La CNT-AIT, Anton Pannekoek, Paul Mattick, Xavier Frolan, et un militant anarcho-syndicaliste

Anarcho-syndicalisme et autonomie populaire

    L'organisation des conseils

    A propos d'Anton Pannekoek et du "communisme des conseils"

    Luttes autonomes

        La lutte contre la hausse du tarif de l'électricité : Italie 1974.

        Le mouvement de greve d'aout 1980 en Pologne

        La lutte des chantiers navals de Puerto-Real

        La lutte contre la poll tax en Grande-Bretagne

    Organisation et spontanéité

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    Anarchosyndicalisme et autonomie populaire

        Quelle organisation révolutionnaire ?

        Rôle de l'organisation révolutionnaire

        L'autonomie populaire : une nécessité.

        Des comités de lutte ou de grève aux conseils ouvriers

    Contre la bureaucratie

L'organisation des conseils

Le système social dont il est question ici pourrait être appelé du nom de communisme si ce nom n'était utilisé dans la propagande mondiale du " Parti communiste " pour désigner son système de socialisme d'État, sous une dictature du parti. Mais qu'est-ce qu'un nom ? on abuse toujours des noms pour tromper les masses les sons familiers les empêchant de penser d'une manière critique et d'apprécier clairement la réalité. Donc, au lieu de chercher le nom qui convient, il sera plus utile d'examiner de plus près la caractéristique principale du système : l'organisation des conseils.

Les conseils ouvriers sont la forme d'auto-gouvernement qui remplacera, dans les temps à venir, les formes de gouvernement de l'ancien monde. Bien entendu, pas pour toujours ; aucune de ces formes n'est éternelle. Quand la vie et le travail en communauté constituent une façon d'être normale, quand l'humanité contrôle entièrement sa propre vie, la nécessité fait place à la liberté et les règles strictes de justice établies auparavant se résolvent en un comportement spontané. Les conseils ouvriers sont la forme d'organisation de la période de transition pendant laquelle la classe ouvrière lutte pour le pouvoir, détruit le capitalisme et organise la production sociale. Pour connaître leur véritable caractère, il sera utile de les comparer aux formes existantes d'organisation et de gouvernement, que la coutume présente à l'esprit public comme allant de soi.

Les communautés trop vastes pour se réunir en une seule assemblée règlent toujours leurs affaires au moyen de représentants, de délégués. Ainsi, les citoyens des villes libres du Moyen Age se gouvernaient par des conseils de villes et les bourgeoisies de tous les pays modernes ont leurs parlements, à l'exemple de l'Angleterre. Lorsque nous parlons de l'administration des affaires par des délégués élus, c'est toujours aux parlements que nous pensons ; c'est donc surtout aux parlements que nous devons comparer les conseils ouvriers si nous voulons discerner leurs traits essentiels. Il est évident qu'étant donné les grandes différences qui existent tant entre les classes qu'entre leurs objectifs, les corps représentatifs correspondants doivent être eux aussi essentiellement différents.

Cette différence saute aux yeux dès l'abord : les conseils ouvriers s'occupent du travail et doivent régler la production, alors que les parlements sont des corps politiques qui discutent et décident des lois et des affaires de l'État. La politique et l'économie, cependant, ne sont pas des domaines entièrement séparés. En régime capitaliste, l'État et le parlement prennent les mesures et font les lois nécessaires à la bonne marche de la production ; ils pourvoient à la sécurité du négoce et des affaires, à la protection du commerce, de l'industrie, des échanges et des déplacements à l'intérieur et à l'étranger ; à l'administration de la justice, à la monnaie et à l'uniformité des poids et mesures. Et leurs taches politiques, qui, à première vue, ne semblent pas liées à l'activité économique, sont en rapport avec les conditions générales de la société, avec les relations entre les différentes classes, qui constituent le fondement du système de production. Ainsi, la politique, l'activité des parlements, peut, au sens large, être considérée comme un auxiliaire de la production.

Où est alors, en régime capitaliste, la distinction entre la politique et l'économie ? Leurs rapports sont les mêmes que ceux qui existent entre la réglementation générale et la pratique concrète. La tache de la politique est d'établir les conditions sociales et légales dans lesquelles le travail productif peut s'effectuer régulièrement, ce travail lui-même étant la tache des citoyens. Ainsi, il y a division du travail. La réglementation générale, bien qu'elle soit une base nécessaire, ne constitue qu'une part mineure de l'activité sociale, un accessoire du travail proprement dit, et peut être laissée à une minorité de politiciens dirigeants. Le travail productif lui-même, base et contenu de la vie sociale, est constitué des activités séparées de nombreux acteurs et absorbe entièrement leurs vies. La part essentielle de l'activité sociale est la tache personnelle. Si chacun s'occupe de son propre travail, et s'acquitte de sa tache, la société dans son ensemble marche bien. De temps en temps, à intervalles réguliers, au moment des élections législatives, les citoyens doivent donner leur attention aux réglementations générales. Ce n'est qu'aux époques de crises sociales, de décisions fondamentales et de controverses sévères, de guerre civile, de révolution, que la masse des citoyens a dû consacrer tout son temps et toutes ses forces à ces réglementations générales. Les questions fondamentales réglées, les citoyens pouvaient retourner à leurs occupations particulières, et laisser une fois de plus ces affaires générales à la minorité d'experts, aux juristes et aux politiciens, au parlement et au gouvernement.

Tout autre est l'organisation de la production commune par les conseils ouvriers. La production sociale n'est pas divisée en une quantité d'entreprises séparées dont chacune est l'œuvre limitée d'une personne ou d'un groupe ; elle constitue une totalité cohérente, objet de l'attention de la totalité des travailleurs, occupant leurs esprits en tant que tache commune à tous. La réglementation générale n'est plus une affaire accessoire, abandonnée à un petit groupe de spécialistes c'est le problème principal, qui exige l'attention conjuguée de tous. Il n'y a plus séparation entre la politique et l'économie, autrefois activités quotidiennes d'un corps de spécialistes, d'une part, et de la masse des producteurs d'autre part. Pour la communauté indivise des producteurs, politique et économie ont fusionné il y a unité de la réglementation générale et du travail pratique de production. Cette totalité est l'objectif essentiel de tous.

Ce caractère se reflète dans toute pratique. Les conseils ne gouvernent pas, ils transmettent les opinions, les intentions, la volonté des groupes de travail. Non pas, certes, comme des commissionnaires indifférents qui portent passivement lettres et messages dont ils ne connaissent rien. Ils ont pris part aux discussions, ils se sont distingués comme porte-parole ardents des opinions qui ont prévalu. De sorte que, comme délégués d'un groupe, ils ne sont pas seulement capables de défendre ses idées à la réunion du conseil, mais encore ils sont suffisamment impartiaux pour être ouverts à d'autres arguments, et pour présenter à leur groupe des opinions ayant une plus large audience. Les conseils sont donc les organes de discussions et de communications sociales.

La pratique parlementaire est exactement à l'opposé. Les délégués doivent prendre des décisions sans consulter leurs électeurs, sans être liés par un mandat. Le député, pour garder la fidélité de ses mandants, peut daigner leur parler et leur exposer sa ligne de conduite, mais il le fait en tant que maître de ses propres actes. il vote comme sa conscience et son honneur le lui imposent, eu égard à ses propres opinions. C'est bien naturel : il est expert en matière politique, le spécialiste des questions législatives, et il ne peut se laisser guider par les directives de gens ignorants. La tache de ces derniers, c'est la production, leurs occupations particulières ; la sienne, c'est la politique, les réglementations générales. Il doit être guidé par de grands principes politiques, et non se laisser influencer par l'égoïsme étroit des intérêts privés de ses mandants. C'est ainsi que, dans le capitalisme démocratique, il est possible à des politiciens élus par une majorité de travailleurs de servir les intérêts de la classe capitaliste.

Les principes du parlementarisme ont aussi pris pied dans le mouvement ouvrier. Dans les organisations syndicales de masse, ou dans des organisations politiques géantes comme le parti social-démocrate allemand, les dirigeants agissaient comme une sorte de gouvernement, avec pouvoir sur les membres, et leurs congrès annuels prenaient l'allure de parlements. Les dirigeants les appelaient avec fierté des parlements du travail, pour souligner leur importance ; et les observateurs critiques faisaient remarquer que la lutte des factions, la démagogie des dirigeants, les intrigues de couloir étaient des signes de cette dégénérescence, déjà apparue dans les véritables parlements. Et de fait, c'étaient des parlements, de par leur caractère fondamental. Pas au début, quand les syndicats étaient petits et que des membres dévoués faisaient tout le travail eux-mêmes, et presque toujours gratuitement. Mais avec l'augmentation des effectifs apparut la même division du travail que dans la société en générale. Les masses travailleuses devaient donner toute leur attention à leurs intérêts personnels particuliers, à la façon de trouver et de garder un emploi. C'était là le contenu principal de leur vie et de leur esprit ; ce n'est que d'une manière très générale qu'elles devaient en outre décider par vote de leurs intérêts communs de classe et de groupe. Le détail de la pratique était laissé aux experts, aux fonctionnaires des syndicats et aux dirigeants des partis, qui savaient comment s'y prendre avec les patrons capitalistes et les ministres. Et seule une minorité de dirigeants locaux était suffisamment au courant de ces intérêts généraux pour être envoyée comme délégués aux congrès où, malgré les mandats pouvant impératifs, chacun votait en fait selon son propre jugement.

Dans l'organisation des conseils, la domination des délégués sur leurs mandants disparaît, parce que la base de cette domination, la division des taches a disparu. Alors, l'organisation sociale du travail oblige chaque ouvrier à accorder toute son attention à la cause commune, à la totalité de la production. Comme auparavant, la production de ce qui est nécessaire à la vie comme fondement de la vie même, occupe l'esprit autrement. Mais il ne s'agit plus de la préoccupation de chacun pour sa propre entreprise, son propre emploi, en concurrence avec les autres. Car la vie et la production ne peuvent être assurées que par la collaboration, par le travail collectif entre compagnons. Ce travail collectif domine donc la pensée de chacun. La conscience de la communauté forme le fond et la base de tout sentiment et de toute pensée.

Il s'agit là d'une révolution totale dans la vie spirituelle de l'homme. il apprend à voir la société, il sait ce qu'est la communauté dans son essence. Auparavant, en régime capitaliste, sa vision se limitait à ce qui concernait ses affaires, son travail, sa famille et lui-même. Il ne pouvait en être autrement, car de cela dépendait son existence. La société n'était pour lui qu'un arrière-plan obscur et inconnu, derrière son petit monde visible. Et certes, il subissait ces forces puissantes, qui déterminaient l'issue heureuse ou la faillite de son travail. Mais, guidé par la religion, il voyait en ces forces l'œuvre de puissances suprêmes surnaturelles. Dans le monde des conseils ouvriers, au contraire, la société apparaît en pleine lumière, transparente et connaissable ; la structure du processus social du travail n'est plus dissimulée aux yeux de l'homme ; son regard embrasse la production dans sa totalité ; c'est cela qui est nécessaire à sa vie, à son existence. La production sociale est alors devenue l'objet d'une organisation consciente. La société est dans la main de l'homme ; il agit sur elle, il en comprend donc la nature essentielle. Ainsi, le monde des conseils ouvriers transforme l'esprit.

En régime parlementaire, qui est le système politique des entreprises indépendantes, le peuple est constitué d'une multitude de personnes séparées ; au mieux, selon la théorie démocratique, chacun se proclama investi des mêmes droits naturels. Pour l'élection des délégués, les gens sont groupés selon leur résidence, en circonscriptions. Aux premiers temps du capitalisme, il pouvait y avoir une certaine communauté d'intérêts entre voisins d'une même ville ou d'un même village, ce qui devint de plus en plus, à mesure que le capitalisme se développait, une fiction dépourvue de sens. Les artisans, les commerçants, les capitalistes, les ouvriers qui habitent le même quartier ont des intérêts différents et opposés ; ils votent en général pour des partis différents, et une majorité de hasard remporte la victoire. Bien que la théorie parlementaire considère l'élu comme le représentant d'une circonscription, il est clair que tous ces électeurs ne forment pas un groupe qui l'a délégué pour représenter ses désirs.

Sur ce point, l'organisation des conseils est tout fait le contraire du parlementarisme. Ce sont les groupes naturels, les ouvriers qui travaillent ensemble, le personnel d'une entreprise qui agissent en tant qu'unités et désignent leurs délégués. Ils peuvent trouver parmi eux des représentants réels et des porte-parole, parce qu'ils ont des intérêts communs et font partie d'un tout dans la " praxis " de la vie quotidienne. La démocratie complète est réalisée par l'égalité des droits de tous ceux qui participent au travail. Evidemment, ceux qui restent en marge du travail n'ont pas voix au chapitre en ce qui concerne son organisation. on ne peut considérer comme un manque de démocratie que, dans ce monde où les groupes à l'intérieur desquels tous collaborent, se gouvernent eux-mêmes, ceux qui ne s'intéressent pas au travail - et le capitalisme en laissera beaucoup, exploiteurs, parasites, rentiers - n'aient pas part aux décisions.

Il y a soixante-dix ans, Marx signalait qu'entre le règne du capitalisme et l'organisation finale d'une humanité libre, il y aurait une période de transition où la classe ouvrière serait maîtresse de la société, mais où la bourgeoisie n'aurait pas encore disparu. il appelait cet état de choses la dictature du prolétariat. A son époque, ce mot n'avait pas encore la résonance sinistre que lui ont donné les systèmes modernes de despotisme, et on ne pouvait pas l'employer abusivement pour la dictature d'un parti au pouvoir, comme plus tard en Russie. il signifiait seulement domination de la société passant de la classe capitaliste à la classe ouvrière. Plus tard, des gens entièrement acquis aux idées du parlementarisme essayèrent de matérialiser cette conception en ôtant aux classes possédantes la liberté de former des groupements politiques. il est évident que cette violation du sentiment instinctif de l'égalité de droits était contraire à la démocratie. Nous voyons aujourd'hui que l'organisation des conseils met en pratique ce que Marx avait anticipé en théorie, mais dont on ne pouvait à l'époque concevoir la forme pratique. Quand la production est organisée par les producteurs eux-mêmes, la classe exploiteuse d'autrefois est automatiquement exclue de la participation aux décisions, sans autre forme de procès. La conception de Marx de la dictature du prolétariat apparaît comme identique à la démocratie ouvrière de réorganisation des conseils.

Cette démocratie ouvrière n'a rien de commun avec la démocratie politique du système social précédent. Ce qu'on a appelé démocratie politique du capitalisme était un simulacre de démocratie, un système habile conçu pour masquer la domination réelle du peuple par une minorité dirigeante. L'organisation des conseils est une démocratie réelle, la démocratie des travailleurs, où les ouvriers sont maîtres de leur travail. Dans l'organisation des conseils, la démocratie politique disparaît parce que la politique elle-même disparaît, cédant la place à l'économie socialisée. La vie et le travail des conseils, formés et animés par les ouvriers, organes de leur coopération, consistent dans la gestion pratique de la société, guidée par la connaissance, l'étude permanente et une attention soutenue.

Toutes les mesures sont prises au cours d'échanges constants, par délibération dans les conseils et discussion dans les groupes et ateliers, par des actions dans les ateliers et des décisions dans les conseils. Ce que l'on arrive à faire dans de telles conditions ne pourrait jamais être commandé d'en haut, ou ordonné par la volonté d'un gouvernement. La source en est la volonté commune de tous ceux qui sont en cause, car l'action est fondée sur l'expérience et la connaissance du travail de tous, et elle influence profondément la vie de chacun. Les décisions ne peuvent être exécutées que si les masses les considèrent comme l'émanation de leur propre volonté une contrainte étrangère ne peut pas les faire respecter, simplement parce qu'une telle force n'existe pas. Les conseils ne sont pas un gouvernement ; même les conseils les plus centralisés n'ont pas un caractère gouvernemental, car ils n'ont aucun moyen d'imposer leur volonté aux masses ; ils n'ont pas d'organes de pouvoir. Tout le pouvoir social appartient aux travailleurs eux-mêmes. Partout où l'exercice du pouvoir est nécessaire - contre des troubles ou des attaques à l'ordre existant - il émane des collectivités ouvrières dans les ateliers et reste sous leur contrôle.

