collectif

Incidents de classe en Chine

Les travailleurs chinois contre le capital mondial au XXIe siècle

2010

    58000 « INCIDENTS DE MASSE »...

    LES NEUF VIES D’UNE OUVRIERE CHINOISE

        MADEMOISELLE ZHANG (21 ANS) RACONTE SON HISTOIRE

    L’EXPORTATION DES PROLETAIRES CHINOIS

    LA CHINE DANS LA CRISE MONDIALE

        1. Impact de la crise économique

        2. Évolution des luttes prolétariennes

        Conclusion

    BREVES GENERALES

    TEXTES COMPLEMENTAIRES

        UNITE ?

        LA QUESTION DE LA PLUS-VALUE ABSOLUE

        LES TRAVAILLEURS MIGRANTS EN CHINE

        LA QUESTION DES SALAIRES

        SYNDICATS ET MODALITES DE L’EXPLOITATION

        GREVES ET DESTRUCTIONS

    ANNEXES

        QUELQUES CHIFFRES ET DONNEES

        CHRONOLOGIE INDICATIVE

        Pour aller chiner ailleurs

        Epilogue...

58000 « INCIDENTS DE MASSE »...

Au cours du premier trimestre 2009, 58 000 « incidents de masse » ont, selon le Parti communiste chinois (PCC), perturbé « l’harmonie » de la société chinoise. Bigre : 58 000 grèves (sauvages puisqu’interdites), manifestations (sauvages également), blocages de voies [1], affrontements avec les flics, occupations (voire incendies) de bâtiments publics, saccages d’usines, lynchages de cadres et de patrons, émeutes, etc. Des chiffres qui ne prennent pas en compte les pétitions, sit-in et autres formes plus modérées dont usent abondamment des protestataires qui font face, rappelons-le, à une dictature particulièrement sévère. Des chiffres qui connaissent une augmentation remarquable depuis plusieurs années. Disciplinée, la main-d’œuvre de « l’atelier du monde » ?

Incidents de masse en Chine 1993-2008.
Année Nombre d’incidents de masse
1993 8 700
1994 12 000
1998 25 000
1999 32 000
2002 50 000
2003 58 000
2004 74 000
2005 87 000
2006 90 000
2007 116 000
2008 120 000
1er trimestre 2009 58 000

Cette information, parmi quelques autres qui peuvent parfois surgir dans les médias, a suscité quelque curiosité [2] : mais que peuvent bien raconter ces chiffres, à l’échelle d’un pays aussi gigantesque – et qui serait, dit-on, le prochain maître du monde ? Y aurait-il, par hasard, un lien avec les conditions de l’exploitation en Chine – et dans le monde ? D’ailleurs, où (en) est le prolétariat [3] aujourd’hui ? À quelle actualité internationale de la lutte des classes [4] (toujours féroce) font écho les révoltes ouvrières en Chine ? Que révèlent les luttes contre le capital qui ne prennent pas la forme de « conflits du travail » : paysans contre les expropriations, habitants contre les empoisonnements industriels, etc. ? Faut-il projeter dans ces colères prolétariennes les premières manifestations d’une révolution « à venir » (et pourquoi pas communiste [5]) ?

En guise d’introduction, revenons sur quelques points pour donner un bref aperçu de la lutte des classes en Chine.

Tout d’abord, brossons à gros traits le paysage chinois : depuis la mort de Mao (1976), on peut dire que le pouvoir central [6] de Beijing (Pékin) n’a fait que promouvoir une longue série de réformes visant à intégrer pleinement le capitalisme d’État chinois dans la dynamique mondiale du capital. [La "chronologie indicative" en fin de document évoque quelques dates marquantes de cette évolution, lente mais sûre.] Aujourd’hui, le capital en Chine s’organise autour d’un secteur public en démantèlement depuis les années 1980 (mais pas moribond) et, pour le secteur privé, autour d’entreprises occidentales et de leurs sous-traitants chinois, centrés notamment sur les zones côtières. Il est à noter que le secteur public comprend aussi bien les services et les banques que l’industrie.

Mais surtout, le capital (mondial) en Chine se développe sur le dos de 400 millions (au moins) de prolétaires (pour une population active d’environ 800 millions de personnes).

Parmi ceux-ci, les quelques 150-200 millions de travailleurs migrants, la plupart « sans papiers » [7] : les mingong, comme tous les « sans-papiers » du monde, forment une main-d’œuvre idéale – enfin, plus exactement : formeraient, si leurs conditions d’exploitation ne les poussaient pas à se révolter de plus en plus. Ces révoltes font écho aux récentes mutineries dans les centres de rétention et autres camps en Europe, mobilisations énormes des latinos « illégaux » aux États-Unis en 2006, etc. L’économie a besoin de fabriquer et conserver une telle catégorie de travailleurs, dont la condition d’expulsabilité est particulièrement adaptée aux besoins des employeurs, évidemment [8]. Dans certains secteurs, il est en effet plus pratique de délocaliser (importer) la main-d’œuvre que les entreprises.

Le fait qu’en Chine ce sont des Chinois qui forment cette masse laborieuse [9] indique que la question des migrations et des « papiers » est peut-être plus une question de travail (c’est-à-dire d’exploitation) que de frontières (c’est-à-dire d’État) [10].

Les mingong forment une part importante du prolétariat révolté, dont la remarquable combativité peut surprendre par ici. Parmi les nombreuses formes que peuvent prendre ces révoltes, les ouvriers chinois ont régulièrement la bonne idée de sortir des usines pour manifester leurs colères, et rencontrer dans la rue de précieux complices [11]. L’enjeu du pouvoir (local) est alors fréquemment d’essayer de les en empêcher – ce qui entraîne des affrontements récurrents avec les keufs [12]. Le déploiement policier augmente souvent le niveau de conflictualité. Une fois parvenus à déborder les premières rangées de forces de l’ordre, les manifestants dirigent leur rage contre les bâtiments officiels (caillassages, occupations, incendies).

On peut imaginer que pour l’État, une alternative serait l’instauration d’une relative liberté syndicale [13] (envisageable dans un possible processus de démocratisation). Ceci permettrait la mise en place de nouvelles structures de modération, de médiation et de contrôle des travailleurs – et rendrait la contention éthiquement plus acceptable pour les consommateurs occidentaux que la matraque ou le char. Une méthode particulièrement efficace qui a déjà fait ses preuves à travers le monde [14] mais qui ne semble pas, pour l’instant, séduire les dirigeants chinois [voir "Syndicats et modalités de l’exploitation"].

*

La vive résistance des prolétaires n’est pas un particularisme local, car la Chine est certes le plus vaste « atelier du monde » [15], mais pas le seul. Par exemple, pour l’important secteur du textile, citons l’Inde, le Vietnam, le Bangladesh, l’Égypte et l’Iran, où les conditions d’exploitation sont particulièrement dures (les salaires dans ce secteur sont parmi les plus bas au monde : environ 0,86$/heure en Chine, 0,51 en Inde, 0,44 en Indonésie, 0,38 au Vietnam, 0,22 au Bangladesh – quand ils sont versés) et où l’expression de la lutte des classes est vive, particulièrement vive : grèves massives, émeutes, destructions de machines, voire de leurs boîtes.

Au Bangladesh, depuis 2006, ce sont plusieurs centaines d’usines qui ont été attaquées et souvent détruites. Le 10 mai 2009, les patrons d’une usine de pulls à Narayanganj (cité portuaire et centre industriel textile) sont malmenés par un groupe d’ouvriers réclamant plusieurs mois de salaires impayés. Le lendemain, les ouvriers trouvent l’usine cadenassée. Ils décident alors de se rendre en cortège devant les autres usines de la ville : des milliers de travailleurs quittent leurs postes pour les rejoindre. Des heurts se produisent avec les agents de sécurité. 20000 travailleurs se mettent à saccager et à incendier des dizaines d’usines. Les deux principales autoroutes du pays sont bloquées par les grévistes. Dans la soirée, les ouvriers d’autres Zones économiques spéciales du Bangladesh déclenchent à leur tour des émeutes, provoquant de nouveaux affrontements avec l’armée… mutineries et antitravail [16] radical qu’on préfèrerait voir exportés, plutôt que des tee-shirts.

Par le jeu de la lutte des classes, l’atelier du monde se déplace et se réorganise continuellement. Panasonic, par exemple, transfère aujourd’hui ses usines de Beijing vers le Guangdong pour baisser ses coûts. En 2008, c’était Adidas qui se plaignait des salaires trop élevés en Chine (parions que la résistance des prolos n’y est pas étrangère) et annonçait la possible délocalisation de ses usines vers l’Inde, le Laos, le Cambodge, le Vietnam, l’ex-URSS ou l’Europe de l’Est. La relocalisation incessante des lieux de production s’accompagne inévitablement d’un redéploiement géographique permanent de la combativité ouvrière.

*

Le capital, ayant toujours besoin d’augmenter ses profits, doit être en permanence à l’offensive. L’intensification des résistances en Chine et ailleurs conforte sa tendance à renforcer l’exploitation en Occident (réformes des retraites, allongement du temps de travail, flexibilité, etc.) où est aussi produite la plus-value. Car, bien qu’on nous parle sans cesse en France (par exemple) de fermetures et de délocalisations d’usines, les ouvriers sont encore plus de six millions dans l’Hexagone (presque autant que dans les années soixante ; un quart de la population active) [17]. Et les salariés français détiennent le record mondial de productivité...

Les rapports entre travailleurs asiatiques et occidentaux sont plus étroits qu’on pourrait le croire : le faible coût des produits que les premiers fabriquent, et que les seconds consomment de manière croissante, permet en Occident de tirer les salaires vers le bas (de diminuer le coût de la reproduction de la force de travail : l’achat de chaussettes fabriquées en Chine est possible pour un smicard et même pour un chômeur).

Or, si les luttes des ouvriers chinois entraînent une hausse de leurs salaires, le prix des biens qu’ils produisent augmenteront également. Alors, le problème du « pouvoir d’achat » (en fait des salaires [18]) risque de se poser encore plus sévèrement en Occident (la Chine étant le premier exportateur mondial de téléphones portables, de cartes mères, d’appareils photo, d’aspirine, de vêtements pour bébés, de chaussures, de jouets, de briquets, etc.).

On peut imaginer que cela s’accompagnera à terme, en réponse, d’une combativité croissante, les prolos occidentaux (avec ou sans travail) ayant de moins en moins « à perdre ». On le constate d’ores et déjà : bien que patrons et gouvernants brandissent la « menace » chinoise (concurrence, délocalisations) pour faire pression (blocage des salaires, conditions et temps de travail), les travailleurs occidentaux ne sont pas, eux non plus, aussi soumis qu’on voudrait nous le faire croire [19]. En France, l’État reconnaît d’ailleurs que depuis plusieurs années la « conflictualité du travail » est devenue plus intense et que le nombre de grèves est en hausse [20]. ]]. Les divers outils de pacification (syndicats, accès à la culture, consommation, etc.) devenant de moins en moins opérants, on peut s’attendre à ce que la répression s’intensifie encore [21].

*

L’harmonie sociale n’existe pas plus en France qu’en Chine ou ailleurs, la guerre sociale est internationale et tout laisse à penser qu’elle n’est pas près de s’apaiser. Au contraire. D’ailleurs, qu’on le veuille ou non, nous sommes tous pris dans cet antagonisme quotidien et, quels que soient nos moyens et nos perspectives, plus ou moins activement, nous y prenons part.

Et c’est nous qui gagnerons à la fin.

« Incidents de masse » ?

Juillet 2009, Tonghua (province de Jilin) :

Alors que, depuis plusieurs années, l’aciérie de la ville est en « restructuration » (privatisation puis renationalisation) un nouveau rachat de la boîte par un entrepreneur privé est annoncé : le 24 juillet, plusieurs milliers de sidérurgistes, rejoints par d’anciens travailleurs (préretraités et licenciés), bloquent les axes routiers et ferroviaires attenants à l’usine, ce qui stoppe la production des sept hauts-fourneaux. Ils sont près de 30 000 à affronter plus d’un millier de flics : voitures de police incendiées, plus de cent blessés. Le nouveau directeur ordonne la reprise du travail et annonce que le nombre de salariés va être réduit de 30 000 à 5 000 dans les jours suivants. L’usine est alors envahie par les manifestants. Le directeur passe par une fenêtre (et hop !) et agonise pendant que plus de 10 000 ouvriers bloquent l’arrivée des secours (police, ambulance). Le soir, un représentant du gouvernement provincial annonce à la télé que la privatisation est « reportée ».

LES NEUF VIES D’UNE OUVRIERE CHINOISE

Introduction

Le récit de Mademoiselle Zhang publié le 8 mars 2006 par leChina Labour Bulletin [22] (www.clb.org.hk/public/main puis rubrique «  Feature article ») est intéressant en ce qu’il décrit bien les conditions de vie et de travail des millions de travailleurs migrants déracinés qui n’ont aucun droit. Or ils constituent une section importante du prolétariat chinois actuel, source de ce « miracle chinois » dont les médias font l’apologie sans discernement depuis quelques années. Après la mise en place des réformes lancées par Deng Xiaoping au début des années 1980, la situation du prolétariat chinois a changé de façon dramatique et rapide. Les ouvriers étaient auparavant employés à vie par leur usine, qui constituait pour eux non seulement un lieu de travail mais le centre de leur vie : le logement, les soins, l’éducation des enfants, les loisirs – tout dépendait de l’entreprise d’État où ils travaillaient. Les réformes ont mis fin à cette sécurité. Les entreprises publiques sont devenues des entreprises commerciales ordinaires, avec les mêmes règles de gestion économique que les autres, et notamment le droit de licencier. Ce qu’elles ont fait de façon massive, envoyant au chômage (souvent non indemnisé) et à la retraite anticipée (souvent non payée) des dizaines de millions de travailleurs.

