Titre: Une "écologie" naturaliste, tendanciellement patriarcale, homophobe et transphobe
Auteur·e: Bohybunel Benoît
Date: 2016
Source: Consulté le 20 novembre 2016 de benoitbohybunel.over-blog.com

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Exemples
Citations de Pierre Rabhi, un « décroissant » d’aujourd’hui

Pierre Rabhi, à propos de « la » « Famille » :

« Et bien disons la famille, c’est une communauté naturelle, que la vie a établie, de cette façon. Et bien disons qu’il y a le père la mère, les enfants, tout cela représente une communauté, on pourrait dire viscérale, biologique, on ne pourrait pas la récuser. »

Pierre Rabhi, à propos du mariage homosexuel :

"Oui, toutes ces nouvelles idées… Il n’en reste pas moins vrai que ce qui n’est pas récusable et que ce qui a été depuis l’origine de l’humanité c’est que l’homme, la femme procréent et ont des enfants et constituent un groupe sociale biologique. Et ça personne ne peut le récuser. Alors on a beau avoir toutes sortes de discours, de théories, de thèses et d’antithèses cela n’enlève rien à cette réalité là."

Pierre Rabhi, à propos d’un enfant élevé par un couple homosexuel :

« C’est à dire qu’il risque d’être mis devant un fait accompli d’avoir deux papas et deux mamans et de n’être pas dans ce qu’on appelle la norme. Et quand on dit la norme c’est la norme, on ne peut pas tourner autour du pot, il ne peut pas y avoir de procréation sans un homme et une femme. »

Définition de la norme, par Pierre Rabhi :

« La nature elle-même. C’est que pour qu’il y ait procréation, il faut mâle et femelle (...). Une chèvre a besoin d’un bouc, la vache a besoin d’un taureau. Donc ça c’est une loi invariable à laquelle même les homosexuels doivent leur propre existence. »[1]

Conceptions homophobes et transphobes du collectif « technocritique » de Pièces et main d’oeuvre

Le collectif « technocritique » de Pièces et main d’œuvre considère que les transsexuel-le-s/transgenres, que les chirurgiens, disent-ils, « équipent ou débarrassent suivant les cas, d’un pénis détesté ou désiré », que les intersexes, que le dit « lobby LGBT » et que « l’élite gay et lesbienne », qui aurait selon eux la mainmise sur le monde de la mode, et voudrait « imposer l’homonormalité », doivent être associé-e-s à la « dérive » « technologique » moderne, pourquoi pas au projet « transhumaniste » totalitaire.[2]

Un positionnement réactionnaire d'un certain écologiste, à l’occasion du débat sur le mariage pour tous

Thierry Jacaud, "La vérité pour tous" :

« Dans le cas particulier des unions homosexuelles, un enfant pourrait alors avoir officiellement deux mères (et pas de père) ou deux pères (et pas de mère) : le discours légal contredirait alors la réalité de l’existence de deux parents biologiques de sexe différent. »

« Si le projet de loi devait être adopté, ce serait une négation sidérante de la nature, l’aboutissement consternant de notre société industrielle qui détruit la nature non seulement dans la réalité mais aussi dans les esprits. L’homme se prend pour un démiurge : nucléaire, OGM, nanotechnologies… sans jamais mettre la moindre limite à son action. "No limits", tel est le slogan des ultralibéraux qui définissent le nouveau politiquement correct. »

Commentaires

Ces trois interventions sont bien sûr issues de mouvances politiques différenciées. La seconde affiche explicitement son rejet de l'homosexualité et de la transsexualité. Les deux autres, plus "dialectiques", s'insèrent dans un discours général plus "humaniste", plus "universaliste", qui se veut donc "complexe", et qui prônera d'ailleurs "l'acceptation des différences", mais qui définira, précisément, ces "différences", en fonction d'une "normalité", d'une "naturalité", elles-mêmes impensées.

