I. La désolation, disposition moderne par excellence

Dans le chapitre IV du Système totalitaire, Arendt définit la condition nécessaire et le résultat de toute domination totalitaire à l’ère des sociétés de masse modernes : il s’agit de l’expérience, vécue par chaque individu atomisé, de la « désolation ».

La désolation, qui est déracinement, c’est-à-dire absence d’ancrage dans le monde, et qui est aussi sentiment d’inutilité, de superfluité, c’est-à-dire absence d’appartenance au monde, se fonde essentiellement sur deux déterminations propres à notre modernité désertique et désastreuse : d’une part, une logique abstraite et aveugle à la réalité empirique et complexe du monde, s’appliquant aux processus sociaux, politiques, et historiques, impose ses « lois » implacables, de telle sorte que les individus ne peuvent plus penser hors de ces cadres idéologiques et autoritaires, qui renvoient également à un projet téléologique totalisant ; d’autre part, les individus, soumis à ces logiques aveugles, qui justifient toutes les destructions possibles et permises, sont aussi réduits à leur condition biologique d’animal laborans, et leur désolation sera fondée sur le fait que leur activité « sociale » elle-même, de ce fait, ou leur dit « travail », ne concerne plus que la dimension la plus privée, la plus solipsiste, la plus asociale de leur être (soit la dimension relative à leur survie reproductive, qui exclut leur créativité vivante, personnelle, commune, active, libre, politique ou oeuvrante).

Arendt dénonce d’abord les totalitarismes nazi et stalinien. Mais on aperçoit dans cette caractérisation spécifique de la désolation moderne comme relevant d’une sorte de « biologisme », ou de « travaillisme », qu’une détermination souterraine conditionne un fondement commun à ces deux manifestations totalitaires, « raciste » ou « classiste ». Ce fondement commun sera une forme téléologique abstraite sans finalité dernière, toujours renouvelée, « guidant » le devenir historique, une abstraction se matérialisant donc, et provoquant la destruction concrète du monde, forme téléologique opérant a priori une réduction ontologique mutilante : celle qui consiste à ramener toute individualité, privée ou publique, personnelle ou « citoyenne », à une pure dépense d’énergie, de nerfs, de muscle, et de cerveau, en vue de la seule survie du corps biologique.

A vrai dire, ce qui est défini par Arendt ici est très clair, si l’on confronte, par exemple, ses analyses, à celles de la Ière section du Capital de Marx : la structure totalitaire initiale et primordiale sera bien la forme politico-économique qui détermine le travail, conçu abstraitement comme « valeur », comme catégorie synthétisant « le social » en tant que tel, dont l’accumulation indéfinie, en outre, est visée, sans considération pour ses manifestations ou « vertus » empiriques concrètes, et qui se caractérise d’abord téléologiquement, sans que cette forme téléologique ne puisse trouver de finalité dernière (A-M-A’, A’-M-A’’, etc., indéfiniment). Autrement dit, le totalitarisme primordial et initial, même dans le texte arendtien, et si l’on confronte ce texte arendtien à un Marx lui-même « ésotérique », catégoriel et transcendantal, qu’Arendt n’aura pas vraiment aperçu, semble bien être le capitalisme fondamentalement compris, comme système produisant massivement des « abstractions réelles » (travail abstrait, marchandises, argent), et dont la valeur « économique », selon une téléologie négative ou indéfiniment ajournée, sera le soleil qui jamais ne se couche sur l’empire de la moderne passivité.

National-socialisme et stalinisme : deux formes totalitaires extrêmes qui développeront la folie « productiviste », ou « biologiciste », de façon délirante, de façon massivement meurtrière… mais qui auront, souterrainement, pour fondement, le même « travaillisme », le même « fonctionnalisme » impersonnels, qui surgirent déjà dans l’Angleterre du XVIIème siècle, et qui restent ceux des totalitarismes « softs » de nos démocraties libérales et marchandes plus tardives.

