Avant-propos

      Les principes

      Contre la propriété

      Les conséquences

      La société future

      Généralités

      L’action anarchiste

      Anarchisme et réformisme

      Syndicalisme

      Commentaires

      Conclusions

Avant-propos

Ce qui suit n’est pas un exposé détaillé des théories anarchistes ; nous n’avons voulu faire qu’une rapide analyse — la plus complète possible eu égard au petit format de cette brochure — destinée à donner un aperçu général de ce que combattent et ce que propagent les anarchistes. On n’y trouvera donc guère que des affirmations, qu’une sorte de nomenclature ; pour avoir un exposé plus complet, il suffira de se procurer les publications mentionnées sur la couverture. Telle qu’elle, la présente brochurette servira sans doute à dissiper bien des équivoques, et à confondre les gens bornés ou intéressés qui prétendent que l’anarchisme est la théorie du crime, que les anarchistes sont des malfaiteurs, qu’il ne savent ce qu’ils veulent, etc., etc.

ANARCHIE. — Etymologiquement, ce terme a pour racine le mot grec archê, qui exprime l’idée de commandement : le privatif an (ou a) placé avant archê exprime l’idée de suppression, d’absence. An-arché en grec, an-archie (ou anarchie) en français, expriment donc bien l’idée d’absence de commandement, donc absence d’autorité. Les ignorants et les gens intéressés à créer des équivoques ont, abusivement, fait du mot anarchie un synonyme du mot désordre. Or, qu’il y ait ordre ou désordre, il n’y a anarchie que s’il y a absence d’autorité. Le Century Dictionnary définit l’anarchie : “Théorie sociale considérant comme idéal l’union de l’ordre avec l’absence de tout gouvernement de l’homme sur l’homme.” Dans le dictionnaire Lachâtre se trouve une définition plus complète et très juste. En effet, les anarchistes sont loin d’être des artisans du “désordre” : ils ne refusent pas de se conformer à la raison, à la vérité, aux conceptions anciennes ou nouvelles, pour autant que leur valeur soit démontrée ; ce que les anarchistes combattent, c’est la discipline arbitraire, égoïste et autoritaire : ils n’admettent ni autorité de l’homme sur l’homme, ni exploitation de l’homme par l’homme. C’est une tactique, chez les dirigeants, de donner le nom de “partisans du désordre” à tous ceux qui refusent de se soumettre à leur arbitraire. En réalité les anarchistes sont les véritables partisans de l’ordre, de l’harmonie, et c’est pour cela qu’ils combattent la société capitaliste où le désordre est à son comble. Comme le dit le savant L. Buchner :

“L’excès de pauvreté et l’excès de richesse, l’excès de force et l’excès d’impuissance, l’excès de bonheur et l’excès de misère, l’excès de superflu et l’excès du dénuement, une fabuleuse science et une ignorance fabuleuse, le travail le plus pénible et la jouissance sans effort, tous les genres de beauté et de splendeur et la plus profonde dégradation de l’existence et de l’être, ce sont là les traits qui caractérisent notre société actuelle qui, par la grandeur de ses contrastes, surpasse les pires époques d’oppression politique et d’esclavage.”

Voilà donc bien où gît le véritable désordre. Ceci soit dit pour rectifier l’erreur, voulue ou non, de ceux qui persistent à interpréter le terme anarchie comme synonyme de désordre, de trouble.

ANARCHISTE. — On peut considérer comme anarchiste tout individu qui combat l’autorité, pour autant que les mobiles auxquels obéit cet individu ne soient pas en contradiction avec le but à atteindre qui est la libération intégrale de l’humanité.

ANARCHISME est le terme employé pour désigner l’ensemble des théories anarchistes.

Les principes

Les théories anarchistes peuvent être divisées en deux catégories : visant à la destruction ou à la reconstruction. Considérant la défectuosité de l’état social actuel et combien sa perdurance est anormale, les anarchistes s’efforcent à le renverser en attaquant la plupart de ses institutions — moralement et matériellement ; ce n’est qu’accidentellement, subsidiairement, qu’ils s’attaquent aux individus défendant ces institutions.

Nous commencerons par exposer les théories visant à la destruction de la forme sociétaire actuelle.

