David Graeber

Concernant les services d’ordre violents

En réponse à « The Cancer in Occupy »

2012

J’écris cela en partant de l’hypothèse que vous êtes une personne bien intentionnée qui souhaite le succès de Occupy Wall Street. J’écris aussi à quelqu’un qui a été fortement engagé aux débuts de la préparation de Occupy à New York.

Je suis aussi un anarchiste qui a participé à de nombreux Black Blocs. Bien que je n’ai jamais été impliqué personnellement dans des actes de destruction de biens, j’ai pris part à plus d’une occasion à des Blocs où se sont déroulés des dommages matériels. (J’ai participé à encore plus de Blocs qui n’ont pas employé de telles tactiques. C’est une idée fausse courante que de réduire les Black Blocs à cela.)

Je n’étais pas, et de loin, le seul ancien du Black Bloc à prendre part à l’élaboration de la stratégie initiale de Occupy Wall Street. En réalité, des anarchistes comme moi constituaient le réel noyau dur du groupe qui eut l’idée d’occuper Zuccotti Park, l’idée du slogan des « 99% », le procédé de l’Assemblée générale et, en fait, qui décida que nous adopterions une stratégie de non-violence gandhienne et éviterions les actes de dommages matériels. Beaucoup d’entre nous avions participé à des Black Blocs. Nous pensions seulement que cela n’était pas une tactique appropriée pour la situation présente.

C’est pourquoi je me sens obligé de répondre à votre article « The Cancer in Occupy. » Celui-ci n’est pas seulement factuellement inexact, il est littéralement dangereux. C’est le genre de désinformation qui peut réellement faire tuer des gens. En fait, il a plus de chance, selon moi, d’y parvenir que n’importe quoi réalisé par un adolescent vêtu de noir et jetant des pierres.

Laissez-moi seulement exposer quelques faits préliminaires :

  1. Le Black Bloc est une tactique, pas un groupe. C’est une tactique où les militants portent des masques et des vêtements noirs (à l’origine des vestes de cuir en Allemagne, plus tard des sweats à capuches en Amérique), comme posture d’anonymat, de solidarité et pour indiquer aux autres qu’ils sont préparés, si la situation le demande, à l’action militante. La nature même de la tactique dément l’accusation selon laquelle ils essaient de détourner un mouvement et mettre en danger les autres. Une des idées du Black Bloc est que chaque personne qui vient à une manifestation devrait savoir ou se trouvent les gens susceptibles de s’engager dans une action militante et donc être capable de les éviter si elle le souhaite.

  2. Les Black Blocs ne représentent aucune position idéologique précise ou, pour cette raison aucun position anti-idéologique. Ils étaient plutôt composés principalement d’anarchistes par le passé mais la plupart d’entre eux comprennent des participants dont les opinions politiques vont du maoïsme au social-démocratisme. Ils ne sont pas unis par l’idéologie, ou par absence d’idéologie, mais seulement par le sentiment commun que créer un bloc de personnes avec des opinions politiques explicitement révolutionnaires et prêtes à affronter les forces de l’ordre avec des tactiques plus militantes si la situation le demande est, lors de l’occasion précise pour laquelle ils s’assemblent, une chose utile à faire. Il s’ensuit qu’on ne peut plus parler de « Black Bloc Anarchistes, » comme un groupe à l’idéologie identifiable.

  3. Même si vous vous sentez obligé de sélectionner une infime minorité ultra-radicale au sein du Black Bloc et de prétendre que leurs opinions sont représentatives de quiconque porte un sweat à capuche, vous pourriez au moins vous tenir au courant sur le sujet. Il faut remonter à 1999 pour trouver des gens qui prétendaient que « le Black Bloc » était composé de partisans nihilistes primitivistes de John Zerzan opposés à toute forme d’organisation. De nos jours, l’approche préférée est de prétendre qu’il est composé de nihilistes insurrectionnalistes partisans du Comité Invisible, opposé à toute forme d’organisation. Les deux sont des calomnies absurdes. La vôtre est passée de mode depuis plus de vingt ans.

