Titre: DEUXIEME LETTRE
Sous-titre: Un Désaccord—NOS EXPLICATIONS
Date: 05/1916
Source: https://pandor.u-bourgogne.fr/archives-en-ligne/functions/ead/detached/BMP/brb2498.pdf

Groupe des Temps Nouveaux

DEUXIEME LETTRE : Un Désaccord—NOS EXPLICATIONS

Comité pour la reprise des relations internationales

Siège social : 33, rue de la Grange-aux-Belles

INTRODUCTION

Quand parut le Manifeste des Intellectuels anarchistes,— « dit des Seize » — toute la presse et, avec elle, les majoritaires de la C.G.T. comme du Parti socialiste, l’exploitèrent bruyamment au profit de leur thèse et de leur attitude. Ils ont feint de croire que tous les anarchistes, sans exception, étaient avec eux et les approuvaient. Ils Vont fait d'autant plus cyniquement, qu'ils savent qu'aucune liberté n'est laissée à ceux qui auraient voulu, ou même ont essayé d'y répondre par la voie de la presse. Dans le but de dissiper cette équivoque, des camarades du « Groupe des Temps Nouveaux » adhérents individuellement et en tant que syndiqués à notre Comité, ont tenu à rétablir les faits et mettre les choses au point par la publication de cette brochure. En raison même de la large publicité donnée par la presse au Manifeste des « Seize », le « Comité pour la Reprise des relations internationales » se fait un devoir de prendre sous son patronage la publication de cette brochure et d'en assurer la diffusion. Ainsi, dans la mesure où nous le pouvons, nous contribuerons à éclairer l'opinion de nos camarades et de nos groupements au concours desquels nous faisons appel pour répandre cette réponse dans tous les milieux. Le Comité pour la Reprise des Relations Internationales.

Un désaccord' étant survenu entre le camarade Jean Grave et certains de ses collaborateurs et amis relativement à l’attitude à adopter et à la propagande à suivre dans les circonstances présentes, il eût été préférable que ce désaccord ne fût pas rendu public. Mais, le camarade Grave en ayant informé les lecteurs de la Bataille (numéro du 8 mars 1916), ceux de ses collaborateurs visés par lui ont pensé qu’il était nécessaire de produire sous les yeux des amis des Temps Nouveaux, afin de les mettre à même de se faire une opinion exacte, là correspondance échangée à ce sujet entre les camarades Jean Grave, André Girard et Ch. Benoit.

Au préalable, quelques explications sont utiles :

« Quelques années avant la guerre actuelle, il s’était fondé à Paris un Groupe ayant pour but de propager le journal les Temps Nouveaux et de lui venir en aide par l’organisation de réunions, de fêtes ou de représentations. Ce Groupe, distinct de la rédaction du journal, avait pris le titre de « Groupe des Temps Nouveaux ». Quand la guerre éclata, le journal suspendit sa publication. Le Groupe, loin de se dissoudre, manifesta son activité en organisant une œuvre de solidarité pour venir en aide aux camarades, amis des Temps Nouveaux, mobilisés ou à leurs familles. Ultérieurement, pour maintenir les relations et les liens qui unissaient les lecteurs et amis des Temps Nouveaux, le Groupe décida de publier une série de « Lettres » adressées aux abonnés et amis du journal. C’est à l’occasion de l’apparition de la première de ces lettres, contenant une « Déclaration » d’adhésion du Groupe à l’œuvre de réconciliation des peuples amorcée à Zimmerwald, que le désaccord éclata. Le camarade Grave, habitant actuellement en Angleterre, exigea, en raison de sa divergence d’opinion, que le Groupe changeât et son titre de « Groupe des Temps Nouveaux » et l’adresse, 4, rue Broca, qui était celle du journal quand celuici paraissait.

Le camarade Girard lui répondit en fournissant à Grave des explications détaillées sur les intentions du Groupe et en s’efforçant de le convaincre que la propagande entreprise par lui ne pouvait avoir que l’assentiment de Grave luimême, en raison des idées toujours exprimées par lui avant la guerre.

Grave répondit par une carte contenant ces mots :

CARTE POSTALE

Clifton, 5/2 1916.

Mon cher Girard,

Je répondrai longuement à votre lettre. Je compte absolument sur le changement d'adresse et de titre.

***

Quelques jours après, Grave adressait, en effet, une lettre datée du 8 où il développait, répondant aux arguments à lui opposés par Girard, la thèse qui a fait l’objet des nombreux articles que Grave a publiés dans la Bataille.

Ces articles étant connus, nous croyons inutile de reproduire cette lettre.

Après avoir pris connaissance de . cette lettre et de la carte postale mentionnée plus haut, le « Groupe des Temps Nouveaux » décida d’adresser à Grave la lettre suivante :

20/2 1916.

Cher camarade Grave,

Les camarades du « Groupe des Temps Nouveaux » dont les noms suivent ont pris connaissance de votre lettre du 8 février.

Par les articles que vous avez fuit paraître dans la Bataille et dans la Libre Fédération, nous connaissions déjà la divergence d'opinions qui vous sépare d'avec nous relativement aux événements actuels.

Nous regrettons d’autant plus cette divergence, que l'action à laquelle nous vouons nos efforts s'inspire entièrement des principes que vous et nous avons de tout temps affirmés, au contraire de celle que présentement vous préconisez.

Nous avions toujours prédit que la concurrence capitaliste, la rivalité des appétits impérialistes des Etats nous conduiraient inévitablement à la guerre) et nous affirmions que la seule force susceptible d’empêcher ces massacres, profitables aux seuls dirigeants, était la volonté de ne pas s’y soumettre, affirmée par les peuples, quand ceux-ci auraient pris conscience de la criminelle duperie dont ils étaient victimes.

Cette prédiction s'est accomplie ; le cataclysme annoncé sévit.

Naturellement, pour qu'il fût déchaîné, un incident déterminé était nécessaire. Que la responsabilité de cet incident incombe aux empires centraux, soit.

Mais, en ce qui concerne l'attitude et l’action qui découlent de nôtres compréhension des faits, la fixation de cette responsabilité d'un instant importe beaucoup moins que les responsabilités générales de toujours.

Négligeant celles-ci pour mettre au tout premier plan la première, vous restreignez votre point de vue jusqu'à ne plus envisager qu'une solution d’ordre militaire.

Un tel point de vue ne se distingue en rien de celui où se placent les nationalistes, s'il n'a pour correctif la recherche d’une intervention populaire et internationale pour faire prévaloir les principes d'humanité sur ceux de la force.

Sans nier l'opportunité d'une résistance à toute menace d'oppression d'où qu'elle vienne, nous croyons, nous, que les peuples seront à l’avenir bien mieux garantis contre le retour de pareilles catastrophes si l’on met à profit le moment où celle d'aujourd’hui leur inflige un terrible et cruel enseignement, pour leur persuader qu'il ne dépend que d'eux d'y mettre un terme et d'en empêcher le retour. Après une telle leçon les gouvernements sci le tiendraient pour dit et l'envie de recommencer ne saurait plus les tenter.

Nous croyons malheureusement inutile d'engager avec vous, sur ces points, une controverse, La multiplicité des articles que vous avez consacrés à la question nous fait penser que votre opinion est trop fermement établie pour se modifier.

Mais nous tenons à protester, cher camarade Grave, contre la mise en demeure que vous nous adressez, d'avoir à changer l'adresse qui figure sur les « Lettres » que nous avons décidé d'adresser aux amis des Temps Nouveaux.

Nous ne contestons pas, cher Grave, la grande part et la somme considérable d'efforts que vous avez apportées à la vie de cet organe qui nous est cher. Si, grâce à vos soins dévoués et à votre tact clairvoyant, les Temps Nouveaux ont su conserver la belle tenue qui forçait l'estime même d'adversaires, ils étaient cependant l'organe d'une idée ; des collaborations, des efforts, des dévouements étaient venus seconder les vôtres et tout cela faisait des Temps Nouveaux une œuvre moins personnelle que collective.

Aujourd'hui, alors que vous vous écartez —- momentanément nous en sommes convaincus ~ dans une action toute circonstancielle et différente —« contraire, pourrions-nous dire — des principes toujours affirmés par notre journal ; nous, reprenant ces principes mêmes, et nous revendiquant d'eux, nous nous efforçons d'en amener, autant qu'il serait en notre pouvoir, la réalisation. Il serait donc profondément injuste que ce fût à nous qui, somme toute, continuons l’œuvre des Temps Nouveaux, que vous déniiez le droit de nous servir de son titre, de son adresse et de son local.