Les travailleurs migrants, dont Mademoiselle Zhang fait partie, constituent une section bien distincte du prolétariat chinois. Ils sont appelés ainsi parce qu’ils sont, en quelque sorte, des sans-papiers de l’intérieur. En effet, le système maoïste du permis de résidence (hukou) n’a pas été aboli lorsque la libéralisation du marché a entraîné un exode rural massif au cours des années 1980 et encore aujourd’hui. Ces paysans, chassés de la campagne par la misère et par les limites de l’« industrie rurale » qui était censée les absorber, arrivent dans les villes de la côte Est sans avoir vraiment le droit de s’y trouver, ce qui permet aux capitalistes occidentaux et à leurs sous-traitants chinois de les exploiter dans un système « dortoir-usine » qui est décrit de façon très vivante par Mademoiselle Zhang.

Dans ce système, les travailleurs ne restent pas en ville s’ils n’ont pas de travail. Leur logement est strictement lié à leur emploi. Ils dépendent encore de leur région d’origine, où se trouvent leurs familles et leurs enfants, leurs écoles et toutes les bases de leur reproduction. Quand ils ne travaillent pas, les autorités ne les prennent pas en charge, ou si peu. Pour l’instant, les capitalistes disposent d’une réserve de migrants si importante qu’ils ne se soucient absolument pas de stabiliser cette main-d’œuvre à long terme. Au contraire, le système « dortoir-usine » est fait pour organiser leur exploitation maximale pendant une période relativement brève et leur rotation rapide. Si le capitaliste investit pour un dortoir dans la cour de son usine, ce n’est pas pour fixer la main-d’œuvre qui y loge, mais simplement pour que celle-ci, tant qu’elle est là, soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ou en tout cas dix-huit si l’on en croit le témoignage de Mademoiselle Zhang.

Ce n’est pas par hasard que la description de l’exploitation des travailleurs migrants fait penser aux premiers âges du capitalisme européen. Les formes féroces de l’exploitation subie par les travailleurs migrants (misère absolue, absence de couverture sociale, autoritarisme sans pitié des patrons, et surtout longueur des journées de travail) ressemblent en effet à cette époque du capitalisme occidental où l’accumulation du capital reposait principalement sur la plus-value absolue, celle que le capital obtient en allongeant la journée de travail. Et de fait, en Chine comme dans tous les pays où les délocalisations du capitalisme occidental recherchent des bas salaires, le niveau de vie des travailleurs est si bas qu’une hausse de la productivité appliquée à la production de leurs subsistances (mécanisme de la plus-value relative) ne dégagerait que bien peu de surtravail supplémentaire. Les capitalistes ne peuvent donc augmenter leur profit qu’en allongeant et en densifiant la journée de travail.

Une logique mondiale

Mais au-delà de cette similitude avec les premiers temps du capitalisme européen, l’exploitation des travailleurs chinois et autres s’inscrit dans le mécanisme de production de la plus-value relative à l’échelle mondiale. Car, pour une grande part, les marchandises qu’ils produisent à bas coût viennent ensuite faire partie des subsistances des prolétaires occidentaux, dont les salaires peuvent alors être bloqués ou réduits, dégageant une plus-value supplémentaire pour le capital dans son ensemble.

C’est là la grande différence avec les origines du capitalisme occidental : l’essor du capitalisme chinois s’inscrit dès le départ dans une logique mondiale où les capitalistes chinois n’ont pas grand-chose à dire : leur marché intérieur est très limité, et ils dépendent de leurs collègues occidentaux pour les investissements et pour les débouchés. De fait, les délocalisations occidentales en Chine et le développement des sous-traitants chinois à leur service s’inscrivent dans un mécanisme de lutte contre la baisse de rentabilité du capital mondial qui détermine en très grande partie les aléas de l’accumulation de capital en Chine. À la différence de leurs ancêtres européens, les capitalistes chinois ne font pas l’histoire, mais ils la subissent.

Toutes ces questions devront être examinées de façon plus approfondie, afin de mieux évaluer la part d’illusion et de propagande que les médias occidentaux mettent dans leur apologie sans fin du « miracle chinois ». Il faudra en particulier mesurer l’importance des luttes des prolétaires chinois. Celles-ci sont permanentes, dans les trois sections du prolétariat (employés des actuelles ou ex-entreprises d’État, travailleurs migrants travaillant pour le capital délocalisé et ses sous-traitants, chômeurs originaires des deux catégories précédentes). Car ces luttes font fatalement monter les salaires, remettant en cause la place initiale du capital « chinois » dans la division internationale du travail. La lutte de classe en Chine s’inscrit directement dans la contradiction prolétariat-capital au niveau mondial.

MADEMOISELLE ZHANG (21 ANS) RACONTE SON HISTOIRE
Origines de Mademoiselle Zhang

Je suis partie de chez moi à l’âge de quinze ans, en décembre 1998. Je voulais aider ma famille et mon frère, qui était en âge de fonder sa propre famille. Pourtant, j’avais de bonnes notes à l’école et je suis sûre que j’aurais pu aller à l’université. [Apparemment, Mademoiselle Zhang est une victime de la politique officielle de l’enfant unique par famille et est née sans autorisation, peut-être même sans existence légale. De plus, venant de la campagne, elle est peut-être illégale sans papiers dans son propre pays, le livret de résidence permanent obligatoire, hukou, lui interdisant de s’installer en ville où, de toute façon elle reste considérée comme une citoyenne de seconde zone, sans accès aux services publics des résidents de ces villes.]

1er emploi : fabrication de fleurs et d’arbres de Noël

Je suis arrivée à Guangzhou grâce à un recruteur professionnel, qui m’a pris 250 yuan [un peu plus de 24 euros] plus 50 yuan [environ 5 euros] parce que je n’avais pas de carte d’identité, plus 50 yuan pour je ne sais quel certificat nécessaire lorsque je commencerai à travailler. En fait, il ne m’a jamais procuré de carte d’identité. Cette usine fonctionnait avec des capitaux étrangers. On travaillait sept jours par semaine, avec trois jours de congé par an. On faisait des heures supplémentaires tous les jours jusqu’à 22 heures. Au début, j’ai travaillé à la fabrication des pieds des sapins. On les polissait avec un chiffon trempé dans du diluant, puis on les envoyait au four. L’atelier était plein de fumée, on ne voyait pas très loin. La direction nous donnait un masque et une paire de gants par semaine, mais ils étaient très vite hors d’usage. Je suis restée là trente jours et j’ai gagné un peu plus de 500 yuan. Je vivais dans le dortoir de l’usine. Plus tard, la direction a demandé un statisticien, ou compteur. J’ai passé le test et j’ai eu l’emploi. Les conditions de travail étaient moins terribles. Je suis restée dans cette usine pendant neuf mois. Comme statisticienne, je gagnais 1,80 yuan de l’heure. J’ai changé de poste et ma remplaçante n’a été payée que 1,70 yuan. Elle m’a pris en grippe, et comme elle était la maîtresse du chef d’unité, ils ont commencé à me pourrir la vie. J’ai dû partir. Je suis rentrée chez moi. Je n’aurais jamais pensé qu’il y avait une injustice et que je pouvais me plaindre. Je n’en avais pas eu l’idée non plus quand je travaillais dans la fumée du premier atelier. Je pensais simplement que c’était ça le travail en usine.

2e emploi : fabrication de jouets dans une entreprise artisanale

Je suis repartie après avoir appris à coudre à la machine industrielle. Je suis allée à Chenghai, dans la province du Guangdong. Comme il n’y avait pas d’emplois disponibles dans la confection, j’ai trouvé du travail dans une petite usine de jouets. L’entreprise n’employait que quelques douzaines de salariés, et quelquefois même moins de dix personnes. On travaillait au premier étage de la maison, les dortoirs (filles et garçons) étaient au deuxième et le patron et sa famille vivaient au troisième. Nous lavions nos habits à la rivière. Le travail consistait à placer des vis à la main, de sorte que nous avions toutes sortes de plaies. Je suis partie au bout de quelques jours.

3e emploi : fabrication d’objets artisanaux

Je suis arrivée là par l’intermédiaire de quelqu’un de mon village, en même temps que mon cousin et ma cousine. C’était à Chenghai, et il y avait vingt à trente personnes. L’usine occupait le rez-de-chaussée d’un bâtiment auquel avait été rajouté un étage pour les dortoirs. Même une personne de petite taille comme moi ne pouvait s’y tenir debout ; en été il y faisait une chaleur terrible (ni air conditionné ni ventilateur : impossible de dormir) ; on y accédait par une échelle. Il n’y avait qu’un WC et qu’une douche pour tout le monde, et il fallait faire la queue après le travail, qui finissait à 23h30 tous les jours. La journée était de quatorze heures.

On était payé à la pièce, mais je n’ai jamais compris comment ils calculaient nos salaires, qui ne correspondaient jamais à ce que nous avions produit. Nous sommes restés un mois, puis nous avons décidé que ça ne valait pas le coup. La paie était de 400-500 yuan par mois, mais après déduction des frais d’alimentation, il ne restait rien. Ma cousine travaillait lentement : le patron l’a vidée. Nous sommes partis tous les trois. Mais le patron avait nos cartes d’identité et nos salaires. Nous avons dû aller au département du Travail pour nous plaindre. Le fonctionnaire nous a expliqué que c’était la pratique locale : si on démissionnait après juste un mois, on ne touchait pas son salaire. Mais il nous a aidé à récupérer nos cartes d’identité.

4e emploi : usine de jouets

C’était une autre entreprise privée de Chenghai. Il y avait cinquante salariés et les conditions étaient légèrement meilleures que dans mes emplois précédents. On travaillait huit heures, quatre le matin et quatre l’après-midi. S’il y avait des commandes, on travaillait encore quatre heures le soir. Jamais de congés, sauf s’il n’y avait aucune commande ou en cas de coupures d’électricité. Je devais coller des étiquettes sur les jouets. Les salaires étaient déterminés par la production et la vitesse de la chaîne. Certains arrivaient à se faire 1000 yuan par mois, d’autres seulement 400-500 yuan. Les dortoirs aussi étaient mieux, et on pouvait y faire sa cuisine. Cette usine était privée, et construite par le patron lui-même, c’est pourquoi ce dernier était plus compréhensif et courtois. Si on devait rentrer chez soi, on pouvait, et si quelqu’un de la famille venait en visite, il pouvait dormir dans le dortoir.

Je suis restée trois mois. J’avais appris à me servir d’une machine à coudre, et je voulais toujours travailler dans la confection. Je voulais aussi gagner plus. Je suis partie avec quelqu’un de mon village qui venait d’arriver pour chercher du travail.

5e emploi : une usine de vidéodisques

Nous sommes allés à Dongguan. Nous avons pris un minibus sans autorisation officielle, qui nous a demandé un prix fou pour nous laisser au milieu de nulle part. Nous avons passé les premiers jours à la gare, puis à la gare routière. Plus tard, nous avons trouvé ma cousine ; nous nous glissions dans son dortoir la nuit. Mais nous ne sommes pas restés, de peur de lui faire du tort. Nous sommes allés chez quelqu’un d’autre de mon village. C’était un brave type, mais c’était un homme, et c’est pourquoi je pensais que ce n’était pas une bonne idée de rester, même s’il ne m’a rien fait. Un soir, je suis allée dans un cinéma qui est ouvert toute la nuit. Au matin, au moment de payer mon petit déjeuner, je me suis rendu compte que j’avais perdu mon portefeuille. J’ai dû attendre mon cousin et lui demander de payer pour moi.

Finalement, je ne suis pas allée dans une usine de confection, mais dans une usine de VCD (video compact disc). Cette usine employait 200 personnes, la plupart des femmes. La première impression était qu’elle était exceptionnellement propre. Je travaillais à l’emballage. On était payé 2 yuan de l’heure, et 2,50 yuan pour les heures supplémentaires. Il n’y avait pas d’heures supplémentaires les week-ends.

J’ai mis un moment à comprendre ce qui n’allait pas : je n’avais rien à faire de la journée. Je gagnais seulement entre 200 et 300 yuan par mois, dont il fallait déduire 90 yuan pour la nourriture. L’usine avait un plan de retraite, et prenait 10% pour cela. On pouvait récupérer cet argent au moment de quitter l’usine. Les hommes et les femmes avaient les mêmes salaires pour le même boulot.

J’y suis restée cinq mois, puis je suis partie parce que je ne gagnais pas assez. J’ai dû renoncer à un mois de salaire quand je suis partie : les règles de la société étaient qu’il fallait travailler un an avant de partir pour être pleinement payée. C’est dire qu’on avait une occasion par an pour démissionner.