Ce qui devra retenir l'attention, ce seront bien certaines structures idéologiques communes.

On opposera, dans les trois cas, à "la technique", hypostasiée, ou à "l'artifice", au "simulacre", une certaine "nature humaine", elle-même figée, déterminée, non dynamique, et qui serait "menacée" par cette "technique". Une telle "nature humaine" sera définie en fonction d'une identité biologique immuable du vivant humain, elle-même associée à l'identité biologique de toute vie, animale ou végétale. Elle implique les définitions catégoriques d'une "famille", d'une "sexualité", et de "genres", compris comme "normaux", ce qui suppose, politiquement, une "normalisation" précise et "responsable", et certaines "différenciations" corrélatives.

Cette "critique" manichéenne et binaire de « la » « technique » en général, qui viendrait « corrompre » quelque « nature humaine » « normale », relève d'une idéologie biologisante qui tente de définir un "être" fixe de l'existant, qu'il faudrait prendre en "considération". Mais cette idéologie ne voit pas qu'elle est elle-même construite socialement et historiquement, et que l'idée de "nature fixe", qu'elle mobilise, qui n'est jamais qu'une élaboration théorique déterminée, ne peut être elle-même, par définition, considérée comme immuable et éternelle.

Par ailleurs, outre le fait que cette "critique" est franchement nauséabonde, car ontologiquement patriarcale, indépendamment des "bonnes intentions" de ses défenseurs, elle n’est pas une critique conséquente du capitalisme : car c’est en ciblant les structures de dépossessions matérielles massives de la technologie en régime capitaliste, et surtout leurs fonctions de domination, très spécifiques, que l’on pourra, en effet, les destituer.

Pourquoi dira-t-on, donc, que cette "nature", que cette "normalité", que ces trois "technocritiques" convoquent, implicitement ou explicitement, est elle-même une construction sociale et historique récente, très moderne, et qu'elle s'auto-contredit, de ce fait, en elle-même ?

Arendt indique déjà certaines directions : dans le chapitre 2 de La crise de la culture, elle montre que la réduction de la vie humaine individuelle, a priori linéaire et historique, à des déterminations biologiques cycliques, à l'ordre de la Zoé, est une réduction typiquement moderne, que les totalitarismes du XXème siècle finiront par "exploiter" de façon désastreuse, mais qui se poursuit dans les sociétés libérales plus tardives.

Le caractère spécifiquement moderne de ces assignations biologisantes est encore mieux compris si l'on considère le projet économique moderne : le capitalisme.

Le capitalisme est un ordre productiviste et fonctionnaliste, en un sens également « biologisant » : les individus au travail sont réduits à n'être que l'actualisation d'une pure "force", énergétique, physiologique, de travail. Ce fonctionnalisme colonise tous les aspects de la vie, dans la mesure où c'est l'exploitation de cette "force" énergétique, permettant l'augmentation de la valeur économique, qui concentre tous les regards. Il déterminera donc une division rationnelle des activités de la production et de la reproduction de la vie, ou de la force de travail, dans les espaces privés. Ce fonctionnalisme de la reproduction de la vie dans l'espace privé, vie définie comme pure puissance physiologique, assignera les individus à de « genres », à des « sexualités » déterminées, en fonction du "rôle" qu'ils jouent (ou ne jouent pas) dans la dynamique productive et reproductive générale.

Ce capitalisme « fonctionnaliste », « biologisant », dès lors, sera, bien sûr, structurellement patriarcal, sexiste, homophobe, et transphobe. Ce sont ses techniques mêmes de gestion de l’existant, techniques calculatrices et rationnelles, qui rendent « nécessaires » puis « opérantes », de telles discriminations. Le "féminin", assigné à la tâche de l'engendrement et de l'entretien de la force de travail, dans le foyer privé, subit les divisions et réductions "adéquates". Les existences "homosexuelles" ou "hors-genre", définies comme "stériles", "inaptes à engendrer", subissent d'autres réductions et discriminations spécifiques.

