#title Poèmes #author Kenneth Rexroth #SORTauthors Rexroth Kenneth #SORTtopics poésie #date 1966 #source Consulté le 15 août 2016 de [[http://www.theyliewedie.org/ressources/biblio/fr/Rexroth_Kenneth_-_Poemes.html][theyliewedie.org]] #lang fr #pubdate 2016-08-15T09:39:32 #notes Poèmes traduits de l’Américain par Joël Cornuault et parus dans les livres L’automne en Californie (Éditions Fédérop, 1994) et Les constellations d’hiver (Librairie La Brèche, 1999). Les poèmes originaux sont extraits de The Collected Shorter Poems of Kenneth Rexroth (New Directions Publishing Corp., 1966).
« Requiem pour les morts d’Espagne » et « L’automne en Californie » évoquent la guerre civile en Espagne (1936–39); le deuxième poème évoque la guerre sino-japonaise. « Autre exercice matinal » fait référence à la trahison des insurgés chinois par les staliniens en 1927 (Borodine y était le représentant du IIIe Internationale); les dernières lignes du poème fait vraisemblablement allusion à la grève générale de San Francisco (1934). « Le 22 août 1939 » et « Le vendeur de poisson ambulant et le cordonnier » ont été écrits sur les anniversaires de l’exécution des anarchistes Nicola Sacco et Bartolomeo Vanzetti en 1927. « Andrée Rexroth » était la première femme de Rexroth; Marie Kass (célébrée dans l’imitation du poète latin « Martial ») était la deuxième. Frieda Lawrence (mentionnée dans le deuxième poème à Andrée) était la veuve de D.H. Lawrence. Le début de « Quand avec Sappho » est une traduction de Sappho par Rexroth lui-même. « Billet de Noël à Geraldine Udell » évoque le Chicago des années vingt (Gas était une pièce de théâtre d’avant-garde; Eugène Debs, Alexandre Berkman, Jim Larkin et Big Bill Haywood furent parmi leurs contemporains). Les « Deux poèmes pour Brew et Dick » ont été enregistrés par Rexroth avec la musique de Duke Ellington et Charlie Parker. *** Années 1930 **** REQUIEM POUR LES MORTS D’ESPAGNE Les vastes constellations géométriques d’hiver Se lèvent au-dessus de la Sierra Nevada, Je marche sous les étoiles, les pieds sur la courbure connue de la terre. Je suis des yeux les clignotants d’un avion, Rouges et verts, qui s’enfonce grondant vers les Hyades. La note des moteurs monte, aiguë, faible, Inaudible enfin, puis les lumières se perdent Dans la brume au sud-est, aux pieds d’Orion. Comme le bruit s’éloigne, le froid me saisit et la pensée Qui s’empare de moi me soulève le coeur. Je vois l’Espagne Sous le ciel noir battu de vent, la neige qui tournoie légèrement, Scintille et se déplace au-dessus des terres blafardes, Et des hommes qui attendent, transis, blottis les uns contre les autres, Un avion inconnu passant au-dessus de leurs têtes. L’appareil Dans la brume survole les lignes ennemies vers le sud-est, Des étincelles sous sa carlingue près de l’horizon. Quand elles s’effacent la terre frissonne Et le ronronnement faiblit. Les hommes se détendent un instant Et redeviennent nerveux dès qu’ils se reprennent à penser. Je vois les livres avortés, les expériences abandonnées, Les tableaux arrêtés, les vies interrompues, Que l’on descend dans les fosses recouvertes du drapeau rouge. Je vois les cerveaux gris, vifs, brisés et maculés de sang, Que l’on descend chacun dans son obscurité, inutiles sous la terre. Seul sur une colline de San Francisco, un cauchemar Tout à coup m’envahit et des cadavres Surgis de l’autre côté du monde se pressent contre moi. Alors, doux au début, riche et puissant ensuite, J’entends le chant d’une jeune femme. Les émigrants du coin de la rue veillent Le corps de leur fils aîné, renversé par un camion sans chauffeur Qui a dévalé la côte et l’a tué sur le coup. Les voix l’une après l’autre se joignent au chant. Orion traverse le méridien vers l’ouest, Rigel, Bellatrix, Bételgeuse, défilent en ordre, La grande nébuleuse miroite dans ses reins. **** L’AUTOMNE EN CALIFORNIE L’automne en Californie est une saison Tempérée et anonyme, aux collines et aux vallées Incolores. Seuls les eucalyptus d’un vert noirâtre, Les conifères et les chênes, émergent de la brume; Les champs sont en labours, nus, vacants; Le bétail piétine les prés en pente; Les fleurs sont mortes, les herbages flétris. Toute la nuit, le long de la côte, sur les crêtes, Passent des oiseaux, bruissant, haut dans la tiédeur du ciel. Seuls dans les prés en altitude les trembles Luisent comme des poissons rouges et or dans l’eau vive. Seules dans les villages du désert les feuilles Des peupliers tournoient dans l’air enfumé. Errant une fois encore dans la douceur du soir, Je rappelle mon coeur à l’ordre et mon esprit rouillé À la passion. Je ne devrais penser qu’à mes rêves, à l’amour, à la mort, À la beauté qui s’enfuit avec le temps comme un sang qui s’écoule, À ma solitude dans le monde, au milieu des images De jolies femmes et sous les constellations. Mais j’entends sonner les horloges de Barcelone à l’aube Et résonner les sifflets à Nankin, le midi. J’entends vrombir et claquer sèchement dans les airs Les avions de combat, le grondement sourd Des bombardements, les tirs précipités Des canons antiaériens. À la première bombe sur Nankin, Une jeune femme fluette, au visage de lune, s’élance dans la rue Abandonnant bol de riz et enfants en larmes, Et, toute droite, murmure des insultes en scrutant le ciel. L’instant d’après, elle explose comme une poche d’eau Tandis que, dans un nuage de fumée et de poussière, Les murs lentement basculent sur elle. J’entends les voix, Jeunes, épuisées et exaltées de deux camarades Dans une pièce close, à Madrid. Ils ont discuté La nuit entière. De la pêche à la truite dans les Pyrénées, De Spinoza, des soirs anciens de fête et de xérès, Des femmes qu’ils faillirent avoir, ont eues ou presque, De Picasso, de Velasquez, de la relativité. Des chandelles rougissent, des lueurs bleues Filtrent aux fentes des volets, le pilonnage Reprend: on dirait qu’il n’a jamais cessé. Le vent froid du matin est chargé de poussière, Leur permission prend fin. Soldats de choc Ils ne se reverront peut-être jamais. La lumière terne baigne, Dans une clarté impersonnelle, les uniformes rapiécés, L’exemplaire corné de l’Impérialisme de Lénine, La cartouchière pleine, l’étui et la crosse noire d’un revolver. La lune se lève tard sur le mont Diablo, Énorme, presque pleine, et chaude; le vent s’éloigne, Un brouillard brun venu des marais recouvre la baie, Et, dans les airs, le cri des oiseaux se fait soudain Puissant, nerveux, effarouché. **** EXERCICE TRÈS MATINAL Chang Yuen est au seuil d’une brillante carrière. Fonctionnaire subalterne à Nankin, Il fréquente néanmoins les milieux dirigeants de la capitale. On lui prédit un grand avenir; Mais il se pique de littérature. Il travaille sans énergie et vit la nuit; Il regrette ces temps troublés; Il aimerait se retirer du monde; Il recherche ce qu’il nomme la cohésion sociale; Il aspire à vivre dans une culture plus positive. Il a publié anonymement une étude savante “Sur la précision du Shinto en tant que déterminant culturel agnostique”. Par moment, il croit que la planète est à la veille D’une Grande Renaissance Spirituelle. Il cultive un goût pour Rimbaud, Bertrand Russell et Tu Fu. Son rêve serait de s’installer à Paris. Il traverse le pont près des Ateliers textiles de l’Inspiration divine. Le bâtiment tremble de tout son long dans le fracas des machines. Les lumières verdâtres des fenêtres Clignotent devant les passants. Des porteurs entrent et sortent sous de vastes porches indistincts. Contre la barrière, dans un paquet de haillons, des visages brillent. Chang Yuen s’arrête sur le pont récitant à part soi: “Les concubines impériales Dansent vêtues d’un voile transparent Au pied du pavillon du Phénix Pourpre dans le soir.” Il rêve aux filles qu’il aurait pu acheter dix dollars Quand la famine sévissait dans le Shan Tung. Il reprend doucement à voix haute: “Il faisait chaud, dans la vallée Bien que le soleil se fût couché depuis longtemps.” Il repense au fils de Won, un ami très important; Il est âgé de quatorze ans et arpente la nuit de Shanghaï, Les joues fardées, dans les rues du Quartier International. Il décide de prendre son opium plus sérieusement. Des fleurs de poirier tournoient dans le brouillard. La marée soulève le fleuve. Le jour pointe au bout des rues. **** AUTRE EXERCICE MATINAL Le brouillard du Pacifique circule à trente mètres Au-dessus des maisons et des collines de San Francisco. Après les journées lumineuses de mars, les vallées intérieures Aspirent d’énormes masses d’air frais venues de l’océan. Au-dessus du brouillard déchiqueté, un nuage haut, transparent, laminé Se dirige lentement vers le nord, enjambant la moitié inférieure de la demi-lune. L’astre, venu de Castor et Pollux, décrit sa parabole vers l’ouest. Je marche dans les rues à trois heures du matin. C’est le printemps de la dernière année de la jeunesse. La mer est basse et l’air est saturé d’odeurs d’océan. Les oiseaux moqueurs qui viennent d’arriver, réveillés, Se tiennent dans