Ken Knabb

La joie de la révolution

1997

    1. Quelques réalités de la vie

        Utopie ou rien

        Le “communisme” stalinien et le “socialisme” réformiste ne sont que des variantes du capitalisme

        Démocratie représentative contre démocratie de délégués

        Les irrationalités du capitalisme

        Quelques révoltes modernes exemplaires

        Quelques objections fallacieuses

        Domination croissante du spectacle

    2. Préliminaires

        Brèches individuelles

        Interventions critiques

        La théorie contre l’idéologie

        Éviter les faux choix, élucider les véritables choix

        Le style insurrectionnel

        Le cinéma radical

        Le ludisme

        Le scandale de Strasbourg

        Misère de la politique électorale

        Réformes et institutions alternatives

        Le politiquement correct ou l’aliénation égale pour tous

        Inconvénients du moralisme et de l’extrémisme simpliste

        Avantages de l’audace

        Avantages et limites de la non-violence

    3. Moments de vérité

        Les causes des brèches sociales

        Les bouleversements de l’après-guerre

        L’effervescence des situations radicales

        L’auto-organisation populaire

        Les situationnistes en Mai 1968

        L’ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale

        Grèves sauvages et sur le tas

        Grèves de consommateurs

        Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968

        Les méthodes de la confusion et de la récupération

        Le terrorisme renforce l’État

        La lutte finale

        L’internationalisme

    4. Renaissance

        Les utopistes n’envisagent pas la diversité post-révolutionnaire

        Décentralisation et coordination

        Quelques garanties contre les abus

        Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables

        L’élimination des racines de la guerre et du crime

        L’abolition de l’argent

        L’absurdité de la plupart des emplois actuels

        La transformation du travail en jeu

        Les objections des technophobes

        Questions écologiques

        L’épanouissement de communautés libres

        Des problèmes plus intéressants

1. Quelques réalités de la vie

“La racine du manque d’imagination régnant ne peut se comprendre si l’on n’accède pas à l’imagination du manque ; c’est-à-dire à concevoir ce qui est absent, interdit et caché, et pourtant possible, dans la vie moderne.” (Internationale Situationniste n° 7)

Utopie ou rien

Jamais dans toute l’histoire on n’a vu si éclatant contraste entre le possible et l’existant.

Il n’est pas nécessaire d’examiner ici tous les problèmes du monde actuel. La plupart sont bien connus, et s’y attarder ne fait souvent qu’amoindrir leur réalité. Mais même si nous avons “assez de force pour supporter les maux d’autrui”, la détérioration sociale actuelle nous frappe tous. Ceux d’entre nous qui n’ont pas à affronter la répression physique n’en subissent pas moins l’écrasement moral d’un monde toujours plus mesquin, angoissant, ignare et laid. Ceux qui échappent à la misère économique n’échappent pas à l’appauvrissement généralisé de la vie.

Et cette vie elle-même, toute pitoyable qu’elle soit, ne pourra se perpétuer longtemps dans ces conditions. Le saccage de la planète par l’expansion mondiale du capitalisme nous a amenés au point où il est bien possible que l’humanité disparaisse en quelques décennies.

Pourtant, ce même développement rend possible l’abolition du système de hiérarchie et d’exploitation basé sur la pénurie, et l’avènement d’une nouvelle forme de société réellement libérée.

Plongeant de désastre en désastre vers la folie collective et l’apocalypse écologique, ce système s’est emballé à une vitesse incontrôlable, même par ceux qui s’en prétendent les maîtres. Alors que nous ne pourrons bientôt plus sortir de nos ghettos fortifiés sans la protection de gardes armés, ni nous risquer au grand air sans l’application d’une crème pour nous protéger du cancer de la peau, il est difficile de prendre au sérieux ceux qui recommandent de quémander seulement quelques réformes.

Ce qu’il faut, à mon avis, c’est une révolution mondiale participative et démocratique qui abolira le capitalisme et l’État. Ce n’est pas rien, je le reconnais, mais rien de moins ne saurait nous amener à la racine de nos problèmes. Il peut sembler dérisoire de parler de révolution, mais toutes les autres solutions s’inscrivent dans la perpétuation du système actuel, ce qui l’est encore beaucoup plus.

Le “communisme” stalinien et le “socialisme” réformiste ne sont que des variantes du capitalisme

Avant d’examiner les implications d’une telle révolution, et de répondre à quelques objections courantes qui lui sont opposées, il faut souligner que celle-ci n’a rien à voir avec les stéréotypes répugnants que ce terme évoque généralement : terrorisme, vengeance, coups politiques, chefs manipulateurs prêchant le sacrifice, suiveurs zombies scandant les slogans autorisés, etc. Il ne faut surtout pas la confondre avec les deux échecs principaux de ce projet dans l’histoire moderne, le “communisme” stalinien et le “socialisme” réformiste.

Maintenant qu’il a sévi durant plusieurs décennies, en Russie et dans de nombreux autres pays, il est devenu évident que le stalinisme est tout le contraire d’une société libérée. L’origine de ce phénomène grotesque est moins évidente. Les trotskistes, entre autres, ont cherché à opposer le stalinisme et le bolchevisme originel de Lénine et Trotsky. Il y a certes des différences, mais elles sont plutôt quantitatives que qualitatives. L’État et la révolution de Lénine, par exemple, présente une critique de l’État plus cohérente que celles qu’on peut trouver dans la plupart des textes anarchistes. Le problème, c’est que les aspects radicaux de la pensée de Lénine ont fini par masquer la pratique effectivement autoritaire des Bolcheviks. Se plaçant au-dessus des masses qu’il prétendait représenter, et instaurant une hiérarchie interne entre les militants et leurs chefs, le Parti bolchevique était déjà en train d’édifier les conditions du développement du stalinisme lorsque Lénine et Trotsky étaient au pouvoir.[1]

Mais si nous voulons faire mieux, il faut être clair sur ce qui a échoué. Si “le socialisme” signifie l’entière participation du peuple aux décisions qui affectent leur vie, celui-ci n’a existé ni dans les régimes staliniens de l’Est, ni dans les Welfare States de l’Ouest. L’effondrement récent du stalinisme n’est ni la justification du capitalisme ni la preuve de l’échec du “communisme marxiste”. Quiconque s’est donné la peine de lire Marx, ce qui n’est évidemment pas le cas de la plupart de ceux qui le critiquent, sait fort bien que le léninisme est une grave distorsion de sa pensée, et que le stalinisme n’en est qu’une caricature. Il sait aussi que la propriété étatique n’a rien à voir avec le communisme dans son sens authentique de propriété commune, communautaire. Ce n’est qu’une variante du capitalisme dans laquelle la propriété étatique-bureaucratique remplace la propriété privée, ou fusionne avec celle-ci.

Le long spectacle de l’opposition entre ces deux variétés du capitalisme a occulté leur alliance réelle. Les conflits sérieux se limitaient à des batailles par procuration dans le Tiers-Monde (Vietnam, Angola, Afghanistan, etc.). Aucun des deux partis n’a jamais fait la moindre tentative sérieuse pour renverser l’ennemi au coeur de son empire. Le Parti communiste français a saboté la révolte de Mai 1968, et les puissances occidentales, qui sont intervenues massivement dans les pays où on ne voulait pas d’elles, ont refusé d’envoyer ne serait-ce que les quelques armes antichars dont avaient besoin les insurgés hongrois de 1956. Guy Debord a fait observer en 1967 que le capitalisme d’État stalinien s’était révélé un simple “parent pauvre” du capitalisme occidental, et que son déclin commençait à priver les dirigeants occidentaux de la pseudo-opposition qui les renforçait en figurant l’unique alternative possible à leur système. “La bourgeoisie est en train de perdre l’adversaire qui la soutenait objectivement en unifiant illusoirement toute négation de l’ordre existant” (La Société du Spectacle, thèses 110–111).

Bien que les dirigeants occidentaux aient prétendu se réjouir de l’effondrement du stalinisme comme d’une victoire de leur propre système, aucun d’entre eux ne l’avait prédit ; et il est évident qu’ils n’ont actuellement aucune idée sur ce qu’il convient de faire en réponse à tous les problèmes posés par cet effondrement, si ce n’est tirer un maximum de profit de la situation avant que tout s’écroule. En réalité les compagnies multinationales et monopolistes qui proclament la “libre entreprise” comme panacée savent bien que le capitalisme de libre-échange aurait explosé depuis longtemps du fait de ses propres contradictions s’il n’avait pas été sauvé malgré lui par quelques réformes pseudo-socialistes.

Ces réformes (services sociaux, assurances sociales, journée de huit heures, etc.) ont beau pallier certains des défauts les plus choquants du système, elles n’ont aucunement permis de le dépasser. Ces dernières années, elles n’ont même pas permis de pallier ses crises endémiques. De toute façon, les améliorations les plus importantes n’ont été acquises que par des luttes populaires longues et souvent violentes, qui ont fini par forcer la main des bureaucrates. Les partis gauchistes et les syndicats qui prétendaient mener ces luttes ont surtout servi de soupapes de sécurité, récupérant les tendances radicales et lubrifiant les mécanismes de la machine sociale.

Comme l’ont montré les situationnistes, la bureaucratisation des mouvements radicaux, qui a transformé les gens en suiveurs continuellement “trahis” par leurs chefs, est liée à la spectacularisation croissante de la société capitaliste moderne, qui en a fait des spectateurs d’un monde qui leur échappe — et cette tendance est devenue toujours plus évidente, bien que ceci ne soit généralement compris que très superficiellement.

Considérés dans leur ensemble, tous ces phénomènes indiquent que la création d’une société libérée exige la participation active de tous. Ce ne peut pas être l’oeuvre d’organisations hiérarchiques qui prétendent agir à la place des gens. Il ne s’agit pas de choisir des chefs plus honnêtes, ou plus “proches” de leurs électeurs, mais de n’accorder aucun pouvoir indépendant à aucun chef, quel qu’il soit. Il est normal que des individus ou des minorités agissantes se trouvent à l’initiative des luttes sociales, mais il faut qu’une partie importante et toujours croissante de la population participe, sinon le mouvement n’aboutira pas à une nouvelle société, et se soldera par un coup d’État qui installera de nouveaux dirigeants.

Démocratie représentative contre démocratie de délégués

Je ne reviendrai pas sur les critiques classiques du capitalisme et de l’État, faites par les socialistes et les anarchistes. Elles sont largement connues, ou au moins facilement accessibles. Mais une typologie élémentaire de l’organisation sociale permet de clarifier quelques-unes des confusions propres à la rhétorique politique traditionnelle. Pour simplifier, j’examinerai d’abord séparément les aspects “politiques” et les aspects “économiques”, bien qu’ils soient évidemment liés. Il est aussi vain d’essayer d’égaliser les conditions économiques par l’action d’une bureaucratie étatique, que d’essayer de démocratiser la société alors que le pouvoir de l’argent permet à la minorité riche de dominer les institutions qui déterminent la conscience des réalités sociales. Puisque le système fonctionne comme un ensemble, il ne peut être changé fondamentalement que dans son ensemble.

Pour commencer avec l’aspect politique, on peut distinguer grosso modo cinq niveaux de “gouvernement” :

  1. Liberté illimitée

  2. Démocratie directe

    1. de consensus

    2. de décision majoritaire

  3. Démocratie de délégués

  4. Démocratie représentative

  5. Dictature minoritaire déclarée

La société actuelle oscille entre (4) et (5), c’est-à-dire entre le gouvernement minoritaire non déguisé et le gouvernement minoritaire camouflé par une façade de démocratie symbolique. Une société libérée abolirait (4) et (5) et réduirait progressivement le besoin de (2) et (3).

Je discuterai plus tard les variantes de (2). Mais la distinction essentielle est entre (3) et (4).

Dans la démocratie représentative, les gens abdiquent leur pouvoir à des fonctionnaires élus. Les programmes des candidats se limitent à quelques vagues généralités. Et une fois qu’ils sont élus, on a peu de contrôle sur leurs décisions, si ce n’est par la menace de reporter son vote quelques années plus tard sur un autre politicien, qui sera d’ailleurs tout aussi incontrôlable. Les députés dépendent des riches, du fait des pots-de-vin et des contributions qu’ils reçoivent pour leurs campagnes électorales. Ils sont subordonnés aux propriétaires des médias, qui déterminent l’agenda politique. Et ils sont presque aussi ignorants et impuissants que le grand public quant aux nombreuses questions importantes sur lesquelles les décisions sont prises par des bureaucrates non élus ou par des agences secrètes et incontrôlables. Les dictateurs déclarés sont parfois renversés, mais les véritables dirigeants des régimes “démocratiques”, les membres de la minorité minuscule qui possède ou domine pratiquement tout, ne sont jamais ni élus ni remis en question par la voie électorale. Le grand public ignore même l’existence de la plupart d’entre eux.

Dans la démocratie de délégués, ceux-ci sont élus pour des buts bien définis, et avec des instructions très précises. Le délégué peut être porteur d’un mandat impératif, avec l’obligation de voter d’une façon précise sur une question particulière, ou bien le mandat peut être laissé ouvert, le délégué étant libre de voter comme il l’entend. Dans ce dernier cas, les gens qui l’ont élu se réservent habituellement le droit de confirmer ou de rejeter les décisions prises. Les délégués sont généralement élus pour une durée très courte et peuvent être révoqués à tout moment.

Dans le contexte des luttes radicales, les assemblées de délégués se sont appelées généralement des “conseils”. Cette forme fût inventée par des ouvriers en grève pendant la révolution russe de 1905 (soviet est le mot russe pour conseil). Quand les soviets sont réapparus en 1917, ils furent d’abord soutenus, puis manipulés, dominés et récupérés par les Bolcheviks, qui réussirent bientôt à les transformer en courroies de transmission de leur propre parti, en relais de “l’État soviétique”. Le dernier soviet indépendant, celui des marins de Cronstadt, fut écrasé en 1921. Néanmoins, les conseils sont réapparus à de nombreuses occasions, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Hongrie et ailleurs, parce qu’ils sont la réponse qui s’impose au besoin d’une forme pratique d’organisation populaire non hiérarchique. Et ils rencontrent toujours l’opposition de toutes les organisations hiérarchiques, parce qu’ils menacent l’autorité de toutes les élites spécialisées en montrant la possibilité d’une société d’autogestion généralisée : non pas l’autogestion de quelques détails de la situation actuelle, mais l’autogestion étendue à toutes les régions du monde et à tous les aspects de la vie.

Mais comme je l’ai fait remarquer ci-dessus, on ne peut traiter la question des formes démocratiques indépendamment du contexte économique.

Les irrationalités du capitalisme

L’organisation économique peut se concevoir sous l’angle du travail :

  1. complètement volontaire

  2. coopératif (autogestion collective)

  3. forcé et exploité

    1. sous une forme non déguisée (l’esclavage)

    2. sous une forme déguisée (le salariat)

Ou bien, sous l’angle de la distribution :

  1. communisme authentique (usage complètement libre de tous les biens)

  2. socialisme authentique (propriété et réglementation collectives)

  3. capitalisme (propriété privée et/ou étatique)

Bien qu’il soit possible de distribuer gratuitement des biens ou des services produits par le travail salarié, ou, inversement, de transformer en marchandises des biens produits par le travail bénévole ou coopératif, les modes de travail et de distribution se correspondent généralement dans une société donnée. La société actuelle est principalement caractérisée par les deux (3), c’est-à-dire par la production et la consommation forcées des marchandises. Une société libérée abolirait (3) et réduirait autant que possible (2) en faveur de (1).

Le capitalisme est basé sur la production marchande — la production de biens et de services dans un but lucratif — et le salariat — la force de travail devenue elle-même une marchandise à acheter et à vendre. Comme l’a noté Marx, il y a moins de différence qu’on ne le pense généralement entre l’esclave et le travailleur “libre”. L’esclave, bien qu’il semble ne rien toucher, reçoit au moins les moyens de sa survie et de sa reproduction, pour lesquelles le travailleur, qui devient un esclave temporaire pendant son temps de travail, doit dépenser la plus grande part de son salaire. Bien sûr, certains métiers sont moins pénibles que d’autres, et en principe le travailleur individuel a le droit de changer d’emploi, de monter sa propre entreprise, d’acheter des actions ou de gagner à la loterie. Mais tout cela masque le fait que la grande majorité est collectivement asservie.

Comment sommes-nous arrivés à cette situation absurde ? Si nous remontons assez loin dans l’histoire, nous nous apercevons qu’à un certain moment les gens ont été dépossédés de force, chassés de leur terre, et privés des moyens de produire les biens nécessaires à la vie. Les chapitres fameux sur “l’accumulation primitive” dans Le Capital décrivent d’une manière vivante ce processus à l’oeuvre en Angleterre. À partir du moment où les gens acceptent cette dépossession, ils sont contraints d’entrer dans une relation inégale avec les “propriétaires” (ceux qui les ont volés, ou bien ceux qui ont plus tard obtenu les titres de “propriété” des premiers voleurs) à travers laquelle ils échangent leur travail contre une fraction de ce que celui-ci produit effectivement, la plus-value étant conservée par les propriétaires. Cette plus-value (le capital) peut alors être réinvestie pour en engendrer toujours plus.

En ce qui concerne la distribution, une fontaine publique est un exemple banal du communisme authentique (accessibilité non limitée), et une bibliothèque municipale du socialisme authentique (accessibilité gratuite mais réglementée).

Dans une société rationnelle, l’accessibilité des biens dépendra du degré d’abondance. Pendant une sécheresse il faudra rationner l’eau. Inversement, une fois que les bibliothèques seront mises complètement en ligne, elles pourront devenir intégralement communistes : n’importe qui pourra avoir accès à un nombre illimité de textes sans qu’il y ait plus besoin de contrôles, de mesures de sécurité contre le vol, etc.

Mais ce rapport rationnel entre accessibilité et abondance est entravé par la persistance des intérêts économiques séparés. Pour revenir au second exemple, il sera bientôt techniquement possible de créer une “bibliothèque” mondiale où tous les livres, tous les films et tous les enregistrements musicaux seront mis en ligne, permettant à n’importe qui d’obtenir des copies gratuitement (plus besoin de magasins, de ventes, de publicités, d’emballage, d’expédition, etc.). Mais puisque cela supprimerait également les bénéfices des maisons d’édition, des studios d’enregistrement et des compagnies cinématographiques, on consacre beaucoup plus d’énergie à inventer des méthodes compliquées pour empêcher la copie, ou bien pour la contrôler et la faire payer — alors que d’autres gens consacrent une énergie aussi importante à inventer des méthodes pour tourner de tels contrôles — que pour développer une technologie qui pourrait profiter à tout le monde.

Un des mérites de Marx est d’avoir dépassé les discours politiques creux basés sur des principes philosophiques ou éthiques abstraits (“la nature humaine” a telle qualité ; tous les gens ont un “droit naturel” à ceci ou à cela, etc.), en montrant comment les possibilités et la conscience sociales sont dans une grande mesure dépendantes des conditions matérielles. La liberté dans l’abstrait n’a pas beaucoup de signification si la plupart des gens doivent travailler tout le temps juste pour assurer leur survie. Il n’est pas réaliste d’espérer que les gens soient généreux et coopératifs dans des conditions de pénurie (si l’on excepte la situation radicalement différente du “communisme primitif”). Mais l’existence d’un surplus suffisamment important offre beaucoup plus de possibilités. L’espoir de Marx et des autres révolutionnaires de son temps était fondé sur le fait que les potentialités technologiques développées par la révolution industrielle avaient enfin fourni une base matérielle suffisante pour permettre l’avènement d’une société sans classes. Il ne s’agissait plus de déclarer que les choses “devraient” être différentes, mais de montrer qu’elles pouvaient être différentes, que la domination de classe n’était pas seulement injuste, mais qu’elle n’était plus nécessaire.

A-t-elle jamais été vraiment nécessaire ? Marx a-t-il eu raison de considérer le développement du capitalisme et de l’État comme une étape inévitable ? Aurait-il été possible de créer une société libérée en évitant ce détour pénible ? Heureusement, nous n’avons plus à nous occuper de cette question. Qu’elle ait été possible ou non dans le passé, ce qui importe c’est que les conditions matérielles actuelles sont plus que suffisantes pour permettre l’édification d’une société sans classes au niveau mondial.

Le défaut le plus grave du capitalisme n’est pas dans la distribution inégale de la richesse, dans le fait que les travailleurs ne sont pas payés pour toute la “valeur” de leur travail. C’est que cette marge d’exploitation, même si elle s’avère relativement minime, rend possible l’accumulation privée du capital qui finit par réorienter toute chose en fonction de ses propres fins, dominant et pervertissant tous les aspects de la vie.

Plus la machine sociale produit d’aliénation, plus l’énergie sociale doit être canalisée pour en assurer la bonne marche... encore plus de publicités pour vendre des marchandises superflues, plus d’idéologies pour embobiner les gens, plus de spectacles pour les pacifier, plus de police et de prisons pour réprimer le crime et la révolte, plus d’armes pour concurrencer les États rivaux... Tout ceci produit encore davantage de frustrations et d’antagonismes, lesquels exigent encore davantage de spectacles, de prisons, etc. Comme ce cercle vicieux se perpétue, les véritables besoins humains ne trouvent de satisfaction qu’incidemment, ou pas du tout, tandis que pratiquement tout le travail est canalisé vers des projets absurdes, redondants ou destructeurs, qui ne servent qu’à maintenir ce système.

Si celui-ci était aboli, et si les capacités technologiques modernes étaient réorientées convenablement, le travail nécessaire pour satisfaire les véritables besoins humains serait réduit à un niveau si faible qu’il pourrait facilement être organisé de manière coopérative sur la base du volontariat, sans stimulation financière ni intervention autoritaire de l’État.

Il est assez facile d’imaginer le dépassement du pouvoir hiérarchique, car l’autogestion peut se concevoir comme la réalisation de la liberté et de la démocratie, qui sont les valeurs affichées des sociétés occidentales, et chacun a connu des moments où il a rejeté son conditionnement et a commencé à parler et à agir par lui-même.

Il est bien plus difficile de concevoir le dépassement du système économique. La domination du capital est plus subtile. Dans le monde moderne, les questions du travail, de la production des biens et des services, de l’échange et de la coordination semblent si compliquées que la plupart des gens acceptent la nécessité de l’argent comme médiation universelle et ont des difficultés à imaginer un autre changement que celui qui consisterait à le répartir d’une manière plus équitable.

Pour cette raison, je vais repousser la discussion des aspects économiques jusqu’au point où il sera possible de les examiner plus en détail.

Quelques révoltes modernes exemplaires

Une telle révolution, est-elle probable ? Je ne le crois pas, d’autant qu’il nous reste peu de temps devant nous. Dans les époques antérieures on pouvait imaginer que malgré toutes les folies de l’humanité et tous les désastres que ces folies pouvaient entraîner, nous nous en sortirions d’une façon ou d’une autre, en tirant les leçons de nos erreurs. Mais maintenant que les développements technologiques ont des implications écologiques mondiales et irréversibles, il n’est plus possible de procéder seulement par tâtonnements maladroits. Il ne nous reste que quelques décennies pour renverser la tendance. Et plus le temps passe, plus la tâche devient difficile. Le fait que les problèmes sociaux fondamentaux ne sont pas résolus, ni même vraiment pris en compte, favorise les guerres, le fascisme, les antagonismes ethniques, les fanatismes religieux et toutes les autres formes d’irrationalité populaire, et détourne vers des actions défensives et vaines ceux qui auraient pu lutter pour une société nouvelle.

Mais la plupart des révolutions ont été précédées par des périodes où personne n’imaginait que les choses puissent changer un jour. Malgré les nombreuses raisons de désespérer que nous propose le monde actuel, il y a aussi quelques signes encourageants, et la désillusion générale quant aux autres solutions qui ont échoué en est une. Bien des révoltes populaires dans ce siècle se sont dirigées spontanément dans la bonne direction. Je ne parle pas des révolutions qui ont “réussi” — ce sont toutes des impostures — mais de tentatives moins connues et plus radicales. Parmi les plus notables : Russie 1905, Allemagne 1918–1919, Italie 1920, Asturies 1934, Espagne 1936–1937, Hongrie 1956, France 1968, Tchécoslovaquie 1968, Portugal 1974–1975, Pologne 1980–1981. Mais beaucoup d’autres mouvements, de la révolution mexicaine de 1910 à la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud, ont connu des moments exemplaires d’expérimentation populaire, avant d’être remis sous contrôle bureaucratique.

Ceux qui n’ont pas étudié soigneusement ces mouvements sont mal placés pour rejeter la possibilité d’une révolution. On passe à côté de l’essentiel si on les ignore du fait de leur “échec” supposé.[2] La révolution moderne, c’est tout ou rien. Des révoltes limitées vont à l’échec, jusqu’à ce qu’une réaction en chaîne se déclenche, prenant de vitesse la répression qui tente de la cerner. Ce n’est guère surprenant que ces révoltes ne soient pas allées plus loin. Ce qui est encourageant, c’est qu’elles soient allées quand même aussi loin. Un nouveau mouvement révolutionnaire prendra sans doute des formes nouvelles et imprévisibles, mais ces tentatives antérieures offrent encore bien des enseignements sur ce que l’on pourrait faire, ainsi que sur ce que l’on doit éviter.

Quelques objections fallacieuses

On dit souvent qu’une société sans État pourrait fonctionner si tous les hommes étaient des anges, mais que du fait de la perversité de la nature humaine, un certain degré de hiérarchie est nécessaire pour maintenir l’ordre. Il serait plus juste de dire que si tous les hommes étaient des anges, le système actuel pourrait fonctionner assez bien : les bureaucrates feraient leur travail honnêtement, les capitalistes s’abstiendraient des entreprises socialement nuisibles même si elles étaient lucratives... C’est précisément parce que les gens ne sont pas des anges qu’il est nécessaire d’abolir le système qui permet à quelques-uns de devenir des diables très efficaces. Mettez cent personnes dans une petite salle qui n’a qu’un trou d’aération, elles se déchireront à mort pour y avoir accès. Mettez-les en liberté, il se pourrait qu’elles montrent une nature assez différente. Comme l’a dit un graffiti de Mai 1968, “L’homme n’est ni le bon sauvage de Rousseau, ni le pervers de l’église et de La Rochefoucauld. Il est violent quand on l’opprime, il est doux quand il est libre.”

D’autres prétendent que, quelles que soient les causes originelles, les gens sont si paumés aujourd’hui qu’ils sont même incapables d’imaginer une société libérée, à moins d’être préalablement soignés psychologiquement. Dans ses dernières années, Wilhelm Reich en était venu à croire que la “peste émotionnelle” était si répandue dans la population qu’il faudrait attendre qu’une génération soit élevée sainement avant que les gens deviennent capables d’une transformation libertaire ; et qu’il valait mieux entre-temps éviter d’affronter le système de front, parce que cela risquait d’entraîner des réactions populaires aveugles.

Certes, les tendances populaires irrationnelles imposent parfois de prendre des précautions. Mais aussi puissantes qu’elles soient, ce ne sont pas des forces irrésistibles. Elles contiennent aussi des contradictions. Le fait de se raccrocher à une autorité absolue n’est pas forcément le signe d’une confiance absolue dans l’autorité. Ce peut être, au contraire, un effort désespéré pour réprimer des doutes croissants (la crispation convulsive d’une poigne qui glisse). Les gens qui adhèrent à des gangs, à des groupes réactionnaires ou à des sectes religieuses, ou qui sont gagnés par l’hystérie patriotique, cherchent eux aussi à éprouver un sentiment de libération, de participation, de communauté, à trouver un sens à leur vie et à jouir de l’illusion d’un pouvoir sur l’emploi de celle-ci. Comme l’a montré Reich lui-même, le fascisme donne une expression particulièrement vigoureuse et dramatique à ces aspirations fondamentales, ce qui explique pourquoi il peut exercer un attrait plus puissant que le progressisme caractérisé par ses hésitations, ses compromis et ses hypocrisies.

À la longue, la seule façon de vaincre définitivement la réaction, c’est d’exprimer plus franchement ces aspirations, et de créer des occasions plus authentiques de les réaliser. Quand les questions de fond sont mises en avant, les irrationalités qui ont fleuri à la faveur des refoulements psychiques tendent à s’affaiblir, tout comme des microbes exposés au soleil et au grand air. De toute façon, même si nous ne l’emportons pas finalement, il y a au moins une certaine satisfaction à lutter ouvertement pour ce que nous croyons bon, plutôt que d’être vaincus dans une position d’hésitation et de compromis.

Le degré de libération auquel on peut parvenir dans une société malade est limité. Mais si Reich avait raison de signaler que les personnes refoulées sont moins que les autres capables d’envisager la libération sociale, il ne s’est pas rendu compte à quel point le processus de la révolte sociale peut être psychologiquement libérateur. On dit que les psychologues français se sont plaints de ce qu’ils avaient bien moins de clients à la suite de Mai 1968 !

L’idée de démocratie totale fait surgir le spectre d’une “tyrannie de la majorité”. Les majorités peuvent certes être ignorantes et bigotes, mais la seule solution valable, c’est d’affronter directement cette ignorance et cette bigoterie. Laisser les masses dans leur aveuglement en comptant sur les juges éclairés pour protéger les libertés civiques, ou sur des législateurs progressistes pour faire passer discrètement de sages réformes, ne peut qu’entraîner des réactions populaires brutales le jour où ces questions épineuses remontent finalement à la surface.

Cependant, si l’on examine de près les situations dans lesquelles une majorité semble avoir opprimé une minorité, il s’agit en réalité dans la plupart des cas d’une domination minoritaire déguisée, où l’élite dirigeante joue sur les différences raciales ou culturelles pour détourner contre une partie de la société les frustrations des masses exploitées. Quand les gens obtiendront finalement un réel pouvoir sur l’emploi de leur propre vie, ils auront bien des choses plus intéressantes à faire que de persécuter des minorités.

Il est impossible de répondre à toutes les objections relatives aux abus ou aux désastres qui pourraient survenir dans l’éventualité d’une société non hiérarchique. Des gens qui acceptent avec résignation un système qui, chaque année, condamne à mort des millions de leurs semblables par la guerre et la famine, et des millions d’autres à la prison et à la torture, deviennent subitement fous d’indignation à la pensée que dans une société autogérée il pourrait y avoir quelques abus, quelques violences, quelques aspects coercitifs, voire seulement quelques inconvénients temporaires. Ils oublient qu’il n’incombe pas à un nouveau système social de résoudre tous nos problèmes, mais seulement de les régler mieux que ne le fait le système actuel, ce qui n’est pas une grande affaire.

Si l’histoire était conforme aux opinions péremptoires des commentateurs officiels, il n’y aurait jamais eu de révolution. Dans n’importe quelle situation, il y a toujours un grand nombre d’idéologues pour déclarer qu’aucun changement radical n’est possible. Si l’économie marche bien, ils prétendront que la révolution dépend des crises économiques. Si la crise est bien là, certains déclareront avec un égal aplomb qu’une révolution est impossible parce que les gens sont trop occupés à assurer leur propre survie. Ceux-là, surpris par la révolte de Mai 1968, ont essayé de découvrir rétrospectivement la crise invisible qui, selon leur idéologie, devait exister à cette époque. Ceux-ci prétendent que la perspective situationniste a été démentie par l’aggravation des conditions économiques depuis ce temps-là.

En réalité, les situationnistes ont simplement constaté que là où l’abondance capitaliste était réalisée, la survie garantie ne pouvait remplacer la vie réelle. Cette conclusion n’est pas infirmée par le fait que l’économie connaît des hauts et des bas périodiques. Ces derniers temps, quelques privilégiés bien placés ont réussi à capter une portion de la richesse sociale encore plus importante qu’autrefois, et un nombre croissant d’individus sont de ce fait jetés à la rue, ce qui remplit de terreur tous ceux qui craignent de subir le même sort. Cela rend moins évidente la possibilité d’une société d’abondance et de liberté, mais les conditions matérielles qui la rendent possible sont toujours là.

Les crises économiques qui sont invoquées pour démontrer comme une évidence que nous devons “baisser le niveau” de nos espérances, sont en fait causées par la surproduction et par le manque de travail. L’absurdité ultime du système actuel, c’est que le chômage est vu comme un problème, et que les technologies qui pourraient réduire le travail nécessaire sont au contraire orientées vers la création de nouveaux emplois servant à remplacer ceux qu’elles rendent superflus. Le vrai problème, ce n’est pas que tant de gens n’aient pas de travail, mais qu’ils soient si nombreux à en avoir encore. Il faut élever le niveau de nos espérances, et non les rabaisser.[3]

Domination croissante du spectacle

Ce qui est bien plus grave que ce spectacle de notre prétendue impuissance devant l’économie, c’est la puissance considérablement accrue du spectacle lui-même, qui s’est développée dans les dernières années au point de réprimer pratiquement toute conscience de l’histoire antéspectaculaire ou des possibilités antispectaculaires. Dans ses Commentaires sur la société du spectacle (1988), Guy Debord examine ce nouveau développement en détail :

Le changement qui a le plus d’importance, dans tout ce qui s’est passé depuis vingt ans, réside dans la continuité même du spectacle. Cette importance ne tient pas au perfectionnement de son instrumentation médiatique, qui avait déjà auparavant atteint un stade de développement très avancé : c’est tout simplement que la domination spectaculaire ait pu élever une génération pliée à ses lois. (...) La première intention de la domination spectaculaire était de faire disparaître la connaissance historique en général ; et d’abord presque toutes les informations et tous les commentaires raisonnables sur le plus récent passé. (...) Le spectacle organise avec maîtrise l’ignorance de ce qui advient et, tout de suite après, l’oubli de ce qui a pu quand même en être connu. Le plus important est le plus caché. Rien, depuis vingt ans, n’a été recouvert de tant de mensonges commandés que l’histoire de mai 1968. (...) Le flux des images emporte tout, et c’est également quelqu’un d’autre qui gouverne à son gré ce résumé simplifié du monde sensible ; qui choisit où ira ce courant, et aussi le rythme de ce qui devra s’y manifester, comme perpétuelle surprise arbitraire, ne voulant laisser nul temps à la réflexion. (...) Il isole toujours, de ce qu’il montre, l’entourage, le passé, les intentions, les conséquences. (...) Il n’est donc pas surprenant que, dès l’enfance, les écoliers aillent facilement commencer, et avec enthousiasme, par le Savoir Absolue de l’informatique : tandis qu’ils ignorent toujours davantage la lecture, qui exige un véritable jugement à toutes les lignes ; et qui seule aussi peut donner accès à la vaste expérience humaine antéspectaculaire. Car la conversation est presque morte, et bientôt le seront beaucoup de ceux qui savaient parler.

