Alexandra Myrial

Pour la Vie

Écrit anarchiste individualiste publié en 1898

1898

  POUR LA VIE

  De l’autorité

  Droits et devoirs

  Les personnalités fictives

  De la recherche du bonheur dans le présent

  De l’antagonisme des intérêts

"L'ignorance couvre la science,

Ainsi errent les êtres."

BHAGAVAD-GITA


POUR LA VIE



Dès qu’un organisme s'est constitué, toutes ses forces tendent vers un but unique : maintenir son existence personnelle en l'alimentant et en la défendant contre toute influence susceptible de la détruire ou de l'amoindrir.

Tous les êtres dans la nature s'efforcent vers la vie, tous recherchent, selon leurs facultés, la jouissance donnée par le besoin satisfait ; tous fuient la souffrance, la privation qui est une restriction, une diminution de la vie.

Dans la période de première enfance, l'homme encore inconscient, ou plutôt n'ayant pas encore déformé et faussé sa conscience normale, l'homme suit comme les autres êtres cette tendance universelle. Plus tard, cédant aux suggestions de l'exemple, des notions fausses qui lui sont enseignées, il arrive à mater sa nature, à dompter les impulsions de sa personnalité, à laisser s'exercer, sans les combattre, les influences s'attaquant à sa vie propre ; mais de combien de révoltes ce renoncement n'a-t-il pas été précédé ! Il faudrait n'avoir jamais vu grandir d'enfant pour ignorer quelles luttes le sentiment naturel de la préservation de sa vie et de la satisfaction de son instinct soulève entre l'enfant et les éducateurs s'attachant à le former.

Tant qu'a prévalu la doctrine de la chute de l'homme considéré comme déchu de sa perfection primitive et tombé en un état d'infirmité morale à laquelle pouvait seule remédier la lumière d'une révélation divine lui prescrivant une règle de conduite opposée aux sollicitations de son être ; tant que, dominé par le préjugé de la séparation de l'esprit et du corps, on a cru — selon l'expression des textes chrétiens — devoir « haïr sa chair », glorifier la mort en martyrisant le corps et donner la prédominance à la souffrance sur la jouissance était la conséquence logique de la conception religieuse en laquelle on avait foi.

L'étude de la nature a fait table rase de toutes ces vieilles légendes. L'homme n'est plus ce déchu obligé de réfréner sans cesse la voix de son instinct perverti. Pas plus qu'aucun des êtres existant en l'univers, il n'a sujet de détester ou de mépriser son corps et la pensée qui en émane. La science ne nous montre nulle part de loi existant en dehors des propriétés inhérentes aux éléments de la matière et impliquant l'adhésion de l'homme à une règle dont il ne trouve pas la sanction en lui-même, dans les besoins de son organisme.

On ne saurait assez le répéter : la loi unique des êtres, démontrée et confirmée par l'étude et l'expérience, est le désir de la vie, la recherche de la satisfaction de toutes leurs facultés, comme moyen de vivre pleinement, et la lutte contre la souffrance quelle qu'elle soit.

L'homme n'a pas de raison pour se croire en dehors de cette loi universelle. Le plus perfectionné des êtres connus, il sent au fond de lui, comme les plus humbles de ses frères en l'existence, un ardent et impérieux désir de vie intense, sans amoindrissement, sans restriction. Une perversion incroyable de son jugement a seule pu lui faire accepter jusqu'à présent de vivre faible, souffreteux, ployé sous la contrainte, acceptant la douleur sans révolte.

Qu'il se redresse aujourd'hui au nom de ce sentiment méprisé par des siècles d'ignorance : au nom de l'instinct dédaigneusement abandonné aux animaux, alors que l'homme, tirant vanité de son âme ou esprit immatériel, ne faisait preuve que de son inconscience.

Que chacun suive en tout, partout et toujours l'impulsion de sa nature bornée ou géniale, quelle qu'elle soit. Alors, seulement, l'homme saura ce que c'est que vivre, au lieu de mépriser la vie sans l’avoir jamais vécue.

De l’autorité


L’obéissance, c’est la mort. Chaque instant dans lequel l'homme se soumet à une volonté étrangère est un instant retranché de sa vie.

Lorsqu'un individu est contraint d'accomplir un acte contrairement à son désir ou empêché d'agir suivant son besoin, il cesse de vivre sa vie personnelle et, tandis que celui qui commande accroît sa puissance de vie de la force appartenant à ceux qui se soumettent à lui, celui qui obéit s'annihile, s'absorbe dans une personnalité étrangère ; il n'est plus que force mécanique, outil au service d'un maître.

Quand il s'agit de l'autorité exercée par un homme sur d'autres hommes, par un souverain despotique sur ses sujets, par un patron sur ses ouvriers, par un maître sur ses domestiques, on comprend tout de suite que cette personnalité emploie la vie de ceux qui lui sont soumis à la satisfaction de ses plaisirs, de ses besoins ou de ses intérêts : c'est-à-dire à l'embellissement, à l'extension de sa vie propre aux dépens de la leur. Ce que l'on comprend généralement moins bien, c'est l'influence néfaste des autorités d'ordre abstrait : les idées, les mythes religieux ou autres, les usages, etc. Toutes les manifestations extérieures d'autorité ont cependant leur source dans une autorité mentale. Nulle autorité matérielle, celle des lois, ou celle des individus, n’a actuellement sa force et sa raison en elle. Aucune ne s'exerce réellement par elle-même, toutes se basent sur des idées. Et c'est parce que l'homme se courbe tout d'abord devant ces idées qu'il arrive à en accepter la réalisation tangible dans les diverses formes revêtues par le principe d'autorité.


L’obéissance a deux phases distinctes :

l °) On obéit parce que l’on ne peut pas faire autrement ;

2°) On obéit parce que l’on croit que l’on doit obéir.

Dans l'état de vie presque animale où vécurent les premiers humains, la volonté du plus fort est la loi suprême devant laquelle doivent se courber les plus faibles. « Je veux », dit celui qui se sent assez vigoureux pour contraindre un autre à lui obéir. Cette contrainte n'implique aucune sanction morale. L'un veut parce que tel est son bon plaisir, l'autre obéit par crainte de la violence. S'il peut se mettre hors de portée des représailles, celui qui obéissait par crainte s'empresse d'agir à sa guise, tout heureux de sa liberté, prêt, à son tour, à imposer sa volonté à celui qu'il trouve plus faible que lui. Cette domination par la force physique ne peut pas être, à vrai dire, appelée autorité : elle n'est qu'une contrainte passagère et uniquement matérielle, non acceptée par la volonté de celui qui obéit. Seule la domination exercée au nom d'idées abstraites par le plus faible sur le plus fort et acceptée par celui-ci constitue l'autorité. On entre alors dans la seconde phase : on obéit parce que l'on s'imagine qu'il est nécessaire d'obéir.

Lorsque les conditions de leur milieu permettent aux hommes de réfléchir, certains d’entre ceux dont la mentalité est la plus développée éprouvent le désir de se faire obéir des autres, soit dans un intérêt purement égoïste, soit, le plus souvent, parce que s’étant formé un idéal de vie qui leur paraît convenir au groupement dont ils font partie, ils souhaitent le voir se réaliser.

Mais, sans la science qui prouve et démontre, guidés par de vagues expériences, quelques observations superficielles et surtout par leur imagination, comment pourront-ils soumettre les masses qui les entourent et dont ils ne peuvent se rendre maîtres par la force physique ?

Alors leur esprit inventif met à profit l'ignorance, la terreur des hommes inquiets au milieu de la nature incompréhensible et terrible. Les dieux sont chargés d'apporter eux-mêmes aux hommes leur règle de conduite.

La crainte inspirée par l'inconnu à des cerveaux frustes s’étend ainsi à ceux qui parlent en son nom ; à ceux qui expliquent la loi et en exigent l'observation au nom des dieux.

Voici la première autorité fondée par la ruse et basée sur des chimères. L'homme l'accepte par ignorance, comme par ignorance aussi il acceptera toutes celles qui naîtront dans la suite.

Par ces lois mystérieuses, présentées comme l'expression d'une volonté extra-terrestre, les chefs religieux vont commander à l'homme, non plus en lui disant le « je veux » qui s'adressait au corps et auquel il pouvait tenter de se soustraire, mais en lui disant «  tu dois ». Plus de fuite possible maintenant pour vivre librement hors de la présence du chef redoutable par sa vigueur. L'homme a désormais en lui une contrainte invisible : la volonté du dieu qu'il porte comme un fardeau. Qu'il aille, qu'il vienne, en tout lieu, en tout temps, sa mémoire lui répétera ce qu'il doit faire ou éviter. On lui a appris à discerner le bien et le mal.

De tout temps, l'homme, comme tous les êtres, a distingué les choses qui lui procurent de la satisfaction et celles qui produisent la souffrance. Ce bien et ce mal naturels, nul n'a besoin de les lui enseigner, mais, s'appuyant sur la volonté exprimée par le dieu, volonté incompréhensible et indiscutable, on s'efforça de lui faire accepter comme l'expression du bien la résignation passive, l'aveugle soumission, la douleur, le renoncement aux aspirations les plus naturelles : le mal enfin, sous toutes ses formes. Le mal officiel, ce fut la vie elle-même avec tous ses désirs et toutes ses joies, son besoin de liberté, sa curiosité des choses, ses fières révoltes, son horreur de la souffrance, tout ce qui est beau et vrai.

Les premiers codes, écrits ou non, furent très différents suivant les milieux et les races où ils prirent naissance et subirent de nombreuses modifications en rapport avec l'évolution des sociétés. Mais quelles que soient les lois et les puissances sociales devant lesquelles se courbent les hommes, il est certain que leur force est subordonnée à l'acceptation d'un code moral.

L'homme qui, par une perversion du sens naturel, croit au bien-souffrance, au bien désagréable et au mal, source de jouissances, comprend seul la nécessité d'une organisation destinée à imposer le bien par la force et à réprimer par la violence ceux qui seraient tentés de se livrer au mal pour en retirer une satisfaction. Dans la lutte produite par l'antagonisme existant entre l'intérêt véritable de l'individu et la règle de conduite à laquelle il croit devoir se conformer, l'homme s'habitue à la contrainte et se trouve prêt à l'accepter lorsqu'elle se manifeste par une autorité extérieure. Sans doute il bataille, il discute ; le bien et le mal diffèrent d'individu à individu comme de peuple à peuple ; l'un s'enorgueillit de ce que l'autre réprouve, mais le principe reste invariable au fond. Si l'on veut renverser la morale de son voisin et l'appareil autoritaire au moyen duquel elle s'impose, c'est pour la remplacer par sa morale à soi qui, tout comme l’autre, aura besoin de s'imposer par la force à ceux qui ne l'admettront pas. Comme il y a toujours beaucoup de points communs entre gens de même race, on préfère généralement sacrifier quelque chose de sa conception du bien et conserver les gardiens du code de ses adversaires, pourvu que l'on évite l'ennemi commun, l'homme vraiment libre agissant suivant son besoin sans se soumettre à personne.

Si l'homme moins ignorant s'en était tenu à la distinction qu'il sent si profondément en lui : le bien utile, le mal nuisible, il eût peu à peu progressé en recherchant les meilleurs moyens d'éviter la souffrance et de satisfaire ses besoins matériels et intellectuels. Il eût eu des hygiénistes, des inventeurs, des savants de tous genres. Sa crédulité l'a fait se courber devant les soi-disant volontés d'êtres chimériques : il a eu des prêtres, des rois, des guerriers, des politiciens ; il a souffert, pleuré, il a martyrisé sa chair pour sauver son âme et sacrifié son existence à de prétendus devoirs sociaux.

Dans nos sociétés modernes, l'autorité ne s'appuie plus officiellement sur une divinité. On y parle encore beaucoup de bien et de mal mais, de fait, l'observation des lois dites morales (depuis qu'on ne les appelle plus divines) n'est pas obligatoire. On ne retient du bien que ce que les législateurs jugent utile et profitable à l'ordre social du moment. La vertu est toujours recommandée dans de beaux discours, mais le vice est fort bien accueilli.

On ne vous demande plus de sauver votre âme, il vous suffit d'être un honnête homme, c'est-à-dire d'agir suivant les volontés des législateurs dans les actes extérieurs de la vie.

Toute restreinte que soit cette conception, elle suffit à faire assez de victimes : l'honneur, le patriotisme et autres vertus laïques ont tué autant de gens que les dieux d'autrefois. Il en sera ainsi tant que l'homme cherchera sa règle de conduite en dehors de la science, seule capable de l'éclairer sur ses réels intérêts : seule autorité qu'il y ait à connaître.

Les premiers législateurs, en imposant leurs codes au nom des dieux, n'eurent pas à en faire valoir la moralité. Les hommes habitués à obéir à la force se soumirent cette fois encore, par crainte d'une force plus grande que la leur. En cessant de croire aux dieux, l'homme, délivré de ses terreurs, devrait logiquement cesser d'obéir à tout ce qui n'est pas en harmonie avec son intérêt. Il est loin d'en être ainsi.

