Carlo Cafiero

Abrégé du Capital de Karl Marx

    Avant-propos de James Guillaume

    Préface

    CHAPITRE PREMIER : Marchandise, monnaie, richesse et capital

    CHAPITRE II : Comment naît le capital

    CHAPITRE III : La journée de travail

    CHAPITRE IV : La plus-value relative

    CHAPITRE V : Coopération

    CHAPITRE VI : Division du travail et manufacture

    CHAPITRE VII : Machines et grande industrie

    CHAPITRE VIII : Le salaire

    CHAPITRE IX : L’accumulation du capital

    CHAPITRE X : L’accumulation primitive

    CONCLUSION

    ANNEXE

"L’ouvrier a tout fait ; et l’ouvrier peut tout détruire, parce qu’il peut tout refaire."
—Un travailleur italien.

Avant-propos de James Guillaume [1]

Carlo Cafiero est né à Barletta, ville de l’ancien royaume de Naples, sur l’Adriatique, en septembre 1846. Il est mort à Nocera le 7 juin 1892, dans sa quarante-cinquième année.

Appartenant à une famille riche et très attachée à l’Eglise, il reçut sa première éducation au séminaire de Molfetta ; il eut pour condisciple Emilio Covelli, qui plus tard devait combattre à ses côtés dans les rangs des socialistes révolutionnaires. Il fut ensuite envoyé à Naples pour y étudier le droit. Lorsqu’il eut obtenu ses diplômes, il se rendit à Florence, alors capitale du royaume d’Italie : on le destinait à la carrière diplomatique, et pendant un temps il fréquenta les cercles politiques et parlementaires. Mais ce qu’il vit dans ce monde-là ne tarda pas à lui inspirer le dégoût ; et des voyages à l’étranger, entrepris ensuite, donnèrent à ses idées une direction nouvelle. En 1870, il visita Paris et Londres ; dans cette dernière ville, où il fit un séjour d’une année environ, il entra en relations avec des membres du Conseil général de l’internationale, en particulier avec Karl Marx. En 1871, étant retourné en Italie, il devint membre de la Section internationale de Naples. Cette section, fondée en 1868, avait été dissoute par un arrêté ministériel du 14 août 1871 : mais elle se reconstitua sur l’initiative de Giuseppe Fanelli, le vieux conspirateur, ancien compagnon d’armes de Pisacane[2], et de quelques jeunes gens, Carmello Palladino, Errico Malatesta[3], Emilio Covelli, auxquels il s’associa. Cafiero fut chargé de la correspondance avec le Conseil général de Londres, et commença un échange régulier de lettres avec Friedrich Engels, alors secrétaire du Conseil général pour l’Italie et l’Espagne.

C’était le moment où, par sa polémique retentissante contre Mazzini[4], qui venait d’attaquer la Commune de Paris, Michel Bakounine gagnait au socialisme la partie la plus avancée de la jeunesse révolutionnaire italienne, et l’enrôlait dans les rangs de l’internationale. C’était le moment aussi où les résolutions de la Conférence de Londres (septembre 1871) venaient de provoquer dans la grande Association ces luttes intestines qui allaient aboutir, d’abord à un triomphe momentané du parti autoritaire au Congrès de La Haye (1872), et ensuite, une fois que les intrigues de la coterie dirigeante eurent été déjouées, au triomphe définitif des idées fédéralistes et à la suppression du Conseil général (1873) [5].

Cafiero, trompé sur l’état réel des choses par les lettres d’Engels, avait d’abord pris parti pour les hommes de Londres ; mais il fut vite abusé : son bon sens lui fit reconnaître la vérité, sa droiture fut révoltée par les manœuvres jésuitiques employées contre Bakounine ; et alors il se déclara résolument l’adversaire du Conseil général. C’est lui qui présida la Conférence (ou Congrès) de Rimini (4 août 1872), où fut fondée la Fédération italienne de l’internationale, et votée la résolution fameuse déclarant que « la Fédération italienne rompait toute solidarité avec le Conseil général de Londres, affirmant d’autant plus la solidarité économique avec tous les travailleurs ». Les internationalistes italiens refusèrent d’envoyer des délégués au Congrès de La Haye ; mais Cafiero y assista en spectateur, et put y constater les procédés déloyaux dont usaient les hommes de la coterie autoritaire à l’égard de leurs contradicteurs. Puis avec Fanelli, Pezza, Malatesta, Costa, il représenta la Fédération italienne au Congrès international de Saint-Imier, qui suivit immédiatement le Congrès de La Haye.

En mars 1873, s’étant rendu à Bologne pour le second Congrès de la Fédération italienne, il y fut arrêté avec Malatesta, Costa, Faggioli et plusieurs autres ; il ne fut remis en liberté qu’en mai. C’est cette année-là que, entré en possession de la part qui lui revenait de l’héritage de ses parents, il conçut de créer en Suisse, à proximité de la frontière italienne, une maison de refuge où pourraient s’abriter les internationalistes proscrits par les gouvernements. Il acheta à cet effet une villa appelée la Baronata, sur le lac Majeur, près de Locarno (Tessin) : dans cette villa, il installa, pour commencer, Bakounine et quelques autres amis russes et italiens. Mais cette entreprise, mal conçue et mal exécutée, fut une véritable dilapidation de la fortune du généreux et naïf révolutionnaire. Au mois de juillet 1874, Cafiero se trouvait à peu près ruiné. Il employa les restes de son patrimoine aux préparatifs des mouvements insurrectionnels qui éclatèrent en Italie en août 1874. Pendant l’année qui suivit, confiné dans la solitude de la Baronata[6], il y mena une vie d’anachorète avec sa femme Olympia Koutouzov, qu’il avait épousée à Saint-Pétersbourg en juin 1874 ; puis (octobre 1875) il entra comme employé chez un photographe de Milan, tandis que sa compagne retournait en Russie, pour s’y livrer à la propagande socialiste ; elle y fut arrêtée au commencement de 1881, et exilée en Sibérie.

De Milan, Cafiero se rendit à Rome en 1876. Délégué au troisième Congrès de la Fédération italienne, – qui ne put se réunir à Florence comme il avait été projeté, et, pour échapper aux persécutions gouvernementales, dut tenir ses séances dans un endroit reculé de l’Apennin toscan (21-22 octobre 1876) [7] – il fut envoyé par ce Congrès, avec Malatesta, à Berne, pour y représenter l’Italie au huitième Congrès général de l’internationale (26-29 octobre 1876). Pendant l’hiver de 1876 à 1877, qu’il passa à Naples, il s’occupa, avec Malatesta et quelques autres, parmi lesquels le révolutionnaire russe Kravtchinsky (connu depuis sous pseudonyme de Stepniak), de l’organisation d’un mouvement insurrectionnel qui devait éclater dans l’Italie méridionale au commencement de l’été de 1877. Une trahison força les internationalistes italiens à précipiter les choses : bien que l’organisation ne fût pas terminée, et que la saison fût encore mauvaise, quelques-uns d’entre eux prirent les armes. On connaît l’histoire de cette aventureuse expédition (5-11 avril 1877) : commencée à San Lupo, près de Cerreto (province de Bénévent), elle aboutit, après l’occupation momentanée des deux communes de Letino et de Galio (province de Caserte), à l’arrestation, sur les pentes du mont Matèse, de la poignée d’héroïques jeunes gens qui, avec Cafiero, Malatesta et Cesare Ceccarelli, avaient voulu essayer de soulever les paysans de la Campanie et du Samnium[8].

On croira difficilement, aujourd’hui, qu’au moment où Cafiero et ses amis étaient enfermés dans les prisons du gouvernement italien à la suite de leur généreuse tentative, des insulteurs qui se disaient socialistes les couvrirent d’outrages. Jules Guesde, alors collaborateur du Radical, de Paris, les bafoua dans les colonnes de ce journal, les appelant les « fuyards de Cerreto », et essayant de faire croire que la grande majorité des socialistes italiens répudiaient toute solidarité avec eux. Le Vorwärts, organe central du Parti de la Sozial-Demokratie d’Allemagne, prétendit que l’insurrection n’avait rien de commun avec l’internationale, et que les insurgés étaient de « simples malfaiteurs » (einfaches Raubgesindet). Un journal de Païenne, le Povero, dans lequel écrivait Malon[9] se distingua par son langage ignominieux à l’adresse de nos amis. Malon envoya en outre au Mirabeau, de Verviers, une correspondance calomnieuse à laquelle Andréa Costa, indigné, répondit en prenant énergiquement la défense de ses camarades emprisonnés. Enfin dans Tagwacht de Zürich, organe du Schweizerischer Arbeiterbund, Hermann Greulich insinua que Cafiero, Malatesta et leurs compagnons étaient des « agents provocateurs » et fit un rapprochement entre les internationalistes italiens et les blouses blanches[10] de l’Empire.

C’est pendant que cette presse, où écrivaient des sectaires méchants ou aveugles, lui jetait de la boue, que Cafiero, dans sa prison, entreprit de rédiger, pour ses camarades italiens, un abrégé du Capital de Marx, que personne ne connaissait encore en Italie.

Cafiero, comme tous les socialistes révolutionnaires italiens et espagnols, comme la plupart des socialistes de France, d’Angleterre, de Belgique, de Hollande, de la Suisse française, de Russie, d’Amérique, avait lutté contre l’esprit autoritaire de Karl Marx, et avait refusé de laisser établir dans l’internationale la dictature d’un homme. Mais il rendait hommage à la science du penseur allemand ; et il eût certainement contresigné ces paroles écrites par Bakounine à Herzen en octobre 1869 : « Je ne saurais méconnaître les immenses services rendus par Marx à la cause du socialisme, qu’il sert avec intelligence, énergie et sincérité depuis près de vingt-cinq ans, en quoi il nous a indubitablement tous surpassés. Il a été l’un des premiers fondateurs, et assurément le principal, de l’internationale, et c’est là, à mes yeux, un mérite énorme, que je reconnaîtrai toujours, quoi qu’il ait fait contre nous. » Bakounine et Cafiero avaient le cœur trop haut pour permettre à des griefs personnels d’influencer leur esprit dans la sereine région des idées. Et c’est ainsi qu’il arriva que la première traduction russe du Manifeste communiste de Marx et d’Engels fut faite par Bakounine en 1862 ; que la première traduction russe du Capital fut commencée par Bakounine en décembre 1869 (on sait que l’intervention malheureuse de Netchaïev[11] l’empêcha de continuer) ; et que ce fut Cafiero qui entreprit le premier, en 1877, de faire connaître le grand ouvrage de Marx à l’Italie.

L’Abrégé du Capital occupa Cafiero pendant l’hiver 1877-1878 ; au mois de mars 1878, le verdict du jury de la cour d’assises de Bénévent rendit à la liberté les insurgés de la « bande du Matèse », et en 1879 l’opuscule de Cafiero était à Milan, dans la Biblioteca socialista (C. Bignami e C.), dont il forme le tome V.

On sait que les dernières années de Cafiero furent un douloureux martyre. Sa raison s’était égarée. Sa vaillante femme, évadée de Sibérie en 1883, se rendit en Italie et le soigna (1886) avec un dévouement qui resta impuissant. Ses frères, à leur tour, le reçurent dans la maison paternelle, à Barletta (1889), pour essayer de le guérir : mais il fallut reconnaître enfin que le mal était incurable. J’ai eu entre les mains les lettres que le médecin qui le traita de 1890 jusqu’à la fin écrivit à Madame Olympia Cafiero-Koutouzof, alors retournée en Russie, le 4 juillet 1890 pour lui raconter ses derniers moments : il résulte de la dernière lettre que Carlo Cafiero a succombé à une tuberculose intestinale. Il supporta sa triste situation sans jamais proférer une plainte : « Toutes les fois que je lui demandais comment il se trouvait, – écrit le médecin, – il me répondait toujours avec sa douceur tranquille : Je n’ai pas mal, docteur. »

J’ai pensé que l’Abrégé de Cafiero, écrit de façon populaire, sans aucun appareil scientifique, et donnant néanmoins l’essentiel du contenu du Capital (c’est-à-dire du volume paru en 1867, le seul qui ait été publié par Marx lui-même), pourrait, traduit en français, rendre service à ceux des lecteurs qui n’ont pas le temps d’étudier le livre, et qui voudraient cependant avoir une idée de ce qu’on y trouve. Cafiero a en effet très exactement résumé, en style simple, la partie théorique, sa lucide analyse, qui néglige de s’attarder aux subtilités, introduit la clarté dans la dialectique obscure et souvent rebutante de l’original. Evitant les abstractions, il s’est attaché à mettre en relief, comme il fallait s’y attendre de sa part, la portée révolutionnaire d’un ouvrage où il voyait avant tout une admirable arme de guerre ; et, donnant une large place à la partie historique, ainsi qu’à la description des misères du prolétariat de la Grande-Bretagne, il a su choisir de façon judicieuse, dans le vaste arsenal de faits où il avait à puiser, les citations les plus instructives et les plus frappantes. Quiconque aura lu avec attention les cent et quelques pages de ce petit volume se sera assimilé le meilleur des huit cents pages du gros livre allemand.

Cafiero s’est servi de la traduction française de J. Roy : c’est à cette traduction qu’il a emprunté ses citations, et que renvoient les indications de pages placées dans les notes. En confrontant cette version avec l’original allemand, je me suis aperçu que fréquemment le traducteur n’avait pas serré le texte d’assez près, et que parfois même il avait commis des contresens : au lieu donc de transcrire simplement la version française, je l’ai retouchée là où cela m’a semblé nécessaire, c’est-à-dire là où les différences entre la traduction française et l’original allemand ne provenaient pas des modifications que Marx lui-même, comme on sait, a faites à son texte primitif à l’occasion de la traduction de J. Roy.

J. G.

Préface

Italie, mars 1878.

Un profond sentiment de tristesse m’a saisi, en étudiant Le Capital, à la pensée que ce livre était, et resterait qui sait combien de temps encore, complètement inconnu en Italie.

Mais s’il en est ainsi, me suis-je dit ensuite, cela veut dire que mon devoir est justement de m’employer de toutes mes forces à ce qu’il n’en soit plus ainsi. Et que faire ? Une traduction ? Ah mais non ! Cela ne servirait à rien. Ceux qui sont en état de comprendre l’œuvre de Marx telle qu’il l’a écrite connaissent certainement le français, et peuvent recourir à la belle traduction de J. Roy, entièrement revue par l’auteur, qui l’a déclarée digne d’être consultée même de ceux qui connaissent la langue allemande. C’est pour une tout autre sorte de gens que je dois travailler. Ils se divisent en trois catégories : la première se compose de travailleurs ayant de l’intelligence et un certain degré d’instruction[12] ; la seconde, de jeunes gens sortis de la bourgeoisie, qui ont épousé la cause du travail, mais qui ne possèdent néanmoins ni bagage d’études ni un développement intellectuel suffisants pour comprendre Le Capital dans son texte original ; la troisième, enfin, de cette jeunesse des écoles, au cœur vierge encore, qui peut se comparer à une belle pépinière de plants encore tendres, mais qui donneront les meilleurs fruits s’ils sont transplantés en terrain propice. Mon travail doit donc être un Abrégé facile et court du livre de Marx.

Ce livre représente la vérité nouvelle qui démolit, met en pièces et disperse aux vents tout un séculaire édifice d’erreurs et de mensonges. Il est tout une guerre. Une guerre glorieuse, en raison de la puissance de l’ennemi, et de la puissance plus grande encore du capitaine qui l’a entreprise avec une si grande quantité d’armes toutes neuves, d’instruments et de machines de toute sorte, que son génie a su extraire de toutes les sciences modernes.

De beaucoup plus restreinte et modeste est ma tâche. Je dois seulement guider une troupe d’adeptes empressés, par le chemin le plus facile et le plus sûr, au temple du capital ; et là démolir ce dieu, pour que tous puissent voir de leurs yeux et toucher de leurs mains les éléments dont il se compose ; et arracher les vêtements de ses prêtres, afin que tous puissent voir les taches de sang humain qui les souillent, et les armes cruelles avec lesquelles ils immolent chaque jour un nombre sans cesse croissant de victimes.

C’est avec ce dessein que je me mets à l’œuvre. Puisse, cependant, Marx remplir sa promesse, en nous donnant le second volume du Capital, qui traitera de la Circulation du Capital (livre II), et des Formes diverses qu’il revêt dans le cours de son développement (livre III), ainsi que le troisième et dernier volume, qui exposera (livre IV) l’Histoire de la théorie.

Ce premier livre du Capital, écrit originairement en allemand, et traduit ensuite en russe et en français, est maintenant brièvement résumé en italien dans l’intérêt de la cause du travail. Que les travailleurs le lisent et le méditent attentivement, car il ne contient pas seulement l’histoire du Développement de la production capitaliste, mais aussi le Martyrologe du travailleur.

Et, en finissant, je ferai aussi appel à une classe qui est autrement intéressée dans le fait de l’accumulation capitaliste, à la classe des petits propriétaires. Comment se fait-il que cette classe, naguère si nombreuse en Italie, aille aujourd’hui en diminuant toujours davantage ? La raison en est très simple. C’est que, à partir de 1860, l’Italie s’est mise à parcourir d’une allure plus accélérée le chemin que doivent nécessairement parcourir toutes les nations modernes ; le chemin qui mène à l’accumulation capitaliste, laquelle a atteint en Angleterre cette forme classique qu’elle tend à atteindre en Italie comme dans tous les autres pays modernes. Que les petits propriétaires méditent sur les pages de l’histoire d’Angleterre rapportées dans ce livre ; qu’ils méditent sur l’accumulation capitaliste, accrue en Italie par les usurpations des grands propriétaires et par la liquidation des biens ecclésiastiques et des biens domaniaux ; qu’ils secouent la torpeur qui pèse sur leur esprit et sur leur cœur, et se persuadent une bonne fois que leur cause est la cause des travailleurs, car ils seront tous inévitablement réduits, par l’accumulation capitaliste moderne, à cette triste alternative : ou se vendre au gouvernement pour avoir du pain, ou disparaître à toujours dans les rangs épais du prolétariat.

Carlo Cafiero

CHAPITRE PREMIER : Marchandise, monnaie, richesse et capital

La marchandise est un objet qui a deux sortes de valeur : la valeur d’usage, et la valeur d’échange ou valeur proprement dite. Si je possède, par exemple, 20 kilogrammes de café, je peux, soit les consommer pour mon propre usage, soit les échanger contre 20 mètres de toile, ou contre un habit, ou contre 250 grammes d’argent, si, au lieu de café, j’ai besoin de l’une ou l’autre de ces trois marchandises.

La valeur d’usage de la marchandise est fondée sur les qualités propres de cette marchandise, laquelle est, en vertu de ses qualités, destinée à satisfaire tel de nos besoins, et non tel autre. La valeur d’usage de 20 kilogrammes de calé est fondée sur les qualités que le café possède : qualités qui le font apte à nous fournir le breuvage que chacun connaît mais qui ne le rendent pas capable de nous vêtir, ni de nous servir de matière pour une chemise. Pour cette raison, nous ne pouvons profiter de la valeur d’usage des 20 kilogrammes de café que si nous éprouvons le besoin de boire du café ; mais si, au contraire, nous avons besoin d’une chemise, ou d’un habit, nous ne savons que faire de la valeur d’usage des 20 kilogrammes de café ; ou, pour mieux dire, nous ne saurions qu’en faire, si, à côté de la valeur d’usage, il n’y avait pas, dans la marchandise, la valeur d’échange. Il arrive que nous rencontrions une autre personne, qui possède un habit, mais qui n’en n’a pas besoin, et qui au contraire a besoin de café. Alors il se fait tout de suite un échange. Nous lui donnons les 20 kilogrammes de café, et elle nous donne l’habit.

Mais comment se fait-il que les marchandises, bien qu’elles diffèrent toutes entre elles par leurs qualités diverses, c’est-à-dire par leur valeur d’usage, puissent néanmoins s’échanger toutes entre elles en des proportions données ?

Nous l’avons déjà dit. C’est parce que, à côté de la valeur d’usage, il existe dans la marchandise la valeur d’échange. Or, la base de la valeur d’échange, ou valeur proprement dite, c’est le travail humain nécessaire pour la production. La marchandise est procréée par le travailleur ; le travail humain est la substance génératrice qui lui donne l’existence. Toutes les marchandises, donc, bien que différant entre elles par leurs qualités, sont parfaitement identiques dans leur substance, parce que, filles d’un même père, elles ont toutes le même sang dans leurs veines. Si 20 kilogrammes de café s’échangent contre un habit, ou contre 20 mètres de toile, c’est précisément parce que, pour produire 20 kilogrammes de café, il faut la même quantité de travail humain qu’il en faut pour produire un habit, ou 20 mètres de toile. La substance de la valeur est donc le travail humain, et la grandeur de la valeur est déterminée par la grandeur de ce travail humain. La substance de la valeur est la même dans toutes les marchandises : il n’y a donc qu’à en égaliser la grandeur, pour que les marchandises soient, comme expressions de la valeur, toutes égales entre elles, c’est-à-dire toutes échangeables les unes contre les autres.

La grandeur de la valeur dépend de la grandeur du travail : en douze heures de travail, on produit une valeur double de celle qui est produite en six heures seulement. Donc, dira peut-être quelqu’un, plus un ouvrier est lent à travailler, par inhabilité ou par paresse, et plus de valeur il produit. Rien de plus inexact. Le travail qui forme la substance de la valeur n’est pas le travail de Pierre ou celui de Paul, mais un travail moyen, qui est toujours égal, et qui est dit proprement travail social. C’est le travail qui, dans un centre de production donné, peut être effectué en moyenne par un ouvrier travaillant avec une habileté moyenne et une intensité moyenne.

Connaissant le double caractère de la marchandise d’être à la fois une valeur d’usage et une valeur d’échange, on comprendra que la marchandise ne puisse naître que par l’opération du travail, et d’un travail utile à tous. L’air, par exemple, les prairies naturelles, la terre vierge, etc., sont utiles à l’homme, mais ne constituent pas pour lui une valeur, parce qu’ils ne sont pas un produit de son travail, et, par conséquent, ne sont pas des marchandises. D’autre part, nous ne pouvons fabriquer pour notre propre usage des objets qui ne pourraient être utiles à autrui : dans ce cas, nous ne produisons pas des marchandises ; et nous en produisons encore moins quand nous travaillons à fabriquer des objets qui n’ont aucune utilité ni pour nous ni pour les autres.

Les marchandises, donc, s’échangent entre elles ; c’est-à-dire que l’une se présente comme l’équivalent de l’autre. Pour la plus grande commodité des échanges, on convient de se servir toujours, comme équivalent, d’une certaine marchandise donnée : celle-ci sort, par là, du rang de toutes les autres, pour se placer en face d’elles comme équivalent général, c’est-à-dire comme monnaie. La monnaie est donc la marchandise qui, par habitude ou par sanction légale, a monopolisé la fonction d’équivalent général. C’est ce qui est arrivé chez nous pour l’argent. Tandis que, primitivement, 20 kilogrammes de café, un habit, 20 mètres de toile, et 250 grammes d’argent étaient quatre marchandises qui s’échangeaient indistinctement entre elles, aujourd’hui on dira que 20 kilogrammes de café, 20 mètres de toile, et un habit sont trois marchandises qui valent chacune 250 grammes d’argent, c’est-à-dire 50 francs.

Mais soit que l’échange se fasse immédiatement, d’une marchandise contre une autre, soit qu’il se fasse par l’intermédiaire de la monnaie, la loi de l’échange reste toujours la même. Une marchandise ne peut jamais s’échanger contre une autre si leurs valeurs d’échange ne sont pas égales, si le travail nécessaire pour produire l’une n’est pas égal au travail nécessaire pour produire l’autre. Il faut bien retenir cette loi, parce que c’est sur elle que se fonde tout ce que nous aurons à dire par la suite.

Une fois la monnaie apparue, les échanges directs, ou immédiats, de marchandise contre marchandise, cessent. Les échanges, dorénavant, doivent tous se faire par l’intermédiaire de la monnaie : en sorte qu’une marchandise qui veut se transformer en une autre doit, d’abord, de marchandise se transformer en monnaie, puis de monnaie se retransformer en marchandise. La formule des échanges, donc, ne sera plus une chaîne continue de marchandises, mais une chaîne alternative de marchandise et de monnaie. La voici :

Marchandise – Monnaie – Marchandise – Monnaie – Marchandise – Monnaie.

Or, si dans cette formule nous trouvons indiqué le cercle que parcourt la marchandise dans ses transformations successives, nous y trouvons également indiqué le cercle parcouru par la monnaie. Et c’est de cette formule que nous extrairons la formule du capital.

Quand nous nous trouvons en possession d’une certaine accumulation de marchandises, ou de monnaie, ce qui est la même chose, nous sommes possesseurs d’une certaine richesse. Si à cette richesse nous pouvons faire prendre un corps, c’est-à-dire un organisme capable de se développer, nous aurons le capital. Prendre un corps, ou un organisme capable de se développer, veut dire naître et croître ; et, en fait, l’essence du capital repose précisément sur la possibilité d’obtenir que la monnaie prolifère.

La solution du problème : trouver le moyen de faire naître le capital, dépend de la solution de cet autre problème : trouver le moyen de faire faire à l’argent des petits, ou plutôt : trouver le moyen de faire augmenter l’argent progressivement.

Dans la formule qui indique le cercle parcouru par les marchandises et la monnaie, ajoutons, au terme monnaie, un signe qui indique une augmentation progressive, en l’exprimant, par exemple, par un chiffre ; nous aurons :

Monnaie – Marchandise – Monnaie 1 – Marchandise – Monnaie 2 – Marchandise – Monnaie 3.

Voilà la formule du capital.

CHAPITRE II : Comment naît le capital

En examinant attentivement la formule du capital, on constate qu’en dernière analyse la question de la naissance du capital revient à ceci : trouver une marchandise qui rapporte plus qu’elle n’a coûté ; trouver une marchandise qui, entre nos mains, puisse croître en valeur, de façon qu’en la vendant nous recevions plus d’argent que nous en avions dépensé pour l’acheter. Il faut que ce soit, en un mot, une marchandise élastique, qui, entre nos mains, étirée quelque peu, puisse agrandir le volume de sa valeur. Cette marchandise si singulière existe réellement, et elle s’appelle puissance de travail, ou force de travail.

Voici l’homme aux écus, l’homme qui possède une accumulation de richesse, de laquelle il veut faire naître un capital. Il se rend sur le marché, en quête de force de travail. Suivons-le. Il se promène sur le marché, et y rencontre le travailleur, venu là, lui aussi, pour y vendre la seule marchandise qu’il possède, sa force de travail. Mais le prolétaire ne vend pas cette force en bloc, il ne la vend pas tout entière ; il la vend seulement en partie, pour un temps donné, pour un jour, pour une semaine, pour un mois, etc.

S’il la vendait entièrement, alors, de marchand, il deviendrait lui-même une marchandise ; il ne serait plus le salarié, mais l’esclave de son patron.

