Élie Reclus

Examen religieux et philosophique du principe d'autorité

1851

  INTRODUCTION

  PREMIÈRE PARTIE : L’AUTORITÉ ABSOLUE.

    CHAPITRE l : L’AUTORITÉ ABSOLUE COMME PRINCIPE

      La Souveraineté.

    CHAPITRE II : L’AUTORITÉ ABSOLUE COMME FAIT

      L’Obéissance.

    CHAPITRE III

      Sanction de l’autorité.

      Résumé

  SECONDE PARTIE : L’AUTORITÉ RELATIVE

      Résumé

  CONCLUSIONS.

  THÈSES

Vous, qui voulez être sous la loi, entendez-vous la loi !

— Gal. iv, 21.

INTRODUCTION

À toutes les époques de transformation, la question d’autorité et de liberté se débat de plus en plus vivement. Toutes les fois qu’une idée nouvelle veut s’introduire dans l’humanité, ceux qui ont peur l’arrêtent au passage, et lui disent : Qui t’a donné le droit de vivre ? — Non licet esse vos, disait le monde officiel au christianisme naissant.

Or, qu’il se prépare un nouveau mouvement religieux, c’est ce que tous pressentent, les uns avec joie, les autres avec appréhension ; mais qu’on aime le printemps, ou qu’on ne l’aime pas, les hirondelles sont revenues.

— J’ai voulu faire œuvre de déblayeur.

Il ne s’agit ici que de la question religieuse : la quitter c’est descendre.

Ce n’est pas moi qui parle, c’est l’Idée : J’ai accepté le point de départ de l’Autorité, pour qu’elle produisit toutes ses conséquences, pour qu’elle se multipliât par elle-même. Le mal révèle sa laideur en se montrant au grand jour.

N’ayant affaire qu’aux idées, j’ai voulu être sévère, car la lutte est sérieuse, elle est même mortelle. Pour ma part, je refuse tout quartier que je ne donnerais pas ; entre la force et l’idée, je me suis rangé du côté de la liberté, et j’ai dit : Vivre libre ou mourir !

PREMIÈRE PARTIE : L’AUTORITÉ ABSOLUE.

CHAPITRE l : L’AUTORITÉ ABSOLUE COMME PRINCIPE

La Souveraineté.

I.

Qu’est-ce que l’autorité ?

Étymologiquement, autorité signifie la puissance du créateur sur la chose créée. Factor, actor, auctor, auctoritas. En pratique, ce mot désigne le gouvernement et ses délégués. En religion et en philosophie, il s’applique à tout principe qui réclame l’obéissance.

Voilà ce qu’on entend par autorité, mais il s’agit de pénétrer dans l’idée même, d’en comprendre le contenu et les conséquences. — Je dis que c’est la puissance, c’est-à-dire, la nécessité, sous les formes du droit et du fait.

II.

Par l’analyse les objets particuliers se décomposent en éléments communs à beaucoup d’autres. Grâce à de certaines lois, des gaz forment le chêne, la mousse, ou l’algue marine ; ce qui constitue une fleur, un tronc ou un fruit aurait pu devenir charbon, diamant ou pierre de taille. L’individu n‘existe que par l’action d’une loi quelconque.

S’il est une loi absolue, elle est corrélative à l'idée même d’Être.

III.

L’Être n’est pas encore vie. La pierre existe, mais elle ne vit pas. Les lois de l’Être se résument en lois mathématiques, mais si elles n’avaient d’autre existence que l’abstraite réalité de quatre égal à deux plus deux, elles ne seraient rien. Qu’est-ce que la justice sans un être juste ? L’Être comme substance devra prendre une forme et une vie ; il agira par l’individualisation ; par la personnalité il sera véritablement une force, et entrera dans le monde des faits et des réalités.

Mais jamais la personnalité ne sera que l’expression des lois de l’Être, dont elle ne pourra pas plus s’affranchir que neuf des lois du ternaire. Sans l’individualisation, la loi ne serait qu’une abstraction, mais la personnalité sans une loi, ne serait rien du tout. Être, oui ou non, soumis à sa loi, pour chaque individualité, c’est être, ou n’être pas.

L’autorité comme loi, se résume dans l’idée d’Être, dans celle de l’Être suprême, qui est Dieu. L’autorité comme fait, se résume à son tour dans la personnalité première, qui est Dieu.

L’autorité c’est Dieu, Dieu c’est l’autorité.

IV.

Qui s’unit à Dieu devient participant des qualités divines, devient participant de l’impeccabilité et de l’infaillibilité.

La communication avec la Divinité emporte avec elle le droit de souveraineté. Le respect dû au maître est dû à son représentant, et à ses ministres ; or, ses ministres sont le Prophète avec la parole de vérité, le Roi avec le glaive de justice, et le Sacrificateur avec le sanglant couteau de l’expiation. Le roi, le pontife et le prophète sont au milieu des hommes les reflets de la divinité, comme au milieu des cailloux, le diamant est le miroir du soleil.

V.

L’idée philosophique de la loi nous ramène à l’Être et à la personnalité, c’est-à-dire, à Dieu, la Loi et le Législateur. Mais l’homme religieux ne s’astreint pas à ce détour ; il accepte la foi au nom de Dieu, et Dieu au nom de la foi, il part de l’obéissance, pour revenir à l’obéissance.

VI.

Toute existence n’étant qu’une loi vivante, la nature n’est que le système des lois, n’est que la loi universelle. La loi étant le principe de la cohésion et de l’Être, hors d’elle il n’y a que néant.

Qui dira toutes les lois de la matière organique et inorganique, les lois des gaz, des liquides et des solides, lois de la lumière et de la chaleur, de l’électricité, du magnétisme, de la pesanteur, de l’expansion, et des unions moléculaires ? Où est la pierre oubliée, où est l’étoile aux cieux qui ne soit l’aboutissant et le point de départ de lois innombrables ? Montre-la, toi qui dis : Je suis libre !

VII.

La loi, c’est-à-dire l’autorité, est absolue. Comme absolue, elle est cause, but et moyen de toutes choses. Comme absolue, elle est partout et toujours identique à elle-même. Donc, l’essence de l’autorité étant absolue, les attributs le seront aussi ; donc toutes les manifestations de l’autorité sont également justes et légitimes.

VIII.

Étant absolue, elle est l’unité de toutes les contradictions. On n’a que faire de lui opposer tel ou tel changement, elle les ignore. Le ruisseau, le nuage et le glaçon c’est de l’eau toujours. Hier c’était ceci, aujourd’hui c’est cela, et demain ce sera tout autre chose, mais ce sera toujours l’autorité.