Les propos d’Arendt relatifs à la désolation de l’individu moderne, dans les sociétés de masse, dès lors, devraient nous parler encore. Et ils ciblent, à vrai dire, de façon toujours radicale et originale, des phénomènes contemporains, dans un monde où une certaine logique indéfiniment renouvelée, celle de l’autovalorisation de la valeur, n’a pas cessé de se déployer.

Nos sociétés libérales contemporaines n’ont pourtant rien de comparable avec les folies meurtrières des systèmes totalitaires du XXème siècle, loin s’en faut. Dire cela, ce serait minimiser, de façon coupable, ces atrocités passées. Mais les conditionnements psychologiques, les phénomènes de décompositions psychiques, à l’œuvre ici, relèveront des mêmes mécanismes, et auront un fond impensé, « logique » ou « rationnel », analogue à celui de ces systèmes absolument destructeurs, si bien que la critique radicale de certaines manifestations résurgentes du dit « désert », apparemment « anodines », semble s’imposer aujourd’hui, de façon urgente.

L’écrivain Marcel Cohen, dont toute la famille a été déportée à Auschwitz, considérait par ailleurs, en 2013, dans son essai A des années Lumières, en évoquant une certaine inteconnexion matérielle, propre au capitalisme mondialisé, que les totalitarismes du XXème siècle se prolongent peut-être aujourd’hui sous des formes nouvelles, certes souvent plus « vivables », mais pas moins pernicieuses.

Dans cette perspective, Cohen thématise en particulier… une certaine « conteneurisation » contemporaine. Y aura-t-il une forme de sociabilité « typique » conditionnée par « l’esprit » en germe dans ce « projet » matériel de conteneurisation ?

Il n’est pas impossible, hélas, que même l’une des manifestations les plus « softs » de notre « connectivité » contemporaine, nous fasse comprendre quelque peu ce qu’a voulu nous dire ici ce penseur profond.

II. Symptômes de la désolation contemporaine

Ainsi, l’individu désolé aujourd’hui n’a plus de vie privée, car ce déracinement qui a été évoqué signifie une chose très précise pour lui : les injonctions publiques de la valorisation de la valeur envahissent constamment son espace privé, son « foyer » saturé de marchandises et de travail « social » coagulé, ou de « valeur » fétichisée. Son espace privé devient le lieu de l’exploitation, de la guerre, et de la misère collective, lesquelles sont en effet cristallisées dans ses « biens » « propres », puisqu’ils sont marchandises. De même, sa citoyenneté « publique » n’est que prise en charge par la dimension privée, ou biologique, de sa survie : c’est en tant qu’être « au travail », qui lutte pour sa survie « augmentée », qu’il sera autorisé à se manifester de façon « citoyenne ». Cette contamination réciproque des deux espaces, public et privé, de fait, conditionne une façon de n’être nulle part « à sa place » : l’être « social » aujourd’hui, en tant qu’individu déployant sa personnalité individuelle et privée, demeure comprimé contre une masse impersonnelle, indifférenciée et abstraite, et tend à perdre de vue sa singularité incarnée ; en outre, en tant qu’individu engagé éventuellement dans des collectifs politiques, il subit l’atomisation et l’isolement produits par les confusions de l’économique et du politique, et il voit cet être-collectif se fragmenter tendanciellement en une collection d’intérêts égoïstes étanches mutuellement.

Socialement, par ailleurs, l’individu travaillant n’est plus directement « utile », encore moins « indispensable », en tant qu’individu qualitatif et concret : ce n’est que la dimension quantitative, abstraite, non spécifique, de son travail, qui produira une valeur « socialement », c’est-à-dire « économiquement », reconnue, sans qu’il ait de prise directe sur une telle « valorisation ». Son sentiment subjectif de superfluité, et sa superfluité « objective », en outre, ne font que croître, face au surdéveloppement des facteurs objectifs de production, face aux stratégies calculantes de délocalisations, et face à la manière dont on le considère comme « ressource humaine » exploitable.

