Garnier

Pourquoi j’ai tué

1913

La mort de Garnier et de Valet constituait une étape importante dans l’affaire Bonnot. Désormais tous les « en dehors » étaient tués ou sous les verrous. Le procès devant les assises de la Seine n’allait cependant s’ouvrir qu’en février 1913. En prison, Callemin et ses associés eurent le temps de méditer, parfois d’écrire. Après le jugement et les exécutions qui le suivirent, des « mémoires », des « souvenirs » furent publiés, en particulier les « Notes de Raymond la Science écrites à la Santé » que Me Boucheron, avocat de Callemin remit au Journal pour publication. Or, un observateur attentif des illégalistes, Emile Michon, qui put s’entretenir avec eux quotidiennement pendant les huit mois de leur détention et les décrivit dans son ouvrage Un peu de l’âme des bandits, caractérisa ainsi le style de Callemin : « On a pu notamment constater à loisir combien celui du premier [Callemin] est nerveux et concis, bien en harmonie avec son esprit scientifique. » On ne peut dire que ce soit là le trait dominant des textes publiés par le Journal du 23 avril au 1er mai 1913...

Quoi qu’il en soit, voici un texte de 24 pages dactylographiées que nous avons trouvé aux archives de la Préfecture de Police. Il est intitulé Mes Mémoires. Sur la première page figure la mention : Mémoires de Callemin dit Raymond la Science, mais ce sont les mémoires ceux de Garnier et non de Callemin. Ils ont été trouvés à la villa Bonhours de Nogent-sur-Marne et ont été conservés sous scellés portant le numéro 396 avant d’être versés aux Archives de la Préfecture de Police. Par suite d’une erreur, on a mentionné, page 1 du manuscrit : « Mémoires de Callemin dit Raymond la Science ».

Le manuscrit qui ne fut certainement pas relu (ponctuation et orthographe accidentellement défectueuses, mots omis ou déformés) se trouve brusquement interrompu au milieu d’une phrase. Nous ne possédons aucune indication sur les circonstances dans lesquelles il fut écrit ou dicté puis reproduit à la machine. Il nous a paru essentiel pour la connaissance de la jeunesse de Garnier, de sa formation et de l’évolution de ces conceptions sociales.


Pourquoi j’ai cambriolé
Pourquoi j’ai tué.

Tout être venant au monde a droit à la vie, cela est indiscutable puisque c’est une loi de la nature. Aussi, je me demande pourquoi sur cette terre, il y a des gens qui entendent avoir tous les droits. Ils prétextent qu’ils ont de l’argent mais si on leur demande où ils ont pris cet argent que répondront-ils ? Moi je réponds ceci : « Je ne reconnais à personne le droit d’imposer ses volontés sous n’importe quel prétexte que ce soit ; je ne vois pas pourquoi je n’aurais pas le droit de manger ces raisins ou ces pommes parce que c’est la propriété de M. X... Qu’a-t-il fait plus que moi pour que ce soit lui seul qui en profite. Je ne réponds rien et par conséquent j’ai le droit d’en profiter selon mes besoins et s’il veut m’en empêcher par la force je me révolterai et à sa force je lui opposerai la mienne car me trouvant attaqué je me défendrai par n’importe quel moyen. »

C’est pourquoi à ceux qui me diront qu’ils ont de l’argent et qu’alors je dois leur obéir, je leur dirai : « Quand vous pourrez démontrer qu’une partie du tout représente le tout, lorsque ce sera une autre terre que celle sur laquelle vous êtes né comme moi et un autre soleil que celui qui vous éclaire [qui] a fait pousser les arbres et mûrir les fruits, quand vous m’aurez démontré cela, je vous reconnaîtrai le droit de m’empêcher d’en vivre, car, d’où sort l’argent : de la terre, et l’argent est une partie de cette terre transformé en un métal que l’on a appelé argent et une partie du monde a pris le monopole de cet argent et a, par la force, en se servant de ce métal, forcé le reste du monde à lui obéir. Pour ce fait, ils ont inventé toutes sortes de systèmes de torture tel que les prisons, etc. »

TROP LACHES POUR SE REVOLTER

Pourquoi cette minorité qui possède est-elle plus forte que la majorité qui est dépossédée ? Parce que cette majorité du peuple est ignorante et sans énergie ; elle supporte tous les caprices des possédants en baissant les épaules. Ces gens sont trop lâches pour se révolter et, bien mieux, si parmi eux il y en a qui sortent de leur troupeau, ils s’efforcent de les y empêcher soit exprès, soit par leur bêtise, mais ils sont aussi dangereux l’un que l’autre. Ils se réclament de l’honnêteté mais sous leur marque se cache une hypocrisie et une lâcheté qui n’est pas discutable.