Afin d’être compris par tous nous dirons que les anarchistes s’insurgent

Contre la propriété

individuelle ou collective, parce qu’elle est un obstacle à la satisfaction des besoins, des individus, et parce que, théoriquement, elle a perdu toute valeur sociologique, qu’elle n’est plus qu’un vol permanent, un acte de brigandage, ne se justifiant que par le droit du plus fort ; parce que, en pratique, elle pousse et même contraint l’homme à exploiter ses semblables, à vivre à leurs dépens, à s’approprier à leur détriment plus que ses besoins ne l’exigent, privant ainsi les autres du nécessaire ; parce que la propriété est la cause initiale de presque tous les crimes, qu’elle engendre la plupart des vices, qu’elle a pour résultat un gaspillage effréné ; qu’elle n’est plus en rapport avec le développement de la civilisation ; qu’elle nuit à l’évolution normale de l’humanité.

“La propriété, c’est le vol.” — P.-J. PROUDHON.

“La nature a donné à chaque homme un droit égal à la jouissance de tous les biens.” — G. BABEUF.

Contre l’autorité,quelle que soit la forme sous laquelle elle se manifeste parce que, théoriquement, elle n’est qu’un néfaste héritage que la brutalité de nos ancêtres nous a légué ; parce que, en pratique, elle se traduit tout simplement par la défense de la propriété individuelle — avec laquelle, d’ailleurs, elle se confond souvent ; qu’elle n’est que la force, mise presque toujours au service du petit nombre pour asservir la grande masse ; qu’elle corrompt et démoralise ceux qui la détiennent et ceux qui la subissent : qu’elle pousse fatalement à l’arbitraire, à la violence ; qu’elle est un danger permanent pour le développement normal de l’individu ; qu’elle a toujours été un obstacle à l’entente entre les individus.

“Notre ennemi, c’est notre maître.” — LAFONTAINE.

Contre la religion, de quelque manière qu’elle se présente, parce qu’elle n’est qu’un reste d’ignorance ; qu’elle oppose la foi, la croyance au raisonnement ; qu’elle fausse le sens de la vie ; qu’elle est constamment au service des puissants à titre de moyen de domination ; qu’elle place le dogme en travers de toute recherche de la vérité.

“Ceux dont le royaume n’est pas de ce monde n’admettent pas que ce monde ne soit pas en leurs mains.” — HENRI MARET.

“Nous vous demandons la liberté au nom de vos principes, et nous vous la refusons au nom des nôtres.” — L. VEUILLOT, publiciste clérical.

Les conséquences

La propriété, l’autorité, la religion, sont les trois bases fondamentales de la société bourgeoise, du système social que nous subissons ; bien que ces institutions s’enchevêtrent la plupart du temps d’une manière inextricable, on peut dire qu’elles représentent les côtés matériel, intellectuel et moral de la question sociale et que depuis des siècles, cette sinistre trilogie a couvert l’humanité de boue, de ruines et de sang.

De ces principes erronés ont découlé des institutions que les anarchistes combattent au même titre. C’est ainsi que les anarchistes se dressent notamment :

Contre le patronat (ou salariat) parce qu’il est le prélèvement arbitraire d’un tantième sur la production d’autrui, et cela presque toujours indûment ; qu’il est parfaitement inutile, qu’il abaisse forcément le salariant et le salarié ; parce qu’il détermine le complet asservissement de la presque totalité du genre humain, qu’il est la cause première de la prostitution ; parce qu’il donne au patron le pouvoir monstrueux de réduire le travailleur à la misère.

Contre le capital, parce qu’il représente le travail d’un grand nombre accumulé dans les mains d’un seul ; que sa valeur est toute fictive ; qu’il est un élément de désordre et de corruption, parce qu’il justifie la rente et le rentier, cet être anormal qui, par principe, consomme sans rien produire.

“Nul homme n’a le droit de réclamer la satisfaction de ses caprices aussi longtemps que les besoins réels des autres ne sont pas satisfaits”. — MAX NORDAU.

Contre les impôts, servitudes, etc. ; parce qu’ils pèsent uniquement sur les producteurs ; qu’ils sont une nouvelle dîme prélevée sur les miséreux ; parce que sous prétexte d’utilité publique, ils ne servent qu’à maintenir l’état de chose existant, et qu’au surplus ils sont livrés au gaspillage.