les cours des maisons. Je passe devant une vitrine réfrigérée Où cinq lièvres blancs éviscérés Pendent à cinq crochets par leurs pattes de derrière velues. Les étalages éteints des fleuristes sont remplis de fleurs d’amandier obscures. J’ai passé un moment au Sam Wo’s à siroter un alcool frais et parfumé. “Qu’a fait Borodine à Canton en 1927?” — La discussion a duré cinq heures. Mon ami Soo est un sympathisant de l’opposition de gauche. Il m’a accusé d’avoir assassiné quarante mille personnes sur la Colline des Fleurs Jaunes. “Tu as ces cadavres sur la conscience”, disait-il. Il a commandé des tripes et il pleurait en les mangeant, Ses baguettes cliquetant comme des castagnettes. Quoi qu’il ait fait, Borodine a eu tort, c’est probable; L’histoire serait tellement plus simple si on pouvait l’écrire Sans jamais avoir à la réaliser. Les armées du Kuomintang ont envahi la ville natale de Tu Fu. L’Armée rouge s’est retirée en bon ordre. Je me demande si le portrait sur bois érigé par les siens Se trouve encore sur l’autel à Sheng Tu, Et si l’on brûle toujours de l’encens Devant ce visage d’une intelligence et d’une compassion ardentes. Il mena une vie dure; il détestait la guerre, le despotisme, la famine. À la première occasion, il se brouilla avec l’empereur. L’encre fielleuse des journaux sèche dans les kiosques; Je frissonne et poursuis mon chemin en grelottant; Je pense à ce monde où tant de vies sont misérables, À tous les hommes qui furent torturés Parce qu’ils croyaient possible d’être heureux. Des piquets de grève montent la garde sur le pont à l’embouchure du Sacramento, Blottis autour de petits feux, Parlant peu, Le fusil à la main. **** LE 22 AOÛT 1939 “...pour empêcher ta mère de se décourager, je vais te dire comment je m’y prenais. Emmène-la faire une longue promenade dans la campagne tranquille, cueillir des fleurs sauvages, se reposer à l’ombre des arbres, entre l’harmonie du ruisseau plein de vie et la sérénité de la mère-nature, et je suis sûr que cela fera sa joie, ainsi que la tienne certainement. Mais souviens-toi toujours, Dante, au milieu du bonheur, de ne pas le garder pour toi tout seul, mais de te pencher un peu vers les autres, près de toi et de venir en aide aux faibles qui réclament du secours; aide les persécutés et les victimes; parce qu’ils sont tes amis; ils sont les camarades qui luttent et tombent comme moi et Bartolo, hier, nous luttâmes et tombâmes, dans la conquête de la liberté pour tous et les pauvres travailleurs. Dans ce combat de la vie, tu trouveras davantage d’amour et tu seras aimé.” (Lettre de Nicola Sacco à son fils Dante, 18 août 1927.) “Angst und Gestait und Gebet.” (Rilke) À quoi bon, cette poésie, Ce paquet d’accomplissement Assemblé au prix de tant de douleur? Vingt ans d’un travail de forçat, Leçons tirées de Li Po et de Dante, Des chants indiens et de la psychologie de la forme; Quels mots peut-il épeler, Cet alphabet d’une sensibilité unique? Le dessin pur des étoiles dans leur progression ordonnée, L’air raréfié des sommets de 4000 mètres, Leurs vues du mont Pisga sur quels secrets de la personnalité, Le feu des coquelicots sur des champs érodés, Le sommeil des lynx dans la forêt de midi, L’étrange anastomose des réseaux de la pensée, La vie qui s’écoule, ingouvernable, Et l’espérance profonde de l’humanité. C’est un art qui n’a guère changé au cours des siècles, Ses sujets sont restés les mêmes, “Déshabille-toi, au nom du ciel, et viens au lit, Nous ne sommes pas éternels.” “Les pétales de la rose tombent”, Nous tombons de la vie. Les valeurs tombent de l’histoire comme des hommes sous les bombes, Seul un minimum subsiste, Seul un accomplissement inconnu. Quelques mots à graver sur une pierre tombale, Sur les champs de bataille du monde entier, “Pauvre gars, il n’a jamais su de quoi il retournait.” Dans mille ans, des hommes portant lunettes viendront, munis de pelles Donner des conférences à l’université sur “Progrès et retards culturels”. Une pincée d’ail en plus dans la soupe, Une demi-heure gagnée au lit le matin, Certains eurent de la chance et d’autres non; On expose derrière les vitrines de musées obscurs Les objets qu’ils abandonnèrent dans leur hâte. Cette année, nous avons fait quatre grandes ascensions, Campé deux semaines au-dessus de la forêt, Regardé Mars nager auprès de la Terre, Regardé l’aurore noire de la guerre Se répandre dans le ciel d’une civilisation sur le déclin. L’autorité vit ses dernières et terribles années. La maladie atteint son point critique, Dix mille ans de pouvoir, Deux lois en lutte, Le règne du fer et du sang versé Contre la solidarité tenace du cerveau et du sang vifs. Ils sont piégés, assiégés, des fous meurtriers. S’ils insonorisent leurs cellules, Ce n’est pas afin d’étouffer les coups de pistolet, Mais les dernières paroles des condamnés. “La liberté est la mère Non la fille de l’ordre.” “Du gouvernement des hommes À l’administration des choses.” “De chacun selon ses capacités, À chacun selon ses besoins.” Nous taillions des marches dans la glace bleue des glaciers suspendus, Vacillant sur des arêtes éclatées, Et leurs voix résonnaient encore en nous. Quelques brins de cordes Et de malheureux piolets ont suffi Pour vaincre l’apathie froide et cruelle des montagnes, Rares sont les sommets inviolés. À mon retour d’escalade une lettre m’attend. C’est ma première petite amie, rencontrée il y a vingt-cinq ans. “J’ai lu ton poème dans le New Republic. Tu te souviens du magasin de pompes funèbres, au coin? De la forme qu’on vit sous un linceul en reluquant par le soupirail Avant de prendre nos jambes à notre cou en hurlant? Tu te souviens? Au coin, on a construit une station service, Et un garage où tu habitais, Il ne reste plus que deux maisons à part la nôtre. Nous tenons le coup, au milieu du bruit et du monoxide de carbone.” Mon poème d’alors parlait d’exil et de mal du pays, Vingt-cinq ans de vagabondages Dans un monde bruyant et empoisonné. Ma petite amie a tenu le coup. Je ne suis jamais revenu. Mais les explosions et les gaz empoisonnés Sont aussi bien domestiques qu’importés. Dante connut le mal du pays, les Chinois en firent un art, Ainsi souffrit Ovide et tant d’autres, Comme Pound et Eliot, Comme Kropotkine qui creva de faim, Et Berkman de sa propre main, Fanny Baron qui mordit ses bourreaux, Mahkno qui mourut en odeur de calomnie, Et Trotsky, je suppose, passionnément, à sa manière. T’en souviens-tu? À quoi bon cette poésie, Ce paquet d’accomplissement Assemblé au prix de tant de douleur? Tu te souviens du cadavre dans le sous-sol? Où en sommes-nous, au tournant de notre existence, Écrivains et lecteurs des hebdomadaires libéraux? **** GIC-HAR Il est tard dans la nuit, froide et humide, Et l’air est rempli de fumée de tabac. Le cerveau soucieux et las, Je reprends l’encyclopédie, Volume GIC-HAR, Dont j’ai dû lire chaque ligne Durant tant de nuits comme celle-ci. Assis à moitié endormi je parcours l’article “Gros-bec”, Écoutant ferrailler et marteler longuement au loin Les wagons de marchandises et les aiguillages. Soudain, je me revois Rentrant de ma baignade À Ten Mile Creek, Au-dessus de la longue moraine un soir au début de l’été, Les cheveux mouillés, dans l’odeur de la vase et des élodées. Je revois un sycomore devant une ferme en ruine, Et instantanément, distinctement, m’est révélé Un chant d’une joie et d’une pureté incroyables, Mon premier gros-bec à gorge rose, Tourné vers le soleil couchant, le corps Saturé de lumière. Je restai immobile et frissonnant dans la chaleur du soir Jusqu’à ce qu’il s’envole, et je vins à comprendre Dans ma douzième année que l’un des grands événements De ma vie venait de se produire. Trente usines déversent leurs déchets dans le ruisseau où je nageais. La ferme a cédé sa place à une banlieue déshéritée Sur les pelouses calcinées il y a des étourneaux, étrangers et agressifs. J’habite de l’autre côté du continent Dix ans dans une cité hostile. **** SUR QUELLE PLANÈTE L’air chaud qui recouvre uniformément la campagne, S’écoule imperceptiblement vers le large; Les brumes d’automne circulent en épais rubans Au-dessus de l’eau pâle; Il y a des aigrettes blanches dans les marais bleus; Le mont Tamalpais, le Diablo, le Saint-Helena Flottent dans l’air. Nous gravissons les falaises de Hunter’s Hill Qui surplombent sur plus de quatre-vingt kilomètres Une imbrication sinueuse de montagnes et de mer. J’escalade une cheminée en torsade, Et, alors que je lève les yeux vers Une petite grotte, deux hiboux blancs S’envolent, silencieusement, près de mon visage. Ils ondoient, gênés par le soleil, Avant de disparaître dans les replis de la falaise. Toute la journée j’ai observé une nouvelle grimpeuse, Jeune fille aux cheveux d’un blond de cendre, Au regard doux et confiant. Elle monte avec lenteur, précision, Et une grâce sans geste superflu. Tandis que j’enroule les cordes, Et admire le crépuscule impressionnant, Elle se tourne vers moi et dit, tranquillement, “Ce doit être une