Titre: L'Anarchie
Sous-titre: Son but, ses moyens.
Auteur·e: Grave Jean
Sujet: anarchie
Date: 1899
Source: Consulté le 3 mai 2016 de fr.wikisource.org
Notes: P.-V. Stock, bibliothèque sociologique n°27 - 1899

I. Qu’est-ce que l’anarchie ?

L’ignorance des gens sur l’anarchie - Fous ou criminels - L’anarchie est une idée qui a des bases scientifiques - La révolte a été de tous les temps - Arbitraire et injustice de la loi - La société ne se maintient que par l’ignorance - Son instabilité - Difficulté de changer les conceptions humaines - la malfaisance des institutions politiques - Nuisance du morcellement de la terre - L’anarchie et l’ouvrier - L’anarchie et la beauté - Il n’y a pas d’êtres supérieurs - Identité des facultés humaines, quel que soit leur emploi - Nuisance de l’autorité - L’anarchie et les savants - Étendue de la science - Impossibilité à une nation de s’isoler -Absurdité du patriotisme - L’anarchie et la politique - Inanité des réformes - l’anarchie et l’esprit religieux - Liberté dans les rapports des sexes - Un changement social a toujours semblé impossible à réaliser - La libération de l’individu par sa volonté de l’être.

L'ignorance des gens sur l'anarchie

Malgré que l’idée d’anarchie soit sortie de l’obscurité dans laquelle on a essayé de l’étouffer ; malgré que, aujourd’hui, grâce à la persécution, grâce à des lois d’exception, telles qu’on en fait dans les pires monarchies, les noms d’anarchie et d’anarchistes ne soient ignorés de personne, il y en a peu encore qui sachent au juste ce que c’est que l’anarchie.

Dans l’affaire Dreyfus où se sont produits les anarchistes, leur intervention a bien eu pour effet de les mettre en contact avec des bourgeois politiciens qui les ignoraient totalement, mais l’anarchie n’en est pas sortie plus claire.

Fous ou criminels

Anarchie : Pour les uns, c’est le vol, l’assassinat, les bombes, le retour à la sauvagerie ; les anarchistes ne sont que des cambrioleurs, des paresseux qui voudraient mettre toutes les richesses en commun afin de se goberger à rien faire.

Pour d’autres, l’anarchie est une espèce d’utopie, de rêve d’âge d’or que, volontiers, on reconnaît très beau, mais un rêve bon tout au plus à illustrer des livres de morale, ou de constructions sociales fantaisistes ; les plus cléments envisagent l’anarchie comme une vague aspiration qu’ils ne font aucune difficulté à reconnaître désirable pour l’humanité à atteindre mais si parfaitement inaccessible qu’il n’y a pas à se préoccuper outre mesure de la réaliser, et les anarchistes, comme une variété de fous, dont il est bon de se garer ; comme de pauvres illuminés qui perdent de vue les sentiers pratiques pour se perdre dans le vague de l’utopie.

L'anarchie est une idée qui a des bases scientifiques

Ils sont peu nombreux ceux qui savent que l’anarchie est une théorie s’appuyant sur des bases rationnelles, que les anarchistes sont des hommes qui, ayant reçu les plaintes de ceux qui souffrent de l’ordre social actuel, s’étant inspirés des aspirations humaines, ont entrepris la critique des institutions qui nous régissent, les ont analysées, se sont rendu compte de ce qu’elles valent, de ce qu’elles peuvent produire, et qui, de l’ensemble de leurs observations, déduisent des lois logiques, naturelles pour l’organisation d’une société meilleure.

La révolte a été de tous les temps

Certes, ils n’ont pas la prétention d’avoir inventé la critique de l’ordre social ; d’autres l’avaient faite avant eux ; aussitôt que le pouvoir avait existé, il y a eu des mécontents qui n’ont pas dû se gêner pour fronder ses actes, et si nous possédions les légendes que se transmettaient les humains avant de connaître l’écriture, peut être y trouverait-on, déjà, des satires contre leurs chefs. On peut fort bien faire la critique de l’ordre de chose qui existe, sans être anarchiste, et d’aucun l’ont réussie d’une façon que ne dépasseront jamais les anarchistes.

Mais ce que les anarchistes croient avoir fait de plus que ceux-là, de plus que les écoles socialistes existantes ou qui les précédèrent, c’est d’avoir su se reconnaître dans l’amas d’erreurs qui se dégagent de la complexité des relations sociales, d’avoir su remonter aux causes de la misère, de l’exploitation, et d’avoir enfin mis à nu l’erreur politique qui faisaient espérer de bons gouvernements, de bons gouvernants, de bonnes législations, de bons dispensateurs de la justice, devant porter remède aux maux dont souffre l’humanité.

Arbitraire et injustice de la loi

L’anarchie, étudiant l’homme dans sa nature, dans son évolution, démontre qu’il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de bons gouvernements, ni de fidèles applicateurs de la loi.

Toute loi humaine est, forcément, arbitraire ; car, si juste soit-elle, elle ne représente, quelle que soit la largeur de conception de ceux qui la font, qu’une partie du développement humain, qu’une infime parcelle des aspirations de tous ; toute loi formulée par un parlement, loin d’être l’oeuvre d’une grande conception, n’est, au contraire, que la moyenne de l’opinion générale, car le parlement lui-même, de par le fait de son recrutement ne représente qu’un juste milieu très médiocre.

Appliquée à tous de la même façon la loi devient ainsi, de par la force des choses, arbitraire, injuste pour ceux qui sont en deçà ou au-delà de cette moyenne.

Une loi ne pouvant représenter les aspirations de tous, ne peut donc s’appliquer que par la crainte du châtiment à ceux qui l’enfreindraient, son application entraîne l’existence d’un appareil judiciaire et répressif ; elle devient ainsi plus odieuse que sa coercivité est plus forte.

La loi, injuste déjà - parce que conception de minorité ou de majorité, elle veut imposer sa règle à l’unanimité - sera rendue encore plus injuste parce que, appliquée par des hommes qui ayant les défauts et les passions des hommes, leurs préjugés leurs erreurs personnelles d’appréciation ne peuvent, par conséquent, quelle que soit leur probité, l’appliquer que sous l’influence de leurs erreurs et de leurs préjugés.

Il ne peut y avoir de bonnes lois, ni de bons juges, ni, par conséquent, de bon gouvernement puisque son existence implique une règle de conduite unique pour tous, alors que c’est la diversité qui caractérise les individus.

La société ne se maintient que par l'ignorance

Toute société basée sur des lois humaines, et c’est le cas de toutes les sociétés passées et présentes, ne peut donc satisfaire pleinement l’idéal de chacun. Seule, la minorité d’oisifs qui, par ruse et par force, a su s’emparer du pouvoir et en use pour exploiter à son profit les forces de la collectivité, seule, cette minorité peut y trouver son compte, et s’intéresser à la prolongation de cet ordre de chose. Mais elle ne peut le faire durer que grâce à l’ignorance qu’ont les individus sur leur propre personnalité, sur leurs possibilités et leurs virtualités.

Son instabilité

Mais, quelle que soit leur ignorance, lorsque la compression est trop forte, ils se révoltent. Voilà pourquoi nos sociétés sont si instables, pourquoi les lois sont constamment violées par ceux qui les font, ou qui ont charge de les appliquer, lorsque leur intérêt les y incite ; car, basé sur la force, c’est à la force qu’ont recours tous ceux qui au pouvoir, veulent s’y maintenir, ou y monter lorsqu’ils n’en sont encore qu’à sa poursuite.

Faites pour être appliquées à tous et pour contenter tout le monde, les lois froissent plus ou moins tout individu qui, de ce fait, veut les abolir ou modifier lorsqu’il les subit, mais veut les renforcer lorsque c’est son tour de les appliquer.

Cependant des aspirations nouvelles se font jour quand même, et lorsque l’antagonisme devient trop grand entre ces aspirations et les lois politiques, la porte s’ouvre toute grande aux bouleversements et aux révolutions.

Et il en sera toujours de même tant que pour guérir le mal fait par une loi reconnue mauvaise, on n’aura pas d’autre remède à apporter que l’application d’une loi nouvelle.

Cette ignorance fait que les institutions humaines, une fois établies, résistent aux changements de forme. On change les noms mais la chose reste.

Difficulté de changer les conceptions humaines

Les hommes n’ayant pu encore arriver à une conception totale autre que l’autorité sont condamnés à tourner dans le même cercle, tant qu’ils n’auront pas changé leur conception : Royauté, empire, dictature, république, centralisation, fédéralisme, communalisme, au fond, c’est toujours l’autorité sous le nom d’un seul, ou sous l’apparence de la majorité, toujours la volonté de quelques-uns imposée à l’universalité.

D’autre part, si l’individu augmente ses connaissances d’une façon continue, ce n’est que d’une façon très lente ; cependant il est arrivé aujourd’hui au point que, pour se développer en toute son intégrité, il faut que son autonomie soit complète, que ses aspirations se fassent jour librement, qu’il puisse les développer dans toute leur expansion, que rien n’entrave sa libre initiative et son évolution.

Et c’est pourquoi, aujourd’hui, enfin, les anarchistes tirent, de cette critique de l’organisation sociale actuelle, ce premier enseignement : que les lois humaines doivent disparaître, emportant avec elles, les systèmes législatif, exécutif, judiciaire et répressif qui entravent l’évolution humaine, suscitant des crises meurtrières où périssent tant de milliers d’êtres humains, retardant l’humanité entière dans sa marche en avant, l’entraînant même quelques fois à la régression.


La malfaisance des institutions politiques

Alors que les politiciens en sont à cette formule qu’ils croient le nec plus ultra de la liberté « l’individu libre dans la commune, la commune libre dans l’État » nous savons, nous, que ces formes politiques sont incompatibles avec la liberté, puisqu’elles tendent toujours à courber un certain nombre d’hommes sous la même règle, nous formulons, nous, notre devise en disant « l’individu libre dans l’humanité libre ». L’individu laissé libre de se grouper selon ses tendances, ses affinités, libre de rechercher ceux avec lesquels peuvent s’accorder sa liberté et ses aptitudes, sans être entravé par aucune organisation politique déterminée par des considérations géographiques et de territoire.

Pour que l’homme puisse se développer librement dans toute sa puissance physique, intellectuelle et morale, qu’il puisse donner jour à toutes ses virtualités, il faut que chaque individu puisse satisfaire tous ses besoins physiques, intellectuels et moraux. Et cette satisfaction ne peut être assurée à tous que si la terre, qui n’est l’œuvre de personne, est remise à la disposition de qui peut la travailler, que si l’outillage mécanique existant, fruit du labeur des générations passées, cesse d’appartenir à une minorité de parasites qui prélèvent une large dîme sur le produit de son activité et l’activité de ceux qui le mettent en œuvre.

Nuisance du morcellement de la terre

La terre trop morcelée d’une part pour permettre aux détenteurs de petits lopins de terre de mettre en oeuvre l’outillage puissant qui seconderait leurs efforts ; d’autre part accaparée en lots immenses permettant à une classe d’oisifs de prélever sans travail, une rente sur la production de ceux à qui ils consentent à la louer [1] - la terre nourrit difficilement la population existante.

Sans compter l’ignorance que favorise une éducation défectueuse et fait que la plupart des gens s’attardent aux systèmes routiniers de culture et de production où ils dépensent beaucoup d’efforts et de travail pour obtenir moins de résultats.

Cependant, malgré ces causes de ruine, elle arriverait encore à nourrir, tant bien que mal, chaque être vivant, si les intermédiaires n’étaient là, emmagasinant les produits, spéculant, agiotant sur eux, de façon à ce que la plupart des individus soient toujours hors d’état d’acheter ce dont ils ont besoin.

Donc, si tous n’ont pas à manger à leur faim, la faute en est à la mauvaise organisation sociale, et non au manque de production. Une meilleure répartition des produits suffirait déjà pour permettre à chacun de manger à sa faim, un meilleur aménagement de la terre, et un meilleur emploi des instruments de production peuvent amener l’abondance pour tous.

Une compréhension plus nette des choses amènera le paysan à se rendre compte que son intérêt bien entendu est de réunir son lopin à celui de ses voisins, d’associer ses efforts à leurs efforts pour diminuer sa peine, augmenter sa production.

Et comme personne n’a le droit de stériliser, pour son seul agrément, la moindre parcelle de terrain, tant qu’il y a un seul être ne mangeant pas suffisamment à sa faim, la prochaine révolution aura pour but de remettre la terre aux mains de ceux qui voudront la cultiver, l’outillage à ceux qui voudront le manoeuvrer.

C’est tout cela que l’anarchie cherche à démontrer au paysan, lui expliquant que les maîtres qui le rançonnent, exploitent également le travailleur des villes, essayant de lui faire comprendre que, loin de considérer ce dernier comme un ennemi, il doit lui tendre la main pour s’aider mutuellement dans la lutte pour la vie, et arriver ainsi à se débarrasser de leurs parasites communs.

L'anarchie et l'ouvrier

A l’ouvrier, elle démontre qu’il ne doit pas espérer son affranchissement de sauveurs providentiels, ni des palliatifs que lui font miroiter les fantoches de la politique qui veulent capter ses suffrages pour le dominer, que l’émancipation individuelle ne se fera que par la propre action de l’individu, ne sera le résultat que de sa propre énergie, de ses propres efforts, lorsque sachant agir, il usera de sa liberté au lieu de la demander.

L’anarchie ne s’adresse pas qu’à ceux qui meurent de misère. Manger à sa faim est un droit primordial qui prime tous les autres et vient en tête des revendications de l’être humain. Mais l’anarchie embrasse toutes les aspirations et ne néglige aucun besoin. La liste de ses réclamations comprend toutes celles de l’humanité.

L’anarchie et la beauté

Mirbeau, dans ses Mauvais bergers fait proclamer à des ouvriers en grève, leur droit à la beauté. Et, en effet, chaque être a droit, non seulement à tout ce qui peut entretenir sa vie, mais aussi à tout ce qui peut la rendre facile, l’égayer et l’embellir. Ils sont rares, hélas dans notre état social, ceux qui peuvent vivre pleinement leur vie.

Il y en a dont les besoins physiques sont satisfaits, mais qui sont entravés dans leur évolution par l’organisation sociale barrée par l’étroitesse de conceptions du niveau intellectuel moyen : artistes, littérateurs, savants, tous ceux qui pensent, souffrent moralement sinon physiquement du présent ordre de choses.

Journellement ils sont froissés par les petitesses de la vie courante, écoeurés par la médiocrité du public auquel ils s’adressent, et dont ils doivent tenir compte s’ils veulent vendre leurs oeuvres, ce qui les entraîne à de compromissions, à des oeuvres vulgaires et médiocres, lorsqu’ils ne veulent pas consentir à crever de faim.

Il n'y a pas d'êtres supérieurs

L’éducation a fait croire à beaucoup d’entre eux qu’ils étaient d’une essence supérieure au paysan, au travailleur manuel, dont ils descendent pour la plupart cependant. On leur a persuadé qu’il faut, pour que leur « talent » se développe, pour que leur imagination puisse se donner libre cours, que la « vile multitude » se charge des dures besognes, s’occupe de les servir, s’exténue à leur rendre, par son travail, la vie facile. Qu’il fallait, pour que leur « génie » atteigne son complet épanouissement, l’atmosphère de luxe et d’oisiveté des classes aristocratiques.

Une conception saine des choses a fait comprendre que, l’homme doit exercer ses membres comme son cerveau, que le travail n’est avilissant que parce qu’on en a fait un signe de servitude et que l’homme vraiment digne de ce nom est celui qui n’a pas besoin de se reposer sur les autres des soins de l’existence.

Identité des facultés humaines, quel que soit leur emploi

Un homme en vaut un autre ; s’il y a des degrés de développement, cela tient à des causes que nous ignorons, mais tel ignorant peut avoir des qualités morales supérieures à celles de plus savant que lui. En tous cas l’intelligence, si elle favorise celui qui la possède, ne lui donne pas le droit d’exploiter ni de gouverner les autres. Justement cette différence de développement implique différence de désirs d’aspirations, d’idéal et c’est à l’individu lui-même qu’il appartient de réaliser ce qui répond le mieux à sa conception du bonheur.

En surplus, ces différences de développement ne nous paraissent si grandes que parce que l’éducation, mal comprise et mal distribuée, perpétue les erreurs et les préjugés. L’imagination, l’invention, l’observation, le jugement, s’ils diffèrent parfois d’intensité chez chaque individu, ne diffèrent pas d’essence, ce sont de simples facultés de notre cerveau qui ne perdent pas de leurs qualités pour être employées à construire une machine, une maison, rétamer un chaudron, ou faire une chemise, plutôt qu’à écrire un roman ou un traité d’anatomie.

Nuisance de l'autorité

Assoiffés de hiérarchie, les humains ont divisé en occupations nobles et basses, l’emploi divers de nos forces. Les parasites qui se sont faits nos maîtres se déclarant supérieurs, ont établis qu’il n’y avait de vraiment noble que l’oisiveté, qu’il n’y avait de belle force que la force employée à détruire ; celle dispensée à produire, à faire sortir de la terre et de l’industrie, tout ce qui était nécessaire à entretenir la vie, étant de qualité vile et inférieure, et que son emploi serait réservé aux classes serviles. En nous basant là-dessus, nous continuons à déclarer viles certaines occupations, oubliant qu’elles ne sont telles que parce qu’une classe de gens est forcée de les remplir au service d’une autre classe, de subir ses ordres et caprices, d’aliéner sa liberté, mais qu’il ne peut y avoir rien de vil en n’importe quel travail qui consiste à subvenir à nos propres besoins. L’artiste, le littérateur, appartiennent à la masse ; ils ne peuvent s’en isoler et, forcément ils ressentent les effets de la médiocrité ambiante. Ils ont beau se retrancher derrière les privilèges des classes dirigeantes, vouloir s’isoler dans leur « tour d’ivoire », s’il y a abaissement pour celui qui est réduit aux pires besognes pour assouvir sa faim, la moralité de ceux qui l’y condamnent n’est pas supérieure à la sienne ; si l’obéissance avilit, le commandement, loin d’élever les caractères, les abaisse au contraire.

Pour vivre leur rêve, réaliser leurs aspirations, il faut qu’ils travaillent, eux aussi, au relèvement moral et intellectuel de la masse, qu’ils comprennent que leur propre développement est fait de l’intellectualité de tous ; que, quelle que soit la hauteur qu’ils croient avoir atteint, ils tiennent à la foule ; s’ils tendent à s’élever, mille liens les attachent à elle, entravent leur action, leur pensée, les empêchant à jamais d’atteindre aux sommets entrevus. Une société normalement constituée n’admet pas d’esclaves, mais un échange mutuel de services entre égaux.

L'anarchie et les savants

Le savant, lui-même, qui considère la science comme le plus noble emploi des facultés humaines, doit apprendre qu’elle n’est pas un domaine privé réservé à quelques initiés pontifiant devant un public d’ignorants qui les croient sur parole. Et que en sciences comme en art et en littérature, les facultés de jugement, d’observation et de comparaison ne diffèrent pas de celles employées à des occupations que nous considérons comme plus vulgaires.

Malgré la compression intellectuelle qui pèse depuis tant de siècles sur l’humanité, la science a pu progresser et se développer, grâce à l’esprit critique des individualités réfractaires aux enseignements officiels, aux conceptions toutes faites. Elle doit donc être mise à la portée de tous, devenir accessible à toutes les aptitudes, afin que cet esprit critique qui l’a sauvé de l’obscurantisme, contribue à hâter sa pleine floraison.

Étendue de la science

La science se fragmente en tant de branches diverses, qu’il est impossible au même individu de les connaître toutes en leur intégralité, la durée de l’existence humaine ne suffisant plus pour qu’un homme puisse acquérir assez de notions pour pouvoir les étudier dans leurs moindres détails.

Pour les étudier, il est forcé de s’en rapporter (à condition de savoir les critiquer) aux travaux de ses devanciers, et aussi de ses contemporains. C’est de toutes les connaissances humaines que ressort la synthèse générale ; ce que nous savons aujourd’hui, n’est qu’un moyen d’acquérir les connaissances de demain. Et un individu n’obtient de connaissances certaines qu’en s’aidant du travail de tous ; les observations des plus infimes ne sont pas toujours à dédaigner. Que les savants eux aussi, cessent donc de se croire une caste à part, qu’ils comprennent enfin que la science n’exige pas des aptitudes spéciales, qu’elle doit être accessible à tous pour que tous, en se développant, contribuent au développement général.


Impossibilité à une nation de s'isoler

Ce qui est vrai pour les individus est vrai pour les nations. De même qu’un individu ne peut vivre sans l’appui de tous, un peuple n’existe qu’avec le concours des autres peuples. Une nation qui voudrait s’enfermer dans ses frontières, cessant toute relation avec le reste du monde ne tarderait pas à rétrograder et à périr. Il est donc absurde et criminel de fomenter, sous couleur de patriotisme, les haines soit disant nationales, alors qu’elles ne sont qu’un prétexte aux gouvernants pour légitimer ce fléau : le militarisme, dont ils ont besoin pour assurer leur pouvoir.

Chaque nation a besoin des autres.

Il n’y a pas de contrée qui, pour un produit ou pour un autre, ne soit la cliente d’une autre contrée. On ne peut être ennemis parce que l’on parle un langage différent, parce que, il y a quelques cent ans, les habitants d’une contrée voisine pillèrent et ravagèrent des contrées qui vous sont indifférentes aujourd’hui, mais dont on veut vous faire ressentir l’outrage, parce que, auparavant, les habitants étaient courbés sous le joug qui vous entrave.

Absurdité du patriotisme

Il n’y a pas une seule nation qui n’ait quelque crime de ce genre à reprocher à ses voisines ; qui, à l’heure actuelle n’enserre en ses frontières, quelque province incorporée malgré le voeu des habitants. Et si ceux qui accomplirent ces brigandages furent très haœssables, en quoi leurs descendants en sont-ils responsables ? Nous serions alors, nous aussi, responsables des brigandages que notre histoire nous fait admirer comme des faits glorieux.

Qui, parmi ceux qui n’aspirent qu’à vivre de leur propre travail, peuvent avoir intérêt à voir une nation se ruer contre une autre ? Il n’y a que ceux qui se sont fait les maîtres d’une nation, qui ayant intérêt à augmenter le nombre de ceux qu’ils exploitent, ont besoin de donner un aliment à l’activité de ceux qu’ils dressent aux tueries, en même temps que les menaces de guerre avec les voisins est une justification de l’existence des troupes qui sont leur soutien.

Les despotes qui ont érigé le patriotisme en nouvelle religion, savent fort bien passer par-dessus les frontières lorsqu’il s’agit de défendre leurs privilèges ou d’étendre leur exploitation. S’agit-il de faire la chasse aux idées « subversives », bourgeois français, allemands, italiens, suisses, russes et autres, savent se prêter leurs diplomates et leurs policiers.

Est-il question de réduire une grève, les exploiteurs ne se gênent nullement pour embaucher les travailleurs étrangers si ceux-ci consentent à travailler aux plus bas prix, et s’il en était besoin, les gouvernants se prêteraient leurs armées.

Et toutes les conventions internationales qu’ils ont établies pour les postes, les finances, le commerce, la navigation, les chemins de fer, ne prouvent-elles pas, par dessus tout, que c’est l’entente pacifique qui est la loi suprême ?

Les anarchistes voudraient arriver à amener chaque travailleur à voir un frère en chaque travailleur quel que soit le côté de la frontière où il est né. Déjà frères de misère, souffrant des mêmes maux, courbés sou le même joug, ils ont les mêmes intérêts à défendre ; le même idéal à poursuivre, leurs véritables ennemis sont ceux qui les exploitent, qui les asservissent, entravent leur développement. C’est contre leurs maîtres qu’ils doivent s’armer.


L'anarchie et la politique

L’anarchie ne s’attarde pas aux combinaisons louches de la politique, elle professe le dédain le plus profond pour les politiciens ; les promesses des coureurs de candidature ne l’intéressent que pour en faire ressortir toute l’inanité, et s’en servir pour démontrer que l’organisation sociale ne se transformera que du jour où on s’attaquera résolument à ses vices économiques.

S’ils croient aux mensonges qu’ils débitent les politiciens ne sont que des ignorants ou des imbéciles, car le moindre raisonnement devrait leur faire comprendre que lorsqu’on veut combattre un mal et l’empêcher de se reproduire, c’est à ses causes qu’il faut s’attaquer. S’ils mentent pertinemment, ce sont des fourbes, et, en un cas comme dans l’autre, ils trompent ceux dont ils captent la confiance par leur bagout et leurs intrigues.

Ceux qui exploitent l’organisation économique actuelle, chercheront toujours à détourner à leur profit les essais d’amélioration qui pourront être suggérés, et il y aura toujours des gens qu’effraient des changements brusques, se rabattant sur les moyens termes qui leur semblent concilier tous les intérêts.

Les maîtres auront toujours intérêt à tromper les opprimés sur les véritables moyens de s’affranchir, et il y aura toujours asses d’ambitieux assoiffés de pouvoir, pour les aider à embrouiller encore plus les questions.

Inanité des réformes

L’anarchie démontre l’inanité de toute tentative d’amélioration qui ne s’attaque qu’aux effets en laissant subsister les causes.

Tant que la richesse sociale sera l’apanage d’une minorité d’oisifs, cette minorité en usera pour vivre aux dépens de ceux qu’elle exploite. Et comme c’est la possession du capital qui fait les forts et les maîtres de l’organisation sociale, ils sont toujours à même de tourner à leur profit toute amélioration qui s’accomplit.

Pour qu’une amélioration profite à tous il faut détruire les privilèges. C’est à rentrer en possession de ce dont on les a spoliés que doivent tendre les efforts de ceux qui ne possèdent rien. Briser le pouvoir qui les écrase, l’empêcher de se reconstituer, s’emparer des moyens de production, reconstituer une organisation sociale ou la richesse sociale ne puisse plus se concentrer entre les mains de quelques-uns. Voilà ce que rêvent les anarchistes.

Pour empêcher l’exploitation de l’homme, il faut changer les bases de l’ordre économique ; il faut que le sol et tout ce qui est le travail des générations antérieures restent à la libre disposition de ceux qui pourront les mettre en oeuvre, ne puisse être accaparé au profit de qui que ce soit, individu, groupe, corporation, commune ou nation.

C’est ce que ne comprennent pas les partisans des réformes partielles, et c’est ce que démontre pourtant, l’étude consciencieuse des faits économiques. Rien de bon ne peut sortir de l’oeuvre des charlatans de la politique. L’émancipation humaine ne peut être l’oeuvre d’aucune législation, d’aucun octroi de liberté de la part de ceux qui dirigent ; elle ne peut être l’oeuvre que du fait accompli, de la volonté individuelle s’affirmant par des actes.


L'anarchie et l'esprit religieux

S’appuyant sur la doctrine révolutionnaire, repoussant toute volonté préconçue dans les phénomènes par lesquels se manifeste l’évolution des mondes et des êtres ; reconnaissant que celle-ci est l’oeuvre pure et simple des seules forces de la matière en contact, le simple résultat des transformations que cette matière subit au cours de sa propre évolution, l’anarchie est franchement athée et repousse toute idée d’entité créatrice ou directrice quelle qu’elle soit.

Mais comme elle est la liberté absolue, si elle combat les divagations religieuses, c’est tout simplement au point de vue de la vérité, et surtout parce que les clergés qui se sont créés autour des différents dogmes religieux prétendent user de la force que leur prêtent l’autorité et le capital pour imposer leurs croyances, et en faire supporter les frais, même à ceux qui repoussent toute croyance religieuse.

Quant à ce qui regarde la pensée intime de chacun, les anarchistes comprennent que chaque individu ne peut penser autrement que ne lui permet sa propre mentalité ; ils ne verraient aucun inconvénient à ce que des gens se réunissent en des bâtiments spéciaux pour adresser des prières et des louanges à un être hypothétique, si ces gens n’essaient pas d’imposer leurs croyances aux autres.

Ils n’attendent le triomphe de la raison que de la culture des cerveaux, sachant du reste par eux-mêmes, que la force et la compression n’étouffent pas l’idée.

Liberté dans les rapports des sexes

Liberté absolue dans le domaine de la pensée, comme dans celui des faits, dans la famille comme dans la société.

Comme toutes les formes de l’activité humaine, l’association des sexes n’a à subir le contrôle et la sanction de qui que ce soit. Il est absurde de vouloir poser des limites, des barrières ou des contraintes aux affections des individus. L’amour, l’amitié, lahaine,nese commandent pas : on les éprouve ou on les subit sans pouvoir s’en défendre, sans même le plus souvent, pouvoir de les expliquer et en démêler les mobiles.

Le mariage ne peut donc être entravé par aucune règle, par aucune loi autre que la bonne foi et la sincérité mutuelles : il ne peut avoir de durée que par l’affection réciproque des deux êtres associés, et doit rester dissoluble à la volonté de celui pour qui il devient une contrainte.

Certes, il restera toujours des questions qui ne se résoudront jamais sans douleur et froissement ; comme la question des enfants, le chagrin de celui chez lequel survit l’amour, et autres questions de sentiment. Mais ceci ne se réglera pas davantage par des règles préétablies ; bien au contraire, la contrainte ne fait qu’envenimer les difficultés. Ce sera aux intéressés à trouver la solution des différents qui les diviseront.

Tout ce que l’on peut désirer, c’est que s’élève suffisamment le niveau moral de l’humanité, pour que la bonté et la tolérance croissent et apportent leur baume cicatrisateur aux questions des passions humaines qui, par leur nature, échappent au contrôle et à la réglementation.

Un changement social a toujours semblé impossible à réaliser

La grande objection, derrière laquelle se retranchent les adversaires poussés jusque dans leurs derniers retranchements, c’est que l’idéal anarchiste est beau, certainement, mais bien trop beau pour pouvoir être réalisé, et que l’humanité ne sera jamais assez sage pour savoir l’atteindre.

Cette objection est spécieuse. Si personne ne peut dire ce que sera demain l’humanité, il n’y a pas de phases de son développement qui, si elle avait pu être prévue et annoncée aux générations qui la précédèrent, n’aurait pas manqué d’être trouvée, avec raisonnements à l’appui, tout aussi irréalisable qu’est supposé l’idéal anarchiste par ceux qui ne savent jamais s’abstraire du présent, ce qui se comprend, leur cerveau n’ayant pas encore accompli l’évolution qui doit faciliter le nouvel ordre des choses.

La libération de l'individu par sa volonté de l'être

Tant que les individus croupiront dans la servitude, attendant d’hommes ou d’évènements providentiels, la fin de leur abjection, tant qu’ils se contenteront d’espérer sans agir, l’idéal le plus beau, l’idéal le plus simple restera forcément à l’état de pure rêverie, de vague utopie.

Où, autrement que dans la fable, a-t-on vu la fortune descendre sur le seuil du dormeur, attendant patiemment qu’il plaise à sa paresse de la saisir ?

Lorsque les individus auront reconquis l’estime d’eux-mêmes, lorsqu’ils se seront convaincus de leur propre force, lorsque las de courber l’échine, ils auront retrouvé leur dignité et sauront la faire respecter, ils auront appris que la volonté peut tout, lorsqu’elle est au service d’une intelligence consciente. Il leur suffira de vouloir être libres pour trouver sûrement les moyens d’y parvenir. Et ce sont quelques-uns de ces différents moyens que nous allons étudier dans les pages qui suivent.

II. Le terrain à déblayer

L’anarchie doit se réaliser - Le temps ne compte pas dans la réalisation d’un idéal - Lutter pour son idéal c’est le vivre - Fausses interprétations de l’anarchie - Persistance de l’ignorance - Nécessité de se débarrasser des idées reçues - Comment comprendre la liberté - Confusion inévitable -Aboutissement de la synthèse - Bifurcation de l’idée - Différentes façons de comprendre la largeur de vues - Solidarité imposée - Liberté de la critique.

L’idée anarchiste est arrivée aujourd’hui à une de ces tournants de l’histoire où les évènements font que changent les conditions de l’évolution.

Elle a gagné, certainement en étendue. Mais n’a-t-elle pas perdu en force et en profondeur ?

Nous sommes trop près du mouvement pour pouvoir bien discerner les choses. Il faut le recul des années pour pouvoir en juger en toute liberté.

Seulement, quoiqu’il en soit, il est un fait, c’est que, à l’heure actuelle, on lui demande plus que de la théorie ou de la philosophie ; l’on veut savoir comment elle s’y prendra pour préparer le passage de la société actuelle, à la société de ses conceptions.

Et cela est d’autant plus vrai que, les anarchistes, eux-mêmes, sont pressés du besoin « de faire quelque chose », seulement comme nous sommes encore mal dégagés de nos erreurs, beaucoup retombent dans la politique que nous devons fuir comme peste, d’autres essayent de rapetasser les anciens moyens de lutte, tels que le syndicalisme, la coopération, etc., sans avoir encore pu les accorder avec ce qu’exigent les idées nouvelles.

Dans un de mes précédents volume,[2] j’ai essayé de démontrer comment pouvait fonctionner une société sans lois ni maîtres, en expliquant que je n’avais nullement la prétention de tracer une forme définitive de l’idéal anarchiste, mais un simple schéma que le temps, les circonstances et les individus se chargeraient de développer et de modifier au gré des conditions nouvelles du milieu.

En essayant ici d’analyser divers moyens de tactique, je n’ai, pas d’avantage, la prétention de croire que je puisse prévoir toutes les formes de l’activité anarchiste. Les circonstances, les évènements, et le cerveau des individus, en susciteront qu’il nous est impossible de les prévoir à l’heure actuelle.

De même que j’ai essayé de démontrer que pouvait fonctionner une société anarchiste, j’ai la seule ambition de démontrer que les individus fortement épris d’un idéal, peuvent le réaliser, lorsqu’ils savent le vouloir.

Bien entendu, je néglige ici la question du temps. Les idées ne progressant que lentement, et la vie humaine est courte. Quand je dis l’individu, j’en fait une abstraction. J’ignore si ce sera notre génération qui entrera en la « terre promise », ou seulement la suivante, ou une plus éloignée encore. Cela dépendra de la somme d’énergie dépensée.

Seulement, je tiens pour acquis, que, lorsqu’on est convaincu d’une idée, on cherche à la réaliser, et qu’elle est déjà à moitié réalisée pour l’individu qui emploie sa force et son intelligence à la faire triompher. S’il ne la réalise en son intégralité, son action peut en faire triompher des parties. Et ce seront ces parties acquises qui aideront à en acquérir d’autres.


Mais avant de passer à la discussion de mes préférences sur la tactique à employer pour le triomphe de l’idée, il faut d’abord débarrasser le terrain d’une foule d’erreurs qui en obscurcissent la conception que s’en font une foule d’individus qui ne veulent qu’y voir un chaos d’idées mal équilibrées, ne reposant sur aucune base réelle.

Cela est d’autant plus nécessaire que la bourgeoisie qui se sent menacée dans sa puissance par un mouvement devenu assez fort pour mettre son autorité en péril, ne craint pas de porter certains individus à porte, sous le couvert anarchiste, la théorie à l’absurde afin de la discréditer. Sans compter ceux de bonne foi qui, par manque d’équilibre, s’imaginent être plus logiques en prenant le contre-pied du bon sens.

Puis, aussi, ceux qui veulent se donner l’apparence d’avoir inventé des théories nouvelles, et qui n’ont pas besoin d’attendre aucune autre impulsion pour déraisonner sous prétexte de logique. On comprend, qu’avec tous ces éléments, la presse bourgeoise a eu beau jeu pour présenter l’idée anarchiste sous un jour très défavorable.

Aussi, même aujourd’hui où abonde toute une littérature anarchiste, où abondent journaux, brochures, volumes ayant pour tâche d’expliquer ce que l’on entend par anarchie, la plus grande partie des gens cependant, comme je le disais dans le chapitre précédent, ignorent ce qu’est l’anarchie.

Trop paresseux d’esprit pour se donner la peine d’étudier une idée qu’ils abominent, ils préfèrent s’en rapporter à l’affirmation que, tous les matins, leur apporte leur journal favori. Pour eux, une société anarchiste signifie : désordre, conflit permanent, lutte continuelle entre les individus.

D’après leur conception, l’idéal anarchiste ne peut-être qu’un retour vers la horde primitive ; les individus n’étant plus maintenus par la discipline, par le frein de l’autorité, ne pourront dans leur société, trouver d’occupation plus agréable que de se manger le nez ; les forts ne sauront autrement employer leur force qu’à opprimer et exploiter les faibles.