  4. Votre commentaire au sujet des membres du Black Bloc qui haïssent les Zapatistas est l’une des plus bizarres que j’ai entendu. Bien sûr, si vous cherchez bien, vous pouvez trouver quelqu’un qui dira à peu près n’importe quoi. Mais je pense que, malgré la diversité idéologique, si vous faites un sondage parmi les participants d’un Black Bloc ordinaire et demandez quel mouvement politique dans le monde les inspire le plus, la EZLN obtiendrait environ 80% des votes. En fait, je parierai qu’au moins un tiers des participants d’un Black Bloc ordinaire porte au moins un signe de reconnaissance Zapatista. (Avez-vous déjà parlé avec quelqu’un qui a participé à Black Bloc ? Ou seulement à des personnes qui ne les aiment pas ?)

  5. « La diversité des tactiques » n’est pas une idée du « Black Bloc ». L’Assemblée Générale initiale de Tompkins Square Park qui a préparé l’occupation, si je me souviens bien, a adopté le principe de la diversité des tactiques (cela a du moins été débattu dans des termes très similaires), en même temps que nous nous nous accordions aussi sur le fait qu’une approche gandhienne serait la meilleure. Cela n’est pas contradictoire : « la diversité des tactiques » signifie laisser un tel sujet à la conscience individuelle, plutôt que d’imposer un code à tous. Ceci, en partie, parce qu’imposer un tel code échoue invariablement. En pratique, cela signifie que des groupes font sécession par indignation et s’engagent dans des actions encore plus militantes qu’ils ne l’auraient fait autrement, sans coordination avec quiconque – comme cela a été le cas à Seattle, par exemple. Les résultats sont généralement désastreux. Après le fiasco de Seattle, et après avoir vu quelques militants en livrer d’autres à la police, nous avons décidé rapidement que nous devions nous assurer que cela n’arriverait plus jamais. Ce que nous faisons si nous déclarons : « Nous serons solidaires les uns des autres. Nous ne livrerons pas nos compagnons manifestants à la police. Nous vous considèrerons comme frères et sœurs. Mais nous attendons la même chose de votre part en retour » — donc, ceux qui pourraient être disposés à s’engager dans des tactiques plus militantes agiront solidairement aussi, soit en ne s’engageant pas du tout dans des actions militantes de peur de mettre les autres en danger (comme beaucoup l’ont fait dans des actions pour la justice mondiale, où des Black Blocs se sont consacrés uniquement à protéger des blocus , ou à Zuccotti Park, où aucun bloc ne s’est constitué), ou de le faire de façon à ne pas faire courir le moindre risque à ses compagnons manifestants.

Tout cela est secondaire. J’écris avant tout pour lancer un appel à la conscience. Votre conscience, puisque vous êtes clairement une personne sincère et bien intentionnée qui souhaite le succès du mouvement. Je vous demande : s’il vous plaît, réfléchissez à ce que je dis. Gardez à l’esprit, lorsque je le dis, que je ne suis pas un nihiliste fou mais une personne raisonnable ayant été un (et seulement un) des initiateurs à l’origine de la stratégie gandhienne adoptée par Occupy Wall Street, mais aussi un étudiant des mouvements sociaux ayant passé beaucoup d’années à la fois à participer à de tels mouvements, mais aussi à essayer de comprendre leur histoire et leurs dynamiques.

J’en appelle à vous parce que je crois vraiment que le genre de déclaration que vous avez fait est extrêmement dangereuse.

La raison en est que, quelles que soient vos intentions, il est difficile d’y voir autre chose qu’un appel à la violence. Après tout, que dites-vous, au fond, au sujet de ce que vous appelez les « anarchistes du Black Bloc » ?