6e emploi : usine de céramique

Dans cette usine d’objets en terre cuite, il y avait 400 à 500 salariés, dont 60% de femmes. Le salaire minimum était de 480 yuan par mois. Durant les trois premiers mois, la prime d’heures supplémentaires est de 1 yuan de l’heure ; après trois mois, on peut avoir une augmentation, selon l’évaluation de la chef, qui favorise les femmes de la même région qu’elle. Les travailleurs sont divisés en trois catégories : A, pour qui l’augmentation est de 8 yuan, B de 7,50 yuan et C de 7 yuan. J’ai reçu un B, ce qui était très bien, parce que j’ai achevé plein de travail. Si on ne prend aucun jour de congé pendant le mois, on peut recevoir une prime de 100 yuan.

L’usine fournissait gratuitement deux repas par jour. On avait aussi 2 yuan par jour pour le petit déjeuner. On travaillait sept jours par semaine. Dans le meilleur des cas, on ne faisait pas d’heures supplémentaires le dimanche. En cas d’heures supplémentaires, on travaillait de 18h à 23h30. En principe, on commençait à 8h, mais en fait on devait être au stade à 7h30 pour faire des exercices et du jogging.

La sécurité au travail était relativement bonne. Dans notre unité, on devait remplir d’argile des moules en forme de fleurs, et le travail demandait une certaine habileté. C’est pourquoi le gérant nous traitait bien et nous payait un peu plus. Dans d’autres unités, c’était moins bien, comme par exemple à la peinture des fleurs, qui ne demandait pas beaucoup d’habileté. Dans cette unité, il y avait des tours pour aller aux toilettes, où on ne pouvait pas rester plus de cinq minutes, même quand on avait ses règles. Le long de la chaîne, il fallait s’asseoir convenablement, avec interdiction de croiser les jambes.

Il n’y avait pas ces règles dans mon unité. Les ouvriers étaient assez qualifiés, et ils partaient si les patrons se montraient trop stricts. Or il fallait au moins deux semaines pour former quelqu’un.

Cependant, en cas de traitement injuste, il fallait sourire et supporter. Personne ne va au bureau du Travail.

7e emploi : confection à Pékin

Après l’usine de céramique, je suis rentrée chez moi quelque temps. Puis je suis allée travailler dans une usine de confection dans la grande banlieue de Pékin, la Jiushan Garment Factory. Le propriétaire était de la province d’Anhui, et il y avait environ cent personnes. On travaillait en équipe de neuf heures, et les heures supplémentaires le soir étaient en option. On n’avait jamais un jour de congé.

Le salaire était aux pièces, et les heures supplémentaires n’étaient pas comptées comme telles. Les conditions de travail étaient terribles, pire que dans toutes les usines de Dongguan. Il n’y avait qu’une douche, que personne ne nettoyait jamais. Le dortoir était dans un immeuble à un étage, avec six ou sept personnes par chambre. À cette époque les salaires étaient en retard de trois mois. Je n’étais là que depuis un mois, mais j’avais des tensions avec la contremaître, qui ne voulait pas me laisser sortir pour donner un coup de téléphone chez moi. Elle voulait que je finisse d’abord tout mon travail. Je lui ai dit que, si elle n’était pas satisfaite de mon travail, elle n’avait qu’à me donner un bon de sortie, et je m’en irais.

Les autres travailleurs demandaient au patron qu’il les paie. Ils le lui avaient déjà demandé plusieurs fois. Ils dirent alors que s’ils n’étaient pas payés, ils s’en iraient. Le patron a piqué une colère et déclaré qu’il ne paierait personne. Son assistante est venue ensuite, plus polie. Elle a expliqué que le patron avait été kidnappé quelques jours plus tôt, et avait dû donner tout ce qu’il avait. Si le personnel n’avait pas d’argent pour les repas, l’usine pourrait les aider. On nous a donné 30 à 50 yuan. L’assistante a dit qu’il y avait une commande urgente pour des habits en coton, et que si on arrivait à traiter cette commande en toute priorité, elle verrait ensuite si elle pourrait nous payer.

Nous avons travaillé sur la commande pendant deux jours, et ils ne nous payèrent toujours pas. Plus tard, le patron nous a écrit une note disant qu’il était en crise financière et qu’il nous paierait plus tard, selon un échéancier déterminé.

On a entendu des informations sur le patron, et on a fini par se dire que c’était vraiment sans espoir. On a essayé quand même, mais le directeur de l’usine nous a dit que si on voulait partir, il fallait le faire maintenant. Il savait que nous n’avions pas un sou pour cela, même pas de quoi prendre le bus pour Pékin.

En fin de compte, nous avons décidé de partir, même sans la paie, et que nous verrions que faire quand nous serions à Pékin. Normalement, la direction ferme à clé la porte du terrain de l’usine. Si quelqu’un veut sortir pour donner un coup de téléphone ou faire des courses, il doit demander un bon de sortie. Mais nous sommes partis ensemble et unis.

Nous sommes partis un soir. À cette heure-là, il n’y avait qu’un gardien au portail. Un type qui travaillait avec nous avait volé la clé. Quand le portail a été ouvert, le gardien n’a pas pu nous retenir et nous sommes partis. À ce moment, nous étions très contents de nous, pensant avoir remporté une espèce de victoire. En fait certains, qui avaient perdu quatre mois de salaires, me disaient que j’avais de la chance de n’en perdre qu’un.

Nous ne sommes pas allés au bureau du Travail. À cette époque, nous ne savions rien sur rien. Par exemple, il ne fallait pas me demander pourquoi on avait besoin d’un bon de sortie. Toutes les usines le faisaient. Pour quitter l’usine, il faut une permission. Les patrons ont peur des vols. Quand on démissionnait, il fallait même un bon de sortie pour ses bagages, sinon on ne pouvait pas les emporter. On a mis tout notre argent ensemble pour s’acheter des tickets de bus. À Pékin, j’ai trouvé ma cousine, et je lui ai emprunté de l’argent pour rentrer chez moi.

8e emploi : confection à Shenzhen

Je ne suis restée qu’une semaine chez moi, puis je suis partie à Shenzhen pour travailler dans une usine appelée Hongcheng Garment Factory, financée par de l’argent de Taiwan. On y fabriquait des habits pour enfants. Il y avait environ six cents personnes, moitié à la chaîne, moitié en travail à la main. J’ai versé un dépôt de 80 yuan, selon eux pour ma carte de personnel, ma licence d’usine et autres documents. On m’a mis sur une machine à coudre industrielle, et le travail était vraiment dur.

On faisait des heures supplémentaires tous les jours, on n’était pas libres avant 23h, et parfois on travaillait jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. Et le lendemain, il fallait commencer comme tous les jours, à 7h30. À midi, on avait une pause d’une demi-heure pour manger et se reposer, mais on ne prenait pas de repos. On retournait au travail dès qu’on avait mangé. Le meilleur jour était le dimanche, où on ne travaillait que jusqu’à 21h30. Nous étions vraiment épuisés, au point que certains s’évanouissaient. D’autres étaient si fatigués que leur doigt était piqué par l’aiguille ; ils étaient ensuite incapables de dire pourquoi leurs mains étaient si proches de l’aiguille. En fait, c’est parce qu’ils dormaient à moitié.

Il y avait toujours une réunion le matin. Un jour, une femme s’est évanouie en plein milieu. Nous ne sommes pas parvenu à la faire revenir à elle. Finalement son mari, qui travaillait là, l’a emmenée chez elle pour un jour de repos. Mais pas plus : ils ne lui ont pas accordé plus de temps pour se reposer.

On travaillait à la pièce, et il n’y avait pas de prime pour les heures supplémentaires. Le salaire minimum était de 800 yuan par mois, et pouvait aller jusqu’à 2000 yuan. Mais il fut ensuite décrété que le salaire maximum serait de 1800 yuan, parce que les chefs de section étaient à 2000 yuan. Le salaire était bon, mais le système des amendes était très strict. On pointait, et on perdait 1 yuan par minute de retard. S’il y avait des retours de marchandises pour mauvaise qualité, on avait une amende, si on répondait à un chef, amende, si le sol était sale, amende.

Il y avait une femme nettement plus âgée que les autres. Un jour, le chef de section lui a demandé de refaire quelque chose, et elle a refusé. En fait, on ne pouvait pas dire qu’il y avait un défaut dans son travail, mais quand le chef de section dit quelque chose, il vaut mieux obéir. Elle eut donc une amende, mais elle a encore refusé et s’est disputée avec le chef de section, qui lui a mis une deuxième amende ! Ce mois-là, elle avait 600 yuan d’amendes, mais elle a encore fait environ 100 yuan.

La nourriture était bonne dans cette usine : une soupe et trois plats midi et soir, et le riz était très bon. Dans l’après-midi, on avait des fruits, et le soir tard il y avait un autre repas après les heures supplémentaires, et encore un autre si on travaillait dans la nuit jusqu’à 3 heures. C’est très rare dans les autres usines. Il y avait toutes sortes de choses pour le petit déjeuner, mais la plupart des gens n’en prenait pas : ils étaient trop fatigués et restaient au lit. On était à vingt par chambre, et il n’y avait pas assez de douches et de toilettes.

Il n’y avait pas de contrat de travail. Une fois par an, on pouvait avoir un congé de vingt jours, trente jours maximum. Mais la plupart des gens avaient de la peine à avoir une journée libre. Si on ne venait pas travailler, on avait une amende de 50 à 100 yuan. La fête nationale ou la fête du travail n’étaient pas chômées. Dans le meilleur des cas, on était dispensé d’heures supplémentaires pour la fête de la mi-automne. Il n’y avait pas de syndicat, et nous n’avions jamais entendu parler de lois de protection du travail ni reçu aucune formation là-dessus.

Je suis partie au bout de deux mois. J’étais trop épuisée. Mon quota était trop élevé. Parfois je travaillais dans la nuit jusqu’à 3 heures sans arriver à le finir. Selon les règles de cette usine, on ne pouvait pas démissionner avant trois mois. On n’a donc pas voulu me laisser partir. Je suis allée voir la chef de section, et elle a donné son accord. Mais quand je suis allée voir le chef de division, il a refusé.

J’ai dû écrire une lettre au directeur général adjoint venu de Taiwan. À cette époque, ma famille avait arrangé mon mariage, alors que je n’en voulais pas. Mais j’ai pris ce prétexte pour quitter mon boulot. Dans la lettre, je disais que ma famille avait déjà reçu 2000 yuan de cadeaux pour la fiancée, que je n’étais pas d’accord et que je voulais rentrer pour arrêter tout. Lorsque j’aurais annulé tous les engagements, je reviendrais travailler parce qu’il me fallait gagner 2000 yuan pour dédommager l’autre famille. Le directeur général adjoint m’a dit de venir dans son bureau. Il m’a dit de revenir à la fin du mois, et que là il serait d’accord. Je n’avais pas très confiance, et je lui ai demandé de signer au bas d’une lettre que j’avais écrite. Mais ensuite ses subordonnés n’étaient toujours pas d’accord, et j’étais bloquée. Au début, je faisais du bon boulot sur les habits que je travaillais, mais ensuite je me suis moins fatiguée, et ils n’ont plus voulu me garder. Finalement, ils ont approuvé ma demande.

Notre groupe fabriquait une sorte de parc pour bébé qui se vendait très bien. Les autres usines ne semblaient pas capables de produire ce parc, et dans notre usine, seule notre division pouvait le faire. Nous étions les mieux payés de l’usine, et c’est aussi pourquoi il était difficile de quitter cet emploi.

Mais c’était vraiment épuisant. Ils avaient du mal à trouver des travailleurs. Beaucoup de gens partaient. Quelqu’un avait écrit sur le mur des toilettes : « Les filles ne devraient pas travailler dans cette usine. » L’usine était impitoyable. En 2003, pendant la crise du SRAS, un type avait une grosse fièvre et il est allé à la clinique pour avoir un certificat d’un docteur. Mais l’usine refusa de lui donner un congé maladie, et l’empêcha aussi de venir travailler. Finalement, le type est parti de lui-même.

9e emploi : une autre usine de confection à Shenzhen

J’ai tout de suite pris un autre emploi dans le district de Longgang de Shenzhen, à la New Horse Garment Factory. Cette usine fabriquait des habits pour des modélistes connus. J’y ai travaillé pendant un an. J’étais inspectrice des fils, c’est-à-dire que je devais vérifier qu’il ne sortait aucun fil du vêtement.

Les horaires habituels étaient en équipes de huit heures, avec deux heures supplémentaires les lundi, mercredi et vendredi. En cas d’heures supplémentaires le week-end, on recevait double paie. On était payé à l’heure, et mon salaire était de 2,77 yuan. Les salaires étaient payés avec un mois de retard. Le salaire minimum était de 700 yuan par mois. On avait une prime de 7 yuan quand on faisait l’équipe du soir. Après trois mois de travail, on vous passait au salaire aux pièces. L’usine fournissait aussi une assurance médicale et une autre pour les accidents du travail. Cela coûtait 60 à 70 yuan par mois.

Dans les dortoirs, on était à huit ou dix par chambre, mais il y avait un balcon à chaque chambre. La direction faisait souvent des exercices incendie. Il y avait une salle de récréation, où on pouvait jouer au ballon ou regarder des films. Au bout de trois mois, j’ai changé de poste : j’ai travaillé dans la section des pulvérisations. La pulvérisation est faite pour améliorer la qualité du tissu. Les autres n’étaient pas contentes, mais j’avais étudié la confection et je travaillais dur – les autres femmes ne pouvaient pas dire grand-chose.