Le prix de la force de travail se calcule de la manière suivante. Qu’on prenne le prix des aliments, des vêtements, du logement et de tout ce qui est nécessaire au travailleur, en une année, pour maintenir constamment sa force de travail dans son état normal ; qu’on ajoute à cette première somme le prix de tout ce dont le travailleur a besoin en une année pour procréer, entretenir et élever, selon sa condition, ses enfants ; qu’on divise le total par 365, nombre de jours de l’année, et on aura le chiffre de ce qui est nécessaire, chaque jour, pour maintenir la force de travail : on en aura le prix journalier, qui est le salaire journalier du travailleur. Si on fait entrer dans ce calcul aussi ce qui est nécessaire au travailleur pour procréer, entretenir et élever ses enfants, c’est parce qu’ils sont le prolongement de sa force de travail. Si le prolétaire vendait sa force de travail non partiellement, mais en totalité, alors, devenu lui-même une marchandise, c’est-à-dire l’esclave de son patron, les enfants qu’il procréerait seraient aussi une marchandise, c’est-à-dire, comme lui, les esclaves du patron ; mais le prolétaire n’aliénant qu’une fraction de sa force de travail, il a le droit de conserver tout le reste, qui se trouve partie en lui-même et partie en ses enfants.

Par ce calcul nous obtenons le prix exact de la force de travail. La loi des échanges, exposée dans le chapitre précédent, dit qu’une marchandise ne peut s’échanger que contre une autre de même valeur, c’est-à-dire qu’une marchandise ne peut s’échanger contre une autre si le travail nécessaire pour produire l’une n’est pas égal au travail nécessaire pour produire l’autre. Or, le travail nécessaire pour produire la force de travail est égal au travail qu’il faut pour produire les choses nécessaires au travailleur, et par conséquent la valeur des choses nécessaires au travailleur est égale à la valeur de sa force de travail. Si donc le travailleur a besoin de trois francs par jour pour se procurer toutes les choses qui sont nécessaires à lui et aux siens, il est clair que trois francs seront le prix de sa force de travail pour une journée.

Maintenant supposons que le salaire quotidien d’un ouvrier, calculé de la façon qui vient d’être dite, se monte à trois francs. Supposons, en outre, qu’en six heures de travail on puisse produire quinze grammes d’argent, qui équivalent à trois francs.

Le possesseur d’argent a conclu marché avec l’ouvrier, s’engageant à lui payer sa force de travail à son juste prix de trois francs par jour. C’est un bourgeois parfaitement honnête et même religieux, et il se garderait bien de frauder sur la marchandise de l’ouvrier. On ne pourra pas lui faire un reproche de ce que le salaire est payé à l’ouvrier à la fin de la journée, ou de la semaine, c’est-à-dire après que celui-ci a déjà produit son travail : car c’est ce qui se pratique aussi pour d’autres marchandises dont la valeur se réalise dans l’usage, comme par exemple le loyer d’une maison, ou d’une ferme, dont le montant peut se payer à l’expiration du terme.

Les éléments du travail sont au nombre de trois :

  1. la force de travail ;

  2. la matière première du travail ;

3. le moyen de travail.

Notre possesseur d’argent, après avoir acheté sur le marché la force de travail, y a acheté aussi la matière première du travail, à savoir du coton ; le moyen de travail, c’est-à-dire l’atelier avec tous les outils, est tout préparé ; et par conséquent et il ne lui reste plus qu’à se mettre en route pour faire commencer tout de suite la besogne. « Une certaine transformation semble s’être opérée dans la physionomie des personnages de notre drame. L’homme aux écus prend les devants et, en sa qualité de capitaliste, marche le premier ; le possesseur de la force de travail le suit par-derrière comme son travailleur à lui ; celui-là le regard narquois, l’air important et affairé ; celui-ci timide, hésitant, rétif, comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché, et ne peut plus attendre qu’à une chose : être tanné. [13] »

Nos deux personnages arrivent à l’atelier, où le patron s’empresse de mettre son ouvrier au travail ; et, comme il est filateur, il place entre les mains de l’ouvrier 10 kilogrammes de coton.

Le travail se résume en une consommation des éléments qui le composent : consommation de la force de travail, consommation de la matière, consommation des moyens de travail. La consommation des moyens de travail se calcule de la manière suivante : de la somme de la valeur de tous les moyens de travail, atelier, outils, calorifères, charbon, etc., on soustrait la somme de la valeur de tous les matériaux encore utilisables qui pourront rester des moyens de travail mis hors d’usage par leur emploi ; on divise le reste ainsi obtenu par le nombre de jours que peuvent durer les moyens de travail, et on obtient ainsi le chiffre de la consommation quotidienne de ces moyens de travail.

Notre ouvrier travaille pendant toute une journée de douze heures. Au bout de cette journée, il a transformé les 10 kilogrammes de coton en 10 kilogrammes de filés, qu’il remet à son patron, et il quitte l’atelier pour retourner chez lui. Mais, chemin faisant, par cette vilaine habitude qu’ont les ouvriers de vouloir toujours faire les comptes derrière le dos de leurs patrons, il se met à chercher mentalement combien son patron pourra gagner sur ces 10 kilogrammes de filés.– Je ne sais pas, à la vérité, combien se paient les filés, se dit-il à lui-même, mais le compte est vite fait. J’ai vu le coton quand il a été acheté au marché à 3 francs le kilogramme. L’usure de tous les moyens de travail peut représenter une somme de 4 francs par jour. Donc nous avons :

Pour 10 kilogrammes de coton 30 francs
Pour usure des moyens de travail 4 francs
Pour salaire de ma journée 3 francs
Total 37 francs

Les 10 kilogrammes de filés valent donc 37 francs. Or, sur le coton le patron n’a certainement rien gagné, puisqu’il l’a payé son juste prix, pas un centime de plus, pas un centime de moins ; il a agi de même avec moi, payant ma force de travail à son juste prix de 3 francs par jour ; donc, il ne peut trouver son gain qu’en vendant ses filés plus qu’ils ne valent. Il faut absolument qu’il en soit ainsi : sans cela, il aurait dépensé 37 francs, pour recevoir juste 37 francs, sans compter le temps qu’il a perdu et la peine qu’il a prise. Voilà comment sont faits les patrons ! Ils ont beau vouloir se donner l’air d’être honnêtes avec l’ouvrier dont ils achètent la matière première : ils ont toujours leur point faible, et nous autres ouvriers, qui connaissons les choses du métier, nous le découvrons tout de suite. Mais vendre une marchandise plus cher qu’elle ne vaut, c’est comme vendre à faux poids, ce qui est défendu par l’autorité. Donc si les ouvriers dévoilaient les fraudes des patrons, ceux-ci seraient forcés de fermer leurs ateliers ; et, pour faire produire les marchandises nécessaires aux besoins, peut-être ouvrirait-on de grands établissements gouvernementaux : ce qui serait beaucoup mieux.

Tout en faisant ces beaux raisonnements, l’ouvrier est arrivé chez lui ; et là, après avoir soupé, il s’est mis au lit, et s’est profondément endormi, rêvant à la disparition des patrons et à la création des ateliers nationaux[14].

Dors, pauvre ami, dors en paix, tandis qu’il te reste encore une espérance. Dors en paix, le jour de la désillusion ne tardera pas à venir. Tu apprendras bientôt comment ton patron peut vendre sa marchandise avec bénéfice, sans frauder personne. Lui-même te fera voir comment on devient capitaliste, et grand capitaliste, en restant parfaitement honnête. Alors ton sommeil ne sera plus tranquille. Tu verras dans tes nuits le capital, comme un incube, qui t’oppresse et menace de t’écraser. D’un œil épouvanté tu le verras grossir, comme un monstre à cent tentacules qui chercheront avidement les pores de ton corps pour en sucer le sang. Et enfin tu le verras prendre des proportions démesurées et gigantesques, noir et terrible d’aspect, avec des yeux et une gueule de feu ; ses tentacules se transformeront en d’énormes trompes aspirantes, où tu verras disparaître des milliers d’êtres humains, hommes, femmes, enfants. Sur ton front, alors, coulera une sueur de mort, car ton tour, celui de ta femme et de tes enfants sera tout près d’arriver… Et ton dernier gémissement sera couvert par le joyeux éclat de rire du monstre, heureux de son état, d’autant plus prospère qu’il est plus inhumain.

Retournons à notre possesseur d’argent.

Ce bourgeois, modèle d’ordre et d’exactitude, a réglé tous ses comptes de la journée ; et voici comment il a établi le prix de ses 10 kilogrammes de filés :

Pour 10 kg de coton à 3 F le kilo 30 francs
Pour usure des moyens de travail 4 francs

Mais en ce qui concerne le troisième élément entré dans la formation de sa marchandise, le chiffre qu’il a inscrit n’est pas celui du salaire de l’ouvrier. Il sait très bien qu’il existe une grande différence entre le prix de la force de travail et le produit de cette force de travail. Le salaire d’une journée de travail ne représente pas du tout ce que l’ouvrier produit en une journée de travail. Notre possesseur d’argent sait très bien que les 3 francs de salaire payés par lui représentent l’entretien de son ouvrier pendant vingt-quatre heures, mais non pas ce que celui-ci a produit pendant les douze heures qu’il a travaillé dans son atelier. Il sait tout cela, précisément comme l’agriculteur sait la différence qu’il y a entre ce que lui coûte de l’entretien d’une vache, et ce qu’elle lui rend en lait, fromage, beurre, etc. La force de travail a cette propriété singulière de rendre plus qu’elle ne coûte, et c’est justement pour cela que le possesseur d’argent est allé l’acheter sur le marché. Et à cela l’ouvrier n’a rien à répliquer. Il a reçu le juste prix de sa marchandise ; la loi des échanges a été parfaitement observée ; et il n’a pas le droit de s’ingérer dans l’usage que son client fera de son sucre ou de son poivre.

Nous avons supposé, plus haut, qu’en six heures de travail on peut produire 15 grammes d’argent, équivalents à 3 francs. Donc, si en six heures de travail la force de travail produit une valeur de 3 francs, en douze elle produira une de 6 francs. Voici donc le compte qui indique la valeur des 10 kilogrammes de filés :

Pour 10 kg de coton à 3 F le kilo 30 francs
Pour usure des moyens de travail 4 francs
Pour douze heures de force de travail 6 francs
Total 40 francs

L’homme aux écus a, par conséquent, dépensé 37 francs, et a obtenu une marchandise qui vaut 40 francs : il a gagné ainsi 3 francs ; son argent a fait des petits.

Le problème est résolu. Le capital est né.

CHAPITRE III : La journée de travail

Aussitôt né, le capital éprouve le besoin de prendre de la nourriture pour se développer ; et le capitaliste, qui ne vit désormais que de la vie du capital, se préoccupe avec sollicitude des besoins de cet être, devenu son cœur et son âme, et trouve le moyen de les satisfaire.

Le premier moyen employé par le capitaliste dans l’intérêt de son capital, c’est la prolongation de la journée de travail. Assurément, la journée de travail a ses limites. D’abord, un jour ne se compose que de vingt-quatre heures ; puis, de ces vingt-quatre heures quotidiennes, il faut en déduire un certain nombre que l’ouvrier doit employer à satisfaire tous ses besoins physiques et moraux : dormir, se nourrir, réparer ses forces, etc.

« Les variations possibles de la journée de travail ne dépassent donc pas le cercle formé par les limites qu’imposent la nature et la société. Mais ces limites sont par elles-mêmes très élastiques, et laissent la plus grande latitude. Aussi trouvons-nous des journées de travail de dix, douze, quatorze, seize, dix-huit heures, c’est-à-dire ayant les longueurs les plus diverses.

« Le capitaliste a acheté la force de travail à sa valeur d’une journée. Il a acquis le droit de faire travailler pendant tout un jour le travailleur à son service. Mais qu’est-ce qu’un jour de travail ? Dans tous les cas, c’est quelque chose de moins long qu’un jour naturel. De combien ? Le capitaliste a sa manière de voir spéciale sur cette limite nécessaire de la journée de travail… Le temps pendant lequel l’ouvrier travaille est le temps pendant lequel le capitaliste consomme la force de travail qu’il a achetée. Si le salarié consomme pour lui-même son temps disponible, il vole le capitaliste.

« Le capitaliste s’appuie donc sur la loi de l’échange des marchandises. Il cherche, comme tout autre acheteur, à tirer de la valeur d’usage de sa marchandise le plus grand profit possible. Mais tout à coup s’élève la voix du travailleur, qui dit :

« – La marchandise que je t’ai vendue se distingue de la foule des autres marchandises en ce que son usage crée de la valeur, une valeur plus grande que celle que cette marchandise a coûté. C’est pour cette raison que tu l’as achetée. Ce qui, pour toi, apparaît comme une mise en valeur de capital, est pour moi un excès de dépense de force de travail. Loi et moi, nous ne connaissons sur le marché qu’une seule loi, celle de l’échange des marchandises. La consommation de la marchandise appartient non au vendeur qui cède, mais à l’acheteur qui l’acquiert. À toi donc appartient l’usage de ma force de travail journalière. Mais il faut qu’au moyen de son prix de vente journalier je puisse chaque jour la reproduire pour la vendre à nouveau. Abstraction faite de l’usure naturelle par l’âge, etc., il faut que je reste capable de travailler demain comme aujourd’hui, dans les mêmes conditions normales de force, de santé et d’entrain. Tu me prêches constamment l’évangile de l’épargne et de l’abstinence. Fort bien ! Je veux, en administrateur raisonnable et économe de mon unique fortune, la force de travail, l’économiser et m’abstenir de toute folle prodigalité. Je ne veux, chaque jour, en mettre en mouvement, en convertir en travail, que la quantité compatible avec sa durée normale et son développement régulier. Par une prolongation démesurée de la journée de travail, tu peux, en un seul jour, employer une plus grande quantité de ma force de travail que je ne puis en reproduire en trois jours. Ce que tu gagnes ainsi en travail, je le perds en substance de travail. Or l’usage de ma force de travail et le vol de cette force sont deux choses très différentes. Si la période moyenne de la vie d’un ouvrier moyen soumis à une règle de travail raisonnable est de trente ans, et que tu consommes en dix ans ma force de travail, tu ne me paies qu’un tiers de sa valeur journalière, tu me voles chaque jour les deux tiers de ma marchandise. Tu paies une force de travail d’une journée, tandis que tu en consommes une de trois journées. Je demande donc une journée de travail de longueur normale, et je la demande sans faire appel à ton cœur, car dans les affaires d’argent le sentiment n’a pas de place. Tu peux être un bourgeois modèle, peut-être membre de la Société protectrice des animaux, et pardessus le marché en odeur de sainteté : mais la chose que tu représentes vis-à-vis de moi n’a point de cœur qui batte dans sa poitrine. Ce qui semble y palpiter, ce sont les battements de mon propre cœur. Je réclame la journée normale de travail, parce que je réclame la valeur de ma marchandise, comme tout autre vendeur.

« Comme on le voit, abstraction faite de bornes très élastiques, il n’y a rien, clans la nature même de la loi de l’échange des marchandises, qui impose une limite à la journée de travail, et, par conséquent, une limite au surtravail. Le capitaliste ne fait qu’exercer son droit d’acheteur, lorsqu’il cherche à prolonger le plus possible la journée de travail, lorsque d’une journée de travail il cherche à en faire deux. D’autre part, la nature spéciale de la marchandise vendue impose des bornes à sa consommation par l’acheteur, et l’ouvrier ne fait qu’exercer son droit comme vendeur lorsqu’il veut restreindre la journée de travail à une durée normale déterminée. Il y a donc ici une antinomie, droit contre droit, l’un et l’autre portant également le sceau de la loi qui règle l’échange des marchandises. Entre deux droits égaux c’est la force qui décide[15]. »

Comment agit la force, qui aujourd’hui appartient toute au capital et fonctionne à son service, les faits que nous allons exposer le diront. Les faits cités dans ce livre sont tous empruntés à l’Angleterre : premièrement, parce que c’est le pays où la production capitaliste a atteint son maximum de développement, maximum vers lequel, du reste, tendent tous les pays civilisés ; et, en second lieu, parce que ce n’est qu’en Angleterre qu’il existe un matériel convenable de documents concernant les conditions de travail, réunis par les soins de commissions gouvernementales régulières. Les modestes limites de cet Abrégé ne permettront, toutefois, que la reproduction d’une petite partie seulement des riches matériaux recueillis dans l’ouvrage de Marx.

Voici quelques faits empruntés aux enquêtes faites en 1860 et 1863 dans l’industrie céramique, W. Wood, âgé de neuf ans, avait sept ans et dix mois quand il commença à travailler. Il travaillait tous les jours de la semaine, de six heures du matin à neuf heures du soir, soit quinze heures par jour. J. Murray, âgé de douze ans, travaillait à porter les formes et à tourner la roue. Il commençait à travailler à six heures, et quelquefois à quatre heures du matin ; et son travail se prolongeait, parfois, jusqu’au lendemain. Et il n’était pas seul, mais en compagnie de huit à neuf autres jeunes garçons, qui étaient traités comme lui. Le médecin Charles Piarson a écrit ce qui suit a un commissaire du gouvernement : « Je ne puis parler que d’après mes observations personnelles et non d’après la statistique ; mais je certifie que j’ai été souvent révolté à la vue de ces pauvres enfants, dont la santé est sacrifiée pour satisfaire, par un travail excessif, la cupidité de leurs parents et de leurs patrons. » Il énumère les causes des maladies des potiers, et clôt sa liste par la cause principale, les longues heures de travail.

Dans les manufactures d’allumettes, la moitié des travailleurs sont des enfants au-dessous de treize ans et des jeunes filles au-dessous de dix-huit. Cette industrie insalubre et répugnante a si mauvaise réputation que c’est seulement la partie la plus misérable de la population qui lui fournit des enfants. Parmi les témoins que le commissaire White a entendus en 1863, il y en avait deux cent soixante au-dessous de dix-huit ans, quarante au-dessous de dix ans, dix n’avaient que huit ans, et enfin cinq avaient six ans seulement. La journée de travail variait entre douze, quatorze, quinze heures. On travaille la nuit ; les repas sont pris à des heures irrégulières, et presque toujours dans le local même de la fabrique, tout empesté de phosphore.

Dans les fabriques de tapis, pendant la saison la plus active, d’octobre en avril, le travail dure presque sans interruption de six heures du matin à dix heures du soir et plus tard encore dans la nuit. Dans l’hiver de 1862, sur dix-neuf jeunes filles, six durent quitter la fabrique par suite de maladies causées par l’excès de travail. Pour tenir les autres éveillées, on était obligé de les secouer. Les enfants étaient si fatigués qu’ils ne pouvaient pas tenir les yeux ouverts. Un ouvrier déposa devant la Commission d’enquête en ces termes :

« Mon petit garçon que voici, j’avais coutume de le porter sur mon dos, quand il avait sept ans, pour aller à la fabrique et revenir, à cause de la neige, et il travaillait habituellement seize heures ! Bien souvent je me suis agenouillé à côté de lui, pour le faire manger pendant qu’il était à la machine, parce qu’il ne devait pas l’abandonner ni interrompre son travail. »

Vers la fin de juin 1863, les journaux de Londres firent beaucoup de bruit à cause la mort, « causée par simple excès de travail », d’une modiste de vingt ans, employée dans la maison d’un fournisseur de la cour. Cette ouvrière, qui travaillait d’ordinaire seize heures et demie par jour, journée moyenne des modistes, avait dû, pour un bal de la cour, travailler exceptionnellement vingt-six heures et demie sans interruption, avec soixante autres jeunes filles. Mais avant d’avoir pu achever sa tâche, elle était morte. Le médecin, appelé trop tard à son lit de mort, déclara qu’elle était morte par suite de longues heures de travail dans un atelier trop plein et dans une chambre à coucher trop petite et sans ventilation.

Dans un des quartiers les plus populeux de Londres, la mortalité annuelle des forgerons est de 31 pour 1 000. Cette profession, qui en elle-même n’offre rien de nuisible à la santé, devient, par la simple exagération du travail, destructive de l’homme.

Voilà comment le capital exploite et martyrise le travail. Celui-ci après avoir beaucoup souffert, cherche, à la fin, à lui résister. Les travailleurs se coalisent et demandent au pouvoir social la fixation d’une journée normale de travail. On comprend facilement ce qu’ils peuvent obtenir, si on considère que la loi doit être faite et appliquée par ces mêmes capitalistes contre lesquels les ouvriers voudraient s’en prévaloir.

CHAPITRE IV : La plus-value relative

La force de travail, produisant une valeur plus grande que le prix qu’elle coûte (le salaire), c’est-à-dire une plus-value, a engendré le capital, et elle a procuré ensuite au capital une nourriture suffisante pour son premier âge, la plus-value ayant été augmentée au moyen de la prolongation de la journée de travail.

Mais le capital croît, et la plus-value doit augmenter encore pour satisfaire à ses besoins accrus. Et, comme nous l’avons vu, augmentation de la plus-value ne veut pas dire autre chose que prolongation nouvelle de la journée de travail : cette journée, toutefois, bien qu’elle soit d’une longueur fort élastique, trouve à la fin sa limite nécessaire. Quelque minime, en effet, que soit le temps laissé par le capitaliste à l’ouvrier pour la satisfaction de ses plus indispensables besoins, la journée de travail sera toujours inférieure à vingt-quatre heures. La journée de travail rencontre donc une limite naturelle, et l’accroissement de la plus-value, par conséquent, un obstacle insurmontable. Représentons une journée de travail par la ligne AB :

A D C B

La lettre A en indiquera le commencement, la lettre B la fin, c’est-à-dire ce terme naturel au-delà duquel il n’est pas possible d’aller. Soit AC la partie de la journée pendant laquelle l’ouvrier produit la valeur équivalente au salaire reçu, et CB la partie de la journée pendant laquelle il produit la plus-value. Nous avons vu que notre fileur de coton, recevant 3 francs de salaire, reproduit dans une moitié de la journée la valeur de son salaire, et dans l’autre moitié produit 3 francs de plus-value. Le travail AC, par lequel on reproduit la valeur du salaire, est dit travail nécessaire, tandis que le travail CB, qui produit la plus-value, s’appelle surtravail. Le capital est altéré de surtravail, parce que c’est le surtravail qui engendre la plus-value. Le surtravail prolongé prolonge la journée de travail ; et celle-ci finit par rencontrer sa limite naturelle B, qui présente un obstacle insurmontable au surtravail et à la plus-value. Que faire alors ? Le capitaliste a vite trouvé le remède. Il observe que le surtravail a deux limites : l’une, B, terme de la journée de travail ; l’autre, C, terme du travail nécessaire ; or, si la limite B est immuable, il n’en n’est pas ainsi de la limite C. Si on réussit à transporter la limite C au point D, on aura accru le surtravail CB de la longueur DC, et en même temps diminué d’autant le travail nécessaire AC. La plus-value aura trouvé ainsi le moyen de continuer à croître, non plus de façon absolue comme précédemment, c’est-à-dire en prolongeant toujours davantage la longueur de la journée de travail, mais en accroissant le surtravail par une diminution correspondante de travail nécessaire. La première était la plus-value absolue, la seconde est la plus-value relative.

La plus-value relative se fonde sur la diminution du travail nécessaire ; la diminution du travail nécessaire se fonde sur la diminution du salaire ; la diminution du salaire se fonde sur la diminution du prix des choses nécessaires à l’ouvrier : donc la plus-value relative est fondée sur l’abaissement de la valeur des marchandises dont l’ouvrier a besoin.

Il y aurait un moyen plus expéditif de produire la plus-value relative, dira quelqu’un : ce serait de payer au travailleur un salaire inférieur à celui qui lui revient, c’est-à-dire de ne pas lui payer le juste prix de sa marchandise, la force de travail. Cet expédient, qui est très souvent employé dans la pratique, ne peut pas être pris en considération par nous, parce que nous n’admettons que la plus parfaite observation de la loi des échanges, selon laquelle toutes les marchandises, et par conséquent aussi la force de travail, doivent être vendues et achetées à leur juste valeur. Notre capitaliste, comme nous l’avons déjà vu, est un bourgeois absolument honnête ; il n’usera jamais, pour grossir son capital, d’un moyen qui ne serait pas entièrement digne de lui.

Supposons que, en une journée de travail, un ouvrier produise six articles d’une marchandise que le capitaliste vend pour le prix de 7,50 francs, parce que dans la valeur de cette marchandise la matière première et les moyens de travail entrent pour 1,50 franc et la force de travail de douze heures pour 6 francs : les trois éléments réunis formant la somme de 7,50 francs. Le capitaliste trouve sur la valeur de 7,50 francs qu’a sa marchandise une plus-value de 3 francs, et sur chaque article une plus-value de 50 centimes, parce que, le salaire de l’ouvrier étant de 3 francs et la dépense en matière première et en moyens de travail de 1,50 franc, pour chaque article il a dépensé 75 centimes et que de chacun d’eux il retire 1,25 franc. Supposons qu’avec un nouveau système de travail, ou seulement avec un perfectionnement de l’ancien, le capitaliste arrive à doubler la production, et qu’au lieu de six articles par jour il réussisse à en obtenir douze. Si dans six articles la matière première et les moyens de travail entraient pour 1,50 franc, ils entreront pour 3 francs dans douze articles, c’est-à-dire toujours pour 25 centimes dans chaque article. Ces 3 francs joints aux 3 francs que le capitaliste paie à l’ouvrier pour l’usage de sa force de travail pendant douze heures font 6 francs, qui représentent le prix de revient des douze articles : chacun d’eux lui coûte par conséquent 50 centimes, auxquels s’ajoute le douzième de la plus-value (3 francs), soit 25 centimes : chaque article a donc une valeur de 75 centimes.

Le capitaliste a maintenant besoin d’obtenir un débit plus grand sur le marché pour vendre une quantité double de sa marchandise ; et il y réussit en diminuant quelque peu le prix de celle-ci. En d’autres termes le capitaliste a besoin de faire naître une raison pour que ses articles se vendent au marché en quantité double ; et cette raison il la fournit à l’acheteur par une baisse prix. Il vendra donc ses articles à un prix un peu inférieur à 1,25 franc, qui était le prix antérieur, mais supérieur à 75 centimes qui est le chiffre de ce qu’ils valent aujourd’hui.

Il les vendra, par exemple, 1 franc pièce, et il aura ainsi assuré le doublement du débit de ses articles, sur lesquels il gagne aujourd’hui 6 francs : 3 francs de plus-value, et 3 francs qui représentent la différence, multipliée par 12, entre la valeur de chaque article (75 centimes) et son prix de vente (1 franc).

Comme on le voit, le capitaliste a tiré un grand avantage de cette augmentation de la production. Tous les capitalistes sont donc grandement intéressés à accroître les produits de leur industrie, et c’est ce qu’ils réussissent à faire chaque jour dans n’importe quel genre de production. Mais leur gain extraordinaire, celui qui représente la différence entre la valeur de la marchandise et le prix auquel elle se vend, dure peu, parce que bientôt le système nouveau ou perfectionné de production est adopté par tous par nécessité. Le résultat est alors que le prix de vente de la marchandise est ramené à la valeur réelle de celle-ci : autrefois cette valeur était de 1,25 franc, et l’article se vendait 1,25 franc : aujourd’hui elle n’est plus que de 75 centimes et l’article se vend non plus 1 franc, mais 75 centimes. Mais le capitaliste, s’il n’a plus le gain provenant de la différence entre la valeur de la marchandise et le prix de vente, conserve toujours l’intégrité de la plus-value : celle-ci est répartie sur douze articles, au heu de l’être sur six seulement ; mais comme les douze articles sont produits dans le même temps que l’étaient les six, c’est-à-dire en douze heures de travail, la plus-value est restée la même ; et on a, comme dernier résultat, toujours trois francs de plus-value sur une journée de douze heures, mais avec une production doublée.