IX.

L’autorité, étant le principe absolu, confisque tous les autres à son profit. C’est elle qui se dit la source de la justice, du Vrai, du Bien et du Beau.

X.

L’autorité commence par nier toute intelligence vis- à-vis d’elle. Car la force sans intelligence, c’est la Force pure. Que peut l’intelligence contre la force ? La force institue l’ordre, même sans intelligence, mais l’intelligence privée d’autorité que peut-elle mener à bout ? Quelque chose de moins que le désordre, le néant.

L’intelligence n’est qu’une vue passive ; la vue de ce qui se trouve dans l’homme et hors de l’homme ; c’est l’aperception plus ou moins obscure des lois objectives. L’homme a lieu d’être fier de son intelligence, comme la goutte d’eau d’être orgueilleuse, parce que le soleil l’a pénétrée d’un de ses rayons, comme la nuit a lieu de l’être, parce qu’une lampe est entrée dans son obscurité. Toutes les subjectivités ne peuvent exister que par leur union avec l’Objectif, c’est-à-dire par leur dépendance du fait premier. Donc, la raison d’un chacun n’est que le miroir plus ou moins trompeur de l’intelligence première.

Toute notion intellectuelle en accord avec les lois immuables de la Nécessité est vraie, toute notion en désaccord avec elles, est fausse. L’intelligence est l’aperception des lois, l’intelligence elle-même est une loi comme l’optique. Les lois de l’intelligence sont les lois logiques ; les lois logiques sont les lois d’égalité, puis d’infériorité, ou de supériorité, celles de l’addition et de la soustraction, celles aussi de la multiplication et de la division ; elles se présentent, il est vrai, sous des combinaisons diverses, et sous de grands noms philosophiques ; mais elles ne sont autre chose que des lois mathématiques, généralement qualifiées de matérielles.

L’intelligence n’ayant de valeur que par sa soumission à l’autorité, l’intelligence en elle-même est nulle.

XI.

L’autorité dit encore : Je suis la justice, et hors de moi, il n’y a que néant et injustice. Car la justice n’est que l’harmonie avec la loi, et la loi n’est que l’expression de l’autorité. La loi, c’est la volonté du législateur, et la Volonté pure est en dehors de la justice, elle est arbitraire. Si Dieu avait voulu que le bien fût mal, le bien serait mal, et le mal serait bien.

L’autorité rend justice la plus violente injustice. Quand Jéhovah ordonnait de massacrer en masse les habitants de Canaan, il donnait un ordre que trouver mauvais serait un crime.

La loi ne peut être discutable, la loi ne saurait être que juste. La loi n’est pas loi en raison de sa justice ; au contraire, elle est juste, parce qu’elle est la loi.

XII.

L’autorité étant la négation de la liberté, son exposé commence et finît par la négation de la liberté. Cette négation a bien plus de force logique, maintenant que l’autorité vient d’éliminer la raison et la justice ; tandis que la liberté ne peut vivre que de la vie de l’amour et de l’intelligence.

L’autorité est donc à elle-même liberté suprême, et aux autres nécessité suprême.

XIII. Autant les apologistes vulgaires de l’autorité et ceux de la liberté se sont entendus pour confondre les deux termes, autant nous nous efforçons de maintenir leur distinction. Si Bahal est Dieu, servez-le ; si c’est l’Éternel qui est Dieu, aimez l’Éternel.

Le relatif n’a qu’une valeur relative. Or, le relatif est précisément ce qui a besoin de loi. Qu’il y ait des autorités relatives, qu’il y en ait tant et plus, il faut que de délégation en délégation l’homme puisse remonter à la souveraineté dernière, de laquelle nul ne puisse appeler et dire : Je te brave ; devant laquelle toute volonté se prosterne, comme l’herbe se courbe sous le vent. Sous peine de suicide, l’autorité doit écraser tout ennemi ; si l’autorité n’est pas force contraignante, elle ne sera plus autorité. Ce qui veut dire que l’autorité a la force pour essence, c’est-à-dire la nécessité.

Or, l’autorité relative n’est pas autorité. Car en tant que relative, elle ne peut engager l’homme que relativement, donc elle ne saurait le contraindre, donc elle laisse l’homme libre.

On est esclave, ou on ne l’est pas.

La liberté relative non plus n’est liberté. Dès qu’il y a contrainte, il n’y a plus de liberté. Tel est attaché à un arbre, ne serait-il lié que par une corde fine et lâche, ne serait-il lié que par une très-longue corde, certainement il n’est pas libre. Tel a les mains liées derrière le dos, pût-il se promener par le monde entier, il n’est pas libre.

On est libre, ou on ne l’est pas.

Autorité, liberté relatives, ne sont que des idées relatives. L’une et l’autre ne sont qu’un balancement entre les deux extrêmes et les deux contraires, qu’un compromis entre le Oui et le Non, qu’une absurdité continue. L’autorité et la liberté relatives sont les fruits adultères de l’union de la Liberté et de la Nécessité, de l’Être et du Non-Être.

Le relatif est menteur, il n’y a de vrai que l’absolu.

CHAPITRE II : L’AUTORITÉ ABSOLUE COMME FAIT

L’Obéissance.

XIV.

La souveraineté s’étant mise au-dessus de l’intelligence, de la justice et de la liberté, affirme qu’elle n’est autre chose que la Force. Qu’est-ce que la force à son tour ? Ce n’est pas une idée, ce n’est pas un principe, c’est la nécessité, c’est la fatalité, c’est le hasard, c’est un fait.

Ce sera donc le fait absolu.

XV.

Si l’autorité est absolue, c’est qu’elle n’a d’autre raison qu’elle-même ; elle est souveraine, pour exercer la souveraineté. Pourquoi le tyran ne fouetterait-il pas l’esclave ? Or, le Dieu de l’esclave, ne peut et ne doit être qu’un despote. Car, nul tyran ne se trouverait devant un esclave, que l’esclave s’asservirait non à l’homme libre, mais à un autre esclave. L’âme servile s’asservit à toute chose, elle a peur de ce qui est bon, comme de ce qui est mauvais, elle a peur même de ce qui n’existe pas.

Affranchir l’esclave ? C’est chose vaine et absurde, c’est chose cruelle.

XVI.