Dans ce texte, j’ai essayé de récapituler quelques-unes des questions fondamentales qui ont été enfouies sous ce refoulement spectaculaire intensif. Cela semblera banal à certains, et obscur à d’autres, mais servira peut-être au moins à rappeler ce qui a été une fois possible, dans ces temps primitifs d’il y a quelques décennies, quand les gens restaient attachés à l’idée vieillotte qu’ils pouvaient comprendre et influencer leur propre histoire.

Les choses ont certes beaucoup changé depuis les années 60, en pire dans la plupart des cas. Mais notre situation n’est peut-être pas aussi désespérée qu’elle le parait à ceux qui gobent tout ce que le spectacle leur présente. Parfois il ne faut qu’une étincelle pour en finir avec la stupeur.

Et même si la victoire finale n’est pas garantie, de telles percées sont déjà un plaisir. Où peut-on trouver un jeu plus grandiose ?

2. Préliminaires

“L’individu ne peut savoir ce qu’il est réellement avant de s’être réalisé par l’action. (...) L’intérêt qu’il trouve à quelque chose est déjà la réponse à la question de savoir s’il doit agir ou non, et comment.” (Hegel, La phénoménologie de l’esprit)

Brèches individuelles

Je m’efforcerai dans ce texte de répondre à quelques-unes des objections les plus courantes à l’idée d’une telle révolution. Mais tant que ceux qui les formulent demeureront passifs, aucun argument au monde ne saurait les ébranler, et ils continueront à s’abriter derrière le sempiternel refrain : “C’est une idée sympathique, mais elle n’est pas réaliste, elle méconnaît la nature humaine, les choses ont toujours été comme ça...” Ceux qui ne réalisent pas leurs propres potentialités sont rarement capables de reconnaître celles des autres.

Pour paraphraser un vieux proverbe plein de sens, il nous faut la force de résoudre les problèmes qui sont à notre portée, la patience d’endurer ceux que nous ne pouvons résoudre, et la sagesse de faire la distinction entre ces deux catégories. Mais il faut garder à l’esprit que les problèmes qui ne peuvent pas être résolus par des individus peuvent parfois être résolus collectivement. Découvrir que d’autres partagent le même problème, c’est souvent le début d’une solution.

Bien sûr, on peut parfois résoudre certains problèmes de manière individuelle, par la thérapie, la spiritualité ou simplement par le bon sens, en se débarassant d’une conduite ou d’une habitude néfastes ou en essayant quelque chose de nouveau. Mais je ne m’intéresse pas ici à ces expédients individuels, quelle que soit, dans certaines limites, leur utilité, mais à ces moments où les gens se projettent vers “l’extérieur” et se lancent dans des entreprises délibérément subversives.

Il existe plus de possibilités d’agir qu’on ne pourrait le penser à première vue. À partir du moment où l’on refuse de se laisser intimider, certaines sont assez simples à mettre en oeuvre. Vous pouvez commencer n’importe où, et de toute façon, il faut bien commencer quelque part. Croyez-vous qu’on puisse apprendre à nager sans jamais entrer dans l’eau ?

Dans certains cas il suffit d’un peu d’action pour couper court à un interminable verbiage et retrouver une perspective concrète. Point n’est besoin que le domaine d’intervention soit forcément capital. Si l’inspiration fait défaut, une entreprise même relativement arbitraire peut faire bouger des choses et pareillement aussi nous réveiller.

À d’autres moments, au contraire, il faut rompre la chaîne d’actions et de réactions compulsives, détendre l’atmosphère, créer un peu d’espace à l’abri de la cacophonie du spectacle. Presque tout le monde fait ça à un niveau ou à un autre, par simple réflexe d’autodéfense psychique, que ce soit en pratiquant une forme de méditation, en se livrant à une activité quelconque ayant le même résultat (cultiver son jardin, faire une promenade, aller à la pêche), ou bien simplement en faisant une pause dans la routine quotidienne pour respirer à fond, pour revenir un instant au “centre paisible”. Si l’on ne se ménage pas un tel espace, il est difficile d’avoir une perspective saine sur le monde, et même de rester en bonne santé mentale.

Une des méthodes que j’ai trouvées efficaces, c’est de poser les questions par écrit. Nous essayons souvent de raisonner avec des éléments contradictoires, et nous ne nous en rendons pas compte tant que nous n’avons pas essayé de les mettre sur le papier. Le bénéfice est en partie psychologique : certains problèmes perdent leur pouvoir sur nous une fois qu’ils sont mis à plat, car nous pouvons ainsi les considérer plus objectivement. De plus, le fait d’écrire nous permet de mieux organiser nos pensées et de discerner plus clairement les enjeux et les choix possibles.

On m’a parfois reproché d’avoir exagéré l’importance de l’écriture. Certes, on peut régler bien des questions plus directement. Cependant, pour être communiquées, réalisées, débattues et corrigées de manière efficace, même les actions non verbales exigent réflexion, discussion, et le plus souvent le recours à l’écrit.

De toute façon, je ne prétends pas traiter tous les sujets. Je n’aborde que les questions sur lesquelles je crois avoir quelque chose à dire. Si vous pensez que j’ai omis de traiter un sujet important, pourquoi ne pas le faire vous-même ?

Interventions critiques

L’écriture vous permet de mettre au point vos idées tranquillement, quelle que soit votre aisance oratoire et sans souci du trac. Vous énoncez votre pensée une fois pour toutes, au lieu d’avoir à vous répéter sans cesse. Si la discrétion s’impose, votre texte peut circuler anonymement. Les gens le lisent alors à leur propre rythme, s’arrêtent pour y réfléchir ou vérifier certains points, le reproduisent, l’adaptent, le recommandent à d’autres. Une discussion orale permet parfois d’obtenir des réactions plus rapides et plus fouillées, mais elle peut aussi disperser votre énergie, vous empêcher d’approfondir vos idées et de les mettre en pratique. Ceux qui se trouvent dans la même ornière que vous auront tendance à résister à vos tentatives d’en sortir, parce que votre échappée réussie sonne comme un défi à leur propre passivité.

Parfois, le meilleur moyen de “provoquer” de telles personnes est simplement de les laisser en arrière et de poursuivre votre chemin. (“Hé ! Attendez-moi!”) Ou bien, c’est de porter le dialogue à un autre niveau. Une lettre oblige l’auteur et le destinataire à préciser leurs idées. La communication de cette correspondance rendra l’échange plus fécond. Une lettre ouverte élargira considérablement le cercle de la discussion. Si vous réussissez à créer une réaction en chaîne, grâce à laquelle de plus en plus de gens découvrent votre texte, voyant que d’autres le lisent et le discutent avec passion, personne ne pourra plus prétendre qu’il n’a pas conscience des questions que vous avez soulevées.[4]

Supposons, par exemple, que vous critiquiez un groupe parce qu’il est hiérarchique, c’est-à-dire qu’il permet à un chef d’avoir de l’autorité sur ses membres mués en suiveurs. Une conversation privée avec un d’entre eux ne va probablement provoquer qu’une série de réactions défensives contradictoires, contre lesquelles il serait vain d’argumenter (“Non, il n’est pas vraiment notre chef... Et même s’il l’est, il n’est pas autoritaire... Et de toute façon, de quel droit le critiquez-vous?”). Une critique publique, par contre, force la question à venir au jour, mettant ainsi les membres du groupe en porte-à-faux. Si l’un refuse d’admettre son caractère hiérarchique, un deuxième en conviendra, justifiant la chose en attribuant à son chef une perspicacité supérieure ; ce qui peut amener un troisième à réfléchir.

D’abord fâchés que vous ayez troublé leur petite situation douillette, ils vont probablement serrer les rangs et dénoncer votre “attitude négative” ou votre “arrogance élitiste”. Mais si votre intervention a été suffisamment pénétrante, elle aura un effet à retardement. Le chef devra se tenir à carreau, parce que chacun sera désormais plus attentif à tout ce qui semblerait confirmer votre critique. Pour essayer de vous démentir, les membres exigeront peut-être que le groupe se démocratise. Et même si celui-ci se montre inaccessible au changement, son exemple pourra servir d’illustration édifiante pour un public plus large. D’autres y seront sensibles, étant moins impliqués affectivement, y compris des gens qui, sans votre critique seraient peut-être tombés dans le même panneau.

Il est généralement plus efficace de critiquer les institutions que d’attaquer des individus qui s’y trouvent compromis. Non seulement parce que la machine est plus importante que ses pièces remplaçables, mais aussi parce que cette tactique permet aux individus de sauver la face en se dissociant de la machine.

Mais vous aurez beau agir avec beaucoup de tact, une critique significative provoquera presque toujours des réactions défensives irrationnelles, s’appuyant sur l’une ou l’autre de ces idéologies en vogue qui prétendent démontrer l’impossibilité de toute approche rationnelle des problèmes sociaux. Et cela pourra aller jusqu’aux attaques personnelles. La raison est dénoncée comme froide et abstraite par les démagogues qui trouvent plus facile de jouer sur les sentiments, la théorie est méprisée au nom de la pratique, etc....

La théorie contre l’idéologie

Théoriser, ce n’est rien d’autre que d’essayer de comprendre ce que l’on fait. Nous sommes tous des théoriciens chaque fois que nous discutons honnêtement de ce qui est arrivé, chaque fois que nous essayons de distinguer ce qui est significatif de ce qui ne l’est pas, ce qui a marché de ce qui n’a pas marché, de façon à faire mieux la prochaine fois. La théorie radicale, cela consiste simplement à parler ou à écrire à plus de gens, sur des questions plus générales, dans des termes plus abstraits (c’est-à-dire qui seront d’une application plus étendue). Ceux qui prétendent rejeter la théorie élaborent, eux aussi, des théories. Seulement, ils le font inconsciemment et un peu n’importe comment. Leurs théories comportent donc plus d’erreurs.

La théorie sans les détails est creuse, mais les détails sans la théorie sont aveugles. La pratique met la théorie à l’épreuve, mais la théorie inspire aussi la pratique.

La théorie radicale n’a rien à respecter et rien à perdre. Elle se critique elle-même aussi bien que toute autre chose. Ce n’est pas un acte de foi, mais une généralisation provisoire que les gens doivent continuellement vérifier et corriger par eux-mêmes, une simplification pratique indispensable pour affronter les complexités de la réalité.

Mais il faut se garder d’une simplification excessive. Toute théorie peut se transformer en idéologie, se figer en dogme, être déformée à des fins hiérarchiques. Une idéologie peut être relativement juste à certains égards, mais ce qui la distingue d’une théorie, c’est qu’elle n’a pas un rapport dynamique à la pratique. La théorie, c’est quand vous avez des idées ; l’idéologie, c’est quand les idées vous ont. “Cherchez la simplicité, et méfiez-vous d’elle.”

Éviter les faux choix, élucider les véritables choix

Il faut admettre qu’il n’y a pas de truc infaillible, qu’il n’y a pas de tactique radicale qui soit toujours opportune. Une démarche appropriée en cas de révolte collective n’est pas forcément judicieuse pour un individu isolé. En cas d’urgence, il peut s’avérer nécessaire d’exhorter les gens à agir dans une direction précise. Mais dans la plupart des cas, il vaut mieux se borner à dégager les facteurs pertinents que les gens doivent prendre en compte pour prendre leurs propres décisions. Si je me permets parfois, dans ces lignes, de dispenser des conseils, ce n’est que par commodité d’expression. “Faites cela” doit se lire : “Dans certaines circonstances, ce serait peut-être une bonne idée de faire ça.”

Une analyse sociale n’a pas forcément besoin d’être longue ni détaillée. Le seul fait de “diviser un en deux” (signaler des tendances contradictoires dans un phénomène, un groupe ou une idéologie) ou de “fusionner deux en un” (relever un point commun entre deux choses apparemment différentes) peut être utile, surtout si on le communique à ceux qui sont concernés le plus directement. Nous avons déjà largement assez d’informations sur la plupart des sujets. Il s’agit de trancher dans le vif pour révéler l’essentiel. À partir de là, d’autres gens, par exemple ceux qui connaissent les choses de l’intérieur, seront incités à entreprendre des enquêtes plus minutieuses, s’il en faut.

Face à une question donnée, la première tâche est de déterminer s’il s’agit bien d’une question unique et précise. Il est impossible d’avoir une discussion sensée sur le “marxisme”, sur “la violence” ou sur “la technologie”, par exemple, sans distinguer les diverses significations qui sont réunies sous de telles étiquettes.

Inversement, il peut parfois être utile de raisonner à partir d’une grande catégorie abstraite et de montrer ses tendances prédominantes, même si un tel type idéal n’existe pas réellement. La brochure situationniste De la misère en milieu étudiant, par exemple, présente une énumération cinglante des sottises et des prétentions propres à “l’étudiant”. Évidemment tous les étudiants n’ont pas tous ces défauts, mais le stéréotype rend possible une critique systématique des tendances générales. Et en soulignant les qualités que partagent la plupart des étudiants, la brochure met implicitement ceux qui prétendraient être des exceptions au défi d’en faire la démonstration. On peut dire la même chose à propos de la critique du “pro-situ” par Debord et Sanguinetti dans La véritable scission dans l’Internationale, une rebuffade provocatrice des suiveurs qui est sans doute unique dans l’histoire des mouvements radicaux.

“On demande à tous leur avis sur tous les détails pour mieux leur interdire d’en avoir sur la totalité” (Vaneigem). Bien des questions sont tellement vaseuses que celui qui accepte d’y répondre finit inéluctablement par être embringué dans des faux choix. Le fait que deux partis soient en lutte, par exemple, n’implique pas nécessairement que vous deviez soutenir l’un ou l’autre. Si vous ne pouvez rien faire pour régler un problème, mieux vaut le reconnaître clairement et passer à d’autre choses qui présentent des possibilités pratiques.[5]

Si vous vous décidez quand même à choisir le moindre de deux maux, alors reconnaissez-le. N’ajoutez pas à la confusion en magnifiant votre choix ou en diffamant l’ennemi. Au contraire, il vaut mieux se faire l’avocat du diable et neutraliser le délire polémique compulsif en examinant calmement les points forts de la position opposée et les points faibles de la vôtre. “Erreur très populaire : avoir le courage de ses opinions. Il s’agit plutôt d’avoir le courage d’attaquer ses opinions!” (Nietzsche).

Essayez de joindre l’humilité à l’audace. Souvenez-vous que s’il vous arrive d’accomplir quelque chose d’important, c’est grâce aux efforts passés de gens innombrables, dont beaucoup ont dû faire face à des horreurs qui nous auraient certainement fait plier, vous comme moi. Mais par ailleurs, ne sous-estimez pas l’effet de vos prises de positions : dans un monde de spectateurs passifs, l’expression d’une opinion autonome peut faire la différence.

Puisqu’il n’y a plus d’obstacle matériel à la réalisation d’une société sans classes, le problème se ramène essentiellement à une question de conscience. Le seul obstacle réel est l’inconscience des gens quant à leur pouvoir collectif potentiel (la répression n’est efficace contre les minorités radicales que dans la mesure où le conditionnement social maintient le reste de la population dans la docilité). La pratique radicale est donc en grande partie négative : il s’agit d’attaquer les formes diverses de la fausse conscience qui empêchent les gens de réaliser, dans les deux sens du terme, leurs potentialités positives.

Le style insurrectionnel

Par ignorance, on a souvent reproché cette “négativité” à Marx et aux situationnistes, parce qu’ils se sont concentrés principalement sur la clarification critique en refusant de promouvoir une idéologie positive à laquelle des gens pourraient se raccrocher passivement. Ainsi, parce que Marx a montré comment le capitalisme réduit notre vie à une foire d’empoigne économique, les apologistes “idéalistes” de cette condition ont le culot de l’accuser, lui, d’avoir “réduit la vie aux questions matérielles”, comme si tout l’intérêt de l’oeuvre de Marx n’était pas de nous aider à dépasser notre esclavage économique pour que nos potentialités créatrices puissent refleurir. “Exiger que le peuple renonce aux illusions concernant sa propre situation, c’est exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. (...) La critique arrache les fleurs imaginaires qui couvrent la chaîne, non pas pour que l’homme continue à supporter la chaîne sans fantaisie ni consolation, mais pour qu’il rejette la chaîne et cueille la fleur vivante” (“Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel”).

Le seul fait d’énoncer une question clé avec précision a souvent un effet étonnamment puissant. Exposer les choses au grand jour oblige les gens à cesser de se protéger et à prendre une position nette. Tout comme le boucher adroit de la fable taoïste, qui n’avait jamais besoin d’aiguiser son couteau parce qu’il découpait toujours dans le sens de la fibre, la polarisation radicale la plus efficace ne résulte pas de la protestation stridente, mais plutôt de la révélation des divisions qui existent déjà, de l’élucidation des tendances, des contradictions et des choix possibles. Une grande partie de l’impact des situationnistes découlait du fait qu’ils énonçaient clairement des choses que la plupart des gens avaient déjà vécues mais qu’ils étaient incapables d’exprimer, ou qu’ils n’osaient pas exprimer, tant que quelqu’un d’autre n’avait pas commencé à le faire (“Nos idées sont dans toutes les têtes”).

Si quelques textes situationnistes semblent néanmoins d’un abord difficile, c’est parce que leur structure dialectique va à l’encontre de notre conditionnement. Une fois ce conditionnement brisé, ils ne semblent plus si obscurs (ils furent d’ailleurs la source de quelques-uns des graffiti les plus populaires de Mai 1968). Bien des spectateurs universitaires se sont acharnés sans succès pour ramener à une formulation unique, qui serait “scientifiquement conséquente”, les diverses définitions “contradictoires” du spectacle dans La Société du Spectacle. Mais celui qui s’engage dans la contestation effective de cette société trouvera tout à fait clair et utile l’examen de la société du spectacle mené par Debord sous des angles divers, et il finira par apprécier le fait que celui-ci ne se perd jamais dans des inanités académiques ou des protestations solennelles et inutiles.

La méthode dialectique, de Hegel et Marx jusqu’aux situationnistes, n’est pas une formule magique pour débiter des prédictions correctes, c’est un outil pour se mettre en prise avec les processus dynamiques des transformations sociales. Elle nous rappelle que les concepts ne sont pas éternels, qu’ils comprennent leur propre contradiction, qu’ils réagissent entre eux et se transforment réciproquement, même en leurs contraires ; que ce qui est vrai ou progressiste dans une situation peut devenir faux ou régressif dans une autre.[6]

Le langage non dialectique de la propagande gauchiste est d’un abord facile, mais son effet est généralement superficiel et éphémère. Comme il ne propose aucun défi, il finit rapidement par lasser même les spectateurs hébétés auxquels il était destiné. Par contraste, un texte radical est parfois difficile, mais le jeu en vaut la chandelle car en le relisant on y fait toujours des nouvelles découvertes. Même si un tel texte ne touche directement que très peu de gens, il les touche souvent si profondément qu’un certain nombre d’entre eux finissent par en toucher d’autres à leur tour de la même manière, ce qui entraîne une réaction en chaîne qualitative.

Comme l’a dit Debord dans son dernier film, ceux qui le trouvent trop difficile doivent se désoler plutôt de leur propre ignorance et de leur propre passivité, et des écoles et de la société qui les ont faits ainsi, plutôt que de se plaindre de son obscurité. Ceux qui n’ont même pas l’initiative de relire des textes essentiels, ou de se livrer par eux-mêmes à un minimum de recherches et d’expérimentations, ont peu de chances d’accomplir quoi que ce soit, même si on leur mâche le travail.

Le cinéma radical

Debord est pratiquement le seul à avoir fait un usage véritablement dialectique et antispectaculaire du cinéma. Les soi-disant cinéastes radicaux ont beau se référer, pour la forme, à la “distanciation” brechtienne — c’est-à-dire à l’idée d’inciter les spectateurs à penser et à agir par eux-mêmes plutôt que de s’identifier passivement au héros ou à l’intrigue —, la plupart des films radicaux semblent toujours s’appliquer à ménager un public imbécile. Peu à peu le crétin de protagoniste “découvre l’oppression” et “se radicalise”, mûr enfin pour devenir un fervent partisan des politiciens “progressistes” ou le militant fidèle d’un groupe gauchiste. La distanciation se limite à quelques trucs formels qui procurent au spectateur la satisfaction de penser : “Ah ! Voilà du Brecht ! Que ce cinéaste est ingénieux ! Et moi aussi pour avoir su le reconnaître!” En fait le message radical du film est généralement si banal que presque tous ceux qui auraient l’idée d’aller le voir le connaissent déjà. Mais le spectateur a l’impression flatteuse que le film pourrait éventuellement amener d’autres gens à son niveau de conscience radicale.

Si le spectateur a quand même quelque inquiétude quant à la qualité de ce qu’il consomme, cette inquiétude sera apaisée par les critiques, dont la fonction principale est de trouver des interprétations profondes et radicales pour presque n’importe quel film. Comme dans l’histoire des habits neufs de l’Empereur, personne n’avouera qu’il n’avait pas conscience de ces supposées significations avant d’en être informé, de peur de passer pour moins averti que les autres spectateurs.

Certains films peuvent révéler une condition déplorable ou éclairer l’expérience d’une situation radicale. Mais il n’y a pas beaucoup d’intérêt à présenter les images d’une lutte si ni les images, ni la lutte ne sont critiquées. Des spectateurs se plaignent parfois de ce qu’un film représente inexactement une catégorie sociale (les femmes, par exemple). Ils ont peut-être raison si le film reproduit des stéréotypes. Mais l’alternative qui est généralement sous-entendue — à savoir, que le cinéaste “aurait dû plutôt présenter des images de femmes luttant contre l’oppression” — est dans la plupart des cas tout aussi fausse. Les femmes (tout comme les hommes, ou comme n’importe quelle autre catégorie opprimée) ont été généralement passives et soumises, voilà précisément le problème auquel nous devons faire face. Flatter les gens en leur offrant des représentations de l’héroïsme radical triomphant, ne fait que renforcer cet esclavage.

Le ludisme

C’est déjà une erreur de compter sur les conditions oppressives pour radicaliser les gens, mais il est carrément inacceptable de les aggraver intentionnellement pour accélérer ce processus. Certes, la répression de certains projets radicaux peut révéler incidemment l’absurdité de l’ordre régnant, mais de tels projets doivent être valables en eux-mêmes. Ils perdent leur crédibilité s’ils ne sont que des prétextes destinés à provoquer la répression. Même dans les milieux les plus “privilégiés” il y a déjà largement assez de problèmes, nous n’avons pas à en ajouter. Il s’agit plutôt de révéler le contraste entre les conditions actuelles et les possibilités actuelles, de donner aux gens un avant-goût suffisant de la vie réelle pour qu’ils y prennent goût.

Les gauchistes pensent qu’il faut beaucoup de simplification, d’exagération et de répétition pour contrebalancer la propagande en faveur de l’ordre régnant. Cela revient à dire qu’on pourrait rétablir un boxeur qui a été mis KO par un crochet du droit en lui assénant un crochet du gauche.

On n’élève pas la conscience des gens en les ensevelissant sous une avalanche d’histoires affreuses, ni même sous une avalanche d’informations. Des informations qui ne sont ni assimilées ni utilisées d’une manière critique sont vite oubliées. Tout comme la santé physique, la santé mentale exige un équilibre entre ce que nous absorbons et ce que nous en faisons. Il faut sans doute parfois obliger les gens à regarder en face une atrocité qu’ils avaient ignorée, mais même dans ce cas, le fait de rabâcher ad nauseam n’aboutit généralement qu’à les pousser à se réfugier dans des spectacles moins ennuyeux et moins déprimants.

Une des choses qui nous empêchent de comprendre notre situation, c’est le spectacle du bonheur apparent d’autrui, qui nous fait percevoir notre propre malheur comme le signe d’un échec honteux. Mais inversement, le spectacle omniprésent de la misère nous empêche de reconnaître nos potentialités positives. La production incessante d’idées délirantes et la représentation d’atrocités écoeurantes nous paralyse, nous transforme en paranoïaques et en cyniques compulsifs.

La propagande stridente des gauchistes, qui se fixe d’une manière obsessionnelle sur le caractère insidieux et répugnant des “oppresseurs”, alimente ce délire, elle parle à notre côté le plus morbide et le plus mesquin. Si nous nous laissons aller à ruminer nos maux, si nous laissons pénétrer la maladie et la laideur de cette société jusque dans notre révolte contre celle-ci, alors nous oublions le but de notre lutte et nous finissons par perdre jusqu’à la capacité d’aimer, de créer et de prendre du plaisir.

Le meilleur “art radical” possède une certaine ambiguïté. S’il attaque l’aliénation de la vie moderne, il nous rappelle en même temps des potentialités poétiques qui y sont celées. Plutôt que de renforcer notre tendance à nous apitoyer complaisamment sur nous-mêmes, il nous stimule, et il nous permet de rire de nos peines aussi bien que des sottises des forces de “l’ordre”. On pense, par exemple, à quelques-unes des vieilles chansons ou bandes dessinées de l’IWW,[7] ou bien, aux chansons ironiques et aigres-douces de Brecht et Weill. L’hilarité du Brave soldat Chvéik est probablement un antidote contre la guerre plus efficace que la sempiternelle protestation morale du tract pacifiste type.

Rien n’est plus efficace pour saper l’autorité que de la tourner en ridicule. L’argument le plus décisif contre un régime répressif, ce n’est pas sa méchanceté, c’est sa bêtise. Les protagonistes du roman La violence et la dérision d’Albert Cossery, qui vivent sous un régime dictatorial au Moyen-Orient, couvrent les murs de la capitale d’affiches d’apparence officielle qui chantent les louanges du dictateur d’une manière tellement grotesque que celui-ci devient la risée de tout le monde et se sent finalement obligé de démissionner. Les farceurs de Cossery sont apolitiques, et la réussite de leur entreprise est sans doute trop belle pour être vraie, mais on a vu des parodies un peu semblables employées dans des buts plus radicaux. (Voir le coup de Li I-Che, mentionné dans l’article Un groupe radical à Hong-Kong.[8]) Dans les manifestations des années 70 en Italie, les “Indiens métropolitains”, inspirés peut-être par le premier chapitre de Sylvie et Bruno de Lewis Carroll (“Moins de pain ! Plus d’impôts!”), ont scandé des slogans tels que “Le pouvoir aux patrons!” et “Plus de travail ! Moins de salaire!” L’ironie était évidente pour tout le monde, mais il était difficile de l’écarter en la mettant dans une case.

L’humour est un antidote salutaire contre toutes les orthodoxies, de gauche comme de droite. Il est très contagieux et il nous rappelle qu’il ne faut pas nous prendre trop au sérieux. Mais il peut aussi devenir une simple soupape de sécurité en cantonnant l’insatisfaction dans un cynisme facile. La société spectaculaire récupère sans peine les réactions délirantes contre ses aspects les plus délirants. Ceux qui font de la satire ont souvent un rapport amour-haine avec leurs cibles, et il arrive souvent qu’on ne puisse plus distinguer les parodies de ce qu’elles parodient, ce qui donne l’impression que toutes choses sont également bizarres et dépourvues de sens, et que la perspective est sans espoir.

Dans une société fondée sur la confusion maintenue artificiellement, il ne s’agit pas d’en rajouter. La tactique qui consiste à semer la perturbation et le chaos n’engendre habituellement que la contrariété ou la panique, poussant les gens à soutenir les mesures gouvernementales énergiques qui apparaissent nécessaires au rétablissement de l’ordre. Une intervention radicale peut sembler d’abord bizarre et incompréhensible, mais si elle a été pensée avec assez de lucidité, elle sera vite comprise.

Le scandale de Strasbourg

Imaginez que vous êtes à Strasbourg à l’automne 1966, lors de la rentrée solennelle de l’Université. Avec les étudiants, les professeurs et les invités de marque, vous entrez dans une grande salle. Une petite brochure se trouve sur chaque fauteuil. Un programme ? Non, c’est quelque chose sur “la misère en milieu étudiant”. Vous l’ouvrez négligemment et commencez à lire : “Nous pouvons affirmer sans grand risque de nous tromper que l’étudiant en France est, après le policier et le prêtre, l’être le plus universellement méprisé...” Vous regardez autour de vous. Tout le monde la lit, les réactions vont de l’amusement jusqu’à la colère, mais surtout il y a de la perplexité. Qui sont les responsables ? D’après la page de couverture, cette brochure serait publiée par la section strasbourgeoise de l’Union Nationale des Étudiants de France, mais on y voit également une référence à une “Internationale Situationniste”...

Ce qui a distingué le scandale de Strasbourg des frasques estudiantines habituelles, ou des farces confuses et confusionnistes de groupes comme les Yippies, c’est que sa forme scandaleuse communiquait un contenu également scandaleux. Dans un temps où l’on proclamait que les étudiants étaient le secteur le plus radical de la société, ce texte a replacé les choses sous leur vrai jour. Mais les misères particulières des étudiants n’étaient qu’un point de départ fortuit. On pourrait, et on devrait, écrire des textes aussi cinglants sur les misères de tous les autres secteurs de la société (de préférence, ce sont ceux qui les connaissent de l’intérieur qui devraient les écrire). On a connu quelques tentatives, mais il n’y a pas de comparaison possible avec la lucidité et la cohérence de la brochure situationniste, si concise et pourtant si complète, si provocante et si juste, et qui avance si méthodiquement à partir d’une situation particulière vers des développements toujours plus généraux, que le chapitre final présente le résumé le plus concis qui soit du projet révolutionnaire moderne. (Il y a plusieurs éditions de cette brochure ; voir aussi l’article dans Internationale Situationniste n° 11, pp. 23–31.)

Les situationnistes n’ont jamais prétendu avoir provoqué Mai 1968 à eux tout seuls. Comme ils l’ont bien dit, ils n’ont prévu ni la date ni le lieu de la révolte, mais seulement le contenu. Cependant, sans le scandale de Strasbourg et l’agitation ultérieure du groupe des Enragés influencé par l’I.S. (et dont le Mouvement du 22 mars n’était qu’une imitation tardive et confuse), la révolte aurait pu ne jamais se produire. Il n’y avait aucune crise économique ou de gouvernement, aucune guerre, aucun antagonisme racial ne perturbait le pays, ni rien d’autre qui aurait pu favoriser une telle révolte. Il y avait des luttes ouvrières plus radicales en Italie et en Angleterre, des luttes étudiantes plus militantes en Allemagne et au Japon, des mouvements contre-culturels plus importants aux États-Unis et en Hollande. Mais c’est seulement en France qu’il y avait une perspective qui les liait tous ensemble.

Il faut distinguer les interventions délibérées, comme le scandale de Strasbourg, non seulement des actions perturbatrices et confusionnistes, mais également des révélations purement spectaculaires. Tant que les critiques de la société se limitent à contester tel ou tel détail, le rapport spectacle-spectateur se reconstitue toujours. Si ces critiques réussissent à discréditer les dirigeants politiques existants, ils risquent de devenir eux-mêmes des nouvelles vedettes (Ralph Nader, Noam Chomsky, etc.) sur lesquelles comptent des spectateurs légèrement plus avertis que la moyenne pour obtenir un flot continu d’informations-choc, à partir desquelles il est bien rare qu’ils engagent une action quelconque. Les révélations anodines encouragent les spectateurs à applaudir telle ou telle faction dans les luttes de pouvoir intragouvernementales. Les révélations les plus sensationnelles alimentent leur curiosité morbide, les entraînant à consommer plus d’articles, d’émissions d’actualité et de documentaires à sensations, et à entrer dans des débats interminables sur les diverses théories qui attribuent tous les troubles à des conspirations. La plupart de ces théories ne sont évidemment que des expressions délirantes du manque de sens historique critique qui est produit par le spectacle moderne, des tentatives désespérées de trouver un sens cohérent dans une société toujours plus incohérente et plus absurde. En tout cas, tant que les choses restent sur le terrain spectaculaire, il importe peu que de telles théories soient vraies ou non : Ceux qui se cantonnent dans la position dobservateurs en attendant de savoir ce qui va suivre ne parviennent jamais à influencer ce qui va suivre.

Certaines révélations sont plus intéressantes parce qu’elles permettent d’aborder des questions importantes d’une manière qui entraîne beaucoup de gens dans le jeu. Le scandale des “Espions pour la paix” en est un bel exemple : en 1963 en Grande-Bretagne, des inconnus ont rendu public l’emplacement d’un abri antiatomique ultra-secret réservé aux membres du gouvernement. Et alors que le gouvernement menaçait de poursuivre en justice toute personne qui propagerait ce “secret d’État” désormais connu par tout le monde, il était divulgué malicieusement par des milliers de groupes et d’individus, qui ont également découvert et envahi d’autres abris secrets. Non seulement la sottise du gouvernement et la folie du spectacle de la guerre nucléaire sont devenues évidentes à tout le monde, mais la réaction en chaîne humaine spontanée a fourni l’avant-goût d’une tout autre potentialité sociale.

Misère de la politique électorale

“Depuis 1814, aucun gouvernement libéral n’était arrivé au pouvoir sans violences. Cánovas était trop lucide pour ne pas voir les inconvénients et les dangers que cela présentait. Il prit donc ses dispositions pour permettre aux libéraux de remplacer régulièrement les conservateurs au gouvernement. Il adopta la tactique suivante : démissionner chaque fois que menaçait une crise économique ou une grève importante et laisser aux libéraux le soin de résoudre le problème. Voilà pourquoi la plupart des mesures de répression votées par la suite, dans le courant du siècle, le furent par ces derniers.” (Gerald Brenan, Le labyrinthe espagnol)

Le meilleur argument en faveur de la politique électorale radicale fût énoncé par Eugène Debs, le leader socialiste américain, qui a récolté presque un million de votes à l’élection présidentielle de 1920 alors qu’il était en prison pour s’être opposé à la Première Guerre mondiale : “Si le peuple n’est pas suffisamment avisé pour savoir pour qui il doit voter, il ne saura pas sur qui il faut tirer.” Mais pendant la révolution allemande de 1918–1919, les travailleurs restèrent dans la confusion sur la question de savoir sur qui il fallait tirer, à cause de la présence au gouvernement des dirigeants “socialistes” qui travaillaient à plein temps pour réprimer la révolution.

Le choix de voter ou de ne pas voter n’a pas en soi une grande signification, et ceux qui font grand cas de l’abstention ne montrent par là que leur propre fétichisme. Mais en prenant le vote trop au sérieux, on contribue à entretenir les gens dans une certaine dépendance. Car ils prennent l’habitude de se reposer sur autrui pour agir à leur place, ce qui les détourne de possibilités plus intéressantes. Quelques personnes prenant une initiative créative (rappelons-nous les premiers sit-ins pour les droits civiques, par exemple) peuvent obtenir finalement des résultats beaucoup plus importants que s’ils avaient consacré leur énergie à soutenir un politicien quelconque. Les législateurs font rarement autre chose que ce qu’ils ont été contraints de faire sous la pression des mouvements populaires. Un régime conservateur cède souvent plus sous la pression des mouvements radicaux autonomes que ne l’aurait fait un régime progressiste qui sait qu’il peut compter sur le soutien des radicaux. Si les gens se rallient immanquablement au moindre mal, tout ce qu’il faudra aux dirigeants dans n’importe quelle situation qui menace leur pouvoir, c’est d’invoquer la menace de n’importe quel mal plus grand.