splendeur, le coucher de soleil, Sur Saturne, avec ses anneaux et toutes ses lunes.” *** Années 1940 **** LE MERCREDI SAINT DE 1940 Par la fenêtre à l’est, un orage Convulsif éclôt devant la lune montante. À l’ouest, dans la brume, les planètes Frémissent, météores immobiles. Nous écoutons dans l’obscurité l’office de Ténèbres, Musique plus ancienne que la Résurrection, Écho du Levant en proie au tumulte et à la ruine. “Pourquoi est-elle assise à l’écart La ville populeuse?” Le chant imposant et détaché des bénédictins retentit; Ce supplice ne suscite en eux ni crainte ni honte. Songe qu’à six heures de là, en Europe, Ils étaient des milliers à prononcer ces paroles, Psaume après psaume éteignant un cierge... À Albi, forteresse dans la pénombre glaciale, À Aix, sous les vieilles voûtes sonores, À Munich, où la dernière flamme Miroitait sur les statues de bois. “Jérusalem, Jérusalem, Convertissez-vous au Seigneur votre Dieu.” Ils sont des milliers, agenouillés dans le noir, Qui murmurent: “Aie pitié de nous, ô Seigneur.” Tout en fumant et chuchotant, nous écoutons, admiratifs. Les voix viennent de cinq mille kilomètres. Sur le mur blanc du jardin, les ombres Du dattier battent violemment; La pleine lune de printemps s’est levée, Une rafale de vent l’accompagne. **** AUTRE PRINTEMPS Les saisons tournent et les années passent Ne demandant ni aide ni surveillance. La lune parcourt sans intention Son cycle pleine, montante, pleine à nouveau. L’astre blanc coule au coeur du fleuve; L’air est traversé d’un parfum d’azalée; Au profond de la nuit une pomme de pin se détache; Notre feu de camp meurt entre les monts déserts. Les étoiles acérées dansent sous le feuillage frémissant; Le lac est noir, insondable dans les ténèbres cristallines; Haut dans le ciel, la cime diaphane d’un pic enneigé Sépare en deux la Couronne boréale. O coeur, coeur si curieusement Intransigeant et corruptible, Nous voici exultant sous les étoiles au bord du lac, Et ces instants qui ne devraient jamais finir S’écoulent à nos côtés indifférents comme l’eau. **** ENTRE DEUX GUERRES Tu te rappelles, ce petit déjeuner en novembre — Le raisin noir et frais qui sentait Encore l’emballage de liège, Les petits pains à la mie blanche et chaude, Le chocolat épais au goût de miel? Et nos nuits de fête; le gin et les tangos? Les filets à cheveux défaits, les boutons de manchette égarés? Que sont-elles devenues Les filles splendides, les heures abandonnées? Ou nous disait perdus, inconscients, immoraux. Ou disait que nous entravions les plans du Pouvoir. Et aujourd’hui, par millions emmurés vifs Dans le cercueil des circonstances, Ils tambourinent aux dalles de leurs tombeaux, Ils se terrent dans les caves des ruines, et se disputent Leur propre chair fragmentée. **** ANDRÉE REXROTH Décédée en octobre 1940 Une fois de plus, les branches marbrées de gris du marronnier d’Inde Resplendissent d’étoiles d’émeraude, Et les aulnes couvent dans la fumée rose De leurs innombrables boutons. Le printemps, je sais, est toujours Aussi splendide, la voix de la grive cachée Aussi douce et le soleil aussi vital. Mais ce sont les chemins forestiers où nous marchions Tous deux, ces chemins, nos dix années passées ensemble. Nous pensions que cela n’aurait pas de fin, Mais le temps a passé et les jours Qui ne devaient jamais arriver pour nous sont là. Des truites d’argent au fil de l’eau — Les traces du raton-laveur sur la rive — Un butor qui mugit au loin — Tes cendres dispersées dans ces montagnes — Emportées par le courant vers la mer. **** QUAND AVEC SAPPHO... “... Dans la fraîcheur du ruisseau le vent bruit entre les branches des pommiers, et du feuillage frémissant le sommeil se déverse ...” Nous sommes étendus dans le verger à l’abandon bourdonnant D’abeilles d’une ferme en ruine de la Nouvelle-Angleterre, L’été dans nos cheveux, et le parfum De l’été imprégnant nos corps enlacés, L’été dans nos bouches, et l’été Dans les mots lumineux et fragmentaires De la poétesse grecque disparue. Pose ton livre. Penche-toi. Tends tes lèvres. Ta grâce est aussi belle que le sommeil. Tu bouges contre moi, Vague endormie. Ton corps envahit mon esprit Comme une nuée d’oiseaux dans l’été; Non comme un corps séparé, une chose étrangère, Mais à la manière d’un halo Auréolant l’univers entier. Penche-toi. Que tu es belle, Belle comme tes mains Repliées dans le sommeil. Nous avons vieilli cette après-midi. Ici, dans notre verger, nous sommes Aussi âgés qu’elle dont les cendres dispersées Sur cette mer lointaine Étincellent à la crête des vagues Ou empourprent la coquille des murex. Autour de nous, la vieille ferme se délabre Dans le chaos du plein été porteur de miel. Sur ces îles écartées les temples Se sont écroulés, et le marbre A pris la couleur du miel sauvage. Il ne demeure rien des jardins Qui jadis les entouraient, ni du gazon Gras que foulaient les sabots fendus. Seule la salicorne monte à l’assaut Des pierres effritées, Des marches craquelées, Seuls le bleu et le jaune De la mer, et les falaises Rouges, loin de l’autre côté de la baie. Penche-toi. Son souvenir passe dans nos lèvres maintenant. Nos baisers traversent le chaos de l’été Qui s’empare de nos poitrines et de nos cuisses. D’énormes dômes dorés de cumulus Se lèvent sur la forêt qui ondule et siffle. L’air pèse sur la terre. Le tonnerre éclate au-dessus des montagnes. Au loin, sur les Adirondacks, Des éclairs presque invisibles frémissent Dans le ciel lumineux, violets Contre les ombres grises, plombées, des nuages ventrus. La crinière douce et virile des orages Balaie l’horizon qui enfle. Ôte tes chaussures et tes bas. Je baiserai tes doux pieds, tes douces jambes À demi enfouis dans le fouillis D’un tapis odorant de fleurs de plein été. Déshabille-toi. Je serrerai Ta chair couleur de miel d’été contre Le sol brûlant, dans l’herbe piétinée, âcre, Du plein été. Que ton corps coule Comme miel entre les doigts Granulés et chauds de l’été. Repose-toi. Attends. Nous sommes comblés pour l’instant. Donne-moi tes lèvres Défaites et humides qui ont le goût De ma peau. Relis ces poèmes À la mélodie sinueuse dans cette langue Qui, entre toutes, est oeuvre d’art. Répète ces mots épars et poignants Sauvés par les anciens grammairiens Pour illustrer les conjugaisons Et les déclinaisons d’un langage plus ancien encore. Allonge-toi au creux de mon corps, Je veux sentir tes épaules meurtries contre Les poils humides de ma poitrine. Donne-moi un baiser. Songe, douce linguiste, Que dans ce monde l’ablatif est impossible. Nul ne viendra nous servir. Il s’agit de nous servir l’un de l’autre. Le vent quitte lentement la tempête; Tourne sur les arêtes boisées; résonne Dans les vallées. Ici, nous sommes seuls Ensemble; et au-delà De ce verger commence la solitude, La solitude du monde entier. Que rien, jamais, ne pénètre L’isolement de cette journée, De ces paroles, protégées dans leurs langues mortes, De ce verger, retranché de l’histoire et du réel, De ces ombres estompées dans la lumière d’été, Isolés ensemble loin de la réciprocité du monde. Ne parle plus. Ne dis rien. Que s’installe le silence Jusqu’à l’assouvissement. Que nos doigts sculptent Le contour de nos corps dorés. Ne dis rien. Mon visage chavire Dans l’été coagulé de tes cheveux. Les abeilles s’apaisent. Le calme tombe sur nous comme un nuage. Reste immobile. Que ton corps s’enfonce Dans l’impressionnant silence De l’été accompli — Loin, loin, vers l’infini — Nos lèvres lasses, pâmées de calme. Regarde. Le soleil a décliné. De longues lumières ambrées Se déposent maintenant Sur les fûts ravagés des pommiers anciens. Nos corps bougent l’un vers l’autre, Comme ceux des dormeurs dans leur sommeil, Assouvis et exténués à la fois, Tandis que l’été se dirige vers l’automne, Tandis qu’avec Sappho nous allons vers la mort. Mes paupières tombent de sommeil Dans l’automne de tes cheveux défaits. Ton corps bouge entre mes bras, Au bord du sommeil. Et c’est comme si j’étreignais Une nuée d’oiseaux Dans un soir d’été. **** LES AVANTAGES DE L’ÉRUDITION Je suis un homme dépourvu d’ambitions Et qui a peu d’amis, hautement incapable De gagner son pain, qui ne Rajeunit pas, réchappé de quelque destin mérité. Tout seul, mal vêtu, quelle importance? À minuit, je mets à chauffer Un bol de vin blanc à la cardamone. Avec mon peignoir tout troué et mon vieux béret, Assis dans le froid à écrire des poèmes, À dessiner des femmes nues dans leurs marges de guingois, Je copule avec des nymphomanes De seize ans nées de mon imagination. **** UN NÉO-CLASSICISTE Je connais tes valeurs morales, pharisien. La nuit dernière tu t’es réveillé en hurlant. Dans ton rêve, tu avais atteint l’extrême vieillesse, Tu agonisais et à ton lit de mort Toutes les filles avec qui tu avais couché Venaient, aussi âgées que toi, assister à ta fin. Comateux, tes débris marbrés Se ridaient et gelaient entre les draps raides; Et les visages, troubles comme sous Une eau souillée, indifférents, Muets, dans cette chambre comble de