Dans un tel contexte, éminemment actuel, des nouvelles formes de sociabilités « adaptées » se « développent », de façon cohérente et « logique ». La téléologie toujours différée de la valorisation de la valeur, comme l’aura vu Guy Debord, complétant à son insu le diagnostic arendtien, donne à voir désormais la dépossession déracinée de l’individu des sociétés de masse modernes, et ce au sein d’un certain spectacle : ce spectacle, ou cet ensemble d’images autonomisées, censées représenter publicitairement, médiatiquement, de façon promotionnelle, l’objectivation d’une vie marchandisée en général, pour des vies subjectives devenues passives et contemplatives, n’est rien d’autre que la sublimation de cette désolation aperçue par Arendt, sa forme « soft » devenue « fun », consentie, divertissante, et donc aboutie.

Et c’est, au XXIème siècle, à travers l’outil spectaculaire par excellence, public-privé, c’est à travers le commun, le mondain, devenu « disponible » comme « image », sur un écran isolé et privé pour chaque individu monadique, que cette logique, très clairement, annonce son épanouissement plein : le « web 2.0 », ses « réseaux sociaux », fondent désormais une « interconnexion » « sociale » massive et continue, quotidienne et banalisée, à la mesure d’un projet productif total désormais mondialisé, et colonisant toujours plus tous les aspects de la vie.

III. Facebook : structure paradigmatique de la désolation contemporaine

Dans un tel cadre, le capitalisme monopolistique concentre de façon conséquente une majorité des sociabilités « interconnectées » sur un medium privilégié : Facebook s’impose comme monopole, sur un certain secteur stratégique, et ses concurrents ne seront justement qualifiés que comme… concurrents, se définissant en fonction de leur relation à ce monopole.

Facebook devient le paradigme de la désolation interconnectée. Comprendre son fonctionnement, c’est comprendre une manifestation éminente de la désolation propre à aux totalitarismes « softs » de nos sociétés contemporaines, et c’est dès lors pouvoir caractériser celle-ci de façon relativement précise.

Donnons à voir, donc, la complexité matérielle, sociale et psychologique, de ce medium paradigmatique :

  1. D’un point de vue objectif immédiat, Facebook est, de plus en plus souvent, un « service » disponible sur la marchandise « smartphone ». Cette donnée élémentaire implique déjà une dissociation de base. La machine high-tech, ici, fonctionnelle et « pratique », devenue vecteur de la capitalisation sociale ou professionnelle, au design esthétique et « fun » par ailleurs, publicitairement désirable, n’est pas un « problème de conscience », pour les consommateurs-travailleurs « branchés », qui pourtant collaborent à l’exploitation sauvage de prolétaires, de Chine ou « d’ailleurs », sous-payés et entassés dans des usines d’assemblage, où les burn out, les évanouissements, voire les suicides, ne sont que trop fréquents. L’exploitation et l’empoisonnement des enfants, en outre, plus en amont, permettant l’extraction, dans les mines, du cobalt « indispensable » à la fabrication de ces machines, ne sera pas consciemment « problématique » pour l’usager désinvolte. Ce fétichisme primordial, qui dévoile tout fétichisme technologique en général, constituera bien l’arrière-fond de toutes les autres formes de dépossessions liées au medium « Facebook ».

  2. D’un point de vue infrastructurel, Facebook, loin d’être strictement « immatériel », demeure, avec Google, l’un des plus gros clients des data-centers, qui représentent aujourd’hui 1,4% de la consommation électrique mondiale, soit la capacité de production d’environ 40 centrales nucléaires, et qui représentent ainsi 2% des émissions de gaz à effet de serre sur la planète. La sociabilité connectée « permise » par Facebook se fera donc au prix, également, de l’aggravation du désastre écologique : la désolation « connective » de l’individu impuissant et inconséquent, infime rouage dans une machine « 2.0 » qui l’hypnotise, c’est aussi cela. Sa « collaboration » passive et consentie à la destruction massive de l’existant sera à la mesure de la parcellisation indéfinie de sa « responsabilité ».

