NEUVIEME SEANCE

Mercredi 28 août. — Séance du soir.

La vaste salle de Plancius est littéralement comble quand, à 9 heures, Lange déclare ouverte la séance. L’ordre du jour appelle la discussion de la question suivante : Syndicalisme et Anarchisme. Le camarade Pierre Monatte, de Paris, membre du comité de la Confédération générale du travail, a la parole en qualité de premier rapporteur.

PIERRE MONATTE :

Mon désir n’est pas tant de vous donner un exposé théorique du syndicalisme révolutionnaire que de vous le montrer à l’œuvre et, ainsi, de faire parler les faits. Le syndicalisme révolutionnaire, à la différence du socialisme et de l’anarchisme qui l’ont précédé dans la carrière, s’est affirmé moins par des théories que par des actes, et c’est dans l’action plus que dans les livres qu’on doit l’aller chercher.

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir tout ce qu’il y a de commun entre l’anarchisme et le syndicalisme. Tous les deux poursuivent l’extirpation complète du capitalisme et du salariat par le moyen de la révolution sociale. Le syndicalisme, qui est la preuve d’un réveil du mouvement ouvrier, a rappelé l’anarchisme au sentiment de ses origines ouvrières ; d’autre part, les anarchistes n’ont pas peu contribué à entraîner le mouvement ouvrier dans la voie révolutionnaire et à populariser l’idée de l’action directe. Ainsi donc, syndicalisme et anarchisme ont réagi l’un sur l’autre, pour le plus grand bien de l’un et de l’autre.

C’est en France, dans les cadres de la Confédération générale du travail, que les idées syndicalistes révolutionnaires ont pris naissance et se sont développées. La confédération occupe une place absolument à part dans le mouvement ouvrier international. C’est la seule organisation qui tout en se déclarant nettement révolutionnaire, soit sans attaches aucunes avec les partis politiques, même les plus avancés. Dans la plupart des autres pays que la France, la social-démocratie joue les premiers rôles. En France, la C.G.T. laisse loin derrière elle, par la force numérique autant que par l’influence exercée, le Parti socialiste : elle prétend représenter seule la classe ouvrière, et elle a repoussé hautement toutes les avances qui lui ont été faites depuis quelques années. L’autonomie a fait sa force et elle entend demeurer autonome.

Cette prétention de la C.G.T., son refus de traiter avec les partis, lui a valu de la part d’adversaires exaspérés, le qualificatif d’anarchiste. Aucun cependant n’est plus faux. La C.G.T., vaste groupement de syndicats et d’unions ouvrières, n’a pas de doctrine officielle. Mais toutes les doctrines y sont représentées et y jouissent d’une tolérance égale. Il y a dans le comité confédéral un certain nombre d’anarchistes ; ils s’y rencontrent et y collaborent avec des socialistes dont la grande majorité — il convient de le noter au passage — n est pas moins hostile que ne le sont les anarchistes à toute idée d’entente entre les syndicats et le parti socialiste.

La structure de la C.G.T. mérite d’être connue. A la différence de celle de tant d’autres organisations ouvrières, elle n’est ni centralisatrice ni autoritaire. Le comité confédéral n’est pas, comme l’imaginent les gouvernants et les reporters des journaux bourgeois, un comité directeur, unissant dans ses mains le législatif et l’exécutif : il est dépourvu de toute autorité. Le C.G.T. se gouverne de bas en haut ; le syndicat n’a pas d’autre maître que lui-même, il est libre d’agir ou de ne pas agir ; aucune volonté extérieure à lui-même n’entravera ou ne déchaînera jamais son activité.

A la base donc de la Confédération est le syndicat. Mais celui-ci n’adhère pas directement à la Confédération ; il ne peut le faire que par l’intermédiaire de sa fédération corporative, d’une part, de sa Bourse du travail, d’autre part.

C’est l’union des fédérations entre elles et l’union des bourses qui constituent la Confédération.

La vie confédérale est coordonnée par le comité confédéral formé à la fois par les délégués des bourses et par ceux des fédérations. A côté de lui fonctionnent des commissions prises dans son sein. Ce sont la commission du journal (la Voix du Peuple), la commission de contrôle, aux attributions financières, la commission des grèves et de la grève générale.

Le congrès est, pour le règlement des affaires collectives, le seul souverain Tout syndicat, si faible soit-il, a le droit de s’y faire représenter par un délégué qu’il choisit lui-même.

Le budget de la Confédération est des plus modiques. Il ne dépasse pas 30 000 francs par an. L’agitation continue qui a abouti au large mouvement de mai 1906 pour la conquête de la journée de 8 heures n’a pas absorbé plus de 60 000 francs. Un chiffre aussi mesquin a fait jadis, quand il a été divulgué, l’étonnement des journalistes. Quoi ! c’est avec quelques milliers de francs, que la Confédération avait pu entretenir, durant des mois et des mois, une agitation intense ! C’est que le syndicalisme français, s’il est pauvre d’argent est riche d’énergie, de dévouement, d’enthousiasme, et ce sont là des richesses dont on ne risque pas de devenir l’esclave.

Ce n’est pas sans effort ni sans longueur de temps que le mouvement ouvrier français est devenu ce que nous le voyons aujourd’hui. Il a passé depuis trente-cinq ans depuis la Commune de Paris — par de multiples phases. L’idée de faire du prolétariat, organisé en « sociétés de résistance », l’agent de la révolution sociale, fut l’idée mère l’idée fondamentale de la grande Association internationale des travailleurs fondée à Londres en 1864. La devise de l’Internationale était, vous vous en souvenez  : L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, - et c’est encore notre devise, à nous tous, partisans de l’action directe et adversaires du parlementarisme. Les idées d’autonomie et de fédération si en honneur parmi nous, ont inspiré jadis tous ceux qui dans l’internationale se sont cabrés devant les abus de pouvoir du conseil général et, après le congrès de la Haye, ont adopté ouvertement le parti de Bakounine. Bien mieux, l’idée de la grève générale elle-même, si populaire aujourd’hui, est une idée de l’Internationale qui, la première, a compris la puissance qui est en elle.

La défaite de la Commune déchaîna en France une réaction terrible. Le mouvement ouvrier en fut arrêté net, ses militants ayant été assassinés ou contraints de passer à l’étranger. Il se reconstitua pourtant, au bout de quelques années, faible et timide tout d’abord ; il devait s’enhardir plus tard. Un premier congrès eut lieu à Paris en 1876 : l’esprit pacifique des coopérateurs et des mutualistes y domina d’un bout à l’autre. Au congrès suivant, des socialistes élevèrent la voix ; ils parlèrent d’abolition du salariat. A Marseille (1879) enfin, les nouveaux venus triomphèrent et donnèrent au congrès un caractère socialiste et révolutionnaire des plus marqués. Mais bientôt des dissidences se firent jour entre socialistes d’écoles et de tendances différentes. Au Havre, les anarchistes se retirèrent, laissant malheureusement le champ libre aux partisans des programmes minimums et de la conquête des pouvoirs. Restés seuls, les collectivistes n’arrivèrent pas à s’entendre. La lutte entre Guesde et Brousse déchira le parti ouvrier naissant, pour aboutir à une scission complète.

Cependant, il arriva que ni guesdistes ni broussistes (desquels se détachèrent plus tard les allemanistes) ne purent bientôt plus parler au nom du prolétariat. Celui-ci, justement indifférent aux querelles des écoles, avait reformé ses unions, qu’il appelait, d’un nom nouveau, des syndicats. Abandonné à lui-même, à l’abri, à cause de sa faiblesse même, des jalousies des coteries rivales, le mouvement syndical acquit peu à peu de la force et de la confiance. Il grandit. La Fédération des Bourses se constitua en 1892, la Confédération générale du travail, qui dès l’origine, eut soin d’affirmer sa neutralité politique, en 1895. Entre temps un congrès ouvrier de 1894 (à Nantes) avait voté le principe de la grève générale révolutionnaire.