Une longue hérédité a créé en nous une tendance à répéter les actes de ceux qui nous ont précédés ; notre conformation physique, en rappelant celle de nos pères, nous prédispose à agir, à penser comme eux. Ces prédispositions s'augmentent encore de l'effet d'une éducation dirigée dans le même sens. Il n'y aurait là rien de remarquable si l'ignorance de l'homme n'avait transformé cette simple habitude en un sens particulier : la conscience, dont jamais un anatomiste n'a d'ailleurs trouvé l'organe sous son scalpel.

Pour les croyants, la conscience est la voix du dieu parlant en nous. Pour les autres, car les non-croyants parlent aussi de leur conscience, que peut-elle être, sinon le résultat des dispositions particulières à chaque organisme et une fonction de la mémoire ?

Les dieux peuvent disparaître, l'humanité les a remplacés ; pour son propre asservissement, elle a inventé le dieu laïque, la tyrannie intime : la conscience.

Cependant, sous les violentes incitations de l'instinct, l'homme retrouve par moments l'irrésistible penchant vers le bien, vers la jouissance et alors, en dépit des entraves, il vit une minute dans l'acte de son choix. Une minute, il goûte la vie, mais voici que lui reviennent en mémoire toutes les défenses qu'on lui a faites. Inhabitué à vivre libre, il s'épouvante bientôt de se trouver seul en dehors des lisières entre lesquelles il s'est accoutumé à marcher. Cette mémoire des règles qu'on lui a enseignées, cette gêne d'avoir agi autrement que d'habitude, tout ce trouble lui semble le reproche de sa conscience indignée. Rien de fâcheux ne lui est advenu et pourtant sa joie est gâtée.

Un sentiment factice : le remords, le fait souffrir sans cause. Il s'accuse de son acte, le nomme une faute, un péché, une mauvaise action.

Et pourquoi cette action est-elle mauvaise ? Si elle a causé un dommage, une souffrance il est compréhensible que l'homme la regrette ; ce regret sera le point de départ d'une expérience lui servant à ne plus se nuire en pareille circonstance. Mais si l'action a été utile à sa vie, si elle lui a procuré force ou contentement, n'est-elle donc pas plutôt la bonne action ?


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Toute conception de l'imagination tend à s'incarner dans une forme physique. Les pensées enfantent des actes, les systèmes philosophiques des organisations sociales. Le tribunal intime, la conscience, donne naissance à l'autorité judiciaire, au juge ; le remords et les expiations volontaires font accepter la coercition.

Si l'homme ne s'était pas accoutumé à scruter ses actes, à les peser à une autre balance qu'à celle de son réel intérêt ; s'il ne s'était pas blâmé et déclaré coupable bien des fois, comment pourrait-il admettre qu'un autre homme vienne lui demander compte de sa conduite, s'érige en censeur de ses actions pour l'en absoudre ou l'en punir ?

La croyance en la culpabilité est la base de tout ce système. L'homme se croit coupable, il croit que d'autres hommes se rendent aussi coupables, et de là, il conclut à la nécessité d'un pouvoir répressif.

Quant à déterminer quels sont les actes répréhensibles, la chose est moins aisée. Chacun concevant le bien et le mal d'une manière différente, la fameuse Voix de la Conscience par le différemment suivant chaque individu. Cette cacophonie serait bien propre à faire revenir les hommes de leur erreur, s'ils voulaient y prêter attention ; mais la majorité croit à une justice abstraite, immuable, dont sa conscience est l'écho. Au nom de cette justice elle réclame du pouvoir judiciaire la sanction du bien et du mal. Cette conception de la justice revêt, elle aussi, dans ses détails, un aspect particulier selon chaque individu et chacun, trouvant naturellement son opinion seule vraie, qualifie d'injustice tout ce qui s'en écarte.

Une telle confusion devrait montrer aux hommes l'inanité de tout ce qui n'est point basé sur l'expérience ; cependant elle ne suffit pas à dissiper leur aveuglement, ils continuent à réclamer de la justice comme ils réclament une direction et ne récoltent encore une fois que la contrainte.


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Qu'est-ce que la sentence rendue par un magistrat, au nom de la loi ? C'est la contrainte exercée sur un individu pour l'obliger à se conformer ou le punir d'avoir enfreint la volonté de quelques centaines de parlementaires dont la fonction est de légiférer. Que demain ces hommes changent d'avis ou qu'ils cèdent la place à d'autres, ceux-là pourront faire des lois différentes et le juge, prononçant d'autres sentences, proclamera une autre justice. Lorsqu'un jury est appelé à se prononcer sur l'acte d'un prévenu, ne voit-on pas aussi que les idées personnelles, le caractère, les dispositions physiques momentanées des jurés sont les seules bases d'après lesquelles est rendu le jugement ? Changez de jurés, et l'individu acquitté par les uns sera déclaré passible de la peine capitale par les autres.

Si le bien et le mal, la justice et l'injustice ne sont pas immuables, éternellement semblables ; si ces idées, comme les autres, sont soumises aux variations que leur font subir les hommes et les milieux, de quel droit peut-on blâmer la conception particulière que s'en fait un individu ? Sa conception est peut-être celle d'hier, peut-être aussi est-ce celle de demain, en aucun cas vous ne pouvez lui persuader qu'il transgresse la loi du bien ou celle de la justice, puisque du moment qu'une seule modification s'est produite à ces idées par le fait des hommes, il faut admettre toutes celles que d'autres individus leur feront subir par la suite.

Tout au plus peut-on dire que la notion personnelle de cette individualité ne s'harmonise pas avec celle de la majorité de ceux qui l'entourent. Mais si, parce que pensant autrement que la masse, il est frappé, cela prouvera-t–il qu'il a tort ou raison ? Nullement, cela démontrera seulement, une fois de plus, que l'autorité ne peut produire que la contrainte et la mort, qu'elle est impuissante à éclairer et à faire vivre.


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A côté de l'autorité officielle, basant directement son pouvoir sur des idées abstraites, il existe une autre autorité, plus puissante encore, peut-être, bien que non reconnue officiellement : celle qui s'appuie sur la possession matérielle.

Celui qui dispose à son gré de nombreux avantages obtient facilement que d'autres hommes lui obéissent pour obtenir en retour quelque part à ces avantages dont ils sont, eux, plus ou moins dépourvus.

L’énorme disproportion entre l'étendue des possessions matérielles des uns et l’absolu dénuement des autres a même produit une très nombreuse classe d’individus qui ne vendent pas seulement une part de leur vie, mais livrent leur vie toute entière en échange de la subsistance à peine suffisant pour permettre à leur corps de vivre pour autrui.

L'autorité officielle réserve ses châtiments à un certain nombre des en-dehors desquels il reste encore place pour quelque peu de vie, mais cette demi-liberté n'existe que pour celui qui possède. L'homme ne possédant rien ou trop peu est obligé d'acquérir ce qui lui manque à l'aide de la seule marchandise dont il puisse trafiquer : son corps, sa vie. Pour lui, l'horizon déjà si restreint se resserre davantage encore et, cessant d'être un homme, il tombe au rang d'animal domestique.


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En réfléchissant un peu, on s'aperçoit cependant que le pouvoir conféré par la possession des richesses n'est qu'indirectement basé sur les objets matériels et que sa véritable source réside aussi en des idées arbitraires, en des chimères qu'une profonde ignorance peut seule faire accepter.

En effet, si nous sortons du domaine des préjugés pour entrer dans celui de la vérité, c'est-à-dire de la science, quelle est la démonstration scientifique par laquelle nous prouverons qu'une chose appartient à un individu plutôt qu'à un autre ?

Sera-ce parce qu'il a reçu cette chose d'un de ses ascendants ? Il faudrait commencer par prouver que ce qui lui a été légué appartenait bien réellement à cet ascendant et que celui-ci pouvait en disposer à son gré. Quand je dis « pouvait » j'entends par là que cela lui était faisable naturellement, par lui-même, et non de par le consentement et avec l'aide de ceux qui l'entouraient, puisque ceux-là n'ont donné leur acceptation à cette transmission que parce qu'ils croyaient à la légitimité de la possession particulière ?

Sera-ce parce qu'il a acquis cet objet ?

Et avec quoi l'a-t-il acquis, si ce n'est en l'échangeant contre un autre qu'il possédait antérieurement ? De ce que j'ai échangé des ronds de métal contre une maison, il ne s'ensuit pas, scientifiquement, que cette maison soit à moi ; reste à prouver tout au moins que ces ronds de métal m'appartenaient autrement que par le consentement tacite de ceux qui m'entourent.

Sera-ce parce qu’il a travaillé et qu'en retour on lui a donné certaines choses ?

Cela n'est pas une explication, car ce mode d'explication est précisément basé sur la croyance en la légitimité de la possession de ceux avec qui on pratique ainsi l'échange de son travail.

Sera-ce parce qu'il a fait un objet que celui-ci lui appartiendra ?

Cet objet, l'a-t-il fait seul ? A-t-il fait seul les matières premières qui ont servi à sa confection ? Non, sans doute. Sans le concours d'une masse d'hommes, la moindre chose ne saurait exister. Le pain n'est pas seulement l'œuvre du boulanger qui l'a pétri, mais celle du meunier qui a moulu le grain, celle de ceux qui ont battu ce grain, de ceux qui l'ont coupé, mis en gerbes, rentré dans la grange, de ceux qui l'ont ensemencé, labouré, etc. Toutes ces activités sont réunies dans le moindre morceau de pain. Le plus petit objet de métal est non seulement l'œuvre de ceux qui l'ont façonné mais de ceux qui, depuis l'extraction du minerai, ont coopéré aux multiples opérations métallurgiques et encore celle de ceux qui ont fourni les machines nécessaires à toutes ces opérations. Et c'est ainsi une chaîne sans fin, un cercle qui englobe toute l'humanité, rendant chacun nécessaire aux besoins de tous, sans qu'il soit possible, cependant, d'évaluer exactement la part de coopération apportée par chaque individualité.

Celui-là seul qui l'aurait faite sans aucun concours étranger pourrait sans doute être nommé le maître de son œuvre. Mais cette conception est chimérique. On se rit de l'hypothèse d'un dieu créateur, c'est-à-dire d'un dieu tirant quelque chose de rien, et lorsqu'il s'agit d'hommes on s'en va répétant des phrases comme celles-ci : « Il est l'auteur de cela... Il ne le doit qu'à lui-même, etc. » E nihilo nihil (« rien hors de rien »), toute chose ayant sa source dans une autre, telle est la loi.

Notre corps est un produit de ceux de nos parents, nourri par l'assimilation quotidienne d'une foule d'éléments empruntés à la nature : nos pensées sont nées et nourries des pensées des autres : tout notre organisme mental et physique, en constante communion avec le tout, n'a pas un point où il puisse se reposer et dire moi, parce que partout il trouve les autres en lui ; et nous voulons dire mon, affirmer la possession sur des objets matériels, d'un être qui ne s'appartient pas lui-même.


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La possession au sens légal repose uniquement sur l’acceptation d'un fait dont on ne recherche pas les origines, quand elles sont trop lointaines. Cela s'appelle le droit acquis. En réalité, c'est l'approbation donnée à l'acte d’appropriation personnelle lorsqu'il a réussi, et qu'il s'est maintenu ; avec la condition toutefois que cette première appropriation, qui a toujours nécessairement dû se faire aux dépens d'autrui, remonte à une époque suffisamment éloignée. Quand, au contraire, l'appropriation est toute récente, quand elle s'est faite par la seule force d'un individu, elle s'appelle vol et conduit son auteur en prison. Cependant, cet acte jugé répréhensible cesse d'encourir un châtiment si son auteur a l'habileté de se dissimuler pendant un certain nombre d'années. La prescription est le prix attaché à son adresse. On juge, probablement, qu'une aussi longue possession est un titre ; et l'heureux gagnant dans cette lutte est libre de transmettre à ses descendants la propriété sur laquelle lui et eux ont acquis des droits. Les voilà rentrés dans la règle, au même titre que les descendants de ces barons féodaux dont la fortune tire son origine des dépouilles des voyageurs que leurs arrière-ancêtres détroussaient si gentiment à l'ombre de leurs bourgs et manoirs.

Des esprits en quête de réformes ont proposé que la possession s'applique à ce qu'on peut conquérir et à ce que l'on peut garder en le défendant.

Il me semble là, encore une fois, qu'un individu ne peut rien acquérir sans une foule d'aides. Si sa force suffit à la tâche, n'a-t-il pas profité de la coopération de ceux à qui sont dus les instruments, les outils dont il s'est servi, de tous ceux qui l'ont aidé à entretenir sa vie pendant l'œuvre, en lui fournissant des aliments, des vêtements, une demeure, du feu, de la lumière, etc., etc. Et pour jouir de ce qu'il a conquis, pour le conserver, la même coopération lui est nécessaire. L'homme n'est pas seulement tributaire de ses contemporains, mais de ses devanciers dont l'expérience, les découvertes sont autant de points d'appui pour lui. En réalité, c'est de tout le labeur, de toute la pensée de l'humanité, accumulés depuis des siècles et des siècles, dont nous profitons lorsque nous jouissons du moindre des objets utiles à notre vie.

