Hans Magnus Enzensberger

Sur le vieillissement de la Révolution

1975

Trente-cinq ans ont passé depuis le déclin de la révolution espagnole. Pour suivre son évolution jour par jour, il faut lire la Solidaridad obrera — en français « Solidarité ouvrière » — un des plus grands quotidiens de Barcelone. Les feuillets jaunis sont classés en de grands cartons poussiéreux dans une cave de la Herengracht, à Amsterdam, tandis que les quatre étages au-dessus contiennent tout ce qui a été écrit, imprimé et rassemblé sur la révolution espagnole. L’Institut de l’Histoire sociale conserve ses victoires et ses défaites. Lettres et tracts, décrets, récits des témoins, fragiles liasses : une immortalité mélancolique. Mais l’on ne trouve pas ici que des réminiscences du passé, l’on y découvre aussi des traces des survivants curriculum vitae, souvenirs, adresses — des indications qui peuvent vous entraîner très loin, dans de tristes faubourgs de Mexico City, des villages des provinces françaises, des mansardes parisiennes, des arrière-cours des quartiers ouvriers de Barcelone, de sordides bureaux de la capitale argentine, des granges du pays gascon.

Dans son exil français, l’ébéniste Florentino Monroy, malgré ses soixante-quinze ans, erre de château en château. Il n’a pas de pension de retraite. Il vit de ce que les aristocrates de la région, eux-mêmes affaiblis et appauvris par l’âge, lui donnent pour réparer leurs meubles de marqueterie.

Derrière une droguerie de la banlieue somnolente de Choisy-le-Roy, dans l’arrière-cour du numéro 6 de la rue Chevreul, des anarchistes espagnols ont monté une petite imprimerie. Ils y impriment des affiches pour les cinémas des foires départementales et des invitations à des bals masqués, mais aussi leurs propres revues et brochures.

Quelque part en Amérique latine, Diego Abad de Santillân, jadis un des hommes les plus puissants de la Catalogne, puis critique plein d’amertume de la C.N.T., des rangs de laquelle il émane, travaille dans une petite maison d’édition : c’est un homme serviable, souriant, qui ne laisse jamais éteindre sa pipe.

Ricardo Sanz, ouvrier textile de Valence, l’un des « anciens » des Solidarios, vit de quatre cents francs de rente, solitaire dans une maisonnette des bords de la Garonne ; il y a plus de trente ans, il a commandé une division de la milice anarchiste, commandement où il avait succédé à Durruti. A ceux qui viennent le voir, il montre les reliques de la révolution : le masque mortuaire de Durruti, les photos conservées dans la commode, le placard plein à craquer d’exemplaires de ses aeuvres, publiées par lui à compte d’auteur.

Mais la plupart sont morts. Gregorio Jover serait encore vivant quelque part en Amérique centrale. D’autres ont disparu.

On trouvera le quartier général de la C.N.T. en exil dans la cour d’une fabrique de Toulouse. Par deux marches usées, on accède au « Secrétariat intercontinental ». A côté d’une librairie où l’on découvre des brochures rares des années 30 et 40 ainsi que les romans curieusement édifiants de la « Biblioteca ideal », Frederica Montseny s’est installé un petit bureau, où, comme par le passé, elle fignole soigneusement ses discours et ses articles.

C’est un monde en soi, géographiquement très dispersé et pourtant étroit ; un monde avec ses règles non écrites, son code de préférences et d’antipathies, par lequel chacun sait ce qu’il en est des autres, même si l’on ne s’est pas vus depuis des années. Ce monde des vieux camarades n’est pas exempt de frustration et de jalousie, de discorde et d’aliénation, ces stigmates de toutes les émigrations. L’âge moyen est élevé. Les rumeurs et les fausses nouvelles ont beau jeu et résistent au temps ; les souvenirs se sont depuis longtemps stabilisés ; chacun sait par coeur son rôle des années cruciales ; l’opiniâtreté et les lacunes de mémoire inhérentes au grand âge ont largement prélevé leur tribut,