L'assignation patriarcale des femmes à la "gestation" exclusive, et à ses "responsabilités" corrélatives, dans le foyer, certes plus archaïque que la modernité capitaliste, sera déterminée néanmoins de façon nouvelle et spécifique, au sein de cette modernité, de façon beaucoup plus amorale et impersonnelle, si bien que ce patriarcat, recomposé, définit lui-même une "naturalité biologique" inédite, qu'il faut savoir penser en tant que telle.

Quoi qu'il en soit, "biologisme", "naturalisme" patriarcal moderne, et technologies classistes, travaillistes, de la domination, et de la destruction, ne s'opposent absolument pas au sein du capitalisme, mais sont les deux faces d'une même pièce.

Ce n'est pas d'abord le "rejet affectif" des "différences" qui fonde ces dominations ou discriminations : comme réductions fonctionnelles, elles relèvent de déterminations calculantes, amorales et aveugles à l'empiricité des existences. Le "rejet affectif" de "l'autre" qui est "différent", ne vient que se surajouter à ces déterminations calculantes, il n'est en rien une cause immédiatement motrice dans cette affaire : il n'est qu'un effet, lui-même provoqué par une division plus primordiale, rationnelle et instrumentale, des forces individuelles et collectives, division relative à un ordre (re)productif organisé formellement ; rétroactivement, certes, un tel affect haineux consolide cette division fonctionnelle, laquelle, ainsi renforcée, produit en retour le développement affermi de cet affect, etc., indéfiniment.

Les individus humains semblent donc devoir se conformer particulièrement à un ordre "biologique" fixe, car c'est d'abord la détermination passive de la survie physiologique qu'organise la société de la valeur synthétisée par le travail social. Mais cette "naturalité" n'a rien de transhistorique : elle émerge au moment où ce travail, précisément, devient à ce point indifférencié, qu'il est réduit à des composantes "physiologiques" indéterminées, sans contenu concret propre. La "nature" non-humain à laquelle on se référera pour "justifier" cette naturalité "normale "de l'organisation sociale et familiale sera elle-même, à son tour, une construction historiquement déterminée, s'adaptant à de telles injonctions : le devenir de cette nature non-humaine, dynamique, ainsi que sa complexité, sont niés par de telles constructions idéologiques, pour que des analogies précises entre l'ordre de la valeur économique et cet "ordre" non-humain fantasmé, soient rendus possibles, et pour mieux légitimer le premier (Spencer).

Lorsque ce capitalisme développe une folie meurtrière, comme national-socialisme, son « fonctionnalisme » devient à ce point délirant qu’il finit par exterminer ces individus qui n’auraient pas une « sexualité » « productive » (homosexuel-le-s), de même qu’il « devra » exterminer aussi les individus « non viables » pour la « nation », ou pour son économie « réelle » (handicapé-e-s, tziganes non "territorialisés", juifs et juives assignés au "capital financier" "sans attache").

Son correspondant « pétainiste » défendra l’idée d’une « famille » « naturelle », c’est-à-dire : patriarcale, idée indissociable d'un ordre industriel et technique travailliste, et d'un ordre national "organique", massifiant les consciences autour d'un projet "commun" de division productive ("travail, famille, patrie").

La critique anti-technique, ou se voulant « écologique », ou « anticapitaliste », qui finira par prôner une « norme » « naturelle » « familiale » (implicitement patriarcale), qui confondra l’homosexualité, l’intersexualité, ou la transsexualité, avec quelque « dérive » « productiviste » ou « technologique », ne fera en fait que défendre les valeurs que le capitalisme, primitivement, et aujourd’hui de façon plus insidieuse, défend lui-même d’emblée. C'est l'idée fonctionnelle, capitaliste, moderne, de "naturalité biologique" sexuelle, familiale, génétique, que cette critique défend de fait, et donc elle défend également toutes les technologies biopolitiques, juridiques, sociales, induites par cette idée.