Ce qui constitue le droit à la propriété d'une chose, disent certains autres, c'est le besoin que l'on a de cette chose. Soit. Mais les besoins sont multiples et passagers ; la possession, dans ce cas, devrait cesser avec le besoin et naître avec lui. Ce n’est donc qu'un simple usage des choses.

La vie et l'expérience sont faites précisément de la diversité des choses qu’on a éprouvées et dont on a fait usage ; tandis que la possession continue des mêmes choses ne produit que l'immobilité et l'inconscience.

Produit de tous, tout est au service de tous sur la terre. A chacun de se servir de ce dont son organisme lui permet de faire usage. Là est la limite infranchissable fixée par la nature même des êtres.


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Les hommes acceptent les manifestations extérieures du principe d'autorité, à cause du consentement intérieur qu'ils puisent dans leur croyance à la nécessité et à la légitimité de l'autorité ; certains d'entre eux ajoutent à cette raison la conviction dans laquelle ils sont que le maintien des institutions autoritaires leur est personnellement profitable. Ces hommes appartiennent à la classe, plus nombreuse qu'on ne pense, de ceux qui croient faire un marché avantageux et retirer plus de profit du maintien de l'autorité qu'ils ne lui font de sacrifices.

De ce nombre sont les salariés. Leur salaire a une fonction se rattachant aux gouvernements et tous ceux qui sont appelés à en commander d'autres se complaisent à exercer cette domination, petite ou grande. Ceux-là, en dehors des préjugés les portant à s'incliner devant les formes autoritaires, défendent aussi en elles la source d'où ils s'imaginent tirer de quoi alimenter leur vie. Aveugles qui ne voient point tout ce qu'ils sacrifient de bonheur, de liberté, de vie, à ces institutions qui ne peuvent rien leur donner en plus de ce dont ils jouiraient naturellement, sans le payer par un asservissement humiliant, si ces formes autoritaires n'existaient pas.

Si les hommes qui soutiennent l'autorité, s'imaginant en retirer des avantages, font un compte de dupes, combien plus encore manquent de compréhension ceux qui croient nécessaire d'assurer des privilèges à un certain nombre d'individualités, afin que celles-ci puissent leur faire l'aumône d'un peu de leur superflu.

Que deviendraient les pauvres si la charité des riches venait à leur faire défaut ? Que deviendraient les ouvriers s'il n’y avait plus de patrons, plus de puissantes compagnies pour les faire travailler ? Grave problème en vérité ! Quelles sont ces choses distribuées par ceux qui possèdent et que le peuple craint de voir disparaître avec le privilège de ses maîtres ? Rien qui ne se trouve sur la terre et dès lors, si ce qu'ils distribuent, ce qui fait vivre, ils ne le produisent pas eux-mêmes, ne sera-t-il pas aisé de se le procurer aux mêmes sources qu'eux ?

Certes ce serait aisé, mais là nous nous heurtons au préjugé fondamental du système : le droit acquis. Ce qu'ils distribuent est à eux, nul autre n’a le droit d'y toucher. C’est en acceptant de telles idées que l’on a perpétué le droit de vie et de mort de l'homme sur l'homme, non plus au profit de quelques despotes seulement, mais à celui de tout individu qui possède, qui peut à un moment s'ériger en arbitre suprême de la vie de son semblable en lui accordant ou lui refusant, selon son bon plaisir, les moyens d'entretenir et de conserver son existence.

Que penser de ceux qui, étant le nombre et la force, ont l'esprit faussé au point de protéger un privilège leur déniant le droit de vivre autrement que par la volonté de ceux qui voudront bien leur donner un morceau de pain en échange du dur labeur dont ils ne récolteront jamais les fruits ?

L'universelle douleur, la diminution de la vie, voilà où conduit la contrainte. Tous sont dupes : les privilégiés, ceux qui occupent les hauteurs sociales comme ceux qui grouillent dans les bas-fonds de la misère. L'ignorance aveugle les uns comme les autres, tous se contentent de demi-vies, se repaissent de demi-joies, sont prompts à la résignation, au renoncement. Et pourquoi ? Avec les tyrans célestes, les dieux cruels et stupides d'autrefois, a disparu la raison de ces lois faites en dehors de l'homme, non pour lui, mais contre lui.

Le bien doit être réellement le bien de l'homme, le mal ce qui lui est nuisible. Il ne faut plus de ces luttes douloureuses entre la volonté et le besoin. L'habitude héréditaire ne peut être qu'un souvenir et non plus la conscience. Il n'y a aucun sujet d'éprouver du remords après un acte en harmonie avec l'organisme de celui qui l'a accompli.

Si les lois, les codes, ne se rattachent pas à une autorité extra-humaine, pourquoi subordonner sa vie aux volontés d'hommes comme soi ?

Qui donc oblige les hommes à contrarier leur nature, à se soumettre, sinon les hommes eux-mêmes. Si un seul d'entre eux avait conçu la pensée de se faire obéir, le pourrait-il sans l'assentiment des masses toujours prêtes à tendre le cou au collier ?


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C'est à la science, à l'expérience seules, que l'homme doit demander sa règle de conduite et la direction nécessaire à son existence. Il ne relève ni de maîtres, ni de juges, ni d'une prétendue conscience ; mais seulement du savoir. Instruire les ignorants, laisser à tous le plein développement de toutes leurs facultés, c'est faire œuvre de vie.

La science, la libre recherche, fait des hommes vivants et agissants ; l'obéissance fait des morts.



Droits et devoirs



À l’époque de la toute-puissance de l’Église romaine [1], alors qu’autorité suprême elle régnait en Occident au-dessus des rois et des empereurs, il ne fut guère question que des devoirs de l’homme. Devoirs envers la divinité, envers l’Église, envers le souverain, les chefs, les supérieurs de tous genres.

Les droits reconnus aux puissants, rois ou seigneurs, sur les inférieurs, constituaient, en réalité, une restriction à leur autorité absolue. Ne leur permettant d’exercer légitimement leur pouvoir que dans la limite des droits qu’elle leur conférait, au nom de la divinité, l’Église subordonnait la jouissance de ces droits à l’accomplissement des devoirs envers elle et n’hésitait pas à délier de leur obligation de fidélité et d’obéissance les sujets d’un prince rebelle à son autorité.

S’il en était ainsi des grands, il n’est pas besoin de dépeindre la condition du peuple. Pour le manant, il n’existait que des devoirs. On ne cessait de lui prêcher l’humilité, la résignation, la soumission, sans jamais lui permettre de croire qu’il pût, en retour, avoir droit à autre chose qu’aux joies du paradis.

Des siècles s’écoulèrent ainsi, lorsqu’une conception nouvelle se fit définitivement jour, résumée dans cette phrase célèbre : « Pas de droits sans devoirs ; pas de devoirs sans droits. »

Des droits sans devoirs, il n’y en avait pas, car les plus puissants étaient astreints tout au moins à des devoirs moraux par la doctrine même sur laquelle ils basaient leurs droits « Pas de devoirs sans droits » était une formule plus neuve et paraissait plus révolutionnaire, bien qu’un peu d’examen démontre aisément l'incompatibilité complète existant entre les notions de droit et de devoir et la liberté.


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Le mot droit, considéré généralement comme une expression de liberté, parfois même de révolte, renferme au contraire l’idée de soumission. Ce terme abstrait exprime la légitimité et implique par conséquent la reconnaissance d’une autorité matérielle ou morale, d’un code distinguant parmi les actes ceux que l’on doit ou que l’on peut faire et ceux que l’on ne doit pas faire.

Au sens légal, les droits des individus sont déterminés par les codes des pays auxquels ils appartiennent. C’est une sorte de convention, un modus vivendi, entre gens formant une même nation, avec cette particularité que les droits des citoyens sont établis par une minorité d’entre eux et que la majorité est astreinte à ne pas franchir les limites qui lui sont imposées en exprimant des besoins à la satisfaction desquels elle n’a pas droit.

Le droit exprimerait-il même la volonté de la majorité, il n'en resterait pas moins une barrière opposée aux aspirations de certaines individualités : donc une contrainte.

En période révolutionnaire, et en général pour tous ceux qui revendiquent certains droits déterminés, le mot droit est synonyme de desiderata de ceux qui combattent.

Si cette revendication se fait par la force, elle n’est qu’un épisode marquant une lutte entre des désirs opposés, entre des individus dont les uns veulent soumettre les autres à leur volonté. Si, au contraire, les revendications se font dans les formes dites légales, c’est tout simplement une permission que les quémandeurs sollicitent d’une autorité à qui ils reconnaissent le droit d’accéder à leur demande ou de la rejeter, et leur revendication même est un signe de leur dépendance.


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La conception du droit, comme celle de la justice, est intimement liée à la croyance au bien et au mal. Pris dans sa meilleure acceptation, le droit est l’expression de ce qui est juste, de ce qui est bien. Comme pour toutes les idées abstraites, chacun conçoit le droit d’après ses notions particulières et, n’ayant pu arriver à s’entendre sur les droits appartenant à chaque individu dans une société, comment peut-on s’imaginer, déterminer et décréter quels sont les droits de l’homme ?

Quiconque réclame l’exercice d’un droit reconnaît par là qu’il y a des choses, des actes, auxquels il n’a pas droit. Quand on dit : mes droits, on entend ce que l’on trouve juste et bien de faire et, dès lors, tout ce qui est en dehors de ces droits constitue les choses non permises et non légitimes.

On peut admettre cette expression lorsqu’elle s’applique à des cas particuliers parlant, par exemple, des droits des deux parties dans un contrat où chacune d’elles s’est elle-même imposé certaines obligations et assuré certains avantages. Dans ce sens restreint, la règle à laquelle on se rapporte est le contrat conclu de par la volonté des participants. Mais quand on parle des droits de l’homme où voit-on la loi précise qui les détermine ? En quels laboratoires, en quelles salles d’expérience en a-t-on fait la découverte ?

Pourquoi, en s’attachant à de vieux mots, s’essayer à restreindre l’activité humaine ? Chacun a bien réellement le droit de faire ce qu’il peut. Tout être peut agir suivant ses facultés et ne peut agir qu’autrement. S’il tente parfois de franchir les limites que lui assignent ses aptitudes résultant de la composition et de la disposition des éléments dont il est formé, la maladie, la souffrance, le remords physique – seul vrai remords – lui apprendront qu’il a outrepassé son pouvoir, qu’il a outrepassé son droit.

À la formule : « Fais ce que dois », il convient d’opposer l’expression vivante : « Fais ce que veux », car la volonté d’un homme sain n’est autre que la manifestation de son besoin lui dictant ce qu’il est bon qu’il fasse, ce qu’il doit normalement faire.

Mais, objecte-t-on, comment sans règles, sans contrainte, au milieu de toutes ces volontés différentes se manifestant librement, se contrariant souvent, comment la vie humaine serait-elle possible ?

Et comment la vie est-elle possible dans l’univers ? N’y voit-on pas, dans l’éternel mouvement de la matière, les éléments divers s’entre-heurter ou s’unir en des luttes et des attractions perpétuelles, et cet immense et constant travail ne produit-il pas la vie, n’est-il pas l’existence même ? Pourquoi s’obstiner à vouloir placer l’homme en dehors des lois universelles ? En cherchant à contrarier la nature, bien loin d’améliorer son sort, l’humanité n’a réussi qu’à accroître la somme de douleur inhérente à l’existence individuelle d’une foule de souffrances factices.

Diminuer la vie, l’enserrer dans les barrières, va précisément à l’encontre du but que l’on se propose. La contrainte imposée à l’individu ne réussit qu’à lui faire haïr la vie sociale. Souvent il ne se rend pas lui-même exactement compte de ses sentiments, mais ces actes en sont la fidèle manifestation et cette volonté, ce besoin à l’expansion auquel on s’oppose, produit, en se dénaturant, les perversions, les déviations de sentiments, tout cet ensemble d’actes anormaux et néfastes que nous constatons au sein des sociétés soumises aux idées de loi et de droit.


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L’ignorance, les superstitions religieuses ont, en cette question, comme en toutes celles se rattachant à la vie humaine, produit les plus funestes aberrations. La vie physique, le corps, haïs ou tout au moins tenus pour méprisables et inférieurs à la vie de l’âme (langage des croyants), à la vie de l’esprit (langage des soi-disant incrédules), il résulte naturellement que les droits les plus réclamés ; ceux pour lesquels l’humanité a le plus combattu, a versé le plus de sang, n’intéressent pas directement la vie humaine.

Il semble que les hommes aient eu honte de revendiquer ou plutôt de proclamer leur droit absolu à la vie, à toute la vie du corps en dehors de laquelle, quoi qu’on en puisse dire, il n’y a pas de vie de l’esprit.

Avant tout, il faut vivre et vivre sainement pour penser et produire des actes sains. « L’homme ne vit pas seulement de pain », dit une parole célèbre. Certes, il lui faut bien d’autres aliments pour nourrir son cerveau, pour développer sa pensée ; mais il lui faut du pain d’abord.