La division travaillait en équipe de nuit et sur la base du salaire aux pièces. Puis le tarif fut réduit de 40%. À l’origine, le salaire était d’environ 1700 yuan, mais il est tombé à 1000 yuan.

Plus tard j’ai été transférée au département du repassage. À cette époque, il y avait trop de commandes et pas assez de machines. C’est pourquoi ils ont loué une machine fabriquée en Chine. Elle n’était pas très sûre. Elle tombait tout le temps en panne. Mais j’avais été assignée à cette machine et je ne pouvais rien y faire. La machine avait un écran de surveillance, mais un écrou ne tenait pas et l’écran tombait souvent. L’électricien l’a examinée, puis a affirmé qu’on pouvait encore s’en servir, mais avec prudence. Je n’en ai pas tenu vraiment compte par la suite. Quand le contremaître a découvert le problème, il m’a dit que si l’écran tombait encore une fois, on ne l’utiliserait plus.

Le 25 mars 2004, je travaillais de nuit et l’écran est tombé plusieurs fois. J’ai donc cessé de l’utiliser. Dans la nuit, vers 3 heures, l’accident a eu lieu. Ma main a été happée par le rouleau de fer. Quelqu’un, pensant que la machine s’était enrayée, coupa le courant. Mais ma main était encore dedans, et je ne pouvais la retirer. Personne ne savait que faire, mais ils appelèrent l’électricien. Ce dernier dormait, et il mit six minutes à venir. Quand il libéra la pression de la machine, je pus retirer ma main. La sécurité appela pour demander une voiture de l’usine pour m’emmener à l’hôpital, mais il n’y avait pas de chauffeur. Il fallut une demi-heure pour obtenir un taxi, et j’allai à l’hôpital toute seule. Personne ne m’a accompagnée.

Je suis restée à l’hôpital vingt et un jours. On m’a greffé de la peau sur la main. J’ai dû demander plusieurs fois à l’usine qu’ils m’envoient l’argent du traitement. L’usine n’a envoyé personne pour me rendre visite ou rester avec moi au moment de l’opération. J’ai demandé ensuite plusieurs fois qu’ils envoient un travailleur de l’usine pour rester avec moi quelques jours. Ils ont finalement accepté.

L’usine n’avait donné que 100 yuan pour la nourriture. De peur de manquer d’argent, nous ne mangions pas les repas de l’hôpital. Ma cousine m’apportait à manger tous les jours. Je n’étais pas encore complètement guérie, mais l’usine a cessé de payer les factures de l’hôpital, qui a arrêté les piqûres. Ensuite l’hôpital a dit que j’étais guérie et que je n’avais plus besoin de piqûres. S’ils ne s’étaient pas arrêtés au milieu du traitement, j’aurais été guérie plus vite et mieux.

Dix jours après ma sortie de l’hôpital, l’usine a commencé à faire pression pour que je revienne travailler. Le contremaître m’a convoquée dans son bureau et m’a demandé comment je faisais pour manger et m’habiller. Pensant qu’il s’enquérait de ma santé, je lui ai répondu que j’arrivais à faire ça toute seule, sans l’aide de personne. Il m’a rétorqué qu’alors je pouvais bien venir travailler aussi.

Cela m’a mise en colère. Le docteur avait suggéré qu’on me fasse une seconde greffe de peau. J’avais peur que ma main reste déformée et handicapée, et je n’avais vraiment pas le moral. J’avais envie de sauter par la fenêtre. Quand j’étais à l’hôpital, quelqu’un était venu d’un centre d’assistance aux travailleurs de Shenzhen pour m’interroger sur mon accident du travail. J’ai trouvé leur adresse et je suis allée les voir pendant ma convalescence. Ils m’ont un peu aidée, mais c’était limité.

Plus tard, j’ai eu ma seconde greffe. Je suis allée seule à l’hôpital. Je ne savais pas, à cette époque, que l’assurance pour les accidents du travail incluait les frais de transport et de nourriture. Pour faire des économies, j’ai pris un bus public au trajet interminable. L’opération a bien marché. J’ai récupéré presque complètement le fonctionnement de ma main. Mais quand il fait mauvais, la peau greffée craque facilement. L’usine ne m’a toujours pas payé mes salaires et l’argent de l’assurance qu’ils me doivent.

Situation actuelle de Mlle Zhang

Je travaille maintenant dans un centre d’assistance aux travailleurs. Avec toute mon expérience du travail, je crois que ce dont les travailleuses ont le plus besoin, c’est : premièrement, de connaître la loi ; deuxièmement, quand elles connaissent un peu les lois, de défendre leurs droits ; troisièmement, quand elles défendent leurs droits, elles peuvent faire des progrès, et alors seulement elles peuvent améliorer leur condition. La première étape est difficile. La plupart de ceux qui ont ce genre d’emploi n’ont aucune connaissance de la loi et n’ont jamais pensé qu’ils ont des droits et n’ont jamais cherché à les connaître. Ils pensent que partir dans le monde du travail c’est comme ça, et c’est tout. Quand je me trouvais au chômage entre mes neuf emplois, je vivais de fait dans la rue. Nous savions que la gare ne nous rejetterait pas, qu’on pourrait y fermer un peu les yeux et se reposer. Quand on démissionne, il faut quitter l’usine. Avant de rentrer à la maison, nous allions dans des cinémas permanents où nous passions la nuit pour attendre l’aube et les premiers bus.

Le bureau du Travail n’a rien fait pour nous aider ou nous protéger. Il ne pense qu’à se débarrasser de tout travailleur qui vient dans ses bureaux. Ses fonctionnaires ne sont pas bien payés, et moins ils en font mieux ils se portent. Si on ne les bouscule pas, ils refusent de considérer votre cas. Et puis bien sûr, il y a les relations avec les patrons des usines, qui les invitent à dîner, etc.

Il y a des problèmes avec les lois actuelles. Prenez l’exemple des congés de maternité. Le règlement dit que la femme a droit à un congé prénatal de quinze jours. C’est très mauvais pour la santé des femmes qui viennent des autres parties de la Chine pour travailler dans le Sud. Supposez qu’elles prennent un bus quinze jours avant la date prévue pour l’accouchement. Qu’est-ce qu’elles font si quelque chose arrive en chemin ? Quand l’enfant a un mois, elles doivent revenir au travail, et ce n’est pas bon pour l’enfant. Un autre problème répandu est celui des règles douloureuses. Mais pour le moment, pas une usine, même celles où les conditions de travail sont bonnes, ne trouve le moyen de donner une attention spéciale à ces femmes.

Texte paru dans Échanges, n°120, printemps 2007

Brève insolite...

"Effrontée et révoltée, Zhang, ouvrière chinoise de 26 ans, a eu assez d’audace pour se mettre à nu afin de revendiquer ses droits. Ancienne employée d’une usine située dans la province du Liaoning (Nord-Est), elle a manifesté pendant trois heures devant l’entrée de son ancienne entreprise en petite culotte, afin de réclamer les 800 euros d’arrièrés de salaire dus pas son ancien employeur." (Extrait de Marie-Claire... qui s’intéresse aux ouvrières chinoises quand elles sont à poil.)

L’EXPORTATION DES PROLETAIRES CHINOIS

794 000, c’est le nombre officiel de travailleurs chinois expatriés en 2008, nombre croissant depuis plusieurs années et probablement plus proche du million [23]. Effectuant des missions de plusieurs mois ou années à l’étranger avant de rentrer en Chine, ils ne doivent donc pas être confondus avec les migrants (avec ou sans papiers) ni avec les membres de la diaspora chinoise [24].

Ces expatriés [25], qui travaillent principalement dans les secteurs du BTP, du textile et de la pêche, sont en fait de deux types :

# des ouvriers effectuant des missions temporaires et contractuelles pour le compte de grandes entreprises chinoises dans le cadre de chantiers internationaux de travaux publics, d’infrastructures routières, ferroviaires et pétrolières, auxquels s’ajoute du personnel d’encadrement pour des usines rachetées ou construites dans d’autres pays [26] ;

# des ouvriers fournis par des agences de recrutement chinoises à des entreprises de pays demandeurs de main-d’œuvre dans le cadre d’accords bilatéraux (surtout au Proche et Moyen-Orient et en Asie du Sud-Est) [27].

Le principal intérêt de l’emploi d’expatriés réside, pour les entreprises, dans les salaires qui leurs sont versés, bien inférieurs à ceux de la main-d’œuvre locale… mais pourtant supérieurs à ceux versés en Chine, ce qui explique que les volontaires ne manquent pas (une ouvrière chinoise dans une usine de textile en Roumanie gagne huit fois plus qu’en Chine mais deux fois moins qu’une ouvrière roumaine) [28]. Leur soumission aux règles locales de travail peut en outre être beaucoup plus « souple » (cela varie selon les accords bilatéraux).

Les employeurs chinois, qui rencontrent parfois des « difficultés » avec la main-d’œuvre locale (métallos zambiens s’en prenant à l’encadrement chinois et voulant incendier leurs baraquements, ouvriers algériens voulant créer des sections syndicales, etc.), préfèrent exploiter leurs compatriotes plus habitués à leurs méthodes d’encadrement et pouvant être renvoyés en Chine en cas d’indiscipline ou de grève.

L’avantage salarial (qui entraîne des coûts inférieurs de 20 à 30% à ceux de leurs concurrents) et la possibilité d’importer rapidement des centaines voire des milliers d’ouvriers, permet aux entreprises chinoises de s’emparer de nombreux marchés dans le BTP ou l’extraction de matières premières, notamment en Afrique [29]. Elles assurent aujourd’hui la plupart des grands chantiers de construction publics ou privés (logements, barrages, routes, etc.) et on commence même à parler de « Chinafrique ». En Algérie, elles profiteraient également de la crise du BTP qui a touché le pays dans les années 90, détruit beaucoup d’entreprises locales et entraîné une pénurie de main-d’œuvre qualifiée [30].

En Europe, les entreprises chinoises (avec des travailleurs chinois) ont tenté de pénétrer le marché italien sans succès, mais font leurs premiers pas dans les nouveaux pays de l’UE (Pologne, Roumanie, Bulgarie) [31] et surtout aux marges de l’UE (Ukraine, Macédoine, Serbie). En Roumanie et en Pologne, une sorte de jeu de chaises musicales fait que les travailleurs locaux émigrent vers l’Ouest européen ce qui entraîne un manque de main-d’œuvre et un recours à des travailleurs asiatiques (Vietnamiens, Philippins ou Chinois) [32].

Cette mise en concurrence des travailleurs accentue leurs divisions et provoque parfois des tensions et l’apparition d’un racisme antichinois (comme par exemple en Algérie où seraient présents 20 à 50000 travailleurs chinois). C’est la figure de l’étranger, de l’immigré, qui émerge encore une fois en évacuant les références sociales (la notion de classe) pour le plus grand profit du capital.

Afin d’assurer le développement de cette très profitable exportation de prolétaires, et pour préserver l’abondance des volontaires, le gouvernement chinois a été obligé en 2009 de prendre des mesures pour assurer un minimum de « protection » aux expatriés (contre les agressions, fraudes, litiges économiques, etc.) [33]. Car cette main-d’œuvre n’est pas aussi docile et corvéable qu’on pourrait le croire, et les salaires n’effacent pas l’exploitation forcenée qu’elle subit (très dures conditions de travail et d’hébergement, non-paiement des salaires fréquent, etc.) : conflits, grèves et émeutes émaillent nombre de ces missions aux quatre coins du monde : Algérie, Roumanie, Île Maurice, Arabie saoudite, Israël, etc.

2008
2009
2010

LA CHINE DANS LA CRISE MONDIALE

Plutôt que de résumer Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), les notes qui suivent mettent à jour certains des développements que j’y ai faits. Je tiens compte d’informations concernant la période déjà couverte, mais qui m’avaient échappé, et d’éléments récents intervenus depuis la fin de la rédaction de Luttes… .

Introduction : quelle crise en Chine ?

Selon la plupart des sources, la crise mondiale ne s’est traduite en Chine que par un ralentissement de la croissance, et non pas par une récession proprement dite. Il y a cependant de nombreux experts pour dire que les chiffres de croissance publiés par le gouvernement ne tiennent pas la route. Pour eux, l’économie chinoise aurait bien connu une véritable récession fin 2008-début 2009. Ces experts s’appuient sur le fait que les statistiques chinoises mentent mal. Elles annoncent par exemple une croissance du PIB de 7,9% au 2e trimestre 2009, alors que les exportations ont reculé de 22% et surtout que la consommation d’électricité a baissé de 2,3% (depuis des années, la consommation chinoise d’énergie augmente de 7 à 9% par an). On pourrait multiplier les exemples. Les chiffres du PIB sont gonflés parce que les sources provinciales qui les fournissent ont intérêt à ce qu’ils le soient et que le gouvernement central n’a pas les moyens de collecter les données de façon indépendante. Peu importe. Le plan de relance du gouvernement [annoncé en novembre 2008] indique suffisamment que l’économie et la société chinoises sont prises dans le maelström de la crise mondiale et que celle-ci constitue une menace pour le pouvoir.