“En 1903, dans l’arrondissement de Provins, les impôts se sont élevés à 1 962 401 francs, sur lesquels les fonctionnaires ont prélevé, pour leurs traitements, 1 335 355 francs, soit 68 pour cent !” — L’Action régionaliste.

Contre le patriotisme, le chauvinisme, parce qu’il entretient le préjugé des frontières ; qu’il développe la haine de peuple à peuple, qu’il est une véritable religion que, pour maintenir leurs privilèges, les gouvernants cherchent à substituer aux religions qui s’écroulent.

“Après tout, les anarchistes ont raison, les pauvres n’ont pas de patrie.” — G. CLEMENCEAU.

Contre le militarisme, sous quelque forme qu’il se présente, parce qu’il n’a d’autre objectif que défendre la propriété et l’autorité et, pour ce, condamne à l’encasernent les plus vigoureux de nos jeunes gens ; parce qu’il les empêche d’apporter à la production leur part de travail ; parce qu’il est l’école du meurtre.

“Je n’aurais pu être soldat, j’aurais déserté ou je me serais suicidé.” — E. RENAN.

Contre toutes les guerres et les expéditions coloniales parce qu’elles n’ont d’autre but qu’enrichir les capitalistes et qu’elles sont des crimes collectifs, d’autant plus monstrueux qu’ils sont froidement prémédités.

“La guerre est la moisson des capitalistes.” — LEROY-BEAULIEU.

Contre tous les gouvernements, de quelque étiquette qu’ils se couvrent : empire, royauté, république, autocratie, démocratie, parce qu’ils n’ont d’autre résultat que d’opprimer des hommes, de permettre à une coterie, à un parti, à une classe d’opprimer et d’exploiter les autres hommes.

“Il faut une longue altération de sentiments et d’idées pour qu’on puisse se résoudre à prendre son semblable pour maître et se flatter qu’on s’en trouvera bien.” — J.-J. ROUSSEAU.

Contre le parlementarisme, parce qu’il est pure hypocrisie, simplement un instrument de domination adéquat à la société capitaliste ; théoriquement, le parlementarisme peut avoir un semblant de valeur, en pratique, il fausse la volonté publique, corrompt l’élu et dupe l’électeur ; parce que les élus sont presque toujours d’un niveau intellectuel et surtout moral des plus déplorables ; parce que, en somme, il n’est qu’une des manifestations de l’autorité, d’autant plus dangereuse qu’elle est moins apparente pour les masses crédules.

“Tous les parlements modernes naissent au milieu de la fange des campagnes personnelles et des corruptions électorales ; tous vivent dans une atmosphère avilissante à l’influence de laquelle il est malaisé d’échapper. Mensonges perpétuels, compétitions féroces, vénalités lamentables, intellectualités misérables, de temps en temps un scandale retentissant vient éclairer l’abîme et arracher leur prestige à nos souverains éphémères. On crie, on s’indigne ; on accuse les individus sans s’apercevoir qu’ils ne sont que le produit fatal du milieu. On les remplace par d’autres... qui recommencent.” — J. DESTRÉ, député socialiste belge.

Contre les lois et toute codification édictant des peines, parce qu’elles n’aboutissent qu’à opprimer, qu’elles ne peuvent en rien améliorer les rapports entre les individus ; parce qu’elles n’ont en général d’autre fonction que défendre la propriété ; parce qu’elles contraignent tous les citoyens à suivre une ligne de conduite tracée par une poignée d’individus.

“Les hommes sont malheureux à l’heure actuelle, non parce qu’ils sont méchants, mais parce qu’ils sont bornés.” — J. NOVICOW.

Contre la magistrature et le droit, le pouvoir de punir, parce que les anarchistes ne reconnaissent à aucun homme le droit de condamner, de punir un autre homme, et que d’ailleurs les faiblesses humaines se rencontrent chez tous les hommes — fussent-ils magistrats ; parce que la “punition” est une conception surannée, produit des idées religieuses, dogmatiques, et qu’elle ne se justifie plus à une époque où la science a clairement établi que l’individu est soumis dans une si large mesure aux influences des milieux.

“Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.”— LAFONTAINE.