Même dans les rares cas où un politicien “radical” a une chance réelle de gagner une élection, tous les efforts consentis par des milliers de gens lors de la campagne électorale peuvent être fichus à l’eau en un instant par la révélation du moindre scandale concernant la vie privée du candidat, ou bien parce que celui-ci aura par mégarde dit quelque chose d’intelligent. S’il réussit malgré tout à éviter ces pièges, et si la victoire parait possible, il éludera de plus en plus les questions délicates de peur de contrarier des électeurs indécis. Et s’il est élu, il est bien rare qu’il se trouve en position de réaliser les réformes qu’il a promises, sauf peut-être après des années de manigances avec ses nouveaux confrères, ce qui lui donne une bonne excuse pour faire toutes les compromissions nécessaires afin de se maintenir en place aussi longtemps que possible. Frayant avec les riches et les puissants, il acquiert des intérêts et des goûts nouveaux qu’il justifie en se disant qu’il mérite bien quelques petits bénéfices après avoir travaillé pour la bonne cause pendant tant d’années. Enfin, et c’est le plus grave, s’il réussit finalement à faire passer quelques mesures “progressistes”, ce succès exceptionnel et dans la plupart des cas insignifiant sera invoqué à l’appui de l’efficacité de la politique électorale, ce qui incitera les gens à gaspiller leur énergie en plus grand nombre dans les campagnes à venir.

Comme l’a dit un graffiti de Mai 1968 : “Il est douloureux de subir ses chefs, il est encore plus bête de les choisir.”

Les référendums sur des questions précises permettent de pallier à la versatilité des hommes politiques. Mais le résultat est généralement insignifiant, parce que dans la plupart des cas les questions sont posées d’une manière simpliste, et parce qu’un projet de loi qui menace des intérêts puissants peut toujours être neutralisé par l’influence de l’argent et des médias.

Les élections locales permettent aux gens de tenir les élus à l’oeil et leur offrent de meilleures chances d’influer sur les décisions politiques. Mais même la communauté la plus éclairée ne peut se protéger de la détérioration du reste du monde. Une ville qui a réussi à préserver certains attraits culturels, ou une certaine qualité de vie, subit des pressions économiques de plus en plus fortes du fait même de ces atouts. Avoir placé les valeurs humaines au-dessus des valeurs économiques fait croître ces dernières, et elles finissent tôt ou tard par prendre le dessus. De plus en plus de gens veulent investir dans cette région ou s’y installer, des décisions politiques locales sont annulées par la justice ou par l’administration, on injecte beaucoup d’argent dans ses élections, des fonctionnaires municipaux sont corrompus. Enfin, certains quartiers d’habitation sont démolis pour faire place à des autoroutes et à des gratte-ciel, et les loyers montent en flèche, ce qui oblige les plus pauvres à déménager, notamment les communautés immigrées et la bohème qui avaient contribué à l’animation et au charme original de la ville. Ce qui subsiste alors de l’ancienne réalité, ce ne sont plus que quelques sites d’ “intérêt historique” isolés destinés aux touristes.

Réformes et institutions alternatives

“Agir localement” peut cependant être un bon point de départ. Les gens qui pensent que la situation mondiale est incompréhensible et sans espoir peuvent saisir l’occasion d’agir concrètement sur des situations locales précises. Des organisations de quartier, des coopératives, des switchboards (centres pour l’échange de renseignements pratiques divers), des groupes qui se réunissent régulièrement pour étudier et discuter un texte ou une question quelconque, des écoles alternatives, des centres médico-sociaux bénévoles, des théâtres communautaires, des journaux de quartier, des stations de radio ou de télévision où les gens peuvent s’exprimer et participer, et bien d’autres institutions alternatives, toutes ces initiatives sont valables en elles-mêmes, et si elles sont suffisamment participatives elles peuvent déboucher sur des mouvements d’une plus grande envergure. Et même si elles ne durent pas, elles peuvent servir de base pour l’expérimentation radicale.

Mais il y a des limites à tout ça. Le capitalisme pouvait se développer graduellement à l’intérieur de la société féodale, de sorte que quand la révolution capitaliste s’est défaite des derniers vestiges du féodalisme, la plupart des mécanismes du nouvel ordre bourgeois étaient déjà bien établis. Par contre, une révolution anticapitaliste ne peut construire véritablement une nouvelle société “à l’intérieur de la coquille de l’ancienne”. Le capitalisme est beaucoup plus flexible et plus omnipénétrant que ne l’était le féodalisme, et il tend à récupérer toute organisation qui s’oppose à lui.

Au XIXe siècle, les théoriciens radicaux pouvaient trouver encore assez de vestiges des formes communalistes traditionnelles pour imaginer qu’une fois éliminée la superstructure exploiteuse, on pourrait les ranimer et les développer pour constituer la base d’une nouvelle société. Mais la pénétration mondiale du capitalisme spectaculaire a détruit pratiquement toutes les formes de contrôle populaire et d’interaction humaine directe. Même les tentatives plus récentes de la contre-culture des années 60 sont depuis longtemps intégrées au système. Les coopératives, les métiers artisanaux, l’agriculture biologique et d’autres entreprises marginales peuvent bien produire des denrées d’une meilleure qualité, et avec des meilleures conditions de travail, ces biens doivent toujours se transformer en marchandises sur le marché. Les rares tentatives de ce genre qui réussissent tendent à se transformer en entreprises ordinaires dont les membres originels deviennent graduellement propriétaires ou directeurs face aux travailleurs qui sont arrivés par la suite, et ils doivent s’occuper de toutes sortes de questions commerciales et bureaucratiques routinières qui n’ont rien à faire avec le projet de “préparer la voie pour une nouvelle société”.

Plus une institution alternative dure, plus elle tend à perdre son caractère volontaire, spontané, bénévole et expérimental. Le personnel permanent et rémunéré trouve son intérêt dans le statu quo et évite les questions délicates, de crainte de choquer la clientèle ou de perdre ses subventions. Les institutions alternatives ont également tendance à prendre une trop grand part du temps libre des gens, et à les embourber dans les tâches routinières qui les privent de l’énergie et de l’imagination qui leurs seraient nécessaires pour faire face aux questions plus générales. Après une brève période participative, la plupart des gens s’y ennuient et laissent le travail aux âmes consciencieuses ou aux gauchistes qui essayent de faire une démonstration idéologique. Entendre dire que des gens ont constitué des organisations de quartier, par exemple, peut sembler formidable. Mais en réalité, à moins qu’il n’y ait une situation d’urgence, il est généralement assez ennuyeux d’assister à des réunions interminables pour écouter les doléances de ses voisins, et les projets sur lesquels il s’agit de s’engager sont rarement passionnants.

Les réformistes se bornent à poursuivre des objectifs “réalistes”. Mais même quand ils réussissent à obtenir quelques petites améliorations du système, celles-ci sont le plus souvent annulées par d’autres modifications à d’autres niveaux. Cela ne veut pas dire que les réformes ne représentent aucun intérêt, mais simplement qu’elles ne suffisent pas. Il faut continuer à combattre des maux particuliers, mais il faut comprendre que le système continuera à en engendrer de nouveaux tant que nous n’y aurons pas mis fin. Croire qu’une série de réformes mènera finalement à une transformation qualitative, c’est comme penser qu’on pourrait traverser un fossé de dix mètres en faisant une série successive de sauts d’un mètre.

Les gens ont tendance à croire que parce qu’une révolution implique un changement beaucoup plus important qu’une réforme, la première est plus difficile à mettre en oeuvre que la seconde. En réalité, à terme, une révolution peut être plus facile, parce qu’elle tranche nombre de petits problèmes et suscite un enthousiasme beaucoup plus grand. Arrivé à un certain point, il vaut mieux prendre un nouveau départ, plutôt que de s’obstiner à replâtrer une structure pourrie.

En attendant, jusqu’à ce qu’une situation révolutionnaire nous permette d’être vraiment constructifs, le mieux que nous puissions faire est d’entreprendre des négations créatives, c’est-à-dire de nous appliquer principalement aux clarifications critiques, laissant les gens poursuivre les projets positifs qui les attirent, mais sans entretenir l’illusion qu’une nouvelle société pourra être “bâtie” par l’accumulation graduelle de tels projets.

Les projets purement négatifs (par exemple, l’abolition des lois contre l’usage des drogues, ou contre les rapports sexuels entre adultes consentants, ou d’autres “crimes sans victimes”) ont l’avantage de la simplicité. Ils profitent à presque tout le monde (sauf à ce duo symbiotique, le crime organisé et l’industrie anti-crime) et une fois qu’ils sont réalisés ils n’exigent presque aucun travail de suivi. En revanche, ils fournissent peu d’occasions pour la participation créative.

Les meilleurs projets sont ceux qui ont une valeur en soi, tout en permettant de mettre en question un aspect fondamental du système, qui donnent aux gens l’occasion de participer aux questions importantes en fonction de leurs intérêts, tout en ouvrant des perspectives plus radicales.

Moins intéressant, mais qui vaut quand même la peine, la revendication de meilleures conditions de vie ou de droits égaux. Même si ces projets ne sont pas très participatifs, ils peuvent supprimer des obstacles à la participation.

Les moins valables sont les luttes à somme nulle, où une amélioration dans un domaine provoque une aggravation dans un autre.

Même dans ce dernier cas, il ne s’agit pas de dire aux gens ce qu’ils doivent faire, mais de leur faire prendre conscience de ce qu’ils font. Si certains agitent une question dans un but de recrutement, il convient de dévoiler leurs mobiles manipulateurs. S’ils croient qu’ils contribuent à une transformation radicale, il peut être utile de leur montrer qu’en réalité ils renforcent le système, et de leur montrer de quelle manière. Mais s’ils s’intéressent réellement à leur projet, qu’ils le poursuivent !

Même si nous nous trouvons en désaccord avec certaines priorités (par exemple le choix de collecter des fonds pour soutenir l’opéra, alors qu’il y a beaucoup de gens qui vivent dans la rue), nous devons nous méfier de toute stratégie qui ne s’adresse qu’aux sentiments de culpabilité. Pas seulement parce que ce genre d’appel n’a généralement qu’un effet négligeable, mais parce que ce moralisme réprime des aspirations positives salutaires. S’abstenir de contester les questions relatives à “la qualité de la vie” parce que le système continue à nous poser des questions urgentes de survie, cela revient à nous soumettre à un chantage qui n’a plus de justification. “Le pain et les roses” ne s’excluent plus l’un l’autre.[9]

En fait, les projets relatifs à “la qualité de la vie” suscitent souvent plus d’enthousiasme que les habituelles revendications politiques et économiques. On en trouve des exemples imaginatifs et parfois drôles dans les livres de Paul Goodman.[10] Si ses propositions sont “réformistes”, elles le sont d’une façon vivante et provocante qui offre un contraste rafraîchissant avec l’attitude défensive et craintive de la plupart des réformistes actuels, lesquels se limitent à réagir aux programmes des réactionnaires, dans le genre “Nous sommes d’accord sur la nécessité de créer des emplois, de lutter contre la criminalité, de maintenir la puissance de notre pays ; mais nos mesures et nos méthodes modérées seront plus efficaces que les propositions extrémistes des conservateurs...”

Toutes choses égales par ailleurs, il vaut mieux éviter de consacrer son énergie aux questions qui se trouvent déjà au centre de l’attention publique. Les projets qui peuvent être réalisés directement sont préférables à ceux qui exigent des compromissions (passer par l’intermédiaire d’une officine gouvernementale, par exemple). Même si de telles compromissions ne semblent pas trop graves, elles créent un précédent. Compter sur l’État mène presque toujours au contraire de ce qu’on a voulu — des commissions destinées à extirper la corruption bureaucratique deviennent elles-mêmes des bureaucraties corrompues, des lois destinées à contrecarrer des groupes réactionnaires armés finissent par être employées principalement au harcèlement des radicaux sans armes...

Le système fait d’une pierre deux coups en manoeuvrant ses adversaires pour qu’ils découvrent et proposent des “solutions constructives” aux crises qui le menacent. En fait, il a besoin d’une certaine quantité d’opposition pour prévenir les problèmes, pour l’obliger à se rationaliser, lui permettre de mettre à l’épreuve ses instruments de contrôle, et lui fournir de bonnes raisons pour en imposer de nouveaux. Dans les moments de panique, des mesures qui rencontreraient ordinairement une grande résistance sont acceptées facilement, et ces “mesures d’urgence” se transforment insensiblement en mesures permanentes. Le viol lent et constant de la personnalité humaine par toutes les institutions de la société aliénée, depuis l’école et l’usine jusqu’à la publicité et l’urbanisme, finit par paraître normal, car le spectacle se focalise d’une manière obsédante sur des crimes individuels sensationnels et manoeuvre les gens en provoquant chez eux une hystérie collective en faveur de l’ordre policier.

Le politiquement correct ou l’aliénation égale pour tous

Le système prospère surtout quand il peut détourner la contestation sociale vers des querelles portant sur les places désirables.

C’est un sujet particulièrement épineux. Il faut contester toutes les inégalités sociales, non seulement parce que ce sont des injustices, mais surtout parce qu’elles servent à diviser les gens. Cependant, la réalisation de l’égalité dans l’esclavage salarié, ou de l’égalité des chances de devenir un bureaucrate ou un capitaliste, n’est certainement pas une victoire sur le capitalisme bureaucratique.

Il est normal et nécessaire que les gens défendent leurs intérêts. Mais en s’identifiant de façon étroite à un groupe restreint, ils perdent souvent la perspective globale pour s’enfermer dans une logique corporatiste. Comme des catégories toujours plus fragmentées se disputent pour les miettes qui leur sont accordées, l’objectif d’abolir l’ensemble de la structure hiérarchique est oublié. Ceux qui sont habituellement prompts à dénoncer le moindre soupçon de stéréotype, qualifient d’ “oppresseurs” tous les hommes ou tous les blancs en bloc. Puis ils se demandent pourquoi ils rencontrent une telle hostilité chez ces derniers, qui se rendent bien compte de leur côté qu’ils n’ont que très peu de pouvoir réel sur leur propre vie, encore moins sur celle d’autrui.

Mis à part les démagogues réactionnaires (qui sont agréablement surpris en constatant que les “progressistes” leur fournissent des cibles si faciles à ridiculiser), les seules à profiter réellement de ces querelles sont les carriéristes qui se disputent des postes bureaucratiques, des subventions gouvernementales, des titularisations universitaires, des contrats avec les maisons d’édition, ou une clientèle quelconque, dans un temps où les places à l’abreuvoir sont de plus en plus limitées. Dénicher des hérésies politiques (ce qui n’est pas “politiquement correct”) permet au carriériste de frapper ses rivaux et de renforcer sa propre position de spécialiste ou de porte-parole dans son pré carré. Quant aux groupes opprimés qui sont mal avisés d’accepter de tels porte-parole, ils n’y gagnent rien d’autre que la jouissance aigre-douce procurée par un ressentiment accru, et une risible terminologie orthodoxe qui fait penser à la Novlangue d’Orwell.[11]

Il y a une différence essentielle, quoique parfois subtile, entre le fait de combattre des maux sociaux et celui de s’en nourrir. On ne fortifie pas les gens en les encourageant à s’apitoyer sur leur propre sort. L’autonomie individuelle ne se constitue pas en se réfugiant dans une identité de groupe. On ne démontre pas son égalité d’intelligence en qualifiant le raisonnement logique de “tactique typique des phallocrates blancs”. On ne favorise pas le dialogue radical en harcelant les gens qui ne se conforment pas à une orthodoxie politique, encore moins en se débrouillant pour qu’une telle orthodoxie soit imposée par des voies légales.

Et on ne fait pas l’histoire en la réécrivant. Certes il faut nous libérer d’un respect non critique du passé, et devenir conscients des différentes manières dont il a été déformé. Mais il faut reconnaître également que, malgré notre réprobation des vieux préjugés et des vieilles injustices, il est peu probable que nous aurions fait mieux si nous avions vécu dans les mêmes conditions. Appliquer rétroactivement des critères contemporains (en corrigeant d’un air suffisant des auteurs anciens chaque fois qu’ils emploient les formes grammaticales masculines qui étaient autrefois de rigueur, ou bien en s’évertuant à censurer Huckleberry Finn parce que Huck n’appelle pas Jim “une personne de couleur”[12]), cela ne fait que renforcer l’ignorance historique qu’a favorisée avec tant de succès le spectacle moderne.

Inconvénients du moralisme et de l’extrémisme simpliste

Pour une bonne part, ces absurdités découlent de l’hypothèse que la radicalité implique de vivre en accord avec un certain nombre de “principes” moraux, comme si l’on ne pouvait lutter pour la paix sans être un pacifiste absolu, ni prôner l’abolition du capitalisme sans distribuer tout son argent. La plupart des gens ont trop de bon sens pour se conformer à des préceptes aussi simplistes, mais ils ont souvent un petit sentiment de culpabilité de ne pas l’avoir fait. Cette culpabilité les paralyse et les rend sensibles au chantage exercé par les manipulateurs gauchistes, qui nous disent que si nous n’avons pas le courage de nous martyriser, nous devons soutenir inconditionnellement ceux qui l’ont. Ou bien ils essayent de refouler leur sentiment de culpabilité en dépréciant ceux qui leur semblent encore plus compromis : un ouvrier peut s’enorgueillir de ne pas s’être vendu mentalement comme un professeur ; qui, lui, éprouve peut-être un sentiment de supériorité sur un publicitaire ; lequel méprise à son tour l’ouvrier qui travaille dans l’industrie de l’armement...

Transformer des problèmes sociaux en questions morales nous détourne de leur solution possible. Croire qu’on peut transformer les conditions sociales par la charité, c’est comme chercher à élever le niveau de la mer en y jetant des seaux d’eau. Même si l’on accomplit quelque chose de bon par des actions altruistes, il est absurde d’en faire une stratégie globale, parce qu’elles resteront toujours l’exception. Il est normal que la plupart des gens pensent d’abord à leurs intérêts et à ceux de leurs proches. Un des mérites des situationnistes est d’avoir rompu avec le sentiment de culpabilité et l’appel au sacrifice des gauchistes, en soulignant que c’est d’abord pour soi-même qu’on fait la révolution.

“Aller au peuple” pour “le servir”, “l’organiser” ou “le radicaliser” conduit généralement à la manipulation et ne provoque la plupart du temps que l’apathie et l’hostilité. L’exemple d’actions autonomes a beaucoup plus d’effet. Une fois que les gens ont commencé à agir seuls, ils sont mieux placés pour échanger des expériences, pour collaborer sur un pied d’égalité, et, au besoin, pour demander de l’aide sur un point particulier. Et quand c’est par eux-mêmes qu’ils ont gagné leur liberté, il est bien plus difficile de la leur reprendre. Un des graffitistes de Mai 1968 à écrit : “Je ne suis au service de personne, pas même du peuple et encore moins de ses dirigeants. Le peuple se servira tout seul.” Un autre a exprimé la même idée avec encore plus de concision : “Ne me libère pas, je m’en charge.”

Entreprendre une critique totale veut dire que tout est remis en question, mais non que l’on doive s’opposer systématiquement à tout. Les radicaux l’oublient souvent et s’emballent en surenchérissant les uns sur les autres par des affirmations toujours plus extrémistes, laissant entendre que tout compromis équivaut à une trahison, voire même que tout plaisir équivaut à une complicité avec le système. En réalité, être “pour” ou “contre” une position politique est aussi facile et généralement aussi insignifiant que d’être pour ou contre une équipe sportive. Ceux qui proclament leur “opposition totale” à toute compromission, à toute autorité, à toute organisation, à toute théorie, à toute technologie, etc., n’ont généralement aucune perspective révolutionnaire, c’est-à-dire aucune conception pratique de la manière dont le système pourrait être renversé ni sur les modalités d’une société future. Certains d’entre eux essayent même de justifier cette carence en déclarant qu’une simple révolution ne pourra jamais être assez radicale pour satisfaire leur besoin de révolte absolue.

Cette emphase bravache du tout ou rien peut impressionner momentanément quelques spectateurs, mais elle n’aboutit en fin de compte qu’à rendre les gens blasés. Tôt ou tard, les contradictions et les hypocrisies mènent à la désillusion et à la résignation. Projetant sur le monde ses propres illusions déçues, l’ancien extrémiste conclut que toute transformation radicale est impossible, il refoule toutes ses expériences radicales et finit par adopter une position réactionnaire tout aussi sotte, ou plus probablement par tomber dans l’apathie.

Si tout radical devait être un Durruti, mieux vaudrait nous épargner de la peine et nous consacrer à des projets plus réalistes. En fait, être radical ne veut pas dire être le plus extrémiste. Au sens originel, cela veut dire simplement aller à la racine. Ce n’est pas parce que c’est le but le plus extrême qu’on puisse imaginer qu’il faut lutter pour l’abolition du capitalisme et de l’État, mais parce qu’il est malheureusement devenu évident qu’il n’y a rien de moins qui puisse faire l’affaire.

Il nous faut découvrir ce qui est à la fois nécessaire et suffisant, chercher des projets que nous sommes vraiment capables de réaliser et qui ont des vraies chances d’être menés à bien. Tout ce qui va au-delà de ça, c’est de la foutaise. Les tactiques radicales les plus anciennes, et qui restent toujours parmi les plus efficaces — le débat, la critique, le boycott, la grève, le sit-in, le conseil ouvrier — sont devenues populaires parce qu’elles sont simples, qu’elles comportent relativement peu de risque, qu’elles sont applicables dans des situations très diverses, et qu’elles sont assez flexibles pour ouvrir sur des possibilités plus intéressantes.

L’extrémisme simpliste cherche naturellement le repoussoir le plus extrémiste. Si tous les problèmes peuvent être attribués à une clique sinistre de “purs fascistes”, tout le reste aura par contraste un petit air progressiste tout à fait rassurant. En attendant, les véritables formes de domination moderne, qui sont généralement plus subtiles, passent inaperçues et ne rencontrent aucune opposition.

Se fixer d’une manière obsessionnelle sur les réactionnaires ne fait que les renforcer, en les faisant apparaître plus puissants et plus fascinants. “Peu importe si nos ennemis se moquent de nous ou nous insultent, s’il nous qualifient de bouffons ou de criminels, ce qui importe, c’est qu’ils parlent de nous, qu’ils se préoccupent de nous”, disait Hitler. Reich a observé que “conditionner les gens pour qu’ils haïssent la police ne fait que renforcer l’autorité de la police, en lui conférant un pouvoir mystique aux yeux des pauvres et des faibles. Certes, on déteste l’homme fort, mais on le craint, on l’envie et on lui obéit. Cette peur et cette envie que ressentent ceux qui ne possèdent rien, voilà un des facteurs du pouvoir de la réaction politique. Désarmer les réactionnaires en montrant le caractère illusoire de leur pouvoir, c’est l’une des tâches principales de la lutte rationnelle pour la liberté.” (Les hommes dans l’État).

Le principal inconvénient des compromis est d’ordre pratique plus que moral : il est difficile d’attaquer quelque chose dans lequel nous sommes nous-mêmes impliqués. Nous euphémisons nos critiques de peur d’être nous-mêmes critiqués à notre tour. Il devient plus difficile de concevoir de grandes idées ou d’agir avec audace. Comme on l’a souvent remarqué, une grande partie du peuple allemand a acquiescé à l’oppression nazie parce qu’elle a commencé assez graduellement et qu’elle était dirigée d’abord principalement contre des minorités impopulaires (juifs, gitans, communistes, homosexuels). De sorte que quand elle a commencé à toucher la population dans son ensemble, celle-ci était devenue incapable de s’y opposer.

Il est facile, rétrospectivement, de condamner ceux qui ont capitulé face au fascisme ou au stalinisme, mais il est peu probable que nous aurions fait mieux dans la même situation. Dans nos rêveries, en nous imaginant comme des personnages de tragédie mis devant un choix clair et net, nous imaginons qu’il nous serait facile de prendre la décision juste. Mais les situations que nous rencontrons effectivement sont généralement plus compliquées et plus obscures. Et il n’est pas toujours facile de savoir où fixer les limites.

Il s’agit d’abord de les fixer quelque part, de cesser de s’inquiéter de la faute, du blâme ou de l’autojustification, et de passer à l’offensive.

Avantages de l’audace

Un bon exemple de cet état d’esprit est celui des travailleurs italiens qui se sont mis en grève sans avancer aucune revendication. Ces grèves ne sont pas seulement plus intéressantes que les négociations bureaucratiques syndicales habituelles, elles peuvent aussi s’avérer plus efficaces : les patrons, ne sachant pas quelles concessions seraient suffisantes, finissent souvent par offrir beaucoup plus que les grévistes auraient osé demander. Ceux-ci peuvent alors décider de la suite à donner à leur mouvement, n’ayant pas consenti à des compromis qui limiteraient leurs initiatives.

Une réaction défensive contre tel ou tel symptôme social aboutit au mieux à une concession temporaire sur la question particulière qui est en cause. L’agitation offensive qui refuse de se limiter exerce une pression beaucoup plus importante. Se trouvant confrontés à des mouvements généralisés et imprévisibles, comme la contre-culture des années 60 ou la révolte de Mai 1968 — des mouvements qui mettent tout en question, qui engendrent des contestations autonomes sur plusieurs fronts, qui menacent de se répandre partout dans la société et qui sont trop vastes pour être contrôlés par des chefs récupérables —, les dirigeants s’empressent d’améliorer leur image, de faire passer des réformes, d’augmenter les salaires, de libérer des prisonniers, d’accorder des amnisties, d’amorcer des pourparlers de paix ou d’autre chose, et en somme de faire tout ce qui leur semble nécessaire pour reprendre la situation en main. Ainsi, l’impossibilité de freiner la contre-culture américaine qui se propageait au coeur même de l’armée a probablement joué un rôle aussi important que le mouvement anti-guerre explicite pour imposer la fin de la guerre du Vietnam.

Le camp qui prend l’initiative détermine les conditions de la lutte. Tant qu’il continue à innover, il conserve le facteur surprise. “L’intrépidité constitue une véritable force créatrice. (...) Chaque fois que l’intrépidité rencontre la pusillanimité, les chances de succès sont nécessairement de son côté, la pusillanimité étant déjà elle-même une absence d’équilibre. Ce n’est que lorsqu’elle se heurte à la prudence réfléchie (...) qu’elle a le dessous.” (Clausewitz, De la Guerre). Mais il est bien rare de rencontrer de la prudence et de la réflexion chez ceux qui dirigent cette société. La plupart de ses processus de marchandisation, de spectacularisation et de hiérarchisation sont aveugles et automatiques : les marchands, les médias et les chefs ne font que suivre leur propre tendance à gagner de l’argent, à attirer des spectateurs ou à recruter des partisans.

La société spectaculaire est souvent victime de ses propres falsifications. Comme chaque strate de la bureaucratie essaye de se couvrir au moyen de statistiques mensongères, comme chaque “source d’informations” surenchérit sur les autres avec des nouvelles encore plus sensationnelles, et comme les États, les ministères et les compagnies privées, tous en concurrence, lancent leurs propres opérations de désinformation (se référer aux chapitres 16 et 30 des Commentaires sur la société du spectacle), il est difficile de comprendre ce qui arrive réellement, même pour un dirigeant exceptionnel ayant une certaine lucidité. Comme Debord l’a noté dans le même ouvrage, un État qui refoule la connaissance historique ne peut plus être conduit stratégiquement.

Avantages et limites de la non-violence

“Toute l’histoire du progrès de la liberté humaine nous montre que toutes les concessions faites à ses revendications sont dues à la lutte. (...) S’il n’y a pas de lutte, il n’y a pas de progrès. Ceux qui prétendent favoriser la liberté mais qui désapprouvent l’agitation, ceux-là veulent des récoltes sans labourer la terre. Ils veulent la pluie sans le tonnerre ni la foudre. Ils veulent l’océan sans son grondement épouvantable. La lutte peut être morale, ou elle peut être physique, ou elle peut être morale et physique à la fois ; mais il faut une lutte. Le pouvoir ne concède rien sans lutte. Il ne l’a jamais fait et il ne le fera jamais.” (Frederick Douglass)

Quiconque connaît un peu l’histoire sait que les sociétés ne changent pas sans rencontrer la résistance acharnée et souvent féroce des hommes de pouvoir. Si nos ancêtres n’avaient pas eu recours à la violence dans leur révolte, la plupart de ceux qui maintenant la déplorent vertueusement seraient toujours des serfs ou des esclaves.

Le fonctionnement ordinaire de cette société est bien plus violent que n’importe quelle réaction à son encontre pourra jamais l’être. Imaginez l’horreur que susciterait un mouvement radical qui exécuterait 20 000 adversaires. Au bas mot, c’est le nombre d’enfants que le système actuel laisse mourir de faim chaque jour. Les hésitations et les compromis laissent s’éterniser cette violence permanente, entraînant finalement mille fois plus de souffrances que n’en aurait occasionnées une seule révolution décisive.

Heureusement, une révolution moderne et véritablement majoritaire n’aura pratiquement pas besoin de recourir à la violence, sauf pour neutraliser les éléments de la minorité dirigeante qui essayeraient éventuellement de se maintenir au pouvoir par la force.

La violence n’est pas seulement indésirable en elle-même, elle engendre aussi la panique, qui rend les gens plus manipulables, et elle favorise l’organisation militariste, et donc hiérarchique. La non-violence va avec une organisation plus ouverte et plus démocratique, elle favorise le calme et la compassion, et elle tend à rompre le cycle de la haine et de la vengeance.

Il s’agit de ne pas en faire un fétiche. La réponse convenue : “Comment peut-on lutter pour la paix avec des méthodes violentes?” n’est pas plus logique que celle qui consisterait à dire à un homme qui se noie qu’il ne doit pas toucher l’eau. S’efforçant de résoudre des “malentendus” au moyen du dialogue, les pacifistes oublient que certains problèmes ont leurs sources dans des véritables conflits d’intérêts. Ils ont tendance à sous-estimer la malveillance des ennemis, tout en exagérant leur propre culpabilité, se réprimandant même pour leurs “sentiments violents”. Leur pratique de “porter témoignage”, même si elle a l’apparence d’une initiative personnelle, transforme en fait l’activiste en un objet passif, “encore une autre personne pour la paix” qui, comme un soldat, met son corps en première ligne, tout en renonçant à la recherche ou à l’expérimentation individuelles. Ceux qui veulent en finir avec l’idée que la guerre est passionnante et héroïque doivent dépasser une notion si craintive et servile de la paix. En mettant en avant la survie comme objectif, les militants pour la paix n’ont pas eu grand-chose à dire à ceux qui sont fascinés par l’anéantissement mondial précisément parce qu’ils en ont assez d’une vie quotidienne réduite à la seule survie, qui voient la guerre non pas comme une menace, mais plutôt comme la délivrance d’une vie d’ennui et de petites anxiétés incessantes.

Comme ils pressentent que leur purisme ne tiendra pas à l’épreuve des faits, les pacifistes, le plus souvent, restent volontairement dans une ignorance voulue des luttes sociales d’hier et d’aujourd’hui. Bien qu’ils soient souvent capables d’études très sérieuses et d’une discipline personnelle stoïque dans leurs pratiques spirituelles, ils semblent croire qu’une connaissance historique et stratégique du niveau du Reader’s Digest suffit à leurs velléités d’ “engagement social”. Tout comme quelqu’un qui pense éliminer les chutes en abolissant la loi de la pesanteur, ils trouvent plus simple d’envisager une lutte morale permanente contre “l’avidité”, “la haine”, “l’ignorance” ou “la bigoterie”, que de contester les structures sociales qui engendrent effectivement de tels maux. Ou bien, si l’on insiste, ils s’excusent en se plaignant que la contestation radicale est un terrain bien stressant. Elle l’est, effectivement, mais il est curieux d’entendre une telle objection de la part de gens qui prétendent que leurs pratiques spirituelles leur permettent de faire face aux problèmes avec détachement et équanimité.

Il y a une scène charmante dans La Case de l’oncle Tom : une famille de Quakers est en train d’aider des esclaves qui s’enfuient vers le Canada. Un poursuivant survient. Un des Quakers braque sur lui un fusil de chasse et dit : “Ami, on n’a pas besoin de toi ici!” Selon moi c’est là précisément le ton juste : être prêt à faire ce qu’il faut dans une situation donnée, mais sans se laisser emporter ni par la haine ni même par le mépris.

Il est normal de réagir contre les oppresseurs, mais ceux qui se laissent emporter par leurs réactions risquent de s’asservir moralement aussi bien que matériellement, en s’enchaînant à leurs maîtres par des “liens de haine”. La haine des patrons est en partie une projection de la haine de soi qu’on éprouve à cause de toutes les humiliations et de toutes les compromissions qu’on a acceptées. Sans se l’avouer, on se rend compte que les patrons n’existent finalement que parce que leurs serviteurs les tolèrent. Certes, la crasse tend à monter vers le haut. Mais la plupart des hommes du pouvoir n’agissent pas d’une manière très différente de ce que ferait n’importe quelle autre personne qui se trouverait dans la même position, avec les mêmes intérêts, les mêmes tentations, les mêmes craintes.

Les représailles peuvent apprendre aux forces de l’ennemi à vous respecter, mais elles risquent également de perpétuer les antagonismes. La clémence gagne parfois des ennemis à sa cause, mais dans d’autres cas elle ne fait que leur donner l’occasion de reprendre des forces et de repasser à l’attaque. Il n’est pas toujours facile de déterminer la meilleure politique dans telle ou telle circonstance. Les gens qui ont souffert sous des régimes spécialement brutaux veulent naturellement la punition des coupables. Mais une vengeance trop cruelle fait penser aux autres oppresseurs, présents ou à venir, qu’ils feront aussi bien de combattre jusqu’à la mort puisqu’ils n’ont rien à perdre.

Cependant, la plupart des gens, mêmes ceux qui ont été les plus compromis avec le système, auront plutôt tendance à suivre le vent. La meilleure manière de défendre la révolution, ce n’est pas d’aller exhumer de vieilles offenses ou de chercher à démasquer d’éventuelles trahisons, c’est d’étendre la révolte, de telle façon à ce que tout le monde soit attiré par elle.