1. Impact de la crise économique

La plupart des commentateurs pensent que la sortie de crise mondiale passe en particulier par un recentrage de l’économie chinoise sur sa demande intérieure. Le plan de relance du gouvernement joue ce rôle, mais d’une façon perverse. Ce plan a été mis en place de façon très rapide. Il semble que la crainte principale du pouvoir soit que la montée du chômage n’entraîne des problèmes sociaux. Rappelons que le système de protection sociale est quasiment inexistant en Chine, notamment en ce qui concerne les travailleurs migrants. Une autre catégorie sociale à risque pour le pouvoir est celle des étudiants, qui ont de plus en plus de peine à trouver des débouchés conformes à leur formation et à leurs espérances.

1.1. La relance chinoise

Le plan de relance comporte deux aspects : augmentation des dépenses publiques et augmentation des crédits accordés par les banques (publiques).

1.1.1. Dépenses publiques

Face à la baisse des importations américaines et européennes, Pékin a très vite cherché à soutenir la demande intérieure par un plan de relance de 460 milliards de dollars. En réalité, le financement du gouvernement central n’est que de 115 milliards de dollars, le reste étant attendu, mais sans certitude, des gouvernements locaux et du secteur privé. Quoi qu’il en soit, l’initiative de Pékin a été très rapidement suivie d’effet : on a mis en œuvre des projets tous prêts qui avaient été refusés dans les années antérieures, ou on en a improvisés de nouveaux sans trop d’études préalables. Le gouvernement voudrait utiliser ces dépenses pour favoriser une réorientation de l’économie vers des secteurs plus modernes ou pas encore excédentaires. Il n’est pas sûr du tout qu’il y parvienne. Les principales dépenses du plan sont les suivantes :

1.1.2. Augmentation des crédits

Sous l’impulsion du gouvernement, les grandes banques publiques ont, dans un premier temps, fortement augmenté l’octroi de crédits aux entreprises. Après avoir atteint 1200 milliards de yuan par mois (environ 175 milliards de dollars) au premier semestre 2009, les nouveaux crédits tombent à 300-700 milliards de yuan/mois au second trimestre. Mais ce n’est pas parce que la relance a atteint ses objectifs. C’est parce que les banques craignent l’accumulation de créances douteuses. Surtout, une part importante des crédits sont investis de façon spéculative en bourse (20 %) ou dans l’immobilier (30 %). Comme en Occident, la relance fait gonfler des bulles nouvelles.

De plus, et selon un schéma bien établi, les nouveaux crédits vont en quasi-totalité aux entreprises d’État, tandis que les PME privées exportatrices ou sous-traitantes à l’exportation n’en reçoivent pas. Or ce sont elles qui représentent 75% des emplois urbains.

1.2. Modification du modèle chinois ?

Les éléments ci-dessus n’indiquent pas de réorientation fondamentale du modèle économique chinois, lequel est en résumé d’être un fournisseur de travail pas cher pour l’Occident. L’évolution souhaitée par une fraction des capitalistes chinois et mondiaux consisterait en la fameuse montée en gamme de l’économie chinoise et en son recentrage sur le marché intérieur. Il n’est pas impossible que l’effet de la crise aille dans le sens opposé : plus de la même chose. Quelques aspects du problème :

Conclusion : rien n’indique pour le moment que les capitalistes chinois soient capables d’instrumentaliser la crise pour promouvoir une montée en gamme de l’appareil de production et une sortie de crise par le haut. Cependant, ne serait-ce que par la multiplication des faillites, une certaine modernisation de l’économie chinoise doit résulter de la crise. Pour l’instant, l’impact de cette épuration n’est pas visible.

2. Évolution des luttes prolétariennes

Par rapport à ce que j’ai développé dans Luttes…, les remarques qui suivent prennent en compte des informations nouvelles qui me sont apparues autant sur les luttes sociales d’avant la crise que sur l’impact de la crise proprement dite. Une certaine évolution est perceptible depuis quelques années.

2.1. Luttes contre la restructuration des entreprises d’État

On se souvient que, dans les années 1990, de nombreuses restructurations se sont faites à la hussarde, les directeurs s’appuyant cyniquement sur l’ignorance où se trouvaient les salariés de leurs droits. Si la grande vague de restructurations est passée, il reste encore des opérations à faire. Mais à présent, les travailleurs sont mieux armés pour résister. Ils connaissent mieux leurs droits et ont des pratiques de résistance plus directes.

Tout récemment, les travailleurs sont parvenus à stopper net des tentatives de privatisation accompagnées évidemment de licenciements importants.

La crise mondiale va peut-être contraindre le pouvoir à lancer une deuxième vague de restructuration des entreprises qu’il contrôle. Baosteel, le premier sidérurgiste chinois ne produit que 35 millions de tonnes (autant que Nippon Steel, mais moins de 10% du total national chinois, et surtout avec huit fois plus de personnel). Il y a donc de la place pour une rationalisation sévère du secteur. Le cas échéant, cependant, les conflits cités ci-dessus indiquent nettement que le prix à payer sera plus cher que lors de la première vague de restructuration.

2.2. Travailleurs migrants

La baisse brutale des exportations avec la crise mondiale a entraîné des millions de licenciements et des milliers de faillites. Les données dont je dispose ne permettent pas de se faire une image d’ensemble de l’impact de la crise. Le dernier rapport du Chinese Labour Bulletin sur le mouvement ouvrier en Chine [36] s’appuie sur une échantillon de 100 conflits qu’il estime représentatif. 80% de ces conflits concernent des travailleurs migrants. Le CLB constate une évolution dans la lutte des migrants. Un tiers des conflits porte sur la défense des droits élémentaires (salaires non payés, primes d’heures supplémentaires refusées, patrons en fuite…). Mais un autre tiers est fait de luttes plus offensives, réclamant des hausses de salaires, des réductions de la durée ou de la charge de travail, une meilleure couverture sociale, etc.

Dans les conflits observés par le CLB, la grève proprement dite n’intervient que dans 47% des cas. Les travailleurs ont aussi recours à d’autres moyens pour lutter : sit-in, manifestations, barrages de route ou de voie ferrée. La violence contre les biens de l’entreprise, la direction ou le personnel de sécurité n’intervient que dans 5% des cas. Parfois cependant, la violence devient extrême : un migrant maltraité par la police entre dans un commissariat et tue plusieurs flics. En juin 2009, dans une usine de Dongguan, un migrant a perdu une main dans un accident de travail et n’arrive pas à obtenir de la direction l’indemnité à laquelle il a droit. Il tente d’abord de suicider. Puis, lorsque la direction le vide des dortoirs, il poignarde trois directeurs (deux meurent). La scène se passe devant deux cents personnes qui n’interviennent pas.

Si l’on admet que les observations du CLB sont représentatives d’une tendance générale dans la lutte des migrants, on constate une certaine banalisation, voire institutionnalisation des luttes. D’ailleurs, certains migrants sont désormais sortis du rang et, en vertu d’une loi existante, font profession de représenter et d’aider d’autres travailleurs migrants dans leurs démêlés avec les instances d’arbitrage. Il semble que cela ait une certaine efficacité, puisqu’un tribunal a dû déclarer illégal ce procédé dès que plus de deux ou trois travailleurs sont impliqués. Le CLB constate que « les revendications des travailleurs sont devenues plus élaborées et plus ambitieuses… Les travailleurs ont vu plein d’exemples où les grèves, les protestations, les barrages routiers et les sit-in sont des moyens efficaces pour parvenir à leurs fins ; ils ont plus confiance en leur capacité à défendre leur propres intérêts par ces moyens. » Et un personnage aussi important que le vice-président de la section de Shenzhen de l’ACFTU répond en écho que « les grèves sont aussi naturelles que les disputes entre mari et femme ». Il n’est sûrement pas représentatif de l’opinion générale dans la Fédération. Mais ces évolutions sont-elles suffisamment représentatives pour que, à la fin de la crise, les migrants chinois constituent une classe ouvrière plus intégrée que ce que j’ai décrit dans Luttes… Si cela se confirmait, cela voudrait dire que la côte chinoise ne peut plus fonctionner comme l’atelier du monde. On reviendra sur cette question à propos de la question syndicale.

2.3. Apparition de luttes sectorielles

Les conflits sociaux en Chine sont de moins en moins isolés les uns des autres. Les exemples où la lutte se propage, soit localement soit sectoriellement, sont plus nombreux. En octobre 2008, plusieurs centaines d’ouvriers bloquent la circulation pour protester contre la fermeture d’une cimenterie à Jiaozuo (Henan). Six jours plus tard, les salariés d’une usine de grues et d’une fabrique textile de la même ville manifestent et font grève pour des salaires impayés. À Shiajiazhang, en mars 2008, les ouvriers de trois usines d’un même groupe textile se mettent en grève pour obtenir une augmentation de salaire. Ils sont bientôt rejoints pas les ouvriers de quatre autres usines du groupe [37].

Cette extension des grèves atteint parfois le niveau de grèves sectorielles, ce qui est relativement nouveau en Chine. Le CLB en indique deux :

2.3.1. Grève des enseignants (2008)

Elle couvre plusieurs centaines d’écoles maternelles, primaires et secondaires à travers le pays, surtout dans les régions rurales du centre. Les enseignants demandent que, conformément à la loi, ils soient payés autant que les autres fonctionnaires de même niveau. Leur lutte est dirigée contre les autorités locales, car ce sont elles qui n’appliquent pas la loi. Le CLB ne dit pas du tout comment le mouvement s’est propagé. Les grèves se sont terminées avec ou sans succès, selon les cas.

2.3.2. Grève des taxis (2007-2009)

La grève affecte, successivement ou simultanément, de nombreuses villes du pays. Le CLB dénombre dix grèves de taxis en 2007 et 32 en 2008. Il y en a encore en 2009. Les chauffeurs de taxis protestent contre les charges excessives que leur imposent les compagnies, ainsi que contre les taxis qui travaillent au noir. Dans la plupart des villes, les compagnies de taxis sont fortement oligopolistiques. Elles font varier arbitrairement les charges que supportent les chauffeurs, et l’absence de concurrence entre compagnies ne leur laisse aucun choix. Les grèves ont éclaté après de multiples tentatives de fonder des sections syndicales de chauffeurs, repoussées à chaque fois par l’ACFTU parce que l’établissement d’un syndicat « concerne l’entreprise ».

Il est intéressant de noter que, selon le CLB, les chauffeurs sont le plus souvent des anciens ouvriers des entreprises d’État ; mais on trouve également des travailleurs migrants. Si cela est avéré, ce serait la première fois que je vois des travailleurs migrants lutter aux côtés de collègues disposant d’un hukou urbain. Dans la plupart des cas, les autorités municipales s’efforcent de débloquer la situation en faisant des concessions là où c’est en leur pouvoir et en faisant pression sur les compagnies pour qu’elles en fassent aussi.

2.4. Toujours pas de libéralisation syndicale

On se souvient qu’une vague de grèves dans le port de Shenzhen (mars-mai 2007) avait notamment revendiqué la fondation d’une section syndicale (Luttes…, p.139). Le CLB mentionne aussi ce mouvement, et donne sur lui des informations complémentaires. Le 24 mars 2007, la grève éclate d’abord dans une société de service d’un terminal de conteneurs dans la partie est (Yantian) du port. Le 30 mars, une grève similaire éclate dans la partie ouest du port (Shekou). Dans les deux cas, les travailleurs obtiennent des concessions (mais le CLB ne donne aucun détail). Le 7 avril, plus de 300 grutiers de Yantian entrent en grève, et le 1er mai 200 travailleurs de Shekou se remettent en grève y compris les grutiers, pour obtenir le paiement de quatre ans d’arriérés d’heures supplémentaires. Ils gagnent. La revendication de former des sections syndicales au sein de l’ACFTU est même obtenue et le syndicat négocia un accord collectif.

Ce récit semble confirmer qu’il existe, au sein de l’ACFTU, et notamment dans la zone côtière, une tendance syndicale qu’on pourrait appeler proactive, prête à prendre en charge une poussée revendicative pour maintenir son statut, éviter la formation d’organisations indépendantes et canaliser la combativité des travailleurs. Dans le même ordre d’idée, la section syndicale de Shenzhen aurait obtenu gain de cause contre Huawei (très importante société de matériel de télécom) lorsque celle-ci, fin 2007, essaya d’imposer à ses salariés ayant plus de huit ans d’ancienneté de démissionner et de reprendre leur emploi dans des conditions précaires. La direction voulait contourner une clause de la loi sur les contrats de travail, entrant en vigueur au 1er janvier 2008, stipulant que les salariés d’une ancienneté de plus de 10 ans voyaient automatiquement leur contrat de travail converti en CDI. De très nombreuses sociétés ont procédé comme Huawei dans les derniers mois de 2007. Le CLB ne dit pas pourquoi l’ACFTU aurait pris la défense des salariés de Huawei plutôt que d’une autre société.