Pendant longtemps, ceux-là mêmes qui se déclaraient non croyants et matérialistes ont rougi de s’attarder à des préoccupations aussi matérielles, et tout l’effort humain s’est porté vers des abstractions. On a réclamé la liberté de conscience, la liberté de la pensée, sans songer que pour le pauvre – illettré ou hâtivement instruit de quelques notions rudimentaires, le plus souvent faussées, prises dès sa jeunesse par un abrutissant travail -, il n’est guère question de penser librement et d’agir selon sa pensée, la faculté même de la pensée se trouvant presque entièrement annihilée dans son cerveau déprimé par une vie anormale.

On a réclamé le droit de vote : c’est-à-dire le droit à l’obéissance. Le droit de déclarer soi-même que l’on renonce à être maître de soi pour subir la volonté de quelques individualités aux décisions de qui l’on se soumet d’avance en les élisant.

On a réclamé la liberté du travail, le droit pour tous d’occuper toutes les charges publiques, le droit à la justice, etc. Qu’est-ce que tout cela, sinon un leurre, des paroles vides de sens ? Le pauvre est-il libre, autrement qu’en théorie, de discuter le prix de son travail ? Non, car il doit manger et de ce fait il est à la merci de ceux qui possèdent et peuvent lui donner le moyen d’apaiser sa faim.

Les charges publiques de quelque importance, est-ce que – à part de rares exceptions – le pauvre y a droit autrement qu’en théorie ? Peut-il se procurer l’instruction nécessaire pour y prétendre ? Peut-il enfin attendre le temps indispensable pour vendre son activité à un prix aussi élevé ? Non, sans doute. C’est tout de suite qu’il doit livrer ses bras, sa force, sa vie : pour le pain du lendemain, pour l’abri de la nuit.

Manger, tout est là. Les actes les plus insignifiants, les plus géniales conceptions s’alimentent par la nourriture quotidienne. Manger n’est pas toute la vie, mais c’est l’action la plus immédiatement liée à la vie, celle qui l’entretient, la conserve pour lui permettre de s’épanouir ensuite dans toutes les productions de la pensée.

Ce droit si naturel, rappelé sans cesse à l’homme par l’impérieux besoin de chaque jour : l’humanité semble le dédaigner. Certes, de nombreuses révoltes naquirent du cri des estomacs affamés, mais elles furent passagères et jamais n’a été nettement proclamé le droit absolu qu’a tout homme de conserver son existence en lui donnant la nourriture qu’elle exige.

Les peuples rêvent d'abstractions et se repaissent de chimères. Usant leurs forces pour des choses vaines, les yeux fixés aux nues, trompés par ceux qu’ils écoutent, ils vont à travers les siècles, de grands mots d’idéal aux lèvres et cependant pieds nus, en guenilles, amaigris par les privations, ils tombent emportés par la mort pour avoir, dans leur ignorance, laissé la terre à d’autres et méprisé la vie.


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Pas de devoirs sans droits. Le droit étant considéré comme une sorte de compensation, de récompense attribuée à l’accomplissement du devoir, c’est bien réellement le devoir qui tient la première place dans la formule et la conserve effectivement dans la vie sociale actuelle.

Le devoir est l’obligation d’accomplir certains actes en général désagréables et – tout comme le droit – l’on cherche en vain la règle qui préside au choix de ces actes décrétés d’absolue nécessité. Pas plus que le droit, le devenir n’a de base raisonnée et scientifique. Tirant sa première origine de la vieille croyance aux codes donnés aux hommes par les divinités, il change selon les mythes des diverses nations, suivant les intérêts de ceux qui ont l’art d’en imposer aux masses et de leur persuader de se conduire de la façon la plus avantageuse pour eux.

La nature ne nous présente nulle part la sanction de ces prétendus devoirs de l'homme. En nous, elle n'a mis que l’impulsion nous portant à accomplir un acte parce que nous en sentons le besoin ou que l'expérience nous en a démontré la nécessité en vue de notre intérêt propre.

Limité aux rapports sociaux, le mot devoir ne peut réellement exprimer que l’obligation que s’est librement imposée un homme envers un autre homme, soit dans le cas d’un échange, pour un service rendu ou de toute autre façon, de pure convenance personnelle.

Quant au devoir au sens absolu, ce n’est qu’un mot vide de sens, une entrave à la vie. En naissant, l’homme n’a contracté aucune obligation, il n’a donné son acquiescement à aucune convention. Plus tard, dans le cours de sa vie, la nécessité de recevoir l’aide d’autrui le conduit à donner quelque chose de lui en échange ; mais comment concevoir la prétention que s’arrogent les associations appelées États de faire plier sous des règles édictées par des gens, morts parfois depuis des siècles, tous les hommes naissants sur une certaines étendue de territoire ?

Et si les nouveaux venus sur cette terre trouvent ces vieilles lois stupides et peu adaptées au degré de leur évolution, si la forme de l’association leur déplaît ?… Le cas a été prévu. Pour leur démontrer l’excellence des devoirs qu’ils méconnaissent, on les emprisonne, on les supprime de diverses manières. Au nom de quoi agit-on ainsi ?


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Il n’y a pas plus de devoirs à accomplir que de droits à revendiquer. Le savoir et l’expérience sont seuls capables d’indiquer à un homme ce qui convient à sa nature et l’absolu besoin que nous avons les uns des autres règle suffisamment les concessions mutuelles que nous devons nous faire en vue de notre plus grand bien à chacun en particulier.

Habitués à ployer sous la contrainte, à chercher en dehors de nous la règle de notre existence, nous en arrivons parfois à ne plus distinguer en nous la voix de notre besoin. C’est cette voix qu’il faut ranimer en chassant tous les mensonges destructeurs de la vie.

Qu’ai-je à faire de mots, de droits ou de devoirs ? Les besoins de ma vie me sont transmis par le désir qu’exprime mon organisme et cela qu’il veut, c’est cela que je veux.

L’homme s’effraie, il a peur de la liberté et de la nature lui permettant tout, il préfère attendre, pour agir, la permission de ses maîtres qu’il s’est donnés. Que lui reste-t-il donc de sa vie après les désirs refrénés, les impulsions brisées, l’instinct faussé ?… A peine l’existence misérable des animaux domestiques que le maître mène en laisse, leur mesurant le boire, le manger, l’amour, l’air, la lumière ; les fouettant à la moindre incartade. Pour l’homme, le maître c’est l’ignorance qui ne le laisse ni comprendre ni vouloir !



Les personnalités fictives



Une des principales causes nuisant à la libre expansion de la vie de l’homme est l’existence qu’il accorde à une foule de personnalités de convention dont il est l’unique créateur et dont il s’est fait l’esclave.

Certaines de ces conceptions de l’esprit humain, telles que le bien, le mal, l’honneur, le devoir, la vertu, etc., représentaient, à leur origine, l’expression de la volonté d’une puissance supérieure à l’homme. La croyance aux dieux étant, sinon morte, du moins très affaiblie en la plupart des hommes, les idées procédant d’eux leur survivent et demeurent ainsi sans base, sans lien d’attache avec quoique ce soit de raisonné ou de raisonnable. Divinités à leur tour, elles imposent leur contrainte à l’homme, aussi cruellement que les dieux d’autrefois, enserrant sa vie entre d’étroites barrières, exigeant son obéissance et, n’ayant plus pour excuse la crainte du courroux céleste, l’homme se soumet, se désole, gâche sa vie, sans trouver en lui assez de raison pour précipiter les idoles de leur trône en riant de sa crédulité passée.

Toute une catégorie des sentiments factices encombrent le cerveau et gênent la vie de ceux qui acceptent le joug de ces fantômes. Combien de luttes vaines ils engendrent ! Que de forces perdues pour la vie ! Quelle moisson est, pour la mort, cette masse d’hommes torturés par la honte, le remords, succombant sous le poids de maux sans réalité quand la maladie et les accidents naturels produisent une somme déjà trop grande d’inévitables souffrances.

Les idées abstraites, tout en gouvernant les hommes, se modifient néanmoins en chacun d’eux, selon ses dispositions particulières, et l’antagonisme existant entre leur vie et la vie propre des individus est moins apparent que celui qui se manifeste entre la vie individuelle de l’homme et celle d’une certaine espèce de personnalités fictives empruntant un semblant d’existence aux vies humaines, dont la réunion sert à les créer : patrie, État, Église, parti, famille, etc., et, en général, toute collectivité tendant à constituer une personnalité propre sous un nom désignant l’ensemble, sans rappeler les individualités dont elle est composée.


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La recherche d’une vie plus aisée et meilleure a très vraisemblablement été le but de l’homme dans ses premiers essais de groupement. S’unissant pour se défendre contre les forces naturelles ou pour résister à des ennemis ; pour s’assurer, par l’échange, la satisfaction de besoins auxquels il leur est impossible de subvenir par leur seule force ; se groupant afin de compléter, d’embellir leur vie en jouissant des facultés d’autrui, offrant en retour à la communauté les ressources de leur activité, les hommes obéissent en réalité à un mobile unique : le désir de bien-être, la satisfaction plus grande obtenue par le moyen de l’association, en un mot, la recherche du bonheur personnel.

La conception utilitaire initiale disparaît peu à peu dans la plupart des groupements et l’on voit au fur et à mesure de leur accroissement, à mesure que l’association prend vie, l’intensivité de vie diminuer chez les associés. Nombre d’elles sont arrivées ainsi à vivre, semble-t-il, d’une vie spéciale, absolument séparée de celle des hommes qui les composent, offrant même cette bizarrerie d’avoir des intérêts contraires à ceux de tous les associés et imposant leur autorité tyrannique à un tel point que les hommes sacrifient le bien réel de leur existence pour la conservation ou les intérêts de ces êtres chimériques.

Le langage usuel, reflétant l’idée de vie individuelle s’attachant à ces idoles modernes, s’exprime à leur sujet comme à celui d’êtres vivant réellement. Ne dit-on pas : « Les secrets, la raison d’État » comme si l’État était doué d’un cerveau lui permettant de raisonner ? La raison d’État peut-elle être autre chose que les raisonnements de quelques individus gouvernant leurs semblables ? Ne parle-t-on pas avec chaleur de la défense de la patrie ? Cette défense ne consiste-t-elle pas à faire tuer les hommes composant cette patrie sans lesquels elle n’existerait pas ?

Autour de ces mannequins, comme près des statues des dieux d’autrefois, veille l’armée des prêtres des servants de ces cultes laïques. Vivant des sacrifices offerts aux idoles par le peuple, ils se trouvent toujours prêts à prêter à la divinité inerte le secours de leur voix ou de leurs bras pour exprimer ses oracles ou exécuter ses vengeances. Mais si sceptiques, si rusés, soient-ils, il n’est pas rare de les voir eux-mêmes chassés du sanctuaire et, retombés parmi le troupeau des simples fidèles, être broyés par le pouvoir dont ils s’étaient faits les défenseurs.

Les noms mêmes donnés à ces êtres semblent, en certains cas, un défi au bon sens. Ne dit-on pas : « la société » ? Ce mot, exprimant l’idée d’association volontaire, de groupement voulu par des individualités désirant retirer des avantages de leur réunion, désigne-t-il actuellement autre chose qu’une agglomération d’hommes dans laquelle tous sont incorporés de force, dès leur naissance [2], où, bon gré, mal gré, ils doivent se soumettre à des règles établies sans leur consentement dont il ne leur est pas permis de sortir ? Bizarre société est celle qui se compose de gens n’ayant pas demandé à en faire partie et qui, au lieu de dire simplement : « Retire-toi » à celui qui ne se plaît pas en son sein, s’arroge le droit de le châtier, de le tuer, comme violant un traité sur lequel il n’a jamais été consulté, auquel il n’a jamais consenti.

La « société », d’ailleurs, parle aussi du droit qu’elle a de défendre son existence irréelle et elle l’exerce largement détruisant brutalement ou hypocritement les existences de sociétaires mécontents, de ceux qui, se trouvant frustrés par l’association, désirent se grouper suivant un autre mode.

Toutes ces puissances fictives, devant lesquelles les hommes se courbent, ne sont rien par elles-mêmes et leur existence factice est tout entière empruntée aux parts de vie dont les hommes se privent pour les leur donner.

Plus est forte la vie des patries, des sociétés et autres abstractions de ce genre, plus est faible la vie des individus et, le jour où ces fantômes disparaîtront, l’homme s’étonnera de sa puissance de vie : puissance qu’il ne peut soupçonner sous les entraves actuelles.

Les hommes, en général, ne sont pas constitués pour vivre seuls. Les multiples besoins de leur existence matérielle et les non moins besoins de leur activité cérébrales ne peuvent espérer leur satisfaction que par le concours d’un grand nombre de leurs semblables. La solidarité, l’association, s’imposent nécessairement à l’homme voulant sortir de la vie purement animale ; mais les groupements petits ou grands, quels qu’en soient la nature et le but particulier, n’ont de raison d’être que s’ils sont constitués en vue des individualités y adhérant et pour leur plus grand avantage.

La société est faite pour l’homme et non l’homme pour la société. Loin d’avoir à s’incliner devant l’autorité impersonnelle des groupements, l’homme doit, sans hésiter, sacrifier leurs intérêts fictifs à la satisfaction de ses besoins. Dès que la société dans laquelle il se trouve entrave la liberté, contrarie les aspirations d’un individu, il devrait pouvoir s’en retirer, car elle cesse de lui convenir. Soit qu’il recherche un autre groupement, ou vive isolé, selon son désir, jamais l’homme, être vivant et réel, ne devrait faire à une abstraction l’abandon de ses désirs, ni souffrir qu’elle lui impose l’accomplissement d’actes dont il n’éprouve pas le besoin.