Quand cette augmentation de la production porte sur les marchandises nécessaires aux travailleurs, elle a pour résultat l’abaissement du prix de la force de travail, et par suite, la diminution du travail nécessaire, et l’augmentation du surtravail qui produit la plus-value relative.

CHAPITRE V : Coopération[16]

Il y a déjà un moment que nous ne nous sommes occupés que des faits et gestes de notre capitaliste, qui certainement a dû prospérer dans l’intervalle. Retournons à son atelier, où nous aurons peut-être le plaisir de revoir notre ami le fileur. Nous voici arrivés. Entrons.

Quelle surprise ! Nous voyons à la besogne, maintenant, non plus un ouvrier, mais une grande quantité d’ouvriers, tous silencieux et rangés en bon ordre comme autant de soldats. Il ne manque pas de surveillants et d’inspecteurs, qui, tels que des officiers, passent dans les rangs, observant tour, donnant des ordres et veillant à leur ponctuelle exécution. Du capitaliste, on ne voit même pas l’ombre. Voici que s’ouvre une porte vitrée qui conduit à l’intérieur ; peut-être sera-ce lui ? nous allons voir. C’est un grave personnage, mais ce n’est pas notre capitaliste. Les surveillants s’empressent autour du nouveau venu, et reçoivent ses ordres avec la plus grande attention. On entend le bruit d’une sonnerie électrique ; un des surveillants court appliquer son oreille à l’extrémité d’un tube de métal qui du plafond descend le long du mur ; et il vient aussitôt annoncer à Monsieur le directeur que le patron l’appelle pour conférer avec lui. Nous cherchons dans la foule des ouvriers notre vieille connaissance le fileur ; et nous finissons par le découvrir dans un coin, tout absorbé par son travail. Il est devenu pâle et décharné ; sur sa figure se lit une profonde tristesse. Nous l’avons vu, autrefois, sur le marché, traitant d’égal à égal avec l’homme aux écus pour la vente de sa force de travail ; mais combien, aujourd’hui, s’est accrue la distance qui les sépare ! C’est maintenant un ouvrier perdu dans la foule de ceux qui peuplent l’atelier, et écrasé par une journée de travail d’une longueur excessive ; tandis que le possesseur d’argent, transformé désormais en grand capitaliste, trône comme un dieu au haut de son Olympe, d’où il envoie ses ordres à son peuple au moyen d’une armée d’intermédiaires.

Qu’est-il donc arrivé ? Rien de plus simple. Le capitaliste a prospéré. Le capital s’est énormément accru, et, pour satisfaire à ses nouveaux besoins, le capitaliste a établi le travail coopératif, qui est le travail exécuté par l’union des forces. Dans cet atelier où autrefois fonctionnait une seule force de travail, on voit fonctionner aujourd’hui toute une coopération des forces de travail. Le capital est sorti de l’enfance, et se présente pour la première fois sous son véritable aspect.

Les avantages que le capital trouve dans la coopération peuvent être rangés sous quatre chefs.

Premièrement, c’est dans la coopération que le capital réalise la notion du travail social. La force sociale du travail étant, comme nous l’avons déjà dit, la moyenne prise dans un centre donné de production, sur un nombre d’ouvriers qui travaillent avec un degré moyen d’habileté, il est clair que chaque force individuelle de travail s’écartera plus ou moins de la force moyenne ou sociale, laquelle ne peut par conséquent être obtenue qu’en réunissant dans le même atelier un grand nombre de forces de travail, – c’est-à-dire, qu’en pratiquant la coopération[17].

Le second avantage est l’économie des moyens de travail. Le même atelier, les mêmes calorifères, etc., qui ne servaient qu’à un seul, servent maintenant à beaucoup d’ouvriers.

Le troisième avantage de la coopération est l’augmentation de la force de travail. « De même que la force d’attaque d’un escadron de cavalerie ou la force de résistance d’un régiment d’infanterie diffère essentiellement de la somme des forces individuelles déployées isolément par chacun des cavaliers ou des fantassins, de même la somme des forces mécaniques d’ouvriers isolés diffère de la force mécanique qui se développe dès qu’ils fonctionnent conjointement et simultanément dans une même opération indivise. »

Le quatrième avantage est la possibilité de combiner les forces de façon à pouvoir exécuter des travaux qu’avec des forces isolées il eût été impossible d’accomplir, ou qui n’eussent été accomplis que d’une manière très imparfaite. Qui n’a vu comment 50 ouvriers peuvent déplacer des masses énormes en une heure, tandis qu’un ouvrier isolé n’arriverait pas, en 50 heures consécutives, à le remuer si peu que ce soit ? Qui n’a vu comment 12 ouvriers, faisant la chaîne du bas en haut d’une maison en construction, montent en une heure une quantité de matériaux immensément plus grande que celle qu’un seul ouvrier pourrait monter en douze heures ? Qui ne comprend que 20 maçons font beaucoup plus de travail en une journée, qu’un maçon seul ne pourrait en faire en 20 jours ?

« La coopération est le mode fondamental de la production capitaliste. »

CHAPITRE VI : Division du travail et manufacture

Quand le capitaliste réunit dans son atelier les ouvriers qui exécutent les diverses parties du travail nécessaire à la fabrication d’une marchandise, il donne alors à la coopération un caractère spécial : il établit la division du travail et la manufacture, laquelle n’est autre chose qu’« un organisme de production dont les membres sont des hommes ».

Bien que la manufacture soit toujours fondée sur la division du travail, elle a néanmoins une double origine. En effet, dans quelques cas, la manufacture a réuni dans le même atelier les diverses opérations requises pour la confection d’une marchandise, opérations qui, à l’origine, restaient distinctes et séparées l’une de l’autre, comme étant des métiers différents ; dans d’autres cas, elle a divisé, mais en les conservant dans le même atelier, les diverses opérations du travail, qui autrefois formaient un tout dans la confection d’une marchandise. « Un carrosse était le produit collectif des travaux d’un grand nombre d’artisans indépendants les uns des autres, tels que charrons, selliers, tailleurs, serruriers, ceinturiers, tourneurs, passementiers, vitriers, peintres, vernisseurs, doreurs, etc. La manufacture carrossière les a réunis tous dans un même local, où ils travaillaient en même temps et de la main à la main. On ne peut pas, il est vrai, dorer un carrosse avant qu’il soit fait ; mais si l’on fait beaucoup de carrosses à la fois, le doreur peut être constamment occupé à dorer ceux qui sont achevés, tandis que les autres passent encore par une autre phase de la fabrication. » La fabrication d’une épingle a été divisée, par la manufacture, en plus de vingt opérations partielles, qui forment les parties de ce qui autrefois était exécuté en totalité par un seul épinglier. La manufacture, donc, tantôt réunit plusieurs métiers en un seul, et tantôt divise un métier en plusieurs.

La manufacture multiplie les forces et les instruments de travail, mais les rend éminemment techniques et simples, en les appliquant constamment à une seule et unique opération élémentaire.

Grands sont les avantages que le capital réalise par la manufacture, en spécialisant chacune des diverses forces de travail à une opération élémentaire et constamment la même. La force de travail acquiert considérablement en intensité et en précision. Tous ces petits intervalles qui se trouvent, tels que des pauses, entre les diverses phases de la fabrication d’une marchandise exécutée par un seul individu, disparaissent, quand cet individu exécute toujours la même opération. L’ouvrier ne doit plus dorénavant apprendre tout un métier, mais seulement une opération unique et toute simple de ce métier, qu’il apprend en beaucoup moins de temps et avec une bien moindre dépense qu’il n’en fallait pour apprendre le métier tout entier. Cette diminution de dépense et de temps a pour conséquence une augmentation correspondante du surtravail et de la plus-value, car tout ce qui raccourcit le temps nécessaire à la reproduction de la force de travail agrandit le domaine du surtravail. Le capitaliste, en vrai parasite, s’engraisse toujours plus aux dépens du travail, et le travailleur en souffre grandement.

« La manufacture révolutionne de fond en comble le mode de travail individuel, et attaque à sa racine la force de travail. Elle déforme le travailleur en développant de façon monstrueuse sa dextérité de détail aux dépens de tout un monde d’aptitudes productives, de même que dans les États de La Plata on sacrifie un bœuf entier pour avoir sa peau ou son suif.

« Ce n’est pas seulement le travail qui est divisé, subdivisé et réparti entre divers individus, c’est l’individu lui-même qui est morcelé et métamorphosé en ressort automatique d’une besogne partielle, de sorte que l’on voit réaliser la fable absurde de Ménénius d’Agrippa, qui représente un homme comme simple fragment de son propre corps. Dugald Stewart nomme les ouvriers de manufacture « automates vivants employés aux détails de l’ouvrage ».

« Originairement l’ouvrier vend au capitaliste sa force de travail, parce que les moyens matériels de la production lui manquent. Maintenant sa force individuelle de travail n’existe plus qu’à la condition d’être vendue. Elle ne peut plus fonctionner que dans un ensemble qu’elle trouve seulement dans l’atelier du capitaliste, après s’être vendue. De même que le peuple portait écrit sur son front qu’il était la propriété de Jéhova, de même la division du travail imprime à l’ouvrier de manufacture un sceau qui le marque comme la propriété du capital. Storch dit : « L’ouvrier qui porte dans ses mains tout un métier peut aller partout exercer son industrie et trouver des moyens de subsister ; l’autre (celui des manufactures) n’est qu’un accessoire qui, séparé de ses confrères, n’a plus ni capacité ni indépendance, et qui se trouve forcé d’accepter la loi qu’on juge à propos de lui imposer. »

« Les puissances intellectuelles de la production se développent d’un seul côté, parce qu’elles disparaissent sur tous les autres. Ce que les ouvriers parcellaires perdent se concentre en opposition à eux dans le capital. La division manufacturière du travail pose en face d’eux les puissances intellectuelles de la production comme une propriété d’autrui et une puissance qui les domine. Cette scission commence déjà dans la simple coopération, où le capitalisme représente, vis-à-vis du travailleur isolé, l’unité et la volonté du travailleur collectif ; elle se développe ensuite dans la manufacture, qui mutile le travailleur en faisant de lui un ouvrier parcellaire ; elle s’achève enfin dans la grande industrie, qui sépare la science du travail en faisant d’elle une puissance de production indépendante de lui et enrôle celle-ci au service du capital.

« Dans la manufacture, l’enrichissement du travail collectif, et par conséquent du capital, en force productive sociale a pour condition l’appauvrissement du travailleur en forces productives individuelles.

« L’ignorance – dit Ferguson – est la mère de l’industrie comme de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à s’égarer ; mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’une ni de l’autre. Aussi pourrait-on dire que la perfection, en ce qui concerne les manufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, de manière que l’atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont les hommes. »

Et quelques manufactures, en effet, au milieu du XVIIIe siècle, pour certaines opérations simples, qui constituaient un secret de fabrique, employaient de préférence des ouvriers à moitié idiots.

« Adam Smith dit : « L’esprit de la plupart des hommes se développe nécessairement en conformité de leurs occupations de chaque jour. Un homme dont toute la vie se passe à exécuter un petit nombre d’opérations simples n’a aucune occasion d’exercer son intelligence. Il devient en général aussi stupide et ignorant qu’il est possible à une créature humaine de l’être. » Après avoir dépeint l’abêtissement de l’ouvrier parcellaire, Smith continue ainsi : « L’uniformité de sa vie stationnaire porte aussi atteinte, naturellement, à sa hardiesse d’esprit ; elle détruit même l’énergie de son corps et le rend incapable d’appliquer sa force avec vigueur et persévérance à autre chose qu’à l’opération accessoire qu’il a appris à exécuter. Sa dextérité dans l’occupation spéciale à laquelle il est voué paraît ainsi avoir été acquise aux dépens de ses vertus intellectuelles, sociales et guerrières. Et dans toute société industrielle et civilisée, c’est là l’état où doit tomber nécessairement le pauvre, c’est-à-dire la grande masse du peuple. » Pour empêcher la complète déchéance des masses populaires, résultat de la division du travail, Adam Smith recommande l’organisation par l’État de l’instruction pour le peuple, mais seulement à des doses prudemment homéopathiques. Son traducteur et commentateur français, Germain Garnier, plus conséquent, le contredit sur ce point : aussi bien ce traducteur devait-il devenir sénateur du premier Empire. L’instruction du peuple, dit Garnier, heurte les lois primordiales de la division du travail, et en la donnant on proscrirait tout notre système social. « Comme toutes les autres divisions du travail, – dit-il – celle qui existe entre le travail mécanique et le travail intellectuel se prononce d’une manière plus forte et plus tranchante à mesure que la société » (il emploie cette expression pour désigner le capital, la propriété foncière, et l’État qui les protège) « avance vers un état plus opulent. Cette division, comme toutes les autres, est un effet des progrès passés et une cause des progrès à venir… Le gouvernement doit-il donc travailler à contrarier cette division du travail, et à la retarder dans sa marche naturelle ? Doit-il employer une portion du revenu public pour tâcher de confondre et de mêler deux classes de travail qui tendent d’elles-mêmes à se diviser ? »

« Ferguson dit : « L’art de penser, dans une période où tout est séparé, peut lui-même former un métier à part. » « Un certain rabougrissement du corps et de l’esprit est inséparable de la division du travail en elle-même, dans la société en général. Mais comme la période manufacturière pousse cette séparation sociale des branches du travail beaucoup plus loin, en même temps que par la division qui lui est propre elle attaque l’individu à la racine même de sa vie, c’est elle qui a fourni pour la première fois les matériaux et l’occasion d’une pathologie industrielle. Ramazzini, professeur de médecine pratique à Padoue, a publié en 1713 son ouvrage De morbis artificum (Des maladies des artisans). Son catalogue des maladies des ouvriers a été naturellement très augmenté par la période de la grande industrie, comme le montrent les écrivains venus après lui : le Dr A.-L. Fontenel, Paris, 1858 ; Edouard Reich, Erlangen, 1868, et autres, ainsi que l’enquête entreprise en 1854 par la Society of Arts en Angleterre, et les Rapports officiels sur la santé publique.

« D. Urquhart dit : « Subdiviser un homme, c’est l’exécuter, s’il a mérité la sentence, et l’assassiner s’il ne l’a pas méritée. La subdivision du travail est l’assassinat d’un peuple. »

« Hegel professait des opinions très hérétiques sur la division du travail. « Par hommes cultivés, on doit d’abord entendre ceux qui peuvent faire tout ce que font les autres », dit-il dans sa Philosophie du droit.

« La division du travail, dans sa forme capitaliste, n’est qu’une méthode particulière de produire de la plus-value relative, c’est-à-dire d’accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu’on appelle richesse nationale. Aux dépens du travailleur, elle développe la force productive sociale du travail au profit exclusif du capitaliste. Elle crée des conditions nouvelles pour la domination du capital sur le travail. Si, d’une part, elle apparaît comme un progrès historique et comme une phase de développement économique de la société, elle est en même temps, d’autre part, un moyen civilisé et raffiné d’exploitation. »

CHAPITRE VII : Machines et grande industrie

« John Stuart Mill, dans ses Principes d’économie politique, a dit : « On peut se demander si toutes les inventions mécaniques faites jusqu’à ce jour ont allégé le labeur quotidien d’un être humain quel qu’il soit. » Mill aurait dû dire : « d’un être humain non entretenu par le travail d’autrui », car les machines ont incontestablement accru de manière considérable le nombre des oisifs distingués. Le but des applications capitalistes des machines, d’ailleurs, n’était pas de soulager la fatigue des travailleurs. Comme tous les autres développements de la force productive du travail, leur emploi est simplement destiné à diminuer le prix des marchandises, de façon à raccourcir la portion de la journée de travail dont l’ouvrier a besoin pour payer son entretien, et à allonger l’autre partie de cette journée, celle qu’il donne pour rien au capitaliste. C’est un moyen de produire de la plus-value. »

Mais qui pense jamais au travailleur ? Si le capitaliste s’occupe de lui, c’est seulement pour étudier le meilleur moyen de l’exploiter. L’ouvrier vend sa force de travail, et le capitaliste l’achète comme l’unique marchandise qui, par sa plus-value, puisse faire naître et croître le capital. Le capitaliste, donc, ne s’occupe de rien d’autre que de fabriquer de la plus-value en quantité toujours plus grande. Après avoir épuisé les ressources de la plus-value absolue, il a trouvé la plus-value relative. Il voit maintenant que, par les machines, il peut obtenir dans le même temps un produit deux fois, quatre fois, dix fois plus grand qu’auparavant ; et il adopte les machines. La coopération, la manufacture, se transforment ainsi pour devenir la grande industrie, et l’atelier devient la fabrique.

Le capitaliste, après avoir mutilé l’ouvrier par la division du travail, après l’avoir limité à l’exécution d’une seule opération partielle, nous fait assister à un spectacle plus triste encore. Il arrache des mains du travailleur l’unique prérogative qui lui rappelait encore son art, son ancien état d’homme complet, et la donne à la machine. Au lieu d’assigner à la machine le rôle de force motrice, en laissant à l’ouvrier celui d’exécuteur de main-d’œuvre, il fait de la machine elle-même l’organe de l’opération manuelle, et ne laisse plus à l’ouvrier d’autre emploi que celui de surveillant, et parfois de moteur.

Avec l’introduction des machines, le capitaliste réalise tout d’abord un énorme profit, comme on le comprendra facilement si on se rappelle ce que nous avons dit à propos de la plus-value relative. Mais avec la propagation du système de la production mécanique, le gain extraordinaire cesse, et il reste seulement l’augmentation de la production qui, rendue générale par la généralisation des machines, diminue la valeur des choses nécessaires à l’ouvrier, et par là la durée du travail nécessaire, le taux du salaire, et augmente par conséquent le surtravail et la plus-value.

Le capital se distingue en capital constant et capital variable. On nomme capital constant celui qui est représenté par les moyens de travail et les matières premières. Les bâtiments, les calorifères, les outils, les matières auxiliaires, comme le suif, le charbon, l’huile, etc., les matières premières, comme le fer, le coton, la soie, l’argent, le bois, etc., toutes ces choses font partie du capital constant. Le capital variable est celui qui est représenté par le salaire, c’est-à-dire par le prix de la force de travail. Le premier est appelé constant, parce que sa valeur reste constante dans la valeur de la marchandise dont elle fait partie ; tandis que le second est appelé variable, parce que sa valeur augmente en entrant comme partie composante dans la valeur d’une marchandise. C’est le capital variable qui seul crée de la plus-value ; et la machine ne peut faire partie que du capital constant.

Le capitaliste se propose, dans la grande industrie, de profiter d’une masse énorme de travail passé, de la même façon qu’il profiterait d’une masse de forces naturelles, c’est-à-dire gratuitement. Pour atteindre ce but, toutefois, il faut tout un mécanisme, lequel se composera de matériaux plus ou moins coûteux, et absorbera toujours une certaine quantité de travail. Mais il n’a besoin d’acheter ni la force de la vapeur, ni les propriétés motrices de l’eau et de l’air ; il n’a pas besoin d’acheter les découvertes et leurs applications mécaniques, ni les inventions et les perfectionnements de l’outillage d’un métier. Il peut se servir de tout cela, tant qu’il voudra, sans la moindre dépense ; il lui suffit de se procurer le mécanisme correspondant. La machine, comme il a été dit, fait partie du capital constant ; et la proportion dans laquelle elle contribue à la composition de la valeur de la marchandise est en raison directe de sa consommation et de celle de ses matières auxiliaires, charbon, graisse, etc., et en raison inverse de la valeur de la marchandise. Cela veut dire que plus sont grandes l’usure d’une machine et la consommation de ses matières auxiliaires dans la production d’une marchandise, plus la machine communique à celle-ci de sa valeur ; tandis que plus la valeur de la marchandise pour laquelle la machine travaille est grande, plus est petite, proportionnellement, la part de valeur que communique à la marchandise l’usure de la machine.

« Si l’usure quotidienne d’un marteau à vapeur, sa consommation de charbon, etc., se répartissent sur d’énormes masses de fer martelées, chaque quintal de fer n’absorbe qu’une portion minime de valeur ; cette portion serait évidemment considérable, si l’instrument-cyclope ne faisait qu’enfoncer de petits clous. »

Lorsque, par la généralisation du système de la grande industrie, la machine cesse d’être une source directe de profit extraordinaire par le capitaliste, celui-ci réussit à trouver beaucoup d’autres voies par lesquelles il pourra continuer à retirer une quantité considérable de plus-value de ce nouveau mode de production.

« Le capital, une fois en possession de la machine, poussa aussitôt ce cri : « Du travail de femmes, du travail d’enfants ! » Ce puissant moyen de diminuer les labeurs de l’homme se changea ainsi en un moyen d’augmenter le nombre de salariés ; il courba tous les membres d’une famille, sans distinction d’âge et de sexe, sous le bâton du capital. Le travail forcé pour le capital usurpa la place non seulement des jeux de l’enfance, mais encore du travail libre dans l’intérieur de la famille et pour la famille.

« La valeur de la force de travail était déterminée par le temps nécessaire à la conservation non pas seulement de l’ouvrier adulte, mais aussi de sa famille. En jetant sur le marché tous les membres de la famille, la machine divise ainsi la valeur de la force de travail de l’homme pour la répartir sur la famille toute entière ; elle déprécie par là la force de travail de l’ouvrier. L’achat des quatre forces de travail en lesquelles la famille aura pu, par exemple, être ainsi morcelée, coûtera peut-être plus cher que ne coûtait autrefois l’achat de la force de travail du chef de la famille ; mais aussi quatre journées de travail ont pris la place d’une seule, et leur prix a baissé en proportion de l’excès du surtravail de quatre sur le surtravail d’un seul. Quatre personnes doivent maintenant fournir au capital non seulement du travail, mais encore du surtravail, pour qu’une seule famille vive. C’est ainsi que la machine, en agrandissant le champ d’exploitation du capital, c’est-à-dire le matériel humain exploitable, intensifie en même temps le degré d’exploitation.

« L’emploi capitaliste du machinisme altère foncièrement le contrat, dont la première condition était que capitaliste et ouvrier devaient se présenter en face l’un de l’autre comme personnes libres, comme propriétaires de marchandises indépendants, l’un possesseur d’argent et de moyens de production, l’autre possesseur de force de travail. Mais maintenant le capital achète des mineurs ou des quasi-mineurs. L’ouvrier vendait précédemment sa propre force de travail, dont il pouvait librement disposer. Maintenant il vend sa femme et ses enfants. Il est devenu marchand d’esclaves. »

« Si la machine est le moyen le plus puissant d’accroître la productivité du travail, c’est-à-dire de raccourcir le temps de travail nécessaire à la production d’une marchandise, elle devient, comme support du capital, dans les branches d’industrie dont elle s’empare, le moyen le plus puissant de prolonger la journée de travail au-delà de toute limite naturelle. Le moyen de travail, devenu machine, se dresse indépendant en face des travailleurs. Une seule passion anime le capitaliste : il veut réduire l’obstacle que lui oppose la nature humaine – nature résistante, mais élastique – à un minimum de résistance. La facilité apparente du travail à la machine, et l’élément plus maniable et plus docile que sont les femmes et les enfants, l’aident dans cette œuvre d’asservissement.

« L’usure matérielle des machines se présente sous un double aspect. Elles s’usent, d’une part, en raison de leur emploi, comme les pièces de monnaie par la circulation ; et, d’autre part, par le non-emploi, comme une épée qui se rouille dans le fourreau ; ceci est la destruction par les éléments. Le premier genre d’usure est plus ou moins en raison directe, et le dernier, à un certain degré, en raison inverse de leur emploi. La machine est en outre sujette à ce qu’on pourrait appeler l’usure morale. Elle perd de sa valeur d’échange à mesure que des machines de même construction peuvent être fabriquées à meilleur marché, ou que des machines perfectionnées viennent lui faire concurrence. »

Pour réparer ce dernier dommage, le capitaliste a besoin de faire travailler sa machine le plus possible, et il commence, avant tout, par prolonger le travail quotidien, en introduisant le travail de nuit et le système des relais. Comme l’indique le mot lui-même, employé pour indiquer le changement des chevaux de poste, le système des relais consiste à faire exécuter le travail par deux équipes de travailleurs, qui se rechangent toutes les douze heures, ou par trois équipes qui se rechangent toutes les huit heures, de façon que le travail soit continué sans aucune interruption pendant la totalité des vingt-quatre heures. Ce système, si profitable pour le capital, est adopté également au premier moment de l’apparition des machines, moment où le capitaliste a hâte de recueillir la plus grande somme possible de ce profit dit extraordinaire, qui doit cesser par la généralisation de leur emploi.

Le capitaliste, donc, supprime grâce aux machines tous les obstacles de temps, toutes les limites de la journée, qui dans la manufacture étaient imposés au travail. Et quand il est arrivé aux limites de la journée naturelle, c’est-à-dire à l’absorption intégrale des vingt-quatre heures de celle-ci, il trouve le moyen de faire, d’une seule journée, deux, trois, quatre jours, et davantage, en intensifiant le travail deux, trois, ou quatre fois. En effet, si dans une journée de travail il trouve moyen de faire exécuter à l’ouvrier un travail deux fois, trois fois, quatre fois plus grand qu’auparavant, il est clair que l’ancienne journée de travail correspondra à deux, à trois, à quatre journées. Et le capitaliste trouve le moyen de le faire, en rendant, comme nous l’avons dit, le travail plus intense, en condensant, en d’autres termes, en une seule journée le travail de deux, de trois, de quatre journées. C’est par les machines qu’il obtient ce résultat.

« Le perfectionnement de la machine à vapeur a accru le nombre des coups de piston qu’elle donne par minute, et a permis en même temps, par une plus grande économie de la force, de mettre en mouvement un mécanisme plus considérable avec le même moteur, sans augmenter la consommation du charbon, et même en la diminuant. Le perfectionnement du mécanisme de transmission a diminué le frottement, et a réduit le diamètre et le poids des grands et des petits arbres moteurs, des roues, des tambours, etc., à un minimum toujours décroissant ; par là on est arrivé à faire transmettre plus rapidement la force accrue du moteur à toutes les branches du mécanisme. Tout en accroissant la vitesse et la puissance d’action de la machine, on a pu en diminuer la dimension, comme dans le métier à tisser moderne, ou augmenter, en agrandissant la charpente, le nombre et la dimension des outils qu’elle mène, comme dans la machine à filer, ou accroître la mobilité de ces outils par des modifications de détails comme celles qui, vers 1837, accrurent d’un cinquième environ la vitesse des fuseaux de la self-acting mule[18].

« Un fabricant anglais disait en 1836 : « En comparaison d’autrefois, l’effort de travail que nécessitent les opérations des fabriques s’est considérablement accru, à cause du degré plus grand d’attention et d’activité exigé de l’ouvrier par la vitesse grandement augmentée des machines ». Et en 1844 Lord Ashley disait à la Chambre des communes : « Le travail des ouvriers employés dans les opérations des fabriques est aujourd’hui trois fois plus grand qu’au moment où ces opérations ont été introduites. Les machines ont, sans aucun doute, accompli une œuvre qui remplace les tendons et les muscles de millions d’hommes qui sont soumis à leur terrible mouvement. »

« Dans la fabrique, la virtuosité dans le maniement de l’outil passe de l’ouvrier à la machine… La distinction essentielle est celle qui classe les travailleurs en ouvriers réellement occupés aux machines-outils (indépendamment de quelques travailleurs chargés de surveiller et d’alimenter la machine motrice) et en simples manœuvres (presque exclusivement des enfants) subordonnés aux premiers. À ces manœuvres appartiennent plus ou moins tous ceux qu’on appelle des feeders (alimenteurs), chargés seulement de présenter aux machines la matière première à ouvrer. À côté de ces deux grandes classes prend place un personnel numériquement insignifiant, occupé au contrôle de tout l’outillage mécanique et aux réparations nécessaires, ingénieurs, mécaniciens, menuisiers, etc. C’est une classe supérieure de travailleurs, dont les uns ont reçu une éducation scientifique, et dont les autres exercent un métier : ils restent en dehors du cercle des ouvriers de fabrique, auxquels ils ne sont que juxtaposés.