  1. ils ne sont pas des nôtres

  2. leurs intentions sont délibérément malveillantes

  3. ils sont violents

  4. ils ne peuvent pas être raisonnés

  5. ils sont tous pareils

  6. ils veulent nous détruire

  7. ils sont un cancer qui doit être extirpé

Reconnaissez que, lorsqu’il est exprimé en ces termes, c’est précisément la sorte de discours et d’arguments qui, historiquement, a été employé par ceux qui ont encouragé un groupe de gens à attaquer physiquement, à nettoyer ethniquement, ou à en exterminer un autre — en réalité, un type de discours et d’arguments qui n’ont jamais été employés en d’autres circonstances. En effet, que pouvons-nous faire d’autre face à un groupe constitué entièrement de fanatiques violents, qui ne peuvent pas être raisonnés et qui veulent notre destruction ? C’est la forme la plus pure d’un discours de violence. Bien plus que « fuck the police. » Entendre ce genre de discours employé par quelqu’un qui prétend parler au nom de la non-violence est tout simplement ahurissant. Je reconnais que vous vous êtes débrouillé pour trouver certains éléments marginaux de l’anarchisme qui tiennent un discours assez extrême, et cela n’est pas difficile, notamment parce que ce type de personne est beaucoup plus facile à trouver sur internet que dans la vie réelle, alors qu’il serait très difficile de rencontrer un « anarchiste du Black Bloc » tenant des propos aussi extrêmes que les vôtres.

Même si vous n’aviez pas l’intention de faire de cet article un appel à la violence, ce que je veux bien croire, comment pouvez-vous penser honnêtement qu’il ne sera pas compris ainsi ?

D’après mon expérience, lorsque je soulève ce genre de question, la première réaction venant des pacifistes est généralement du type « qu’est-ce que tu racontes ? Évidemment que je suis pour n’attaquer personne ! Je suis non-violent ! Je pense qu’il faut seulement s’opposer à de tels élément de façon non-violente et les exclure du groupe ! » Le problème est que, en pratique, cela ne se passe jamais ainsi. À chaque fois, ce qui arrive en réalité c’est soit a) livrer les camarades militants à la police, c’est à dire les livrer à des gens armés qui les agresseront physiquement, les menotteront et les emprisonneront, ou b) des agressions physiques directes de militants sur d’autres militants. Cela s’est déjà passé. Il y a eu des agressions de militants par d’autres militants et, à ma connaissance, jamais à l’initiative du Black Bloc, mais systématiquement venant de prétendus pacifistes contre ceux qui osaient porter une capuche, un bandana sur le visage, ou tout simplement, contre des anarchistes qui adoptent des tactiques que d’autres considèrent comme trop radicales. (Même des tactiques parfois non violentes, dois-je souligner. Pendant 15 minutes à Occupy Justin, j’ai été d’abord menacé d’arrestation, puis d’agression, par d’autres occupants du campement parce que j’exprimais ma solidarité avec, et rejoignais ensuite la résistance passive, d’un petit groupe d’anarchistes qui installaient une tente, considérée comme illégale.)

Cette situation provoque souvent des paradoxes extraordinaires. A Seattle, les seuls incidents de réelles agressions physiques de manifestants sur d’autres individus ne furent pas le fait de la police, mais d’attaques par des « pacifistes » contre des membres du Black Bloc engagés dans des actions de destruction de biens. Parce que ces derniers avaient décidé collectivement de s’en tenir à une stricte politique de non-violence (définie comme ne rien faire pour blesser un autre être humain), ils décidèrent unanimement de ne pas riposter. Lors de nombreuses occupations récentes, des « Services d’Ordre » auto-proclamés ont malmené des militants qui venaient aux manifestations vêtus de noir et de sweats à capuches, ont arraché leurs masques, les ont bousculés et frappés : toujours sans que les victimes n’aient commis le moindre acte de violence et refusant toujours, sur des bases morales, de riposter.

Le genre de discours que vous tenez, si il est largement diffusé, entrainera des violences de ce type beaucoup, beaucoup, plus graves encore.

Vous ne me croyez peut-être pas, ou ne considérez pas ces faits comme particulièrement significatifs. Si cela est le cas, laissez-moi traiter de la question dans un contexte plus large.