C’est vers cette époque que nombre d’anarchistes, s’apercevant enfin que la philosophie ne suffit pas pour faire la révolution, entrèrent dans un mouvement ouvrier qui faisait naître, chez ceux qui savaient observer, les plus belles espérances. Fernand Pelloutier fut l’homme qui incarna le mieux, à cette époque, cette évolution des anarchistes.

Tous les congrès qui suivirent accentuèrent plus encore le divorce entre la classe ouvrière organisée et la politique. A Toulouse, en 1897, nos camarades Delesalle et Pouget firent adopter les tactiques dites du boycottage et du sabotage. En 1900, la Voix, du Peuple fut fondée, avec Pouget pour principal rédacteur. La C.G.T., sortant de la difficile période des débuts, attestait tous les jours davantage sa force grandissante. Elle devenait une puissance avec laquelle le gouvernement d’une part, les partis socialistes de l’autre devaient désormais compter.

De la part du premier, soutenu par tous les socialistes réformistes, le mouvement nouveau eut alors à subir un terrible assaut. Millerand, devenu ministre, essaya de gouvernementaliser les syndicats, de faire de chaque Bourse une succursale de son ministère. Des agents à sa solde travaillaient pour lui dans les organisations. On essaya de corrompre les militants fidèles. Le danger était grand. Il fut conjuré, grâce à l’entente qui intervint alors entre toutes les fractions révolutionnaires, entre anarchistes, guesdistes et blanquistes. Cette entente s’est maintenue, le danger passé. La Confédération — fortifiée depuis 1902 par l’entrée dans son sein de la Fédération des Bourses, par quoi fut réalisé l’unité ouvrière - puise aujourd’hui sa force en elle ; et c’est de cette entente qu’est né le syndicalisme révolutionnaire, la doctrine qui fait du syndicat l’organe, et de la grève générale le moyen de la transformation sociale.

Mais — et j’appelle sur ce point, dont l’importance est extrême, toute l’attention de nos camarades non français — ni la réalisation de l’unité ouvrière, ni la coalition des révolutionnaires n’auraient pu, à elles seules, amener la C.G.T. à son degré actuel de prospérité et d’influence, si nous n’étions restés fidèles, dans la pratique syndicale, à ce principe fondamental qui exclue en fait les syndicats d’opinion : un seul syndicat par profession et par ville. La conséquence de ce principe, c’est la neutralisation politique du syndicat, lequel ne peut et ne doit être ni anarchiste, ni guesdiste, ni allemaniste ni blanquiste, mais simplement ouvrier. Au syndicat, les divergences d’opinion, souvent si subtiles, si artificielles, passent au second plan ; moyennant quoi, l’entente est possible. Dans la vie pratique, les intérêts priment les idées : or toutes les querelles entre les écoles et les sectes ne feront pas que les ouvriers, du fait même qu’ils sont tous pareillement assujettis à la loi du salariat, n’aient des intérêts identiques. Et voilà le secret de l’entente qui s’est établie entre eux, qui fait la force du syndicalisme et qui lui a permis, l’année dernière, au Congrès d’Amiens, d’affirmer fièrement qu’il se suffisait à lui-même.

Je serais gravement incomplet si je ne vous montrais les moyens sur lesquels le syndicalisme révolutionnaire compte pour arriver à l’émancipation de la classe ouvrière.

Ces moyens se résument en deux mots  : action directe. Qu’est-ce que l’action directe ?

Longtemps, sous l’influence des écoles socialistes et principalement de l’école guesdiste, les ouvriers s’en remirent à l’État du soin de faire aboutir leurs revendications. Qu’on se rappelle ces cortèges de travailleurs, en tête desquels marchaient des députés socialistes, allant porter aux pouvoirs publics les cahiers du quatrième État ! — Cette manière d’agir ayant entraîné de lourdes déceptions, on en est venu peu à peu à penser que les ouvriers n’obtiendraient jamais que les réformes qu’ils seraient capables d’imposer par eux-mêmes ; autrement dit, que la maxime de l’Internationale que je citais tout à l’heure, devait être entendue et appliquée de la manière la plus stricte.

Agir par soi-même, ne compter que sur soi-même, voilà ce que c’est que l’action directe. Celle-ci, cela va sans dire, revêt les formes les plus diverses.

Sa forme principale, ou mieux sa forme la plus éclatante, c’est la grève. Arme à double tranchant, disait-on d’elle naguère : arme solide et bien trempée, disons-nous, et qui, maniée avec habileté par le travailleur, peut atteindre au cœur le patronat. C’est par la grève que la masse ouvrière entre dans la lutte de classe et se familiarise avec les notions qui d’en dégagent ; c’est par la grève qu’elle fait son éducation révolutionnaire, qu’elle mesure sa force propre et celle de son ennemi, le capitalisme, qu’elle prend confiance en son pouvoir, qu’elle apprend l’audace.

Le sabotage n’a pas une valeur beaucoup moindre. On le formule ainsi : A mauvaise paye, mauvais travail. Comme la grève, il a été employé de tout temps, mais c’est seulement depuis quelques années qu’il a acquis une signification vraiment révolutionnaire. Les résultats produits par le sabotage sont déjà considérables. Là où la grève s’était montrée impuissante, il a réussi à briser la résistance patronale. Un exemple récent est celui qui a été donné à la suite de la grève et de la défaite des maçons parisiens en 1906 : les maçons rentrèrent aux chantiers avec la résolution de faire au patronat une paix plus terrible pour lui que la guerre : et, d’un accord unanime et tacite, on commença par ralentir la production quotidienne ; comme par hasard, des sacs de plâtre ou de ciment se trouvaient gâchés, etc., etc. Cette guerre se continue encore à l’heure actuelle et, je le répète, les résultats ont été excellents. Non seulement le patronat a très souvent cédé, mais de cette campagne de plusieurs mois, l’ouvrier maçon est sorti plus conscient plus indépendant, plus révolté.

Mais si je considère le syndicalisme dans son ensemble, sans m’arrêter davantage à ses manifestations particulières, quelle apologie n’en devrai-je pas faire ! — L’esprit révolutionnaire en France se mourait, s’alanguissait tout au moins, d’année en année. Le révolutionnarisme de Guesde, par exemple, n’était plus que verbal ou, pis encore, électoral et parlementaire ; le révolutionnarisme de Jaurès allait, lui, beaucoup plus loin : il était tout simplement, et d’ailleurs très franchement, ministériel et gouvernemental. Quant aux anarchistes, leur révolutionnarisme s’était réfugié superbement dans la tour d’ivoire de la spéculation philosophique. Parmi tant de défaillances, par l’effet même de ces défaillances, le syndicalisme est né ; l’esprit révolutionnaire s’est ranimé, s’est renouvelé à son contact, et la bourgeoisie, pour la première fois depuis que la dynamite anarchiste avait tu sa voix grandiose, la bourgeoisie a tremblé !