Le mariage homosexuel, les techniques chirurgicales permettant le changement de sexe, qui sont timidement rendus possibles aujourd’hui, s’annoncent donc d’abord comme des contre-tendances, au sein d’une dynamique qui fonctionnalise toujours plus les genres et les sexualités. Le droit à l'avortement, de même, que nos trois "technocritiques" n'évoquent pas, mais qui pourraient le définir comme "non-naturalité" "déviante", sans contredire leurs principes axiologiques, ce droit acquis grâce à des luttes féministes déterminées, est bien aussi un contre-tendance au sein du fonctionnalisme moderne industriel et biologisant. Ces « techniques » de gouvernementalité, ou ces « techniques » médicales, permettent en effet de contrecarrer quelque peu les structures techniques massives, capitalistes, qui tendent à étouffer toujours plus ce que cet ordre considère comme des « déviations » par rapport à une « norme » productive idéologiquement naturalisée.

Mais il y a là en jeu, également, un calcul amoral, stratégique, sans que ce calcul puisse être rattaché à des intentions toujours conscientes ou formulées (on parle ici d'un système impersonnel, dont les gestionnaires portent les "intérêts", mais en tant qu'ils sont aussi, globalement, inconscients, réifiés par la totalité formelle qu'il enveloppe) : en effet, l’extension de la marchandisation du monde implique l’intégration relative de certaines franges traditionnellement exclues. Des "techniques" "adaptées", promouvant la "reconnaissance" inédite, mais relative, de ces franges traditionnellement exclues, doivent être mobilisées dans ce contextes. Certes, ces « techniques » nouvelles permettent des formes d’émancipations et de prises en charge matérielles qui furent attendues, revendiquées, et les acquérir est bien plus souhaitable que le fait de demeurer dans des situations psychologiques, matérielles, qui seraient beaucoup plus précaires et insupportables sans elles. Mais ces "techniques", non purement "démocratiques", ou "désintéressées", restent issues d'un ordre qui aura maintenu primitivement des formes d'assignations discriminant ces personnes qu'il "intègre" très relativement aujourd'hui. Ces techniques, en toute "logique", impliqueront donc aussi des subversions atténuées, des tutelles nouvelles : le fait de rester dépendantes, en étant « intégrées » par lui, à un ordre « républicain », « médical », « juridique », qui aura exclu à la base, fondamentalement, certaines formes « sexuelles » ou « genrées », « déviantes » ou « inférieures », c’est, pour des personnes toujours déjà réduites, n’obtenir qu’une reconnaissance tronquée, étouffée, par un "souci" de contrôle et par une méfiance jamais désactivés.

Une critique de ces techniques tardives de la "reconnaissance", non binaire, non manichéenne, doit oser se formuler. Par souci de "réalisme", elle doit reconnaître qu'elle ne fait que dessiner un horizon lointain, post-capitaliste, et qu'elle ne doit pas dénoncer bêtement les luttes existantes qui revendiquent l'amélioration ponctuelle et temporaire de ces techniques, ou encore le maintien, toujours menacé, des techniques qui ont été acquises difficilement, même si celles-ci restent ambivalentes (il faut bien vivre décemment, tant que le pire existe encore). Mais elle s'inscrit aussi dans des dynamiques formulant des exigences plus radicales, et plus globales, qui pourraient bien développer le germe révolutionnaire des luttes existantes, même les plus "réformistes".