vieilles, Vieilles femmes, patiemment, attendaient. **** SUR L’EAU Notre canoë paresse dans le courant nonchalant Que lianes, joncs et troncs d’arbres encombrent Sur l’eau stagnante d’une rivière du Middle-West. Puis, pivote lentement, avant de se loger dans un lacis De nénuphars. Fatigués, nous posons nos rames. Toute l’après-midi, nous avons remonté le faible courant, Au long des méandres sombres entre bois et prairies, Passant des gués bourbeux où l’odeur forte du bétail Dormait épaisse à la surface; nous avons entonné des chants Réguliers et cadencés; des chants de montagnards Et de bergers, des chants du cabestan Et du débarcadère, des chansons de voyageurs. Las de nos mouvements et de leur rythme, Las du jeu souple de nos forces conjuguées, Dans les bras l’un de l’autre nous laissons Feuilles et pétales de nénuphars empêcher Tout mouvement dans l’air inerte pesant de chaleur. Chante tout bas pour moi Westron Wynde, Ah the Syghes, Mon coeur se recommande à vous, Phoebi Claro; Chante les chansons d’amour vagabondes D’hommes et de femmes disparus depuis sept siècles, À voix basse, tes lèvres caressant ma joue. Que nos jambes s’entrelacent au fond du canoë, Que ta poitrine dans ton corsage fin Repose le long de mes bras nus et de mon cou; Que ta chevelure embaumée retombe sur nos yeux; Donne-moi tes lèvres délicates et mélodieuses. Je te déshabille. Tes pupilles sont noires, humides, Immenses, et ta peau d’ivoire est moite. Bouge doucement, à peine, ouvre les cuisses, Prends-moi lentement en toi, pendant que nos lèvres avides Cherchent nos gorges battantes de sang. Bouge doucement, arrête et retiens-moi Profondément, immobile, au fond de toi, alors que le temps s’écoule Comme le fleuve derrière ces nénuphars, Et que les moments voleurs fusionnent et s’évanouissent Dans notre chair éphémère, éternelle. **** EN RAISON INVERSE DU CARRÉ DES DISTANCES Impossible de rien voir dans cette nuit; Mais c’est bien moi, Rexroth, Qui plonge dans le noir sur une planète glaciale. Il fait bon et tout s’anime dans cette obscurité Végétale où des cerfs invisibles broutent en paix. Le ciel est chaud et lourd, je ne distingue Pas même la cime des arbres, là-haut. Je sais que ce sont des pins dont les fruits Restent fermés sur les branches, et finissent Par s’incruster dans le bois, jusqu’à ce qu’un feu Les délivre, régénérant la forêt incendiée. Et j’attends, seul, au coeur des montagnes, Dans la forêt, dans le noir, tandis que le monde Parcourt, rapide, son ellipse régulière. * * * Il fait chaud ce soir, rien ne bouge. Les étoiles sont floues. Le fleuve — Indistinct et monstrueux sous les lucioles — Coule, à peine audible, d’un flot Résonnant et grave dans le lointain. Je devine tes yeux, tes lèvres humides. Invisible, majestueux, odorant, Ton corps s’ouvre à moi en secret. Voilà bien l’ultime énigme. Après tout ce temps, je ne sais rien De plus étrange. Nous qui nous connaissons comme Une chose une et double, dont les membres Sont les instruments habiles d’un seul plaisir, Nous restons des mystères dans les bras l’un de l’autre. * * * À l’orée du bois sous la lune Debout entièrement nus, Vacillants, tachés d’ombre, enveloppés L’un par l’autre et tous deux Enserrés par la nuit. Nous n’entendions Ni l’engoulevent ni le soupir Du tremble; le vol silencieux de la chouette Ou ses cris perçants ne nous parvenaient pas. Il n’y avait que le battement de nos coeurs. Nos yeux ne voyaient pas remuer la nuit Ni la lumière, les étoiles fixes ou mouvantes, Les étoiles filantes. Toutes seraient tombées, Nous ne l’aurions pas su. Nous tombions Comme des météores, sombres dans la nuit froide, L’un vers l’autre, et puis masse Embrasée à travers ciel heurtant la terre. * * * Je suis couché seul sur un lit Étranger dans une maison inconnue et l’aube Plus cruelle qu’aucun minuit Jette ses brassées de lumière — Fleurs fanées au bout des branches De cerisier et, derrière l’or Des nobles chatons d’un érable, Et plus haut, immense, pur, Le ciel d’avril au nuage effiloché, Et au-dedans et au-delà de tout, L’inexorable étendue Déserte de la solitude. **** INCARNATION À la fin d’une journée d’escalade seul Dans la neige éblouissante de printemps, Redescendant au couchant Jusqu’au pré le plus haut, vert Dans le brouillard froid des cascades, J’atteignis un réseau de ruisseaux Recouverts d’innombrables Iris sauvages éclatants; Et je vis la fumée de notre camp Plus bas, entre les murs du canyon, Présence humaine dans la montagne déserte. Debout sur les pierres Dans les tourbillons du torrent, Une vision de toi m’est alors Apparue, plus réelle que la réalité, Dans l’arôme tournoyant des iris: Feu dans les boucles lourdes de tes cheveux; Tes hanches qui, vrillées dans un tango, Vont et viennent dans la lumière pâle parfumée; Tes joues rougies de neige, le son Des cithares, et le chalet bondé Qui chante et danse; tes bras Blancs dans l’eau brune de l’automne, Quand tu nages entre les feuilles flouantes, Traçant une toile de lumière Fluctuante sur les sycomores; La courbe exacte de ta cuisse, la soie fine Glissant sous mes doigts, et toi, Tendue, au bord de l’abandon. Le contact et le parfum mêmes de tes seins; L’odeur douce et secrète de sexe. À jamais, la pensée de toi, La splendeur des iris, Les pétales d’iris froissés, Les étamines d’or poudrées de pollen, La cantate obscure Des eaux mêlées, les pics Neigeux, brûlants, impassibles, Se confondent avec cet endroit. Ce moment de réalité et de vision Contient l’éternité, Devient l’esprit même de ce lieu. La responsabilité De l’amour réalisé et de la beauté Vue brûle en toi, ange brûlant, Plus réel que la fleur ou la pierre. **** IMMOBILES SUR LA RIVIÈRE La solitude s’installe autour de nous Étendus, abandonnés et comblés, La solitude nous serre, délicate, dans sa paume chaude. Une tortue se glisse dans l’eau Léger bruit de bulle qui éclate; Tout se tait sinon la lointaine Et saisissante conversation des feuilles Immobiles de peupliers et de sycomores et, espacée, Solitaire et pensive la voix d’une grenouille. Je détache les yeux de ton visage extasié Et je regarde le soleil couchant Saupoudrer le zénith immense, immaculé D’imperceptibles étoiles d’or. Tu ouvres les yeux, tournes la tête, Mordilles des lèvres mon épaule. Une onde languide parcourt ton corps. Soudain, tu pars du rire pur Qu’aurait une flûte joyeuse Et, bondissante, plonges dans l’eau. Un oiseau blanc se lève dans les joncs Et s’éloigne, alors que notre barque Tangue, ivre dans les remous De ta nudité jubilante. **** LA MUSIQUE DE LUTH La terre durera longtemps Avant son refroidissement final; Des hommes l’habiteront; prendront des noms, Se justifieront de leurs actes. Nous, nous aurons la forme De constituants chimiques — Mince consolation. Pour l’heure, nous sommes en vie, Corpuscules, ambitions, caresses, Le lot de ceux qui nous précédèrent, Tous les compagnons des neiges d’antan, “La joyeuse Hélène, la blanche Iopé et les autres”, Les morts agités, présents à notre souvenir. Aussi, en cette fin d’année, fête De la Nativité, accordons-nous l’offrande Des présents jadis acheminés vers l’Occident à travers les déserts — L’or de nos chevelures confondues, L’encens de nos bras et de nos jambes émerveillés, La myrrhe de nos baisers invincibles désespérés — Célébrons la renaissance Quotidienne de l’amour, La fluidité de nos êtres dans une épiphanie sans fin, Cependant que la terre sous nos pieds S’abîme dans des étés et des neiges inconnus, Traverse les espaces inexplorés des étoiles. **** MARTIAL — XII, LII C’est moi Kenneth, ton amant, Marie, Celui qui, un jour, redeviendra Poussière; qui te tressa des couronnes De chansons; dont la voix fut non moins réputée Pour avoir fustigé les fautes de son temps. En enfer, je conterai ton histoire, Doucement, à l’oreille enchantée d’Hélène, Nos joies et nos jalousies, nos querelles et nos voyages, Qui, à l’inverse des siens, finissaient par des baisers. Son époux sourira de l’impétueux Pâris Quand il entendra le récit de nos tendres amours. Laure et Pétrarque, Waller et sa Rose, Dante lugubre et l’incandescente Béatrice, Catulle et Lesbie, tous les amants célèbres, Transparents, main dans la main, m’écouteront, Un dernier frisson parcourant leurs corps ombreux. Et lorsque tu rejoindras mon séjour pour finir, Ton nom répandra le souvenir des vivants Sur les lèvres de ceux que la mort a saisis. Tu sauras que je dis vrai en voyant fondre la neige Sur ma tombe, et mes compagnons de sommeil transis Changer de place sous terre afin de réchauffer Leur squelette auprès de mes cendres restées brûlantes. **** FUYARDE Les cheveux sur ton front brillent D’étincelles de pluie; Tes yeux sont humides et tes lèvres Humides et froides, ta joue rigide de froid. Pourquoi être partie Si longtemps, pourquoi revenir seulement Maintenant vers moi, tard dans la nuit Après avoir erré des heures sous la pluie et le vent? Défais ta robe et tes bas; Repose-toi dans le fauteuil devant le feu. Je réchaufferai tes pieds de mes mains; Je