3. Moments de vérité

“Dès que, révélant sa trame, la couverture mystique cesse d’envelopper les rapports d’exploitation et la violence qui est l’expression de leur mouvement, la lutte contre l’aliénation se dévoile et se définit l’espace d’un éclair, l’espace d’une rupture, comme un corps à corps impitoyable avec le pouvoir mis à nu, découvert dans sa force brutale et sa faiblesse (...) moment sublime où la complexité du monde devient tangible, cristalline, à portée de tous.” (Raoul Vaneigem, “Banalités de base”, I.S. n° 7)

Les causes des brèches sociales

Il est difficile d’énoncer des généralités concernant les causes immédiates des brèches radicales. Il y a toujours eu assez de bonnes raisons pour se révolter. Tôt ou tard des failles apparaissent et quelque chose doit lâcher. Mais pourquoi à tel moment plutôt qu’à tel autre ? Les révoltes se sont souvent produites lors de périodes de progrès social, alors que des conditions bien plus mauvaises avaient été endurées avec résignation. Si certaines révoltes ont été provoquées par le désespoir, d’autres ont été déclenchées par des incidents relativement insignifiants. Le mal enduré patiemment parce qu’on le considérait comme inévitable, peut se révéler insupportable dès qu’on conçoit l’idée de s’y soustraire. La mesquinerie d’une mesure répressive ou la sottise d’une bévue bureaucratique dévoile l’absurdité du système beaucoup mieux qu’une accumulation incessante de contraintes oppressives.

Le pouvoir du système est basé sur le fait que les gens croient impossible de s’y opposer. En temps normal cette croyance est bien fondée (celui qui transgresse les règles est vite puni). Mais l’illusion s’écroule dès que, pour une raison ou une autre, un assez grand nombre de gens commencent à ne plus respecter les règles, et qu’ils sont assez nombreux pour pouvoir le faire en toute impunité. Ce que l’on a cru naturel et inévitable se révèle arbitraire et absurde. “Quand personne n’obéit, personne ne commande.”

La difficulté, c’est de parvenir à ce stade. Si les gens sont peu nombreux à désobéir, il est facile de les isoler et de les réprimer. On fantasme souvent sur les choses merveilleuses qui seraient possibles “si seulement tout le monde se mettait d’accord pour faire telle ou telle chose au même moment”. Malheureusement, dans la plupart des cas, les mouvements sociaux ne se produisent pas ainsi. Un homme armé d’un pistolet à six coups peut tenir à distance cent personnes désarmées parce que chacun sait que les six premiers assaillants seront tués.

Bien sûr, il arrive que la fureur des gens soit telle qu’ils passent quand même à l’attaque en dépit du danger. Et il se peut que cette résolution les sauve, en convaincant ceux qui sont au pouvoir qu’il est plus sage de se rendre sans combattre que de périr écrasés par la haine que la répression aura engendrée. Mais plutôt que de se livrer à des actes désespérés, il est évidemment préférable de chercher des formes de lutte qui réduisent le risque au minimum, au moins jusqu’à ce que le mouvement ait pris suffisamment d’ampleur pour que la répression ne soit plus possible.

Les gens qui vivent sous des régimes particulièrement répressifs commencent naturellement par tirer profit de n’importe quel point de ralliement existant. En 1978 en Iran, les mosquées étaient le seul lieu où les gens pouvaient critiquer le régime du chah avec une certaine impunité. Par la suite, les manifestations énormes convoquées tous les 40 jours par Khomeiny ont apporté la sécurité du nombre. Khomeiny est devenu ainsi une figure de proue de l’opposition, reconnue par tout le monde, même par ceux qui n’étaient pas ses partisans. Mais tolérer un chef, quel qu’il soit, même en tant que symbole, ne peut être qu’une mesure temporaire qui doit être abandonnée aussitôt que des actions plus autonomes deviennent possibles, comme l’ont fait dès l’automne 1978 les ouvriers du pétrole qui se sont estimés assez forts pour se mettre en grève à des dates différentes de celles décidées par Khomeiny.

L’Église catholique a joué un rôle tout aussi ambigu dans la Pologne stalinienne : l’État s’est servi de l’Église pour contrôler le peuple, mais le peuple s’en est servi pour déjouer les manoeuvres de l’État.

Une orthodoxie fanatique est parfois le premier pas vers une affirmation plus radicale. Les intégristes islamiques ont beau être très réactionnaires, en prenant l’habitude de prendre en main les événements, ils compliquent tout retour à “l’ordre”. Ils pourraient même devenir véritablement radicaux s’ils perdaient leurs illusions, comme c’est arrivé pour quelques gardes rouges pendant la “révolution culturelle” chinoise. Alors que celle-ci n’était à l’origine qu’un stratagème de Mao pour déloger du pouvoir certains de ses rivaux bureaucrates, elle a conduit finalement à la rébellion incontrôlée de millions de jeunes qui prirent au sérieux sa rhétorique antibureaucratique.[13]

Les bouleversements de l’après-guerre

Si quelqu’un proclamait : “Je suis la personne la plus grande, la plus forte, la plus noble, la plus intelligente et la plus pacifique du monde”, il serait considéré comme odieux, à moins qu’il ne soit pris pour un dément. Mais s’il dit précisément les mêmes choses sur son pays, on le tient pour un patriote admirable. Le patriotisme est extrêmement séducteur parce qu’il offre une sorte de narcissisme par procuration, même aux plus démunis. L’affection teintée de nostalgie que les gens ressentent naturellement pour leur foyer et pour leur pays se transforme en culte aveugle de l’État. Leurs peurs et leurs ressentiments sont projetés sur les étrangers, et leurs aspirations à une communauté authentique sur la nation, qu’ils en arrivent à percevoir de manière mystique comme merveilleuse par essence, malgré tous ses défauts. (“Oui, il y a des problèmes en Amérique ; mais nous nous battons pour la véritable Amérique, pour tout ce qu’elle représente réellement.”) Il est presque impossible de résister à cette mentalité de troupeau mystique en cas de guerre, et elle étouffe alors pratiquement toute tendance radicale.


Le patriotisme a cependant parfois été un facteur déclencheur de luttes radicales. En 1956 en Hongrie, par exemple. Et même les guerres ont parfois abouti, par contrecoup, à des révoltes. Il arrive que ceux qui ont supporté la plus grande partie du fardeau militaire, au nom de la soi-disant liberté et de la soi-disant démocratie, réclament leur dû une fois qu’ils sont revenus chez eux. Ayant participé à une lutte historique et ayant pris l’habitude d’affronter les obstacles en les détruisant, ils inclinent sans doute dans une moindre mesure à considérer le statu quo comme éternel.

Les dislocations et les désillusions occasionnées par la Première Guerre mondiale ont abouti à des soulèvements partout en Europe. Si la deuxième guerre n’a pas produit les mêmes résultats, c’est parce que la radicalité authentique a été détruite dans l’intervalle par le stalinisme, le fascisme et le réformisme, parce que les justifications de la guerre données par les vainqueurs, quoique mensongères, étaient plus plausibles que d’habitude, les ennemis vaincus étant plus faciles à diaboliser que les fois précédentes, et parce que les vainqueurs ont pris soin de régler par avance le rétablissement de l’ordre pour l’après-guerre, l’Europe orientale étant livrée à Staline en échange de la docilité des Partis “communistes” français et italien et de l’abandon du Parti grec insurgé. La commotion mondiale provoquée par la guerre suffit quand même à ouvrir la voie à une révolution stalinienne autonome en Chine, que Staline ne voulait pas, parce qu’elle menaçait sa domination exclusive sur le “camp socialiste”, et à donner le branle aux mouvements anticolonialistes. Ce que ne souhaitaient évidemment pas les pouvoirs colonialistes européens, même si ceux-ci allaient finalement réussir à conserver les aspects les plus profitables de leur domination en optant pour le néo-colonialisme économique déjà adopté par les États-Unis.

Pour éviter une vacance de pouvoir à l’issue de la guerre, et pour mieux réprimer leur propre peuple, les dirigeants finissent souvent par collaborer avec leurs soi-disant ennemis. À la fin de la guerre franco-allemande de 1870, l’armée prussienne victorieuse contribua à l’encerclement de la Commune de Paris, facilitant ainsi son écrasement par les Versaillais. L’armée de Staline, avançant sur Varsovie en 1944, appela les habitants à se soulever, mais resta pendant plusieurs jours aux portes de la ville pendant que les Nazis anéantissaient les éléments indépendants qui auraient pu résister plus tard au stalinisme, et qui s’étaient ainsi découverts. On a vu récemment un scénario semblable à l’issue de la guerre du Golfe, quand après avoir appelé le peuple irakien à se soulever contre Saddam, l’armée américaine a massacré systématiquement les conscrits irakiens qui battaient en retraite et qui auraient été prêts à se révolter s’ils avaient pu regagner leur pays, alors qu’elle laissait toute latitude à la Garde républicaine, force d’élite de Saddam, pour écraser les soulèvements radicaux dans le nord et le sud de l’Irak.[14]

Dans les sociétés totalitaires, les griefs sont évidents mais la révolte est difficile. Dans les sociétés “démocratiques” les luttes sont plus faciles, mais les objectifs sont moins clairs. Contrôlés principalement par le biais d’un conditionnement subconscient ou par des forces immenses et apparemment incompréhensibles (“l’état de l’économie”), il nous est difficile d’appréhender notre situation. On nous conduit comme un troupeau de moutons dans la direction voulue, mais en nous laissant juste assez d’espace pour quelques divagations, afin que nous gardions une illusion d’indépendance.

Les tendances au vandalisme ou aux affrontements violents peuvent être comprises comme des tentatives de rompre cette abstraction désespérante, pour se colleter avec quelque chose de concret.

De même que la première organisation du prolétariat classique a été précédée, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, d’une époque de gestes isolés, “criminels”, visant à la destruction des machines de la production, qui éliminaient les gens de leur travail, on assiste en ce moment à la première apparition d’une vague de vandalisme contre les machines de la consommation, qui nous éliminent tout aussi sûrement de la vie. Il est bien entendu qu’en ce moment comme alors la valeur n’est pas dans la destruction elle-même, mais dans l’insoumission qui sera ultérieurement capable de se transformer en projet positif jusqu’à reconvertir les machines dans le sens d’un accroissement du pouvoir réel des hommes. [Internationale Situationniste n° 7]

(Notez bien cette dernière phrase. Le fait de signaler un symptôme de crise sociale, ou même de le justifier en tant que réaction compréhensible à l’oppression, n’implique pas forcément qu’on le recommande comme tactique.)

On pourrait énumérer bien d’autres conditions qui peuvent déclencher une situation radicale. Une grève peut s’étendre (Russie 1905) ; la résistance populaire à une menace réactionnaire peut déborder les cadres légaux (Espagne 1936) ; les gens peuvent profiter d’une libéralisation symbolique pour aller plus loin (Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968) ; les actions exemplaires de petits groupes peuvent catalyser un mouvement de masse (les premiers sit-in pour les droits civiques aux États-Unis, Mai 1968) ; une atrocité particulière peut être la goutte d’eau qui fait déborder le vase (Watts 1965, Los Angeles 1992) ; l’effondrement subit d’un régime peut laisser une vacance de pouvoir (Portugal 1974) ; une circonstance particulière peut rassembler un si grand nombre de gens dans un même endroit qu’il devient impossible de les empêcher d’exprimer leurs griefs et leurs aspirations (Tiananmen 1976 et 1989) ; etc.

Mais les crises sociales comportent tant d’impondérables qu’il est rarement possible de les prévoir, encore moins de les provoquer. En règle générale, il vaut mieux poursuivre la réalisation des projets qui nous paraissent les plus attirants, tout en restant vigilant de façon à reconnaître rapidement les développements nouveaux (dangers, tâches urgentes, occasions favorables) qui exigent la mise en oeuvre de tactiques nouvelles.

En attendant, nous pouvons passer à l’examen de quelques-unes des étapes décisives qu’on rencontre généralement dans des situations radicales.

L’effervescence des situations radicales

Une situation radicale est un réveil collectif. Cela peut aller de la simple réunion de quelques dizaines de personnes dans un quartier ou un atelier à une situation véritablement révolutionnaire qui en entraîne des millions. L’important n’est pas le nombre, mais le débat public et la participation de tous, tendant à dépasser toute limite. L’incident qui se situe à l’origine du Free Speech Movement (FSM, Mouvement pour la liberté de parole) en 1964 en est un exemple classique et particulièrement admirable. Des policiers étaient sur le point d’emmener un activiste pour les droits civiques qu’ils avaient arrêté sur le campus de l’Université à Berkeley. Quelques étudiants se sont assis devant la voiture de police. En quelques minutes des centaines d’autres ont suivi leur exemple, de sorte que la voiture fût encerclée et immobilisée. Pendant 32 heures, on a transformé le toit de la voiture en tribune pour un débat général. L’occupation de la Sorbonne en Mai 1968 a créé une situation encore plus radicale en attirant une grande partie de la population parisienne non-étudiante. Puis l’occupation des usines par les ouvriers dans tout le pays a créé une situation révolutionnaire.

Dans de telles situations, les gens s’ouvrent à de nouvelles perspectives, remettent en question leurs opinions, et commencent à y voir clair dans les escroqueries habituelles. Il arrive tous les jours que quelques personnes vivent des expériences qui les amènent à mettre en question le sens de leur vie. Mais dans une situation radicale, presque tout le monde le fait au même moment. Quand la machine s’immobilise, mêmes les rouages commencent à s’interroger sur leur fonction.

Les patrons sont ridiculisés. Les ordres ne sont pas respectés. Les séparations s’effondrent. Des problèmes individuels se transforment en questions publiques, tandis que des questions publiques qui semblaient lointaines et abstraites deviennent des questions pratiques et immédiates. L’ordre ancien est analysé, critiqué, moqué. Les gens apprennent plus de choses sur la société en une semaine que pendant des années passées à étudier les “sciences sociales” à l’université ou à se faire endoctriner par des campagnes à répétition de “sensibilisation” progressiste. Des expériences qui ont été longtemps refoulées refont surface.[15] Tout semble possible, et beaucoup de choses le deviennent effectivement. Les gens n’arrivent pas à croire qu’ils ont tant supporté auparavant, “en ce temps-là”. Même si l’issue finale est incertaine, ils considèrent souvent que l’expérience à elle seule vaut déjà la peine d’être vécue. “Pourvu qu’ils nous laissent le temps...” a dit un des graffitistes de Mai 1968, auquel deux autres ont répondu : “En tout cas pas de remords!” et “Déjà 10 jours de bonheur.”

Comme le travail s’arrête, la navette frénétique est remplacée par des promenades sans but, et la consommation passive par la communication active. Des étrangers entrent en conversation animée dans la rue. Les débats ne s’arrêtent jamais, des nouveaux venus remplaçant continuellement ceux qui partent pour se livrer à d’autres activités ou pour essayer de prendre un peu de sommeil, bien qu’ils soient généralement trop excités pour dormir longtemps. Tandis que certains succombent aux démagogues, d’autres commencent à faire leurs propres propositions ou à prendre leurs propres initiatives. Des spectateurs sont attirés dans le tourbillon et connaissent des transformations d’une rapidité étonnante. Un bel exemple observé en Mai 1968 : lors de l’occupation de l’Odéon par des foules radicales, le directeur administratif, consterné, se retira au fond de la scène. Mais après quelques minutes de réflexion, il fit quelques pas en avant et s’écria : “Maintenant que vous l’avez pris, gardez-le, ne le rendez jamais, brûlez-le plutôt!”

Certes, tout le monde n’est pas gagné tout de suite. Certains se cachent dans l’attente du reflux du mouvement, pour reprendre leurs possessions ou leurs positions, et se venger. D’autres hésitent, tiraillés entre l’envie et la peur du changement. Une brèche de quelques jours ne suffira peut-être pas pour rompre le conditionnement hiérarchique de toute une vie. L’interruption des habitudes et des routines peut être libératrice, mais elle peut aussi désorienter. Tout se passe si vite qu’il est facile de paniquer. Même si vous avez réussi à garder votre calme, et même si ça peut paraître évident après coup, il n’est pas facile sur le moment de saisir tous les facteurs essentiels, et de les saisir assez vite pour prendre les bonnes décisions. Une des principales ambitions de ce texte est d’indiquer certains scénarios courants, pour que les gens soient prêts à reconnaître les occasions qui se présentent et à en profiter quand il en est encore temps.

Les situations radicales sont ces moments rares où le changement qualitatif devient vraiment possible. Bien loin d’être anormales, elles laissent voir à quel point nous sommes, la plupart du temps, anormalement refoulés. À la lumière de celles-ci, notre vie “normale” ressemble au somnambulisme. Pourtant, parmi les nombreux livres qui ont été écrits sur les révolutions, il y en a peu qui ont vraiment quelque chose à dire sur de tels moments. Ceux qui traitent des révoltes modernes les plus radicales se limitent généralement à la seule description. S’ils évoquent parfois ce qu’on ressent à l’occasion de telles expériences, ils n’apportent rien quant aux tactiques à adopter. La plupart des études sur les révolutions bourgeoises ou bureaucratiques ont encore moins de pertinence. Dans ces révolutions, où les “masses” n’ont joué qu’un rôle secondaire en tant que forces d’appui pour une direction ou pour une autre, on peut, dans une large mesure, analyser leur mouvements comme ceux de masses physiques, en utilisant les métaphores familières du flux et du reflux de la marée, de l’oscillation du pendule entre la radicalité et la réaction, etc. Mais une révolution antihiérarchique exige que les gens cessent d’être des masses homogènes et manipulables, qu’ils dépassent la servilité et l’inconscience qui les rendent objets de telles prévisions mécanistes.

L’auto-organisation populaire

Dans les années 60, on pensait généralement que la meilleure façon de favoriser une telle démassification était de former des “groupes d’affinité”, c’est-à-dire des petites associations d’amis qui partagent des perspectives et un style de vie commun. Certes, de tels groupes présentent beaucoup d’avantages. Ils peuvent former un projet et le réaliser sans délai ; il est difficile de les infiltrer ; et ils peuvent se mettre en relation avec d’autres groupes du même genre quand c’est nécessaire. Mais même en laissant de côté les pièges divers dans lesquels la plupart des groupes affinitaires des années 60 sont vite tombés, il faut reconnaître qu’il y a des matières qui exigent des organisations de grande envergure. Et à moins qu’ils ne réussissent à s’organiser d’une manière qui rende les chefs superflus, les grands rassemblements vont vite revenir à une forme ou une autre d’acceptation de la hiérarchie.

Une des façons les plus simples pour commencer à organiser une grande assemblée, c’est de faire la liste de tous ceux qui veulent dire quelque chose, chacun étant libre de parler de ce qu’il veut pendant une durée précise (l’assemblée de la Sorbonne et le rassemblement autour de la voiture de police à Berkeley ont établi une limitation de trois minutes, et de temps en temps on accordait une prolongation par acclamation). Certains des orateurs proposeront des projets précis qui mèneront à la constitution de groupes plus petits et plus opérationnels (“Nous comptons, moi et quelques autres, faire telle chose. Si vous voulez y participer, vous pouvez nous rejoindre à tel endroit à telle heure”). D’autres soulèveront des questions qui se rapportent aux objectifs de l’assemblée, ou à son fonctionnement (Qui va y participer ? Avec quelle fréquence va-t-elle se réunir ? Comment va-t-on s’y prendre en cas de nouveaux développements urgents dans l’intervalle ? Qui sera chargé des tâches concrètes ? Avec quel degré de responsabilité?). Dans ce processus, les participants reconnaîtront vite ce qui marche et ce qui ne marche pas, dans quelle mesure il faut rendre obligatoires et contrôler les mandats des délégués, si on a besoin d’un président pour faciliter le débat et pour que tout le monde ne parle pas en même temps, etc. Bien des modes d’organisation sont possibles. L’essentiel, c’est que toutes les questions restent transparentes et soient traitées de manière démocratique et participative, que toute tendance hiérarchique ou manipulatrice soit immédiatement démasquée et rejetée.

Malgré sa naïveté, ses confusions et l’absence de contrôle rigoureux sur ses délégués, le FSM est un bon exemple des tendances spontanées vers l’auto-organisation pratique qui apparaissent dans une situation radicale. Une vingtaine de comités se sont formés pour coordonner l’impression, les communiqués de presse, l’assistance judiciaire, pour trouver de la nourriture, des haut-parleurs et d’autres choses utiles, ou pour réunir les volontaires qui avaient signalé leurs compétences et leur disponibilité. Au moyen de réseaux téléphoniques (chacun appelle dix autres, dont chacun doit appeler à son tour dix autres...), il était possible de contacter à bref délai plus de vingt mille étudiants.

Mais au-delà des questions d’efficacité pratique, les révoltés enfonçaient toute la façade spectaculaire et goûtaient un peu de la vie réelle, de la communauté réelle. Un des participants a estimé qu’en l’espace de quelques mois il est parvenu à connaître, ne fût-ce que vaguement, deux ou trois mille personnes ; et cela dans une université qui était connue pour avoir “transformé les gens en numéros”. Un autre participant a écrit d’une manière émouvante : “Affrontant une institution apparemment destinée à nous frustrer en dépersonnalisant et en bloquant la communication, une institution qui manquait d’humanité, de grâce et de sensibilité, nous avons trouvé, s’épanouissant en nous-mêmes, la présence dont nous déplorions au fond l’absence.”[16]

Une situation radicale doit prendre de l’ampleur, ou s’effondrer. Dans certains cas exceptionnels, un lieu particulier peut servir de base permanente, de foyer pour la coordination, ou de refuge contre la répression. Sanrizuka, zone rurale près de Tokyo qui fut occupée par les agriculteurs dans les années 70 pour bloquer la construction d’un nouvel aéroport, a été défendue avec tant d’acharnement et tant de succès pendant des années qu’elle est devenue le quartier général de nombreuses luttes en cours dans tout le pays. Mais un lieu fixe favorise la manipulation, la surveillance et la répression, et le fait d’y être cloué pour le défendre interdit la liberté de mouvement. Les situations radicales se caractérisent toujours par une circulation intense. Alors qu’un certain nombre de gens convergent sur les endroits clé à l’affût des événements, d’autres se déploient de là dans toutes les directions pour étendre la contestation à d’autres régions.

Une mesure simple mais essentielle dans n’importe quelle action radicale, c’est que les participants communiquent ce qu’ils font réellement, et disent pourquoi ils le font. Même s’ils n’ont pas fait grand-chose, une telle communication est exemplaire en elle-même : elle relance le jeu sur une plus large échelle, incite à élargir la participation, et permet en outre de réduire les méfaits des rumeurs et des informations médiatiques, ainsi que l’influence des porte-parole autoproclamés.

Cette communication représente également un pas essentiel vers l’auto-clarification. La proposition d’envoyer un communiqué commun entraîne des choix concrets : Avec qui voulons-nous communiquer ? Dans quel but ? Qui s’intéresse à ce projet ? Qui est d’accord avec cette déclaration ? Qui n’est pas d’accord ? Sur quels points ? Tout cela peut mener à une polarisation, dans la mesure où les gens envisagent les développements possibles de la situation, se mettent au clair, et se regroupent avec ceux qui pensent comme eux pour poursuivre divers projets.

Une telle polarisation clarifie la situation pour tout le monde. Chaque tendance reste libre de s’exprimer et de mettre ses idées en pratique, et les résultats peuvent se distinguer plus clairement que si des stratégies contradictoires étaient confondues dans des compromis où tout est réduit au plus petit dénominateur commun. Quand les gens prendront conscience de la nécessité de se coordonner, ils le feront. En attendant, la prolifération d’individus autonomes est bien plus fructueuse que cette “unité” superficielle et ordonnée d’en haut à laquelle nous appellent sans relâche les bureaucrates.

Le nombre rend parfois possible des actions qui seraient imprudentes pour des individus isolés. Et certaines actions collectives (des grèves ou des boycotts, par exemple) exigent que les gens agissent à l’unisson, ou au moins qu’ils n’aillent pas à l’encontre d’une décision majoritaire. Mais des individus ou des petits groupes peuvent se charger directement de beaucoup de choses. Mieux vaut battre le fer pendant qu’il est chaud que perdre son temps à essayer de réfuter les objections de masses de spectateurs qui restent encore sous l’emprise des manipulateurs.

Les situationnistes en Mai 1968

Les petits groupes sont bien en droit de choisir leurs propres membres. Des projets précis peuvent exiger des capacités précises ou un accord étroit entre les participants. Par contre, une situation radicale ouvre des possibilités plus grandes à un plus grand nombre. En simplifiant les questions essentielles et en permettant de dépasser les séparations habituelles, elle rend des masses de gens ordinaires capables de réaliser des tâches qu’ils auraient été incapables de seulement imaginer la semaine précédente. De toute façon, seules les masses auto-organisées peuvent réaliser de telles tâches, personne ne peut le faire à leur place.

Quel est le rôle des minorités radicales dans une telle situation ? Il est clair qu’elles ne doivent pas prétendre représenter ou conduire le peuple. Mais par contre il est absurde de déclarer, au motif qu’il faut éviter la hiérarchie, qu’elles doivent immédiatement “se dissoudre dans les masses” et cesser d’exprimer leurs propres vues ou de mettre en oeuvre leurs propres projets. Elles ne doivent pas faire moins que les individus ordinaires qui font partie de ces “masses”, qui doivent exprimer leurs vues et mettre en oeuvre leurs projets, faute de quoi rien n’arriverait jamais. En pratique, les radicaux qui prétendent craindre de “dire aux gens ce qu’ils doivent faire”, ou “d’agir à la place des travailleurs”, finissent généralement soit par ne rien faire, soit par déguiser la répétition interminable de leur idéologie en “comptes rendus des discussions entre quelques travailleurs”.

La pratique des situationnistes et des Enragés en Mai 1968 fut bien plus lucide et bien plus franche. Pendant les premiers jours de l’occupation de la Sorbonne (du 14 au 17 mai) ils ont exprimé clairement leurs vues sur les tâches de l’assemblée et du mouvement en général. Un des Enragés, René Riesel, fut élu au premier Comité d’occupation. Comme les autres délégués, il fut réélu le lendemain.

Riesel et un des délégués — il semble que tous les autres se soient esquivés sans respecter leurs engagements — ont essayé de mettre en pratique les deux mesures qu’ils avaient préconisées, à savoir le maintien de la démocratie totale à la Sorbonne et la diffusion la plus large des appels à l’occupation des usines et à la formation de conseils ouvriers. Mais à partir du moment où l’assemblée eut toléré à de nombreuses reprises que son Comité d’occupation soit foulé aux pieds par diverses bureaucraties gauchistes non élues, et puisqu’elle refusait de reprendre à son compte l’appel pour les conseils ouvriers (refusant ainsi d’encourager les ouvriers à faire ce que cette assemblée faisait déjà à la Sorbonne), les Enragés et les situationnistes l’ont quitté pour continuer leur agitation de façon indépendante.

Il n’y avait rien de contraire à la démocratie dans ce départ. L’assemblée de la Sorbonne restait libre de faire comme bon lui semblait. Mais puisqu’elle ne daignait pas répondre aux tâches urgentes imposées par la situation et qu’elle contredisait même ses propres prétentions à la démocratie, les situationnistes estimèrent qu’elle ne pouvait plus être considérée comme une plaque tournante du mouvement. Leur diagnostic fut confirmé par l’écroulement ultérieur du semblant même de démocratie participative qui existait à la Sorbonne : après leur départ, l’assemblée ne connaîtra plus d’élections et reviendra à la forme gauchiste typique, à savoir la direction par des bureaucrates auto-désignés, suivis par des masses passives.

Alors que ces événements se déroulaient entre quelques milliers de gens à la Sorbonne, des millions de travailleurs occupaient leurs usines partout dans le pays (d’où l’absurdité de qualifier Mai 1968 de “mouvement étudiant”). Les situationnistes, les Enragés et quelques dizaines d’autres révolutionnaires conseillistes constituèrent le Conseil pour le Maintien des Occupations (C.M.D.O.), dans le but d’encourager ces travailleurs à se passer des bureaucrates syndicaux et à se mettre directement en relation pour réaliser les possibilités radicales qui étaient en germes dans leur action.[17]

L’ouvriérisme est dépassé, mais la position des ouvriers est toujours centrale

“L’indignation vertueuse est un stimulant puissant, mais un régime dangereux. Gardez à l’esprit l’ancien proverbe : ‘La colère est mauvaise conseillère’. (...) Quand votre sympathie est émue par les souffrances de personnes dont vous ne savez rien sauf qu’elles sont maltraitées, votre indignation généreuse leur attribue toutes sortes de vertus, et toutes sortes de vices à ceux qui les oppriment. Mais la vérité brutale, c’est que les gens maltraités sont pires que les gens bien traités.” (George Bernard Shaw, Guide de la Femme intelligente en présence du socialisme et du capitalisme)

“Nous abolirons les esclaves parce que nous ne pouvons en supporter la vue.” (Nietzsche)

Lutter pour la libération n’implique pas qu’on doive porter de l’estime aux opprimés. L’injustice dernière de l’oppression sociale, c’est qu’elle a plus de chances d’avilir les victimes que de les ennoblir.

Une bonne part de la rhétorique gauchiste traditionnelle découle de notions dépassées sur les mérites du travail : les bourgeois sont mauvais parce qu’ils ne se livrent pas à un travail productif, tandis que les braves prolétaires, eux, méritent le fruit de leur travail, etc. Comme le travail est devenu toujours moins nécessaire et ses finalités toujours plus absurdes, cette perspective a perdu tout son sens (en supposant qu’elle en ait jamais eu). Il ne s’agit pas de glorifier le prolétariat, mais de l’abolir.

Après un siècle de démagogie gauchiste, la vieille terminologie radicale peut paraître périmée, mais cela n’implique pas que la domination de classe ait disparue. Le capitalisme moderne, tout en supprimant progressivement une partie du travail ouvrier et en jetant des secteurs entiers de la population dans le chômage endémique, a prolétarisé pratiquement tous les autres. Les cols blancs, les techniciens et même les professionnels libéraux qui s’enorgueillissaient autrefois de leur indépendance (médecins, scientifiques, savants, hommes de lettres) sont de plus en plus soumis aux impératifs commerciaux les plus triviaux et même à une réglementation qui évoque la chaîne de montage dans les usines.

Moins de 1 % de la population mondiale possède 80 % de la terre. Même aux États-Unis, pays qui se prétend égalitaire, les disparités économiques sont extrêmes, et le deviennent chaque jour un peu plus. Il y a vingt ans, le salaire moyen d’un PDG était 35 fois plus important que celui d’un ouvrier. Il est maintenant 120 fois plus important.[18] Il y a vingt ans, le 0,5 % de la population américaine le plus riche possédait 14 % de la propriété privée. Il en possède maintenant 30 %. Mais de tels chiffres ne suffisent pas à prendre la mesure de l’étendue du pouvoir de cette élite. Dans les classes moyennes ou inférieures, le salaire suffit à peine à couvrir les dépenses quotidiennes, ne laissant rien, ou presque rien, pour des investissements susceptibles de conférer du pouvoir social. À cause de l’apathie de la masse de petits actionnaires non organisés, un magnat peut contrôler une société commerciale avec seulement 5 ou 10 pour cent des actions, et exercer ainsi autant de pouvoir que s’il la possédait complètement. Et il suffit de quelques grandes sociétés commerciales, dont les conseils d’administration s’entendent entre eux et avec les hautes sphères de l’État, pour acheter, ruiner ou marginaliser les petits concurrents indépendants et dominer effectivement les médias et les politiciens qui sont aux postes clé.

Le spectacle de la prospérité des classes moyennes a dissimulé cette réalité, surtout aux États-Unis où, à cause de l’histoire particulière de ce pays (et malgré la violence des combats ouvriers du passé), les gens sont plus ignorants des divisions de classes que dans n’importe quelle autre région du monde. La grande diversité des ethnies et la multitude de stratifications intermédiaires ont estompé la distinction fondamentale entre le sommet et la base. Les Américains possèdent tant de marchandises qu’ils ne se rendent pas compte que quelqu’un d’autre possède la société entière. À part ceux qui sont vraiment au bas de l’échelle, forcément plus lucides, ils supposent généralement que la pauvreté est la faute des pauvres ; que toute personne entreprenante trouvera un moyen de réussir ; et que si l’on ne peut gagner sa vie dans une région, on peut toujours prendre un nouveau départ ailleurs. Il y a un siècle, quand il était encore facile de partir plus à l’ouest, cette croyance avait un certain fondement. Les spectacles qui entretiennent toujours la nostalgie de la vieille frontière empêchent de se rendre compte que les conditions actuelles sont bien différentes et qu’il n’y a plus de régions nouvelles vers lesquelles nous pourrions nous échapper.

Les situationnistes ont parfois employé le terme prolétariat (ou plus précisément, le nouveau prolétariat) dans un sens élargi, pour désigner toute personne “qui n’a aucun pouvoir sur l’emploi de sa vie et qui le sait”. Cet usage n’est peut-être pas très précis, mais il a le mérite de souligner le fait que la société est toujours une société de classe, et que la division fondamentale est toujours celle qui sépare la petite minorité qui possède et contrôle tout, et la grande majorité qui n’a rien à échanger que sa force de travail. Dans certains contextes il peut être préférable d’employer d’autres termes, tels que “le peuple”, mais certainement pas si cela aboutit à mettre dans le même sac les exploiteurs et les exploités.

Il ne s’agit pas de mythifier les salariés, qui représentent souvent un des secteurs les plus ignorants et les plus réactionnaires de la société, comme on pouvait s’y attendre étant donné que le spectacle s’emploie en permanence à les maintenir dans un état d’illusions. Il ne s’agit pas non plus de compter les points pour savoir qui est le plus opprimé. Il faut contester toutes les formes d’oppression, et tout le monde peut y contribuer — femmes, jeunes, chômeurs, minorités, lumpens, bohèmes, paysans, classes moyennes, voire des renégats de l’élite dirigeante. Mais aucune de ces catégories ne peut parvenir à se libérer définitivement sans abolir la production marchande et le salariat, fondements matériels de toutes ces oppressions. Et cette abolition ne peut être réalisée que par l’auto-abolition collective du prolétariat. Les salariés sont les seuls en mesure non seulement d’arrêter le système, mais aussi de tout relancer de manière fondamentalement différente.[19]

Il ne s’agit pas non plus d’accorder des privilèges à qui que ce soit. Si les travailleurs des secteurs vitaux (alimentation, transports, communications, etc.) parviennent à rejeter leurs chefs, qu’ils soient capitalistes ou syndicalistes, et à entamer l’autogestion de leurs propres activités, ils n’auront évidemment aucun intérêt à conserver le “privilège” de faire tout le travail. Ils auront tout intérêt, au contraire, à inviter les non-travailleurs et les travailleurs des secteurs dépassés (judiciaires, militaires, marchands, publicitaires, etc.) à les rejoindre, dans le but de réduire et de transformer la part du travail nécessaire. Tous participeront aux décisions. Seuls seront exclus ceux qui restent sur la touche en revendiquant des privilèges.