Que l’on me montre un honnête homme !

C’est pour toutes ces choses que je me suis révolté, c’est parce que je ne voulais pas vivre la vie de la société actuelle et que je ne voulais pas attendre que je sois mort pour vivre que je me suis défendu contre les oppresseurs par toutes sortes de moyens à ma disposition.

DES MON PLUS JEUNE AGE

Dès mon plus jeune âge, je connus déjà l’autorité du père et de la mère et avant d’avoir l’âge de comprendre je me révoltai contre cette autorité ainsi que celle de l’école.

J’avais alors treize ans. Je commençai à travailler ; la raison me venant, je commençai à comprendre ce que c’était que la vie et l’injure sociale ; je vis les individus mauvais, je me suis dit : « il faut que je cherche un moyen de sortir de cette pourriture qu’étaient patrons, ouvriers, bourgeois, magistrats, policiers et autres ; tous ces gens me répugnaient, les uns parce qu’ils supportaient de faire tous ces gestes. » Ne voulant pas être exploité et non plus exploiteur, je me mis à voler à l’étalage ce qui ne rapportait pas grand-chose ; une première fois je fus pris,[1] j’avais alors dix-sept ans ; je fus condamné à trois mois de prison ; je compris alors ce que c’était que la justice ; mon camarade qui était prévenu du même délit puisque nous étions ensemble, fut condamné à deux mois et avec sursis. Pourquoi, je me le suis toujours demandé. Mais je puis dire que je ne reconnais à personne le droit de me juger pas plus un juge d’instruction qu’un président de tribunal, car personne ne peut connaître les raisons déterminantes qui me font agir ; personne ne peut se mettre à ma place en un mot personne ne peut être moi.

J’AURAIS BIEN VOULU M’INSTRUIRE

Quand je sortis de prison, je rentrai chez mes parents qui me firent des reproches assez violents. Mais d’avoir subi ce que l’on appelle la justice, la prison, m’avait rendu encore plus révolté.[2] Je recommençai à travailler, mais pas dans le même métier. C’est alors qu’après avoir été dans un bureau, je me mis à travailler dans la boucherie, ensuite boulangerie et quand je sortis de prison, je voulus travailler dans la boulangerie, métier que je connaissais très bien, mais partout où j’allais, on me demandait des certificats. Je n’en avais pas, alors on ne voulait pas de moi cela me révoltait encore. C’est là que je recommençai à ruser pour trouver du travail, je me fabriquai de faux certificats et finalement je trouvai une place dans laquelle je travaillai environ de seize à dix-huit heures par jour pour la somme de 70 à 80 F par semaine de sept jours et lorsque je demandai un jour de repos cela ne plaisait pas à Monsieur le patron.

Au bout de trois mois environ de ce travail, j’étais harassé, fourbu et pourtant il fallait continuer sous peine de[3] crever de faim, car ce que je gagnais suffisait à peine pour mes principaux besoins, mais d’un autre côté, je constatai que mon patron, lui, ramassait le bénéfice de mon travail et que faisait-il, lui, pour cela ? rien sinon de me dire : « Vous arrivez dix minutes en retard aujourd’hui », ou alors : « Votre travail n’est pas très bien fait aujourd’hui, il faudra veiller à cela, sinon... »

