#title La socialisation #author Camillo Berneri #LISTtitle socialisation #SORTauthors Berneri Camillo #SORTtopics socialisation #date 1924 #source Consulté le 1 avril 2016 de [[http://cnt.ait.caen.free.fr]] #lang fr #pubdate 2018-04-01T14:31:03 #notes Publié dans « Pensiero e Volonta », Rome, 1er septembre 1924.
Note de CNT-AIT Caen : Nous reproduisons seulement la première partie de l'article puisque dans la seconde partie, l'auteur se borne à donner un résumé de l'œuvre de E. Strobel, La socializzazione (Turin, Bocca, 1923). Soutenir qu'il faut abolir la propriété privée signifie soutenir qu'il est possible de substituer à la production à capital privé la production à capital collectif de façon avantageuse pour la société entière. Jusqu'à ce jour, le socialisme a fourni beaucoup de projets et de tentatives de socialisation, mais les ébauches de théories communistes ou collectivistes sont restées pour la plupart sur le papier, et cela faute d'une profonde préparation technique qui aurait permis de systématiser les efforts de réalisation et d'intéresser le gros de l'opinion publique aux solutions socialistes de la question sociale. Le fait qu'on se perde en discussions bysantines sur la socialisation complète ou partielle, horizontale ou verticale, étatique ou syndicale, immédiate ou graduelle, de la production ou de la consommation, etc. prouve que le socialisme n'est que tendance à la socialisation et qu'il lui manque une vision exacte des problèmes économiques et des plans de réalisation, approximatifs et provisoires, mais précis. Il y eut beaucoup de projets en vue de la transformation de la propriété privée capitaliste des usines ou du sous-sol en propriété collective, et certains ont été réalisés. Mais sur le problème de la terre et de la consommation, par exemple, il y a des théories abstraites, des projets contradictoires et insuffisants, ce qui prouve que le socialisme dit scientifique, qui tournait en dérision les plans de la société future élaborée par les utopistes, n'a pas offert de solutions particulières ou d'indications générales meilleures. Marx et Engels ont eu le grand mérite de persuader presque tous les socialistes que l'ordre socialiste ne s'établit pas en fonction d'un plan préétabli par quelques réformateurs de génie, mais plutôt en tant que résultante naturelle du processus d'évolution économique et sociale. En opposant au caractère fictif des constructions utopiques le caractère naturel des processus historiques, ils firent une critique féconde, mais l'idée d'un nécessaire développement de tels processus en un sens socialiste fut source d'équivoques doctrinaires et d'erreurs pratiques. Dire comme le fait Engels que « la socialisation des moyens de production devient réalisable non pas par une conception abstraite de la justice, de l'égalité, etc. qui s'oppose à la division des classes, mais au contraire par l'apparition de nouvelles conditions économiques » est soit la banale affirmation du fait très évident que les théories ne créent pas les conditions de leurs propres réalisations - ces conditions étant le produit de processus historiques et non pas idéologiques - soit une affirmation déterministe. Dans le premier cas de figure, nous répondrons qu'au cours des processus historiques, les idéologies sont aussi des forces actives qui peuvent ne pas entièrement se concrétiser, mais qui contribuent à la création des conditions matérielles qui permettent le progrès de la tendance socialiste. Dans le second cas de figure, nous voyons que le matérialisme historique mène au déterminisme économique qui aboutit lui-même, chez certains interprètes du marxisme, à l'historicisme sociologique. Le gradualisme du socialisme légal et étatique va de pair avec une aversion, très évidente chez Kautsky, pour tout plan de reconstruction économique dans un sens socialiste. Que les mécanismes sociaux soient si complexes qu'aucun penseur ne puisse enquêter de tous côtés et en prévoir tous les développements possibles est évident. Mais si le devenir social, en additionnant ou en annulant toutes ses forces dans des modalités infinies et variées, ne permet pas d'avoir de projets élaborés ni de précisions définitives, cela n'empêche pas qu'un programme pratique soit nécessaire au socialisme comme point d'appui, comme la lumière de l'hypothèse est nécessaire au savant. Kautsky affirme que le socialiste ne peut formuler de propositions positives que pour la société actuelle et non pour la société future ; il a raison, mais cette affirmation n'est vraie qu'à moitié. Les visions d'avenir qui nous permettent d'imaginer quelles formes peut prendre un développement socialiste ne sont pas forcément d'un bleu d'azur mythique, mais elles ont besoin, pour avoir prise sur les esprits, d'espace, de lumière, dont le pragmatisme « gradualiste » ne peut que les priver tant que les projets pratiques et les réalisations partielles ne représentent pas un pas en avant sur le long chemin de l'idéal. Le socialisme est et restera une religion. C'est seulement en faisant appel à la vie spirituelle qu'il pourra trouver des hommes et des moyens pour labourer le terrain de la pratique, auquel cas il faut rester attaché pour ne pas finir dans les nuages, mais dont il est nécessaire de détacher le regard pour le porter vers les étoiles qui nous indiquent de nouvelles routes vers des mers inconnues et pourtant désirées. Pour se réaliser historiquement, le socialisme a besoin de s'associer aux forces politiques et économiques qui sont en jeu dans la société d'aujourd'hui. Mais, pour représenter une force de rénovation du monde matériel, il doit se forger ses propres mythes. Il faut remarquer que ceux-là mêmes qui voulurent ancrer le socialisme à la réalité pour l'empêcher de rêver ne surent pas lui offrir les voies larges et droites sur lesquelles avancer vers des buts clairement définis. Hésitant entre une conception catastrophiste de la concentration du capital et de la paupérisation des masses, avec comme conséquence l'affrontement révolutionnaire, et la nécessité d'une lutte des classes qui viderait la bourgeoisie de son sang, de ce même sang qui devait l'empoisonner, la social-démocratie pencha vers le parlementarisme briseur d'énergies révolutionnaires, le coopérativisme utilitariste, le syndicalisme corporatiste et lâche. Le croisement hybride du révolutionnarisme apocalyptique et du gradualisme déterministe que l'on trouvait chez Marx se reproduisit dans la social-démocratie. Le désintérêt pour les problèmes de l'économie de transition trouve son origine dans le premier élément, le réformisme dans le second. Le socialisme doit sortir de l'infantilisme révolutionnaire qui voit des positions nettes là où il y a des problèmes complexes, et du réformisme qui ne comprend pas la fonction historique des programmes maximaux et des impératifs idéaux. Il doit se convaincre de la nécessité de combiner, dans la propagande, la fascination du mythe avec la conscience des impératifs concrets, de concilier harmonieusement les idéaux et les intérêts plus immédiats. Camillo Berneri