Pensez donc Monsieur : « plus de société ! plus d’autorité ! plus d’organisation ! plus de famille ! plus rien, monsieur ! Les anarchistes veulent tout supprimer ! S’ils ne sont pas des criminels, ces gens là sont des fous, dont la société doit se débarrasser ».

Et comme une imbécillité est plus vite acceptée qu’une vérité, voilà une opinion toute faite qui se propage, court les foules, et dont on ne se débarrassera que très lentement et très difficilement.


Si vous dites à ces gens là que l’anarchie n’est pas ce qu’ils pensent. Que c’est une théorie (discutable comme toutes les théories), mais ayant ses faits, ses arguments, sa philosophie, et que, à l’heure présente, il existe une littérature richement fournie, destinée à expliquer ce que veulent les anarchistes, ils vous répondrons que, n’ayant pas de temps à perdre, ils n’ont pas besoin de lire ces élucubrations de fous pour savoir, mieux que vous, que l’anarchie ne tient pas debout, et n’est pas une théorie à l’usage des gens sensés.

Si, sans vous rebuter, vous vous mettez alors à développer certains aperçus de la théorie, ils vous répondrons alors : « L’initiative de l’individu ! son self-développement ! son autonomie ! ça, de l’anarchie ? vous voulez rire ? mais ça n’a rien de neuf. Il y a longtemps que ça existe en Amérique. Vous vous trompez, cher monsieur, ça n’est pas de l’anarchie. »

Et voilà des gens qui n’ayant jamais lu sur l’anarchie que ce qui émane de ses adversaires, prétendent connaître l’anarchie, la combattre et la terrasser. Par des lois, il est vrai, et non par des arguments. Mais comme les lois peuvent bien emprisonner les corps, mais non la pensée, elles restent inefficaces, et l’anarchie continue à faire fermenter les cerveaux.

Si, à raisonner de cette façon, il n’y avait que l’imbécile lecteur du Petit journal (ou de ses similaires) ne sachant se faire d’autre opinions que celle qu’il trouve toute faite dans la feuille qu’il a l’habitude de lire, cela n’aurait rien de surprenant et, malgré qu’ils soient la majorité, cela serait même de peu d’importance, étant donné que l’opinion de ces gens là ne compte pas aux jours de révolution ou de simple agitation, toujours entraînés qu’ils sont par les plus actifs. Mais, ce qui est plus désolant, c’est qu’il s’en trouve comme cela une foule qui passe pour avoir de l’intelligence, et qui parlent et écrivent sur l’anarchie et la sociologie, dans les mêmes conditions qu’en raisonne le lecteur du Petit Journal.

C’est qu’il est plus facile d’adopter une opinion courante, de parler à tort et à travers, que d’étudier l’objet de la question que l’on veut discuter, de l’analyser, et la retourner sous toutes ses faces, afin d’en parler en connaissance de cause.

Il y a si peu de gens voulant se donner la peine d’apprendre sérieusement, qu’il ne faut jamais s’étonner de voir accepter comme choses acquises et circuler dans le public un tas d’idioties que cinq minutes de raisonnement suffiraient à faire rejeter.

Et, pourtant, s’ils veulent se débarrasser de leurs maîtres politiques et économiques, il faudra que les individus sachent, au préalable, se débarrasser le cerveau de toute la crasse d’ignorance, d’opinions reçues, et de préjugés absurdes qui ont accumulé des siècles d’oppression et d’obscurantisme. Ce n’est que lorsqu’ils auront su briser les entraves factices que leur mettent les préjugés, que lorsqu’ils auront su s’affranchir intellectuellement, que les individus sauront briser les entraves matérielles que leur opposent ceux qui les tiennent sous la férule.

Tel est le premier travail que l’anarchie impose à ceux dont elle a réussi à pénétrer les cerveaux. Et il ne se fait pas en un jour. Ce n’est que graduellement et bien lentement que l’on se débarrasse de ses erreurs. Chaque erreur étouffée, chaque préjugé détruit, nous enseignant les moyens d’en détruire d’autres.

En commençant j’ai dit que je n’ai pas la prétention d’avoir réuni ici tous les moyens qui s’offrent à l’activité anarchiste, de même je n’ai pas la prétention de faire ici un évangile de l’anarchie. En anarchie, chaque individu pense et agit comme il l’entend.

Seulement, ce que je crois, c’est qu’il y a des moyens d’action qui sont en contradiction avec l’idée anarchiste.

Chacun pense et agit comme il l’entend, cela est certain, mais il ne suffit pourtant pas de coller une étiquette anarchiste à un acte bourgeois, pour que cet acte soit, subitement, un acte anarchiste.

C’est pourquoi, à côté de l’exposé des moyens d’action que suscite l’idée anarchiste, je ferai la critique des moyens que nous proposent d’aucuns qui se disent anarchistes, aussi bien que ceux présentés par de vendeurs d’orviétan politique, sous prétexte qu’ils doivent nous aider à réaliser d’une façon plus pratique l’idéal que nous poursuivons.


Quoique les progrès des idées anarchistes aient été énormes, étant donné le peu de moyens dont elles disposent, et leur relative jeunesse, elles n’ont pas pris encore un très grand développement.

Et si elles n’ont pas encore trouvé ce fort courant de sympathie qui entraîne parfois les masses vers les idées nouvelles, si le cerveau des travailleurs, (eux qui sont les premiers intéressés à désirer une transformation sociale) est, jusqu’à présent resté réfractaire à leur acceptation, la cause principale en est certainement, aux lois naturelles qui font que les cerveaux ne se pénètrent que lentement de toute idée qui rompt avec les préjugés reçus, avec tout ce que nous tenons de notre éducation faussée. Cependant, il faut avouer que la propagande anarchiste, qui a manqué de tactique, d’esprit de suite et de coordination, est faite à la diable.

Cela, du reste, était inévitable. Ce n’est que peu à peu que les individus apprennent à mettre d’accord leurs actes avec leur façon de penser ; ce n’est qu’en constatant les fautes commises que l’on s’aperçoit de tout ce que l’on n’avait pas envisagé.

Si la confusion a été dans les idées, c’est qu’une idée d’autant d’ampleur, ne peut sortir, spontanément, toute créée d’un cerveau. D’abord simple aspiration, vague et mal définie, il lui faut passer par la critique et différents cerveaux pour qu’elle acquière tout son développement.

Peu d’individus, à l’aurore d’une idée, peuvent la comprendre dans tout son ensemble, ou sont capables d’en tirer toutes les déductions qui en découlent.

Dans le domaine social, par exemple, les uns commencent par discuter l’appropriation individuelle, d’autres à saper l’autorité, non dans son ensemble, mais en certaines parties de ses détails, ceux qui se sont montrés à eux les plus arbitraires, les plus répulsifs.

Chacun porte ses coups sur la partie de l’organisme social qui lui semble la plus oppressive. Les remèdes qu’ils proposent ne font le plus souvent, que déplacer le mal sans le guérir ; d’autres viennent ensuite qui profitent de l’oeuvre faite pour asseoir leurs critiques et élargir le débat, voyant les choses sur un plus large champ.

Ce n’est qu’après un long travail d’évolution que l’on peut arriver à coordonner toutes ces critiques, à les comparer les unes aux autres, à en faire la synthèse, et, plus tard, à en dégager une vision de l’avenir. Ce n’est que plus tard encore que, voyant les choses plus dans leur ensemble, que l’on cherche à adapter, d’une façon plus étroite aux idées que l’on se fait sur le futur, la ligne de conduite présente qui devra les réaliser.

Alors, c’est la lutte de tous les jours, qui s’engage contre l’ordre de choses existant, le futur cherche à se dégager du présent ; c’est la lutte de ce qui veut naître contre les institutions décrépites qui veulent se perpétuer. C’est le commencement de la révolution.


Sans avoir l’outrecuidance de formuler un code de l’anarchie, je crois cependant à la nécessité de passer en revue les divers moyens d’action, j’y crois d’autant plus, que l’idée ayant pris quelque extension, elle semble avoir perdu en profondeur et en intensité ce qu’elle a gagné en nombre. Beaucoup venus à l’idée par sentiment, par dilettantisme, par entraînement, ne se rendent pas compte de la somme d’efforts et d’abnégation que demande une idée qui a à lutter contre tout l’état social.

Venus avec toutes leurs idées fausses et politiques, toute leur ignorance des causes réelles, des maux dont nous souffrons, ils ont apporté avec eux, toute la pharmacopée politique, et s’imaginent avoir changé d’idées parce qu’ils y ont mis une étiquette nouvelle. Cela fait que, par certains côtés, l’anarchie semble vouloir dévoyer du chemin poursuivi jusqu’à présent. Je sais bien que ceux qui agissent ainsi prétendent que c’est par largeur de vue, déclarant que, pour eux, tout moyen est bon, pourvu qu’il nous mène au but, et que c’est faire oeuvre de sectarisme, montrer de l’étroitesse de vue, en repoussant tel ou tel moyen.

Seulement, à ce compte là, il serait très facile de s’accorder un brevet de tolérance et de penseur universel, en acceptant d’incorporer dans sa philosophie n’importe quelle idée, n’importe quelle action. Le mal est que lorsque l’on accepte tant de choses, c’est que l’on ne croit à rien ; cette philosophie peut bien vous faire tout accepter, tout excuser, mais elle ne vous mène pas à l’action contre ce qui est mauvais.

La largeur d’esprit, pour moi, consiste à savoir embrasser une question sous tous ses aspects - ceux du moins que l’état actuel de nos connaissances nous permet de distinguer - dans tous ses rapports avec les autres questions, et d’y modeler ensuite notre action en connaissance de cause.

Et lorsque, sous prétexte d’avancer l’idée anarchiste, quelques-uns emploient des moyens qui sont le contraire de l’anarchie, pourquoi ceux qui désapprouvent ces moyens n’auraient-ils pas le droit de le dire ? Sectaires ! c’est bientôt dit. Il faut l’être parfois pour ne pas se laisser détourner de son chemin.

Malgré que l’anarchie ne forme pas un parti comme les autres, avec des règles étroites, imposées par une majorité ou par des meneurs, on n’en a pas moins l’habitude d’attribuer aux anarchistes ce que peut dire ou faire un seul individu qui se dit anarchiste. Suffit-il que l’on ait mis à cet acte, à cet écrit, à ce discours, une épithète anarchiste, pour que, anarchiste, je n’ai plus le droit de la critiquer ? Ce serait l’autoritarisme le plus intolérable, puisqu’il ne tendrait rien moins qu’à me solidariser malgré moi, avec ce que ma façon de penser repousse de toutes ses forces.

La meilleure critique, je le sais, consiste à faire mieux que ce qu’on désapprouve. C’est à quoi doivent tendre tous nos efforts, mais, parfois, il est urgent de donner notre avis sur tel fait accompli, et nulle étiquette ne peut le soustraire à notre jugement.

Ce jugement, il est évident, ne comporte d’autre sanction ou obligation que pour celui qui l’émet d’agir dans le sens de la critique qu’il a formulée. Celui qui est critiqué reste toujours libre de continuer d’agir et de penser comme il l’entend, et, de son côté, de ne se solidariser qu’avec ce qui lui semble cadrer avec ses propres conceptions.

Chacun pense et agit comme il l’entend ; mais chacun reste libre d’accepter ou de repousser ce qui lui semble sortir des règles de sa propre logique. Et c’est de cette critique mutuelle des idées émises, des actes accomplis, que s’élabore peu à peu la synthèse générale de l’idée.

III. L’ignorance des masses

Les difficultés de se faire comprendre de la foule - L’amener à nous et non descendre à elle - Les évènements sont indépendants de calculs - L’influence individuelle ramenée à des proportions plus modestes, mais plus vraies - complications des influences et leur réciprocité - La révolution doit commencer par l’individu - Nécessité de s’émanciper intellectuellement - La révolution est aussi une question d’émancipation intellectuelle - L’idéal anarchiste ne peut s’établir que par la liberté - Inefficacité des appels à la révolte - La révolution doit être dans les idées pour passer dans les faits - Les causes de l’avortement des révolutions passées - Ce qui fera réussir celle à venir.

Sous le prétexte d’esprit pratique, une foule de gens s’applique à préconiser certains moyens, certaines réformes, avouant que leur effet ne peut être que momentané, mais qu’il vaut mieux avoir un effet momentané que rien du tout.

« La plus grande partie de la foule », disent-ils, « est ignorante, fermée aux idées abstraites ; elle veut des choses positives et immédiates, se souciant fort peu de ce qui se réalisera après elle. Il faut si l’on veut s’en faire écouter, savoir lui parler son langage, et savoir se mettre à sa portée. »

La foule est ignorante, cela est indéniable. C’est parce qu’elle ne sait pas que le mal dont elle souffre est le fait d’une organisation sociale défectueuse, qu’elle le supporte, le croyant une des conditions inévitables de l’existence.

C’est parce qu’elle n’a pas conscience de sa force qu’elle se laisse tondre par une minorité d’oisifs. C’est parce qu’elle est habituée à croire aux hommes providentiels, qu’elle est toujours prête, sans jamais être rebutée par des palinodies se reproduisant sans cesse, à se mettre à la remorque de ceux qui lui font miroiter les plus belles promesses.

C’est enfin parce que la masse est ignorante que ceux qui lui indiquent la cause des maux dont elle souffre, qui en ont tiré des déductions pour un état social meilleur, ont tant à lutter, tant de difficultés à se faire entendre d’elle, et qu’il se passe des générations, avant qu’une faible minorité soit arrivée à les comprendre.

Certes, il faut savoir se mettre à sa portée, savoir parler son langage. Seulement parler son langage, n’implique pas qu’il faut se payer de mots comme elle fait ; qu’il faille écarter les problèmes sérieux sous prétexte qu’elle ne les comprend pas ; châtrer son idéal parce que le plus grand nombre ne sont capables que d’en comprendre une partie.

Se mettre à sa portée ne veut pas dire se mettre à son niveau mental, se noyer dans ses erreurs au lieu de l’aider à s’en sortir. C’est pourtant ce que fait la majeure partie de ceux qui prétendent organiser la masse et la diriger, se piquant d’avoir trouvé une voie plus pratique pour l’acheminement vers un état social meilleur.

C’est que les cerveaux sont toujours hantés par le côté romantique de l’histoire. Cette dernière nous a si bien montré les évènements se déroulant à la volonté des conducteurs de peuple. Ceux-ci faisaient mouvoir les foules au gré de leurs conceptions et de leurs calculs, et l’on s’imagine toujours avoir l’étoffe d’un Richelieu et d’un Danton...


Enflammer les foules, les faire vibrer sous la chaleur de ses accents, le rôle est magnifique et je comprends l’emballement lorsque l’enthousiasme vous dirige plus que la raison.

Qui de nous, alors qu’il était jeune, n’a pas rêvé d’être un de ces tribuns qui, de leur parole vibrante, soulevaient les foules, les faisaient frissonner de leurs accents enflammés ? Qui de nous n’a pas rêvé d’être un de ces tacticiens habiles, conduisant les évènements et les peuples à l’assaut du pouvoir et des privilèges, impulsant ou retenant la foule par leur seule éloquence ou l’influence acquise par leur valeur personnelle ?

Il faut en rabattre, hélas ! A part les moments d’effervescence où les périodes ronflantes de l’orateur ne sont que l’étincelle qui vient mettre le feu aux poudres, où la surexcitation générale des esprits fait que les individus n’attendent que le moindre prétexte pour se lancer dans la lutte, ouvrant en même temps les cerveaux à une conception plus grande des idées, si osées qu’elles puissent être, la masse, en période de calme, n’accepte comme meneurs que ceux qui sont à son niveau comme moyenne cérébrale, ou savent flatter son ignorance, épouser ses préjugés, soit qu’ils les partagent, soient qu’ils croient habile de s’en servir...

Si la foule vibre aux paroles de l’orateur, son émotion ne dépasse pas la durée du discours ; on l’applaudit comme on applaudit de la bonne musique ; une fois sortit de la salle, c’est le produit de l’état social actuel qui reprend possession de l’individu.

Ce sont les évènements qui mènent les hommes, et non pas les hommes qui mènent les évènements. Il peut y avoir des hommes plus aptes que d’autres à savoir profiter d’un événement plus favorable à telle transformation, c’est déjà bien beau, mais plier les évènements à leur volonté, ce n’est que l’histoire faite après coup qui, n’apercevant plus les mille et un détails de la situation, et ne voyant que les hommes et les résultats, attribue ceux-ci à la prévoyance de ceux-là.

Est-ce à dire que l’influence des individus soit nulle ? Non certes, car ce serait la grande négation de tout esprit de propagande.

Tout ce que dit, tout ce qu’écrit, tout ce que fait un individu a une répercussion sur d’autres individus, venant modifier leurs pensées et leurs actes.

Mais cette répercussion peut ne pas être absolument identique à la pensée de celui qui a parlé, écrit, ou agi, car d’autres ont parlé, écrit et agi, ayant également leur répercussion sur ceux qui les entourent. Personne ne sait quelles sont les modifications qu’une pensée émise peut produire dans le cerveau de celui qui la reçoit ; car chacun l’aperçoit sous un angle différent.

Nous avons une action sur notre milieu, sur ceux qui nous entourent, mais cette action est lente, très lente, et toujours modifiée par d’autres, il ne faut donc pas croire aux combinaisons venant transformer l’état social en un tour de main !

Cela peut paraître décourageant à ceux que ronge l’impatience, mais il ne faut pas nous payer de mots ou d’illusions ; ce n’est qu’en sachant envisager les choses sous leur aspect réel, que nous nous rendons compte du travail à accomplir.

Pour que l’état social anarchiste puisse s’établir, il faut que chaque individu, pris isolément, soit à même de savoir se gouverner lui-même, qu’il sache faire respecter son autonomie, sachant respecter celle des autres, sachant aussi dégager sa volonté des influences ambiantes.

Cela, certes, est un idéal qui, sans doute, de longtemps, ne pourra être atteint, mais qui doit être le but positif de nos aspirations, de notre propagande et dont nous devons chercher à nous rapprocher le plus possible. Ne doit-on pas demander beaucoup pour obtenir un peu ? Est-ce à nous de réduire bénévolement nos demandes, alors que ce n’est que la force seule des choses qui doit nous indiquer ce qui est immédiatement réalisable ou non ?


Les masses sont ignorantes, d’accord, mais pour les sortir de leur ignorance, il faut que nous leur exposions tout notre idéal, toutes nos conceptions, en toute intégralité. Elle saura assez déjà tailler elle-même pour n’y prendre que ce qu’elle pourra assimiler, pour que nous n’ayons pas à nous préoccuper de l’opportunité de ce qui doit lui être donné.

Et comme notre émancipation est attachée à celle de la foule, c’est en cherchant à élever ses conceptions que nous aiderons, en même temps, à notre affranchissement.

Si, en 1789, la bourgeoisie fut prête à s’emparer du pouvoir, c’est que pendant les siècles d’oppression, tout en amassant des richesses, elle s’était essayé à l’exercice du pouvoir par l’administration des guildes et corporations, des communes, et divers emplois que lui abandonnait la morgue féodale.

Elle avait étudié, exercé son cerveau, ses facultés ; elle avait travaillé à se développer intellectuellement, profitant de chaque occasion pour conquérir un privilège, se débarrasser d’une entrave. Tandis que, à l’heure actuelle, le prolétariat s’est laissé dépouillé de toute liberté, laisse à chaque moment le pouvoir empiéter jusqu’en ses actes les plus intimes, attendant toujours quelque loi favorable, déléguant ses pouvoirs au lieu que chaque individu les exerce lui-même.

La bourgeoisie savait ce qu’elle voulait, où elle allait, alors que le peuple croupissait dans l’ignorance, n’avait que des aspirations vagues d’amélioration. Aussi, quand éclata la révolution, le peuple ignorant crut aux promesses des bourgeois intelligents, combattit pour les porter au pouvoir, eut assez d’initiative, parfois, pour les forcer à marcher dans la voie des réformes proposées, mais ne sut en tirer aucun profit pour lui, se laissa berner par des mirages politiques, et imposer un régime économique dont tout le poids retomba sur lui, ne faisant que le changer de maîtres.

Ce que nous voulons, nous, ce n’est pas renverser une classe pour prendre sa place au pouvoir, mais renverser tout pouvoir,toute autorité, dans le domaine économique aussi bien que politique, afin que personne ne puisse abuser de ce pouvoir, de cette autorité, pour entraver la liberté d’autres êtres humains.

Et pour ce, nous voulons détruire tous les rouages sociaux qui permettent à la minorité d’opprimer et d’exploiter la majorité.

Mais pour que les individus sachent se passer d’autorité, pour que chacun soit à même d’exercer son autonomie sans entrer en conflit avec ses semblables, il faut, que, tous, nous acquérions une mentalité appropriée à cet état de choses.

Il faut que nous apprenions à nous débarrasser du levain autoritaire qui nous fait considérer comme ennemi celui qui ne pense pas comme nous, nous fait éprouver la tentation de le contrecarrer, au lieu que nous devrions chercher à saisir ce qu’il y a de bien dans sa tentative, pour l’adapter à notre propre action.


La question sociale n’est pas une question purement matérielle, c’est pourquoi elle est si difficile à résoudre. Pour celui qui souffre des privations, qui n’est jamais assuré de manger à sa faim, celui-là a besoin, avant tout, d’une transformation sociale qui lui assure la satisfaction de ses besoins primordiaux.

Mais tout s’enchaîne. Pour que cette transformation soit durable, il faut que la révolution qui l’accomplira soit assez consciente, pour ne froisser l’évolution de personne. Les affamés n’acquerront la satisfaction de leurs besoins qu’à condition que pourront également se satisfaire les besoins artistiques et intellectuels qui se font sentir chez nombre d’individus.

Borner la question sociale à une question de ventre et de bien être matériel serait l’amoindrir, la vouer à une défaite certaine, car son but doit être certainement plus large et contenir bien d’autres aspirations.

Notre idéal est que l’individualité humaine s’épanouisse en toute son intégralité. Nous voulons bouleverser tout le vieil édifice social pour que les aptitudes de chaque être puissent se développer en toute plénitude.

Sans avoir besoin de tout apprendre, ce qui est matériellement impossible, sans avoir besoin de devenir de grands génies ni même de simples savants, il faut que nous apprenions à garder notre place, et laisser chacun à la sienne.

Bien souvent on a comparé la révolution sociale à une invasion de barbares venant infuser un sang nouveau et régénérateur au monde bourgeois anémié. Nous sommes, en effet, les barbares de son luxe inutile, de sa politesse raffinée artificielle, basée sur le mensonge. Nous voulons détruire sur notre passage tout ce qui constitue une entrave à la libre expansion de l’individu ; mais loin de vouloir faire reculer la civilisation, c’est un idéal plus grand, plus généreux et plus naturel que nous lui apportons.

Seulement comme une société ne se retourne pas comme un gant, nous savons que cet idéal ne peut se réaliser du jour au lendemain, nous savons, que, pour se traduire en faits, il faut que la révolution soit préparée par une période évolutive. Et c’est pour imprimer notre idéal à cette évolution que nous ne voulons pas apporter de restrictions à notre programme, que nous voulons le développer et essayer de le réaliser dans toute son intégralité.


D’autre part, la société égalitaire que nous désirons, ne peut s’imposer. Elle doit être la résultante libre de la libre évolution de tous. Il faudra donc que ceux qui formeront la minorité agissante qui doit entraîner la masse dans son évolution, soient bien conscients de ce qu’ils voudront pour que le nouvel ordre puisse s’établir par la seule force des choses, sans coercition.

A chaque obstacle renversé, doit surgir une action nouvelle nous rapprochant du but entrevu. L’initiative individuelle doit, graduellement, remplacer les rouages politiques mis hors d’usage. Il ne faut donc pas avoir crainte de remuer trop d’idées, mais peur, au contraire de ne pas en remuer assez.

C’est beaucoup plus facile de dire aux individus qu’ils sont malheureux, qu’ils sont exploités, opprimés, et qu’ils ne doivent plus souffrir l’arbitraire, l’exploitation, se révolter contre l’état de choses qui les réduits à la misère.

Outre que les individus ne se révoltent pas parce qu’on les y incite du haut d’une tribune ou par la voie d’un morceau de papier, ils savent bien qu’ils sont misérables et exploités (sans même que l’on ait besoin de le leur dire), on ne les convainc pas davantage de la nécessité d’une transformation sociale. Du moins, entendons-nous : tous, en l’état actuel des choses, ayant plus ou moins à souffrir des maux engendrés par sa mauvaise organisation, tous aspirent à quelque chose de mieux. Les malheureux comme les autres.

Mais de ce que les individus protestent contre l’exploitation, parce qu’ils sont exploités, désirant être exploiteurs, cela n’implique pas une transformation sociale, mais un simple déplacement des rôles.

S’ils croient à la légitimité des bénéfices dans les transactions entre individus, croient licite de thésauriser pour vivre de leurs rentes, c’est toujours exploiter ses semblables, et la continuation de l’état actuel.

Pour que s’opère la véritable transformation sociale où ne seront plus possibles l’autorité et l’exploitation, il faut changer les conceptions des individus, et cela n’est possible qu’en leur développant sans cesse les idées telles que nous les comprenons, jusqu’à ce qu’ils se les soient assimilées.


Les révolutions passées ont avorté parce que les travailleurs ignoraient, parce qu’ils ne voyaient que le présent, se laissant escamoter l’avenir, n’ayant pas su le prévoir. La révolution économique qui se prépare doit avoir un lendemain. Il ne faut pas que la société qui aura été disloquée par la commotion puisse se reformer sous une nouvelle étiquette.

Et pour cela, à côté de la propagande qui dit aux individus qu’ils ont le droit de se révolter contre ce qui les entrave, il faut celle, ardente et continue qui leur enseigne comment ils sont exploités, comment ils l’empêcheront.

Une révolution qui n’aurait que pour objectif (et c’est ce qui est à craindre avec une propagande qui se contente de faire appel au ventre, sans le cerveau) que de faire main basse sur les produits accumulés, et de jouir sur le tas de tout ce dont ils ont été sevrés depuis toute leur existence, cette révolution risquerait fort de n’être qu’une immense saoulerie sans être une révolution sociale ; car, une fois gavés les inconscient se laisseraient encore berner par les phraseurs et les ambitieux.

Peut-être, la prochaine révolution ne réalisera t-elle pas tout ce que nous désirons. Peut-être ? Nous n’en savons rien ; qui peut prévoir ce que nous réserve l’avenir ? Elle sera ce que seront les individus qui l’accompliront. Mais en tous cas, elle doit apporter une amélioration sur l’état présent. Pour qu’elle ait des effets durables, il faut qu’elle apporte des réalisations immédiates et des soulagements aux meurts-de-faim, qu’ils s’emparent de tout ce dont ils auront besoin, mais qu’ils sachent aussi s’organiser pour en continuer la production, en supprimant les intermédiaires parasites.

Il faut que ces idées leur soient fourrées dans le cerveau pendant la phase préparatoire. Si nous ne voulons pas, après une orgie de quelques heures, nous trouver à nouveau enchaînés pour des années, il nous faut nous exercer à être conscients.


« Comparaison n’est pas raison », dit-on, mais quelquefois une comparaison définit très bien ce que nous voulons exprimer, et je ne puis mieux comparer notre propagande, l’évolution et la révolution comme je les entends, qu’au travail de ces micro-organismes, imperceptibles à l’oeil nu, dont le travail individuel n’est pas appréciable à nos sens ; mais qui, continuant leur travail d’agrégation et de désagrégation, se multipliant à l’infini, arrivent, par leur pullulement à transformer le milieu dans lequel ils évoluent, mettant toute la matière en fermentation et la transformant sans aucune autre force que leur propre activité.

C’est notre rôle.

Mettre les individus à même de comprendre les causes de leur exploitation, leur expliquer pourquoi ils ne doivent pas la subir, leurs faire connaître les institutions dont découlent leurs maux, leur démontrer que tant qu’elles existeront elles engendreront toujours les mêmes effets, c’est notre travail de fermentation, jusqu’à ce que notre exemple et notre initiative ayant créés d’autres propagandistes, nos efforts combinés seront assez puissants pour amener cette fermentation au degré nécessaire pour engendrer l’ordre des choses nouveau.

IV. Socialisme et anarchie

Pourquoi socialistes et anarchistes sont divisés - Identités de vues - Différence de point de départ - maléfices de l’autorité - l’individu est seul juge de ce qui lui convient - Les individus reconnus, par les socialistes, trop bêtes pour savoir se diriger - mais jugés assez bons pour diriger les autres - Les différentes justifications de l’autorité - leur insuffisance - Enrégimenter n’est pas libérer - La révolution sacrifiée aux réformes - Promettre et tenir - Empirisme des réformes - Contradictions socialistes - Logique de l’illogisme - Se tromper, c’est tromper les autres - révolutionnez-vous, vous-mêmes - L’émancipation individuelle ne peut-être que l’oeuvre individuelle - Les socialistes l’attendent d’un miracle - Travail de châtreurs - Ce qui est juste est possible - La vraie propagande révolutionnaire.

Avant de passer à la discussion des moyens de propagande, il est bon d’expliquer les raisons qui séparent les anarchistes des socialistes, afin de dissiper l’étonnement des gens qui ne voient jamais que la surface des choses, et même de beaucoup de socialistes sincères qui ne peuvent croire que, ayant le même but, nous les combattions comme les derniers des bourgeois.

« Les uns comme les autres, » s’exclament-ils, « ne voulons-nous pas la liberté pour tous ? le bonheur pour tous ? la transformation du régime capitaliste et du mode de propriété ? Pourquoi, alors, ne pas nous unir pour renverser ce qui existe, en laissant à l’avenir le soin d’élucider ce que devra être l’organisation future ? »

Hé ! oui bonnes gens, si on tient aux généralités, aux vagues affirmations, on trouvera, cela est certain, légère la différence qui sépare l’anarchiste du socialiste, et l’on peut s’étonner à bon droit de la haine que professent à l’égard les uns des autres ceux que semble réunir un idéal commun.

Tous, également, ils l’affirment du moins, veulent la liberté pour tous ! le bien-être pour tous ! le libre développement pour tous ! et un tas d’autres choses pour tous ! D’où vient donc que au lieu de se tendre la main lorsqu’ils se rencontrent, ils ont plutôt tendance à serrer les poings ?

C’est que, dès leur point de départ, une différence se dresse entre eux. Légère pour les uns, capitale pour celui qui analyse les faits et ne paie pas de mots.

D’accord pour constater les maux qu’engendre l’état social actuel, d’accord même pour en faire remonter la cause à l’état économique, où ils ne s’entendent plus, c’est, en dehors de la question d’organisation, sur les moyens de préparer la révolution.

Les socialistes, partisans de l’autorité, veulent s’emparer du pouvoir pour réaliser leur idéal et se lancent en plein dans la politique pour y réussir, les anarchistes, partisans de la liberté entière, veulent que l’organisation se crée par l’évolution libre des individus ; voulant détruire l’autorité, ils font la guerre à la politique et aux politiciens.

Ayant reconnu que l’autorité était le résultat de l’organisation économique ; faisant son procès depuis qu’elle existe, c’est-à-dire depuis les commencements de l’histoire, les anarchistes démontrent que l’autorité est nuisible, aussi bien, pour ceux qui l’exercent que pour ceux contre qui elle est exercée, c’est pourquoi ils en concluent qu’elle doit disparaître avec l’organisation capitaliste, et comme le meilleur moyen de la tuer n’est pas de faire espérer qu’elle pourra servir à l’affranchissement des individus, mais bien en leur apprenant à s’en passer, voilà pourquoi ils font la guerre à tous ceux qui veulent s’en servir, quelle que soit la justification qu’ils en donnent.

D’autant plus que personne, mieux que l’individu lui-même, n’étant capable de connaître ce qui est plus propre à assurer son bonheur, c’est donc l’individu qui doit être laissé juge de choisir le mode d’évolution qui conviendra le mieux à ses aspirations. Cela nous démontre également que la transformation sociale ne se réalisera que lorsque l’individu aura su se transformer lui-même, en révolutionnant ses façons de penser et d’agir.

Les socialistes, eux, (nous verrons leur raisonnement tout à l’heure) disent que la révolution doit avoir pour but de porter au pouvoir des hommes intègres qui exerceront leur autorité pour le bien général, s’empareront de la richesse sociale pour la répartir au mieux des intérêts communs, et que, par conséquent, il faut que les individus s’organisent pour porter au gouvernement les hommes de leur choix.

De sorte que, les anarchistes voulant détruire l’autorité, les socialistes voulant s’en emparer et la fortifier pour la faire servir à leur projet de rénovation sociale, les voilà donc séparés dès le seuil de la question et sur le but poursuivi et sur les moyens à employer pour le réaliser. Différence capitale, qui donne la raison de leur antagonisme.


Voyons le raisonnement des socialistes.

« Il est impossible que la plupart des individus s’élèvent au-dessus du milieu économique où ils vivent. Et c’est attendre un miracle qu’espérer que, dans le régime capitaliste, la plupart des hommes sauront se faire d’avance un cerveau libre, une conscience socialiste [3] »

Ici nous reprenons le cercle vicieux que je constatais dans L’individu et la société au chapitre : La panacée révolution :

« Il faut changer le milieu pour changer l’homme ; mais étant donné que c’est l’individu qui créé son milieu, ce milieu ne peut se modifier que lorsque l’individu aura, lui-même, assez évolué pour éprouver le besoin de le modifier. »

Les socialistes ne s’en tirent pas mieux que les partisans irraisonnés de la révolution.

« Il faut donc », ajoutent-ils, « pour transformer les hommes, transformer le milieu, et pour transformer le régime économique, il faut que le prolétariat soit toujours prêt à s’emparer du pouvoir. Il faut qu’il se même à la bataille politique, et le pouvoir une fois conquis, il transformera les conditions économiques qui réagissent sur les cerveaux ».

Ainsi pour la plupart des socialistes, « il est impossible à la plupart des individus de s’élever au-dessus du milieu économique où ils vivent ! » Selon eux, toujours, « c’est attendre un miracle qu’espérer qu’en régime capitaliste, la plupart des hommes sauront se faire un cerveau libre, une conscience socialiste ! »

Et alors ! (les socialistes ne s’en cachent pas, du reste) si les individus ne savent penser par eux-mêmes, il faudra quelqu’un pour les diriger ! De là, la nécessité de s’emparer de l’autorité et de la consolider au profit du régime que l’on veut établir.

Mais en agissant ainsi c’est remettre le doigt dans la filière qu’ont suivi les gouvernants passés. Si l’usage qu’ils ont fait de l’autorité n’a produit que ruine et désolation, qui nous prouve que celle que veulent établir les socialistes produira de meilleurs résultats ?

Leur bonne volonté ? Mais tous les pouvoirs qui se sont succédés, ont affirmés n’endosser « les responsabilités » de l’autorité que pour l’exercer au plus grand profit de tous. Nous en voyons les résultats. Peut-être y en eut-il de sincères parmi eux ? S’ils ont fait un peu moins de mal, ils n’ont pas fait davantage de bien.

L’autorité, c’est tout le monde ployé sous une règle commune, alors que, nous l’avons vu, c’est la diversité qui nous meut. D’autres ensuite, alors que le pouvoir socialiste sera établi, pourrons s’élever, protester contre la nouvelle autorité, et prouver qu’elle ne vaut pas mieux que les pouvoirs auxquels elle aura succédé.

Ceux-là, à leur tour, pourront venir nous demander de chasser les autres, pour les mettre, eux au pouvoir, ayant une recette assurée pour faire notre bonheur. C’est un petit jeu, que nous avons joué jusqu’à aujourd’hui et qui pourrait encore durer indéfiniment, sans que l’individu ni l’humanité y gagnent quelque chose.

Ces mêmes hommes auxquels on ne reconnaît pas assez d’intelligence pour s’élever au-dessus de leur milieu ; auxquels on dénie la faculté de savoir se faire un cerveau libre, ces mêmes hommes on veut les grouper « pour s’emparer du pouvoir », les faire servir à y porter ceux qui devront l’exercer en leur faveur !

Alors, à mon tour, je demanderais, moi, comment ces hommes qui ne peuvent arriver à se libérer le cerveau, incapables de se faire une conscience socialiste, c’est-à-dire, incapables de savoir discerner ce qui est bien ou mal pour eux dans l’organisation sociale, comment ces hommes, par je ne sais quel miracle, seront-ils devenus aptes à choisir ceux qui devront les guider, et sauront dans les milliers de programmes que leur soumettront les ambitieux que l’appât du pouvoir suscite à chaque fois qu’il s’agit de s’en emparer, discerner le meilleur.