Le syndicalisme et le conseillisme traditionnels ont eu trop tendance à admettre la division du travail existante, comme si la vie dans une société post-révolutionnaire devait continuer à tourner autour de travaux (et de lieux de travail) fixes. Cette division serait vite dépassée, et elle se réduit déjà de plus en plus dans la société actuelle. Comme la plupart des gens ont des emplois absurdes et souvent seulement temporaires, avec lesquels ils ne s’identifient aucunement, et que beaucoup d’autres ont des emplois non salariés, les questions concernant le travail ne sont plus qu’un aspect d’une lutte plus générale.

Au début d’un mouvement, on peut admettre que des travailleurs se présentent comme tels (“Nous, les travailleurs de telle entreprise, avons occupé notre usine dans tel but. Nous exhortons les travailleurs d’autres secteurs à faire de même”). Cependant, le but ultime n’est pas l’autogestion des entreprises existantes. La gestion des médias par ceux qui par hasard y travaillent, par exemple, serait presque aussi arbitraire que la gestion actuelle par ceux qui les possèdent. La gestion par les travailleurs de leurs conditions de travail devra se combiner avec la gestion par la communauté des questions d’une importance générale. Les ménagères et d’autres gens qui travaillent dans des situations relativement isolées auront besoin de développer leurs propres formes d’organisation pour pouvoir faire valoir leurs intérêts particuliers. Mais les éventuels conflits d’intérêts entre “producteurs” et “consommateurs” seront vite dépassés quand tout le monde s’engagera directement des deux côtés, quand les conseils ouvriers se mettront en relation avec les conseils de quartier et de ville, et quand les postes de travail fixes dépériront du fait du dépassement de la plupart des métiers, de la réorganisation de ceux qui subsistent, et d’un système de rotation (y compris quant au ménage et aux soins aux enfants).

Les situationnistes avaient certainement raison de lutter pour la formation des conseils ouvriers lors des occupations d’usines en Mai 1968. Mais il faut constater que ces occupations furent déclenchées par les actions des jeunes dont la plupart n’étaient pas des ouvriers. Après 1968 les situationnistes sont tombés dans une sorte d’ouvriérisme, voyant la prolifération des grèves sauvages comme le principal indicateur des possibilités révolutionnaires, et prêtant moins d’attention aux développements sur d’autres terrains. En réalité, il arrive souvent que des ouvriers qui sont à peine radicaux ne se jettent dans des luttes sauvages que parce qu’ils y sont forcés par la trahison flagrante de leurs syndicats, tandis que d’autres gens résistent au système par d’autres moyens que les grèves (y compris, et d’abord en esquivant autant que possible le salariat). Les situationnistes avaient raison de reconnaître l’autogestion collective et la “subjectivité radicale” individuelle comme des aspects complémentaires et également essentiels du projet révolutionnaire. S’ils n’ont pas réussi à réunir complètement ces deux aspects, ils les ont rapprochés bien mieux que les surréalistes qui, pour lier la révolte culturelle et la révolte politique, n’ont su qu’adhérer à une version ou à une autre de l’idéologie bolchevique.[20]

Grèves sauvages et sur le tas

Les grèves sauvages offrent certes des possibilités intéressantes, surtout si les grévistes occupent leur lieu de travail. L’occupation ne leur apporte pas seulement plus de sécurité (elle empêche des lock-outs, les machines et les produits servent d’otages contre la répression), elle permet aussi l’union de tous les travailleurs, ce qui facilitent l’autogestion de la lutte et suggère la notion de l’autogestion de la société entière.

Une fois que le fonctionnement habituel s’arrête, l’ambiance change du tout au tout. Un lieu de travail terne peut se transformer en un espace presque sacré qu’on protège ardemment contre l’intrusion profane des patrons ou de la police. Un témoin de la grève sur le tas de 1937 à Flint dans le Michigan a décrit les grévistes comme “des enfants jouant un jeu nouveau et fascinant ; ils ont fait un palais de ce qui a été leur prison” (Sit-Down : The General Motors Strike of 1936–1937 de Sidney Fine). Bien que l’objectif de cette grève fût simplement de gagner le droit de former leur propre syndicat, son organisation était quasiment conseilliste. Pendant les six semaines durant lesquelles ils ont habité leur usine, en transformant les sièges de voiture en lits et les voitures en armoires, une assemblée générale des 1200 ouvriers s’est réunie deux fois par jour pour prendre toutes les décisions concernant l’alimentation, le nettoyage, les renseignements, l’éducation, les revendications, la communication, la sécurité, la défense, le sport et les divertissements, et élire des comités responsables et fréquemment révoqués pour faire exécuter leurs résolutions. Il y avait même un “comité des rumeurs” qui se chargeait de neutraliser la désinformation en remontant à la source de toute rumeur pour vérifier sa véracité. À l’extérieur de l’usine les femmes des grévistes s’occupaient de la nourriture et de l’organisation des piquets, de la publicité, et des liaisons avec les travailleurs des autres villes. Les plus audacieuses avaient constitué une Brigade féminine d’urgence qui prévoyait de s’interposer en cas d’attaque de la police : “Si les gendarmes veulent tirer, ils seront forcés de tirer d’abord sur nous.”

Malheureusement, bien que les travailleurs occupent toujours des positions clé dans certains domaines essentiels (services publics, communications, transports), ils ont beaucoup moins de prise qu’autrefois dans de nombreux autres. Les compagnies multinationales ont généralement des stocks importants et elles peuvent facilement attendre, ou au besoin transférer leurs productions dans d’autres pays, alors qu’il est difficile pour les travailleurs de tenir bon sans leurs salaires. Bien des grèves aujourd’hui ne menacent rien d’essentiel, elles ne sont que des supplications pour obtenir l’ajournement de la fermeture d’industries obsolètes qui perdent de l’argent. Donc, bien que la grève reste la principale tactique ouvrière, les travailleurs doivent aussi inventer d’autres formes de luttes et trouver des moyens de créer des liens avec les luttes qui se déroulent sur d’autres terrains.

Grèves de consommateurs

Tout comme les grèves ouvrières, l’efficacité des grèves de consommateurs (les boycotts) dépend à la fois de la pression qu’elles arrivent à imposer et du soutien populaire qu’elles arrivent à s’assurer. Il y a tant de boycotts pour tant de causes différentes qu’à moins de se baser sur un argument moral irréfutable, la plupart vont à l’échec. Comme on le constate généralement dans les luttes sociales, les boycotts les plus efficaces sont ceux où les gens luttent directement pour eux-mêmes, tels que les premiers boycotts pour les droits civiques dans le sud des États-Unis, ou les mouvements d’ “auto-réduction” en Italie et ailleurs, qui ont vu des communautés entières décidées à ne payer qu’un pourcentage convenu des tarifs des transports ou des services publics. Une grève de loyer est une action particulièrement simple et puissante, mais il est difficile de parvenir à l’unité nécessaire pour la déclencher, sauf parmi ceux qui n’ont rien à perdre. Ce qui explique pourquoi les défis les plus exemplaires lancés au fétiche de la propriété privée ont été jusqu’à maintenant le fait de squatters sans abri.

Une autre tactique intéressante, qui peut être considérée comme une sorte de “contre-boycottage”, est de soutenir collectivement une institution populaire menacée. Faire une collecte de fonds pour soutenir une école, une bibliothèque ou une institution alternative est assez banal, mais de tels mouvements engendrent parfois un débat public salutaire. En 1974 en Corée de Sud, des journalistes en grève ont pris possession d’un grand journal et se sont mis à publier des révélations sur les mensonges du gouvernement et sur la répression. Pour essayer de ruiner le journal sans être obligé de le supprimer ouvertement, le gouvernement a fait pression sur toutes les grandes entreprises pour qu’elles lui suppriment leurs budgets publicitaires. Le public a répondu en achetant des milliers d’annonces individuelles, utilisant cet espace pour des déclarations personnelles, des poèmes, des citations de Thomas Paine, etc. Bientôt cette “Tribune pour le soutien de la liberté de parole” a rempli plusieurs pages dans chaque numéro et le tirage a sensiblement augmenté, jusqu’à ce que le journal soit finalement supprimé.

Mais les luttes de consommateurs sont limitées par le fait que ceux-ci se trouvent du côté récepteur du cycle économique : ils peuvent exercer une certaine pression par des protestations, des boycotts ou des émeutes, mais ils ne contrôlent pas les mécanismes de production. Dans les événements de Corée précités, par exemple, c’est seulement la prise du journal par les travailleurs qui a permis la participation du public.

Une forme de lutte ouvrière particulièrement intéressante et exemplaire est celle qui est parfois appelée grève sociale ou grève de gratuité, dans laquelle les gens continuent leur travail mais selon des modalités qui préfigurent un ordre social libre : des ouvriers distribuant gratuitement les biens qu’ils ont produits, des vendeurs faisant payer aux clients moins cher que le prix affiché, des employés des transports laissant les gens circuler sans payer. En février 1981, 11 000 téléphonistes ont occupé leurs centraux partout dans la province canadienne de la Colombie britannique et se sont acquittés gratuitement de tous les services pendant six jours, avant d’être convaincus de cesser l’occupation par des manoeuvres de leur syndicat. Ils ont obtenu gain de cause concernant plusieurs de leurs revendications, et ils semblent en outre avoir vécu un moment merveilleux.[21] On peut imaginer des moyens d’aller plus loin et devenir plus sélectif, en bloquant les appels commerciaux ou ceux du gouvernement, par exemple, tout en laissant passer gratuitement les appels personnels. Les postiers pourraient faire de même avec le courrier, les employés du transport pourraient continuer à acheminer les biens nécessaires tout en refusant de transporter les gendarmes et les soldats, etc.

Ce qui aurait pu arriver en Mai 1968

Mais ce genre de grève n’aurait aucun sens pour cette grande majorité des travailleurs dont le travail ne sert aucun but rationnel. Le mieux pour eux est de dénoncer publiquement l’absurdité de leur travail, comme l’ont fait joliment quelques publicitaires en Mai 1968. D’ailleurs, même le travail utile est souvent si parcellisé que les groupes des travailleurs isolés ne peuvent pas procéder par eux-mêmes à beaucoup de changements. Et même la petite minorité qui se trouve par hasard dans la production des produits finis et commercialisables reste généralement dépendante des réseaux de la finance et de la distribution, comme c’était le cas pour les ouvriers qui en 1973 ont pris possession de la société Lip en faillite afin de la faire fonctionner pour leur propre compte. Dans les cas exceptionnels où ces ouvriers parviennent à réussir malgré tout, ils ne deviennent qu’une entreprise capitaliste de plus, et le plus souvent leurs innovations autogestionnaires n’aboutissent qu’à rationaliser la production au profit des propriétaires. Un “Strasbourg des usines” pourrait se produire si des ouvriers se trouvant dans une situation semblable à celle des Lip utilisaient les moyens à leur disposition pour aller plus loin que ces derniers, qui ne luttaient que pour sauver leur emploi, en appelant tous les autres à les rejoindre dans le projet du dépassement du système de la production marchande et du salariat. Mais c’est peu probable en l’absence d’un mouvement assez étendu pour élargir les perspectives et pour contrebalancer les risques — comme en Mai 1968, avec l’occupation de pratiquement toutes les usines du pays :

Si, dans une seule grande usine, entre le 16 et le 30 mai, une assemblée générale s’était constituée en Conseil détenant tous les pouvoirs de décision et d’exécution, chassant les bureaucrates, organisant son auto-défense et appelant les grévistes de toutes les entreprises à se mettre en liaison avec elle, ce dernier pas qualitatif franchi eût pu porter le mouvement tout de suite à la lutte finale dont il a tracé historiquement toutes les directives. Un très grand nombre d’entreprises aurait suivi la voie ainsi découverte. Immédiatement, cette usine eût pu se substituer à l’incertaine et, à tous égards, excentrique Sorbonne des premiers jours, pour devenir le centre réel du mouvement des occupations : de véritables délégués des nombreux conseils existant déjà virtuellement dans certains bâtiments occupés, et de tous ceux qui auraient pu s’imposer dans toutes les branches de l’industrie, se seraient ralliés autour de cette base. Une telle assemblée eût pu alors proclamer l’expropriation de tout le capital, y compris étatique ; annoncer que tous les moyens de production du pays étaient désormais la propriété collective du prolétariat organisé en démocratie directe ; et en appeler directement — par exemple, en saisissant enfin quelques-uns des moyens techniques des télécommunications — aux travailleurs du monde entier pour soutenir cette révolution. Certains diront qu’une telle hypothèse est utopique. Nous répondrons : c’est justement parce que le mouvement des occupations a été objectivement, à plusieurs instants, à une heure d’un tel résultat, qu’il a répandu une telle épouvante, lisible par tous sur le moment dans l’impuissance de l’État et l’affolement du parti dit communiste, et depuis dans la conspiration du silence qui est faite sur sa gravité. [Internationale Situationniste n° 12]

Ce qui l’a empêché, ce furent surtout les syndicats, notamment la C.G.T., dominée par le Parti communiste. Inspirés par la jeunesse révoltée qui a combattu la police dans la rue et occupé la Sorbonne et d’autres bâtiments publics, dix millions de travailleurs ont méprisé les objections de leurs syndicats et occupé presque toutes les usines du pays, et nombre de bureaux, inaugurant ainsi la première grève générale sauvage de l’histoire. Mais ces ouvriers, qui pour la plupart n’avaient pas une notion bien claire de ce qu’il fallait faire par la suite, ont permis finalement à la bureaucratie syndicale de s’insérer dans le mouvement qu’elle voulait empêcher. Les bureaucrates ont mobilié toutes leurs forces à freiner et fragmenter le mouvement, appelant à des grèves courtes et symboliques, constituant des organisations “de base” formés exclusivement de fidèles militants du Parti, prenant le contrôle des systèmes de sonorisation, truquant les élections dans le sens d’un retour au travail, et surtout, sous le prétexte de “se protéger contre des provocateurs extérieurs”, fermant les portes des usines pour que les ouvriers restent isolés les uns des autres ainsi que des autres insurgés. Les syndicats ont alors commencé les pourparlers avec les patrons et le gouvernement pour obtenir des augmentations de salaires et de congés payés. Cette aumône fut rejetée énergiquement par une grande majorité d’ouvriers qui comprennaient, ne serait-ce que confusément, qu’un changement plus radical était à l’ordre du jour. Début juin, la présentation par De Gaulle de l’alternative élections ou guerre civile réussit finalement à intimider la plupart d’entre eux et à leur faire reprendre le travail. Ils furent quelques-uns à résister à cette intimidation, mais leur isolement permit aux syndicats de prétendre devant chaque groupe de travailleurs que tous les autres avaient repris le travail, de sorte que, se croyant seuls, ils abandonnèrent la lutte.

Les méthodes de la confusion et de la récupération

Quand les pays développés connaissent une situation radicale comme en Mai 1968, les dirigeants comptent habituellement sur la confusion, les concessions, les couvre-feux, les diversions, la désinformation, la fragmentation, pour détourner, diviser ou récupérer l’opposition, ne recourant à la répression physique ouverte qu’en dernier ressort. Ces méthodes, subtiles ou risibles,[22] sont si nombreuses que nous ne pouvons ici qu’en indiquer quelques-unes.

Une méthode courante pour créer la confusion est de projeter les diverses positions en présence sur un schéma linéaire de type gauche contre droite : si vous êtes opposé à un camp, vous devez obligatoirement être en faveur de l’autre. Le spectacle de l’opposition “communisme contre capitalisme” a joué ce rôle pendant plus d’un demi-siècle. Depuis l’écroulement récent de cette farce, la tendance est plutôt de déclarer qu’il existe un consensus mondial centriste et pragmatique, face auquel toute opposition est mise dans le même sac que les “extrémismes” fanatiques (fascisme ou fanatisme religieux à droite, terrorisme ou “anarchie” à gauche).

J’ai déjà évoqué ci-dessus une des façons de diviser pour mieux régner, qui consiste à encourager la fragmentation du camp des exploités en une multitude d’identités étroites qu’on peut manipuler pour les opposer les unes aux autres. Inversement, des classes opposées peuvent être réunies par l’hystérie patriotique et par d’autres moyens. Les fronts populaires, les fronts unis et d’autres coalitions du même genre servent à obscurcir les conflits fondamentaux au nom de l’opposition à un ennemi commun (bourgeoisie + prolétariat contre un régime réactionnaire ; couches militaires-bureaucratiques + paysans contre la domination étrangère). Dans de telles coalitions, le groupe dominant dispose généralement des ressources matérielles et idéologiques pour maintenir son contrôle sur le groupe dominé, qui est incité à remettre à plus tard l’action auto-organisée pour ses propres intérêts. Après la victoire sur l’ennemi commun, le groupe dominant a déjà eu le temps de consolider son pouvoir pour écraser les éléments radicaux du groupe subordonné, souvent par une nouvelle alliance avec des éléments issus du parti de l’ennemi vaincu.

Tout vestige de hiérarchie dans un mouvement radical sera utilisé pour le diviser et le saper. S’il n’y pas de chefs récupérables, le système peut en créer quelques-uns en les médiatisant à outrance. On peut négocier avec les chefs, et les rendre responsables des gens qui les suivent, et une fois qu’ils sont récupérés, ceux-ci peuvent établir des chaînes de commandement semblables au-dessous d’eux, ce qui permet aux dirigeants de maîtriser une multitude de gens sans avoir à se coltiner avec tous ouvertement et simultanément.

La récupération des leaders ne sert pas seulement à les séparer du peuple, elle divise aussi le peuple lui-même, certains voyant la récupération comme une victoire, d’autres la dénonçant comme une trahison, d’autres restant hésitants. À mesure que l’attention se déplace sur les grands chefs vedettarisés qui débattent de questions lointaines, la plupart des gens commencent à s’ennuyer et à devenir désabusés. Sentant que la situation leur échappe, peut-être même soulagés du fait que d’autres la prennent en charge, ils reviennent à leur passivité antérieure.

Une autre méthode pour décourager la participation populaire, c’est de concentrer toute l’attention sur des problèmes qui semblent exiger des compétences très spécialisées. Le stratagème utilisé par certains dirigeants militaires allemands en 1918, alors que les Conseils d’ouvriers et de soldats apparus dans la foulée de la défaite militaire avaient potentiellement le pays entre leurs mains, en est une illustration caractéristique :

Le soir du 10 novembre, alors que l’état-major était encore à Spa, un groupe de sept soldats se présente au quartier général. Ils sont le “comité exécutif” du Conseil de tous les soldats auprès du quartier général. Leurs revendications ne sont pas complètement claires, mais ils s’attendent évidemment à jouer un rôle dans le commandement de l’armée en retraite. Au minimum, ils veulent le droit de contresigner les ordres du haut commandement pour s’assurer que l’armée ne soit pas utilisée dans un but contre-révolutionnaire. Les sept soldats sont reçus courtoisement par le lieutenant-colonel Wilhelm von Faupel, qui s’est soigneusement préparé pour l’occasion. (...) Faupel conduit les délégués dans la salle des cartes du quartier général. Tout est exposé sur une grande carte murale : le complexe énorme de routes, chemins de fer, ponts, gares de triage, pipelines, postes de commandement et dépôts d’approvisionnement — entrelacement de lignes rouges, vertes, bleues, noires convergeant dans des embouteillages aux principaux ponts du Rhin. (...) Faupel se retourne vers eux. L’état-major, dit-il, n’a aucune objection aux Conseils de soldats, mais il demande à ses interlocuteurs s’ils se sentent assez compétents pour diriger l’évacuation générale de l’armée allemande à travers ces lignes de communication. (...) Les soldats, déconcertés, regardent avec inquiétude la carte immense. L’un d’eux admet que cela n’était pas ce qu’ils avaient en tête, et que “ces affaires-là peuvent bien être laissées aux officiers”. Ils finissent presque par supplier les officiers de conserver le commandement. (...) Chaque fois qu’une délégation d’un Conseil de soldats se présentait au quartier général, le lieutenant-colonel Faupel était rappelé pour rejouer la même comédie. Elle remportait toujours le même succès. [Richard Watt, The Kings Depart : Versailles and the German Revolution]

Le terrorisme renforce l’État

Le terrorisme a souvent servi à briser l’essor des situations radicales. Il abasourdit les gens, les retransforme en spectateurs anxieux à l’affût des dernières nouvelles. Loin d’affaiblir l’État, le terrorisme semble prouver qu’il faut le renforcer. Si des spectacles terroristes ne surgissent pas spontanément quand il en a besoin, il arrive que l’État les produise lui-même grâce à des provocateurs. (Voir Du terrorisme et de l’État de Gianfranco Sanguinetti et la dernière partie de la Préface à la quatrième édition italienne de “La Société du Spectacle” de Debord.)

Un mouvement populaire ne peut empêcher des individus d’effectuer des actions terroristes ou d’autres actions irréfléchies, qui peuvent le dévier de ses objectifs et le mener à l’échec tout comme si elles étaient le fait de provocateurs. La seule solution est de créer un mouvement qui se tienne fermement à des tactiques non-manipulatrices, de telle façon à ce que tout le monde reconnaisse les étourderies individuelles ou les provocations policières pour ce qu’elles sont.

Une révolution antihiérarchique ne peut être qu’une “conspiration ouverte”. Évidemment il y a des choses qui exigent le secret, surtout sous des régimes répressifs. Mais même dans ces cas-là, les moyens ne doivent pas être incompatibles avec le but ultime, à savoir le dépassement de tout pouvoir séparé par la participation consciente de tous. La tactique du secret a souvent comme conséquence absurde que la police se retrouve finalement seule à savoir ce qui se passe réellement, et ainsi à même d’infiltrer et de manipuler le groupe radical sans être démasquée. La meilleure défense contre l’infiltration est de s’assurer qu’il n’y a rien d’important à infiltrer, c’est-à-dire qu’aucune organisation radicale ne possède un pouvoir séparé. Le maximum de sécurité vient des grands nombres : quand des milliers de gens s’engagent ouvertement, peu importe s’il y a quelques espions parmi eux.

Même dans les actions des petits groupes, la sécurité vient souvent du maximum de publicité. Pendant la préparation du scandale de Strasbourg, certains des participants ont hésité devant la distribution abrupte de la brochure situationniste et voulurent modérer le ton de la critique. Mustapha Khayati, délégué de l’I.S. et principal auteur de la brochure, leur a montré que la démarche la moins dangereuse n’était pas celle d’éviter de trop offenser les autorités — comme si elles pouvaient être reconnaissantes de n’être insultées que d’une manière modérée et hésitante ! — mais de perpétrer le scandale avec une telle publicité qu’elles n’osent pas user de représailles.

La lutte finale

Revenons aux occupations des usines en Mai 1968. À supposer que les ouvriers français eussent déjoué les manoeuvres bureaucratiques et établi un réseau de conseils partout dans le pays, que se serait-il passé ?

Naturellement, dans cette perspective, la guerre civile était inévitable. (...) la contre-révolution armée eût été déclenchée sûrement aussitôt. Mais elle n’était pas sûre de gagner. Une partie des troupes se serait évidemment mutinée ; les ouvriers auraient su trouver des armes, et n’auraient certainement plus construit des barricades — bonnes sans doute comme forme d’expression politique au début du mouvement, mais évidemment dérisoire stratégiquement (...). L’invasion étrangère eût suivi fatalement, (...) sans doute à partir des forces de l’O.T.A.N., mais avec l’appui indirect ou direct du “Pacte de Varsovie”. Mais alors, tout aurait été sur-le-champ rejoué à quitte ou double devant le prolétariat d’Europe. [Internationale Situationniste n° 12]

Grosso modo, l’importance de la lutte armée est inversement proportionnelle au niveau de développement économique. Dans les pays les moins développés, les luttes sociales tendent à se réduire à des luttes militaires, parce qu’il y a peu de choses que les masses appauvries puissent faire sans armes, qui ne leur nuiraient pas plus à elles-mêmes qu’aux dirigeants. Surtout quand leur autarcie traditionnelle a été détruite par une économie de monoculture soumise à l’exportation. Et même si elles remportent la victoire militaire, à moins que d’autres révolutions parallèles n’ouvrent des nouveaux fronts, elles risquent d’être écrasées par l’intervention étrangère ou contraintes de se soumettre à l’économie mondiale.

Dans les pays plus développés, la force armée importe moins, bien qu’elle puisse jouer un rôle déterminant à certains moments cruciaux. Même si ce n’est pas très efficace, il est possible de forcer les gens à faire un travail manuel simple sous la menace des armes. Mais cela n’est pas possible quand il s’agit de gens qui travaillent avec du papier ou des ordinateurs dans une société industrielle complexe — il y a trop d’occasions de commettre des “erreurs” gênantes qui ne laissent pas de trace. Le capitalisme moderne exige des travailleurs une certaine dose de coopération et même de participation semi-créative. Aucune grande entreprise ne pourrait fonctionner même un seul jour sans l’auto-organisation spontanée des travailleurs, qui doivent constamment réagir à des problèmes imprévus et pallier les erreurs de la direction. Si les ouvriers entreprennent une grève du zèle, sans rien faire d’autre que suivre strictement les règlements, la production est ralentie ou même arrêtée complètement, ce qui met la direction dans la position drôlement embarrassante d’avoir à laisser entendre aux ouvriers qu’ils doivent se remettre au travail sans être aussi rigoureux. Le système ne survit que parce que la plupart des ouvriers sont relativement apathiques et que, pour ne pas se créer des ennuis, ils coopèrent suffisamment pour que les choses continuent à marcher.

Les révoltes isolées peuvent être réprimées une par une, mais il n’en va pas de même si le mouvement se répand avec une rapidité suffisante. Ainsi en Mai 1968, quelques centaines de milliers de soldats ou de gendarmes n’ont rien pu faire face à dix millions d’ouvriers en grève. Un tel mouvement ne peut être détruit que de l’intérieur. Si le peuple ne sait pas ce qu’il faut faire, les armes ne peuvent guère l’aider. S’il le sait, elles ne peuvent guère l’arrêter.

Ce n’est que dans certaines circonstances que les gens se trouvent assez “ensemble” (physiquement et moralement) pour se révolter avec succès. Les dirigeants les plus avertis savent qu’ils seront sauvés s’ils peuvent, par la répression physique directe ou par l’une ou l’autre des actions de diversion que j’ai évoquées ci-dessus, disperser de tels mouvements avant qu’ils ne prennent trop d’ampleur et de conscience de leur force. Et si les gens découvrent plus tard qu’on les a roulés et que, si seulement ils en avaient eu la conscience, la victoire était là, entre leurs mains, l’occasion est passée, et c’est trop tard.

Les situations ordinaires sont souvent confuses, mais les questions n’y ont pas de caractère d’urgence. Dans les situations radicales, les choses sont à la fois simplifiées et accélérées : les questions deviennent plus claires, mais il y a moins de temps pour les résoudre.

Le cas extrême est dramatisé dans une scène fameuse du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein. Des marins mutinés, la tête recouverte d’une bâche, sont alignés pour être fusillés. Des fusiliers marins de la garde les tiennent en joue. Au moment où on leur donne l’ordre de tirer, un des marins crie à haute voix : “Frères ! Sur qui allez-vous tirer ? Sur vos frères?” Les fusiliers marins vacillent. On réitère l’ordre de tirer. Après une hésitation, ils remettent l’arme au pied, aident les autres marins à s’emparer du dépôt d’armes, se retournent ensemble contre les officiers, et la bataille est vite gagnée.

Il est à noter que même dans cette épreuve de force, le résultat dépend plus de la conscience que de la force brute : à partir du moment où les gardes passent du côté des marins, le combat est pratiquement fini. Le reste de la scène — une lutte prolongée entre un officier-traître et un héros révolutionnaire martyr — n’est qu’un mélodrame. Par contraste avec la guerre, où il s’agit d’une opposition consciente entre deux adversaires bien distincts, “la lutte de classes n’est pas seulement une lutte contre l’ennemi extérieur, la bourgeoisie, mais en même temps une lutte du prolétariat contre lui-même : contre les effets dévastateurs et dégradants du système capitaliste sur sa conscience de classe” (Lukács, Histoire et conscience de classe). La révolution moderne a cette qualité singulière que la majorité exploitée remporte automatiquement la victoire dès qu’elle se rend compte collectivement du jeu qu’elle joue. L’adversaire du prolétariat n’est en définitive que le produit de sa propre activité aliénée, que ce soit sous la forme économique du capital, sous la forme politique des bureaucraties syndicales ou de parti, ou bien sous la forme psychologique du conditionnement spectaculaire. Les dirigeants constituent une minorité si minuscule qu’ils seraient immédiatement engloutis s’ils n’avaient pas réussi à embobiner une grande partie de la population et à la convaincre de s’identifier à eux, ou au moins de croire à l’inéluctabilité de leur système ; et surtout de la diviser.

La bâche, qui déshumanise les mutins pour rendre plus facile aux gardes l’acte de les fusiller, symbolise cette tactique de diviser pour régner. Le cri de “Frères!...” représente la contre-mesure de fraternisation.

Si la fraternisation fait rendre gorge aux mensonges dominants, son efficacité vient probablement surtout du sentiment heureux de la rencontre simplement humaine, qui rappelle aux soldats que les insurgés ne sont pas essentiellement différents d’eux. L’État tente naturellement d’empêcher un tel contact, en ayant recours à des troupes d’autres régions et, si possible, d’une autre langue, et en se tenant prêt à les remplacer rapidement en cas de contamination par les idées rebelles. On a raconté à certains soldats russes envoyés pour écraser la révolution hongroise de 1956 qu’ils étaient en Allemagne et que les gens qui les affrontaient dans la rue étaient des nazis !

Afin de repérer et d’éliminer les éléments les plus radicaux, il arrive parfois qu’un gouvernement provoque délibérément une situation qui servira de prétexte à la répression violente. C’est un jeu dangereux, cependant, car cela peut inciter les forces armées à passer du côté du peuple, comme on peut le voir dans l’histoire du Potemkine. Du point de vue des dirigeants, la stratégie optimale consiste à menacer juste ce qu’il faut pour ne pas avoir à prendre le risque de la lutte ouverte. Cela a fait l’affaire dans la Pologne de 1980–1981. Les bureaucrates russes savaient qu’en envahissant la Pologne ils risquaient d’entraîner leur propre ruine. Mais en faisant planer continuellement la menace d’une telle invasion, ils ont réussi à intimider les ouvriers, qui auraient pu facilement renverser l’État, de façon à ce qu’ils acceptent comme un moindre mal le maintien des forces militaires-bureaucratiques en Pologne. De sorte que ces dernières ont pu finalement réprimer le mouvement sans avoir à faire intervenir les Russes.

L’internationalisme

“Ceux qui font les révolutions à moitié ne font que se creuser un tombeau.” Un mouvement révolutionnaire ne peut se contenter d’une victoire locale en espérant pouvoir coexister paisiblement avec le système en attendant d’avoir les forces d’obtenir un peu plus. Tous les pouvoirs existants mettront temporairement de côté leurs différends pour détruire un mouvement populaire réellement radical avant qu’il prenne de l’ampleur. S’ils ne peuvent l’écraser militairement, ils l’étoufferont économiquement, et les économies nationales étant désormais complètement interdépendantes, cette stratégie a de grandes chances d’atteindre son but. Le seul moyen de défendre la révolution c’est de l’étendre, qualitativement et géographiquement. La seule défense contre la réaction intérieure est la libération la plus radicale de tous les aspects de la vie. La seule défense contre l’intervention de l’extérieur est l’internationalisation la plus rapide possible de la lutte.

La manifestation la plus profonde de la solidarité internationaliste est évidemment de faire la révolution dans son propre pays, comme on l’a vu en 1848, en 1917–1920, et en 1968. Sinon, la tâche la plus urgente est d’empêcher toute intervention contre-révolutionnaire de son propre pays : Les ouvriers britanniques firent pression sur leur gouvernement pour qu’il ne soutienne pas les États esclavagistes pendant la guerre de sécession américaine, bien que cela ait entraîné pour eux une augmentation du chômage du fait de la pénurie de coton d’importation. Les ouvriers de différents pays d’Europe se sont mis en grève ou se sont mutinés contre les tentatives de leurs gouvernements de soutenir les forces réactionnaires pendant la guerre civile qui suivit la révolution russe. Et nombre de gens se sont opposés à la répression par leurs pays des révoltes anticolonialistes.

Malheureusement, même de telles actions défensives minimales sont rares. Et le soutien internationaliste actif est encore plus rare. Tant que les dirigeants continuent de tenir en main les pays les plus puissants, le soutien direct est difficile et forcément limité. Les armes et autres approvisionnements peuvent être interceptés. Parfois même les communications ne parviennent pas à temps.

Voici une tactique qui suscite presque toujours des réactions très favorables : la résolution d’un groupe de renoncer à son pouvoir sur un autre. Par exemple, le Maroc espagnol était une des bases de la révolte fasciste de 1936 en Espagne. Une grande partie des troupes de Franco étaient marocaines et les forces antifascistes auraient pu exploiter ce fait en proclamant l’indépendance du Maroc, ce qui aurait encouragé une révolte sur l’arrière de Franco et divisé ses forces. La propagation probable d’une telle révolte à d’autre pays arabes aurait en même temps rabattu les forces de Mussolini (qui appuyaient Franco) sur la défense des possessions italiennes en Afrique du nord. Mais les dirigeants du gouvernement de Front populaire espagnol ont rejeté cette idée de peur qu’un tel encouragement à l’anticolonialisme alarme la France et l’Angleterre, dont ils espéraient recevoir de l’aide. Inutile de rappeler que cette aide n’est de toute façon jamais venue.[23]

De même, en 1979 en Iran, si avant que les khomeinistes consolident leur pouvoir les insurgés avaient soutenu l’autonomie totale des Kurdes, des Baloutches et des Azerbaïdjanais, cela en aurait fait de fermes alliés des tendances les plus radicales et aurait peut-être permis l’extension de la révolution aux pays voisins où vivent d’autres minorités de ces mêmes peuples, tout en affaiblissant les réactionnaires khomeinistes en Iran.

Encourager l’autonomie d’autrui ne signifie pas soutenir n’importe quelle organisation ou régime qui pourrait en profiter. Cela signifie seulement de laisser aux Kurdes, aux Marocains et à tous les autres la liberté de régler eux-mêmes leurs propres affaires, dans l’espoir que l’exemple d’une révolution antihiérarchique dans un pays amènera d’autres peuples à contester leurs propres hiérarchies.

C’est notre seul espoir, mais il n’est pas entièrement irréaliste. On ne doit jamais sous-estimer la contagion d’un mouvement réellement libertaire.

