prennent l’hermine, mais les docteurs renoncent au deuxième rang qui est leur deuxième galon.

La robe noire de l’huissier à l’audience n’est pas sa tenue officielle de cérémonie. Le décret du 14 juin 1813 qui est toujours la charte fondamentale de la corporation, a constitué ainsi le costume de ses membres : « habit noir à la française, avec manteau de laine noire revenant par devant et de la largeur de l’habit ». On sait combien Napoléon 1er se montra jaloux d’accorder ou d’imposer l’uniforme même aux académiciens. Encore oublia-t-il de leur dessiner un manteau. Lorsque les immortels enterrent un de leurs confrères, il n’est pas rare de voir, aux obsèques, sous des pardessus de ratine, grelotter dans des « habits verts » des assistants ratatinés.

Le protocole vestimentaire du Premier Empire n’est pas tombé en désuétude. Dans les audiences solennelles du Tribunal, pour l’installation du Président ou du Procureur, on pouvait contempler hier encore la délégation des notaires en habit à la française et culotte courte, le chapeau à cornes sous le bras.

Le décret de 1813 donne à l’huissier une baguette noire, symbole de coercition. Cette baguette, tenue à la main, était, sous les Bourbons, une baguette fleurdelisée, semblable à un bâton de maréchal, mais, au Moyen-âge, une verge analogue à celle dont une tradition contestable arme le poing de Bridoison, dans la pièce de Beaumarchais. Les huissiers se distinguaient, dès leur origine, en huissiers à cheval et huissiers à verge. Les premiers seuls avaient le droit d’instrumenter dans tout le royaume, les autres dans les limites de leur résidence. Instrumenter, c’est délivrer des exploits, dresser les constats, procéder aux saisies.

C’est qu’en effet la justice, pour qu’un défendeur soit mis en état de comparaître et de faire valoir ses droits, ou pour que les décisions rendues soient exécutées par une contrainte légale et licite, a besoin de confier ses missions à des mains sûres. C’est ainsi que les huissiers des prétoires ont paru tout désignés pour cet office ; et, par la suite, d’autres auxiliaires leur ont été adjoints. Il faut remonter à Charles VI pour trouver la première organisation des huissiers. Les lettres patentes de 1402 prescrivent qu’une information préalable soit faite de leur suffisance et loyauté.

« Leur suffisance » c’était un souhait vague, à défaut d’un programme précis. Les Etats Généraux de Tours, en 1484, expriment le vœu que l’huissier sache lire, écrire et mettre en termes honnêtes les citations de leurs exploits. C’était beaucoup demander ! L’ordonnance de 1563 intervient pour exiger qu’ils sachent au moins écrire leurs noms.

Les candidats étaient nombreux ; on comptait, en 1790, 934 huissiers à cheval et 236 à verge. On était loin de l’ordonnance d’avril 1498 qui avait réduit le nombre des huissiers à 220. La profession, aussi divisée, n’était pas très lucrative. L’huissier s’adjoignait volontiers à son office un commerce. Le décret du 14 juin 1813 lui fait défense de tenir auberge, cabaret, café, tabagie ou billard.

La plupart des auteurs n’établissent aucune différence entre l’huissier et le sergent que le XVIIème siècle a également connus. Les sergents descendaient en droite ligne des huissiers d’armes chargés de veiller à la sûreté du roi. Le répertoire de Dalloz qui résume la saine doctrine dans toutes les questions juridiques, enseigne que les huissiers procédaient devant les cours souveraines et les sergents devant les juridictions inférieures.

La distinction est-elle exacte ? Il faut la demander au théâtre classique, à Racine dans Les Plaideurs.

Chicaneau et la comtesse de Pimbesche, deux plaideurs forcenés, ont ensemble une conversation qui commence comme l’entretien de Vadius et de Trissotin par des condoléances mutuelles, sinon par des congratulations, et qui se termine, comme cet entretien, par une brouille et des invectives. Chicaneau n’a plus qu’un désir : faire constater les violences auxquelles se porte son adversaire, la comtesse qu’une préoccupation : assigner son ennemi.

De là le vers final :

Chicaneau. — « Un sergent, un sergent ! »

La comtesse. — « Un huissier, un huissier ! »

Un sergent a le pouvoir de dresser un constat ; un huissier a seul qualité pour délivrer l’assignation en justice.

Continuons la pièce : l’Intimé, au fait de l’incident, l’exploite pour approcher Chicaneau et, faux huissier, vient remettre à l’enragé un faux exploit : Chicaneau s’emporte et frappe :

L’Intimé. — « Tôt donc ... Frappez ; j’ai quatre enfants à nourrir. »

Un soufflet le récompense :

— « Un soufflet ! Ecrivons : Lequel Hieronyme, après plusieurs rébellions, Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue. C’est bien cela ... »

L’huissier, sous Louis XIV, confond en lui deux origines. Il descend des anciens huissiers d’armes, il détient une parcelle de leur autorité, il est sergent ; mais en plus il descend des huissiers préposés par la justice à la délivrance des citations et il ajoute une attribution nouvelle à son pouvoir. Il y a un sergent dans un huissier, un huissier déborde un sergent.

Disons pour être complet que l’exempt était un officier subalterne du guet ou de la maréchaussée, investi d’un pouvoir de police et délégué pour des opérations de police, notamment les arrestations. C’est un exempt qui, dans Tartufe, vient, au nom du roi, prendre au collet le fourbe et amener le dénouement. Nous avons ainsi ces trois personnages utiles à connaître... historiquement : l’huissier, le sergent et l’exempt. L’irascible Chicaneau s’est porté à des voies de fait sur le messager pour ne pas dire le mandataire de justice. C’étaient les petits inconvénients de la profession et parfois, comme l’indique l’Intimé, ses petits bénéfices à cause du dédommagement obligatoire.