Eh bien, il importe que l’expérience syndicaliste du prolétariat français profite aux prolétaires de tous les pays. Et c’est la tâche des anarchistes de faire que cette expérience se recommence partout où il y a une classe ouvrière un travail d’émancipation. A ce syndicalisme d’opinion qui a produit, en Russie par exemple, des syndicats anarchistes, en Belgique et en Allemagne, des syndicats chrétiens et des syndicats social-démocratiques, il appartient aux anarchistes d’opposer un syndicalisme à la manière française, un syndicalisme neutre ou, plus exactement, indépendant. De même qu’il n’y a qu’une classe ouvrière, il faut qu’il n’y ait plus, dans chaque métier et dans chaque ville, qu’une organisation ouvrière, qu’un unique syndicat. A cette condition seule, la lutte de classe cessant d’être entravé à tout instant par les chamailleries des écoles ou des sectes rivales — pourra se développer dans toute son ampleur et donner son maximum d’effet.

Le syndicalisme, a proclamé le Congrès d’Amiens en 1906, se suffit à lui-même. Cette parole, je le sais, n’a pas toujours été très bien comprise, même des anarchistes. Que signifie-t-elle cependant, sinon que la classe ouvrière, devenue majeure, entend enfin se suffire à elle-même et ne plus se reposer sur personne du soin de sa propre émancipation. Quel anarchiste pourrait trouver à redire à une volonté d’action si hautement affirmée ?

Le syndicalisme ne s’attarde pas à promettre aux travailleurs le paradis terrestre. Il leur demande de la conquérir, en les assurant que leur action jamais ne demeurera tout à fait vaine. Il est une école de volonté, d’énergie, de pensée féconde. Il ouvre à l’anarchisme, trop longtemps replié sur lui-même, des perspectives et des espérances nouvelles. Que tous les anarchistes viennent donc au syndicalisme ; leur œuvre en sera plus féconde, leurs coups contre le régime social plus décisifs.

Comme toute œuvre humaine, le mouvement syndical n’est pas dénué d’imperfections et loin de les cacher, je crois qu’il est utile de les avoir toujours présentes à l’esprit afin de réagir contre elles.

La plus importante c’est la tendance des individus à s’en remettre du soin de lutter à leur syndicat, à leur Fédération, à la Confédération, à faire appel à la force collective alors que leur énergie individuelle aurait suffi. Nous pouvons, nous anarchistes, en faisant constamment appel à la volonté de l’individu, à son initiative et à son audace réagir vigoureusement contre cette néfaste tendance au recours continuel, pour les petites comme pour les grandes choses, aux forces collectives.

Le fonctionnarisme syndical, aussi, soulève de vives critiques, qui, d’ailleurs, sont souvent justifiées. Le fait peut se produire, et se produit, que des militants n’occupent plus leurs fonctions pour batailler au nom de leurs idées, mais parce qu’il y a là un gagne-pain assuré. Il ne faut pourtant pas en déduire que les organisations syndicales doivent se passer de tous permanents. Nombre d’organisations ne peuvent s’en passer. Il y a là une nécessité dont les défauts peuvent se corriger par un esprit de critique toujours en éveil.

DIXIEME SEANCE

Jeudi 22 août. — Séance du matin.

La séance est ouverte à 9 heures et demie. On décide que le président restera en fonction jusqu’à la fin du Congrès. Après la traduction en hollandais et en allemand du discours de Monatte, Friedeberg se lève pour faire observer que tous les grands journaux d’Europe ont publié des comptes-rendus du Congrès anarchiste, à l’exception toutefois des journaux social-démocratiques. Ceux-ci, le Vorwaerts en tête, observent le plus religieux silence ; sans doute leur semble-t-il préférable d’entretenir leurs lecteurs de la farce diplomatique qui se joue actuellement à La Haye !

MALATESTA :

Loin de regretter ce silence unanime je m’en féliciterais plutôt. Chaque fois que, dans le passé, la presse des social-démocrates s’est occupée des anarchistes, ç’a été pour les calomnier. Maintenant, elle se tait : c’est un progrès !

Mais MONATTE ne veut pas qu’on mette sur la même ligne l’Humanité le journal socialiste français et le Vorwaërts, le riche et puissant « organe central » de la social-démocratie allemande. L’Humanité est pauvre et n’a pas de correspondant à Amsterdam. Monatte est persuadé que c’est la seule raison de son silence de l’Humanité.

MALATESTA :

Le temps s’écoule et nous sommes loin d’avoir épuisé notre ordre du jour, d’ailleurs trop chargé. Il nous reste à discuter encore trois questions capitales : Syndicalisme et Anarchisme ; Grève générale économique et grève générale politique ; Antimilitarisme et Anarchisme, sans parler de questions d’ordre secondaire. Comme il est difficile de séparer en fait la question du syndicalisme de celle de la grève générale, je demande que nous les discutions ensemble afin de gagner du temps.

On décide que la question du syndicalisme et celle de la grève générale seront fondues en une seule, sous la dénomination de Syndicalisme et Grève générale, et que la discussion en aura lieu dans l’après-midi.

La parole est alors donnée au compagnon NICOLAS ROGDAEFF sur ce sujet : La Révolution russe. Rogdaëff parle en russe et la plupart des congressistes ne le comprennent pas. Tous cependant ont les yeux fixés sur ce pâle jeune homme dans les yeux duquel brille une flamme étrange. Ce qu’il dit, au reste, tout le monde le devine. Il dit la lutte engagée par les anarchistes russes — au milieu desquels Rogdaëff était hier encore et retournera demain contre le tsarisme assassin ; il évoque les révoltes et les martyres, les souffrances et les exécutions, tout l’énorme drame qui se joue en Russie devant l’indifférence de l’Europe (Note : ce rapport fut publié par les Temps Nouveaux, 13ème année, n° 20 à 23).

A ce moment, SIEGFRIED NACHT soulève un incident.

Il accuse le compagnon Croiset d’avoir remis, la veille au soir, à des journalistes bourgeois d’Amsterdam des renseignements sur la séance privée tenue dans la journée. Il somme Croiset de s’expliquer publiquement.

Les paroles de Nacht produisent sur le Congrès une émotion très vive. On ignore encore quels sont les renseignements qu’a pu livrer Croiset et l’on craint qu’ils ne soient de nature à nuire à certains délégués (particulièrement aux allemands) à leur retour dans leur pays.

Mais Croiset se lève et demande la parole. Il est pâle. On l’écoute en silence présenter sa défense tour à tour en hollandais, en allemand et en français.

H. CROISET :

Le fait rapporté par Nacht est matériellement exact, je le reconnais avec un profond regret. Je mérite vos reproches et d’avance m’y soumets, à cause de ma légèreté coupable. Seulement je tiens à protester énergiquement contre une certaine expression employée par Nacht. Celui-ci dit m’avoir « surpris ». On ne surprend que celui qui se cache. Or c’est au cours de la réunion publique d’hier soir que j’ai parlé aux journalistes. J’ajoute que les renseignements que je leur ai transmis ne peuvent compromettre personne parmi nos compagnons.

MALATESTA demande alors que le Congrès, tout en déplorant la légèreté du compagnon Croiset, passe à l’ordre du jour.

La majorité se range à l’opinion de Malatesta et adresse un blâme à Croiset. Ajoutons qu’un certain nombre de congressistes, dont Chapelier a été l’interprète s’est montrée opposée à ce blâme à cause des regrets exprimés par Croiset et du peu de mal qu’il a commis.

ONZIEME SEANCE

Jeudi 29 août. — Séance de l’après-midi.