Pendant toute l'ère civilisée et jusqu'à nos jours, les gouvernements ont été nécessaires comme instruments permettant à la classe dirigeante de garder sous sa coupe les masses exploitées. ils assumaient aussi des fonctions administratives de plus en plus importantes ; mais leur caractère principal de forme organique du pouvoir était déterminé par la nécessité de maintenir une domination de classe. Quand cette nécessité disparaît, son instrument disparaît aussi. Ce qui reste, c'est l'administration, qui est une sorte de travail parmi beaucoup d'autres, la tache d'une espèce particulière de travailleurs ; ce qui prend la place du gouvernement, c'est l'esprit de vie de l'organisation, la discussion constante des ouvriers, qui pensent en commun à leur cause commune. Ce qui impose l'accomplissement des décisions des conseils, c'est leur autorité morale. Et dans une telle société, l'autorité morale a un pouvoir bien plus rigoureux que les ordres ou la contrainte d'un gouvernement.

A l'époque des gouvernements au-dessus du peuple, lorsque le pouvoir politique devait être concédé aux peuples et à leurs parlements, il y avait séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif du gouvernement ; parfois même, le pouvoir judiciaire devenait un troisième pouvoir indépendant La tache des parlements était de légiférer, mais l'application, l'exécution des lois, l'administration quotidienne étaient réservés à un petit groupe privilégié de dirigeants. Dans la communauté de travail de la nouvelle société, cette distinction disparaît. Décision et exécution sont intimement liées ; ceux qui font le travail décident, et ce qu'ils décident en commun, ils l'exécutent en commun. Lorsqu'il s'agit de grandes masses, les conseils sont leurs organes de décision. Là où la tache exécutive était confiée à des organismes centraux, ceux-ci devaient avoir le pouvoir de commander ; ils devaient être des gouvernements là où la tache exécutive incombe aux masses elles-mêmes, cette nécessité n'existe plus et les conseils n'ont pas ce caractère. De plus, selon les problèmes qui se posent et les questions qui doivent faire l'objet de décisions, ce sont des personnes différentes qui sont déléguées pour s'en occuper. Dans le domaine de la production elle-même, chaque entreprise doit non seulement organiser avec soin son propre champ d'activité, mais elle doit aussi créer des liaisons horizontales avec les entreprises similaires, verticales avec celles qui lui fournissent les matières premières ou qui utilisent ses produits. Dans cette dépendance mutuelle et cette liaison des entreprises, dans leur lien avec d'autres branches de la production, les conseils, qui discutent et décident, couvriront des domaines toujours plus étendus, jusqu'à l'organisation centrale de la totalité de la production. D'autre part, l'organisation et la consommation, la distribution de tous les biens nécessaires, exigera ses propres conseils de délégués de tous les intéressés et aura un caractère plutôt local ou régional.

A côté de cette organisation de la vie matérielle de l'humanité, il y a le vaste champ des activités culturelles et de celles, non directement productives, qui ont pour la société une nécessite primordiale, telles que l'éducation des enfants et le soin de la santé de uns. Ici, c'est encore le même principe qui règne celui de l'auto-organisation de ces domaines de travail par ceux qui font le travail. Il semble tout à fait naturel que tous ceux qui participent activement soit au soin de la santé universelle, soit à l'organisation de l'éducation, c'est-à-dire les soignants et les enseignants, règlent et organisent l'ensemble de ces services, par les moyens de leurs associations. En régime capitaliste, où il leur fallait vivre des maladies qui affligent les hommes ou du dressage des enfants, leur lien avec la société en général prenait la forme, soit d'un métier compétitif, soit d'une application des ordres du gouvernement. Dans la nouvelle société, à cause du lien bien plus intime de la santé et de l'éducation, avec le travail, ils régleront leurs tâches de manière que leurs conseils restent en contact étroit et collaborent constamment entre eux et avec les autres conseils ouvriers.

Il faut noter ici que la vie culturelle, domaine des arts et des sciences, est, par sa nature même, si étroitement liée à l'inclinaison et à l'effort individuels, que seule la libre initiative de gens qui ne sont pas étouffés sous le poids d'un labeur incessant peut assurer sa floraison. Cette vérité n'est pas réfutée par le fait qu'au cours des siècles de société de classes, les princes et les gouvernements ont protégé les arts et la science, afin, évidemment, de les utiliser pour leur gloire et le maintien de leur domination. D'une manière générale, il y a, en ce qui concerne les activités culturelles aussi bien que toute activité non productive ou productive, une disparité fondamentale entre une organisation imposée d'en haut par un corps dirigeant, et une organisation faite de la libre collaboration de collègues et de camarades. Une organisation dirigée centralement implique une réglementation aussi uniforme que possible sans cela, elle ne pourrait être conçue et dirigée par un organisme central. Dans la réglementation autonome élaborée par tous les intéressés, l'initiative de nombreux experts attentivement penchés sur leur travail, le perfectionnement par l'émulation et des rapports constants, l'initiation et les échanges de me doivent avoir pour résultats une riche diversité de moyens et de possibilités. La vie spirituelle, si elle dépend de l'autorité centrale d'un gouvernement, tombe forcément dans une plate monotonie ; si elle est inspirée par la libre spontanéité de l'impulsion humaine des masses, elle doit se déployer en une diversité éclatante. Le principe des conseils donne la possibilité de trouver les formes appropriées d'organisation.

Ainsi l'organisation des conseils tisse à travers la société un réseau de corps diversifiés, travaillant en collaboration, et réglant sa vie et son progrès selon leur libre initiative. Et tout ce qui est discuté et décidé dans les conseils tire son véritable pouvoir de la compréhension, la volonté, l'action de l'humanité laborieuse.

Anton Pannekoek


Ce texte constitue le chapitre 7 du livre I (La Tâche) de Les conseils ouvriers (1942), publié la première fois en français par Informations Correspondances Ouvrières, puis réédité en 1982 par Spartacus.

A propos d'Anton Pannekoek et du "communisme des conseils"

Difficile lorsque l'on parle d'auto-organisation des luttes sociales, d'autonomie populaire et de conseils de travailleurs de ne pas s arrêter, ne serait-ce que succinctement, sur le travail théorique d'Anton Pannekoek.

D'abord, l'homme en lui-même est intéressant. Erudit, astronome renommé, il va suivre un parcours politique très critique. Au début du XXe siècle, il est membre de la social-démocratie hollandaise et a de nombreux contacts avec la social-démocratie allemande. Peu à peu, il va s'éloigner du "socialisme" réformiste et parlementaire.

Interpellé par les luttes qui se radicalisent et s'autonomisent surtout à partir de 1910, il voit dans l'action quotidienne et auto-organisée des masses le moyen d'aboutir à la transformation sociale. Déjà classé à gauche de la social-démocratie, il se radicalise donc et devient de plus en plus révolutionnaire.

Durant la 1ère guerre mondiale, il est de ceux, et ils furent trop rares, qui restèrent fermement attaché aux principes de l'internationalisme. La rupture avec la social-démocratie est alors consommée. C'est désormais avec les groupes radicaux que Pannekoek travaille.

L'année 1917 voit la révolution s'imposer en Russie. Pannekoek la soutient. En 1918, c'est l'Allemagne qui s'embrase. Défaites militaires, privations, grèves, manifestations de rue, mutineries, agitation endémique débouchent en fin d'année sur une situation insurrectionnelle et révolutionnaire. Les conseils d'ouvriers et de soldats se multiplient rapidement.

Encore inexpérimentés et surtout trop souvent dominés par la social-démocratie qui suit le mouvement pour mieux le juguler, le mouvement des conseils échoue même si, jusqu'en 1921, la situation reste très chaude.

Proche, au début, de la IIIème internationale, Pannekoek s'en éloigne bientôt. Le mépris des bolcheviks pour les masses, leur prétention à imposer leur vues à toutes les sections de la IIIème internationale, leur défense du parlementarisme, le caractère bourgeois, bureaucratique et étatique de plus en plus marqué de la révolution russe, la conception léniniste de l'organisation… autant de choses qui amenèrent Pannekoek à rompre avec le bolchevisme et à rallier les courants dits "extrémistes" partisans du "communisme des conseils", c'est à dire d'un communisme :

Tout cela présente bien des points communs avec notre communisme libertaire. Mais il y a aussi des différences. Surtout, en fait, en ce qui concerne la question de l'organisation. Les communistes des conseils, et parmi eux Pannekoek, concevaient souvent l'organisation comme devant être un réseau coordonné d'information et de débat entre groupes de propagande. Ceci nous semble, surtout au vu de la situation actuelle, nettement insuffisant.

Mais, au delà de ces convergences et de ces quelques différences, ce qu'il y a également d'intéressant dans le communisme des conseils, et cela l'œuvre de Pannekoek le reflète bien, c'est une certaine optique, une certaine manière d'aborder et d'analyser les choses. Le problème de la transformation sociale y est en effet abordé sous l'angle de la lutte des classes réelle, dans le cadre des conditions pratiques de la lutte, conditions imposées par la forme que prend le capitalisme à un moment et à un endroit donné. Il s'agit donc d'une pensée révolutionnaire évolutive et non doctrinaire. Etant bien entendu que ce caractère évolutif n'est en aucun cas de l'opportunisme. Fondamentalement, cela signifie qu'un mouvement qui se veut révolutionnaire ne le sera vraiment que s'il est capable de promouvoir des formes d'organisation et de luttes adaptées à la situation sociale face à laquelle il se trouve. Cela passe, entre autres, par une critique serrée des formes de luttes et d'organisation passées.

"Evident " diront certains. Faut voir. Force est de constater que cela n'a rien d'évident lorsqu'on voit dans quelles compromissions et capitulations, dans quelle inefficacité pratique, dans quelle bouillie idéologique, dans quel infantilisme baigne la quasi totalité des organisations dites révolutionnaires, fussent-elles "anarchistes".

On ne s'étonnera donc pas de ne pas trouver dans la pensée de Pannekoek, et en particulier dans son ouvrage majeur Les conseils ouvriers,de recettes miracles et de vérités absolues. En fait, dans ce livre, écrit de 1942 à1947, Pannekoek s'est attaché à tirer les enseignements d'une période de lutte alors déjà terminée ( celle qui couvre I' "entre deux guerres" en Europe ) et à dégager les traits et principes fondamentaux qui caractérisent l'auto-organisation de masses et l'autonomie populaire. C'est ce dernier point qui fait qu'il garde toute son actualité.

En résumé, c'est avec profit que l'on lira le livre de ce marxiste hétérodoxe que fut Anton Pannekoek, un ouvrage qui incite à la réflexion sur la question de l'autonomie populaire, ce qui ne peut, à notre avis, qu'enrichir l'anarcho-syndicalisme. Tâche ardue mais nécessaire si nous voulons avoir un jour les moyens de nos désirs.

Luttes autonomes

Ce texte évoque 4 luttes qu'on peut considérées comme autonomes.

Ce furent les masses qui les firent vivre et elles en gardèrent le contrôle, traçant leur propre voie, soucieuse de leur autonomie d'action et de leur autonomie politique.

Pour en revenir aux syndicats, précisons :

A travers le bref récit de ces 4 mouvements de lutte relativement récents, il s'agit de replacer la problématique exposée dans le texte principal de cette brochure dans le domaine de la lutte sociale réelle, dans le domaine de la pratique.

Ces mouvements se sont développés dans des pays au contexte économique, politique, social, historique... différends mais ils sont intéressants dans le fait, qu'au delà des différences de lieu et de contexte, il y a entre eux des similitudes de fond. Il ne s'agit pas de chercher illusoirement à reproduire des situations datées. Il s'agit bien plutôt de chercher à déceler dans ces mouvements le type de pratique et de fonctionnement qui ont fait leur force et leur efficacité et de voir comment il est éventuellement possible de les mettre en œuvre dans les conditions actuelles. Il faut aussi réfléchir au type d'organisation révolutionnaire et aux types de pratiques organisationnelles susceptibles de donner à ce type de mouvement continuité, élargissement et perspectives à plus long terme.

La lutte contre la hausse du tarif de l'électricité : Italie 1974.

Durant l'été 1974, le gouvernement italien décide d'une hausse importante du tarif de l'électricité. La population ouvrière qui a depuis de nombreuses années mené de nombreuses luttes dans les usines et, par ce biais, renforcé son unité, constitué un véritable contre-pouvoir dans de grosses boites, amélioré ses conditions de travail et obtenu des hausses de salaires n'entend pas se laisser faire. La hausse du tarif de l’électricité est perçu par elle comme une manoeuvre de l'État pour l'empêcher de profiter des améliorations de conditions de vie qu'elle avait obtenu par l'action directe.

Partie des usines, la résistance s'organise. Des "comités prolétariens pour l'autoréduction" se créent à Turin au sein des grandes entreprises et des quartiers populaires, bientôt suivis par des initiatives semblables dans bon nombre d'autres grandes villes d'Italie.

Face à l'augmentation de l'électricité, ces comités impulsèrent une campagne d'autoréduction des factures, celles-ci étant payées à l'ENEL (l'équivalent italien de notre EDF ) mais sur la base des anciens tarifs. Les factures autoréduites étaient collectées par les comités dans les quartiers ou les usines, tamponnées par eux et envoyées en paquet à l'ENEL.

Le bilan de cette campagne flit appréciable 150 000 factures autoréduites à Turin, 50 000 à Naples, 20 000 à Venise et par milliers dans toutes les autres grandes villes.

Cette lutte inquiéta le gouvernement et la bourgeoisie par son caractère massif et illégal. Le gouvernement chercha rapidement à négocier avec les syndicats réformistes. Il s'en suivit que la hausse de 50% du tarif de l'électricité fut ramenée à 30%.

Demi-victoire donc mais néanmoins significative du fait que l'État italien était alors confronté à un prolétariat ( au sens large du terme ) aguerri, déterminé et difficilement gouvernable. Le mouvement des autoréductions s'étendit par la suite, avec plus ou moins de succès, aux hausses de loyers, du téléphone, du tarif des transports en commun...

Le mouvement de greve d'aout 1980 en Pologne

La Pologne connut durant l'été 1980 un mouvement de grève générale.

Déjà en 1956 à Poznan des grevés et des manifestations ouvrières avaient dégénéré et une insurrection avait eu lieu. Elle était le résultat des innombrables problèmes de ravitaillement tant sur le plan alimentaire que sur le plan des matières premières. La répression avait été terrible.

Puis, en 1968, il y avait eu le mouvement étudiant contre la mainmise de l'État sur l'enseignement. Il fut réprimé sans ménagements.

En 1970, la population ouvrière reprenait le flambeau de la contestation sociale surtout sur la côte baltique (conurbation de Gdansk, Gdynia et Sopot mais aussi Elbag et Szczecin). Des mouvements de grèves et des manifestations eurent lieu suite à un hausse des prix des produits alimentaires de base. La situation dégénéra en émeutes acharnées après que la milice ait ouvert le feu sur la foule. Il y eut environ 500 morts.

En 1976, ça repartait toujours suite à une hausse des prix. Grèves et manifs à l'intérieur des chantiers navals à Gdansk, émeutes sanglantes à Radom, Ursus, Plock...

Début 1980, la situation est de nouveau limite. Le 1er Juillet, le pouvoir annonce une nouvelle hausse des prix.

Immédiatement, des grèves ont lieu dans de nombreuses usines du pays. Au début, les revendications sont strictement matérielles. Une nouvelle vague de grèves déferle à partir du 08 Juillet. La plupart des centres industriels sont alors touchés. Les directions des entreprises louvoient ou cèdent rapidement. Le gouvernement annule certaines hausses.