Mais l’histoire connaît des huissiers qui ont été molestés plus gravement ou qui ont subi un sort dont ils n’ont pu tirer profit ni récompense.

Edouard, comte de Beaujeu, a été décrété de prise de corps pour avoir jeté par la fenêtre un huissier qui lui notifiait un exploit. Le marquis de la Séglière aurait ôté son chapeau à cet ancêtre. Ils étaient, l’un et l’autre, de ces temps où le noble s’estimait supérieur aux lois ou à la loi.

En 1322, Jourdain de Lille fut frappé d’une peine moins nominale et moins symbolique : il fut bel et bien pendu, mais il avait tué l’huissier qui lui délivrait l’assignation.

Enfin Dalloz rapporte que sous Louis XIII un jeune seigneur ayant cassé le bras à un huissier, le souverain parut au Parlement le bras en écharpe, pour attester que le coup porté au mandataire de l’autorité royale avait atteint le roi lui-même.

* * *

Telles sont les origines, tels sont les ancêtres de nos huissiers modernes.

Pour être huissier, il faut remplir les conditions suivantes : être Français, avoir au moins 25 ans, avoir satisfait aux devoirs du recrutement, justifier d’un stage (2 ans chez un notaire ou un avoué, ou bien 3 ans dans un greffe du Tribunal ou de la Cour). Il faut avoir obtenu de la chambre de discipline un certificat de moralité et produire une expédition de la délibération du Tribunal qui constate l’admission du candidat. La fonction d’huissier est incompatible avec toutes les fonctions publiques. L’huissier ne peut être défenseur officieux devant les tribunaux où le ministère de l’avocat n’est pas obligatoire. Cette prohibition n’est guère observée dans les justices de paix cantonales, au moins dans certains départements.

Les huissiers ont dans leurs attributions : les citations, les notifications et significations nécessaires pour l’instruction des procès, et généralement tous actes et exploits requis pour l’exécution des ordonnances de justice, jugements et arrêts. Dans les villes où il n’existe pas de commissaires-priseurs, ils procèdent aux ventes mobilières.

S’il s’agit de délivrer une assignation à bref délai, c’est-à-dire en dehors du délai normal et quand la citation en conciliation a été supprimée par dispense de justice — s’il y a lieu de signifier un jugement par défaut, dans d’autres cas encore qui sont spéciaux, l’huissier procédant doit avoir été commis par le Président ; il prend le titre d’huissier commis et l’habitude est que le Président, en pareille occurrence, désigne un huissier audiencier. Les huissiers ne peuvent procéder ni délivrer les exploits les jours fériés ; les jours ordinaires ils doivent observer les heures légales, et s’abstenir :

Quelques amoureux illégitimes emploient à rebours l’horaire légal pour ne pas être surpris par la sommation consacrée : « Au nom de la loi », mais certains d’entre eux ont oublié à leur dam qu’une permission du juge pouvait autoriser les constats ou les intrusions légales en dehors des heures légales. Nous indiquerons, à l’honneur de la corporation, qu’elle a une Bourse commune (le législateur qui l’a prévue mérite d’être félicité). Cette Bourse subvient aux dépenses de la Compagnie, à la distribution des secours aux huissiers indigents... le cas est extrêmement rare... elle a des clientes parmi les veuves et les orphelins des huissiers décédés.

Elle serait mise à contribution s’il fallait couvrir d’urgence une carence de fonds par la défaillance d’un membre de la Compagnie, mais le cas est purement hypothétique.

On sait que, dans Les Plaideurs, l’Intimé a signé Lebon son faux exploit, et Chicaneau de s’écrier, non sans à-propos :

« Lebon, jamais huissier ne s’appela Lebon. »

Certes, si la justice a sa raideur et son tranchant chirurgical, l’huissier ne procède point par la persuasion ct l’urbanité de ses manières ne va pas jusqu’à la suavité. Toutefois, l’huissier à verge n’a jamais porté le faisceau des licteurs. Et nous connaissons même de ces honorables officiers ministériels qui, sans trahir les intérêts de leurs requérants, tempèrent l’ardeur du créancier, désarment par des représentations utiles la mauvaise volonté du débiteur. Il y a des huissiers, et même des huissiers non audienciers, qui, moralement, ont leurs élégances... Il est préférable de n’avoir pas à se louer de leur adresse ou de leur mérite dans l’exercice de leurs fonctions.

— Paul MOREL

HUISSIER

L’huissier, dont c’est le métier de tirer rendement des exploits (protêts, assignations, contraintes, etc.) et que l’intérêt porte en général à envenimer la chicane qu’il monnaie au pourcentage, se présente d’ordinaire assez peu paré des adoucissements de la pitié. Il n’est que par accident messager de la conciliation et ne temporise guère que par calcul. Quand on ne peut « tondre un diable » parce qu’il « n’a plus de cheveux » et que la procédure risque de rencontrer le vide, il est parfois de bonne guerre d’attendre que le poil repousse quitte à l’arracher au fur et à mesure... Sa morale, d’ailleurs, tant sociale qu’individuelle, le prédispose à la rigueur plus qu’à l’indulgence. Devoir et ne pouvoir payer constitue une incartade et une dérogation aux règles et aux fondements de l’honnêteté conventionnelle qu’il a pour mission de sauvegarder. C’est là avant tout un titre à sa méfiance et qui situe l’intéressé malheureux ou malchanceux sons sa désapprobation ou son mépris, très peu souvent dans la zone de l’excuse et de la tolérance. Sa « grandeur d’âme » tenterait davantage la plume d’un Courteline ou d’un Balzac qu’elle ne soulèverait l’enthousiasme reconnaissant des humbles. Un sceau fatal désigne la demeure marquée pour sa visite : on y a commis le crime d’être désargenté!...