Une fois un miracle admis, il ne coûte pas davantage d’en admettre d’autres : la même lumière divine, dans doute, fera que ceux qui ne sont pas assez capables de se diriger eux-mêmes seront devenus, cependant, assez habiles pour aider à édicter des règles générales auxquelles tous devront se plier ?


L’autorité, lorsqu’elle s’appuyait sur le droit divin, avait son point de départ faux, mais ce point de départ admis elle semblait logique. « Les hommes trop bêtes ou trop méchants pour vivre en paix, avaient besoin que certains êtres plus éclairés prennent le souci de les tenir dans le respect des droits des uns et des autres. Dieu avait délégué ce pouvoir à des êtres choisis. »

Cela allait tant bien que mal, tant que ce point de départ n’était pas contesté. Il arrivait bien parfois qu’un des parents de l’élu, pressé de se dévouer, lui aussi, au bien général, faisait descendre un peu rudement du pouvoir le favori. Mais une fois en place, c’était lui qui était chargé de la mission divine. C’était la fonction qui faisait le mérite de l’individu.

Mais ces accrocs à la mission divine n’allaient pas sans ébranler le principe. Il vint un temps où l’autorité se réclama surtout de la force. Là encore, elle peut conserver un semblant de logique.

« La majorité, dans les peuples n’étant qu’une masse de crétins, je me crois assez intelligent pour les gouverner et leur donner ce bonheur qu’ils sont incapables de se créer, j’emploie l’autorité que me donne le hasard, la connaissance, l’intrigue ou l’audace. Tant pis pour ceux qui s’aviseront de ne pas vouloir être heureux par ordre. »

Si la logique n’est pas absolue, les baœonnettes chargées de l’exécution sauront bien en masquer les trous.

Mais lorsqu’on veut s’appuyer sur la science, sur la raison, et la logique, l’autorité devient une anomalie, un anachronisme, et il n’y a pas besoin de l’analyser bien profondément pour que les sophismes dont on prétend la justifier éclatent à tous les yeux.

Nous ne nous payons plus de mots, car s’ils sont précieux pour arrondir les périodes, faire étinceler la phrase, et donner une belle musique à qui sait les grouper, il faut qu’ils donnent autre chose que du son lorsqu’ils doivent servir à discuter des idées.

(Ici, bien entendu, je fais la critique de ces socialistes qui, comme nous, se réclament de la révolution, et dont tout le programme semble les rapprocher de nous)

« Nous aussi, » disent certains d’entre eux, « nous voulons l’autonomie complète de l’individu, la destruction totale de l’autorité ; seulement comme il est impossible que tout se réalise à la fois, qu’il faut que nous passions par des étapes successives, nous nous bornons à ne réclamer que ce qui est immédiatement réalisable, et nous trouvons de bonne tactique de nous introduire dans la place pour la démanteler. »

Je comprends fort bien que décrocher un mandat de député est plus immédiatement réalisable que de transformer la propriété. Participer à la confection des lois est beaucoup plus facile que d’habituer les individus à s’en passer. Mais tout cela est tout le contraire de la destruction de l’autorité. Au lieu d’affranchir intellectuellement les individus, c’est leur enrégimentation, avec toute leur ignorance, tous leurs préjugés. Et ainsi ils restent toujours les pantins aux mains de ceux qui les mènent, état peu propre à les habituer à s’affranchir par eux-mêmes.

C’est comme pour la révolution, les socialistes la réclament ; mais, pour eux, c’est un génie ailé qui plane dans les airs, très utile pour enjoliver de belles phrases, mais ne comportant pas grande signification réelle.

En attendant qu’elle veuille consentir à descendre à terre, les programmes électoraux contiennent une foule de réformes qui, selon le cas, selon l’esprit de ceux à qui il s’adresse, doivent, réalisées, changer la situation économique des travailleurs, amoindrir l’exploitation, ou bien ne sont que de simples chevaux de bataille destinés à accélérer la venue du « Messie-révolution ».

Mais le résultat certain de cette tactique est de faire espérer perpétuellement aux travailleurs une amélioration notable de la société en leur faveur ; illusion toujours déçue, mais toujours avivée par de nouveaux projets de réforme.

On comprendra facilement que les anarchiste aient assez de ce travail d’écureuil, et qu’ils veulent travailler enfin à la réalisation de leur idéal sans s’occuper des solutions soi-disant « pratiques » dont le résultat le plus clair est d’entretenir l’ignorance. Nous laissons au temps et aux évènements le soin d’élaguer ce qui est impraticable, de réaliser ce qui peut l’être.


En nous montrant, là-bas, dans le lointain, une communauté de vues et de programmes pour nous entraîner à les aider à se substituer aux gouvernants actuels, les socialistes me font l’effet de ce charlatan de la fable qui demandait du temps pour apprendre à parler à un âne :

« En dix ans », disait-il, « l’âne, le Roi ou moi sera mort. »

Les socialistes pourraient me répliquer que c’est nous qui, en n’avouant n’espérer que du temps la réalisation complète de notre idéal, tenons le rôle du charlatan qui comptait sur la mort des intéressés pour être dégagé de sa promesse.

Mais nous avons cette différence d’avec eux que nous ne nous engageons nullement à faire le bonheur de qui que ce soit, nous ne demandons aucun avantage personnel. Nous serons morts, fort probablement, avant d’avoir vu la réalisation complète de notre idéal. Mais nous aurons conscience d’avoir fait tout ce qu’il était en notre pouvoir de faire pour approcher de cette réalisation.

Nous savons que l’individu vraiment humain ne sera complètement heureux et émancipé, que lorsque tous, autour de lui, seront libres et heureux. Nous savons que cette émancipation ne peut se faire qu’à condition que ses bienfaits s’exercent sur tous à la fois, voilà pourquoi nous repoussons les moyens qui ne profitent qu’à la minorité au détriment de la majorité.

La marche des faits, l’évolution des idées, n’étant que le résultat d’une progression lente et continue, nous constatons ce qui est, sans nous illusionner, ni vouloir illusionner personne.

Ayant compris que l’affranchissement humain ne pouvait se faire qu’à condition que l’individu se libérât lui-même, nous allons propageant notre idée, essayant, dans la mesure de nos forces, de nous soustraire à l’arbitraire social, expliquant aux gens qu’ils seront libres lorsqu’ils sauront vouloir l’être.

Ce sont les socialistes qui trompent (en se trompant eux-mêmes, je veux bien le croire) ceux qu’il enrégimentent, en faisant espérer à chacun un affranchissement devant lui venir du dehors, alors qu’il ne peut le trouver qu’au dedans de lui-même.


Les anarchistes l’ont démontré surabondamment, et dans ce travail, j’aurais plus d’une fois l’occasion d’y revenir, les réformes préconisées par tous ceux qui, sans en rechercher les causes, espèrent, en y apportant des palliatifs empiriques, empêcher les mauvais effets de l’état social actuel, sont impuissants à améliorer quoi que ce soit, heureux encore lorsque, à l’encontre des intentions de leurs promoteurs, elles ne se transforment pas en un nouveau moyen d’exploitation.

Or, quoiqu’ils fassent, les socialistes qui se réclament de la révolution sont pris dans l’illogisme de leur tactique :

Révolutionnaires - ils l’affirment - ils reconnaissent par là que l’organisation capitaliste ne pourra être transformée qu’en l’attaquant dans son essence même, et que toucher aux bases sur lesquelles elle repose, c’est provoquer une résistance implacable puisque la révolution est jugée nécessaire pour la vaincre.

Et, partisans de l’agitation électorale, ils inscrivent sur leurs programmes électoraux des réformes qui ne portent que sur les modes d’exploitation et non sur l’exploitation elle-même.

Et ils sont logiques dans leur illogisme. Convaincus de l’ignorance de la foule, qu’il faut flatter cependant pour obtenir ses suffrages, ils ont renoncé à lui faire comprendre la question dans toute son étendue. Ayant commencé à châtrer leur programme en se servant des moyens légaux et parlementaires, ils sont forcés de suivre la filière.

Pour justifier la présence, sur leur programme, de réformes qu’ils tendent comme appât à l’électeur ignorant, ils sont amenés à attribuer à ces réformes des qualités curatives contre les maux sociaux qu’ils prétendent combattre. Plus l’électeur est rétif, plus grandes doivent être les promesses. Et, l’imagination de l’électeur aidant, les réformes deviennent tout, la révolution disparaît.

Et c’est ainsi que l’on use les forces et la patience des générations. Toujours attendre de moyens illusoires une amélioration qui ne pourra s’accomplir que lorsqu’on osera, franchement, porter le scalpel dans le système lui-même.

En préconisant de moyens dilatoires, quelques-uns arrivent bien à être députés, mais l’avantage est mince. Au lieu d’être un pas en avant pour l’idée sociale, ce n’est qu’un recul ; car les trois quarts des élus vont, dans quelque coin du Parlement, oublier le peu de vrai qu’il y avait dans leur programme, quand ils ne le combattent pas, ce qui ajoute à la confusion dans l’esprit des électeurs.

Mais l’élu s’en tient-il aux clauses de son programme, et lutte-t-il énergiquement pour les faire triompher, cela ne fait qu’entretenir l’ignorance du plus grand nombre, en les tenant toujours dans l’espérance qu’il pourra sortir quelque chose de bien d’un système pourri.

Et on recommence ainsi à chaque législature, l’idée finissant par disparaître devant les questions de personne qu’engendre la bataille électorale.

Le charlatan de la fable avait raison de compter sur l’imprévu pour se débarrasser de sa promesse.

Les anarchistes, eux, ne promettent rien aux foules. Ayant constaté les maux dont tout le monde souffre dans, et de par, l’organisation sociale, ils font part à tous du résultat de leurs constatations, disant :

« Voilà d’où vient le mal ; voici quelles sont les institutions à détruire ; ne comptez pas que votre affranchissement vous vienne de sauveurs providentiels ; la transformation désirée ne s’opérera que lorsque ceux qui souffrent du mal seront bien décidés à ne plus le tolérer, et à s’organiser d’une façon plus normale. Les causes du mal tiennent à vos façons de penser, d’agir ; c’est donc sur vous-mêmes que doivent porter vos premiers efforts de transformation. Travaillez donc à vous transformer individuellement, vous changerez par là le milieu dans lequel vous évoluez. »

Et, payant d’exemple, l’anarchiste convaincu essaie de donner le premier coup de pioche au système d’iniquité, en cherchant, dans la mesure de ses forces, à accommoder sa façon d’agir avec sa façon de penser.

En agissant ainsi, ils comprennent fort bien qu’ils n’arriveront pas, d’un coup, à réaliser immédiatement et complètement le nouvel ordre social. La marche des idées est lente, très lente, ils ne se le dissimulent aucunement ; mais ils savent qu’en cherchant à rompre avec les anciennes façons d’agir, ils activent l’évolution. Ils savent que s’il y a dans la société actuelle, des progrès à accomplir, ce n’est qu’en profitant de chaque circonstance de la vie pour les réaliser qu’ils arriveront à les implanter, puisque, ne les attendant plus d’une puissance supérieure, les individus n’auront plus qu’à vouloir pour que cela soit.

En reprochant à notre idéal d’être impraticable parce qu’il n’est pas compris, les réformistes n’avouent-ils pas, par là même, que c’est à élargir la consciencehumainequ’il faut travailler, et non à réunir des majorités inconsistantes parce qu’inconscientes ?


Oui, les socialistes veulent bien eux aussi, émanciper les individus ; mais ils les trouvent trop bêtes pour qu’ils puissent y arriver eux-mêmes. Alors, au lieu de chercher à les éduquer, à leur ouvrir l’esprit, en leur démontrant l’efficacité de l’action continue pour la reconquête d’eux-mêmes ; au lieu de leur expliquer d’une façon nette et précise, les causes de la misère et de la tyrannie, ils se posent en providence, et s’acharnent à les traiter en bétail gouvernemental ; à les amuser avec des promesses, avec des espérances sur un Deus ex machina du suffrage universel venant, sans qu’ils aient à se déranger, leur apporter le bien-être et l’émancipation.

On leur fait entrevoir l’omnipotence d’une majorité parlementaire qui, en fait, ne peut être elle-même que l’expression moyenne, inférieure par conséquent, de l’intelligence de ces mêmes électeurs, déjà trouvés trop ignorants pour s’affranchir d’eux-mêmes.

En les retenant à ces amusettes c’est absolument comme si, voulant apprendre à marcher à quelqu’un qui n’a jamais su faire aller ses jambes, on lui enseignait qu’il faut qu’il se garde de les remuer, et doit déléguer quel qu’un à sa place pour y essayer.

Et ils se proclament révolutionnaires !

Mais quelle révolution veulent-ils faire avec des éléments qui ne sauraient qu’obéir ?

Convaincus que l’on ne saurait affranchir des hommes assez peu amoureux de leur liberté pour ne pas savoir la conquérir d’eux-mêmes, les anarchistes trouvent que la véritable utopie est de croire qu’un moyen d’asservissement, comme est l’autorité, puisse servir à l’affranchissement. Il n’y a que dans la fable que l’on voit l’arme guérir la blessure qu’elle a faite.

Réveiller les initiatives, susciter chez tous le désir ardent et la ferme volonté de s’émanciper, voilà la véritable œuvre révolutionnaire que nous concevons.

Tout nous démontre que la révolution ne sera efficace que lorsqu’elle sera accomplie par des individus conscients de leur dignité, désireux de développer toutes leurs virtualités, décidés à ne plus supporter aucune entrave ; les anarchistes dédaignent les troupeaux de moutons ; se souciant davantage d’amener chaque individu à étudier lui-même les faits qui l’intéressent, à savoir se rendre compte de ce qu’il est, de ce que sont les autres, quelle est la place qu’il tient dans la nature et dans l’état social.

La révolution sera impuissante à affranchir qui ne sait pas s’affranchir soi-même. Ce n’est pas au seuil de l’émancipation humaine qu’elle peut se trouver, elle n’en est que la conclusion logique, lorsque l’esprit impatient de liberté se trouve amener à lutter pour renverser l’ordre de choses existant.

Les chasseurs de Fenimore Cooper affirment que, je ne sais plus quel animal, chassé pour sa queue, se mutilerait lui-même de cet appendice, lorsqu’il se voit traqué de trop prés.

Les socialistes qui taillent eux-mêmes dans leur programme, faisant ainsi la part de ce qui est ou n’est pas réalisable, ressemblent fort à cet animal fabuleux - avec cette différence, toutefois, que ce sont eux qui mènent la chasse, et que c’est l’ordre social traqué qui devrait abandonner à ceux qui le poursuivent la part de butin qui devrait les arrêter.

Si, encore, ce qu’ils présentent comme réalisable après ce châtrage, était accepté par la bourgeoisie, cela ne voudrait pas dire qu’il y aurait un grand pas de fait, mais enfin, à la rigueur, on comprendrait cette tactique puisqu’ils pourraient prétendre que c’est la sagesse de leurs réclamations qui les a fait accepter. Il n’y aurait plus qu’à en produire de nouvelles.

Mais, loin de là. D’autres, et ce sont les plus nombreux, trouvent ce minimum « réalisable », trop « irréalisable » encore, et ils taillent et ils rognent dans ce qui déjà, a été taillé et rogné. De sorte qu’après toutes ces opérations, les parlements votent des mesures absolument dérisoires.

Alors que sont si nombreux ceux auxquels plaît tant cette besogne d’élagage dans les aspirations humaines, il me semble qu’il serait plus logique de corser nos réclamations puisque, justement, à cause de cette ignorance dont se plaignent les socialistes, elle seront soumises à la castration par tous ceux qui ne voient pas plus loin que l’état présent. Il nous resterait de bon tout ce qui aurait échappé à leurs coups de ciseaux.

En rêvant des aspirations de liberté et d’émancipation que, sous prétexte que l’heure de les appliquer n’est pas encore venue, ils s’évertuent à diminuer, les socialistes me font l’effet de ces enfants qui s’amusent à souffler de jolies bulles de savon pour avoir le plaisir de les crever.

Si d’aucuns, rétrogrades endurcis, sous prétexte de sens pratique, veulent tailler et rogner dans notre programme d’émancipation, abandonnons-leur cette besogne, laissant à l’expérience le soin de les désillusionner sur leur besogne négative. Mais nous autres marchons fermement vers le but entrevu, avec la conviction que, s’il ne nous est pas donné de l’atteindre, nous aurons, tout au moins, travaillé à sa réalisation future, que nous aurons déblayé la route, facilité la marche en avant à ceux qui viendront après nous, et progressé nous-mêmes, de tout ce travail accompli.

Une idée ne s’impose qu’à force de s’affirmer, qu’à force d’être discutée et de répondre aux critiques. Si, avant toute chose, vous déclarez que ce que vous demandez est irréalisable, comment voulez vous grouper autour de cet idéal, des individus résolus à le conquérir ?

Nous, anarchistes, savons et soutenons que le nôtre est réalisable si tous ceux qui sont intéressés à sa réalisation veulent se donner la peine d’y travailler ; s’ils savent agir par eux-mêmes, sans attendre que ça leur vienne du ciel - parlementaire ou autre.

Et, en effet, au fond quelle est la seule objection faite à ce que nous désirons ?

« C’est juste ce que vous demandez, mais trop beau pour être possible » ! nous dit-on.

Or, si c’est juste, c’est possible. Il n’y a qu’à le vouloir. C’est irréalisable parce que nous sommes peu à l’avoir compris et à le vouloir. Travaillons à convaincre les gens de la vérité de ce que nous avons entrevu, et chaque individu nouveau que nous aurons convaincu, sera une possibilité de plus d’acquise ; nous obtiendrons des résultats bien plus positifs qu’à faire chorus avec les ignorants.

Nous ferons œuvre virile, nous aiderons à l’évolution ; tandis qu’en élaguant dans les aspirations humaines ce qui leur semble irréalisable, les socialistes et réformistes de tout genre, ne font en somme, - qu’ils rognent le plus ou le moins - que ce qu’ont toujours fait les pires conservateurs.

Plus que le bulletin de vote, plus que toutes les intrigues parlementaires, cette propagande-là est de la propagande active ; car elle a pour effet de mettre, virtuellement, les individus en lutte avec la société bourgeoise, en leur enseignant de ne pas attendre qu’une loi le leur permette, pour agir selon leurs aspirations.

Si nous cherchons à faire le vide autour de la machinerie politique, c’est pour ne pas abdiquer notre droit d’agir par nous-mêmes ; c’est pour réserver notre liberté d’action, que nous repoussons toutes compromissions avec l’ordre des choses actuel ; c’est pour nous habituer à cette liberté, qui est le summum de nos aspirations, que nous essayons de l’exercer dans notre lutte contre l’état social.

Aux individus qu’ils veulent enrégimenter, les autoritaires disent : « Envoyez-nous à la Chambre faire des lois en votre faveur ! »

A ceux qu’ils veulent faire penser, les anarchistes, après avoir exposé les faits, leur expliquent qu’ils n’ont rien à espérer de personne. Que lorsqu’une chose leur semble mauvaise, ce qu’ils ont de mieux à faire pour la détruire, c’est de faire le vide autour d’elle, de leur résister dans la mesure de leurs forces, de lui faire la guerre jusqu’à ce qu’elle croule. On n’est jamais mieux servi que par soi-même. « Que lorsque, au contraire, une idée leur paraît bonne, ils doivent y conformer leur conduite ; résister à ceux qui veulent les empêcher d’agir. De ne jamais attendre du bon plaisir de leurs maîtres l’autorisation de conformer leurs actes à leur pensée. Qu’ils ne chargent jamais laisser personne de légiférer sur ce qu’ils doivent faire. Qu’ils agissent ! ».

Et ils ajoutent :

« Si la force du pouvoir vous écrase aujourd’hui ; si, malgré tout, l’autorité vous entrave dans votre évolution, il y a toujours une certaine marge pour la résistance. Et cette marge emplissez là sans avoir peur de la dépasser. Que la progression de vos actes dans votre entourage, dans votre milieu, infiltre peu à peu l’idée, jusqu’à ce qu’elle arrive à faire éclater le cercle qui vous enserre ».

Les socialistes, qui trouvent les individus trop ignorants pour savoir s’affranchir, contribuent avec leur façon de procéder, à les entretenir dans l’ignorance, en leur faisant espérer un changement social par un coup de majorité parlementaire.

Ce n’est pas autour d’une idée qu’ils cherchent à les grouper, mais à les accrocher à la remorque d’individualités en qui ils les habituent à placer leur confiance.

En cherchant à élargir la conception des individus, en travaillant à susciter les initiatives, les énergies, les anarchistes contribuent à ce que chaque individu devienne capable de penser et d’agir pour lui-même.

Avec la propagande socialiste, on peut arriver à grouper une majorité qui, « bien dirigée », peut aider, en effet, à établir un coup de main parlementaire sur le pouvoir ; mais qui, par le fait même de son inconscience, reste toujours esclave, toujours prête à tendre le cou au joug qui s’impose.

Les anarchistes voulant contribuer à susciter des hommes libres, ils enseignent aux individus à l’être. Et ils ont conscience d’y réussir.

V. Où sont les vrais socialistes ?

Qu’importe l’étiquette, si l’idée est bien définie - L’idéal anarchiste n’est que la continuation de l’idéal humain à travers les siècles - Socialiste, économistes, sociologistes - Ce que voulaient le socialistes d’autrefois - variété des conceptions - La liberté ne se réglemente pas - La vérité toujours persécuté - Dire et faire - Politiciens - Ce qu’avaient rêvé les républicains - Leur désillusion - Malfaisance de l’esprit religieux - L’idéal anarchiste et l’élargissement des très anciennes conceptions - Question d’opportunité.

Pour moi, les étiquettes ont peu d’importance et n’ont de valeur que par ce qu’elles représentent. D’aucuns, qui acceptent l’idée anarchiste, trouvent qu’étant donné l’acceptation de dénigrement en laquelle le mot anarchie a, jusqu’ici, été employé, nous devrions repousser l’appellation d’anarchistes, et nous contenter de nous appeler libertaires.

Les courants d’idée qui se forment ne sont pas toujours maîtres de choisir l’étiquette sous laquelle ils se font connaître. Un courant d’idées ne se manifeste pas spontanément. Il commence à se dégager d’un autre. Et lorsque le nouveau commence à entrer en lutte avec celui dont il est sorti, s’il n’a pas été baptisé par ses ennemis, il se couvre de l’appellation qui semble le mieux désigner son programme. Et, une fois connu sous ce nom, il lui est inutile d’essayer d’en changer.

D’autant plus que je n’en voie pas l’utilité, à moins qu’en son sein se dessine une orientation nouvelle.

Anarchie, pour les imbéciles, signifie : désorganisation, gâchis, désordre ; mais qu’importe ce que serait notre nouvelle étiquette, nous serons toujours des anarchistes, et, pour les imbéciles des hommes de désordre.

Laissons donc les imbéciles penser ce qu’ils voudront. Nous qui savons qu’anarchie signifie : abolition de l’autorité, de l’exploitation, affranchissement complet de l’individu, restons donc anarchistes en propageant notre idéal de beauté, en essayant de le faire comprendre à ceux qui ne s’arrêtent pas aux mots.

Mais, comme je le disais plus haut, un courant d’idées se dégage toujours d’un autre qui lui est antérieur : l’idéal anarchiste découle de l’idéal socialiste qui, lui-même, ne s’est bien développé que sous l’influence de l’idéal républicain.

En somme, nous poursuivons la réalisation des aspirations de bonheur qui se sont fait jour, depuis que l’humanité a rêvé d’un mieux-être, dans toutes les tentatives d’émancipation qui illustrent l’histoire des hommes.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, les différences qui séparent l’anarchie du socialisme. Mais quoi qu’en dise les socialistes, lorsque d’assez mal avisés s’avisent de les confondre avec les anarchistes, ces derniers ont, tout autant qu’eux, le droit de se réclamer du courant qui leur donna naissance à tous.

Ils peuvent prendre des airs dédaigneux, affirmer du haut de leur suffisance, que le socialisme n’a rien à voir avec cette galeuse, cette pelée qu’est l’anarchie, on peut leur démontrer qu’elle a, plus qu’eux, le droit d’affirmer qu’elle en est la continuation légitime.

Si l’on s’en tenait à l’étymologie seule du mot, il est de toute évidence que « socialisme » veut dire « qui a trait aux questions concernant la société, qui s’occupe de leur organisation, de leur fonctionnement ». C’est là, l’acceptation la plus large, et, par conséquent, d’après cette définition, tous ceux qui, à un titre quelconque, s’occupent de la « direction des peuples » peuvent se réclamer du socialisme.

Mais la société se divisant en un pouvoir politique et en une organisation économique, l’épithète (assez mal vue, d’ailleurs) de politicien est restée à ceux qui s’occupent des questions gouvernementales, et le mot de socialiste sert à désigner ceux qui traitent plus spécialement des questions économiques.

Ici, pourtant, de dresse une nouvelle distinction : si, parmi ceux qui veulent une réforme économique de l’ordre social et, aussi, un peu dans toutes les classes, sauf dans les milieux politiques, l’épithète de politicien est, le plus souvent, prise en mauvaise part, celle de socialiste ne sonne guère mieux aux oreilles des politiciens et de ceux qui ne s’occupent des questions économiques que pour y trouver la justification du système capitaliste, ne veulent réformer l’ordre social que pour le rendre invulnérable aux attaques des spoliés, et, en général, à tous les satisfaits de l’ordre de chose existant.

Ils ne veulent pas de l’épithète « Socialiste ». Ce sont des « Sociologues », des « Économistes », car Économie et Sociologie sont des sciences dont ils sont les docteurs, et le socialisme et l’épithète de « socialiste » reste, en définitive, à ceux qui, quelle que fût l’organisation sociale rêvée par eux, quels que fussent les moyens qu’ils préconisèrent pour y arriver, voulaient, en somme, une meilleure répartition des richesses sociales, un système économique qui assurât à chacun, quel qu’il fût, le produit intégral de son travail, et la disparition complète de la misère.

Et les Morus, les Morelly, les Campanella, les Buonarotti, les Babeuf, les Fourier, et tant d’autres qu’il est superflu de citer, mais qui restent les véritables précurseurs du socialisme, ne voulaient pas autre chose.

Nivellement des inégalités économiques sociales, suppression de la propriété individuelle, ou, tout au moins sa subordination au bien-être général, suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce fut ce programme qui fut toujours compris comme étant le fond même de l’idée socialiste.

C’était le fond même de l’idée socialiste ; mais que de projets ! que de systèmes ! et combien dissemblables, pour réaliser cette société idéale !

Il y avait cependant un point sur lequel ils étaient tous d’accord : c’est que tout être vivant a droit à la satisfaction complète de ses besoins, du moment qu’il apporte sa part de productivité à la communauté.

Il avait également compris que tout ce qui était produit naturel ne devait pas être accaparé par des individualités, que tous avaient un droit égal à la quantité qui leur était nécessaire. Sauf la réglementation que la plupart croyaient nécessaire pour en assurer la juste répartition. Pour ceux qui maintenaient la propriété individuelle du sol, cette propriété devait être assurée à tous, et était soumise pour cela à toutes sortes d’entraves pour que les uns ne réussissent pas à s’emparer des propriétés voisine et une révision périodique venait rétablir l’égalité pour tous.

Tous, ou presque tous, voulaient bien la liberté ; mais, n’ayant pas compris que la véritable liberté consiste à ne pas avoir de réglementations imposées ; ayant encore le préjugé de croire à la supériorité de certains êtres, à la méchanceté du plus grand nombre, ils s’ingénièrent tellement à vouloir réglementer cette liberté, que la plupart de leurs systèmes, s’ils eussent pu les appliquer, n’auraient été, avec amplification, que des formes nouvelles de tyrannie. Chez eux les intentions étaient meilleures que les moyens.

Et c’est ici que vont triompher, sans doute, les socialistes, pour nous dire que ce sont eux qui sont restés dans la tradition des véritables socialistes.

Il est évident que, s’il ne s’agissait que d’être les partisans de l’autorité pour être les continuateurs de l’idée socialiste, nos socialistes actuels pourraient prétendre à en être les vrais représentants Mais ils n’en auraient pas le monopole cependant, car alors les bourgeois pourraient tout aussi bien s’en recommander !

Est-ce que, eux aussi, ne prétendent pas user de l’autorité que pour le plus grand bien de ceux qu’ils dirigent !

Pour les socialistes du passé, l’autorité n’était qu’un moyen ; remise aux mains des plus dignes et des plus sages, elle ne devait servir qu’à assurer l’harmonie.

C’est ce que, du reste, prétendent aussi les socialistes de l’heure actuelle Mais les uns et les autres ont tort, puisqu’il est démontré que l’autorité ne peut engendrer que la servitude. Et comme l’idée socialiste a évolué, qu’il ne s’agit plus d’être les simples copies de ceux qui nous précédèrent, nous faisons subir à leur héritage les transformations indiquées par l’évolution intellectuelle et morale.

Mais ce n’est pas parce qu’ils avaient conservé dans leur organisation sociale, le système autoritaire que les Morelly, les Campanellas, et leurs successeurs, furent « flétris » de l’épithète de socialistes. C’était parce que, avant tout, ils voulaient la transformation complète de la société ; parce qu’ils voulaient la disparition absolue de l’inégalité économique, de tous les abus de l’organisation mercantile, qu’ils ne se contentaient pas de prêcher pour un avenir lointain, mais que la plupart voulaient réaliser immédiatement, ce qui leur valut à eux aussi, d’être traqués, persécutés, lorsque leurs critiques frappèrent juste.

C’est cette partie de leur programme que les anarchistes ont conservée, qu’ils travaillent à propager. C’est leur programme élargi par les conceptions nouvelles découlant des découvertes scientifiques faites depuis eux, qu’ont repris les anarchistes d’aujourd’hui.

De même que les socialistes anciens, les anarchistes veulent : le bien-être pour tous, le nivellement des inégalités sociales, la possibilité pour tous de se développer intégralement, la disparition de l’exploitation de l’homme par l’homme, la liberté la plus complète pour tous, la disparition de toutes les institutions existantes pour faire place à un ordre de choses nouveau, basé sur la liberté et la solidarité les plus complètes.

Et, en héritant de leur programme, les anarchistes ont aussi hérité de l’animosité, de l’aversion des gens « comme il faut ». Comme les socialistes d’autrefois, les anarchistes subissent les persécutions gouvernementales, non seulement lorsqu’ils se révoltent - ce qui est fort compréhensible, - mais même lorsqu’ils se contentent de propager pacifiquement leur façon de comprendre les choses, malgré que, à l’heure actuelle, la plupart des gouvernants prétendent avoir octroyé les plus grandes libertés politiques.

Quant à ceux qui veulent s’attribuer le monopole exclusif du socialisme, il faut savoir faire la séparation de ce qu’ils affirment « vouloir » et de ce qu’ils « font ». Car, ce qui rend les discussions plus difficiles, c’est qu’une foule de gens affirment vouloir ce que vous voulez, ce n’est plus que sur l’opportunité qu’ils discutent.

Sur leur programme les socialistes révolutionnaires ont bien inscrit : la disparition de l’exploitation, l’égalité sociale pour tous, la suppression des privilèges et de la propriété.

Mais, déclarant d’avance que la plupart de leurs desiderata ne sont réalisables que dans un avenir plus ou moins éloigné ; ne prenant, dans les anciennes conceptions socialistes que ce qu’il y avait de mauvais, c’est à la conquête du pouvoir qu’ils ont voué tous leurs efforts.

Partisans convaincus de la liberté la plus complète de l’individu, affirment-ils, ils commencent par vouloir plier toutes les consciences au credo de leur programme étriqué.

S’accommodant fort bien des institutions qu’ils prétendent vouloir démolir, ils ont graduellement éliminé ce qu’il y avait de socialiste dans leur programme. Leur idéal socialiste est relégué à une époque indéterminée, transformé en paradis réservé à ceux qui se seront strictement conformés au credo des grands-prêtres et les auront efficacement aidé à la conquête des pouvoirs publics.

De concession en concession, ils en sont venus à prêcher le replâtrage de la société actuelle, ayant reconnu que c’est le tremplin le plus propre à leur attirer le gogo-électeur.

Une grande marge séparait autrefois les socialistes de la tourbe politicienne de leur temps. Leur programme était inconciliable et les empêchait de se confondre avec les partisans du statu quo.

Faible minorité, d’ailleurs, l’adhésion aux doctrines socialistes ne pouvait faire la fortune politique d’un homme. La plupart des socialistes d’aujourd’hui, même ceux qui s’intitulent révolutionnaires, ont introduit de telles restrictions dans leur programme, qu’ils se confondent facilement avec les politiciens bourgeois.

S’immisçant peu à peu dans les fonctions publiques de la société bourgeoise, prenant part à son fonctionnement, ils en deviennent des rouages dociles, se pliant aux exigences de la fonction et des conventions, jusqu’à ce qu’ils se fassent les défenseurs avérés de l’autorité qui les aura ralliés.

Ce ne sont plus que de vulgaires politiciens, prenant part à tous les tripotages de coulisse pour aider à des combinaisons parlementaires qui les engagent de plus en plus dans l’ordre existant. L’étiquette de socialisme ne leur est plus qu’un mensonge pour tromper les électeurs.

Héritiers des Rouher, des Jules Favre, des Emile Ollivier et des Darimon, oui ; des Buonarotti et des Campanella, jamais.

Et, du reste, ce mot de socialisme est-il le seul qui soit dénaturé de sa signification première ?

Pour les premiers républicains, le mot de République ne signifiait-il pas un état social de liberté, d’égalité et de bien-être pour tous ?

Le sans-culotte de 1792, les insurgés de 1848, ne voyaient-ils pas dans l’avènement de la République, la fin de leur exploitation et de leur asservissement ?

Pour tous ceux qui peinèrent, souffrirent et luttèrent pour elle, ce mot ne résumait-il pas toutes les aspirations que, à notre époque, renferme l’idéal anarchiste ?

S’il était permis à ceux qui se firent tuer sur les barricades pour la réalisation des choses que leur promettait ce mot de République, de revenir et d’assister à cette salade d’appétits qui nous gouverne, et incarne aujourd’hui, leur idéal si radieux, nul doute qu’ils ne se refusassent d’y reconnaître le rêve pour la réalisation duquel ils sacrifièrent leur existence. Idéal qu’ils avaient rêvé si sublime, si large, si humanitaire, qui, certes, n’avait rien de commun avec le cloaque immonde dans lequel grouillent les politiciens à l’heure actuelle.

Ah ! c’est que, au fond, l’idéal de l’homme n’a guère changé. À cause de son ignorance, ses tentatives d’affranchissement ne lui ont guère profité, ne faisant que déplacer les abus, alors qu’ils croyaient les détruire. Il a, tour à tour, synthétisé ses aspirations dans des formules nouvelles, mais ces aspirations restaient toujours les mêmes : Liberté de son être, bonheur pour lui et les siens, voilà ce qu’ont alternativement représenté tous les systèmes politiques et économiques qu’il inventa.

Cependant, les systèmes religieux lui faisaient prendre patience, en lui faisant espérer une vie supra-terreste d’autant meilleure et d’autant comblée de félicités qu’il aurait été d’avantage misérable ici-bas. Lui montrant les délices célestes, pour le faire se plier aux souffrances imposées par les grands de la terre.

Et l’anarchie n’est que la continuation de l’éternelle protestation des exploités et des opprimés contre les exploiteurs et les oppresseurs. L’expression, sous une forme nouvelle de leurs désirs de bien-être et de liberté.

Seulement, forts des leçons du passé, nous ne plaçons plus notre confiance en les sauveurs, nous voulons faire notre bonheur nous-mêmes.

Les mots et les étiquettes sont souvent détournés de leur signification. Le plus souvent, les partis politiques leur ont fait signifier tout autre chose que ce qu’ils comportaient primitivement.

Mais lorsqu’on compare le programme anarchiste avec le programme des socialistes d’antan, on peut affirmer que ceux-là sont bien les continuateurs de ceux-ci, et que ce sont les socialistes qui salissent le mot de socialisme, en le mêlant à leurs tripotages louches du parlementarisme.

Seulement l’entendement humain s’étant élargi, l’homme ayant appris à tirer des déductions logiques des faits observés, ses rêves, vagues d’abord, mal définis, ont fini par prendre corps, par s’asseoir sur des bases positives, désignant des conceptions nettes, précises, voulues d’une façon consciente au lieu de se formuler en aspirations sentimentales, imprécises, qu’on laissait à des sauveurs inconnus le soin de traduire en faits.