Mais cette révolution vaincue et vieillie n’a rien perdu de sa fière allure. Pour ces hommes et ces femmes qui ont combattu toute leur vie l’anarchisme espagnol n’a jamais été une secte en marge de la société, une mode intellectuelle, un jeu avec le feu des bourgeois. C’était un mouvement de masse prolétaire. Il a moins de rapports avec le néo-anarchisme des groupes estudiantins d’aujourd’hui que ne pourraient le laisser supposer les manifestes et les slogans. Et c’est avec des sentiments très mitigés que ces octogénaires assistent à la renaissance de leurs idées lors des « Mai parisien » ou autres manifestations analogues. Tous ou presque, ont toujours travaillé de leurs mains. Beaucoup d’entre eux vont encore aujourd’hui au chantier ou à l’usine. La plupart sont employés dans de petites entreprises. Ils insistent avec fierté sur le fait qu’ils ne dépendent de personne, qu’ils continuent à gagner eux-mêmes leur pain ; ils sont l’un ou l’autre particulièrement habiles dans leurs métiers. Les rêves de la « Société de loisirs », les utopies de l’oisiveté sont pour eux paroles creuses. Dans leurs petits logis, il n’y a pas de superflu ; gaspillage et fétichisme des biens de consommation leur sont inconnus. Seule compte la valeur utilitaire. Ils vivent avec une parcimonie qui ne leur pèse pas. En silence, sans polémique, ils ignorent les normes de la « Consommation ».

L’attitude des jeunes face à la culture leur paraît inconcevable. Ils n’arrivent pas à comprendre le mépris des « situationnistes » pour tout ce qui peut avoir un arrière-goût éducationnel. Pour tous ces vieux ouvriers, la culture, c’est quelque chose de bon. Cela n’a rien d’étonnant, car ils ont payé de leur sang et de leur sueur la conquête de l’alphabet. Dans leurs obscures chambrettes, il n’y a pas de poste de télévision, mais des livres. Il ne leur serait jamais venu à l’esprit de jeter par-dessus bord l’art et la science, fussent-ils d’origine bourgeoise. Ils contemplent sans rien en saisir l’analphabétisme d’une « scène » dont le sens s’inspire des « comics » et de la musique de rock. Ils passent sous silence la « libération sexuelle » , qui prend au mot l’archaïque théorème anarchiste.

Ces révolutionnaires d’une autre époque ont vieilli, mais n’ont pas l’air fatigué. Ils ne savent pas ce que c’est que la légèreté. Ils ne comprennent plus le monde. La violence leur est familière : le goût de la violence leur est profondément suspect. Ils sont solitaires et méfiants ; mais à peine a-t-on franchi le seuil qui les sépare de nous — le seuil de leur exil — que s’ouvre tout un monde d’entraide, d’hospitalité et de solidarité. En les connaissant mieux, on est surpris de les voir si peu désorientés, si peu aigris : infiniment moins que leurs jeunes visiteurs. Ce ne sont pas des mélancoliques. Leur politesse est prolétarienne. Leur dignité est celle de gens qui n’ont pas capitulé. Ils ne doivent de remerciements à personne. Personne ne les a « encouragés ». Ils n’ont rien pris, n’ont point profité de « bourses ». La prospérité ne les intéresse pas. Ils sont incorruptibles. Leur conscience est intacte. Ils ne représentent pas un type brisé. Leur état physique est excellent. Ils ne sont pas à bout, ils ne sont pas névrosés, ils n’ont pas besoin de « drogues ». Ils ne se plaignent pas. Ils ne regrettent rien. Leurs défaites ne leur ont point enseigné le mal. Ils savent qu’ils ont commis des fautes, mais ils ne retirent rien. Ces vieux hommes de la révolution sont plus forts que tout ce qui leur a succédé.


Consulté le 7 août 2016 de theyliewedie.org
Dans Le Bref Été de l’Anarchie, Gallimard, Paris, 1975.