Contre l’étatisme sous toutes ses formes, parce que sous prétexte de prévenir les abus, de protéger les personnes et les biens, de régulariser les relations sociales, il donne naissance à l’Etat et ses multiples rouages, crée les pouvoirs constitués, pousse à une intervention de plus en plus accentuée, entrave la vie publique et privée, restreint les libertés jusqu’à les abolir, anéantit les initiatives, fausse la conscience publique ; qu’enfin l’Etat n’est qu’un instrument de domination mis à la disposition du parti qui parvient à s’en emparer.

“L’Etat est la malédiction de l’individu... A bas l’Etat ! Je participerai à cette révolution. Minons toute la conception de l’Etat, déclarons que le libre groupement et l’affinité spirituelle sont les seules conditions de toute union, et nous aurons le commencement d’une liberté qui vaut quelque chose.” — H. IBSEN.

Contre le mariage et la famille juridiques, parce qu’ils sont immoraux et dangereux ; parce qu’ils créent des maîtres là où il ne devrait y avoir que des amis et qu’ils asservissent l’homme, la femme et les enfants ; parce qu’ils aboutissent à la compression passionnelle.

“La famille est où l’on est aimé.” — Baron de NERVO.

Contre toutes les morales dogmatiques, à obligations et sanctions extérieures ou conventionnelles, parce qu’elles forment un ensemble de commandements, qu’elles sont irrationnelles et qu’elles servent à justifier les pires malhonnêtetés.

“L’esprit scientifique... lutte sans cesse contre l’esprit d’autorité au sein des sociétés ; il luttera aussi contre l’autorité au sein de la conscience. ” — M. GUYAU.

Contre la société bourgeoise tout entière, parce qu’elle est basée sur la force brutale, qu’elle crée et entretient la misère et l’ignorance, qu’elle laisse mourir de faim des milliers de gens à côté des magasins trop remplis, qu’elle abâtardit les races, que son organisation est anormale et anachronique.

“La société (actuelle) est une immense machine à fabriquer les coquins.” — BORDES.

Les anarchistes combattent énergiquement les causes et les effets succinctement décrits plus haut ; les anarchistes sont donc : antipropriétaires, antiautoritaires, antireligieux, antimilitaristes, antiparlementaires.

L’exposé ci-dessus concerne essentiellement les théories de renversement de l’organisation sociale actuelle. Nous allons maintenant esquisser les théories de reconstruction sociale.

La société future

Les anarchistes veulent renverser la société actuelle, bourgeoise et capitaliste, non pas pour vivre sans organisation sociale, comme des sots l’insinuent, mais pour lui substituer une société plus en harmonie avec le progrès et la civilisation.

Certes, en ce qui concerne l’organisation sociale qui se substituera à la société capitaliste actuelle, il convient d’être d’une prudence extrême, car il est bien évident que si l’on est en droit de faire certaines conjectures nul ne peut prédire exactement comment fonctionnera la société de demain. Aussi les anarchistes s’appliquent-ils surtout à démolir le Mal d’aujourd’hui, laissant aux hommes de demain le soin de donner à la société future sa forme définitive et d’en régler les détails, d’autant plus que cette forme surgira d’elle-même, fatalement, sous la poussée des événements et des besoins ; mais il est certain qu’elle sera d’autant plus parfaite que nous nous serons d’autant plus appliqués à détruire les préjugés.

Synthétiquement, les anarchistes ont pour idéal le communisme anarchiste. Sébastien Faure l’a défini dans son livre La Douleur universelle :

“Un milieu social qui assure à chaque individu toute la somme de bonheur adéquate à toute époque, au développement progressif de l’humanité.”

Le principe fondamental est celui-ci : les anarchistes veulent fonder une société dans laquelle chaque être humain pourra consommer selon ses besoins et produire selon ses forces.

Il s’ensuit qu’ils propagent certaines doctrines ; ils sont notamment :

Pour le communisme, pour l’appropriation communiste du sol, du sous-sol, des instruments de production et des objets de consommation, et cela en vue d’assurer le développement physique de tous et de chacun.

Pour l’autonomie individuelle,c’est-à-dire pour la liberté la plus complète possible, parce que la liberté est un droit naturel et imprescriptible ; parce que le progrès tend à augmenter la liberté individuelle ; parce que l’usage de la liberté est le meilleur moyen de faire exister l’harmonie entre les hommes ; parce que la liberté assurera le développement moral de tous et de chacun.