Imbu de l’importance légale d’une fonction coercitive, il est enclin à en élargir les attributs et à en accentuer les interventions. Aussi il use davantage des prérogatives de sa charge pour la poursuite fructueuse qu’il ne les emploie à écarter des défavorisés sociaux les conséquences pénibles de leur état. Jargon d’étude et de prétoire, finasseries et « retorderies » juridiques masquent surtout les embûches et précèdent les saignées pécuniaires, voire les expulsions, et l’huissier demeure un agent de pressuration aux interventions redoutées. Mandataire de la fortune en service de recouvrement, il se garde d’oublier qu’il arrondit sa propre escarcelle sur le chemin même où s’assouvissent les créances. Les « frais » sont à l’actif de ses affaires et agrémentent sa situation. L’huissier, qui, dans les ménages de travailleurs aux budgets difficiles, se présente porteur du « papier timbré » fatidique donne presque toujours le signal des catastrophes domestiques. Il précise les embarras accrus, la rupture d’une semi-quiétude provisoire, la gêne davantage maitresse au foyer, le fléchissement et parfois la chute d’une économie laborieuse. Il est, dans un état social de souffrance, un instrument de la peine multipliée et de la détresse. Les privations font cortège à ses présentations. Et l’huissier, qui jette à la rue et fait vendre à l’encan les meubles et les hardes du pauvre est — comme tout l’appareil judiciaire tendu devant les victimes unilatérales de « l’ordre social » en un traquenard permanent — honni avec raison du populaire.

— LANARQUE

HUMANITARISME

n. m.

Ce mot, surtout dans les pays occidentaux, est employé plutôt comme adjectif ; comme substantif, il a une signification générale imprécise. Dans la presse il circule sans norme, sans gêne. Il faut expliquer une équivoque. L’humanitarisme n’est pas une notion sans contenu réel ; ce n’est pas un mot commode à la portée de chacun. Dans quelques livres, particulièrement dans L’Humanitarisme et l’Internationale des Intellectuels (1a première édition a paru à Bucarest en 1922), je me suis efforcé à donner à ce mot une signification positive, dont devraient tenir compte tous ceux qui emploient ce mot. Les uns considèrent l’humanitarisme sous une forme personnelle seulement, le réduisant à cette urbanité qu’ils croient inhérente, cachée dans le cœur, et qui ne peut souffrir une « exprimation sociale », c’est-à-dire son affirmation par des actes collectifs ou seulement par certains principes selon lesquels elle serait guidée à travers les réalités sociales. Ceux qui craignent que l’humanitarisme, exposé sous la forme de doctrine, devienne un dogme, — et par conséquent contrarie la liberté de conscience et l’action de l’individu, — ceux-là craignent inutilement. L’humanitarisme ne peut pas être un dogme, un cadre restreint et fixe dans lequel nous devons nous limiter en nous déformant. Ceux qui examinent bien les principes humanitaristes, peuvent se convaincre qu’ils n’ont pas d’autres limites que celles de l’espèce humaine elle-même — (non pas une classe, une nation, une race) — et que ces limites ne sont pas définitives, augmentant en même temps que le progrès biologique, technique, économique, culturel et spirituel de l’humanité.

Parmi les mouvements qui sont nés après la guerre de 1914–1918, le mouvement humanitariste procède du désir même de salut de l’humanité entière ; et planant au-dessus des intérêts éphémères, reste dépourvu de toute ambition de domination. L’humanitarisme n’est pas une simple expression verbale, vaguement idéaliste, mais résume les tendances au progrès de toute l’humanité. L’humanitarisme intuitif et moral préconisé par les vieilles religions a pris, à l’aide de la science moderne, une ampleur et une clarté qui le rendent accessible à ceux qui obéissent à la voix du cœur, aussi bien qu’à ceux qui suivent les impératifs de la raison. L’humanitarisme est une conception générale de la vie humaine, une doctrine pratique qui, nous le répétons, ne deviendra jamais un dogme, pour la raison que ses bases ne sont ni politiques, ni strictement sociales. L’humanitarisme est une expression de l’évolution biologique, économique, technique et culturale de l’humanité qui, elle, est un organisme unitaire, dans lequel les races, les nations, les classes et les individus peuvent vivre en harmonie, ayant chacun sa tâche spéciale dans le cadre d’un seul intérêt commun. Cet intérêt commun est : le progrès pacifique, par voie internationale, de l’activité créatrice des diverses catégories de travailleurs intellectuels et manuels.

L’humanitarisme est donc basé sur les idéals permanents et intégraux de l’homme et sur les tendances naturelles de l’évolution humaine. Il embrasse le passé de l’humanité, plein de victoires sur la nature ; son présent, dominé par la toute-puissance de la machine, et son avenir qui verra la réalisation d’une harmonie définitive entre la matière et l’esprit. La malédiction que constitue le dualisme social (maîtres et exploités), le dualisme sexuel, le dualisme religieux, et les multiples mensonges idéalisés, doit prendre fin par le retour à l’unité générique : à l’humanité organisée économiquement et techniquement, mais au sein de laquelle l’individu gardera toute la liberté de ses aspirations, de ses convictions et de ses manifestations esthétiques, scientifiques, morales. Car l’humanitarisme ne s’adresse pas à une classe ou à une nation, mais à l’homme, à tout individu qui connaît ou veut connaître sa destinée de paix et de sociabilité au milieu du groupe, de la classe, de la nation, de la race, de l’humanité dont il fait partie. Aussi vieux que l’espèce humaine, l’humanitarisme se présente sous une forme qui résiste à toutes les recherches scientifiques et répond aux consciences les plus compliquées ct les plus vastes.