De Dieu, l’homme tire son être et sa personnalité. Il était plongé dans les abîmes du néant, et Dieu, en lui donnant l’existence, ne s’engageait à rien, mais l’engageait à tout. Que Dieu lui envoie tourments sur tourments, l’homme lui devra la reconnaissance peut-être, la soumission toujours.

Bien plus, il continue toujours à n’être devant Dieu que le néant d’où il est sorti ; son fond est le rien, et la forme que ce rien a revêtu lui a été donnée par une volonté autre que la sienne. Que lui reste-t-il pour valeur personnelle ?

Or, quels sont, vis-à-vis de la Toute-Puissance, quels sont les droits du néant ?

XVII.

N’étant pas la cause de sa vie, de son principe intérieur, il est encore moins le créateur des choses extérieures qui lui peuvent arriver. Si le germe ne vient pas de lui, tous les développements du germe seront choses indépendantes de sa volonté.

Ce qui veut dire que le fait suprême est celui de la Prédestination.

XVIII.

La raison de la prédestination ? — Mais il n’y en a pas, et il ne doit pas y en avoir. La prédestination, c’est le fait pur, isolé de toute considération de justice et de moralité.

Si un enfant meurt en naissant, et par un accident quelconque, n’a pas reçu les eaux du baptême, c’est qu’il est prédestiné au malheur. Le cardinal Séfrondate, homme modeste et pieux, avait espéré que ces pauvres innocents n’iraient pas au lieu des supplices, mais Bossuet, le dernier père de l’Église, le terrassa :

« Sentiment bas et énervé, qui détruit la force de la piété, nouveauté étrange, erreur détestable, langage inouï qui nous frappe d’étonnement ! »

« La damnation des enfants morts sans baptême est de foi constante dans l’Église. Ils sont coupables, puisqu’ils naissent sous le courroux de Dieu et dans la puissance des ténèbres. Enfants de colère par leur nature, objets de haine et d’aversion, précipités dans l’enfer avec les autres damnés, ils y restent éternellement sous l’horrible puissance du Démon. »

« Ainsi l’ont décidé le docte Denis Peteau, l’éminentissime Henri Nolis, l’éminentissime Bellarmin, le concile de Lyon, le concile de Florence, le concile de Trente. Et de telles choses ne se décident pas par de minces raisonnements, mais par l’autorité des Écritures ! »

XIX.

Tout ce qui t’arrive de joies et de douleurs, ô fils du néant, t’arrive par la volonté expresse de Celui qui, avant que les enfants fussent nés, aimait Jacob et haïssait Ésaü. Il a créé la lumière et les ténèbres, la fibre pour souffrir, et le cœur pour saigner ; c’est lui qui a créé le criminel et le supplice, et le méchant pour le jour de la colère.

Les soirs de fête on amenait dans les jardins de l’empereur des chrétiens et des femmes chrétiennes, on les liait à des poteaux, on les enduisait de poix, et cette poix on l’enflammait. Et ces hommes brûlaient dans la nuit, et expiraient dans des souffrances atroces, tandis que Néron, accompagné des dames impériales, se promenait à la lueur des horribles flambeaux.

Néron avait le droit de le faire ; car il était maître absolu.

Et ce que tu abomines chez Néron, la main sur la bouche, adore-le dans le Dieu fort et jaloux, qui a décrété la naissance de l’Humanité, pour que tout entière, sauf « le petit troupeau, » elle fût destinée au péché et à la douleur, et avec un bonheur infini, il considère son effrayante agonie durant le flot des éternités, et dit : Tout est bien, et j’ai fait ceci pour ma gloire.

XX.

Dire que l’autorité est absolue comme fait et principe, c’est dire : de droit et de fait tu es un esclave.

Mais à qui obéir ?

Puisque l’autorité se résume en nécessité de fait, on doit soumission absolue envers l’Église ou la communauté religieuse, dans le sein de laquelle on se trouve par le hasard de la naissance.

Ton Église t’imposera donc une série de dogmes quelconques. Sans discussion, ni murmure, tu les accepteras ; avec amour, si elle l’ordonne ; qu’ils soient ceux du catéchisme Thibetain ou de la Confession de La Rochelle. Il importe bien que tu les comprennes ; il faut que tu les croies ; quoiqu’absurdes, parce qu’absurdes, si tu les comprends, tant mieux, mais si tu doutes, tu es criminel.

À l’Église et ses chefs, qui imposent les dogmes, correspondent l’État et ses chefs qui imposent les lois. Tu leur obéiras.

Quelle est l’autorité légitime en politique ?

Cette question a été d’urgence soustraite à la juridiction de la raison individuelle. L’autorité légitime est celle sous laquelle on se trouve, qu’elle soit celle d’un usurpateur d’hier, ou celle d’un arrière-descendant de l’usurpateur des Siècles passés.

Tout pouvoir est envoyé de Dieu, si tu désobéis au pouvoir, tu outrages le représentant de la Majesté divine, c’est pourquoi tu seras puni. L’autorité de fait est l’autorité de droit. L’autorité est celle qui tient le sceptre qui est un bâton, celle qui tient le glaive, et te dit : C’est l’épée de Dieu. Ce glaive te blessera, le tuera peut-être, mais résisterais-tu à Dieu ?

XXI.

Autant l’autorité absolue comme principe a nié la liberté relative, autant l’autorité comme fait niera la liberté d’examen, qui est pour elle le fruit pourri d’un arbre empoisonné. Si donc nous ne passons pas outre, ce n’est pas pour éclaircir la question, ce n’est que pour mieux la formuler.

Dans l’examen du principe de l’autorité, la souveraineté absolue a été affirmée objectivement et a priori. L’infini étant la cause et le but du fini, la soumission est exigée au nom de la puissance infinie.

Dans l’examen du fait de l’autorité, l’obéissance absolue se justifie subjectivement et a posteriori. L’homme n’étant pas sa propre cause, l’homme n’étant qu’un effet, la soumission est exigée au nom de sa faiblesse infinie.

Cette justification, pour n’être qu’une fin de non recevoir, n’en est pas moins terrible. C’est l’autorité qui se retourne et condamne qui la veut juger. En effet, s’il est de la nature de la liberté de pardonner, l’autorité ne doit se justifier que par l’ironie contre qui doute, que par des Coups de fouet et des coups d’épée contre qui la combat.

XXII.

La liberté d’examen est mensonge, ou l’obéissance est mensonge. Car si l’autorité n’est autorité qu’après s’être fait accepter par la raison, c’est la raison qui est la maîtresse souveraine. Or, l’esprit d’un chacun, c’est le subjectivisme, donc la dispute ; de sa nature, l’intelligence est individuelle. Que dis-je ? Les droits de l’individualisme sont les droits de l’intelligence, et devant l’autorité, le droit de l’individualisme, c’est le droit de révolte.