Pour le libre examen, pour la liberté de la science et de l’expérience parce que c’est le seul moyen de permettre l’expansion du progrès, la manifestation de la vérité et le développement intellectuel de tous et de chacun.

Pour l’union libre, ou amour libre, c’est-à-dire liberté de l’amour, ou suppression de toutes les contraintes qui créent les ménages contre nature ou empêchent deux êtres, librement consentants, de s’aimer librement ; parce qu’elle est de nature à libérer la femme ainsi que l’homme d’ailleurs, de la tyrannie des préjugés ; parce qu’elle aidera à dégager les affinités et à introduire dans les relations amoureuses la liberté d’allures et de choix sans laquelle il n’est pas d’amour véritable.

Pour la fraternité humaine, et pour la solidarité fraternelle, destinée à remplacer l’odieuse et avilissante charité ; parce que l’appui mutuel est une nécessité et une loi naturelle.

Généralités

La morale anarchiste ne procède d’aucune législation, d’aucun dogme. Elle reconnaît franchement que toute action a pour moteur le besoin, ce qui lui donne comme base l’autonomie individuelle. Elle est absolument personnelle et n’a d’autre règle que l’ensemble des convictions propres à chaque être humain et qui découlent normalement des nécessités sociales. Mais précisément, et plus qu’une autre, cette morale individuelle tend forcément à se traduire en actions altruistes, communistes, en vertu du principe élevé et rationnel qui fait que l’individu n’atteint à la perfection personnelle que grâce à la perfection commune. Sa base est donc le développement de la volonté humaine.

Individualisme. — La valeur d’une société dépendant de la valeur personnelle des individus qui la composent, les anarchistes estiment que, dans l’intérêt de tous comme dans celui de chacun, tout individu doit chercher à se développer intégralement : physiquement, intellectuellement et moralement.

Les anarchistes sont donc individualistes et communistes à la fois ; mais leur individualisme ne se rapproche pas plus de l’individualisme bourgeois, manchestérien ou stirnérien, que leur communisme ne se rapproche du communisme des couvents ou de celui de Platon. Ce qu’ils veulent, c’est identifier l’intérêt de chacun à celui de tous.

L’action anarchiste

Parti politique. — Les anarchistes ne constituent pas un parti politique, en ce sens qu’ils ne participent pas à l’élection, à l’exercice ou à la défense des pouvoirs constitués : ils les combattent tous. Ils ne font pas de politique au sens vulgaire du mot et, logiquement, les anarchistes ne peuvent s’occuper d’une action se rapportant à gouverner, sans rompre avec leurs principes et cesser de mériter le nom d’anarchistes.

Les anarchistes ne forment pas davantage un parti constitué puisqu’ils n’ont ni chefs ni règlements. Chacun d’eux reste parfaitement autonome. Il n’y a entre eux, même en cas d’entente temporaire, que le lien moral qui peut exister du fait de conceptions communes dans leurs grandes lignes. Cependant, conformément à leurs théories humanitaires, ils se solidarisent volontiers matériellement en maintes occasions.

La propagande ou l’action des anarchistes s’effectue de différentes façons. Ils estiment pouvoir employer tous les moyens qui ne sont pas en contradiction avec leurs théories. — Notamment :

  1. l’éducation intégrale (cercles d’études, écoles, conférences, journaux, brochures, livres, etc.) ;

  2. le développement de la dignité personnelle, de l’esprit d’indépendance et des sentiments de solidarité ;

  3. l’action directe c’est-à-dire la pression sur les dominateurs et la préparation des esprits à la grève générale-révolution.

Evolution et révolution. — Les anarchistes sont évidemment évolutionnistes ; la science démontrant que tout se transforme perpétuellement, que la nature ne procède pas par bonds, que tout fait est déterminé par une cause antérieure. Mais il est évident que l’évolution peut se ralentir ou s’accélérer sous l’influence de certains facteurs. Le ralentissement de l’évolution sociale n’est rien autre qu’une rupture d’équilibre entre les progrès scientifiques et industriels et le système social ; il est déterminé par les conservateurs qui ont — ou croient avoir — intérêt au maintien des institutions existantes. Cette résistance détermine forcément une poussée en sens contraire, qui tend à rétablir l’équilibre rompu, en ramenant brusquement les institutions au niveau d’évolution des idées et des choses : ces mouvements brusques sont les révolutions. Tout évolutionniste doit donc devenir un révolutionnaire lorsque l’équilibre est rompu — ce qui est le cas à l’heure actuelle.