Enfin, comme je n’aime pas faire toujours le même geste car je ne [me] considère pas comme une machine, j’aurais bien voulu m’instruire, connaître beaucoup de choses, développer mon intelligence, mon physique, en un mot devenir un être pouvant se diriger dans tous les sens, tout en ayant le moins besoin possible d’autrui. Mais pour arriver à cela, il me fallait du temps, des livres. Comment me procurer tout cela avec mon travail ? Il m’était impossible de réunir toutes ces choses, car il fallait manger et pour cela il fallait travailler et pour qui ? pour un patron. Je réfléchissais à tout cela et je me dis : je vais encore changer de métier, peut-être ça ira mieux, mais je n’avais pas compté avec le système social actuel ; j’avais du goût pour la mécanique, mais quand je me présentai chez des mécaniciens, ils me disaient : Nous voulons bien vous occuper, mais nous ne pouvons vous payer car vous ne produirez pas assez, ne connaissant rien dans le métier ; qu’ils me paieraient, mais quand je saurais travailler, c’est-à-dire au bout de quinze à dix-huit mois et encore, qu’ils paient 6 à 8 F par jour pour dix à douze heures de travail. L’état social commençait singulièrement à me dégoûter. En fin de compte, je me trouvai de l’embauche dans le terrassement, mais je constatai encore que c’était la même chose : travailler beaucoup pour ne pas même suffire à mes besoins. Je fis les déductions suivantes que partout et dans tout, c’était la même chose ; je ne voyais que misère chez tous ceux qui travaillaient à côté et autour de moi et pour comble, tous ces miséreux, au lieu d’essayer de sortir de cette situation,[4] s’y enfonçaient encore plus en buvant de l’alcool jusqu’à rouler par terre et en perdre la raison. Je voyais tout cela et aussi l’exploiteur être content de cette situation et même pire, payer encore à boire à ces brutes qui en avaient déjà trop absorbé ; pour une bonne raison, c’est que pendant qu’ils étaient abrutis, ces gens ne pouvaient raisonner et c’est ce qu’il lui fallait pour mieux les tenir sous son autorité.

COURTE APPARITION DANS LES SYNDICATS

Quand, par hasard, il se produisait un geste de révolte parmi ces imbéciles (je ne fais pas de distinction de corps de métiers), immédiatement le patron les menaçait de les renvoyer et alors le calme revenait.

Il m’est arrivé de faire grève aussi, mais j’en ai eu vite compris le sens et la portée. Toute cette troupe « d’hommes » incapables d’agir individuellement se nommaient un chef qu’ils chargeaient de discuter avec le patron le sujet de mésentente.

Quelquefois, ce chef imbécile et cupide se vendait au patron pour quelques pièces d’argent et alors quand toutes ces brutes n’avaient plus d’argent, il leur conseillait de retourner travailler. Voilà tous les aboutissants de la grève ou alors quand parfois la grève réussissait et que les ouvriers avaient gagné ce qu’ils avaient demandé : augmentation de salaire, alors les capitalistes eux, réaugmentaient les denrées alimentaires et autres, si bien qu’un temps innombrable était perdu, de l’énergie dépensée inutilement, puisque rien n’était changé réellement. Aussi, dans les syndicats, je ne fis qu’une courte apparition car je fus vite au courant que tous ces messieurs n’étaient autres que des profiteurs et arrivistes qui criaient révolte partout, qu’il fallait détruire le capitaliste et autre, mais pourquoi. Je compris qu’ils voulaient détruire l’état social actuel, tout simplement pour s’installer, eux, à la place, remplacer la République par le syndicat, c’est-à-dire éliminer un Etat pour le remplacer par un autre dans lequel il y a lois et toute la même engeance sociale actuelle, en somme ne changer que le nom pour arriver à cela. Comme les capitalistes, ils emploient les mêmes procédés : promesses. Votre sincérité, en somme, ils ne font qu’exploiter toujours la bêtise ouvriériste. Quand je sortis de ce milieu, je rentrai dans un autre à peu près identique : les révolutionnaires. Mais je ne fis que passer. Je devins alors anarchiste. J’avais environ dix-huit ans, je ne voulus plus retourner travailler et je recommençai encore la reprise individuelle, mais pas plus de chance que la première fois. Au bout de trois ou quatre mois, j’étais encore pris. Je fus condamné à deux mois. Je sortis cette fois et j’essayai encore de travailler. Je fis une grève générale dans laquelle il y eut bagarre avec la police, je fus arrêté et condamné à six jours de prison.

DES HOMMES SOBRES, RAISONNABLES, D’UNE VOLONTE DE FER

Tout cela continua à m’aigrir le caractère et naturellement plus j’allais, plus je m’éduquais, plus je comprenais la vie. Comme je fréquentais les anarchistes, je comprenais leurs théories et j’en devenais un fervent partisan, non parce que ces théories me plaisaient, mais parce que je les trouvais les plus justes discutables.