A partir du 14 Juillet, 3ème vague de grèves. Les transports et les services commencent à être touchés. Des comités de grèves sont élus. Le pouvoir négocie des hausses de salaires au cas par cas. La situation se calme quelques temps. Les groupes d'opposition et de résistance sociale (KOR, cercles intellectuels..) font circuler infos et analyses.

Le 14 Août, la grève démarre aux chantiers navals de Gdansk. Bientôt, l'ensemble du secteur naval de la région (60 000 personnes) est en grève. Les autorités coupent les communications avec le reste du pays comme en 1970.Le 16, la direction des chantiers naval accorde une hausse de salaire mais, par solidarité avec les autres entreprises en grèves, la lutte continue.

Le 16 Août, les comité de grève 253.Le 23 Août, les délégués des entreprises du littoral baltique en grève se réunissent et forment un inter-entreprises.22 entreprises le composent. Le 18, il regroupe 156 usines. Le 19, 388 entreprises du littoral l'ont rejoint.

Une présidence de 19 personnes est élue. Chaque entreprise envoie des délégués aux chantiers navals. Ceux-ci sont élus librement, mandatés par les A.G. et ils doivent les informer de l'évolution des événements. Dans beaucoup d'entreprises, la radio interne permet la retransmission en direct les négociations avec la direction. Les travailleurs peuvent alors exprimer immédiatement leurs sentiments sur ce qui est dit par la direction.

La très grande majorité des entreprises en grève sont également occupées. Elles sont le lieu de la contestation, la population ayant eu la sagesse de ne pas manifester dans les rues. Le pouvoir le tolérerait difficilement et la répression ne manquerait pas d'être très brutale.

Une liste de 21 revendications est mise au point (syndicats libres, droit de grève, liberté de la presse et liberté d'expression, libération des gens arrêtés, réintégration des personnes licenciées pour leur participation aux grèves de 1970 et 1976, hausse du salaire de base, échelle mobile, abolition des privilèges de la bureaucratie, retraite à 55 ans pour les hommes, retraite à 50 ans pour les femmes, problèmes de logements et de primes.)

Dans le reste du pays, beaucoup d'entreprises sont prêtes à la grève totale si les négociations n'aboutissent pas. Le 31 Août, le gouvernement, après bien des louvoiements, fait des concessions importantes création d'un syndicat libre, liberté d'expression et de la presse, libérations des personnes arrêtées.. .Le mouvement initial prend alors fin.

A la mi-septembre, "Solidarnosc" sera officiellement créé et regroupera bientôt 10 millions de personnes. De Septembre 80 à Décembre 81, date de l'instauration de l'état de guerre, les négociations sur les autres points de la liste de revendications se poursuivent, non sans mal. Le pouvoir ne faisant des concessions que sous la pression populaire (manifs, occupations..) et les menaces de grève générale.

Durant cette période tendue, des formes de contrôle ouvrier se développent dans certaines entreprises, les grèves partielles se multiplient face à la mauvaise volonté du pouvoir. Un contre-pouvoir et une contre-société, articulés autour de "Solidarnosc" se renforcent.

C'est l'armée et la police qui, au final, "normaliseront" une situation devenu totalement ingérable pour le gouvernement.

La lutte des chantiers navals de Puerto-Real

Dans le secteur des chantiers navals, un premier plan de restructuration avait eu lieu en 1983. Sur les 17000 travailleurs virés qui devaient retrouver un emploi grâce à des mesures d'accompagnement, seuls 3000 retravaillaient effectivement 3 ans après.

A la fin de l'année 1986, il fut question d'un nouveau plan de restructuration, de nouvelles vagues de suppressions d'emplois et de fermetures de sites dont celui de Puerto-Real.

Le comité d'entreprise y appela alors les syndicats (UGT socialiste, CCOO communiste, CAT autonome et la section syndicale CNT) à mobiliser les travailleurs de l'entreprise. Travail que la CNT avait commencé dès l'annonce de ce nouveau plan de restructuration.

Alors que les syndicats réformistes se contentaient d'une critique superficielle de la politique gouvernementale, la CNT, elle, expliquait que la crise était le résultat du capitalisme et que c'était aux capitalistes de trouver des solutions. Les travailleurs devant, à son avis, axer uniquement leurs efforts sur la défense de leurs postes de travail, de leurs conditions de vie et le développement d'une alternative sociale globale. Elle insista également beaucoup dans les AG sur la nécessité de débattre clairement des modalités de la lutte et de pratiquer la démocratie directe et l'action directe.

Le 8 janvier 1987, la lutte commençait et allait durer prés de 7 mois. Réunis en AG dans le chantier, les travailleurs, sur proposition de la CNT, partent couper la route menant à Cadix. Premiers affrontements avec la police. il y en aura beaucoup d'autres.

Les blocages de routes, les manifs en ville, les concerts de casseroles, les sabotages de lignes téléphoniques, les affrontements au sein de l'entreprise et dans la rue vont en effet se succéder.

Mais la répression, pourtant très dure, s'avérera finalement complètement inefficace face à la détermination et la solidarité des gens.

Les femmes des travailleurs du chantier naval s'auto-organisent et viennent aux AG.

Le mardi, la lutte se déroule dans le chantier (AG et grève avec occupation, affrontements...). Le jeudi, les travailleurs, leurs familles et toutes celles et ceux qui soutiennent leur lutte descendent manifester en ville (meetings en pleine rue, défilés, barricades, émeutes...)

La situation devient rapidement "limite" et elle perdure. L'État essaie alors de discréditer le mouvement, de le présenter comme "terroriste", de monter les gens contre les travailleurs du chantier, d'amadouer ces derniers, de les diviser, et bien sur de les mater en envoyant toujours plus de renforts de police, en faisant charger de plus en plus brutalement les manifs.

Il y a de nombreux blessés des deux cotés ainsi que des arrestations qui donnent lieu à des meetings de protestation, des rassemblements devant les commissariats où sont détenues les personnes arrêtées ce qui aboutit à leur relaxe. L' "ordre public" ne peut plus être maintenu à Puerto-Real.

La lutte déborde le cadre du chantier et se répercute dans les quartiers populaires où les grévistes trouvent du soutien.

Les décisions sont prises dans les AG et les syndicats réformistes sont débordés. Leurs tentatives pour écarter la CNT du conflit restent vaines. Au travers de cette lutte, la CNT, elle, gagne la confiance des travailleurs et voit se développer sa crédibilité auprès d'eux.

Des contacts sont pris avec des travailleurs d'autres chantiers navals en vue de mener des actions niveau national.

Peu à peu, à partir du mois de juin, l'État reconnaît que le chantier naval de Puerto-Real est viable. Le pouvoir commence à reculer. Des négociations sont entamées. Les syndicats réformistes arrivent par ce biais à calmer la lutte dans le chantier.

Mais elle continue dans la rue, ou de début juin à début juillet, les femmes mènent la danse. Semaines après semaines, malgré les multiples violences policières, elles reviennent à la charge.

A partir du 9 juillet, les bonnes nouvelles arrivent. La France passe une commande de plusieurs bateaux auprès du chantier naval. D'autres commandes venant de compagnies privées arrivent peu après. Le projet de fermeture du site est enterré... grâce à la lutte qui est la seule réponse que les travailleurs doivent opposer à cette soi-disant crise que nous font subir capitalos et politicards.

La lutte contre la poll tax en Grande-Bretagne

La Poll Tax est instituée à partir d'avril 1989 en Ecosse (région test où risquaient le plus de se manifester d'éventuelles résistances) et étendue au reste de la Grande-Bretagne (Angleterre et Pays de Galles) à partir d'avril 1990.

La Poli Tax est un impôt local sur le logement. L'ancien système calculait l'importance de la taxe par rapport à la valeur du logement occupé. La Poll Tax, elle, revenait à faire payer l'impôt par toute personne de plus de 18 ans sans distinction de revenu et sans tenir compte de la valeur du logement.

Une famille ouvrière comportant 4 personnes de plus de 18 ans et vivant dans un petit appartement était donc supposée payer 4 fois la taxe. Un bourgeois vivant dans une grande baraque ne devant, lui, la payer qu'une seule fois. Le caractère inégalitaire de la Poll Tax était donc évident.

De plus, le montant de la Poll Tax était librement défini pour chaque ville par leurs conseils municipaux respectifs. Donc, c'est dans les villes ouvrières dévastées par la "crise", c'est à dire là où les municipalités ont le plus besoin d'argent (pour les services sociaux...) que le montant de la Poll Tax était souvent le plus élevé. En effet, les municipalités à populations cossues ayant moins de dépenses à effectuer pouvaient se permettre de fixer un montant plus bas pour la Poll Tax.

La lutte

Elle a été marquée par une grande diversité au niveau des moyens employés.

Le résultat de tout cela

En Ecosse, après un an d'application de la Poll Tax, plus d'un million de gens n'étaient toujours pas recensés, avaient refusé de payer ou étaient en retard de paiement. Les fonctionnaires de la Poll Tax et les huissiers étaient ensevelis sous une montagne de contentieux à traiter.

Les comités de quartier, apparu souvent spontanément, se fédéraient et les comités écossais déjà aguerris, se jumelaient avec des comités anglais et gallois pour les faire profiter de leur expérience de lutte.

Londres connaissait le 31 mars 1990 (veille de l'entrée en vigueur de la Poll Tax pour l'Angleterre et le Pays de Galles ) une énorme manif et un fol après-midi d'émeute. A noter à ce propos, l'importante solidarité avec les personnes emprisonnées pour leur participation à cette émeute ( pétitions, rassemblements devant les prisons, collectes, présences aux procès...) et souvent victimes de lourdes condamnations.

Et au final retrait de la Poll Tax et chute rapide de Tatcher.

Les caractéristiques de la lutte

Elle a eu lieu à la fois dans les entreprises et les quartiers. Elle a été mené par la population, organisée dans des comités fonctionnant le plus souvent (mais malheureusement pas toujours) sur les principes de la démocratie directe et de l'action directe.

Elle a développé la solidarité et fait prendre conscience aux gens leur force collective. Elle a mêlé actions pacifiques et protestations violentes, luttes de classe et désobéissance civile. La Poli Tax a constitué la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Cette lutte a été la réponse de la population laborieuse britannique face à plus de dix ans de politique libérale et anti-sociale.

Organisation et spontanéité

1

La question de l'organisation et de la spontanéité a toujours été posée au sein du mouvement ouvrier comme un problème de conscience de classe, lié aux rapports de la minorité des révolutionnaires avec la grande masse d'un prolétariat imbu d'idéologie capitaliste. Tout portait à croire, disait-on, que la conscience révolutionnaire fût le propre seulement d'une minorité, laquelle, en s'organisant, l'entretiendrait et la traduirait en actes. Quant aux masses ouvrières, ce n'est que contraintes et forcées qu'elles passeraient à l'action révolutionnaire. Lénine envisageait cette situation avec optimisme. D'autres, à l'instar de Rosa Luxemburg, étaient d'un avis tout différent. Le premier visant à instaurer une dictature de parti, accordait une primauté absolue aux questions d'organisation. A l'inverse, Rosa Luxemburg, voulant parer au danger d'une nouvelle dictature sur les travailleurs, mettait l'accent sur la spontanéité. Ils étaient toutefois persuadés l'un comme l'autre que si dans certaines conditions, la bourgeoisie déterminait les idées et le comportement des masses laborieuses, dans d'autres conditions, une minorité révolutionnaire pourrait en faire autant. Mais, à l'époque même où Lénine considérait cela comme un facteur on ne peut plus favorable à la réalisation du socialisme, Rosa Luxemburg ne cachait pas ses craintes de voir une minorité quelconque, ayant accédé à la position de classe dominante, penser et agir à la manière exacte de la bourgeoisie d'hier.

A là base de cette attitude se trouvait, dans les deux cas, la conviction que le développement économique du capitalisme obligerait les masses à se dresser contre le système. Lénine, tout en tablant dessus, craignait les révolutions d'origine spontanée. Aussi, pour justifier la nécessité d'une intervention consciente dans des mouvements de ce type, il invoquait le degré d'arriération des masses prolétariennes qui faisait de la spontanéité un élément sans doute important, mais destructif et non point constructif. Plus le mouvement spontané se révélait puissant, plus donc il était indispensable de l'encadrer et de le diriger, cette mission incombant, selon Lénine, à un parti hiérarchisé et agissant en fonction d'un plan d'ensemble. Il fallait en quelque sorte défendre les ouvriers contre leurs propres impulsions, faute de quoi, en raison de leur ignorance, ils courraient à la défaite et, consumant en vain leurs forces, fraieraient la voie à la contre-révolution.

Rosa Luxemburg soutenait une conception opposée, certaine comme elle l'était que la contre-révolution habitait déjà les organisations et les instances traditionnelles et risquait fort de se propager au sein du mouvement révolutionnaire lui-même. Elle espérait que les mouvements spontanés viendraient mettre un terme à l'influence de ces organisations qui n'aspiraient qu'à une chose : centraliser le pouvoir dans leurs mains. Bien qu'aux yeux de Luxemburg comme à ceux de Lénine, l'accumulation du Capital fût par excellence un processus générateur de crises, la première tenait les crises pour un phénomène infiniment plus catastrophique que le second ne le croyait. Pour elle, plus une crise aurait des effets dévastateurs, plus amples et plus vigoureuses seraient les actions spontanées ; moindre aussi serait la nécessité d'une orientation consciente des luttes et de leur direction centralisée, le prolétariat ayant dans un tel cas des possibilités plus grandes d'apprendre à penser et à agir conformément à ses besoins historiques. Selon Rosa Luxemburg, les organisations devaient se borner à déclencher l'essor des forces créatrices inhérentes aux actions de masse pour se fondre ensuite dans les tentatives indépendantes du prolétariat cherchant à jeter les bases d'une société nouvelle. Cette conception présupposait non une conscience révolutionnaire, à la fois tranchée et omnisciente, mais une classe ouvrière hautement développée, capable de mettre au service de la société socialiste et l'appareil productif et ses aptitudes propres.

Les petites organisations ouvrières insistaient volontiers sur le rôle du facteur de la spontanéité. Ainsi des syndicalistes révolutionnaires français, et du théoricien Georges Sorel, qui voyaient dans la grève spontanée et sa systématisation le grand moyen d'apprentissage de la révolution sociale. Mais, par là, ces organisations ne faisaient que rationaliser leur faiblesse. Ne sachant comment transformer la société, elles laissaient à l'avenir le soin de résoudre le problème. Telle perspective n'était pas sans fondement, eu égard au développement de facteurs comme les progrès rapides de la technologie, la concentration et la centralisation du Capital allant de pair avec l'essor de la production, la fréquence accrue des conflits sociaux, etc. Mais, en vérité, c'était là un simple espoir, destiné surtout à compenser la faiblesse de ces organisations et l'incapacité où elles se trouvaient d'agir efficacement. En invoquant la spontanéité, on cherchait à donner un tant soit peu de " réalité " à une mission qu'elles étaient bien en peine de remplir, à excuser leur inactivité forcée, à justifier leur intransigeance.

Quant aux grandes organisations, elles avaient tendance à faire fi de la spontanéité. Trouvant dans leurs succès des raisons de se montrer optimistes, elles ne songeaient guère au concours que des mouvements spontanés seraient susceptibles de leur apporter à une date peut-être lointaine encore. Leurs dirigeants soutenaient ou bien que seule la force organisée est capable de vaincre la force organisée, ou bien que la voie de l'action quotidienne, sous la direction du parti et des syndicats, amènerait un nombre d'ouvriers toujours plus grand à prendre conscience de la nécessité inéluctable de changer les rapports sociaux existants. Pour eux, croissance régulière des organisations et développement de la conscience de classe étaient une seule et même chose et, à certains moments, ils caressaient l'idée de voir un jour ces organisations englober la classe ouvrière dans son ensemble.