Il est vraiment regrettable, cher camarade Grave, que vous soyez éloigné de nous depuis si longtemps. Parmi nous, une multitude de faits vous toucheraient, qui, vraisemblablement, modifieraient votre point de vue. Si, comme nous, vous étiez en permanent contact avec les détresses, les misères matérielles et morales que multiplie le voisinage de ce massacre continu, s’il vous était donné de voir l’état lamentable de nombre de ces malheureux qui, exténués par dix-neuf mois d!une existence de troglodytes, dans l'eau, la houe et la pourriture, consentent encore, avec une résignation surprenante, au sacrifice, non seulement de leur santé à jamais détruite, mais même de leur vie, — tous pauvres diables : ouvriers, employés ou petits commerçants, alors que les fils de la bourgeoisie dirigeante qui, en temps de paix, avaient tout fait pour esquiver la corvée militaire, ont su, en temps de guerre, se garantir dans des postes de tout repos, — si le spectacle continu vous était donné de ces épaves pitoyables qui traînent sur des béquilles leurs membres mutilés, ou, aveugles, s’avancent à tâtons dans le noir, payés de la glorieuse compensation d’une croix de guerre, au coudoiement quotidien de toutes ces tristesses affreuses et de tous ces sacrifices vains, auquels ne savent répondre que l’hypocrisie et la fourberie gouvernementales, l’exploitation honteuse des mercantis et des spéculateurs, l’égoïsme bas et vil, les calculs cupides d’une bourgeoisie dirigeante, qui, même en temps de guerre, ne songe qu’à jouir, et qui, demain, n’aura à offrir, en reconnaissance à ses défenseurs, que la même exploitation et la même oppression qu’auparavant, sans aucun doute la pensée de la monstrueuse duperie dont les peuples sont victimes en ce moment s’imposerait à vous avec plus de force, et le même sentiment intense de révolte qui nous étreint vous étreindrait aussi, et la fin prompte, rapide de cet horrible drame vous apparaîtrait impérieusement nécessaire.

Tels sont, cher Grave, les sentiments qui nous animent et qui ne démentent en rien ceux que professèrent toujours les anarchistes et particulièrement notre organe, les Temps Nouveaux.

C'est pourquoi, ayant conscience de continuer la tradition du journal, il nous paraît que notre action a bien sa place dans le local que celui-ci occupait.

Nous avons donc cru nécessaire de vous adresser ces quelques considérations dans l’espoir que vos susceptibilités sauront céder à votre esprit de justice et à votre raison, et, convaincus que le différend qui nous sépare ne sera que momentané, nous vous adressons, avec l’expression de notre profonde sympathie celle de notre estime sincère.

(Suivent douze signatures.)

***

A cette lettre collective, Grave ne répondit que par les quelques mots qui suivent, adressés seulement aux camarades Benoît et Girard.

Clifton, le 1/3 1916.

Camarades Girard et Benoit,

Cest à vous deux que, en partant de Paris, fai confié, pour en avoir soin en mon absence, les clefs du bureau, c'est à vous deux que je m'adresse, dans l'espoir que nous arriverons à nous entendre, sans être forcés d^avoir recours à des mesures qui ne pourraient qu’envenimer les choses.

Laissons donc aux politiciens de prétendre, lorsqu’ils se divisent, d'être, chaque fraction, la seule détentrice de la vérité et de la tradition. L'honnêteté anarchiste veut, lorsqu'on n'est plus d'accord dans un groupe, que ce groupe se dissolve, chaque membre reprenant la liberté d’agir comme bon lui semble, sans engager la responsabilité de ceux avec lesquels il n’est plus d'accord.

Réclamez-vous de votre qualité d'anciens adhérents ou collaborateurs des Temps Nouveaux, personne ne peut vous contester ce droit. Mais que vous abritiez votre propagande en prenant le nom et l'adresse du journal, voilà qui n'est pas loyal. Je ne discuterai donc pas la question si moi, Kropotkine. Pierrot, Guérin et quelques autres avons, ou n'avons pas plus que vous, le droit de parler au nom du journal. L’unité de pensée étant rompue, nous agissons en notre seul nom, et avons le droit de réclamer de nos anciens collaborateurs d'avoir l’honnêteté d'agir de même. Nous verrons plus tard si la raison sociale peut être reprise.

En tout cas, je ne suis pas un homme de paille que l'on met de côté lorsqu'on en a assez. Comme gérant responsable des Temps Nouveaux, comme seul locataire responsable — moralement et matériellement — du local de la rue Broca, je viens, une dernière fois, vous demander de changer l'adresse de la propagande que vous entreprenez, que vous ne me forciez pas à des mesures qui me répugneraient profondément, mais que je prendrais si on m’y force.

Vous avez la conviction d’être dans le vrai. J'ai en ce qui me concerne une conviction tout aussi forte ; ce qui m’étonne, c'est d'être forcé de vous rappeler que les anarchistes n'ont pas pour habitude de se dissimuler lorsqu'ils font quelque chose, et que c'est ce que vous faites en ce moment. De bonne foi, sans vous apercevoir de l'impropriété de voire conduite, cela j'en suis convaincu, c’est pourquoi je vous écris sans me fâcher, espérant vous ramener à une plus saine notion de notre situation respective. Pour une dernière fois, ne rendez pas toute entente ultérieure impossible, en me forçant à ce que je ne voudrais pas faire.

A vous deux, J. Grave.

En même temps, Grave faisait publier dans la Bataille du 8 mars les lignes suivantes, rendant public le différend survenu :

Déclaration et Rectification

Notre camarade Jean Grave nous demande d’insérer la note ci-dessous. Sans prendre parti dans cette question, nous nous empressons de donner satisfaction à notre camarade. (N. D. L. R.)

Quelques camarades, ayant appartenu au groupe ou à la rédaction des Temps Nouveaux, ont, dernièrement, sous le titre : « Lettre aux abonnés des Temps Nouveaux » et sous le couvert de l’adresse du journal, lancé un appel en vue d’initier une propagande ayant pour but d’appeler les peuples à s’opposer à la boucherie qui déshonore en ce moment l’humanité, et forcer les combattants à une paix qui mette fin aux massacres présents et futurs.

Le désir de ces camarades est louable, l’opportunité. de leur propagande est discutable — à mon point de vue, tout au moins — que je tiens à préciser la situation en ce qui concerne les Temps Nouveaux.

Avant tout, je tiens à déclarer que je ne suspecte nullement et la sincérité et la bonne foi de ces camarades ; seulement, comme cela arrive trop souvent, lorsqu'on croit avoir raison, ils se sont laissé aveugler sur l’incorrection de leur conduite, par ce qu’ils considèrent être leurs droits.

Qu’ils aient le droit d’exprimer leurs idées, qu’ils aient le droit de se réclamer d’avoir, plus ou moins, collaboré aux Temps Nouveaux, personne n’entend le leur contester. Ou ils dépassent leur droit, c’est en prenant le titre du journal et son adresse, et en ne faisant suivre leur publication d’aucun nom, laissant ainsi croire que c’est l’ancienne rédaction des Temps Nouveaux qui s’est entendue pour cette propagande.

Ils croient être les seuls dépositaires des traditions du journal. Je ne vois pas ce qui pourrait les empêcher de le proclamer s’ils ont cette conviction. Il me semble,' cependant, que Kropotkine qui l’a fondé — puisque les Temps Nouveaux étaient la continuation de la Révolte et du Révolté — que moi qui ai consacré trente-cinq ans de mon existence à le faire ce qu’il était ; que Pierrot qui, pendant des années, leur a donné de la vie par ses articles ; que Guérin qui, dans les dernières années, avait été l’âme du groupe qui s’était formé à côté du journal, en vue de l’aider par une propagande de réunions et de représentations, aurions bien le droit de parler, tout autant que qui que ce soit.

Mais nous avons une notion plus saine de Vidée anarchiste. La division des idées s’étant mise dans le groupe, nous le considérons rompu pour le moment — nous verrons plus tard s’il est possible d’en rapprocher les morceaux. — Nous renonçons au droit que nous pourrions revendiquer de parler au nom d’une œuvre qui fut notre œuvre et notre vie. Avec des concours dévoués, bien entendu, mais sous notre responsabilité. Nous sommes en droit d’exiger que chacun prenne la responsabilité de ce qu’il fait et ne se retranche pas derrière une collectivité qui est rompue.

En tout cas, comme gérant responsable des Temps Nouveaux, comme locataire responsable du local de la rue Broca, j’entends bien avoir le droit de dire mon mot. Si j’avais été à Paris, cet incident regrettable ne se serait pas produit. J’ai écrit aux camarades, à qui j’avais confié les clefs du local, que j’attendais de leur loyauté de changer le titre et l’adresse de leur publication.

Je n’ai jamais été un homme de paille, je n’ai pas l’intention de débuter si tard.

Bien cordialement.

J. Grave

Clifton, le 1er mars 1916.

Le 7 mars, le camarade Girard avait écrit à Grave, en réponse à sa lettre datée du 1er adressée à Benoit et lui, la lettre suivante :

7 mars 1916.

Mon cher Grave,

J’ai reçu ce matin la lettre que vous nous adressez, à Benoit et à moi…

Je vous adresse cette réponse en mon nom personnel.