Je rencontrai dans les milieux anarchistes des individus propres à la vie, individus essayant le plus possible, de se débarrasser des préjugés qui font que le monde est ignorant et sauvage, ces hommes avec qui je me faisais un plaisir de discuter, car ils[5] me démontraient non des utopies, mais des choses que l’on pouvait voir et toucher. En plus de cela, ces individus étaient sobres. Quand je discutais avec eux, je n’avais pas besoin, comme chez la généralité des brutes, de détourner la tête quand ils me causaient, leur bouche ne rendait pas un relent d’alcool ou de tabac Je les trouvais raisonnables et j’en rencontrai d’une volonté de fer et très énergiques.

Mon opinion fut vite fondée, je devins comme eux, je ne voulus plus du tout aller travailler pour d’autres, je voulus aussi travailler pour moi mais comment m’y prendre, je n’avais pas grand choix, mais acquis un peu d’expérience, et, plein d’énergie, résolu à me défendre jusqu’à la mort, contre cette meute pleine de bêtise et d’iniquité qu’est la présente Société.

QU’EST-CE QUE LA PATRIE POUR MOI

Je quittai Paris vers dix-neuf ans et demi, car j’entrevoyais, avec horreur, le régiment. Là encore je vis, avec beaucoup plus de raison, ce que c’était la loi dite sociale et humanitaire. Je compris ce que ces mots République, Liberté, Egalité, Fraternité, drapeau, Patrie et autres voulaient dire. Je me discutais intérieurement, le parti que je devais prendre et je discutai aussi avec mes camarades, la valeur de ce vocabulaire social que l’Etat fait apposer partout et sur tous les édifices publics ; je compris l’horrible hypocrisie représentée par ce langage. Tout cela n’est qu’une religion comme celle de Dieu que l’on jette en pâture à tous les religieux qui sont la généralité du monde. On leur dit : vous devez respecter la Patrie, mourir pour elle, mais qu’est-ce que la Patrie pour moi, la Patrie c’est toute la terre, sans frontière. La Patrie, c’est là où je vis, soit en Allemagne, soit en Russie, soit en France, pour moi, la Patrie n’a pas de bornes, elle est partout où je me trouve heureux. Je ne fais pas de distinction de peuple, je ne cherche qu’entente partout, mais autour de moi je ne vois que religieux et chrétiens ou hypocrites fourbes. Si les ouvriers réfléchissaient un peu, ils verraient et comprendraient qu’entre capitalistes il n’existe pas de frontière, que ces rapaces malfaiteurs s’organisent pour mieux les oppresser et alors ils ne travailleraient plus à la fabrication de canons, de sabres, de monnaies, d’habits militaires, ils abandonneraient les arsenaux, ils s’abstiendraient de s’alcooliser, ce qui est le plus redoutable ennui [ennemi ?] de la raison, ainsi que le tabac qui annihile le cerveau, mais ils sont trop veules actuellement, peut-être cette masse inconsciente et fourbe changerait-elle peut-être, je l’espère, mais moi je ne veux pas me sacrifier pour elle. C’est maintenant que je suis sur la terre et c’est maintenant que je dois vivre et je m’y prendrai par tous les moyens que la science met à ma disposition. Peut-être que je ne vivrai pas vieux, je serai vaincu dans cette lutte qui est ouverte entre moi et toute cette Société qui dispose d’un arsenal incomparable au mien, mais je me défendrai de mon mieux, à la ruse, je répondrai par la ruse à la force je répondrai par la force jusqu’à ce que je sois vaincu, c’est-à-dire mort.