Dès que la séance est ouverte, EMMA GOLDMAN donne lecture d’une résolution en faveur de la révolution russe, proposée par le camarades Rogdaëff, Wladimir Zabrejneff, conjointement avec Goldman, Cornélissen, Baginsky, Peter Mougnitch, Luigi Fabbri et Malatesta. Voici cette résolution qui fut naturellement votée à l’unanimité :

Considérant :

  1. Qu’avec le développement de la révolution russe, on remarque de plus en plus que le peuple russe — le prolétariat des villes et des campagnes — ne sera jamais satisfait par la conquête d’une vaine liberté politique ; qu’il exige la suppression complète de l’esclavage économe. que et politique et emploie les mêmes méthodes de lutte, qui, depuis longtemps, sont déjà propagées par les anarchistes comme les seules efficaces ; qu’il n’attend rien d’en haut, mais s’efforce d’arriver à la réalisation de ses exigences par l’action directe ;

  2. Que la révolution russe n’a pas seulement une importance locale ou nationale, mais que l’avenir le plus prochain du prolétariat international en dépend ;

  3. Que la bourgeoisie du vieux et du nouveau monde s’est unie pour défendre ses privilèges afin de retarder l’heure de son anéantissement et a fourni l’aide matérielle et morale au plus fort soutien de la réaction — le gouvernement du tzar, qu’au détriment du peuple russe, elle soutient avec de l’argent et des munitions ;

  4. Qu’au moment critique elle est toujours prête à lui apporter l’aide de ses canons et des fusils (tel est le cas des gouvernements d’Autriche et d’Allemagne) ;

  5. Que l’appui intellectuel se traduit par le silence complet qu’on fait sur la lutte menée par le peuple russe, ainsi que sur toutes les brutalités de l’autocratie.

Le Congrès constate : que les prolétaires de tous les pays doivent opposer l’action la plus énergique émanant de l’Internationale Anarchiste ouvrière à toutes les agressions de l’Internationale Jaune composée des capitalistes unis, des gouvernements de toute sorte : monarchiques-constitutionnels et républicains-démocratiques, par cette action ils donneront la preuve de leur solidarité au prolétariat russe en révolte. Dans son Propre intérêt, bien compris, il doit se refuser catégoriquement à tous les essais qui seraient entrepris pour étouffer les grèves et insurrections en Russie. — Jamais le prolétaire étranger en uniforme ne doit prêter la main à une action quelconque dirigée contre son frère russe. Si le prolétariat industriel, au moment d’une grève en Russie, n’avait pas la possibilité de déclarer une grève générale dans la branche correspondante, par suite des conditions locales, il devrait alors avoir recours aux autres moyens de lutte, au sabotage, à la destruction ou détérioration des produits envoyés à l’ennemi commun, à la destruction des voies de communication, des chemins de fer, des bateaux, etc.

Le Congrès recommande avec insistance à tous ceux qui partagent son point de vue, la plus large propagande en faveur de tous les moyens par lesquels on pourrait aider et soutenir la Révolution russe.

On reprend alors la discussion relative à la grève générale et au syndicalisme. Christian Cornélissen prend le premier la parole.

CHRISTIAN CORNELISSEN :

Je ne crois pas que des anarchistes puissent désapprouver en rien le discours de Monatte. Toutefois, il faut convenir que celui-ci a trop uniquement parlé en militant syndicaliste et que, de notre point de vue anarchiste, son discours aurait besoin d’être complété.

Anarchistes, c’est notre devoir de soutenir et le syndicalisme et l’action directe, mais à une condition : c’est qu’ils soient révolutionnaires dans leur but, c’est qu’ils ne cessent pas de viser à la transformation de la société actuelle en une société communiste et libertaire.

Ne nous dissimulons pas que le syndicalisme d’une part, l’action directe de l’autre, ne sont pas toujours et forcément révolutionnaires. On peut les employer aussi dans un but conservateur, voire réactionnaire. Ainsi les diamantaires d’Amsterdam et d’Anvers ont grandement amélioré leurs conditions de travail sans recourir aux moyens parlementaires, par le seule pratique de l’action syndicale directe. Or que voit-on ? Les diamantaires ont fait de leur corporation une sorte de caste fermée, autour de laquelle ils ont élevé une vraie muraille chinoise. Ils sont restreint le nombre des apprentis et s’opposent à ce que d’anciens diamantaires retournent à leur métier abandonné. Nous ne pouvons cependant approuver ces pratiques !

Elles ne sont d’ailleurs pas spéciales à la Hollande. En Angleterre, aux États-Unis, les trade-unions, elles aussi, ont largement pratiqué l’action directe. Par l’action directe, elles ont créé à leurs adhérents une condition privilégiée ; elles empêchent les ouvriers étrangers de travailler même lorsque ces ouvriers sont des syndiqués ; composées d’ouvriers « qualifiés », enfin, on les a vues parfois s’opposer aux mouvements tentés par les manœuvres, les « non-qualifiés ». Nous ne pouvons approuver cela.

De même, quand les typos de France et de Suisse refusent de travailler avec les femmes, nous ne pouvons les approuver. Si actuellement, une guerre menace entre les États-Unis et le Japon, la faute n’en est pas aux capitalistes et bourgeois américains ; ceux-ci auraient même plus de profit à exploiter les ouvriers japonais que les ouvriers américains. Non, ce seraient les ouvriers américains eux-mêmes qui auraient déchaîné la guerre en s’opposant violemment à l’importation de la main-d’œuvre japonaise.

Il y a enfin certaines formes d’action directe que nous ne devons pas cesser de combattre : par exemple, celles qui s’opposent à l’introduction du machinisme (linotype, élévateurs), c’est-à-dire au perfectionnement de la production par le perfectionnement de l’outillage.

Je me réserve de formuler ces idées dans une motion qui dira quelles formes de syndicalisme et d’action directe peuvent soutenir les anarchistes.

La parole est donnée ensuite au compagnon Malatesta qui va prononcer, en réponse à Monatte, un de ses plus vigoureux discours. Un grand silence se fait dans la salle dès les premiers mots du vieux révolutionnaire, dont la rude et franche parole est unanimement aimée.

ERRICO MALATESTA :

Je tiens à déclarer tout de suite que je ne développerai ici que les parties de ma pensée sur lesquelles je suis en désaccord avec les précédents orateurs, et tout particulièrement avec Monatte. Agir autrement serait vous infliger de ces répétitions oiseuses qu’on peut se permettre dans les meetings, quand on parle pour un public d’adversaires ou d’indifférents. Mais ici nous sommes entres camarades, et certes aucun d’entre vous, en m’entendant critiquer ce qu’il y a de critiquable dans le syndicalisme, ne sera tenté de me prendre pour un ennemi e organisation et de l’action des travailleurs ; ou alors celui-là me connaîtrait bien mal !

La conclusion à laquelle en est venu Monatte, c’est que le syndicalisme est un moyen nécessaire et suffisant de révolution sociale. En d’autres termes, Monatte a déclaré que le syndicalisme se suffit à lui-même. Et voilà, selon moi, une doctrine radicalement fausse. Combattre cette doctrine sera l’objet de ce discours.

Le syndicalisme, ou plus exactement le mouvement ouvrier (le mouvement ouvrier est un fait que personne ne peut ignorer, tandis que le syndicalisme est une doctrine, un système, et nous devons éviter de les confondre) le mouvement ouvrier, dis-je a toujours trouvé en moi un défenseur résolu, mais non aveugle. C’est que je voyais en lui un terrain particulièrement propice à notre propagande révolutionnaire, en même temps qu’un point de contact entre les masses et nous. Je n’ai pas besoin d’insister là-dessus. On me doit cette justice que je n’ai jamais été de ces anarchistes intellectuels qui, lorsque la vieille Internationale eut été dissoute, se sont bénévolement enfermés dans la tour d’ivoire de la pure spéculation ; que je n’ai cessé de combattre, partout où je la rencontrais, en Italie, en France, en Angleterre et ailleurs, cette attitude d’isolement hautain, ni de pousser de nouveau les compagnons dans cette voie que les syndicalistes, oubliant un passé glorieux, appellent nouvelle, mais qu’avaient déjà entrevue et suivie, dans l’Internationale, les premiers anarchistes.

