Je/ne/fais/que/mon/travail

2015

« Je puis dire que, conformément à mon serment, j’ai obéi aux ordres que l’on m’a donnés ; j’ajoute que durant les premières années, je n’ai eu aucun complexe ni conflit intérieur. J’étais assis devant ma machine à écrire et je faisais mon travail. »

Aucun pouvoir ne pourrait exister s’il n’opprimait pas. Ou mieux formulé, tout pouvoir doit opprimer. C’est dans son essence même d’écraser la liberté de l’homme. Pourtant, ses rouages ne sont pas uniquement composés d’assassins et de dictateurs, de tortionnaires et de militaires. Si l’on convient que la prison, au-delà de toute fonction qu’on pourrait l’attribuer, est un lieu de souffrance où le pouvoir fait peser son plein poids sur l’individu enfermé (personne, même pas le plus tyrannique, ne peut prétendre que la liberté et la dignité de l’homme restent actives à l’intérieur d’une cellule), on doit logiquement la ranger parmi toutes les horreurs très visibles du pouvoir.

C’est l’appareil répressif de l’État : armée, police, frontière, prison.

Mais si on reconnaît le soldat qui exécute les ordres d’aller tuer à son uniforme, les autres rouages du pouvoir ne se distinguent pas forcément en portant le kaki de l’assassin professionnel ou le bleu foncé du défenseur de l’ordre étatique. L’ingénieur, assis derrière son ordinateur, établit des schémas techniques pour un nouveau bâtiment. L’architecte use de toutes ses connaissances en la matière pour créer, depuis le néant, les plans de la nouvelle structure à ériger. Le maître de chantier se charge de l’organisation des travaux, calcule les temps nécessaires, place les équipes des ouvriers. L’ouvrier qui verse le béton, l’électricien qui installe les circuits,... Tous font leur travail. Tous gagnent leur pain. Tous obéissent aux ordres et répondent aux demandes. Tous participeront à la construction de la maxi-prison.

Quelqu’un a posé la formule suivante pour caractériser l’ère contemporaine : « Tout homme a les principes de la chose qu’il possède. » Si on considère que posséder des choses équivaut à l’activité que nous déployons, on comprend que, quelles que soient les circonstances, quels que soient les rapports qui nous entourent et influencent, on ne peut pas se débarrasser définitivement de toute responsabilité dans ce que nous faisons. Ce que je fais caractérise aussi qui je suis. Notre ère mystifie ce rapport entre agir et être. On fait des choses qui ne correspondent, en fin de compte, pas à ce que nous sommes ou voulons être. Cette mystification nous déshumanise, dans le sens où plus on fait des choses qui ne nous correspondent pas, plus on devient comme les choses que nous faisons.

Si on applique ce raisonnement aux attitudes de ceux qui, par leur travail, participent à la construction d’un lieu de souffrance telle que la maxi-prison, on ne peut pas se limiter à tenir les quelques politiciens qui ont décidé qu’il fallait construire la plus grande prison de l’histoire belge comme seuls responsables. Chaque personne qui y participe a sa responsabilité spécifique. De l’architecte jusqu’à l’ouvrier. Oui, même l’ouvrier. Tout en respectant la logique rationnelle, on peut même aller plus loin : si ce que nous faisons nous caractérise, alors celui qui construit une prison prend forcément l’air d’un gardien. La chose qu’il fait, construire une prison, l’influence au point que les principes de la prison (souffrance, torture, privation, dégradation) se reflètent sur lui en tant qu’être.

Si nous combattons la construction de la maxi-prison en proposant de saboter ses rouages, on ne peut donc pas seulement pointer du doigt les engins qui creusent, les bureaux où se font les plans, les camions qui acheminent les barreaux. On ne peut faire autrement qu’établir les responsabilités personnelles si on ne veut pas contribuer, par notre lutte, au renforcement de la mystification déshumanisante dont on parlait. Celui qui participe par son travail à la construction de la maxi-prison sera tenu responsable pour ce qu’il fait. Et cela implique que soit il se décide de refuser d’encore participer à une œuvre qui écrasera des milliers d’êtres humains, soit il prend conscience de sa responsabilité, l’assume et la revendique en continuant à collaborer, s’exposant ainsi à ceux qui sont déterminés à faire tout ce qu’ils estiment cohérent avec leur désir de liberté pour que ce lieu atroce ne voie pas le jour.

D’ailleurs, la citation au début est de Adolf Eichmann, SS Oberstrumbannführer, qui a joué un rôle majeur dans l’organisation des déportations de centaines de milliers d’indésirables (juifs, révolutionnaires, handicapés, tziganes,...) vers les camps de concentration et d’extermination. Un simple bureaucrate qui ne faisait que son travail.


Consulté le 12 novembre 2016 de www.lacavale.be
Ricochets n° 11, octobre 2015.