DESERTEUR

Donc, vers le mois de mai 1910, je partis en province pour tâcher de gagner la frontière pour ne pas être soldat, mais vers le mois de juillet je retourne de nouveau en prison pour coups et blessures. J’en sors à la fin d’août, un mois avant que ma classe ne parte. Sitôt sorti, je travaille quelques jours sur un chantier de terrassement pour avoir un peu d’argent ; je prends le train pour les frontières de Belgique, je paie une partie du voyage et ne paie pas l’autre car il fallait manger en route. J’arrivai à Valenciennes, je descendis du train et cherchai à sortir de la gare, mais je fus visé par le chef de gare qui me courut après. On discuta un peu, il me menaça des gendarmes et finalement j’eus raison de sa conscience car il me dit de sortir. Je n’avais plus d’argent en arrivant, je travaillai encore sur un chantier une semaine puis j’envoyai promener le patron car sur les frontières les patrons ont l’habitude de mener les ouvriers comme des bêtes de somme, pis même, et cela me révoltait. Je fis deux cambriolages et quittai le pays pour gagner définitivement la Belgique. J’arrivai vers le 6 octobre 1910 à Charleroi, je me mis encore au travail pendant quelques jours, je fréquentai les anarchistes, cela seul, et vers les premiers jours du mois de novembre, je fus arrêté comme tel mais faute de preuves, je fus relâché huit jours après.

CAMBRIOLEUR

Quand je sortis de prison, je travaillai encore quelques jours et fis la connaissance de quelques camarades ayant mes opinions, camarades qui étaient bons et francs, énergiques, auxquels je m’associai pour le cambriolage, car il fallait vivre et je ne voulus plus du tout aller ni à l’usine, ni au chantier. J’avais alors vingt ans et demi.

Vers le commencement de novembre, je fis la connaissance d’une compagne, je partis avec elle pour Bruxelles où mes camarades m’avaient précédé. Là, nous y restons jusqu’à la fin de février 1911. Je fus obligé de quitter Bruxelles car j’étais recherché pour des cambriolages que j’avais commis à Charleroi et alentours ; je quittai donc Bruxelles et je revins à Paris où j’allai m’installer au journal l’anarchie, pour lequel je me mis à l’œuvre. J’y travaillai presque tous les jours et comme l’ordinaire était un peu maigre, je fis, en compagnie de quelques camarades, une quantité de cambriolages, mais cela ne rapportait pas beaucoup, je fis l’émission de fausse monnaie, mais cela ne rapportait pas beaucoup et je risquais autant que d’aller faire un cambriolage qui me rapportait plus. Je laissai donc la fausse monnaie là.

Vers le mois de juillet 1911, plusieurs de mes meilleurs camarades tombèrent entre les mains de la police. J’en fus beaucoup peiné et je déterminai de me venger de cette société criminelle, aussi je quittai le journal et venai [vins] m’installer à Vincennes, encore avec ma compagne qui m’était dévouée et que j’aimais beaucoup.

Pendant le temps que je passai au journal, si j’avais perdu quelques-uns de mes camarades, par contre, je fis la connaissance d’autres, aussi énergiques que moi, aussi nous discutâmes ensemble le moyen de faire sentir plus fort que jamais le cri de notre révolte. C’est ainsi que nous décidâmes de louer plusieurs logements pour pouvoir travailler en toute sécurité, Nous n’avions pas beaucoup d’argent, aussi, nous nous mîmes tout de suite au travail. Nous faisions cambriolage sur cambriolage dont je puis citer les principaux qui furent ceux des mois d’août, septembre, octobre 1911.

En août nous en faisons plusieurs qui nous rapportent chaque 3 ou 400 F dont un près de Mantes, un bureau de poste qui nous rapporta 700 F, une villa à Mantes qui nous rapporta 4.000 F, mais à côté de cela, nous en faisions beaucoup d’autres qui ne valaient pas grand-chose. En septembre, octobre, pendant ces deux mois, le principal cambriolage fut celui du Bureau de poste de Chelles, dans le département de Seine-et-Marne qui nous rapporta 4.000 F et quelques autres de moindre importance, enfin, vers le commencement de novembre, nous en faisions encore un à Compiègne qui nous rapporta 3.500 F. C’était une perception, mais cet argent avait été dépensé car beaucoup de nos camarades ayant été ennuyés par la police et autre cause, on leur était venu en aide pécuniairement.

Pendant ces derniers mois, j’avais cherché un copain chauffeur, mais vainement. Mais j’avais appris à conduire, mais n’étant pas encore très habile, j’hésitais encore à me lancer pour aller voler une automobile afin de faire un coup qui nous mettrait à l’abri du besoin pendant un certain temps. Lorsque sur ces entrefaites, je fis la connaissance de Bonnot. Nous causâmes de projets, et, finalement, nous nous entendîmes ensemble.