Si je comprends vos arguments, ils reviennent à dire :

  1. Occupy Wall Street a réussi parce que le mouvement a suivi une stratégie gandhienne qui a démontré comment, même face à une opposition strictement non-violente, l’état réagit avec une violence illégale

  2. Les éléments du Black Bloc qui n’agissent pas selon les principes de non-violence gandhienne détruisent le mouvement parce qu’ils fournissent une justification rétroactive à la répression de l’état, notamment aux yeux des médias.

  3. Par conséquent, les éléments du Black Bloc doivent être écartés d’une manière ou d’une autre.

En tant que l’un des initiateurs de cette stratégie gandhienne, je me souviens que nous étions parfaitement conscients, lorsque nous l’avons décidé, que nous prenions un énorme risque. Les stratégies gandhiennes n’ont pas fonctionné historiquement aux États-Unis ; pas dans le cadre d’un mouvement de masse depuis les droits civiques, en fait. Ceci est dû au fait que les médias US sont tout simplement incapables de qualifier de « violence » des actes de répression policière . (Une des raisons pour lesquelles le mouvement civique fit exception est que de nombreux américains ne considéraient pas à l’époque le « sud profond » comme faisant partie du même pays.) Beaucoup des jeunes hommes et femmes qui composaient le fameux Black Bloc à Seattle étaient en fait des éco-activistes qui s’étaient engagés dans l’occupation de forêts et qui opéraient selon des principes purement gandhiens — cela pour réaliser que dans les années 1990 aux États-Unis, des manifestants non-violents pouvaient être brutalisés, torturés (avoir du gaz au poivre pulvérisé dans les yeux), ou même tués, sans réelle objection de la part des médias nationaux. Alors, ils se sont tournés vers d’autres tactiques. Nous savions tout cela. Nous avons décidé que le risque en valait la peine.

Néanmoins, nous étions aussi conscients que, lorsque la répression débutera, certains sortiraient du rang et répondraient de manière plus radicale. Même si cela n’arrivait pas de manière systématique et organisée, il y aurait des actions violentes. Vous écrivez que des membres du Black Bloc ont dévasté un coffee shop d’un petit commerçant local » ; ce dont j’ai douté lorsque je l’ai lu, puisque la plupart des Black Blocs sont d’accord sur une politique stricte de ne pas s’attaquer à des entreprises artisanales et j’ai découvert ensuite dans la réponse de Susie Cagle à votre article, qu’il s’agissait en réalité d’une chaîne de coffee shops, et que sa destruction n’était pas le fait de personnes vêtues de noir. Néanmoins, vous avez raison : quelques incidents de la sorte surviendront inévitablement.[1]

La question est comment y répondre.

Si la police décide d’attaquer un groupe de manifestants, elle prétendra avoir été provoquée et les médias le répèteront, même si cela n’est pas plausible à partir des faits. Il en sera ainsi que des manifestants agissent ou non de manière apparaissant de près comme de loin comme violente. De nombreuses déclarations de la police seront de toute évidence ridicules – comme lors de la récente manifestation à Oakland où la police a accusé les manifestants d’avoir jeté « des engins explosifs improvisés » — mais quelque soient les mensonges, les médias les prétendront vrais et il appartiendra aux manifestants d’apporter les preuves du contraire. Parfois, avec l’aide des réseaux sociaux, nous pouvons prouver que des attaques policières sont particulièrement injustifiées, comme dans le cas célèbre de Tony Bologna. Mais nous ne pouvons pas, par définition, prouver que toutes les attaques de la police étaient injustifiées, même lors d’une manifestation précise ; c’est tout simplement matériellement impossible de filmer tout ce qui arrive sous tous les angles à la fois. Par conséquent, nous pouvons nous attendre, quoi que nous fassions, à ce que les médias fassent état de « manifestants affrontant la police » plutôt que de « policiers attaquant des manifestants non-violents. » D’autant plus que, lorsque quelqu’un renvoie une grenade lacrymogène, ou lance une bouteille, ou encore inscrit un slogan sur un mur, nous pouvons être sûrs que cela sera utilisé rétroactivement pour justifier la violence policière avant même que cela n’arrive.