Individualisme et autorité sont ennemis mortels, ils ne se combattent que pour se faire mourir.

Si l’examen confirme la valeur des ordres de l’autorité, il est inutile ; s’il leur est contraire, il est criminel. Pourquoi jeter le dé, pourquoi risquer l’inutile contre le crime ?

Qui dit liberté d’examen, dit liberté absolue. Cet homme qui maintient l’autonomie de la raison humaine vis-à-vis de toutes les révélations, cet homme abdiquerait ensuite sa liberté pour se courber sous un joug ? Ce serait absurdité, ce serait folie amère.

Se soumet-il celui qui ne se soumet que conditionnellement ? Si l’autorité religieuse accorde le droit de scruter les Écritures, elle donne le droit de les rejeter ; s’il est permis de rechercher les droits du pape, du prêtre et du pasteur, l’homme sincère et l’hypocrite pourront affirmer qu’ils sont nuls.

S’il en est autrement, la soi-disant liberté d’examen n’est que la liberté de tout trouver bon ; le bourreau d’ailleurs permet la reconnaissance à sa victime.

Telles étaient les conséquences que Lamennais et J. de Maistre tiraient du principe de la réformation, et en les niant, le protestantisme a menti à son principe et a été lâche de cœur.

Il accuse donc l’autorité qui veut qu’elle se justifie et qui lui dit : Lave-toi de ton iniquité. Qui doute aujourd’hui, attaquera demain, car douter est le premier degré de l’incrédulité, de la protestation et de la haine. La réclamation est révolte, et malheur au rebelle !

L’autorité couvre l’idée et l’idéologue d’un mépris souverain, elle ferait volontiers comme Néron, qui, allant se promener en Grèce, défendit qu’on parlât philosophie durant son absence. Mystère et critique sont deux idées contradictoires, et la notion même du mystère implique l’absurdité dans l’esprit de qui voudrait le juger.

Quel est ton droit pour juger, fils de l’ignorance et du désir, du néant et de l’avidité ? Etre gonflé d’orgueil et boursouflé de vanité, qui ne vis qu’en aspirant le vide, tu jugerais les lois immuables et éternelles ! Dis, blasphémateur, qui affirmes que Dieu est ceci, que Dieu est cela, dis, qui es-tu ? d’où es-tu sorti ? dis où tu iras ? Sais-tu seulement quelle est ta pensée, quelle est ta volonté ?

Celui qui n’a point sondé ce qu’il y a dans une goutte d’eau, celui-là scruterait les mystères de l’essence divine ? Le malheureux oserait juger celui auquel il doit obéir ?

Pourquoi commandes-tu au bœuf, au cheval et à l’âne, et leur imposes-tu les labeurs d’un dur esclavage ? Parce que tu es plus intelligent que l’animal, c’est aussi pour cela que tu l’égorges et que tu manges sa chair. Or, la loi qui est juste contre la bête, est légitime aussi contre toi, dont l’intelligence est sans vertu, et n’est élevée que d’un degré au-dessus de celle de la brute.

XXIII.

Or, même en logique, l’idée d’ignorance se résout dans celle de péché, car l’ignorance ne peut avoir pour cause que l’éloignement de Dieu, c’est-à-dire le mal.

Le péché a une signification terrible.

Ne dit-on pas que les progrès que l’on fait dans la connaissance du monde et de soi-même, sont des progrès dans la science du mal ?

Que tu l’aies été créé, ou que tu le sois devenu, tu es un méchant ; or, au méchant il faut ôter la liberté et la vie, si on peut. Tu écrases la vipère à peine éclose, qui jamais n’a mordu ni blessé, comme tu écrases celle que tu rencontres sur ton chemin. Et toi qui, souillé des pieds à la tête, oses te montrer aux rayons du soleil, tu as été créé scorpion venimeux, scorpion venimeux, lu seras tué et tourmenté.

Le fruit du péché, c’est la mort, et à celui qui a mérité la mort, le plus dur esclavage n’est que commutation de peine et don de miséricorde. Car tout péché est infraction aux lois éternelles, et devant les lois éternelles il n’est pas de peine trop grande pour la moindre des peccadilles.

Le péché, voilà donc le fondement moral de l’idée d’autorité. Qui dit péché originel, dit autorité absolue et perversité complète de la nature humaine, et dit que la gangrène a pourri la tête et le cœur.

CHAPITRE III

Sanction de l’autorité.

XXIV.

Quand il y a péché, l’autorité est la punition. Si le crime appelle le châtiment, c’est l’autorité qui le donne. La grande sanction de la loi c’est le châtiment. La parole qui ordonne, dit : « Fais ceci, ou tu mourras. » Le châtiment, disent les lois de Manon, « le châtiment gouverne le genre humain, le châtiment veille pendant que tout dort, le châtiment est la justice, le châtiment est la plus » puissante des énergies. »

L’homme étant mauvais et corrompu, peut-il faire autre chose que le mal ? Le bien est alors qu’il soit passif, entièrement passif. Être absurde et méchant, il obéira par la contrainte ; d’intelligence il ne doit en avoir que pour comprendre l’ordre, de sensibilité, que pour sentir les coups de fouet.

Peu importe à l’autorité que tu l’acceptes ou non ; que fait la résistance du captif à la lourde chaîne qui le scelle à la muraille ? L’autorité ignore ton obéissance, comme ta révolte ; mais si tu la braves, force restera à la loi, c’est-à-dire que tu seras écrasé et que tu apprendras ce qu’est la raison du sabre et la logique de la mitraille.

XXV.

Les lois politiques et civiles, comme autorité de fait, auront leur sanction de fait. C’est pour cela que le bourreau fermait le cortège du roi. C’est pour cela que l’Etat en appelle à la prison et à la guillotine.

Selon l’autorité absolue, l’Église et l’État sont frère et sœur, et toutes les religions donnent la condamnation éternelle pour raison dernière de leur dogme. Si bien que les croyants, qui attachaient Arnold de Brescia et Michel Servet sur le bûcher et y soufflaient la flamme, disaient : S’il est juste que Dieu fasse brûler l’hérétique durant toute l’éternité, il est de notre devoir de le faire dors et déjà brûler dans le temps. La dernière formule religieuse est celle-ci : Aime Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée, ou il t’enverra dans l’étang ardent de feu et de soufre.