« Le travail à la machine exige que l’ouvrier soit rompu de bonne heure à ce genre d’occupation, afin d’apprendre à régler ses propres mouvements sur le mouvement uniforme et continu de l’automate… La rapidité avec laquelle les enfants apprennent le travail à la machine supprime la nécessité d’avoir une classe particulière d’ouvriers pour ce genre de travail… La spécialité qui consistait à manier toute sa vie un outil parcellaire, devient la spécialité de servir toute sa vie une machine parcellaire. On abuse du machinisme pour transformer le travailleur lui-même, dès l’enfance, en une fraction d’une machine fractionnée. Non seulement les frais qu’exige sa reproduction se trouvent ainsi considérablement diminués, mais en même temps sa dépendance complète de la fabrique, comme du tout dont il n’est qu’une partie, et par conséquent du capitaliste, est consommée.

« Dans la manufacture et dans le métier, l’ouvrier se sert de l’outil ; dans la fabrique, c’est lui qui sert la machine. Là, le mouvement de l’instrument de travail part de lui ; ici, c’est à ce mouvement qu’il doit obéir. Dans la manufacture, les ouvriers forment les membres d’un mécanisme vivant. Dans la fabrique, il existe un mécanisme mort, indépendant d’eux, et auquel ils sont incorporés comme des accessoires vivants… La facilité même du travail devient un moyen de torture, car la machine ne libère pas le travailleur du travail, mais elle prive son travail de contenu… Par sa conversion en automate, l’instrument de travail se dresse devant l’ouvrier, durant le travail même, comme capital, comme travail mort, dominant et absorbant la force de travail vivante.

« La séparation des puissances intellectuelles de la production d’avec le travail manuel, et la transformation des premières en puissances de domination du capital sur le travail, s’accomplit, comme il a déjà été indiqué, dans la grande industrie fondée sur la base du machinisme. L’habileté de détail de l’ouvrier individuel, aidé par la machine, disparaît comme un imperceptible accessoire, devant la science, devant les prodigieuses forces naturelles, devant l’immense travail social qui s’incarnent dans la machine et qui constituent avec elle la puissance du maître. Ce maître, dans le cerveau duquel la machine et le monopole qu’il exerce sur elle sont inséparablement unis, pourra jeter à ses ouvriers, en cas de conflit, ces paroles méprisantes : « Les ouvriers de fabrique devraient conserver la salutaire mémoire de ce fait, que leur travail est en réalité de qualité très inférieure ; et qu’il n’en est point qui soit plus facilement appris ou relativement mieux payé, ou qui, au moyen d’un court apprentissage donné aux moins experts, puisse être plus rapidement et plus abondamment fourni. Les machines du maître représentent en réalité un facteur bien plus important de la production que le travail et l’habileté de l’ouvrier, que six mois d’apprentissage peuvent enseigner, et que le moindre travailleur peut apprendre. » (Rapport du Comité du Fonds de défense des maîtres filateurs et manufacturiers, Manchester, 1854.)

« La subordination technique de l’ouvrier à la marche uniforme de l’instrument de travail, et la composition particulière de l’effectif des travailleurs, formé d’individus des deux sexes et de tout âge, créent une discipline de casernes et donnent naissance au régime des fabriques ; là, on voit arriver à leur plus haut degré de développement cette organisation de surveillance, dont il a déjà été parlé, et la division des travailleurs en ouvriers manuels et contremaîtres, en simples soldats et sous-officiers de l’armée industrielle. Le Dr Ure, le chantre lyrique des beautés du régime des fabriques, dit à ce propos : « La principale difficulté, dans la fabrique mécanique, consistait dans la discipline nécessaire pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail et les identifier avec la régularité invariable du grand automate. Inventer et mettre en vigueur avec succès un code de discipline répondant aux besoins et à la célérité du système automatique était une entreprise digne d’Hercule. » Dans le code de la fabrique, le capital formule en législateur privé, et en vertu de son bon plaisir, l’autocratie qu’il exerce sur ses ouvriers, sans se préoccuper du principe de la séparation des pouvoirs, si cher à la bourgeoisie, ni du système représentatif plus prôné encore par elle. Le fouet du conducteur d’esclaves est remplacé par le livret de punitions du contremaître, punitions qui toutes se résolvent naturellement en amendes et en retenues sur le salaire. »

Friedrich Engels dit : « L’esclavage auquel la bourgeoisie a soumis le prolétariat ne se présente nulle part plus clairement que dans le système des fabriques. Ici toute liberté cesse, de droit et de fait. L’ouvrier doit être à la fabrique le matin à cinq heures et demie ; s’il arrive un couple de minutes plus tard, il est puni ; s’il est en retard de dix minutes, on ne laisse entrer qu’après le déjeuner et il perd un quart de journée de salaire. Il faut qu’il mange, boive et dorme au commandement… Le fabricant est législateur absolu. Il fait des règlements selon son bon plaisir ; il amende son code et y fait des additions, comme bon lui semble ; qu’il y introduise les dispositions les plus extravagantes, les tribunaux n’en diront pas moins à l’ouvrier : « Puisque vous avez librement accepté ce contrat, vous devez vous y soumettre. » Ces travailleurs sont condamnés à vivre, de l’âge de neuf ans jusqu’à leur mort, sous la verge spirituelle et corporelle. » (La Formation de la classe ouvrière en Angleterre, 1845.)

« Prenons deux cas comme exemple de ce que disent les tribunaux. A Sheffield, en 1866, un ouvrier s’était embauché pour deux ans dans une fabrique métallurgique. À la suite d’une querelle avec le fabricant, il quitta la fabrique, en déclarant qu’il refusait absolument de continuer à travailler pour son patron. Poursuivi pour rupture de contrat, il fut condamné à deux mois d’emprisonnement. (Si c’est le fabricant qui rompt le contrat, il ne peut lui être intenté qu’une action civile, et il ne risque qu’une condamnation à des dommages-intérêts.) Une fois l’ouvrier sorti de prison, le fabricant lui intima l’ordre de rentrer à la fabrique en vertu de l’ancien contrat. L’ouvrier refusa, disant qu’il avait purgé sa peine. Il fut poursuivi de nouveau, et condamné une seconde fois, bien que l’un des juges, M. Shee, eût dénoncé publiquement le cas comme une énormité juridique, en vertu de laquelle un homme pourrait être condamné périodiquement toue sa vie pour le même délit. Ce jugement n’a pas été prononcé par d’ignorants juges de campagne, mais par une des plus hautes cours de justice de Londres.

« Le second cas s’est produit dans le Wiltshire, en novembre 1863. Environ trente tisseuses au métier mécanique, occupées par un certain Harrupp, fabricant de draps, s’étaient mises en grève parce que le dit Harrupp avait l’agréable habitude de faire des retenues sur leurs salaires lorsqu’elles se trouvaient en retard le matin, à savoir six pence pour deux minutes, un shilling pour trois minutes, et un shilling six pence pour dix minutes : or le salaire moyen de ces ouvrières était de dix à douze shillings par semaine. Harrupp avait chargé un jeune garçon de sonner l’heure de la fabrique ; celui-ci sonnait parfois avant six heures et, dès qu’il avait cessé, les portes étaient fermées, et les ouvrières qui n’étaient pas entrées étaient passibles de l’amende ; comme il n’y avait pas d’horloge dans la fabrique, les malheureuses femmes étaient à la merci du jeune sonneur, inspiré par Harrupp. Les ouvrières en grève, mères de familles et jeunes filles, déclarèrent qu’elles reprendraient le travail si le sonneur était remplacé par une horloge, et si un tarif d’amendes plus raisonnable était établi. Harrupp cita dix-neuf femmes et jeunes filles devant les juges, pour rupture de contrat. Elles furent condamnées chacune à six pence d’amende et à deux shillings six pence de frais, à la grande indignation de l’auditoire. Harrupp, à la sortie de l’audience, fut reconduit à coup de sifflets par la foule. » Les tristes effets de la fabrique et de la grande industrie sont toujours prévus par les travailleurs, comme le montre l’accueil qu’ils ont fait dans chaque circonstance aux premières machines :

« Au XVIIe siècle eurent lieu dans presque toute l’Europe des révoltes d’ouvriers à l’occasion d’une machine à tisser des rubans et des galons, inventée en Allemagne, où elle fut appelée Bandmühle ou Banstuhl. L’abbé Lancelotti raconte ce qui suit dans un livre qui parut à Venise en 1636 : « Antoine Müller, de Danzig, a vu dans cette ville il y a environ cinquante ans (Lancelotti écrivait en 1579) une machine très ingénieuse, qui exécutait quatre à six tissus à la fois ; mais le Conseil de ville, ayant craint que cette invention ne réduisît à la mendicité une quantité d’ouvriers, supprima l’invention et fit secrètement étouffer ou noyer l’inventeur. »

« En 1629, cette même machine fut employée pour la première fois à Leyde ; les émeutes des passementiers forcèrent d’abord la municipalité à l’interdire. Boxhorn dit à ce propos : « Dans cette ville, quelques-uns inventèrent il y a une vingtaine d’années un métier à tisser au moyen duquel un seul ouvrier peut fabriquer plus d’étoffe, et plus facilement, que plusieurs ouvriers dans le même temps. De là des troubles et des querelles parmi les tisserands, jusqu’à ce qu’enfin l’emploi de ce métier fût interdit par le magistrat. » Après avoir rendu contre ce métier diverses ordonnances qui en restreignaient l’emploi, en 1632,1639, etc., les États-Généraux de Hollande finirent par en permettre l’usage, sous certaines conditions, par l’ordonnance du 15 décembre 1661.

« Cette machine fut interdite en Cologne en 1676 ; et son introduction en Angleterre à la même époque y provoqua des troubles parmi les tisserands. Un édit impérial du 19 février 1685 en défendit l’usage dans toute l’Allemagne. À Hambourg elle fut brûlée publiquement par ordre du Conseil de ville. L’empereur Charles VI renouvela en février 1719 l’édit de 1685 ; et ce fut seulement en 1765 que l’usage public en fut permis dans la Saxe électorale.

« Cette machine qui a fait tant de bruit dans le monde fut le précurseur des machines à filer et à tisser, c’est-à-dire de la révolution industrielle du XIXe siècle. Elle permettait à un jeune garçon qui ne savait rien du métier de tisseur de mettre en mouvement le métier avec toutes ses navettes, rien que par le va-et-vient d’une manivelle, et elle exécutait, dans sa forme perfectionnée, quarante à cinquante pièces à la fois.

« Vers la fin du premier tiers du XVIIe siècle une scierie à vent, établie par un Hollandais dans le voisinage de Londres, fut détruite par la populace. Encore au commencement du XVIIIe siècle, les scieries à eau, en Angleterre, ne triomphèrent que difficilement de la résistance populaire soutenue par le Parlement. Lorsque Everett, en 1758, construisit la première machine à eau pour tondre la laine, cent mille hommes privés par elle de leur travail allèrent la brûler. Cinquante mille hommes qui vivaient du cardage de la laine pétitionnèrent auprès du Parlement contre les machines à carder d’Arkwright. La destruction de nombreuses machines dans les districts manufacturiers de l’Angleterre, pendant les quinze premières années du XIXe siècle, fournit au gouvernement le prétexte de violences réactionnaires.

« Il faut du temps et de l’expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et l’emploi qu’en fait le capitalisme, dirigent leurs attaques non plus contre le moyen de production lui-même, mais contre sa forme sociale d’exploitation. »

Voilà donc quels sont les résultats des machines et de la grande industrie pour les travailleurs. Ceux-ci sont, tout d’abord, chassés en grand nombre des fabriques, dans lesquelles la machine a pris leur place. Le petit nombre de ceux qui y restent doivent subir l’humiliation de se voir arracher des mains le dernier outil de travail, et d’être réduits à la condition de serfs de la machine ; ils doivent supporter le fardeau d’une journée de travail extraordinairement accrue ; renoncer à leurs femmes et à leurs enfants, devenus les esclaves du capital ; et endurer, finalement, d’inexprimables souffrances, que fait naître la torture d’un travail progressivement intensifié par la folle passion de la plus-value dont le capitaliste est envahi dans la période de la grande industrie. Mais les théologiens ne manquent pas pour glorifier le dieu Capital, en expliquant et en justifiant tout par ce qu’ils appellent les « lois éternelles ». Au cri désespéré des travailleurs affamés par les machines, ils répondent par l’annonce d’une étrange « loi de compensation » :

« Une phalange d’économistes bourgeois, James Mill, Mac Culloch, Torrens, Senior, John Stuart Mill, etc., soutiennent que la machine, lorsqu’elle chasse des ouvriers de la fabrique, rend toujours disponible, simultanément et nécessairement, un capital propre à fournir une occupation nouvelle à ces mêmes ouvriers.

« Supposons que dans une manufacture de tapis un capitaliste emploie 100 ouvriers, à chacun desquels il paie en salaires une somme annuelle de 30 livres sterling ; le capital variable ainsi dépensé par lui s’élève donc à 3000 livres sterling. Il congédie 50 ouvriers, et emploie les 50 autres à servir des machines qui lui coûtent 1 500 livres sterling. Pour simplifier l’exemple, je fais abstraction du bâtiment, du charbon, etc. Supposons de plus que les matières premières employées coûtent, après comme avant, 3 000 livres sterling par an. Est-ce que, par cette métamorphose, un capital quelconque a été rendu disponible ? Dans l’ancien mode d’exploitation, le total de la somme employée, capital constant et capital variable, était de 6 000 livres sterling. Elle se compose maintenant de 4 500 livres sterling de capital constant (3 000 livres sterling pour les matières premières, 1 500 livres sterling pour les machines), et de 1 500 livres sterling de capital variable (pour le salaire de 50 ouvriers). L’élément variable est tombé de la moitié à un quart du capital total. Loin d’avoir été rendu disponible, un capital de 1500 livres sterling se trouve au contraire engagé sous une forme dans laquelle il cesse d’être échangeable contre de la force de travail, c’est-à-dire que de variable il est devenu constant. À l’avenir, le capital total de 6000 livres sterling n’occupera jamais plus de 50 ouvriers, et il en occupera un moins grand nombre à chaque perfectionnement de la machine.

« Si les machines nouvellement introduites coûtaient moins que la somme de la force de travail supprimée et des outils qu’elle employait, par exemple 1000 livres sterling au lieu de 1 500, un capital variable de 1 000 livres sterling se trouverait transformé en capital constant, et un capital de 500 livres sterling deviendrait disponible. Ce dernier, le salaire restant le même, pourrait permettre d’occuper environ 16 ouvriers, tandis qu’il y en a eu 50 de congédiés ; et pas même 16, car, pour être transformées en capital, les 500 livres sterling disponibles devront être en partie employées comme capital constant, instruments de travail, matières premières, etc., et il n’en restera qu’une partie qui puisse être utilisée, comme capital variable, pour payer de la force de travail.

« La construction de la machine donne du travail à un certain nombre d’ouvriers mécaniciens qui n’en auraient pas eu sans cela : mais est-ce là une compensation pour les ouvriers de la manufacture de tapis jetés sur le pavé ? Dans tous les cas, la construction de la machine occupe moins d’ouvriers que son emploi n’en déplace. La somme de 1 500 livres sterling qui, pour les ouvriers de la manufacture renvoyés, ne représentait que des salaires, représente, par rapport à la machine, trois éléments divers : la valeur provenant des moyens de production nécessaires à sa construction, le salaire des ouvriers mécaniciens, et la plus-value empochée par leur maître. En outre, une fois construite, la machine ne devra être refaite que lorsqu’elle aura cessé d’exister et, pour occuper d’une manière permanente les mécaniciens qui l’ont fabriquée, il faudra que d’autres manufactures de tapis remplacent, l’une après l’autre, des ouvriers par des machines.

« Mais ce n’est pas d’une disponibilité de capital ainsi entendue que veulent parler en réalité les théoriciens de la compensation. Ils visent autre chose : les moyens de subsistance afférents aux ouvriers congédiés. On ne peut pas nier, en effet, que, dans notre exemple, la machine ait non seulement « rendu disponibles » 50 ouvriers, mais qu’elle ait rompu la relation entre ceux-ci et des moyens de subsistance d’une valeur de1 500 livres sterling ; ces moyens de subsistance, que les ouvriers ne consommeront pas faute de salaire, ont donc été « rendus disponibles ».

Voilà le fait dans sa triste réalité ! Priver l’ouvrier de ses moyens de subsistance, rendre « disponible » ce qui devait le nourrir, cela s’appelle, en langage d’économistes, rendre disponible, au moyen de la machine, un capital destiné à faire subsister l’ouvrier. On le voit, tout dépend de la manière de s’exprimer. Nominibus mollire licet mala :

Il est permis de pallier les maux en leur donnant d’autres noms. »

CHAPITRE VIII : Le salaire

Les soutiens du mode capitaliste de production prétendent que le salaire est le paiement du travail et que la plus-value est le produit du capital.

Mais qu’est-ce que le travail ?

Le travail, ou bien se trouve encore dans le travailleur, ou bien est déjà sorti de lui ; ce qui veut dire que le travail, ou bien est la force, le pouvoir de faire une chose, ou bien est cette chose même, déjà faite ; en somme, le travail est ou bien la force de travail ou bien la marchandise. Le travailleur ne peut pas vendre le travail déjà sorti de lui, c’est-à-dire la chose qu’il a produite, la marchandise, car elle appartient au capitaliste, et non à lui. Pour que le travailleur pût vendre du travail déjà sorti de lui, c’est-à-dire une marchandise produite par lui, il lui faudrait posséder les moyens de travail et les matières premières, et alors il serait marchand des marchandises qu’il aurait produites. Mais il ne possède rien, c’est un prolétaire, qui pour vivre, a besoin de vendre à autrui le seul bien qui lui reste, qui est son pouvoir de travailler, sa force de travail. Le capitaliste ne peut donc acheter de lui autre chose que de la force de travail.

Cette force de travail, comme toutes les autres marchandises, a une valeur d’usage et une valeur d’échange. Le capitaliste paie au travailleur la valeur d’échange, ou valeur proprement dite, de la marchandise que celui-ci lui vend. Mais, par ce paiement, il se trouve avoir acquis également la valeur d’usage de la marchandise qu’il a achetée. Or, la valeur d’usage de cette marchandise singulière a une double qualité. La première est celle, qu’elle a en commun avec la valeur d’usage de toutes les autres marchandises, de satisfaire un besoin ; la seconde est celle, qui lui est spéciale, et qui distingue cette marchandise de toutes les autres, de créer de la valeur.

Donc, le salaire ne peut pas représenter autre chose que le prix, non du travail, terme vague et équivoque, mais de la force de travail. Et la plus-value ne peut pas être un produit du capital, parce que le capital est une matière inerte, qui dans la marchandise se retrouve toujours en la même quantité de valeur en laquelle il y est entré ; c’est une matière qui n’a point de vie, et qui, laissée à elle-même, sans la force de travail, n’en pourrait jamais avoir. C’est la force de travail qui seule peut produire de la plus-value. C’est elle qui apporte au capital le premier germe de vie. C’est elle qui entretient toute la vie du capital. Celui-ci ne fait autre chose que sucer, puis absorber par tous les pores, et enfin pomper énergiquement la plus-value du travail.

Les deux formes principales du salaire sont le salaire au temps et le salaire aux pièces.

Le salaire au temps est celui qui est payé pour un temps donné : pour une journée, pour une semaine, pour un mois, etc., de travail. Ce n’est qu’une transformation du prix de la force de travail. Au lieu de dire que l’ouvrier a vendu sa force de travail d’une journée pour 3 francs, on dit que l’ouvrier travaille pour un salaire de 3 francs par jour.

Le salaire de 3 francs par jour est donc le prix de la force de travail pour une journée. Mais cette journée peut être plus ou moins longue. Si elle est de dix heures, par exemple, la force de travail est payée 30 centimes l’heure, tandis que si elle est de douze heures, la force de travail est payée 25 centimes l’heure. Donc, le capitaliste, en prolongeant la journée de travail, diminue le prix qu’il paie à l’ouvrier pour sa force de travail. Le capitaliste peut aussi augmenter le salaire, tout en continuant à payer à l’ouvrier, pour sa force de travail, le même prix qu’avant, ou même un prix moindre. Si un capitaliste augmente le salaire de son ouvrier en le portant de 3 francs à 3,60 francs, et qu’en même temps il prolonge la journée de travail, qui était de dix heures, en la portant à douze, il paiera toujours à l’ouvrier sa force de travail à raison de 30 centimes l’heure. Si le capitaliste, tout en portant le salaire de 3 francs à 3,60 francs, prolonge en même temps la journée en la portant de dix heures à quinze, il paiera à l’ouvrier sa force de travail moins qu’auparavant, c’est-à-dire 24 centimes l’heure au lieu de 30. Le capitaliste obtient le même effet lorsque, au lieu d’augmenter la longueur de travail, il en augmente l’intensité, comme nous avons déjà vu qu’il peut le faire au moyen des machines. En somme, le capitaliste, en augmentant le travail, réussit à frauder honnêtement l’ouvrier : et il peut le faire en se donnant en même temps un air de générosité, par l’augmentation du salaire quotidien.

Quand le capitaliste paie à l’ouvrier à l’heure, il trouve encore le moyen de lui faire tort, en augmentant ou en diminuant le travail, mais en payant toujours honnêtement le même prix pour chaque heure de travail. Supposons que le salaire d’une heure de travail soit de 25 centimes. Si le capitaliste fait travailler l’ouvrier huit heures, au lieu de douze, il lui paiera 2 francs au lieu de 3 ; c’est-à-dire qu’il lui fera perdre 1 franc, le tiers de ce qui est nécessaire à l’ouvrier pour satisfaire ses besoins journaliers. Si au contraire le capitaliste fait travailler l’ouvrier quatorze ou seize heures, au lieu de douze, bien qu’il lui paie 3,50 francs ou 4 francs au lieu de 3 francs, il prend à l’ouvrier deux ou quatre heures de travail à un prix inférieur à ce qu’elles valent. En effet, après douze heures de travail les forces de l’ouvrier ont déjà subi une diminution ; et les deux ou quatre heures de travail faites en plus doivent se payer à un autre taux que les douze premières. Cette réclamation, présentée par les ouvriers, a été admise dans plusieurs industries, où les heures faites en plus de l’horaire établi se paient à un prix plus élevé. Plus le prix de la force de travail, dans le salaire au temps, est minime, plus le temps de travail est long. Et il est clair qu’il doit en être ainsi. Si le salaire est de 25 centimes l’heure au lieu de 30, le travailleur a besoin de faire une journée de douze heures, au lieu d’en faire une de dix, pour se procurer les 3 francs que réclame la satisfaction de ses besoins journaliers. Si le salaire est de 2 francs par jour, le travailleur a besoin de faire trois journées, au lieu de deux, pour se procurer ce qui lui est nécessaire pour deux jours seulement. Ici la diminution du salaire fait augmenter le travail ; mais il arrive aussi que l’augmentation du travail fasse diminuer le salaire. Par l’introduction des machines, par exemple, un ouvrier arrive à produire le double de ce qu’il produisait avant ; alors le capitaliste diminue le nombre des bras ; en conséquence l’offre de la force de travail augmente, et les salaires baissent.

Le salaire aux pièces n’est pas autre chose qu’une transformation du salaire au temps, comme le montre d’ailleurs le fait que ces deux formes de salaire sont employées indifféremment, non seulement dans des industries différentes, mais parfois aussi dans une même industrie.

Un ouvrier travaille douze heures par jour pour un salaire de 3 francs et produit une valeur de 6 francs. Il est indifférent de dire que l’ouvrier reproduit, dans les six premières heures de son travail, les 3 francs de son salaire, et, dans les six autres heures, produit les 3 francs de plus-value ; on pourrait, en effet, dire tout aussi bien que l’ouvrier produit, dans chaque première demi-heure, 25 centimes qui représentent une douzième partie de son salaire, et, dans chaque seconde demi-heure, 25 centimes qui représentent une douzième partie de la plus-value. De même, si l’ouvrier produit, en douze heures de travail, vingt-quatre pièces d’une marchandise donnée, et reçoit 12 centimes et demi par pièce, en tout 3 francs, c’est exactement comme si l’on disait que l’ouvrier produit douze pièces pour reproduire les 3 francs de son salaire, et douze autres pièces pour produire 3 francs de plus-value ; ou encore, que l’ouvrier produit, dans chaque heure de travail, une pièce pour son salaire, et une pièce pour le bénéfice de son patron.

« Dans le travail aux pièces, la qualité du travail est contrôlée par l’ouvrage même, qui doit être d’une bonté moyenne pour que la pièce soit payée au prix convenu. Sous ce rapport, le salaire aux pièces devient une source inépuisable de prétextes pour faire des retenues sur le paiement de l’ouvrier. Il fournit en même temps au capitaliste une mesure exacte de l’intensité du travail. Le temps de travail qui s’incorpore dans une quantité de marchandises fixée à l’avance, et expérimentalement déterminée, est seul regardé comme temps de travail socialement nécessaire, et est seul payé. Dans les grands ateliers de tailleurs de Londres, une pièce donnée, un gilet par exemple, etc., s’appelle une heure, une demi-heure, etc., l’heure étant comptée à six pence. La pratique a fait connaître quel est le produit moyen d’une heure. S’agit-il d’une mode nouvelle, de réparations, etc., il y a un débat entre l’employeur et l’ouvrier pour savoir si telle ou telle pièce équivaut à une heure, etc., jusqu’à ce que l’expérience ait prononcé. La même chose se passe chez les ébénistes, etc. Si l’ouvrier ne possède pas la capacité moyenne d’exécution, s’il ne peut pas livrer dans sa journée un certain minimum d’ouvrage, il est congédié.

« La qualité et l’intensité du travail étant ainsi contrôlées par la forme même du salaire, une grande partie du travail de surveillance devient superflue. Cette forme constitue ainsi la base du travail à domicile moderne, et de tout un système hiérarchiquement organisé d’exploitation et d’oppression. D’une part, le salaire aux pièces facilite l’intervention de parasites entre le capitaliste et l’ouvrier, le marchandage. Le gain de l’intermédiaire, du marchandeur, provient uniquement de la différence entre le prix payé par le capitaliste pour le travail exécuté, et la part de ce prix que l’intermédiaire consent à abandonner à l’ouvrier. Ce système porte en Angleterre le nom caractéristique de sweating system (système qui fait suer le travailleur). D’autre part, le salaire aux pièces permet au capitaliste de passer un contrat, pour le paiement de tant par pièce, avec l’ouvrier principal, – dans la manufacture avec le chef d’un groupe, dans la mine avec l’ouvrier qui extrait le charbon, dans la fabrique avec le conducteur de la machine, – cet ouvrier principal se chargeant d’embaucher et de payer lui-même ses auxiliaires. L’exploitation des travailleurs par le capital se réalise ici au moyen de l’exploitation de l’ouvrier par l’ouvrier lui-même.