Veuillez vous rappeler que quelques années avant la guerre, il s’était fondé à Paris et aussi, successivement, dans divers endroits de province et de l’étranger des groupes prenant le titre de Groupe des Temps Nouveaux. Le but de ces groupes était de propager le journal et de lui venir en aide par divers moyens.

Ces groupes étaient parfaitement, distincts de la rédaction des Temps Nouveaux.

Celui de Paris, auquel vous n’avez jamais donné votre adhésion ni rendu visite une seule fois, manifesta son existence par des réunions, des causeries, l’organisation de fêtes et de représentations.

Ce groupe a continué à subsister après la suspension des Temps Nouveaux et donné signe de vie en fondant une organisation de solidarité pour venir en aide aux camarades mobilisés et à leurs familles. Il avait pensé qu’il était plus simple de prendre, comme lieu de réunion et comme adresse le local des Temps Nouveaux. Plus tard, en présence des flots de sottise chauvine et de haines entre peuples déversés par toute la presse, en présence aussi de la véritable défection de nombre de révolutionnaires marquants, socialistes, syndicalistes et anarchistes, et de leur oubli complet du point de vue internationaliste toujours affirmé avec tant d’assurance et tout à coup abandonné pour un point de vue purement nationaliste, le Groupe crut nécessaire de sauvegarder, dans ce naufrage général, les idées qui furent celles pour lesquelles nous luttâmes toute notre vie,, quelquefois au risque de notre liberté.

Encouragé par les correspondances nombreuses reçues des camarades avec qui il était resté en rapport, il fit cette première a “Déclarations”, certes bien anodine, tellement que Kropotkine luimême, dont, au commencement de la guerre, vous déploriez le chauvinisme, avoue, dans une lettre qu’il m’écrit, n’y voir aucune contradiction avec ce qu’il pense, ne lui faisant que le seul reproche de prêter à malentendu...

Vous en avez pris ombrage parce que, actuellement, vous pensez autrement, parce que, depuis le début de la guerre, vous avez de plus en plus rétréci votre point de vue, au point de ne plus vous placer qu’à un point de vue nationaliste. Car, bien que dans la Déclaration que vous avez rédigée avec Kropotkine, et que fai lue, vous vous déclariez à la fin internationalistes, ou donc peuton trouver dans tout ce qui précède le moindre point de vue internationaliste ? Continuellement vous envisagez, pesez et balancez les intérêts des diverses « nations » en cause, intérêts diplomatiques, coloniaux ou autres, oubliant, vous, anarchistes, qui avez su, dam vos conceptions de jadis, dégager l’individu du bloc société et à plus forte raison du bloc nation, oubliant, dis-je, qu’une nation est composée d'individus très divers et souvent contraires, principalement en tant qu'individus appartenant à des classes irréconciliables.

Que sert d'avoir nié tant de fois la solidarité nationale, l'intérêt national, l’honneur national pour en arriver à chanter la même antienne que ceux qui, au nom de ces fictions mensongères, — qui en réalité ne cachent que leur solidarité, leur intérêt, leur honneur à eux, lancent au massacre des millions d’êtres humains, victimes de cette abominable duperie.

Mon cher Grave, vous avez perdu contact avec votre milieu, avec vos collaborateurs et camarades de lutte, petit à petit vous avez oublié ce qu'avant la guerre vous écriviez et ce qu'à côté de vous nous écrivions dans les manifestes lancés pour combattre le flot chauvin et guerrier que nous voyions monter. Relisez Contre la folie des armements, A ceux qui supportent toutes les charges, et vous verrez quelle distance aujourd’hui vous sépare de ce que vous écriviez il y a deux ans.

Aujourd'hui, pour vous l'histoire de la guerre commence au 4 août 1914 : « l’Allemagne a déclaré la guerre ». Vous rayez toute la série de faits qui précède et a créé la situation de ce jour : les désirs de revanche de la France après 1870, sa préparation à cette revanche, son alliance avec la Russie en vue du succès de cette revanche, l'Entente cordiale venant resserrer l'encerclement de l’Allemagne devenue rivale commerciale dangereuse, puis les compétitions coloniales et économiques d'où, surgirent maints incidents : Maroc, Balkans, question d’Orient, intrigues en Asie-Mineure au sujet du chemin de fer de Bagdad, intrigues de la Russie en Serbie et dans les Balkans, etc.

De ce concert de menaces mutuelles et généraUsées devait inévitablement surgir un conflit violent II s'est trouvé que c'est l’Allemagne qui a donné le premier coup. Et alors, oubliant toutes les causes antérieures ou les négligeant, vous incriminez — faisant chorus avec nos gouvernants — exclusivement l'orgueil des Junkers allemands ! Et, oubliant encore que toujours, dans l'étude des grands événements sociaux, notre méthode consista à nous placer au point de vue de l'opposition des dirigés aux dirigeants, à quelque nationalité qu’ils appartinssent, non seulement vous préconisez une solution uniquement inspirée de l’opposition de nation à nation, ce qui, direz-vous, est un point de vue imposé par les circonstances, mais vous vous déclarez adversaire de toute tentative de suggérer à l'opinion publique une autre solution conforme à nos principes de toujours et, même, vous déclarez vouloir mettre à la porte du local des Temps Nouveaux ceux qui tentent de poursuivre l'œuvre même des Temps Nouveaux !

Nous ne prétendons pas être détenteurs plus qu'un autre de la vérité. Ce que nous nous sommes efforcés de vous faire comprendre dans la lettre que je vous ai transmise dernièrement, c'est que si quelqu'un continue la tradition et l'œuvre qui furent toujours celles du Révolté, de la Révolte et des, c’est celui ou ceux qui, dans le chaos actuel, essaient de rallier les peuples trompés par leurs dirigeants pour les lancer contre ceux-ci et ainsi mettre un terme à leurs crimes. Vous vous adressez spécialement à Benoit et à moi, nous reprochant de nous dissimuler. Nous ne nous dissimulons pas, mais tous les camarades qui fréquentent le Groupe — il s’agit du Groupe et non de la rédaction — étant unanimes, ils ont cru inutile pour cette déclaration d'énumérer des noms dont la plupart n'eussent rien dit au public… Il ne pouvait g avoir. d'équivoque possible avec vous, car vous avez assez souvent affirmé dans la Bataille Syndicaliste et dans la Bataille votre point de vue, vous adressant à un public plus nombreux, certes, que les lecteurs restants des Temps Nouveaux.

Et pour ma part, ce que je vous reprocherais à cet égard, mon cher Grave, ce n'est pas d'avoir exposé votre manière de penser quelque différente puisse-t-elle être de ce que vous aviez toujours écrit auparavant, je sais que vous l'avez fait en toute sincérité. Mais c’est d’avoir ouvert une campagne, parfois même assez agressive, contre ceux qui ne pensaient pas comme vous, alors que ceux-ci étaient bâillonnés et dans l'impossibilité de vous répondre.

Vous allez lancer maintenant avec Kropotkine et d'autres camarades un manifeste, sans réfléchir au coup terrible, qu'en raison de vos noms, vous allez porter à toute notre propagande internationaliste de toujours. Quel argument n'allez-vous pas fournir à ceux qui prétendent que l'internationalisme est une chimère !

Je vous assure qu'au Groupe on s'attendait à une tout autre réponse qu’à celle que vous nous adressez à Benoit et à moi.

Vous nous menacez de mesures de rigueur parce que, aux Temps'. Nouveaux, nous prenons part à une propagande qui fut toujours la vôtre mais qui a cessé de l'être momentanément.

Mon cher Grave, je ne veux pas que des divergences de vues soient une cause de brouille entre nous... Je tiens à rester votre ami. Mais en raison, non pas de votre abandon provisiore de notre commune propagande antérieure, mais de l'opposition que vous mettez à ce que je la continue sous la même bannière qu'auparavant, il me sera impossible de rester votre collaborateur...

C'est avec une peine très vive que je prends cette détermination et que je me vois forcé de me séparer de vous après près de vingt-cinq ans de collaboration. Mais j’ai la conscience de n'avoir eu d’autre souci que de sauvegarder, d'empécher de sombrer dam cette tourmente les idées de solidarité humaine et internationale qui furent toujours au premier plan de notre conception anarchiste.

Gérant responsable et seul locataire responsable, vous nous aviez confié les clefs, sans doute, mon cher Grave, mais vous un des hommes qui, avec Kropotkine et Reclus, avez fait le plus pour répandre les idées anarchistes, tous les militants moins connus ou inconnus, tous \es hommes obscurément épris de nos idées, par la foi qu'ils avaient mise en vous, en l’autorité qui s'attache à votre nom, vous avaient tacitement confié la sauvegarde de ces idées. Dans quel désarroi votre campagne incompréhensible a jeté nombre de camarades qui se demandent avec stupeur ce que signifie ce revirement. Ceux qui vous connaissent savent à quel point vous êtes de bonne foi et ne vous en estiment pas moins, en regrettant néanmoins votre nouvelle attitude. Mais ceux qui ne vous connaissaient que par vos écrits antérieurs sont vraiment désorientés et vous assimilent ni plus ni moins — et cela est vraiment pénible — à Hervé, à Charles-Albert et à tant d'autres dont l'intérêt, la vanité ou tout autre mobile égoïste expliquent les palinodies.