Résumé

XXVI.

L’homme sait maintenant à quoi s’en tenir. La terre n’est qu’un des ténébreux satellites d’un astre obscur, qu’un atome dans la poussière lumineuse que soulève autour de lui le dix-millionième de ces soleils bleus, verts ou rouges, qui cherchent quelque constellation radieuse dans les champs sans bornes de l’espace.

Perdu sur cette terre, qui lui semble si grande, perdu comme l’infusoire dans la goutte de rosée tremblant au bout d’une paille, qu’est-ce qu’un homme dans les peuples de l’humanité, dans les générations du passé, du présent et de l’avenir ?

C’est la goutte ballottée d’un flot de la mer à l’autre flot, et qui tourbillonne entre les crêtes blanchissantes ; et la goutte s’écrie : Ma vie est agitée, elle est orageuse comme l’Océan ; elle parle de révolutions et de cycles historiques, tandis qu’elle meurt dans le trajet d’une vague à l’autre, tandis qu’elle s’évanouit sous la voûte d’une bulle d’air.

Vos cris de joie et de douleurs, ô générations sans nombre, sont-ils autre chose que le petit bruit grésillant de l’écume, de l’écume mousseuse qui se fond et s’en va !

XXVII.

Vis-à-vis de l’autorité, l’homme n’est qu’une des formes du néant, il n’a de droit que celui d’adorer dans la poussière. Jamais son intelligence ne recevra d’autre explication que : Je le veux, et qu’il te suffise ! Si la raison veut protester contre cette obéissance absolue, c’est que le démon de l’orgueil est en elle ; c’est que l’homme qui pense est un animal dépravé. Si ta main veut désobéir, coupe-la et jette-la morte et saignante, comme tu jetterais bien loin la baveuse tête d’un serpent ! Ta soumission ne doit avoir de bornes que celle de ton existence, vermisseau misérable !

Car ce n’est point une soumission extérieure et passive qui suffit, il la faut intérieure et absolue.

Les droits de la personnalité humaine ne sont pas faits pour l’esclave, auquel le maître ne doit rien, pas même la vie. Que le maître l’enchaîne aux poteaux de ses portes, pour qu’il y reste depuis sa jeunesse jusqu’à sa vieillesse toute blanche, ou qu’il fasse jeter le corps du malheureux aux poissons de son vivier, le maître est dans son droit.

L’esclave est une chose. Il doit anéantir son individualité dans celle du maître, il doit « obéir comme le cadavre, » la soumission est un éternel suicide.

Esclave de l’autorité, as-tu compris ?

XXVIII.

Il résulte de ce qui précède :

Que l’autorité n’est aucun principe de grandeur, de beauté, de justice ou d’intelligence.

Que l’autorité est un fait, et que ce fait est celui de la force écrasante, le fait de la nécessité.

Que l’autorité absolue nie l’autorité relative.

Que l’autorité nie dans l’homme toute liberté, toute raison et toute conscience, et réduit sa valeur à la valeur du néant.

SECONDE PARTIE : L’AUTORITÉ RELATIVE

XXIX.

L’autorité relative et la liberté relative ne sont que les deux faces du même principe, celui du relatif.

Autant l’absolu est ennemi du relatif, autant est grand l’antagonisme entre les deux expressions du même principe relatif. Si bien que l’autorité relative combat la liberté relative, et que ces deux, liguées ensemble, combattent l’autorité et la liberté absolues. Et néanmoins l’autorité relative prend sa source dans la souveraineté absolue, comme la liberté relative dans la liberté absolue.

XXX.

L’autorité relative dit que la souveraineté absolue est impossible, par cela même qu’elle se prétend absolue. L’homme n’est point absolu, partant rien d’absolu ne lui peut être imposé.

De plus, l’autorité absolue est absurde par cela même qu’elle se met au-dessus, c’est-à-dire, en dehors de la raison. Est absurde qui commande l’absurdité.

De même, l’autorité absolue est immorale en tant qu’elle se met en dehors des lois de la justice et de la morale.

XXXI.

L’autorité relative combat maintenant la religion de la souveraineté absolue, après avoir attaqué sa morale et sa philosophie.

Si le bien et le juste ne sont tels que par la volonté de Dieu, si ce qui est aujourd’hui faux et mauvais pouvait cesser de l’être demain, le bien n’aurait plus qu’une valeur d’arbitraire, arbitraire voulu de toute éternité peut-être, mais arbitraire toujours. C’est ôter à Dieu toute valeur morale. C’est dire que la personnalité divine n’est qu’une volonté aveugle et fataliste, le caprice élevé à la hauteur de l’absolu, la fantaisie en puissance d’éternité.

Quelles en sont les conséquences ?

C’est que le hasard et la nécessité, malgré leur inimitié apparente ou réelle, ne sont qu’une dualité réductible dans un même principe, celui du fatalisme. Le hasard est la cause de la fatalité, la nécessité, son effet.

De sorte que la religion du hasard et celle de la nécessité sont identiques, de sorte que la philosophie de l’athée, et la religion du Dieu de la prédestination sont corrélatives.

La philosophie de l’athée dit ainsi : Il n’y a point de Dieu, il n’y a que des lois logiques, et l’harmonie des lois universelles. Tout se réduit ainsi à un système mécanico-mathématique de l’attraction des semblables et des proportionnels, des contraires et des homogènes, tout se réduit à n’être plus que le produit de la loi des vibrations des cordes, et de la gravitation planétaire.

Mais le pourquoi ?

« … la nécessité, » nous est-il répondu.

De leur côté le musulman et le calviniste reprochent à l’athée de ne pas sorti ? de l’idée de l’Être pur, or, l’Être pur, le Dieu des néoplatoniciens ne possède qu’une existence bien moins réelle que celle du gaz hydrogène. Quant à eux, ils ramènent tout à une personnalité première.

Fort bien.

Mais cette personnalité n’est que l’hypostase de la prédestination, qui n’est que l’arbitraire éternel, malgré son nom d’immuable justice.

Si dans le premier système toutes les affections, depuis l’attachement du chien pour son maître, jusqu’à l’amour de l’homme et de la femme, n’ont pas plus de signification morale, que le fait d’une pierre qui tombe en vertu des lois de l’attraction terrestre ; dans le second, toutes les amours, en y comprenant l’amour de Dieu pour l’homme et de l’homme pour Dieu, n’ont pas plus de valeur morale que le fait de cailloux mis à côté les uns des autres par un enfant désœuvré.