réchaufferai tes seins et tes cuisses de baisers. J’aimerais pouvoir allumer en toi Un feu qui ne s’éteindrait jamais. J’aimerais pouvoir être sûr qu’au fond de toi Se trouve un aimant qui toujours te ramènerait en ce lieu. “Dans l’air chaud d’avril...” Dans l’air chaud d’avril, Allongés nus au pied des pins, Sous l’abri ensoleillé d’une falaise. Tu t’agenouilles sur moi et je vois De minuscules empreintes rouges sur tes flancs, Comme des morsures, là où des pommes de pin Ont appuyé sur ta peau. On peut apercevoir les mêmes marques Incrustées dans le lignite de la falaise Au-dessus de nous. Sequoia Langsdorfii avant la période glaciaire, Et sempervirens de nos jours, Ce qui ne fait de différence Qu’en nombre d’années. Ici, dans la douce et moribonde Puanteur des fleurs printanières, rejetés, Deux épaves ensemble, Nos corps frais et nus ensemble, Sous cet arbre l’espace d’un instant, Nous avons échappé aux duretés De l’amour, de l’amour perdu, de l’amour Trahi. Et ce qui aurait pu être, Comme ce qui pourrait être, s’évanouit Pareillement dans ce qui est, pour ne laisser Que ces idéogrammes Imprimés sur les immortels Hydrocarbures de chair et de pierre. **** ANDRÉE REXROTH Mont Tamalpais Les années ont passé. Le printemps Revient. Mars et Saturne Paraîtront bientôt, bas à l’ouest, Dans le soir. Au soleil couchant, Des poutrelles vaporeuses se forment, Enjambant Steep Ravine à l’aplomb Des cascades. Les oiseaux d’hiver Venus de l’Oregon, rouges-gorges Et diverses grives, se régalent Des baies mûres de toyon et D’arbousiers. Les rouges-gorges chantent Sous une chute de lumière drue. Tes cendres Ont été dispersées en ce lieu où J’écrivis pour toi un poème d’adieu Et, il y a plus longtemps encore, Un poême d’amour et de paix, Sur la lassitude d’une longue Nuit de printemps dans la jeunesse. Cela fait presque dix ans Que tu es ici à tout jamais. Les chatons qui poussent après Le nouvel an sur les saules De ce pays étrange sont de retour. Les cerfs et les ratons-laveurs Empruntent les mêmes passages. Seuls Quelques bancs de sable et de galets Sont apparus où l’érosion A creusé profond les falaises. Les cycles de la vie sont courts. Guerre et paix ont passé, simples fantômes. Le genre humain s’enfonce Dans l’oubli. Le cri d’un butor Monte d’entre les roseaux où Tu l’entendis à notre arrivée Dans l’Ouest; là où justement J’en entendis un l’année De ta mort. Kings River Canyon Ma douleur est aussi large Qu’un fleuve sans rives; Elle est aussi profonde Qu’un abîme sans fin. La lune sombre, trouant la brume, Comme si un voile léger, chaud, moite Remplissait Kings River Canyon. Saturne luisant perce tel un oeil d’or Humide le rideau de lumière; à côté, Antarès rougeoie faiblement Sans scintiller; tout en haut, Le rocher brille légèrement sous la lune: Lookout Point où, étendus Sous la pleine lune déjà, nous avions Plongé nos regards dans ce canyon. Par un doux octobre, nous avions établi Le camp près des étangs d’automne immobiles. Je t’avais préparé un gâteau d’anniversaire. Là, tu peignis tes plus beaux tableaux — Des paysages innocents, étonnés, Dont il reste très peu d’exemplaires. Tu les détruisis durant Les crises atroces De ta longue maladie. Dix-huit ans Ont coulé depuis cet automne. Aucun chemin d’accès n’existait alors. Quelques personnes seulement Connaissaient l’entrée du défilé. Nous étions parfaitement seuls, à trente Kilomètres à la ronde; Jeunes mari et femme Abrités et enveloppés Dans la sérénité de l’automne, Dans le bruit du fleuve furtif, Dans le tournoiement des feuilles, Dans le mouvement heurté d’un vol De chauve-souris surgies des grottes, Au ras des étangs parfumés Où les grandes truites somnolaient chaque soir. Dix-huit années broyées Sous les roues de la vie. Tu es morte. On a fait percer Par mille bagnards l’autoroute Qui coupe Horseshoe Bend. La jeunesse Qui ne revient pas s’est enfuie. Mes tempes Grisonnent et ma silhouette S’est empâtée. Je chemine aussi vers la mort. Je pense à Henry King, à Exequy, Son poème ampoulé mais lourd de désespoir; Je pense à la grande lamentation De Yüan Chen, d’une insoutenable compassion; Et, solitaire au bord du fleuve printanier, Plus seul que jamais je n’aurais Imaginé être un jour, Je songe à Frieda Lawrence, Assise seule au Nouveau-Mexique, Dans la sécheresse sans fin, écoutant Le sifflement des eaux laiteuses de l’Isar Sur les cailloux, au coeur d’un printemps perdu. **** BILLET DE NOËL À GERALDINE UDELL Les fleurs des prairies, les vastes lunes d’automne Reviennent-elles à la saison? Debs, Berkman, Larkin, Haywood, sont morts aujourd’hui. Les filles ont toutes pris de l’âge. Tant m’a échappé, ou se tient embusqué Dans ma mémoire, et mugit En sourdine comme le tonnerre qui m’a réveillé — Et j’ai contemplé la ville dehors Qui clignotait dans la lumière violette sous la pluie ondulante. Les orages porteurs de foudre sont rares Sous ce climat statistiquement parfait. L’eucalyptus a perdu Ses branches, dans le fracas des portes et du verre brisé, la mer a rompu ses digues. Seul dans mon lit étroit, Je rêvais aux jours passés, à l’entre-deux-guerres riche d’espoirs, Fêtes triomphantes, fêtes échevelées, Regards triomphants, lèvres échevelées Regards éteints, lèvres pincées maintenant Que les fêtes ont trahi nos espérances. Je te revois dans Gas, L’héroïne avant l’explosion; Ou dans tes colères, blanche et froide, Quand nous discutions du livre tragique de Sacha. Ici, dans la nuit déserte, J’allume ma lampe et tâtonne vers ma plume et mon carnet. Un million de dormeurs se retournent, Il pleut des bombes dans leurs rêves. L’orage s’éloigne En bourdonnant sur les collines. Le vent tourne, ramenant l’odeur froide, organique, De l’océan qui remonte. **** SOTTOPORTICO SAN ZACCARIA Il pleut sur la ville Comme il pleut sur mes poèmes Sous le tonnerre Nos corps s’ajustent pièces D’un puzzle magique Douze bourrasques chassent les mouettes du ciel Et lacèrent les rideaux Des éclairs miroitent Sur tes seins trempés de sueur Ton visage bascule dans l’ombre Et le vent cliquette comme une armée Qui écarte des roseaux fanés Nous allongeons nos corps brisés sous la fenêtre Et je sens un parfum de foin Poindre dans l’odeur féminine de Venise **** AU PIED DU MON SORATTE L’autre jour, dans des rangées Inexplorées au fond de la bibliothèque, Cerné par les volumes sévères De la Patrologie de Migne, Debout, je lisais les déchirantes Plaintes d’Abélard. Soudain, Je m’aperçus que depuis un moment, Un parfum doux et léger M’entourait, très subtil, très chic. Puis, j’entendis le tintement De fins bracelets et une respiration Qui ne cessait de monter et descendre. Dans l’allée, de l’autre côté, Un garçon et une fille Faisaient l’amour dans le coin Le plus reculé du savoir. *** Années 1950 **** JEU DE HASARD Des pensées de toi éclaboussent ma pensée. Des gouttes noires coulent de la lame d’épée Du tonnère. Un jeu de cartes blanches éparpille Ses coeurs et ses piques noirs et rouges Équivoques. La mort me frôle Journellement et s’acharne à barbouiller Mes cheveux de ses produits chimiques. Les tic-tac De l’horloge changent de voix, prononcent ton nom. Quel repas nous sert la vie, Raisins amers et verre cassé. J’ai gardé le souvenir de tes seins, Leur odeur de pâte d’amande. **** LES SPIRALES DU TEMPS Sous la deuxième lune, les saumons Arrivent, remontent Tomales Bay Et Papermill Creek, puis L’étroite gorge où ils vont Frayer à Devil’s Gulch. Je sais Qu’ils sont de retour, mais longeant Le torrent, j’entends leurs plongeons Et chaque année, ils me font Sursauter. S’ils sont dérangés, Ils se précipitent vers les bas-fonds, Immenses corps rouges et bleus Sautant hors de l’eau sur les galets; Sinon, ils se tiennent paisibles Dans des creux. Les mâles en lutte Flottent sans bouger, fusent, reculent. Les femelles se reposent, le ventre Gonflé de jeunes vies, tous les adultes Mourront bientôt, leurs flancs élégants Tuméfiés et putrides, à demi Déchiquetés par leur irrésistible Pulsion. Je m’assois un long temps Sous le soleil glacé près de La mare, au pied de ma cabane, Et réfléchis à ma vie — tant De ratages, tant de pertes, toute Cette souffrance, les morts, les ixmpasses, Et qu’ai-je gagné au bout Du compte? Tard dans la nuit, Je redescends me désaltérer. Ils sont là Qui se ruent les uns sur les autres Dans l’obscurité. La surface De la mare se brouille. La demi-lune Tremble sur l’onde brisée. Je touche l’eau. Noire et gelée, Des lames de glace fragile Se figent au bord. Dans la nuit Froide, le ruisseau cascadant De la montagne vers la baie, Parcourt le long cycle périodique Qui du ciel le ramène à la mer. **** MIROIR L’après-midi se termine en taches De lumière rouge sur les feuilles Qui couvrent la paroi nord-est du canyon. Mon hibou apprivoisé est posé sereinement Sur sa branche morte. Un geai Idiot plonge vers lui en braillant. Il l’ignore, baille, Déploie ses ailes. Le geai Pousse un cri de frayeur et s’enfuit. Mon serpent royal s’est enroulé En cercles inertes sur livres et