Cependant, toutes les organisations ouvrières doivent s'insérer dans les structures sociales. Loin de jouir d'une " indépendance " absolue, elles sont déterminées par la société et la détermine à leur tour. Au sein du capitalisme, aucune organisation ne peut durablement faire preuve d'un anticapitalisme intransigeant. L'" intransigeance " est le fait d'une activité idéologique limitée et l'apanage de sectes et d'individus isolés. Lorsqu'elles veulent acquérir une importance au niveau de la société globale, les organisations doivent se rallier à l'opportunisme tant pour affecter le processus de la vie sociale que pour atteindre leurs objectifs propres.

Opportunisme et " réalisme " sont apparemment une seule et même chose. Le premier ne saurait être vaincu par des groupes radicaux, dont l'idéologie attaque de front les rapports sociaux existants sous tous leurs aspects. Il est impossible de rassembler petit à petit les forces révolutionnaires dans le cadre d'organisations puissantes, prêtes à passer à l'action le moment venu. Toutes les tentatives esquissées en ce sens ont échoué. Seules ont pu prendre une importance quelconque les organisations qui ne gênaient pas la bonne marche de l'ordre établi. Chaque fois qu'elles ont pris pour point de départ un corps d'idées révolutionnaires, leur croissance a engendré par la suite une antinomie grandissante entre l'idéologie et la fonction pratique. Opposées au capitalisme, mais aussi organisées en son sein, elles n'ont pu éviter de soutenir leurs adversaires. Après avoir résisté victorieusement aux assauts de leurs rivaux politiques, elles ont fini, en raison de leurs propres succès, par succomber aux forces du capitalisme.

Voici donc le dilemme que les groupements d'inspiration radicale affrontent inévitablement : pour avoir un écho suffisant au niveau de la société globale, les actions doivent être organisées ; mais les actions organisées se transforment en moyens d'intégration au capitalisme. Désormais, tout se passe comme si pour pouvoir faire quelque chose, il fallait faire le contraire de ce qu'on voulait, et comme si pour ne pas faire de faux pas, il fallait ne rien faire du tout. Est-il sort plus lamentable que celui du militant aux idées radicales qui se sait utopiste et va d'échec en échec ? Aussi, par un réflexe d'autodéfense, le radical, sauf s'il est un mystique, place toujours la spontanéité au premier plan, tout en restant plus ou moins convaincu en son for intérieur que c'est un non-sens que cela. Mais son obstination semble indiquer qu'il ne cesse jamais de percevoir quelque sens caché dans ce non-sens.

Le fait de se réfugier ainsi dans l'idée de spontanéité dénote une inaptitude réelle ou imaginaire à constituer des organisations efficaces et un refus de s'opposer de manière " réaliste " aux organisations en place. En effet, pour combattre avec succès ces dernières, il faudrait créer des contre-organisations dont l'existence, en soi, irait à l'encontre de leur raison d'être. Opter pour la " spontanéité ", c'est donc une façon négative d'aborder le problème de la transformation sociale ; toutefois, mais seulement dans un sens idéologique, cette attitude a des aspects positifs, étant donné qu'elle implique un divorce mental d'avec le type d'activités qui tendent à renforcer l'ordre établi. Aiguisant la faculté de critique, elle mène à se désintéresser d'entreprises futiles et d'organisations dont on ne peut plus rien attendre. Elle permet de distinguer l'apparence d'avec la réalité ; bref, elle est liée à l'orientation révolutionnaire. Puisque d'évidence certaines forces, organisations et rapports sociaux sont voués à disparaître et que d'autres tendent à les remplacer, ceux qui tablent sur l'avenir, sur les forces en gestation, mettent l'accent sur la spontanéité ; en revanche, ceux qui se rattachent étroitement aux forces du vieux monde insistent sur la nécessité de l'organisation.

2

Il apparaît à l'examen, même superficiel, que toute organisation importante, quelle que soit son idéologie, contribue à maintenir le statu quo ou, dans le meilleur des cas, à promouvoir un développement des plus limités, dans le cadre des conditions générales caractérisant une société déterminée à une époque donnée. Le terme de statu quo permet assez bien de tirer au clair le concept d'immobilisme dans le changement. Il est possible de l'utiliser en faisant totalement abstraction de ses implications philosophiques, à la manière de n'importe quel autre instrument d'analyse. Si transformées qu'elles puissent être en effet, les conditions précapitalistes sont intégrées aux conditions capitalistes et, de la même façon, les conditions postcapitalistes se manifestent sous une forme ou sous une autre au sein du capitalisme. C'est là chose évidente concernant l'évolution sociale en général ; or l'activité pratique des hommes sépare continuellement le général d'avec le spécifique, bien que l'un et l'autre soient en fin de compte indissociables.

Quand on parle ici de statu quo, c'est par rapport à la société capitaliste, et donc par rapport à une période historique au cours de laquelle les ouvriers, dans le cadre d'une interdépendance sociale complexe, se trouvent séparés des moyens de production et, par voie de conséquence, asservis à une classe dominante. Les traits distinctifs du pouvoir politique sont fonction des traits distinctifs du pouvoir économique. Tant que la vie sociale reste déterminée par la relation capital-travail, la société demeure inchangée sur le plan fondamental, quand bien même elle se montrerait changée sur d'autres. Le capitalisme du laissez-faire, celui des monopoles, ou encore le capitalisme d'État, sont autant de stades évolutifs au sein du statu quo. Sans contester l'existence de différences entre ces stades, il est nécessaire de faire ressortir leur identité de base et, en s'opposant à leurs caractéristiques communes, de s'opposer non seulement à l'un ou à l'autre, mais aussi à tous simultanément.

Du point de vue des classes dominées, conditionné par l'époque, le développement ou le progrès élémentaire dans le cadre du statu quo peut paraître " bon " ou " mauvais ". On donnera comme exemple de " bon " développement, la lutte victorieuse des ouvriers pour des conditions de vie meilleures et des libertés politiques accrues, et comme exemple de " mauvais ", la perte des unes et des autres par suite de l'avènement du fascisme - indépendamment de la question de savoir si le premier fut ou ne fut pas la cause du second. L'adhésion active à des organisations, cherchant à promouvoir le développement dans le cadre du statu quo, est souvent une nécessité inéluctable. Il est donc parfaitement vain de vouloir s'opposer à de telles organisations sur la base d'un programme réalisable uniquement en dehors de ce cadre. Néanmoins, avant de décider d'entrer dans une organisation " réaliste " ou d'y rester, il faut se demander dans quel sens vont les changements survenant au sein du statu quo et dans quelle mesure ils sont susceptibles d'affecter la population laborieuse.

Les syndicats et les partis ouvriers ont depuis longtemps cessé d'agir en conformité avec les intentions radicales qui furent leurs à l'origine. Les " questions immédiates " ont fini par les métamorphoser et par entraîner la disparition de toute organisation ouvrière " réelle ", malgré la foule de pseudo-organisations qui subsistent. L'aile socialiste du mouvement elle-même considère les réformes sociales non plus comme une voie de passage au socialisme, mais comme un moyen d'améliorer le capitalisme, de le rendre plus agréable à vivre, et cela bien que ses porte-parole continuent souvent d'utiliser une phraséologie socialiste.

La lutte pour des conditions de vie meilleures dans le cadre de l'économie de marché, c'est-à-dire pour vendre au meilleur prix la marchandise force de travail, a transformé l'ancien mouvement ouvrier en un mouvement capitaliste des travailleurs. Plus la pression du prolétariat était énergique, plus les capitalistes se voyaient contraints d'élever la productivité du travail tant grâce à la technologie et à la rationalisation que grâce à l'essor des échanges nationaux et internationaux. De même que la concurrence en général, la lutte prolétarienne elle aussi a servi d'instrument pour accélérer le rythme de l'accumulation du Capital. Et, à mesure que l'expansion progressait ainsi, le mouvement ouvrier - non seulement ses cadres dirigeants mais aussi ses militants de base renonçait à ses aspirations révolutionnaires d'autrefois. Bien que les salaires eussent diminué en valeur relative par rapport à la production, ils s'étaient accrus en valeur absolue, le niveau de vie des ouvriers d'industrie augmentant du même coup dans les principaux pays capitalistes. En outre, le commerce extérieur et l'exploitation des colonies avaient pour effet d'accroître les profits et d'accélérer la formation du Capital. Ceci n'alla pas sans créer des conditions favorables à l'apparition d'une " aristocratie ouvrière ". De temps à autre, des crises et des dépressions venaient interrompre cette évolution et, bien qu'échappant à toute espèce de contrôle, servaient de facteurs coordonnant le processus de restructuration du Capital. A la longue cependant, l'appui que l'expansion capitaliste, fondée sur le jeu de la concurrence, trouvait dans les rangs de la classe laborieuse aboutit à une complète fusion d'intérêts entre les organisations ouvrières et les détenteurs du Capital.

Certes, il y eut des organisations qui se dressèrent contre l'intégration du mouvement ouvrier à la structure capitaliste. Voyant dans les réformes une étape en direction de la révolution, elles essayèrent de poursuivre des activités revendicatives sur le terrain du système, tout en conservant leurs objectifs révolutionnaires. La fusion du Capital et de l'ancien mouvement ouvrier constituait à leurs yeux un phénomène provisoire dont il fallait s'accommoder ou tirer parti tant qu'il durait. Leur peu d'empressement à collaborer avec le Capital les empêchait toutefois d'acquérir une importance en tant qu'organisation et cela, à son tour, les poussait à exalter la spontanéité. Les socialistes de gauche et les syndicalistes révolutionnaires rentrent dans cette catégorie.

Certains pays bénéficient de niveaux de vie supérieurs à ceux des autres, et la haute paie versée à certaines couches de travailleurs a pour effet de diminuer le salaire des autres. Mais les tendances à la péréquation des taux de productivité, de profit et de salaires, inhérentes au capitalisme de la concurrence, ne manquent pas de jouer et de menacer les intérêts particuliers et les privilèges spéciaux. De même que les capitalistes s'efforcent d'échapper à ce processus de nivellement au moyen de la monopolisation de l'économie, de même les ouvriers privilégiés tentent de sauvegarder leur situation aux dépens du prolétariat dans son ensemble. On finit ainsi par confondre intérêt particulier et intérêt " national ". En appuyant leurs organisations politiques, syndicales et autres, pour conserver les avantages socio-économiques dont ils jouissent, les ouvriers défendent non seulement ce stade particulier du capitalisme auquel ils doivent leur situation privilégiée, mais aussi la politique impérialiste de leur pays.

3

Les rapports sociaux de base sont constamment organisés et réorganisés de façon plus " efficace ", à dessein de maintenir le statu quo. Ce genre de réorganisation tend maintenant, au sein de la société structurée en classes, à prendre un caractère totalitaire. L'idéologie, à la fois condition préalable et produit de cette réorganisation, se fait elle aussi totalitaire. Et, en vue de survivre, les organisations jusqu'alors exemptes de ce trait suivent à leur tour le courant. Dans les pays totalitaires, les organisations dites ouvrières sont directement au service de la classe dirigeante. Il en est de même dans les pays " démocratiques ", mais sous une forme plus voilée sans doute et sur la base d'une idéologie en partie différente. Visiblement, il n'existe plus le moindre moyen qui permette de remplacer ces organisations par d'autres, d'un caractère révolutionnaire indiscutable - situation sans issue pour ceux qui voudraient organiser la société nouvelle dans le sein de l'ancienne comme pour ceux qui continuent de préconiser ces " améliorations " dans le cadre du statu quo, étant donné qu'il est désormais impossible de réaliser des réformes autrement que par le biais de méthodes totalitaires. La démocratie bourgeoise liée au " laissez-faire " - c'est-à-dire les conditions sociales propices à la formation et à l'essor des organisations ouvrières de type traditionnel - ou bien n'existe plus ou bien est en voie de disparition. Le vieux débat, organisation ou spontanéité, qui passionna tellement l'ancien mouvement ouvrier, a perdu toute espèce de sens. Les deux sortes d'organisation, celles qui prenaient la spontanéité pour base et celles qui cherchaient à l'ordonner, n'ont-elles pas volé en éclats l'une et l'autre ? Inviter à créer des organisations nouvelles, c'est nourrir un pieux espoir, celui de les voir apparaître spontanément un jour, rien de plus. Aussi bien, face à la réalité totalitaire en voie d'émergence, les tenants de l'organisation sont des " utopistes ", ni plus ni moins que les fervents de la spontanéité.

Aux yeux de certains toutefois, l'existence de la Russie bolcheviste paraît infirmer et la thèse de la disparition totale de l'ancien mouvement ouvrier, et l'idée selon laquelle la dégradation des conditions sociales rend désormais futile toute discussion sur la valeur respective de l'organisation et de la spontanéité. Car, en fin de compte, les champions du principe d'organisation l'ont emporté en Russie et continuent d'exercer le pouvoir au nom du socialisme. Rien ne les empêche donc de considérer leur succès comme une vérification de leur théorie et de même en ce qui concerne les organisations réformistes devenues des partis de gouvernement, tel le parti travailliste anglais. Et rien ne les empêche non plus de voir dans leur situation actuelle non la résultante d'une transformation du système capitaliste dans un sens totalitaire, mais au contraire une étape en direction de sa socialisation.

Pourtant, le gouvernement travailliste anglais et les organisations qui le soutiennent ne font que démontrer à quel point leur triomphe a mis fin à l'ancien mouvement ouvrier. N'est-il pas avéré en effet que les travaillistes au pouvoir n'ont d'autre souci que de maintenir le statu quo ? Certes, ils cherchent à remodeler la structure politique et administrative du pays, mais du même coup défendre le capitalisme équivaut pour eux à défendre leur existence propre. Et défendre le capitalisme, cela signifie poursuivre et accélérer la concentration et la centralisation de l'économie et du pouvoir politique, camouflées sous l'étiquette de " nationalisation " des industries clés. Ce processus implique des changements sociaux, lesquels tout à la fois accroissent la capacité de manipulation et de direction autoritaire du Capital et de l'État, et intègrent le mouvement ouvrier au réseau en expansion des organisations totalitaires uniquement dévouées à la cause de la classe dirigeante.

Si les organisations ouvrières, du type prédominant en Angleterre, acquièrent un poids politique aussi considérable sans le mettre au service de leurs fins révolutionnaires, ce n'est nullement parce que leur " idéologie démocratique " leur interdit de prendre en main le pouvoir réel, en tant qu'il diffère du pouvoir gouvernemental, par des moyens qui ne seraient pas ceux de la majorité Parlementaire. Elles n'ont en effet de démocratique que le nom, rigoureusement soumises comme elles le sont à une bureaucratie mettant en œuvre des rouages calqués sur ceux du capitalisme et qui, pour "démocratiques " qu'ils soient, présupposent la domination absolue des maîtres du Capital. Elles n'ont pas non plus à craindre ce qui peut rester de force à leurs adversaires capitalistes au conservatisme révolu, propre au stade prétotalitaire du développement capitaliste.

L'évolution de ces organisations dans un sens totalitaire reproduit en petit la transformation de la société libérale en société autoritaire. Il s'agit là d'un processus lent et contradictoire, impliquant à la fois une lutte à l'échelle internationale et une lutte entre groupements politiques au niveau national. Ce processus se déroule en un moment où le caractère international que la concentration du Capital prend toujours davantage, métamorphose les intérêts monopolistes en intérêts nationaux, où l'économie mondiale se trouve monopolisée par quelques Etats ou blocs de puissances et où le contrôle direct de la production et du marché par les monopoles, qui existe dans chaque pays avancé, s'étend de plus en plus au monde entier. Dans ces conditions, le mouvement ouvrier perd la possibilité, qu'il avait eue jusqu'alors, de contribuer à l'expansion du Capital par le seul fait qu'il défendait ses intérêts de groupe social spécifique. Il lui faut passer au nationalisme et participer à la réorganisation de l'économie en fonction de rapports de forces changés. Ce n'est pas sans mal toutefois que le mouvement ouvrier, lié tout autant par ses traditions que par la nécessité de sauvegarder les avantages acquis, parvient à se transformer et, de nationaliste bon enfant qu'il était hier, à devenir aujourd'hui un pilier de l'impérialisme. De nouvelles tendances politiques font alors leur apparition en vue d'exploiter ce manque de souplesse et, si ce dernier persiste, les organisations traditionnelles doivent céder la place à un mouvement de type national-socialiste.