L’athée naturaliste dit : Il n’y a point de Dieu, il n’y a que l’existence impersonnelle des lois cosmiques. Le supranaturaliste dit : Il n’y a de réalité que la personnalité divine, en dehors d’elle, se figurer être quelque chose, c’est la goutte de rosée qui se croit être le soleil.

Matérialisme d’une part, panthéisme de l’autre, fatalisme aveugle des deux côtés.

XXXII.

Après avoir nié les principes de l’autorité absolue, on en niera les conséquences.

Si l’homme est la perversité même, s’il ne peut être qu’abomination, il n’est pas plus méchant que le laminoir qui par hasard broierait entre ses cylindres un pauvre ouvrier.

Si l’homme est nécessairement mauvais, le mal est nécessaire, le mal n’est plus que mécanique et matériel, c’est-à-dire que la notion même du mal moral est détruite.

XXXIII.

Si l’autorité absolue fait ayant tout ressortir l’idée de péché et de perversité, l’autorité et la liberté relatives font ressortir la faiblesse humaine, et réduisent le principe de la corruption humaine à n’être plus que celui du péché d’ignorance. L’autorité et la liberté relatives ont donc l’intellectualisme pour religion ; c’est ce que nous voyons dans ces religions de compromis entre les deux tendances opposées, comme le sémipélagianisme, l’arminianisme, le jansénisme, le socinianisme, et ainsi de suite.

En effet, le principe de la liberté relative se résume non dans le principe de la création, mais dans celui d’un choix entre deux extrêmes.

L’autorité et la liberté relatives se résumeront donc en philosophie. Et quelle philosophie ?

Par exemple, celle de Monsieur Cousin. —

XXXIV.

Mais dès qu’il s’agit de reconstruire l’édifice renversé, alors disparaît l’union entre l’autorité et la liberté relatives. L’une veut prendre le plus, l’autre veut donner le moins possible ; et la lutte n’a d’autre fin logique que celle d’une mort commune.

L’autorité relative copiera la souveraineté absolue, c’est-à-dire, qu’elle reproduira les colonnades d’airain, les portiques de marbre, et les murs de granit, avec des plaques d’argile et des claies d’osier.

Au lieu de se fonder sur la perversité de l’homme, et son inintelligence la plus aveugle, elle ne se basera que sur la faiblesse et l’ignorance, et tandis que l’une prétend à la Toute-Puissance et à ce que tout ne soit que néant autour d’elle, l’autre n’aura pour force que la faiblesse de ce qui l’environne.

XXXV.

L’autorité relative en tant qu’autorité éprouvera le besoin de remonter à son principe et finira toujours par se croire autorité pure et donner l’antériorité à la souveraineté sur la raison et la justice, à dire : « l’ordre vient avant la liberté, obéissez d’abord, vous réclamerez ensuite. »

Par le seul fait de son exercice, l’autorité relative redevient despotisme théocratique et de droit divin.

XXXVI.

« Choisissez votre gouvernement, » dit la liberté relative aux membres de l’État et de l’Église. « Mais restez-lui fidèle, » ajoute l’autorité relative.

Ce gouvernement une fois établi tant bien que mal, veut, par la logique même des choses, réaliser l’idée du gouvernement, c’est-à-dire gouverner de plus en plus. La liberté relative, à son tour, veut, non moins logiquement, être libre de plus en plus.

La lutte est donc en permanence ; depuis qu’il y a des gouvernements et des gouvernés, il y a hérésie religieuse et révolte civile. Tout naturellement, le pouvoir comprimera donc de plus en plus, comme la liberté réagira de plus en plus. Or, la force de compression d’un côté, celle de répulsion de l’autre, tendent au même but : rompre l’union existante.

L’ancien gouvernement sera donc renversé, on en élèvera un autre, et la lutte n’en sera jamais que plus violente ; car il faut que l’autorité relative réduise la liberté relative, que la liberté relative détruise l’autorité relative.

XXXVII.

Si l’autorité absolue n’est qu’un fait, à bien plus forte raison en est-il de même pour l’autorité relative qui n’est qu’un compromis entre deux principes, qui n’est donc que leur limitation, leur négation mutuelle.

L’autorité relative se dit le juste-milieu entre l’autorité absolue, qu’elle nomme despotisme, et l’entière liberté qui ne lui est que licence.

Le juste-milieu étant le système de la mesure, en veut à tout ce qui marche trop à droite ou trop à gauche, car dès que les deux partis vont aux extrêmes, l’union se brise, le dualisme des volontés étant irréductible. Donc, si un pouvoir entendait ses intérêts, il ne serait que le point commun à tous les partis (il est vrai que ce pouvoir ne serait qu’une des expressions de la liberté), mais toujours le pouvoir se perd en cessant d’être le point central des opinions, en devenant un parti lui-même, un extrême.

Le juste-milieu, c’est la pondération entre les forces ; affaire de statique, c’est la neutralisation de toutes les puissances, qu’il réduit au minimum ; il proteste contre tout mouvement énergique, car alors comment le maîtriserait-il ? il n’aime pas la vie, car la vie ne se pèse, ni ne se mesure. Il tend à l’immobilisme, il tend à la mort. Eu effet, le juste-milieu concentre l’univers en un point mathématique, et ce point, c’est lui. Ce point mathématique n’ayant ni largeur, ni longueur, ni hauteur, ni épaisseur, serait l’infini de la petitesse, s’il n’était le juste-milieu entre ce qui est et ce qui n’est pas ; et comment voudrait-il le mouvement, lui qui ignore ce que c’est que l’espace, comment voudrait-il de l’Esprit, lui qui proteste contre l’infini ?

XXXVIII.

Comme fait, l’autorité relative se traduira par un fait relatif. Ce sera le hasard du moment qui deviendra la nécessité du moment. Ce sont les lois et les dogmes d’un jour, dont le mérite est d’être provisoires et temporaires, et le tort de se croire éternels. C’est ainsi que la propriété civile est celle que l’on possède depuis trente ans, sans conteste ; car sous peine d’une guerre éternelle, il doit y avoir prescription pour toutes les usurpations.

En revanche d’autorité religieuse qui ne se prétende absolue, il y en a bien peu ; car presque toutes se donnent une valeur éternelle. Mais pour qu’un dogme soit absolu, la foi du fidèle n’est pas absolue ; ce qui est aussi une manière de relativer l’absolu.

XXXIX.