  3. Du point de vue de l’économie induite par le medium en tant que tel, Facebook est un service apparemment « gratuit », pour ses « usagers ». Mais sa finalité d’entreprise capitaliste privée demeure bien sûr le profit, indissociable d’une forme d’exploitation. A dire vrai, la ressource exploitable la plus « précieuse » du point de vue de ses gestionnaires, n’est rien d’autre que… l’usager lui-même, ou ses « données » personnelles. Celles-ci, vendues désormais aux développeurs de publicités, permettent la diffusion de publicités ciblées, et donc plus « efficaces ». Dans le contexte de ce réseau, dès lors, l’usager devient cyniquement la « matière première » exploitable. Le raisonnement est simple : « si vous ne payez pas pour le produit, c’est que vous êtes le produit ». Dès lors, il faudrait inverser la perspective : ce n’est pas le service qui est « gratuit ». C’est l’usager qui consent gratuitement à devenir une marchandise, une ressource exploitable. Son « temps de cerveau disponible » est ce qu’il « offre » gratuitement aux développeurs de publicités, en définissant lui-même les critères optimaux pour que ces publicités soient les plus « adéquates » possibles. Cyniquement parlant, un usager qui passe 3 heures sur Facebook à la fin de sa journée de travail, accepte de travailler 3 heures de plus dans sa journée, puisqu’il produit une certaine « valeur » économique, et ce travail apparemment « divertissant », mais pas moins comptabilisé, se surajoute à son salariat astreignant, et sera effectué gratuitement.

  4. Dans certains cas précis, le flicage, même à un niveau juridique, peut se surajouter à ces déterminations publicitaires. Déjà aujourd’hui, certaines procédures judiciaires peuvent mobiliser des « preuves » disponibles sur un « mur » Facebook. La société de surveillance annonce dès lors que les surveillé-e-s peuvent adhérer à leur propre surveillance, au point de l’organiser délibérément. Le fichage est potentiellement effectué par les fiché-e-s. Si un nouveau fascisme triomphe dans l’avenir, et qu’il s’agit à nouveau pour le pouvoir politique de sélectionner certain-e-s « ennemi-e-s du peuple » à « abattre », alors les « cibles » auront pu participer à leur propre « identification ».

  5. Dans ce contexte, l’investissement « subjectif » de chacun-e sur ce medium, le développement de formes divertissantes, humoristiques, désinvoltes, militantes, professionnelles, journalistiques ou « intellectuelles », n’est qu’un prétexte pour un autre jeu, n’est qu’une façade dissimulant des intérêts plus profonds, qui ne concernent en rien les usagers eux-mêmes. Ce jeu plus « sérieux », qui se déroule dans l’ombre, est une façon latente, et globalement inconsciente, pour l’usager, de faire commerce de soi-même, d’offrir gratuitement ses propres « qualités » réifiées, qui ne sont exhibées aux « ami-e-s » que de façon contingente, et qui « profitent » fondamentalement aux diffuseurs calculateurs, promoteurs de formes marchandes sans substance sociale réelle.

  6. Le « sérieux » de l’esprit économique, qui réduit tout à l’ordre sans qualité, contamine dès lors massivement des formes de vie « connectées », qui se voudront artistiques parfois, ou encore « résistantes », créatives, drôles, amicales, voire amoureuses. La finalité du développement de ces formes de vie, en effet, n’est plus déterminée par celles ou ceux qui les vivent, mais par les gestionnaires qui rendent disponibles le medium : ce medium, de fait, n’existera que pour rendre possible la marchandisation des données individuelles, sans qu’il soit important de savoir si elles sont « érotiques », « professionnelles », « réflexives », « politiques », ou délurées. Le développement du quantitatif, ici, est parvenu, comme l’annonçait déjà Debord, à s’affirmer fallacieusement comme étant le qualitatif en tant que tel, pour mieux abolir la spécificité de ce dernier. L’individu désolé finit par s’investir affectivement et qualitativement dans la zone de la vie qui aura aboli toute qualité, tout affect propre.