* * *

Quelle est l’essence de l’humanitarisme moderne ? Les dix principes suivants suffisent, croyons-nous, pour indiquer les points de repère de l’humanitarisme :

  1. « Je suis homme ! », c’est la réponse qu’il nous faut donner à notre propre conscience et à ceux qui nous questionnent sur la nationalité, la confession ou l’Etat auxquels nous appartenons. Et cette réponse signifie : je sais que je suis le produit de l’évolution biologique ; qu’il y a en moi le singe, l’animal, 1a plante, le minéral ; je sais aussi que je dois développer en moi mon humanité grandie par les efforts des générations disparues : conserver la culture et la civilisation héritées et les parfaire autant qu’il est en mon pouvoir. Car, je prévois l’avenir en contemplant le passé : et c’est en m’humanisant moi-même que je bâtis pour mes descendants un degré nouveau sur l’échelle du progrès.

  2. Deux notions, qui sont deux réalités, forment la base de mon humanité, ce sont : l’individu et l’espèce, la cellule et l’organisme. La liberté peut toujours s’harmoniser avec la nécessité : ma volonté d’individu trouve un champ d’action créatrice dans le cadre de l’espèce. C’est en les reconnaissant, que nous devenons les maîtres des fatalités naturelles. Et quant aux fatalités sociales, elles n’existent que pour ceux qui n’ont ni conscience individuelle, ni conscience de l’espèce.

    Il n’y a, entre l’unité simple de l’homme et la suprême unité de l’humanité, pas d’autre unité naturelle intermédiaire, mais seulement des formes sociales et politiques : la famille, la tribu, la classe, la nation, l’Etat, la race... Ce sont des formes artificielles, transitoires : nous ne .les reconnaissons pas de manière absolue. Libérons-nous de leur tyrannie, si elles viennent à paralyser notre personnalité et si elles ne correspondent pas aux tendances vers le progrès de l’humanité.

  3. La croyance au progrès est la sève de mon humanité. Ce n’est pas une croyance mystique ou simplement idéaliste. L’idéal naît de réalités, non pas de rêves. L’élan de vie de la nature, devenu conscient par l’homme, trouve des expressions toujours plus parfaites, malgré toutes les catastrophes cosmiques et toutes les débâcles provoquées par la guerre. Le principe de tous les progrès matériels et spirituels est dans le progrès du cerveau : une idée supérieure ne germe que dans un cerveau par des brouillards de l’ignorance, des fantômes de la superstition, des obsessions fétichistes. La majorité de l’humanité a le cerveau en léthargie ; éveillons, par une éducation libre et positive, les possibilités qu’il recèle. L’humanité qui est dans nos cœurs, verra et agira mieux, quand elle sera dirigée par l’intelligence.

  4. Le commandement de la conscience humaine est celui-ci : que l’idée devienne acte. C’est ainsi que l’on connaîtra notre sincérité et que nous connaîtrons notre pouvoir. Ce commandement nous mène d’ailleurs à la loi naturelle de l’harmonie. Car humanité veut dire harmonie des contraires. Que toujours nous serve d’exemple le dualisme de la nature, où tout cependant concourt à une harmonie unitaire.

    Matière et esprit ? — spiritualisons la matière !

    Individu et foule ? — personnalisons la foule !

    Art et travail brut ? — embellissons l’effort créateur !

    Religion et science ? — apportons la foi à la vérité !

    Prolétariat et capital ? — socialisons les moyens de production !

    Barbarie et culture ? — civilisons les peuples !

    Dieu et l’Eglise ? — divinisons l’homme !

    Que toutes les activités humaines, tout en demeurant dans les limites qui leur sont assignées par la nature, gardent entre elles les liens vitaux : qu’elles tendent, toutes, chacune par son effort particulier, au développement omnilatéral de l’humanité individualisée.

  5. Le pacifisme est l’axe premier de l’humanitarisme. Soyons persuadés non seulement de la destinée pacifique de l’homme mais aussi de son origine pacifique : la sociabilité primordiale, à l’époque de ses ancêtres simiesques et l’anatomie du corps humain démontrent que l’homme primitif n’avait d’autres armes que la solidarité numérique et son intelligence.

    Que l’action pacifiste poursuive en premier lieu le réveil du pacifisme primaire. La haine est venue se greffer dans le cœur de l’homme par suite de la multiplication des guerres. C’est par la connaissance de l’origine humaine, des conditions de développement des civilisations et surtout par la conscience que nous avons de « l’organisme de l’humanité » que nous fortifions en nous le pacifisme individuel. En expliquant à tous que les guerres, surtout à notre époque, sont vaines à tous les points de vue, puisqu’elles donnent des résultats contraires à ceux qu’on poursuit, nous fortifions le pacifisme dans l’âme du peuple.

    Basés sur des principes scientifiques — biologiques, économiques, etc. — nous pouvons donner au pacifisme la force de conviction qui détermine l’action. Le commandement de la conscience : Tu ne tueras point — (ce qui signifie respecter la vie, toute la vie) — s’unira alors au souhait du cœur : Paix à vous ! — (ce qui signifie fraternité entre individus et harmonie entre les intérêts des peuples libres).

  6. L’internationalisme est le deuxième axe de l’humanitarisme. Il a son origine dans le pacifisme comme les branches dans le tronc de l’arbre. Il a toujours existé, sous diverses dénominations. La solidarité de horde ou de race, les alliances entre nations ou classes sociales, les associations entre des groupes dispersés sur tous les continents — et même la division du travail entre les individus et les peuples -, ne sont que des formes (les unes embryonnaires, les autres hybrides) de l’internationalisme, ou plutôt de l’interdépendance.