Voilà la réalité, avec ou sans Black Bloc.

Si la question morale est « est-il défendable de menacer physiquement des personnes qui ne menacent pas directement les autres, » on pourrait affirmer que la question tactique, pragmatique , « même si il était possible de créer un service d’ordre capable d’empêcher tout acte qui pourrait être interprété comme ‘violent’ par les médias institutionnels ou par quiconque participant à une manifestation ou en étant le témoin, et quelle que soit la provocation, est-ce que cela aurait un effet significatif ? » En clair, est-ce que cela créerait une situation où la police penserait qu’elle ne peut pas utiliser la force arbitraire contre des manifestants non-violents ? L’exemple de Zuccotti Park, où nous avons atteint un stade de non-violence plutôt abouti, suggère que cela est plus qu’improbable. Et peut-être plus important que tout, même si il était possible de créer un tel service d’ordre capable d’éviter le moindre lancer de bouteille au cours d’une attaque policière au gaz, afin de pouvoir légitimement prétendre que personne n’a rien fait pour la justifier, la relative meilleure couverture médiatique obtenue vaudrait-elle le coût, en terme de liberté et de démocratie, qui suivrait inévitablement la création d’une telle force de police interne ?

Ce ne sont pas des questions en l’air. Tous les grands mouvements de désobéissance civile non-violente y sont confrontés d’une manière ou d’une autre. Jusqu’où seriez-vous ouvert envers ceux qui ont des idées différentes quant aux tactiques appropriées ? Que feriez-vous face à ceux qui iraient au-delà des limites généralement considérées comme acceptables par la plupart ? Que feriez-vous lorsque le gouvernement et ses médias présenteront leurs actions comme des justifications — même rétroactives — face à des actes violents et répréhensibles ?

Des mouvements réussis ont compris qu’il était absolument nécessaire de ne pas tomber dans le piège tendu par les autorités et de ne pas passer son temps à condamner et à essayer de faire la police au sein des militants. Chacun doit exposer clairement ses principes. Chacun doit exprimer la solidarité dont il est capable envers les autres qui partagent la même lutte, et si il n’en est pas capable, doit essayer au moins de les ignorer et des les éviter, mais surtout, de garder à l’esprit les vraies causes premières de la violence, sans faire ni dire quoi que ce soit qui justifie cette violence à cause de désaccords tactiques.

Je me souviens de ma surprise et de mon amusement, la première fois où j’ai rencontré des militants du Mouvement de la Jeunesse du 6 Avril en Égypte, lorsque la question de la non-violence a été soulevée. « Bien sûr, nous étions non-violents » dit l’un des organisateurs initiaux, un jeune homme aux idées libérales qui travaillait en fait dans une banque. « Personne n’a jamais utilisé d’armes à feu, ou rien de tel. Nous n’avons jamais rien fait d’autre plus radical que de jeter des pierres ! »

Voilà un homme qui avait compris comment gagner une révolution non-violente ! Il savait que si la police commençait à tirer des grenades lacrymogènes directement sur la tête des gens, à les matraquer, à les arrêter et à les torturer, quelques-uns riposteront parmi les milliers de manifestants. Il n’ y a aucune manière d’empêcher cela. La réponse appropriée est de rappeler à tous la violence des autorités, et de ne jamais commencer à écrire de longues dénonciations de ses camarades militants, en prétendant qu’ils font partie d’une cabale malveillante de fous fanatiques. (Même si je suis tout à fait sûr que si un hypothétique militant égyptien avait voulu trouver un exemple, disons d’un salafiste violent, ou même d’un trotskyste, essayant de saboter la révolution, en citant des preuves aussi vagues que les vôtres, en cherchant des déclarations enflammées et en prétendant qu’elles étaient représentatives de tous ceux qui jetaient des pierres, il aurait pu le trouver facilement). Cela explique pourquoi la plupart d’entre nous sommes conscients que le régime de Moubarak a attaqué des manifestants non-violents et non que beaucoup ont répondu en jetant des pierres.