En ces temps bouleversés, plus qu’à d'autres, mon cher Grave, vous était confiée la garde de nos idées, et bien grande est la tristesse de vos amis à vous les voir ainsi abandonner et, qui plus est, même combattre.

En leur nom, mon cher Grave, je fais encore appel à vous pour que par un retour sur vous-même vous vous rendiez compte enfin du tort énorme que fait à nos idées la campagne déconcertante que vous avez entreprise.

Que cette lettre ne vous fâche pas. J’ai cru devoir vous parler franchement et vous dire toute la vérité qu'on doit à un ami.

Bien cordialement,

André Girard.

***

A son tour, le 14 mars, le camarade Benoit, auquel la lettre de Grave s’adressait également, répondit par la lettre suivante :

Paris, 14 mars 1916.

Mon cher Grave,

J'ai pris connaissance de la lettre que vous nous avez adressée, à Girard et à moi, comme lui je m'incline devant votre décision, ne voulant pas vous obliger à recourir à des mesures de coercition, dont vous nous menacez, je remettrai la clé du bureau, qui est en ma possession, au camarade que vous me désignerez.

Nous avons lu votre protestation dans la Bataille ; vous pourriez avoir raison quant au fond, ce que nous contestons, que la forme serait inacceptable vous adressant à des camarades qui sont de vieux collaborateurs à une même œuvre, dont, il nous semble, ils avaient un peu le droit de se réclamer ; nous vous reconnaissons, ainsi qu’à Kropotkine, la place prépondérante dans la vie et le développement des Temps Nouveaux et dans la diffusion des idées qui nous sont communes, nous ne contestons pas plus celle qu’a occupaient Pierrot et Guérin, mais, non moins, croyaient avoir un peu droit de s’en réclamer ceux dont vous vous séparez parce que fidèles aux idées que vous avez toujours défendues ; ce droit de nous réclamer des Temps Nouveaux vous nous le contestez, nous nous inclinons et nous quittons, non sans regrets, votre maison ; séparés, chaque jour un peu plus, dans le domaine des idées, je souhaite sincèrement que subsistent nos liens d’amitié.

Nous entendons, par contre, conserver toute notre liberté et continuer d’exister en tant que « Groupe des Temps Nouveaux » , les camarades sont bien d'accord, ici, et la correspondance de province confirme l’accord de tous ; je puis vous affirmer que notre première lettre reflétait, non l’opinion de quelques camarades, mais de la généralité ; vous le saurez, mon cher Grave, et ce n'est une peine d’enregistrer les jugements d’un grand nombre de camarades des Temps Nouveaux sur votre attitude actuelle ; vous regrettez, dites-vous, de n'avoir été à Paris, ces incidents ne se seraient pas produits, nous le regrettons non moins, persuadés qu'étant resté en contact avec les camarades, vous n’auriez pas écrit ce que vous écrivez d'Angleterre ; nombreux sont ceux qui regrettent votre absence, tout le temps des événements.

Vous ne nous avez pas contesté le droit d'agir au nom des Temps Nouveaux, lorsque nous avons fondé le groupe d’Entr’aide qui, dans notre pensée, nous permettait de faire acte de solidarité et d'entr'aide envers nos camarades, mais aussi de continuer de donner un peu de vie autour des Temps Nouveaux, conserver et affermir les liens qui unissaient les camarades et faciliter la reprise du Travail en commun, la tourmente passée ; nous constatons que ce n'est que lorsque nous osons manifester une opinion non conforme aux vôtres d’aujourd'hui, mais conformes à celles de toute notre vie, que vous nous contestez ces mêmes droits. Je vous adresse, mon cher Grave, etc…

Benoit.

***

Clifton, 13 mars 1916.

Mon cher Girard,

C’est parce que je voulais préserver la possibilité de pouvoir, après la guerre, reprendre notre propagande au point où nous l’avions laissée, que j*exige que le journal et l’adresse du journal restent un terrain neutre, où il ne se fera que la propagande acceptée par tous

« Je vous mets à la porte du journal ! » Je suis étonné que vous vous refusiez à voir que, en installant, malgré moi, votre propagande au journal, c'est moi que vous mettez à la porte, du journal et de chez moi. Je veux bien faire des sacrifices pour la propagande, mais une propagande que j'approuve.

Un autre étonnement, c'est que vous ne voulez pas voir que, en intitulant votre circulaire : « Lettre aux abonnés, etc. », en y parlant de reprendre la propagande interrompue par la disparition du journal, qu'en prenant son adresse, qu'en restant anonymes, c'était, pour ceux qui recevaient cette circulaire, la continuation du journal, par la rédaction du journal.

A la demande que je vous ai faite, que le groupe dégage la responsabilité du journal, vous m'avez répondu que c'étaient vous autres qui en représentiez la tradition, et que vous n'éprouviez pas le besoin de changer d'adresse. Vous me faisiez une « concession ! » au lieu de « Lettre aux abonnés y), vous l'appelleriez Lettre ceux amis » ! Si je ne vous connaissais pas pour un homme sérieux, j'aurais été en droit de supposer que vous vous foutiez de moi.

« Vous avez droit au titre de groupe des Temps Nouveaux, puisque vous aviez constitué un groupe de ce nom. » L'équivoque n'en existe pas moins et vous vous êtes refusé à aider à la dissiper.

A titre de conciliation, voulant, à tout prix, éviter d'envenimer le conflit, je vous avais laissé le soin, — à vous et au groupe — de faire cette rectification vous-mêmes. Vous vous g êtes refusés. J'étais bien forcé de la faire moi-même. Encore une fois, je ne vous chicane pas votre titre de « Groupe des Temps Nouveaux », S'il n’y avait eu que cela, ça m'aurait été désagréable dé voir le nom du journal dans une propagande que je juge néfaste, je n'aurais rien eu à dire si on n'avait pas accentué l'équivoque.

« Je vous attaque véhémentement » — Où avez-vous vu cela ? J’ai, en effet, critiqué votre campagne, et c'est la lettre que Je vous ai adressée qui a fait le fond de mes articles. Je l'ai fait d'une façon vraiment modérée. J'aurais eu le droit' de me fâcher cependant.

« Les campagnes de haine, les intrigues diplomatiques, l’imbécilité et la criminalité des armements à outrance », malgré que la censure m'ait supprimé près de vingt articles là-dessus, et rogné autant, vous en retrouverez des traces dans ce qui est paru, et pourrez voir que je pense, là-dessus, encore aujourd’hui ce que je pensais avant la guerre.

Seulement, il y a deux fautes que nous avons commises : c'était, nous internationalistes, de ne pas connaître l’Allemagne, et d'avoir cru et affirmé, qu'à notre époque il ne pouvait y avoir que des guerres de capitalistes !

La guerre d'aujourd'hui n'est pas une guerre capitaliste, c'est une guerre déchaînée par des mégalomanes. Et elle a été déchaînée parce que l'Allemagne ayant conservé une organisation politique tout à fait féodale, ces rêves de mégalomanie Vont emporté sur les intérêts économiques du pays. C’est pourquoi la guerre était décidée, quelle qu'ait été la conduite de nos dirigeants, c'est pourquoi il fallait se défendre contre la pangermanisation, et vous étiez avec nous. Or, la situation n'a pas changé.

« C'est l'Allemagne qui a attaqué ; mais si cela n'avait pas été elle, ç'aurait pu être la France, etc. » Encore une fois, c'est une supposition qui peut se faire, mais ce qui n'est pas une supposition, c'est que c'est l'Allemagne qui a attaqué. Ce qui n'est pas une supposition, c'est que chaque fois que l’Allemagne intervenait dans les conflits européens, mettant les pieds dans le plat, nos politiciens ont toujours reculé devant la responsabilité de la guerre, et fait à l'Allemagne toutes les concessions qu'elle exigeait. Ce qui n'est pas une supposition, — ça découle des documents diplomatiques de l’Allemagne elle-même, s'il n’y avait que ceux des alliés ça ne prouverait rien —, que dans les palabres qui ont précédé le conflit, les alliés ont fait toutes les concessions possibles, pour le régler à l'amiable, mais l'Allemagne voulait la guerre. Et puis, il ne s'agit pas en ce moment de décerner des palmarès. Lorsque le temps viendra de mettre à jour les fautes de chacun, évidemment, nos « mauvais bergers » auront de fortes responsabilités à prendre. Mais pour le moment, il s’agit de savoir où est le danger et d’y parer.