  7. Une telle réalité cynique, matérielle ou économique, massivement occultée, conditionne dès lors, en superficie, un usage toujours plus « gestionnaire » et non spécifique de notre propre vie « sociale » : pour tel individu, Facebook, est un medium de diffusion professionnelle, ou encore militante. Mais d’autres « ami-e-s » répondent à cela de façon émotionnelle, ou satirique. Pour telle autre personne, Facebook est un divertissement inessentiel : mais le statut « professionnel » ou « politique » d’un autre usager tend à brouiller ces frontières. Le loisir, le travail, la « critique », la culture, se confondent toujours plus de ce fait : le caractère superficiel du premier contamine le « sérieux » revendiqué des trois autres, pour diffuser toujours plus un sentiment inconscient de superfluité générale. Le caractère calculant du second contamine la dimension désintéressée du premier, pour diffuser un sentiment de désincarnation toujours plus fort dans les relations amicales, affectives, ou amoureuses. La critique de son côté, ou le militantisme « 2.0 », ainsi que d’autres formes « culturelles » se voulant sophistiquées, reçoivent simultanément ces sentiments de désincarnation et de superfluité désespérées. Déracinement et inutilité, absence d’ancrage dans le monde, et sentiment de non-appartenance au monde, ne font que se confirmer dans un tel contexte.

  8. La vanité creuse et le ressentiment vide, nous décomposant psychiquement, seront finalement, à l’extrême surface, les affects les plus communs et les plus explicites, sur ces « réseaux sociaux ». Une collaboration inconsciente à l’exploitation sauvage mais lointaine, une auto-réification subie de façon latente, dans laquelle devrait « s’épanouir » tout « individu », produiront dans la sphère la plus immédiatement accessible de la conscience, un ensemble d’émotions solipsistes, négatives et réactives, une susceptibilité exacerbée, une relation abstraite à l’autre, absent mais comprimé contre soi, consolidant une souffrance indicible, et renforçant la perte de tout critère judicatif ou évaluatif raisonné. L’infantilisme se développe tranquillement, les insultes se banalisent, mettent en boîte, et s’oublient, les louanges sont autant de détresses vaines, les « like » se capitalisent comme une monnaie équivoque, les « smileys », normalisés, se réclament de façon névrotique et puérile, les « gifs » délivrent des « messages » réducteurs, et les « mots d’amour », exhibés impudiquement, perdent toute signification singulière. Au sein de ces confusions, au niveau « politique », le droit de vote du « citoyen » des démocraties libérales, finira par avoir, peut-être, autant de consistance, que le « vote » quotidien qui consiste à « liker » un « post » ou un commentaire « Facebook ». Au niveau « culturel », l’appréciation d’une œuvre d’art, ayant éventuellement absorbé toute l’existence d’un artiste habité par une vocation dévorante, engagera le spectateur autant que « l’engagent » un « clic » approbateur, ou un « smiley » statique et manichéen, « formulé » sur la base d’un rapide coup d’œil. Au niveau relationnel, le lien familial, l’amitié, ou l’amour, deviennent aussi triviaux et administratifs, aussi tristes et anonymes, que des statuts impersonnels et abstraits : le « réseau » « professionnel », d’ailleurs, ne se distinguera plus, dans une « liste d’ami-e-s », des relations intimes, familiales, réellement amicales, ou amoureuses. Des messages sans destinataires, donc, des élections sans élu-e-s, se diffusent indifféremment, et l’individu le plus connecté et le plus virtuellement « entouré », devient l’être le plus seul et le plus déserté. Dans une société où la solitude n’est jamais seule, toujours hantée par la masse, et où la masse devient elle-même une seule individualité désolée, la singularité de chacun, et la rencontre réelle de l’autre, sont plus que jamais menacées. Facebook ne rend pas impossible cette désolation, mais tend à la favoriser au contraire, parmi une multitude d’autres facteurs. Il concentrera, de façon tragique, un rapport au monde blessé.