« Le salaire aux pièces une fois établi, l’intérêt personnel pousse naturellement l’ouvrier à intensifier le plus possible son effort de travail, ce qui facilite au capitaliste une élévation du degré normal de l’intensité. Bien que ce résultat se produise de lui-même, on emploie souvent des moyens artificiels pour mieux l’assurer. A Londres, par exemple, chez les mécaniciens, raconte Dunning, secrétaire d’une trade-union, c’est un truc habituel, de la part du capitaliste, « de choisir pour chef d’un certain nombre d’ouvriers un homme d’une force physique et d’une habileté au-dessus de la moyenne. On lui paie chaque trimestre un supplément de salaire à la condition qu’il fera tout son possible pour susciter la plus vive émulation chez les travailleurs placés sous ses ordres, qui ne reçoivent que le salaire ordinaire ». L’ouvrier est également intéressé à prolonger la journée de travail, parce que c’est le moyen d’accroître son salaire journalier ou hebdomadaire. Il suit de là un contre-coup pareil à celui qui a été décrit à propos du salaire au temps, sans compter que la prolongation de la journée, même si le salaire aux pièces reste constant, implique par elle-même un abaissement du prix du travail.

« Le salaire aux pièces est le principal appui du système qui consiste à salarier le travail à l’heure, au lieu d’embaucher l’ouvrier à la journée ou à la semaine.

« Dans les établissements soumis aux Factories Acts[19] (lois sur les fabriques), le salaire aux pièces devient la règle générale, parce que là le capital n’a plus d’autre moyen d’augmenter la somme du travail quotidien que de l’intensifier. »

L’augmentation de la production est suivie de la diminution proportionnelle du salaire. Quand l’ouvrier produisait douze pièces en douze heures, le capitaliste lui payait, par exemple, un salaire de 25 centimes par pièce. Si la production est doublée, l’ouvrier produit vingt-quatre pièces au lieu de douze, et le capitaliste abaisse le salaire de moitié, ne payant plus que 12 centimes et demi par pièce.

« Cette variation du salaire, bien que purement nominale, provoque des luttes continuelles entre le capitaliste et l’ouvrier : soit parce que le capitaliste s’en fait un prétexte pour abaisser réellement le prix du travail, soit parce que l’augmentation de productivité du travail est accompagnée d’une augmentation de l’intensité de celui-ci, soit encore parce que l’ouvrier, prenant au sérieux l’apparence, créée par le salaire aux pièces, que c’est son produit qui lui est payé, et non sa force de travail, se révolte contre une diminution de son salaire qui n’est pas accompagnée d’une diminution correspondante du prix de vente de la marchandise. Le capital repousse avec raison de semblables prétentions, comme dictées par une grossière erreur sur la nature du travail salarié ; et il déclare brutalement que la productivité du travail ne regarde pas le travailleur. »

CHAPITRE IX : L’accumulation du capital

Si nous observons la formule du capital, nous comprenons facilement que la conservation de celui-ci repose entièrement sur sa reproduction successive et continuelle.

En effet, le capital se divise, comme nous le savons déjà, en capital constant et capital variable. Le capital constant, représenté par les moyens de travail, et les matières premières, subit une usure continuelle par l’effet même du travail. Les outils s’usent ; les machines s’usent, ainsi que le charbon, le suif, etc., dont les machines ont besoin ; enfin le bâtiment de la fabrique s’use. Les matières premières sont absorbées. Mais en même temps que le travail use de la sorte le capital constant, il le reproduit dans les mêmes proportions dans lesquelles il le consomme. Le-capital constant se trouve reproduit dans la marchandise dans la proportion en laquelle il a été consommé durant la fabrication de celle-ci. La portion de valeur consommée des moyens de travail et des matières premières est toujours exactement reproduite dans la valeur des marchandises, comme nous l’avons déjà vu. Si donc le capital constant est partiellement reproduit dans chaque marchandise, il est clair que, dans la valeur d’un nombre donné de marchandises produites, on retrouve tout le capital constant consommé pour leur fabrication.

Il en est du capital variable comme du capital constant. Le capital variable, celui qui est représenté par la valeur de la force de travail ; c’est-à-dire par le salaire, se reproduit exactement, lui aussi, dans la valeur de la marchandise. Nous l’avons déjà vu. L’ouvrier, dans la première partie de son travail, reproduit son salaire, et dans la seconde partie il produit de la plus-value. Comme le salaire n’est payé à l’ouvrier que lorsqu’il a fini son travail, il se trouve qu’il ne touche son salaire qu’après en avoir déjà reproduit la valeur dans la marchandise du capitaliste.

L’ensemble des salaires payés aux travailleurs est donc reproduit incessamment par eux. Cette incessante reproduction du fonds des salaires perpétue la sujétion du travailleur envers le capitaliste. Quand le prolétaire est venu sur le marché pour y vendre sa force de travail, il a pris la place que lui assigne le mode de production capitaliste, en contribuant à la production sociale pour la part qui lui est afférente, et en recevant, pour son entretien, du fonds des salaires, une fraction du capital variable qu’il devra, tout d’abord, reproduire par son travail.

C’est toujours la chaîne éternelle qui maintient la sujétion humaine, que ce soit sous la forme de l’esclavage, sous celle du servage, ou sous celle du salariat.

L’observateur superficiel croit que l’esclave travaille pour rien. Il ne réfléchit pas que l’esclave doit avant tout dédommager son maître de tout ce que celui-ci dépense pour l’entretenir ; et on observera que l’entretien assuré à l’esclave est parfois bien supérieur à celui dont le salarié est forcé de se contenter, parce que le maître de l’esclave est hautement intéressé à la conservation de celui-ci, comme à celle d’une partie de son capital. Le serf qui, ainsi que la terre à laquelle il est attaché, appartient à son seigneur, est, pour l’observateur superficiel, un être dont la condition est en progrès sur celle de l’esclave, parce qu’on voit clairement que le serf ne donne à son maître qu’une partie de son travail, tandis qu’il emploie l’autre partie à extraire du peu de terre qui lui est assigné ses moyens de subsistance. Et le salariat, à son tour, apparaît à l’observateur superficiel comme un état de beaucoup supérieur au servage, parce que le travailleur semble, dans cet état, parfaitement libre et qu’il a l’air de recevoir la valeur du travail exécuté par lui.

Etrange illusion ! Si le travailleur pouvait effectivement réaliser pour lui-même la valeur de son travail, alors le mode de production capitaliste ne pourrait plus exister. Nous l’avons déjà vu. Le travailleur ne peut rien obtenir d’autre que la valeur de sa force de travail, seule chose qu’il puisse vendre, parce que c’est le seul bien qu’il possède au monde. Le produit du travail appartient au capitaliste, lequel paie au prolétaire le salaire, c’est-à-dire son entretien. De la même façon, le morceau de terre laissé au serf par son seigneur, ainsi que le temps et les instruments nécessaires pour le cultiver, représentent la somme des moyens que le serf a pour vivre, pendant qu’il doit travailler tout le reste du temps pour son seigneur.

L’esclave, le serf et l’ouvrier travaillent, tous trois, en partie pour produire ce qui est nécessaire à leur entretien, et en partie pour le profit de leur maître. Ils représentent trois formes diverses de la même chaîne de sujétion et d’exploitation humaine. C’est toujours l’assujettissement de l’homme dépourvu de toute accumulation antérieure (c’est-à-dire des moyens de produire, qui sont les moyens de vivre) à l’homme qui possède une accumulation ancienne, les moyens de production, les sources de la vie[20]. La conservation du capital, c’est-à-dire sa reproduction, est précisément, dans le mode de production capitaliste, la conservation de cette chaîne de sujétion et d’exploitation humaine.

Mais le travail ne reproduit pas seulement le capital : il produit en outre de la plus-value, qui forme ce qu’on appelle la rente[21] du capital. Si le capitaliste reporte chaque année tout ou partie de sa rente sur son capital, nous aurons une accumulation de capital ; le capital ira en s’accroissant. Par la reproduction simple, le travail conserve le capital ; par l’accumulation de la plus-value, le travail grossit le capital.

Quand la rente s’ajoute au capital, cette rente se trouve employée partie en moyens de travail, partie en matières premières, et partie en force de travail. C’est le surtravail passé, le travail passé non payé, qui grossit le capital. Une partie du travail non payé de l’année écoulée paie le travail nécessaire de l’année présente. Voilà ce que réussit à faire le capitaliste, grâce à l’ingénieux mécanisme de la production moderne.

Une fois admis le système de production moderne, entièrement fondé sur la propriété individuelle et sur le salariat, on ne peut rien trouver à redire aux conséquences qui en dérivent, dont l’une est l’accumulation capitaliste. Qu’importe à l’ouvrier Antoine que les trois francs qui servent à payer son salaire représentent le travail non payé de l’ouvrier Pierre ? Ce qu’il a le droit de savoir, c’est si les trois francs sont le juste prix de sa force de travail, c’est-à-dire s’ils sont l’exact équivalent des choses qui lui sont nécessaires pour un jour, si la loi des échanges, en un mot, a été rigoureusement observée.

Quand le capitaliste commence à accumuler capital sur capital, une nouvelle vertu, qui lui appartient en propre, se développe en lui : la vertu qu’on appelle l’abstinence, qui consiste à limiter le plus possible ses dépenses, afin d’employer la plus grande partie de sa rente pour l’accumulation.

« La volonté du capitaliste et sa conscience ne réfléchissant que les besoins du capital qu’il représente, il ne saurait voir dans sa consommation personnelle qu’une sorte de vol, d’emprunt tout au moins, fait à l’accumulation : et, en effet, la tenue des livres de comptes en parties doubles fait figurer les dépenses privées au passif, comme sommes dues par le capitaliste au capital. L’accumulation, c’est la conquête du monde de la richesse sociale. En augmentant le nombre de ses sujets, elle étend la domination directe et indirecte du capitaliste, que pousse une ambition insatiable.

« Luther montre très bien, par l’exemple de l’usurier – cette forme ancienne du capitaliste, mais qu’on rencontre encore à l’état sporadique –, que le désir de domination est un élément de la passion de s’enrichir : « Les païens, guidés par la simple raison, ont pu qualifier l’usurier de quadruple larron et meurtrier. Mais, nous, chrétiens, nous le tenons en tel honneur, que nous l’adorons presque à cause de son argent. Celui qui dérobe, vole et dévore la nourriture d’autrui accomplit un meurtre tout aussi grand (autant qu’il est en son pouvoir) que celui qui le fait mourir de faim et l’extermine Or c’est là ce que fait un usurier, et pourtant il demeure assis en sûreté sur sa chaise, tandis qu’en bonne justice il devrait être pendu au gibet et dévoré par autant de corbeaux qu’il a volé d’écus, à supposer qu’il eût assez de chair pour que tant de corbeaux pussent en avoir chacun un morceau. Les petits voleurs sont mis aux fers, les grands voleurs vont se prélassant dans l’or et la soie. Il n’y a pas sur terre de plus grand ennemi des hommes (après le diable) qu’un avare et un usurier, car il veut être dieu sur tous les hommes. Les Turcs, les gens de guerre, les tyrans sont aussi une méchante engeance, mais il faut pourtant qu’ils laissent vivre les gens, et ils confessent qu’ils sont des méchants et des ennemis ; ils peuvent même avoir parfois pitié de quelques personnes. Mais un usurier, un avaricieux, voudrait que tout le monde soit accablé de faim et de soif, de chagrin et de misère, pour tout posséder à lui tout seul, et pour que chacun ne reçût rien que de lui, comme d’un dieu, et fût son serf à perpétuité. Il porte un manteau, des chaînes d’or, des bagues, se fait passer pour un homme pieux et honnête. L’usurier est un monstre affreux, pire qu’un ogre dévorant… Et si on roue et on décapite les voleurs de grand chemin et les meurtriers, combien plus ne devrait-on pas chasser, maudire, rouer et décapiter tous les usuriers. »

L’accumulation capitaliste réclame une augmentation de bras. Il faut que le nombre des travailleurs s’accroisse, pour qu’une partie de la rente puisse être convertie en capital variable. L’organisme même de la reproduction capitaliste fait en sorte que le travailleur puisse conserver sa force de travail au moyen de la nouvelle génération, où le capital la prend pour continuer son œuvre de reproduction incessante. Mais le travail que le capital réclame aujourd’hui est supérieur à celui qu’il réclamait hier ; et par conséquent le prix en devrait naturellement augmenter. Et les salaires augmenteraient en effet, si dans l’accumulation même du capital il n’y avait pas une raison pour les faire au contraire diminuer.

La portion de la rente qui s’ajoute annuellement au capital est convertie, nous l’avons vu, partie en capital constant, et partie en capital variable, c’est-à-dire partie en moyens de travail et matières premières, et partie en force de travail. Mais il faut considérer que, simultanément avec l’accumulation du capital, se produisent les perfectionnements des anciens systèmes de production, les nouveaux systèmes de production et les machines : toutes choses qui font augmenter la production, et diminuer le prix de la force de travail, comme nous le savons déjà. A mesure que croît l’accumulation du capital, sa partie variable diminue, tandis que sa partie constante augmente. C’est-à-dire qu’on voit augmenter les bâtiments, les machines avec leurs matières auxiliaires, et les matières premières du travail, mais qu’en même temps, et à proportion de cette augmentation, avec l’accumulation du capital diminue le besoin de la force de travail, le besoin de bras. Le besoin de force de travail diminuant, la demande cette force diminue, et finalement le prix en diminue aussi. Il en résulte que plus progresse l’accumulation du capital, plus les salaires s’abaissent.

L’accumulation du capital prend de vastes proportions au moyen de la concurrence et du crédit. Le crédit porte spontanément un grand nombre de capitaux à se fondre ensemble, ou plutôt à se fondre avec un capital plus fort que chacun d’eux en particulier. La concurrence, au contraire, est la guerre que se font tous les capitaux entre eux ; c’est leur lutte pour l’existence, de laquelle sortent plus forts encore ceux qui, pour vaincre, avaient dû être déjà les plus forts.

L’accumulation du capital rend donc inutile un grand nombre de bras : c’est-à-dire qu’elle crée un excédent relatif – non absolu – de population parmi les travailleurs[22].

« Et, tandis que le progrès de l’accumulation de la richesse sur la base capitaliste produit nécessairement une surpopulation ouvrière relative, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral. Elle forme une armée industrielle de réserve, qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit la matière humaine toujours exploitable et disponible pour la fabrication de la plus-value… C’est seulement sous le régime de la grande industrie que la production d’un superflu de population ouvrière devient un ressort régulier de la production des richesses. »

Cette armée industrielle de réserve, cette surpopulation ouvrière, revêt d’une manière générale trois formes, qu’on peut appeler la forme flottante, la forme latente, et la forme stagnante. La première forme est mieux payée, elle souffre moins que les autres du manque de travail, tout en faisant un travail moins pénible. La dernière forme, au contraire, est composée de travailleurs qui sont occupés plus rarement que tous les autres, et toujours à un travail plus fatigant et répugnant, qui leur est payé au plus bas prix que puisse être rétribué le travail humain.

Cette dernière forme est la plus nombreuse, non seulement à cause du gros contingent que lui envoie chaque année le progrès industriel, mais surtout parce qu’elle est composée de gens plus prolifiques, comme le fait même le démontre.

« Adam Smith dit : « La pauvreté semble favorable à la génération. » C’est même là une disposition particulièrement sage de la Providence, selon le galant et spirituel abbé Galiani : « Dieu fait que les hommes qui exercent les métiers de première utilité naissent abondamment. » Laing démontre, par la statistique, que « la misère, poussée même au point où elle engendre la famine et les épidémies, tend à augmenter la population au lieu d’en arrêter le développement ».

« Au-dessous de ces trois formes, il ne reste que le dernier résidu de la surpopulation relative, qui habite l’enfer du paupérisme. Abstraction faite des vagabonds, des criminels, des prostituées, des mendiants, et de tout ce monde qui constitue à proprement parler le prolétariat des gueux (das Lumpenproletariat), cette couche sociale se compose de trois catégories. La première comprend des ouvriers capables de travailler. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les statistiques du paupérisme anglais pour voir que sa masse s’enfle à chaque crise et diminue à chaque reprise des affaires. La seconde catégorie comprend les orphelins et les enfants d’indigents assistés. Ce sont des candidats à l’armée industrielle de réserve qui, aux époques de grande prospérité, sont enrôlés promptement et en masse dans l’armée active. La troisième catégorie comprend les déchus, les dégradés, les gens incapables de tout travail ; ce sont, d’une part, ceux que la division du travail a privés de l’occupation qui les faisait vivre ; puis ceux dont l’âge a dépassé la limite normale de la vie de l’ouvrier ; enfin les victimes de l’industrie, dont le nombre va croissant avec celui des machines dangereuses, des exploitations minières, des fabriques de produits chimiques, etc., estropiés, malades, veuves, etc.

« Le paupérisme est l’hôtel des invalides de l’armée active du travail, et le poids mort de l’armée industrielle de réserve. Il est produit par la cause qui engendre la surpopulation relative, sa nécessité résulte de la nécessité de celle-ci ; il forme, comme elle, une condition d’existence de la production capitaliste et du développement de la richesse.

« On comprend donc toute la sottise de la sagesse économiste, qui prêche aux ouvriers d’accommoder leur nombre aux besoins du capital. C’est le mécanisme même de la production et de l’accumulation capitalistes qui accommode constamment ce nombre à ses besoins. Le premier mot de cette accommodation, c’est la création d’une surpopulation relative ou armée industrielle de réserve ; son dernier mot, c’est la misère de couches toujours croissantes de l’armée active du travail, c’est le poids mort du paupérisme.

« La loi en vertu de laquelle le développement de la force productive sociale du travail fait diminuer progressivement la dépense de force de travail, en raison de l’efficacité accrue et de la masse augmentée des moyens de production, cette loi, qui met l’homme social en état de produire davantage avec moins de travail, aboutit en régime capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service du travailleur, mais bien le travailleur qui se trouve au service des moyens de production -, à cette conséquence toute contraire : que, plus les moyens de production gagnent en ressources et en puissance, plus le nombre des ouvriers sans emploi augmente, et plus devient précaire par conséquent la condition d’existence du salarié, la vente de sa force de travail.

« L’analyse de la production de la plus-value relative a montré que toutes les méthodes pour accroître la force productrice du travail se développent, en régime capitaliste, aux dépens du travailleur individuel ; que tous les moyens pour augmenter la production se transforment en moyens d’asservissement et d’exploitation du producteur ; qu’ils mutilent l’ouvrier en faisant de lui un homme fragmentaire, le dégradent à la qualité de simple appendice de la machine ; qu’ils enlèvent au travail son contenu, et en font une souffrance ; qu’ils isolent l’ouvrier des puissances intellectuelles de la production, la science devenant à son égard une puissance étrangère et hostile ; qu’ils rendent de plus en plus anormales les conditions dans lesquelles il doit travailler ; qu’ils le soumettent, durant le travail, à un despotisme aussi mesquin que haïssable ; qu’ils allongent, pour lui, la durée de travail au point de ne plus lui laisser le temps de vivre ; qu’ils jettent sa femme et ses enfants sous les roues du char de Jagernaut[23] du dieu capital.

« Le moine vénitien G. Ortès, un des principaux économistes du XVIIIe siècle, voit dans l’antagonisme inhérent à la production capitaliste une loi générale naturelle réglant la richesse sociale. Il dit : « Au lieu de projeter des systèmes inutiles pour le bonheur des peuples, je me bornerai à rechercher la raison de leur malheur… Dans une nation, le bien et le mal économique se font toujours équilibre ; l’abondance des biens chez les uns est toujours égale au manque de ces biens chez les autres. La grande richesse d’un petit nombre est toujours accompagnée de la privation du nécessaire chez un beaucoup plus grand nombre. » La richesse d’une nation, ajoute-t-il, correspond à sa population, et sa misère correspond à sa richesse. Le travail chez les uns produit l’oisiveté chez les autres. Les pauvres et les oisifs sont des fruits nécessaires de l’existence des riches et des laborieux.

« Dix ans après Ortès, un ecclésiastique protestant de la Haute-Eglise, Townsend, glorifiait brutalement la pauvreté comme la condition nécessaire de la richesse : « Une obligation légale du travail entraînerait trop de peine, de violence et de bruit, tandis que la faim non seulement exerce une pression paisible, silencieuse et continue, mais encore, comme mobile naturel de l’industrie et du travail, suscite le plus puissant effort. » Il ne s’agit donc que de rendre la faim permanente dans la classe ouvrière et, selon Townsend, le principe de population[24] qui est particulièrement actif chez les pauvres, s’en charge. « Cela paraît être une loi de la nature, que les pauvres aient toujours un certain degré d’imprévoyance, en sorte qu’il s’en trouve toujours en quantité suffisante pour l’accomplissement des fonctions les plus répugnantes et les plus abjectes de la communauté. Le fonds du bonheur humain est par là considérablement augmenté, les plus délicats sont affranchis de ces corvées, et peuvent vaquer sans trouble à des occupations plus relevées… Les lois des pauvres[25] tendent à détruire l’harmonie et la beauté, la symétrie et l’ordre de ce système, que Dieu et la nature ont établi dans le monde. »

« Si le moine vénitien trouvait dans la fatalité économique de la misère la raison d’être de la charité chrétienne, du célibat, des couvents, etc., le révérend anglais y trouve au contraire un prétexte pour condamner les secours accordés aux pauvres.

« Storch dit : « Le progrès de la richesse sociale enfante cette classe utile de la société…, qui se livre aux occupations les plus ennuyeuses, les plus basses, les plus rebutantes ; qui prend, en un mot, sur ses épaules tout ce que la vie a de désagréable et d’avilissant, et qui procure par là aux autres classes le loisir, les joies de l’esprit et la dignité conventionnelle du caractère. » Puis après s’être demandé quel avantage cette civilisation capitaliste, avec la misère et la dégradation qu’elle impose aux masses, offre sur la barbarie, il n’en trouve à mentionner qu’un seul : la sécurité !

« Enfin Destuit de Tracy dit tout simplement : « Les nations pauvres, c’est là où le peuple est à son aise ; et les nations riches, c’est là où il est ordinairement pauvre. »

Voyons maintenant, par les faits, quels sont les effets de l’accumulation du capital. Ici, comme plus haut, tous les exemples sont pris de l’Angleterre, le pays par excellence de l’accumulation capitaliste, vers laquelle (il faut le répéter, et on ne doit jamais l’oublier) tendent toutes les nations modernes. Nous regrettons de ne pouvoir reproduire qu’une petite partie des nombreux matériaux recueillis par Marx.

« En 1863, le Conseil privé ordonna qu’une enquête serait faite, sous la direction de son médecin officiel, le Dr Simon, sur la détresse de la partie la plus mal nourrie de la classe ouvrière anglaise. Il fut convenu qu’on prendrait pour règle, dans cette enquête, de choisir, dans chaque catégorie, les familles les plus saines et relativement les mieux situées. Et le résultat général auquel on arriva fut celui-ci : chez les ouvriers urbains sur lesquels a porté l’enquête, dans une classe seulement la consommation d’azote dépassait, et de fort peu, le minimum absolu au-dessous duquel se produisent les maladies causées par l’inanition ; dans deux classes il y avait déficit, et dans l’une de celles-ci déficit très considérable, tant en nourriture azotée qu’en nourriture carbonée ; chez les ouvriers agricoles, plus d’un cinquième recevait moins que la ration indispensable de nourriture carbonée, plus d’un tiers recevait moins que la ration indispensable de nourriture azotée ; enfin, dans trois comtés (Berkshire, Oxfordshire et Somersetshire) le minimum de nourriture azotée n’était nulle part atteint. Parmi les travailleurs de l’agriculture, ceux qui étaient le plus mal nourris étaient ceux de l’Angleterre, qui est pourtant la partie la plus riche du Royaume-Uni. Dans la population agricole, l’insuffisance d’alimentation avait été constatée surtout chez les femmes et les enfants, car « il faut que l’homme mange, pour pouvoir faire son ouvrage ». Une pénurie bien plus grande encore exerçait ses ravages dans certaines catégories d’ouvriers urbains : « Ils sont si mal nourris, que les cas de privations cruelles et ruineuses pour la santé doivent être nécessairement nombreux. »

« Dans son rapport général, le Dr Simon s’exprime ainsi : « Quiconque est habitué à traiter des malades pauvres ou ceux des hôpitaux pourra rendre témoignage que les cas où le manque de nourriture produit des maladies ou les aggrave sont innombrables… Au point de vue sanitaire, d’autres circonstances décisives viennent s’ajouter ici… Il faut se rappeler que toute réduction sur la nourriture n’est supportée qu’à contre-cœur, et qu’en général la diète forcée n’est acceptée qu’après qu’on s’est imposé au préalable bien d’autres privations de toute nature. Bien avant que l’insuffisance d’alimentation ne vienne à peser dans la balance hygiénique, bien avant que le physiologiste ne songe à compter les doses d’azote et de carbone entre lesquelles oscille la vie et la mort par inanition, tout autre confort matériel a déjà disparu du foyer domestique. Le vêtement et le chauffage auront été réduits bien plus encore que l’alimentation. Plus de protection suffisante contre les rigueurs de la température ; rétrécissement du logis d’habitation à un degré où il engendre des maladies ou les aggrave ; à peine une trace de meubles ou d’ustensiles de ménage. La propreté même est devenue trop coûteuse ou difficile. Si, par respect de soi-même, on fait encore quelques efforts pour l’entretenir, chacun de ces efforts représente une aggravation de la faim. On habitera là où les loyers sont les plus bas, dans les quartiers où l’action de la police sanitaire est nulle, où il y a le plus de cloaques infects, le moins de circulation, le plus d’immondices en pleine rue, le moins d’eau ou l’eau la plus mauvaise et, si c’est dans une ville, le moins d’air et le moins de lumière. Tels sont les dangers auxquels la pauvreté est exposée inévitablement, quand cette pauvreté implique le manque de nourriture. Si la somme de ces maux pèse d’un poids effrayant sur la vie, le manque de nourriture, à lui seul, est une chose terrible… Ce sont là des pensées angoissantes, surtout si l’on se souvient que la pauvreté dont il s’agit n’est pas la pauvreté méritée que produit la paresse. C’est la pauvreté des gens qui travaillent. En ce qui concerne les ouvriers urbains, le travail au prix duquel ils obtiennent leur maigre pitance est généralement prolongé au-delà de toute mesure. Et néanmoins on ne peut dire que dans un sens très relatif qu’il leur permette de vivre. Leur travail les achemine, par des détours plus ou moins longs, vers le paupérisme. »

« Tout observateur impartial voit que plus la concentration des moyens de production s’accroît, plus s’accroît l’agglomération des travailleurs sur un espace restreint : il en résulte que plus l’accumulation capitaliste est rapide, plus sont misérables les conditions de logement des ouvriers. Chacun voit que les « embellissements » des villes qui accompagnent l’accroissement de la richesse : démolition des quartiers mal bâtis, construction de palais pour les banques, les entrepôts, etc., élargissement des rues pour la circulation commerciale et les voitures de luxe, introduction de chemins de fer urbains, etc., ont pour résultat de chasser les pauvres dans des recoins de plus en plus insalubres et de plus en plus encombrés. Citons une observation générale du Dr Simon : « Quoique mon point de vue officiel soit exclusivement physique, la plus simple humanité ne permet pas de fermer les yeux sur l’autre côté du mal. Parvenu à un certain degré, il implique presque nécessairement une telle négation de toute délicatesse, une si malpropre promiscuité de corps et de fonctions corporelles, un tel étalage de nudités, que l’on se trouve dans le domaine de la bestialité et non plus de l’humanité. Etre soumis à ces influences, c’est une gradation qui devient plus profonde à proportion de sa durée. Pour les enfants nés dans ce milieu maudit, c’est un baptême d’infamie (baptism into infamy). Et c’est se bercer de la plus vaine illusion que d’espérer que des personnes placées dans de pareilles conditions puissent aspirer à cette atmosphère de civilisation dont l’essence est la propreté physique et morale ».