Le « droit à l’avortement », par exemple, si l’on défendait jusqu’au bout l’idée d’égalité réelle, ne devrait plus être défini comme un « droit » formel dont bénéficierait simplement « les femmes », dans une société directement démocratique, prenant en considération toutes les personnes humaines. N’a-t-on jamais pensé également que l’homme qui met enceinte une femme, dans une situation où il n’est pas possible de garder l’enfant, « bénéficie » depuis toujours d’un droit, mais qui n’a jamais été contesté ou « acquis » ? Ce « droit de l’homme », il serait presque une « norme », un « droit naturel », sans qu’une législation « républicaine » spéciale doive le préciser, tant il serait « évident » qu’il serait son droit « éternel ». Lorsqu’on détermine un droit, c’est aussi que quelque chose aurait été « réclamé » : une femme aura à réclamer ce « droit », mais un homme bénéficie tellement de ce droit, qu’il lui paraîtrait absurde de le réclamer. Une femme « usant » de ce droit sera donc finalement, implicitement, accusée : on lui ferait une « faveur », elle aurait à se sentir « responsable » (Dolto par exemple, imagina qu’une femme se faisant avorter devait payer une « amende » symbolique). L’homme « viril » quant à lui n’aurait aucune « faveur » à « quémander », on lui avait déjà fait, toujours déjà, cette faveur de mettre enceinte qui il voudrait, sans jamais lui demander des comptes, dès sa naissance. En outre, comme « droit » seulement « légal », et donc, par principe, « acquis », qu’on peut perdre potentiellement, ce « droit à l’avortement » n’est pas encore une évidence éternelle, mais il reste toujours un sursis, négatif, menaçant.

Le « mariage homosexuel » est aussi un enjeu matériel important, et une reconnaissance acquise : mais la détermination négative de ce « mariage », perçu par les « citoyens » comme droit « quémandé », implique un déni de reconnaissance implicite. S’il s’accompagne de manifestations de rue homophobes, humiliantes pour les personnes concernées, c’est plus leur impossibilité d’obtenir une visibilité publique saine, que leur reconnaissance pleine, qui sera dévoilée.

Un couple homosexuel éduquant un enfant pourra être "permis" juridiquement. Mais des différenciations sont "exigées". En outre, selon certains discours naturalistes, "un papa, une maman", selon une "biologie" qui devient une prescription sociale, familiale, resteraient un cadre plus "naturel", plus "normal", et donc plus "sain" pour l'enfant. D'après ces focalisations obsessionnelles, les conditions matérielles ou psychiques d'existence ne comptent donc plus vraiment : la misère économique et sociale des existences familiales, et des existences tout court, pourtant massive, n'est plus le critère qui prévaut pour dénoncer des ordres dont on se scandalise, mais c'est une conception naturaliste de la famille qui doit définir le "bien-être" des enfants. On ne voit plus non plus que les assignations sexuelles essentialistes, liées à un système productiviste intrinsèquement destructeur, et qui conditionnent très souvent les existences dans les foyers privés, peuvent produire des dissociations graves pour les parents "biologiques", et donc pour l'enfant qu'ils éduquent, s'ils l'éduquent. En effet, une femme vivant dans une société où elle reste dévaluée économiquement, publicitairement, symboliquement, développant des relations conjugales de ce fait clivées, un homme assigné à une force physiologique de travail, à la production de valeur, à sa responsabilité de reproducteur dominant, peuvent devenir des parents qui développeront une éducation "produisant" une enfance désarçonnée, divisée, enfance qui reproduira, plus tard, devenue adulte, fréquemment, ces phénomènes de déprises sociales et psychologiques. Dire donc que les parents homosexuels pourraient produire une éducation "néfaste", c'est supposer implicitement, mais certainement, qu'une "bonne éducation", "saine en elle-même", hétérosexuelle, comparativement, existerait de façon structurelle, de façon majoritaire, aujourd'hui : c'est donc ne plus vouloir considérer le facteur, pourtant décisif, de la misère matérielle, qui rend pourtant l'existence familiale insupportable, et l'existence tout court, même, souffrance qu'on ne peut bien sûr pas du tout réduire à de simples enjeux de sexualité parentale. C'est en outre ne pas vouloir voir que l'éducation développée par des parents "biologiques" ou hétérosexuels peut être clivée, et précisément à cause de l'ordre normatif, fonctionnel, productiviste, patriarcal, qui assigne les êtres à des "genres" et à des "sexualités" naturalisées. De tels discours "critiques", donc, instrumentalisant eux-mêmes une idée abstraite de "l'enfance" "saine", nous empêchent de voir que de nombreux enfants aujourd'hui souffrent de leurs conditions d'existence, sans que le sexe de leurs parents ne soit le facteur décisif de cette souffrance, mais aussi que les enfants éduqués par un couple hétérosexuel peuvent souffrir des assignations biologiques subies par ce couple.