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Il y a une bonne solidarité s’exerçant en faveur et pour le bonheur de ses semblables et une solidarité néfaste poussant l’homme à se sacrifier pour un mot : parce qu’on l’a catalogué sous le nom de Turc, de Russe ou d’Anglais ; ou sous celui de catholique ou de mahométan ; ou parce que lui-même, enfin, a accepté l’étiquette d’un parti se disant royaliste, républicain, socialiste, ou n’importe quelle autre chose.

Y a-t-il sur la terre deux hommes pensant absolument de même sur tous les points, menant une vie identique et pouvant continuer à penser et à vivre tous deux de façon semblable pendant toute leur existence ? Ne faudrait-il pas pour cela, outre une conformation physique absolument identique, qu’ils aient eu la même éducation, appris les mêmes choses, vécu dans les mêmes milieux ? C’est folie d’y songer ! N’est-ce pas folie bien plus grande encore, pour des hommes, de s’enrégimenter dans une association, de se ranger sous un drapeau quelconque, de s’imposer des lois fixes et de vouloir marcher toujours ensemble, dans n’importe quelles circonstances, alors que leurs individualités les font si différents les uns des autres ? Aussi pour atteindre ce but invoque-t-on la discipline, l’abnégation, une foule de théories mensongères aboutissant toutes au même résultat : diminution de la vie individuelle.


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On ne saurait assez le répéter : ce qui importe le plus en cette question, c’est de se convaincre de la non-existence de toutes les personnalités fictives. Quand on dit : l’avenir de la race, le bonheur, la grandeur de la patrie, etc. ; il faut comprendre : le sort à venir des individus composant la race, les conditions d’esprit et d’existence des hommes formant la patrie. N’est-ce pas là, sous une forme particulière, un écho de la vieille lutte entre un spiritualisme erroné et le matérialisme scientifique ? L’idée abstraite ne doit-elle pas s’incarner en la matière pour nous devenir réelle et tangible ?

Obéissez, soumettez-vous, résignez-vous à votre ignorance, à votre misère, pour que la « société » soit forte et heureuse, nous dit-on. Une association ne peut avoir de vie en dehors de celle de ses membres, répondons-nous. Elle est vile s’ils sont vils, ignorante s’ils sont ignorants, misérable s’ils sont misérables : chaque souffrance endurée par un des individus qui la composent augmente la somme de souffrance générale et nul miracle n’est capable de transformer en savoir et en bien-être pour l’ensemble l’ignorance et la misère individuelles.

Rien n’est plus faux et plus funeste que de croire que la résignation, l’abnégation de soi-même, pratiquée par chacun, puisse avoir une vertu pour la collectivité. Comment de la douleur de chaque homme voulez-vous constituer le bonheur de l’humanité ?

Comment de la contrainte individuelle pensez-vous faire surgir la liberté pour tous ?



De la recherche du bonheur dans le présent



Prompt à la résignation en face de la souffrance, l’homme met, en général, bien peu d’énergie dans la recherche du bonheur ; il semble le craindre tout en le désirant et retarder l’échéance du rêve de félicité que, malgré tout et malgré lui, il conserve toujours au fond de la pensée.

En l’homme naturel, en l’être sain, dont le raisonnement n’a pas été faussé par l’éducation – si toutefois un tel homme existe actuellement – dès qu’un désir s’exprime, immédiatement les actes tendent à sa réalisation la plus prompte.

Ceux qui les premiers s’imaginèrent avoir intérêt à employer le temps, le travail de leurs semblables pour s’en créer un surcroît de satisfaction, eurent sans doute à lutter contre l’instinct puissant d’être frustres, ignorants, mais de forte vitalité. Ces hommes, à la mentalité peu développée, mais non déformée, n’eussent pas admis les sacrifices faits sans espoir de retour.

Pour obtenir d’eux l’abandon des satisfactions vers lesquelles ils se sentaient attirés, il fallut leur faire croire que ce sacrifice était provisoire et que ces avantages dont ils se privaient, ils les retrouvaient centuplés plus tard en une autre existence.

Poussés par le désir naturel du bonheur, les hommes, ne trouvant pas sur la terre les satisfactions rêvées par eux, ont très probablement été conduits à imaginer une autre vie meilleure, dès le premier réveil de leur mentalité. C’est par le concours de causes multiples que les transformations s’établissent. Mais si les prédications de ceux qui désiraient répandre la foi aux compensations extra-terrestres trouvèrent un terrain bien préparé, il faut néanmoins reconnaître que cette croyance n’eut pas de plus zélé propagateur que le despotisme dont elle était à son tour le plus ferme soutien et que, mieux qu’aucune autre, elle a contribué à faire accepter toutes les injustices, toutes les spoliations.

La nature des compensations espérées varie suivant les individus. Les uns, croyant à la continuation des perceptions des sens après que les organes des sens ont été détruits, rêvent de chasses abondantes, de festins sans cesse renouvelés, telles ces peuplades chez qui la disette se fait souvent sentir ; le musulman croit à un paradis dont les fontaines jaillissantes contrastent avec l’aridité des pays de sable où la souffrance par la soif est chose commune ; d’autres, enfin, imaginent des jouissances moins matérielles. Mais ce que l’on cherche en vain dans toutes ces croyances, c’est le lieu rattachant les conditions de notre existence actuelle avec celles de ces vies futures.

Quelle nécessité y a-t-il à être maintenant pauvre, ignorant, dénué de tout, pour être heureux plus tard ? La pauvreté enfante-t-elle la richesse, l’ignorance engendre-t-elle le savoir ?

Sur ce point les croyants ne s’expliquent pas : « Nous serons récompensés un jour », disent-ils. Récompensés de quoi ? D’avoir vivoté stupides, d’avoir atrophié leurs facultés, d’avoir été inutiles aux autres et à eux-mêmes ? Quand les malheureux se consolent ainsi de leur misère, ne savent-ils pas que leur religion promet la même béatitude céleste aux riches, aux heureux méritant, par des prières ou par le sacrifice d’un peu de leur superflu, ces mêmes joies extra-terrestres qu’on les exhorte à acheter au prix du sacrifice de tous leurs désirs, de toute leur vie. Pourquoi renoncent-ils donc à leur part de bonheur immédiat puisque rien ne les empêche de revendiquer en même temps les problématiques félicités du paradis ?


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L’église romaine – celle qui s’intitule improprement catholique [3] - n’a jamais eu son égale pour fausser les esprits et la façon dont les hommes ont accepté d’elle des enseignements qu’elle dément ouvertement par sa conduite est un triste exemple de leur inconséquence et de leur aveuglement.

« Bienheureux les pauvres, ceux qui souffrent et pleurent. Bienheureux les humbles, ceux qui se soumettent et se résignent », dit-elle. Et pendant des siècles les peuples ont pleuré en silence, ne se révoltant pas contre l’injustice et la cruauté, traînant leur lamentable misère aux portes des églises et des couvents, aux seuils des palais, d’où, parfois, tombait un peu de pain. L’Église ne se souciait pourtant pas, elle, d’être bienheureuse à la façon des pauvres et des humbles. Ses princes, ses dignitaires étaient affamés de domination, de jouissance ; on s’agenouillait devant eux, on leur baisait les pieds ; ils étaient riches de toutes les richesses que leur abandonnaient les peuples, leur bonne chère était faite du manque de pain de la foule, leurs vêtements luxueux, tout le faste de leur existence provenaient de la détresse des misérables.

La foi entretenue par la savante mise en scène du culte, les hommes, par-delà les cathédrales illuminées, à travers les nuages d’encens et les harmonies des chants sacrés, entrevoyaient le mirage enchanteur : le paradis, où « toute larme est essuyée », et ils rechargeaient leur fardeau.

Est-ce bien au passé qu’il faut parler de ces choses ? Nos contemporains ont-ils donc tous abjuré ces croyances mensongères ? Hélas, non !

Sans aborder ici l’examen d’aucun dogme, n’est-il pas utile de dire aux fidèles de tous les cultes : « Vos prêtres vous trompent lorsqu’ils vous font un mérite de la souffrance et de l’ignorance. Regardez-les agir, vous verrez qu’ils ne s’efforcent guère de gagner le Ciel par les moyens qu’ils vous proposent. Vous qui croyez à la survivance d’une pensée, de ce que vous appelez votre âme, dites-vous que la misère, l’excès de travail, ne peuvent que vous éloigner du but que vous poursuivez et, en déprimant vos facultés, en vous abrutissant, vous vous rapprochez non des anges, mais des bêtes. »


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Si le croyant est, en quelque sorte, excusable de différer la réalisation de son rêve de bonheur, que penser de ceux qui, sans espérer aucune compensation d'un au-delà qu'ils nient, acceptent la souffrance avec la même résignation ! Ceux-là ont foi dans le bonheur des générations à venir. Il leur suffit de croire que l'existence de leurs arrière-petits-enfants réalisera la plus parfaite de leurs conceptions de vie sociale pour qu'ils se soumettent à leur misère, faisant abnégation de leurs désirs personnels, dans « l'espoir » de ce bonheur idéal qu'ils ne doivent pas goûter, dont ils ne seront jamais témoins.

Le croyant disant : « Plus tard, en paradis » ou le révolutionnaire disant : « Plus tard, après la révolution » me paraissent bien semblables d'esprit, quoique émettant des idées différentes. Les mots importent peu, paradis ou révolution sont, dans ce cas, des leurres l'un comme l'autre. Ce qu'il ne faut pas dire, c'est : « plus tard ».

Plus tard, demain, où serons-nous ? Que sera-t-il advenu de notre existence individuelle ? N'est-ce pas plutôt aujourd'hui, dans la minute présente, qu’il faut vivre, c'est-à-dire s'efforcer d'atteindre la plus grande somme de bonheur ? N'est-ce pas pendant que nous sommes vivants qu'il faut vivre ?

Les esprits sont si peu accoutumés à de pareils raisonnements, l'hérédité de longs siècles de contrainte morale et matérielle nous a tellement habitués à nous résigner à la souffrance que cette lutte perpétuelle pour le bonheur semble, à la plupart des hommes, une trop lourde fatigue. Leur individualité déprimée ne se sent pas assez forte pour aborder le combat ; ils préfèrent s'endormir, passifs et veules, s'en aller vers la mort, entraînés parmi le torrent des énergies anéanties ou jamais éveillées.


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Le croyant s'imaginant que le passage de ce monde dans un autre suffit à changer toutes les dispositions, tous les sentiments de l'homme, et le révolutionnaire espérant le même résultat de la révolution font preuve d'une égale naïveté. Qui donc la fera cette révolution ? Des hommes, n'est-ce-pas ? Ne doit-on pas en conclure que tant vaudra leur mentalité, tant vaudra la révolution : leur œuvre.

Si, trouvant égoïste et restreinte la conception du bonheur individuel, immédiat, en vue de soi seul, on préfère, par un reste d'attachement aux idées erronées du passé, se proposer le but, plus lointain, du bonheur de l'humanité future, on doit cependant reconnaître la nécessité de travailler tout d'abord à son propre bien-être. Une génération d'hommes affaiblis, aux cerveaux atrophiés, engendrera-t-elle une génération vigoureuse et intelligente ? Cela est peu probable.

La recherche continue du bonheur est une habitude à prendre ; c'est une éducation à faire, une révolution intime devant transformer individuellement les individus accoutumés à la passivité et à la résignation.

Tous les hommes disent, sans doute, qu'ils souhaitent être heureux. Mais pour peu que l'on insiste, combien sera le nombre de ceux qui ajouteront en suite que ce sont là de vains rêves, des utopies, qu'il est impossible que tous les hommes soient heureux, qu'il y aura toujours de la misère matérielle, toujours de la souffrance morale ? Et ce sont surtout les plus pauvres qui parlent ainsi.

Combien seraient changées les conditions de la vie sociale si les hommes comprenaient qu'en dehors des accidents causés par les forces de la nature, tous les maux dont ils souffrent n'existent que parce qu'ils veulent bien les supporter, qu'ils ont été créés par des hommes et que d'autres hommes peuvent les supprimer ; si chacun, enfin, s'exerçait à détruire en lui tous les préjugés, toutes les entraves s'opposant à la liberté de ses actes et s'efforçait, jusque dans les plus petites choses, de toujours avoir son vrai bonheur en vue ! Quelle différence avec cette vaine attente faite autant de lâcheté devant l'effort que de l'ignorance des causes de la souffrance !


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Qu'y aura-t-il de changé demain ou après la révolution (si des hommes font une révolution) ? L'air, l'eau, la terre, tout sera identique.

L'homme n’a pas de secours à attendre de l'extérieur, rien ne lui viendra que de lui-même. La modification de sa mentalité peut seule opérer de réelles transformations sociales.