Au surplus, l’évolution sociale n’est qu’un enchaînement de révolutions, perceptibles ou non pour notre entendement —- les anarchistes sont donc révolutionnaires parce qu’ils sont évolutionnistes.

Les actes de révolte, individuels ou collectifs, sans être à proprement parler suscités par les théories anarchistes peuvent en être une conséquence — indirectement. Ils se produisent généralement lorsque des individus imbus des idées anarchistes — cette condition n’est cependant pas indispensable — sont violemment heurtés par une organisation capitaliste et autoritaire.

Anarchisme et réformisme

Bien que n’étant pas adversaires de ce que l’on appelle des RÉFORMES, les anarchistes ne cessent de faire remarquer aux travailleurs qu’elles sont incapables d’améliorer sensiblement leur situation puisqu’on ne supprimera les effets qu’en supprimant les causes.

Les réformes sont des concessions plus apparentes que réelles, que la classe capitaliste fait aux travailleurs afin de se maintenir au pouvoir en annihilant l’esprit de révolte qui anime ceux-ci. C’est dans cette action émolliente du réformisme que se trouve le grave danger que dénoncent inlassablement les anarchistes, en lui opposant la nécessité de l’expropriation totale de la bourgeoisie. Ces réserves faites, les anarchistes constatent que l’apparition des réformes se poursuit fatalement dans le cours régulier de l’évolution, du progrès ; tant dans le domaine social que dans le domaine industriel. Le prolétariat peut naturellement en retirer quelques avantages ; mais ces avantages sont proportionnés à l’énergie révolutionnaire que la classe ouvrière aura déployée pour les obtenir. En définitive, bien plus que les réformes elles-mêmes, l’action éducative de la lutte menée pour les obtenir est utile à la cause prolétarienne.

Syndicalisme

Quant à la QUESTION SYNDICALE, elle reste encore controversée dans certains milieux anarchistes. Bien que la grande majorité des ouvriers anarchistes soient syndiqués, ils combattent néanmoins certaines méthodes autoritaires et inopérantes employées par des syndicats.

Pour les anarchistes, le syndicat doit être un organisme de classe, se plaçant sur un terrain nettement révolutionnaire par l’application constante des méthodes d’action directe. Fédérés, mais décentralisés, la plus large autonomie laissée aux syndicats, ces organismes doivent trouver dans l’union un appui, et non une entrave à leur activité, comme c’est trop souvent le cas dans les organisations fortement centralisées.

Réduire au minimum — si pas supprimer complètement — le fonctionnarisme syndical ; compter moins sur les fortes encaisses que sur la conscience et l’énergie des membres, telle est la conception syndicale admise par la plupart des anarchistes.

Commentaires

Les anarchistes combattent la société bourgeoise parce qu’il est démontré que dans celle-ci la souffrance est universelle, de haut en bas, dans toutes les classes. Il y a souffrance morale chez les riches, aussi bien qu’il y a souffrance physique chez les pauvres. Il est démontré que l’organisation sociale actuelle est, pour ainsi dire, la seule cause de cette douleur. C’est en vain qu’on essaye d’en rendre la nature responsable. Est-ce donc parce qu’il manque du blé que M. Aurélien Scholl écrivait dans le Matin, le 26 avril 1892 : “Est-ce possible, ce que nous avons lu ; 90 000 personnes seraient mortes de faim en France, en un an ! en France, le pays le plus riche de l’Europe, celui qui, entouré d’une muraille de Chine, a de quoi nourrir tous ses habitants !”

On ne peut s’en prendre à l’individu : produit du milieu, essentiellement déterminé par les circonstances à être bon ou mauvais, il est irresponsable dans la plupart des cas. Comme le disait Michelet : “Tel le nid, tel l’oiseau, les milieux, les circonstances et les habitudes nous font.” Cette opinion, illustrée par Lamark, Darwin, etc., est devenue un axiome biologique.