« Les nomades du prolétariat se recrutent dans les campagnes, mais leurs occupations sont pour la plupart industrielles. C’est l’infanterie légère du capital, jetée, selon les besoins, tantôt sur un point, tantôt sur un autre. Le travail nomade est employé à diverses opérations de construction, de drainage, à la fabrication de briques, au service des fours à chaux, à celui des chemins de fer, etc. Colonne mobile de la pestilence, elle apporte, dans les endroits au voisinage desquels elle assoit son camp, la variole, la fièvre typhoïde, le choléra, la scarlatine, etc. Dans les entreprises qui exigent une avance considérable de capitaux, comme la construction de chemins de fer, etc., l’entrepreneur fournit généralement lui-même à son armée des baraques en planches, etc., villages improvisés, sans aucune précaution de salubrité, en dehors de la surveillance de l’autorité locale, mais source de gros profits pour Monsieur l’entrepreneur, qui exploite doublement ses ouvriers, comme soldats de l’industrie et comme locataires. Suivant que la baraque contient une, deux ou trois ouvertures, son habitant doit payer un, deux ou trois shillings par semaine.

« En septembre 1864, dit le Dr Simon, les faits suivants furent dénoncés au ministre de l’intérieur par le comité de police sanitaire de la paroisse de Sevenoaks : la variole était encore, un an auparavant, complètement inconnue dans cette paroisse. Peu avant cette date furent commencés des travaux pour la construction d’un chemin de fer de Lewisham à Tunbridge. Dans cette dernière ville, au voisinage de laquelle s’exécutaient les travaux les plus importants, fut installé le dépôt principal de toute l’entreprise. Vu l’impossibilité de loger dans les cottages disponibles tout le nombreux personnel occupé aux travaux, l’entrepreneur fit construire le long de la voie des baraques, dépourvues de ventilation et de tuyaux de décharge et, de plus, nécessairement encombrées, chaque locataire devant loger avec lui toute sa famille, si nombreuse qu’elle pût être, bien que les baraques n’eussent que deux pièces. Le rapport médical expose que ces pauvres gens, pour éviter les exhalaisons pestilentielles des eaux sales croupissantes et des latrines placées sous leurs fenêtres, étaient obligés de tenir portes et fenêtres hermétiquement closes, et de souffrir ainsi la nuit tous les tourments de la suffocation. Un médecin, chargé d’une enquête, qualifia en termes sévères l’état de ces prétendues habitations, et déclara que les suites les plus funestes étaient à craindre si des mesures de salubrité n’étaient pas prises immédiatement. L’entrepreneur s’était engagé à préparer une maison pour les personnes qui seraient atteintes de maladies contagieuses, mais il n’a pas tenu sa promesse, quoique plusieurs cas de variole se fussent déclarés dans des baraques dont les conditions étaient décrites comme effroyables. L’hôpital de la paroisse est, depuis un mois, encombré de malades. Dans une seule famille, cinq enfants sont morts de la variole et de la fièvre. Du 1er avril au 1er septembre, il y a eu dix cas de mort dus à la variole, dont quatre dans les baraques, foyer de la contagion. Il n’est pas possible d’indiquer le chiffre exact des cas de maladie, parce que les familles où ils se produisent font tout ce qu’elles peuvent pour les cacher. »

Voyons maintenant les effets des crises sur la partie la mieux payée de la classe ouvrière. Voici ce que raconte le correspondant du journal le Morning star, qui, en janvier 1867, à l’occasion d’une crise industrielle, visita les principales localités atteintes :

« Dans la banlieue Est de Londres, plus de quinze mille ouvriers se trouvent, avec leurs familles, réduits à la plus extrême misère ; parmi eux sont plus de trois mille mécaniciens, travailleurs d’élite… J’ai eu beaucoup de peine à arriver jusqu’à la porte du workhouse de Poplar, qu’assiégeait une foule affamée. Elle attendait des bons de pain, mais l’heure de la distribution n’était pas encore arrivée. Dans la cour, tout encombrée de neige, quelques hommes, abrités sous un auvent, étaient occupés à casser des pierres pour macadamiser la route : chacun d’eux devait en casser 5 boisseaux (le boisseau équivaut à 36 décimètres cubes environ), et recevait pour sa journée 3 pence (30 centimes) et un bon de pain. Dans une autre partie de la cour on voyait une petite cabane délabrée. En ayant ouvert la porte, nous trouvâmes ce réduit rempli d’hommes serrés les uns contre les autres, épaule contre épaule, pour se réchauffer. Ils effilaient des câbles de navire, et mettaient leur point d’honneur à travailler le plus longtemps possible avec un minimum de nourriture. Ce seul workhouse distribuait des secours à sept mille personnes, dont beaucoup avaient gagné, il y a six ou sept mois, les salaires les plus élevés qu’on puisse obtenir en ce pays. Leur nombre eût été double, s’il n’existait pas tant de gens qui, après avoir mangé toutes leurs économies, renâclent néanmoins devant le recours à la paroisse, tant ils ont encore quelque chose à mettre en gage…

« En quittant le workhouse, j’entrai dans la maison d’un ouvrier métallurgiste, sans travail depuis vingt-sept semaines. Je le trouvai assis avec toute sa famille dans une chambre de derrière. La chambre n’était pas encore complètement dégarnie de meubles, et il y avait du feu.

C’était indispensable pour empêcher les pieds nus des enfants de geler, car il faisait un froid terrible. Sur un plat, devant le feu, il y avait une certaine quantité d’étoupe, que la femme et les enfants devaient filer en échange du pain reçu du workhouse. L’homme travaillait dans une des cours décrites ci-dessus, pour un bon de pain et trois pence par jour. Il venait d’arriver pour le repas de midi, ayant grand appétit, comme il nous le dit avec un amer sourire, et son dîner consistait en quelques tranches de pain avec du saindoux et une tasse de thé sans lait.

« La seconde porte à laquelle nous frappâmes nous fut ouverte par une femme d’âge moyen qui, sans mot dire, nous conduisit dans une petite chambre de derrière où toute sa famille était assise, silencieuse, les yeux fixés sur un feu qui achevait de s’éteindre. Ces gens et leur petite chambre offraient un tel spectacle d’abandon et de désespoir que je désire ne jamais revoir une scène pareille. « Ils n’ont rien gagné, monsieur, me dit la mère en montrant les enfants, rien, depuis vingt-sept semaines, et tout notre argent est parti, tout l’argent que le père et moi avions mis de côté dans des temps meilleurs, en nous figurant que nous garantissions ainsi la sécurité de l’avenir. Voyez ! », cria-t-elle d’un accent presque sauvage, et en même temps elle nous montra un livret de banque où étaient régulièrement inscrites toutes les sommes versées et retirées, de sorte que nous pûmes voir comment le petit pécule avait commencé par un premier dépôt de cinq shillings, pour grossir peu à peu jusqu’à vingt livres sterling (cinq cents francs), puis s’était fondu graduellement, de livres sterling en shillings, et de shillings en pence, jusqu’à ce que le dernier retrait eût transformé le livret en un simple papier sans valeur. Cette famille recevait chaque jour un maigre repas du workhouse…

« Dans une autre maison je trouvai une femme malade d’inanition, étendue tout habillée sur un matelas, et à peine couverte d’un lambeau de tapis, car toute la literie était au mont-de-piété. Ses misérables enfants qui la soignaient, avaient l’air d’avoir plutôt besoin eux-mêmes des soins maternels. Elle raconta l’histoire de son passé de misère, en sanglotant comme si elle avait perdu toute espérance d’un avenir meilleur… Appelé dans une autre maison, j’y trouvai une jeune femme et deux jolis enfants : un paquet de reconnaissances du mont-de-piété et une chambre entièrement nue, voilà tout ce qu’ils avaient à me montrer.

« Il est de mode, parmi les capitalistes anglais, de peindre la Belgique comme le paradis de l’ouvrier, parce que la liberté de travail n’y est gênée ni par le despotisme des Trade Unions, ni par des lois sur les fabriques. M. Ducpétiaux, inspecteur général des prisons et des établissements de bienfaisance belges, nous renseigne à ce sujet dans son ouvrage Budget économique des classes ouvrières en Belgique (Bruxelles, 1855). Nous y trouvons un parallèle entre le régime d’une famille ouvrière belge normale et celui du soldat, du marin de l’Etat et du prisonnier. Toutes les ressources de la famille ouvrière, exactement calculées, s’élèvent annuellement à 1068 francs. Voici le budget annuel de la famille :

Le père, 300 jours à fr. 1,56 fr. 468
La mère, 300 jours à fr. 0,89 fr. 267
Le fils, 300 jours à fr. 0,56 fr. 168
La fille, 300 jours à fr. 0,55 fr. 163
Total annuel : fr. 1068

« La dépense annuelle de la famille et son déficit s’élèveraient aux chiffres ci-dessous, à supposer que l’ouvrier eût l’alimentation soit du marin, soit du soldat, soit du prisonnier :

CAS DÉPENSE DÉFICIT
Premier cas (marin), fr. 1828 fr. 760
Deuxième cas (soldat), fr. 1473 fr. 405
Troisième cas (prisonnier), fr. 1112 fr. 44

« Une enquête officielle fut faite en Angleterre en 1863, sur l’alimentation et le travail des condamnés à la transportation et aux travaux forcés. Une comparaison établie entre l’ordinaire des détenus anglais et celui des pauvres du workhouse et des travailleurs agricoles a prouvé que les premiers sont beaucoup mieux nourris que l’une et l’autre de ces deux classes de travailleurs, et que la somme de travail exigée d’un condamné aux travaux forcés n’est guère que la moitié de celle qu’accomplit en moyenne l’ouvrier agricole.

« D’un rapport sur la santé publique, de 1865, parlant d’une visite faite, durant une épidémie, chez des paysans, cite entre autres le fait suivant : « Une jeune femme malade de la fièvre couchait dans la même chambre que son père, sa mère, son enfant illégitime, deux jeunes gens ses frères, et ses deux sœurs, chacune avec un enfant bâtard, en tout dix personnes. Quelques semaines auparavant, treize enfants couchaient dans cette même pièce. »

Les modestes proportions de cet Abrégé ne nous permettent pas de reproduire ici l’exposé détaillé de l’état horrible auquel sont réduits les paysans en Angleterre. Nous terminerons ce chapitre en parlant d’un fléau tout spécial qu’a produit, en Angleterre, parmi les travailleurs agricoles, l’accumulation du capital.

L’excès de population agricole a pour effet d’amener la baisse des salaires, sans toutefois que cette population puisse suffire à tous les besoins du capital au moment des travaux exceptionnels et urgents qu’exige l’agriculture à certaines époques de l’année. Il en résulte qu’un grand nombre de femmes et d’enfants sont engagés par le capital pour des besognes momentanées, après l’accomplissement desquelles ces gens vont augmenter la surpopulation ouvrière des campagnes. Ce fait a fait naître en Angleterre le système des bandes ambulantes (gang system).

« Une bande (gang) se compose de dix à quarante ou cinquante personnes : femmes, adolescents des deux sexes (toutefois les garçons quittent ordinairement la bande vers l’âge de treize ans), et enfants des deux sexes, de six à treize ans. Le chef de la bande, gangmaster, est un ouvrier de campagne ordinaire, généralement un mauvais sujet, noceur, ivrogne, mais entreprenant et débrouillard. C’est lui qui recrute la bande ; elle travaille sous ses ordres, non ceux du fermier. Ce chef prend d’ordinaire l’ouvrage à la tâche, et son gain, qui en moyenne ne dépasse guère celui de l’ouvrier ordinaire, dépend presque tout entier de l’habilité avec laquelle il sait, dans le moins de temps possible, tirer de sa bande le plus de travail possible. Les fermiers savent, par expérience, que les femmes ne travaillent bien que sous l’autorité dictatoriale de l’homme, mais que, d’autre part, les femmes et les enfants, une fois lancés, se dépensent avec une fougue véritable, ainsi que l’avait remarqué Fourier, tandis que l’ouvrier mâle adulte, plus avisé, se ménage le plus qu’il peut. Le gangmaster va d’une ferme à l’autre, et occupe sa bande six à huit mois de l’année. Il est en conséquence pour les familles ouvrières un client plus avantageux et plus sûr que le fermier isolé, qui n’emploie les enfants qu’occasionnellement. Cette circonstance établit si bien son influence dans les villages que dans beaucoup d’endroits on ne peut se procurer des enfants sans son intermédiaire.

« Les vices de ce système sont l’excès de travail imposé aux enfants et aux jeunes filles, les marches énormes qu’il leur faut faire pour se rendre chaque jour à des fermes éloignées de cinq, six, et parfois sept milles (de huit à onze kilomètres), et pour en revenir, et enfin la démoralisation du gang. Bien que le chef soit armé d’un long bâton, il ne s’en sert que rarement, et un traitement brutal de sa part est une exception. C’est un empereur démocratique, ou quelque chose comme le « meneur de rats » de la légende allemande. Il a besoin d’être populaire parmi ses sujets, et il se les attache par les attraits d’une vie de bohème. Licence désordonnée, joyeux sans-gêne, libertinage effronté sont les caractéristiques du gang. Ordinairement, la paie a lieu dans un cabaret, après quoi, le chef, titubant, s’appuyant de droite et de gauche sur deux robustes commères, prend la tête de la colonne, tandis que derrière lui enfants et filles, tapageurs, suivent en entonnant des chansons obscènes. Il n’est pas rare de voir des filles de treize ou quatorze ans grosses du fait de garçons du même âge. Les villages qui fournissent le contingent du gang deviennent des Sodomes et des Gomorrhes, et présentent la moitié plus de naissances illégitimes que les autres localités du royaume.

« La bande, dans la forme classique qui vient d’être décrite, s’appelle bande publique, commune, ou ambulante (public, common, tramping gang). Il existe aussi des bandes privées (private gangs). Celles-là sont composées comme la bande publique, mais sont moins nombreuses, et travaillent sous les ordres, non d’un gangmaster, mais d’un vieux valet de ferme que le fermier ne saurait plus comment occuper autrement. Ici, ce n’est plus la joyeuse vie de bohème, mais, d’après les dépositions recueillies, les enfants y sont de plus en plus mal payés et plus mal traités.

« Ce système qui, dans ces dernières années, s’est constamment étendu, n’existe évidemment pas pour le bon plaisir du chef de bande. Il existe parce qu’il enrichit les gros fermiers et les propriétaires. Les petits fermiers n’emploient pas les bandes ; elles ne sont pas non plus employées sur les terres pauvres. Un propriétaire, redoutant des mesures répressives qui auraient pu amener une diminution de sa rente, déclara devant la commission d’enquête, avec colère, que tout le tapage fait à ce propos venait seulement du nom donné au système : il suffira, dit-il, de remplacer le nom de bande par celui d’Association coopérative industrielle-agricole de la jeunesse rurale, et personne n’y trouvera à redire. « Le travail par bandes est meilleur marché que tout autre travail, et voilà pourquoi on l’emploie », a dit un ancien gangmaster. « Le système des bandes est le moins cher pour les fermiers, et sans contredit le plus pernicieux pour les enfants », a déclaré un fermier. Il est certain qu’il n’y a pas de méthode plus ingénieuse pour que le fermier puisse maintenir son personnel bien au-dessous du niveau normal, tout en ayant toujours à sa disposition, pour chaque besogne extra, un personnel extra ; pour qu’il puisse obtenir la plus forte somme de travail possible avec la moindre dépense possible, et pour que les ouvriers mâles adultes soient rendus superflus. Sous prétexte que les travailleurs agricoles font défaut et émigrent vers les villes, et que d’autre part le travail manquerait pour les occuper aux champs d’une manière permanente, le système des bandes est déclaré indispensable. »

CHAPITRE X : L’accumulation primitive

Nous voici arrivés à la fin de notre drame.

Nous avons rencontré un jour le travailleur sur le marché, où il était venu pour vendre sa force de travail, et nous l’avons vu contracter d’égal à égal avec l’homme aux écus. Il ne savait pas encore combien serait dur le chemin du calvaire qu’il devait gravir, il n’avait pas encore approché de ses lèvres l’amer calice qu’il devait vider jusqu’à la lie. L’homme aux écus, qui n’était pas encore devenu capitaliste, n’était alors que modeste possesseur d’une minime richesse, timide, incertain de la réussite de l’entreprise dans laquelle il engageait toute sa fortune.

Voyons maintenant comment a changé la scène.

L’ouvrier, après avoir, par son premier surtravail, donné naissance au capital, a été opprimé par le travail excessif d’une journée excessivement prolongée. Par la plus-value relative, le temps de travail nécessaire à son entretien fut restreint, et prolongé celui du surtravail, destiné à nourrir toujours plus richement le capital. Dans la coopération simple, nous avons vu l’ouvrier, soumis à une discipline de caserne, et entraîné par le courant de tout un enchaînement de forces de travail, s’exténuer toujours plus pour alimenter davantage le capital sans cesse grossissant. Nous avons vu l’ouvrier mutilé, avili et déprimé au plus haut point par la division du travail, dans la manufacture. Nous l’avons vu endurer les indicibles souffrances matérielles et morales que lui a causées l’introduction des machines dans la grande industrie. Exproprié de la dernière parcelle de sa vertu d’artisan, nous l’avons vu réduit à l’état de simple serf de la machine, transformé, de membre qu’il était d’un organisme vivant, en appendice vulgaire d’un mécanisme, torturé par le travail vertigineusement intensifié de la machine, qui à chaque instant menace d’arracher un lambeau de ses chairs, ou de le broyer complètement dans ses terribles engrenages ; et, de plus, nous avons vu sa femme et ses jeunes enfants devenus les esclaves du capital. Et pendant ce temps le capitaliste, immensément enrichi, lui paie un salaire qu’il peut à son bon plaisir diminuer, tout en se donnant l’air de le maintenir au même taux, ou même de l’augmenter. Enfin, nous avons vu l’ouvrier, temporairement inutilisé par l’accumulation du capital, passer de l’armée industrielle active à la réserve, puis tomber ensuite pour toujours dans l’enfer du paupérisme. Le sacrifice est consommé !

Mais comment cela a-t-il pu arriver ?

D’une façon bien simple. L’ouvrier était, il est vrai, possesseur de sa force de travail, avec laquelle il aurait pu produire chaque jour beaucoup plus que ce dont il avait besoin pour lui et pour sa famille ; mais il lui manquait les autres éléments indispensables, c’est-à-dire les moyens de travail et les matières premières. Dépourvu donc de toute richesse, l’ouvrier a été forcé, pour gagner sa vie, de vendre son unique bien, sa force de travail, à l’homme aux écus, qui en a fait son profit. La propriété individuelle et le salariat, fondements du système de production capitaliste, ont été la cause première de tant de souffrances.

Mais c’est une iniquité ! C’est un crime ! Qui donc a conféré à l’homme le droit de propriété individuelle ? Et comment l’homme aux écus a-t-il pu se trouver en possession d’une « accumulation primitive »[26], origine de tant d’infamies ?

Une voix terrible sort du temple du dieu Capital, et crie : Tout cela est juste, parce que tout cela est écrit dans le livre des lois éternelles. Il y eut autrefois un temps, très lointain, où les hommes vaguaient encore libres et égaux sur la terre. Un petit nombre d’entre eux furent laborieux, sobres et économes ; tous les autres furent paresseux, jouisseurs et dissipateurs. La vertu fit riches les premiers, le vice fit misérables les seconds. Ceux qui formaient le petit nombre eurent le droit (eux et leurs descendants) de jouir des richesses, vertueusement accumulées ; tandis que ceux qui formaient le grand nombre furent contraints par leur misère à se vendre aux riches, furent condamnés à perpétuité à les servir, eux et leurs descendants.

Voilà comment expliquent la chose certains amis de l’ordre bourgeois. « Voilà l’insipide enfantillage que M. Thiers[27], par exemple, pour défendre la propriété, rabâche encore, avec solennité, aux Français jadis si spirituels. »

Si telle eût été, en effet, l’origine de l’accumulation primitive, la théorie qui en dérive serait aussi juste que celle du péché originel et celle de la prédestination. Le père a été paresseux et jouisseur, le fils doit être voué à la misère. Celui-ci est le fils d’un riche, il est prédestiné à être heureux, puissant, instruit, robuste, etc. ; celui-là est le fils d’un pauvre, il est prédestiné à être malheureux, faible, ignorant, abruti, etc. Une société fondée sur une loi semblable devra certainement finir comme ont fini déjà tant d’autres sociétés, moins barbares et moins hypocrites, tant de religions et de dieux, en commençant par le christianisme, dans les lois duquel on trouve des exemples analogues de justice.

Nous pourrions nous arrêter ici, s’il nous était permis de rester sur cette impertinence bourgeoise. Mais notre drame a un dénouement digne de lui, comme nous le verrons tout à l’heure, en assistant à son dernier acte.

Ouvrons l’histoire, cette histoire écrite par les bourgeois, et pour l’usage de la bourgeoisie ; cherchons-y l’origine de l’accumulation primitive, et voici ce que nous y trouverons.

À l’époque la plus reculée, des groupes de population nomade s’établirent dans les localités les mieux situées et les plus favorisées de la nature. Ils fondèrent des villes, se mirent à cultiver la terre, et à se livrer aux diverses occupations qui pouvaient être nécessaires à leur bien-être. Mais, au cours de leur développement, ces groupes se rencontrèrent et s’entrechoquèrent, et il s’en suivit des guerres, des meurtres, des incendies, des rapines et des carnages. Tout ce que possédaient les vaincus devint la propriété des vainqueurs, y compris les personnes des survivants, qui furent tous réduits en esclavage.

Voici l’origine de l’accumulation primitive dans l’antiquité. Venons au Moyen Age.

Dans cette seconde époque de l’histoire, nous ne trouvons qu’une série d’invasions : peuples conquérants faisant irruption dans les pays plus riches occupés par d’autres peuples ; et toujours le même refrain de massacre, de pillage, d’incendie, etc. Tout ce que possédaient les vaincus devint la propriété des vainqueurs, avec cette seule différence que les survivants ne furent pas réduits en esclavage, comme dans l’Antiquité, mais eurent à subir un autre genre de servitude, et devinrent, en qualité de serfs, la propriété des seigneurs, avec la terre à laquelle ils étaient attachés. Au Moyen Age nous ne trouvons donc pas davantage la moindre trace de cette application au travail, de cette sobriété et de cette économie chantées par la doctrine bourgeoise comme la source de l’accumulation primitive. Et il faut noter que le Moyen Âge est l’époque à laquelle les plus illustres de nos possesseurs actuels de richesse se vantent de faire remonter leur origine.

Mais arrivons, pour terminer, à l’époque moderne.

La révolution bourgeoise a détruit la féodalité, et transformé le servage en salariat. Mais en même temps elle a enlevé au travailleur le peu de moyens d’existence que lui assurait le régime du servage. Le serf, bien qu’il dût travailler la plus grande partie du temps pour son seigneur, avait pourtant un lopin de terre ainsi que les moyens et le temps nécessaires pour le cultiver. La bourgeoisie a détruit tout cela et a fait du serf un libre travailleur, qui n’a pas d’autre alternative que de se faire exploiter, de la façon que nous avons vue, par le premier capitaliste venu, ou de mourir de faim.

Entrons maintenant dans les détails. Ouvrons l’histoire d’un peuple, et voyons comment a eu lieu l’expropriation des populations agricoles, et la formation de ces masses ouvrières destinées à fournir leur force de travail aux industries modernes. Nous prendrons, comme de coutume, nos exemples en Angleterre, parce que, l’Angleterre étant le pays où la maladie que nous étudions se trouve à l’état le plus avancé, c’est elle qui peut nous offrir le meilleur champ d’observation.

« En Angleterre, le servage avait disparu en fait vers la fin du XIVe siècle. L’immense majorité de la population se composait alors, et plus encore au XVe siècle, de paysans libres et propriétaires, quel que fût d’ailleurs le terme féodal sous lequel était plus ou moins dissimulé leur droit de possession. Dans les grands domaines féodaux, l’ancien bailif[28], qui était lui-même un serf, était remplacé par un fermier libre. Les salariés de l’agriculture se composaient en partie de paysans propriétaires qui occupaient leurs moments de loisir à travailler chez les grands propriétaires fonciers, en partie d’une classe peu nombreuse de véritables salariés. Mais ces derniers aussi étaient en même temps, jusqu’à un certain point, des paysans indépendants, car, outre leur salaire, ils avaient la jouissance d’une étendue de terrain de quatre acres au minimum et d’un cottage. Ils partageaient en outre, avec les paysans proprement dits, la jouissance des terres communales, sur lesquelles, ils envoyaient paître leur bétail, et qui leur fournissaient le combustible, bois, tourbe, etc.

« Le prélude de la révolution qui créa les fondements du mode de production capitaliste se joua dans le dernier tiers du XVe et le premier tiers du XVIe siècle. Le licenciement des suites féodales des seigneurs jeta sur le marché une masse de prolétaires sans feu ni lieu ; masse qui fut considérablement accrue par l’usurpation des biens communaux, et par l’expulsion des paysans de terres sur lesquelles ils avaient eu, dans le régime féodal, autant de droits que les seigneurs. En Angleterre, la cause immédiate et particulière de ces expulsions fut l’épanouissement des manufactures de drap en Flandres, et l’augmentation du prix de la laine qui en fut la conséquence. Transformation des terres labourables en pâturages à moutons, tel fut alors le mot d’ordre. Harrison décrit la ruine du pays causée par l’expropriation des petits paysans. « Qu’importe à nos grands usurpateurs ! » Les habitations des paysans et les cottages des ouvriers agricoles furent démolis, ou voués à l’abandon. « Si on veut consulter les anciens inventaires de chaque domaine seigneurial, on trouvera que d’innombrables maisons de petits cultivateurs ont disparu, que la campagne nourrit beaucoup moins d’habitants qu’autrefois, que beaucoup de villes sont déchues, bien que quelques autres, fondées depuis, prospèrent… Des villes et des villages qu’on a détruits pour faire des parcs à moutons, et où il ne reste plus que la demeure des seigneurs, je pourrais faire une longue énumération. »

« Une nouvelle et terrible impulsion fut donnée à l’expropriation violente des masses populaires, au XVIe siècle, par la Réforme et le vol colossal des biens de cette Eglise qui en fut la suite. L’Eglise catholique était, à l’époque, propriétaire, sous la forme féodale, d’une grande partie du sol anglais. La suppression des couvents, etc., jeta les habitants de leurs anciens domaines dans le prolétariat. Les biens de l’Eglise furent pour la plupart donnés à d’avides favoris, ou vendus à vil prix à des citadins, à des fermiers spéculateurs, qui commencèrent par expulser en masse les anciens tenanciers héréditaires. Le droit de propriété, légalement consacré, qu’avaient les campagnards pauvres sur une partie de la dîme ecclésiastique, fut confisqué sans phrase. Dans la quarante-huitième année du règne d’Elisabeth, on fut forcé de reconnaître officiellement le paupérisme par l’établissement de la taxe des pauvres. « Les auteurs de cette loi eurent honte d’en avouer les motifs et, contrairement à l’usage traditionnel, ils la publièrent sans aucun préambule. » (Cobbett). Sous Charles Ier, elle fut déclarée perpétuelle, et ne fut modifiée qu’en 1834, pour recevoir une forme plus dure : alors comme indemnité de l’expropriation subie, on fit aux pauvres un châtiment.