Ces écrans de fumée empêchent des prises en charge différenciées, et des transformations plus profondes, qui engagent aussi une critique radicale d'une certaine biopolitique et d'une certaine économie politique. Surtout, la "famille" que ces "technocritiques" défendent relève d'un naturalisme qui, très profondément, réduit l'être humain à ses déterminations physiologiques, et privent finalement l'individu qui apparaît dans le monde, l'être qui naît, de sa nouveauté et de sa singularité propre : ils encouragent la mutilation de l'enfance, et de sa nouveauté comme nouveauté.

Un enfant éduqué par deux personnes homosexuelles pourrait souffrir d'une chose précise : il pourrait sentir le poids du regard d'un ordre normatif qui déterminerait que sa situation est "non-naturelle", "anormale". Mais ce n'est pas alors les parents qu'il faudrait "accuser" ici, ou leur désir d'éduquer un enfant, ni même ce qui leur permet de satisfaire ce désir, mais bien l'idéologie naturaliste, déterminant des structures sociales spécifiques, qui produit cette souffrance éventuelle. Si cet enfant vit dans un monde où l'on n'instrumentalise plus sa nouveauté, où l'on ne réduit plus ceux qui l'éduquent et prennent soin de lui à des fonctions "sexuelles" ou "biologiques", si cet enfant vit dans un monde où les conditions matérielles d'existence sont vivables pour lui, et pour tous, alors il vit ce que tout enfant tend à vivre a priori, et sans plus ressentir un poids étouffant : il aime très simplement, et sans le moindre jugement, celles ou ceux qui l'accompagnent dans son développement, qu'il appelle, comme tout enfant aime à le faire, et comme tout parent aime à l'entendre : Papa et Maman, ou Papa et Papa, ou Maman et Maman, ou autres surnoms affectueux.

Le changement de sexe chirurgical, enfin, fait cesser des souffrances psychiques douloureuses. Il est en cela un progrès, juridique, éthique, médical, certain. Mais la pathologisation implicite de ce désir, via des « soins » médicaux « attentifs », est un rappel constant, dans un ordre qui continue de soumettre et d'assigner en même temps qu'il "intègre", à ce que serait une « norme » plus « acceptable », pour un système (re)productif « naturel ».

Plutôt que de voir, abjectement et stupidement, dans ces techniques ambivalentes, des « triomphes » de la « dénaturation » de « l’humain », « à l’ère de la technique », il faudrait apprendre à voir que ces personnes « bénéficient » ici de « techniques » de la « reconnaissance » encore très relatives, et que leurs souffrances, qui persistent, nécessitent, pour qu’elles soient enfin abolies, une abolition de toute technologie destructrice moderne, qui continue de les assigner structurellement, et non un rejet « naturaliste » de ce qu’elles sont et désirent devenir, rejet qui est entretenu globalement par l’ordre productiviste existant.