La véritable coupable est la société dans laquelle la formule “Tout est à quelques-uns” est mise en pratique. C’est à elle que nous devons le salariat, avec son cortège de grévistes, de chômeurs et de vagabonds faméliques ; elle crée le parasitisme, l’exploitation, la concurrence, l’accaparement, la cupidité, l’avarice, le vol, la sophistication, la misère et la prostitution ; c’est elle qui soutient la superstition, la religion, l’hypocrisie et l’ignorance ; c’est elle encore qui fausse l’éducation, pousse au crime, aboutit à la compression passionnelle ; c’est elle, enfin, qui enfante la corruption, l’oppression et l’injustice.

Mais son règne touche incontestablement à sa fin. Il apparaît lumineusement que l’écart est trop formidable entre ce qui est et ce qui pourrait, ce qui devrait être ; aussi bien si l’on parle du sentiment de JUSTICE que des découvertes scientifiques. On se révolte en constatant que chaque invention nouvelle amène un accroissement de misère pour les travailleurs. L’instruction aidant, la misère poussant, de plus en plus les masses aspirent à se libérer, et c’est à peine si en résistant ou en faisant mine de s’y soumettre nos dirigeants parviennent à reculer le jour de la délivrance.

On leurre la foule avec des promesses et les politiciens se prêtent à la duper, mais cette duperie n’aura qu’un temps.

Fatalement chaque jour nous rapproche un peu plus de l’époque de liberté pour l’avènement de laquelle combattent les anarchistes, en préparant les esprits à une transformation complète de la société. Ils développent l’esprit de révolte parce qu’ils savent, comme dit Elisée Reclus, “que jamais aucun progrès, soit total, soit partiel, ne s’est accompli sans révolution violente” ; on peut le regretter, on ne peut le nier — l’histoire, même contemporaine, en témoigne. Cependant, à justement parler, les anarchistes ne préparent ni émeutes, ni révolutions ; ils savent que ces mouvements ne peuvent se créer artificiellement ; ils savent que l’arbitraire gouvernemental et l’exploitation capitaliste pousseront la masse — qu’il faut éduquer en conséquence — à une gigantesque grève générale, prélude d’une révolution sociale — qu’il faut souhaiter la moins brutale possible.

Dès maintenant, les anarchistes préparent les opprimés à cette éventualité. Au jour de sa réalisation, ils seront partout — ils seront peut-être la masse, alors — pour que cette révolution soit enfin féconde, réellement sociale, s’effectuant dans le sens de l’expropriation capitaliste et de la suppression des institutions bourgeoises.

Sous la poussée anarchiste, abolissant toute valeur représentative (monnaie ou bons de travail), abolissant tout vestige de propriété et d’autorité, le peuple s’emparera des denrées, des vêtements et des logements ; il s’emparera des usines et de l’outillage et les fera fructifier au mieux de l’avantage commun. Bien nourris, les hommes travailleront avec plaisir dans des ateliers transformés hygiéniquement. Soustrait au maître patron, à l’exploiteur, le labeur sera alors un réconfort, l’exercice normal des facultés humaines. — Il sera d’autant plus productif, tandis que (les inventeurs étant libérés de la question pécuniaire) le progrès industriel fera des pas de géant, allégeant la tâche qui pourrait être trop lourde.

La bonté sera chose naturelle dans la nouvelle société où les gens seront heureux. — La femme aura conquis sa liberté complète près de son compagnon libéré — les enfants et les vieillards seront aimés et respectés.

Alors la science et l’art auront cessé d’être ignorés ; tous les hommes auront la possibilité de s’y adonner ; les esprits seront sains dans les corps sains.

Les hommes se régénéreront ; dans le communisme, l’humanité vivra une vie prospère d’évolution normale. Sans doute, la douleur existera toujours, car elle est chose humaine, mais les besoins primordiaux étant satisfaits, elle perdra énormément de son acuité.

Conclusions

Les anarchistes ne sont pas autre chose qu’un certain nombre d’individus de races et de tempéraments divers, qui professent des opinions socialistes-anarchistes identiques dans leurs grandes lignes. Sans demander d’autre satisfaction, d’autre récompense, que celle de l’œuvre accomplie, que d’activer leur propre émancipation, ils cherchent à renverser la société bourgeoise et capitaliste, inhumaine et stupide, pour la remplacer par une société de paix et d’harmonie.