Remettre au lendemain, à plus tard, la satisfaction que l'on peut goûter dans la minute présente est la pire des folies. Cette minute n'est-elle pas la seule dont nous puissions être certains ? Notre existence individuelle n'est-elle pas tout pour nous ? N'est-ce pas en elle et par elle seule que nous percevons toutes choses ? Dès lors, la seule vérité ne consiste-t-elle pas à vivre aussi pleinement, aussi complètement que possible, chacun des instants dont se compose cette existence ?

Notre personnalité n'a de vie réelle qu'en la minute présente. Demain n'est pas encore « nous », le sera-t-il jamais, notre individualité durera-t-elle jusque-là ?

Folie de dédaigner le présent pour espérer en l'avenir. Folie de placer son rêve de bonheur en un plus tard incertain ou en des hommes que nous ne devons point connaître, aux sensations de qui nous ne participerons jamais. Folie, folie bien grande de ne pas vivre avec toute l'intensité possible, alors que la vie est nôtre.



De l’antagonisme des intérêts



Plus l’homme s’éloigne de ses origines, plus sa mentalité se développe et plus aussi ses besoins augmentent. Chaque nouvelle faculté qui s'éveille en lui, élargissant sa vie, accroît aussi son activité et réclame des satisfactions nouvelles.

Si l'homme primitif pouvait vivre presque isolé dans les forêts, aux temps préhistoriques, se bornant à s'unir parfois à quelques autres individus pour mener à bien une chasse difficile ou pour se défendre contre un danger, c'est que le nombre excessivement restreint de ses besoins, ne s'élevant guère au-dessus de ceux des animaux sauvages, ne nécessitait que peu souvent le concours d'autrui pour se satisfaire. C'est seulement en s'unissant à ses semblables que l'homme actuel peut échapper à l'existence misérable de ses premiers ancêtres, lutter efficacement contre les forces adverses de la nature, défendre sa vie et l'embellir en accroissant ses ressources dans tous les domaines. Mais, pour être vraiment bienfaisante, l'association doit correspondre aux intérêts de tous les associés et être réellement voulue par eux.

Il ne faut pas être très savant ni se livrer à de longues observations pour s'apercevoir que les groupements humains ne répondent nullement aux besoins des individus et que, loin de leur adoucir l'effort, loin de leur rendre la vie plus aisée — ce qui est la première raison d'être d'une association entre hommes —, les sociétés accroissent l'âpreté de la lutte, en augmentant le coté pénible, en substituant à la lutte de l'homme contre les forces naturelles la lutte de l'homme contre l'homme.

On se demande en vain quel avantage bien précis les hommes tirent de leur réunion en société. Si l'homme isolé, errant sur le sol, risque de manquer souvent de ce qui est nécessaire à son existence, à commencer par cette première de toutes les nécessités : la nourriture, l'individu soumis à l'asservissement social n'est pas plus certain d'obtenir ce que sa nature réclame, aucun contrat ne lui garantissant même simplement le pain. Tels ses premiers ancêtres, jadis sur la terre non cultivée, il faut qu'il lutte pour obtenir sa nourriture et tandis qu'eux, du moins, n'en venaient aux mains les uns contre les autres que lorsque la disette les y poussait, un grand nombre de nos contemporains ne mangent chaque jour qu'en disputant à d'autres hommes le pain qui doit les nourrir.

Qu'est-ce que la concurrence, sinon un terme hypocrite désignant ce combat perpétuel des uns contre les autres, cette guerre sans trêve qui se poursuit, implacable, au sein de nos sociétés ; lutte, non seulement exécrable par les douleurs qu’elle engendre, mais stupide aussi, car il n'y a même pas à attendre d'elle le développement de la force physique ou de l'intelligence ! La vigueur du corps ou de l'esprit n'a que bien peu d'influence dans ces combats. Il n'y a pas à espérer que les plus beaux exemplaires de la race, éliminant les autres, procréeront des générations plus belles et plus parfaites ; cette dernière logique, par laquelle la nature semble parfois excuser les luttes qui se livrent en elle, les sociétés l'ont bannie. Le plus fort est celui qui possède ; celui-là vaincra et subsistera, tandis que souvent disparaîtront les robustes et les intelligents.

Les sociétés actuelles ont pour base, non pas l'union et la communauté d'intérêts entre les membres qui les composent, mais bien au contraire la division et l’opposition de ces intérêts. C'est par une concurrence factice, poussée à l'extrême, qu'elles subsistent, exploitant, semble-t-il, la souffrance des masses au profit d'une minorité de privilégiés, mais en réalité restreignant chez tous la part de bonheur et de vie que l'homme trouverait dans une association normalement constituée. Cette concurrence néfaste se manifeste de la façon la plus déraisonnable ; non seulement les hommes ont des intérêts opposés à ceux de leurs co-associés, mais leur propres intérêts se trouvent en contradiction les uns avec les autres.

Le monde judiciaire a-t-il tout intérêt — comme cela semble au premier abord — à la conservation de la criminalité, de la déloyauté dans les transactions, de tous les actes nuisibles à la faveur desquels il existe ? Non, pas absolument.

Les criminels qui, par misère ou perversion mentale, nuisent à leurs semblables justifient seuls l'existence de la corporation judiciaire. En légitimant, en apparence, une de ses institutions, ils contribuent au maintien de l'état social qui les a amenés au crime, qui laisse encore grandir d'autres individus dans les mêmes milieux, les préparant aux mêmes besognes néfastes, les vouant aux mêmes châtiments et ils éternisent le défilé des misérables nourrissant une partie de leurs semblables au prix de la douleur d'autrui et de leur propre malheur.

En tant qu'individu, chaque membre de la corporation judiciaire a un intérêt tout à fait différent, car l'existence de la criminalité sous toutes ses formes lui fait courir, au même titre que ses concitoyens, le risque de devenir victime d'un état de choses où le crime, le manque de probité sont nécessaires au fonctionnement d'un des rouages de l'organisation sociale.

Les chefs militaires n'ont-ils pas intérêt à ce que se perpétuent les sottes haines entre les peuples, qui seules leur permettent de subsister dans leur fonction ? Un exemple désormais historique vient cependant de démontrer combien de pareils intérêts sont néfastes à l'individu et combien il peut souffrir lorsque le germe mauvais, anti-humain, de l'institution qu'il soutient, tant qu'elle choisit ailleurs ses victimes, vient à se retourner contre lui-même.

Les massacres entre hommes ne se comprennent que dans ces périodes barbares où le manque de nourriture, la réelle lutte pour la vie contraignaient des peuplades à se jeter sur leurs voisins pour leur arracher les vivres qu'ils possédaient ou, parfois, pour se repaître de ces voisins eux-mêmes. Par quel aveuglement des hommes en viennent-ils à s’entre-tuer pour une ambition de despote ou de ministre, une parole de diplomate, une combinaison entre financiers ou toute autre cause qu'ils ignorent absolument et qui ne peut les toucher en rien ?

On a fait beaucoup de phrases sentimentales contre la guerre, qu'en est-il résulté ? Rien. D'ailleurs, l'homme n'a pas à se préoccuper d'une question de sentiment toujours discutable. Une seule chose est pour lui réelle : son intérêt ; c'est lui seul qu'il devrait consulter en tout et toujours. La guerre est horrible, mais ce n’est pas pour cela qu'il faut s'y refuser. Dans les luttes primitives, lorsque la vie de l'individu affamé était en jeu, son intérêt le poussait à s'approprier la part d'aliments de son semblable, à supprimer une existence pour prolonger la sienne, il avait raison quant à lui de le faire. Son instinct lui disait : « Vis ! », et sa volonté de vivre était son droit strict et indiscutable.

La nature n'a pas nos sentimentalités, elle n'a pas non plus nos cruautés imbéciles. Nul besoin en cette question d'attendrissement, ni de larmes. La guerre et le militarisme sont une duperie pour les peuples, pour tous les peuples, et c'est pourquoi ils devraient s'y refuser.

Quel intérêt le travailleur de la pensée ou le travailleur manuel peuvent-ils avoir dans une guerre ? Que leur enlèverait-on ? Le plus souvent, ils ne possèdent rien, ceux qu'ils intitulent leurs compatriotes ne leur ayant rien laissé. Et de l'autre côté du fleuve ou de la montagne, par-delà les océans, partout où s'étend la vue, partout où se porte la pensée, l'on voit des hommes qui luttent et peinent pour le pain, qui luttent et peinent pour la science et que d'autres hommes repoussent de la vie.

Qu'importe la couleur et la langage de celui qui est maître, qu'importe le sol où l'on vit, si l'on ne peut manger, ni penser, ni agir selon sa force et son désir ! L'ennemi, c'est le maître, quel qu'il soit. L'ennemi, il est dans tous les pays, en chacun de ceux qui peuvent dire à un autre : « Je veux ». Et plus véritablement encore, l’ennemi est en chaque homme, dans l'ignorance qui seule crée les maîtres.

La famille n'échappe pas à cette loi de nos sociétés qui met le trouble où devrait au contraire exister la plus complète union. Avec le système actuel de propriété, les enfants n'ont-ils pas intérêt à la mort de leurs parents, pour en hériter ? Il n'y a pas de sentimentalité qui tienne. En bien des cas la mort des parents apporte une amélioration dans l'existence de leurs enfants, soit que ceux-ci en héritent, soit que cette mort les délivre d'une charge souvent fort lourde pour des travailleurs ayant eux-mêmes des enfants à nourrir. Qui donc crée des situations aussi lamentables, d'aussi regrettables conflits entre les sentiments affectueux et les besoins de la vie, sinon une société hypocrite se proclamant protectrice de la famille, contre ceux qui veulent qu'elle s'organise librement, par les seuls liens d'affection, sans que l'opposition des intérêts y puisse jamais jeter le trouble ou la désunion ?

Faut-il continuer et citer les médecins, les vendeurs de remèdes, obligés de compter sur le mauvais état de la santé publique pour s'en faire une source de revenus, ayant donc intérêt direct à ce que les cas de maladie soient nombreux, quittes à éprouver eux-mêmes l'influence délétère d'un milieu morbide ? Ne voit-on pas que ce qu'il y a de plus humain, de plus utile, ce qui pourrait être bienfaisant par-dessus tout : la science concourant à maintenir l'homme sain et robuste, cela même tourne au détriment de l'individu comme tout ce qui éclot et vit dans nos sociétés, fortes seulement pour le mal, impuissantes pour le bien, communiquant à tout ce qu'elles touchent la tare de leur faux principe : l'antagonisme entre les intérêts humains.


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La lutte entre les intérêts divers, lutte si désastreuse pour le bonheur de l'humanité, se poursuit plus âpre et plus visible, surtout dans le monde des travailleurs.

Les produits du travail ne servent pas directement à satisfaire les besoins des producteurs, soit qu'ils en usent pour eux-mêmes, soit qu'ils les échangent contre d'autres objets ou tout autre source de bien-être. Ces produits sont arbitrairement cotés à une quantité de numéraire : valeur absolument fictive, puisque le numéraire, équivalant à l'objet produit, ne revient pas à celui qui a fait l'objet, ni à celui qui en a fourni la matière ; une grande part en est attribuée à un homme qui n'a participé en aucune façon au travail réel.

La production ne se fait pas dans le but de satisfaire les besoins de l'ensemble de la société. Ceux qui possèdent du numéraire s'emploient simplement à accroître leur quantité de numéraire comme moyen de tout se procurer sans travail personnel. Le travailleur, au contraire, ne trouve pas à échanger directement son travail contre les choses nécessaires à sa vie ; il faut qu'il passe par l'intermédiaire du numéraire, qu'il travaille pour celui qui peut lui en donner. Or, il fait toujours en cela un marché de dupes. Jamais il ne retire de la valeur de son travail la valeur équivalant à ce qu'il produit ; la différence existant entre le salaire payé à l'ouvrier, le prix de la matière première et le prix de vente revient à celui qui fait travailler. D'où il s'ensuit que si tous ceux qui ont coopéré à la confection d'un objet — y compris celui qui a fourni la matière première — voulaient en devenir les propriétaires, ils devraient le payer d'une somme plus grande que celle de leurs salaires réunis. Où prendre la différence ? En travaillant davantage, en faisant, par exemple, deux objets pour pouvoir en racheter un ; c'est-à-dire en accroissant, par une répartition du bénéfice, la richesse d'autrui à son détriment à soi. D'où il s'ensuit que chaque instant donné par l'ouvrier au travail, chaque effort fait par lui pour obtenir l'argent nécessaire à sa subsistance, contribue en même temps à accroître une richesse à laquelle il ne participera jamais et une puissance qui se retournera contre lui.