Je veux, aujourd’hui comme hier, que les anarchistes entrent dans le mouvement ouvrier. Je suis, aujourd’hui comme hier, un syndicaliste, en ce sens que je suis partisan des syndicats. Je ne demande pas des syndicats anarchistes qui légitimeraient, tout aussitôt des syndicats social-démocratiques, républicains, royalistes ou autres et seraient, tout au plus, bons à diviser plus que jamais la classe ouvrière contre elle-même. Je ne veux pas même de syndicats dits rouges, parce que je ne veux pas de syndicats dits jaunes. Je veux au contraire des syndicats largement ouverts à tous les travailleurs sans distinction d’opinions, des syndicats absolument neutres.

Donc je suis pour la participation la plus active possible au mouvement ouvrier. Mais je le suis avant tout dans l’intérêt de notre propagande dont le champ se trouverait ainsi considérablement élargi. Seulement cette participation ne peut équivaloir en rien à une renonciation à nos plus chères idées. Au syndicat, nous devons rester des anarchistes, dans toute la force et toute l’ampleur de ce terme. Le mouvement ouvrier n’est pour moi qu’un moyen, — le meilleur évidemment de tous les moyens qui nous sont offerts. Ce moyen, je me refuse à le prendre pour un but, et même je n’en voudrais plus s’il devait nous faire perdre de vue l’ensemble de nos conceptions anarchistes, ou plus simplement nos autres moyens de propagande et d’agitation.

Les syndicalistes, au rebours, tendent à faire du moyen un fin, à prendre la partie pour le tout. Et c’est ainsi que, dans l’esprit de quelques-uns de nos camarades, le syndicalisme est en train de devenir une doctrine nouvelle et de menacer l’anarchisme dans son existence même.

Or, même s’il se corse de l’épithète bien inutile de révolutionnaire, le syndicalisme n’est et ne sera jamais qu’un mouvement légalitaire et conservateur, sans autre but accessible — et encore ! — que l’amélioration des conditions de travail. Je n’en chercherai d’autre preuve que celle qui nous est offerte par les grandes unions nord-américaines. Après s’être montrées d’un révolutionnarisme radical, aux temps où elles étaient encore faibles, ces unions sont devenues, à mesure qu’elles croissaient en force et en richesse, des organisations nettement conservatrices, uniquement occupées à faire de leurs membres des privilégiés dans l’usine, l’atelier ou la mine et beaucoup moins hostiles au capitalisme patronal qu’aux ouvriers non organisés, à ce prolétariat en haillons flétri par la social-démocratie ! Or ce prolétariat toujours croissant de sans-travail, qui ne compte pas pour le syndicalisme, ou plutôt qui ne compte pour lui que comme obstacle, nous ne pouvons pas l’oublier, nous autres anarchistes, et nous devons le défendre parce qu’il est le pire des souffrants.

Je le répète : il faut que les anarchistes aillent dans les unions ouvrières. D’abord pour y faire de la propagande anarchiste : ensuite parce que c’est le seul moyen pour nous d’avoir à notre disposition, le jour voulu, des groupes capables de prendre en mains la direction de la production, nous devons y aller enfin pour réagir énergiquement contre cet état d’esprit détestable qui incline les syndicats à ne défendre que des intérêts particuliers.

L’erreur fondamentale de Monatte et de tous les syndicalistes révolutionnaires provient, selon moi, d’une conception beaucoup trop simpliste de la lutte de classe. C’est la conception selon laquelle les intérêts économiques de tous les ouvriers — de la classe ouvrière — seraient solidaires, la conception selon laquelle il suffit que des travailleurs prennent en mains la défense de leurs intérêts propres pour défendre du même coup les intérêts de tout le prolétariat contre le patronat.

La réalité est, selon moi, bien différente. Les ouvriers, comme les bourgeois, comme tout le monde, subissent cette loi de concurrence universelle qui dérive du régime de la propriété privée et qui ne s’éteindra qu’avec celui-ci. Il n’y a donc pas de classes, au sens propre du mot, puisqu’il n’y a pas d’intérêts de classes. Au sein de la « classe » ouvrière elle-même, existent, comme chez les bourgeois, la compétition et la lutte. Les intérêts économiques de telle catégorie ouvrière sont irréductiblement en opposition avec ceux d’une autre catégorie. Et l’on voit parfois qu’économiquement et moralement certains ouvriers sont beaucoup plus près de la bourgeoisie que du prolétariat. Comélissen nous a fourni des exemples de ce fait pris en Hollande même. Il y en a d’autres. Je n’ai pas besoin de vous rappeler que, très souvent, dans les grèves, les ouvriers emploient la violence... contre la police ou les patrons ? Non pas : contre les Kroumirs (note : En Italie et en Suisse, on appelle ainsi les jaunes, ceux qui travaillent en temps de grève.) qui pourtant sont des exploités comme eux et même plus disgraciés encore, tandis que les véritables ennemis de l’ouvrier, les seuls obstacles à l’égalité sociale, ce sont les policiers et les patrons.

Cependant, parmi les prolétaires, la solidarité morale est possible, à défaut de la solidarité économique. Les ouvriers qui se cantonnent dans la défense de leurs intérêts corporatifs ne la connaîtront pas, mais elle naîtra du jour ou une volonté commune de transformation sociale aura fait d’eux des hommes nouveaux. La solidarité, dans la société actuelle, ne peut être que le résultat de la communion au sein d’un même idéal. Or c’est le rôle des anarchistes d’éveiller les syndicats à l’idéal, en les orientant peu à peu vers la révolution sociale, — au risque de nuire à ces « avantages immédiats » dont nous les voyons aujourd’hui si friands.

Que l’action syndicale comporte des dangers, c’est ce qu’il ne faut plus songer à nier. Le plus grand de ces dangers est certainement, dans l’acceptation par le militant de fonctions syndicales, surtout quand celles-ci sont rémunérées. Règle générale : l’anarchiste qui accepte d’être le fonctionnaire permanent et salarié d’un syndicat est perdu pour la propagande, perdu pour l’anarchisme ! Il devient désormais l’obligé de ceux qui le rétribuent et, comme ceux-ci ne sont pas anarchistes, le fonctionnaire salarié placé désormais entre sa conscience et son intérêt, ou bien suivra sa conscience et perdra sa son poste, ou bien suivra son intérêt et alors, adieu l’anarchisme !

Le fonctionnaire est dans le mouvement ouvrier un danger qui n’est comparable qu’au parlementarisme : l’un et l’autre mènent à la corruption et de la corruption à la mort, il n’y a pas loin

Et maintenant, passons à la grève générale. Pour moi, j’en accepte le principe que je propage tant que je puis depuis des années. La grève générale m’a toujours paru un moyen excellent pour ouvrir la révolution sociale. Toutefois gardons-nous bien de tomber dans l’illusion néfaste qu’avec la grève générale, l’insurrection armée devient une superfétation.

0n prétend qu’en arrêtant brutalement la production, les ouvriers en quelques jours affameront la bourgeoisie qui, crevant de faim, sera bien obligée de capituler. Je ne puis concevoir absurdité plus grande. Les premiers à crever la faim, en temps de grève générale, ce ne seraient pas les bourgeois qui disposent de tous les produits accumulés, mais les ouvriers qui n’ont que leur travail pour vivre.