Raconter les faits des autorités civiles et religieuses, ne serait-ce pas rappeler les hontes et les douleurs de l’humanité ? Nous nous en abstenons donc ici, et ne nous arrêtons qu’à l’enchaînement des idées.

L’autorité n’étant qu’un fait, l’autorité est nécessaire tant que le fidèle, le serf et le sujet croient que celui qui leur commande est plus qu’eux, et qu’il est plus qu’un homme ; elle est alors vraie, indiscutable, car on en a besoin, car la nécessité est la première des lois et la meilleure des raisons ; mais du moment qu’on ne croit plus à l’autorité, elle est anéantie de fait et de droit ; car si elle peut brûler, elle ne peut convaincre.

Dès que l’autorité relative, c’est-à-dire l’autorité mélangée d’intelligence et de liberté, a dépensé son principe supérieur en faveur d’un peuple ou d’un individu qui a su se les assimiler, elle n’est plus alors qu’autorité pure ; et c’est précisément lorsqu’elle doit périr, qu’elle se proclame éternelle et absolue.

XL.

La souveraineté absolue et l’autorité relative s’accordent à dire que la mesure du péché est celle de leur pouvoir.

Soit.

Or, l’autorité étant exercée par des hommes, tant vaudra le subordonné, tant vaudra le maître.

XLI.

Pour autant que l’autorité aura été juste, pour autant elle aura développé le peuple vers la moralité, pour autant elle aura fait l’œuvre que se proposait le précepteur de Louis XV, qui travaillait à se rendre inutile.

Pour autant qu’elle aura été injuste, pour autant elle aura développé les instincts de révolte et produit la rébellion.

Ainsi l’autorité qui se légitime par le seul fait de son existence, se détruit par le seul fait de son existence.

XLII.

Qui dit autorité relative, dit autorité qui finira. Car elle ne peut avoir que la valeur pratique du temps, des accidents et des circonstances, laquelle s’annule dès qu’on parle de Dieu, de conscience et d’éternité.

L’autorité relative a pour type l’autorité paternelle, qui elle aussi est absolue à son origine. Tant que l’enfant est nul comme force, il serait la victime de tous les agents extérieurs, s’il n’avait à côté de lui un être complémentaire pour être sa force et son intelligence. Mais dès que l’enfant est la plus petite chose possible, il n’est plus question que d’autorité relative, qui à son tour déclinera devant la liberté relative de l’enfant, à partir du jour où le père aura eu quelque tort ; enfin, cette autorité ne sera plus rien du tout, quand le fils sera moralement à la hauteur de son père.

La souveraineté absolue et l’autorité relative correspondent à la naissance et à l’enfance de l’homme ; or, il est dans le fait même de l’enfance de se détruire en se continuant ; il est dans la nature de l’autorité de se détruire en s’exerçant.

Ceci est l’histoire des États, des Églises, c’est l’histoire du genre humain.

Résumé

XLIII. La souveraineté absolue a prouvé par l’argument logique qu’elle seule est vraie et que l’autorité relative est absurde.

L’autorité relative a prouvé par l’argument pratique qu’elle seule est possible et que l’autorité absolue est absurde.

Statuons-nous une antinomie entre le fait et la raison ?

Oui, s’il n’y a pas la liberté.

Oui, si la liberté n’est pas absolue.

— Je crois en mon infinie liberté.

CONCLUSIONS.

Il y a trois religions, celle de la Force, celle de la Sagesse et celle de la Liberté.

La religion de l’intelligence est la religion du juste-milieu, et comme tout intermédiaire, elle n’a qu’une valeur de transition, et se résout en dualisme ; elle n’est en effet que l’antinomie perpétuelle du Moi et du Non-moi, et l’éternelle tentative d’union entre le monde fini et infini.

Soixante siècles sont venus lentement défiler devant le Dieu de la Force, tous les peuples sont venus à travers les âges se prosterner devant la sombre Majesté.

Le Dieu de l’autorité, c’est le Sanzaï, c’est le terrible Siwas et le pesant Djaggernaut, c’est Zeus et Jupiter, c’est le Manitou, c’est le sanglant Teutatés, c’est le grand fétiche du désert de Kohi, et du noir habitant de la Guinée.

Ce Dieu, ils l’ont aussi nommé Jéhovah, et du Christ au cœur brûlant d’amour, les impies ont fait le ministre des colères et des vengeances. Sur le Golgotha est dressée une croix immense, qui s’élève au-dessus des flots roulants et bruyants des générations humaines ; et de la croix du Saint et du Juste ils ont fait une potence, et à ses deux bras ils ont attaché les fils de la Liberté, c’est là qu’ils meurent condamnés au nom de Dieu, et de l’Homme des douleurs et des compassions infinies.

La nuit couvre les champs du passé, mais si tu regardes dans l’obscurité, tu verras la flamme rouge des bûchers, et sur ces bûchers, ils ont brûlé Vanini, ils ont brûlé le noble Arnold et Savonarola, les hérauts de la liberté, ils ont brûlé Jean Huss et Giordano Bruno, ils ont brûlé la sainte Jeanne d’Arc. Mais dirai-je les noms des martyrs ? Demande à Torquemada, demande aux Albigeois !

Quant au peuple, jamais il n’a reconnu l’homme de Dieu, et ne lui a crié : Salut, ô prophète ! que lorsqu’il l’a vu qui pendait tout sanglant du haut d’une croix. Qui dira vos douleurs, ô martyrs de la vérité, vous qui avez exercé la justice ! Vous avez été lapidés, vous avez été tués, vous avez été mis à mort par le tranchant de l’épée, vous avez été affligés, tourmentés, vous dont le monde n’était pas digne !

Oh ! quand je regarde les bourreaux vêtus de la pourpre rougie, dans le sang des martyrs, mon cœur tremble, et ma chair frissonne. J’ai frissonné d’angoisse et de colère, quand j’ai vu la Foi, sanglante Polyxène, qu’ils traînaient les mains liées derrière le dos, devant l’autel d’un noir fétiche à tête de serpent ; ils étendaient sur son visage le voile sombre du criminel, elle baissait la tête, puis le prêtre la maudissait, et le bourreau lui plongeait son couteau dans la poitrine.

Autorité, sanglante autorité, je ne te maudirai pas, car je te ferais haïr par les hommes faibles de foi, et il nous faut priera Pardonne, ô Dieu, car ils ne savent ce qu’ils font, au bourreau pardonne, pardonne à cause de la victime !