4. Renaissance

“On objectera certainement que le projet qui est présenté dans ces pages est tout à fait impraticable, et va à l’encontre de la nature humaine. C’est parfaitement vrai. Il est impraticable et il va à l’encontre de la nature humaine. C’est bien pourquoi il mérite d’être mis en oeuvre, et c’est bien pourquoi on le propose. Car qu’est-ce qu’un projet praticable ? Un projet praticable est soit un projet déjà réalisé, soit un projet qui pourrait être réalisé dans les conditions existantes. Mais ce sont précisément ces conditions existantes qu’on trouve inadmissibles ; de sorte que tout projet compatible avec ces conditions est mauvais et stupide. Ces conditions disparaîtront et la nature humaine changera. La seule chose qu’on sache vraiment sur la nature humaine, c’est qu’elle se transforme. Le changement est le seul prédicat qu’on puisse lui affecter. Les systèmes qui échouent sont ceux qui reposent sur la permanence de la nature humaine, au lieu de parier sur son développement et sur son progrès.” (Oscar Wilde, L’âme humaine sous le socialisme)

Les utopistes n’envisagent pas la diversité post-révolutionnaire

Pour Marx, prédire la manière dont les gens vivraient dans une société libérée relevait de l’arrogante présomption. “De toutes façons, ce sera l’affaire de ces gens-là, dans la société communiste, de savoir si, quand, comment ils le feront et quels moyens ils emploieront dans ce but. Je ne me considère pas comme compétent pour leur faire des propositions ou pour leur donner des conseils là-dessus. Ces gens-là seront bien aussi intelligents que nous” (lettre à Kautsky, 1 février 1881). Son humilité sous ce rapport fait justice des accusations de ceux qui le taxent d’arrogance et d’autoritarisme, mais qui n’hésitent pourtant pas à projeter leurs propres fantasmes en déclamant de manière péremptoire sur ce qu’une telle société peut ou ne peut pas être.

Toutefois, il faut reconnaître que si Marx avait été un peu plus explicite sur ses prévisions, il aurait été d’autant plus difficile pour les bureaucrates staliniens de prétendre avoir réalisé ses idées. Il n’est ni possible ni nécessaire de planifier dans le détail la société libérée, mais les gens doivent au moins se faire une idée de sa nature et de sa faisabilité, car l’opinion selon laquelle il n’y a pas d’alternative pratique au système actuel contribue à renforcer la résignation ambiante.

Les spéculations utopiques peuvent nous aider à remettre en cause le statu quo, nous obliger à préciser ce que nous voulons vraiment et à comprendre ce qui est réellement possible. Ce qui les rend “utopiques” au sens péjoratif qu’ont employé Marx et Engels, c’est qu’elles ne prennent pas en considération les conditions présentes. Il est rare qu’on y trouve des indications sérieuses sur la manière de parvenir à cette utopie en partant de la situation d’aujourd’hui. Ne tenant aucun compte des capacités de répression et de récupération du système, les auteurs utopistes n’envisagent généralement qu’une accumulation de changements mineurs, imaginant que la multiplication des communautés utopiques ou la propagation des idées utopistes va entraîner de plus en plus de monde et aboutir rapidement à l’effondrement du système.

J’espère que ce texte donne une idée plus réaliste du processus qui peut engendrer une nouvelle société. Quoi qu’il en soit, je vais maintenant faire un saut dans l’avenir et me livrer moi aussi à quelques spéculations.

Pour simplifier, admettons qu’une révolution victorieuse se soit propagée partout dans le monde sans entraîner la destruction d’un trop grand nombre d’infrastructures, que nous n’ayons plus besoin de prendre en considération les problèmes liés à la guerre civile et aux menaces d’interventions extérieures, ou les confusions suscitées par la désinformation, ni à supporter les retards causés par les reconstructions d’urgence, et examinons quelques-unes des questions qui se présenteraient probablement alors dans une société fondamentalement transformée.

Bien que j’emploie souvent le futur au lieu du conditionnel pour la clarté de l’exposé, les perspectives que je présente dans ce texte ne sont que des possibilités à envisager, et non des prescriptions ou des prédictions. Si jamais une telle révolution se produit, quelques années d’expérimentation populaire changeront tant de variables que même les conjectures les plus hardies sembleront ridiculement timorées. Nous ne pouvons au mieux qu’envisager les problèmes qui se poseront à nous tout au début, et quelques-unes des tendances principales qui se manifesteront dans les développements ultérieurs. Mais plus nous aurons exploré d’hypothèses, mieux nous serons préparés pour faire face aux nouvelles éventualités et moins nous risquerons de retourner inconsciemment aux anciennes habitudes.

En réalité, le problème avec la plupart des utopies, ce n’est pas qu’elles sont trop extravagantes, c’est plutôt qu’elles sont trop étriquées, l’auteur se limitant le plus souvent à projeter ses lubies personnelles sans prendre aucunement en considération la diversité des goûts et des possibilités sociales. Comme l’a remarqué Marie-Louise Berneri dans la meilleure étude existante sur ce sujet (Journey Through Utopia), “toutes les utopies sont, bien sûr, l’expression de préférences personnelles, mais leurs auteurs ont généralement la vanité de supposer qu’on doit donner force de loi à leurs goûts personnels. Si ce sont des lève-tôt, tous les membres de leur communauté imaginaire devront se lever à quatre heures du matin ; s’ils n’aiment pas le maquillage, son emploi sera considéré comme un crime ; si ce sont des maris jaloux, l’adultère sera puni de mort.”


Mais s’il y a une chose qu’on peut prévoir avec certitude quant à la société nouvelle, c’est qu’elle sera extrêmement diversifiée, bien au delà de ce que l’on peut imaginer aujourd’hui. Les différentes communautés permettront l’expression de toutes sortes de goûts — esthétiques ou scientifiques, mystiques ou rationalistes, high-tech ou néo-primitifs, solitaires ou communautaires, industrieux ou paresseux, spartiates ou épicuriens, traditionnels ou expérimentaux —, évoluant continuellement en toutes sortes de combinaisons nouvelles et imprévisibles.[24]

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Décentralisation et coordination

Il y aura une forte tendance à la décentralisation et à l’autonomie locale. Les petites communautés facilitent la coopération, la démocratie directe et l’expérimentation sociale. Si une expérience locale échoue, cela ne nuira qu’à un petit groupe, et d’autres pourront l’aider à s’en sortir. Si elle réussit, elle sera imitée et l’amélioration se diffusera. De plus, une société décentralisée est moins vulnérable aux accidents ou au sabotage, danger probablement négligeable d’ailleurs, car elle aura beaucoup moins d’ennemis que la société actuelle, qui en produit en masse et en permanence.

Mais la décentralisation peut aussi favoriser le contrôle hiérarchique en isolant les gens les uns des autres. Et certaines choses sont plus faciles à organiser sur une grande échelle. Une seule grande aciérie est plus efficace et plus écologique que des petites fonderies dans chaque ville. Le capitalisme a eu tendance à trop centraliser dans certains domaines, où davantage de diversité et d’autarcie auraient été plus raisonnables, mais la concurrence irrationnelle qu’il a favorisée a aussi fragmenté bien des choses qu’il sera plus raisonnable de standardiser ou de centraliser. Comme l’a dit Paul Goodman dans People or Personnel (ouvrage plein d’exemples intéressants sur les avantages et les désavantages de la décentralisation dans différents contextes), où, quand et à quel degré décentraliser sont des questions empiriques qui relèvent de l’expérimentation. Tout ce qu’on peut dire, c’est que la nouvelle société décentralisera probablement autant qu’il lui sera possible de le faire, mais sans en faire un nouveau dogme. Des petits groupes ou des communautés locales peuvent presque tout régler. Les conseils régionaux ou mondiaux limiteront leur intervention à des questions de grande portée et à celles qu’il vaut mieux traiter sur une grande échelle pour des raisons d’efficacité, telles que la restauration écologique, l’exploration spatiale, le règlement des conflits, la lutte contre les épidémies, la coordination de la production, de la distribution, du transport et de la communication au niveau mondial, et le maintien de certaines activités spécialisées (hôpitaux de pointe ou centres de recherches, par exemple).

On dit souvent que la démocratie directe fonctionnait assez bien dans l’assemblée municipale ou la section de quartier d’autrefois, mais que l’étendue et la complexité des sociétés modernes la rendent désormais impossible. Comment des millions de gens pourraient-ils exprimer chacun leur propre opinion sur toutes les questions ?

Mais ils n’en ont pas besoin. La plupart des questions pratiques se ramènent en définitive à un nombre de choix limité, et à partir du moment où tous les arguments ont été exposés, on peut parvenir à une décision sans plus de cérémonies. Les observateurs des soviets de 1905 et des conseils ouvriers hongrois de 1956 étaient frappés par la brièveté des interventions et la rapidité des décisions. Ceux qui allaient droit aux faits étaient souvent élus, tandis que ceux qui ne débitaient que du vent étaient hués pour avoir gaspillé le temps des participants.

Quelques garanties contre les abus

S’il s’agit de questions plus compliquées, on peut élire des comités pour examiner les différentes propositions et exposer aux assemblées toutes leurs implications et toutes leurs conséquences. Dès qu’un plan est adopté, des comités plus restreints peuvent contrôler les développements de l’affaire pour avertir les assemblées de tout nouveau facteur significatif qui pourrait rendre une modification opportune. Pour régler les questions controversées, les gens pourront constituer des comités reflétant des perspectives opposées (pro-technologiste et antitechnologiste, par exemple) de manière à faciliter la formulation de points de vue alternatifs. Là non plus, les délégués n’imposeront aucune décision (sauf concernant l’organisation de leur propre travail) et seront révocables et soumis à rotation de façon à ce qu’ils fassent du bon travail et que leurs responsabilités ne leur montent pas à la tête. Leur activité sera soumise au contrôle minutieux du public et les décisions finales reviendront toujours aux assemblées.

L’informatique et la télécommunication modernes permettront à chacun de vérifier à tout moment les données et les projections avancées et de communiquer ses propres propositions. Malgré ce qu’on veut nous faire croire aujourd’hui, ces technologies ne favorisent pas automatiquement la participation démocratique. Mais elles en ont la potentialité, si elles sont adaptées convenablement et mises sous contrôle populaire.[25]

Les télécommunications rendront aussi les délégués moins nécessaires qu’ils ne l’étaient dans les mouvements radicaux du passé, où ils servaient souvent de simples messagers. Un certain nombre de propositions pourront être diffusées et discutées à l’avance, et pour les questions vraiment importantes, il sera possible d’organiser un duplex entre une réunion de délégués et les assemblées locales, pour permettre à celles-ci de confirmer, de modifier ou de rejeter immédiatement les décisions des délégués.

Mais si les questions ne sont pas particulièrement controversées, les mandats seront probablement assez libres. Étant parvenue à prendre une décision d’ordre général (par exemple, “ce bâtiment doit être aménagé en garderie”), l’assemblée pourra se contenter de demander des volontaires ou d’élire un comité pour la mettre en oeuvre, sans exercer forcément un contrôle rigoureux.

Des puristes désoeuvrés imagineront tous les abus possibles. “Ah ! Qui sait quelles subtiles manoeuvres élitistes ces délégués et spécialistes technocratiques vont réussir à mettre en oeuvre!” Mais tout le monde ne peut pas veiller directement à tous les détails en permanence. Aucune société ne peut éviter de miser à un degré ou à un autre sur la bonne volonté et le bon sens. En tout cas, il sera bien plus difficile de perpétrer des abus sous le régime de l’autogestion généralisée que dans n’importe quelle autre forme d’organisation sociale.

Des gens qui auront été assez autonomes pour inaugurer une société autogérée seront naturellement vigilants quant aux risques éventuels de retour de la hiérarchie. Ils veilleront sur la manière dont les délégués exécutent leurs mandats et imposeront leur rotation aussi rapide que possible. Pour certaines fins ils imiteront peut-être les anciens Athéniens en les désignant par tirage au sort, de manière à éliminer les concours de popularité ou les marchandages. Quand il s’agit de questions qui exigent des compétences techniques, ils garderont l’oeil sur les experts jusqu’à ce que les connaissances nécessaires soient plus répandues ou que les techniques en question soient simplifiées ou dépassées. Des observateurs sceptiques seront désignés pour donner l’alarme au premier signe de fourberie. Un spécialiste qui donne de faux renseignements sera vite démasqué, et il sera discrédité publiquement. Le moindre soupçon d’un complot hiérarchique ou d’une pratique exploiteuse ou monopoliste entraînera une protestation générale et sera éliminé par l’ostracisme, la confiscation, la répression physique ou tout autre moyen qui s’avérera nécessaire.

Pour des questions importantes, les gens pourront mettre en place toute sorte de surveillances ou de contrôles, s’ils estiment que c’est nécessaire. Mais dans la plupart des cas ils laisseront probablement à leurs délégués une assez grande liberté pour exercer leur propre jugement et leur propre créativité.

L’autogestion généralisée permet d’éviter à la fois les formes hiérarchiques de la gauche traditionnelle et les formes les plus simplistes de l’anarchisme. Elle n’est tributaire d’aucune idéologie, pas même d’une idéologie “antiautoritaire”. S’il s’avère qu’un problème exige une compétence spécialisée ou une mesure d’autorité, les personnes intéressées s’en rendront bientôt compte et prendront toutes les mesures qui leur semblent convenables, sans s’inquiéter de savoir si ces mesures auraient reçu l’approbation des dogmatistes radicaux d’aujourd’hui. S’agissant de fonctions moins controversées, ils trouveront probablement plus commode de désigner des spécialistes pour des durées indéterminées, ne les renvoyant que dans le cas fort improbable où ils abuseraient de leur position. Dans certaines situations d’urgence où il sera nécessaire de prendre des décisions rapides (la lutte anti-incendie, par exemple), ils accorderont naturellement temporairement aux personnes qualifiées tout le pouvoir et l’autorité nécessaires.

Consensus, décision majoritaire et hiérarchies inévitables

Mais ceci restera exceptionnel. Autant que possible, la règle générale sera le consensus, et en cas de nécessité la décision majoritaire. Un personnage de Nouvelles de nulle part de William Morris, une des utopies les plus raisonnables, charmantes, insouciantes et réalistes qui soit, donne l’exemple du remplacement éventuel d’un pont de fer par un pont de pierre. On soumet la question au Mote (assemblée des habitants). S’il y a un consensus net sur le principe, les gens discutent pour savoir comment s’y prendre. Mais :

si certains ne sont pas d’accord, s’ils estiment que le méchant pont de fer peut encore servir un peu et s’ils ne veulent pas se donner l’embarras d’en construire un autre pour le moment, on ne passe pas au vote cette fois-là, on renvoie le débat officiel jusqu’à la prochaine assemblée. Cependant, les arguments pour et contre circulent, certains d’entre eux sont imprimés, si bien que tout le monde est au courant ; et quand l’assemblée se réunit à nouveau, il y a une discussion en règle, enfin suivie d’un vote à mains levées. Si les deux partis se tiennent de près, la question est une fois de plus ajournée pour plus ample discussion. Si le vote est net, on demande à la minorité si elle consent à se rallier à l’opinion générale, ce qui souvent, que dis-je ? ce qui le plus communément, est le cas. Si elle refuse, la question est mise en discussion une troisième fois, et si alors la minorité n’a pas augmenté de façon appréciable, elle se rallie invariablement ; quoique je crois bien me rappeler qu’il existe une loi à demi oubliée, d’après laquelle elle peut pousser l’affaire encore plus loin. Mais je vous l’ai dit, ce qui arrive toujours, c’est qu’elle se laisse convaincre, non pas peut-être de la fausseté de son opinion, mais de l’impossibilité qu’il y a de la faire adopter par la communauté, ni par la persuasion, ni par la force.

Ce qui simplifie énormément les choses dans un tel cas, c’est que les intérêts économiques contradictoires n’existent plus. Personne n’a les moyens de suborner ou d’embobiner les gens pour qu’ils votent de telle ou telle façon, ni de raisons de le faire, parce qu’il posséderait beaucoup d’argent, des médias, une compagnie de construction, ou un terrain aux alentours d’un des emplacements proposés. En l’absence de tels intérêts en jeu, les gens tendront vers la coopération et le compromis, ne serait-ce que pour apaiser les adversaires et se rendre la vie plus facile. Certaines communautés adopteront des dispositions explicites pour satisfaire les minorités (par exemple, si, au lieu de seulement voter “contre” une proposition, 20 % expriment une “objection ardente”, elle doit être soutenue par 60 % pour passer). Mais il est peu probable que l’un ou l’autre des partis en présence abusent de tels pouvoirs formels, de peur d’être traité de la même façon quand les situations sont renversées. En ce qui concerne les conflits inconciliables qui pourraient subsister, la solution se trouve dans la grande diversité des cultures : si des gens qui préfèrent les ponts de fer se trouvent constamment mis en minorité par des “artisanalistes” à la Morris, ils pourront toujours déménager dans une communauté voisine où prévalent des goûts plus proches des leurs.

Privilégier à tout prix la règle de l’unanimité n’a de sens que si la question n’est pas urgente et s’il n’y a pas beaucoup de monde concerné. L’unanimité est rarement possible entre un grand nombre de gens. Il est absurde, au nom de la peur d’une éventuelle tyrannie majoritaire, de soutenir le droit d’une minorité à entraver continuellement la majorité ; ou d’imaginer que de tels problèmes disparaîtront si nous “évitons toute structure”.

Comme l’a signalé un article bien connu publié il y a un certain nombre d’années (“La tyrannie de l’absence de structure”, de Jo Freeman[26]), il n’y a pas de groupe sans structure, il n’y a que des structures différentes. Un groupe “sans structure” finit généralement par être dominé par une clique qui, elle, a bien une structure. Les membres inorganisés n’ont aucun moyen de contrôler une telle élite, surtout quand ils se réclament d’une idéologie antiautoritaire qui les empêche d’en reconnaître l’existence.

À défaut de reconnaître la décision majoritaire comme recours alternatif dans le cas où on ne peut parvenir à l’unanimité, les anarchistes et les “unanimistes” se révèlent souvent incapables de prendre des décisions pratiques, sauf en suivant les dirigeants de fait qui savent manoeuvrer les gens pour parvenir à l’unanimité, ne serait-ce que par leur capacité à supporter des réunions interminables jusqu’à l’épuisement de toute opposition. Rejetant avec une délicatesse ostentatoire les conseils ouvriers et tout ce qui leur semble entaché d’une apparence de coercition, ils finissent habituellement par se contenter de projets consensuels qui sont bien moins radicaux.

Il est facile de stigmatiser les défauts des conseils ouvriers du passé, qui, après tout, n’étaient que des improvisations hâtives de gens engagés dans des luttes désespérées. Mais si ces tentatives éphémères ne sont pas des modèles parfaits à imiter aveuglément, ils représentent néanmoins une avancée dans la bonne direction. L’article de Riesel sur les conseils (Internationale Situationniste n° 12) examine les limitations de ces vieux mouvements, et souligne à juste titre que le pouvoir des conseils doit être compris comme la souveraineté des assemblées générales toutes entières et non pas seulement des conseils de délégués qu’ils ont élus. Certains groupes d’ouvriers radicaux en Espagne, voulant éviter toute ambiguïté sur ce point, se sont qualifiés d’ “assembléistes” plutôt que de “conseillistes”. Un des tracts du C.M.D.O. précise les traits essentiels de la démocratie conseilliste :

Dès que ces traits sont reconnus et réalisés, peu importe que la nouvelle forme d’organisation sociale s’appelle “anarchie”, “communalisme”, “anarchisme communiste”, “communisme conseilliste” “communisme libertaire”, “socialisme libertaire” “démocratie participative” ou “autogestion généralisée”, et que ses divers composants s’appellent “conseils ouvriers”, “conseils anti-travail”, “conseils révolutionnaires”, “assemblées révolutionnaires”, “assemblées populaires”, “comités populaires”, “communes”, “collectifs”, “kibboutz”, “bolos”, “motes”, “groupes d’affinité” ou n’importe quoi d’autre. Le terme “autogestion généralisée” n’est pas très exaltant, mais il a l’avantage de s’appliquer à la fois au moyen et au but, et il ne souffre pas des connotations fallacieuses qui sont attachées à des termes comme “anarchie” ou “communisme”.

De toute façon il faut se rappeler que l’organisation formelle à grande échelle sera l’exception. La plupart des questions locales se régleront directement et sans cérémonie. Les individus ou les petits groupes se mettront tout simplement à faire tout ce qui leur semble opportun (“adhocratie”). La décision majoritaire ne sera qu’un dernier ressort pour les cas, de plus en plus rares, où il n’y aura pas d’autre solution.

Une société non-hiérarchique ne signifie pas que, par magie, tout le monde devienne talentueux au même degré ou doive participer également à toutes choses. Elle signifie que les hiérarchies fondées et renforcées matériellement auront été abolies. Certes les différences de capacités diminueront dès lors que tout le monde sera encouragé à développer ses propres potentialités. Mais ce qui importe, c’est que les différences qui subsisteront ne se traduiront plus en distinctions de richesse ou de pouvoir.

Les gens pourront prendre part à une gamme d’activités beaucoup plus large qu’aujourd’hui, mais il ne sera pas forcément nécessaire que chacun occupe à tour de rôle tous les postes. Si quelqu’un a un penchant ou un talent particulier pour une certaine tâche, les autres seront probablement contents de lui permettre de s’y livrer autant qu’il le souhaite, à moins que quelqu’un d’autre ne veuille lui aussi tenter le coup. Les “spécialisations indépendantes” (à savoir le contrôle monopoliste des informations ou des techniques essentielles) seront abolies, mais des spécialisations ouvertes et non dominatrices fleuriront. Les gens solliciteront toujours l’avis de personnes plus informées s’ils en ressentent le besoin, tout en étant encouragés à se livrer à leurs propres investigations s’ils se méfient. Comme étudiants, ils seront libres de se soumettre de leur plein gré à un enseignant, comme apprentis à un maître, comme joueurs à un entraîneur ou comme comédiens à un metteur en scène, tout en restant libres de cesser la relation à tout moment. Pour certaines activités, comme les chorales, chacun pourra se joindre au groupe à n’importe quel moment. D’autres activités, comme l’interprétation d’un concerto classique, peuvent exiger une formation rigoureuse et une direction cohérente, certaines personnes jouant les rôles principaux, d’autres des rôles secondaires, d’autres encore se contentant d’écouter. La critique situationniste du spectacle est la critique d’une tendance excessive de la société actuelle, elle n’implique pas que tout le monde doive être un “participant actif” vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

La hiérarchie s’imposera encore de manière inévitable dans l’éducation des enfants, tant que ceux-ci ne sont pas capables de s’occuper de leurs propres affaires, et dans les soins données aux handicapés mentaux. Mais dans un monde plus sain et plus sûr, on pourra donner aux enfants bien plus de liberté et d’autonomie qu’aujourd’hui. En ce qui concerne l’ouverture d’esprit envers les nouvelles possibilités ludiques de la vie, les adultes apprendront peut-être autant de choses des enfants que les enfants des adultes. Ici comme ailleurs, la règle générale sera de laisser les gens trouver leur place : une petite fille de dix ans qui participe à un projet pourrait avoir la même voix au chapitre que les participants adultes, tandis qu’un adulte non-participant n’en aura aucune.

L’autogestion n’exige pas que tout le monde ait du génie, mais seulement que la plupart des gens ne soient pas de parfaits imbéciles. C’est plutôt le système actuel qui met en avant des exigences irréalistes, en faisant comme si les gens qu’il crétinise systématiquement étaient capables de choisir en toute connaissance de cause entre les programmes des politiciens rivaux ou entre les prétentions publicitaires des marchandises rivales, ou de s’engager d’une manière compétente et responsable dans des activités aussi délicates, risquées et lourdes de conséquences que celle d’élever un enfant ou de conduire une voiture sur une autoroute encombrée. Avec le dépassement de toutes les fausses questions politiques et économiques qui sont aujourd’hui délibérément compliquées pour demeurer incompréhensibles, la plupart des questions pratiques se révéleront assez simples.

Quand les gens auront pour la première fois l’occasion d’être maîtres de leur vie, ils feront sans aucun doute beaucoup d’erreurs. Mais ils les découvriront et les corrigeront bien vite, parce que contrairement aux hiérarques, ils n’auront aucun intérêt à les dissimuler. L’autogestion ne garantit pas que les gens prendront toujours les décisions justes. Mais toute autre forme d’organisation sociale garantit que quelqu’un d’autre prendra les décisions à leur place.

L’élimination des racines de la guerre et du crime

L’abolition du capitalisme éliminera les conflits d’intérêts qui servent actuellement à justifier l’existence de l’État. La plupart des guerres actuelles ont en réalité des raisons économiques. Même quand il s’agit d’antagonismes prétendument ethniques, religieux ou idéologiques, une grande part des motivations réelles provient de la concurrence économique, ou des frustrations psychologiques qui sont liées en définitive à la répression politique et économique. Tant que règne la concurrence exaspérée, il est facile de manipuler les gens pour qu’ils retournent à leurs communautés traditionnelles et s’affrontent à propos de différences culturelles qui leur sembleraient sans intérêt s’ils vivaient dans de meilleures conditions. La guerre génère bien plus de travail, d’épreuves et de risques que n’importe quelle forme d’activité constructive, et des gens qui auront de véritables possibilités de jouir de l’existence ne manqueront pas de projets plus intéressants.

Il en va de même pour le crime. Si l’on met de côté les “crimes” sans victime, la grande majorité d’entre eux sont liés directement ou indirectement à l’argent et perdront donc toute signification avec l’abolition du système marchand. Les communautés seront libres d’expérimenter des moyens originaux pour venir à bout des rares actions antisociales qui pourraient encore se produire.

Il y en a de toutes sortes. Les personnes intéressées pourraient plaider leur cause devant la communauté locale ou devant un “jury” tiré au sort, qui s’efforcera de trouver les solutions les plus conciliatrices et les plus à même de permettre la réadaptation de l’individu concerné. Une personne reconnue coupable pourrait être “condamnée” à une sorte de service social — non pas à une sale besogne rendue intentionnellement désagréable et humiliante sous le commandement de petits sadiques, ce qui ne produit qu’un surcroît de colère et de ressentiment, mais à des projets valables et stimulants (la restauration écologique, par exemple), qui pourraient l’amener à prendre goût à des activités plus saines. Il restera peut-être quelques psychotiques incorrigibles qu’il faudra détenir humainement d’une façon ou d’une autre, mais de tels cas deviendront de plus en plus rares, la prolifération actuelle de la violence “gratuite” n’étant qu’une réaction normale à l’aliénation sociale, qui permet à ceux qui ne sont pas traités en personnes réelles d’obtenir au moins l’amère satisfaction d’être reconnus comme de réelles menaces. L’ostracisme exercera un effet préventif simple et efficace : le voyou qui se moque de la menace de la punition, laquelle ne fait que le renforcer dans son machisme, sera dissuadé bien plus efficacement s’il sait que tout le monde se montrera froid envers lui. Dans les rares cas où cela se révélerait insuffisant, la diversité des cultures pourrait faire du bannissement une solution praticable : un type violent qui trouble constamment une communauté tranquille pourrait très bien s’intégrer dans une région plus agitée comme le Far West, où il risque de s’exposer à des punitions plus sévères.

Ce sont seulement quelques-unes des possibilités. Les hommes libérés trouveront sans aucun doute des solutions plus créatives, plus efficaces et plus humaines que celles que nous pouvons imaginer à présent. Je ne prétends pas qu’il n’y aura aucun problème, mais seulement qu’il y en aura beaucoup moins que dans la société d’aujourd’hui, où les gens qui se trouvent en bas d’une échelle sociale absurde sont durement punis de leurs efforts rudimentaires pour s’en échapper, tandis que ceux d’en haut pillent la planète en toute impunité.

La barbarie du système pénal actuel n’est surpassée que par sa stupidité. Il a été amplement démontré que les punitions draconiennes n’ont en fin de compte aucun effet notable sur le taux de criminalité, qui est directement lié aux niveaux de pauvreté et de chômage ainsi qu’à des facteurs moins quantifiables mais tout aussi évidents comme le racisme, la destruction des communautés urbaines et l’aliénation générale produite par le système spectaculaire-marchand. Le risque de passer des années en prison, qui pourrait avoir un puissant effet préventif sur quelqu’un qui mène une vie satisfaisante, ne signifie presque rien pour ceux qui n’ont pas d’autres véritables choix. Il n’est pas très intelligent, sous prétexte de faire des économies, de casser des programmes sociaux qui sont déjà lamentablement insuffisants, tout en remplissant les prisons avec des condamnés à perpétuité dont la détention reviendra à presque un million de dollars chacun. Mais comme tant d’autres politiques sociales irrationnelles, cette tendance persiste parce qu’elle recoupe de puissants intérêts.[27]

L’abolition de l’argent

Une société libérée doit abolir toute l’économie monétaire-marchande. Continuer à reconnaître la valeur de l’argent reviendrait à accepter la domination de ceux qui l’avaient accumulé ou qui possèdent le savoir-faire pour l’accumuler de nouveau après une répartition égalitaire. À certaines fins, et pour un certain temps, on aura encore besoin de formes alternatives de “comptes économiques”. Mais leur domaine de validité sera soigneusement limité et diminuera progressivement au fur et à mesure que l’abondance matérielle et le développement de la coopération sociale les rendront superflus.

Une société post-révolutionnaire pourrait avoir une organisation économique à trois niveaux, quelque chose dans ce genre :

1.

Certains biens et services de base seront librement disponibles pour tout le monde sans aucune comptabilité.

1.

D’autres seront gratuits, mais rationnés.

1.

D’autres encore, classés “de luxe”, seront disponibles contre des “crédits”.

À la différence de l’argent, les crédits ne serviront qu’à se procurer certains biens spécifiés, et ne s’appliqueront pas à la propriété communautaire de base telle que la terre, les services publics ou les moyens de production. En plus, ils auront probablement une date de péremption pour en limiter l’accumulation.

Une telle organisation sera assez flexible. Pendant la période de transition la quantité de choses qu’on pourra se procurer gratuitement sera probablement minime, juste ce qu’il faudra pour que chacun puisse se débrouiller. L’acquisition de la plupart des biens exigera des crédits que l’on peut gagner par son travail. Mais avec le temps, le travail nécessaire ira en s’amenuisant, de plus en plus de biens seront disponibles gratuitement — la proportion étant toujours déterminée par les conseils — et tout le monde recevra périodiquement des crédits en égale quantité. D’autres crédits pourront rémunérer des travaux dangereux ou désagréables pour lesquels il n’y a pas assez de volontaires. Les conseils pourront établir des prix fixes pour certains produits de luxe, tout en laissant d’autres produits suivre l’offre et la demande. À mesure qu’un produit de luxe sera plus répandu, son prix baissera, jusqu’à ce qu’il devienne éventuellement gratuit. Les biens pourront passer d’un état à un autre selon les conditions matérielles et les préférences des communautés.

Ce sont seulement quelques-unes des possibilités.[28] En expérimentant par eux-mêmes, les gens découvriront les formes adéquates de propriété, d’échange et de comptabilité.

De toute façon, les problèmes “économiques” qui subsisteront, s’il en subsiste, ne seront pas bien graves, parce que les restrictions imposées par la rareté ne s’appliqueront qu’au secteur des produits “de luxe” non essentiels. Le libre accès universel à la nourriture, à l’habillement, au logement, à l’éducation, aux services publics, aux services médicaux, à la culture et aux moyens de transport et de communication, tout cela peut être réalisé presque immédiatement dans les régions industrialisées et assez rapidement dans les régions moins développées. Beaucoup de ces choses existent déjà, et il ne s’agit que de les rendre disponibles plus largement et plus équitablement. Ce qui manque encore pourra être produit facilement dès que sera libérée l’énergie sociale qui est monopolisée aujourd’hui dans des entreprises irrationnelles.

Prenons par exemple la question du logement. Les activistes anti-guerre ont souvent relevé que l’on pourrait loger convenablement toute la population mondiale pour un coût inférieur à celui des dépenses militaires mondiales de quelques semaines. Ils envisagent sans doute des habitations assez sommaires. Mais si la quantité d’énergie gaspillée actuellement par les gens pour gagner l’argent qui sert à enrichir les propriétaires et les spéculateurs immobiliers était investie dans la construction d’habitations nouvelles, tout le monde pourrait se loger d’une façon vraiment très convenable.

Pour commencer, la plupart des gens pourront continuer à vivre dans leurs résidences actuelles et se consacrer à trouver des logements pour les sans-abri. Des hôtels et des immeubles de bureaux seront occupés. Certaines propriétés vraiment extravagantes seront réquisitionnées et transformées en logements, parcs, jardins potagers communaux, etc. Ceux qui possèdent des propriétés relativement spacieuses pourraient proposer de loger temporairement les sans-abri tout en les aidant à construire leurs propres habitations, ne serait-ce que pour détourner le ressentiment qui pourrait les atteindre.

L’étape suivante serait d’améliorer et d’égaliser la qualité des logements. En cette matière, comme en d’autres, il ne s’agira pas de viser l’uniformité (“tout le monde doit avoir un logement avec telles spécifications”), mais de miser sur l’esprit général d’équité qui se développera chez les gens, sachant que les problèmes peuvent se régler chacun à leur tour, de manière flexible. Si quelqu’un pense qu’il n’a pas reçu sa juste part, il pourra faire appel à la communauté, laquelle se mettra probablement en quatre pour le satisfaire si son grief n’est pas complètement extravagant. Il faudra trouver des compromis quant aux questions concernant le droit de vivre, et pour combien de temps, dans les régions les plus attrayantes, qui pourraient se répartir par tirage au sort ou être louées aux plus offrants par des enchères de crédits. Ces problèmes ne seront peut-être pas résolus à la satisfaction complète de tous, mais ils seront certainement réglés bien plus équitablement que dans un système où l’accumulation de morceaux de papier magiques permet à une personne de réclamer le “droit de propriété” d’une centaine de bâtiments pendant que d’autres doivent vivre dans la rue.

Une fois satisfaits les besoins fondamentaux, la perspective quantitative du temps de travail fera place à une perspective qualitativement nouvelle de créativité libre. Quelques amis pourront travailler avec bonheur à la construction de leur propre maison, même s’il leur faut une année pour accomplir ce qu’une équipe professionnelle aurait pu faire plus efficacement en un mois. Bien plus de jeu, d’imagination et d’amour entreront dans tels projets, et les logements qui en résulteront seront bien plus charmants, plus bigarrés et plus personnels que ce qui passe aujourd’hui pour “convenable”. Ferdinand Cheval, facteur rural français du XIXe siècle, a consacré tout son temps libre pendant plusieurs décennies à la construction de son “palais idéal”. Les gens comme Cheval sont habituellement qualifiés d’excentriques, mais ils ne sont exceptionnels que par le fait qu’ils continuent à exercer la créativité innée que nous avons tous, mais que nous sommes généralement persuadés de refouler à l’issue de la première enfance. Une société libérée verrait se multiplier les travaux de ce genre, les projets décidés librement, qui seront si attrayants que les gens ne penseront pas plus à compter leur “temps de travail” qu’ils ne pensent aujourd’hui à comptabiliser les caresses amoureuses ou à essayer d’économiser sur la durée d’une danse.