Quoi qu’il en soit, comme je l’avais déjà indiqué dans Luttes…, la crise mondiale a mis fin à ces tentations libérales dans l’ACFTU. Pékin a expressément demandé au syndicat de « défendre l’entreprise ». Le CLB donne une certaine explication de cette victoire des conservateurs quand il souligne que le syndicat est encore plus soumis au Parti qu’auparavant. L’ACFTU a mis en place des procédures pour que les unions locales prennent à leur charge les activités des sections d’entreprise. Du coup, les unions locales se sont trouvées surchargées manquant de fonds et de personnel. Elles se sont tournées vers les autorités locales pour de l’aide et se sont peu à peu confondues avec l’administration, c’est-à-dire avec le Parti. Reste à expliquer pourquoi le Parti arbitre encore et toujours contre les syndicats. J’ai donné une explication de cette attitude dans Luttes… (prédominance de la plus-value absolue, p. 142). Sur la base des éléments réunis dans cette note, rien n’indique qu’un changement de modèle massif est en court.

Conclusion

On a vu dans Luttes… que le prolétariat chinois, dans ses différentes fractions, est combatif et répond comme il peut aux agressions des patrons. On a vu aussi que ces luttes restent, sauf exceptions, très séparées les unes des autres. Cette dernière appréciation était sans doute un peu rapide. La présente note indique que les luttes des travailleurs chinois parviennent à sortir de leur isolement et rejoindre d’autres fractions pour gagner en efficacité. C’est sans doute un élément nouveau, mais il était déjà présent au cours de la période couverte dans Luttes… J’en cite même un bel exemple (la vague de grèves dans les entreprises japonaises de la ZES de Dalian en 2005), mais sans en tenir compte suffisamment.

Dans Luttes…, le schéma implicite du rapport entre prolétariat et capital est que la répression est la principale réponse que le capitalisme chinois trouve pour faire face aux poussées prolétariennes. C’est probablement une vue trop simple, reposant de façon excessive sur la situation des migrants – car on connaît mal la situation de ceux qui sont restés dans les entreprises publiques. Il reste à savoir comment le capitalisme chinois pourrait absorber la poussée revendicative qui semble se former dans le pays sous l’impact de la crise si son insertion dans le cycle mondial reste sur le même modèle et interdit la fameuse montée en gamme qui, en ce qui concerne l’exploitation du travail, consisterait à introduire une forte dose de plus-value relative, à augmenter la consommation ouvrière et à laisser se développer les syndicats. À suivre…

B. A., décembre 2009

BREVES GENERALES

Depuis une quinzaine d’années, les statistiques officielles du gouvernement chinois révèlent une augmentation des « incidents de masse » : grèves, rassemblements, manifs, sit-in, séquestrations de dirigeants, occupations, attaques de bâtiments, émeutes et affrontements avec les keufs, lynchages de cadres et patrons… (liste non exhaustive car la définition est floue et peut changer d’une province à l’autre). Toujours aux dires des officiels, ces conflits croissent en nombre, en « intensité » et en « violence », et les formes qu’ils prennent sont de plus en plus variées. Le nombre de participants à ces « incidents » serait également en progression (730 000 en 1994, 3 760 000 en 2004). On peut supposer que les prolos chinois n’ont pas (plus) grand-chose à perdre (à défendre) et que, du coup, les « débordements » surgissent rapidement. Les experts gouvernementaux l’expliquent par l’absence de structures de régulation et de médiation. Mais pour eux, ces événements ont beau être en augmentation et perturber « l’harmonie de la société chinoise », ces luttes sporadiques et isolées ne menacent pas la stabilité de l’État et du capital en Chine. Qu’ils se fourrent le doigt dans l’œil, jusqu’au coude !

Ces experts désignent comme principales causes de conflits : le travail, les expropriations urbaines ou rurales et la pollution. En effet, les révoltes concernent majoritairement des luttes d’ouvriers (salaires impayés, horaires, licenciements, rachats et restructurations, accidents du travail…) ; des luttes liées à des restructurations urbaines ou rurales (gentrification, construction de lieux de loisirs pour les riches, ou de nouvelles usines) ; des mobilisations suite à des empoisonnements collectifs, ou pour empêcher la construction d’usines polluantes ; des protestations massives et spontanées contre la répression (les affrontements contre la police sont monnaie courante partout dans le monde, on se demande bien pourquoi). Vous trouverez au fil des pages de cette brochure un recueil d’incidents de masse qui donnera un aperçu concret (mais non exhaustif) de la lutte des classes en Chine de 2008 à début 2010 [date, lieu (province)]. Outre des révoltes collectives qui témoignent de la combativité et du climat de tension générale figurent également quelques pétages de plomb individuels, qui montrent à quel point la pression est grande, à tous les niveaux.

Certaines brèves sont imprécises parce qu’il est encore plus difficile de trouver des infos sur les luttes dans une dictature que dans une démocratie. Infos vues, de toute façon, par le filtre de la censure et de la presse (bourgeoise ou militante). Par exemple, n’ont transparu que peu de données sur les conflits liés aux Jeux olympiques : la restructuration urbaine à Beijing a entraîné beaucoup d’expulsions et de chantiers, donc un fort besoin de main-d’œuvre, des mingong pour la plupart, sous pression pour finir les travaux dans les temps, etc. Les grandes vagues d’émeutes qui ont secoué le Tibet et le Xinjiang (Ouïghours) n’apparaissent pas ici, parce qu’elles relèvent d’autres problématiques : nationalismes et luttes contre l’occupation d’un territoire (même si on peut supposer que des conflits de classes sont sous-jacents, la question mériterait d’être creusée).

Sources : China Labour Bulletin : www.clb.org.hk, Des nouvelles du front : http://dndf.org, Dans le monde une classe en lutte (bulletin trimestriel) : www.mondialisme.org/spip.php?rubriq..., Anthropologie du présent (site d’un universitaire consacré aux émeutes dans le monde) : http://berthoalain.wordpress.com, Bulletin mensuel Les Droits de l’homme en Chine de la LDH, et si ! : www.ldh-france.org/-groupe-chine-, Brèves du désordre : http://cettesemaine.free.fr/spip/, Libertarian communism : http://libcom.org (site d’infos et immense bibliothèque in english), presse bourgeoise (dont la presse économique), glanage sur internet…

2008
2009
2010

TEXTES COMPLEMENTAIRES

UNITE ?

D’une part, l’unité du prolétariat n’est pas une condition préalable nécessaire à une avancée victorieuse du prolétariat, même sur un plan purement revendicatif. Le prolétariat est toujours, nécessairement, fractionné. Il l’est parce que le capital l’est (en pays, en secteurs, en entreprises) et parce que les patrons s’attachent à le diviser. Il l’est enfin parce que les travailleurs sont en concurrence sur le marché du travail. Vouloir surmonter ces divisions par une construction politique ou syndicale préalable, c’est en dernière analyse viser une révolution politique, où la pseudo unité de la classe n’existe que dans une unité réelle d’un pouvoir qui la domine, que ce soit celui des conseils ouvriers ou celui du parti. L’appel traditionnel à l’unité s’inscrit dans une vision politique de la révolution, où tous les prolétaires doivent faire masse face à l’Etat qu’il faudrait conquérir ou abattre, selon les versions, face aux patrons qu’il faudrait déposséder de leurs moyens de production. Cette unité-là, c’est celle de la massification. Elle correspond aux besoins des politiques et procède de la massification du travailleur collectif dans les usines et les quartiers. La révolution dont parle cette unité, c’est l’affirmation des travailleurs en tant que travailleurs pour la généralisation du travail et la dictature du prolétariat. Cette idéologie appartient au passé du mouvement ouvrier. La Chine ne fera pas exception.

Aujourd’hui, l’unité réelle de la classe dans la lutte ne se vérifie pas dans sa massification (formation d’une masse de manœuvre pour les politiques ?). elle se vérifie lorsque, dans la crise, le prolétariat se trouve largement confronté à son absence de réserve, ce statut commun, cette vraie communauté du prolétariat, peu visible dans la prospérité, qui l’unifie de fait malgré la diversité des situations particulières et créera une langue et une pratique communes, celles de la communisation de la société. L’unité se fera dans la lutte. Des divisions sociologiques actuelles, qui semblent profondes et déterminantes, seront dépassées naturellement si la lutte prend de l’ampleur.

Extrait de Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), p. 97

LA QUESTION DE LA PLUS-VALUE ABSOLUE

Les éléments ci-dessus indiquent nettement une grande importance [en Chine] de l’extraction de la plus-value sur le mode absolu : longueur de la journée de travail et baisse du travail nécessaire par réduction absolue du salaire (et non par baisse de la valeur des subsistances). La recherche d’un renforcement de l’exploitation du prolétariat mondial sur le mode de la plus-value absolue est l’une des principales raisons que le capital occidental et japonais a de se délocaliser, depuis trente ou quarante ans, dans les pays à bas coût de main-d’œuvre. Cela est encore plus vrai depuis l’explosion du secteur de la logistique et de sa productivité (années 1990).

Le capital international est allé en Chine pour la qualité particulière de sa main-d’œuvre : abondance, discipline, horaires interminables, bas salaires et sous-consommation – ce qu’il ne pouvait pas trouver dans ses bases métropolitaines. Le renforcement de l’extraction de la plus-value sur le mode relatif y était bloqué par la difficulté à augmenter la productivité, tandis que l’injection d’une dose de plus-value absolue y était entravée par les résistances des OS et l’inertie du compromis fordiste. Certes, une fois que les délocalisations se sont généralisées, elles ont agi en retour sur les conditions de l’exploitation dans les métropoles où certaines réformes de l’extraction de la plus-value absolue reviennent en force (longueur, mais surtout densité de la journée de travail et pluri-activité).

Les modalités actuelles de l’exploitation du prolétariat chinois (surtout les migrants) indiquent une forte prédominance de la plus-value absolue. Le très faible niveau des salaires, la longueur de la journée de travail, l’arbitraire patronal des amendes, du non-paiement des salaires, etc. vont dans ce sens. Car tout cela implique une très faible consommation ouvrière. Or, de façon générale, plus le panier des subsistances est restreint, moins la plus-value relative peut jouer. C’est pourquoi il peut être intéressant d’examiner la consommation ouvrière en Chine.

Extrait de « Les travailleurs migrants en Chine », Echanges, n° 123, hiver 2007-2008

Dans la journée de travail, le travailleur produit de la valeur, dont une part correspond à son salaire ; c’est le travail nécessaire. L’autre part est le surtravail, dont la valeur est appelée plus-value. Le salaire correspond à la valeur des biens nécessaires à la reproduction de la force de travail. Plus il faut de temps pour produire ces marchandises de la consommation ouvrière, moins la part de la plus-value (le temps qu’il reste dans la journée pour produire pour le patron) est grande. Il y a deux façons d’augmenter la plus-value : en allongeant la journée de travail (la plus-value absolue), et en augmentant la productivité du travail qui produit le panier de subsistances, ce qui équivaut à une baisse du temps de travail nécessaire (plus-value relative). La combinaison de ces deux formes de la plus-value est la base de la formule d’équilibre de la reproduction du capital.

Extrait de Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), p. 149

LES TRAVAILLEURS MIGRANTS EN CHINE

Les travailleurs migrants ne représentent qu’une fraction du prolétariat chinois, mais c’est celle qui est la plus impliquée dans l’insertion internationale du capitalisme chinois et probablement la plus exploitée.

Données générales

On appelle travailleurs migrants les prolétaires issus de l’exode rural. Le plus souvent, ces ruraux ne disposent pas d’un permis de résidence (hukou) urbain. Malgré plusieurs débuts de réforme, souvent limités localement, le système maoïste des permis de résidence reste essentiellement en vigueur. De façon générale, les hukou ruraux représentent 57% de la population (selon des chiffres de 2005), contre 43% pour les hukou urbains. Les tentatives de libéralisation du système du hukou sont plus avancées dans les petites villes que dans les grandes, et dans ces dernières sont le plus souvent limitées aux banlieues. Les conditions de base pour accorder un hukou urbain à un rural sont toujours l’obligation d’avoir un emploi stable et un domicile fixe. La limite de cette libéralisation est pour une bonne part celle du budget de l’aide sociale des villes, car le hukou urbain est assorti de droits, de même que le hukou rural s’accompagne d’un droit à louer une terre agricole (l’octroi d’un hukou urbain fait parfois partie des compensations offertes aux paysans chassés de leurs terres par l’extension des villes).

Dans leur grande masse, les travailleurs migrants n’ont qu’un hukou rural. Ils doivent donc être considérés comme des sans-papiers de l’intérieur, et sont à ce titre exploitables comme les immigrés dans d’autres pays. On estime leur nombre à 150-200 millions. Selon une étude récente du Development Research Center of the State Council, dont a rendu compte l’agence Xinhua le 16 juin 2007, il y aurait 120 millions de migrants dans les grandes villes, et 80 millions dans les petites. Pour donner un ordre de grandeur de l’importance de cette masse, l’Organisation internationale du travail a établi des chiffres qui permettent de conclure qu’en 2002 il y avait en tout 350 à 434 millions de prolétaires (urbains et ruraux) en Chine, pour une population active totale de 754 millions.

Contrairement à ce qu’on croit souvent, l’exode rural ne se dirige pas exclusivement vers la côte. Entre 1985 et 2000, les zones rurales du pays ont vu le départ (provisoire et définitif) de 114 millions de gens. 54 millions sont allés dans les villes des provinces intérieures, et 60 millions vers les villes des provinces côtières. La répartition des migrants par grands secteurs est la suivante : plus de la moitié vont dans le bâtiment et l’industrie, et le reste dans l’hôtellerie, la restauration, les services. Seuls 20% du total vont dans les sweatshops (« ateliers de la sueur ») de la côte, ce qui représente quand même 25 à 30 millions de travailleurs (pour comparaison, la population active totale de la France est de 27 millions).