Or, le danger, c’est la politique envahissante de l’Allemagne, ce sont ses projets avoués de conquête et de domination universelle. Ces projets, nos gouvernants étaient forcés de les combattre. Ils pouvaient les combattre d’une façon intelligente en favorisant les œuvres de paix, ou d’une façon stupide, en répondant par des menaces aux menaces, mais, n’importe comment, ils devaient assurer la défense du pays dont ils avaient la garde.

Malheureusement pour nous, ils ont pris les moyens stupides, et le pays, qui les a laissés faire, en paie aujourd’hui les conséquences, et nous aussi par-dessus le marché. Et je trouve que ce n’est pas au moment où est en train de se décider le sort de l’humanité, qu’il est intelligent d’entamer une propagande qui ne peut qu’affaiblir la défense, alors que é’est l’agresseur qui est à même de dicter ses conditions ! Mais ces considérations n’existent pas pour vous.

« II y a déjà trop de misères, trop de massacres, il faut les arrêter » Croyez-vous que moi aussi, je ne ressente pas les souffrances des autres, que ce soit d’un cœur sec que je pense qu’à chaque minute des êtres vivants sont abattus pour toujours, ou, ce qui est pis, estropiés pour le reste de leur existence !

Seulement je dis que, puisque la guerre n'a pu être évitée, puisque tant de victimes sont déjà tombées, qu'il ne reste plus qu'un dernier effort à donner, il serait stupide, criminel, par une sentimentalité mal comprise de passer à ceux qui nous suivront le soin de liquider la situation par une guerre encore plus meurtrière, qu'une paix boiteuse leur léguerait.

Vous oubliez que les Allemands ne sont qu'à quelques kilomètres de Paris, et que si, en août 1914, nous étions en droit de dire qu'il fallait se défendre contre l'agresseur, les raisons n'en ont pas diminué, bien au contraire.

Mais je vous parle faits, vous me répondez par des théories et des abstractions, Croyez-vous que nous résoudrons les faits par des raisonnements ?

« J'ai été un des premiers à proclamer que l'individu avait le droit de s'abstraire de la société » ! Oui, quand au nom de la société on prétend lui mettre toutes les charges sur le dos, ne lui laisser que le droit de payer et même pas de se plaindre. Je disais aussi que, si nous étions anarchistes, c'est parce que nous ressentions l'injustice dont souffraient les autres, autant que nous souffrions de celles qui nous atteignaient. Je disais que la société était faite pour l’individu, non l’individu pour la société. Je vous en prie, ne me faites pas individualiste à la façon des Mauricius et des Armand.

Si je me considérais absolument détaché de la masse, je ne demanderais qu’une chose, que la guerre finisse au plus vite, et pour reprendre ma tranquillité d’esprit, et pour qu’on arrête le gaspillage de travail et d’argent que nous aurons à payer après.

Mais même ce point de vue serait faux, car nous avons beau nous abstraire, théoriquement de la société, de la nation, appelez-le comme vous voudrez, nous n’en faisons pas moins partie matériellement. Nation, société, ce n’est pas tout à fait une abstraction, puisqu’il y a des individus derrière. Et ce sont ces individus, dont nous faisons partie, qui subissent le bien et le mal qui les atteignent en bloc. Or, il n’est pas indifférent, à nous comme aux autres, de savoir qui dictera les conditions de paix.

Mais à quoi bon discuter ! « J’ai, dites-vous, rétréci mon point de vue ». Je suis toujours ce que j’étais, en 1914, lorsque j’ai commencé mes articles sur la guerre. Pour moi, la victoire allemande serait la mort de tout espoir d’affranchissement, la reprise des armement agressifs, la guerre à nouveau, dans cinq ou dix ans. Je suis prêt à entrer en pourparlers avec les Allemands s'ils veulent désavouer la mégalomanie de leurs dirigeants, — y compris leurs dirigeants social-démocrates — nous fournir l’assurance qu'ils s'opposeront aux conquêtes rêvées par leur état-major. N'est-ce pas vous qui êtes, revenus en arrière, en faisant passer aujourd'hui, avant la nécessité de se défendre, cette volonté de faire mettre bas les armes avant que l'on sache, ou du moins nous ne le savons que trop, pour le moment, qui dictera les conditions de paix ?

Et oui, votre propagande est une de celles à laquelle je pourrais m'associer ; mais à condition que l'on tienne compte des faits et des circonstances. Si c'étaient nos troupes qui soient en Allemagne, je serais avec vous, mais lorsque c’est l’agresseur qui tient la clef de la situation, et est à même de réaliser ses projets, ou, tout au moins, de se réserver la possibilité de les reprendre en de meilleures conditions, je me refuse à faire son jeu.

« Notre manifeste va jeter le désarroi dans l’esprit de ceux qui nous suivaient » ! Si les quelques anarchistes que j’ai pu faire m’ont toujours bien compris, s'ils ont accepté nos idées parce qu’ils les avaient reconnues justes, et non parce que je les leur démontrais telles, s*ils se sont habitués à exercer leur jugement, à comprendre que, dans tout raisonnement, il faut tenir compte des faits, ces camarades seront avec nous. S^ils s’entêtent à raisonner par abstractions, à ignorer les faits et croire à l’absolu, ils seront avec vous. Ce n'est pas parce que nous sommes mal compris que nous devons nous arrêter et retourner en arrière.

Enfin, je conclus : C'est mon plus grand désir d'éviter une scission irréparable. La guerre finie, — si nous pouvons reprendre notre propagande — nous pouvons oublier cette divergence due à des circonstances exceptionnelles, et remarcher d'accord. Je n'ai rien à renier de notre programme, et ne demande qu'à le reprendre lorsque nous serons débarrassés d'un danger que je considère le plus proche et le plus grand.

Continuez à vous voir dans le local, mais donnez-moi votre parole que vous ne vous servirez pas de l'adresse pour la correspondance, et je serais heureux de vous laisser les clefs. Je compte que vous comprendrez que j'ai bien le droit de vous demander cette promesse.

Vous aussi vous réfléchirez, j'espère, avant de décider.

Cordialement

J. Grave.

***

Clifton, le 20 mars 1916.

Mon cher Benoit,

A l’heure actuelle vous devez avoir connaissance de la seconde lettre que fai adressée à Girard. C’est parce que je ne voudrais pas voir se briser bêtement notre ancienne amitié ; c'est parce que je veux conserver comme terrain neutre, avec possibilité de réconciliation, le bureau du journal que j'ai été furieux de voir qu'on en usait pour une propagande que je juge devoir être néfaste à nos idées, comme elle serait néfaste à la paix future si elle avait quelque chance de réussir. Mais je ne veux pas me répéter. Votre opinion est faite, la mienne est trop fortement établie, pour que nous ayons chance de nous ébranler dans nos convictions.

Je tiens seulement à vous faire remarquer que je continue à penser comme nous pensions tous, lorsque nous avions reconnu la nécessité de se défendre contre l'agression allemande. Or, la situation n'est pas changée, — l'agresseur nous tient encore à la gorge —, l'urgence de se défendre, — mon opinion est même que nous devrions attaquer, — reste tout aussi grande qu'en août 1914. C’est vous qui êtes retombé ou en était le Réveil de Genève. Il vous trouve même un peu trop modérés dans son dernier numéro.

Ma protestation vous a blessé. Et cependant, combien je l’ai faite modérée, combien votre façon d’agir m’avait blessé. Justement, pour éviter tout froissement d’amour-propre, je m’étais assis sur le mien ; dans une de mes lettres à Girard, je lui disais que je vous laissais le soin d’expliquer le différend qui nous divisait, afin d’effacer dans le public l’impression que cette campagne était faite sous le patronage du journal. Vous m’avez répondu que j’avais tâché, que c’était vous autres qui étiez dans la tradition du journal, et que vous, en gardiez l’adresse pour votre propagande, le changement proposé n’était qu’une moquerie. Vous ne pouviez tout de même pas vous attendre que j’encaisserai le soufflet sans rien dire.

Encore une fois non, mille fois non, je ne vous conteste pas le droit de vous réclamer du journal. Toutes les contestations du monde ne feront pas que vous g avez travaillé votre part, que vous en avez fait partie. Je n’en suis pas encore arrivé à nier l’évidence. Ce que je votis conteste c’est « d’agir » au nom du journal, d’en avoir pris le titre et l’adresse, en laissant croire que c’était l’ancienne rédaction qui continuait.

Si, dans votre lettre aux abonnés, vous aviez constaté la. divergence d'idées qui divise l’ancienne rédaction, vous aviez déclaré au nom de qui allait la campagne, si vous n'aviez pas pris le bureau du journal, ce, qui renforçait l’équivoque, vous auriez pu faire votre propagande sans que j'intervienne, vous auriez pu affirmer votre conviction que c'est moi qui suis dans le tort, et vous autres les seuls véritables continuateurs de la tradition du journal, je ne vous aurais pas contesté cette petite satisfaction. Du moment que ma responsabilité n'y était plus engagée, le reste m'était indifférent.