La grève générale telle qu’on nous la décrit d’avance est une pure utopie. Ou bien l’ouvrier, crevant de faim après trois jours de grève, rentrera à l’atelier, la tête basse, et nous compterons une défaite de plus. Ou bien, il voudra s’emparer des produits de vive force. Qui trouvera-t-il devant lui pour l’en empêcher ? Des soldats, des gendarmes, sinon les bourgeois eux-mêmes, et alors il faudra bien que la question se résolve à coups de fusils et de bombes. Ce sera l’insurrection, et la victoire restera au plus fort.

Préparons-nous donc à cette insurrection inévitable, au lieu de nous borner à préconiser la grève générale, comme une panacée s’appliquant à tous les maux. Qu’on n’objecte pas que le gouvernement est armé jusqu’aux dents et sera toujours plus fort que les révoltés. A Barcelone, en 1902, la troupe n’était pas nombreuse. Mais on n’était pas préparé à la lutte armée et les ouvriers, ne comprenant pas que le pouvoir politique était le véritable adversaire, envoyaient des délégués au gouverneur pour lui demander de faire céder les patrons.

D’ailleurs la grève générale, même réduite à ce qu’elle est réellement, est encore une de ces armes à double tranchant qu’il ne faut employer qu’avec beaucoup de prudence. Le service des subsistances ne saurait admettre de suspension prolongée. Il faudra donc s’emparer par la force des moyens d’approvisionnement, et cela tout de suite, sans attendre que la grève se soit développée en insurrection.

Ce n’est donc pas tant à cesser le travail qu’il faut inviter les ouvriers ; c’est bien plutôt à le continuer pour leur propre compte. Faute de quoi, la grève générale se transformerait vite en famine générale, même si l’on avait été assez énergiques pour s’emparer dès l’abord de tous les produits accumulés dans les magasins. Au fond l’idée de grève générale a sa source dans une croyance entre toutes erronée : c’est la croyance qu’avec les produits accumulés par la bourgeoisie, l’humanité pourrait consommer, sans produire, pendant je ne sais combien de mois ou d’années. Cette croyance a inspiré les auteurs de deux brochures de propagande publiées il y a une vingtaine d’années : Les Produits de la Terre et les Produits de l’Industrie, et ces brochures ont fait, à mon avis, plus de bien que de mal. La société actuelle n’est pas aussi riche qu’on le croit. Kropotkine a montré quelque part qu’à supposer un brusque arrêt de production, l’Angleterre n’aurait que pour un mois de vivres ; Londres n’en aurait que pour trois jours. Je sais bien qu’il y a le phénomène bien connu de surproduction. Mais toute surproduction a son correctif immédiat dans la crise qui ramène bientôt l’ordre dans l’industrie. La surproduction n’est jamais que temporaire et relative.

Il faut maintenant conclure. Je déplorais jadis que les compagnons s’isolassent du mouvement ouvrier. Aujourd’hui je déplore que beaucoup d’entre nous, tombant dans l’excès contraire, se laissent absorber par ce même mouvement. Encore une fois, l’organisation ouvrière, la grève, la grève générale, l’action directe, le boycottage, le sabotage et l’insurrection armée elle-même, ce ne sont là que des moyens. L’anarchie est le but. La révolution anarchiste que nous voulons dépasse de beaucoup les intérêts d’une classe : elle se propose la libération complète de l’humanité actuellement asservie, au triple point de vue économique, politique et moral. Gardons-nous donc de tout moyen d’action unilatéral et simpliste. Le syndicalisme, moyen d’action excellent à raison des forces ouvrières qu’il met à notre disposition, ne peut pas être notre unique moyen. Encore moins doit-il nous faire perdre de vue le seul but qui vaille un effort : l’Anarchie !

La séance est levée à 6 h. 1/2.

DOUZIEME SEANCE



Jeudi 29 août. — Séance du soir.

La séance s’ouvre, vers neuf heures, par la traduction en hollandais du discours de Malatesta. Puis la discussion se poursuit.

R. FRIEDEBERG :

D’accord avec Malatesta sur la question des rapports entre l’anarchisme, d’une part, le syndicalisme et la grève générale de l’autre, j’abuserais des instants du Congrès si je ne renonçais à la parole.

Avec Malatesta, je pense que l’anarchisme ne se propose pas seulement l’émancipation d’une classe, si intéressante soit-elle, mais de l’humanité tout entière, sans distinction de classe, comme sans distinction de sexe, de nationalité, ni de race. Faire tenir toute l’action anarchiste dans les cadres du mouvement de la classe ouvrière, c’est donc, selon moi, méconnaître gravement le caractère essentiel et profond de l’anarchisme.

Je dépose sur le bureau une motion inspirée de cette idée et la soumets à l’approbation du Congrès.

HENRI FUSS :

Je tiens à affirmer à Malatesta qu’il y a encore des anarchistes qui, pour engagés qu’ils soient dans le mouvement ouvrier, n’en restent pas moins ouvertement fidèles à leurs convictions. La vérité est qu’il leur est impossible de ne voir dans le prolétariat organisé qu’un fertile terrain de propagande. Loin donc de la considérer comme un simple moyen, ils lui attribuent une valeur propre et ne désirent pas être autre chose que l’avant-garde de l’armée du travail en marche vers l’émancipation.

Nous luttons contre la bourgeoisie, c’est-à-dire contre le capital et contre l’autorité. C’est là la lutte de classe ; mais à la différence des luttes politiques, celle-ci s’exerce essentiellement sur le terrain économique, autour de ces ateliers qu’il s’agira de reprendre demain. Le temps n’est plus où la révolution consistait à mettre la main sur quelques hôtels-de-ville et à décréter, du haut d’un balcon, la société nouvelle. La révolution sociale à laquelle nous marchons consistera dans l’expropriation d’une classe. Dès lors, l’unité de combat n’est plus, comme autrefois, le groupe d’opinion, mais le groupe professionnel, union ouvrière ou syndicat. Celui-ci est l’organe le mieux approprié à la lutte de classe. L’essentiel est de l’orienter progressivement vers la grève générale expropriatrice, et c’est à quoi nous convions les camarades de tous les pays.

I. I. SAMSON :

Parmi les moyens d’action ouvrière que recommandent à la fois les syndicalistes révolutionnaires et les anarchistes, le sabotage occupe une des meilleures places. Je tiens cependant à faire certaines réserves à son égard. Le sabotage n’atteint pas son but ; il veut nuire au patron, il nuit avant tout à celui qui l’emploie, en même temps qu’il indispose le public contre les travailleurs.

Nous devons tendre de toutes nos forces au perfectionnement moral de la classe ouvrière ; or, j’estime que le sabotage va contre ce but ; s’il ne dégradait que l’outillage, il n’y aurait encore que demi-mal, mais il dégrade surtout la moralité professionnelle de l’ouvrier, et c’est pourquoi je lui suis opposé.

BENOIT BROUCHOUX :

Je suis bien loin de partager les craintes du camarade Malatesta à l’endroit du syndicalisme et du mouvement ouvrier. Comme je l’ai déjà dit, j’appartiens à un syndicat d’ouvriers mineurs absolument acquis aux idées et aux méthodes révolutionnaires. Ce syndicat a soutenu des grèves énergiques et violentes dont le souvenir n’est pas éteint ; il en soutiendra d’autres, dans l’avenir ; on sait trop, dans notre syndicat, à quoi mènent les hypocrites tactiques de conciliation et d’arbitrage que prêchent les apôtres de la paix sociale, et nous ne croyons plus qu’à la lutte, à la revendication violente et à la révolte. L’évolution qui se dessine chez nous dans les milieux ouvriers me semble donner un démenti formel aux théories de Malatesta.