Les chiffres suivants sont anciens, mais ce sont les seuls que j’ai trouvés : en 1993, 22% des migrants se retrouvaient dans l’industrie, 33% dans le bâtiment, 10% dans les transports, 31% dans le commerce et la restauration, et 4% dans l’agriculture. Autres chiffres : la population de la ville de Shenzhen, dans le Guangdong, limitrophe de Hong Kong, où a été créée une des premières zones économiques spéciales en 1979, est passée de 310 000 à 4,3 millions d’habitants entre 1980 et 2000. À cette date, seuls 30% de la population étaient des résidents permanents avec un hukou urbain. Il s’agissait de fonctionnaires, d’entrepreneurs, de techniciens et de travailleurs qualifiés. Le reste était formé de migrants sans permis de résidence.

Extrait de « Les travailleurs migrants en Chine », Echanges, n°123, hiver 2007-2008

LA QUESTION DES SALAIRES

En ce qui concerne l’évolution des salaires, on observe qu’au cours de la période 1994-2004, en termes réels, le revenu des travailleurs migrants ne leur a permis que de se maintenir au plus bas niveau de vie. Cependant, on observe aussi qu’en raison d’une pénurie de main-d’œuvre apparue dans la région à partir de la fin 2003, les choses sont peut-être en train de changer. Elles le font cependant lentement car la loi de l’offre et de la demande (ici, de travail) est contrecarrée par le comportement illégal des patrons, qui cherchent à limiter la mobilité du travail de plusieurs façons. Face à la forte résistance qu’opposent les patrons aux demandes d’augmentations de salaires ou d’améliorations des conditions de vie et de travail, les travailleurs réagissent en effet par la recherche d’un autre travail dans une autre usine. Mais les patrons contre-attaquent :

Même la pratique courante de loger les travailleurs dans l’enceinte de l’usine est un frein efficace à la mobilité : si le travailleur démissionne en espérant toucher plus tard ses arriérés de salaire, encore faut-il qu’il puisse se loger dans la région. La cherté des loyers l’en dissuade rapidement.

Le CLB déplore ce comportement illégal des patrons et appelle de ses vœux un libre jeu des lois du marché selon le droit écrit [38].

Mais le niveau des salaires augmente malgré tout, car les « forces du marché » s’imposent envers et contre tout. Les travailleurs ont trouvé des façons de quitter l’entreprise avec leur salaire :

Salaires mensuels des migrants, d’après des statistiques publiées par Le Quotidien du Peuple du 15 juin 2007.
Année Yuan/mois variation
2003 781 -
2004 803 + 2,8 %
2005 855 + 6,5 %
2006 953 +11,5 %

Les chiffres montrent une nette accélération de la hausse en fin de période [40]. Dans le même contexte, une nouvelle façon de faire travailler plus les migrants est apparue récemment dans la région de Guangzhou. Sur la base des pénuries de main-d’œuvre apparues dans la région, certains travailleurs ont réinventé l’intérim. Ce sont des travailleurs qui connaissent déjà bien le travail à la chaîne, qui peuvent travailler sur tous les postes et ont une bonne qualification. Au lieu de garder un emploi permanent dans une entreprise, ils louent leurs services sur une base temporaire quand l’entreprise connaît une situation d’urgence.

Par exemple, dans une usine de confection, le salaire normal pour un travail de repassage est de 30-45 yuan par jour avec nourriture et dortoir. Le salaire des travailleurs employés en cas d’urgence varie entre 80 et 120 yuan pour le même emploi. De plus, le salaire est versé chaque jour, ce qui limite les impayés.

Ce système s’est bientôt vu institutionnalisé sous la forme d’équipes toutes constituées qui viennent dans les usines au moment des coups de bourre. Elles sont dirigées par un chef d’équipe, qui est habituellement un travailleur plus âgé, qui connaît bien le métier et a de nombreux contacts dans les usines d’une région. Les enquêteurs [41] citent le cas d’un chef d’équipe qui dispose de cent travailleurs à qui il garantit 15 jours de travail par mois. Il prend 10% de leur salaire.

Malgré le surcoût, les patrons sont intéressés par ces travailleurs parce qu’ils permettent d’éviter les frais liés aux retards de livraison, et parce qu’ils assurent un travail plus intensif et de meilleure qualité que le personnel permanent. Autrement dit parce qu’ils travaillent encore plus tant qu’ils sont dans l’usine, à un niveau d’exploitation que les patrons ne peuvent pas obtenir des permanents. Mais ces mêmes patrons déclarent aux enquêteurs que le salaire de ces travailleurs est trop élevé, et qu’ils ne peuvent les employer qu’exceptionnellement.

Extrait de « Les travailleurs migrants en Chine », Echanges, n°123, hiver 2007-2008

SYNDICATS ET MODALITES DE L’EXPLOITATION

Jusqu’à présent, le gouvernement a arbitré ce les syndicats indépendants parce qu’il s’en tient au modèle d’exploitation du travail instauré par les réformes, et qui repose sur l’avantage comparatif des bas salaires. Il en a été de même dans le développement historique du capitalisme occidental. Les syndicats n’ont été tolérés par les patrons que progressivement, au fur et à mesure que se mettait en place l’accumulation intensive et le mécanisme de la plus-value relative. La recherche de la plus-value absolue est, pour les patrons, antagonique à l’admission d’un syndicat. Dans ce modèle, où les immobilisations de capital fixe sont peu élevées, l’initiative du travailleur non qualifié dans l’effort de productivité n’est pas ou peu sollicitée. On impose de faire le maximum possible d’heures pour un salaire de survie qui est à prendre ou à laisser. D’autres sont prêts à prendre sa place. Il n’y a pas grand chose à négocier. La fonction de contrôle et de pressurage de la main-d’œuvre est déléguée à la répression pure. […] La complexification du procès de travail collectif requiert une participation plus active des travailleurs, un minimum d’initiative dans la résolution des problèmes. Tout ça se paie, et le syndicat est une bonne institution pour obtenir cette collaboration en échange d’un partage des gains de productivité. La hausse des salaires et de la consommation ouvrière, l’accumulation de capital fixe, signifie le développement du mécanisme de la plus-value relative.

Comme lors du passage à la domination réelle du capital en Occident, ce schéma laisse une place au syndicalisme. Mais ce passage d’un système d’exploitation du travail qui interdit le syndicalisme à un autre qui y trouve son intérêt est-il possible en Chine aujourd’hui ?

Extrait de Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), p. 142

GREVES ET DESTRUCTIONS

Presque par définition, les grèves en Chine ne sont pas ou très peu organisées, [...] la formation de groupes syndicaux ou parasyndicaux à la base est fortement réprimée. Il y a probablement des groupes plus ou moins clandestins, mais ils ne sont pas perceptibles sur notre radar. Par « pas ou très peu organisées », il faut entendre donc qu’il n’y a pas de préparatifs de la grève longtemps à l’avance, par la demande de négociations, la communication aux travailleurs de l’état du rapport de forces, l’annonce de dates lointaines où « on agira », etc. Les grèves sont donc le plus souvent soudaines, improvisées, et s’organisent dans le feu de l’action. En se mettant en grève, les travailleurs prennent des risques considérables. Ceux qui sont arrêtés finissent fréquemment en prison pour plusieurs années. Aussi n’est-il pas étonnant que, une fois le travail suspendu, ils ne reculent pas devant le recours à la violence et les destructions. Entrer en grève, pour un travailleur chinois, c’est déjà brûler ses vaisseaux. Il ne s’y met donc que lorsque son exaspération a atteint un degré très élevé. La répression, le refus de la négociation et l’absence ou la faiblesse des médiations font le reste. [...]

De façon générale la grève éclate sans préparatifs particuliers lorsque les conditions d’exploitation dépassent, sur un point particulier, les limites du supportable (qualité de la cantine, heures non payées, brutalité des vigiles ou contremaîtres, etc.). [...]

On trouve là une atmosphère qui ressemble à celle de révoltes des OS qui a eu lieu dans les usines à la chaîne d’Europe et d’Amérique dans les années 1960-1970. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la surexploitation du travail taylorisé et fordisé produit les mêmes réactions de révolte que celles qui avaient été regroupées sous le nom d’antitravail. Sans doute en plus violent encore, puisque les destructions sont nombreuses dans ces soulèvements brefs et sans suite d’ouvriers exaspérés par la rigidité des patrons sur la moindre question de travail.

Une autre caractéristique assez générale des grèves en Chine est leur courte durée. L’absence de réserves, individuelles ou collectives, est évidemment en cause ici. Mais l’isolement l’est aussi. On a vu la difficulté qu’ont les grévistes à établir des liens de solidarité avec leur entourage, et je ne connais pas d’exemple de grève de solidarité. L’occupation des locaux favorise en général la prolongation des conflits, surtout si ces locaux sont abandonnés par leur patron. Or, ainsi qu’on l’a mentionné, il ne semble pas y avoir beaucoup d’occupations en Chine - en tout cas pour le moment. Une autre raison probable de la courte durée des grèves est l’absence de syndicats pour les préparer, les soutenir, les financer.

Extrait de Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), p. 142

ANNEXES

QUELQUES CHIFFRES ET DONNEES

[pour comparaison, les chiffres entre crochets sont ceux concernant la France]

Principales industries : fer, acier, aluminium et autres métaux, charbon, construction de machines, armement, textiles, pétrole, ciment, produits chimiques, engrais, produits de consommation, matériels de transport.

En 2009, la Chine est devenue le premier constructeur automobile et le premier marché mondial (13,64 millions d’unités produites). Les marques les plus vendues proviennent d’entreprises mixtes associant notamment Volkswagen e t GM.

Commerce extérieur :

Accidents du travail :

Conflits du travail :

CHRONOLOGIE INDICATIVE
Pour aller chiner ailleurs

Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), Acratie, 2009, 182 p.

Hsi Hsuan-wou et Charles Reeve, China blues. Voyage au pays de l’harmonie précaire, Verticales, 2008, 288 p.

« La lutte des classes dans la Chine en transformation », Échanges, n° 125, été 2008, p. 27-40 (résumé d’un article de la revue Aufheben, n°16, janvier 2008, disponible sur libcom.org/files/china.pdf, suivi de commentaires de Bruno Astarian)

Dossier « Chine » de la revue Échanges sur internet : www.mondialisme.org/spip.php?rubrique91

« Grondements ouvriers en Chine », Mouvement communiste, n° 9, printemps-été 2002, p. 27-33, www.mouvement-communiste.com

Serge Michel, Michel Beuret, La Chinafrique. Pékin à la conquête du continent noir, Hachette, « Littératures-Pluriel », 2009, 352 p.

Wang Bing, À l’ouest des rails, 2004 (film sur la « restructuration » dans le centre industriel de Shenyang, 540 mn – !)

Xiaolu Guo, Chine, la deuxième révolution, 2005 (film sur la restructuration urbaine et les ouvriers du BTP à Beijing, 61 mn)

Dans le monde une classe en lutte

Henri Simon, « Bangladesh, une révolte ouvrière », Échanges, n°118, automne 2006, sous forme de brochure sur https://infokiosques.net

« Au Bangladesh, des dizaines de milliers de grévistes détruisent des centaines d’usines », mai 2009, dndf.org

« Mahalla Al Kubra (Égypte) : une classe ouvrière militante » (sur les grèves émeutières dans le textile en 2006-2007), www.tlaxcala.es

Loren Goldner, « La défaite de la grève de Ssangyong Motors » (Corée du Sud, été 2009), Échanges, n°130, automne 2009, www.mondialisme.org

« Les mouvements ouvriers et la mobilité du capital » (dans l’industrie automobile), Échanges, n°122, automne 2007, www.mondialisme.org

Grèce. La révolte de décembre 2008, 2009, 40 p., https://infokiosques.net

« Réflexions sur la solidarité “virtuelle” dans les luttes » (à propos des luttes des dockers de Liverpool de 1995, ou de l’enthousiasme romantique pour « le Chiapas »), Échanges, n°84, avril-septembre 1997

Étrangers de partout. Bulletin contre les centres de rétention et leur monde, apériodique depuis 2009, etrangersdepartout(at)riseup.net

« Histoires de révoltes dans les centres de rétention en Europe », 2009, https://infokiosques.net

« Travailleurs immigrés en Roumanie : de nouveaux aspects de la lutte de classe », Échanges, n°126, autonome 2008

De manière générale, vous l’aurez compris, la revue trimestrielle Échanges publie des infos et des analyses sur la lutte des classes dans le monde : www.mondialisme.org/spip.php?rubrique3

Un peu d’histoire et de théorie...

Gilles Dauvé et Karl Nesic, Sortie d’usine, Troploin, 2010, 52 p., troploin0.free.fr/i

Bruno Astarian, Christian Charrier, « Périodisation du mode de production capitaliste. Histoire du capital, histoire des crises et histoire du communisme », Hic Salta, 1998, lamaterielle.chez-alice.fr

Bruno Astarian, Aux origines de l’« antitravail », Échanges & mouvement, 2005, 66 p.

Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière. Enquête aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard, 10/18, 2005 [1999], 480 p.