L’absurdité de la plupart des emplois actuels

Il y a cinquante ans, Paul Goodman a estimé que moins de dix pour cent du travail qu’on effectuait alors suffirait à satisfaire les besoins humains fondamentaux. Quel que soit le chiffre exact (il serait encore plus bas maintenant, bien qu’il dépende évidemment de ce qui est considéré comme besoin fondamental ou raisonnable), il est évident que la plus grande part du travail actuel est absurde et inutile. Avec l’abolition du système marchand, des centaines de millions de gens qui sont aujourd’hui occupés à la production de marchandises superflues, ou à leur publicité, à leur emballage, à leur transport, à leur vente, à leur protection (vendeurs, commis, contremaîtres, administrateurs, banquiers, agents de change, propriétaires, chefs syndicalistes, politiciens, policiers, avocats, juges, geôliers, gardes, soldats, économistes, publicitaires, fabricants d’armes, douaniers, percepteurs, agents d’assurances, conseillers financiers, ainsi que leurs nombreux subordonnés) seront tous libérés pour partager les quelques tâches réellement nécessaires.

Ajoutez les chômeurs qui, selon un rapport récent de l’O.N.U., constituent plus que 30 % de la population mondiale. Si ce chiffre semble important, c’est qu’il comprend sans doute les prisonniers, les réfugiés et bien d’autres gens qui ne sont pas ordinairement comptés dans les statistiques officielles du chômage parce qu’ils ont renoncé à chercher du travail, comme ceux que l’alcoolisme ou les drogues ont rendus incapables de travailler, ou qui sont tellement écoeurés par l’éventail des emplois possibles qu’ils consacrent toute leur énergie à esquiver le travail en recourant au crime ou à des expédients.

Ajoutez les millions de gens âgés qui aimeraient bien s’engager dans des activités dignes d’intérêt, mais qui sont aujourd’hui relégués dans une retraite passive et ennuyeuse. Et les jeunes, voire même les enfants, qui seraient stimulés par des projets utiles et éducatifs s’ils n’étaient pas enfermés dans des mauvaises écoles conçues pour leur inculquer une obéissance passive.

Enfin, il convient de prendre en compte le grand gaspillage qui se produit en toutes circonstances, y compris à l’occasion de la réalisation de travaux indiscutablement nécessaires. Les médecins et les infirmières, par exemple, consacrent une grande partie de leur temps (en plus de celui qui est passé à remplir les formulaires d’assurances, à envoyer les factures aux clients, etc.) à essayer sans grand succès de neutraliser toutes sortes de problèmes d’origine sociale tels que les accidents du travail ou de la circulation, les indispositions psychologiques, les maladies causées par le stress, la pollution, la sous-alimentation ou les conditions insalubres, sans parler des guerres et des épidémies qui les suivent souvent — problèmes qui disparaîtront en grande partie dans une société libérée, laissant les travailleurs médicaux libres de se concentrer sur la médecine préventive.

Il faut prendre aussi en considération la grande quantité de travail gaspillé intentionnellement : l’occultation de méthodes qui pourraient alléger la tâche parce qu’elles risquent en même temps de supprimer des emplois ; le coulage des cadences, le sabotage des machines comme moyens de pression sur les patrons, ou simplement comme expression de rage ou frustration. Sans oublier les absurdités révélées par la “loi de Parkinson”, selon laquelle toute tâche finit par occuper tout le temps disponible, et par le “principe de Peter”, selon lequel chaque employé tend à s’élever jusqu’à son niveau d’incompétence, et d’autres tendances semblables, dont C. Northcote Parkinson et Laurence Peter se sont moqués avec tant d’esprit.

Il faut enfin prendre en compte le gaspillage de travail, qui disparaîtra quand les produits seront faits pour durer et non comme maintenant pour se détériorer ou se démoder rapidement afin que les gens soient contraints continuellement d’en acheter de nouveaux. Après une brève période de production intensive pour fournir à tout le monde des biens durables de haute qualité, la plupart des industries pourront être ramenées à des niveaux d’activité très modestes, juste ce qu’il faut pour pouvoir renouveler ces biens et les améliorer de temps en temps lorsqu’on aura développée une innovation vraiment utile.

Une fois pris en considération tous ces facteurs, il n’est pas difficile de se rendre compte que dans une société organisée raisonnablement, la quantité de travail nécessaire pourrait se réduire à un ou deux jours par semaine.

La transformation du travail en jeu

Mais une réduction quantitative aussi radicale conduira à un changement qualitatif. Comme l’avait découvert Tom Sawyer,[29] quand elle n’est pas imposée, même la tâche la plus banale peut paraître originale et fascinante : le problème n’est plus comment trouver des gens pour la réaliser, mais comment satisfaire tous les volontaires. Il serait peu réaliste de s’attendre à ce que les gens travaillent à plein temps pour réaliser des tâches désagréables et dénuées de sens sans y être contraints par la surveillance ou par des raisons économiques. Mais la situation sera bien différente quand il ne s’agira que de consacrer de son propre gré dix ou quinze heures par semaine à des tâches utiles, variées, auto-organisées.

De plus, une fois qu’ils se seront engagés dans des projets qui les passionneront, la plupart des gens ne voudront pas se limiter à ce minimum. Cela réduira les tâches nécessaires à un niveau encore plus bas pour ceux qui pourraient manquer d’un tel enthousiasme.

Pas besoin d’ergoter sur le terme travail. Le travail salarié doit être aboli. Le travail librement choisi peut être tout aussi amusant que n’importe quelle autre forme de jeu. Le travail actuel produit généralement des résultats pratiques, mais pas ceux que nous aurions choisis, tandis que le temps libre, dans une grande mesure, se borne à des activités futiles. Avec l’abolition du salariat, le travail deviendra plus ludique, et le jeu plus actif et plus créatif. Quand les gens ne seront plus abrutis par leur travail, ils n’auront plus besoin de distractions passives et idiotes pour s’en remettre.

Je ne veux pas dire que trouver du plaisir à des divertissements insignifiants soit quelque chose de mal. Mais une grande partie de l’attrait de ces divertissements provient du manque d’activités plus satisfaisantes. Quelqu’un dont la vie manque de véritable aventure peut trouver un peu d’exotisme en collectionnant des objets d’autres temps et d’autres lieux. Quelqu’un dont le travail est abstrait et fragmenté peut se donner beaucoup de peine pour produire effectivement un objet concret et complet, même si ce n’est rien d’autre qu’un bateau dans une bouteille. Ces hobbies, parmi d’autres, révèlent la persistance des élans créateurs qui s’épanouiront réellement quand on leur donnera libre cours sur une plus large échelle. Imaginez combien les gens qui aiment bricoler ou cultiver leur jardin se passionneront pour la recréation de tout leur environnement, et comment les milliers d’amateurs des chemins de fer sauteront sur l’occasion de reconstruire et de faire marcher des modèles améliorés de réseaux ferrés, devenus un des principaux moyens de réduire la circulation routière.

Il est normal que des gens qui sont en butte à des soupçons permanents et à des règlements coercitifs essayent de travailler le moins possible. Mais une situation de liberté et de confiance mutuelle crée inversement une tendance à mettre sa fierté dans la meilleure exécution possible de son travail. Dans la nouvelle société, bien que certains travaux seront plus appréciés que d’autres, les rares tâches vraiment difficiles ou désagréables attireront probablement des volontaires plus qu’il n’en faut, qu’ils soient motivés par le sens des responsabilités, par le frisson du défi ou le besoin de reconnaissance. Même à présent, bien des gens sont heureux de contribuer à des projets louables, s’ils en ont le temps. Ils seront bien plus nombreux à le faire quand ils n’auront plus à se soucier de leur survie et de la survie de leur famille. Au pire, les rares tâches qui resteront complètement impopulaires seront exécutées par roulements et tirées au sort jusqu’au jour où elles pourront être automatisées. On pourrait aussi imaginer un système d’enchères qui permettrait de savoir qui serait disposé à les réaliser, disons, pendant cinq heures par semaine à la place d’un travail ordinaire de dix ou quinze heures, ou contre quelques crédits supplémentaires.

Les types qui refusent de coopérer seront probablement si rares que le reste de la population pourra les laisser tranquilles plutôt que de prendre la peine de les contraindre à fournir leur petite quote-part de travail. À un certain niveau d’abondance, il est plus simple d’ignorer les quelques abus qui pourraient se produire plutôt que d’enrôler une armée de contrôleurs, comptables, inspecteurs, délateurs, indicateurs, gardes, gendarmes, etc. pour fourrer leur nez partout, contrôler tous les détails et punir les infractions. Il n’est pas réaliste d’espérer que tout le monde soit généreux et coopératif quand il n’y a pas grand-chose à distribuer, mais un surplus matériel important créera une grande “marge d’abus”, de sorte que cela n’aura pas d’importance si quelques personnes ne fournissent pas leur quote-part, ou si elles prennent un peu plus que ce qui leur revient.

L’abolition de l’argent empêchera d’en prendre beaucoup plus. La plupart des appréhensions quant à la faisabilité d’une société libérée proviennent de la croyance enracinée que l’argent, et donc l’État qui le garantit, existeront toujours. Cette combinaison monétaire-étatique crée des possibilités illimitées d’abus (par exemple des législateurs stipendiés introduisant subrepticement des points faibles dans les lois fiscales, etc.). Dès qu’elle sera abolie, les mobiles et les moyens de tels abus disparaîtront. La qualité abstraite des rapports marchands permet à une personne d’accumuler anonymement beaucoup de richesses en privant indirectement des milliers d’autres des choses essentielles à la vie. Mais avec l’abolition de l’argent, toute tentative d’accaparement des biens sera trop visible pour être possible sur une grande échelle.

Parmi toutes les formes d’échange qui pourront exister dans la nouvelle société, la plus simple et probablement la plus courante sera le don. L’abondance générale rendra facile d’être généreux. Le don est réjouissant, et il évite l’ennui d’avoir à faire des comptes. Le seul calcul qui subsistera sera celui qui est lié à une saine émulation mutuelle. “La communauté voisine a donné telle chose à une région moins bien dotée ; nous devrions pouvoir en faire autant.” “Ils ont organisé une fête formidable, essayons de faire encore mieux.” Un peu de rivalité amicale, pour savoir qui peut inventer la recette la plus délicieuse, cultiver un légume de meilleure qualité, résoudre un problème social, inventer un nouveau jeu, profitera à tout le monde, même aux perdants.

Une société libérée fonctionnera probablement à peu près comme une fête potluck, où tout le monde apporte un plat. La plupart des gens aiment préparer un plat en sachant qu’il sera apprécié. De sorte que même si quelques personnes n’apportent rien, il y a quand même assez pour tous. Il n’est pas nécessaire que tout le monde contribue pour une part exactement égale, parce que les tâches sont si minimes et partagées entre un si grand nombre de gens que personne n’est surchargé de travail. Comme chacun peut juger la participation de tous les autres, il n’y a pas besoin de contrôle ou de pénalités pour sanctionner le refus de coopération. Le seul aspect “coercitif”, c’est l’approbation ou la désapprobation des autres participants. L’approbation encourage les contributions, et les égoïstes se rendent compte qu’on commence à les regarder d’un sale oeil et qu’on finira peut-être par ne plus les inviter s’ils négligent constamment de contribuer. L’organisation n’est nécessaire que quand il y a un problème. S’il y a souvent trop de desserts et trop peu d’entrées, le groupe pourra décider qui doit apporter quoi. Si quelques personnes généreuses finissent par prendre une trop grande part au nettoyage, une douce poussée suffira pour décider les autres à proposer leurs services. Ou bien on met au point un roulement systématique.

Aujourd’hui, bien sûr, une telle coopération spontanée est l’exception, et elle ne se rencontre pratiquement que là où les liens communautaires traditionnels ont subsisté, ou parmi des petits groupes de pairs dans les régions où les conditions ne sont pas trop dures. Dans le monde où les loups se mangent entre eux, il est normal que les gens ne se préoccupent que de leur propre intérêt et se méfient d’autrui. À moins que le spectacle ne les sollicite par quelque “histoire à dimension humaine” sentimentale, ils ne s’intéressent généralement que très peu à ceux qui sont en dehors de leur cercle immédiat. Pleins de frustrations et de ressentiments, ils peuvent même éprouver un plaisir méchant à gâter les plaisirs des autres.

Néanmoins, malgré tout ce qui décourage leur humanité, la plupart des gens aiment sentir qu’il font des choses dignes, si on leur en donne la possibilité, et être reconnus pour les avoir faites. Voyez avec quel empressement ils sautent sur la moindre occasion de vivre un moment de reconnaissance mutuelle, ne serait-ce qu’en ouvrant la porte à quelqu’un ou en échangeant quelques remarques banales. Si une inondation, un tremblement de terre ou une autre catastrophe survient, il arrive que même les personnes les plus égoïstes et les plus cyniques se mettent à aider les autres sans compter, travaillant sans relâche pour sauver les gens, livrer de la nourriture, fournir les premiers secours, sans autre rémunération que la reconnaissance d’autrui. Voilà pourquoi les gens évoquent les guerres et les désastres naturels avec une nostalgie qui peut sembler surprenante. Tout comme la révolution, de tels événements enfoncent les séparations sociales ordinaires, fournissent à tout le monde des occasions de faire des choses vraiment importantes et génèrent un vif sentiment de communauté, ne serait-ce qu’en rassemblant des gens contre un ennemi commun. Dans une société libérée, ces tendances à la sociabilité fleuriront sans nul besoin de tels prétextes extrêmes.

Les objections des technophobes

L’automation aboutit le plus souvent aujourd’hui à jeter une partie des travailleurs au chômage, tout en contribuant à aggraver la condition de ceux qui travaillent encore. Le temps “libéré” par les innovations qui “allègent le travail” est généralement consacré à une consommation passive tout aussi aliénée. Mais dans un monde libéré, les ordinateurs et les autres technologies modernes pourront être utilisés pour éliminer les tâches dangereuses et ennuyeuses, permettant à chacun de se consacrer à des activités plus intéressantes.

Négligeant de telles possibilités, et dégoûtés du mauvais emploi actuel de beaucoup de technologies, certains en sont venus à considérer “la technologie” comme le mal principal. Ils prônent en conséquence le retour à un mode de vie plus simple et débattent sur le degré de simplicité qui convient. À mesure qu’on découvre des défauts dans chaque époque, la ligne de démarcation est poussée toujours plus loin dans le passé. Certains, tenant la révolution industrielle pour l’origine principale du mal, se livrent à des panégyriques de l’artisanat qui sont publiés par microédition. D’autres, considérant l’invention de l’agriculture comme le péché originel, prêchent le retour à une société de cueilleurs-chasseurs, sans être pour autant complètement au clair sur le sort réservé à la population actuelle incapable de subsister dans une telle économie. D’autres, pour ne pas être en reste, avancent des arguments éloquents qui démontrent que le développement du langage et de la pensée rationnelle est la véritable source de nos problèmes. Pour d’autres enfin l’espèce humaine est irrémédiablement mauvaise, et il ne lui reste plus qu’à accomplir le geste altruiste de son auto-anéantissement, afin de sauver le reste de l’écosystème.

Ces billevesées comportent tant de contradictions grossières qu’il n’est pas vraiment nécessaire de les réfuter dans le détail. Leur rapport avec les véritables sociétés du passé est discutable et elles n’en ont presque aucun avec les possibilités de celles d’aujourd’hui. Même en admettant que la vie ait été meilleure à telle ou telle époque antérieure, c’est à partir de là où nous en sommes maintenant qu’il faut raisonner. La technologie moderne est si étroitement mêlée à tous les aspects de notre vie qu’elle ne saurait être supprimée brusquement sans anéantir, dans un chaos mondial, des milliards de gens. Les post-révolutionnaires décideront sans doute de réduire la population humaine et de supprimer certaines industries, mais c’est impossible à réaliser du jour au lendemain. Il faut penser sérieusement à la manière dont nous aborderons tous les problèmes pratiques qui se poseront dans l’intervalle.

Le jour où nous nous trouverons confrontés pratiquement à de telles questions, je doute que les technophobes voudront réellement éliminer les fauteuils roulants motorisés ; ou débrancher les mécanismes ingénieux comme celui qui permet au physicien Stephen Hawking de communiquer malgré sa paralysie totale ; ou laisser mourir en couches une femme qui pourrait être sauvée par la technologie médicale ; ou accepter la réapparition des maladies qui autrefois tuaient ou estropiaient régulièrement un fort pourcentage de la population ; ou se résigner à ne jamais aller rendre visite aux habitants d’autres régions du monde à moins qu’on puisse y aller à pied, et à ne jamais communiquer avec ces gens-là ; ou rester là sans rien faire alors que des hommes meurent de famines qui pourraient être jugulées par le transport de vivres d’un continent à l’autre.

Le problème c’est qu’en attendant, cette idéologie de plus en plus à la mode détourne l’attention des problèmes réels et des possibilités existantes. Un dualisme manichéen (la nature est le Bien, la technologie est le Mal) permet de ne tenir aucun compte des processus historiques et dialectiques compliqués. Il est tellement plus facile de rejeter la responsabilité de tous les maux sur un diable quelconque ou sur l’existence d’un péché originel. Ce qui a commencé comme une remise en question légitime de la confiance excessive dans la science et dans la technologie finit par se transformer en une foi désespérée et encore moins justifiée dans le retour d’un paradis primitif, pour n’aboutir finalement qu’à une condamnation abstraite et apocalyptique du système actuel.[30]

Les technophiles et les technophobes s’accordent pour traiter la technologie isolément des autres facteurs sociaux, ne divergeant que dans leurs conclusions, également simplistes, qui énoncent que les nouvelles technologies sont en elles-mêmes libératrices ou en elles-mêmes aliénantes. Tant que le capitalisme aliénera l’activité humaine en la fragmentant en fonction de buts autonomes qui échappent au contrôle de leurs créateurs, les technologies partageront cette aliénation et seront utilisées pour la renforcer. Mais quand les gens se libéreront de cette domination, ils n’auront aucun mal à rejeter les technologies nuisibles tout en adaptant les autres à des emplois salutaires.

Certaines technologies — le nucléaire en est l’exemple le plus évident — sont en effet si terriblement dangereuses qu’on y mettra fin sans tarder. Et beaucoup d’autres industries, qui produisent des marchandises inutiles ou superflues, disparaîtront d’elles-mêmes quand cesseront leurs raisons d’être commerciales. Mais bien d’autres (l’électricité, la métallurgie, la réfrigération, la plomberie, l’imprimerie, l’enregistrement, la photographie, les télécommunications, l’outillage, le textile, les machines à coudre, les instruments chirurgicaux, les anesthésiques, les antibiotiques, etc.), quels que soient leurs usages actuels nocifs, ne comportent pas, ou pratiquement pas de défauts inévitables. Il s’agit seulement d’en faire meilleur usage et de les reconvertir à de fins humaines, en les soumettant au contrôle populaire et en y introduisant quelques améliorations d’ordre écologique.

D’autres technologies sont plus problématiques. On continuera à en avoir besoin dans une certaine mesure, mais leurs aspects nuisibles et irrationnels seront supprimés dès que possible. Si l’on considère l’industrie de l’automobile, son énorme infrastructure (usines, rues, autoroutes, stations d’essence, puits de pétrole), l’ensemble de ses inconvénients et la totalité de ses coûts cachés (embouteillages, stationnement, réparations, assurances, accidents, pollution, destruction des villes), on doit admettre qu’il y a une quantité d’autres moyens de transport préférables. Mais cette infrastructure a quand même l’avantage d’exister. Il est donc probable que la nouvelle société continuera à utiliser les voitures et les camions existants pendant quelques années encore, tout en s’occupant activement du développement de moyens de transport plus pratiques afin de les remplacer graduellement quand ils s’useront. Des véhicules personnels à moteurs non-polluants pourront continuer à être utilisés dans les régions rurales, mais la plus grande partie de la circulation urbaine (à quelques exceptions près, telles que les voitures de livraison, les voitures de pompiers, les ambulances, les taxis à l’usage des handicapés) pourra être remplacée par diverses formes de transports en commun, permettant la reconversion de nombreuses rues et autoroutes en parcs, jardins, squares et pistes cyclables. Les avions seront toujours utilisés pour les voyages intercontinentaux, rationnés s’il le faut, et pour certains envois urgents, mais l’abolition du salariat libérera du temps et permettra de voyager de manière plus paisible et plus lente — par bateau, par chemin de fer, en bicyclette ou à pied.

Dans ces questions, comme dans d’autres, ce sera aux gens concernés d’expérimenter pour découvrir ce qui marche le mieux. Dès qu’ils pourront déterminer par eux-mêmes les buts et les conditions de leur travail, il leur viendra naturellement toutes sortes d’idées pour le rendre plus efficient, plus sûr et plus agréable. Et ces idées n’étant plus brevetées ni protégées en tant que “secrets industriels”, elles se répandront rapidement et inspireront de nouvelles améliorations. Avec l’élimination des mobiles commerciaux, les gens pourront aussi redonner toute leur importance aux facteurs sociaux et écologiques ainsi qu’aux considérations purement quantitatives du temps de travail. Si la production des ordinateurs, par exemple, implique actuellement une certaine quantité de travail surexploité et engendre une certaine pollution (bien moins cependant que celle engendrée par les industries traditionnelles), il y a tout lieu de croire que de meilleures méthodes pourront être découvertes dès que les gens s’attaqueront au problème — très probablement par un emploi judicieux de l’automatisation informatisée. Heureusement, en règle générale, plus une tâche est répétitive, plus elle est facile à automatiser.

La tendance sera de simplifier les fabrications de base en utilisant des procédés qui favorisent la flexibilité optimale. Les techniques seront rendues plus uniformes et plus compréhensibles, pour que n’importe qui doué d’une formation générale minimale puisse effectuer des constructions, des réparations, des modifications et d’autres opérations qui exigeaient auparavant des formations spécialisées. Les outils, les appareils, les matières premières, les pièces de rechange et les modules architecturaux seront probablement standardisés et fabriqués en série, laissant les raffinements faits sur mesure à de petites “industries à domicile” et les travaux de finitions potentiellement les plus créatifs aux utilisateurs individuels. Dès que le temps ne sera plus de l’argent, nous verrons peut-être, comme le voulait William Morris, un retour à des activités artisanales qui exigent beaucoup de “travail” minutieux réalisé par des gens qui aiment créer et donner, et qui se soucient de leurs créations comme des personnes auxquelles elles sont destinées.

Certaines communautés pourront choisir de conserver un assez grande nombre de technologies lourdes, mais sécurisées écologiquement, bien entendu. D’autres opteront peut-être pour des styles de vie plus simples, quoique soutenus par certains moyens techniques permettant cette simplicité, ou utiles en cas de nécessité. Des génératrices solaires et des systèmes de télécommunications reliés par satellite, par exemple, permettront de vivre dans les bois sans avoir besoin de lignes électriques ou téléphoniques. Si l’énergie solaire disponible sur terre et les autres sources d’énergie renouvelables se révélaient insuffisantes, d’immenses récepteurs solaires en orbite pourraient produire une quantité pratiquement illimitée d’énergie non-polluante.

D’autre part, la plupart des régions du Tiers-Monde se trouvent dans des zones intertropicales où l’énergie solaire peut être très efficace. Au début d’une transition révolutionnaire, leur pauvreté sera source de difficultés, mais leurs traditions d’autarcie coopérative, ajoutées au fait qu’elles ne sont pas encombrées d’infrastructures industrielles dépassées, pourront leur donner quelques avantages compensateurs quand il s’agira de créer des nouvelles structures plus écologiques. En puisant sélectivement dans les régions développées les informations et les techniques dont elles estiment avoir besoin, elles pourront sauter l’horrible stade “classique” de l’industrialisation et de l’accumulation du capital, pour passer directement à des formes d’organisation post-capitalistes. D’ailleurs, l’influence ne sera pas forcément en sens unique : quelques-unes des expériences sociales les plus avancées dans l’histoire ont été réalisées pendant la révolution espagnole par des paysans illettrés vivant dans des conditions pratiquement tiers-mondistes.

Il faut ajouter que les habitants des régions développées n’auront pas besoin d’accepter une triste période transitionnelle “d’espérances réduites” pour permettre aux régions moins développées de les rattraper. Cette erreur très répandue découle de la supposition fausse que la plupart des produits actuels sont désirables et nécessaires, ce qui impliquerait qu’une plus grande part pour autrui diminue la nôtre. En réalité une révolution dans les pays développés supprimera immédiatement tant de marchandises et d’entreprises absurdes et inutiles que même s’il y avait une pénurie temporaire de certains biens ou services, les gens vivraient quand même mieux que maintenant, y compris sur le plan matériel. Dès que leurs problèmes immédiats seront réglés, la plupart des gens apporteront une aide enthousiaste à ceux qui sont moins dotés. Mais cette assistance sera volontaire, et elle n’impliquera généralement aucun sacrifice important. Donner de son travail, des matériaux de construction ou du savoir-faire architectural pour que d’autres puissent bâtir des maisons pour eux-mêmes, par exemple, n’exigera pas que l’on démonte sa propre maison. La richesse potentielle de la société moderne ne consiste pas seulement en biens matériels, mais aussi en connaissances, idées et techniques, en inventivité, enthousiasme, compassion et autres qualités qui s’accroissent en étant partagées.

Questions écologiques

Il va de soi qu’une société autogérée fera droit à la quasi-totalité des revendications écologistes actuelles. La satisfaction de certaines de ces revendications est déjà essentielles pour la survie de l’humanité. Mais pour des raisons esthétiques et éthiques, les hommes libérés choisiront sans aucun doute d’aller bien au-delà de ce minimum et de favoriser une biodiversité riche.

Nous ne pourrons débattre de telles questions sans préjugés que lorsque nous aurons supprimé les intérêts économiques qui sapent les tentatives même les plus minimes de défendre l’environnement (bûcherons craignant de perdre leur travail, pauvreté chronique incitant des pays du Tiers-Monde à tirer profit de leurs forêts, etc.).[31]

On blâme toute l’espèce humaine pour les destructions écologiques, mais on oublie leurs causes sociales précises. La majorité impuissante est mise dans le même sac que les quelques personnes qui prennent les décisions importantes. Les famines sont considérées comme la revanche de la nature contre la surpopulation, comme l’expression de limites naturelles et incontournables — comme s’il y avait quoi que ce soit de naturel dans l’existence de la Banque Mondiale ou du Fonds Monétaire International, qui obligent les pays du Tiers-Monde à cultiver des produits pour l’exportation plutôt que des aliments pour la consommation locale. On culpabilise les gens parce qu’ils se servent de leurs voitures, en passant sous silence le fait que les compagnies automobiles ont créé une situation dans laquelle la plupart des gens ne peuvent se passer de voiture (en achetant, puis sabotant les systèmes de transport à moteur électrique, en faisant pression pour qu’on construise des autoroutes et contre les subventions aux chemins de fer, etc.). La publicité spectaculaire, sur un ton de gravité solonelle, encourage chacun à réduire sa consommation d’énergie, tout en incitant à consommer toujours plus de n’importe quoi. Mais on aurait déjà pu développer des sources d’énergie non-polluante et renouvelable en quantité largement suffisante si les compagnies productrices de combustibles fossiles ne s’étaient pas opposées avec succès à la subvention des recherches menées à cette fin.

Il ne s’agit même pas de blâmer les dirigeants de ces sociétés — ils sont pris, eux aussi, dans des situations où il faut “croître ou mourir” qui les poussent à prendre de telles décisions. Il s’agit d’abolir le système qui produit continuellement de telles pressions auxquelles il est impossible de résister.

Un monde libéré disposera de bien assez d’espace pour permettre l’épanouissement des diverses communautés humaines tout en laissant subsister de vastes régions sauvages. Mais plutôt que de concevoir une opposition entre ces deux aspects, j’aime à penser qu’il y aura toutes sortes d’interactions humaines avec la nature, à la fois imaginatives et respectueuses de celle-ci, et que les hommes coopéreront avec elle, travailleront avec elle, joueront avec elle, créant des entrelacs bigarrés de forêts, fermes, parcs, jardins, vergers, ruisseaux, villages, villes...

L’épanouissement de communautés libres

Les grandes villes seront dispersées, espacées, “verdies” et réarrangées avec une variété de styles qui incorporeront et dépasseront les visions des architectes et des urbanistes les plus imaginatifs du passé, généralement limités par leur croyance en la permanence du capitalisme. Par exception, certaines grandes villes, surtout celles qui possèdent un intérêt esthétique ou historique, conserveront ou même accentueront leurs traits cosmopolites, de telle façon à ce qu’on puisse trouver rassemblée en un seul endroit une grande diversité de cultures et de styles de vie.[32]

Certains, s’inspirant des explorations “psychogéographiques” et des idées sur “l’urbanisme unitaire” des premiers situationnistes, construiront des décors complexes et évolutifs conçus pour favoriser des dérives labyrinthiennes dans des ambiances variées — Ivan Chtcheglov envisageait “une réunion arbitraire de châteaux, grottes, lacs”, “des pièces qui feront rêver mieux que des drogues”, chacun habitant sa “cathédrale” personnelle (Internationale Situationniste n° 1). D’autres inclineront vers la définition du bonheur d’un poète d’Extrême-Orient : vivre dans une cabane à côté d’un ruisseau de montagne.

S’il n’y a pas assez de cathédrales ou de ruisseaux de montagne pour tout le monde, il faudra trouver des compromis. Mais il faut rappeler que si des endroits comme Chartres ou Yosemite sont actuellement envahis de touristes, ce n’est qu’à cause de l’enlaidissement du reste de la planète. À mesure que d’autres régions naturelles seront revivifiées et que les habitats humains seront rendus plus beaux et plus intéressants, il est peu probable que quelques endroits exceptionnels continuent à accueillir des millions de gens qui ont désespérément besoin de s’échapper loin de tout. Il est même possible qu’un certain nombre de gens soient attirés vers les régions les plus misérables, parce que ce seront les “nouvelles frontières” où auront lieu les transformations les plus passionnantes, à commencer par la démolition des bâtiments les plus laids pour engager une reconstruction expérimentale.

La libération de la créativité populaire engendrera des communautés pleines d’entrain qui surpasseront Athènes, Florence, Paris et d’autres capitales célèbres d’autrefois, où l’entière participation était réservée à des minorités privilégiées. Certains pourront mener une vie solitaire et indépendante (les ermites et les nomades seront libres de vivre à part, en respectant quelques petits arrangements avec les communautés voisines), mais la plupart des gens préféreront probablement le plaisir et la commodité de faire les choses ensemble, et ils créeront toutes sortes d’entités communautaires : ateliers, bibliothèques, laboratoires, cuisines, boulangeries, cafés, centres médico-sociaux, studios, salles des fêtes, salles de musique, grandes salles de concert, saunas, gymnases, cours de recréation, foires, marchés aux puces (sans oublier quelques endroits tranquilles pour contrebalancer toute cette socialité). Des pâtés de maisons pourront être transformés en reliant les immeubles par des couloirs et des arcades et en enlevant les barrières entre les arrière-cours pour agrandir les espaces collectifs (parcs, jardins, pouponnières). Les gens pourront choisir entre divers genres et divers degrés de participation, par exemple s’engager à faire la cuisine, la vaisselle ou le jardinage un ou deux jours par mois contre la possibilité de dîner dans une cafétéria commune, ou bien cultiver la plupart des denrées nécessaires et faire la cuisine pour eux-mêmes.

Dans toutes ces hypothèses, il importe de garder à l’esprit la diversité des cultures qui se développeront. Dans une culture, la cuisine pourrait être considérée comme une corvée qui doit être réduite autant que possible et strictement partagée. Dans une autre, elle pourrait être une passion générale ou bien un rituel social valorisé qui attire un nombre plus que suffisant de volontaires enthousiastes.

Certaines communautés, comme dans le troisième paradigme de Communitas (en faisant abstraction du fait que les schémas des Goodman présument toujours l’existence de l’argent), maintiendront une distinction nette entre le secteur de la gratuité et le secteur du luxe. D’autres développeront des formes sociales plus organiquement intégrées, comme dans le deuxième paradigme du même livre, visant une unité maximum de production et de consommation, d’activité manuelle et intellectuelle, d’éducation esthétique et scientifique, d’harmonie sociale et psychologique, même au prix de l’efficacité purement quantitative. Le style du troisième paradigme pourrait mieux convenir comme forme transitionnelle au début, tant que les gens ne seront pas encore habitués aux nouvelles perspectives et auront besoin d’un système de référence économique quelconque pour leur donner une sensation de sécurité contre les abus éventuels. À mesure que les gens supprimeront les défauts du nouveau système et acquerront plus de confiance mutuelle, ils tendront probablement vers le style du deuxième paradigme.

Comme dans les fantaisies charmantes de Fourier, mais sans ses excentricités et avec beaucoup plus de souplesse, les gens s’engageront certainement dans un grand choix d’activités, suivant des corrélations complexes d’affinités. Un individu pourra participer régulièrement à un certain nombre de groupements permanents (groupe d’affinité, conseil, collectif, quartier, ville, région) mais ne s’associer que temporairement à des projets particuliers. C’est ce qui se passe déjà dans des clubs, des réseaux de passionnés de tel ou tel hobby, des associations d’entraide, des groupes se préoccupant de telle ou telle question sociale, des projets de coopération temporaire comme l’édification d’une grange par tous les gens du voisinage. Les assemblées locales pointeront les offres et les demandes des individus et des groupes, feront connaître les décisions d’autres assemblées, l’état de développement des projets en cours et celui des problèmes non encore résolus. Elles mettront sur pied des bibliothèques, des standards téléphoniques et des réseaux informatiques pour recueillir et diffuser toutes sortes de renseignements et pour mettre en relation les gens qui ont des goûts communs. Les médias seront à la disposition de tout le monde, permettant à chacun de parler de ses propres projets, de ses problèmes, de ses propositions, de ses critiques, de ses enthousiasmes, de ses désirs, de ses visions. Les arts et les métiers traditionnels existeront toujours, mais seulement comme une facette de vies continuellement créatives. Les gens prendront toujours part — et avec plus d’entrain que jamais — aux sports et aux jeux, aux foires et aux festivals, à la musique et à la danse, à l’amour et à l’éducation des enfants, à la construction et à l’aménagement de leur maison, à l’enseignement et à l’apprentissage, au camping et aux voyages. Mais on verra se développer également de nouveaux genres de vie et de nouveaux arts de vivre que nous ne pouvons guère imaginer aujourd’hui.