L’homme a compris que, seul, l’individu pouvait réaliser son propre bonheur, et ne devait l’attendre de personne. C’est pourquoi l’anarchie ne se payant pas de mots, apporte aujourd’hui, à l’appui des réclamations humaines, un idéal logique, raisonné, contre lequel l’objection la plus forte qu’on ait trouvée n’est qu’une question d’opportunité.

VI. L’abstention électorale

Ce qui divise socialistes et anarchistes - Le suffrage universel, moyen de gouvernement - L’abstention électorale n’est pas l’inertie - Le libéralisme des socialistes - Qu’importe qui est au pouvoir - Impuissance des partisans de l’ancien régime - L’intérêt de la bourgeoisie à conserver la République - La force des gouvernements n’est faite que de l’inertie des gouvernés - L’impuissance des lois devant l’opinion - malfaisance du milieu parlementaire - Ignorance ou duplicité - Preuve d’étroitesse d’esprit des socialistes - Les connaissances humaines dépassent l’aptitude du cerveau à les assimiler - Les libertés politiques ne vont pas sans l’émancipation économique - Être ou ne pas être - Le rôle de l’État - L’action par les intéressés eux-mêmes - Déformations parlementaires - La force de l’opinion qui sait vouloir - L’action propagandiste et le passage à l’idéal - L’abstention, conclusion logique de l’idéal anarchiste - L’abstention raisonnée est le commencement de l’action.

Mais où cette diversité de vues s’accentue et accroît d’intensité, amenant les socialistes à traiter les anarchistes pis qu’ils ne traitent leurs adversaires bourgeois, et, par ricochet, les anarchistes à répondre de façon analogue, c’est devant la question du vote.

Et, comme cette question d’élection se dresse à chaque instant dans la vie de propagande, puisque journellement, il y a, quelque part, des candidats à choisir, des élus à proclamer, la lutte reprend à tous les instants, ne s’envenimant pas à chaque fois parce que, déjà, elle a atteint un diapason difficile à dépasser, mais conservant toute son acrimonie.

Ce fut, du reste, sur cette question que, en France se scindèrent les révolutionnaires, et que les anarchistes, se séparant des autres socialistes avec lesquels ils avaient marché jusqu’à lors, répudiant absolument le suffrage universel au congrès du centre en 1879, s’affirmèrent comme anarchistes et commencèrent leur propagande particulière.


Ayant reconnu que le bulletin de vote était non seulement incapable d’affranchir les exploité, mais était aussi, surtout un instrument de domination et de tromperie à l’égard des travailleurs, les anarchistes combattent le suffrage universel non seulement comme inutile, mais comme très dangereux - pour ceux qui s’en servent.

Et les socialistes ne peuvent leur pardonner d’enseigner aux électeurs que le suffrage universel est un mensonge, eux qui ont basé toute leur fortune politique sur lui.

Mais cette divergence n’est, en somme, que la continuation de la lutte entre l’esprit de domination, d’autorité d’un côté, et, de l’autre, de l’esprit d’affranchissement et de liberté !

Dans La société mourante au chapitre Autorité, j’ai déjà dit ce que je pensais du suffrage universel. J’ai essayé d’y démontrer son impuissance à apporter aucune amélioration au sort de tous ceux qui ont à souffrir de la société actuelle ; sa parfaite adaptation à les tromper, les leurrer et les décevoir.

Plus loin, en ce livre-ci, j’aurais à revenir sur l’inanité des réformes, c’est pourquoi je ne traiterai ici du suffrage universel que pour expliquer l’abstention.


Quand nous avons, aux prêcheurs de réformes, démontré l’inanité du suffrage universel, son mensonge lorsqu’il prétend représenter l’opinion, ceux-ci se cantonnent dans ce dernier argument : « Mais si la classe ouvrière, par l’abstention systématique, se retire de lutte, elle s’exclut en fait du droit électoral et de la participation à la confection des lois ; c’est ainsi se supprimer elle-même, en se vouant à la seule volonté des maîtres. Quelle bénédiction pour les capitalistes ! la classe ouvrière se suicidant politiquement elle-même, les privilégiés pouvant jouir en tout repos, puisqu’ils resteront les maîtres de faire ce qu’ils voudront ».

Ce n’est voir qu’un côté de la question, ce n’est pas raisonner. Et la dernière législature écoulée, celle qui est en cours, nous démontrent que la politique n’est qu’un foyer corrupteur et que, lorsqu’il s’agit d’oublier les clauses du programme qui vous a fait élire, les socialistes ne diffèrent pas des autres politiciens.

S’ils ont combattu certaines restrictions à la liberté de penser et d’écrire, c’est qu’ils avaient peur que les lois proposées se retournent contre eux. Chaque fois qu’ils leur a semblé qu’elles ne pouvaient être dangereuses qu’à leurs adversaires, ils se sont abstenus quand ils n’osaient pas les légitimer. En tous cas, le plus souvent, quand ils les combattaient, c’était sur leur mode d’application et non pour le principe même.

Et lorsque, à un moment où le ministère s’appuyait sur eux, ils se refusèrent à voter l’abrogation des « lois scélérates » pour ne pas compromettre leur ministère, ils savaient que si on les appliquait, ce serait contre eux !

Et, pour l’affaire Dreyfus, les socialistes se sont-ils distingué des monarchistes ? Ne les avons-nous pas vus se mettre docilement à la remorque du pouvoir et voter toutes les mesures capables d’empêcher la vérité de se faire jour ? Y en a-t-il eu un seul qui ait osé élever la voix pour réclamer ce qu’exige la plus vulgaire honnêteté ?

Et lorsque nous savons que, quelle que soit l’étiquette de ceux qui seront au pouvoir, nous aurons à payer les pots cassés, peut-on nous faire un grand crime de nous désintéresser de la façon dont ils s’y seront hissés et que nous nous refusions à leur faire la courte échelle ?


Or, en ce qui nous regarde, l’accusation de faire le jeu des réactionnaires, n’a pas grande valeur, voyons ce qu’elle vaut, en ce sens que, en provoquant l’abstention, nous enlevons aux candidats les plus progressifs, les voix des électeurs avancés, et compromettons ainsi les libertés acquises, en permettant aux réactionnaires d’être les maîtres au Parlement.

Aujourd’hui, la République est hors de cause. Bonapartistes, monarchistes, peuvent avoir encore quelques partisans, mais ces partisans n’ont aucune attache dans la population. Un coup de force leur est impossible. Leur attachement à un régime disparu n’est plus qu’un acte de foi qui n’a plus aucune conséquence.

Et les derniers évènements nous le démontrent. Les convulsions de l’épileptique Déroulède en sont la preuve convaincante. Même unis aux réactionnaires républicains, avec l’appui de tout le fonctionnarisme, leur action est nulle pour un changement de régime.

C’est que toute la ploutocratie a intérêt à conserver l’étiquette de République. Par elle, elle a le pouvoir sans conteste ; par elle, elle endort les réclamations, et ils sont encore nombreux, ceux qui croient que la République est le régime par excellence pour donner la liberté et le bien-être, et sont convaincus que si les fonctions étaient remplies par des républicains sincères, cela serait suffisant pour leur donner tout ce qu’ils désirent.

Outre qu’elle ne tient pas à courir les dangers d’un coup de force qui, après tout, pourrait rater, la bourgeoisie n’a nul intérêt à avoir un roi ou un empereur qui, tout en étant forcés de la défendre (ils ne pourraient se tenir au pouvoir sans cela) pourraient cependant avoir la velléité de se faire de la popularité parmi les travailleurs aux dépens de ceux qui possèdent. Chose fort peu probable, mais toujours possible cependant, vu que l’on ne sait jamais ce qui peut se passer dans la tête d’un individu.

En exerçant le pouvoir elle-même, la bourgeoisie n’a pas cela à craindre, d’autant plus que le suffrage universel semble donner aux exploités une part de ce pouvoir et de cette autorité.

Les nombreux millions qu’elle serait forcée d’accorder à la liste civile, lui servent à créer des sinécures de plus en plus nombreuses où se casent les siens, augmentant ainsi le nombre de gens intéressés à sa défense. Elle échappe à toute responsabilité, son exploitation du pouvoir étant anonyme.

Le régime monarchique qui aurait eu les scandales parlementaires qui ont crevés comme des pustules sur le régime que nous subissons ou qui aurait osé faire des lois restrictives comme en ont fait les républicains qui nous gouvernent, ce régime en serait mort.

Le suffrage universel s’il en a été éclaboussé, c’est si peu qu’il reste encore la meilleure arme gouvernementale aux mains de la bourgeoisie.


Et puis, c’est une erreur de croire qu’un gouvernement fasse absolument ce qu’il veut. L’axiome : « On n’a que le gouvernement que l’on mérite » est parfaitement vrai. Les gouvernements n’osent que ce que leur permet la lâcheté des gouvernés.

Quelles que soient les lois que vote un parlement, elles ne peuvent être appliquées que si les gouvernés s’y prêtent.

Et les fameuses « lois scélérates » en sont un exemple.

Elles devaient foudroyer l’anarchie. Leur rédaction permettait de poursuivre et d’envoyer au bagne qui se réclamait de l’anarchie. Elles faisaient appel à l’espionnage, à la délation en punissant celui qui ne se faisait pas dénonciateur.

Et, cependant, nous continuons à nous proclamer anarchistes, nous continuons à développer nos idées, à faire la critique de l’ordre social, dans les mêmes termes, avec la même virulence qu’avant leur vote, et l’on a pas osé nous appliquer les lois.

Le peu que l’on a osé appliquer ne l’a été que pendant une période de terreur, et, la terreur passée, chaque fois qu’on les a sorties, elles ont été plus bénignes que les lois ordinaires.

Cela, tout simplement, parce que l’on a été forcé de tenir compte d’une certaine opinion qui veut que toute idée puisse s’exprimer librement et qu’il n’est pas au pouvoir, même des gouvernants, de remonter certains courants.

Toute la réaction que nous avons à craindre c’est celle venant des parlements. Et, comme on le voit, une forte opinion peut la faire avorter.

La vie d’un peuple ne se compose pas que d’élections. Sorti du bulletin de vote, ce ne sont pas les occasions d’agir qui manquent à son activité.

Et l’on peut travailler à susciter cette forte opinion publique, sans avoir besoin de prendre part aux tripotages électoraux.


Écœurés par la politique, convaincus de la malhonnêteté du milieu parlementaire et de sa nuisance, sachant que les lois sont inefficaces, là où elles ne sont pas appuyées par des faits, les anarchistes ont vu que, en tant qu’exploités et opprimés, ils n’avaient rien à gagner dans ce milieu corrupteur, et se sont mis à faire ressortir toute l’inutilité des campagnes électorales à leurs compagnons de chaînes.

S’apercevant que les quelques avantages que les travailleurs pouvaient en tirer ne valaient pas la dépense d’efforts que nécessitait l’envoi d’un député à la Chambre ; s’étant rendu compte que les individus qui venaient leur demander leurs suffrages, en leur promettant émancipation et bien-être au moyen de lois favorables, n’étaient que des fourbes ou des ignorants ; ne voulant plus être dupes, ne voulant plus dépenser leurs forces à des besognes inutiles, les anarchistes ont déserté le terrain politique.

Et cela, chez eux, n’est pas seulement une conviction, c’est un fait démontré par l’expérience et le raisonnement. Et c’est cette vérité qu’ils s’efforcent de faire pénétrer parmi le troupeau électoral.

Mais où les parlementaristes ont ils pris que l’abstention, telle que le comprennent les anarchistes, était synonyme de désertion, qu’il n’y avait plus qu’à se croiser les bras, et laisser la bourgeoisie tripatouiller la vie sociale à son aise ?

Je sais qu’il y a des esprits ainsi faits qui ne voient jamais qu’un côté des choses. Quand, une fois, ils se sont consacrés à une des subdivisions de l’activité mentale, ils veulent absolument faire de cette subdivision, le moteur principal de toutes les activités humaines, et lorsqu’ils ne nient pas ce qui n’est pas du ressort de leurs études, ils veulent à toutes forces le subordonner à leur idée fixe, et ne l’accepter que comme une dépendance de l’objet de leurs aptitudes.

Les partisans du vote raisonnent un peu comme cette sorte de gens : « Vous ne voulez pas voter, donc vous ne voulez rien faire », nous disent ils.

Or, pour des gens qui veulent s’emparer du pouvoir, d’où l’on doit prévoir tous les besoins d’une agglomération sociale, parer à toutes difficultés, organiser tous les services que comporte une société, les réglementer et les ordonner pour que tout marche d’une façon parfaite, c’est faire montre d’un esprit absolument étroit ; lorsqu’il faudrait, au contraire, faire preuve d’une compréhension encyclopédique.

Voulant confier à quelques-uns la direction de tous, c’est admettre que ces quelques-uns, pour s’acquitter adroitement de leur tâche, possèdent toutes les connaissances humaines !

Il est impossible qu’un homme acquière un cerveau encyclopédique. Quelle que soit sa capacité, la somme des connaissances humaines dépasse la capacité cérébrale des plus doué.

Et l’être le plus intelligent n’acquiert des connaissances en largeur, qu’en en perdant en profondeur sur la plupart, sinon sur toutes.

Celui qui acquerrait une parfaite connaissance des choses, qui arriverait à déterminer tous leurs rapports, celui là n’accomplirait aucun acte ; ne ferait aucun mouvement, n’émettrait aucune idée, sans en avoir prévu toutes les conséquences, Celui-là pourrait prédire l’avenir.

Celui-là, en admettant que l’esprit de justice absolue soit en relation étroite avec l’intellectualité parfaite, celui-là, sauf l’immortalité, aurait la puissance d’un Dieu, et pourrait, peut-être gouverner équitablement les hommes.

Mais celui-là n’a jamais existé ; et il est plus que probable que l’humanité aura cessé d’exister avant qu’elle le produise, puisque, à cette heure, où les connaissances humaines sont encore si incomplètes il n’existe pas d’individu pouvant les embrasser toutes intégralement, et que les matières à connaître grandissent avec les connaissances et le cerveau.

Donc, quoiqu’en disent les parlementaristes, en s’abstenant de prendre part à la comédie électorale, les anarchistes n’ont nullement l’intention de laisser faire les réactionnaires.

Tant que les individus seront asservis économiquement, toutes les libertés politiques qu’on leur octroiera ne seront qu’un leurre, parce que celui qui, pour vivre, est forcé de se mettre à la solde d’un employeur, celui-là ne peut-être libre devant qui peut le condamner à crever de faim en refusant d’utiliser ses services.

D’autre part, dans une société où l’activité de l’individu est bornée par la possession d’espèces monétaires, où tout se paie, tout se vend, il ne peut y avoir de liberté que pour celui qui possède. Et l’on aura beau reconnaître le plus solennellement possible, tous les droits voulus, à tous indistinctement, cela ne signifiera rien, tant que tous n’auront pas la possibilité d’user de ces droits.

Dans une société où tout est subordonné au pouvoir de l’argent, la légalité ne peut-être qu’au service de ceux qui détiennent le capital. Il n’y a rien à attendre du parlementarisme ; car le parlementarisme est la consécration légale de ce qui existe, et on ne détruira ce qui existe qu’en sortant de la légalité.

Nous ne voulons, non plus, charger personne d’agir en notre lieu et place, nous voulons agir par nous-mêmes, parce que en chargeant des tiers de faire des lois auxquelles nous devrions obéir ensuite, se serait tendre d’avance, le cou à toutes les lisières dont pourraient, par la suite, nous charger ceux dont nous aurions fait nos maîtres.

Je sais bien que beaucoup de socialistes affirment que leur gouvernement ne serait qu’un minimum de gouvernement ; que sa tâche serait d’assurer la liberté de tous, en se conformant, à tous les instants, à la volonté générale.

Outre que la tyrannie de la majorité est tout aussi bien, pour ceux qui la subissent, une tyrannie aussi répulsive que si elle n’émanait que d’un seul, j’ai dans La société future essayé de démontrer qu’il n’y avait pas de moyen terme entre l’autorité et la liberté individuelle.

Si un gouvernement, ou une administration (certains socialistes prétendent que leur gouvernement ne serait qu’administratif) doit édicter des mesures générales, il lui faudra une force pour les faire respecter. S’il n’a pas de force cœrcitive, il est inutile.

Et alors, ne voulant pas de gouvernement dans la société que nous rêvons, nous commençons dès maintenant à lutter contre ceux qui existent et refusons d’en constituer, si anodins soient ils, si bien intentionnés qu’ils nous assurent de l’être.

Ce que nous tenons surtout à démontrer, c’est que les institutions actuelles, si puissantes qu’elles paraissent, ne tirent de force que de la participation qu’y prennent les individus, nous voulons faire le vide autour d’elles pour les faire périr.

Cela est le côté négatif de notre propagande, la raison de notre abstention dans la politique. Mais notre activité ne se borne pas à la négative, elle a aussi un côté positif très large et qui s’élargira d’avantage par la diffusion de l’idée.

Et ce côté actif c’est, en toutes circonstance de la vie, d’agir autant faire que se peut dans la direction de nos idées, de façon à réaliser le plus possible ce que nous désirons.

Nous verrons plus loin, au chapitre que faire quelles peuvent être, déjà, ces différentes formes de notre activité.

Mais ce qui est certain, c’est que, règle générale, les lois ne sont autre chose que la sanction du fait accompli, ne sont que la reconnaissance d’une règle de mœurs ou de coutumes. Je ne parle pas, bien entendu, des lois d’occasion, faites pour les besoins passagers des gouvernants, et ne sont applicables que dans les situations exceptionnelles.

Lorsqu’une transformation de mœurs s’opère au sein de la population, la loi est forcée de s’effacer ou de se transformer, elle aussi. Ce fut un mouvement d’opinion publique en dehors du parlement qui, en Angleterre, força ce dernier à sanctionner la réduction des heures de travail.

De même que, lorsqu’elle est en avance sur l’opinion, la loi est encore forcée de rester inefficace.

En 1871, la Commune de Paris vota la reprise des ateliers abandonnés par les patrons. Mais, à part quelques exceptions, personne, à cette époque, ne parlait de reprise de possession. Aussi, la loi resta parfaitement inappliquée, et à l’état de lettre morte.

« Les partisans de la Commune se battaient à ce moment » nous répondra-t-on, « et n’avaient pas le temps de s’occuper de l’atelier ».

On se battait, mais on travaillait aussi. Et lors de la prochaine révolution, la lutte militaire ne devra pas faire oublier la lutte économique.

S’emparer de l’atelier, supprimer la borne agraire, détruire les titres de propriétés chez le notaire, le cadastre et l’état-civil à la mairie, devra marcher de pair avec la défense de la barricade et l’attaque contre le pouvoir.

Nous verrons par la suite toutes les occasions que la vie sociale peut nous fournir pour agir. C’est l’action de tous les jours, de tous les instants, et que notre abstention n’est pas de la passivité.

Osera-t-on affirmer qu’agir ainsi, serait faire le jeu de la réaction ? Oserait-on nier que cette action là ne soit pas plus efficace que celle qui consiste à se reposer sur les promesses d’un candidat qui, si sincère soit-il, n’en est pas moins soumis à toutes les fluctuations que subit la volonté individuelle ?

Raisonnons.

On nous accordera bien que (cela ressort, du reste, du raisonnement des parlementaires qui continuent à se réclamer de la révolution) l’émancipation des travailleurs ne sera complète que lorsqu’ils se seront débarrassés des entraves économiques.

Nous avons vu déjà que celui qui est le salarié d’un autre ne pouvait être libre, qu’il y avait des libertés trop coûteuses pour celui qui, déjà, n’a pas la satisfaction assurée de ses besoins physiques primordiaux. Où il importe donc, avant tout, d’opérer des changements, c’est dans les conditions du travail, ceux de l’ordre politique n’étant qu’accessoires.

C’est ressasser un lieu commun de répéter, une fois de plus, que le seul rôle de l’État est d’assurer la défense des privilégiés et que, par conséquent, loin d’apporter des restrictions au droit d’exploitation, il s’efforcera de les défendre et de les maintenir en toute intégrité.

Nous verrons plus loin que, lorsqu’il fait semblant d’y apporter des modifications, ces modifications sont tellement anodines que les changements qu’elles opèrent ne portent que sur la forme et non sur le fond.

« Envoyez-nous au pouvoir », disent les socialistes, « et cela changera ». Et les naïfs de répéter derrière eux : « En effet, si nous avions au Parlement, une majorité de socialistes, ces socialistes voteraient les réformes que nous réclamons et les patrons seraient bien forcés de s’y soumettre ! » Et on vote pour les proposeurs de réformes.

Trouvant plus difficile et trop long d’agir par soi même, on se repose sur son député, ce qui est, au reste, plus commode, attendant de son activité et de sa bonne volonté la création d’une société mieux organisée. On s’imagine avoir ainsi simplifié la question, alors que l’on a fait que l’éluder et la compliquer.

Avec l’action parlementaire, lorsqu’une corporation, un groupement quelconque veulent obtenir des transformations les concernant, il leur faut apporter ces questions spéciales dans le milieu électoral qui, les trois-quarts du temps, n’a rien à voir à ces questions ou peut avoir des intérêts tout à fait opposés.

C’est donc une première lutte à soutenir dans le collège électoral, contre d’autres corporations, d’autres groupements qui y sont indifférents ou contraires.

Mais, supposons que le groupe ait gain de cause et ait réussi à faire insérer ses réclamations dans le programme de l’élu. Cet élu, arrivé au Parlement, devra, à nouveau, lutter contre l’indifférence ou l’opposition d’autres députés qui pourront n’avoir été élus qu’en s’engageant à faire triompher des principes autres ou contraires.

On peut facilement comprendre qu’avec ces complications les partisans d’une réforme, si simple soit-elle, ne soient jamais qu’une infime minorité dans le Parlement.

Nous ne parlerons pas du Sénat où doit s’opérer une troisième lutte, et comment il se fait que les sessions et les législatures se succèdent les unes aux autres, la plupart des réformes restant indéfiniment à l’état de projets.

Quant à celles qui finissent par arriver à terme, elles ont tellement été discutées, amendées, corrigées, que lorsqu’elles sortent de ces différents tripatouillages, elles sont devenues si anodines qu’elles n’apportent aucun changement à la situation qu’elles sont censé devoir transformer.

La société étant basée sur l’antagonisme des intérêts d’individu à individu, de groupe à groupe, de corporation à corporation, de région à région, dans la même nationalité, que ce conflit d’intérêt aveugle tout le monde, déformant les plus simples notions de justice et que le moindre changement proposé contre l’ordre social qui peut sembler juste et rationnel à ceux qui espèrent qu’il va apporter une amélioration à leur situation, est considéré comme attentatoire à leurs droits par ceux qui, satisfaits de l’ordre présent, s’imaginent que leur quiétude pourrait être troublée par un changement quelconque.

Comme l’entendent les anarchistes, au contraire, pas de complications, pas de surprises. Il n’y a pas besoin d’attendre la bonne volonté de législateurs plus ou moins intéressés à atermoyer, sinon à agir contre. Pas besoin de lutter pour constituer des majorités ondoyantes, toujours fuyantes, au milieu d’intérêts si contradictoires.

La majorité qu’il s’agit de grouper, pas même majorité, minorité résolue et active, se trouve parmi ceux, par conséquent, à se railler à ce qui leur sera démontré le plus propre à réaliser une amélioration pour eux.

Le champ d’action étant plus circonscrit, les intérêts opposés moins nombreux, il faudra beaucoup moins de temps pour partager l’idée que l’on voudra réaliser et trouver le noyau initiateur résolu d’agir.

Lorsqu’une corporation veut se mettre en grève, va-t-elle chercher l’assentiment du pays entier ? Elle commence par cesser le travail lorsqu’elle se croit assez forte pour soutenir la lutte. Ce n’est même, le plus souvent, qu’une petite minorité parmi la corporation elle-même, entraînant les indécis à sa suite ? Ce n’est qu’ensuite que l’on fait appel à ceux qui peuvent la soutenir.

Et c’est comme cela que l’on doit faire, chaque fois que l’on veut réaliser quelque chose. La foule, ensuite, se range derrière le fait accompli.

En passant, j’ai parlé des lois inappliquées parce que, ou la foule n’était pas encore arrivée au degré de développement qu’elles comportent ou parce que, déjà, elle l’a dépassé depuis longtemps. A ce sujet, il serait, je crois, fort curieux pour celui qui en aurait le temps de fouiller dans le fatras de toutes les vieilles lois encore en vigueur, puisque non abrogées, et d’en exhumer toutes les lois désuètes, inapplicables aujourd’hui. Il me semble qu’il y aurait des trouvailles intéressantes à faire et une philosophie à tirer.

De même qu’il y aurait un autre travail très intéressant à entreprendre, ce serait de faire le relevé des antiques coutumes et usages ayant survécu et continuait à faire force de loi, malgré le code.

M. Demolins, dans ses « Français d’aujourd’hui », en cite quelques-uns où le droit de propriété, malgré l’appui des gendarmes, malgré le verdict des juges, a dû plier devant la ténacité des usages résolus de faire respecter les droits que leur accordait la coutume.

Ce qui prouve que l’on a jamais que les libertés que l’on sait garder ou que l’on sait prendre.

On peut se rendre compte, par le peu que nous venons de voir, que l’abstention anarchiste n’est pas la place laissée libre aux mesures de réaction ; mais, tout au contraire, la lutte de tous les instants contre tous les abus, politiques et économiques, de l’ordre de chose actuel.

Mais d’autres raisons encore incitent les anarchistes à déserter le vote et la politique.

Voulant une société basée sur l’initiative individuelle, cette société ne sera rendue possible que lorsque les individus s’habitueront à l’action individuelle. Et par action individuelle nous n’entendons pas, comme le prétendent les ignorants, l’action isolée, repoussent systématiquement toute entente, toute coordination d’efforts.

Ce que nous entendons, c’est l’individu agissant par lui-même, sur lui, dans ses relations, son entourage, son milieu ; mais sachant, quand besoin est, combiner ses efforts avec ceux qui poursuivent la réalisation du même but. Sachant, en un mot, accomplir par ses propres efforts, isolés ou associés, tout ce dont il a conscience, à travers tous les empêchements.

Les anarchistes sachant d’autre part qu’étant données les divergences de tempérament, de caractère, d’idées, de besoins, qui différencient les individus, un état social ne peut pas avoir de réglementation unique, sans être arbitraire, despotique, favorisant les uns au détriment des autres, et en somme mécontentant la majorité des gens, ils en concluent que, pour passer de l’état social présent à l’état social du futur , les individus doivent commencer par agir en l’état actuel comme ils devront agir dans l’état social de leurs rêves.

Et alors, agissant logiquement avec leur façon de concevoir les choses, ils refusent de participer à la confection de lois devant plier toutes les façons de voir sous la même façon d’agir.

Travaillant à la réalisation d’une société où chacun pourra librement évoluer selon les virtualités de son individualité, nous considérons comme illogique, absurde et mensonger, de participer aux comédies du parlementarisme qui, lui, a pour but de poser des barrières à toutes les activités humaines.

Ne reconnaissant aucune loi, n’ayant nullement l’intention de forcer qui que ce soit à adopter notre manière de voir ou d’agir, nous n’avons que faire des lois de majorité. Ce que nous demandons, et que nous saurons prendre, c’est le droit d’agir et d’évoluer, en usant, comme nous l’entendons, de ce que nous devons aux générations passées. Libre à ceux qui veulent une tutelle, de se la donner, à condition qu’ils ne nous l’imposent pas.

La question de l’abstention est donc bien une question de principes. On ne conçoit pas un anarchiste prenant part à la comédie électorale, soit comme candidat, soit même comme simple électeur.

Seulement nombre d’anarchistes semblent en avoir fait la question principale de l’anarchie, et le but de tous leurs efforts, alors qu’elle n’est qu’une simple conséquence logique de nos autres façons d’agir et de penser.

Nombre de camarades et de groupes anarchistes semblent n’avoir d’activité qu’au moment des élections, retombant dans l’inaction en dehors d’elles, semblant croire par là, qu’il est d’une grande urgence pour l’idée anarchiste, d’obtenir un plus ou moins grand nombre d’abstentions.

Cela me semble mettre la charrue devant les bœufs. A mon sens, il ne peut y avoir d’abstentionniste bien conscient que s’il a compris l’anarchie en toute son intégralité.

Il est de peu d’importance d’enlever quelques voix aux candidats. L’important est de bien faire comprendre aux gens que leurs maux dérivent de causes économiques, que les replâtrages politiques sont impuissants à les guérir, et c’est là une besogne de tous les instants, alors que les élections n’ont lieu que tous les quatre ans.

Faire le vide est bien, et ce serait maladroit de ne pas profiter de la période d’électorale pour aller combattre les mensonges des politiciens ; mais il faut que l’on sente que, derrière cette abstention, il est une opinion publique puissante qui se forme, et entend mettre obstacle aux faiseurs de lois que la passivité moutonnière des majorités continue à faire sortir des urnes.

Et cette opinion, ce n’est seulement dans les réunions électorales qu’il faut la chercher, là où déjà les passions rendent l’entendement plus difficile, c’est à toute heure, en tous lieux, à chaque acte de la vie.

L’abstention voulue, systématique, consciente et persévérante de l’électeur ne s’obtiendra pas par la distribution de quelques placards, ou par quelques discours plus ou moins éloquents prononcés aux réunions organisées pendant la courte période d’agitation qui marque l’élection d’un député ou d’un conseiller municipal, et l’invitant à déserter ce qu’il considère non seulement comme un devoir, mais surtout comme un droit.

Toutes les vérités qu’on pourra lui dire n’auront que peu de prise sur lui ; car, pour en saisir toute la valeur, il faut qu’il ait compris toute l’atrocité du mécanisme social.

L’abstention, telle que nous la comprenons, telle qu’elle doit être la vraie et efficace, est le commencement de l’action. Et pour y arriver, il faut acquérir une perception nette sur la plupart des problèmes sociaux, ce qui ne s’acquiert que par un travail lent et continu d’éducation et de propagande.

Ce n’est que la compréhension de la théorie complète de l’anarchie qui peut faire un abstentionniste conscient. Ce n’est que lorsqu’il a compris que l’état social doit être changé en ses bases, par la transformation de son organisation économique, que l’électeur comprendra toute l’inanité et le mensonge du verbiage politique, et ne s’y laissera plus engluer.

Je ne veux pas dire par là que ce soit perdre son temps d’aller dansles réunions électorales, mettre les candidats au pied du mur, leur démontrer toute l’inanité de leurs promesses, faire comprendre à ceux qui les écoutent qu’il est une action plus efficace.

Cette besogne doit être faite, seulement, il ne faudrait pas que ceux qui la font s’imaginent que l’important est d’influencer l’électeur. Quelques abstentions de plus ou de moins dans un vote n’ont aucune importance pour la marche de l’idée, surtout si cette abstention n’est pas fortement consciente.

La propagande dans les réunions électorales, comme toute notre propagande en général, du reste, ne doit pas s’attendre à des résultats immédiats. Ce que nous devons chercher à faire, c’est de semer les idées, forcer les cerveaux à réfléchir, en laissant au temps le soin de faire fleurir en conscience et en actes, les idées qu’il aura reçues.

Je crois donc qu’au lieu de tant appuyer sur les gens pour les amener à s’abstenir, il faudrait seulement leur expliquer parfaitement le mécanisme des institutions sociales, bien leur faire comprendre que les maux dont nous souffrons proviennent de leur fonctionnement, et leur sujétion à l’organisation économique.

Prendre ensuite chaque réforme proposée, en leur démontrant que les maux qu’elles prétendent guérir proviennent de causes qu’elles négligent, et que, en sociologie comme en médecine, ce sont les causes qu’il faut détruire pour faire disparaître les effets.

Or, quelle que soit la durée de la période électorale, il est impossible, en si peu de temps, de transformer en abstentionnistes les gens qui vous lisent ou vous écoutent.

Ce sont des semences que l’on jette en leur cerveau et qui germeront avec le temps, les circonstances et la réflexion.

Inutile de conclure à l’abstention. Qu’on leur fasse entrevoir les déceptions qui les attendent, en les engageant à se souvenir de ce qu’on leur aura indiqué, du jour où ils verront leurs espérances déçues, leurs efforts stériles.

Ils prendront conscience alors que la politique n’est qu’un sophisme. Lorsqu’ils en seront là, non seulement, d’eux-mêmes, ils ne prendront plus part au vote, mais ils auront compris aussi qu’il existe un champ d’action plus efficace.

VII. Réformes et Révolution

L’ignorance des individus sur l’anarchie - Raisonnements d’ignorants - Espérance n’est pas réalité - Constater une situation n’est pas la créer - Impuissance des réformes - La forme sociale ne peut produire que les résultats pour laquelle elle est créée - Raisonnement généreux, mais faux - Intervention néfaste - Réapparition de l’organisation sociale - Déplacer le mal n’est pas le guérir - Malfaisance de l’organisation sociale - L’état social engendre la révolte - Les victimes de la société - l’autorité transforme à son avantage les améliorations qu’on lui apporte - Elle doit détruire et non s’améliorer.

En dehors de ceux qui sont ignorants, de parti pris, et de ceux qu’aveugle le préjugé autoritaire, il y en a une foule d’autres que l’on pourrait croire plus instruits de l’idée anarchiste ; parce que, plus intelligents, on suppose qu’ils doivent savoir assimiler l’idée complète, retombent, lorsqu’on en revient à discuter les moyens de tactique, à raisonner comme s’ils n’avaient jamais rien connu de l’anarchie.

Que les bourgeois conservateurs, ou les socialistes autoritaires, parlent de l’anarchie sans en connaître un mot, cela n’a rien qui nous étonne. Ce que ceux-là savent pertinemment, c’est que l’idée anarchiste dérange leur système, qui doit prévaloir avant tout, alors ils combattent à tort et à travers ce qui vient déranger leurs spéculations.

Plus ils prêtent de bêtises à leurs adversaires, plus belle posture ils se donneront devant la galerie. Le principal n’étant pas d’avoir raison, mais de paraître l’avoir.

Mais s’il y a une classe de gens qui devraient échapper à ce travers, ce sont ceux qui, sans accepter comme beauté l’idéal, avouent pour elle de la sympathie mitigée de réserve, mais, en tout cas, l’ayant côtoyée d’assez près pour qu’ils en connaissent la substance, tout au moins.

Eh, bien, non, même parmi ceux-là, il s’en trouve qui, la plupart du temps, n’ont rien compris aux mobiles qui dirigent les anarchistes ; et qui, lorsqu’ils discutent anarchie, se trouvent être tout aussi ignorants que ceux qui n’en ont jamais entendu parler.

Et cela, principalement, sur la question des réformes. Car, il faut bien le constater, pour beaucoup, encore, l’anarchie n’est qu’un idéal qui viendra on ne sait quand, dont on aime à rêver, parce qu’il est bon de se détendre les nerfs en se reposant l’esprit dans des rêves de bonheur sans mélange ; mais qui doit s’effacer lorsqu’il s’agit de discuter les moyens « pratiques » d’améliorer l’ordre social actuel.

Ces discussions se renouvellent chaque fois qu’il est question du parlementarisme, de l’armée, du syndicalisme, de la coopération, ou de toute autre panacée qui doit rogner les griffes du capitalisme, apporter un bien-être quelconque aux travailleurs.

Et lorsque un anarchiste fort des critiques tant de fois formulées contre l’ordre de choses actuel, fort surtout de l’expérience acquise, vient, avec des arguments logiques, battre en brèche les réformes proposées, ils croient que nous ne repoussons leurs remèdes que parce que nous avons crainte, si on améliorait le système actuel, de voir s’évanouir les chances de révolution.

Ils affirment que les réformes que nous voulons ne sont que pour un avenir très éloigné, et que ce qu’ils veulent, eux, c’est réaliser, de suite, une portion de bien-être.

Et nous voilà forcés de recommencer toute notre critique, tout l’exposé de nos idées, pour démontrer que, dans la société actuelle, tout se tient, et que la situation du travailleur ne sera changée que lorsque l’organisation économique de la société sera elle-même changée.

Or, ceux qui accusent les anarchistes d’être des fanatiques de la révolution, leur reprochant de repousser les améliorations partielles par crainte de voir reculer les possibilités de la révolution, ceux-là parlent de l’anarchie, comme des aveugles pourraient parler de couleurs.

Sans s’en apercevoir, sans doute, ils se tiennent le petit raisonnement suivant :

« Les anarchistes trouvent rétrograde mon projet de loi ayant pour but de limiter les droits du patron ; ils repoussent les plus belles réformes qu’on leur présente, ce ne peut être qu’un parti pris de leur part, c’est certainement parce qu’ils ne croient qu’à la révolution. Ils ne connaissent qu’elle, et voilà pourquoi ils repoussent toute réforme qui, appliquée, aurait pour effet d’éviter la lutte qu’ils veulent à tout prix ».