« Au temps d’Elisabeth, quelques propriétaires et quelques riches paysans de l’Angleterre méridionale, s’étant réunis, rédigèrent sur l’interprétation à donner à la loi des pauvres dix questions, qu’ils soumirent à l’avis d’un célèbre jurisconsulte. Voici un extrait de ce mémoire : « Quelques-uns des riches fermiers de la paroisse ont projeté un plan fort sage, par lequel on peut éviter toute espèce de désordres dans l’exécution de la loi. Ils proposent la construction d’une prison dans la paroisse. À tout pauvre qui ne consentira pas à se laisser enfermer dans cette prison, on refusera l’assistance. On fera ensuite annoncer dans le voisinage que si quelqu’un est disposé à prendre à louage les pauvres de cette paroisse, il ait à remettre, à un jour fixé, un pli cacheté indiquant le plus bas prix auquel il les prendrait. Les auteurs de ce plan supposent qu’il existe dans les comtés voisins des personnes qui n’ont pas le goût du travail, et qui ne possèdent pas la fortune ou le crédit nécessaire pour acquérir une ferme, ou un vaisseau, de façon à pouvoir vivre sans travailler. Ces gens-là pourraient être disposés à faire à la paroisse des propositions très avantageuses. Si quelques-uns des pauvres placés sous la garde du contractant venaient à décéder, c’est sur lui que la faute en retomberait, car la paroisse aurait rempli ses devoirs envers ses pauvres. Nous craignons toutefois que la loi actuelle ne permette pas de semblables mesures de prudence ; mais il faut que vous sachiez que le reste des francs-tenanciers de ce comté et des comtés voisins se joindra à nous pour engager leurs représentants à la Chambre des communes à proposer un bill[29] qui autorise l’emprisonnement des pauvres avec travail forcé, de façon que tout pauvre qui refusera de se laisser emprisonner perde son droit à l’assistance. Cette mesure, nous l’espérons, empêchera que les indigents aient besoin d’être assistés. »

« Au XVIIIe siècle, la loi elle-même devint l’instrument du vol des terres du peuple. La forme parlementaire de ce vol est celle des « lois sur la clôture des terres communales » (bills for inclosures of commons), en d’autres termes des décrets par lesquels les landlords s’adjugent eux-mêmes la propriété populaire comme propriété privée, des décrets d’expropriation du peuple. Sir F. M. Eden a cherché à représenter la propriété communale comme étant la propriété privée des landlords qui ont pris la place des seigneurs féodaux ; mais il se réfute lui-même en demandant que le Parlement vote un statut général qui sanctionne une fois pour toutes la clôture des communaux : car il reconnaît par là qu’un coup d’État parlementaire est nécessaire pour légaliser les changements des biens communaux en propriétés privées, et en même temps il réclame une indemnité pour les cultivateurs pauvres. S’il n’y avait pas d’expropriés, il n’y aurait évidemment personne à indemniser.

« Dans le Northamptonshire et le Lincolnshire, dit Addington en 1772, il a été procédé en grand à la clôture des terrains communaux, et la plupart des nouveaux domaines résultant de ces opérations sont transformés en pâturages ; par suite, dans beaucoup de domaines il ne se trouve pas cinquante acres de terres labourées, là où on en labourait autrefois quinze cents… Des ruines de maisons d’habitation, de granges, d’étables, etc., sont les seules traces restant des anciens habitants. En beaucoup d’endroits où il y avait des centaines de maisons et de familles, on n’en trouve plus que huit ou dix. Dans la plupart des paroisses, où la clôture n’a eu lieu qu’il y a quinze ou vingt ans, le nombre de propriétaire est très minime comparé à celui des agriculteurs qui labouraient la terre lorsque les champs étaient ouverts. Il n’est pas rare de voir usurpés par quatre ou cinq riches éleveurs de bétail de vastes domaines, récemment clôturés, qui se trouvaient précédemment entre les mains de vingt à trente fermiers, et de nombreux petits propriétaires et tenanciers. « Tous ces anciens occupants ont été expulsés de leurs possessions avec leurs familles, ainsi qu’un grand nombre d’autres familles qui étaient occupées et entretenues par eux. » Ce ne sont pas seulement des terrains en friche, mais souvent des terres cultivées par des particuliers qui payaient une redevance à la commune, ou cultivées en commun, qui furent annexées par le lord voisin sous prétexte de « clôture ». Le Dr Price dit : « Je parle ici de la clôture de champs ouverts et de terres cultivées. Les écrivains mêmes qui sont partisans de clôtures conviennent que, dans ce cas, elles diminuent les cultures, élèvent les prix des subsistances, et produisent la dépopulation… Et même la clôture de terres incultes, telle qu’elle se pratique aujourd’hui, dérobe au pauvre une partie de ses moyens de subsistance, et agrandit la dimension de fermes qui sont déjà trop étendues. Quand la terre tombe entre les mains d’un petit nombre de gros fermiers, les petits fermiers » – dont Price a parlé plus en haut en ces termes : « une foule de petits propriétaires et de petits fermiers qui se nourrissent, eux et leurs familles, des produits de la terre affermée par eux, de la viande des moutons, de la volaille, des porcs, etc., qu’ils envoient sur le pâturage communal, en sorte qu’ils n’ont guère besoin d’acheter des subsistances » – « se trouvent transformés en autant de gens qui doivent gagner leur vie en travaillant au service d’autrui et sont forcés d’aller acheter au marché tout ce dont ils ont besoin. Il se fera plus de travail peut-être, parce qu’il y aura plus de contrainte… Les villes et les manufactures grandiront, parce qu’un plus grand nombre de personnes se verront forcées d’aller y chercher une occupation. Voilà dans quelle direction agit naturellement la concentration des fermes, et elle a agi en fait dans ce royaume en ce sens-là depuis nombre d’années. En somme, la situation des classes inférieures du peuple a empiré presque sous tous les rapports, les petits propriétaires et les petits fermiers ont été réduits à l’état de journaliers et de mercenaires ; et, en même temps, la vie, dans cette condition, est devenue plus difficile à gagner. » L’usurpation des terres communales et la révolution qui s’en est suivie dans l’agriculture ont agi en effet d’une manière si dure sur les travailleurs agricoles que, d’après Eden, entre 1765 et 1780 leur salaire commença à tomber au-dessous du minimum et dut être complété au moyen de secours officiellement distribués. Leur salaire, dit-il, « n’était plus suffisant pour les besoins indispensables de la vie ».

« Au XIVe siècle, on a perdu naturellement jusqu’au souvenir du lien qui avait uni l’agriculteur à la propriété communale. Pour ne pas parler de temps plus anciens, le peuple des campagnes a-t-il jamais reçu un liard d’indemnité pour les 3 millions 511 770 acres de terrains communaux qui, entre 1801 et 1831, lui ont été volés et que les landlords se sont adjugés eux-mêmes par la voie parlementaire ? »

Le dernier procédé, d’une portée historique, employé pour exproprier les travailleurs des campagnes doit être étudié en particulier dans les Highlands d’Écosse : c’est là qu’il a été appliqué de la manière la plus féroce.

« George Ensor dit dans un livre publié en 1818 : « Les grands seigneurs d’Ecosse ont exproprié des familles comme ils eussent arraché des mauvaises herbes, ils ont traité des villages entiers et leur population comme les Indiens traitent, dans leur vengeance, les repaires des bêtes féroces. On trafique d’un homme pour une toison de brebis, pour un gigot de mouton, pour moins encore… Au temps de l’invasion des provinces septentrionales de la Chine on proposa, dans le Grand Conseil des Mongols, d’exterminer la population et de transformer les terres en pâturages. Beaucoup de propriétaires des Highlands ont mis cette proposition à exécution dans leur propre pays contre leurs propres compatriotes. »

« À tout seigneur tout honneur. C’est à la duchesse de Sutherland que revient l’initiative la plus mongolique. Dès que cette dame, formée à l’école des économistes, eut pris le gouvernement de ses domaines, elle décida d’appliquer un remède radical, et de transformer en pâturages à moutons le comté tout entier, dont la population, à la suite d’opérations du même genre, pratiquées antérieurement, se trouvait déjà réduite au chiffre de quinze mille habitants. De 1814 à 1820 ces quinze mille personnes, formant environ trois mille familles, furent systématiquement expulsées. Tous leurs villages furent détruits et brûlés, tous leurs champs furent convertis en pâturages. Des soldats anglais furent commandés pour cette opération, et en vinrent aux mains avec les indigènes. Une vieille femme périt dans les flammes de sa cabane, qu’elle refusait d’abandonner. (Ouvrez les oreilles, bourgeois qui déclamez contre l’emploi révolutionnaire du pétrole ! Le feu a été pendant de longues années employé contre le prolétariat. C’est votre histoire qui vous le dit.) C’est ainsi que la noble dame s’appropria 794 000 acres de terres qui de temps immémorial avaient appartenu au clan.

« Une partie des dépossédés fut absolument chassée ; à l’autre partie, on assigna, au bord de la mer, six mille acres à raison de deux acres par famille. Ces six mille acres étaient restés incultes jusque-là et n’avaient rapporté aucun revenu aux propriétaires. La duchesse poussa la générosité jusqu’à les affermer à un taux moyen de deux shillings six pence l’acre aux membres du clan qui depuis des siècles avaient versé leur sang pour la famille des Sutherland. Les terres volées au clan furent divisées en vingt-neuf grosses fermes à moutons, sur chacune desquelles fut établie une famille, pour la plupart des valets de ferme anglais. En 1825, les quinze mille highlanders étaient remplacés par 131 000 moutons.

Ceux des indigènes qui avaient été relégués au bord de la mer avaient cherché à se procurer des moyens d’existence en s’adonnant à la pêche. Devenus de véritables amphibies, ils vivaient, selon l’expression d’un écrivain anglais, moitié sur terre et moitié dans l’eau, ce qui, malgré tout, ne leur permettait de vivre qu’à moitié. Mais l’odeur de leur poisson arriva jusqu’aux narines de leurs maîtres ; et ceux-ci, flairant quelque profit à faire, affermèrent le rivage aux grands marchands de marée de Londres. Les highlanders furent chassés une seconde fois.

« Enfin une dernière métamorphose s’accomplit. Une partie des pâturages à moutons fut convertie en terrains de chasse… Le professeur Leone Lévi, dans un discours prononcé en avril 1866 devant la Société des Arts, dit : « Dépeupler le pays et convertir les terres arables en pacages, c’était au début le moyen le plus commode d’obtenir des revenus sans bourse délier… Bientôt la substitution des terrains de chasse aux pâturages devint un événement ordinaire dans les Highlands. Le daim prit la place du mouton, comme le mouton avait pris celle de l’homme… D’immenses districts, qui avaient figuré dans la statistique de l’Ecosse comme des prairies d’une fertilité et d’une étendue exceptionnelles, sont maintenant rigoureusement privés de toute sorte de culture et d’amélioration, et consacrés aux plaisirs d’une poignée de chasseurs, qui n’y viennent que pendant quelques mois de l’année. » Vers la fin de mai 1866, un journal écossais disait : « Une des meilleures fermes à moutons du Sutherlandshire, pour laquelle, à l’expiration du bail en cours, on avait offert un fermage de cent mille livres sterling, va être convertie en terrain de chasse. » »

D’autres journaux, à cette même date, ont parlé de ces instincts féodaux, qui se développent de plus en plus en Angleterre ; mais l’un d’eux a conclu, avec des chiffres à l’appui, que le revenu des landlords ayant augmenté, la richesse nationale s’est accrue.

« La création et l’accroissement d’un prolétariat sans feu ni lieu est allée nécessairement plus vite que son absorption par les manufactures naissantes. D’autre part, des hommes brusquement arrachés à leurs conditions habituelles d’existence ne pouvaient s’adapter du premier coup à la discipline du nouvel ordre social. Ils se transformèrent, en très grand nombre, en mendiants, en voleurs, en vagabonds, quelquefois par un penchant naturel, le plus souvent par nécessité. De là, vers la fin du XVe siècle et pendant tout le XVIe, dans l’Europe occidentale, une législation sanguinaire contre le vagabondage. Les pères de la classe ouvrière actuelle ont été, tout d’abord, châtiés d’avoir été réduits à l’état de vagabonds et d’indigents. La loi les traita en criminels volontaires, comme s’il eût dépendu de leur bon vouloir de continuer à travailler dans des conditions qui avaient cessé d’exister.

« En Angleterre, cette législation commença sous le règne de Henri VII.

« Sous Henri VIII, en 1530, les mendiants âgés et incapables de travailler obtiennent une licence pour demander l’aumône. Les vagabonds robustes sont fouettés et emprisonnés. Attachés derrière une charrette, ils doivent être fustigés jusqu’à ce que le sang ruisselle de leur corps, puis s’engager par serment à retourner au lieu de leur naissance, ou à celui de leur domicile des trois dernières années, et à se remettre au travail. Quelle cruelle ironie ! La vingt-septième année du règne de Henri VIII, ce statut fut renouvelé, mais aggravé par des peines additionnelles. En cas de récidive, le vagabond devait être fouetté de nouveau et avait la moitié de l’oreille coupée ; à la seconde récidive, il était mis à mort comme malfaiteur dangereux et criminel d’Etat.

« Dans son Utopie, le chancelier Thomas More dépeint vivement la situation des malheureux qu’atteignaient ces lois atroces. « Il arrive, dit-il, qu’un glouton avide et insatiable, un vrai fléau pour son pays natal, peut s’emparer de milliers d’arpents de terre en les entourant de pieux et de haies, ou en tourmentant leurs propriétaires par des injustices qui les contraignent à tout vendre. De façon ou d’autre, de gré ou de force, il faut qu’ils déguerpissent tous, pauvres gens, cœurs simples, hommes, femmes, époux, orphelins, veuves, mères avec leurs nourrissons et tout leur avoir ; peu de ressources, mais beaucoup de têtes, car l’agriculture a besoin de beaucoup de bras. Il faut qu’ils traînent leurs pas loin de leurs anciens foyers, sans trouver un lieu de repos. Dans d’autres circonstances, la vente de leur mobilier et leurs ustensiles domestiques eût pu les aider, si peu qu’ils valent ; mais, jetés subitement dans le vide, ils sont forcés de les donner pour une bagatelle. Et quand ils ont erré çà et là et mangé jusqu’au dernier liard, que peuvent-ils faire d’autre que de voler ? – et alors, bon Dieu ! d’être pendus avec toutes les formes légales -, ou bien d’aller mendier ? et alors encore on les jette en prison comme vagabonds, parce qu’ils mènent une vie errante et ne travaillent pas, eux auxquels personne au monde ne veut donner de travail, si empressés qu’ils soient à s’offrir pour tout genre de besogne. » De ces malheureux fugitifs, dont Thomas More, leur contemporain, dit qu’on les force à vagabonder et à voler, « soixante-douze mille furent exécutés sous le règne de Henri VIII », à ce que raconte Holinshed dans sa Description de l’Angleterre.

« Un statut de la première année du règne d’Édouard VI, 1547, ordonne que tout individu qui se refuse à travailler soit adjugé comme esclave à la personne qui l’aura dénoncé comme fainéant. (Ainsi pour profiter gratis du travail d’un pauvre diable, il n’y avait qu’à le dénoncer comme réfractaire au travail.) Le maître doit nourrir son esclave de pain et d’eau, de boissons faibles et des restes de viande qu’il jugera convenable de lui donner. Il a le droit de le contraindre aux besognes les plus dégoûtantes, en usant du fouet et de la chaîne. Si l’esclave s’absente une quinzaine de jours, il est condamné à l’esclavage à perpétuité, et marqué au fer rouge de la lettre S (Slave, « esclave ») sur le front ou sur la joue ; à la troisième tentative de fuite, il doit être mis à mort comme criminel d’Etat. Le maître peut le vendre, le léguer par testament, le louer comme esclave, de la même façon que le bétail ou tout autre bien meuble. Si les esclaves entreprennent quelque chose contre leurs maîtres, ils doivent également être mis à mort. Les juges de paix, lorsqu’ils ont été informés, doivent faire rechercher ceux qui leur sont signalés. S’il est constaté qu’un de ces individus a fainéanté pendant trois jours, il doit être conduit à son lieu d’origine, marqué au fer rouge de la lettre v sur la poitrine, enchaîné, et employé à travailler sur les routes ou autrement. Si le vagabond a indiqué faussement une localité comme étant son lieu d’origine, il sera, en punition, condamné à l’esclavage à perpétuité au profit de cette localité et de ses habitants, et sera marqué de la lettre S. Tout le monde a le droit d’enlever aux vagabonds leurs enfants et de les retenir comme apprentis, les garçons jusqu’à vingt-quatre ans, les filles jusqu’à vingt. Si ces enfants se sauvent, ils deviennent jusqu’à cet âge les esclaves des maîtres d’apprentissage, qui ont le droit de les enchaîner, de les fustiger, etc., à leur volonté. Tout maître peut mettre à son esclave un anneau de fer au cou, au bras ou à la jambe, afin de mieux le reconnaître et de mieux s’assurer de lui. La dernière partie de ce statut prévoit le cas où certains pauvres seront occupés par la paroisse, ou par des personnes qui leur donneront à boire et à manger : cette espèce d’esclaves de la paroisse à manger s’est conservée en Angleterre jusqu’en plein XIXe siècle sous le nom de roundsmen (« hommes circulants »). Un champion des capitalistes fait cette remarque : « Sous le règne d’Edouard VI, les Anglais paraissent s’être très sérieusement occupés d’encourager les manufactures et de procurer du travail aux pauvres. Nous en avons la preuve dans un remarquable statut où il est dit que tous les vagabonds doivent être marqués au fer rouge, etc. » « Sous Elisabeth, il est ordonné, en 1572, que les mendiants non pourvus d’une licence et ayant dépassé l’âge de quatorze ans seront sévèrement fustigés, et marqués au fer rouge à l’oreille gauche, si personne ne veut les prendre à son service pour deux ans ; en cas de récidive, et s’ils sont âgés de plus de dix-huit ans, ils seront mis à mort, à moins que quelqu’un ne les prenne à son service pour deux ans ; mais au cas de nouvelle récidive ils seront exécutés sans miséricorde comme criminels d’Etat. Des statuts du même genre furent promulgués en 1576 et 1597. On pendait, sous ce règne, les vagabonds par files. Chaque année il y en avait trois ou quatre cents accrochés à la potence, ici ou là, dit Strype dans ses Annales : le seul comté de Somerset compta, en un an, quarante vagabonds pendus, trente-cinq marqués au fer rouge, et trente-sept fustigés. Cependant ajoute le philanthrope, « ce grand nombre de condamnés ne comprend pas la cinquième partie des délinquants, par suite de la négligence des juges de paix et de la sotte compassion du peuple… Dans les autres comtés de l’Angleterre, la situation n’était pas meilleure, et dans quelques-uns elle était pire. »

« Sous Jacques Ier, tous les individus trouvés sans domicile et mendiants doivent être déclarés vagabonds. Les juges de paix (tous, bien entendu, propriétaires fonciers, manufacturiers, ecclésiastiques, etc., investis de la magistrature correctionnelle) sont autorisés à les faire fustiger publiquement et leur infliger six mois de prison la première fois, et deux ans s’ils récidivent. Pendant la durée de leur emprisonnement, ils peuvent être fustigés de nouveau aussi souvent que les juges de paix le trouveront bon… Les vagabonds incorrigibles et dangereux seront marqués au fer rouge de la lettre R sur l’épaule gauche, et astreints au travail forcé ; et s’ils sont repris à mendier, ils seront mis à mort sans miséricorde, et privés des secours de la religion. Ces statuts ne furent abolis qu’en 1714. »

Voilà au milieu de quelles horreurs, au moyen de quelles mesures sanguinaires, s’est accomplie l’expropriation des populations agricoles, et la formation de cette classe ouvrière qui devait être livrée en pâture à la grande industrie. Nous voilà bien loin de l’idylle des économistes ! C’est le fer et le feu qui ont été à l’origine de l’accumulation primitive ; c’est le fer et feu qui ont préparé au capital le milieu nécessaire à son développement, la masse de forces humaines destinées à l’alimenter ; et si aujourd’hui le fer et le feu ne sont plus les moyens habituels employés par l’accumulation toujours croissante, c’est parce qu’elle dispose, pour les remplacer, d’un autre moyen beaucoup plus inexorable et beaucoup plus terrible, une des glorieuses conquêtes de la bourgeoisie moderne, un moyen qui forme une partie nécessaire de l’organisation même de la production capitaliste, un moyen qui agit de lui-même, sans bruit, sans scandale, un moyen tout à fait conforme à la civilisation : la faim.

Nous ne pouvons, dans ce court Abrégé, aborder encore l’histoire des exploits du capital dans les colonies. Nous renvoyons nos lecteurs aux récits des grandes découvertes maritimes, à commencer par celle de Christophe Colomb, et de toutes les colonisations, en nous bornant à citer à ce propos les paroles « d’un homme dont la ferveur chrétienne a fait tout le renom », W. Howitt[30], qui s’exprime ainsi : « Les barbaries et les atrocités exécrables perpétrées par les races dites chrétiennes, dans toutes les régions du monde et contre tous les peuples qu’elles ont pu asservir, ne trouvent leur équivalent à aucune époque de l’histoire universelle, chez aucune race, si sauvage, si grossière, si impitoyable, si éhontée qu’elle fût. »

« Si, comme le dit Marie Augier (Du Crédit public, 1842), « c’est avec des taches naturelles de sang sur une de ses faces que l’argent est venu au monde », le capital, lui, y est venu suant le sang et la boue par tous les pores. »

Et c’est là tout simplement de l’histoire, ô bourgeois, une triste histoire de sang bien digne d’être lue et méditée par vous qui savez, dans votre vertu exprimer une saine horreur pour la soif de sang[31] des révolutionnaires modernes ; par vous, qui déclarez ne pouvoir permettre aux travailleurs que le seul usage de moyens moraux[32].

CONCLUSION

Le mal est radical. Il y a longtemps déjà que le savent les travailleurs du monde civilisé, pas tous, certainement, mais un grand nombre ; et ceux-ci préparent les moyens propres à le détruire.

Ils ont considéré : 1°que la source première de toute oppression et de toute exploitation humaine est la propriété individuelle ; 2°que l’émancipation des travailleurs (l’émancipation humaine) ne peut être fondée sur une nouvelle domination de classe, mais sur la fin de tous les privilèges et monopoles de classe et sur l’égalité des droits et des devoirs ; 3°que la cause du travail, la cause de l’humanité, n’a pas de frontières ; 4°que l’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. Et alors une voix puissante a crié : « Travailleurs du monde entier, unissons-nous ! Plus de droits sans devoirs, plus de devoirs sans droits ! Révolution ! »

Mais la révolution invoquée par les travailleurs n’est pas un prétexte, n’est pas un moyen mis en avant pour atteindre un but déguisé. La bourgeoisie, elle aussi, comme tant d’autres, a invoqué un jour la révolution : mais c’était seulement pour supplanter la noblesse, et substituer au système féodal du servage le système plus raffiné et plus cruel du salariat. Voilà ce qu’on ose appeler le progrès et la civilisation ! Tous les jours nous assistons, effectivement, au ridicule spectacle de bourgeois qui s’en vont répétant le mot de révolution, sans autre but que de pouvoir grimper au mât de cocagne et conquérir le pouvoir. La révolution des travailleurs, c’est la révolution faite pour réaliser le contenu de l’idée révolutionnaire.

Le mot révolution pris dans son sens le plus large, dans son sens véritable, signifie retour au point de départ, transformation, changement. En ce sens, la révolution est l’âme de toute la matière infinie. En fait, tout, dans la nature, accomplit un cycle éternel, tout se transforme, mais rien ne se crée et rien ne se détruit ; et la chimie nous le démontre. La matière, demeurant toujours la même en quantité, peut changer de forme en des modes infinis. Quand la matière perd une ancienne forme et en prend une nouvelle, elle accomplit un passage de la vie ancienne, à laquelle elle meurt, à une vie nouvelle, à laquelle elle naît. Quand notre fileur, pour prendre un exemple familier, a transformé dix kilogrammes de coton en dix kilogrammes de filés, que s’est-il passé ? La mort de dix kilogrammes de matière sous la forme de coton brut, et leur renaissance sous la forme de filés. Et quand le tisserand transformera les fils en toile, que se passera-t-il ? Rien d’autre qu’un passage de la matière, de la vie sous forme de filés, à la vie sous forme de toile, comme auparavant elle avait passé de la vie sous la forme de coton brut à la vie sous forme de filés. La matière, donc, passant d’un mode de vie à un autre mode, vit en changeant sans cesse, en se transformant, en se révolutionnant.

Or, si la révolution est la loi de la nature, qui est le tout, elle doit être aussi nécessairement la loi de l’humanité, qui est la partie. Mais il y a sur la terre une poignée d’hommes qui ne pense pas ainsi, ou plutôt, qui ferme les yeux pour ne pas voir et les oreilles pour ne pas entendre.

Ici, j’entends un bourgeois qui me crie : « Oui, c’est vrai, la loi naturelle, la révolution réclamée par vous, est l’absolue régulatrice des actions humaines. La faute de routes les oppressions, de toutes les exploitations, de toutes les larmes et de toutes les ruines qui en dérivent, doit être imputée à cette inexorable loi que nous impose la révolution, la transformation continuelle : la lutte pour l’existence, l’absorption des plus faibles par les plus forts, le sacrifice des types moins parfaits au développement des types plus parfaits. Si des centaines de travailleurs sont immolés au bien-être d’un seul bourgeois, cela arrive, non point par la faute de celui-ci, qui en est au contraire affligé et désolé, mais par le décret de la seule loi naturelle, de la révolution. »

Si on veut parler de la sorte, les travailleurs ne demanderont pas mieux : car, en vertu de cette même loi naturelle qui veut la transformation, la lutte pour l’existence, la révolution, ils se préparent tout justement à être les plus forts, pour sacrifier toutes les plantes monstrueuses et parasites au complet et vigoureux développement de la splendide plante que doit être l’homme, complet et parfait, dans toute la plénitude de son caractère humain.