VOHRYZEK :

Je compte proposer au congrès une motion spécialement relative à la grève générale politique. L’idée de cette grève générale gagne tous les jours du terrain dans les pays allemands, surtout depuis que les social-démocrates l’on faite leur, croyant nuire, sans doute, à la grève générale économique préconisée par les anarchistes.

Les anarchistes doivent s’opposer à la propagande en faveur d’une grève générale destinée non pas à mettre fin à l’exploitation du prolétariat par la bourgeoisie, mais à sauvegarder l’institution du suffrage universel menacé par les gouvernements ou encore à conquérir le pouvoir politique.

Toutefois si une telle grève éclatait, le rôle des anarchistes serait alors d’y prendre part, pour pousser énergiquement les travailleurs dans la voie révolutionnaire et pour imprimer au mouvement un caractère de revendication économique.

PIERRE RAMUS :

Bien que le camarade Monatte, en se plaçant au point de vue exclusif du syndicalisme révolutionnaire, eut justifié d’avance toutes les réserves qu’à fait valoir ensuite Malatesta, je ne puis m’associer pleinement à ces dernières.

Il me parait absolument nécessaire de ne jamais perdre de vue que le syndicalisme, la grève générale, l’action directe avec toutes ses variantes, ne peuvent être considérées que comme des moyens d’action proprement anarchistes. On peut dire que le syndicalisme est contenu dans l’anarchisme ; mais il serait inexact de dire que le syndicalisme contient l’anarchisme.

Le mérite supérieur du syndicalisme, de l’action syndicale, consiste essentiellement dans ce fait d’évidence qu’il s’oppose pratiquement au parlementarisme bourgeois. Mais de même que je ne puis regarder la grève générale comme un succédané de la révolution sociale, de même je ne puis admettre, à la suite des syndicalistes, que le syndicalisme se suffise à lui même. L’anarchisme lui a déjà fourni toutes ses armes de guerre ; quand il en aura reçu encore une philosophie et un idéal, alors, mais alors seulement nous admettrons que le syndicalisme se suffit à lui-même. Il se suffira à lui-même parce qu’il sera devenu — l’anarchisme !

En terminant, je dirai : Soyons anarchistes d’abord et par dessus tout ; soyons ensuite syndicalistes. Mais réciproquement, non pas !

Il est plus de minuit quand le camarade Ramus termine son discours. La fatigue est grande chez tous les congressistes et, peu à peu, la salle, dont l’atmosphère s’échauffe, est devenue houleuse. On veut terminer à tout prix le débat sur le syndicalisme et c’est en vain que Dunois demande le renvoi au lendemain de la réplique de Monatte.

PIERRE MONATTE :

En écoutant ce soir Malatesta adresser d’âpres critiques aux conceptions révolutionnaires nouvelles, j’ai cru entendre résonner la voix d’un passé lointain. A ces conceptions nouvelles dont le réalisme brutal l’effraie, Malatesta n’a fait qu’opposer en somme, les vieilles idées du blanquisme qui se flattait de renouveler le monde par le moyen d’une insurrection armée triomphante.

D’autre part, on a beaucoup reproché ce soir aux syndicalistes révolutionnaires qui sont ici de sacrifier délibérément l’anarchisme et la révolution au syndicalisme et à la grève générale. Eh bien, je vous le déclare, notre anarchisme vaut le vôtre et nous n’entendons pas plus que vous mettre notre drapeau dans notre poche. Comme tout le monde ici, l’anarchie est notre but final. Seulement, parce que les temps sont changés, nous avons modifié aussi notre conception du mouvement et de la révolution. Celle-ci ne peut plus être faite au moule de Quarante-huit. Quant au syndicalisme, si sa pratique a pu, en certains pays engendrer des erreurs et des déviations, l’expérience est là qui nous empêchera d’y retomber. Si au lieu de critiquer de haut les vices passés, présents ou même futurs du syndicalisme, les anarchistes se mêlaient plus intimement à son action, les dangers que le syndicalisme peut receler, seraient à tout jamais conjurés !

GEORGES THONAR :

Quoi qu’en ait dit Monatte, il n’y a pas ici des jeunes et des vieux, les uns défendant des idées nouvelles, les autres de vieilles idées. Beaucoup de jeunes, dont je suis, se font gloire de ne pas abandonner un pouce des idées anarchistes, lesquelles sont à l’abri des injures du temps.

D’ailleurs, je crois qu’entre les « jeunes » d’une part, et les « vieux » de l’autre, il n’y a que des différences d’appréciations, insuffisantes pour diviser en deux camps rivaux l’armée anarchiste.

La séance est levée à 1 heure du matin.

TREIZIEME SEANCE



Vendredi 30 août. — Séance du matin.

Il est neuf heures, quand Lange, demeuré à la présidence, déclare la séance ouverte. Le débat sur le syndicalise et la grève générale est clos et l’on n’a plus qu’à voter sur les différents ordres du jour en présence avant d’aborder l’antimilitarisme. Mais le camarade Aristide Ceccarelli, demande à dire quelques mots sur le mouvement ouvrier et anarchiste argentin. Il a la parole.

ARISTIDE CECCARELLI :

Depuis quelques années s’est dessiné, dans l’Argentine, un fort mouvement ouvrier. Tout un groupe de militants s’y intitulent syndicalistes. Mais comme les syndicalistes italiens auxquels ils ressemblent beaucoup, ils n’ont pas renoncé aux errements du parlementarisme ; et les seuls à faire, au sein de la classe ouvrière, un travail sérieux dans le sens révolutionnaire, ce sont les anarchistes. On peut dire que presque toutes les organisations de la Fédéracion Obrera Régional argentine, montrent des tendances libertaires ; et nombre d’entre elles font de la propagande anarchiste directe. Le récent congrès ouvrier argentin, dit d’unification, a approuvé à une grande majorité la proposition faite aux syndicats de contribuer à la propagande du communisme anarchiste.

A. Ceccarelli fait ensuite un sombre tableau de la misère des travailleurs argentins et termine en se déclarant mandaté pour proposer aux congrès anarchiste le vote d’une résolution destinée à entraver, dans la mesure du possible, l’émigration européenne en un pays où, autant et plus qu’ailleurs, le pain et la liberté font défaut.

ERRICO MALATESTA et quelques autres délégués font alors observer que la résolution proposée par Aristide Ceccarelli mériterait une discussion spéciale à laquelle le congrès ne peut procéder aujourd’hui, ayant avant toute chose à en finir avec le syndicalisme.

Sans statuer sur la question soulevée par Ceccarelli, on décide donc de passer au vote sur les motions relatives au syndicalisme et à la grève générale. Ces motions sont au nombre de quatre.

1. MOTION CORNÉLISSEN-VOHRYZEK-MALATESTA

(Note : Les trois premiers paragraphes de cette motion commune sont de Cornélissen ; le cinquième de Vohryzek, le quatrième et le sixième de Malatesta.)

Le Congrès Anarchiste International considère les syndicats à la fois comme des organisations de combat dans la lutte de classe en vue de l’amélioration des conditions de travail et comme des unions de producteurs pouvant servir à la transformation de la société capitaliste en une société communiste anarchiste.

Aussi le Congrès, en admettant la nécessité éventuelle de la création de groupements syndicalistes révolutionnaires particuliers, recommande aux camarades de soutenir les organisations syndicales générales où ont accès tous les ouvriers d’une même catégorie.