Et ce raisonnement leur paraissant très logique, ils s’emballent dessus, s’imaginant très sincèrement combattre la théorie anarchiste, tandis qu’ils ne combattent que les moulins à vent de leur imagination.

Si au lieu de se demander pourquoi ils repoussent telle et telle réforme, on se demandait « pourquoi les anarchistes sont révolutionnaires ? », cela, peut-être, amènerait ceux qui prétendent nous réfuter, à fouiller un tout autre ordre d’idées qui les ferait, sans doute, raisonner différemment.

On verrait que les raisons que nous donnons, pour ne pas nous embrigader à la suite des politiciens qui font miroiter, aux yeux des travailleurs, les bienfaits de lois réformatrices, sont tout autres que celles que l’on suppose.

On verrait que les anarchistes ne sont pas les partisans de « l’art pour l’art » que l’on s’imagine ; que leur conception va plus loin que l’admiration du « beau geste », qu’ils ne sont nullement des fanatiques rêvant d’égorger les trois quarts de l’humanité pour assurer le bonheur de l’autre quart.

Oh, ils n’ont pas de sensiblerie inutile. Ils ne s’effraient pas de la disparition des parasites qui, dans leur égoœsme, voulant assurer l’ordre de choses existant, se mettant en travers de la poussée révolutionnaires, se trouveront emportés par le flot.

Les privilégiés de l’heure actuelle peuvent être très satisfaits de ce qui existe. Il se comprend très bien qu’ils s’attachent à défendre les institutions qui leur assurent luxe et oisiveté. Mais, de leur côté, ils ne doivent pas s’étonner si, au jour des règlements de comptes, il y a des représailles.

Mais si ceux qui jouissent de l’état présent tiennent à perpétuer cet état de choses, de son côté, la grande masse qui peine et souffre, a bien plus de raisons encore de vouloir modifier sa situation. Et, s’il y a conflit, tant pis pour ceux qui veulent assurer la perpétuité de leur satisfaction personnelle sur la perpétuité de l’exploitation des autres.

A constater cela, il n’y a nul dilettantisme révolutionnaire. Il ne dépend pas plus de nous d’éviter la catastrophe que de l’amener. Nous subissons des fatalités économiques ; nous les constatons ; rien de plus.

Les anarchistes, et bien d’autres avant eux, ont démontré que les classes possédantes n’abandonnaient jamais, de leur plein gré, les prérogatives qui font leur situation. L’expérience nous enseigne que lorsqu’elles étaient forcées de faire une concession, l’exercice de leur autorité, tant qu’elles possédaient une parcelle de pouvoir, n’avait pour but que d’annuler les concessions faites, de les rendre illusoires, et de faire rendre aux institutions nouvelles, le contraire de ce qu’en espéraient ceux qui les avaient obtenues.

J’ai, dans quelques chapitres de la Société Mourante, essayé de démontrer que quelques-unes des réformes, parmi les plus prônées, ne réformaient rien du tout.

Mais, on peut les prendre toutes, les passer en revue l’une après l’autre, on s’apercevra vite qu’elles ne touchent en rien aux rouages essentiels de l’organisation capitaliste, ne sont que des ornements ajoutés à la carcasse existante, changeant la forme en apparence, mais la laissant intacte sous les transformations artificielles ajoutées.

Si elles s’attaquent effectivement au système d’exploitation, elles sont éternellement repoussées, il faudra un coup de force pour les imposer. Alors, pourquoi s’arrêter en chemin ? Pourquoi ne pas reconnaître que c’est l’ordre social tout entier qui doit disparaître ?

Au surplus, le régime que nous subissons, n’est-il pas le produit de réformes qui, jadis, en leur temps, nous furent proposées comme les plus aptes à opérer notre émancipation, assurer le bien-être à tous ?

N’a-t-il pas fallu nombre de révolutions pour obtenir celles qui assuraient un changement réel ? - et même celles qui étaient qu’un trompe-l’œil - et, par la suite, l’œuvre des législateurs, n’a-t-elle pas été d’en atténuer les effets au profit des privilégiés ?

Si nous avions des siècles d’existence devant nous, nous pourrions consacrer quelques années de notre vie à expérimenter les panacées que l’on nous présente ; mais hélas ! ce ne sont que des années que nous avons à vivre, et l’expérience du passé nous démontre que voilà des milliers d’années que l’humanité perd son temps en des essais semblables.

C’est pourquoi, au lieu de réformer des détails insignifiants de l’ordre social, nous voulons détruire ce qui existe pour qu’il fasse place à la nouvelle organisation qu’élabore l’évolution humaine.

Lorsqu’on vient inviter les travailleurs à tourner leurs forces vers la réalisation d’une réforme, on est coupable de tromperie lorsque, lors de son application, elle ne rend pas tout ce qu’elle avait promis.

Vous êtes convaincus de son excellence, cela se peut. Mais combien d’autres étaient reconnues excellentes avant leur mise en pratique, et sont devenues, par la suite, entre les mains des politiciens, de nouveaux moyens d’exploitation ?

C’est qu’il ne suffit pas d’être animé des meilleures intentions du monde pour faire que le mécanisme social produise un travail autre que celui pour lequel il est construit.

L’argumentation des partisans des réformes partielles est celle-ci : « La révolution ? cela est très bien ; mais elle est si éloignée ! qui sait si jamais elle viendra ? et, accomplie, nous ignorons ce qu’elle aura pu produire. Nous voulons réaliser telle ou telle réforme, parce que nous cherchons à économiser des existences, aujourd’hui, demain, tout de suite ; nous voulons diminuer la somme éparse de malheurs et d’injustices, opérer graduellement, ce que vous voulez opérer d’un bloc ! » [4]

C’est un raisonnement très généreux, cela, je n’en disconviens pas. « Vouloir » éviter les effusions de sang ; « Vouloir » diminuer la misère, l’injustice et le nombre des victimes : cela sûrement, part d’un cœur excellent ; mais tout cela ne sont que des phrases sentimentales qui peuvent bien prouver la bonté de cœur de celui qui les exprime, mais sont nulles au point de vue de la logique.

Lorsqu’il s’agit de lutter contre l’état social, vouloir n’est pas toujours pouvoir, et, faudrait-il éviter d’aider à l’écrasement des victimes, sous prétexte de travailler à une suppression hypothétique de la misère ?

L’empressement de ces braves gens me fait l’effet de l’intervention de celui qui, voyant son ami aux prises avec l’adversaire qui l’aurait giflé, sous prétexte de lui épargner une lutte inégale, tenterait de les séparer, en tenant les deux bras de celui qu’il veut protéger, le laissant ainsi sans défense contre les coups de son adversaire.

Une réforme ne s’applique pas sur un système social, comme un emplâtre sur le ventre d’un malade avec la consolation philosophique de ce paysan qui, ne sachant quel remède économique administrer à sa vache malade, lui crachait au cul, disant :

« Tiens ! pauvre bête, si ça ne te fait pas de bien, ça ne te fera toujours pas de mal ! ».

En sociologie, quand le remède ne produit pas le bien annoncé, c’est toujours le mal qu’il engendre ; car ses résultats ne fussent-ils que négatifs, il a fait perdre du temps à ceux qui ont espéré en son efficacité !

Voilà ce dont il faudrait tenir compte ; car tout le temps perdu à conquérir une réforme inutile est une prolongation de l’ignorance.

Telle réforme, dit-on, apportée à notre état social, doit améliorer la situation des travailleurs, calmer telle de leurs souffrances, satisfaire à telle ou telle aspiration humaine. Bon ! cela est très bien, et nous sommes avec vous, si vous nous prouvez que les résultats espérés découleront forcément de l’application de votre réforme.

Mais, malheureusement, lorsque vous vous évertuez à nous démontrer les bienfaits de votre dictame, vous raisonnez absolument comme si le capital n’existait pas avec toutes ses institutions.

Vous oubliez que, tant qu’il y aura des exploiteurs, ils exploiteront, et que tant qu’il y aura des rouages gouvernementaux fonctionnant pour assurer la bonne marche de cette exploitation, ils entraveront tout ce qui aurait pour effet de diminuer cette exploitation.

Mais, ma réforme doit améliorer ceci, empêcher cela ! changer telle chose, transformer telle autre !...

Oui, mon brave homme. Vous êtes convaincu de la chose, je n’en disconviens pas ; mais en admettant, chose peu probable, que votre réforme soit appliquée telle que vous l’avez conçue, vous oubliez que c’est par les institutions existantes qu’elle doit être mise en pratique, et que, encore une fois, leur rôle est d’empêcher de porter atteinte aux pseudo droits du capital sacré.

Votre réforme vous paraît admirable, en théorie, parce que vous avez oublié de la comparer avec toutes les contingences qui doivent la modifier en pratique ; mais une réforme pour améliorer réellement le sort matériel des travailleurs, donner satisfaction à quelques-uns des désirs que comprime notre état social, devrait rogner sur les bénéfices du capitaliste. Or, c’est une chose que celui-ci n’acceptera jamais, tant qu’on ne l’y aura pas contraint.

Cependant ?...

Il n’y a pas de cependant. Ou bien votre prétendue réforme ne réformera rien, elle ne touchera pas aux bases essentielles de la société capitaliste ; alors, soyez sans crainte, on l’appliquera en toute sa teneur, en ayant l’air de vous faire une concession énorme ; ou bien si, vraiment, elle modifie en bien quelque rouage capitaliste, soyez certain que ce ne sera qu’en aggravant les effets d’un autre côté. - si ceux qui seront chargés de l’appliquer n’ont pas su, auparavant, la châtrer complètement.

En sociologie comme en physique, rien ne se crée de rien. Votre amélioration ne sera qu’apparente. Vous aurez déplacé le mal, vous ne l’aurez pas guéri, et n’aurez réussi qu’à créer un trompe-l’œil, un mensonge de plus.

Tant que les riches vivront sur le travail des pauvres, il faudra bien que ce soient ceux-ci qui paient de leurs peines, de leur vie, de leur santé, de leur travail, et de leurs privations.

Nous aussi, nous ne demanderions pas mieux que l’organisation sociale s’améliorât graduellement, nous évitant, à nous ou à nos descendants, l’effort d’une révolution, l’immolation de nombreuses victimes, sans compter, qu’il nous serait bien plus agréable que notre rôle se bornât à nous adapter à la société actuelle, pouvant, nous aussi, prendre place à côté des dirigeants, en venant prôner nos petits projets de réforme, que ces bons électeurs nous enverraient proposer à la Chambre.

Croit-on que, à nous aussi, le cœur ne saigne pas à la pensée des victimes que nécessitent les revendications armées ? - Croit-on que même les revendications pacifiques, n’aient pas les leurs ? - Croit-on que c’est de gaîté de cœur, par pur dilettantisme, et par amour de voir couler des larmes et du sang, que nous constatons la nécessité de la lutte ?

Et la lutte sera-t-elle amenée par le fait de cette constatation, ou par la résistance des classes pourvues, par leur volonté de ne rien accorder aux réclamations des dépossédés ?

Nous n’avons pas, du reste, la prétention de croire que ce sont nos prédications plus ou moins enflammées qui vont soulever les foules. Nous n’avons pas l’outrecuidance de croire que c’est à notre voix que vont se soulever les combattants, que ce sont nos écrits qui vont les pousser à la rue. Nous l’avons déjà dit, nous sommes plus modestes, et dans nos désirs, et dans la conscience de notre rôle. Nous n’avons qu’une prétention : aider la lumière à se faire dans les cerceaux ; aux circonstances et aux individus à faire le reste.

Révolutionnaires, nous le sommes, parce que nous avons la conviction raisonnée que les privilégiés n’abandonnent, si on ne les y force, aucun de leurs privilèges, parce que, tout, dans les faits, nous démontre que l’organisation sociale nous mène à un cataclysme, que ce n’est pas de fermer les yeux que cela l’évitera ; qu’il n’y a qu’à s’y préparer pour lui faire rendre toute la somme d’utilité qu’on pourra lui faire rendre.

Et nos efforts portent à ce que les travailleurs y voient clair comme nous, ayant su se préparer pour que, lorsque les évènements se présenteront, ils sachent profiter de la lutte où ils se trouveront entraînés, ne soient pas à la remorque des faiseurs et des habiles.

Autant que vous, nous déplorons les victimes ; mais de plus, nous savons que notre état social, par le fait de sa mauvaise organisation économique, en broie des centaines et des milliers tous les jours, dont le sort n’en est pas moins déplorable pour faire moins de bruit, la perte non moins certaine pour n’être due qu’à la faim et aux privations, au lieu d’être occasionnée par une balle ou un coup de sabre.

Que de cris de souffrances s’élèvent, à chaque instant, sans que rien ne soit fait pour atténuer le mal de ceux dont ils émanent ! Combien de plus nombreux, encore, sont étouffés, n’éveillant aucun écho !

A toute heure, à chaque minute de la vie, combien de cœurs et de cerveaux sont broyés par l’inconscience de ceux qui nous dominent, sans que nous qui souffrons de ces souffrances, qui grinçons des dents lorsque leurs cris nous vrillent le cerveau, puissions leur venir en aide, liés que nous sommes, par les institutions, les lois et les fatalités économiques.

Nous aussi, nous voudrions pouvoir arracher quelques victimes, si infime en soit le nombre, au minotaure social ; combien heureux nous serions de voir atténuer la somme de mal qui existe, si cela nous était montré vraiment possible, au risque même de voir s’éloigner la réalisation complète de ce que nous voulons, si on pouvait nous prouver l’efficacité des remèdes proposés.

Mais, jusqu’à ce jour, les palliatifs apportés n’ont eu pour effet - si ce n’était leur but - que de leurrer d’un vain espoir ceux qui souffraient ; de retarder ainsi la réalisation de leur pleine conscience, et d’aider par là à la prolongation de ce mauvais ordre social qui, dans sa marche inconsciente, broie sans trêve des consciences et des vies humaines.

C’est pourquoi, lorsqu’on nous présente un projet de réforme, nous le discutons ; nous le comparons avec les institutions existantes et cherchons à prévoir ce qu’il deviendra après avoir passé par leurs étamines.

N’est-ce pas notre droit ? Est-ce que, par hasard, nos idées seraient à pouvoir être discutées, et que tout ce qui veut respecter ce qui existe, jouirait, par contre, du droit d’échapper à toute investigations ?

Si nous nous apercevons que, consciemment ou non, on nous leurre, que l’on amuse les spoliés de l’ordre social avec des sornettes, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de le crier bien haut ? Lors même que l’auteur du projet de réforme serait parfaitement convaincu de sa perfection ; sa conviction l’en fait-il meilleur ?

Est-ce notre faute, à nous, si la mécanique sociale est ainsi faite que, ne tenant aucun compte des intentions, elle poursuit aveuglement sa marche, réglant à la sienne celle des engrenages nouveaux que l’on tente d’y introduire, ou bien les brise lorsqu’ils ne peuvent trouver place dans le mécanisme ?

Établie pour assurer la bonne marche de l’exploitation capitaliste, notre société fait tourner au plus grand profit de son organisation toute amélioration qui lui est apportée. Pour que tous les travailleurs, dans la société actuelle, profitent d’une amélioration matérielle, il faudrait porter atteinte à ce que les capitalistes nomment leurs droits. Essayez donc de le faire sans révolution.

Si ladite réforme apporte un bien-être réel à une portion de la société, sans toucher aux « droits du capital », c’est qu’elle aura rejeté la part de fardeau de ceux-là, sur de moins favorisés. Elle n’aura allégé certaines misères qu’en ajoutant à certaines autres.

Quel que soit le point de notre programme qu’ils discutent, quelle que soit l’assertion de nos adversaires que nous combattions, ceux-ci, en reviennent toujours à leur éternel argument :

« Ce que vous voulez ne sera réalisable qu’en l’an 3000, et nous, nous voulons réaliser quelque chose tout de suite ».

Or, jusqu’à ce jour, nous nous sommes aperçu que les projets présentés par ceux qui repoussent notre idéal comme irréalisable, souffraient encore moins la discussion.

Nous avons vu lorsqu’ils sont parvenus à les faire appliquer, qu’ils ne soulageaient aucune des souffrances qu’ils devaient guérir, n’avaient arraché à l’hydre sociale aucune des victimes qu’elles devaient sauver.

Tant que l’on ne nous aura pas démontré que le meilleur moyen d’obtenir ce que l’on désire est de demander autre chose, je persiste à croire que le moyen le plus pratique de se débarrasser des maux dont on souffre est de chercher à en détruire les causes au lieu de s’attaquer aux effets, chose qu’oublient toujours les réformistes qui veulent toujours s’en prendre aux effets, ignorant les causes.

Et lorsqu’ils auront bien compris cela, ils verront alors que l’organisation sociale étant un tout, ne n’est pas seulement dans ses détails qu’elle doit être modifiée.

VIII. Autres erreurs des réformistes

La société est un creuset où viennent se combiner les idées diverses - Ce sont les idées les plus actives qui ont le plus de chance d’influencer l’évolution - Nécessité de l’idéal - Impossibilité d’être juste dans la société actuelle - Fausse générosité des prétendus réformateurs - C’est toujours les puissants que l’on protège - Plus d’autorité, plus de propriété - Irréconciliabilité des voleurs et des volés - Le travailleur a droit à toutes les jouissances - Identité des droits individuels - Imprescriptibilité des droits des spoliés - Qu’importe le progrès à celui qui crève de faim - C’est toujours aux misérables que l’on prêche l’abnégation - Nous n’aurons que selon l’énergie que nous saurons dépenser.

Dans le chapitre précédent nous avons vu que les partisans des réformes donnent comme justification de leur action « qu’il faut savoir modérer ses désirs, s’attacher à ne réclamer que ce que l’on sait pouvoir être arraché à ceux qui détiennent le pouvoir ».

Ceux-là, ce sont les habiles, et j’ai répondu. Ils admettent la légitimité des réclamations les plus hardies, ce n’est que sous couleur d’être « pratiques » qu’ils les démolissent ensuite en détail, y opérant des sélections « régressives ».

Nous avons vu que c’était une erreur absolue, de croire que c’était en modérant ses demandes que l’on en obtenait plus facilement la réalisation. Les réformes qui s’accomplissent, ne sont pas celle dont les partisans ont été les plus modestes, les plus anodins dans leurs réclamations.

Les réformes qui réussissent à se faire jour, sont toujours celles dont les partisans ont su se remuer pour les propager, ont su par leur parole, leurs écrits, par leurs actes surtout, les faire entrer assez dans la façon de procéder des gens pour que, à un moment donné, le Parlement soit amené à consacrer la nouvelle façon de se comporter, en lui fournissant une législation ad hoc.

Ces réformes, il est vrai, ne s’accomplissent jamais aussi intégralement que leurs promoteurs les avaient imaginées. Jamais dans le sens absolu de ceux qui les propagèrent.

En passant dans la pratique elles se transforment sous l’action de ceux qui, en se les appropriant, les accommodent à leur façon de voir et de sentir, influencés eux-mêmes par d’autres idées à côté.

Dans le conflit d’idées diverses qui s’opère pour l’évolution humaine, les idées les plus osées, qui semblent les plus impraticables, si elle ne se réalisent pas d’un bloc, n’en ont pas moins une influence décisive sur l’évolution de chaque jour, en forçant les timorés à tenir compte de ce qu’elles nous montrent comme but à atteindre.

Et c’est pourquoi, il est bon qu’il y ait des gens qui abandonnent un peu les chemins battus, soi-disant pratiques, pour vagabonder un peu à travers l’idéal, puisque cela a pour effet de forcer à marcher ceux qui, à chaque tournant de route, ne demanderaient qu’à s’arrêter.

Mais il y a une autre classe de réformistes, de très bonne foi sans doute, je veux bien le croire, qui, sans trop de difficultés admettent que la société n’est pas ce qu’il y a de mieux organisé, qu’elle devrait bien accorder plus de bien-être, plus de loisir à celui qui travaille, mais affirment également qu’il y a des droits acquis qu’il faut respecter, qu’il n’y a de réformes légitime que celle qui ne touchera pas aux droits sacrés du capital.

« Les patrons », disent-ils, « subissent des conditions de lutte dont ils ne sont pas les maîtres et qu’ils n’ont pas créées ; il y a un niveau de salaire dont les travailleurs doivent tenir compte dans leurs réclamations ».

Eh ! oui, votre société est ainsi constituée, que les individus, par leurs intérêts antagoniques, se trouvent à l’état perpétuel de lutte. Nous avons un état social si beau que, les privilégiés voudraient-ils tenir compte des droits des spoliés, leur bonne volonté se trouverait réduite à néant, car, alors, ils ne pourraient pas soutenir la lutte contre leurs autres concurrents. Oui, nous avons une organisation économique qui condamne le travailleur à une situation médiocre sans fin, à une privation perpétuelle dans la satisfaction de ses besoins. Et c’est la condamnation la plus absolue de l’état social que vous voulez défendre que vous prononcez ainsi.

Si le privilégié n’est pas responsable d’un ordre de chose qui existait avant lui, le déshérité n’en est pas davantage l’auteur ; pas plus que le privilégié, il n’en est responsable, seulement lui en souffre, l’autre en jouit. C’est pourquoi il faudra bien que ça finisse quand les spoliés auront compris que l’état de choses actuel ne persiste que grâce à leur ignorance et à l’appui qu’ils lui prêtent.

Et alors que nous importent les doléance des exploiteurs se plaignant de ne pouvoir résister à la concurrence ! Nous, nous voulons vivre toute notre vie, nous voulons développer complètement toutes nos facultés, épanouir notre individualité en toute son intégrité, satisfaire nos goûts du bon, du beau, du vrai. L’exploitation doit disparaître.

Nous avons vu que, sans toucher à ces prétendus droits, il n’yavait qu’illusion et déception.

Mais leur erreur la plus grande, c’est lorsque, avouant que la situation du travailleur est mauvaise, ils ajoutent aussitôt que la société fait assez en permettant à ceux qui n’ont rien d’employer leur intelligence à acquérir par les moyens qu’il leur plaira pourvu qu’ils ne soient pas proscrits par ses codes.

Pour eux, il doit y avoir des pauvres et des riches. Tout ce qu’ils admettent, c’est que l’ouvrier devrait gagner un peu plus, de façon à arriver à pouvoir se mettre à l’abri des chômages, économiser pour parer aux maladies, et la vieillesse.

Et lorsque, ainsi, ils ont reconnu aux travailleurs le droit à une existence moins précaire, lui tolérant la « poule au pot » le dimanche, une pomme de terre de plus à chaque repas, ils s’imaginent avoir atteint ainsi le summum de justice sociale qu’il soit donné à l’homme d’atteindre ; et, parce qu’ils lui auront reconnu le droit de ne travailler que dix heures par jour au lieu de onze ou de douze, traiteront l’ouvrier d’ingrat, s’il ne sait pas se contenter de ces largesses, et veut obtenir davantage.

Sur quel droit s’appuient-ils pour venir lui demander d’être sobre dans ses réclamations, d’attendre patiemment qu’il soit mort pour que, d’ici deux à trois mille ans, l’état social progresse sans secousse ?

Ces gens-là ne se sont jamais dit que, du moment qu’il fournit sa part de travail, l’individu a droit, non pas à un peu de bien-être, mais à « tout » le bien-être, non pas à un peu de justice, mais à toute la justice, et que sa part ne sera complète que du jour où il ne sera plus forcé de vendre sa force de production à celui qui, profitant de l’ignorance de ceux qui nous précédèrent, de la mauvaise organisations sociale qui en dérive, ont hérité des moyens artificiels d’exploitation pour le pressurer.

C’est que, pour nos réformistes, le principal, avant tout, est que les jouisseurs ne soient pas troublés dans leur digestion.

Pour que s’améliore l’état social, il faut de la sagesse et des sacrifices, ce n’est pas à ceux qui regorgent de tout qu’on va les demander, c’est à ceux dont la vie, déjà, n’est faite que de sacrifices et de privations.

Et bien, n’en déplaise aux sages et aux modérés ce n’est pas seulement de la commisération, ce n’est pas seulement un peu de bien-être, une simple détente à notre misère que nous réclamons, nous voulons tout ce qui est utile au développement intégral de notre personnalité, tout le bien-être que réclame la satisfaction de nos besoins physiques, intellectuels et moraux.

Mais votre ordre social, tel qu’il existe, ne peut assurer ces moyens qu’aux favorisés de la fortune ; qu’à ceux qui acceptent les conditions de lutte qu’elle leur offre, et ne reculent pas devant l’exploitation de leurs semblables, ne s’inquiétant en rien des cris de douleur de ceux qu’ils peuvent écraser sur leur route dans leur course à la fortune.

C’est pourquoi poussant même le sybaritisme plus loin, nous ne voulons pas que notre félicité soit troublée par les réclamations de ceux qui pourraient se trouver frustrés, et que broie une organisation sociale défectueuse ; c’est pourquoi nous voulons que les moyens de se développer soient mis à la portée de tous.

C’est pour cette raison que doit disparaître cette société mauvaise ; que nous trouvons insuffisantes les augmentations de salaire, annihilées, qu’elles sont, par un système fiscal aussi vicieux que l’ordre social dont il découle, et que, de plus, elles ne suffisent pas à assurer tout ce qui nous est nécessaire.

Nous ne voulons plus de possédants et de sans abri, plus de gouvernants ni de gouvernés. A chacun la possibilité de se tailler sa part de bonheur, à chacun la liberté d’évoluer comme il l’entend.

Et c’est pour ces raisons que nous disons aux travailleurs : « Prenez de vos exploiteurs, tout ce que vous pourrez leur arracher, mais ne vous fatiguez pas dans vos réclamations. Défendez vos salaires, luttez pour les faire augmenter si vous voulez, amis, que ce ne soit qu’une étape pour obtenir davantage. Pas de conciliation entre vous et ceux qui vous louent votre force de production. Poursuivez la lutte, jusqu’à ce que vous aurez repris tout ce qui vous appartient, - c’est-à-dire, la libre disposition de ce que vous produisez, par la conquête de l’outillage et des moyens de production. Et ne vous arrêtez, que lorsque, ayant complètement transformé l’état social, vous serez arrivées à l’établir sur la véritable justice, sur une complète solidarité ».

Ah ça ! ceux qui trouvent nos réclamations exagérées voudraient-ils nous dire sur quoi ils se basent pour trouver que le travailleur devrait se trouver satisfait d’une amélioration qui lui permettrait de manger à peu près à son saoul, de ne pas tout à fait crever de faim lorsqu’il est vieux ?

Si le besoin de manger est le besoin primordial à satisfaire, la vie, pourtant, ne se résume pas en cela seul. Ce besoin une fois satisfait, il en naît d’autres qui, à leur tour, exigent leur satisfaction.

C’est de la naissance de ces besoins, et de la recherche de moyens de les satisfaire, que sont nés le développement de l’intelligence de l’homme, les progrès accomplis, les complications de notre pensée, l’élargissement de nos facultés.

Vous qui avez détruit le droit divin, qui avez démontré l’unité de départ de la race humaine, énumérez-nous donc les raisons qui feraient, qu’aujourd’hui, le droit de jouir des développements acquis, serait réservé à une seule minorité, tandis que le reste serait condamné à produire, peiner, pour cette minorité, éternellement exclu de la beauté des choses, sevré de ce qui devrait faciliter son développement.

« Il faut respecter les droits acquis, » nous dit-on.

Alors parce que nous avons été volés, il nous faudrait nous résigner à continuer de l’être éternellement pour ne pas troubler la digestion de ceux qui jouissent de la part qu’ils nous ont volée ?

Parce que l’injustice de votre organisation sociale nous a fait naître du côté des volés, il nous faudrait nous résigner à n’être que des bêtes de somme à votre service ?

Il nous faudrait renoncer à jamais développer notre être parce qu’une minorité en a accaparé les moyens et prétend nous en interdire l’accès ?

Cette résignation vous pouviez l’espérer alors que nous étions dans l’ignorance ; mais aujourd’hui que nous savons ce que nous sommes, que nous sentons ce que nous pouvons devenir, n’espérez pas arrêter les revendications qui montent à l’assaut de cet ordre qui vous est si cher.

« Un bouleversement social », reprend-on « pourrait amener des injustices plus grandes, un recul de l’humanité, une destruction des progrès accomplis ».

Outre que cela n’est nullement prouvé, que veut-on que cette crainte fasse à ceux qu’écrase votre organisation sociale ?

Est-ce que ceux qui crèvent de faim maintenant peuvent avoir crainte de voir s’empirer leur situation ? Qu’importe la disparition du progrès à ceux qui ne le connaissent que par les souffrances qu’il leur apporte ? Ils ne peuvent en connaître la beauté puisque vous empêchez à leur cerveau de se développer ?

Si vous avez tant crainte d’un retour à la barbarie, conseillez donc aux repus de faire enfin quelques concessions.

Il y a d’un côté ceux qui produisent tout, et qui n’ont rien ; de l’autre ceux qui ne font rien et qui abusent de tout, et lorsqu’il s’agit de demander des concessions, c’est à ceux qui n’ont que l’infortune en partage que vous venez demander de nouveaux sacrifices !

Lorsqu’ils se lèvent pour réclamer leur droit à la vie, c’est à eux que vous conseillez de se tenir tranquilles, que vous demandez d’attendre encore, alors qu’ils vivent d’espérance et d’illusions, attendant que ceux qui possèdent tout, veuillent bien leur concéder un os à ronger !

Les privilégiés qui ont toujours joui de tout, qui n’ont qu’à souhaiter pour voir se réaliser tous leurs désirs, ne verront-ils donc jamais venir leur tour de faire enfin quelques sacrifices à cette fameuse loi du progrès dont ils se réclament si souvent ?

Le fameux Crésus qui, accablé de richesse, jeta son anneau à la mer, comme sacrifice au bonheur qui l’écrasait, si son offrande était plus que modeste, faisait tout au moins ainsi l’aveu de ne posséder qu’au détriment d’autres. Nos possédants actuels n’ont pas même ce sentiment. Devant les misères les plus affreuses, leur cœur ne s’émeut pas. Ils ne se sont jamais dit que leur luxe n’était fait que de ces misères et de ces privations.

Nous sommes las de demander, las d’attendre. Ce n’est pas qu’un peu de justice que nous voulons, mais la justice, complète, intégrale. Ce n’est pas après notre mort que nous voulons une transformation sociale qui nous émancipe, mais notre vivant, de suite.

Et c’est pourquoi, loin de restreindre notre programme, loin de diminuer nos réclamations, nous voulons les crier plus grandes, plus nombreuses, nous voulons un état de choses où toutes les aspirations humaines pourront trouver satisfaction.

Tandis qu’il a été démontré, je ne sais combien de fois, combien fausses et mensongères étaient vos promesses d’amélioration.

L’organisation capitaliste est telle que les améliorations soi-disant pratiques que l’on prétend y apporter ne sont qu’illusoires et impraticables, n’ont qu’un effet, faire perdre de vue aux travailleurs le but réel de leurs revendications, pour les lancer à la conquête de réformes chimériques.

Certes, plus je vais, plus je suis convaincu que l’état social ne changera pas brusquement ; que les révolutions qui se préparent, ne seront que des étapes successives de ce que nous voulons réaliser.

Mais ce dont je me convaincs aussi de plus en plus, c’est que ce ne sont pas les réformes politiciennes qui prévaudront. Les seules réformes possibles sont celles qui surgiront de l’action individuelle se transformant sous l’action d’un idéal supérieur, évoluant sous la poussée de nouveaux aperçus, se modelant aux circonstances.

La révolution sociale sera la poussée qui déblaie la place des obstacles qui s’opposent à l’esprit nouveau, son dernier effort pour s’épanouir en toute sa plénitude, réalisant tout ce que l’évolution générale lui permettra de réaliser.

Pour qu’une réforme aboutisse ; ce n’est pas seulement elle qu’il faut chercher à réaliser, qu’il faut préconiser, mais bien tout l’idéal fécond dont elle fait partie, qui nous enseigne des façons de vivre plus logiques, qui, en nous impulsant vers une transformation radicale, nous fait trouver, chemin faisant, les étapes inévitables par lesquelles doit passer l’évolution humaine.

En agissant ainsi, nous ne savons quel degré d’évolution nous arrivons à réaliser, puisque cela dépend aussi de l’évolution de ceux qui nous entourent, mais nous aurons fait tout ce qu’il était possible à une force individuelle de faire, et nous aurons vécu une partie de notre idéal, puisque nous aurons lutté pour le faire comprendre et le réaliser.

IX. L’anarchie et la violence

On n’a pas toujours le choix des moyens - Le moyen n’infirme pas l’idée - La violence découle de l’organisation sociale elle-même - La conviction comporte l’action - Responsabilité sociale - Incapacité de l’esprit humain à généraliser - L’action n’est violence que selon la résistance qu’elle rencontre - L’insurrection ne se prêche pas - La société se plaint de la violence alors qu’elle s’en sert à chaque instant - Les résultats d’une action sont toujours incertains avant de l’entreprendre - Il faut agir pour savoir si on aboutira - Reculs devant les responsabilités - Irresponsabilité des foules.

Ayant repoussé l’action légale et parlementaire, il nous faut arriver maintenant à parler de la violence ; car, nombre de gens, lorsqu’ils ont parlé bombes et propagande par le fait, s’imaginent avoir défini l’anarchie, et sont tout étonnés lorsqu’on leur démontre que l’anarchie ne s’arrête pas là, qu’elle a des conceptions plus hautes.

Combien d’autres, encore, qui nous disent :

« Vous avez, certes, des conceptions très belles ; c’est un idéal magnifique à donner à l’humanité ; mais ce qui nous fâche, c’est que vous fassiez toujours appel à la révolution. La violence, vous devriez le savoir, n’a jamais rien produit, n’a jamais rien su établir. Pourquoi ne pas y renoncer ? Pourquoi, au lieu d’en appeler à la force brutale, ne pas vous en rapporter à la persuasion ? »

D’autres, encore, nous disent :

« Vous voulez la liberté, comment pouvez-vous en appeler à la violence qui est essentiellement autoritaire ? »

A ces derniers, il est facile de répondre. La violence est autoritaire lorsqu’on l’emploie à forcer les gens à faire ce qui leur répugne. Mais si je l’emploie à me débarrasser des entraves que l’on veut me mettre, il me semble que je fais là, acte de liberté par excellence.

Quant aux autres, ce qui a contribué à leur ancrer cette idée dans le cerveau, c’est que nombre d’anarchistes, impatients de voir réaliser leur idéal de bonheur, désireux d’en avancer la réalisation qui leur paraît toujours trop éloignée, et croyant aller plus vite en prêchant la révolution, en ont fait le but unique de leurs efforts.

Et puis, il faut bien l’avouer, dans certains journaux aussi, quelques individus, plus exubérants qu’équilibrés, ont pu donner cette idée de l’anarchie par leurs appels à la violence sans rime ni raison.

Mais si l’anarchie ne repousse pas la violence, lorsqu’elle lui est démontrée être indispensable pour son affranchissement, elle n’en fait pas un système. C’est pour elle un moyen, discutable, comme toute chose, mais qui, en somme n’est qu’un point accessoire de l’anarchie et doit disparaître, les obstacles supprimés, n’infirmant en rien aucune des données de l’idéal lui-même.

Dans La société mourante, dans La société future, et dans L’individu et la société, j’ai essayé de démontrer l’inévitabilité de la révolution ; c’est inutile d’y revenir, et ne m’occuperai donc ici que de la violence en général.

Les bombes peuvent bien, à certains moments, être un moyen de forcer l’attention de ceux qui ferment volontairement et obstinément les oreilles aux réclamations des opprimés ; mais ne peuvent, en effet, changer l’état social.

A la terreur des gouvernants, répondre par la terreur des persécutés, est une preuve de décision et d’énergie ; mais ne peut amener la révolution qu’à condition que cela continue jusqu’à ce que le gouvernement capitule.

Mais pour pouvoir soutenir cette lutte, il faut une révolution dans la pensée générale, il faut que l’évolution dans les esprits soit assez avancée pour que les individus sentent le besoin de rompre les lisières qui les entravent.

Prématurés, les actes de révolte ne valent que comme enseignement, mais c’est l’écrasement des révoltés.

Mais ce qui est vrai également, c’est que, de tous temps, dans tous les partis, il y a eu des gens qui, plus impatients que les autres, ont brisé les vitres, essayant de passer de suite de la théorie à l’action.