Considérant que si certaines des institutions actuelles ont pu avoir leur raison d’être, elles sont néanmoins devenues anachroniques, anormales et dangereuses pour l’espèce humaine ; considérant que les individus ne sont pas faits pour la société mais qu’au contraire la société est créée par les individus pour augmenter leur somme de bonheur et qu’au surplus les sociétés se transforment perpétuellement, les anarchistes concluent à la transformation de la société actuelle.

De l’examen objectif il apparaît que la société tend à se transformer dans un sens communiste et anarchiste.

Cela ressort de l’évidence des travaux scientifiques de nos jours. Pour s’en convaincre, il suffit de compulser l’œuvre de Darwin, Hæckel, Büchner, H. Spencer, Letourneau, Max Nordau, Kropotkine, Reclus, etc. — pour ne parler que des plus connus et des plus récents ; il suffit d’examiner les nouvelles productions littéraires et artistiques et d’observer les tendances économiques.

Pour démontrer le bien-fondé de cette assertion, il nous suffirait de rappeler les innombrables attestations que l’on rencontre dans la plupart des ouvrages que l’on doit aux penseurs qui font la gloire et la force de l’humanité. Le modeste format de cet opuscule s’y opposait, et c’est à peine si nous avons trouvé place pour insérer les quelques pensées qui nous sont venues au hasard de la mémoire.

Au surplus, il n’est pas malaisé pour quiconque s’y intéresse de les retrouver ; d’autant plus qu’il existe à l’heure actuelle une littérature anarchiste des mieux fournies, où l’appoint donné par des savants étrangers à nos opinions n’a pas été négligé.

Nous attirons tout spécialement l’attention du lecteur sur cette remarque : scientifiquement, l’anarchisme est une conséquence directe de la démonstration du transformisme biologique, de la théorie des milieux exposée par Lamarck et développée depuis par la plupart des savants. en d’autres termes : l’anarchisme vise a l’application en sociologie des découvertes de la science moderne.

Par conséquent :

  1. l’anarchisme n’est pas une conception utopique ;

  2. il n’est pas un fruit de l’esprit de système ;

  3. il est en corrélation étroite avec le mouvement scientifique contemporain ;

  4. il est corroboré par des apports dus à la plupart des savants ;

  5. il est certainement l’expression sociologique la plus exacte de la vérité adéquate à notre époque (et cela sur tous les terrains : scientifique, économique, politique et moral) dont, en dernière analyse, les anarchistes ne sont que les vulgarisateurs.

L’anarchisme ne formule aucune règle définitive, il est en constante évolution : il suit la science pas à pas. Si l’anarchisme devait se trouver en conflit avec la vérité, c’est à l’Anarchisme que les anarchistes renonceraient. Enfin, l’anarchisme est également l’aboutissant logique des tendances vers le communisme et vers la liberté auxquelles les masses se vouent d’instinct. C’est vers cet idéal que l’humanité marche, consciemment ou non.

Voilà ce qu’est l’anarchisme ! rien de plus, rien de moins !

Pourquoi ce noble idéal est-il combattu par les uns, dédaigné par les autres ?

  1. Il est combattu par ceux qui vivent de l’exploitation et de l’ignorance ; qui placent leur intérêt personnel au-dessus de l’intérêt commun et qui s’inquiètent peu de savoir leur bonheur édifié sur le malheur d’autrui. Ceux-là ne pardonnent pas à l’anarchisme de mettre leurs monstrueux privilèges en danger.

  2. Il est négligé par les ignorants, aveuglés par les mauvais bergers, qui préfèrent se bercer d’illusions.

  3. En dehors d’eux existe la poignée d’hommes qui ont compris, qui savent ce qu’ils veulent et qui veulent ce qu’ils savent : ce sont les anarchistes. Dédaigneux des compromissions et des mensonges, ils luttent pour la Vérité.

Leurs conceptions sont fécondes non seulement pour l’avenir, mais encore et surtout pour le présent, par les avantages immédiats qu’elles peuvent procurer.

... Lecteur ! dans quelle catégorie vas-tu te ranger ?


Note :

"Ce texte est absolument clair : les interprétations ne seront abusives qu’à condition d’être mensongères." — Elisée Reclus.