papiers. Même sa langue reste immobile, mais Il veille impartial de ses yeux jaunes. Les souris trottent, délicates, Dans les murs. Au-delà des collines La lune se lève, et le ciel Devant tourne au cristal. Le canyon s’estompe dans le demi-jour. Un invisible palais De verre, peuplé d’êtres Transparents, m’entoure. Au-dessus de la cascade floue Dans la fente du canyon enfle La promesse intense de lumière. Une fille nue fait son apparition dans ma cabane, Les pieds blancs, les hanches qui chaloupent, Le sexe parfumé. **** MIROIR VIDE Tant que nous vivons perdus Dans le règne de la finalité Nous ne sommes pas libres. Je m’assois Dans ma cabane de dix mètres carrés. Chant des oiseaux. Bourdonnement des abeilles. Frémissement des feuilles. Murmure De l’eau sur les rochers. Le canyon m’enserre. Au moindre geste, la grenouille de Basho Sauterait dans la mare. Tout l’été les feuilles dorées Des lauriers ont virevolté dans l’espace. J’ai remarqué aujourd’hui Qu’une feuille d’érable flottait Sur la mare. Dans la nuit Je reste à fixer le feu. Je voyais autrefois des cités de feu, Villes, palais, guerres, Aventures héroïques Dans les feux de camp de la jeunesse. Je ne vois plus qu’un feu désormais. Ma poitrine bouge tranquillement. Les étoiles bougent là-haut. Dans l’obscurité transparente Un dernier tison rougeoie Parmi les cendres. Sur la table, il y a une peau de serpent Desséchée, une pierre brute. **** POUR ELI JACOBSON Décembre 1952 Nous voici peu nombreux, bientôt Il n’y aura plus personne. Nous étions Camarades ensemble, nous pensions voir De nos propres yeux le nouveau Monde où l’homme ne serait plus Un loup pour l’homme, hommes et femmes Devenus frères et amants Ensemble. Nous ne le verrons pas. Nul d’entre nous ne le verra. Il est plus lointain que prévu. Étant jeunes, nous croyions Que devenus vieux et rangés, De nouvelles recrues, jeunesse Animée de la sagesse des jeunes, Prendraient la relève. Eux, À coup sûr, le connaîtraient L’âge d’or. Ils ne sont pas venus. Ils ne viendront pas. Nous ne sommes Plus très nombreux. Autrefois, Nous défilions coude à coude, aujourd’hui Chacun mène pour son compte Une guérilla solitaire contre l’ennemi. Tout cela a déjà eu lieu, Maintes fois. Peu importe. Nous étions camarades ensemble. Nous avons bien vécu. Il est bon d’être brave. Rien N’est meilleur. La chère est meilleure, le vin A plus d’éclat, les filles sont plus Belles, le ciel plus bleu Pour les braves — braves Et heureux camarades, ou derniers Braves guerriers battant en retraite. Tu as bien vécu. Même Tes peines, tes défaites et tes Désillusions furent bonnes, Affrontées avec courage, le coeur léger. Tu nous as quittés et nous nous sentons D’autant plus seuls. Encore un de moins, Bientôt, il n’y aura plus personne. Nous savons Maintenant que notre échec est durable. Et c’est égal. Ceux d’entre nous qui restent Se souviendront le plus loin qu’ils peuvent, Nos enfants, qui sait, se souviendront, Un jour, le monde se souviendra. On dira: “Ceux-là vécurent Au temps des bons camarades. Quelle époque formidable Cela dut être, quoique le présent Soit merveilleux aussi.” Notre souvenir revivra, à nous Tous, toujours, en chacun, Quand viendront les beaux jours si éloignés. S’ils n’adviennent jamais, Nous n’en saurons rien. Qu’importe. Nous avons le mieux vécu, nous les hommes Les plus heureux de notre temps. **** LES OISEAUX MOQUEURS À la mi-mars au coeur de La nuit, au centre de La cité stérile, emmuré dans Des kilomètres d’asphalte et De pierre, seul et triste, Sans sommeil dans mon lit étroit, Roulant des soucis dans ma tête, J’entendis se faufiler Entre les interstices De l’ombre battue de vent, la note Vivante, à peine perceptible, Faible, persistante, récurrente, D’un crapaud solitaire — Une voix plus douce que celle de nombreux oiseaux. Il y a sept ans, allongés Nus et moites, faisant l’amour Sous la pleine lune de Pâques, La lumière épaisse parfumée tremblait Du chant des oiseaux moqueurs. **** TOUTE UNE HISTOIRE Toi, parce que tu m’aimes, serre-moi Bien fort, caresse-moi, sois Douce et bonne, apaise-moi De silence, ne dis pas un mot. Toi, parce que je t’aime, je suis Fort pour toi. Je te soutiens. L’eau est vivante Autour de nous. L’eau vive Court dans les entailles de la terre entre Nous. Toi, mon épouse, ta voix Me parle au-dessus de l’eau. Tes mains, tes bras solennels, Traversent l’eau et m’étreignent. Ton corps est magnifique. Il parle et franchit l’eau. Épouse plus douce que le miel, au coeur Joyeux, nos coeurs battent sur La passerelle de nos bras. Nos mots Sont des mots de joie dans la nuit De l’allégresse. Nos mots vivent. Nos mots sont des enfants qui dansent Devant nous pareils à des étoiles sur l’eau. Mon épouse, ma toute bien-aimée, Plus douce que le miel, que le fruit mûr, Solennelle, grave, un oiseau en vol, Serre-moi. Sois douce et bonne. Je t’aime. Sois gentille envers moi. Je suis fort pour toi. Je te Soutiens. L’aurore de dix mille Aurores s’embrase dans le ciel. L’eau inonde la terre. Les enfants rient dans l’air. **** SOLITUDE Penser à toi écrasée de Solitude. Entendre ta voix Au magnétophone prononcer “Solitude”. Le mot, la voix, En débordent, et moi, Sans toi, si perdu en elle — Perdu dans la solitude et la douleur. Noire et insoutenable souffrance De penser à toi de chaque Corpuscule de ma chair, à Chaque instant de la nuit Et du jour. Ô mon amour, les fois Où nous avons oublié l’amour, Assis seuls côte à côte. Nous avons mangé ensemble, Seuls derrière nos assiettes, Nous nous sommes cachés derrière des enfants, Nous avons dormi ensemble dans Un lit solitaire. À présent mon coeur Se tourne vers toi, éveillé enfin, Repentant, perdu dans la pire Solitude. Parle-moi. Dis-moi Quelque chose. Brise ce silence noir. Parle d’un arbre épais de feuilles, D’un oiseau en vol, de la nouvelle Lune au soleil couchant, d’un poème, D’un livre, de quelqu’un — tous ces mots Simples et réparateurs De ta voix résonnante et douce. Le mot liberté. Le mot paix. **** SÉRÉNITÉ Allongé calmement à ton côté, La joue contre tes cuisses fermes, paisibles, La musique apaisante de Boccherini Nous imprégnant dans le silence, Tandis que le soleil quitte les toits Et s’avance sur le Pacifique, serein — Serein le soleil qui s’éloigne de nous, Serein, comme toujours le soleil, Sereins nos corps épuisés par les Moments et les tourments de l’amour, nos Cerveaux lovés, en paix dans leur coquille, assoupis, Nos coeurs lents, calmes, sûrs Qui battent au même rythme, la pulsation De ta cuisse caressant ma joue. Parfaitement sereins. **** LES LUMIÈRES DANS LE CIEL SONT DES ÉTOILES Pour ma fille Mary La comète de Halley Lorsque, à mi-chemin de ta vie, La grande comète reviendra, Souviens-toi de moi, enfant, Éveillé par une nuit d’été, Dressé dans mon berceau et Regardant l’étoile à la longue chevelure Il y a tant d’années. Sors dans le noir et vois Son panache sur l’eau S’égoutter à travers la nuit liquide, Et pense que vie et gloire Vacillèrent jadis sur Mon sang rapide, le mien et celui de Tous ceux disparus avant moi, Vaisseaux sur le fleuve d’un milliard D’années qui traverse à présent tes veines. La grande nébuleuse d’Andromède Nous atteignons le camp le soir Venu, sur une haute crête à découvert Dominant deux mille Mètres de montagnes et une immensité De vallées et de mer. Dans la nuit chargée d’étoiles nous cuisons Des macaronis et dînons À la lueur d’une lanterne. Des étoiles se massent Autour de la table comme des lucioles. Après le repas nous allons droit Nous coucher. La nuit est balayée de vent Et pure. Dans trois jours, ce sera La pleine lune. Allongés sur le lit Nous observons les étoiles et la lune Qui tourne dans notre petit télescope. Tard dans la nuit les chevaux qui bronchent Autour du camp me réveillent. Accoudé je regarde Ton beau visage endormi Joyau sous la clarté lunaire. Si la chance te sourit et que les Nations te le permettent, tu vivras Loin dans le XXIe Siècle. Je prends la lunette Pour regarder la grande nébuleuse D’Andromède nager comme Une amibe phosphorescente Autour du Pôle. Là-bas Dans des villes reculées Des hommes au coeur gras se préparent À t’assassiner pendant que tu dors. Une épée dans un nuage de lumière Ta main dans la mienne, nous sortons Voir les foules de Noël Dans Fillmore Street, le quartier Noir. Une épaisse gelée recouvre La nuit. Les passants se pressent, enveloppés D’une écharpe de buée. Devant Les vitrines les enfants Sautillent, des paillettes Plein les yeux. Des pères Noël agitent des clochettes. Des voitures calent et cornent. Des tramways cliquèrent. Des haut-parleurs suspendus aux réverbères Diffusent des chants de Noël. Sur les juke-boxes Dans les bars, Louis Armstrong Joue White Christmas. Dans les boîtes de nuit Les filles se déshabillent, se trémoussent et se cognent Au son de Jingle Bells. Au-dessus de nos têtes, Des enseignes au néon gribouillent et Effacent et gribouillent de nouveau Des messages qui vantent l’avarice, La joie, la peur, l’hygiène, et les noms Orgueilleux