C'est sur les événements que je compte pour éclairer le débat, et démontrer quels auront été ceux qui avaient tort, ceux qui étaient dans le vrai.

« Vous, représentez l'opinion générale. » Je regrette pour l'opinion générale, qu'elle en soit arrivée à penser ainsi. Quant à moi, je n'ai jamais pensé d'après l'opinion de personne. Je me fais ma propre opinion. Et si, à l'heure actuelle, le milieu est si déprimant à Paris que la simple conception de ce qui est droit et de ce qui ne l'est pas vous échappe, je ne puis que me féliciter de ne pas subir ses mauvais effets.

A vous entendre, il semblerait que je suis dans un pays neutre, qui ne ressent aucun des effets de la guerre, et, où, par conséquent, je suis hors d’état de juger de la situation.

Or, si dans la première période, la guerre n’a pas fait, ici, sentir ses mauvais effets aussi fortement qu’en France, il n’en est plus de même aujourd’hui, A l’heure actuelle, il n’y a pas de famille qui n’ait un ou plusieurs des siens à l’armée ; pas de. famille qui n’ait ses morts ou ses blessés ; la difficulté de vivre y augmente avec la durée de la guerre, et comme on n’a pas attendu sa fin pour augmenter les impôts, l’Angleterre n’est pas le pays de Cocagne que vous vous imaginez, loin de là.

Du reste, depuis que je suis ici, j’ai pu constater deux erreurs de notre propagande. La première fut de croire et d’affirmer que, à notre époque, il ne pouvait plus y avoir que des guerres de capitalistes ; la deuxième, c’est que nous, internationalistes, ne connaissions rien des pays qui nous entourent !

Si nous avions réfléchi que, avec son gouvernement moyenâgeux, l’Allemagne échappait à toute comparaison avec nous, et que, ce qui n’était pas possible chez nous, c’est-à-dire une guerre malgré les intérêts, ~ sinon malgré la volonté, — du pays, malgré les intérêts de ses capitalistes, était toujours possible avec elle par le fait que, malgré son semblant de parlementarisme, le dernier mot y appartient à la noblesse qui y est restée féodale.

Quant à l’Angleterre, les idées de nos camarades sur elle en sont restées à ce qu'elles étaient en Europe, aux premières années du dix-neuvième siècle : « les menées de L’infâme Pitt, les desseins de la perfide Albion ! » Nos camarades auraient besoin de se débarrasser de leurs idées toutes faites.

Mais revenons à nos moutons. Comme vous, j'espère que nos bonnes relations ne seront pas rompues. Si, sur le point qui nous divise, l’entente reste impossible, je reste convaincu que ce sont les mêmes motifs qui nous dirigent. Vous voudriez épargner les morts qui tombent chaque jour, vous voudriez voir cesser le gaspillage de forces de travail et d'argent qui se dépensent sur les champs de bataille. Je n'ai pas d'autres mobiles. Je diffère tout simplement sur l'opportunité d'une telle campagne. Une paix faite sous le talon de l'agresseur pourrait bien arrêter la guerre, mais ça ne serait qu'une trêve. Dans cinq dans dix ans, la guerre reprendrait plus féroce que jamais, et peut-être dans des conditions moins favorables pour nous. En tout cas nous n'aurions épargné aucune victime, au contraire, nous n'aurions arrêté la guerre que pour donner aux jeunes générations le temps de grandir pour g être englobées. Si nous pouvons régler la question maintenant, quels que soient les sacrifices que ça exigera encore, je trouve que l’humanité y gagnera, ils ne seront rien en comparaison de ce qu'ils seraient s'il fallait recommencer la guerre sur de nouveaux frais.

Comme je l'ai écrit à Girard, donnez-moi votre parole que le local ne sera plus usé pour la correspondance d'une propagande que je trouve mauvaise, bonne à nous diviser complètement et irrévocablement si vous persistiez à la mener sur un terrain qui doit rester neutre, et nous tâcherons d'oublier nos divisions actuelles pour ne penser qu'aux revendications qui nous ont unis et qui restent toujours vraies, leur réalisation, le but à atteindre.

Je ne vous ai pas contesté le droit d'user du local lorsque vous avez établi le groupe d'aide aux mobilisés. — Cela devrait vous prouver que je ne demande pas mieux que de vous laisser agir comme bon vous semble, lorsque l'action est bonne. Et je vois avec plaisir que le groupe n'est pas tombé comme vous sembliez le craindre à un moment.

Bien cordialement,

J. Grave

***

Nous croyons utile également de joindre à cette correspondance la lettre suivante émanant d’un collaborateur 'de la première heure des Temps Nouveaux, actuellement mobilisé, et dont la collaboration se continua, régulière, jusqu’au dernier jour :

Vendredi 3 mars.

Mon cher Girard,

En même temps que votre lettre j'en ai reçu une de Grave, m’envoyant un exemplaire de la déclaration rédigée par Kropotkine et lui, en me demandant de la signer au cas où je serais d'accord avec eux, et de la faire circuler.

Je ne dis pas que tout soit faux dans la thèse de Kropotkine et de Grave, et mot-même, il n'y a pas encore si longtemps, que je la partageais, mais je pense de plus en plus que la plus grande part de vérité se trouve de votre côté. C'est donc auprès de vous que je me range. Il n'est pas tout à fait vrai de dire que l'Allemagne a attaqué et préméditait depuis longtemps d'attaquer — la France. L'Allemagne a choisi son heure voilà tout. Mais elle se sentait menacée par tout le parti revanchard français, par l'alliance franco-russe, par la Triple Entente, isolée et encerclée par la diplomatie de Delcassé et de ses imitateurs.

Rappelons-nous les retraites militaires, les visées guerrières ouvertement avouées des nationalistes et des néo-royalistes, et jusqu’à l’élection de Poincaré, dont la signification était, au dire de beaucoup de gens : guerre avec l’Allemagne.

L'Allemagne qui, depuis 70, fit tant d'avances pour se rapprocher de nous n'a fait que la déclancher, Kropotkine et Grave oublient tout cela.

Une autre raison qui me rend hostile aux parti sans — bien à l'abri — du « jusqu'au bout », c'est ce que j'ai vu quand j'étais près du front : les régiments décimés, les combattants et les blessés couverts de boue, en loques, minables, pitoyables. Et tous ces monceaux de cadavres que les communiqués ne disent pas !…

Non, non ! Tout plutôt que la guerre. C'est une chose ignoble, un crime que rien ne saurait justifier.

***

Pour compléter cette brochure, nous croyons devoir mettre, à titre documentaire, sous les yeux de nos amis et lecteurs les deux manifestes, l’un rédigé par Grave, Kropotkine, etc., et auquel la presse bourgeoise a fait un accueil si sympathique, l’autre par lequel d’autres collaborateurs des Temps Nouveaux et la plupart des camarades du Groupe ont tenu à résumer leur pensée divergente.

DÉCLARATION (1)

(1) La Bataille, 14 mars 1916.

De divers côtés des voix s’élèvent pour demander la paix immédiate : Assez de sang versé, assez de destruction I » dit-on, « il est temps d’en finir d’une façon ou d’une autre 1 »

Plus que personne, et depuis bien longtemps, nous avons été, dans nos journaux, contre toute guerre d’agression entre les peuples, et contre le militarisme, de quelque casque, impérial ou républicain, il s’affuble.

Aussi, serions-nous enchantés de voir les conditions de paix discutées — si cela se pouvait — par les travailleurs européens, réunis en un congrès international. D’autant plus que le peuple allemand, s’il s’est laissé tromper en août 1914, et s’il a cru réellement qu’on le mobilisait pour la défense de son territoire, il a eu le temps de s’apercevoir qu’on l’avait trompé pour le lancer dans une guerre de conquêtes.

En effet, les travailleurs allemands, du moins dans leurs groupements plus ou moins avancés, doivent comprendre maintenant que les plans d’invasion de la France, de la Belgique, de la Russie, avaient été préparés de longue date, et que si cette guerre n’a pas éclaté en 1913, c’est que les rapports internationaux ne se présentaient pas alors sous un aspect assez favorable et que les préparatifs militaires n’étaient pas assez complets pour promettre la victoire à l’Allemagne (lignes stratégiques à complétez^ canal de Kiel à élargir, les grands canons de siège à perfectionner).

Et maintenant, après vingt mois de guerre et de pertes effroyables, ils devraient bien s’apercevoir que les conquêtes faites par l’armée allemande ne pourront être maintenues. D’autant plus qu’il faudra reconnaître ce principe (déjà reconnu par la France en 1859, après la défaite de l’Autriche), que c’est la population de chaque territoire qui doit exprimer si elle consent ou non à être annexée.

Si les travailleurs allemands commencent à comprendre la situation comme nous la comprenons et comme la comprend déjà une faible minorité de leurs social-democrates, — et s’ils peuvent se faire écouter de leurs gouvernants, — alors il y aurait un terrain pour un commencement de discussion concernant la paix.