A toutes les époques, il y a eu des gens qui, trop comprimés par l’état social, n’ont pas voulu s’y plier, et se sont révoltés, s’attaquant aux institutions ou aux individus qui semblaient les leur représenter.

Seulement, les meneurs de partis, tout en bénéficiant des actes accomplis, avaient soin de les répudier au nom de soi-disant principes, en ce qui pouvait les compromettre.

Les anarchistes, eux, qui tout en reconnaissant que, parfois, l’énergie individuelle peut être mal employée, si elle est mal éclairée, savent, que c’est la plus féconde cependant et que, parfois, un acte de révolte comporte un haut caractère d’enseignement. Et tout en ayant leur opinion sur un acte accompli, ils reconnaissent que celui qui agit en payant de son existence, celui-là a droit d’agir comme il l’entend.

Ce que nous savons encore, c’est que les actes de révolte ne sont que des incidents de la lutte. La société basée sur la compression, doit s’attendre aux actes d’indiscipline.

La misère et la faim qui ne font que se développer, peuvent conduire certains tempéraments à la mendicité et à l’abjection, mais au fur et à mesure que les individus prennent conscience d’eux-mêmes, se rendent compte de l’injustice de l’organisation sociale, se révoltant de moins en moins à accepter l’injustice de leur sort, ils se révolteront de plus en plus contre l’abjection imméritée que leur inflige l’arbitraire des exploiteurs.

Et, avant de crier haro ! sur ces victimes se transformant en vengeurs ou justiciers, les satisfaits de l’état social présent devraient se demander s’ils ont bien tout fait pour aider à calmer les injustices dont ils profitent ? Pour quelle part de responsabilité, leur égoœsme les fait entrer dans ce désespoir ? et si, dans la genèse de ces actes, l’oppression sociale n’y a pas une part plus grande que l’influence des idées de révolte elles-mêmes ?

L’incapacité des individus à embrasser toute la contingence de leurs actes, si elle fait l’ignorance des exploités, a fait aussi que les maîtres ne sont guère capables de prévoir toutes les conséquences de leurs actes, ayant fort à faire pour assurer leur domination dans le présent, sans trop savoir si les moyens qui l’assurent ne la démolissent pas pour l’avenir.

Dans le choix des moyens, la plupart des individus sont le plus souvent incapables de discerner les meilleurs. Ce qui leur paraît rendre les résultats les plus immédiats, les passionne au point de leur faire oublier le but principal.

Ce que l’on nomme l’opinion publique, essaie bien de faire une espèce de synthèse, en s’escrimant à fondre ensemble toutes les idées qui ont cours ; mais cette synthèse très défectueuse, de par l’ignorance de la majorité, est toujours fort au-dessous de la moyenne d’idées.

C’est une adaptation à l’ordre de choses existant qui se fait. Avec une transformation vers l’idéal, sans doute ; mais si légère, si atténuée, qu’il faut embrasser de longues périodes d’années pour s’apercevoir de la transformation.

Bien heureux, encore, lorsque cette transformation a porté sur les choses, et non sur les mots.

C’est ce défaut d’aptitude à embrasser une idée dans son ensemble ; dans toute sa complexité, qui fait que les individus, lâchant l’idée elle-même pour le moyen, ne voient plus que les petits côtés d’une question.

Tels ceux qui croient à la possibilité de telle ou telle réforme, tels ceux qui s’imaginent que l’abstention est toute l’anarchie, tels ceux encore qui en sont arrivés à prendre la révolution comme but, alors qu’elle n’est qu’un moyen.

C’est que tout le monde voudrait toucher les moyens « pratiques » pouvant faire avancer plus vite l’évolution humaine, et le but leur paraissant si éloigné, qu’ils le lâchent pour le fantôme qui, leur semble-t-il, doit les faire chevaucher plus vite.

Il n’y a que lorsqu’on en a essayé - si l’on réfléchit sainement sur ses actes - que l’on peut s’apercevoir que le chemin parcouru n’a fait que vous éloigner du but initial.

Toutes ces confusion d’idées contribuent à éterniser ce préjugé qui fait croire aux gens que, lorsque les anarchistes préconisent aux individus de ne plus compter que sur eux-mêmes, sur leur seule initiative, de ne plus s’occuper de ce qui est légal ou illégal, mais de toujours agir en conformité de leur pensée, qu’il s’agit toujours de tuer et d’incendier !

Ainsi, par exemple, lorsque nous élevons contre l’ignorance des députés socialistes, allant, - comme ils ne le font que trop souvent - dans les grèves, prêcher la patience et la résignation, les gens viennent vous dire :

« Vous faites un crime à ces hommes d’avoir prêché la paix et la douceur, mais en poussant les ouvriers à la violence, vous savez bien que ce serait faire le jeu des exploiteurs qui ne cherchent que l’occasion de se débarrasser des « turbulents ». Pensez aux victimes d’une émeute qui échoue ! aux larmes et à la misère des veuves et des orphelins, sans aucun profit pour les réclamations que la violence ne fait que reculer ».

Cela est mal raisonner. Entre la soumission et la violence aveugle, hors propos, il y a des nuances laissant place à la virtualité, à la volonté consciente, qui agit à bon escient au lieu d’attendre béatement que les choses s’accomplissent toutes seules.

La soumission et la résignation n’ont jamais amené aucun exploiteur à renoncer à ses privilégiés. Ils n’ont jamais cédé à une réclamation que lorsque ceux qui la formulaient étaient assez forts pour en rendre le refus dangereux.

Est-ce que l’insurrection se prêche aux gens ? Nous l’avons vu, il faut plus que la voix de l’orateur, si puissant soit-il, pour pousser les gens dans la rue.

Nous bornons notre œuvre à essayer de leur faire comprendre la situation où ils se trouvent ; d’où viennent leurs maux, ce qui peut les supprimer, leur indiquer les pièges où l’on veut égarer leurs énergies. C’est ensuite aux individus de choisir la route qu’ils veulent suivre.

« Ce ne sont que des moyens détournés pour en arriver toujours à la révolte, » nous dira-t-on ?

D’accord, mais lorsque nous avons reconnu que, la volonté et l’énergie qu’auront su déployer les exploités, amèneront, seules, les exploiteurs à céder devant les réclamations formulées, nous faudrait-il nous taire, parce que l’organisation capitaliste nous a enlevé tous les moyens de nous libérer pacifiquement ?

Et lorsque l’expérience nous démontre que les spoliés, tant qu’ils se borneront à supplier, à courber l’échine, n’obtiendront que menaces et provocations, faut-il se borner de leur dire de continuer ?

Lorsque l’on a devant soi un pouvoir économique doublé d’un pouvoir politique qui, ayant dressé entre eux et les exploités, toutes sortes d’institutions qui, sous prétexte d’assurer la liberté et le bien-être général, n’ont pour but que d’assurer la soumission des dépossédés aux ordres des possédants, il faut pourtant bien dire aux gens que ce sont des institutions qui sont à détruire et que cette destruction ne s’opérera qu’en refusant de s’y plier plus longtemps.

Si la violence vous gêne tant, persuadez donc un peu au pouvoir à ne pas y avoir si souvent recours.

Je l’ai déjà dit ailleurs, je l’ai dit dans les chapitres précédents, il me faut le répéter ici, ce n’est pas parce qu’on leur dit que le révolte seule est efficace pour faire entendre raison aux maîtres, que les gens vont se lancer, comme un seul homme, à l’assaut du pouvoir, à la destruction des privilèges.

Je ne crois pas que, à la seule audition d’un discours, à la simple lecture d’un article, ils vont prendre conscience de leurs droits, de leur rôle.

Nous ne savons que trop que la vérité ne se fait jour dans les cerveaux que très lentement, que ce n’est qu’en répétant sempiternellement une vérité qu’on arrive à la faire pénétrer dans quelques têtes.

Ce n’est pas à la révolte immédiate que nous voulons entraîner les gens. C’est la compréhension de ce qui leur est bon ou nuisible que nous espérons leur faire entendre ; c’est à la compréhension des révoltes futures que nous espérons les préparer. Nous cherchons à les amener à la conception claire et nette des choses, pour qu’ils sachent ensuite choisir la direction dans laquelle ils doivent s’engager.

« Mais si en temps de surexcitation, objecte-t-on, il arrive que les gens, prenant vos affirmations à la lettre, se révoltent, s’attaquent au pouvoir ou à la propriété de leurs exploiteurs, offrant ainsi, par une échauffourée inopportune, l’occasion à l’autorité d’exercer la répression et la terreur, ne sera-ce pas la faute de vos prédications ? ».

Lorsque les foules se décident à user de la violence, c’est qu’il y a toutes sortes de circonstances qui leur en font une nécessité. Et alors, lorsque existe cette situation, de quel droit aller leur dire :

« Restez calmes, ne bougez pas, de peur de prêter le flanc à la répression ; continuez à supporter vos maîtres, peut-être votre patience, les touchant, finira-t-elle par les inciter à la charité ? ».

N’est-ce pas là, plus véritablement, faire le jeu des exploiteurs, en énervant continuellement la volonté et l’énergie de ceux qui veulent s’émanciper ?

« Mais le mouvement est prématuré, dit-on, la révolution vaincue, ce sont des victimes inutiles, sans compter le retour en arrière que cela peut amener. Ne sont-ils pas plus sages, ceux qui cherchent à endormir les colères du peuple, plutôt que de les exciter ? ».

Hé, sans doute, la révolution peut être vaincue, sans doute, elle ne se fera pas sans victimes ! Mais croit-on que la révolution soit un simple ballet où il ne s’agit que de déployer des grâces, où il n’y ait rien à risquer ? Croit-on pouvoir être sûr de ne jamais engager la lutte sans la certitude de vaincre ?

S’il en était ainsi, elle ne s’engagerait jamais puisque, partout où il y a conflit, la victoire est à celui, ou qui sera le plus fort, ou saura le mieux profiter des fautes de son adversaires, et que la part du hasard y est toujours grande.

S’il fallait attendre le signal de ceux qui se donnent comme les chefs du peuple, on l’attendrait vainement, car ils reculeront toujours devant les responsabilités qu’il leur faudrait endosser.

Et cette hésitation est compréhensible, elle est humaine, car, à moins d’être animé par un égoïsme féroce, par un orgueil sans limite, un esprit irraisonné de caste, par un sectarisme étroit ou une idée fixe absorbant toutes les facultés de l’individu, annihilant chez lui tout sentiment, ne lui laissant d’autre raisonnement que celui qui a trait à la réalisation de cette idée, et, par conséquent, lui masquant les morts, les misères et toutes les tristesses que cette lutte va déchaîner, qui oserait jamais, dans la plénitude de ses facultés, prononcer le mot qui devrait amener la conflagration ?

Tout homme qui a des sentiments humains, hésitera toujours à assumer une telle responsabilité. Il n’y a que l’irresponsabilité des foules qui ne s’embarrasse guère de sensibilité.

Puisque la rapacité de nos maîtres ne nous laisse d’autres issue que la violence, laissons donc la foule agir, lorsqu’elle est capable de virilité. Elle n’est que trop souvent lâche pour que nous mettions à l’empêcher d’agir lorsqu’elle en est capable.

X. La propagande par le fait

La résistance aux institutions par non-participation - La résistance active contre les actes de l’autorité - Contre le capitalisme - Contre l’exploitation - Se plaindre n’est pas résister - Solidarisation nécessaire - Grotesque de la mise en scène judiciaire - Chacun selon ses forces - Évolution nécessaire - La lutte contre les idées reçues.

Mais ceci c’est lorsque les situations sont trop tendues, c’est lorsque l’état des esprits trop en avance sur l’état social existant, exige une solution immédiate.

Mais en temps plus calme, l’action anarchiste n’implique pas, forcément, la violence armée ; la résistance au milieu peut s’opérer sans entraîner effusion de sang, les individus, comme les groupes peuvent résister à l’autorité sans amener mort d’homme.

Il peut même y avoir une « propagande par le fait » qui, sans comporter ni bombe ni torche peut être tout aussi efficace pour la destruction du vieux monde que l’acte de violence le plus fécond en résultats. C’est la propagande qui consiste à payer d’exemple.

Combien souvent, à chaque instant de notre vie journalière, se présentent d’occasions d’agir efficacement contre l’arbitraire, en nous habituant à nous passer les institutions existantes, accoutumant, par notre exemple, ceux qui nous entourent à en faire autant, et amenant ainsi peu à peu à ce qu’elles tombent en désuétude.

Si l’on commençait par se révolter contre les petits abus de l’autorité, ce serait du chemin fait pour attaquer de plus grands.

Tous les jours on lit dans les journaux, le récit de quelques acte de brutalité commis par agents de l’autorité en présence d’une foule qui, le plus souvent, les a laissé faire, sans même protester, ou s’est bornée à murmurer de loin.

Tantôt c’est un passant, un pauvre revendeur que les agents brutalisent ; tantôt, une femme insultée par les agents de mœurs.

Dans le domaine économique, c’est la même chose : tantôt un propriétaire féroce qui jette sur le pavé, lui volant ses quelques meubles, si elle en a une famille tombée dans la misère, tantôt un patron qui abuse de l’autorité que lui donne son argent.

Les gens ne trouvent rien de mieux que d’aller raconter leur infortune au journal qu’ils ont l’habitude de lire.

Ils rédigent une protestation « virulente », où, en termes « indignés », ils « flétrissent » comme il convient, la conduite des séides de l’autorité, ou de ces « vautours rapaces, dont un coffre-fort tient la place du cœur. » On s’y épuise en menaces vaines et impuissantes. On les savoure lorsque le journal vous les apporte toutes fraîches imprimées, et tout est dit. Les policiers,lesexploiteurs continuent leurs prouesses et leurs vilenies, se moquant des criailleries de la presse et des récriminations de leurs victimes.

Si à chaque fois que les agents brutalisent quelqu’un, la foule leur arrachait leurs victimes des mains.

Si, à chaque fois qu’un propriétaire, dans des conditions plus ou moins dramatiques, pèse de tout le poids de son capital sur la détresse de quelqu’un, les locataires d’une même maison se solidarisaient pour défendre la victime, et la réintégrer en son domicile, au lieu de se contenter de la plaindre stérilement ?

Si, à chaque injustice qui se commet à l’atelier, au lieu de le traiter d’exploiteur dans la feuille locale, tous les ouvriers se levaient comme un seul homme pour résister à l’arbitraire du patron, et se solidariser avec la victime ?

Si les gens s’habituaient à agir ainsi, croit-on que cela ne serait pas mieux que les protestations les plus corsées, croit-on que le public ne serait pas amené à réfléchir, et, peu à peu, amené à agir de même ?

Certes, la plupart de ces actes peuvent, pour le moment, paraître un rêve. Cela demande une union et une solidarité des exploités qui n’existe pas.

Eh bien, il s’agit de créer cette union et cette solidarité, en habituant d’abord les gens à se familiariser avec cette idée d’action et d’initiative individuelle, en leur démontrant que les protestations après coup, les récriminations à distance n’ont jamais rien réparé, rien empêché, et ne dénotent qu’un abaissement de caractère, un manque de virilité dans les foules.

On grogne, mais on subit. Et nos maîtres le savent. Que l’on s’habitue à moins grogner, à résister davantage, on ne tardera pas à en éprouver les bons effets.

Lorsqu’on se sera bien mis dans la tête qu’un homme en uniforme n’en vaut pas deux, qu’un homme même lorsqu’il a de l’argent ne vaut que par son caractère, on se sentira plus fort en face d’eux.

Oh ! surtout, si les gens pouvaient de rendre dans les tribunaux, voir les choses avec des yeux désabusés, comprendre comme il est de piètre pacotille ce prestige dont ils essaient de s’entourer ; comme elle est fausse et ridicule cette mise en scène théâtrale dont ils s’affublent, en voyant les culottes clairs dépasser les robes, leur indifférence et leur inattention, alors qu’il s’agit de discuter de la vie et de la liberté d’un homme ; les marivaudages entre l’avocat et l’avocat général, alors que ceux-ci font assaut d’éloquence et de bel esprit semblant ignorer que c’est sur de la souffrance humaine qu’ils opèrent, comme on aurait vite fait de mépriser ces gens-là, comme disparaîtrait la crainte de leurs soi-disant flétrissures, comme leur arrogance tomberait vite devant la poussée des consciences indignées.

Impossible d’énumérer ici tous les actes de notre existence que nous pourrions modifier graduellement, en dépit des lois, et amener insensiblement les gens à imiter, la société à accepter. Ils ne peuvent me venir tous à l’idée ; ce sont les circonstances qui les feront sortir et aux individus à savoir s’en inspirer.

Il y a des cas où d’aucuns peuvent carrément se mettre en lutte avec les préjugés, avec la loi, sans en ressentir grand dommage, où d’autres risqueraient leur gagne-pain, le repas et le bien-être des leurs.

C’est affaire de morale individuelle. C’est à chacun de savoir discerner ce qu’il peut, ce qu’il doit faire. On trouve toujours lorsqu’on est convaincu de la nécessité d’échapper au milieu ambiant.

Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, si les gens s’habitueraient à modeler leurs actes sur ce qu’ils pensent, à ne plus subir ce qu’ils méprisent, à ne plus craindre ce qui n’a de force que par leur obéissance, à vouloir réaliser sérieusement ce qui est juste, ce serait la révolution en marche. Car si l’avachissement est contagieux, le courage ne l’est pas moins.

Oh, c’est évident, ce n’est pas du jour au lendemain que semblable ligne de conduite s’introduira dans les mœurs.

Pour que les individus en arrivent à être choqués de la contradiction de leurs actes avec leur façon de penser, il leur faut acquérir un cerveau mieux équilibré, une énergie morale peu commune. C’est à acquérir cela que doit viser la propagande faite, chaque pas de fait, facilitant le suivant.

La force ne peut être efficace qu’à condition d’être guidée par une volonté ferme, résolue, consciente, sachant ce qu’elle veut et où elle va. Cela est si vrai que, tant que les individus ne sauront pas faire respecter leur évolution eux-mêmes, ils en seront toujours à attendre leur émancipation d’hommes ou d’évènements providentiels.

C’est cette « propagande par le fait » que les anarchistes doivent savoir employer, qui est de tous les jours, et peut être acceptée par ceux qu’effraie la violence, beaucoup de ses actes ne comportant aucun caractère de violence.

Savoir se moquer des sarcasmes aussi bien que des menaces. Profiter de toutes les circonstances de la vie pour accorder ses actes avec sa façon de débarrasser d’un préjugé aujourd’hui, s’abstenant demain d’une pratique absurde imposée par la loi ou l’opinion publique, lutter toujours et sans cesse, selon ses forces, contre l’arbitraire du pouvoir, l’intolérance des individus, voilà de quoi exercer la volonté et l’énergie de chacun.

Et, sûrement, les résultats qui en découleront, se traduiront par la mise en pratique de quelques-uns des points de notre idéal que repoussent les ignorants, sous prétexte de leur « impraticabilité ».

XI. Les responsabilités

Les mouchards de la presse - La violence existe depuis que s’est établie l’autorité - La loi n’est que la violence - La violence est l’origine des gouvernements - La révolte est née avec l’oppression - Une déclaration bourgeoise - De politique, la lutte devient économique - La violence naît de la violence - Tracasseries bourgeoises - Représailles - Responsabilité de ceux qui bénéficient de l’exploitation - Personne n’est hors de la lutte - Solidarité sociale - Responsabilité des politiques.

Mais, puisque nous avons traité de la violence, et que, à chaque instant, on nous lance le reproche d’y avoir recours, il est bon de rechercher si, justement, cette attitude ne nous est pas imposée par des conditions de circonstances, de milieu, par l’attitude même de ceux qui nous la reprochent le plus.

A chaque fois que s’accomplit un acte de violence, qu’il soit le fait d’un anarchiste ou non, les mouchards de la presse s’empressent d’en rejeter la cause sur l’anarchie et les anarchistes, réclamant une répression sévère contre ceux qui ont le malheur de trouver que tout n’est pas pour le mieux dans la meilleure des sociétés possibles.

Il est vrai que les anarchistes se réclament de la révolution. Il est exact qu’ils affirment avoir constaté que l’ordre social actuel ne pouvait s’opérer pacifiquement ; qu’il faudrait, un jour ou l’autre, avoir recours à la force pour le détruire, et faire la place à un état meilleur.

Si, pour la plupart, ils subissent plus ou moins l’arbitraire social, il est encore vrai que toutes leurs sympathies vont à ceux qui se révoltent et résistent violemment à la violence, légale ou arbitraire, du capital et de l’autorité, et que leur volonté est de se libérer des entraves sociales.

Mais ce qui est vrai également, c’est que ce ne sont pas eux qui ont inventé la violence. Elle existait auparavant, puisque toutes nos sociétés modernes, tout l’ordre de choses actuel ne s’est établi et ne se maintient que par la violence.

Que quelqu’un, de part sa propre autorité, sans autre forme de procédure que sa force physique, me contraigne après s’être entendu avec des compères, après s’être déguisé pour la circonstance, appuyant sa volonté de textes que je repousse également, n’est-ce pas toujours l’arbitraire, et le gendarme qui, au fond, est la sanction efficace de l’arrêt, n’est-il pas la violence par conséquent ?

Certes, le gendarme serait impuissant à soutenir seul l’existence de l’état social présent. L’ignorance et l’erreur des masses est encore plus efficace, mais en ce cas particulier de ceux qui ont affranchi leur esprit, c’est le gendarme qui est la dernière raison.

La classe qui nous gouverne aujourd’hui, nous traite de violents, lorsque nous nous révoltons contre son pouvoir et contre ses actes, oublie trop facilement que, il n’y a pas si longtemps, c’était elle qui était en révolte contre la légalité qu’elle traitait de violence, et que, pour s’emparer du pouvoir, elle avait recours aux mêmes actes qu’elle nous reproche aujourd’hui.

Et il en fut de même de tous les gouvernements qui la précédèrent, tous eurent recours à la violence pour s’établir, et ne se maintinrent que par la violence.

De même en tous temps, en tous lieux, des gens furent lassés de la servitude qui pesait sur eux, et se révoltèrent, massacrant leurs oppresseurs, ou furent massacrés par eux.

Beaucoup ont été glorifiés pour cela par ceux-là même qui nous traitent de criminels.

La bourgeoisie actuelle qui pense nous flétrir des épithètes d’assassins, criminels, fous furieux, n’a-t-elle pas inscrit en tête de sa constitution, lorsqu’elle s’empara du pouvoir que « contre l’oppression, l’insurrection est le plus sacré des droits, le plus saint des devoirs ? »

Elle sous-entendait, il est vrai, que c’était contre l’oppression dont elle souffrait, que devait s’exercer l’insurrection des peuples, et non contre celle qu’elle voulait établir, mais n’empêche que si, parfois, la vérité change avec la situation, elle n’en reste pas moins la vérité pour celui qui reste toujours sous l’oppression.

Les bourgeois essaient de distinguer, en reprochant aux anarchistes de s’attaquer, non seulement aux gouvernants, mais aussi aux simples particuliers, sous le prétexte qu’ils sont des favorisés de la fortune, et que c’est ce qu’ils ne peuvent tolérer, surtout lorsqu’il s’agit d’actes, comme ceux du Liceo, en Espagne, de Léauthier, et autres, où la politique n’a rien à voir, et où des femmes, et des enfants, mêmes, furent menacés.

Que les anarchistes dont la vie et les idées sont faites de solidarité et d’affection pour chaque être, en soient venus à accomplir ou approuver des actes semblables, cela dénote un état d’âme que la bourgeoisie ferait bien de méditer.

Elle a été féroce, impitoyable pour les travailleurs. Les anarchistes, elle les a traqués comme des fauves. Pour une parole un peu forte, pour un article un peu plus violent que d’habitude, c’étaient des années de prison qui leur tombaient.

Mais ceci n’aurait rien été. Ayant devant elle des adversaires qui ne voulaient pas se laisser mater, elle s’en débarrassait ; rien de mieux, cela ne sort pas trop des incidents ordinaires d’une lutte.

Mais où elle fut ignoble, ce fut lorsque n’osant violer trop ouvertement les libertés de parole, de conscience et d’opinion dont elle se réclamait, elle chercha à créer des délits imaginaires pour se débarrasser de ceux qui la gênaient.

Sans compter les tracasseries policières dont elle s’acharna à persécuter tous ceux qui furent notés comme anarchistes, les traquant, les persécutant, les tracassant. Ces policiers, allant sans aucun prétexte violer leur domicile ; continuellement en chasse contre eux, chez le voisin, chez le concierge, jusque chez le patron, cherchant à leur faire perdre le travail, et leur rendre la vie impossible.

« Qui sème le vent récolte la tempête ». Et moi je ne suis pas étonné que d’une chose ; c’est que devant des tracasseries, les violences n’aient pas augmenté ; que parmi les individus acculés à la misère, il n’y en ait pas eu davantage qui se soient retournés contre leurs traqueurs.

Combattant l’état social actuel, les anarchistes n’ont jamais pensé que la bourgeoisie allait les remercier, les combler de bienfaits. Mais, si traités en fauves certains agissent en fauves, ce n’est pas sur les anarchistes qu’il faut en rejeter la responsabilité, mais sur la bourgeoisie qui ne devrait pas se plaindre de récolter ce qu’elle a semé.

Oh ! je le reconnais volontiers, la propagande anarchiste est loin de se donner comme but de faire des résignés, elle n’entend en aucune façon endormir les impatiences, ne veut nullement prêcher le respect des privilèges et des privilégiés.

Mais cela n’a-t-il pas été l’œuvre de tous les partis d’opposition ? œuvre qu’ils s’empressaient de vouloir empêcher par des lois nouvelles une fois qu’ils étaient au pouvoir.

Il ne faut pas demander à la bourgeoise actuelle plus d’abnégation qu’en n’eurent ceux qui la précédèrent, mais il est bon de lui faire sentir ses contradictions, et surtout, son escobarderie, son jésuitisme qui lui faisait traiter ses adversaires en malfaiteurs pour leur enlever le droit d’asile partout ; inventant des tracasseries inutiles, les tortures de Montjuich, le domicilio coatto d’Italie, le huis clos, l’emprisonnement cellulaire et la relégation en France pour délit d’opinion.

Oh ! il y a de la part des anarchistes, cela est indéniable, des actes qui déroutaient toutes les conceptions d’humanité reçues, semblant relever plus de la sauvagerie que d’être le fait d’êtres humains.

Ainsi, par exemple, si j’avais eu la bombe en mains, et qu’il m’eût fallu la jeter dans une foule de bourgeois anonymes, sachant qu’elle allait tuer des femmes et des enfants, comme cela eut lieu au Liceo et à la « calle de Nuevo cambio », quelle que soit ma haine de classe contre la bourgeoisie, j’avoue que je n’en aurais pas eu le courage.

Et combien parmi les anarchistes reculeraient devant cette hécatombe ? Combien, parmi eux, tous les premiers, furent révoltés au reçu de la nouvelle ?

« Pour arriver à exécuter de semblables actes, il faut avoir le cœur torturé par la haine, corrodé par la souffrance. Pour qu’un anarchiste, dont la préoccupation maîtresse est celle de la justice, puisse en arriver à exécuter froidement un acte qui va causer la mort de tant de personnes, coupables seulement de faire partie de la classe privilégiée, il faut qu’il soit bien profondément ulcéré. Que les bourgeois qui sont atteints, leur jettent l’anathème, c’est la logique humaine. S’ils réfléchissaient cependant aux misères qu’engendre l’ordre social dont ils tirent profit, aux vies humaines fauchées par leur avarice, ils s’étonneraient au contraire, que leur société ne soit pas encore plus souvent bouleversée ».

J’écrivais cela au lendemain de l’attentat du Liceo. Depuis, les évènements nous ont appris que Salvator, l’auteur de l’explosion, avait vu torturer ses camarades, avait été torturé lui-même, et avait juré de tirer une vengeance éclatante de toute la classe dont les défenseurs avaient été si féroces !

La vengeance fut aussi implacable qu’avait été la férocité des tourmenteurs.

« La violence entraîne la violence ; elle est toujours inexcusable », nous dit-on.

D’autant plus inexcusable, lorsque ceux qui l’emploient disposent de toutes les forces sociales.

Mais lorsqu’on a souffert de cette société qui broie tant de malheureux, lorsqu’on a vu les siens souffrir de la faim, mourir d’évanouissement, certains scrupules disparaissent, et lorsque la force vous opprime, qu’il n’y a plus que la force comme suprême argument, ceux-là qui ne maintiennent leur tyrannie qu’à l’aide de la violence, sont malvenus de se plaindre lorsqu’elle se retourne contre eux.

Lorsque la bête est acculée, elle voit rouge, fonce sur les assaillants, renverse ce qui lui fait obstacle, tant pis pour ceux qui se trouvent sur sa route. La responsabilité première en est à ceux qui la poussèrent au désespoir.

Les ruffians de la politique devraient songer à une chose, c’est que la guerre s’est déplacée ; on souffre toujours des institutions politiques, on les abomine, mais on ne hait plus les hommes politiques au point de voir en eux les seuls ennemis ; on sait que leur disparition n’amènerait aucun changement. On se contente de les mépriser, c’est tout ce qu’ils valent.

La guerre est devenue sociale. On sait que tous les maux viennent des institutions économiques ; c’est aux individus qui les représentent, qui en vivent, que vont les haines des exploités.

Et dans cette guerre-là, personne n’est en dehors de la lutte. On crève sous l’organisation sociale, ou on en vit.

Sont-ils plus activement, que les bourgeois du Liceo, mêlés à la lutte tous ces miséreux qui, dans notre état social, n’ont jamais connu que les privations et la faim ? Est-ce que, davantage que le plus obscur des bourgeois, ils sont dans la lutte active tous ceux que la misère pousse au suicide ? Tous ceux qui souffrent et s’étiolent sous votre oppression de fer ?

Des millions de pauvres souffrent et meurent dans notre société, sans jamais s’être inquiétés de la place qu’ils y occupent, de celle qu’ils devraient y tenir, sans jamais s’être demandé d’où découle leur misère, d’où vient le luxe de leurs exploiteurs ? Pourquoi ceux-ci ont tout à satiété sans rien produire ? Pourquoi eux-mêmes, en retour de ce qu’ils produisent, n’ont que la misère et les privations ?

Cela les empêche-t-il de tomber, fauchés par les maladies et la misère, d’être emportés par la tourmente ?

La lourde machine sociale ne les en broie pas moins tous les jours ; à chaque instant, de leurs rangs, il en tombent mourant à la peine, à côté des richesses et du luxe qu’ils contribuent à produire, ayant passé, dans la douleur et la souffrance, le peu de vie qu’ils ont vécue.

Ils sont hors de la lutte, et pourtant, c’est sur eux que retombe tout le poids de la guerre !

Le bon bourgeois qui n’exerce aucune industrie, n’exploite directement personne, vivant des rentes que lui rapporte son capital placé en valeurs de banque, peut bien, lui aussi, se croire placé hors de la lutte. Et, de fait, jusqu’ici, il n’en avait jamais souffert, sauf en sa caisse, lorsqu’il se trompait dans ses placements.

« La société est mal organisée ? Il y a des misérables qui crèvent de faim ? Oh ! que cela est donc triste ! Qu’il en est marri ! Il les plaint de tout son cœur ! Peut-être, même, participe-t-il à quelque fête de bienfaisance, allant danser et flirter, pour les soulager, se fendant, au besoin, de quelques louis supplémentaires pour venir en aide aux détresses trop criantes que lui signale son journal ! Avec cela, il a la conscience tranquille : il a aidé autant qu’il a pu, à réparer les injustices du sort ! Il n’est pas mêlé aux choses de la politique ; n’a jamais - autrement que par son vote et son approbation aux actes des politiciens - apporté aucune entrave aux revendications des miséreux. Son capital lui rapporte, il est vrai, de quoi vivre assez largement, mais ce n’est pas lui qui le met en œuvre, il occupe personne, que des domestiques, très bien rétribués, il ne peut donc être accusé d’exploitation. Pourquoi donc le rendre responsable du mal qui sévit sur cette vallée de larmes et de misère ? Si tout n’est pas pour le mieux, qu’y peut-il de plus que les prolétaires qui crèvent de misère ? ».

La différence ? - C’est qu’il vit de l’ordre social et que les autres en crèvent.

Et alors il y a des gens qui se disent que ce n’est pas juste ; que la société ayant la prétention d’être établie pour sauvegarder la justice et le droit, c’est un crime d’avoir du superflu lorsque les autres manquent du nécessaire, qu’il faut que cela change, et que ceux qui ne sont pas avec vous dans la lutte, sont contre.

C’est que la solidarité n’est pas un vain mot. Et votre société, toute basée qu’elle soit, sur l’effort antagonique des individus, ne peut faire que, malgré tout, on ne soit, dans son sein, solidaire des actes ou des institutions dont on profite.

Non seulement nous sommes responsables de ce que nous faisons, du bien dont nous profitons, du mal que nous accomplissons nous-mêmes, mais aussi de celui que nous laissons accomplir.

Et c’est parce qu’ils ne l’ont pas compris que les privilégiés de l’actuel ordre de choses s’acharnent à vouloir maintenir une organisation qui ne sait faire de bien aux uns qu’en faisant du mal aux autres.

Le bourgeois qui vit de ses rentes, comme l’ouvrier qui vit pour lui tout seul, sans s’occuper de ses camarades, refusent de se solidariser avec les réclamations de moins favorisés que lui ; le député qui fait les promesses les plus hardies, sans s’inquiéter comment il pourra les tenir, l’écrivain qui, dans un moment d’émotion sincère dévoile les turpitudes du système bourgeois, ou simplement parce que cela arrondit élégamment une phrase ; le panamiste chéquard qui vend son vote ; le financier qui négoce les conventions scélérates, le folliculaire qui fait campagne pour livrer la Banque de France à Rothschild ; la tourbe de députés faméliques qui, pour voyager à l’œil, pour fournir à leurs femmes et maîtresses un train de maison luxueux, bazardent leurs votes et les fonctions publiques ; ceux qui les dénoncent ; tous, tous, contribuent à faire des révoltés, tous travaillent à ajouter un brin de fil à la mèche au couteau qui s’aiguise dans l’ombre.

Si pour notre part, nous ne nous reconnaissons pas le droit, dans notre propagande, de conseiller la violence à qui que ce soit, estiment que les actes ne se prêchent que d’exemples, il est bien évident pourtant, que ce que nous cherchons à faire comprendre aux individus, ce n’est ni la résignation, ni l’inertie, ni la confiance aux promesses des endormeurs, qui n’apporteront aucune améliorations à leur sort ; que ce n’est pas de s’aplatir devant les oppresseurs qui les amènera à être plus modérés dans leur exploitation.

Tout en ne faisant que constater un état de choses dont chacun reste libre d’en tirer les conclusions conformes à son tempérament, à sa façon de raisonner, il est évident que, nous aussi, n’en avons pas moins une part de responsabilité dans tout acte de révolte qui s’accomplit. Nous ne cherchons pas à la décliner, mais que chacun endosse la sienne.

Ce sont des tombereaux de volumes - les suppléments de la Révolte et des Temps nouveaux l’attestent - que l’on peut réunir, rien qu’avec des aveux de bourgeois, rien qu’avec les cris des souteneurs les plus avérés du système bourgeois. Cris, arrachés peut-être en un moment de sincérité, peut-être en un moment de rancune personnelle, mais qui n’en restent pas moins, car ils ne font que constater un état de choses qui crève les yeux.

Et ceux qui, pour se faire mousser, pour se distinguer de leurs concurrents, dans la chasse aux places, croient bon de se tailler un drapeau dans le tas de réclamations des déshérités ! Il leur semble naturel d’attiser les impatiences, et lorsque, parmi ceux qui les écoutaient, il s’en trouve qui, impatients d’attendre, désespérés de l’avenir, se mettent à exécuter des menaces qui n’étaient que dilettantisme chez ceux qui les proféraient, ces pseudo réformateurs se voilent la face, criant à l’abomination de la désolation, essayant de rejeter leur responsabilité sur d’autres.

Eh bien ! non, tas de farceurs, tout se tient dans votre état social égoœste, tout s’enchaîne, tout le monde est responsable.

Quand tous ceux qui hurlent contre les anarchistes auront, payant d’exemple, prêché aux déshérités, le calme, les beautés de l’ordre social bourgeois, la confiance en la bonté des possédants, la résignation aux abus de justice les plus criants, la résignation aux misères les plus atroces.

Lorsqu’ils auront partagé leur dernier vêtement, leur dernier morceau de pain à ceux qui en manquent ; ceux-là, seuls, auront droit de crier haro sur ceux qui se révoltent ; ceux-là, seuls, pourront affirmer avoir essayé de faire quelque chose pour pailler l’injustice sociale, pour calmer la souffrance, pour endormir les haines.