A coup sûr, le national-socialisme n'est " national " que pour mener une politique impérialiste.

L' "internationalisme bourgeois ", c'est-à-dire le marché " libre " mondial, ne fut jamais qu'une fiction. " Libre ", ce marché ne l'était en effet que dans la mesure où la concurrence entre les principaux pays industriels et entre les monopoles internationaux n'atteignait pas encore une sévérité excessive. Or l'expansion du Capital a pour effet simultané de restreindre et de stimuler la concurrence. Les vieilles positions de monopole sont liquidées au profit de groupements monopolistes nouveaux. En intervenant sur le marché " libre " mondial, les monopoles freinent l'expansion du Capital mais, du même coup, ils ouvrent à de nouveaux pays la voie du développement ; les intérêts privés qui, dès lors, peuvent prendre leur essor, instaurent leurs propres systèmes de restrictions monopolistes à la concurrence afin de se tailler une place au soleil.

La lutte pour prendre pied sur le marché mondial (et la lutte pour repousser les intrus qui va de pair avec elle) devait donc accélérer le développement général du capitalisme au prix de disproportions toujours accrues au sein de l'économie mondiale. Entre l'essor continu des forces sociales de production, d'une part et l'organisation à base privée et nationale de la production et du commerce mondiaux, d'autre part, apparut une contradiction qui ne fit que s'aggraver au fur et à mesure des progrès du capitalisme. Les réorganisations de l'économie mondiale, rendues nécessaires par les changements survenus dans la répartition de la puissance économique, ne suffirent plus à arrêter la croissance des forces productives, due à une concurrence qui continuait de battre son plein ; dès lors, cette fonction de blocage revint aux crises et aux guerres. Voilà qui provoqua à son tour une nouvelle flambée de nationalisme, bien que toutes les questions politiques et économiques découlent de la nature capitaliste de l'économie mondiale. Le nationalisme est essentiellement un instrument pour la concurrence à grande échelle, le seul " internationalisme " dont la société capitaliste soit capable.

L'internationalisme prolétarien, quant à lui, était fondé sur l'idée (fausse) selon laquelle le principe bourgeois du " libre échange " correspondait à la réalité. On voyait dans le développement international une simple extension quantitative d'un phénomène que le développement national avait rendu familier. De même que l'entreprise capitaliste avait fini par ne plus connaître de frontières nationales, de même, pensait-on, le mouvement ouvrier allait acquérir une base internationale sans changer de forme ni de type d'activités. Le grand changement qualitatif, que cette évolution quantitative ne manquerait pas d'engendrer, ce serait la révolution prolétarienne, et cela en raison de la polarisation croissante de la société en deux classes fondamentales, un nombre toujours plus réduit de dirigeants devant faire face à la masse toujours plus grande des dirigés. En bonne logique, ce processus ne pouvait aboutir qu'à l'alternative : ou bien l'absurdité totale, ou bien l'expropriation sociale des expropriateurs individuels.

Ancré de la sorte dans la conviction que la lutte pour vendre la force de travail au meilleur prix entraînerait le développement graduel de la conscience de classe du prolétariat et la création d'une base objective pour le socialisme, on voyait également un phénomène salutaire dans le processus de concentration du Capital, considéré comme un préalable obligé à l'évolution en direction de la société nouvelle. L'apparition du Grand Capital, la cartellisation, la multiplication des trusts et des prises de contrôle financier, les interventions de l'État, l'essor du nationalisme, voire même celui de l'impérialisme, tout cela constituait autant d'indices d'une " maturation " de la société capitaliste, au terme de laquelle surgirait la révolution sociale. Pour les réformistes, cet état de choses confirmait leur théorie : la transformation de la société avait pour condition nécessaire et suffisante leur arrivée au pouvoir par des moyens légaux. Mais les révolutionnaires étaient amenés de leur côté à croire que, même dans des conditions de " maturité " moins grande, il leur suffirait de s'emparer du pouvoir d'État pour réaliser le socialisme. Socialistes et bolcheviks se heurtaient à propos de questions d'ordre tactique, mais ces querelles ne concernaient nullement le postulat fondamental qui leur restait commun : le pouvoir d'État était l'instrument qui permettrait de passer du " stade suprême " du capitalisme à la société nouvelle. Si les socialistes inclinaient à laisser le progrès suivre son cours, persuadés qu'ils étaient que toutes les fonctions gouvernementales finiraient ainsi par tomber sous leur coupe, les bolcheviks entendaient, quant à eux, mettre la main à la pâte et accélérer l'évolution sociale.

En 1917, la défaite des armées tsaristes vint rendre plus impérieuse que jamais la nécessité, déjà très largement ressentie en Russie, de "moderniser" le pays afin de raffermir sa chancelante indépendance nationale. Après qu'une révolution eut balayé le régime, le gouvernement échut aux "éléments progressistes". Et l'aile marchante du mouvement socialiste ne tarda guère à concentrer tous les pouvoirs dans ses mains. Voulant hâter le processus de socialisation, les bolcheviks forcèrent la population à exécuter point par point leur programme politique. De leur point de vue, peu importait que les décisions du gouvernement fussent encore empreintes d'un caractère capitaliste du moment qu'elles restaient dans le droit fil d'une évolution qui poussait au capitalisme d'État et qu'elles avaient pour effet d'augmenter la production et de conserver le pouvoir au parti dirigeant. Car seul un gouvernement bolchevique était en mesure, pensait-on, d'implanter le socialisme par en haut, à grand renfort de décrets, et cela malgré les fautes et les compromis inévitables, malgré toutes les concessions à faire aux principes capitalistes et aux puissances impérialistes. La grande question, c'était en effet d'avoir un gouvernement qui ne risquerait pas de dévier de la ligne révolutionnaire, un gouvernement maître d'un appareil d'État qui garderait son caractère révolutionnaire du fait que ses membres se verraient inculquer systématiquement une idéologie aux fondements rigides. En favorisant le développement d'un fanatisme à toute épreuve, les bolcheviks cherchaient à doter les organes politiques et administratifs du pays d'une cohésion et, par là, d'une puissance supérieure à celles de leurs ennemis propres. Ainsi la dictature du gouvernement, appuyée sur un parti dirigé par des méthodes dictatoriales et sur un système de privilèges hautement hiérarchisé, apparaissait-elle comme une première étape qu'il fallait nécessairement franchir avant d'arriver au socialisme.

Dès cette époque, une tendance à la gestion totalitaire, allant de pair avec l'essor des monopoles, les interventions de l'État dans l'économie et les exigences de l'impérialisme moderne en ce qui concerne la structuration du monde, était à l'œuvre dans tous les pays, plus particulièrement dans ceux qui se trouvaient en état de crise plus ou moins " permanente ". De même que l'économie, les crises du capitalisme sont internationales, mais il ne s'ensuit nullement qu'elles frappent tous les pays avec une égale vigueur et d'une manière identique. Certaines régions sont " riches " et d'autres " pauvres " en matières premières, en main-d'œuvre et en Capital. Les crises et les guerres provoquent un remaniement des rapports entre puissances et ouvrent des voies nouvelles au développement politique et économique du monde. Elles peuvent avoir pour effet d'instaurer un nouvel équilibre des forces ou d'y contribuer. Dans un cas comme dans l'autre, le monde capitaliste subit des changements décisifs et se retrouve ensuite organisé sur des bases différentes. Sous l'impact de la concurrence, ces transformations structurelles se généralisent, mais en revêtant des aspects qui sont très loin d'être partout les mêmes. Dans certains pays, les nouvelles formes de domination sociale, consécutives à l'apparition d'un degré élevé de concentration du Capital, peuvent prendre un caractère avant tout économique ; dans d'autres, elles auront des dehors plus politiques. De fait, les organes de direction centralisée ont toutes chances d'être plus perfectionnés dans le premier cas que dans le second. Dès lors cependant, les pays les moins bien pourvus sur ce plan se voient contraints d'accroître les pouvoirs de l'appareil d'État. Un régime fasciste est le produit de luttes sociales engendrées par des difficultés d'ordre intérieur autant que par la nécessité de compenser, au moyen de l'organisation de l'économie, des faiblesses structurelles qu'ignorent les pays les plus forts du point de vue capitaliste. Le régime autoritaire a pour mission de remédier à l'absence d'un système de prise de décision centralisé et résultant d'un " libre " cours des choses.

Si le totalitarisme découle de changements survenus au sein de l'économie mondiale, il est aussi à l'origine d'une nouvelle et universelle tendance à parfaire la puissance économique par des moyens politiques. En d'autres termes, l'essor du totalitarisme n'est compréhensible qu'en fonction de la situation mondiale du capitalisme. Le bolchevisme, le fascisme et le nazisme ne se sont pas formés de manière autonome, dans le cadre de l'évolution d'un pays donné. Ils ont constitué en réalité autant de réactions de type national à la transformation des conditions de la concurrence internationale, exactement comme les tendances des nations " démocratiques " au totalitarisme représentent une réaction à des pressions en sens opposés, pour et contre les menées impérialistes. Seules les grandes puissances capitalistes sont en mesure de rivaliser de façon indépendante pour la maîtrise du monde, cela va de soi. Quant à la plupart des petites nations, déjà hors de course, elles ne font que s'adapter à la structure sociale des puissances hégémoniques. Pourtant les structures totalitaires modernes sont apparues pour la première fois dans les pays capitalistes les plus faibles et non, comme tout portait à le croire, dans ceux où le pouvoir économique se trouvait concentré à l'extrême. Les bolcheviks, formés à l'école de l'Occident, voyaient dans le capitalisme d'Etat le stade ultime du développement capitaliste, une voie de passage au socialisme. Pour emprunter cette voie, il fallait selon eux, recourir à des moyens purement politiques, à la dictature en l'occurrence, et pour que cette dictature fût efficace, il fallait recourir au totalitarisme. Les régimes fascistes d'Allemagne, d'Italie et du Japon ont incarné des tentatives de suppléer par l'organisation à tout ce qui manquait d'éléments de force capitaliste traditionnelle à leurs pays respectifs et de court-circuiter la concurrence à grande échelle, le développement économique général les empêchant de se tailler désormais une place plus grande sur le marché mondial, voire de la conserver.

Vu sous cet angle, l'évolution globale du capitalisme n'a cessé de tendre au totalitarisme. Cette tendance devint sensible dès le début de notre siècle. Elle a pris corps au travers des crises, des guerres et des révolutions. Loin de n'intéresser que des classes spécifiques et des nations particulières, elle affecte le monde entier. Et, dans cette perspective, on peut ajouter qu'un capitalisme " intégralement développé " serait ni plus ni moins qu'un capitalisme mondial géré de façon centralisée sur un mode totalitaire. S'il était réalisable, il correspondrait au but que socialistes et bolcheviks s'assignaient : la création d'un gouvernement mondial planifiant la vie sociale dans son ensemble. Il correspondrait aussi à l'" internationalisme " restreint des capitalistes, des fascistes, des socialistes et des bolcheviks, et à leurs projets d'organisation partielle - citons pèle-mêle : le paneuropéanisme ; le panslavisme ; la latinité ; les Internationales IIème, IIIème et autres ; le Commonwealth ; la doctrine de Monroe ; la Charte de l'Atlantique ; les Nations Unies et ainsi de suite -, tous conçus comme autant de préalables à l'établissement d'un gouvernement mondial.

Lorsqu'on l'examine à la lumière de l'histoire contemporaine, le capitalisme du siècle dernier apparaît comme un capitalisme sortant tout juste de l'enfance, n'ayant pas encore réussi à s'émanciper complètement de son passé féodal. Le capitalisme, qui ne mettait pas en question l'exploitation en général, mais seulement le règne exclusif d'une forme particulière d'exploitation, put vraiment se développer " dans le sein " de l'ancienne société. A cette époque l'action révolutionnaire visait la prise du pouvoir dans le seul but d'éliminer les pratiques restrictives propres au monde féodal et de défendre la " liberté d'entreprise ". Elargir le marché mondial, stimuler le développement du prolétariat et de l'industrie, accélérer l'accumulation du Capital, telle était alors la grande affaire des capitalistes et, certes, ils avaient sur ce plan toutes raisons d'être satisfaits. La " liberté économique ", tel était leur leitmotiv et, pour autant que l'État les laissait poursuivre en paix l'exploitation des travailleurs, ils ne se souciaient ni de sa composition ni de son autonomie.

Toutefois, loin d'être l'une des caractéristiques essentielles du capitalisme, l'indépendance relative de l'État était liée à la croissance du système dans des conditions de maturité encore très imparfaites. Plus ces conditions mûrissaient, plus l'État prenait un caractère capitaliste. Ce qu'il perdait en " autonomie ", il le regagnait en puissance ; ce que les capitalistes se voyaient contraints d'abandonner, ils le retrouvaient sur un autre plan, grâce au perfectionnement des mécanismes de gestion de la vie sociale. A la longue, les intérêts de l'État et du Capital finirent par se confondre aux yeux de tous, fait dénotant que le mode de production capitaliste et son système de concurrence jouissaient du consentement général. Appuyé sur l'État et organisé à l'échelon national, le capitalisme marquait plus nettement que jamais qu'il avait subjugué toute opposition, que la société dans son ensemble, y compris le mouvement ouvrier - et pas seulement le patronat -, était devenue capitaliste. Cette intégration du mouvement ouvrier au système se manifestait entre autres dans l'intérêt grandissant qu'il portait à l'État conçu comme un instrument d'émancipation. Être " révolutionnaire " voilà qui signifiait désormais rompre avec la " conscience trade-unioniste " bornée propre à l'ère du " libre-échange " et lutter pour la conquête de l'État tout en cherchant constamment à augmenter les prérogatives de celui-ci. La fusion du Capital et de l'État s'accompagnait ainsi d'une fusion de l'un et de l'autre avec le Travail, c'est-à-dire l'ancien mouvement ouvrier organisé.

La Russie bolcheviste est le premier en date des systèmes où la fusion du Capital, du Travail et de l'État fut réalisée sous la direction de l'aile radicale de l'ancien mouvement ouvrier. Depuis longtemps, Lénine était convaincu que la bourgeoisie se trouvait dorénavant dans l'incapacité absolue de révolutionner la société. L'époque de la révolution capitaliste au sens traditionnel était terminée. Au stade du capitalisme impérialiste, les pays arriérés, voulant échapper à la colonisation, étaient en effet obligés de prendre pour point de départ de leur évolution l'état de choses considéré jusqu'alors, dans le cadre du laissez-faire, comme le point d'aboutissement possible du processus de la concurrence. Dès lors, il était vain d'attendre l'émancipation d'un développement s'effectuant par les voies traditionnelles ; seules des luttes politiques, du type mis en avant par les bolcheviks, pouvaient créer les conditions nécessaires au développement capitaliste, base même de l'indépendance nationale. S'attaquant non pas au système d'exploitation capitaliste en général, mais seulement à sa forme restreinte, à l'exploitation pratiquée par des groupes particuliers d'industriels et de financiers, le parti bolchevik s'empara de l'État et du même coup prit en main la gestion des moyens de production. Point n'était besoin de se plier au schéma historique - faire du profit et accumuler des capitaux - pour s'approprier les leviers de commande. Cessant d'être liée aux pratiques du laissez-faire et de la concurrence, l'exploitation reposait désormais sur le pouvoir de gestion des moyens de production. Elle promettait même d'être plus rentable et plus sûre avec un système de gestion unifiée et centralisée qu'elle ne l'avait été dans le passé par le biais du contrôle indirect du marché et des interventions sporadiques de l'État.