Les militants égyptiens, en d’autres termes, ont compris ce que signifiait réellement le rôle que voulait leur voir jouer la police.

Mais pourquoi vouloir se limiter à l’Égypte ? Puisque nous parlons de tactiques gandhiennes, pourquoi ne pas examiner le cas de Gandhi lui-même ? Il a eu à répondre d’actes de personnes allant beaucoup plus loin que le lancer de pierres (même si le lancer de pierres des égyptiens allait lui-même déjà beaucoup plus loin que la plupart des actes des Black Blocs US). Gandhi faisait partie d’un mouvement très large qui comprenait des éléments utilisant des armes à feu, en réalité, des éléments engagés ouvertement dans le terrorisme. Il a commencé par ébaucher sa propre stratégie de résistance civile de masse non-violente en réponse au débat sur les actes d’un nationaliste indien qui avait pénétré dans le bureau d’un représentant britannique et qui lui avait tiré cinq balles dans la tête, le tuant sur le coup. Gandhi a exprimé clairement que, même si il était opposé au meurtre en toutes circonstances, il refusait aussi de dénoncer le meurtrier. C’était un homme qui essayait de faire la chose juste, d’agir contre une injustice sociale historique mais l’avait fait de la mauvaise manière parce qu’il était « ivre d’une idée folle ».

Au cours des quarante années suivantes, Gandhi et son mouvement furent régulièrement dénoncés par les médias, tout comme les anarchistes non-violents, (et il faut noter ici que, si il n’était pas lui-même anarchiste, Gandhi a été fortement influencé par des anarchistes comme Kropotkine et Tolstoï), comme étant une simple façade cachant des éléments plus violents et à but terroriste, avec qui il était accusé de collaborer secrètement. Il était toujours tenu de prouver ses engagements non-violents en aidant les autorités à supprimer ces éléments. Dans cette situation, Gandhi est resté inflexible. Il est toujours préférable, moralement, insistait-il, de s’opposer à l’injustice par des moyens non-violents que par la violence. Cependant, s’opposer à l’injustice par des moyens violents est encore moralement supérieur à ne rien faire du tout.

Et Gandhi parlait de personnes qui faisaient sauter des trains ou assassinaient des représentants du gouvernement. Pas de personnes qui brisaient des vitrines ou inscrivaient des grossièretés sur les murs au sujet de la police.