Mais le Congrès considère comme la tâche des anarchistes de constituer dans ces organisations l’élément révolutionnaire et de propager et de soutenir seulement telles formes et manifestations d’ « action directe » (grèves, boycottage, sabotage, etc.) qui portent en elles-mêmes un caractère révolutionnaire et vont dans le sens de la transformation de la société.

Les anarchistes considèrent le mouvement syndicaliste et la grève générale comme de puissants moyens révolutionnaires, mais non comme des succédanés de la Révolution.

Ils recommandent d’autre part aux camarades, dans le cas de la proclamation d’une grève générale en vue de la conquête du pouvoir, de se mettre en grève, mais les invite en même temps à exciter les syndicats sous leur influence à faire alors entendre leurs revendications économiques.

Les anarchistes pensent que la destruction de la société capitaliste et autoritaire peut se réaliser seulement par l’insurrection armée et l’expropriation violente et que l’emploi de la grève plus ou moins générale et le mouvement syndicaliste ne doivent pas faire oublier les moyens plus directs de lutte contre la force militaire des gouvernements.

Cette motion qui porte, outre les signatures de ses auteurs, celles des camarades Wilquet, Emma Goldman, de Marmande, Rogdaëff et Knotek, est approuvée par 33 voix contre 10.

2. MOTION R. FRIEDEBERG

La lutte des classes et l’émancipation du prolétariat ne sont pas identiques avec les idées et les aspirations de l’anarchisme, qui tend — par dessus les aspirations immédiates des classes — à la délivrance économique et morale de la personnalité humaine, à un milieu exempt d’autorité, et non pas à un pouvoir nouveau, celui de la majorité sur la minorité.

L’anarchisme considère toutefois l’abolition de l’oppression des classes, la suppression de la dépendance économique de la majorité des êtres humains, comme une étape absolument nécessaire et essentielle dans la voie vers le but final. L’anarchisme doit toutefois s’opposer à ce que la lutte pour l’émancipation du prolétariat se poursuive par des moyens qui contredisent l’idée de l’anarchisme et sont un obstacle au but précis de ce mouvement. Il s’oppose, partant, à engager cette lutte par le moyen préconisé par le socialisme marxiste, c’est-à-dire par le parlementarisme et par un mouvement syndical corporatif avant uniquement en vue l’amélioration des conditions du prolétariat, — ces deux moyens ne pouvant que favoriser le développe ent d’une nouvelle bureaucratie, d’une autorité intellectuelle patentée ou non, et nous conduire à l’oppression de la minorité. Les moyens anarchistes pour la suppression de l’oppression de classe ne peuvent être que ceux qui découlent directement de l’affirmation de la personnalité individuelle — « l’action directe » et « le non-consentement de l’individu » — c’est-à-dire de l’individualisme actif et passif, soit d’une seule personne, soit d’une masse pénétrée d’une volonté collective.

Le Congrès Communiste Libertaire repousse par conséquent la grève pour les droits politiques (Politischer Massenstreik) dont le but est inacceptable pour l’anarchisme, mais reconnaît dans la grève générale économique révolutionnaire, c’est-à-dire dans le refus du travail de tout le prolétariat comme classe, le moyen apte à désorganiser la structure économique de la société actuelle et à émanciper le prolétariat de l’oppression du salariat. — Pour la réalisation de cette grève générale, la pénétration des syndicats par l’idéal anarchique doit être considérée comme indispensable. Un mouvement syndicaliste pénétré de l’esprit anarchiste, peut, au moyen d’une grève générale révolutionnaire, détruire l’oppression de classe et ouvrir la voie au but final de l’anarchisme : l’avènement d’une société exempte de toute autorité.

Cette motion est approuvée par 36 voix contre 6.

3. MOTION DUNOIS, contresignée par Monatte, Fuss, Nacht, Ziélinska, Fabbri, K. Walter.

Les anarchistes réunis à Amsterdam du 26 au 31 août 1907 ;

Considérant que le régime économique et juridique actuel est caractérisé par l’exploitation et l’asservissement de la masse des producteurs, et détermine, entre ceux-ci et les bénéficiaires du régime actuel, un antagonisme d’intérêts absolument irréductible qui donne naissance à la lutte de classe ;

Que l’organisation syndicale, solidarisant les résistances et les révoltes sur le terrain économique, sans préoccupations doctrinaires, est l’organe spécifique et fondamental de cette lutte du prolétariat contre la bourgeoisie et toutes les institutions bourgeoises ;

Qu’il importe qu’un esprit révolutionnaire toujours plus audacieux oriente les efforts de l’organisation syndicale dans la voie de l’expropriation capitaliste et de la suppression de tout pouvoir ;

Que l’expropriation et la prise de possession collective des instruments et des produits du travail ne pouvait être accomplies que par les travailleurs eux-mêmes, le syndicat est appelé à se transformer en groupe producteur, et se trouve être dans la société actuelle le germe vivant de la société de demain ;

Engagent les camarades de tous les pays, sans perdre de vue que l’action anarchiste n’est pas toute entière contenue dans les limites du syndicat, à participer activement au mouvement autonome de la classe ouvrière et à développer dans les organisations syndicales les idées de révolte, d’initiative individuelle et de solidarité qui sont l’essence de l’anarchisme.

Cette motion, fut approuvée par 28 voix contre 7. Comme elle était muette sur la grève générale elle fut complétée par la motion suivante

4. MOTION NACHT-MONATTE, contresignée par Fuss, Dunois, Fabbri, Zélinska, et Karl Walter.

Les anarchistes réunis à Amsterdam du 26 au 31 août 1907 déclarent tenir la grève générale expropriatrice pour un remarquable stimulant de l’organisation et de l’esprit de révolte dans la société actuelle et pour la forme sous laquelle peut s’accomplir l’émancipation du prolétariat.

La grève générale ne peut-être confondue avec la grève générale politique (Politischer Massenstreik) qui n’est autre chose qu’une tentative des politiciens pour détourner la grève générale de ses fins économiques et révolutionnaires.

Par des grèves généralisées à des localités, à des régions, à des professions entières, on soulèvera progressivement la classe ouvrière et on l’entraînera vers la grève générale expropriatrice qui comprendra la destruction de la société actuelle et l’expropriation des moyens de production et des produits.

Cette motion recueillit 25 voix et, par conséquent, fut approuvée elle aussi.

Le lecteur s’étonnera peut-être que ces quatre motions aient pu, malgré leurs évidentes contradictions, être toutes adoptées. Il y a là, en effet un manquement aux usages parlementaires, mais un manquement voulu. Il ne convenait pas que l’opinion de la majorité étouffât ou paru étouffer celle de la minorité. La majorité a donc pensé qu’il fallait voter successivement, par pour et par contre, sur chacune des motions déposées. Or toutes les quatre ont recueilli une majorité de pour. Par conséquent toutes les quatre ont été approuvées.


Note : Nous détachons de la courte préface mise par le Bureau International en tête des Résolutions de Congrès d’Amsterdam, les lignes qui confirment ce que nous venons de dire :

« Pour ceux qui sont habitués à considérer les Congrès comme des corps législatifs qui dictent aux membres du parti la doctrine officielle et la conduite à suivre, il peut paraître étrange qu’on ait pris sur les mêmes questions plusieurs résolutions plus ou moins différentes. Mais pour les camarades cela n’aura rien que de très naturel. »

« Le Congrès d’Amsterdam, étant un congrès d’anarchiste, n’avait pu, et ne pouvait pas, avoir la prétention de faire la loi aux autres : il voulait seulement exprimer les opinions des camarades intervenus et des groupes représentés, et proposer ces opinions à la discussion et, possiblement, à l’approbation de tous les anarchistes. »)