Si en Russie l'initiative totalitaire fut prise par le mouvement ouvrier extrémiste, ce fut en raison de la proximité de l'Europe occidentale où des processus analogues étaient à l'œuvre, quoique dans un cadre réformiste, non révolutionnaire. Au Japon, l'initiative vint de l'État et le processus suivit un cours différent, les anciennes classes dirigeantes s'étant métamorphosées en organes d'exécution de la politique de l'État. En Europe de l'Ouest, l'intégration de l'ancien mouvement ouvrier - et ses conséquences quant à la conduite de l'État - atteint un degré tel, surtout pendant la guerre, que ce mouvement perdit complètement l'initiative en matière de changement social. Il ne pouvait venir à bout de la stagnation sociale (causée en partie par sa propre existence et accentuée par les séquelles du conflit mondial) sans se transformer d'abord radicalement lui-même. Mais les essais de bolchevisation échouèrent. En effet, la bourgeoisie ouest-européenne, contrairement à la bourgeoisie russe, bénéficiait, grâce à ses institutions démocratiques " progressistes ", d'une grande liberté de manœuvre et d'une base sociale très large et intégrée. Ce fut en Allemagne, la plus puissante, du point de vue capitaliste, de toutes les nations vaincues et privées de part de butin, qu'en désespoir de cause se produisit l'essor du nazisme.

La révolution russe avait montré au monde comment un parti peut s'assurer une emprise totalitaire sur un pays ; le régime bolcheviste avait mis en évidence la possibilité d'un capitalisme de parti. De nouvelles formations politiques, mi-bourgeoises mi-plébéiennes, aux idéologies nationalistes et impérialistes et aux programmes plus ou moins capitalistes d'État, vinrent se poser en forces " révolutionnaires " face aux anciennes organisations. Moins respectueux de la légalité et des modes d'intervention traditionnels, ces partis, dotés d'une base de masse qu'une crise insoluble alimentait en permanence, et appuyés par tous les éléments qui poussaient à résoudre la crise par des méthodes impérialistes, réussirent à l'emporter, d'abord en Italie, puis en Allemagne. Même aux États-Unis, la plus grande puissance capitaliste, on s'efforça pendant la Grande crise de raffermir l'autorité accrue, dont l'État jouissait depuis peu de temps, en faisant tout pour gagner les masses à la politique du gouvernement, axée sur la collaboration des classes.

L'effondrement des pays fascistes à l'issue de la deuxième guerre mondiale n'a pas modifié la tendance au totalitarisme. Si les vaincus ont perdu leur indépendance, ils ont gardé cependant leur structure autoritaire. Seuls n'ont pas survécu, qu'ils aient été détruits ou subordonnés aux exigences des vainqueurs, les aspects de leur régime totalitaire liés au maintien d'un potentiel de guerre propre. Malgré le changement du rapport des forces et la mise en œuvre de méthodes nouvelles, l'autoritarisme est plus grand dans le monde d'aujourd'hui qu'il ne le fut avant et pendant la dernière guerre. Qui plus est, des pays "victorieux", comme la France et l'Angleterre, se trouvent présentement dans la situation même que les pays vaincus traversèrent à la fin de la première guerre mondiale. Et tout semble indiquer que l'évolution que l'Europe centrale connut entre les deux guerres va s'y répéter.

Cependant, le totalitarisme a cessé d'être l'apanage exclusif d'organisations nouvelles ; on le voit prôné maintenant par toutes les forces politiques actives. Pour faire face sur le plan intérieur à la concurrence des formations fascistes ou bolchevistes, les organisations en place ont dû s'adapter à leurs méthodes. En outre, toutes les luttes internes reflétant des rivalités d'ordre impérialiste, la préparation à la guerre a pour effet de pousser plus encore la société dans la voie du totalitarisme. Étant donné que l'État prend en charge des secteurs de plus en plus étendus de la vie sociale et économique, le capital privé et monopoliste doit, pour se défendre, suivre plus que jamais ses propres penchants au centralisme. Bref, les forces sociales dont les deux guerres ont accouchées, et qui visent à trouver des solutions dans le cadre du statu quo, tendent toutes à appuyer et à accélérer les progrès du capitalisme totalitaire.

Dans ces conditions, une résurrection du mouvement ouvrier, tel qu'il fut autrefois, et tel qu'il subsiste encore ça et là sous une forme rabougrie, est purement et simplement hors de question. Tous les mouvements ayant le vent en poupe cherchent - quelle que soit leur étiquette - à se conformer aux principes autoritaires. La domination sociale peut prendre des formes extrêmement diverses, allant de la combinaison État-monopoles au fascisme et au capitalisme de parti, mais, en tout état de cause, les détenteurs du pouvoir disposent désormais de moyens tels que cela signifie la fin du laissez-faire et l'extension du capitalisme autoritaire.

Certes, il est hors de doute que le capitalisme ne parviendra jamais au stade du totalitarisme absolu, pas plus qu'il ne fut jamais un système de laissez-faire au plein sens du terme. Tout ce que ces vocables désignent, ce sont les pratiques dominantes dans le cadre d'une multiplicité de pratiques et de différenciations en matière d'organisation, conformes cependant les unes et les autres à la pratique maîtresse. Il n'en demeure pas moins que les nouveaux pouvoirs de l'État, le capitalisme extrêmement concentré, la technologie moderne, la monopolisation de l'économie mondiale, l'ère des guerres impérialistes et tout ce qui s'ensuit, rendent indispensable au maintien du statu quo capitaliste une organisation sociale sans opposition, un contrôle centralisé et systématique des activités humaines ayant des effets sociaux.

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Si la fin de l'ancien mouvement ouvrier a privé de fondement la question de l'organisation et de la spontanéité, telle du moins qu'elle fut conçue et débattue au sein de ce mouvement, la question peut pourtant conserver son intérêt dans un sens plus large, abstraction faite des problèmes spécifiques aux organisations ouvrières du passé. De même que les explosions révolutionnaires, il faut voir dans les crises et les guerres des événements eux aussi spontanés. Mais, s'agissant de ces dernières, on a bien plus d'informations, accumulé bien plus d'expériences, qu'en ce qui concerne la révolution.

En système capitaliste, le soin de déterminer les exigences fondamentales de la société qui devront être satisfaites en priorité par l'appareil de production et les besoins sociaux en fonction desquels il faudra moduler la masse du travail social, revient pour la plus grande part aux automatismes du marché. Ces mécanismes, l'intervention des monopoles en trouble le fonctionnement mais, même en l'absence de pareilles interférences, ce type de pratiques socio-économiques ne peut servir que les besoins " sociaux " spécifiques du système. Les automatismes du marché établissent entre l'offre et la demande un genre de rapport indirect qui a pour référent et pour déterminant le profit et les nécessités de l'accumulation du Capital. Si les monopoles, par leur intervention consciente, mettent un tant soit peu d'" ordre " dans ce chaos, ils le font en fonction de leurs seuls intérêts particuliers et, par conséquent, accroissent l'irrationalité du système pris comme un tout. Et la planification capitaliste d'État elle-même a pour objet avant toute autre chose de satisfaire les besoins et de garantir la sécurité des groupes sociaux dirigeants et privilégiés, non de couvrir les besoins réels de la société. Étant donné que le comportement des capitalistes est dicté par la nécessité de faire du profit et par des intérêts particuliers, non par des intérêts sociaux, il arrive que les conséquences effectives de leurs décisions diffèrent de leurs intentions premières ; les résultats sociaux d'une foule de décisions, prises à l'échelon individuel, sont ainsi susceptibles de perturber la stabilité de la société et de déjouer les projets de leurs auteurs. Seuls certains résultats de ces décisions sont prévisibles, mais pas tous. Il y a en effet incompatibilité entre les intérêts privés et un type d'organisation sociale permettant autant que faire se peut des prévisions en ce domaine. D'où des frictions et des disproportions de plus en plus fréquentes, et l'ajournement perpétuel de remises en ordre pourtant indispensables, qui finissent par provoquer de violents affrontements entre intérêts anciens et nouveaux, des crises et des dépressions qui semblent surgir spontanément, faute d'un type d'organisation donnant la possibilité de gérer la société sur une base sociale, et non sur une base de classe.

Toute organisation des activités sociales en fonction des intérêts de la société globale est par définition exclue dans le cadre du statu quo. La mise en place de formes nouvelles d'organisation ne fait que sanctionner les changements survenus dans la situation respective de chaque classe et laisse intacts les rapports sociaux fondamentaux. De nouvelles minorités dirigeantes succèdent aux anciennes, la classe prolétarienne se morcelle en catégories de condition différente, et, tandis que certaines couches de la petite bourgeoisie disparaissent, d'autres voient leur influence grandir. Toute activité pratique, concrète, n'étant sociale, dans la mesure où elle peut l'être, que par ses effets, et non en fonction d'intentions arrêtées - par " accident " en quelque sorte -, il n'existe au sein de la société aucune force dont la croissance continue serait de nature à restreindre l'" anarchie " sociale et à provoquer une prise de conscience plus nette des besoins de tous et des moyens de les satisfaire, premier pas vers la libre disposition des hommes et vers une société conçue par et pour les hommes. En un sens, donc, c'est la multiplicité et la variété des organisations en système capitaliste qui interdisent d'organiser la société. Il s'ensuit non seulement que toutes les activités non coordonnées et contradictoires aboutissent en fin de compte à des crises attendues ou imprévues, mais aussi que chacun, du fait de ses activités, est plus ou moins " responsable " de ces explosions spontanées qui prennent la forme de la crise ou de la guerre.

Toutefois, il est impossible de donner du processus, qui a débouché sur la crise ou la guerre, un tableau précis, retenant tous ses aspects essentiels, et d'expliquer ainsi, après coup, les concours de circonstances qui, dans le cadre de processus évolutifs, ont engendré la catastrophe. La solution de facilité (très suffisante du point de vue capitaliste) consiste à choisir arbitrairement un point de départ - par exemple, que la guerre a entraîné la crise et la crise la guerre - ou, plus niaisement, à invoquer l'état mental d'Hitler ou la soif d'immortalité de Roosevelt. La guerre apparaît tout à la fois comme une éruption spontanée et comme une entreprise organisée. On accuse tels ou tels pays, gouvernements, groupes de pressions, monopoles et autres de l'avoir déclenchée, chacun en particulier. Mais faire d'organisations et de politiques spécifiques les seuls fauteurs de crises et de guerres, c'est passer à côté du problème réel et se révéler incapable de le traiter. Incriminer des facteurs institutionnels de ce genre, en oubliant que dans le contexte général d'" anarchie ", inhérent à la société capitaliste, leur influence est forcément limitée, c'est croire et faire croire que d'" autres organisations " et d'" autres politiques " auraient pu prévenir de telles catastrophes sociales sans même sortir du statu quo. C'est propager une illusion, car le statu quo est en définitive synonyme de crise et de guerre.

L'observation du système capitaliste permet d'y déceler à coup sûr l'existence d'un certain type d'" ordre " et d'une tendance évolutive fondée sur cet " ordre " qui tire son origine de la productivité croissante du travail. Démarrant dans une ou plusieurs sphères de production la productivité accrue a radicalement métamorphosé le potentiel social de production et provoqué des modifications correspondantes de toutes les relations socio-économiques. Cette évolution devait transformer, à leur tour, les rapports politiques et avoir pour effet de changer la relation, plus ou moins contradictoire, entre la structure de classe et les forces productives de la société. Qu'est-ce que les forces de production ? Manifestement, il s'agit du travail, de la technologie et de l'organisation ; moins directement, des affrontements de classes et donc des idéologies. En d'autres termes, on désigne par forces productives des actions humaines, et non des facteurs distincts de ces actions et les déterminant. Par conséquent, une ligne de développement suivie jusqu'à un certain seuil n'est pas forcément suivie une fois ce seuil franchi. Une évolution sociale peut s'arrêter, ou des conditions nouvelles peuvent s'établir, avec pour conséquence la destruction de ce qui avait été précédemment édifié. Mais si le " but social " était l'extension et la continuation d'une tendance évolutive déjà à l'œuvre, l'Histoire pourrait bien être celle du "progrès social" tel qu'il résulte du déploiement des capacités productives de la société.

Que le capitalisme ait fait son apparition, voilà qui supposait acquis un certain essor des forces sociales productives et l'existence d'une masse de surtravail permettant notamment d'entretenir une classe de non-producteurs en voie d'augmentation. Considérer la " croissance des forces productives " comme le facteur déterminant le développement global de la société était chose particulièrement judicieuse à l'ère du laissez-faire, soumis au fétichisme de la marchandise. En effet, vu l'individualisme économique qui régnait alors en maître, tout portait à croire que les " forces productives " s'épanouissaient indépendamment des voeux des capitalistes et des besoins du système. Les exigences insatiables de l'accumulation avaient pour effet l'expansion vigoureuse et rapide de ces forces, laquelle permettait de procéder en permanence à des réorganisations de la structure socio-économique, réorganisations qui, à leur tour, servaient de base à un nouvel essor de la productivité sociale. On disait qu'historiquement parlant le capitalisme se trouvait justifié parce qu'il était la cause efficiente du développement des forces productives dont le moderne prolétariat d'industrie était considéré comme la plus grande.

Quand bien même il crèverait les yeux que le déploiement total des capacités productives rendrait possible la formation et le bon fonctionnement d'une société sans classes, il est on ne peut plus évident que les classes directement privilégiées ne renonceront jamais au pouvoir pour cette seule et unique raison. En tout cas, sur ce chapitre, les propriétaires et les gestionnaires des moyens de production ne sauraient agir " en tant que classe " ; l'idée d'une " révolution par consentement " est tout bonnement absurde. L'accumulation pour l'accumulation se poursuit et continue de pousser à la concentration du Capital et du pouvoir, c'est-à-dire à la destruction du Capital, aux crises, aux dépressions et aux guerres. Car le capitalisme accélère et freine en même temps l'essor des forces productives et élargit le fossé séparant la production effective de la production virtuelle. La contradiction entre la structure de classe et les forces productives exclut tout à la fois le " gel " de la production au niveau qu'elle a présentement atteint, et son expansion en direction d'une abondance réelle.

Tout semble donc indiquer qu'à la façon du passé immédiat le proche avenir sera caractérisé par la croissance des forces productives, ne serait-ce qu'en raison de la force des habitudes. Voilà qui implique un redoublement de la concurrence, malgré la monopolisation intégrale ou partielle de la production. Bien que les grandes unités capitalistes aient absorbé une foule d'entreprises plus petites - le pouvoir des monopoles étant ainsi provisoirement assis dans les divers secteurs et combinaison de secteurs industriels -, ce processus ne faitqu'intensifier la concurrence internationale et la lutte entre les entreprises non monopolisées qui survivent encore. Dans le cadre du capitalisme d'État, la concurrence prend une forme différente, bien plus intégrée en raison de l'atomisation complète de la masse de la population, que l'appareil bureaucratique d'État réalise au moyen de la terreur, et au sein de la bureaucratie elle-même, à cause de sa structure hiérarchisée.

En même temps que la mise en œuvre des forces technologiques nouvelles et des forces productives créées par la réorganisation du Capital exige un renforcement des instances de direction de la société, la désorganisation du prolétariat marque le début d'un processus qui aboutit à l'atomisation totale de la population et au monopole d'État de l'organisation. Toute la force organisée est concentrée à un pôle de la société, tandis qu'à l'autre vit une masse amorphe, incapable de s'unir pour défendre ses intérêts propres. Dans la mesure où cette masse est organisée, elle l'est par ses dirigeants ; dans la mesure où elle a voix au chapitre, c'est la volonté de ses maîtres qu'elle exprime. Dans toutes les organisations, la masse atomisée se trouve toujours face à un seul et unique ennemi : l'État totalitaire.