[1] Ci-dessous, le témoignage d’une street-medic d’Oakland sur la stratégie, ou le manque de stratégie, de certains Black Blocs (An Open Letter to the Black Bloc and Others Concerning Wednesday’s Tactics in Oakland – Indybay 4 novembre 2011) :
« Je suis une street-medic, je le suis depuis plus de dix ans. Je veux qu’il soit parfaitement clair que, si je ne m’identifie pas formellement et publiquement comme anarchiste, je dirais que beaucoup, sinon la plupart de mes valeurs, sont anti-capitalistes, anti-hiérachiques et qu’elles entrent dans un cadre contre toutes les formes d’oppression. En accord avec ces idées, je ne pense pas que la destruction de biens privés soient de la violence. Je suis aussi en désaccord avec l’idée que les flics puissent être provoqués. Je pense qu’utiliser ce terme c’est abandonner le terrain idéologique et légitimer leur comportement, étant donné qu’ils peuvent justifier leur violence en prétextant qu’ils ont été provoqués ou « obligés » d’intervenir.
Ceci dit, ce que que j’ai vu la nuit dernière au carrefour de la 16ème Rue et de Telegraph entre 23H30 et 3H30 me pose un grave problème.
La nuit dernière, mon problème n’était pas spécialement la confrontation entre policiers et manifestants. En fait, voir deux cent membres du Black Bloc marcher sur les policiers anti-émeute comme ils l’ont fait a été étonnant et motivant. C’est le genre d’action que je soutiens totalement, et c’est en partie l’une des raisons pour lesquelles je suis street-medic, parce que je veux que ceux qui entreprennent ce genre d’action sachent que je suis derrière eux de manière pratique. Je veux que les gens comprennent que la moitié du pouvoir que les flics ont sur nous, c’est notre propre peur d’eux, intériorisée, et que ce genre d’action commence à faire disparaître cette peur, de manière efficace. C’est je pense, très très important.
Mon problème, c’est au sujet des tactiques mal conçues pour l’occupation du bâtiment, en ce qu’elle ressemblait à une opération de prestige anarchiste plutôt qu’à une action révolutionnaire réfléchie pour prendre et tenir réellement cet espace. Je suis fatiguée des actions directes réalisées de manière à se transformer en séances photos et rien d’autre. Je suis fatiguée de ces barricades construites pour être abandonnées aussitôt que les flics commencent à tirer ...
... L’incendie de la barricade était complètement inutile et a peut-être donné le prétexte à la municipalité pour appeler au démantèlement du campement ; le bris des vitrines et le vandalisme de magasins qui soutenaient la grève ont été totalement stupides et contre-productifs ; et voir le Black Bloc s’enfuir devant les flics et ne pas protéger le campement que leur action avait mis en danger, en laissant derrière eux de nombreuses personnes malades et mentalement fragiles, des gosses de rues et des sans abris, subir l’assaut de la police était si révoltant et dégueulasse que je ne peux pas encore le formuler tant je suis en colère face à la bravache et à la couardise dont j’ai été témoin.
Je veux voir les gens marcher sur la police. Je veux qu’ils s’engagent dans la destruction significative et stratégique de biens privés, je veux qu’ils marchent sur les postes de police, qu’ils montrent aux flics anti-émeute qu’ils n’ont pas peur mais je ne veux pas que cela soit fait au détriment des plus marginalisés. Ce que j’ai vu la nuit dernière m’a fait bouillir de rage.
Je veux gagner. Je veux que durent nos occupations de bâtiments. Je ne veux pas qu’ils soient repris au bout de quelques heures parce qu’une poignée de vandales cinglés, égoïstes et sans cervelle, qui ne s’identifient pas tous comme anarchiste ou du Black Bloc, ressente le besoin du brûler quelques merdes pour avoir leur poussée d’adrénaline en se battant avec les flics.
Quelques-uns des nôtres, y compris un pote street-medic, sont aujourd’hui en prison suite à leurs actions et tout en faisant entièrement porter la responsabilité des arrestations sur les flics, je veux que le black bloc prenne conscience qu’il a créé les conditions pour que ce genre de chose arrive.
Je veux de meilleures tactiques, je veux que des comptes soient rendus devant les communautés qui peuvent être affectées par notre comportement et je n’ai rien vu de tel la nuit dernière.
J’ai vu des gamins du black bloc s’enfuir du campement alors qu’il était assailli par la police et, en tant que personne qui a passé environ deux heures à négocier et à soigner une personne de toute évidence alors même que ces gamins s’enfuyaient pour se réfugier en toute sécurité chez eux, tout en faisant des commentaires du genre « on a nettoyé l’endroit » et « on l’a repris », je veux que ces gamins rendent des comptes pour les dommages causés, dommages rendus possibles par leurs privilèges de classe et de race.
Cette lettre est motivée par la colère et le dégoût de ce que j’ai vu, mais elle vient aussi d’une envie de soulever ces questions. Je pense qu’il y a place pour ce genre de tactiques dans notre mouvement, mais elles ne doivent pas être guidées par des notions de gloire anarchiste, de règne du chaos, et de la rage aveugle.
Solidairement,
Une street-medic de longue date. »


Consulté le 6 mai 2016 de https://racinesetbranches.wordpress.com/lexique/concepts/
Initialement paru dans n+1 le 9 Février 2012. Écrit en résponse à « The Cancer in Occupy » de Chris Hedges (paru le 6 Février 2012 dans truthdig).