Si la production s'échangeait directement contre une production d'un autre genre, l'avidité de l'individu, son désir, même outré, de posséder beaucoup de choses, concourraient encore à la richesse générale, car, produisant beaucoup pour pouvoir faire de nombreux échanges, l'individu, tout en accroissant son bien-être, mettrait en circulation des éléments de plus pour le bien-être social. Avec l'intermédiaire du numéraire, l'initiative et l'effort individuels ne peuvent produire aucun de ces résultats. L'individu n'est d'abord pas libre de travailler quand il veut, autant qu'il le veut. Fût-il même libre en cela, il ne le serait plus d'échanger contre un surplus de bien-être les fruits de son surcroît de travail. Une surproduction n'a d'autres effets dans le système actuel que de faire baisser le prix de la marchandise trop abondante et, tout naturellement, les salaires de ceux qui la fabriquent. Avec un tel jeu de balance, il est impossible aux travailleurs d'améliorer leur situation d'une façon sérieuse, au moyen de leur travail personnel. Ne disposant pas du numéraire et ne pouvant s'en passer pour vivre, ils demeurent à la merci de ceux qui peuvent leur en distribuer et ceux-là ne le font que dans la mesure où ils y ont intérêt, c'est-à-dire qu'ils donnent à peu près de quoi vivre à ceux dont la vie leur est utile et rejettent les autres. Il est impossible qu'il en soit autrement. Ceux qui emploient des ouvriers sont, eux aussi, en butte à la concurrence, il faut qu'ils luttent, c'est-à-dire qu'ils obtiennent le maximum d'effort pour le minimum de salaire sous peine de tomber à leur tour dans la classe de ceux qui ne possèdent rien.

La production se réglant non sur les besoins réels des hommes, mais sur l'intérêt de certains, le nombre de ceux à qui l'on ne permet pas de travailler devient même utile à ces intérêts particuliers, tandis qu'il est néfaste au reste des hommes. De toute façon, ces « sans-travail », misérables eux-mêmes, sont une cause de misère pour autrui. Tout d'abord, par la concurrence que la nécessité les contraint à faire à ceux qui travaillent ; ensuite, parce que la production étant amoindrie de toute la somme de travail qu'ils auraient pu fournir, les divers produits sont moins accessibles à tous, sont plus chers, forcent l'ouvrier à travailler davantage pour les acquérir, ce qui contribue à le maintenir dans sa pauvreté et l'oblige à accepter des salaires pour vivre normalement.

En résumé, dès qu'on accepte la possession perpétuelle par un individu de choses qu'il ne peut mettre en valeur lui-même, on change les membres d'une société en autant d'ennemis, ceux qui possèdent cherchant à conserver, à étendre ce qu'ils appellent leur propriété, ne laissant pas même aux autres la faculté de s'employer à créer en dehors d'eux de nouvelles valeurs sociales.

Ce n'est généralement pas ainsi que les travailleurs envisagent les choses ; l'ennemi pour eux, c'est celui que l'on voit près de soi, prêt à obtenir ce que l'on s'est vu refuser : la place, l'emploi, le salaire de famine, la servitude quelconque pour laquelle il a paru plus apte ou plus docile. Celui-là, selon le cas, c'est l'ouvrier non syndiqué ou l'étranger, ou le juif, ou n'importe qui : un misérable sur lequel d'autres misérables se ruent. Le moment n'est pas encore venu où l'on renoncera au pacte stupide en vertu duquel le tailleur peut finir en haillons après avoir passé sa vie à coudre des vêtements, et le maçon mourir faute de gîte après avoir ciment étant de pierres pour les maisons des autres.

Si, par la pensée, l'on remonte le cours des siècles, on voit, à mesure que l'on se rapproche de l'homme primitif, l'effort augmenter en raison inverse de la qualité de travail obtenu. Sans parler de ceux de nos ancêtres, cassant péniblement des silex pour s'en façonner de grossiers instruments, on peut très bien se rendre compte de la lenteur et de la difficulté avec lesquelles travaillaient les artisans du Moyen Age ou même simplement ceux d'il y a cent ans. Le prodigieux développement du machinisme est venu bouleverser toutes les conditions du travail. La besogne que dix hommes robustes accomplissaient avec peine, un enfant tournant une manivelle ou appuyant sur le bouton d'une mécanique y suffit aisément aujourd'hui. Le progrès, loin de se ralentir, s'accroît, s'accélère sans cesse. Les machines fabriquent d'autres machines, chaque jour en voit surgir une nouvelle, plus puissante que ses devancières et répondant à de nouveaux besoins.

Quel idéal plus enchanteur pouvait s'offrir à l'humanité : voir la production de toutes choses décuplée et centuplée sans fatigue pour l'homme, les robustes et inlassables ouvrières d'acier n'exigeant qu'un peu de surveillance, et l'homme libéré de l'excès de travail, employant pour sa propre satisfaction le temps qu'il passait auparavant courbé sur sa tâche.

Ce beau rêve, l'humanité ne l'a pas fait ; elle n'a pas voulu voir que la réalité lui offrait, sur terre, mieux que les paradis dont on berne son ignorance.

Avec l'organisation actuelle de nos sociétés, la machine ne pouvait être construite que par le riche. Une fois construite, elle fut donc la propriété du riche et la docile servante de l'homme devint la bête mauvaise, concurrente et rivale de l'ouvrier qui n'a pu trouver grâce qu'en devenant l'esclave de cette machine au moyen de laquelle il aurait pu s'assurer repos et liberté.

Là où la production exigeait le concours d'une multitude de travailleurs, s'agitent aujourd'hui les roues gigantesques, les bras de fer en perpétuel mouvement. Que sont devenus les hommes qui tiraient leur subsistance de ce travail ? Logiquement ne devraient-ils pas être occupés à de moins dures et moins longues besognes, enchantés d'être remplacés par la machine ? C'est en effet le résultat auquel seraient parvenus des cerveaux sains ; mais quelles solutions raisonnables peut-on espérer d'une humanité en qui a été déprimée et atrophiée depuis tant de siècles la faculté de réfléchir et surtout de conclure ?

Celui qui a sacrifié une part de son bien pour posséder un outillage mécanique attend qu'il lui rapporte avec intérêt ce qu'il lui a coûté. Il ne peut pas continuer à payer des ouvriers dont le secours ne lui est plus nécessaire. Cependant, les hommes devenus inutiles pour lui, comment mangeront-ils, puisque, dans nos sociétés, le travailleur est mis au rang d'animal domestique, vivant par la grâce et selon le caprice de ses maîtres ?

En présence de ces résultats, la haine s'est élevée contre l'inconsciente machine. C'est elle qu'il faut abattre et détruire, elle qui affame l'ouvrier ! Ainsi, faute de réflexion, l'homme s'élève contre le progrès, contre la science, seules sources de vie et de bien être. Il y a des milliers de travailleurs souhaitant le retour aux besognes d'antan, alors que beaucoup travaillaient et produisaient peu.

La suppression des machines, si elle était possible, n'aurait d'autre effet, en restreignant la production, que de rendre encore bien moins accessibles à tous une foule de choses devenues d'un usage courant et de contribuer à l'abêtissement du peuple en réduisant encore le temps déjà si court qu'il reste aux travailleurs pour s'instruire et penser. Que pourrait-il résulter de ce retour en arrière, sinon plus de souffrances et moins d'efforts vers un idéal meilleur, plus d'ignorance correspondant toujours à plus d'asservissement ?

Le développement du machinisme, avec le système social actuel, c'est la concurrence de la chose inerte contre l'homme qui la crée, les ouvriers préparant leur propre misère en construisant les engins destinés à les remplacer demain, contraints par le besoin immédiat, par la nécessité d'acheter leur pain quotidien, d'accomplir le travail qu'on leur commande, dussent-ils en mourir plus tard.

Alors que faire ?…

Alors peut-être serait-il temps de réfléchir et de comprendre que ceux qui souffrent, souffrent, non par le fait d'une loi inéluctable de la nature dont il leur est impossible de s'affranchir, mais à cause des idées fausses qui les dominent.

La machine est la bonne et robuste servante qu'il faut accueillir avec joie dans la famille humaine. Ce n'est pas elle l'ennemie. L'ennemie, c'est la conception erronée que l'on a de la vie sociale. Ce sont ces multitudes d'hommes habitués à voir une minorité de leurs semblables disposer librement des biens de la terre tandis que la majorité n'a d'autre désir, d'autre espérance que d'être admise à travailler pour autrui, ne concevant pas que l'individu né pauvre puisse avoir le droit de manger et de vivre autrement que par la grâce des maîtres qui daignent se servir de lui.

Une concurrence d'un autre genre menace l'ouvrier. L'installation des machines rendant le travail moins difficile a permis de remplacer, en bien des industries, les hommes par des femmes et même par des enfants. Ceux-ci, obtenant un moindre salaire, l'employeur a tout intérêt à les embaucher de préférence, chaque fois que la nature du travail le permet.

Or, si l'on y pense, on voit que les ouvriers, pour suppléer à leurs salaires, insuffisants à les faire vivre, eux et leurs familles, dans des conditions convenables, sont poussés à demander un supplément de gain au travail de leur femme ou de leurs enfants. Ce surplus paraît, en effet, devoir augmenter leurs ressources, mais d'autre part, cette quantité de plus en plus considérable de travailleurs, femmes et enfants se contentant d'un moindre salaire, peut entraîner une réduction générale des salaires et jeter sur le pavé les ouvriers hommes qui ne voudront pas travailler à ce tarif réduit.

L'on peut donc dire, sans crainte d'erreur, que dans les enfants qu'ils mettent au monde, les travailleurs manuels se préparent autant de concurrents qui n'attendront pas l'âge d'homme pour remplacer leurs pères en maintes industries.

En présence de ce résultat, il semble superflu de célébrer pompeusement les bienfaits de notre civilisation. A qui profitent cette civilisation et tout ce progrès matériel ? A quelques-uns. Le philosophe pourrait même dire : à personne. La souffrance engendrée, dans les hautes classes sociales par les idées erronées, ne le cède que de bien peu, peut-être, à celle produite par la misère matérielle parmi le peuple.

Pour quelques-uns, la vie s'est embellie par les inventions et les ressources nées de la science, mais l'immense foule n'en est-elle pas toujours à la lutte incessante pour la nourriture tout comme nos ancêtres des temps préhistoriques ? Les conditions d'existence se sont améliorées, dira-t-on, et l'on ne peut comparer la vie des habitants des cavernes avec celle de nos contemporains. Il ne faudrait pas en jurer. Les misérables grouillant pêle-mêle dans d'humides sous-sols, dans des galetas empestés : tous ceux dont le pain du lendemain n'est jamais assuré, qui ne le conquièrent qu'en en privant d'autres misérables comme eux, qui voient s'élever en adversaires leurs compagnes et leurs enfants ; toute cette lutte obscure et effrayante des pauvres se ruant les uns contre les autres, se disputant le « privilège » de travailler pour l'homme qui agite devant eux le morceau de pain dont ils se rassasieront à peine ; tout cela n'évoque pas l'idée d'une vie tant supérieure à celle des humains primitifs.

La science a beau élargir chaque jour davantage l'horizon de l'humanité, elle a beau faire justice des prétendus immuables principes moraux et religieux que rien ne justifie dans la nature, la société dont elle démontre les bases fausses et les lois absurdes, la société veut vivre malgré elle et pour cela tente d'étouffer sa voix ou de la réduire à l'état d'érudition stérile, quand elle devrait être l'unique guide de l'homme.

Quelle harmonie y a-t-il entre les actes socialement imposés et l'état actuel de nos connaissances scientifiques ? Aucune. Nos codes datent des Romains, notre conception de l'autorité et d'une foule de prétendus principes est la même qu'il y a des siècles, quand les hommes s'imaginaient l'azur du ciel comme une voûte de cristal au-dessus de laquelle se promenaient Dieu et sa cour.

Ce désaccord entre les vérités acquises, par la science et les conventions sociales, mérite d'être examiné en quelques-uns de ses effets.


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La science n'est-elle pas la plus grande gardienne de la vie humaine, n'est-ce pas elle qui nous enseigne la maladie, à écarter par l'hygiène les influences morbides susceptibles de s'attaquer à notre organisme, d'y porter le trouble ou même de le détruire ? Mais ces enseignements salutaires propres à libérer l'homme d'une grande part de souffrance, à limiter les morts prématurées si nombreuses actuellement, ces enseignements restent inefficaces.

Le pauvre n'a pas le loisir d'apprendre à sauvegarder sa santé et sa vie, et l'aurait-il, à quoi lui servirait cette vaine connaissance ? La société qui fait de lui un « pauvre » ne l'oblige-t-elle pas, sous peine de mort immédiate par la faim, de s'employer à toutes les besognes, malsaines ou non, qui pourront lui procurer du pain ?

Lui est-il seulement possible de s'entourer des précautions nécessaires pour atténuer les effets nuisibles de son travail ? Non sans doute. Ce ne sont pas les travailleurs qui construisent à leur gré les ateliers ou les usines dans lesquels ils passent leur existence. Les maîtres n'y venant que rarement, et pour de courts instants, les actionnaires touchant les bénéfices du travail fait loin d'eux, qui jamais ne verront l'endroit où des hommes, que la nature a fait semblables à eux, peinent pour leur assurer des rentes ; ceux-là décident de ce qui convient. Ils mesurent l'espace, l'air, la lumière, discutent les perfectionnements, non au point de vue de la salubrité, mais à celui de leur bénéfice. Limiter la dépense, accroître les dividendes : tout est là. Quant aux pauvres, s'ils meurent avant l'âge, qu'importe ! Pareils aux animaux domestiques, ils se reproduisent en assez grand nombre pour que la société n'ait rien à craindre. Les pauvres, c'est-à-dire la chair à travail, ne manqueront pas de sitôt.