de la bourgeoisie. La lune rayonne comme une face de pudding. Au grand carrefour, nous nous arrêtons Pour regarder, sur la diagonale Opposée, la lune qui monte, Et les vastes constellations d’hiver, Solennelles et ordonnées. Tu t’écries: “Je vois Orion!” Le plus bel objet Que toi et moi connaîtrons jamais Dans le monde et dans la vie Se tient dans les cieux déserts Éclairés de lune, au-dessus de la multitude D’hommes, de femmes et d’enfants, noirs Et blancs, joyeux et gloutons, Bons et mauvais, acheteurs Et vendeurs, maîtres et victimes, Quelque chose comme un immense théorème, Qui, s’il se trouvait un jour résolu, Résoudrait à tout jamais sous paillettes et clochettes Le mystère et la souffrance de vivre. Voici Orion, l’homme de la veille De Noël, déployé Dans le ciel comme un vrai dieu En qui il suffirait De croire un peu. J’ai cinquante ans Et toi cinq. Le dire Ne servirait à rien, Et l’écrire peut-être non plus. Tu dois croire en Orion. Croire En la nuit, la lune, la terre Couverte de gens. Croire en Noël, aux Anniversaires et aux oeufs de Pâques. Croire dans tous ces composés Éphémères de la nature, condamnés À la décomposition et au néant. Reste-leur toujours fidèle. Rien d’autre n’existe. N’échange Jamais cette religion sauvage Contre les abstractions civilisées Ruisselantes de sang des canailles Qui vivent de nous tuer, toi et moi. **** CODICILLE Une large part de la poésie Universelle est artifice, procédé. Le domaine des érudits. Que passe une génération Et, cuite et recuite, elle Devient immangeable. J’ai, pour ainsi dire, tout Avalé, jusqu’à l’indigeste. Lamartine, Gower, Le Tasse, Les poètes métaphysiques De Cambridge, anciens et modernes, Leurs épigones américains. Bien sûr, des années durant, La classe qui domine la poésie anglaise A prétendu que cette dernière Devait rester froide construction D’où les pronoms personnels Étaient bannis. Appliqué À la lettre, ce programme Aboutit au contraire De l’effet escompté. L’art D’Eliot et de Valéry, Celui du Pope, plus encore Que personnel, est une intense Et subjective rêverie, aussi Intime et révélatrice, Aussi indécente, disons, Que des aveux confiés sur Le divan du psychanalyste. Ceux qui ont horreur D’employer le pronom “Je” Ont toujours de bonnes raisons à cela. **** LE VENDEUR DE POISSON AMBULANT ET LE CORDONNIER Cela fait trente années maintenant Que je viens dans les montagnes au mois D’août. À trente reprises J’ai vu vos fantômes se dresser sur Les sommets. C’était en mille neuf Cent vingt-sept. Nous sommes en Mille neuf cent cinquante-sept. Une fois Encore, trente ans après, Me revoici dans les montagnes De la jeunesse, au pays des Gros Ventres, Amples vallées pareilles à des parcs Sous les gigantesques masses Cubiques des Rocheuses. J’ai appris À me raser par ici, faisant Le cuisinier et le gardien de troupeaux. Mille neuf cent vingt-deux, Années où l’espoir Révolutionnaire prit fin, Écrasé par la poigne de fer. Moi, j’évitai la chaise électrique. Tout continua. Le temps passa. Mais un certain esprit disparut. Nous croyions être les hommes Du grand bouleversement, Les prophètes de la vraie Vie du genre humain. Nous pensions que bientôt tout Changerait, dans les rapports Économiques et sociaux, mais aussi En peinture, en poésie, en musique, Dans la danse et l’architecture; même La nourriture et les vêtements Seraient ennoblis. Ce projet Prendra plus de temps que prévu. Les montagnes autour n’ont pas changé Depuis qu’adolescent j’errais Dans l’Ouest, au hasard Des petits métiers. À tout prendre, elles sont Plus sauvages maintenant. Un élan butte Contre notre camp. Des castors frappent de leur queue Leur mare couverte de laiche tandis que nous pêchons Du haut de leur nid dans le Demi-jour. Les chevaux paissent l’herbe miroitante Dans des prés semés de gentianes mauves Et bronchent dans la rosée d’argent Sous la blancheur de la pleine lune. Les poissons ont un goût d’eau des prés. Au matin, sur de lointaines crêtes herbeuses Dominant le rebord de roc rouge, des moutons sauvages Bondissent, balles de caoutchouc au-dessus De l’horizon, alors que le camp S’éveille. J’attrape et sangle Le petit cheval jaune de Mary Puis charge les premières selles Decker Que j’aie vues depuis trente ans. Même Les clochettes au cou des chevaux sonnent Autrement qu’en Californie. Des geais du Canada se disputent Les restes du petit-déjeuner. Nous suivons un long défilé sablonneux Parmi des champs de lavande primevère Et la foudre éclate autour de nous. Pour midi, Mary pêche un ombre De deux livres dans l’eau qui jase. Aucun sommet de quatre mille mètres Ne porte vos noms, Sacco et Vanzetti. Pas encore. Mes vêtements N’ont pas changé. Les selles Decker non plus. L’Amérique S’engraisse en brandissant la mort. Personne n’a plus peur des anarchistes. En rentrant, nous avons fait halte Une dizaine d’heures à Ogden. La place du tribunal Était pleine de mineurs, de bûcherons D’ouvriers agricoles et de cheminots, Mains brisées, visages détruits, Cuvant un mauvais vin Dans la canicule, tandis que défilaient Des putains lasses aux yeux hagards. *** Années 1960 **** DEUX POÈMES POUR BREW ET DICK Blues d’un matin froid, à l’angle de la 32e rue et de State Street Une fille de chemisier déchiré Pleure au coin d’une fenêtre crasseuse. Dans les rues, cassages de gueule. Chat malade dans le caniveau. Chiens hurlant au fond des ruelles sombres. Il n’y a pas tristesse plus profonde Que les juke-boxes au petit jour. Filles des salles de jeu qui rentrent. Putains attablées devant un chop suey. Maquereaux au resto mexicain. Flics somnolents, oeuf au bacon. Point du jour sur le travail, point du jour sur la vie. Bruits des vieux sacrifices Qui s’éveillent. Rafales de neige dans la rue déserte Devant le premier tramway. Les amants allument une cigarette Et se séparent les yeux brûlants, Avant de disparaître dans le petit matin. Blues conjugal Je ne voulais pas ça et toi tu en voulais. À présent nous y sommes et ça ne te plaît pas. Tu es piégée maintenant. Les conserves de haricots blancs, les couches à laver, Trop fauchés pour le ciné, trop crevés pour l’amour. Nous ne pouvons rien faire. Sténos sexy dans le métro. Le gars de l’épicerie en a une grosse. Nous n’y pouvons rien. On n’a qu’une jeunesse. Il faut s’en aller quand l’heure est venue. C’est ainsi. Nul n’y changera rien. Des types sifflent au volant des grosses voitures. Des trains de marchandises gémissent dans la nuit. On ne s’en sortira pas comme ça. C’est la vie. On est toujours dans le même pétrin. Il n’y aura jamais rien d’autre. **** HUIT POÈMES POUR LA MUSIQUE D’ORNETTE COLEMAN si la douleur est plus intense que la différence comme l’oiseau dans la nuit ou les parfums dans la lune oh sorcière de question oh lèvres de soumission dans la chair de l’été le chausson d’argent dans la forêt endormie si l’espoir dépasse la question par le printemps moussu dans le midi de moisson entre les piliers de soie dans la différence lumineuse oh langue de musique oh maître de splendeur si la chair du coeur si le fluide de l’aile comme l’amour si la naissance ou la confiance comme l’amour comme l’amour * rêve-t-il tombant dans la lumière qui emmêle appelle la lumière petites gaufrettes effilées dans le tourbillon sur de la plume blanche flottant dans le ciel les lames mordillant les seins frisson nouveau découvrir le miel embrasser embrasser * Elle n’a pas dit où maison vide tous partis rouge à lèvres lettres bas déchirés une étoile sur la vitre noire de suie au fond de la forêt écartée initiales et coeurs entrelacés nul ne revient jamais avions de nuit au-dessus du village fusées volantes la plus merveilleuse de toutes chérie dans le tiroir la femme de chambre a trouvé 1000 faux billets de dix dollars * puis lune décroissante dans jeunes feuillages penses-tu aux anciennes blessures on dirait Mycènes ces terribles rois morts leurs visages recouverts de feuilles d’or aucun animal ou végétal nulle part encore un paysage des gens dans un bateau cousus d’aiguilles ou de fil oiseaux à la voix humaine desséchée * qui délivre des certificats aux personnes concernées : le porteur est en vie allume le ciel défais ta robe coupe l’arbre gravis la montagne embrasse les lèvres ferme les yeux parle bas ouvre viens * le temps tourne comme des tables le printemps indifférent et extasié sauve toutes les âmes toutes les graines et tous les esclaves endormis printemps noir dans le noir chuchotant volonté humaine mots prononcés par deux langues s’embrassant sifflante union serpent d’Eve des étoiles surgissent deux corps nus culbutent parmi des sapins de Noël décharnés enflammés comme abeilles et boutons de roses le feu devient poudre qui tombe les lèvres se reposent et sourient et dorment le feu balaie l’âtre du sang sur des étoiles doubles rouges et lointaines ils homologuent leurs testaments liés * Blues la mer sera profonde l’oeil sera profond le dernier coup de cloche fut profond l’iceberg fut gelé le clou fut gelé la putain affamée était gelée la jungle