Mais alors, les ouvriers allemands devraient déclarer qu’ils se refusent absolument de faire des annexions, ou de les approuver ; qu’ils renoncent à la prétention de prélever des « contributions » sur les nations envahies ; qu’ils reconnaissent le devoir de l’Etat allemand de réparer, autant que possible, les dégâts matériels causés par les envahisseurs chez leurs voisins, et qu’ils ne prétendent pas à imposer à leurs voisins des conditions de sujétion économique, sous le nom de traités commerciaux.

Malheureusement, on ne voit pas, jusqu’à présent, des symptômes du réveil, dans ce sens, du peuple allemand.

On a parlé de la Conférence de Zimmerwald. Mais il a manqué, à cette conférence, l’essentiel : la représentation des travailleurs allemands. On a aussi fait beaucoup de cas de quelques rixes qui ont eu lieu en Allemagne à la suite de la cherté des vivres. Mais on oublie que de pareilles rixes ont toujours lieu pendant les grandes guerres, sans influencer la durée de la guerre. Aussi, toutes les dispositions prîmes en ce moment par le gouvernement allemand prouvent-elles qu’il se prépare à de nouvelles agressions au retour du printemps.

Mais, comme ce gouvernement sait qu’au printemps les Alliés lui opposeront de nouvelles armées équipées d’un nouvel outillage et d’une tillerie bien plus puissante qu’auparavant, il travaille en même temps à semer la discorde au sein des populations alliées. Et il emploie, dans ce but, un moyen aussi vieux que la guerre elle-même, celui de répandre le bruit d’une paix prochaine, à laquelle il n’y aurait chez les adversaires que les militaires et les fournisseurs des armées pour s’y opposer. C’est à quoi s’est appliqué von Bülow, avec ses secrétaires, pendant son dernier séjour en Suisse.

Mais à quelles conditions suggère-t-il de conclure la paix ?

La Neue Zurcher Zeitung croit savoir, — et le journal officiel, la Norddeutsche Zeitung, ne le contredit pas, — que la plupart de la Belgique serait évacuée, mais à condition de donner des gages de ne pas répéter ce qu’elle a fait en août 1914, lorsqu’elle s’opposa au passage des troupes allemandes. Quels seraient ces gages ? Les mines de charbon belges ? Le Congo ? On ne le dit pas. Mais on demande déjà une forte contribution annuelle.

Le territoire conquis en France serait restitué, ainsi que la partie de la Lorraine où l’on parle français. Mais, en échange, la France tranférerait à l’Etat allemand tous les emprunts russes, dont la valeur se monte à dix-huit milliards. Autrement dit, une contribution de dix-huit milliards qu'auraient à rembourser les travailleurs agricoles et industriels français, puisque ce sont les travailleurs qui paient les impôts. 18 milliards pour racheter dix 'départements que, par leur travail, ils avaient rendu si riches et si opulents, et qu'on leur rendra ruinés et dévastés !

Quant à savoir ce que l’on pense en Allemagne des conditions 'de la paix, un fait est certain : la presse bourgeoise prépare la nation à l'idée de l’annexion pure et simple de la Belgique et des départements du nord de la France. Et il n'y a pas en Allemagne une force capable de s'y opposer. Les travailleurs qui auraient dû élever leur voix contre les conquêtes ne le font pas. Les ouvriers syndiqués se laissent entraîner par la fièvre impérialiste, et le parti social-democrate — trop faible pour influencer les décisions du gouvernement concernant la paix, même s'il représentait une masse compacte — se trouve divisé sur cette question en deux partis hostiles, et la majorité du parti marche avec le gouvernement.

L'Empire allemand, sachant que ses armées sont depuis 18 mois à 90 kilomètres de Paris, et soutenu par le peuple allemand dans ses rêves de conquêtes nouvelles, ne voit pas pourquoi il ne profiterait pas des conquêtes déjà faites. Il se croit en force à dicter des conditions de paix qui lui permettraient d’employer les nouveaux milliards de contributions à de nouveaux armements, afin d’attaquer la France quand bon lui semblera, et lui enlever ses colonies, ainsi que d’autres provinces, et ne plus avoir jamais à craindre sa résistance.

Parler de paix en ce moment, c’est faire précisément le jeu du parti ministériel allemand, de Bülow et de ses agents.

Pour notre part, nous nous refusons absolument de partager les illusions de quelques-uns de nos camarades concernant les dispositions pacifiques de ceux qui dirigent les destinées de l’Allemagne.

Nous préférons regarder le danger en face et chercher ce qu’il y a à faire pour y parer. Ignorer ce danger serait l’augmenter.

En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace, — mise à exécution, — non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous, antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et n'avons pas cm devoir séparer notre sort de celui du reste de la population.

Nous ne croyons pas nécessaire d'insister que nous aurions préféré voir cette population prendre en ses propres mains le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n'y avait qu'à subit ce qui ne pouvait être changé.

Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande ne revienne à de plus saines notions de la justice et du droit, renonçant à servir plus longtemps d'instrument aux projets de domination de la politique pangermaniste, il ne peut être question de paix.

Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n'oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l'union des peuples, la disparition des frontières. Et c'est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu'il faut résister à un agresseur qui représente l'anéantissement de tous nos espoirs d'affranchissement.

Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l'Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l'erreur la plus désastreuse que l'on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande, restée saine, et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti.

Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse des deux côtés, et nous sommes prêts à collaborer avec eux.

28 février 1916.

Christian Cornelissen, Henri Fuss, Jean Grave, Jacques Guérin, Hussein Bey, Pierre Kropotkine, A. Faisant, F. Le Leve (Lorient), Charles Malato, Jules Moineau (Liège), Ant. Orfila (Algérie), M. Pierrot, Paul Reclus, Richard (Algérie), S. Schikawa (Japon), W. Tcherkesoff.

Pressés, par les événements, de publier cette déclaration qui a été en gestation depuis longtemps, nous n’avons pu attendre la réponse aux demandes d’adhésion que nous avons faites, mais nous les publierons, plus tard, lorsque nous les aurons toutes reçues.

Nous avons demandé à la Libre Fédération, qui paraîtra le 19 de ce mois, de bien vouloir publier cette déclaration, nous prions donc tous ceux qui, dans la présente, trouvent l’expression de leur pensée, de bien vouloir envoyer, de suite, leur adhésion à l’adresse de la Libre Fédération, 4, avenue Dickens, Lausanne (Suisse).

***

La Paix par les Peuples

Depuis vingt-deux mois, l’Europe est un vaste champ de massacre. Des millions d’hommes sont déjà morts, un plus grand nombre encore, blessés, infirmes, voient leur puissance de travail amoindrie, sinon détruite à jamais. Des villes entières ne sont plus que des monceaux de décombres. La misère sévit et s’étend Je jour en jour avec une rapidité croissante. L’Europe court à sa ruine.

Pour justifier cette folie dévastatrice et obtenir le consentement résigné des peuples, on nous dit que c’est la lutte du droit et de la justice contre les Barbares, et chaque parti des belligérants se prétend, à l’exclusion de son adversaire, le champion de la justice et du droit.

Nous ne voyons, nous, dans toute cette destruction d’existences et de richesses, que la lutte de la barbarie contre la barbarie.

Il est faux de prétendre qu’il y ait en ce formidable conflit des mobiles désintéressés. Il ne représente en réalité qu’une ruée d-’appétits, une compétition d’intérêts en irréductible discordance ; il est le résultat prévu et inévitable du heurt violent des convoitises capitalistes ainsi que des intrigues sournoises et tortueuses d’une diplomatie criminelle. C’est l’aboutissement normal, logique et attendu de la concurrence mondiale entre les divers impérialismes, concurrence dont l’intensité croissante avait pris, depuis plusieurs années, l’acuité d’un antagonisme plein de méfiance et de menace.

Les convoitises impérialistes des grandes puissances européennes avaient jeté leur dévolu sur les territoires d’Afrique et de l’Asie occupés par des populations sans défense, où elles prétendaient trouver des terrains propices à une ample fructification de capitaux.

Au fur et à mesure de la réduction des espaces libres, de l’arrivée en contact des fameuses sphères d’influence, surgissaient des incidents, des contestations qui parfois finissaient tant bien que mal par s’arranger à l’amiable.

On se souvient de l’incident de Fashoda, qui faillit déchaîner la guerre entre la France et l’Angleterre — aujourd’hui amies et alliées. Ce fut aussi d’un conflit d’intérêts en Extrême-Orient que naquit la guerre entre la Russie et le Japon, également alliés en ce jour. La guerre italo-turque n’eut, de même, d’autre cause que des appétits capitalistes en Tripolitaine.