    L’intérêt prime partout et toujours. — L’internationalisme économique est reconnu par tout le monde, bien qu’il revête encore la forme de l’impérialisme politique. — L’internationalisme technique se relève avec chaque progrès des avions, par exemple, ou de la machine qui remplace le travail brut de l’homme. — L’internationalisme de la science est incontestable : la vérité afflue de tous les points cardinaux, comme le chant des poètes, comme le verbe des prophètes...

    La culture et l’art des diverses nations ont une essence commune ; les mêmes racines leur servent à puiser la sève dans le même sol : il n’y a que les fleurs et les parfums qui sont différents. Et c’est ce qui fait la splendeur du jardin de l’humanité, où s’harmonisent, dans la soumission à la même destinée, les individualités nationales, sociales ou personnelles.

  7. La tendance à l’unité : voilà la signification essentielle du pacifisme et de l’internationalisme. La paix entre les organes et l’interdépendance de leurs fonctions produisent la saine unité de l’organisme individuel. La paix entre les nations et l’internationalisme économique, technique, scientifique, cultural, préparent l’unité suprême de l’humanité. La tendance à l’unité admet les progrès les plus divers : la variété dans l’unité.

    C’est par l’unité morale, dont la loi est l’accord entre l’idée et l’acte ; — par l ‘unité psychophysique, c’est-àdire l’équilibre entre le corps et l’esprit ; — par l’unité sociale, qui est l’harmonie des intérêts des diverses classes non parasitaires ; — par l’unité nationale, synthèse des unités individuelles et sociales d’une certaine région géographique et sans caractère agressif pour d’autres nations ; — par l’unité de race ou l’unité continentale qui comprend les unités nationales liées entre elles par la même civilisation, par le « patriotisme cultural » ou par la nécessité d’une expansion économique pacifique ; — c’est par toutes ces unités progressives que nous nous dirigeons vers l’unité planétaire de l’humanité.

    La tendance à l’unité de l’espèce existe dès les origines de l’homme ; elle prend sa source dans la réalité de « l’organisme de l’humanité ». Soyons conscients de cette tendance : toutes les activités humaines convergent vers la création de l’Etat unique de l’humanité ; cet « Etat universel » sera l’expression sociale de la réalité biologique de l’humanité et du progrès technique, économique, cultural et spirituel de celle-ci.

  8. Evolution civilisatrice : voilà la méthode de l’humanitarisme. Elle résulte des autres principes et n’est qu’une continuation de l’évolution naturelle, dirigée par l’intelligence et la force de l’homme.

    Le fruit ne pousse pas avant qu’il y ait eu des racines, un tronc, des branches, des feuilles, des fleurs et surtout avant d’avoir puisé la sève de la terre. Il en est de même de l’individu, du peuple et de l’humanité. Il leur faut tous les éléments et le temps nécessaire. Chaque chose en son temps ! C’est par une ascension graduelle, d’un sommet à l’autre, que l’idéal se réalise. Mais jamais définitivement : toujours par des transformations insensibles, par des élans naturels, par le fait d’une volonté consciente...

    Il n’y a pas de perfection — il n’y a qu’une tendance à la perfection. La méthode révolutionnaire appartient à ceux qui croient que l’idéal peut être conquis intégralement, qu’il est possible d’anticiper sur l’avenir. Une révolution donne naissance à une autre révolution, de même que d’une guerre en surgit une autre. La vraie révolution n’est que le terme final de l’évolution.

    Les utopistes et les traditionnalistes sont esclaves de l’Absolu. Le présent doit être une synthèse vivante du passé et de l’avenir ; — que le singe et le surhomme fraternisent dans l’homme actuel, simple anneau dans la chaîne de la vie qui monte en un cercle spiralé infini.

  9. Amour et liberté : voilà « les armes » de l’humanitarisme, maniables suivant une loi unique : Connais-toi toi-même ! C’est en s’émancipant soi-même d’une tradition devenue parasitaire, et de l’amour égocentriste qui ne se manifeste que par la haine, — c’est en se purifiant dans le vaste fleuve de la vie humanisée, qu’on peut arriver à véritablement aimer son prochain et à défendre la liberté de celui-ci comme la sienne propre.

    La force dans le domaine social et l’intolérance dans le domaine moral ou intellectuel, n’ont d’autres effets que de déterminer une force et une intolérance contraires. Les tyrans — classes, Etats, races — qui opprimaient la majorité de l’humanité, ont péri par leur propre gigantanasie. Ils ont grandi démesurément, oubliant ou se refusant à savoir qu’il y a aussi d’autres tendances de croissance et de conservation. C’est le fardeau de leur propre force qui les a étouffés.

    Les doctrinaires, — laïques ou ecclésiastiques -, les tyrans de l’âme et les bourreaux de la libre pensée, ont cru (et croient encore) que l’âme et l’esprit de l’humanité peuvent être enserrés dans des moules sociaux ou spirituels. S’il ne correspond pas aux méandres que se creusent naturellement les tendances de l’individu et de l’espèce, — le moule « idéal » se brise. Le progrès de la civilisation dépasse de trop le progrès moral ; que ton humanité intérieure et celle de toute individualité sociale corresponde à l’humanité réelle de la planète.

  10. C’est aujourd’hui — non pas demain que tu commenceras à t’humaniser. N’attends pas l’ordre d’autrui, obéis allègrement à ton propre commandement ; il y a tant de générations qui murmurent dans ton cœur et tant de trésors réunis autour de toi — qui attendent à se refléter dans ta conscience.

Libère-toi, même si des fers alourdissent tes pieds : — que peut un corps libre si l’esprit est enchaîné ?

Aime et éclaire ton prochain sans répit : — que peut un esprit libre dans une société ignorante et asservie ?