L'atomisation de la société ne va pas sans une organisation étatique de caractère tentaculaire. Socialistes et bolcheviks jugeaient la société insuffisamment organisée sur le plan de la production et de l'échange, ainsi qu'en d'autres domaines, extra-économiques ceux-là. A leurs yeux, organiser la société revenait à mettre en place des instances de contrôle social. Le socialisme, c'était au premier chef l'organisation rationnelle de la société globale. Et une société organisée exclut par définition les actions imprévisibles susceptibles de déboucher sur des séquences d'événements spontanés. Il fallait donc évacuer de la vie sociale cet élément spontané, par le biais de la planification de la production et d'une répartition centralisée des biens. Tant que leur pouvoir n'était pas absolu, les bolcheviks - et aussi les fascistes - parlaient volontiers de spontanéité. Mais, après s'être assujettis toutes les catégories sociales ils devaient se transformer en organisateurs minutieux de la société. Et c'est précisément cette activité organisatrice que, les uns et les autres appelaient socialisme.

Toutefois, la contradiction entre la structure de classe et les forces productives subsiste et, par là, l'inéluctabilité de la crise et de la guerre. Bien que les masses entretenues dans l'apathie ne puissent plus résister au totalitarisme par les moyens traditionnels d'organisation, et qu'elles n'aient pas mis au point des méthodes et des formes d'action appropriées à leurs tâches nouvelles, les contradictions inhérentes à la structure de classe de la société ne sont pas surmontées pour autant. Le système autoritaire, fondé sur le règne de la terreur, s'il établit des conditions de sécurité, toutes provisoires d'ailleurs, n'en reflète pas moins l'insécurité croissante du capitalisme totalitaire. Du fait qu'elle donne le jour à des activités incontrôlées ou incontrôlables, la défense du statu quo conduit à la rupture du statu quo. Et, même si face à toutes ces organisations il y a désormais une organisation unique, la société capitaliste n'a jamais été aussi mal organisée qu'aujourd'hui, où elle est complètement organisée.

Rien certes ne garantit que le cours suivi par le développement général de la société va nécessairement engendrer le socialisme et, de même, rien ne permet de supposer que le monde va sombrer dans la barbarie totalitaire. L'organisation du statu quo ne peut en empêcher la désagrégation. Le totalitarisme absolu restant impossible, il contient en lui-même les germes de sa subversion éventuelle. Certes, si les faiblesses du système sont d'ores et déjà perceptibles, leur signification exacte du point de vue social demeure obscure. Bien que concevables théoriquement, certains facteurs de désagrégation ne sont pas discernables encore et il n'est possible de les décrire qu'en termes généraux. Pour être formulée, la théorie moderne de la lutte des classes exigeait comme un préalable obligé non seulement que le capitalisme eût pris son essor, mais aussi que des luttes prolétariennes eussent fait leur apparition effective en son sein ; de même, tout porte à croire qu'il faudra assister à mainte rébellion de masse contre le totalitarisme avant de pouvoir élaborer des plans d'action spécifiques, préconiser des formes de résistance efficaces, découvrir et exploiter les faiblesses du système.

Tout mouvement à ses débuts paraît dérisoire au regard des objectifs qu'il se donne ; mais si réduit, si infime qu'il soit, ce n'est pas là une raison de désespérer. Ni le pessimisme ni l'optimisme ne permettent d'aborder les problèmes réels de l'action sociale. Ces deux attitudes n'affectent pas d'une manière décisive les actions et les réactions des individus, déterminées qu'elles sont par des forces sociales que ces individus ne sauraient maîtriser. L'interdépendance de toutes les activités sociales, si elle offre un moyen de dominer les hommes, assigne également des limites à cette domination. Étant donné que, sur le plan de la technologie comme sur celui de l'organisation, le processus du travail dépend simultanément de forces anonymes et de décisions d'ordre personnel, il est doué en raison de sa souplesse d'une autonomie relative, laquelle suffit à rendre malaisée sa manipulation totalitaire. Les manipulateurs eux-mêmes ne peuvent en effet sortir du cadre spécifique qui découle de la division du travail, et qui restreint souvent les pouvoirs des instances de contrôle centralisées. Ils doivent compter avec le degré atteint par l'industrialisation, faute de quoi leur domination sera mise en cause. En ce cas, la résistance prendra des formes multiples, tantôt absurdes ou vouées d'emblée à l'échec, tantôt efficaces. Alors que certaines formes présentes d'action peuvent n'avoir aucune espèce de portée, des formes anciennes peuvent ressurgir du fait de certaines affinités entre la structure totalitaire et les régimes autoritaires du passé. Si la politique des syndicats ouvriers a cessé de signifier l'action " sur le tas " pour se borner à des tractations entre autorités constituées, des méthodes de sabotage et de lutte aussi nouvelles qu'efficaces sont parfaitement susceptibles d'apparaître dans l'industrie et, dans la production en général. Et si les partis politiques sont autant d'expressions de la tendance au totalitarisme, il reste possible de concevoir toute une gamme de formes d'organisation capables de rassembler les forces anticapitalistes en vue d'actions concertées. Pour que ces actions soient adaptées aux réalités du système totalitaire et mènent à son renversement, il faudra mettre au premier plan l'autodétermination, l'entente mutuelle, la liberté et la solidarité.

Trouver les moyens de mettre un terme au capitalisme totalitaire ; d'inciter ceux qui ne disposent pas de la moindre parcelle de pouvoir à agir par et pour eux-mêmes ; d'en finir avec le règne de la concurrence et avec l'exploitation et les guerres qui lui sont inhérentes ; de jeter les bases d'un monde rationnel où les individus, loin d'être amenés à se dresser contre la société, auront conscience de former une entité effective tant sur le plan de la production que sur celui de la répartition, d'un monde qui permette à l'humanité de progresser sans affrontements sociaux, tout cela ne peut se faire que pas à pas et sur la base d'une réflexion empirique, scientifique. Il semble évident toutefois que pendant un certain temps encore il faudra qualifier de spontanés tous les types de résistance et de lutte sociales, quand bien même il s'agisse en vérité d'action concertée ou d'inactivité volontaire. En ce sens, parler de spontanéité ne fait que révéler notre inaptitude à traiter de manière scientifique, empirique, des phénomènes liés au fonctionnement de la société capitaliste. Les changements sociaux surviennent comme autant d'explosions couronnant une phase de formation du capital de désorganisation, de concurrence frénétique et de longue accumulation de revendications qui finissent par trouver une expression organisée. Leur spontanéité démontre rien de moins que le caractère foncièrement antisocial de l'organisation sociale capitaliste. Il y aura antithèse entre l'organisation et la spontanéité tant que se perpétueront et la société de classes et les tentatives de l'abattre.

Paul Mattick


Traduit de : Spontaneity and Organisation, Left, août 1949, n°152 pp.121-138. Texte français extrait de Intégration capitaliste et rupture ouvrière, Paris, E.D.I, 1972, 269 p. choix de texte traduit par Serge Bricianer.

Anarchosyndicalisme et autonomie populaire

Quelle organisation révolutionnaire ?

Tout d'abord, je précise que par organisation révolutionnaire, je veux parler de l'organisation spécifique ( c'est à dire ayant ses théories et pratiques propres au sein du mouvement social ) et pas de l'organisation révolutionnaire de la nouvelle société ni même de l'organisation générale, unitaire des masses en vue de la révolution.

Ceci étant dit, une organisation révolutionnaire se doit, si elle veut pouvoir accomplir les taches qui sont les siennes ( et dont il sera question plus loin ), de tirer les leçons des expériences de lutte passées, de les analyser de manière critique et constructive.

Le mouvement social a exploré plusieurs voies censées aboutir à la transformation de la société, à la disparition de l'exploitation capitaliste, au socialisme, le parlementarisme, le syndicalisme réformiste et le léninisme.

Ces voies mènent à l'échec et cela est loin d'être nouveau.

Le parlementarisme mène à l'électoralisme, c'est à dire la recherche d'un électorat le plus important possible, donc à l'abandon des principes révolutionnaires susceptibles d'effrayer les bons électeurs. C'est un leurre. Changer la société, c'est plus compliqué et plus dur que d'aller déposer un bulletin de vote dans une urne. Qui plus est, un coup d'État (et ce qui s'en suit : loi martiale etc.) peuvent venir stopper à tout moment un parlement qui serait un peu trop progressiste au gré des classes dominantes.

Le syndicalisme réformiste, cantonné à des revendications strictement matérielles (importantes mais pas suffisantes) dans le cadre du système capitaliste, est incapable d'être un instrument d'émancipation réelle des exploités. Rapidement bureaucratisés, ce type d'organisation syndicale cherche, et arrive en général, à s'institutionnaliser, à devenir un interlocuteur reconnu par l'État et le patronat. Les notions de "crédibilité", de "réalisme", de "modernisme" sont alors mises en avant et servent à couvrir les pires saloperies. La collaboration de classes s'installe (et les travailleurs en font les frais !), les syndicats ne cherchant pas à supprimer l'exploitation mais, au contraire, à négocier avec les capitalistes le degré de celle-ci.

Les organisations léninistes se définissent comme avant-gardistes. Elles avancent l'idée fausse que la direction de la lutte révolutionnaire doit être entre les mains d'un parti révolutionnaire "d'élite", extrêmement centralisé et censé détenir la science infuse. Porté par les masses incapables de s'émanciper par elles-mêmes, le parti d'avant-garde instaure "la dictature du prolétariat" et s'empare de l'État afin d'organiser le socialisme. Dans les faits, ce type de vision aboutit à la confiscation de la révolution par le parti d'avant-garde qui s'érige en nouvelle classe exploiteuse par le biais du contrôle de l'appareil d'État et de l'économie nationalisée, à la fusion entre le parti et l'État, à la dictature du parti sur le prolétariat et à l'État policier.

Parlementarisme et syndicalisme réformiste mènent tous 2 à la collaboration de classes, à l'abandon de la perspective révolutionnaire. Le résultat en est l'intégration des partis politiques de gôche et des syndicats réformards par le système capitaliste et étatique qui en fait des instruments de contrôle social, d'encadrement et d'étouffement des luttes, de déresponsabilisation des masses.

Le parlementarisme, le syndicalisme réformiste et l'avant-gardisme léniniste ont tous 3 un point commun leur mépris pour les masses. En effet, pour eux, celles-ci sont incapables de s'auto émanciper, d'analyser les situations, de définir un projet de société clair.

Les masses, telles un troupeau de moutons, ont besoin d'un berger. Elles sont invitées à voter pour les bons politiciens qui parleront et décideront pour elles, les gentils élus syndicaux qui les représenterons auprès des patrons. Les autres, qui se prennent pour "l'élite révolutionnaire", rêvent de contrôler et de diriger les luttes. Partout, on retrouve les pratiques de délégation de pouvoir, les phénomènes de bureaucratisation, l'idée que les masses ne sont bonnes qu'à suivre les slogans, qu'il leur est impossible de s'auto-organiser et de s'auto-diriger Pourtant...

A chaque fois que des situations révolutionnaires ( commune de paris en 1871, communes révolutionnaires espagnoles de 1873, soviets russes de 1905 et 1917, conseils ouvriers allemands en 1918-1919 et italiens en 1920, révolution espagnole en 1936.. ) ou des avancées sociales importantes ( 1936 et 1968 en France ) ont vu le jour, elles furent le résultat de l'auto-organisation et de l'action directe des masses et non celui des consignes des partis et des syndicats même si certains d'entre eux participèrent parfois activement au mouvement. Comme quoi parfois, les masses, si décriées par certains, se trouvent bien plus avancées que les éternels guides censés les représenter.

Parlementarisme, syndicalisme réformiste et léninisme mènent à tout, sauf à la révolution sociale ils ne peuvent en aucun cas être considérés comme des moyens révolutionnaires. Ils constituent de fait des obstacles au développement des capacités révolutionnaires des masses, masses qu'ils cherchent en permanence à utiliser pour satisfaire leurs ambitions, leur soif de pouvoir, ou préserver le statut quo social où ils sont si bien installés. Ils n'ont jamais amené la suppression de l'exploitation, de l'oppression et de l'exclusion.

130 ans après la création de la première Internationale, l'Association Internationale des Travailleurs, il faut encore, malheureusement, rappeler que "l'émancipation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes" .La révolution ne pourra être que le résultat de l'action déterminée, consciente et coordonnée des masses. C'est à elles, et à elles seules, qu'il revient de tenter l'expérience, de tenter de concrétiser le projet communiste.

Partant de là, une organisation ne peut être révolutionnaire que si elle est clairement rupturiste. C'est à dire qu'elle se doit de rejeter toutes formes de parlementarisme, les élections syndicales ou politiques, la collaboration de classes, la cogestion et la prétention à représenter les masses.

De plus, elle doit rejeter toute idée de séparation du "politique" et du "social", le "politique" étant censé revenir aux partis et le "social" aux syndicats, ce qui constitue, à notre avis, une vision des choses étriquée. Nous pensons qu'une telle séparation (et ce qu'elle sous-entend) ne peut qu'être un frein au développement des capacités de résistance des exploités. Admettre cette séparation artificielle revient à reconnaître que la possibilité de faire changer les choses réside dans l'action des partis politiques et des syndicats et non dans l'auto-organisation des masses.

L'organisation révolutionnaire ne peut se concevoir que comme une organisation globale, fusionnant en son sein luttes politiques et luttes sociales contre un système d'exploitation lui aussi global. Tous les problèmes étant liés, rien ne doit être étranger à notre forme très particulière de syndicalisme.

Sur le plan de son fonctionnement, l'organisation révolutionnaire se doit également de rompre avec l'idée léniniste du centralisme. A l'opposé, elle doit promouvoir une forme d'organisation décentralisée et fédéraliste. Etant bien entendu que le fédéralisme, qui consiste à traiter collectivement de tout ce qui concerne l'organisation et ses orientations théoriques et pratiques, n'a rien avoir avec l'autonomie. Le fédéralisme vise à avancer ensemble, l'autonomie revient, elle, le plus souvent à pouvoir faire tout et n'importe quoi sans avoir de comptes à rendre aux autres structures de base. Elle aboutit le plus souvent au nombrilisme et à l'isolement.

Les hommes et les femmes qui composent l'organisation doivent également veiller constamment à ce qu'aucun phénomène de bureaucratisation ne gagnent celle-ci. Un fonctionnement fédéraliste clair garantissant le fait que le pouvoir décisionnel se trouve dans les structures de base et que les instances administratives nommées n'ont qu'un rôle exécutif, la fermeté en ce qui concerne les principes de fond (rupturisme, globalisme, lutte des classes, fédéralisme..), la cohérence entre la pensée et la pratique minimisent (mais n'éliminent pas) les risques de dérive bureaucratique et réformiste.

Vaille que vaille, la CNT est aujourd'hui une des rares (sinon la seule) organisations révolutionnaires en France à être à la fois rupturiste, anti-bureaucratique et globaliste et à avoir une pratique sociale, encore limitée certes niais néanmoins réelle.

Elle ne participe à aucune mascarade électorale destinées à légitimer le système.

Elle est décentralisée et fédéraliste. Elle est la propriété des structures de base qui la composent.

Elle est à la fois politique et sociale. Elle est à la fois et en même temps anarchiste et syndicaliste.

Des luttes, oui mais pas seulement dans les entreprises. Dans les quartiers, les facs et les bahuts aussi, il faut résister. Il faut chercher, à terme, à être présents dans l'ensemble du champ social. Des luttes, oui mais des luttes autogérées, à caractère intercorporatiste, qui avancent des revendications unifiantes, qui refusent la division des travailleurs par le biais de la hiérarchie des salaires et des statuts, qui font avancer l'égalité de traitement entre hommes et femmes, français et immigrés, qui dépassent le cadre salarial et réformiste pour déboucher sur la critique politique du système, la solidarité active de toutes et tous, la convergence des masses vers un objectif : le Communisme Libertaire.

Rôle de l'organisation révolutionnaire

L'organisation révolutionnaire ne doit pas avoir pour vocation de contrôler les luttes, de diriger et d'encadrer les masses en mouvement. Ces masses, elle n'a pas non plus à prétendre les représenter, parler et penser pour elles. En bref, elle n'a pas à tenter de se substituer à elles.