LE COUP DE L’ENCAISSEUR

C’est alors que vers le 10 décembre 1911, dans la nuit même, nous commettions le vol d’une automobile à Boulogne et nous allions la garer chez un mécanicien [dont] un ami nous avait donné l’adresse. Nous allâmes le trouver et nous lui demandâmes de garer notre voiture. Il accepta. Nous ne lui avions pas dit que la voiture avait été volée, car il n’aurait peut-être pas accepté. Je lui dis : « Nous reviendrons la chercher dans une huitaine de jours. » Je lui donnai un faux nom et une fausse adresse, puis nous partîmes.

Nous discutâmes ensuite ce que nous avions à faire. Nous avions deux travaux colossaux à faire car dans le courant du mois d’octobre j’avais acheté un chalumeau et nous devions avoir une automobile pour le transporter. Dans ce travail il y avait deux coffres à percer. Comme je savais manier le chalumeau et Bonnot bien conduire, nous en conclûmes avec les autres camarades que nous tenterions tout prochainement l’opération d’un autre côté. Nous avions étudié un autre coup, celui de dévaliser un encaisseur ; au cas où l’un manquerait, l’autre pourrait réussir. C’est ainsi que dans la nuit du 20 au 21 décembre, nous partîmes chercher la voiture au garage, je payai le mécanicien et l’on se mit en route ; il était une heure du matin. L’on prit en passant le chalumeau qui était chez un ami.

Nous étions en tout quatre copains, mais une circonstance [ne] nous permit pas de faire ce travail car pour faire cela il nous fallait un temps qui nous soit complice et ce que nous attendions ne se produit pas, il fallait qu’il tombe de l’eau.

Enfin, vers 3 h 1/2 du matin, l’on repartit reporter le chalumeau. C’est alors que nous décidâmes de faire le garçon de banque, tâche qui était pleine d’embûches comme on va le voir.

Nous nous promenons dans Paris pendant le reste de la nuit, jusqu’à 8 h 1/2, c’est moi qui restai au volant pour bien me faire la main et je commençais bien déjà, je me sentais capable d’affronter les virages assez dangereux à une bonne allure ; c’était d’autant plus utile, car il fallait bien deux chauffeurs au cas où l’un d’eux aurait été blessé, que l’on puisse au moins dépister ceux qui tenteraient de nous poursuivre.

A 8 h 1/2 je passai le volant à Bonnot et je prenais place à côté de lui et les deux autres se trouvaient dans la voiture, car c’était une magnifique limousine.

Nous n’étions pas très bien d’accord comment nous devions faire le coup, car c’était à 9 heures du matin, rue Ordener, en pleine rue et dans ce quartier assez populeux.

Enfin, nous arrivâmes à 9 heures moins deux minutes à 200 mètres environ de l’endroit où l’encaisseur passait, car il venait de la rue de Provence, Bureau Central de la Société Générale, et venait rue Ordener apporter de l’argent à une succursale.

Quelques jours avant j’étais venu faire le guet avec Bonnot, pour nous rendre compte de l’heure exacte et du chemin qu’il prenait

A neuf heures exactement, nous l’apercevons, descendant du tramway comme d’habitude, accompagné par un autre personnage délégué spécialement pour cela. L’heure est grave, il faut agir promptement, une seconde d’hésitation peut nous perdre ; la voiture avance, je descends et un de mes compagnons descend également de voiture tandis que Bonnot reste avec le quatrième à la voiture pour que personne n’approche. Je marche sur le trottoir, à la rencontre du garçon de Banque, la main dans la poche de mon pardessus, la main sur la crosse de mon revolver. Mon compagnon est, lui, sur l’autre côté du trottoir, à quelques pas derrière moi.

Arrivé à trois pas du garçon, je sors mon revolver et, froidement, je tire une première balle, puis une deuxième ; il tombe pendant que celui qui l’accompagne s’enfuit en courant, transi de peur ; je ramasse un sac, mon copain ramasse un autre que cet imbécile ne veut pas lâcher, car il n’est pas tué, mais il finit par lâcher prise, car il perd connaissance.