Sois homme, et aussi multilatéral que possible, — mais surtout applique-toi à faire ta tâche quotidienne. Et tu pourras dire à n’importe qui et n’importe quand :

Et si quelqu’un te demande ton acte de nationalité, réplique-lui, simple et résolu :

Je n’en ai pas. Mais je veux être — et me sens, Citoyen de l’humanité.

Nous insistons sur deux caractéristiques essentielles de l’humanitarisme : il est anti-étatiste, donc apolitique.

Quelle que soit sa définition idéaliste, la politique a été et sera toujours une lutte de domination par force armée. Elle forme « l’occupation » des classes parasitaires qui veulent se maintenir au-dessus des masses toujours laborieuses. La politique est l’expression prothéique de cette « soif de puissance » qui trompe les utilitaires, les médiocres et les lâches, sur l’immense vide de leur existence. Comme nous l’avons indiqué, l’humanitarisme est une réaction contre la politique ; il proclame les idéaux intégraux et permanents de l’humanité, contre les idéaux partiels et transitoires des classes sociales. Nous ne connaissons pas d’autre remède contre la malédiction du dualisme social. Ce dualisme — dominateurs et dominés — durera autant que les classes sociales continueront la lutte pour le pouvoir, autant qu’elles refuseront de connaître réciproquement leur légitimité organique et leurs limites d’activité créatrice, conformément aux aptitudes spéciales de chacun, qu’ils subordonneront à l’intérêt commun.

L’a-politicanisme des humanitaristes est une conséquence naturelle de leur antiétatisme. L’humanitarisme, qui compte parmi ses principes « la tendance vers l’unité », nous informe que, grâce au pacifisme et à l’internationalisme, les divers Etats de nos jours fusionneront en « Fédérations d’Etats », pour se transformer ensuite en Etats continentaux, jusqu’à ce qu’ils arriveront à « l’Etat unique » de l’humanité. Admettant, avant tout, les lois naturelles d’évolution de l’espèce humaine, les humanitaristes affirment que, malgré sa force et son autorité, l’Etat est un organisme parasitaire.

La conception de « l’organisme de l’humanité » n’est pas abstraite ; en réalité, l’humanité est dès maintenant un organisme unitaire, malgré sa division en tant d’Etats nationaux. Quand l’Etat unique sera réalisé, l’humanité ne deviendra pas un organisme unitaire, mais prendra pleinement connaissance qu’elle l’a toujours été. L’humanité s’apercevra alors que l’Etat qui dans toute société sera toujours un organe administratif et exécutif aux pouvoirs centralisés dans les mains d’une minorité de dominateurs — aura toujours le même caractère oppressif et parasitaire.

L’organisme de l’humanité, une fois réalisé du point de vue économique, technique et cultural, l’Etat unique pèsera sur l’humanité comme une carapace inutile ; elle tâchera de s’en libérer par ce que certains ont nommé « lente désintoxication de l’Etat ». L’antiétatisme des humanitaristes ne tient pas de l’avenir ; ils l’ont manifesté dès maintenant, abolissant le fétichisme de l’Etat. Les socialistes ne s’en sont pas encore libérés. Reconnaissant le procès historique du capitalisme, les humanitaristes désapprouvent néanmoins la méthode politique du socialisme qui, dans certains pays, fait usage de force et d’intolérance tout comme les politiciens réactionnaires. Une vérité que tous, et surtout les socialistes, doivent prévoir, est celle-ci : l’humanité arrivera à conduire elle-même sa destinée économique, technique et culturale, sans la protection forcée de l’Etat.

* * *

L’humanitarisme sentimental et moral existe de longue date. Au cours des siècles, le mot de l’homme a toujours résonné comme encouragement pour les opprimés et avertissement pour les bourreaux. Néanmoins, aujourd’hui, après le massacre des peuples européens, ce mot paraît avoir moins d’influence que jamais. Nous sommes convaincus que la faiblesse pratique des humanitaristes consiste justement dans le fait que l’humanitarisme est resté un terme sentimental et moral — qu’il n’a pas encore été précisé, valorifié au point de vue scientifique et social.

Aujourd’hui, l’humanitarisme tend à sortir de la nébuleuse sentimentale, s’affirmant comme conception, comme doctrine basée sur éléments réels d’évolution biologique de l’entière espèce humaine — comme sur l’entier progrès de la civilisation et de l’esprit humain. Cet essai entrepris par un petit nombre est considéré utopique même par les socialistes. Nous rappelons à ceux-ci ce qu’était le socialisme il y a 70–80 ans. Les manifestes rédigés alors par quelques idéalistes dans une modeste chambrette, dominent et tourmentent aujourd’hui le monde. Maintenant que le socialisme commence à être réalisé, nous voyons que — malgré sa lutte au nom des idéaux humanitaires — il les ignore en grande partie, autant que la bourgeoisie qui se croit le défenseur « du droit et de la civilisation ».

Toute doctrine et tout mouvement naît au moment fixé par l’évolution cérébrale, économique ou spirituelle de l’humanité. L’humanitarisme paraît maintenant comme une doctrine (et non pas un dogme) qui embrasse tous les autres idéaux socialistes, esthétiques, scientifiques et religieux, harmonisés et contrôlés d’après les principes positifs résultant de l’étude d’évolution de toute l’espèce humaine. Car il y a une vérité qui perce toutes les situations locales et toutes les idéologies restrictives. Malgré ses erreurs guerrières, ses luttes nationales, ses conflits de classe, l’humanité tend vers cette pacification imposée par son origine et son but mêmes — essentiellement pacifiques. Elle aspire à cette internationalisation qui n’est qu’une nouvelle expression de la solidarité ancestrale, et une nécessité résultant de la loi du progrès cérébral, technique et cultural de l’homme moderne.