Ce qu'elle doit, à mon avis, chercher, c'est leur autonomisation. Son rôle est d'essayer d'aider les masses à se prendre en charge par elles-mêmes, pour elles-mêmes. L'important, c'est qu'elles arrivent à auto-organiser et autogérer leurs luttes, qu'elles en aient collectivement la maîtrise. Que l'organisation révolutionnaire participe et aide au démarrage de ces luttes, soit Mais elle n'a pas à en prendre la direction car ces luttes sont la propriété de celles et ceux qui les font vivre à la base.

L'organisation révolutionnaire a un rôle de conseil et d'animation. Elle est là pour aider les gens à lutter, les faire profiter de son expérience du combat social et surtout pour tenter, par la propagande et la discussion dans les A.G., les manifs et les occupations, de donner du sens à ces luttes.

Les tâches de l'organisation révolutionnaire sont multiples :

On le voit, ces tâches sont immenses et jamais l'organisation ne pourrait les mener à bien si elle prétendait les réaliser uniquement par elle-même. Elle se doit en fait d'expliquer ces tâches et d'œuvrer au sein des masses, au coude à coude avec elles, à leur réalisation.

Structure de lutte, lieu de culture, de formation militante et d'analyse sociale, réseau d'information et de solidarité, lieu convivial l'organisation révolutionnaire est tout cela à la fois.

Mais elle n'est pas une fin en soi. Il faut la concevoir essentiellement comme un outil social, un outil ayant pour but fondamental le développement de l'autonomie populaire, qui seul pourra peut-être un jour amener un changement social en profondeur.

L'autonomie populaire : une nécessité.

On peut voir se profiler dans les nombreuses tâches énumérées un peu plus haut, ce que j'entend par "autonomie populaire" et par quoi passe le développement de cette dernière.

L'autonomie populaire, c'est la capacité toujours plus affirmée et confirmée des masses a s'auto-organiser, à s'auto-défendre contre les iniquités produites par le capitalisme, à autogérer leurs luttes (et donc quelque part leur propre futur), à s'auto-représenter et à promouvoir un projet révolutionnaire.

Elle seule peut permettre la libération de la formidable puissance sociale qui réside potentiellement dans les masses exploitées. C'est dans l'autonomie populaire que réside la clé d'une révolution sociale authentique, constructive et libératrice, et il n'y a que dans et par la lutte sociale, la résistance quotidienne et multiforme au capitalisme que l'autonomie populaire pourra se construire et qu'elle en arrivera un jour, souhaitons-le, à se nourrir de sa propre nécessité.

Elle ne pourra être que le résultat d'un long processus social, fait de phases d'avancée et de phases de recul. L'important pour les masses étant alors leur capacité à capitaliser et à transmettre les connaissances théoriques et pratiques acquises par l'expérience.

Quoi qu'il en soit, c'est à son propre perfectionnement et renforcement en tant qu'outil social ainsi qu'à ce processus d'autonomisation des masses que doit travailler l'organisation. Elle se doit de contribuer à l'apparition et au développement de ce processus et, également, de tenter de l'orienter le plus clairement possible dans la voie de la révolution sociale, évidemment. Et cela, elle ne pourra le faire par la magouille, la manipulation et la récupération. Non, pour cela, elle devra convaincre et montrer l'exemple.

Notons, au passage, que le fait que l'organisation travaille à l'autonomisation des masses n'est pas du tout incompatible avec le fait qu'elle puisse atteindre elle-même, au bout d'un certain temps, un caractère massif. En effet, si durant les luttes l'organisation révolutionnaire se révèle être un outil efficace et utile aux masses, une partie de celles-ci viendront en toute logique la renforcer. Les masses nourriront l'organisation en même temps qu'elles se nourriront d'elle.

C'est à travers les comités de grève ou de lutte (dans les quartiers par exemple) auto-organisés et autogérés que prend forme l'autonomie populaire. Evidemment, cela n'exclue pas la participation des organisations syndicales à ces luttes mais cela empêche la prise de contrôle des mouvements par ces dernières. Le pouvoir, c'est dans ces A.G. de lutte qu'il sera, là où se retrouvent pêle-mêle syndiqués et non-syndiqués (chômeurs, étudiants et travailleurs pour ce qui est des comités de quartier), là où peut se réaliser la seule unité valable : l'unité dans la lutte directe contre l'État et le patronat. Etant bien entendu que pour nous "unité" ne veut pas dire "uniformité dans le discours et la pratique.

Des comités de lutte ou de grève aux conseils ouvriers

Les comités de lutte ou de grève sont à la fois un lieu d'auto-éducation et un moyen de défense face à l'exploitation capitaliste.

Mais en cas de situation révolutionnaire, les taches de ces comités seront amenée a changer. D'instrument de lutte, ces comités en viendront peut-être, si la situation le permet, à se muer en conseils ouvriers, c'est à dire en instruments de réorganisation sociale amenés, en tant que tels, à se positionner et à agir concrètement par rapport aux problèmes de remise en route de l'économie sur des bases communistes, de l'organisation de la vie démocratique dans la cité, de la défense armée de la révolution, etc.

Cette transformation des comités de lutte en conseils ouvriers est, somme toute, logique. L'autonomie populaire se développe et se renforce dans les comités de lutte ou de grève puis, lorsque le rapport de force le permet, les masses tentent la révolution mais elles la tentent justement à partir de leurs instruments de lutte : les comités de lutte ou de grève ! ! ! Confrontés à de nouvelles tâches (l'organisation de l'autogestion), ils changent nécessairement de nature afin de s'adapter et de répondre aux urgences de la situation vécue.

Les conseils ouvriers peuvent être considérés comme l'expression organique de l'autonomie populaire, les instruments de l'émancipation des masses et de la transformation de la société. Les conseils ouvriers constituent fondamentalement l'auto-représentation vivante et évolutive des masses.

L'organisation révolutionnaire se doit d'intervenir dans ces conseils de la même manière que dans les comités de lutte ou de grève. Elle n'a pas à assumer la direction de la lutte révolutionnaire. Elle se doit seulement d'être, au sein de cette lutte et des masses qui la mènent, une force de proposition, un aiguillon sur le plan théorique et surtout, en l'occurrence, sur le plan pratique.

Il s'agit pour nous d'indiquer la direction, pas de s'en emparer. Là encore, et plus que jamais en fait, il s'agira de convaincre… et de construire.

La révolution sociale ne pouvant être que le fait des masses et non celui d'une organisation, cela doit, à mon avis, impliquer l'abandon de l'idée que les syndicats peuvent constituer les fondements de la réorganisation sociale. Celles-ci ne pourront être que le résultat de l'activité révolutionnaire consciente, déterminée et autonome des masses : les conseils ouvriers ( ou, si l'on préfère, les conseils de travailleurs ) et les conseils de quartiers, de facs.

En effet, on peut raisonnablement penser qu'une situation révolutionnaire semblable à celle de 1936 en Espagne, où la CNT était dans une multitude d'endroits en position hégémonique, a peu de chances de se reproduire. L'État tapera avant. Bien sur, on ne peut pas l'affirmer avec une totale certitude. Quoi qu'il en soit, que la révolution sociale libertaire se fasse par le biais des conseils de travailleurs ou par le biais d'une organisation spécifique de masse, l'important est qu'elle se fasse.

Un militant anarcho-syndicaliste

Contre la bureaucratie

Si l'on demandait : "qui est pour la bureaucratie ?", il est fort probable que personne ne lèverait le doigt. La bureaucratie est en effet un système de gestion qui n'a pratiquement aucun partisan ouvertement déclaré mais qui frappe pourtant l'ensemble de la planète et depuis fort longtemps.

C'est ainsi que l'Egypte pharaonique[1] ou l'URSS ont développé, malgré des variantes idéologiques importantes, des bureaucratie particulièrement puissantes, avec dans tous les cas, les résultats catastrophiques que l'on sait. Les événement actuels dans ce dernier pays peuvent d'ailleurs s'interpréter dans une large mesure comme une saine réaction du corps social contre la bureaucratie.[2]

Ces quelques considérations ne doivent pas nous faire oublier les bureaucratie des pays dans lesquels nous vivons. Pour être plus discrètes, elles n'en sont pas moins réelles.

A l'ouest, les Etats et leurs administrations, les partis politiques, les églises, les syndicats réformistes, les grosses entreprises (songer à ITT) ... constituent autant de systèmes bureaucratiques qui s'interpénètrent et s'épaulent plus qu'ils ne se combattent. Il en résulte un énorme gâchis, la paralysie de l'innovation sociale et l'écrasement des individus. Entrent dans ce cadre pour ne prendre qu'un nombre très limité d'exemples, la destruction méthodique de la forêt amazonienne, la pollution radioactive croissante et la famine chronique qui décime une partie de l'humanité, pendant qu'ici on s'acharne à détruire des stocks de vivre. Les moyens techniques de résoudre les problèmes existent, mais la bureaucratie capitaliste vouée au Dieu argent laisse courir tranquillement le monde à sa perte.

De même, qui pourrait prétendre qu'en France, par exemple, les problèmes d'habitat (expulsion, banlieues ...) ou de la répartition du travail et des ressources trouent des solutions rationnelles conformes à l'intérêt de tous ? Les bureaucrates ne s'en soucient pas car leur objectif prioritaire est d'accroître les privilèges des castes qu'ils représentent.

Sur un autre plan, force est de constater que de nombreuses organisations qui se voudraient révolutionnaires ont fini par constituer de redoutables bureaucraties.

Dans ce cas, on assiste à la "fonctionnarisation" progressive des militants qui deviennent de simples rouages impersonnels. La centralisation augmente, le pouvoir se concentre au sommet de la pyramide. Chaque catégorie socio-professionnelle s'isole des autres. La pression du groupe sur l'individu écrase son pouvoir de décision autonome. Des camarillas se créent et exercent des pouvoirs parallèles...[3] l'organisation révolutionnaire a finalement sécrété sa bureaucratie.

L'histoire est pleine de ces évolutions.

C'est pourquoi, tout militant sincère doit se poser la question : " mon organisation, la CNT, peut-elle subir la même dérive ? "

La réponse est évidemment "OUI". la CNT est une organisation et, comme telle, elle offre bien des avantages. Mais il faut savoir se prémunir contre ses défauts éventuels. Il serait puéril et vain de vouloir les conjurer en décrétant qu'il n'y a qu'à ... ne pas s'organiser. cela fait belle lurette que la bourgeoisie fait ses choux gras de cette philosophie de pacotille. De même, les criaillerie, les déclarations de principe ou la langue de bois des discours servant à se rassurer ("Cela ne peut pas nous arriver") ne sont d'aucun secours.

Pour lutter contre la bureaucratie, il faut d'abord porter une attention soutenue à notre propre fonctionnement : aux structures, aux rouages de l'organisation, aux conséquences qui en découlent.

Cette question n'avait pas échappée à nos aînés ; les statuts de la CNT qu'ils ont rédigé établissent un équilibre efficace entre les structures (Syndicats/Union régionales/Bureau confédéral), ce qui limite toute stratégie de "prise de pouvoir". le rôle prépondérant des régions, qui sont l'expression même de la CNT " (fédéralisme), le mode de scrutin (une structure = une voix), le rôle purement technique imparti aux fédérations sont autant d'obstacles à la bureaucratisation. Pour la petite histoire, rappelons que la CGT a progressivement abandonné nos principes pour pratiquer l'inverse (vote proportionnel, prévalence des fédérations, apparition des UD, centralisation ...) lors de sa stalinisation.

Pour en revenir à la CNT, on constate que l'esprit des statuts situe notre organisation dans une logique qui, étant celle du respect mutuel et du développement équilibré, porte en elle le débat, l'effort de synthèse. Tout l'inverse de ce que l'on voit à la CGT, à la CFDT ou à FO (sans parler des partis politiques) où tout se résume à la prise du pouvoir d'une "tendance", d'un "courant" ou d'une "sensibilité" sur l'ensemble.

Mais la CNT ne vit pas dans une tour d'ivoire. Elle se développe au contraire dans une société, nous l'avons dit, fortement bureaucratisée. La bureaucratie est en quelque sorte le modèle culturel dominant dans lequel nous vivons. De ce fait, elle cherche à "contaminer", à absorber tout ce qui s'oppose à elle. La CNT est dans ce cas.

Une façon d'absorber les syndicats, de les vider de toute substance révolutionnaire a été longuement pratiquée par le capitalisme. C'est la participation, la cogestion et autres formes de collaboration de classe. On "invite" les syndicats à participer à la gestion des comités d'entreprise, des cantines, des colonies de vacances ou de diverses bonnes œuvres patronales, on leur donnent une parcelle de pouvoir, on les " arrose " d'une façon ou d'une autre (décharges syndicales ...) et on les attache à la bureaucratie capitaliste tant et si bien qu'ils finissent par en devenir un rouage qui assure la régulation dans certaines crises.

Refuser cette logique de collaboration, c'est bien entendu le B-A=BA du syndicalisme révolutionnaire, et les militants de la CNT sauront rester fermes sur ce point.

Mais, il est un autre danger, certainement plus insidieux car il part d'une bonne intention : pour être efficaces, il faut être organisés. C'est pourquoi certains pourraient penser que, plus on s'organise, c'est-à-dire en fin de compte, plus on multiplie les rouages, plus on devient efficace. Or, rien n'est plus faux.

En agissant de la sorte, on finit au contraire par se paralyser. La caricature en est fournie par certaines administrations qui multiplient les procédures et les circuits paperassiers. Un humoriste disait à ce sujet que 50 fonctionnaires peuvent passer plus d'une année à s'écrire les uns les autres, en cercle fermé, pour revenir au point de départ sans avoir fait avancer la solution d'un pas.

Toute organisation, toute structure consomme de l'énergie. ce qu'il faut évaluer dans notre cas, c'est ce que la ménagère appelle le rapport qualité/prix, le rapport entre l'énergie consacrée par les militants aux tâches d'organisation et les résultats, le "plus" (et souvent le "moins") apporté par la structure supplémentaire.

Il ne s'agit pas de construire une organisation parfaite, comme on peut s'amuser à le faire sur le papier, selon un plan préétabli qui enfile les structures, les échelons, les rouages (section syndicale, multiples syndicats, unions locales, départementales, régionales, inter-régionales, fédérations, secteurs, confédération ...) comme d'autres enfilent les perles.

Il s'agit de partir de la réalité (en particulier militante) de la CNT d'aujourd'hui pour renforcer ce qui existe déjà au lieu de le balkaniser (en ce sens qu'un syndicat intercorporatif actif et dynamique, assurant une présence militante dans une ville est certainement préférable à trois syndicats de branche pépères) tout en conservant au schéma organisationnel sa cohérence, sa simplicité, pour que les décisions continuent à se prendre à la base et ne se perdent pas dans un labyrinthe d'instances inutiles.

Il ne faut pas oublier en effet que la CNT n'est qu'un MOYEN pour atteindre un objectif (la révolution libertaire, il n'est jamais mauvais de le rappeler). Une des tâches importantes des militants est de veiller à ce que ce MOYEN ne devienne pas une FIN EN SOI.

L'effondrement du marxisme, la crise du capitalisme (la France va vers ses trois millions de chômeurs) offrent à la CNT une chance historique de développement. Ce n'est pas en nous réfugiant dans une copie des organisations syndicales dégénérées que nous la saisirons. C'est au contraire en donnant tout son sens au message anarcho-syndicaliste, en le traduisant en actes, y compris et surtout dans notre propre organisation.

Xavier Frolan

[1] La bureaucratie céleste, Etienne BALAZS.

[2] Voir par exemple l'analyse de l'anthropologue T. HALL, dans Au-delà de la culture.

[3] On aura reconnu dans cette rapide description quelques éléments empruntés à Max Weber.


Consulté le 4 octobre 2016 de theyliewedie.org
Dossier de http://cnt-ait.info incorporant le chapitre 7 du livre 1 (La Tâche) de Les conseils ouvriers (Anton Pannekoek, 1942) ainsi que Spontaneity and Organisation (Paul Mattick, 1949) traduit dans Intégration capitaliste et rupture ouvrière (Serge Bricianer, 1972).