Il ne manquera pas de gens pour s’intéresser à des projets socialement utiles — agronomie, médecine, ingénierie, innovations pédagogiques, réhabilitation écologique, etc. — simplement parce qu’ils les trouveront gratifiants. D’autres préféreront des activités moins utilitaires. Certains vivront d’une manière assez tranquille et casanière. D’autres s’adonneront à des activités aventureuses et hardies, ou mèneront une vie de fêtes et d’orgies. D’autres encore se consacreront à l’ornithologie, ou à l’échange de publications individuelles, ou à la collection des bibelots pittoresques des temps pré-révolutionnaires, ou à n’importe quoi d’autre parmi des milliers d’activités possibles. Tout le monde pourra suivre ses propres inclinations. Si quelques-uns sombrent dans une existence passive de spectateurs, ils finiront probablement par s’y ennuyer et par s’essayer à des activités plus créatives. Même s’ils ne le font pas, ce sera leur affaire. Cela ne nuira à personne.

Si quelques autres finissent par trouver trop insipide l’utopie réalisée sur Terre et veulent vraiment s’échapper loin de tout, l’exploration et la colonisation du système solaire — voire même, à terme peut-être la migration vers les autres étoiles — fourniront une frontière qui reculera toujours.

Mais cela vaut également pour les explorations de “l’espace intérieur”.

Des problèmes plus intéressants

Une révolution antihiérarchique ne résoudra pas tous nos problèmes. Elle en éliminera simplement quelques-uns parmi les plus anachroniques, ce qui nous laissera libres de nous attaquer à des problèmes plus intéressants.

Si ce texte semble laisser de côté les aspects “spirituels” de la vie, c’est parce que j’ai voulu mettre l’accent sur quelques questions matérielles de base qui sont souvent négligées. Mais ces questions matérielles ne sont que l’ossature. Une société libérée sera fondée sur la joie, l’amour et la générosité, beaucoup plus que sur des règles rigides ou des calculs intéressés. Les oeuvres de visionnaires, comme Blake ou Whitman, nous donnent un pressentiment plus juste de cette réalité que des milliers de débats pédants sur les crédits économiques ou les délégués révocables.

J’imagine que quand les gens n’auront plus à se soucier de leurs besoins matériels et ne seront plus exposés à un déluge permanent de sollicitations commerciales, la plupart d’entre eux, après s’être livrés pendant un temps à des orgies des choses dont ils étaient privés auparavant, trouveront la plus grande satisfaction dans des styles de vie relativement simples et sobres. Les arts érotiques et gustatifs seront sans doute enrichis de diverses façons, mais seulement comme des facettes de vies pleines et bien équilibrées qui comprendront également une grande diversité d’activités intellectuelles, esthétiques et spirituelles.

L’éducation, ne se limitant plus au conditionnement des jeunes pour un rôle limité qu’ils devront tenir dans une économie irrationnelle, deviendra l’activité passionnée de toute la vie. En plus des institutions d’enseignement formelles qui subsisteront, les gens auront un accès immédiat aux informations sur tous les sujets qu’ils voudront explorer, via les livres et les ordinateurs. Ils pourront expérimenter toutes sortes d’arts et de techniques, ou bien partir à la recherche de quelqu’un pour s’instruire et discuter — comme les anciens philosophes grecs qui débattaient sur la place du marché, ou les moines chinois de l’époque médiévale errant dans les collines à la recherche du maître zen qui serait la source de la plus grande inspiration.

Les aspects de la religion qui ne répondent qu’à un besoin d’évasion psychologique par rapport à l’aliénation sociale dépériront, mais les questions fondamentales qui ont été exprimées d’une façon plus ou moins déformée dans la religion seront toujours là. Il y aura toujours des peines et des pertes, des tragédies et des frustrations, les gens affronteront toujours la maladie, la vieillesse et la mort. Et en cherchant le sens de tout cela, s’il y en a un, et la meilleure manière de s’y confronter, quelques-uns redécouvriront ce qu’Aldous Huxley, dans La Philosophie éternelle, appelle “le Plus Grand Commun Diviseur” de la conscience humaine.

D’autres cultiveront peut-être des sensibilités esthétiques exquises, comme l’ont fait les personnages du Dit du Genji de Murasaki, ou développeront des genres métaculturels subtils comme les “jeux des perles de verre” dans le roman de Hermann Hesse, libérés des limitations matérielles qui réservaient auparavant de telles activités à de minuscules élites.

Je me plais à imaginer, comme ces activités diverses seront alternées, combinées et développées, qu’il y aura une tendance générale à la réintégration personnelle au sens de Blake, et aux véritables rapports “Je-Tu” tels que Martin Buber les envisageait. Une révolution spirituelle permanente où la communion joyeuse n’exclut pas une riche diversité ni des “affrontements généreux”. Feuilles d’herbe, où Whitman projetait ses espoirs sur les potentialités de l’Amérique de son temps, évoque peut-être mieux que n’importe quoi d’autre l’état d’esprit expansif de telles communautés d’hommes et de femmes réalisés, travaillant et jouant avec extase, aimant et flânant, se promenant sans se presser sur la grande route sans fin.

Avec la prolifération de cultures en développement et en mutation permanents, les voyages pourront redevenir des aventures imprévisibles. Le voyageur pourra “voir les villes et apprendre les moeurs de bien des peuples différents” sans les dangers ni les déceptions que devaient accepter les vagabonds et les explorateurs d’autrefois. Dérivant de milieu en milieu, de rencontre en rencontre, mais s’arrêtant de temps en temps, comme ces formes humaines à peine visibles dans les paysages des peintres chinois, simplement pour regarder au loin dans l’immensité, se rendant compte que tous nos faits et dires ne sont que des ondulations à la surface d’un univers immense et insondable.

Ce ne sont que quelques pistes. Nous ne nous sommes pas limités aux sources d’inspiration radicales. Toutes sortes d’esprits créateurs du passé ont exprimé à leur manière quelques-unes des possibilités de l’humanité, qui sont presque illimitées. Nous pouvons puiser chez n’importe lequel d’entre eux, du moment que nous prenons soins de dégager les aspects pertinents de leur contexte aliéné originel.

Ce n’est pas tant que les plus grands ouvrages nous disent des choses nouvelles, c’est plutôt qu’ils nous rappellent des choses que nous avons oubliées. Nous avons tous eu des intuitions de ce que peut être la vraie vie — des souvenirs de la première enfance, quand les expériences étaient encore fraîches et non refoulées, mais aussi quelques moments d’amour, de camaraderie ou de créativité enthousiaste, des moments où nous mourrions d’impatience de nous lever pour entreprendre un projet, ou simplement pour voir ce qu’amènera le nouveau jour. Extrapoler de tels moments nous donne probablement la meilleure idée de ce que pourrait être un monde libéré. Un monde, comme Whitman l’envisage,



Où les hommes et les femmes font peu de cas des lois,

Où l’esclave n’est plus, et le maître n’est plus,

Où le peuple s’élève, unanime contre l’impudence des élus,

Où on apprend aux enfants à ne reconnaître que leur propre loi, et à ne se fier qu’à eux-mêmes,

Où l’équanimité s’illustre concrètement dans les choses de la vie,

Où les spéculations sur l’âme sont encouragées,

Où les femmes se joignent aux manifestations de rues et marchent comme les hommes,

Où elles entrent comme eux dans les assemblées publiques, prenant place à leur côté (...)

Montent les formes majeures !

Formes de la Démocratie intégrale, produit des siècles,

Formes engendrant éternellement de formes nouvelles,

Formes de villes turbulentes et viriles,

Formes des amis et pourvoyeurs d’asiles de la planète,

Formes embrassant la terre et embrassées par la terre entière.

[1] Voir The Bolsheviks and Workers’ Control, 1917–1921 de Maurice Brinton ; La révolution inconnue de Voline ; La Commune de Cronstadt de Ida Mett ; La tragédie de Cronstadt : 1921 de Paul Avrich ; Le mouvement makhnoviste de Pierre Archinoff ; et les thèses 98–113 de La Société du Spectacle de Guy Debord.

[2] “La ‘réussite’ ou l’ ‘échec’ d’une révolution, référence triviale des journalistes et des gouvernements, ne signifie rien dans l’affaire, pour la simple raison que, depuis les révolutions bourgeoises, aucune révolution n’a encore réussi : aucune n’a aboli les classes. La révolution prolétarienne n’a vaincu nulle part jusqu’ici, mais le processus pratique à travers lequel son projet se manifeste a déjà créé une dizaine, au moins, de moments révolutionnaires d’une extrême importance historique, auxquels il est convenu d’accorder le nom de révolutions. Jamais le contenu total de la révolution prolétarienne ne s’y est déployé ; mais chaque fois il s’agit d’une interruption essentielle de l’ordre socio-économique dominant, et de l’apparition de nouvelles formes et de nouvelles conceptions de la vie réelle, phénomènes variés qui ne peuvent être compris et jugés que dans leur signification d’ensemble, qui n’est pas elle-même séparable de l’avenir historique qu’elle peut avoir. (...) La révolution de 1905 n’a pas abattu le pouvoir tsariste, qui a seulement fait quelques concessions provisoires. La révolution espagnole de 1936 ne supprima pas formellement le pouvoir politique existant : elle surgissait au demeurant d’un soulèvement prolétarien commencé pour maintenir cette République contre Franco. Et la révolution hongroise de 1956 n’a pas aboli le gouvernement bureaucratique-libéral de Nagy. À considérer en outre d’autres limitations regrettables, le mouvement hongrois eu beaucoup d’aspects d’un soulèvement national contre une domination étrangère ; et ce caractère de résistance nationale, quoique moins important dans la Commune, avait cependant un rôle dans ses origines. Celle-ci ne supplanta le pouvoir de Thiers que dans les limites de Paris. Et le soviet de Saint-Pétersbourg en 1905 n’en vint même jamais à prendre le contrôle de la capitale. Toutes les crises citées ici comme exemples, inachevées dans leurs réalisations pratiques et même dans leurs contenus, apportèrent cependant assez de nouveautés radicales, et mirent assez gravement en échec les sociétés qu’elles affectaient, pour être légitimement qualifiées de révolution.” (Internationale Situationniste n° 12, pp. 13–14.)

[3] “Les difficultés économiques des exploiteurs n’intéressent pas les travailleurs. Si l’économie capitaliste ne supporte pas les revendications des travailleurs, raison de plus pour lutter pour une nouvelle société, où nous ayons le pouvoir de décision sur toute l’économie et sur toute la vie sociale.” (Des travailleurs de l’aéronautique portugais, 27 octobre 1974.)

[4] La diffusion par l’Internationale Situationniste d’un texte qui dénonçait un rassemblement international de critiques d’art en Belgique fût exemplaire à cet égard : “On fit tenir des exemplaires à un grand nombre de critiques, par la poste ou par distribution directe. On téléphona tout ou partie du texte à d’autres, appelés nommément. Un groupe força l’entrée de la Maison de la Presse, où les critiques étaient reçus, pour lancer des tracts sur l’assistance. On en jeta davantage sur la voie publique, des étages ou d’une voiture. (...) Enfin toutes les dispositions furent prises pour ne laisser aux critiques aucun risque d’ignorer ce texte” (Internationale Situationniste n° 1).

[5] “L’absence de mouvement révolutionnaire en Europe a réduit la gauche à sa plus simple expression : une masse de spectateurs qui pâment chaque fois que les exploités des colonies prennent les armes contre leurs maîtres, et ne peut s’empêcher d’y voir le nec plus ultra de la Révolution. (...) Toujours et partout où il y a conflit, c’est le bien qui combat le mal, la “Révolution absolue” contre la “Réaction absolue”. (...) La critique révolutionnaire, quant à elle, commence par delà le bien et le mal ; elle prend ses racines dans l’histoire, et a pour terrain la totalité du monde existant. Elle ne peut, en aucun cas, applaudir un État belligérant, ni appuyer la bureaucratie d’un État exploiteur en formation. (...) Il est évidemment impossible de chercher, aujourd’hui, une solution révolutionnaire à la guerre du Vietnam. Il s’agit avant tout de mettre fin à l’agression américaine, pour laisser se développer, d’une façon naturelle, la véritable lutte sociale du Vietnam, c’est-à-dire permettre aux travailleurs vietnamiens de retrouver leurs ennemis de l’intérieur : la bureaucratie du Nord et toutes les couches possédantes et dirigeantes du Sud. Le retrait des Américains signifie immédiatement la prise en main, par la direction stalinienne, de tout le pays : c’est la solution inéluctable. (...) Il ne s’agit donc pas de soutenir inconditionnellement (ou d’une façon critique) le Vietcong, mais de lutter avec conséquence et sans concessions contre l’impérialisme américain” (Internationale Situationniste n° 11).

[6] “Dans sa forme mystifiée, la dialectique devint une mode en Allemagne, parce qu’elle semblait glorifier l’état de choses existant. Dans sa forme rationnelle, elle est un scandale et une abomination pour la société bourgeoise et ses idéologues doctrinaires, parce que dans l’intelligence positive des choses existantes elle inclut du même coup l’intelligence de leur négation, de leur destruction nécessaire ; parce qu’elle saisit la fluidité de toute forme sociale qui s’est développée historiquement, et ainsi prend en compte son côté éphémère aussi bien que son existence passagère ; parce que rien ne peut lui en imposer, parce qu’elle est dans son essence critique et révolutionnaire” (Marx, Le Capital).
La rupture entre le marxisme et l’anarchisme les a estropié tous les deux. Les anarchistes avaient raison de critiquer les tendances autoritaires et étroitement économistes du marxisme, mais ils l’ont fait généralement d’une manière moraliste, a-historique et non dialectique, en posant des dualismes absolus (Liberté contre Autorité, Individualisme contre Collectivisme, Centralisation contre Décentralisation, etc.) et en laissant à Marx et à quelques-uns des marxistes les plus radicaux un quasi-monopole de l’analyse dialectique cohérente. Ce sont les situationnistes qui ont finalement réconcilié les aspects libertaires et dialectiques. Sur les mérites et les défauts du marxisme et de l’anarchisme, voir les thèses 78–94 de La Société du Spectacle.

[7] IWW : Industrial Workers of the World, syndicat anarchiste fondé aux États-Unis en 1905, réputé pour ses pratiques d’action directe et pour l’humour de ses chansons et de ses bandes dessinées. [NdT]

[8] En 1974, pendant la “révolution culturelle” en Chine, trois jeunes hommes ont écrit À propos de la démocratie et de la légalité sous le socialisme (édité en France sous le titre Chinois, si vous saviez...), et l’ont “publié” en une série de 77 affiches collées les unes à côté des autres sur un mur de Canton. Le texte était une critique radicale du système bureaucratique chinois, mais parce qu’il utilisait la rhétorique en usage dans cette période et qu’il comportait un certain nombre de citations du président Mao, il est resté affiché pendant un mois entier, les fonctionnaires locaux ne parvenant pas à savoir s’il ne s’agissait pas d’une énième attaque contre les “révisionnistes” télécommandée par le gouvernement. Quand ce texte fut enfin condamné, les auteurs en ont fait réimprimer et circuler de nombreux exemplaires en prétendant qu’il fallait l’étudier de près pour mieux comprendre ses nuances nocives. Et quand certains passages furent qualifiés de “spécialement réactionnaires”, ils ont fait remarquer qu’il s’agissait de citations exactes de Mao Zedong. [NdT]

[9] “Ce qui s’est fait jour ce printemps-ci à Zurich, à travers la protestation contre la fermeture d’un centre pour la jeunesse, s’est répandu depuis lors à travers la Suisse, se nourrissant de l’inquiétude d’une jeune génération impatiente d’échapper à ce qu’elle tient pour une société étouffante. ‘Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim se paye par le risque de mourir d’ennui’, proclament des pancartes et des graffiti à Lausanne” (Christian Science Monitor, 28 octobre 1980). Le slogan est tiré du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Raoul Vaneigem.

[10] Paul Goodman (1911–1972) : Penseur américain qui a largement influencé la Nouvelle Gauche et la contre-culture des années 60. Esprit universel, il a traité de littérature, de psychanalyse, de sociologie, d’education, d’urbanisme, et a pratiqué un type de critique sociale qu’on peut qualifier d’anarcho-réformiste. Voir le recueil de ses essais, La Critique sociale (Atelier de Création Libertaire), et Paul Goodman et la reconquête du présent de Bernard Vincent (Seuil). [NdT]

[11] On peut en trouver des exemples désopilants dans The Official Politically Correct Dictionary and Handbook de Henry Beard et Christopher Cerf (Villard, 1992). Il est parfois difficile de savoir lesquels des termes de Correctelangue présentés dans ce livre sont satiriques et lesquels ont été proposés sérieusement ou même adoptés et imposés officiellement. Le seul antidote contre un tel délire est d’en rire à gorge déployée.

[12] Dans le livre de Mark Twain, Huck utilise le terme “nigger” (nègre) considéré aujourd’hui comme très injurieux, pour parler de son copain, l’esclave Jim, ce qui a justifié de nombreuses tentatives pour faire censurer le livre. Le terme a été remplacé successivement par toute une série d’autres termes plus politiquement corrects, dont les derniers sont African-American et person of color. [NdT]

[13] Sur la révolution culturelle, voir “Le point d’explosion de l’idéologie en Chine” in Internationale Situationniste n° 11, et Les habits neufs du président Mao de Simon Leys.

[14] “Pendant que les Chiites et les Kurdes se battent contre le régime de Saddam Hussein et que les partis irakiens d’opposition essayent de préparer un avenir démocratique, les États-Unis se trouvent dans la situation embarrassante d’être les partisans effectifs de la continuation de la dictature d’un parti unique en Irak. Des communiqués officiels du gouvernement américain, y compris du président Bush, ont souligné leur désir que Saddam Hussein soit renversé, mais pas que l’Irak soit déchiré par des guerres civiles. En même temps, les officiels du gouvernement Bush ont insisté sur le fait que la démocratie n’est pas actuellement une option viable pour l’Irak. (...) Ce parti pris est sans doute la raison pour laquelle, jusqu’ici, ce gouvernement a refusé de rencontrer les chefs de l’opposition irakienne en exil. (...) ‘Les Arabes et les États-Unis ont la même perspective, dit un diplomate de la coalition. Nous voulons que l’Irak garde ses frontières actuelles et que Saddam disparaisse. Mais si c’est nécessaire pour maintenir l’unité de l’État irakien, nous accepterons que Saddam reste à Bagdad.’ ” (Christian Science Monitor, 20 mars 1991.)

[15] “Je suis époustouflé de voir à quel point les gens se souviennent de leur passé révolutionnaire. Les événements présents ont réveillé ces souvenirs. Des dates qu’on n’a jamais apprises à l’école, des chansons qu’on n’a jamais chantées publiquement, on s’en rappelle très bien. (...) Le bruit, le bruit, le bruit retentit encore à mes oreilles. Les coups de klaxon joyeux, les cris, les slogans, les chants, les danses. Les portes de la révolution se sont rouvertes après 48 ans de répression. En un jour, tout était remis en perspective. Rien n’était déterminé par les dieux, tout était l’oeuvre de l’homme. Les gens pouvaient considérer leur misère et leurs problèmes dans un contexte historique. (...) Une semaine est passée, on a le sentiment que c’est plusieurs mois. Chaque heure a été vécue pleinement. Il est déjà difficile de se rappeler l’apparence des journaux en ce temps-là, ou ce que les gens disaient.” (Phil Mailer, Portugal : The Impossible Revolution ?)

[16] Un des moments les plus impressionnants a été celui où les gens assis autour de la voiture de police ont empêché un affrontement violent avec une bande de perturbateurs en gardant le silence total pendant une demi-heure. L’herbe leur ayant été coupée sous le pied, les perturbateurs s’ennuient, sont embarrassés, et ils finissent par se disperser. Un tel silence collectif a l’avantage de dissoudre les réactions compulsives des deux côtés, mais il le fait sans véhiculer le contenu discutable de bien des slogans ou des chansons (chanter “Nous vaincrons” a servi à apaiser les gens dans des situations difficiles, mais au prix d’une falsification de la réalité, rendue sentimentale).
La meilleure histoire du FSM est The Free Speech Movement de David Lance Goines (Ten Speed Press, 1993).

[17] Sur Mai 1968 voir Enragés et situationnistes dans le mouvement des occupations de René Viénet et “Le commencement d’une époque” in Internationale Situationniste n° 12. Je recommande aussi Worker-Student Action Committees, France May ’68 de Roger Grégoire et Fredy Perlman (Black and Red, Michigan, 1969).

[18] Il faut se rappeler que ce texte date de 1997. La proportion a continué à grandir, et le salaire du PDG est maintenant environ 450 fois plus important. [NdT]

[19] “Les travailleurs ne se limiteront pas à fermer les industries, ils rouvriront sous gestion ouvrière celles qui seront nécessaires pour préserver la santé et la paix publiques. Si la grève continue, ils pourront être conduits à abréger les souffrances de la population en relançant un nombre d’activités de plus en plus important. Sous leur propre gestion. Voilà pourquoi nous disons que nous nous mettons en route vers une destination qui n’est connue de personne ! (Avis à la veille de la grève générale de Seattle en 1919.) Voir Strike ! de Jeremy Brecher (South End, 1972, pp. 101–114). On peut trouver des comptes-rendus plus circonstanciés dans deux autres livres qui sont actuellement épuisés : Revolution in Seattle de Harvey O’Connor, et Root and Branch : The Rise of the Workers’ Movements.

[20] Raoul Vaneigem, qui par ailleurs a écrit une bonne histoire critique du surréalisme, a incarné les deux aspects de la manière la plus éclatante. Son petit livre De la grève sauvage à l’autogestion généralisée recense utilement un certain nombre de tactiques de base qui peuvent être employées pendant les grèves sauvages et dans d’autres situations radicales, ainsi que diverses possibilités d’organisation sociale après une révolution. Malheureusement, il comporte aussi beaucoup de ce genre de délayage qu’on trouve dans tous les écrits de Vaneigem depuis son départ de l’I.S. Ce livre prête abusivement aux luttes ouvrières un contenu “vaneigemiste” (identification simpliste de la lutte avec la jouissance, tendance de voir la “totalité” dans chaque lutte particulière, etc.). La subjectivité radicale a été figée dans une idéologie hédoniste répétée d’ennuyeuse façon dans ses livres ultérieurs (Le Livre des plaisirs, etc.), qui ont l’allure de parodies “barbe à papa” des idées dont il a traité d’une manière si tranchante dans ses oeuvres plus anciennes.

[21] “Deuxième jour. Je suis fatiguée, mais la multitude de sensations positives qui circulent partout ici est plus forte que la fatigue. (...) Qui oubliera jamais l’expression qui s’est peinte sur les visages des cadres quand nous leur avons dit que nous avions pris le contrôle, et qu’on n’avait plus besoin de leurs services ? (...) Tout continue normalement sauf que nous ne faisons pas payer les factures. (...) Nous nous lions d’amitié avec les travailleurs d’autres centraux téléphoniques. Les mecs d’en bas viennent pour apprendre notre boulot et pour nous aider. (...) Nous sommes tous dans un état d’euphorie, marchant à la pure adrénaline. On aurait dit que cette fichue boutique était à nous. (...) Les panneaux sur la porte d’entrée disent : TÉLÉPHONISTES COOPÉRATIFS. CHANGEMENT DE DIRECTION — INTERDIT AUX DIRECTEURS.” (Rosa Collette, article in Open Road, Vancouver, printemps 1981.)

[22] “Une compagnie sud-africaine vend un véhicule qui passe de la musique disco par haut-parleur pour calmer les nerfs des émeutiers. Le véhicule, déjà acheté par une nation noire dont la compagnie n’a pas souhaité révéler le nom, contient également une grande lance à eau et du gaz lacrymogène.” (Associated Press, 23 septembre 1979.)

[23] Si l’on avait posé cette question ouvertement aux ouvriers espagnols, qui avaient déjà dépassé le gouvernement de Front populaire vacillant en prenant les armes et en prenant en main la résistance au coup d’État fasciste, et avaient par ce processus lancé la révolution, ils se seraient probablement mis d’accord pour octroyer l’indépendance au Maroc. Mais après qu’ils se soient laissés convaincre par des chefs politiques — dont plusieurs chefs anarchistes — de tolérer ce gouvernement au nom de l’unité antifasciste, on a veillé à ce qu’ils ignorent de telles questions.
La révolution espagnole reste quand même l’expérience révolutionnaire la plus riche de l’histoire, bien qu’elle a été compliquée et obscurcie par la guerre civile simultanée contre Franco et par de vives contradictions dans le camp antifasciste qui, en plus des deux ou trois millions d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes et d’un contingent bien plus petit de marxistes révolutionnaires (le P.O.U.M.), comprenait des républicains bourgeois, des autonomistes, des socialistes et des staliniens, ces derniers en particulier faisant tout leur possible pour réprimer la révolution. Les meilleures analyses sont La révolution et la guerre d’Espagne de Pierre Broué et Émile Témime et La révolution espagnole de Burnett Bolloten (celle-ci est également incorporée dans la dernière oeuvre monumentale de Bolloten, The Spanish Civil War). Quelques bons récits de premier main : Hommage à la Catalogne de George Orwell, Spanish Cockpit de Franz Borkenau, et Carnets de la guerre d’Espagne de Mary Low et Juan Bréa. Parmi les autres livres qui valent la peine d’être lus, Enseignement de la révolution espagnole de Vernon Richards, To Remember Spain de Murray Bookchin, Le labyrinthe espagnole de Gerald Brenan, The Anarchist Collectives de Sam Dolgoff, Durruti, le peuple en armes [Un anarchiste espagnol : Durruti] d’Abel Paz, et Histoire du P.O.U.M. de Victor Alba.
[Le livre de Dolgoff est une anthologie d’extraits des écrits d’Augustin Souchy, Gaston Leval, José Pierats, etc. Pour les francophones on pourrait ajouter Guerre de classes en Espagne de Camillo Berneri et Ceux de Barcelone de H.E. Kaminski.]

[24] Bolo’bolo de P.M. (1983) [ed. française : L’Éclat, 1998] a le mérite d’être une des rares utopies qui reconnaissent cette diversité et s’en réjouissent. Malgré un certain nombre de naïvetés, de manies et des conceptions peu réalistes sur la manière d’y parvenir, ce petit livre aborde bien des problèmes et évoque bien des possibilités qui seront ceux d’une société post-révolutionnaire.

[25] Bien que la dite révolution du networking (intercommunication dans le réseau informatique) se soit traduite principalement par une augmentation de la circulation de fadaises entre spectateurs, les technologies de communication modernes continuent à jouer un rôle important dans la sape des régimes totalitaires. Autrefois les bureaucraties staliniennes étaient obligées d’entraver leur propre fonctionnement en limitant la mise à disposition des photocopieurs et même des machines à écrire, de peur qu’ils ne soient utilisés pour reproduire des samizdats. Les technologies plus récentes se montrent encore plus difficile à contrôler :
“Le journal conservateur Guangming signale la promulgation de nouvelles lois visant la suppression d’environ 90 000 télécopieurs illégaux à Beijing. D’après les commentateurs, le régime craint que la prolifération de ces machines permette une circulation trop libre des informations. Elles ont été systématiquement utilisées pendant les manifestations estudiantines de 1989 qui ont abouti à une répression militaire. (...) Dans le confort de leurs domiciles des capitales occidentales, comme à Londres, les opposants peuvent envoyer des messages aux activistes d’Arabie Saoudite qui, en les téléchargeant via Internet, n’ont plus à craindre d’entendre la police frapper à la porte au milieu de la nuit. (...) Tous les sujets tabous, depuis la politique jusqu’à la pornographie, font l’objet de messages électroniques anonymes à l’abri de la poigne d’acier du gouvernement. (...) Beaucoup de Saoudiens se trouvent engagés pour la première fois dans des discussions ouvertes sur la religion. Athées et intégristes se bagarrent dans le cyberspace, ce qui est une véritable innovation dans un pays où l’apostasie est un crime capital. (...) Mais il est impossible d’interdire l’Internet sans enlever tous les ordinateurs et toutes les lignes téléphoniques. (...) D’après les experts, il n’y a pas grand-chose qu’un gouvernement puisse faire pour priver totalement de l’accès aux informations sur Internet ceux qui sont prêts à travailler suffisamment dur pour l’obtenir. L’encodage du courrier électronique ou l’abonnement aux fournisseurs de services étrangers sont à la portée des individus avertis pour tourner les contrôles actuels. (...) S’il y a une chose que les gouvernements répressifs d’Extrême-Orient craignent plus que l’accès illimité aux médias étrangers, c’est le risque de perdre la bataille de la concurrence dans l’industrie de l’information à croissance rapide. Déjà certains milieux d’affaires de Singapour, de Malaisie et de Chine ont protesté, relevant que la censure de la toile peut devenir une entrave aux aspirations de ces nations à prendre la première place régionale dans la course aux technologies.” (Christian Science Monitor, 11 août 1993, 24 août 1995 et 12 novembre 1996.)

[26] “La tyrannie de l’absence de structure”, de Jo Freeman : texte écrit en 1970, qui s’adressait à l’origine aux premiers groupes du MLF. [NdT]

[27] “Depuis la fin de la guerre froide les politiciens ont découvert un repoussoir pour remplacer les rouges : le crime. De même que la peur du communisme entraînait l’essor du complexe militaro-industriel, l’exploitation de la peur du crime a produit l’essor explosif du complexe carcéro-industriel, autrement dit de l’industrie de contrôle du crime. Ceux qui ne sont pas d’accord avec son programme de construction de prisons sont stigmatisés comme des sympathisants des criminels et convaincus de trahison envers les victimes. Puisqu’aucun politicien ne se risquera à endosser cette étiquette, une spirale inexorable de politiques destructives ravage le pays. (...) La répression et la brutalisation seront d’autant plus favorisés par les institutions qui sont les principales bénéficiaires de telles politiques. Comme la Californie a augmenté sa population pénitentiaire de 19 000 à 124 000 pendant les seize dernières années, elle a construit dix-neuf nouvelles prisons. Avec l’augmentation des prisons, le syndicat des gardiens de prison est devenu le lobby le plus puissant de l’État. (...) Alors que le pourcentage du budget consacré à l’enseignement supérieur est tombé de 14,4 % à 9,8 %, la part consacrée à la politique carcérale s’est élevée de 3,9 % à 9,8 %. Le salaire annuel moyen d’un gardien de prison en Californie dépasse 55 000 dollars, le plus élevé de tout le pays. Cette année, en accord avec la National Rifle Association, ce syndicat a utilisé ses énormes ressources financières pour promouvoir l’adoption d’un projet de loi, la loi des trois récidives, stipulant que la troisième condamnation criminelle sera automatiquement une condamnation à perpétuité, ce qui reviendra à multiplier par trois la population et le système pénitentiaire en Californie. La dynamique qui s’est développée en Californie se retrouvera sans aucun doute dans le projet de loi sur le crime promu par Clinton. Dans la mesure où d’avantage de ressources seront versées à l’industrie de contrôle du crime, son pouvoir et son influence s’accroîtront encore.” (Dan Macallair, Christian Science Monitor, 20 septembre 1994.)

[28] D’autres possibilités ont été exposées dans les moindres détails dans “Sur le contenu du socialisme, II” de Cornelius Castoriadis (Socialisme ou Barbarie n° 22, 1957, réédité in Le Contenu du socialisme (10/18, 1979)). Ce texte présente beaucoup de suggestions utiles, mais à mon avis il surestime la centralité du travail et des lieux de travail dans la vie post-révolutionnaire. Une telle orientation est déjà pratiquement dépassée, et elle le deviendra probablement encore plus après une révolution.
Looking Forward : Participatory Economics for the Twenty First Century de Michael Albert et Robin Hahnel (South End, 1991) comprend également un certain nombre de remarques utiles sur l’organisation autogérée. Mais les auteurs présupposent une société dans laquelle il y aurait toujours une économie monétaire et où le temps de travail ne serait que légèrement réduit (à une trentaine d’heures par semaine). Leurs exemples sont dans une grande mesure calqués sur les coopératives ouvrières actuelles. La “participation économique” qu’ils envisagent comprend des activités, comme celle de voter sur des questions commerciales, qui seront dépassées dans une société non-capitaliste. Comme nous le verrons, une telle société mènera aussi à une diminution qualitative de travail, ce qui rendra pratiquement inutile l’élaboration des plans compliqués destinés à assurer une rotation entre les différentes tâches, qui occupe une grande partie du livre.

[29] Voir le chapitre 2 du Tom Sawyer de Mark Twain, pour se rendre compte de la manière dont Tom a réussi à faire travailler pour lui tous ses copains. [NdT]

[30] Fredy Perlman, auteur d’une des diatribes les plus extrémistes de cette tendance : Contre l’histoire, contre le Léviathan (1983), a fourni une très bonne critique de ses propres thèses dans son livre précédent sur C. Wright Mills, The Incoherence of the Intellectual (Black and Red, 1970) : “Cependant même si Mills rejette la passivité avec laquelle les hommes acceptent leur propre atomisation, il ne lutte plus contre elle. L’homme cohérent et autodéterminé devient un être exotique qui a vécu dans un passé lointain et dans des circonstances matérielles extrêmement différentes. (...) Il ne s’agit plus d’un programme de droite qui pourrait être combattu par un programme de gauche, mais plutôt d’un spectacle extérieur qui suit son cours comme une maladie. (...) La fissure entre la théorie et la pratique s’élargit, les idéaux politiques ne peuvent plus se transformer en projets pratiques.”

[31] Our Angry Earth : A Ticking Ecological Bomb, d’Isaac Asimov et Frederick Pohl, figure parmi les résumés les plus convaincants de cette situation désespérée. Après avoir démontré la criante insuffisance des politiques actuelles qui prétendent en venir à bout, les auteurs proposent quelques réformes radicales qui pourraient retarder les catastrophes les plus graves. Mais il est peu probable que de telles réformes soient mises en oeuvre tant que le monde continuera à être dominé par les intérêts contradictoires des États et des multinationales.

[32] Pour un grand nombre d’idées intéressantes sur les avantages et les désavantages de différents genres de communautés urbaines, passées, présentes et potentielles, je recommande deux livres : Communitas de Paul et Percival Goodman, et La Cité à travers l’histoire de Lewis Mumford. Ce dernier ouvrage est une des études de la société humaine les plus perspicaces et les plus complètes qu’on ait jamais vues.


Consulté le 20 septembre 2016 de bopsecrets.org
Traduit de l’américain par Ken Knabb et François Lonchampt.