* * *

Indiquons en peu de mots la genèse de l’humanitarisme d’après-guerre. Dans la Biologie de la Guerre (parue en 1917), à laquelle Romain Bolland a consacré une longue étude dans Les Précurseurs, son auteur, le professeur George F. Nicolaï, a démontré les deux axes de l’humanitarisme : le pacifisme et l’internationalisme ; mais il ne nous a pas démontré l’humanitarisme même. Le Décalogue de l’Humanité, inclus dans la Biologie de la Guerre, contient une vingtaine de lignes de sentences morales, résultant de la constatation scientifique de ces deux lois de progrès. Comme naturaliste, G.-F. Nicolaï s’est limité au domaine biologique ; il n’a pas voulu étendre ses recherches au domaine social. Son but était de donner au pacifisme et à l’internationalisme une base inébranlable ; c’est pourquoi il voulut prouver leur existence biologique. Il réussit à rattacher à ces deux axes de l’humanitarisme la conception de « l’organisme de l’humanité », conception assez vieille, qu’il rajeunit par la précision des faits naturels et par la découverte des tendances d’évolution de l’espèce humaine.

Ceux qui furent pénétrés de l’immense importance des vérités proclamées par Nicolaï, sentirent le besoin d’avancer encore. Du domaine biologique ils durent passer au domaine social ; ce n’est qu’ainsi que ces vérités pouvaient devenir fertiles. Voilà pourquoi, après avoir résumé dans une édition populaire La Biologie et la Guerre (1921), j’écrivis L’Humanitarisme et l’Internationale des Intellectuels, préfacé par G.-F. Nicolaï. Ce livre est la suite naturelle de la Biologie de la Guerre.

L’humanitarisme devait être transplanté dans d’autres domaines sociaux, dans le domaine technique, économique, cultural, esthétique ; mais ses racines résident dans les vérités biologiques. L’humanitarisme sentimental des vieilles religions est aujourd’hui une cruelle erreur. L’humanitarisme moderne ne peut avoir d’expression pratique, si son contenu n’est pas présenté sous une forme organisée. Evidemment, sa racine réside dans la conscience individuelle. Sa meilleure propagande est celle d’individu à individu, privée du formalisme qui paralyse tant de cercles, tant de groupements et fédérations. L’Appel aux Intellectuels libres et aux Travailleurs éclairés, que j’ai lancé en 1923, en sept langues, proclama « les principes humanitaristes », indiquant que le dernier but des cercles humanitaristes est de former des citoyens de l’humanité.

Néanmoins, pour accroître, guider et hâter d’une manière consciente l’influence de l’humanitarisme un instrument est absolument nécessaire : sans la main qui la réalise, l’idée est morte. Dans la seconde partie de mon livre L’Humanitarisme et l’Internationale des Intellectuels, étudiant les mouvements d’après-guerre des intellectuels, je suis arrivé à la conclusion que, seule, l’Internationale des Intellectuels peut être l’expression pratique de l’humanitarisme, tout comme l’Internationale des Prolétaires est l’instrument réalisateur du socialisme. Cette Internationale existe maintenant sous forme fragmentaire, en divers groupements, ligues et fédérations, dont chacune lutte pour quelques-unes des idées humanitaristes. Aucune de ces organisations existantes n’a encore présenté les idées humanitaristes comme conception intégrale. La tendance vers cette fin est évidente, car les organes de l’Internationale des Intellectuels existent et les éléments d’une doctrine humanitariste ont déjà été formulés ; c’est cette doctrine-là que j’ai tâché d’esquisser dans mon livre. Les Principes Humanitaristes résument L’Humanitarisme et l’Internationale des Intellectuels. Quelle que soit la forme dans laquelle l’Internationale des Intellectuels basée sur l’humanitarisme, sera réalisée. Les Principes Humanitaristes synthétisent pour leur auteur les vérités qui dureront, autant que cette humanité martyrisée continuera à lutter pour ses idéaux scientifiques, techniques, économiques, esthétiques et moraux.

— Eugen RELGIS.

HYMNE

n. m. (du grec humnos, chant)

Chez les anciens, l’hymne était un poème en l’honneur des dieux ou des héros. Dans la liturgie catholique, c’est un poème religieux que l’on chante à l’église. En général, un hymne est une pièce de vers dans laquelle l’auteur exprime des sentiments d’exaltation et d’admiration. Nous avons trop entendu, jusqu’aujourd’hui, des hymnes aux dieux, aux héros, à la Patrie ; trop d’hymnes de stupidité ou de haine ont retenti par le monde. Si les hommes raisonnables composent ou chantent des hymnes, ce sont des hymnes d’amour, de fraternité et de révolte — et ces hymnes-là honorent davantage la poésie et l’humanité.

HYPERBOLE

n. f. (du grec huper, au delà, et bollein, jeter)

Figure de rhétorique qui consiste à exagérer pour impressionner l’esprit. L’hyperbole est une grande ressource en poésie et en littérature. Malheureusement, sur le plan social, c’est un grave défaut qui est cause de bien des maux. Nous aimons nous créer des idoles, voir de grands hommes où il n’y a qu’homme simplement. Nous allons, ainsi, vers beaucoup de désillusions,

La foule voit des grands chefs, des gouvernants ou des politiciens de génie — alors qu’il n’y a que généraux assassins, politiciens combinards et retors prêts à toutes les crapuleries pour arriver ou se maintenir au Pouvoir. Au reste, les journalistes savent de mains de maîtres manier l’hyperbole pour encenser les hommes qui financent leurs feuilles ; et le pire, c’est que le lecteur arrive très souvent non seulement à croire, mais encore à amplifier l’hyperbole.