En accusant l’autorité, j’accuse l’Humanité, et si je la maudissais, je maudirais ma mère. Car l’Humanité adore la Nécessité, les peuples adorent le Droit du glaive avec une ferveur effrayante et une immense lâcheté.

Tous, ils adorent l’égoïsme, qui s’impose aux autres égoïsmes, et marche au hasard à travers le monde, tous ils adorent le despotisme, sauf quelques hommes de désir et d’amour qui sont égarés çà et là, auprès desquels passent les gens de la ville qui sourient et disent : Regarde le pauvre songeur !

Vous qui vous écriez : Esclave accroupi dans la fange, esclave, la tête courbée entre les genoux, relève-toi, relève-toi, et sois grand de la hauteur d’homme ! Poète, prophète, et toi, prédicateur de la vérité, vous faites une œuvre de grandeur et de noblesse.

Assiste-les, Seigneur !

Parce qu’on leur dira : Tu es un impie et un blasphémateur. On leur dira : Je t’excommunie, c’est-à-dire que si tu prends part au repas des saints et des bienheureux, je veux que le sang de Christ devienne poison dans tes veines, et que la chair de Christ devienne en toi ferment de mort.

Amis, au nom de l’Idée, vous vous avancez contre la baïonnette acérée, et vous marchez contre la balle sifflante, et vous déclarez la guerre à la Puissance, et vous voulez vaincre la Force. Vous périrez donc.

Qu’ils s’écrient sur la folie, sur l’immense folie ! Ils s’écrieront sur la folie de la foi et sur l’absurdité du miracle.

Va, noble prophète, va donc et crie : Ce qui est égoïsme dans l’âme, se manifeste en tyrannie et servitude ; ce qui est amour dans le cœur, se révèle comme Dévouement et Liberté !

Notre Père qui es aux cieux,

Que ton règne vienne !

THÈSES

I.

Ubi spiritus domini, ibi libertas. 2 Cor. III, 17.

Ubi spiritus diaboli, ibi auctoritas.

II.

Discuter avec l’autorité, c’est folie. Elle n’accepte qu’une réponse : Je suis aussi fort que toi, ou celle-ci, qui vaut encore mieux : Je suis plus fort que toi.

III.

On dit : L’autorité est le lien des êtres, donc elle est l’unité ; elle est le principe premier, elle est donc la vie.

Paralogisme.

Si l’autorité est un lien, elle ne fait que constater l’inimitié de deux objets préexistants.

Il y a mieux qu’une chaîne pour unir deux êtres, et toutes les libertés, il y a l’attrait et l’amour.

IV.

Si l’autorité est légitime par le seul fait de son existence,

La liberté trouvera sa justification dans le seul fait de son existence.

Si l’autorité n’est qu’une question de fait, elle n’aura qu’une valeur de matière.

Or, si pour l’esclave il n’est pas de Droit contre le Fait, pour l’homme libre il n’est pas de Fait contre le Droit.

V.

Tout pouvoir qui veut s’imposer doit se dire de droit divin ; car l’homme ne peut avoir des droits contre l’homme.

VI.

Si l’autorité est le fruit de la corruption, l’autorité est corruptrice.

VII.

Niant l’individualité, l’autorité nie l’immortalité de l’âme.

Sans la liberté absolue, l’éternité de l’homme est un non-sens.

Si l’homme possède une durée infinie, il faut qu’il possède une valeur infinie.

VIII.

Je dis que toute Révélation, que toute Rédemption a été faite contre l’autorité.

IX.

Être libre est mon droit et mon devoir.

X.

Le protestantisme a coupé la racine vitale du catholicisme, en lui retranchant son principe d’autorité, l’infaillibilité papale.

Si le protestantisme à son tour se matérialise dans une autorité quelconque, il périra par l’autorité.

Jésuitisme et calvinisme représentent le même principe d’autorité absolue ; l’un s’en tenait à la question purement religieuse et métaphysique, l’autre représentait l’autorité du Vice-Dieu sur la terre, et s’en tenait surtout à la religion dans ses rapports terrestres.

Jésuitisme et calvinisme sont nés et morts à peu près en même temps, aujourd’hui ils ressuscitent à peu près en même temps.

Représentants du même principe, ils ont été les plus violents ennemis.

L’autorité des derniers temps devait se réaliser dans les deux plus puissants extrêmes, pour mieux se neutraliser.

Car l’autorité doit périr.

XI.

Si le fatalisme est une idée païenne, par le calvinisme et l’augustinisme, le paganisme est rentré dans l’Église.

Autant qu’il a été en lui, le calvinisme a détruit la rédemption de Christ.

XII.

Tel fait du Christ un catholique apostolique et romain.

Tel en fait un « vieux luthérien ».

Tel en fait un Calvin.

Tel en fait un rationaliste.

Tel autre en fait autre chose.

Certes, Christ est le Christ.

XIII.

Tel fait du Christianisme ceci,

Tel en fait cela.

Tel ne goûte de la noix que le brou très-amer.

Tel en mange le fruit.

XIV.

Dieu n’est l’objectivité suprême, que parce qu’il est la suprême subjectivité.

XV.

Nul ne s’assimile l’objectivité, que selon la puissance de sa subjectivité. Si je n’ai pas plus la conscience de moi que n’en a le caillou de la route, pas plus que lui je n’aurai le sentiment de Dieu. Ma vie, c’est mon amour. —

XVI.

Une vérité supérieure serait funeste à une vie inférieure. Le poisson qui doit respirer le peu d’air contenu dans l’eau, s’asphyxie dans l’air atmosphérique.

Tout est mortel pour l’être qui balance entre la vie et le néant, mais pour la vie tout est vivifiant.

Ceci s’applique à la foi, à l’amour, à toutes les énergies du cœur.

XVII.

On dit que deux infinis ne sauraient coexister sans se limiter, c’est-à-dire sans se détruire mutuellement.

Cela est vrai pour des infinis qui seraient de même nature. Cela serait vrai pour la coéternité du Bien et du Mal, les deux faces du même principe moral.

Est-ce vrai pour des infinis qui seraient de nature différente ?

Je ne le crois pas.

Je crois que des individualités en nombre infini auraient toutes une valeur infinie.

Si la notion d’individualité est identique à celle d’un être dont l’essence est absolument sui generis, la notion d’individualité est identique à celle d’infini.

XVIII.

Dieu est amour.

L’homme est un amour.

Fin.

Consulté le 2016-04-18 de https://fr.wikisource.org/wiki/Examen_religieux_et_philosophique_du_principe_de_l%E2%80%99autorit%C3%A9