Mais les bourgeois sont trop timorés et trop pieux pour pouvoir faire appel à la loi générale de la révolution. Ils ont pu l’invoquer dans un moment d’ivresse ; mais, rentrés ensuite en eux-mêmes, ayant fait leurs comptes, et trouvé que les choses étaient bien comme elles étaient, ils se sont mis à crier à tue-tête : « Ordre, religion, famille, propriété, conservation ! » Et c’est ainsi qu’après être arrivés, par le massacre, l’incendie et la rapine, à conquérir le poste de dominateurs et d’exploiteurs du genre humain, ils croient pouvoir arrêter le cours de la révolution ; ils ne voient pas, dans leur stupidité, que leurs efforts ne font autre chose que préparer à l’humanité, et à eux-mêmes par conséquent, des maux affreux, par les explosions, éclatant à l’improviste, de la force révolutionnaire follement comprimée.

La révolution – une fois abattus les obstacles matériels qu’on lui oppose, et laissée libre de suivre son cours – suffira, à elle seule, à réaliser parmi les hommes le plus parfait équilibre, l’ordre, la paix et le bonheur le plus complet, parce que les hommes, dans leur libre développement, ne procéderont pas à la façon des bêtes brutes, mais comme des êtres humains, éminemment raisonnables et sociables, qui comprennent que nul homme ne peut être vraiment libre et heureux sinon dans la liberté et le bonheur commun de toute l’humanité. Plus de droits sans devoirs, plus de devoirs sans droits. Donc, non plus lutte pour l’existence entre un homme et un autre homme, mais lutte pour l’existence de tous les hommes contre la nature[33], afin de s’approprier la plus grande somme possible de forces naturelles pour l’avantage de toute l’humanité. [34]

Le mal une fois connu, il est facile d’en apercevoir le remède : la révolution pour la révolution, c’est-à-dire la révolution réalisant le contenu de l’idée révolutionnaire.

Mais comment feront les travailleurs pour rétablir le cours de la révolution ?

Ce n’est pas ici le lieu de développer un programme révolutionnaire, déjà élaboré de longue main et publié ailleurs dans d’autres livres ; nous nous bornerons, pour conclure, à répondre par ces paroles, recueillies de la bouche d’un travailleur, et placées en tête de ce volume comme épigraphe : « L’ouvrier a tout fait ; et l’ouvrier peut tout détruire, parce qu’il peut tout refaire. »

ANNEXE

Deux lettres inédites.
Lettre de Carlo Cafiero à Karl Marx, et réponse de Marx.

L’Abrégé du Capital de Marx (d’après la traduction de J. Roy) fut écrit par Cafiero dans l’hiver 1877-1878, tandis qu’il était détenu avec ses amis dans la prison de Santa Maria Capua Vetere à la suite du mouvement insurrectionnel tenté en avril 1877 dans les provinces de Bénévent et de Caserte. L’opuscule parut en 1879 en un petit volume de la Biblioteca socialista, éditée par C. Bignami e C. A Milan.

Le verdict du jury de la Cour d’assises de Bénévent ayant rendu à la liberté, en août 1878, les insurgés de la « bande du Matèse », Cafiero, l’année suivante, fit un séjour en France. Il se trouvait au village des Molières, près de Limours (Seine-et-Oise), lorsqu’il reçut d’Italie quelques exemplaires de son petit livre. Il s’empressa d’envoyer deux de ces exemplaires à Karl Marx[35], en les accompagnant de la lettre suivante[36] :

Les Molieres, 23 Luglio 1879.

Stimatissimo Signore,

Le spedisco col medesimo corriere due copie délia Sua opéra Il Capitale, da me brevemente compendiata.

Avrei voluto rimetterglieLe prima, ma ora solamente mi è riuscito di ottenerne almne copie dalla benevolenza di un amico, che con suo interuento è riuscito a determinare la pubblicazione del libro.

Anzi, se la pubblicazione l’avrei potuto fare a mie spese, avrei desiderato sottomettereprima il manoscritto al Suo esame. Ma nel timoré di vedermi sjuggire un occasione favorevole, mi affrettai a consentire alla pubblicazione propostami. Ed è solamente ora che mi è dato rivolgermi a Lei, per pregarLa a volermi dire se nel mio studio mi è ruiscito comprendre ed espri-mere l’esatto concetto dell’autore.

La prego, Signore, a voler gradire le espressioni del mio più vivo rispetto ed a credermi

Suo devotissimo

Carlo Cafiero

Aux Molieres, canton de Limours (Seine-et-Oise)

Mr. Karl Marx, 41, Maitland Park Road, N. London.

Traduction :

Les Molieres, 23 juillet 1879.

Très estimé Monsieur,

Je vous expédie par le même courrier deux exemplaires de votre œuvre Le Capital, brièvement résumé par moi.

J’aurais voulu vous les envoyer plus tôt, mais c’est maintenant seulement que j’ai réussi à obtenir quelques exemplaires de la bienveillance d’un ami, qui par son intervention a réussi à déterminer la publication du livre.

Même, si j’avais pu faire la publication à mes frais, j’aurais désiré soumettre auparavant le manuscrit à votre examen. Mais dans la crainte de me voir manquer une occasion favorable, je me suis empressé de consentir à la publication qui m’était proposée. Et c’est seulement maintenant qu’il m’est donné de m’adresser à vous pour vous prier de vouloir me dire si dans mon étude j’ai réussi à comprendre et à exprimer la pensée exacte de l’auteur.

Je vous prie, Monsieur, de vouloir agréer les expressions de mon plus vif respect et de me croire

Votre très dévoué

Carlo Cafiero

Aux Molières, canton de Limours (Seine-et-Oise)

Mr. Karl Marx, 41, Maitland Park Road, N. London.

La lettre de Cafiero est écrite dans les formes cérémonieuses de la politesse italienne : l’italien emploie la troisième personne du singulier[37], en usant du pronom féminin (Le, Lei, La), orné d’une majuscule, pronom qui représente « Votre Grâce » ou « Votre Seigneurie », Cafiero avait de bonnes raisons pour demeurer réservé, tout en exprimant son estime et son respect pour la science et les travaux du célèbre communiste allemand.

Marx dut être passablement étonné de recevoir une lettre pareille, signée du nom de celui-là même qui avait présidé, en août 1872, à la veille du Congrès de La Haye, la fameuse Conférence de Rimini. C’est à Rimini, on le sait, que fut fondée par Cafiero, Fanelli, Pezza, Malatesta, Covelli, Costa, etc., cette Fédération italienne de l’internationale qui avait déclaré « rompre toute solidarité avec le Conseil général de Londres », en constatant que ce Conseil « avait usé des moyens les plus indignes, comme la calomnie et la mystification, pour réduire l’internationale à l’unité de sa doctrine spéciale ». Cafiero avait énergiquement lutté pour l’autonomie, et la cause qu’il avait défendue avait pleinement triomphé l’année suivante, en 1873, par l’abolition du Conseil général. Mais son cœur était étranger aux animosités personnelles : il ne se battait que pour le relèvement de l’humanité opprimée, pour l’émancipation des travailleurs. Cafiero crut, en 1877, trouver dans le Capital un arsenal rempli « d’armes toutes neuves, d’instruments et de machines de toute sorte, que le génie du penseur a su extraire de toutes les sciences modernes » ; et aussitôt il regarda comme son devoir, « dans l’intérêt de la cause du travail », d’essayer de mettre ces armes à la portée du peuple italien, en écrivant « un Abrégé facile et court du livre de Marx ». Ce sont les propres expressions de sa préface.

L’auteur du Capital rendit justice aux intentions de Cafiero. Il sut comprendre, on aime à le croire, ce qu’il y avait de générosité, de droiture et de désintéressement dans cet admirable caractère ; et il constata aussi – non sans surprise, peut-être – que l’Abrégé écrit par le socialiste révolutionnaire italien dans sa prison était un travail sérieux, consciencieux, œuvre d’une intelligence ouverte et lucide[38].

Il répondit, en français (Cafiero ne savait pas l’allemand, et Marx, qui lisait l’italien, ne l’écrivait pas), par une lettre écrite sur un ton cordial, où il rendit à l’ancien adversaire du Conseil général ce témoignage, que son Abrégé était le meilleur de ceux qui avaient paru jusqu’alors.

Nous avons sous les yeux le brouillon de cette réponse (ce brouillon nous a été communiqué par Mme Lafargue, ainsi que la lettre de Cafiero). Marx écrivait péniblement et incorrectement le français, cette schikanöse Sprache, cette « langue difficultueuse », comme l’appelait Engels, dépité de n’avoir pu réussir à s’en rendre maître (lettre à Sorge, du 14 juin 1873). En outre, il tenait évidemment, dans la circonstance, à peser avec prudence toutes ses expressions, pour ne dire que ce qu’il était expédient de dire. Aussi ce brouillon porte-t-il des ratures sans nombre ; chaque phrase a été tournée et retournée, essayée, puis tantôt définitivement rejetée, tantôt récrite jusqu’à ce qu’une forme définitive fût trouvée : et cette application montre quelle importance Marx attachait à sa réponse.

La voici, telle qu’elle sortit de cette laborieuse toilette, et avec ses particularités de langue, d’orthographe et de ponctuation :

29 juillet 1879

41, Maitland Park Road

London. NW.

Cher citoyen,

Mes remerciements les plus sincères pour les deux exemplaires de votre travail ! Il y a quelque temps que j’ai reçu deux travaux semblables, l’un écrit en serbe, l’autre en anglais (publié dans [sic] les Etats-Unis) ; mais péchant l’un et l’autre par ceci : en voulant donner un résumé succinct et populaire du « Capital », ils s’attachaient en même temps trop pédantiquement à la forme scientifique du développement. De cette manière, ils me semblent manquer plus ou moins leur but principal, celui d’impressionner le public auquel les résumés sont destinés. Et voilà la grande supériorité de votre travail !

Quant au concept de la chose, je ne crois pas me tromper en attribuant aux considérations exposées dans votre préface une lacune apparente, savoir la preuve que les conditions matérielles nécessaires à l’émancipation du prolétariat sont d’une maniéré spontanée engendrées par la marche de l’exploitation capitaliste. Du reste, je suis de votre avis – si j’ai bien interprété votre préface – qu’il ne faut pas surcharger l’esprit des gens qu’on se propose d’éduquer. Rien ne vous empêche de revenir en temps opportun à la charge pour faire ressortir davantage cette base matérialiste du « Capital ».

En renouvellant mes remerciements, je suis votre très dévoué

Karl Marx.

Les ratures de cette lettre de Marx sont plus intéressantes que la lettre elle-même. En particulier, il existe sur le brouillon, vers le milieu du second alinéa, un certain nombre de fragments de phrase, récrits jusqu’à trois et quatre fois, que l’auteur a vainement cherché à souder les uns aux autres pour en former un tout. De guerre lasse, voyant qu’il n’y réussissait pas, se disant en outre-probablement – que l’idée qu’il tentait d’exprimer ainsi exigerait des développements trop étendus pour une simple lettre de remerciement, il a fini par tout biffer au moyen de plusieurs traits transversaux. Nous reproduisons ci-après ces fragments.

Voici d’abord des bouts de phrase qui devaient se rattacher immédiatement au passage où on lit : « la preuve que les conditions matérielles nécessaires à l’émancipation du prolétariat sont d’une manière spontanée engendrées par la marche de la production capitaliste », ce sont les suivants :

… en même temps que la lutte des classes quelle implique…

… la lutte des classes sortant elle-même de ces conditions matérielles…

… le mouvement issu de ces conditions matérielles aboutissant en dernier lieu à une révolution sociale…

Puis une affirmation nette de l’importance théorique de ce côté de la question qu’avait omis de traiter Cafiero :

… cette base matérialiste dont l’absence est, à mon avis…

… cette base matérialiste est ce qui, de mon avis, distingue le socialisme critique et révolutionnaire de ses prédécesseurs…

… c’est de mon avis précisément la base matérialiste…

Vient ensuite une phrase presque achevée, qui devait s’enchâsser dans la période :

Comme Darwin montre qu’à certain degré de développement historique l’animal devait fatalement se transformer, nous devons prouver que la société…

Cette comparaison ébauchée fait voir, sous une forme plus claire et plus saisissante que bien des longues pages, la façon dont Marx conçoit l’histoire sociale. Elle nous fait aussi toucher du doigt son procédé de raisonnement. Darwin, dit-il, a montré que l’animal « devait fatalement » se transformer en homme ; nous, à notre tour, nous devons prouver que la société capitaliste se transformera fatalement en société communiste.

Mais, répondrons-nous, Darwin et les autres naturalistes n’ont pas, que nous sachions, « montré que l’animal devait fatalement se transformer en homme » ; et, de plus ils n’avaient pas, eux, à prouver la nécessité d’un événement futur : il s’agissait d’une évolution déjà accomplie, d’un passé dont les étapes sont visibles. Les naturalistes ont eu seulement à observer des choses concrètes, à constater des faits, à montrer et à comparer des crânes, etc. ; tandis que pour les transformations futures de la société, on ne peut que pour former des hypothèses, hasarder des prédictions.

Cependant Marx insiste : « Nous devons prouver », dit-il ; il faut prouver à tout prix. Et où prendrons-nous les preuves ? Eh, parbleu ! dans le mouvement dialectique, la fameuse dialektische Bewegung, qui donne la clef, nous dit-on, du développement historique de l’humanité !

On le voit, cette simple phrase d’un brouillon de lettre permet de constater la différence fondamentale entre la méthode du naturaliste – qui est la bonne – et celle du dialecticien.

À la fin de l’alinéa, Marx est revenu sur la question de la « base matérialiste ». Il avait mis d’abord dans son brouillon : « pour faire ressortir davantage cette base matérialiste du socialisme moderne… »

Puis il s’est repris, et plus modestement – ou plus orgueilleusement – il a écrit, comme texte définitif : « cette base matérialiste du Capital ».

Il a hésité sur la manière de terminer sa lettre, et sur le choix de la formule de salutation à employer. Il s’y est repris à quatre fois.

Il essaie d’abord d’une phrase complimenteuse :

En attendant, j’espère que votre travail trouvera de…

Puis, d’une phrase qui fait entrevoir le désir de renouer les anciennes relations d’avant 1872 :

J’espère que notre correspondance se…

Il se ravise, biffe compliment et souhait, et les remplace par une formule banale :

J’ai l’honneur d’être votre très dévoué…

Mais il trouve ce style trop froid, et pour finir, à la banalité sèche substitue la cordialité affable : « En renouvelant mes remerciements, je suis votre très dévoué… »

Les relations entre Marx et Cafiero en restèrent là ; la correspondance ne continuera pas. En 1881 se manifestèrent chez notre pauvre ami les premiers symptômes de la maladie mentale qui devait éteindre sa belle intelligence.

JAMES GUILLAUME
Article paru dans La Vie ouvrière le 5 février 1912.

[1] James Guillaume (1844-1916), militant libertaire suisse, principal animateur de la Fédération jurassienne au sein de la Ière Internationale.

[2] Carlo Pisacane (1818-1857), patriote italien qui participa à plusieurs soulèvements.

[3] Errico Malatesta (1853-1932), militant anarchiste italien, cf. Fabio Santin & Elis Fraccaro, Malatesta, Éditions libertaires, 2003.

[4] Giuseppe Mazzini (1805-1872), figure majeure des républicains italiens du XIXe siècle. Sa pensée mêle jacobinisme et déisme. Son influence s’affaiblit à mesure que les idées socialistes et anarchistes gagnèrent en importance en Italie.

[5] La première Internationale est le théâtre de la rupture entre marxistes et anarchistes. Il y a au premier plan le conflit entre deux hommes : Marx et Bakounine. Ce dernier arrive au sein de l’Association internationale des travailleurs (A.I.T.) en 1868 avec des manies d’incorrigible comploteur. Il a fondé peu avant ['Alliance démocratique des socialistes, que certains voient comme l’avant-poste d’une société secrète destinée à prendre le contrôle de l’internationale. C’est d’ailleurs un proudhonien belge, César de Paepe, qui en premier s’oppose aux manœuvres du révolutionnaire russe : « Ne comprenez-vous pas que si les travailleurs ont fondé l’internationale, c’est précisément parce qu'ils ne veulent plus d’aucune sorte de patronage, pas plus celui de la démocratie socialiste que tout autre ; qu’ils veulent marcher par eux-mêmes et sans conseillers, et que, s’ils acceptent dans leur association des socialistes qui par leur naissance et leur situation privilégiée dans la société actuelle n’appartiennent pas à la classe déshéritée, c’est à la condition que ces amis du peuple ne forment pas une catégorie à part, une sorte de protectorat intellectuel ou d’aristocratie de l’intelligence, des chef en un mot, mais qu’ils restent confondus dans les rangs de la grande masse prolétarienne ! » (Lettre de César de Paepe à l’Alliance, 1868). Marx, de son côté, exagère jalousement les intrigues de Bakounine, qui, selon lui, voulait « soumettre l’internationale au gouvernement secret, hiérarchique et autocratique de l’Alliance ; [afin] de transformer l’internationale en une organisation hiérarchiquement constituée... soumise à une orthodoxie officielle et à un régime non seulement autoritaire, mais absolument dictatorial». En bref : « Bakounine ne demande qu’une organisation secrète d’une centaine de personnes, les représentants privilégiés de l’idée révolutionnaire... L’unité de pensée et d’action ne signifie rien d’autre qu’orthodoxie et obéissance aveugle. Perinde ac cadaver. Nous sommes en pleine Compagnie de Jésus. » (Un complot dans l’internationale, 1872.) Marx se voit retourner l’accusation de jésuitisme, alors qu’il cherche à imposer une direction politique par le biais du Conseil général de Londres. Ces rivalités d’influence ne doivent néanmoins pas cacher les dissensions de fond qui animent l’internationale. C’est autour des questions du communisme d’Etat et de la constitution d’un parti centralisé que se creuse le fossé entre communistes dits autoritaires et antiautoritaires. Après le drame de la Commune de Paris, l’opposition éclate à nouveau lors des débats de l’internationale à La Haye de 1872. Les motions marxistes sur la constitution de l’internationale en parti politique l’emportent au vote contre les partisans de l’autonomie et du fédéralisme des sections qui récusent également la participation aux élections. La victoire à l’arraché de Marx se solde par l’exclusion de Bakounine (absent des débats) et de James Guillaume. En fait, l’internationale se scinde en deux : le Conseil général émigre à New York, loin des turbulences européennes, jusqu’à son extinction en 1876 ; tandis que la Fédération jurassienne amenée par James Guillaume et la Fédération italienne font renaître une A.I.T. sur des principes antiautoritaires au Congrès de Saint-Imier le 16 septembre 1872.

[6] On trouvera l’histoire détaillée de la Baronata au tome III de L’Internationale, Documents et Souvenirs, par James Guillaume, Paris, Stock, 1909. (Éditions Gérard-Lebovici, 1985, NdE). [Note de J. G. ]

[7] C’est lors de ce Congrès que furent exposés les principes anarchistes de la propagande par le fait : « la fédération italienne croit que le fait insurrectionnel — destiné à prouver par les faits les principes socialistes - est le moyen le plus efficace de propagande et le seul qui, sans corrompre ni tromper les masses, puisse pénétrer dans les plus profondes couches sociales et attirer les forces vives de l’humanité dans la lutte que l’Internationale mène ! »

[8] En avril 1877, 30 internationalistes tentent de mener une insurrection dans le massif du Matèse au sud de l’Italie. Sans violence, ils prennent le village de Letino et brûlent les papiers administratifs ainsi que le portrait du roi. Cafiero s’adresse en dialecte aux villageois pour leur exposer les principes du communisme libertaire : « Liberté, justice et une nouvelle société sans Etat, sans maîtres ni esclaves, sans soldats ni propriétaires. » L’événement prend un tour messianique par l’intervention du curé qui explique aux paroissiens enthousiastes que les internationalistes sont « les vrais apôtres envoyés par Dieu». Le jour suivant, le village de Gallo est occupé de la même manière. Mais les insurgés ont été trahis par Vicenzo Farina, un vieux garibaldien qui devait leur servir de guide. Et six jours après le début de leur aventure, à l’endroit où des compagnons devaient les rejoindre, ce sont près de 12000 carabiniers qui les encerclent. Des coups de feu sont échangés et deux gendarmes sont atteints, dont l’un succombera à ses blessures. Enfermée pendant plus d’un an avant d’être jugée, « la bande du Matèse » est finalement acquittée en août 1878.

[9] Membre de la section française de l’internationale, communard, d’abord proche de la section jurassienne, il tente de jouer un rôle de conciliateur entre marxistes et anarchistes. En 1876, il rompt avec les anarchistes et se rapproche de Jules Guesde et des marxistes.

[10] Agents bonapartistes payés pour exacerber le bellicisme dans le peuple lors de la guerre de 1870.

[11] Le nihiliste Netchaïev se présente à Bakounine en mars 1869. D’abord fasciné par l’énergie du jeune homme, le vieux révolutionnaire l’aide même à rédiger Le Catéchisme révolutionnaire puis rompt avec celui qui se révèle un être froid, brutal et fanatique. Guillaume fait ici référence à la lettre de menaces qu’avait écrite Netchaïev - de sa seule initiative et sans en informer Bakounine - à l’éditeur russe de ce dernier afin qu’il renonce à la traduction du Capital et à l’avance versée. Marx se servit de cette lettre pour calomnier Bakounine.

[12] Pour prendre la mesure du niveau d’instruction à l’époque, rappelons quen 1861, 74 % de la population italienne était analphabète, [NdE]

[13] Karl Marx, Le Capital, traduction], Roy, Paris, éditeurs Lachâtre et Cie. Les passages extraits textuellement de l’œuvre de Marx seront toujours placés entre guillemets. [Note de J.G.]

[14] Référence aux coopératives de production créées à Paris en février 1848 pour les chômeurs et dont la suppression provoqua l’insurrection ouvrière de juin 1848. [N.d.E.]

[15] Marx, op.cit. – Les passages placés entre guillemets sont tantôt la réunion de phrases isolées du Capital, qui ont été rapprochées les unes des autres et soudées ensemble, tantôt des fragments d’un passage plus étendu. Naturellement, dans ce travail de réunion et de séparation, il a été souvent nécessaire d’ajouter quelques mots au texte. Il est bon que le lecteur en soit averti. [Note de Cafiero.]

[16] Le mot de « coopération » est pris ici dans son sens étymologique strict (co-opération), où il signifie simplement action de concourir à une œuvre commune. Dans la langue d’aujourd’hui, le travail coopératif s’entend de celui qu’exécutent des ouvriers « qui, au lieu de donner à un patron leur travail en échange d’un salaire, mettent en commun leurs épargnes et leur travail pour exercer eux-mêmes une industrie où chacun d’eux a part au travail comme aux pertes » (Dictionnaire Hatzfeld-Darmesteter). Ici Marx l’entend autrement : il s’agit de l’emploi de la force collective mise au service d’un patron qui la dirige et l’exploite à son profit. [Note de J.G.]

[17] Destutt de Tracy l’appelle « concours de forces ». [Note de Marx.]

[18] Métier à tisser automatique. [NdE]

[19] Lois qui limitent, en Angleterre, la durée de la journée de travail à un nombre d’heures donné. [Note de Cafiero.]

[20] Cafiero paraphrase ici un passage du Préambule des statuts généraux de l’Internationale, rédigé par Marx, passage incomplètement reproduit dans le texte français des statuts, et dont voici le texte anglais : « The economical subjection of the man of labour to the monopolizer of the means of labour, that is the source of life, lies at the bottom of servitude in all its forms… » [Note de J.G.]

[21] Ce terme de rente (signifiant ce que le capital rend, ce que le capital produit) exprime la conception fausse qui représente le capital comme productif. [Note de J. G.]

[22] Marx dit, au sujet de cet excédent relatif de population ouvrière : « La loi de la décroissance proportionnelle du capital variable et de ia diminution correspondante dans la demande de travail... a pour résultat la production d’une surpopulation relative. Nous l’appelons relative, parce qu’elle provient, non d’un accroissement positif et absolu de la population ouvrière, mais de ce que, par rapport aux besoins du capital, une partie de la population ouvrière est devenue superflue, inutilisable, et constitue par conséquent un excédent relatif. » [Note de J. G.]

[23] Char des divinités hindoues Jagannàtha, Vishnu, Balabadra portées par la foule. [NdE]

[24] Il s’agit ici de ce qu’on a appelé la loi de Malthus, selon laquelle la population s’accroît plus rapidement que ne peut s’accroître la quantité des substances. [Note de J. G.]

[25] Les lois des pauvres (Poor laws) ont pour objet de remédier au paupérisme au moyen de la « taxe des pauvres » (Poor Tax) et des « maisons de travail » (Workhouses). [Note de J. G.]

[26] Previous accumulation (Adam Smith). [Note de J.G.]

[27] Adolphe Thiers (1797-1877), homme politique français qui réprima la Commune de Paris. [NdE]

[28] Magistrat local. [NdE]

[29] Loi, ordonnance ou décret. [NdE]

[30] Pionnier de l’anthropologie. [NdE]

[31] « La libidine di sangue». Acte d’accusation contre les insurrectionnalistes de la bande insurrectionnelle (sic) de San Lupo, Letino et Gallo, en avril 1877. [Note de Cafiero.]

[32] Aménité dite par un magistrat au cours du procès susmentionné. [Note de Cafiero.]

[33] Sur ce point, il faut admettre que les progressistes du XIXe siècle partageaient avec les capitalistes une vision anthropocentriste de la nature comme une adversité exploitable à l’infini. [NdE]

[34] La même conception de la libre et spontanée organisation d’une société humaine émancipée par la Révolution avait été exposée par Errico Malatesta au huitième Congrès général de l’internationale à Berne (séance du 28 octobre 1876) : « La société n’est pas l’agrégation artificielle, opérée par la force, ou au moyen d’un contrat, d’individus naturellement réfractaires. C’est au contraire un corps organique vivant, dont les hommes sont les cellules concourant solidairement à la vie et au développement du tout. Elle est régie par des lois immanentes, nécessaires, immuables comme toutes les lois naturelles. Il n’existe pas un pacte social, mais bien une loi sociale... Par l’habitude, qui correspond, dans le développement de l’humanité, à ce qu’on appelle, en mécanique, la force d’inertie, les formes sociales tendent à se perpétuer ; le devoir du révolutionnaire est de faire tous ses efforts pour que ces formes se transforment continuellement et se maintiennent toujours au niveau des progrès moraux et intellectuels de l’humanité. S’il en est d’autres qui éprouvent d’enrayer et de ralentir le mouvement social, à nous la marche en avant de l’humanité ne paraît pas plus semée de périls que ne l’est le cours des astres. » [Note deJ. G.]

[35] Cafiero, à l'âge de vingt-quatre ans, en 1870, avait connu Marx pendant un séjour à Londres. [Note de J. G.]

[36] Avant de donner la traduction de la lettre, nous la faisons précéder du texte italien, pour que les périodiques d'Italie qui voudront reproduire ce document ne soient pas obligés de le retraduire sur la version française.

[37] Dans la traduction, nous avons dû y substituer la seconde personne du pluriel. [Note de J. G.]

[38] Lorsque, par l’intermédiaire du citoyen N. Riazanov, je fis demander en 1909 à Mme Laura Lafargue, comme à la représentante des héritiers de Marx, si elle ferait opposition à la publication de ma traduction française de l’opuscule de Cafiero, elle répondit que, bien loin de s’y opposer, elle verrait cette publication avec plaisir, parce que « son père considérait le travail de Cafiero comme un très bon résumé populaire de sa théorie de la plus-value». [Note deJ. G.]


Compendio del Capitale, Carlo Cafiero, 1878. Traduit de l’italien par James Guillaume, Stock, 1910 (première édition française).