Mais lorsqu’on a fait la critique de ce qui existe, quand on a appelé de ses vœux une meilleure répartition des charges sociales, quand on a flatté, ne fût-ce qu’un seul jour, qu’un seul instant, les réclamations des déshérités, on devrait avoir la pudeur de se taire ; rien ne dit que ce n’est pas vous qui avez ouvert l’entendement de celui qui agit.

Lorsqu’on mange à son soûl alors qu’il y en a qui crèvent de faim ; lorsqu’on va bien vêtu quand il y en a qui sont couverts de loques ; lorsqu’on a du superflu quand il y en a qui, toute leur vie ont manqué de tout, on est responsable des iniquités sociales puisqu’on en profite.

XII. Le vol et la reprise de possession

Légende à détruire - Romantisme - Le droit de vivre - Moyens louches - La société est basée sur le vol - Il n’y a pas d’absolu - La morale est l’individuelle - L’organisation capitaliste dégrade l’individu - La propagande anarchiste cherche à l’élever - Adaptations sociales - Moyens bourgeois - Le vol n’est qu’un déplacement de la propriété - Le voleur est le soutien du juge et de policier - Revendication - Distinctions à faire - Moralité des faits - On ne doit compter que sur ses propres efforts - Théorie bourgeoise à faux-nez libertaire - Moyens avilissants - Les produits sociaux - Fraternité consciente et sentimentalisme - La liberté du choix des solidarités - Haut les cœurs

Cette question a été si longtemps discuté parmi les anarchistes, et elle trouve si bien sa place ici, après le chapitre précédent, que je ne puis faire autrement que d’y consacrer quelques pages.

D’autant plus, qu’auteur de cette question, il s’est créé une sorte de légende qu’il est bon de dissiper.

On a tellement parlé des « bons voleurs » qui volaient pour la propagande, que beaucoup de gens s’imaginent que tout cambrioleur est doublé d’un anarchiste, ou vice versa ; et que la plupart des anarchistes eux-mêmes, s’imaginent que la propagande est largement alimentée par ce moyen. - bonne excuse, pour eux, de ne faire aucun sacrifice pour contribuer à l’extension de l’idée.

Il est une foule de causes qui, du reste, ont contribué à égarer le jugement des gens là-dessus.

D’abord, le mouvement russe qui battait son plein lorsque l’anarchie commença à formuler ses premières protestations, et qui nous fournissait l’exemple de ces nihilistes pillant les caisses de l’État pour en faire servir le contenu à la propagande terroriste.

Et, au surplus, n’y avait-il pas les légendes des brigands, redresseurs de torts, détroussant les riches, soutenant les pauvres qui nous hantaient, à tous, plus ou moins l’imagination.

Aussi, quand Duval, subissant sans doute, lui aussi, cette influence, tenta sa reprise de possession sur l’hôtel Lemaire, il n’eut que des approbateurs parmi les anarchistes. Moi tout le premier, sauf la réserve pourtant, que j’aurais préféré le voir s’attaquer à une caisse publique.

Duval était un convaincu, nul doute que, s’il eût réussi, le produit de son vol eût servi à la propagande.

D’autre part, l’anarchie reconnaît à tout individu le droit de vivre du moment qu’il a vu le jour. C’est à cause de la mauvaise organisation sociale qu’il y a des individus qui souffrent de la faim. Et, pourtant, la planète a encore, pour longtemps, de la place, plus qu’il n’en faut, pour nourrir les êtres qu’elle porte, et tout individu qui, par la faute de la société se trouve réduit à manquer de pain, a le droit de se révolter contre cette mauvaise organisation, de prendre à manger où il y a.

L’anarchie, de plus, se réclame de l’action individuelle, le vol peut passer - et est présenté - pour un commencement de l’expropriation générale. - Cela encore, j’y ai cru à un certain moment.

Pourtant il y a une chose qui chiffonnait beaucoup de nous, ce sont les moyens louches dont il fallait se servir pour voler ; le perpétuel mensonge pour tromper les gens, la constante duplicité pour capter leur confiance.

« Mais » vous répondait-on, « est-ce que, dans la société actuelle, tout le monde n’est pas plus ou moins voleur ? Celui qui travaille ne vole-t-il pas la part de celui qui chôme ? le commerçant qui triche sur le poids, même lorsqu’il se contente de prélever son bénéfice, ne trompe-t-il pas celui qui lui achète ? »

Oui, dans la société, n’a pas, peu ou prou, chapardé à l’occasion ? Au fond, dans l’organisation sociale, il n’y a que vol : celui qui est permis par la loi, et celui qu’elle défend. Nous qui sommes contre les lois, devrions plutôt être avec le vol « illégal ».

Et, de fait, cet exposé est vrai, si la conclusion est fausse.

La société actuelle ne reposant que sur le vol, il s’ensuit que toutes les transactions pour y vivre sont plus ou moins entachées de larcin.

Mais l’absolu n’existe que dans nos cerveaux. En fait, tout est relatif : les contrastes ne sont, le plus souvent, qu’une différence de proportion se rattachant par des tons intermédiaires.

Les choses ne nous semblent opposées que parce que nous les envisageons dans leurs extrêmes ; tandis que si nous suivons l’échelle dans ses progressions, nous finissons par nous apercevoir que ce qui nous semble le plus opposé, n’est différent que de degré, non de nature.

Et alors, cette nécessité, pour chacun, de se faire une règle personnelle de conduite, - arbitraire puisqu’elle n’a pour règle que la volonté de l’individu - fait que l’on accepte de faire telle chose, que l’on repousse telle autre, sans que nous puissions mettre absolument hors de critique les raisons qui nous les font accepter ou repousser.

Aussi, ce que cette question a fait couler d’encre parmi les anarchistes, ou dépenser de salive ! sans qu’elle se soit élucidée. Sans compter ce qu’elle fera dire ou écrire encore.

« Est-ce que la fait de subir les rebuffades d’un patron ou d’un contremaître, d’aller, de porte en porte, quémander du travail, ne déprime pas les caractères autant que le fait de mentir pour combiner et préparer un vol ? » rétorquaient ses partisans, lorsqu’on leur faisait remarquer la ruse et la duplicité qu’il comporte.

Il est de fait que, bien souvent, l’atelier est un bagne où les ouvriers sont traités en esclaves ayant, à chaque moment, à subir les engueulades des patrons ou des contremaîtres ; que, trop souvent il faut quémander une place comme si on la mendiait.

Cela abaisse les caractères, c’est indéniable ; mais je ne crois pas que personne ait dit qu’il fallait subir les rebuffades sans protester, subir les exigences patronales sans se révolter.

Mais, pas que je sache, personne n’a dit que, pour s’assurer du travail, il fallait que le travailleur courbât l’échine, se laissant traiter en paria.

C’est justement parce que nous trouvons que les travailleurs s’avachissent trop que nous cherchons à leur inspirer le redressement de leur dignité, que la propagande anarchiste vise à travailler au redressement des caractères, et que nous applaudissons aux actes de révolte qui en marquent l’acheminement.

Seulement, le travail étant la base de la vie, puisque ce n’est que par lui que les êtres humains peuvent obtenir ce qui est nécessaire à la satisfaction des besoins de leur existence, il ne peut donc avoir rien de dégradant ni de déprimant par lui-même.

Ce n’est que par les conditions dans lesquelles il s’opère ou s’obtient qu’il avachit l’individu. Or, l’idée anarchiste apprend aux individus à ne pas accepter ces conditions.

Et, de fait, nous voyons des individus garder leur dignité dans le travail, sachant imposer à leurs exploiteurs le respect de leur personnalité ; tandis que le vol sournoisement opéré, ne comporte que mensonge et hypocrisie.

« Mais le nombre des sans-travail augmente sans cesse, » répond-on, « trouver du travail et garder sa dignité envers les exploiteurs devient de plus en plus difficile à concilier, et celui qui n’a pas l’échine souple, chôme toujours de plus en plus, jusqu’à en être, souvent, réduit au suicide, à la mendicité ou au vol. Que voulez-vous qu’il choisisse ? ».

Cela déplace la question, mais ne la résout pas. Le dilemme n’est pas absolu.

Mendier, voler, travailler, sont des adaptations à la société actuelle, où l’individu choisit la voie la plus conforme à son tempérament, selon la dose d’énergie, ou le mode d’éducation qu’il a reçue.

Celui qui veut vivre, qui n’est animé par aucun autre idéal que celui de s’accommoder, du mieux qu’il peut, aux conditions dans lesquelles il se meut, - à moins qu’il n’ait déjà un tempérament instinctif de révolté - celui-là se pliera aux exigences du patron pour s’assurer la pitance.

Prenez-le à un degré d’avachissement plus bas, il s’habituera à tendre la main, et, méprisant celui qui travaille, il trouvera beaucoup plus intelligent de vivre de tromperies et de sollicitations.

Le vol, l’escroquerie, n’emploient guère que les mêmes moyens et mensonges pour capter la confiance de ceux qu’il s’agit de duper. Seulement ici, l’individu consent à courir quelques risques pour obtenir davantage en se servant lui-même.

Vivre ! c’est le droit de quiconque existe ; satisfaire ses besoins, développer son être ! voilà le but de toute existence, et la façon d’y réussir varie selon les individualités ! Et cela ne relève plus que de la morale individuelle.

Chacun agit comme il l’entend, comme il peut. Si ses façons de procéder sont en contradiction avec l’ordre de choses établi, c’est affaire entre lui et les défenseurs du code à s’expliquer.

Mais lorsqu’on prétend accommoder une certaine façon de vivre à un certain ordre d’idées ; lorsque certains cherchent à revêtir, du manteau de la propagande, des actes accomplis pour leur propre conservation personnelle, nous avons le droit de dire notre avis là-dessus.

Je sais bien que « l’idée », la « propagande, » ce ne sont que des abstractions de notre cerveau, mais ces abstractions désignent une façon de penser, un mode d’agir, et lorsque l’on prétend y rattacher d’autres façons de penser et d’agir, cela nous donne le droit de les discuter.

Pas plus que je ne suis solidaire du financier qui rafle les millions en accaparant les objets de nécessité qu’il nous revendra ensuite au prix qu’il lui plaît, je ne me sens de sympathie pour celui qui va cambrioler les chambres de bonnes, ou attendre, le samedi soir, l’ouvrier qui s’est attardé, à la sortie de la paie, à boire un coup avec les camarades.

« Mais » reprennent les partisans du vol, « voler le bourgeois, n’est-ce pas reprendre ce qui vous appartient ? ».

Voler le bourgeois, cela c’est de la phrase. Il est évident que voler un bourgeois, c’est plus profitable que de voler un prolétaire, mais lorsqu’on en arrive à pratiquer le vol, on vole ce que l’on peut, et non pas ce que l’on veut. Et s’il n’est pas commode, souvent, de faire la délimitation d’un bourgeois d’avec un qui ne l’est pas, il arrive aussi que l’on ne s’enquiert guère de la situation exacte de celui que l’on veut voler pour peu qu’on croie que le coup en vaille la peine.

Et puis, ce n’est pas cela que je discute, mais bien l’influence, qu’ont sur le caractère de celui qui les emploie, des moyens comme le mensonge, la duplicité et la tromperie qu’il s’agit de déployer pour arriver à combiner « une affaire ».

Et pour nous, anarchistes, qui désirons une société basée sur la confiance, la loyauté et la solidarité, je ne la vois pas trop bien amenée par des individus vivant de mensonge et de spoliations.

Je sais que, pour vivre dans la société actuelle, nous commettons une foule de mensonge auxquels nous entraîne l’organisation vicieuse que nous subissons. L’anarchiste qui voudrait, en tous les actes de sa vie, agir en anarchiste, ne resterait pas vingt-quatre heures sans se faire coffrer.

Seulement, il s’agit de savoir jusqu’où peut aller dans les concessions à la société actuelle.

Tout individu, de par le fait qu’il existe, a le droit de maintenir son existence, par tous les moyens possibles, même en se révoltant contre l’état social qui entrave l’exercice de ses facultés.

Et si l’anarchie s’arrêtait à la proclamation pure et simple de ce droit, il serait indifférent de la façon dont s’y prendraient les individus.

Mais, de par le fait que l’exercice de ce droit doit s’opérer au milieu d’autres individus qui ont des droits égaux, il s’agit de savoir comment ce droit d’évoluer peut s’exercer sans porter préjudice aux droits qui l’entourent.

Nous nous révoltons déjà contre le droit que certains s’arrogent de nous exploiter, contre l’abus de la force qui nous contraint à un genre de vie que nous repoussons, il n’est donc pas indifférent de savoir comment des individus exerceront leur droit d’évoluer, pour ne pas retomber dans l’oppression et l’exploitation.

Or, le vol n’est qu’un déplacement de la propriété, c’est le moyen, pour le parasite, de vivre à rien faire aux dépens de celui qui produit.

Quand des individus s’arrogèrent le droit exclusif sur certaines choses, au détriment de leurs semblables, ce fut l’origine du vol. Et depuis, il a été se développant avec l’état social.

Il y a des vols approuvés par les codes, d’autres qu’ils punissent, mais la vérité est que le vol règne du haut en bas de l’échelle sociale, et que la société ne se maintient que par lui. Le voleur justifie l’existence du policier, du gendarme, des avocats, de l’avoué, du juge, et de celui qui fabrique les lois. Si le voleur n’existait pas, notre société l’inventerait pour la justification de ses moyens de répression. Nous devons donc lui laisser ses moyens.

Si donc, nous nous plaçons au point de vue du droit exclusif qu’a l’individu de vivre, il peut voler, cela est son droit, si l’état social, l’y force en lui refusant du travail. Et j’ajoute qu’il est très stupide de se suicider lorsque la société vous accule à la misère, le droit de soutenir son existence étant primordial, on doit prendre où il y a.

Mais pour que l’acte de celui qui vole revête un caractère de revendication, soit une protestation contre la mauvaise organisation sociale, il faut qu’il s’accomplisse ouvertement, sans aucun moyen caché de mensonge et de duplicité.

« Mais » répondent les défenseurs du vol, « l’individu qui agirait ouvertement, s’enlèverait ainsi la possibilité de recommencer. Il y perdra sa liberté, car il sera aussitôt arrêté, jugé et condamné ? ».

D’accord, mais en agissant par ruse, l’individu qui vole, en se réclamant du droit de révolte, ne fait ni plus ni moins que le premier voleur venu qui vole pour vivre sans s’embarrasser de théories.

Cela rentre dans le même cadre que le cas de l’ouvrier qui accepte pour vivre les règlements de l’atelier. Et ceux-là, en agissant ainsi n’ont jamais eu la prétention de faire œuvre de propagande révolutionnaire.

Il en est de cela, comme pour le service militaire. Il y a des gens qui, refusent de se laisser enrôler, préfèrent s’expatrier ; cela a déjà un petit caractère de protestation. Mais, à côté de ceux-là, il y a ceux qui, soit par simulation d’une infirmité, soit usant d’un cas de dispense, ou l’emploi d’une protection efficace, arrivent à se faire réformer et exonérer de la servitude militaire.

Qu’ils se fassent exonérer de la servitude militaire, ils ont, certes, grandement raison, à leur point de vue. Mais s’ils venaient nous dire qu’ils ont fait œuvre de propagande révolutionnaire, contribué à démolir le régime, il serait facile de leur démontrer que c’est faux, qu’ils ne sont arrivés à se soustraire à certains désagréments du système militaire bourgeois, - qu’en en rejetant le fardeau sur d’autres, aurait-on pu ajouter, lorsque le service militaire n’était pas universel.

Pour que le refus de servir revêtit un caractère réel de protestation révolutionnaire et de propagande, il faudrait que l’individu s’y refusât carrément, en expliquant les raisons, et, au besoin, résistant à la force.

Que les défenseurs du vol nous montrent des individus repoussant les conventions sociales, n’acceptant pas le joug des exploiteurs, s’emparant ouvertement de ce qui leur est nécessaire, mais se rendant aussi utiles à la collectivité, selon leurs aptitudes, et j’admettrai avec eux que le vol peut être anarchiste.

Mais ce ne serait déjà plus le vol, car il aurait acquis le caractère de protestation qu’il ne comporte pas dans les conditions où il s’opère ordinairement.

Et ce n’est pas ainsi que, jusqu’à présent, ont agi les voleurs, même lorsqu’ils se réclamaient de l’idée anarchiste. User de ruse, dissimuler pour capter la confiance de la victime que l’on veut dépouiller. On avouera que c’est une façon d’agir aussi déprimante et dégradante que d’accepter les rigueurs de l’atelier.

Mais cette discussion pourrait durer éternellement, si les faits, qui sont encore les meilleurs arguments, ne venaient, de temps à autre, apporter leur éclaircissement.

L’argent étant ce qui manquait le plus au mouvement, en faire par tous les moyens possibles, fut, de bonne heure, l’objectif de ceux qui étaient dans le mouvement.

On peut dire que l’esprit de sacrifice et l’abnégation n’ont pas manqué à la propagande anarchiste.

Si jamais on fait un jour l’histoire du mouvement, que l’on dévoile comment ont vécu les publications anarchistes, comment se sont amassées, sou à sou, les sommes nécessaires à la publication des brochures, placards, affiches, on sera surpris des preuves de solidarité et dévouement qui se sont fait jour pour aider à leur éclosion et diffusion. On comprendra quelle force est la conviction, surtout parmi les plus déshérités.

Et de fait, le moyen le plus sûr encore de ramasser de l’argent, c’est de ne compter que sur soi-même, de savoir s’imposer quelques sacrifices pour aider à la diffusion des idées que l’on prétend avoir.

Mais, la plupart de ceux qui venaient au mouvement, poussés plus par l’enthousiasme que par le réflexion, hantés de l’idée de faire grand, dédaignaient ce moyen, trop lent, à leur avis, et ne rêvaient rien moins que de s’emparer de millions et de les mettre immédiatement au service de la propagande.

Et puis, aussi, il faut le dire, l’idée anarchiste comportant que tout individu a droit à toutes les satisfactions, à toutes les jouissances, d’aucuns en conclurent et cela fut prêché qu’ils ne devaient aucuns sacrifices même pour l’idée ; que n’était qu’en donnant satisfaction à tous ses penchants, que l’individu arriverait à s’affranchir. On alla jusqu’à dire que l’idéal serait que la propagande fît vivre celui qui la faisait.

J’ai déjà discuté cette idée dans L’Individu et la Société, je n’y reviendrai pas ici, mais ce que cette idée a perverti de camarades dévoués et désintéressés au commencement ! ce qu’elle a été funeste et pernicieuse sur certains caractères ! le mal qu’elle a fait en détournant de leur destination des efforts qui, sans cela, auraient été consacrés à la diffusion de l’idée ! Il faut avoir vu le mouvement de près pour s’en rendre compte.

Aussi, l’idée du vol flattait trop de passions pour qu’elle ne fût pas saisie « au vol » par ceux qui trouvaient plus agréable de vivre de la propagande que de contribuer à ses efforts.

Mais cette façon de procéder est bien trop déprimante pour que des convictions y durent longtemps.

Il y eut beaucoup de vols dont les auteurs se réclamaient de l’idée anarchiste, mais dont la propagande, que je ne sache, ne profita guère. A moins que l’on ne considère comme actes de propagande, quelques placards injurieux, plus ou moins teintés d’anarchie, simplement faits pour satisfaire quelques rancunes de leurs auteurs ; plutôt dirigés contre des personnalités que contre une institution ou une iniquité sociale.

Pour ma part, j’en ai connu quelques-uns qui furent de dévoués compagnons lorsqu’ils entrèrent dans le mouvement, capables de très grands sacrifices en faveur de l’idée ; mais qui, entraînés dans cette voie, avec l’idée bien arrêtée de servir la propagande, devinrent plus bourgeois et plus dégoûtants que les plus bourgeois des bourgeois.

L’influence démoralisante de l’argent y entrait bien, certainement, pour sa part, mais le nouveau genre de vie adopté par ces compagnons était encore plus décisif ; car on ne manie pas journellement le mensonge et la fraude, sans que le caractère s’y pervertisse, sans que le sens moral s’y atrophie.

On a vu des gens, restés dans des conditions normales d’existence, demeurer réfractaires aux suggestions de l’argent, tandis que, pour ma part, je n’ai jamais vu un voleur ne pas devenir bourgeois dans sa façon de vivre, et dans sa façon de raisonner.

« Tout comprendre, c’est tout pardonner, » ajoutent d’autres. Les voleurs ne sont que le produit de l’état social ; pourquoi les repousser !

Oui, mais les bourgeois aussi ne sont que le produit de la société : gouvernants et députés, magistrats et policiers, patrons et propriétaires, financiers et voleurs, escrocs, maquereaux et escarpes, tout cela dérive du fonctionnement social ; c’est compris, c’est pardonné, embrassons-nous, ma vieille !

Mais il ne faudrait pourtant pas être trop élégiaques ; nager dans le bleu à perte de vue. Être ami de tout le monde, avoir des trésors de tendresse pour tous les animaux à deux pattes et sans plumes, c’est faire preuve d’un très bon cœur, mais peut devenir dangereux aux époques de lutte.

Libre à ceux à qui il plaît de se créer ainsi, en leur cerveau, un petit paradis d’amour, d’abnégation et de contemplation, de donner libre cours à toutes leurs rêveries de sentiments éthérés, mais les choses de propagande sont plus complexes.

Tous, nous voulons un idéal, où les concepts de l’individu seront assez larges pour lui faire tout comprendre et tout pardonner, où les liens sociaux seront assez larges pour que, pouvant s’écarter de ceux qui ne vous conviennent pas, on ait le champ libre d’agir à sa guise.

Mais, malheureusement, nous ne sommes pas encore à cet état social idéal. Nous sommes en lutte, et pour réaliser cet idéal, et pour sortir de l’état présent.

Or, en lutte, il faut se garder de toute sensiblerie, se défier plus encore des faux amis que des ennemis déclarés. Tous les hommes sont pour nous des frères !.. à condition que nous ne serons plus opprimés ni exploités.

Avec ces théories de ne voir dans la propagande qu’une justification de la soif de jouir par n’importe quels moyens, je vois qu’on nous mène tout droit aux "trente sous" de la Commune qui étaient là les jours de paie et de distribution, brillant comme des ânes, mais se réfugiant chez le marchand de vin pour se saouler comme de cochons, alors que ceux mus par l’idée étaient à se battre.

La lutte implique sacrifices, et la réalisation de notre idéal n’est possible que par la lutte. Or, nous voulons être certains que ceux avec lesquels nous marchons, ne nous lâcheront pas en pleine bataille parce qu’ils auront trouvé le moyen de vivre.

« Notre corps, » nous dit-on, « doit vivre pendant la lutte. Tout ce qu’on peut nous demander, c’est de ne pas nous illusionner sur l’honnêteté des moyens que nous employons pour vivre. »

D’accord, et c’est pourquoi, lorsque nous faisons pour vivre, une concession à la société actuelle, nous voulons au moins que l’on ait la franchise de le reconnaître. Que l’on avoue que l’on commet une faiblesse, une faute, une lâcheté par nécessité, mais que l’on ne vienne pas nous l’ériger en principe.

Luttant pour la solidarité entre individus, pour le redressement de la fierté individuelle, voulant propager cet idéal et le faire comprendre de ceux qui l’ignorent ou le connaissent mal, nous ne devons accepter de solidarité qu’avec ce qui peut contribuer à la diffusion de cet idéal, repousser ce qui peut le dénaturer, surtout ces théories émasculantes qui tendent à nous éloigner du but, en préconisant aux individus les petits moyens pour des petites choses qui n’arrivent, en fin de compte, qu’à les dégrader de plus en plus.

Voulant sortir de la société d’ignominie qui nous déprime, ce n’est qu’en haussant notre pensée, notre volonté au-dessus d’elle que nous y réussirons.

Laissons-lui donc ses moyens. Et aspirons à la période où, l’idéal anarchiste plus fort que l’instinct de conservation, entraînera les individus à ne plus accepter de compromissions avec la société actuelle.

XIII. Agir et discuter

Encore la théorie bourgeoise - Condottiere - L’état social actuel ne permet de jouir qu’au détriment des autres - Manque de critère - Nécessité de l’idéal - Enlisement à éviter - Volte-face des guesdistes - Naissance du programme minimum - Tombés dans la politique - Une anecdote - Notre point de repère - L’utilité actuelle des chambres syndicales - L’affaire Dreyfus - L’impatience d’agir et le manque de conception sur l’action - Comment il faut faire la propagande - Les idées se transforment en évoluant - L’idéal et le présent.

Mais ce n’est pas sur cette seule question que s’est donné carrière la manie de discutailler. A chaque fois qu’il s’agit de passer de la théorie au fait, il y a des gens qui éprouvent le besoin du « distinguo ». Cela est très utile lorsque ça éclaire l’action, mais nuisible lorsque ça l’entrave.

Où c’est dangereux surtout, c’est lorsque nous traversons des périodes d’avachissement général comme est notre époque, où la plupart des gens n’éprouvent même pas le besoin de se remuer, où les dénis de justice les plus criants, les laissent froids, où les faits de corruption les plus probants, les empiétements du pouvoir sur l’autonomie individuelle, vont se développant sans cesse, sans qu’ils cherchent même, à s’en défendre.

Et, quelle que soit l’énergie d’un parti, il n’est pas sans subir l’influence de cette atmosphère de veulerie dans laquelle il est forcé d’évoluer.

Sous l’influence de l’évolution des idées qui demandent à s’épanouir en faits, nombre d’anarchistes voudraient agir, mais, subissant l’apathie générale ; minés aussi par cette propagande dont je parlais dans le chapitre précédent, qui leur dit "que le but de l’individu étant de jouir, il faut que chacun, même dans la société actuelle, cherche à jouir par toutes ses facultés, par tous ses pores ; que le sacrifice n’est qu’un leurre, et qu’il n’y a que lorsque chacun voudra avoir sa part de jouissance que s’opérera la transformation sociale", ils ne savent plus où se tourner.

Présenté d’une certaine façon, cela a un air de logique qui peut tromper ; d’autant plus à la portée des gens, qu’il est préférable de jouir qu’à faire des sacrifices.

Mais, malheureusement, nous sommes en la société bourgeoise qui, elle, si elle prêche aux individus des théories de renoncement, de charité, d’abnégation individuelle, en faveur du bien général, n’est basée que dur l’individualisme le plus égoœste, le plus étroit, le plus féroce, mettant chaque être en lutte, directe ou indirecte, avec ses voisins, ne réservant ses jouissances qu’à celui qui sera le plus fourbe, le plus violent, le plus rapace.

C’est la théorie, par excellence, de jouir en tout, partout et quand même, dépouillée de ses hypocrisies. De sorte qu’il n’y avait nul besoin de se mettre en peine de la réinventer, puisqu’elle est en pleine floraison en l’état social que nous voulons détruire.

C’est elle qui est arrivée à produire ces pseudo anarchistes qui ne craignent pas, à de certains moments, de se mettre à la solde de politiciens quelconques pour une besogne déterminée, prétextant qu’ils ne font que servir l’idée, tandis que, en fait, l’idée ne sert qu’à masquer ce que celle de vulgaires malandrins à la disposition des plus offrants ; ce qui n’a rien à voir avec l’anarchie.

La recherche de son propre bonheur est la fin de chaque être. C’est une vérité incontestable. Mais par la fait que l’état social a été si faussement constitué, il arrive que l’individu ne peut jouir pleinement, qu’au détriment de plusieurs autres, et que pour celui qui en a conscience, sa jouissance s’en trouve gâtée, il n’a plus, alors, qu’un objectif ; sortir de cette mauvaise organisation.

Il lui faut alors lutter, et la lutte ne va pas sans sacrifices.

Voilà comment, lorsqu’on ne tient pas compte des contingences, on peut aboutir à un axiome faux, tout en partant d’un fait vrai.

Nous avons le droit de développer notre être, de satisfaire tous nos besoins ; ce droit nous l’apportons en naissant, avec les forces virtuelles qui, en se développant, nous permettront de l’établir en fait. Si la société était organisée d’une façon rationnelle, équitable, nous y aurions toute latitude d’exercer ce droit sans léser personne.

Mais, puisqu’elle est anormalement constituée, nous ne pouvons exercer notre droit qu’en en opprimant d’autres, il s’agit de savoir si nous prétendons l’exercer en toute sa rigueur, ou acquérir la possibilité de l’exercer avec justice ?

C’est ce qui fait toute la différence entre ceux qui acceptent la société telle qu’elle est, et ceux qui veulent la transformer pour retrouver les conditions normales d’existence.

Si, en dépit de tout, on veut jouir quand même, si l’on prétend ne vouloir se plier à aucun sacrifice, cela est bon ; chacun est maître de choisir la voie personnel ; mais il y a, alors, hypocrisie de vouloir décorer cette manière d’agir des apparences de revendications sociales.

C’est la théorie bourgeoise ; que ceux qui veulent la pratiquer, restent avec les bourgeois.

Mais si on veut conquérir le droit de disposer de soi-même, la possibilité d’élargir ses facultés, sans léser personne, il nous la faut briser ; ce qui ne se fait pas en jouissant, mais en luttant, souffrant, en s’imposant les sacrifices qu’exigent les circonstances, les alternatives de la lutte. Nous sommes loin, alors, du droit de jouir en tout et partout.

Il y a aussi le découragement de ceux qui, arrivés tout enthousiastes à l’anarchie, s’imaginaient la voir se réaliser immédiatement, et qui, déçus dans leurs espérances, l’illusion tombée, sont effrayés de la route à parcourir, de la longue période d’évolution à suivre.

Il y a, d’autre part, une occasion d’agir, ne veulent pas s’y même sous prétexte que cela ne cadre pas avec l’intégralité de notre programme.

Il est hors de doute que les anarchistes, en leurs actes doivent toujours être guidés par leurs principes, et toujours cela a été ma façon de voir ; mais il ne faudrait pas oublier non plus qu’il n’y a que les abstractions qui soient absolues ; que, tout en ayant placé notre idéal en une société meilleure, nous vivons dans la société actuelle à notre corps défendant, le plus souvent forcés quand même de tenir compte des relativités que nous crée le fait de vivre dans un état social qui n’est pas le nôtre.

L’absolu n’existant pas, nous sommes bien forcés de nous contenter d’ "à peu près". Il ne s’agit plus que de savoir jusqu’où ils continuent d’être une manifestation de notre idéal ; quand ils deviennent un renoncement ou une lâcheté.

Ici manque le critère. Ici le point de démarcation reste soumis à l’arbitraire de chacun. Les uns testant en deçà, les autres allant au delà. Le mal ne sera pas grand, tant que l’on gardera, comme point de repère l’idéal complet. Tant que la conception anarchiste, nettement définie, restera toujours présente à nos yeux, pour nous servir de point de comparaison, nous indiquant lorsque nous nous éloignons trop de sa réalisation.

Oui, il faut, avant tout, éviter de se jeter à l’aveuglette en les manifestations de la lutte quotidienne pour s’y noyer dans les détails. Il ne faut pas, sous prétexte de « côté pratique » à cultiver, laisser l’idéal de côté pour s’enliser dans le mouvement de réformes.

Il en est des manifestations de la lutte quotidienne, comme des terrains marécageux où il ne faut poser le pied qu’avec précaution ; mais d’où pourtant, si on ne veut y croupir, il faut bien sortir si on s’y est égaré.

En se mêlant à un genre d’activité quelconque, on finit, presque toujours, par le prendre pour but principal de ses efforts, alors, qu’en premier lieu, on ne s’y était mêlé que comme moyen de réaliser plus vite, le but poursuivi, finit par aborder toutes vos facultés, et vous faire prendre pour but le moyen.

Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, mais bien frappant, je citerai le cas des collectivistes qui, autrefois, furent révolutionnaires, et en sont si éloignés aujourd’hui, quoiqu’ils prétendent toujours y être restés.

Je me rappelle à mon début, dans la propagande, il y a bientôt vingt ans, je marchais avec eux.

Leur propagande était absolument révolutionnaire. Ils conspuaient le parlementarisme, affirmant qu’il ne pouvait apporter aucune amélioration au sort des travailleurs. « Que la révolution, seule, pouvait préparer le terrain à la société nouvelle ».

Cependant, ils n’allaient pas jusqu’à se déclarer abstentionnistes. Ils se réservaient de prendre part aux élections ; mais il était convenu qu’ils ne se mêleraient jamais aux tripotages législatifs.

Dans le programme qui fut élaboré par Guesde, Deville, Labusquière, Marouck, et quelques autres, lorsque, à quelques camarades, nous organisâmes le groupe d’études des Ve et XIIIe arrondissements, il était stipulé qu’il ne serait présenté aux élections que des candidatures fictives ou inconstitutionnelles, pour donner l’occasion aux révolutionnaires de s’affirmer et de se compter ; mais que le parlementarisme n’étant qu’une façon bourgeoise de tromper le peuple, on n’y enverrait jamais aucun des nôtres.

En acceptant le suffrage universel, même qu’avec la seule intention de se compter, c’était le doigt mis dans l’engrenage, la main ne tarda pas à suivre, puis le bras, et le corps.

Guesde fit un certain voyage à Londres. Parti avec notre programme révolutionnaire, il l’y oublia, rapportant en échange le fameux« "programme minimum ». Les candidatures fictives étaient écartées pour faire place à de vrais candidats qui, à l’aide de ce nouveau programme devaient faire de l’agitation révolutionnaire ( !) dans les réunions électorales d’abord, à la Chambre ensuite, si possible.

Oh ! l’on n’abandonnait pas la révolution comme cela ! En de « vigoureux » considérants, elle était affirmée comme la seule émancipatrice. Le minimum, - tout un salmigondis de réformes radicales, - n’était qu’un cheval de bataille pour pouvoir parler plus facilement aux électeurs.

C’était la théorie.

Mais en pratique, lorsqu’on fut en plein dans la bataille électorale, les candidats et leurs comités n’eurent plus qu’un but ; triompher de l’adversaire, aller trôner au Palais Bourbon. Lorsque le « minimum » fut trouvé trop révolutionnaire, on y fit des retranchements, on y ajouta des réformes plus anodines encore dont l’on s’empressa de vanter les bienfaits émancipateurs. - Les considérants révolutionnaires s’en allèrent à vau-l’eau.

A tout prix, décrocher la timbale électorale, devint le seul objectif. On conclut des alliances avec les candidats plus modérés (de forme), au besoin avec les monarchistes. Aujourd’hui ces pseudo révolutionnaires ne sont que de vulgaires politiciens.

N’a-t-on pas vu, dans les dernières élections, Deville, pour décrocher quelques voix de plus, renier tout son passé révolutionnaire, mentir et nier toutes ses affirmations antérieures ?

Et toujours, sauf les cas extrêmement rares d’une volonté tenace, il en sera ainsi de tous ceux qui se mêleront sérieusement à quelle que tentative que ce soit.

Le but immédiatement réalisable fera perdre de vue le but plus éloigné, et toujours l’accessoire l’emportera sur le principal.

Cela me rappelle une conversation que j’eus avec Labusquière, quelque temps après l’apparition de L’Égalité (2e série). Ayant leur journal, déjà les chefs collectivistes se désintéressaient de notre groupe des Ve et XIIIe où ils ne manquaient aucune séance auparavant. J’allais chaque semaine, à l’imprimerie de l’Égalité, aider à l’expédition du numéro. Un jour vint Labusquière :

— Eh bien ! me dit-il, quoi de nouveau au groupe des Ve et XIIIe ?

— Oh ! pas grand’chose, répondis-je. Nous nous sommes définitivement prononcés pour l’abstention.

— C’est une faute !

— Pourquoi, une faute ? Ne reconnaissez-vous pas vous-mêmes que le parlementarisme ne peut rien produire, que c’est perdre son temps d’y envoyer des députés ?

— Oui, mais c’est une faute quand même.

— Alors quoi ? Vous irez dans les réunions électorales. Vous direz aux électeurs que le parlementarisme ne peut rien faire pour leur affranchissement, seulement qu’il y a vingt-cinq francs à toucher à la Chambre, qu’ils aient à faire tous leurs efforts pour vous envoyer les y toucher.

— Mais ce n’est cela que ça veut dire. Hein ?

Labusquière me tourna les talons.

D’autre part, sous prétexte de ne pas nous laisser entraîner loin de notre idéal, il ne faut pas non plus, comme cela est arrivé maintes fois, tomber en l’excès contraire, et nous condamner à l’inaction systématique en nous enfermant dans la tour d’ivoire des principes.