Des compétitions de même nature au Maroc, entre spéculateurs allemands, français et espagnols manquèrent de faire éclater quelques années plus tôt la guerre entre la France et l’Allemagne. Depuis 1870, l’état de paix armée, consécutif à la conquête allemande de l’Alsace-Lorraine et aux projets français de revanche qui pensèrent trouver, dans la suite, un appui dans une alliance avec la Russie, faisait peser sur l’Europe un malaise croissant. Ce malaise s’était surtout aggravé depuis une douzaine d’années. L’essor considérable de l’industrie et du commerce de l’Allemagne avait, vers cette époque, déterminé cette puissance à accroître ses forces navales. L’Angleterre jalouse de sa suprématie maritime mondiale, en prit ombrage. Et non seulement on vit, dès 1905, le roi d’Angleterre lui-même prendre l’initiative d’un rapprochement entre l’Angleterre et la France, ces « ennemies héréditaires » devenant désormais « amies cordiales » ; mais la diplomatie britannique se rapproche également de la Russie, malgré l’antagonisme connu des intérêts russes et anglais en Orient.

L’intention était nette : elle visait l’isolement de l’Allemagne, la concurrente redoutée.

D’une part, les visées de l’Allemagne en Asie-Mineure, d’autre part, les intrigues continues, dans les Balkans, de la diplomatie russe visant des débouchés dans la Méditerranée, soit par l’élimination d’Europe de la Turquie et la prise de Constantinople ou de toute autre manière, entretenaient un état de trouble, un antagonisme permanents entre les intérêts que les diverses puissances prétendaient avoir en Orient.

Ces intrigues, qui n’avaient cessé d’exciter notamment la Serbie contre l’Autriche-Hongrie, avaient amené entre ces deux pays un état de tension d’une acuité telle qu’un incident devait se produire — et se produisit d’ailleurs, fournissant le prétexte d’où sortit la guerre présente.

Car l’attentat de Serajevo ne fut qu’un prétexte : prétexte pour les puissances centrales, et notamment pour l’empire allemand, de sortir, en prenant les devants et en brusquant les faits, de sortir d’une situation intolérable et pour elles menaçante ; prétexte aussi pour les mégalomanes pangermanistes de réaliser enfin leur rêve de domination mondiale ; prétexte, d’autre part, pour l’empire russe, tout en se donnant hypocritement le rôle vertueux de l’innocence agressée, de recueillir, en rendant inévitable le conflit par une mobilisation anticipée et obstinée, les fruits de tant d’intrigues et d’excitations dans les régions turco-balkaniques.

La violation de la neutralité de la Belgique et l’invasion brutale de ce pays furent aussi pour l’empire britannique le prétexte, tout en se proclamant le champion du droit outragé, de réaliser son plan depuis longtemps médité d’amoindrir et si possible d’écraser une concurrente inquiétante.

Il est malaisé, dans les heures troublées des derniers instants, de peser exactement la part de responsabilité de chacun dans la perpétration du crime. Si les puissances centrales ont la responsabilité d’avoir porté le premier coup, si au gouvernement russe incombe celle d’avoir, par sa mobilisation persistante, presque forcé l’Allemagne à lui déclarer la guerre, ces responsabilités ne sont que des responsabilités d’un moment, des responsabilités accidentelles, dont chacun de ces Etats portera le fardeau devant l’histoire.

Mais les responsabilités les plus lourdes, parce qu’elles sont des responsabilités de tout temps, sont celles qui pèsent sur tous les gouvernements européens, dont les manœuvres réciproquement hostiles, jointes aux intrigues malhonnêtes et malveillantes d’une diplomatie faisant fi du sort des peuples, mais tout à la disposition des appétits capitalistes, ont acculé l’Europe en une impasse dont elle ne pouvait sortir que par la guerre.

Si, en un tel attentat, le coup de couteau, qui est la matérialisation du crime, fut porté par le gouvernement allemand, la responsabilité de la préméditation, de l’organisation, de la mise au point du complot, incombe à tous les autres au même titre qu’à l’Allemagne.

L’Allemagne a attaqué la Russie et la France, sans doute ; mais les dirigeants de tous pays, eux, ont attaqué les peuples en les entraînant à la guerre contre leur gré, au nom d’une prétendue et fausse solidarité nationale, et pour des intérêts qui ne sont pas les leurs.

Car, dans toutes ces querelles, les peuples n’ont aucun intérêt. Vainqueurs ou vaincus, la guerre pour eux se traduit inévitablement — sans compter les deuils irréparables — par une aggravation de charges.

Néanmoins, tout se dispose, tout se complote et tout se décide en dehors d’eux, sans que jamais, en des questions graves, d’où dépend parfois leur destin, on daigne les consulter. Le seul droit qu’on leur reconnaisse, c’est celui d’obéir et de se faire massacrer pour que prospèrent les spéculations des trafiquants qui les dirigent.

Nous pensons qu’il est temps que les peuples fassent enfin entendre leur voix. Tandis que leurs maîtres s’occupent à d’incessants pourparlers en vue d’intensifier l’oeuvre de guerre, nous pensons qu’il est de la plus extrême urgence que les peuples se concertent pour réaliser au plus tôt l’œuvre de paix.

Nous pensons que Tes travailleurs de tous pays, eux, par le labeur de qui tout vit, doivent, en imitant l’exemple que leur donnent ' leurs maîtres, s’entendre entre eux pour imposer l’arrêt rapide de l’œuvre de mort.

En un mot, aux conférences internationales des dirigeants qui disposent à leur fantaisie des peuples comme de dociles troupeaux, nous pensons que doit s’opposer une conférence internationale des travailleurs du monde entier.

Déjà, en septembre 1915, s’esquissa, à Zimmerwald, une première tentative en ce sens, et nous applaudîmes en son temps à ce premier effort. Mais ce n’était encore là qu’une ébauche. Cet effort sera renouvelé et il doit atteindre l’ampleur que comporte la gravité des circonstances.

Nous pensons donc que les organisations des travailleurs de tous pays doivent dès aujourd’hui, si elles comprennent leur intérêt et leur devoir, se hâter de constituer un congrès mondial du prolétariat, dont l’œuvre sera tout d’abord d’exiger la cessation des hostilités, et le désarmement immédiat et définitif des nations.

De plus, outre les sanctions et les réparations équitables des dommages causés, qui devront être imposées aux dirigeants et aux capitalistes de tous pays qui en sont responsables, il leur appartiendra de faire connaître quelles conventions et quels arrangements internationaux devront être pris, à son avi^, pour qu’à l’avenir soit garantie la sécurité des peuples contre le renouvellement de semblables attentats de la part de leurs dirigeants.

Une telle manifestation aura une portée considérable. Elle sera un précédent historique, celui de la première intervention directe de la classe ouvrière — intervention qui pourra se répéter en toute circonstance grave — dans le règlement des conditions internationales qui l’intéressent au premier chef et pour la détermination desquelles on ne s’enquiert jamais de son avis.

Jusqu’ici, comme le Tiers-Etat sous l’ancien régime, la classe ouvrière ne fut rien ; elle ne fut jamais appelée à avoir aucune part à la solution des questions vitales d’où dépendent son bienêtre et sa sécurité.

Ce congrès sera, si le prolétariat a conscience de son rôle social, les premiers Etats-Généraux de l’Internationale ouvrière.

Ouvriers, paysans, vous tous qui vivez péniblement de votre labeur, n’êtes-vous point las de servir indéfiniment de détail d’exploitation ? Nie pensez-vous pas qu’il est temps que votre voix s’élève et que s’affirme votre volonté ? C’est vous, par qui tout vit, tout prospère et tout progresse, qui êtes le Droit et la Justice, La Barbarie, ce sont Vos maîtres, dont l’égoïsme et la cupidité couvrent la Terre de ruines et de deuils.

De vous, de votre volonté et de votre action, il dépend que soit assuré le triomphe du Droit et de la Justice véritables sur la réelle Barbarie.

Sachez vouloir ! sachez agir !

Ch. Benoit, A. Girard, A. Mignon, Siegfried, collaborateurs des Temps Nouveaux ; Mme Douheret, Fél. David, Fréd. David, M. Hasfeld, Méreaux, du Comité des Temps Nouveaux ; Mme Ed. Delebecque, Beauvais, délégué à la C. G, T. (Fédération de la Céramique, Bidault, Sébastien Faure, Garnery, Génovesi, Lagru, Pericat, Rey, Fr. Stackelberg, Guy Tourrette, de la Vie Ouvrière, Paul Signac, artiste peintre, Béranger, au nom des amis de Roubaix, Groupe des amis des Temps Nouveaux, de Saint-Etienne.

(Bien que la France combatte « pour le droit, la justice et la liberté », forcément restreint devait être le nombre de signatures qu’il nous était donné de faire figurer à la suite de notre manifeste. Notre thèse n’étant pas conforme à celle de nos gouvernants, il nous était interdit, à nous, de recueillir, soit dans l’armée, soit dans les administrations de l’Etat des adhésions officielles.)

Ceux qui veulent adhérer au présent manifeste peuvent envoyer leur adhésion 33, rue Grange-aux-Belles.