IV. Conclusion

Cette perspective très critique à l’égard d’un medium aujourd’hui envahissant ne doit pas, néanmoins, déboucher simplement sur la diabolisation manichéenne de cet outil « 2.0 », qui n’est jamais qu’un outil technologique parmi d’autres, certes particulièrement puissant, mais s’insérant de façon cohérente, en tant que réalité capitaliste, dans une logique de contrôle, d’exploitation, et de dépossession. Cibler obsessionnellement « Facebook » comme racine du mal de la désolation présente, consisterait à ne voir que la partie la plus émergée de l’iceberg spectaculaire actuel. Ces analyses critiques brèves définissent un symptôme éminent du spectacle contemporain, mais visent la détermination d’un paradigme plus profond. D’autres formes de sociabilités, même certaines qui pourraient se dire « sociales et solidaires » aujourd’hui, seront soumises à ce même paradigme.

Dans un tel contexte, une « pureté » critique et pratique consisterait à rejeter toute forme de « connectivité » contemporaine, à ne pas collaborer à la désolation « 2.0 », de soi-même et d’autrui. Néanmoins, peu d’individus ayant choisi la voie critique, même « radicale », s’engagent dans cette « pureté », s’ils ont les moyens d’accéder à l’outil « 2.0 », qu’il s’agisse de Facebook ou d’un medium analogue, car cette pureté signifie aujourd’hui, d’un point de vue « réaliste », l’invisibilité stricte… et donc l’inexistence, la non efficience éventuelle, de la critique en tant que telle.

Un pouvoir qui rend indispensable ses propres outils, même pour les individus qui veulent abolir le pouvoir, hélas, deviendra un pouvoir apparemment indestructible. Cela du moins serait définitivement vrai, si le détournement, comme viralité contre-virale, était une stratégie absolument vaine.

De toute façon, dans un monde futur plus souhaitable, où le désert cessera de croître, Facebook aura disparu, et la sociabilité ne devra plus inclure l’exploitation sauvage, la destruction écologique, le flicage insidieux et le calcul cynique, pour se déployer sereinement. Absolument parlant, on ne saurait se « réapproprier » Facebook, mais il faudrait bien un jour l’abolir, avec tout ce qu’il implique. Ici, toute tentative de détournement qui serait interne à ce qu’il s’agit de détourner, devrait donc, pour être conséquente, viser l’abolition finale du medium, son implosion dernière, et non son « amélioration » cosmétique.

Si toutefois des rendez-vous informels s’organisent, des informations riches se partagent, des rencontres réelles et réjouissantes sont permises, des échanges précieux se développent, parfois, dans les marges de ce « web 2.0 », alors, ponctuellement, le « connectif » se mue en intensif, ce qui n’est pas impossible. Mais ce n’est pas par la vertu du medium en lui-même que ces « détournements » se réalisent, mais malgré ses interfaces et structures nivelantes. Et ce n’est donc pas le medium en tant que tel, qu’il faudra louer, mais bien la persistance de personnalités qui résistent à sa désolation. Cela étant, une telle sociabilité « qualitative » continuera à se déployer sur fond de dissociation et d’occultation impensée, d’exploitation et de misère générale : elle ne sera jamais en elle-même l’épanouissement strict, toujours déjà contaminée par la mauvaise conscience et le ressentiment impersonnel. En outre, comme on l’a dit, employer les armes de la désolation pour manifester sa propre résistance à la désolation, n’est-ce pas une manière aussi de consolider cette désolation ?

L’individu qui n’a plus besoin de manifester ou de diffuser son refus en employant les valeurs de ce qu’il refuse reste sûrement le plus émancipé. Mais hélas, aujourd’hui, cet être, s’il n’est pas désolé, tend néanmoins à devenir toujours plus… isolé. Et nul ne pourra connaître, dès lors, cette incitation positive à l’émancipation qu’il actualise, ni en bénéficier, puisqu’elle ne sera pas… visible. Un dilemme peut-être, aura surgi ici, et de façon tout à fait spectaculaire. Insupportable dilemme, qui ne signifie en rien la réhabilitation du medium, mais qui tend au contraire à définir la nécessité impérieuse de sa destruction future.

Dans une telle situation, la constitution de réseaux sociaux « alternatifs » ne ferait que déplacer le problème, et retarderait l’échéance critique, d’un strict point de vue économique.

L’idée de visibilité, ou de diffusion, est encore à transmuter, donc, sur un plan révolutionnaire conséquent et cohérent.