On cessera donc, par souci de conséquence, d'opposer une "technique" maléfique à une "nature" primitive ou "normale". On opposera bien plutôt une technique, une technologie, réifiante, productiviste, réductrice, spécifiquement moderne, accompagnée elle-même par une idéologie naturaliste, biologisante, à des créations de soi intensives et qualitatives, à des techniques soigneuses et dynamiques, mises au service des humains qui les utilisent, et permettant l'épanouissement réel de chacun et chacune. Ces techniques qualitatives n'ont pas encore le droit qu'elles exigent, et leur existence n'est pour l'instant qu'une projection. Mais elles n'assigneront plus les êtres à des fonctions réductrices et souffrantes, puisqu'elles seront contrôlées, souhaitées, désirées, consciemment, par ces êtres.

On ne peut exiger sans être absurde l'abolition de "la technique en général", comme si une humanité sans technique avait pu exister, ou pourrait exister "à nouveau". Toute humanité, et même toute vie, mobilise une faculté instrumentale pour s'adapter à son monde, à son environnement. Selon une perspective ontologique, par exemple, notre rapport au soleil lui-même est technique, en tant que rapport moyen/fin : le soleil existe, selon la manière dont nous nous organisons, aussi pour qu'il nous éclaire et nous réchauffe. Dormir la nuit est une mobilisation technique de soi, mais aussi du soleil, en un sens très fondamental. De même, tout érotisme est un rapport technique à son propre corps et à celui de l'autre, ainsi que la danse, la musique, ou le jeu d'un enfant. Ce n'est pas "insulter" le soleil, le sommeil, l'érotisme, la danse, la musique, ou le jeu de l'enfant, que de dire cela, si l'on considère que la technique peut être aussi une belle chose. Mais c'est insulter ce soleil, cette musique et cette danse, que de les confondre avec les ravages de l'instrumentation automatique et réifiante moderne, en considérant que le dérèglement meurtrier, technologique, industriel, de la technique, accuserait tous ces rapports techniques, incarnés, créatifs, au monde, dans la mesure ou "la" "technique", "en général", serait "mauvaise" en elle-même. Vouloir abolir "la technique" dans l'absolu, ce serait finalement vouloir une existence qui serait hors du monde matériel, visible, éclairé, rêvé, érotisé, dansé, écouté, joué. Ce serait vouloir qu'il n'y ait plus de soleil. Plutôt que de formuler ces souhaits absurdes, et contradictoires, qui ne sont pas même conscients d'eux-mêmes, on tâchera de transformer radicalement un rapport technique au monde, encore trop blessé, plutôt que de formuler des désirs de mort.

Une abolition des techniques et technologies capitalistes impliquera donc la mise en place de techniques qualitatives nouvelles, réellement soigneuses, par lesquelles l’avortement n’est plus un « droit » formel, défini négativement, dont "bénéficierait" simplement « la » « femme », comme s'il y avait là une "concession", mais une pratique durablement reconnue, ne culpabilisant plus celles qui doivent y recourir ; par lesquelles l’existence homosexuelle n’est plus réduite négativement à une « stérilité », ou à une « anormalité », et peut développer une intimité familiale préservée, non souillée par des regards publics indécents ; par lesquelles la transsexualité est l’abolition d’une souffrance ancienne, qui se vit plus sereinement, sans regards inquisiteurs ou insultants, pathologisants ou humiliants… par lesquelles cette transsexualité est une incarnation pleine, vivante, une ouverture au monde originale et complexe, d’autant plus belle qu’elle sera résiliente, et qui demeurera, de ce fait, comme toute existence incarnée, enfantine, parentale, érotique, ou ludique, le contraire absolu, de la figure robotisée et automatisée, du transhumain privé de toute animation singulière

L’abolition de cet ordre sera bien aussi la victoire d’un certain existentialisme concret, vécu, qui aura définitivement renoncé à toute conception mutilante et abstraite de quelque « nature humaine » normée ou moyenne, statistique ou théologique.

[1] Retranscription écrite de l’extrait d’une interview accordée en octobre 2013 et diffusée le 21 août 2014 sur la radio chrétienne RCF Berry.

[2] Pièce et main d’œuvre : « Ceci n’est pas une femme. À propos des tordus queer. »