Notre programme doit rester absolument intransigeant ; nous devons écarter tout ce qui, sous prétexte de l’élargir, tendrait à la diminuer. Il doit rester pur de toute compromission, menant la campagne anarchiste, toujours montrant le but à atteindre, sans s’occuper des risettes que lui font les pêcheurs de réformes, se refusant de faire entrer en ses moyens d’action, des modes d’activité qui, temporairement, sembleraient faciliter la besogne pour semer l’idée ; mais sont en contradiction formelle avec le but à réaliser.

L’idéal anarchiste est la boussole qui doit nous servir à nous reconnaître dans les occasions d’agir qui nous sont offertes par les circonstances ; nous indiquer ce qui, sans avoir un rapport direct et absolu avec ce que nous désirons, peut, cependant, marquer une étape pour y arriver, et ce qui, sous des apparences fallacieuses de résultat immédiat, ne pourrait que nous détourner du but poursuivi, de l’idéal à propager.

Ainsi, par exemple, tout ce qui se fait à côté de nous, répond à un besoin quelconque d’une partie des individus. Pourquoi le dédaigner lorsque cela ne répond pas à l’intégralité de notre programme, s’il a cependant des points de contacts ?

Pourquoi ne pas saisir les occasions, que les partisans de ces moyens d’action peuvent nous fournir, pour y aller développer notre idéal ?

Que nous ne fassions pas entrer ces moyens insuffisants dans notre programme, d’accord, mais n’empêche qu’ils peuvent fournir une occasion aux activités individuelles de s’exercer.

Je m’explique :

Prenons, par exemple, les chambres syndicales, telles qu’elles sont constituées. L’esprit qui anime la plupart d’elles, leurs vues étroites de défense de salaires, le désir qui anime la plupart de leurs inspirateurs de les transformer en sociétés coopératives de production, les classes, c’est évident, loin de nos revendications.

Cependant, étant donné que, tant que notre idéal n’est pas réalisé, il est nécessaire aux travailleurs de défendre leurs salaires, les syndicats, il nous le faut bien constater, sont utiles comme moyen de défense contre le patronat.

En attendant la disparition du patronat et de salariat, les travailleurs ont besoin de défendre, et même de faire augmenter leurs salaires, de lutter pour obtenir des conditions meilleures de travail.

Le tort de certains fut de les préconiser comme moyen d’affranchissement, alors que ce n’est qu’un palliatif ; l’erreur de certains anarchistes fut de prôner qu’il fallait se consacrer à leur organisation affirmant que l’on y trouverait les moyens de hâter la révolution.

Pour ma part, dans les syndicats, comme dans les coopératives, je n’y vois que des groupements où les anarchistes peuvent faire de la propagande ; auxquels nous aurions tort d’accorder une trop grande prépondérance, mais dont il nous faut tenir compte, vu qu’ils sont plus près de ceux auxquels nous voulons nous adresser.

C’est comme l’affaire Dreyfus. Voilà, certes quelque chose qui semblait n’avoir rien de commun avec la propagande anarchiste.

Mais lorsqu’il fut démontré que ce bourgeois, cet officier, était victime d’un complot de ses collègues, cela intéressait les anarchistes, puisqu’il y avait une injustice à combattre.

Certains refusèrent d’y participer, sous prétexte que Dreyfus, officier et bourgeois, ne les intéressait pas, d’autres y prirent parti comme de vrais politiciens, pendant que d’autres y intervenaient en essayant d’y donner la note anarchiste.

Quoi qu’il en soit, cette affaire qui semblait n’avoir aucun rapport avec l’idée, nous offrit un champ de propagande incomparable. Nous n’en savons pas encore l’issue.[5] Mais l’armée, la magistrature et le parlement, y ont déjà subi des assauts, et reçu des blessures que ne leur auraient pas portées vingt années de notre propagande.

Mais, me dira-t-on, prendre part d’une façon à ces groupements, n’y pas prendre part de telle autre, tout cela c’est du « distinguo ».

D’accord, mais la façon dont on se mêle à un mouvement, décide le genre d’activité que vous y déploierez, et il n’est pas indifférent de savoir si on doit se mêler à leur organisation pour les faire réussir dans l’ordre d’idées où ils sont, ou bien, si nous devons nous y mêler seulement pour y trouver des adhérents à notre idéal. - J’aurai du reste à y revenir plus loin.

Et puis, est-ce que toute notre existence dans la société actuelle ne se passe pas à « distinguer » entre ce qu’il nous est possible d’accorder avec notre façon de penser, et ce qui ne l’est pas ? et cela, jusqu’à ce que nous soyons arrivé à faire accepter complètement notre façon d’agir.

De toutes parts, depuis longtemps, on reproche aux anarchistes, - et eux-mêmes s’en plaignent - de ne rien faire. D’aucuns les accusent - ou s’accusent - de piétiner sur place.

C’est cette idée de vouloir, à tout prix, « faire quelque chose », qui en a amené certains à faire machine en arrière et trouver des charmes au « Pain gratuit », à la loi de huit heures, à la fondation de coopératives de consommation, et autres balivernes semblables, et, de là, à plonger dans le parlementarisme.

Or, il s’agit de démontrer que, sans revenir aux réformes parlementaires, ce ne sont pas les occasions d’agir qui nous manquent, qu’il ne s’agit que de les saisir lorsqu’elles se présentent.

Mais ce qui aveugle la plupart, c’est que l’on voudrait des résultats immédiats, se réalisant du jour au lendemain, faute de savoir se donner aux besognes de longue haleine.

Quand un anarchiste se met dans un groupe, il voudrait que, le lendemain, ce groupe pense absolument comme lui, ne fasse que des choses absolument anarchistes.

Si c’est une chambre syndicale, qu’elle dédaigne la défense des salaires pour ne viser qu’à la dépossession du patronat ; que les grèves entreprises aient toutes pour but de mettre les ateliers à la disposition des travailleurs ; si c’est une coopérative, qu’elle mette immédiatement ses bénéfices au service de la propagande.

Ce serait le rêve, en effet, mais il faut compter que les idées ne marchent que lentement, qu’il faut du temps et de la patience pour arriver à faire pénétrer les idées dans la tête des gens.

Il nous faut bien persuader d’une chose, c’est que les résultats immédiats, ne sont pas toujours les meilleurs. Il faut nous habituer à saisir l’ensemble des choses pour savoir les ramener à leur propre valeur. Comprendre que rien ne s’acquiert sans efforts, et que lorsqu’il s’agit de la propagande d’une idée, le temps ne compte pas ; que ce n’est pas une raison, parce que la réalisation de cette idée pour être menée à bien, demanderait beaucoup de temps, qu’il faut la dédaigner.

Je suis convaincu, je l’ai déjà dit bien des fois, et ne me lasserai de le répéter : jamais les idées ne se réalisent d’emblée, telles que les conçurent ceux qui s’occupèrent de leur propagande.

Peu les saisissent dans leur ensemble, la masse jamais. Certains en adoptent quelques parties : certains autres sont séduits par un autre côté, d’aucuns y ajoutent, certains y retranchent ; ce n’est que progressivement que l’idée chemine, se dégageant de ses obscurités pour se traduire en fait.

Mais ce qui est encore plus certain pour moi, c’est que, plus large, plus actif, et plus intense aura été le mouvement de propagande autour d’une conception, plus cette conception aura chance de triompher en le conflit d’idées qui nous entraîne.

Tout en étant les hommes de l’idéal, les hommes de demain par la pensée, il nous faut par l’action, démontrer que nous sommes les hommes d’aujourd’hui ; que notre refus de prendre part aux combinaisons mesquines n’est ni de l’inertie, ni de l’impuissance, mais une conception plus large des choses, une lutte de tous les jours.

Il nous faut nous tenir ferme dans l’idéal tel que nous le concevons, tout en sachant profiter des occasions où nous pouvons le développer sans l’amoindrir. Sachons aller à ceux que nous voulons convaincre ; non pour nous étrangler dans l’étroitesse de leurs vues, mais pour les hausser au niveau des nôtres.

Pour cela, il faut une volonté tenace, ne se rebutant jamais d’aucune difficulté. Il faut savoir déployer des efforts suivis pour n’obtenir que des résultats éloignés. Il faut développer constamment de l’initiative.

L’idéal que nous concevons doit susciter les hommes capables de suivre ce programme.

XIV. L’initiative individuelle

Théorie et pratique - Les outranciers de l’anarchie - Initiative et groupement - Vieux jeu - A théorie nouvelle, tactique nouvelle - Napoléon 1er et l’Espagne - La force de l’initiative - Le Mexique et Napoléon III - La prise de la Bastille - L’absence de chefs - La marche des femmes sur Versailles et Maillard - Le 10 août 1792 - Spontanéité des faits révolutionnaires - Le siège et la Commune de 1871 - Battus faute d’initiative - La malfaisance de la croyance aux chefs - Clairvoyance et manque d’initiative de la foule - Initiative et coordination - L’internationalisme - Identité de souffrances de tous les peuples - La misère est le fait de la richesse en produits - Maladresse des gouvernants bourgeois - La révolution est maintenant - L’exemple.

Agir par soi-même, ne pas s’inféoder à tel individu, à tel groupement ; agir comme l’on pense, comme l’on sent, sans s’occuper des criailleries ou des anathèmes, voilà ce qui, théoriquement, s’est fait jour dans les conceptions anarchistes.

« Théoriquement, » car il s’en faut que, dans la pratique, on ne soit absolument débarrassé des vieux errements de notre éducation et des groupements par lesquels nous avons passé.

On se réclame de la liberté individuelle, on proclame la libre initiative de l’individu ; mais lorsqu’il faut agir on ne bouge guère. Si l’on s’est réuni en groupe, on s’habitue à entendre pérorer deux ou trois individus, toujours les mêmes ; on se repose toujours sur les mêmes, de ce qui est à faire dans le groupement : ceux qui se montrent les plus actifs, que l’on est habitué à voir agir ; et, souvent, l’on se montre assez intolérant contre ceux qui ne pensent pas comme vous.

En somme, peu de chose de changé en apparence.

Peu de chose en apparence, mais, cependant, beaucoup en réalité : De nouvelles aspirations se sont fait jour dans les cerveaux humains. Les hommes-providence ont perdu de leur prestige ; une faible lueur, dans le fin fond de l’entendement humain commence à luire sur le rôle de la personnalité humaine en marche vers son affranchissement.

Cette idée comme toute autre n’a pas manqué d’avoir ses outranciers : « Initiative ! Autonomie ! » se sont écriés certains, « cela veut dire que je dois marcher seul, sans m’occuper des autres ; groupes, sociétés, tout cela c’est vieux jeu, il n’en faut plus. Il n’existe plus que mon « Moi » : je fais ce que je veux, tant pis pour les autres ».

Nous aurons à voir que l’initiative et l’autonomie se concilient fort bien avec le groupement. Ici, je ne veux m’attacher à répondre qu’à ceux qui, tout en reconnaissant le principe d’initiative et d’autonomie individuelle, ajoutent cependant qu’elles ne sont applicables que dans une société transformée ; que, pour le moment, pour lutter avec efficacité contre l’ordre social actuel, ils doivent se subordonner au principe de discipline, seul apte à nous permettre de lutter avec fruit contre les forces organisées du monde bourgeois.

Envisageant la révolution comme une lutte d’armées, « ce serait joli, » disent-ils, « ayant des forces organisées à combattre, de lancer contre elles, une foule sans cohésion, d’agir sans coordination, sans plan mûrement combiné, chacun agissant de son côté, à l’aventure. Une volonté centrale, est nécessaire pour combiner les efforts, savoir profiter des points faibles de l’ennemi et y diriger les forces révolutionnaires qui seraient impuissantes en restant éparses. »

Influencés par ce qu’ils ont sous les yeux, ces individus oublient ce que doit être une révolution économique ; ils ne peuvent concevoir qu’à une théorie nouvelle doit correspondre une tactique nouvelle.

En présence des armes formidables que mettent sur pied les gouvernements actuels, les individus se demandent comment il serait possible de leur résister sans leur opposer des forces pareilles ? comment parer à leur tactique, si on ne leur en opposait pas une autre possédant la même précision, le même mécanisme ? Si, pour combattre le pouvoir les révolutionnaires s’amusent à le singer, à jouer aux soldats en livrant des batailles rangées, il est certain qu’il leur faudra adopter sa tactique, sa hiérarchie. Et la Commune de 71 nous est un exemple que, quelles que soient les forces dont on dispose, c’est se mettre en infériorité évidente que d’accepter la lutte en des conditions où la pratique les fait nos maîtres. Il ne faut pas oublier non plus qu’une révolution n’est possible que lorsque les idées ayant plus ou moins contaminé tout le monde, elles sont pour ainsi dire dans l’air, où l’armée elle-même en est ébranlée, et n’offre plus l’état d’esprit qui en fait un instrument passif aux mains de ceux qui la mènent.

Et pour finir de les désorganiser, il s’agit moins d’user de stratégie que d’accomplir des faits qui achèvent de les troubler dans leur obéissance passive, en leur ouvrant les yeux sur un nouvel état de chose.

Chaque fois que les peuples ont voulu sérieusement résister à leurs envahisseurs, s’ils ont cherché à concentrer leurs forces en corps d’armées, c’est que, aveuglés par l’erreur du militarisme, ils ne croyaient qu’en l’efficacité des grandes batailles, mais ces concentrations de leurs forces militaires ne leur furent rendues possibles qu’après qu’ils eurent vaincu par une guerre de détail, acharnée, continue, de chaque jour.

Militairement, l’Espagne fut vaincue par Napoléon. Ses armées détruites, son gouvernement dispersé, son territoire envahi, partout l’ennemi maître de la situation.

Mais les espagnols n’avaient pas renoncé à la lutte : chaque maison devint une forteresse, chaque coin de rocher, chaque buisson, une embuscade contre l’envahisseur ; chaque paysan un soldat qui, patiemment, attendait sa victime pour disparaître le coup fait, devenant insaisissable, protégé par la complicité de tous, et recommençant l’occasion propice venue.

Le soldat isolé était sûr qu’une balle viendrait le frapper au coin d’un bois, au détour d’un chemin, ou qu’un coup de couteau s’abattrait sur lui au moment où il s’y attendrait le moins.

En entrant dans un village, la compagnie, le détachement, savaient qu’ils n’y trouveraient ni eau, ni vivres, la solitude, le vide se faisant devant le vainqueur, pendant que derrière se reformait le flot des persécuteurs invisibles.

Et cela, sans qu’il fût besoin d’ordres ni de pouvoir central. - Si, il y avait bien une junte directrice, mais vu qu’elle était forcée de se dissimuler, ses ordres n’auraient eu aucun effet, ou seraient arrivés bien trop tard, si l’état d’esprit de la population n’avait inspiré lui-même cette tactique.

Celle de Napoléon finit par s’y briser. Les vainqueurs finirent par être les vaincus.

De même au Mexique, où Badingue était allé réaliser la « grande pensée du règne ». La situation fut la même : des batailles rangées donnèrent la victoire à l’envahisseur, des villes furent emportées d’assaut ; mais les escarmouches, les guérillas eurent vite fait d’user l’armée victorieuse en détail. Les conquérants durent renoncer à leur proie.

Ce qui prouve que la véritable force est en la volonté de l’individu, en son énergie, en son initiative appliquée à propos, avec persévérance et continuité.

Si nous prenons les faits des révolutions passées n’y voyons-nous pas que le peuple n’est vainqueur que lorsqu’il agit par lui-même, sous la poussée des évènements ? et n’est battu que lorsqu’il s’est donné des chefs.

Chaque fois que la masse se soulève, agit, la première explosion est toujours le fait d’un mouvement spontané. Sans chefs, sans mot d’ordre, c’est sous la seule impulsion des circonstances qui se font sentir, que la foule s’est levée, qu’elle accomplit les actes dont la nécessité s’impose. Ce n’est qu’après la victoire, qu’apparaissent les chefs !

En 89, pendant que les États Généraux, discutent, ergotent avec la royauté, que fait la foule soulevée ? - Une parole est sortie on ne sait d’où. Une bouche inconnue a crié : à la Bastille ! - la Bastille passait pour le rempart de la royauté, incarnait la légende de la tyrannie. - Aussitôt la foule, sans ordres, sans chefs, se rue à l’assaut de la forteresse, organise l’attaque, et la Bastille est prise.

Quelques noms surnagent bien de la foule, mais ce ne sont pas des chefs, ceux qui paient d’initiative seulement ; dont les avis, et non des ordres, ne sont suivis que parce qu’ils concordent avec le sentiment de la foule, et dont la personnalité disparaît l’action accomplie.

Si on débarrasse le fait de sa légende, on reconnaît que la prise de la Bastille, fut, matériellement une chose insignifiante, mais importante par son effet moral ; car elle fit trembler la royauté, donna du cœur au ventre du Tiers qui, peut-être, sans cela, n’aurait pas su parler en maître au roi et à sa séquelle.

Et la marche des femmes sur Versailles ! - La fermentation soulevait Paris. On accusait la Cour d’être, par son éloignement de Paris, cause de la cherté des vivres. On murmurait, disant qu’il fallait forcer le roi de revenir à Paris.

Un matin, une jeune fille s’empare d’un tambour au poste Saint-Eustache, se met à battre de la caisse à travers les rues, la foule s’amasse et la suit, et une armée de femmes s’organise, envahissant l’Hôtel de Ville, bousculant, tant soit peu, les membres de la Commune, les traitant de mauvais citoyens, et ne parlant rien moins que de mettre le feu aux paperasses et au bâtiment.

Ici, arrive Maillard qui les détourne de mettre leur idée à exécution ; mais n’y parvient qu’en leur conseillant de marcher sur Versailles, et en s’y laissant entraîner avec elles, d’où elles ramenèrent le roi et sa famille, ce qui, en les mettant sous la surveillance directe de la population, apporta plus d’une entrave à leurs menées contre-révolutionnaires.

Et ce Maillard qui surgit on ne sait d’où disparaît ensuite dans la foule, pour ne reparaître qu’une autre fois, lors des fameuses journées de septembre. L’histoire n’en reparle plus ensuite.

Au 10 août 92, lorsque les Parisiens s’emparent des Tuileries et font la famille royale prisonnière, où étaient les chefs : les Danton, les Marat, etc. ? Éclipsés, la foule est soulevée. On sait que l’obstacle c’est le roi, son entourage. Un cri part des rangs : Aux Tuileries ! - Et la foule se rue sur la maison royale, passe sur le ventre des gardes du corps et des Suisses, défonce les portes, force le roi à se constituer prisonnier de l’assemblée nationale qui ne s’en dessaisira que pour le livrer à l’échafaud.

A ce moment-là personne ne commandait. Celui qui eut la compréhension plus vive ou plus nette des choses, indiqua où il fallait frapper, ne faisant que préciser, ce que toute la ville sentait.

En ces moments l’individu ne compte pas, c’est l’inspiration que l’on suit. La meilleure preuve, c’est que, l’action passée, on ignore d’où est venue l’initiative. Elle était dans l’air.

En 1830, 1848, le 18 mars 1871, à chaque date, c’est la victoire de la foule anonyme qui descelle les pavés, renverse ceux qui l’oppriment, va elle-même où il faut frapper, et n’est vaincue que de l’instant où, ivre de sa victoire, elle est assez bête de confier sa direction à des chefs qui hésitent, tergiversent, brisent son impulsion, alors qu’elle attend la leur, et n’ont plus qu’un but, remettre sur ses épaules, le licou qu’elle vient de briser.

Cela me rappelle d’autres faits moins saillants, mais tout aussi probants qui se passèrent pendant la période révolutionnaire de 70-71.

Tout le monde connaît l’avortement piteux du soulèvement du 31 octobre qui, d’abord triomphant, échoua par l’impéritie du nouveau gouvernement qu’avaient nommé les révolutionnaires, et qui perdit son temps à discuter, à rédiger des décrets et des proclamations, oubliant la chose la plus élémentaire, faire descendre à l’Hôtel de Ville, les bataillons sur lesquels ils pouvaient compter, négligeant de mettre dans l’impossibilité de nuire le gouvernement précédent.

D’un autre côté, les gardes nationaux fiers d’avoir des chefs, crurent que tout allait pour le mieux, qu’il n’y avait plus qu’à rentrer chacun chez soi, ce qu’ils firent tous en chœur !

Le lendemain, leurs chefs étaient prisonniers du gouvernement démoli la veille, mais qui s’était employé à concentrer les forces réactionnaires, à balayer ceux qui l’avaient remplacé et s’était mis en état de répondre à un nouveau mouvement, s’il s’était produit.

C’est déjà typique comme malfaisance de la foi en les chefs ; mais voici un autre fait qui prouve l’utilité qu’il y a à ce que les individus sachent agir sous leur propre inspiration, sans demander d’avis à ceux qui se croient autorisés à les mener.

Le fait m’a été raconté par un ami qui en fut témoin. Je ne me rappelle plus des noms, mais ils importent peu.

C’était le soir du 31 octobre, dans le XIIIe arrondissement. La nouvelle de la prise de l’hôtel de Ville avait fait mettre en marche les bataillons révolutionnaires de l’arrondissement vers la place de la Grève.

Mais l’état-major de l’arrondissement se trouvait réuni à la mairie. Les bataillons eurent le tort de se laisser arrêter et d’envoyer des délégués à la parlotte que formait l’état-major en l’une des salles.

Là, un monsieur galonné leur débita je ne sais plus quelle harangue, les encourageant à retourner chez eux, leur affirment que tout allait le mieux du monde à l’Hôtel de Ville, qu’il n’y avait nul besoin d’eux, etc., etc.

L’un de ceux qui étaient montés, porta la main à la crosse de son revolver, le sortit à moitié de la ceinture, et, interrogeant du regard, l’un des chefs les plus acclamés du XIIIe, fit signe s’il fallait brûler la cervelle du discoureur.

L’interpellé fit signe que non, et le revolver resta à la ceinture ; le discoureur persuada aux bataillons de rentrer chez eux ; l’Hôtel de Ville dégarni de défenseurs, fut repris par les mobiles bretons et les gardes nationaux de Langlois.

Si, au lieu de demander une approbation, l’homme au revolver eût simplement cassé la tête à l’endormeur, les choses auraient pu changer de face, les bataillons descendant à l’Hôtel de Ville auraient tenu tête à la réaction. En serait-il résulté mieux ou pire que les évènements qui suivirent, on ne sait.

En tous cas, ce que voulaient à ce moment les Parisiens, c’était de défendre contre l’Allemagne, ils auraient pu y réussir en se débarrassant des bourgeois de la Défense Nationale qui, eux, n’avaient qu’un but : sauvegarder les droits du capital, en désarmant une population qui les rendait inquiets sur les possibilités futures.

Même chose au lendemain du 18 mars. Cela je me le rappelle, mon imagination en avait été frappée, les bataillons de l’arrondissement que j’habitais, (le Ve) pendant huit jours, réveillés toutes les nuits, se rendirent sur la place du Panthéon, y attendre les ordres du Comité Central.

« C’est pour marcher sur Versailles », disaient les hommes. - « Il faut marcher sur les Versailles, il n’y a pas de troupes », c’était là le cri de tous. Et des heures entières on attendait, en rangs, sur la place, des ordres qui ne vinrent pas.

Et, cela, je l’avais bien remarqués, les premiers jours, les bataillons étaient au complet, non seulement les ouvriers, mais les commerçants du quartier, tous étaient présents et ne demandaient qu’à marcher ! Le Comité Central ne sut pas profiter de l’enthousiasme. Au lieu d’agir, il discuta sur sa propre légalité ! Il ne donna pas d’ordres, l’enthousiasme déclina, et lorsqu’il voulut faire marcher les hommes, beaucoup qui avaient repris possession d’eux-mêmes, se dérobèrent, voyant l’ancien gouvernement reprendre des forces.

Si les hommes, ou simplement, parmi eux une minorité fermement décidée, avait été bien pénétrée de l’idée d’initiative, au lieu d’attendre passivement avaient fait comme la femme de 1789, entraînant ses compagnes à la recherche du « boulanger, de la boulangère et du petit mitron, » ils se seraient mis à la tête de leur compagnie.

« Qu’avons-nous besoin d’ordres pour nous rendre à Versailles ? » auraient-ils dit. « Mettons-nous en marche, entraînant tous ceux que nous trouverons sur notre route ».

Et, comme en effet, le gouvernement de Versailles n’était défendu que par quelques gendarmes, s’il avait été balayé ou forcé de fuir encore, c’était le triomphe de l’idée communaliste. Nous aurions sans doute évité cette saignée de 35.000 hommes faisant disparaître les plus énergiques, et que, aujourd’hui, nous payons par cette dépression morale qui fait que l’on accepte les pires ignominies, sans que les pavés se soulèvent d’eux-mêmes.

Peut-être nous aurait-il fallu, par la suite, combattre la Commune comme trop autoritaire et réactionnaire. Mais je me place ici à son point de vue, et je constate que plus d’initiative de la part de ses défenseurs aurait contribué à la faire triompher, tandis qu’elle fut battue pour avoir voulu trop bien jouer aux soldats.

Pour nous, anarchistes, la révolution sociale ne doit pas consister en un simple changement de pouvoirs ; mais dans la transformation la plus complète possible de l’état social ; dans l’abolition de toutes les institutions politiques, et économiques de l’heure actuelle ; dans la mise à la disposition de chacun, du sol et de l’outillage.

Ce n’est pas à élever une autorité de leur choix que devront s’exercer ceux qui voudront s’affranchir ; mais bien à détruire toutes celles qui tenteront de se substituer aux anciennes.

La lutte sera partout où il y aura une autorité à renverser ; municipale ou centrale ; partout où il y aura du sol à mettre en valeur, une exploitation à empêcher, un signe de servitude politique ou économiqueà détruire.

Et, pour cette lutte, on comprendra sans peine qu’il n’y ait pas d’ordres à attendre, aucune autorité centrale à consulter, mais seulement à agir partout où il y aura des individus soucieux de s’affranchir.

C’est partout à la fois, sur tous les points que devra s’étendre la lutte. Battue ici, triomphante plus loin, la révolution fera son chemin pour ne s’arrêter que lorsque la dernière tentative d’autorité aura été brisée, le dernier vertige d’exploitation détruit.

Ce travail ne peut être l’œuvre d’une population servile ou routinière ; ce ne peut être que l’œuvre d’hommes dégagés de toute servitude, fortement imbus d’idées d’indépendance, conscients de leur force, sachant agir eux-mêmes.

Il est bien évident que lorsque je dis que l’initiative seule doit présider à la nouvelle tactique, je ne veux pas dire que ces efforts spontanés ne doivent pas ce concerter, se combiner. Si je repousse l’unité venant des chefs, d’un commandement d’en haut, je crois que la coordination peut sortir de l’entente des initiatives naissant du sein de la foule, et que c’est la seule efficace, car elle est la seule, si elle ne le fait pas toujours, qui puisse respecter l’initiative des dissidents.

Mais, cela est de toute évidence, pour vaincre, la prochaine révolution devra être internationale. Si elle se localisait, elle ne tarderait pas à être vaincue par la coalition de toutes les forces bourgeoises qui n’ont plus de frontières lorsque leurs intérêts sont menacés. Il faudra que chaque gouvernement ait assez à faire chez lui pour qu’il n’ait pas loisir de mettre le nez dans ce qui se passera chez ses voisins.

Cette lutte universelle, ce sont les évènements qui doivent l’amener. Aux hommes d’initiative à savoir en profiter. La misère sévit partout, le mécontentement est général. Loin de s’amoindrir, cela ne peut que s’accentuer.

Nous souffrons de misère parce que les magasins regorgent de produits, et le développement de l’outillage mécanique ne peut qu’accélérer encore les mauvais effets de l’organisation sociale actuelle. Les actes de révolte se multiplient en toutes les contrées, et le seul remède que, jusqu’ici, on ait su y apporter, sont des lois restrictives, remède peu propre à guérir la misère.

Les bourgeois eux-mêmes commencent à reconnaître que leur état social a besoin d’être rafistolé, qu’il aurait besoin de céder quelque os à ronger aux réclamations ouvrières ; mais comme ils ne peuvent donner rien d’efficace sans toucher à leurs privilèges, ce à quoi ils ne peuvent se résoudre, ils en sont réduits aux expédients et à forcer leurs gouvernants à faire de la réaction.

Ils accélèrent ainsi le mouvement de mécontentement. Nombre d’entre eux sont entachés plus ou moins des idées nouvelles. Leur désintéressement ne va pas à s’en faire les champions bien dévoués ; nombre savent se reprendre lorsque cela va trop loin ; mais la force de résistance du système bourgeois en est entamée. La brèche est ouverte.

Ce n’est donc que par l’initiative que triompheront les idées nouvelles, car la guerre qu’elles auront à mener, différera absolument des guerres qui mettent les États politiques aux prises, différera aussi des révolutions politiques passées.

Ce n’est pas en un espace déterminé que devront se porter les efforts des révoltés, le champ de bataille est partout, dès aujourd’hui, où il y a un abus à combattre, une exploitation à détruire, un préjugé à arracher.

La guerre est de tous les jours, de tous les instants. Le combat commence à être mené par un plus impatient. Imité par d’autres, il se continue par de plus nombreux jusqu’à ce que l’intensité de la lutte fasse pouvoir les foules.

Quel est donc le chef qui pourrait surveiller l’immense et continuel combat ? C’est à chaque lutteur, à chaque groupe solidaire de prendre conseil de son initiative, de se force, de ses ressources pour la lutte, et de savoir utiliser les éléments de succès lorsqu’ils se présenteront.

Ce n’est pas dans une seule nation, c’est dans toutes que travaillent nos sapeurs et mineurs, sans cesse occupés à déchausser les murs de l’édifice vermoulu.

Partout où il y a des opprimés : pauvres, salariés, esprits assoiffés d’indépendance, chacun apporte sa part de désirs et d’aspirations à l’œuvre de transformation.

C’est à eux de savoir agir quand l’occasion s’en présente.

Dans la prochaine révolution, à ceux qui penseront plus vite à prêcher d’exemple, à ceux qui auront plus d’enthousiasme, plus de force, plus de vitalité, plus d’élan, à montrer le chemin, à ceux-là d’entraîner la foule.

Mais aussi, à celle-ci de savoir user d’initiative à son tour, en renversant les piédestaux où voudraient se jucher ceux qui ne demanderaient qu’à faire les maîtres.

Quand la société capitaliste se sentira attaquées de toutes parts : dans les usines, dans les champs, à l’école, dans les casernes mêmes ; quand de toutes parts, se dressera le famélique réclamant sa part de festin, l’opprimé réclamant sa part d’espace ; quand les gouvernants se sauront plus où lancer leurs armées, ils seront près de la fin. A quelle institution s’adresser pour s’y réfugier avec leurs privilèges, puisque, de tous côtés, il n’y aura plus place que pour l’initiative personnelle ?

XV. à XXIV.

XV. — Que faire ?

Faute de savoir s’attaquer aux choses possibles. — Les courants de l’anarchie. — Penser et agir... sont deux. — Réapparition de la morale individuelle. — Quand on sait vouloir. — Anarchistes et jurés ! — Un procureur général embêté. — Le refus de l’impôt. — La grève des conscrits. — Ce qu’elle peut devenir. — Ce que peut nous apporter l’avenir.

XVI. — Organisation et groupement

Les anarchistes et l’organisation. — L’entente libre. — L’association est une des conditions du développement de L’homme. — Coordination n’est pas discipline. — Tendances à revenir en arrière. — Périclitution des groupes. — Tracasseries policières. — L’activité se retrempe dans le groupement. — La propagande individuelle. — Pour quelles besognes l’on peut se grouper. — L’utilité de se connaître entre camarades de lutte.

XVII. — Les colonies anarchistes

Chaque idée entraîne ses essais de réalisation. — L’émigration. — La Cecilia. — Pourquoi échouent les tentatives de groupements communistes. — Erreur de ceux qui croient échapper à la tutelle sociale. — La commune de Montreuil. — Tentatives nouvelles. — Newcastle-ou-Tine. — Utilité et fatalité des essais de réalisation. — Si...

XVIII. — Les syndicats et les socialistes bourgeois.

Revirement des bourgeois. — Les difficultés de s’adonner aux œuvres de longue haleine en France. — Réactionnarisme des chambres syndicales. — Découverte des Trades-Union. — Les bienfaits qu’elles ont réalisés pour leurs membres. — Leurs méfaits au point de vue de l’émancipation générale. — Les comités mixtes. — Ombres au tableau. — Tampons entre la bourgeoisie et le prolétariat. — Ce sont les faibles et les moins favorisés qui paient. — Solidarité corporative et solidarité de classe. — L’émancipation ne peut se faire individuellement. — Châtiment. — La grève des mécaniciens anglais. — Où mène le calme. — Bataille de millions ! — La leçon des faits.

XIX. — Le syndicalisme, la coopération et la propagande anarchiste

Revirement des anarchistes. — Double erreur. — Les coopératives. — Adaptation des syndicats à leur besogne actuelle. — La foule ne voit que le fait présent. — Pas de finasseries. — Nécessité pour les anarchistes de s’isoler. — Inconvénients. — Facilité à retomber dans la politique. — Diplomates de réunions. — Maladresses. — Souplesse à acquérir. — Notre propagande n’a que des résultats éloignés. — Ce sont les individus que nous devons convertir et non les groupements. — La défense des salaires est légitime en l’état actuel. — Nécessité pour les anarchistes de se faire connaître des travailleurs.

XX. — Les grèves

La puissance de la grève à changer la situation des travailleurs. — Le rôle du patron. — Histoire ancienne. — Les grèves actuelles. — Les mineurs et carriers de la Galles du Sud. — Fatalité des grèves. — Faute de mieux. — L’ingérence des politiciens. — Le rôle des anarchistes dans une grève. — Solidarisez-vous. — L’abolition des salaires. — L’émancipation ne commencera qu’avec la fin de l’exploitation. — Prendre et non demander. — Instruisez-vous.

XXI. — La grève générale

Arrêt de la vie sociale. — La grève générale ne demande pas le concours de capitaux. — Impuissance de la force bourgeoise devant la grève générale. — Elle démontre l’impuissance du parlementarisme. — Si les travailleurs savaient vouloir et se solidariser. — Les débuts de la grève. — La première tentative de grève générale. — Le rôle du gouvernement. — Manque de vigueur. — Le rôle des groupements corporatifs et le rôle des partisans de l’émancipation individuelle.

XXII. — L’Éducation

L’éducation autoritaire. — L’État professeur. — Comment on déforme un cerveau. — Les résultats de l’enseignement de l’État. — Résistance de l’esprit critique. — Abaissement du caractère moral. — La liberté bourgeoise. — Retour vers une éducation plus rationnelle ... à l’usage des bourgeois. — Tentative anarchiste. — Dire et faire... — La Palisse et les économistes. — La loi du moindre effort. — Interdépendance des faits sociaux. — Ce que doit être l’enseignement rationnel. — La coéducation des sexes. Illogisme de leur éducation actuelle. — Hypocrisie. — Ce que fait l’enseignement bourgeois. — Difficulté de se débarrasser des premières notions reçues. — Œuvre révolutionnaire.

XXIII. La révolution et le paysan

Le paysan et l’abolition de la propriété. — Abolition de la monnaie. — Les révolutions passées et la campagne. — Changement de surface. — Revanche des paysans. — Infiltration des idées. — Notre ignorance sur l’avenir. — Ce que peut devenir une révolte de paysans. — Difficultés de la répression. — Un gouvernement sur les dents. — Façon d’intéresser le paysan à la révolution. — D’une pierre deux coups. — Les divers aspects de la révolution. — L’harmonie se dégage du chaos.

XXIV. — La propagande dans les campagnes

Difficultés de la propagande dans les campagnes. — Les socialistes anglais. — La précision de l’idée anarchiste obstacle à sa diffusion. — L’esprit de suite. — La propagande se fait où il y a moins besoin. — Missionnarisme en bicyclette. — Moyen d’affranchissement individuel. — Une idée de la Fédération jurassienne. — Colportage et anarchie. — Littérature à créer. — Identité des maux et d’aspirations des ouvriers citadins et agricoles. — De chacun selon ses forces.

[1] Quand ils ne l’immobilisent pas en la transformant en terres de chasses, parcs d’agrément, ou qu’ils laissent stérile faute de capitaux suffisants pour l’améliorer, ou tout simplement par négligence.

[2] La Société Future, chez Stock.

[3] Jaurès, Petite République, 5 juin 1897.

[4] G. Lecomte : Société Nouvelle, septembre 1896.

[5] 26 mars 1899.