Nous allons remonter en voiture, quelques passants veulent nous en empêcher, mais nous sortons alors nos revolvers, nous tirons quelques coups et tout le monde se sauve, Nous montons en voiture, moi, toujours à côté de Bonnot ; il est 9 h 1/2 nous sommes à Saint-Denis, nous ne savons pas bien par où nous diriger. Enfin, nous prenons la route du Havre, mais pas directement, nous faisons beaucoup de détours afin d’éviter de nous faire prendre ou de livrer bataille car nous étions terriblement armés. Je n’avais pas moins de six revolvers sur moi dont un qui se montait sur une crosse et qui a une portée de 800 mètres et mes compagnons en avaient chacun trois et nous avions environ 400 balles dans nos poches et bien décidés à nous défendre jusqu’à la mort.

Il est environ 11 heures du matin, nous arrivons à Pontoise, nous nous arrêtons un moment et nous ouvrons les sacs. Dans les sacs que j’ai ramassés il y a 5.500 F. Nous partageons de suite. Dans le sac que mon copain a ramassé il y a 320.000 F de titres. Nous sommes désillusionnés. Nous comptions trouver 150.000 F en argent liquide. Enfin, ne nous désolons pas, l’on pourrait peut-être vendre les titres ou bien nous recommencerons autre chose.

Je prends le volant à mon tour et nous partons. Il pleut, ça ne fait rien, nous bravons la pluie. Nous arrivons à Beauvais, l’employé d’octroi nous fait signe d’arrêter, nous passons outre ; je mets le pied sur l’accélérateur et nous lui brûlons la politesse ; tant sa bêtise est grande, il tente de courir après nous, puis reste stupéfié ; cet ignoble brute n’a sans doute jamais vu cela,

Nous avons [faim], j’arrête la voiture devant la boutique d’un boulanger, un camarade descend chercher du pain et du chocolat et nous repartons. Il est à peu près 4 h 1/2, nous avons fait beaucoup de chemin, nous sommes bien fatigués, mais il faut arriver. Je passe le volant à Bonnot, nous arrivons vers 5 h 1/4 dans un petit pays où je descends de voiture pour chercher un bidon d’huile pour la voiture et nous repartons à 5 h 1/2, je reprends le volant ; en route nous nous trompons de route et au lieu d’arriver au Havre, nous arrivons à Dieppe, il est grande nuit ; il est 6 heures passé, nous n’avons plus beaucoup d’essence, nous prenons la résolution d’abandonner la voiture à Dieppe alors, je cherche une rue déserte pour la laisser ; j’en trouve une, je la suis quand tout à coup la voiture n’avance plus, le moteur s’arrête, je vais pour descendre de la voiture, mais à peine ai-je mis un pied par terre que j’enfonce jusqu’au genou, je prends ma lampe de poche car tous les becs de gaz sont éteints, je regarde par terre, je vois de la boue jusqu’au moyeu des roues et j’aperçois les falaises et la mer, alors j’avertis les amis de ce qui arrive, nous prenons vite la décision de laisser la voiture, nous arrachons les numéros de la voiture et nous les jetons à la mer et nous partons dans la direction de la gare. En route, mon chapeau s’envole et je ne le revois plus, heureusement j’ai une casquette, je mets ma casquette et c’est fini, nous arrivons à la gare, un de nous va chercher quatre billets pour Paris, nous avons un train de suite qui arrive à une heure du matin à Paris ; nous le prenons et rentrons tranquillement chacun chez nous.

Nous prenons avant de nous quitter, rendez-vous pour le lendemain. Pendant ce temps, la Sûreté parisienne, la Sûreté générale est sur les dents, les flics se demandent ce qui leur tombe sur la tête, ils croient déjà là révolution arrivée mais ce n’est qu’une escarmouche, un peu sérieuse, ils vont en voir bien d’autres [...] .

[1] Supprimé : pour la première fois

[2] Supprimé : mais.

[3] Supprimé : ne pas.

[4] Supprimé : ils.

[5] Supprimé : ne.


Consulté le 13 septembre 2016 de infokiosques.net
Tiré du chapitre 7 du livre de Jean Maitron Ravachol et les anarchistes, sorti en 1964 aux Editions Gallimard (dans la collection Archives), puis réédité en 1992 (dans la collection Folio Histoire).