était féroce la dent était féroce la pauvre clocharde est féroce le plat de tripes est mince l’omelette dans la poêle est mince aussi mince que la sagesse des siècles le faucon au zénith comprend la taupe sous la pelle comprend le cerveau recourbé comprend aussi ne l’oublie pas * Blues gris comme l’arctique gris comme la mer gris comme le coeur gris comme l’oiseau dans l’arbre rouge comme le soleil rouge comme le rouge-gorge rouge comme le coeur rouge comme la hache dans l’arbre bleu comme l’étoile bleu comme le goéland bleu comme le coeur bleu comme l’air dans l’arbre noir comme la langue noir comme le vautour noir comme le coeur noir comme la fille pendue dans l’arbre **** DÉJÀ JADIS Je retourne à la petite maison De Santa Monica Canyon où Andrée et moi avons été pauvres Et heureux ensemble. Parfois, Le ventre creux, nous volions des légumes Dans les potagers voisins. Ou bien, nous allions ramasser Des mégots, munis d’une torche. Mais nous pouvions nous baigner Toute l’année. Notre chien, Immense bâtard jaune, s’appelait Proclus et notre chat blanc, Cyprien. Nous venions de monter Notre première exposition commune; On traduisait mes poèmes à Paris. Nous dessinions dans le jardin, Sous l’ombrage de l’acacia. Aujourd’hui, je descends de voiture Devant la maison au crépuscule. Les fleurs de l’acacia jonchent l’allée, Minuscules pastilles de laine d’or. Un parfum assoupissant et épais Pénètre la nuit naissante. L’arbre est deux fois haut comme le toit. À l’intérieur, un vieillard et Une vieille se tiennent sous la lampe. Revenu sur mes pas, je démarre vers La plage de Malibu pour retrouver Une amie d’enfance aux cheveux gris Et contempler ensemble la lune montante Sur les longs rouleaux ridant la baie. **** LES PRÉS AUX TREMBLES Regarde. Écoute. La lune S’illumine. Ne bouge pas. Je ne veux plus Entendre cette kyrielle Nostalgique de maris et d’amants. Cesse de m’interroger Sur les femmes que j’ai eues. Tu n’es pas une écolière ni moi Un professeur de paléobotanique. C’est assez que la lumière verte Illumine le duvet de tes bras Comme un feu d’herbe et que tes yeux Soient des brouillards de la même lueur infinie. Laisse les plis et les divisions De ton anatomie envelopper Tous les horizons. Ô ma douce Topologie, mon illusion, Aussi arrogante et indomptable sois-tu, Nulle horloge ne peut mesurer Depuis quand tu t’es endormie Entre mes bras au beau milieu des Portes coulissantes, des rideaux tirés, Des poissons électriques, des lotus en sucre Et du clair de lune humide et chaud. **** OAXACA 1925 Tu étais une fille splendide Visage troublé, paupières vertes Bas de dentelle noire On s’est rencontrés dans un bar infect Tu as dit “Je m’appelle Nada Je ne veux rien de toi Je ne te prendrai rien Je ne te donnerai rien” Je t’ai raccompagnée par des ruelles Éclaboussées de lune, d’ordures et de chats Jusqu’à ta chambre désolée et désordonnée Tes pieds étaient sales Le vernis s’écaillait sur tes ongles On a passé une semaine main dans la main À vagabonder ensemble extasiés Par un été étouffant De guitares, de coups de feu, de feuilles tropicales Et d’ombres noires sous la lune Il y a une vie de cela **** LES HOMMES DE L’ORGANISATION DANS LA SOCIÉTÉ D’ABONDANCE Entre chien et loup: mon épouse Et mes filles préparent le dîner Dans la cuisine. J’éteins Ma lampe et me repose les yeux. Derrière la vitre la neige A viré au bleu profond. Antoine Et Cléopâtre après une rude journée. Je vois ces hommes et ces femmes Vigoureux rachitiques Otant leurs habits de dentelle, de velours Et de brocart d’or, qui grimpent Au lit ensemble, nus, Des poux sous leurs aisselles puantes parfumées, La couche pleine de punaises. **** SOUS LES CYPRÈS, AU SOMMET DU CHEMIN DE CROIX Je t’emmène près de San Miniato Manger une pastèque Boire une limonade Dans cette chaude soirée Où l’Arno à sec s’estompe dans son lit de pavés blancs Vin miel huile d’olive Embaument l’air de leurs secrètes vapeurs Tandis qu’une potière noire Tourne tourne tourne Un vase épousant Le renflement de tes hanches Des amants soupirent dans l’ombre Nous sommes perdus entends-tu Nous sommes tous perdus Les cent cloches éclatent Les étoiles parlent **** CINQUE TERRE Une voix sanglote sur le sable de couleur À l’endroit où des chevaux multicolores Courent dans la houle Nous seuls dans l’univers Où les chagrins roulent comme l’océan De l’amour perdu Sous l’étoile du matin Qui choit du ciel Dans l’eau pâle aveugle Tandis que nous faisons l’amour À l’extrémité de la falaise Là où les vignes butent Contre une lisière d’antiques Oliviers argentés **** HAUTE PROVENCE Tous les soirs à sept heures Nous nous retrouvions sous les vols des hirondelles Dans l’ombrage dense des antiques platanes À la même terrasse de café Sur une placette d’herbe et de gravier Entourée de maisons de pierre blonde Où l’eau d’une fontaine — Parlait à voix basse la langue Des habitants du centre de la terre Fumée rose et verte dorée et bleue Des brins d’oliviers et des sarments Qui monte des fourneaux où mijotent les dîners Broderies des hirondelles Haut dans l’immensité du ciel Nous échangions des baisers dans le soir parfumé Puis partions main dans la main Le long d’une route en lacets Qui passait un pont romain La roue du moulin Qui lentement pivotait Dans l’eau évanescente Du lit ténébreux Jusqu’au ciel à peine éclairé Retenait dans ses godets moussus Un aquarium de poissons étincelants Tels que personne n’en vit jamais Assis à flanc de coteau nous observions la ville En contrebas comptant les coups de cloche Et les étoiles qui s’allumaient une à une Toi qui avais les cheveux flous un corps de plume As-tu regardé cette demi-lune Qui est passée il y a dix heures Au bout de ta rue en pente Flottant sur la Méditerranée **** PETIT À PETIT Nous dormions nus À même les couvertures lorsque saisis Par le froid nous avons rampé Sous les draps chauds et fait l’amour Au petit jour tu as dit “Il a neigé cette nuit sur la montagne” Là-haut sur la diorite bleue noire Frêles taches de neige orange Dans l’aurore rougeoyante J’ai répondu “Cela fait des mois qu’il neige Partout sur le Canada en Alaska Sur le Minnesota dans le Michigan À cette seconde il tombe de la neige fondue Sur les rues endormies de Chicago Petit à petit on refait le monde Même au Mexique même pour nous” **** LA ROUE TOURNE Tu portais robe de satin et voile de gaze À présent tu séjournes avec moi en montagne près des cascades. J’ai lu jadis ces vers que Po Chu Yi Composa quand il avait un certain âge. Il surent me toucher malgré ma jeunesse. J’ignorais alors que, à mi-vie, Une ravissante et jeune danseuse M’accompagnerait près des chutes de cristal, Sous les sommets de neige et de granit. Je savais moins encore qu’elle serait À la différence de Po, ma propre fille. La terre se tourne vers le soleil. L’été s’installe sur les cimes. Des coqs de bruyère bleus tambourinent dans les sapins rouges Au long des jours lumineux. Tu piques des plumes de geai bleu et de colapte Dans tes cheveux. Deux fois deux hirondelles d’un vert violet Jouent au-dessus du lac. Les oiseaux bleus sont revenus Nicher sur la petite île. Les hirondelles boivent au vol, Badinent, zigzaguent, piquent Et rappellent celles qui virevoltent Sur le Ponte Vecchio et sous ses arches Une pluie fine traverse le lac Dans un léger sifflement. Après l’ondée, Des vesses de loup géantes, pareilles à des carapaces De tortues, naissent au bord du pré. Les neiges de mille hivers Fondent sous le soleil d’un unique été. Des cyclamens sauvages éclosent près du ruisseau. Des truites tournent dans l’eau transparente. Cris des marmottes, le soir, dans les rochers. Le Scorpion s’enroule sur les champs de glace qui miroitent. Un moineau nocturne à couronne blanche chante au coucher de lune. Le tonnerre gronde dans le lointain. Notre campement, lumière isolée Au coeur de cent monts et cascades. Les voix entremêlées de l’eau Qui chute conversent la nuit durant. Au chaud dans ton duvet, Joues et paupières éclairées par les étoiles, Ton souffle s’abaisse et s’élève Avec un minuscule nuage dans la nuit gelée. Dix mille chants d’oiseaux saluent le jour. Dix mille années tournent inchangées. Cela fut et ne se retrouvera plus. **** YIN ET YANG Le printemps est de retour sur la Côte Rocheuse, Chaud, parfumé, sous la lune de Pâques. Les fleurs ont repris leur place. Les oiseaux ont retrouvé leurs arbres. Les étoiles d’hiver se couchent dans l’océan. Les étoiles d’été se lèvent des montagnes. L’air fourmille d’atomes de vif-argent. La résurrection enveloppe la terre. Géométriques, resplendissants, immortels, Hommes et animaux défilent à travers le ciel Menant leur cérémonie mystérieuse. Le Lion donne la lune à la Vierge. Celle-ci se tient au carrefour du ciel, La pleine lune dans sa main droite, Dans la gauche, un épi de blé scintillant. Le rite de renaissance atteint son apogée Il resurgit du monde d’en bas Proclamé dans la lumière du zénith. Dans le monde d’en bas le soleil nage Entre les poissons nommés Oui et Non.