En géométrie, l’hyperbole est le lieu des points dont les distances à deux points fixes ont une différence constante.

HYPOCRISIE

n. f. (du grec hupokrisis, rôle joué)

L’hypocrisie consiste à affecter une vertu, un sentiment louable qu’on n’a pas. Hélas ! Combien l’hypocrisie joue encore un grand rôle dans notre siècle. Le « bon » patron qui est plein de mansuétude pour ses ouvriers — alors qu’il les endort par ses paroles doucereuses pour les mieux exploiter ; le politicien qui ne trouve que larmes et colères pour parler du sort du prolétariat — alors qu’il s’en moque pas mal et ne cherche qu’à décrocher un mandat électoral ; les dames riches qui organisent des bals « de charité » — alors qu’elles n’ont encore que l’occasion de déployer leur luxe et montrer leurs belles toilettes ; le prêtre qui répète la parole du Christ : « Aimez-vous les uns, les autres » — alors qu’il exalte la guerre, qu’il défend la propriété et le patronat et qu’il prêche la résignation aux spoliés ; le philanthrope qui fonde une institution en faveur de la classe pauvre — alors qu’il ne doit sa fortune qu’à avoir volé et dépouillé les pauvres ; le général qui envoie ses soldats à l’assaut « pour la Patrie » — alors qu’il ne pense qu’au bâton de maréchal ; bref, tous les actes et les paroles publiques des privilégiés de la société en faveur de l’amélioration du sort de la classe ouvrière alors que tous ne vivent qu’en volant cyniquement cette classe ouvrière, — tout cela constitue l’hypocrisie.

C’est de cette hypocrisie que vivent les rastaquouères de la politique qui, en faisant croire au peuple qu’eux seuls peuvent lui donner le bonheur, qu’ils ne luttent que pour son bien, qu’ils sont prêts à vaincre ou mourir pour la défense de ses intérêts, mettent sur leurs faces le masque de l’hypocrisie pour cacher leur soif avide d’honneurs, de pouvoir et de prébendes.

HYPOTHEQUE

n. f.

Droit réel dont est grevé un immeuble, pour garantir le paiement d’une créance. L’hypothèque est un droit accessoire, qui suit le sort de la créance principale : elle est pour les immeubles ce qu’est le gage pour les meubles.

L’hypothèque, faute de paiement, donne au créancier le droit d’exiger la tradition effective de l’immeuble, et de le revendiquer même contre les tiers. En cas de vente de fonds, elle lui attribue : 1°) Un droit de préférence sur le prix, c’est-à-dire qu’il sera payé avant tous les autres créanciers qui n’ont pas une hypothèque antérieure à la sienne ; 2°) Un droit de suite, c’est-à-dire de forcer le détenteur de l’immeuble, à quelque titre que ce soit, d’abandonner l’immeuble, ou d’en subir l’expropriation, s’il ne préfère acquitter le montant intégral de la dette.

La loi déclare seuls susceptibles d’hypothèque :

  1. les immeubles par nature, y compris les mines concédées ;

  2. les immeubles par destination, qui ne peuvent être hypothéqués séparément du fonds dont ils dépendent ;

  3. l’usufruit de ces immeubles ;

  4. les actions de la Banque de France immobilisées.

L’hypothèque ne peut frapper les meubles, sauf les navires.

La forme extérieure à laquelle est assujettie la convention d’hypothèque est un acte authentique devant deux notaires, ou devant un notaire et deux témoins.

Les créanciers qui ont le privilège ou hypothèque sur un immeuble le suivent en quelque main qu’il passe, afin d’être payés suivant l’ordre de leurs créances ou inscriptions.

La nature même de l’hypothèque en fait, entre les mains d’un créancier habile, un véritable permis d’exploitation.

C’est grâce à l’hypothèque, que l’on pouvait prétendre qu’en France, la propriété était très morcelée et échappait à la concentration capitaliste.

Cette affirmation, exacte en apparence, pour certaines régions, ne résiste pas à un instant d’examen.

Certes, il y a bien un nombre considérable de petits propriétaires, et il y a une tendance très marquée vers leur augmentation. Mais ce que l’on oublie de dire, c’est que presque toutes ces propriétés sont grevées d’hypothèques. Que le propriétaire a dans sa poche un « acte de propriété » ; mais que le banquier, le capitaliste, a dans la sienne un autre « acte » qui annule le premier et rend le propriétaire tributaire du capitaliste.

Manquant de capitaux, soit pour exploiter sa propriété, soit pour pallier aux suites des mauvaises récoltes, aux fluctuations du commerce, le propriétaire est obligé de les emprunter. Il devra payer chaque année des « intérêts » très élevés et avoir constamment suspendue sur sa tête, l’hypothèque qu’il a consentie et qui peut être présentée au remboursement du jour au lendemain et lui faire vendre sa propriété.

Il n’est pas rare de voir des propriétaires et commerçants réduits à un état beaucoup plus misérable que celui de commis ou d’ouvrier.

Du point de vue de l’organisation sociale actuelle, l’hypothèque est une merveille :

  1. Elle permet aux capitalistes de « faire produire » leurs capitaux sans travailler, ou faire travailler directement ;

  2. Elle assure — à cause des intérêts à payer — un travail relativement considérable, sans contrainte apparente sur le travailleur (propriétaire), par acceptation volontaire de celui-ci, par conséquent sans crainte de grèves ;

  3. Elle assure à l’état social établi, des défenseurs qui croient qu’il est de leur intérêt — parce que propriétaires — de maintenir le statu quo. Aussi est-ce sur cette classe que compte le capitaliste, pour résister à la Révolution.

— A. LAPEYRE.


Chapitre de l’Encyclopédie anarchiste.