Les amis du potlatch, « À bas le prolétariat, vive le communisme », 1979, https://infokiosques.net

Contre le mythe autogestionnaire, 2009, 80 p., Ottogeyrtonnex(at)live.fr

« Abandonnez l’activisme », cettesemaine.free.fr/Broch/andrewxb...

À couteaux tirés avec l’Existant, ses défenseurs et ses faux critiques, Mutines séditions, 2007, 102 p., mutineseditions(at)free.fr

Epilogue...

Une première édition de cette brochure a été réalisée à l’occasion de deux soirées-discussion à Ganges et Avignon autour du livre de Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009). Cette seconde version, tout comme la précédente (ici revue et corrigée), ne prétend évidemment pas remplacer la lecture de ce bouquin, ni en proposer un résumé, mais offre une première approche du sujet et quelques documents complémentaires.

Ces recherches sur la lutte des classes en Chine ont été l’occasion de prendre le temps d’approfondir collectivement quelques réflexions, de se demander ce qu’on fait, comment et pourquoi. Être curieux de ce qui se passe au bout-du-monde (pas toujours si éloigné que ça, que l’on pense aux faubourgs de l’Union européenne : Algérie, Roumanie, etc.) ne signifie pas se complaire dans un rassurant « exotisme » révolutionnaire à la noix de coco, ni dans une fascination pour le « beau geste » émeutier (en soi d’un intérêt limité).

La « question internationale » affine notre vision du monde, oblige à prendre du recul et permet une meilleure compréhension de se qui se trame « ici » dans sa complexité… Bref, ça élargit considérablement (crûment) les perspectives de la guerre sociale en cours. Cela confirme que « the system », structuré par l’exploitation, et la lutte pour l’abattre sont internationaux (ce qui est loin d’être un scoop, on l’admet).

Cela fait aussi écho à nos pratiques, à nos discours sur ce monde, à notre tendance à courir après les luttes, le tout pâtissant quelquefois d’un manque de réflexions, de perspectives, et basculant parfois dans des postures idéologiques : on le sait, ce ne sont pas les révolutionnaires (encore moins les activistes) qui feront la révolution, mais bien la révolution qui fera les révolutionnaires (et défera les activistes).

Cette brochure ne reflète pas non plus exactement l’état actuel de nos discussions. Certains points n’ont pu être qu’effleurés, voire n’ont pas été abordés. Par exemple, les questions de « solidarité », qui ne sont pas une mince affaire (tant au niveau international que local). Mais ce bon temps passé ensemble à manger des nouilles sautées au faux canard (même pas laqué) et des gâteaux au soja en discutant de lutte des classes et de communisme nous a donné envie de continuer. Même si c’est pas avec une ou plusieurs brochures qu’on va abolir la société de classes. Comme quoi, on est peu de choses…

[1] Les méthodes de lutte contre ce monde se sont toujours adaptées aux évolutions des rapports sociaux et des modes de production. On voit qu’il n’est donc pas nécessaire d’être adepte de certaines thèses radicales, prétendues novatrices, pour comprendre l’intérêt du « blocage de flux » de marchandises ou de travailleurs.

[2] La lecture du livre de Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), apporte de précieuses informations et même, quelques perspectives.

[3] Pour faire très vite, disons que le prolétariat est la classe de ceux qui, n’ayant d’autre moyen de survivre, sont contraints de vendre leur force de travail (d’être salariés par ceux qui possèdent les moyens de production) ; ils n’ont donc aucun pouvoir sur l’emploi de leur vie. Cette classe, qui comprend entre autres les ouvriers et les employés, est en expansion permanente et n’a jamais été aussi massive qu’aujourd’hui. « Il faut entendre par prolétaire le salarié qui produit le capital et le fait fructifier, et que M. Capital [...] jette sur le pavé dès qu’il n’en a plus besoin. » (Karl Marx, Le Capital, 1867)

[4] La lutte des classes est l’affrontement de classes aux intérêts contradictoires : la classe capitaliste (détentrice des moyens de production) et le prolétariat qu’elle domine et exploite. Cette lutte est quotidienne, souvent peu visible (exploitation, résistance au travail, sabotage, etc.) ou parfois très palpable (restructurations, licenciements, grèves, émeutes, etc.). « La lutte des classes existe, et c’est la mienne qui est en train de la remporter. » (le milliardaire Warren Buffet, s’exprimant en novembre 2006 dans le New York Times)

[5] Le communisme n’a évidemment rien à voir avec les dictatures du XXe siècle improprement appelées « communistes » (Chine maoïste comprise) qui étaient en fait des formes autoritaires de capitalisme d’État. Négativement, on peut dire que le communisme sera la fin (l’abolition, le dépassement) de toutes les formes d’aliénation humaine, de médiation, de domination, l’abolition de l’État, des classes (donc du prolétariat), du salariat, de l’argent et de la valeur, du droit, de la morale, du genre, etc.

[6] Signalons qu’en Chine la séparation entre pouvoir central et pouvoirs locaux (provinces, municipalités) ne facilite pas toujours la gouvernance.

[7] Le hukou (rural ou urbain), passeport intérieur (généralisé par Mao en 1958), structure fondamentalement le contrôle des populations chinoises. Voir "Les travailleurs migrants en Chine".

[8] Elle permet de surcroît de maintenir une pression permanente sur l’ensemble des travailleurs et de renforcer leur division.

[9] Tout comme au XIXe siècle en France, où Bretons et Auvergnats ont constitué le prolétariat nécessaire à l’industrialisation de la région parisienne ou, en Italie au XXe siècle, les paysans du Sud qui ont permis le développement industriel du Nord.

[10] Et que « la frontière » est un système de contrôle géographiquement diffus, plus que la limite physique d’un territoire.

[11] Quand on est enfermé douze heures par jour, sept jours par semaine, dans une usine, il n’est pas très étonnant qu’on ait parfois envie de prendre l’air... Il semble d’ailleurs que les occupations d’entreprises soient assez rares. Quant aux nombreuses boîtes fermées et abandonnées par leurs patrons, les ouvriers chinois (tout comme leurs collègues français) ne paraissent pas rêver de les remettre en route en succombant aux sirènes de la contre-révolution autogestionnaire.

[12] En Chine, la police nationale comprend environ 1500000 hommes auxquels s’ajoutent 700000 militaires de la « police ar-mée » (qui comprend notamment les unités anti-émeutes). En France, 150000 policiers (dont 15000 CRS) et 100000 gendarmes protégent la république de l’ennemi intérieur.

[13] La Fédération nationale des syndicats chinois (FNSC, que l’on trouve également sous le sigle ACFTU : All China federation of trade unions) est l’unique syndicat, imposé par l’État ; à juste titre assimilé au PCC, la défiance des travailleurs à son égard est bien grande.

[14] C’est la fonction des syndicats (les « partenaires sociaux »), partout dans le monde, que d’œuvrer pour le maintien de la paix sociale, contre le prolétariat révolté.

[15] La Chine (1300 millions d’habitants), qui produit 10% des biens manufacturés dans le monde, est certes devenu en 2009 le premier exportateur mondial en dépassant légèrement l’Allemagne (82 millions d’habitants)… mais reste encore derrière l’Union européenne (500 millions d’habitants).

[16] Le terme « antitravail », forgé dans les années 1970, désigne les pratiques de résistance au travail et/ou à son intensification par des actes variés individuels ou collectifs (sabotage, freinage, absentéisme, turn-over, perruque, etc.).

[17] En Occident, un enjeu, et une conséquence, de la restructuration du capital a été « l’invisibilisation » de la classe ouvrière. Elle a accompagné l’acharnement à défaire les derniers liens de solidarité ouvrière lors des grands affrontements des années 1980 : Thatcher, Reagan, Mitterrand, l’entrée de la CEE en Espagne, etc., contre les mineurs, les dockers, les métallos, etc.

[18] Le salaire ne représente pas le paiement du travail effectué mais correspond au coût de la reproduction de la force de travail du salarié : de quoi lui permettre de se loger, de manger, de s’habiller, et de revenir bosser le lendemain matin ; il comprend aussi l’entretien du « reste » de la famille et donc l’élevage des futurs prolétaires.

[19] Le niveau de rage et de résistance constaté début 2009 rien que dans le secteur automobile en Europe (Continental, Rencast, Visteon en Angleterre, etc.) peut en être un révélateur. Rappelons que la crise de 2008 chamboule particulièrement ce secteur clé (pour l’économie et l’organisation sociale du monde) en Europe ; les équipementiers sont les premières entreprises à morfler. Voir aussi l’évolution de l’antagonisme en Grèce depuis quelques années, notamment depuis 2008.

[20] Notamment les grèves de courte durée… mais surtout dans les boîtes ayant mis en place une organisation du travail à flux tendu où les répercussions de telles grèves sont plus importantes ! relire la note [[<1>

[21] La répression (« criminalisation-du-mouvement-social » incluse) est tout sauf un « état d’exception ». La guerre sociale, comme la révolution, n’est pas un dîner de gala.

[22] Fondé en 1994 par le dissident Han Dongfang, le China Labour Bulletin est aujourd’hui une ONG basée à Hong Kong qui défend les droits des travailleurs et les droits de l’homme en Chine.

[23] Ils étaient 540000 en 2004, 635000 en 2006.

[24] La diaspora chinoise se compose de populations ayant des ancêtres chinois mais résidant dans d’autres pays que la Chine et possédant généralement la nationalité de leur pays « d’accueil ». Elle trouve notamment son origine au XIXe siècle lorsque les occidentaux manquaient de main-d’œuvre pour leurs colonies (plantations et mines) ou pour de vastes chantiers (construction de voies ferrées aux États-Unis après l’abolition de l’esclavage). Elle serait forte aujourd’hui selon les estimations de 35 à 100 millions de membres (dont 80% en Asie du Sud-Est).

[25] Des dizaines de millions de travailleurs s’expatrient ainsi à travers le monde (beaucoup en provenance du Bangladesh ou des Philippines).

[26] En octobre 2009, la société chinoise Nile Textile Group s’établit en Égypte dans la zone franche de Port-Saïd, exploitant 600 travailleurs dont 20% de Chinois importés ; 950 firmes chinoises seraient présentes dans les zones franches de ce pays.

[27] En 1997 un accord est par exemple signé avec Israël où environ 40000 Chinois travaillent aujourd’hui surtout dans le BTP.

[28] Pour être exploités de la sorte, les travailleurs doivent payer de très fortes commissions à ces agences d’intérim.

[29] S’y ajoutent les offres de prêts chinois (des milliards à des taux imbattables) et les pots-de-vin (dont les occidentaux ne peuvent plus user aussi ouvertement).

[30] Ces entreprises auraient commencé à s’implanter dans les années 1990 alors que les occidentaux désertaient la région par crainte de la montée de l’islamisme.

[31] Plusieurs articles sur les travailleurs asiatiques en Roumanie dans Échanges n° 126, automne 2008.

[32] Les travailleurs chinois expatriés auraient généré des revenus de 7,24 milliards de dollars de janvier à novembre 2008 (en augmentation de 24,2%).

[33] En 2009, à Bucarest et Varsovie, des ouvriers chinois en fin de contrat sont abandonnés sur place par leurs patrons qui ne voulaient pas leur payer de billet de retour… se transformant du coup en « sans-papiers ».

[34] À savoir que la R&D, en Chine, c’est surtout du développement. Cf. Luttes…, p. 30-33. De son côté, André Grjebine souligne le poids important des importations dans les exportations technologiques chinoises : en informatique 95%, en télécommunication 85%, en composants électroniques 78% (« Quel rôle pour la Chine dans la quête de la stabilité économique mondiale ? », L’économie politique, 2e trim. 2009).

[35] La Tribune, 19 juin 2009, cité dans Problèmes économiques, n°2981, 28 octobre 2009.

[36] CLB, Going it alone, The Workers Movement in China (2007-2008), juillet 2009, disponible sur le site du CLB : www.china-labour.org.hk.

[37] Signalons, dans le même esprit, le mouvement de mingong dans plusieurs provinces en janvier 2009. Voir "brèves générales" à cette date. (n.d.é.)

[38] Avec la nouvelle loi sur le contrat de travail, entré en vigueur le 1er janvier 2008, le China Labour Bulletin va pouvoir continuer à rêver... Cette loi comporte beaucoup d’avancées pour les travailleurs, mais on sait que tout dépend des textes d’application... et du bon vouloir des patrons. La majorité des migrants n’ont pas de contrat de travail, ce qui est illégal depuis longtemps. Fin 2007, les autorités de Dongguan ont rédigé un contrat type qui tient prétendument compte de la nouvelle loi. À y regarder de près, ce contrat est en infraction sur de nombreux points, faisant disparaître comme par hasard des clauses qui protègent les travailleurs. Voir www.ihlo.org/LRC/WC/071207.html

[39] Voir « L’opposition des travailleurs dans l’Allemagne nazie », in Tim Mason, La Classe ouvrière sous le IIIe Reich, Échanges et mouvement, 2005.

[40] La source qui cite le conflit chez Alco mentionné plus haut indique toutefois un salaire de 690 yuan par mois (avant déductions) en novembre 2007.

[41] Jian Yang et Chenyan Liu, « New trend for factory hiring in PRD », CSR Asia, vol. 3, n°41.


Consulté le 24 septembre 2016 de infokiosques.net