A la fin de sa journée de travail, l'insalubrité attend encore le travailleur dans le logis trop exigu, dans l'habitation empuantie où, dans nos villes, les locataires s'entassent, vingt ménages occupant la superficie où deux familles pourraient à peine trouver l'espace exigé par l'hygiène.

De l'air, de la lumière, de vastes chambres où le soleil visite le moindre recoin, y tuant les germes nuisibles ; des arbres, des jardins, voilà ce que dit la science. Le terrain coûte cher, répond la société, il appartient à un maître qui doit en retirer le plus de bénéfice possible. L’État taxe l'air, les fenêtres sont comptées et l'on construit haut et étroit, le plus petit coin, obscur ou non, trouve sa destination. Au lieu de jardins l'on a des puits d'air et des milliers d'hommes se contentent de respirer un air méphitique déjà vingt fois respiré et rejeté par les voisins, empesté par les latrines d'à côté, empoisonné par le tuberculeux d'en face. Ce minimum d'air où mourrait un animal vraiment sain, l'hérédité et l'accoutumance aidant, ils y végètent des années, anémiés, souffreteux, engendrant des êtres plus débiles encore.

La science nous dit que pour se maintenir en bonne santé, l'homme a besoin d'une alimentation saine et suffisante. Le pauvre cependant n'est-il pas obligé de se contenter de denrées frelatées et en quantité insuffisante faute d'avoir le moyen de s'en procurer d'autres ?

La science peut montrer les moyens d'atteindre à la santé, mais ces moyens ne sont pas à la portée de tous et il semble que la majorité des hommes se résigne facilement à en laisser le privilège aux maîtres qu'elle se donne.

Nul n'est coupable, dit la science, parce que nul n'agit entièrement seul.


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Le christianisme, en persuadant aux hommes de tirer vanité de leur prétendue liberté, n'a fait qu'ajouter un esclavage, que rien ne justifie, à la dépendance naturelle de l'individu vis-à-vis de l'ensemble. Cette fausse notion de la liberté humaine n'a jamais été qu'un piège destiné à priver l'homme de sa réelle indépendance [4].

« Tu te soumettras parce que tu es libre », telle est la bizarre formule par laquelle on peut définir l'attitude des sociétés envers les individus. « Tu es dépendant de mille causes et soumis à mille influences, dit la science à l'homme ; vis donc ta nature propre ; nul n'a le droit de te juger, ni d'exiger ta soumission à une règle que tu ne sens pas en toi. »

Nous ne sommes pas libres de penser, d'agir, de vouloir. En quoi cela peut-il nous enlever de notre dignité ? Sommes-nous libres d'être de grande ou de petite taille, selon notre gré, de ressembler à tel ou tel de nos parents, d'avoir les yeux ou les cheveux de telle ou telle couleur ? Avons-nous jamais songé à trouver humiliant d'être soumis en cela à des causes qu'il nous est le plus souvent impossible de découvrir ?

La constitution de notre cerveau, comme celle de notre organisme, est tout d'abord déterminée par des causes antérieures à sa formation. La matière première servant à sa composition est empruntée à l'organisme de nos ascendants. S'ils nous transmettent leurs prédispositions à telles maladies particulières ou telles ressemblances physiques, comment voudrait-on que l'organe de la pensée demeure indemne de toute influence et ne reproduise pas dans ses circonvolutions les dispositions spéciales de notre ascendance et, partant, la tendance à penser de même façon ? L'hérédité, l'atavisme sont des choses trop connues pour qu'il soit nécessaire de s'étendre sur ce sujet ; mais à cause de la persistance que l'on a de vouloir continuer, contre tout bon sens, à scinder l'universelle vie en esprit et en matière, on accepte l'hérédité physique et l'on se refuse à accepter l'hérédité mentale ; ou, mieux encore, on accepte cette dernière et tout en disant d'un homme : « Il agit comme son père », on le châtie si l'on trouve l'acte en désaccord avec l'opinion courante ; sans se demander, s'il est possible à cet homme d'éviter de reproduire un acte déjà accompli par son père — acte résultant de dispositions physiques ou mentales héritées — alors qu'il lui est impossible d'éviter d'avoir la barbe de même couleur ou le nez de même forme que son père.

Les influences ataviques et héréditaires exercent les premières leur action sur l'individu en déterminant la conformation spéciale de son organisme ; toutefois la tendance de la nature à reproduire en lui les dispositions ancestrales se trouve atténuée par les circonstances au milieu desquelles se développe la vie de l'être nouveau, circonstances qui ne peuvent être absolument identiques à celles ayant entouré l'existence de ses ascendants et qui seront une cause de dissemblances entre l'individu et ses ancêtres [5].

Sans attendre la naissance, les influences extérieures agissent sur l'embryon dès le moment de sa conception. L'état de santé des parents, les influences diverses au moment de la procréation ; la quantité, le genre de nourriture de la mère, la nature de ses occupations, les incidents ou accidents de sa vie pendant la grossesse sont autant de causes intervenant dans le développement de l'homme en formation. Après la naissance, les conditions sont plus ou moins salubres, les soins plus ou moins intelligents entourant la première enfance, le bien-être dont jouit l'enfant, ou les privations dont il souffre transforment à leur tour son organisme, préparant les actes que sa nature ainsi modifiée lui suggérera plus tard.

Cette première partie de la vie humaine est encore bien peu comprise par la grande majorité. L'enfant semble n'être qu'un objet et, parce que l'activité de ses sens ne se manifeste point encore, on juge inutile de se préoccuper de la façon dont ils se développent. Pourtant l'objet devient un être, il parle, marche, agit, raisonne à sa façon. Aussitôt, les éducateurs s'en emparent, et par éducateurs il ne faut pas seulement entendre les éducateurs en titre : précepteurs ou maîtres d'écoles. Les éducateurs sont légion autour de l'enfant, les plus importants, ceux qui exercent le plus d'influence, sont souvent ceux à qui on ne songe même pas. Ce sont tous ceux qu'il voit agir devant lui, tous ceux dont il reçoit les avis, les conseils, les exemples, les enseignements, ou les corrections : la mère, qui en lui donnant une tape sur la main gauche lui enseigne à ne se servir que de sa main droite, la sœur plus âgée qu'il voit plonger en cachette le doigt dans les confitures ; selon qu'elle est surprise et punie ou jouit de l'impunité, bébé prend une leçon. Éducateur, le père ivrogne ou sobre, brutal ou doux ; les domestiques, les petits camarades, les animaux, les objets mêmes. Éducateur plus que tout, le milieu dans lequel l'enfant vit et qu'il observe, notant ses premières vues sur la vie dans son cerveau neuf, si malléable qu'un rien y laisse une trace profonde ? Qui oserait nier l'influence de l'éducation dans l'enfance ? N'est-ce pas parce que l'expérience en a démontré les incontestables effets sur la direction qu'elle donne à la vie de l'individu, que tous les partis, toutes les sectes, tous ceux qui tendent à dominer l'homme s'attachent à accaparer les enfants pour déposer dans ces jeunes cerveaux le germe de ce qu'ils veulent y voir éclore plus tard ?

Cependant l'adolescent échappe à cette période officiellement consacrée à le « former » [6]. C'est alors qu'on lui parle de liberté et que réellement il se croit libre. Comment le serait-il ? Avec quoi va-t-il réfléchir sur ce qui l'entoure ? Avec quoi va-t-il raisonner les actes qu'il accomplira ? N'est-ce pas avec ce même cerveau, ce même organisme, né de ses ancêtres, tenant d'eux sa matière première ? N'est-ce pas avec ces mêmes cellules cérébrales influencées, modifiées de tant de façons diverses au temps de sa jeunesse et conservant dans leur structure intime la trace de toutes les causes qui ont agi sur elles ? Est-ce qu'à chacun des faits nouveaux qui viendront ébranler son cerveau, la mémoire, consciente ou non, tout le passé autrefois enregistré par l'organisme ne vibrera pas, transformant l'appréciation du fait nouveau par la modification que la pensée subira en traversant ces centres de pensées anciennes, oubliées peut-être, mais toujours vivantes, sinon par elles-mêmes, du moins dans les pensées qu'elles ont engendrées ?

Si le cerveau est l'organe particulier de la pensée, il a cependant à subir l'influence de tout l'organisme auquel il se trouve intimement lié. La quantité de sang que lui envoie le cœur modère ou accroît son activité. La nourriture digérée par l'estomac influe sur la qualité du sang. Tous les organes exercent leur action sur la pensée. Le fonctionnement de ces organes, les modifications qu'ils subissent, sont donc d'une importance extrême et, tout comme les idées déposées en nous par l'éducation, l'état de nos sens, par où nous parviennent les sensations, celui de nos membres, de notre santé en général, modifient la direction de notre vie.

Sauf dans les mouvements purement réflexes, ceux qui nous sont communs avec les êtres aux organismes les plus rudimentaires — tel par exemple l'acte qui consiste à retirer vivement la main d'un objet dont le contact brûle — la pensée précède l'acte et la pensée est elle-même provoquée par une sensation ou la mémoire d'une sensation. Chacun admet aisément que l'homme n'est pas libre de faire tout ce qu'il veut même en l'absence de toute contrainte étrangère. Un individu a beau vouloir être fort, soulever des fardeaux, être un coureur, se livrer aux sports, à la gymnastique, il ne lui suffit pas de le vouloir pour le pouvoir ; il faut que son organisme s'y prête, qu'il ait des muscles assez résistants, des membres assez souples, qu'il ne soit ni asthmatique ni obèse, qu'il ait le cœur sain, etc. Toutes ces choses ne dépendent pas uniquement de sa volonté. Pourtant, si l'on rentre dans le domaine intitulé « moral », on s'empresse aussitôt d'affirmer qu'il n'y a qu'à vouloir être sobre, chaste, laborieux, etc., pour le devenir. Et pourquoi l'organisme qui interdit à l'un l'agilité, n'interdirait-il pas à l'autre l'application au travail intellectuel ou physique ?

Si l'homme n'est pas libre d'agir suivant son désir, il n'est pas libre non plus de vouloir de telle manière plutôt que de telle autre.

Qu'est-ce qui détermine la volonté ? La sensation ou le souvenir d'une sensation ancienne, ce qui est la même chose. Sommes-nous libres de commander aux circonstances extérieures, de choisir les objets, les scènes qui frappent nos regards, les individus qui nous coudoient, les paroles qui frappent nos oreilles ? Non sans doute. Les faits au milieu desquels se déroule notre existence ne sont-ils pas cependant la cause la plus puissante de nos actes et par conséquent de la direction que prend notre volonté et des actes qu'elle détermine ?

Pour qu'un acte soit libre il faudrait qu'il soit isolé, sans lien avec quoique ce soit, qu'il soit un effet sans cause. Or tout acte est la conséquence d'un autre. On agit de telle façon parce qu'on en éprouve le désir, parce qu'une cause quelconque extérieure ou intérieure a déterminé ce désir. Cette cause est une pensée, une action que l'on a accomplie, un fait dont on a été témoin. Cette pensée ou cet acte sont à leur tour le résultat d'une cause antérieure. Parfois l'on peut remonter très loin en suivant cet enchaînement des causes et des effets ; le plus souvent au contraire les motifs immédiats sont seuls apparents ; il semble même, en certains cas, que l'on n'en puisse discerner aucun ; mais rien ne naît de rien.

La volonté n'échappe pas à cette loi ; comme toute manifestation, elle procède de manifestations antérieures et, par conséquent, ne peut être libre puisqu'elle n'est qu'un résultat.

La volonté et les actes qu'elle détermine, n'étant pas libres, sont nécessairement l'expression du besoin de l'organisme ou la caractéristique d'un état morbide. Dans aucun cas ils ne peuvent être attribués au caprice, au libre choix, dans aucun cas ils ne devraient entraîner une approbation ou une répression.

Nul n'est responsable, dit la science, puisque nul n'est libre de déterminer à son gré les causes extérieures sous l'empire desquelles il agit ; puisque nul n'est libre de choisir les éléments entrant dans la composition de son organisme, éléments qui produisent en lui les tendances et les besoins divers.

En déclarant la volonté humaine soumise aux causes qui ont déterminé sa manifestation, la science relève donc la vieille maxime : Fais ce que veux. Fais-le parce que ton vouloir est l'expression de ton besoin si tu es sain et, si tu es sain, ton vouloir ne te portera qu'à des actes capables de conserver en toi la santé et le bonheur. Quant à ceux qui, sous l'influence de causes morbides, sont portés à se livrer à des actes nuisibles, ils deviendront d'autant plus rares que l'hygiène physique et mentale sera mieux observée. Dans tous les cas, la maladie appelle des soins et non un châtiment. Les mesures répressives peuvent constituer une vengeance, mais sont impuissantes à faire cesser les actes qu'elles punissent, puisqu'elles laissent subsister les causes qui les ont déterminés.

Jadis, on se contentait de soigner empiriquement les hommes atteints du choléra ou de la fièvre typhoïde ; aujourd'hui, l'on cherche à prévenir les épidémies, à détruire les sources de contagion. L'humanité, éclairée par les enseignements de la science — consciente de ce que l'homme n'est pas plus libre de vouloir sainement que de se bien porter —, devrait aussi s'efforcer de détruire les causes des actes nuisibles aux individus et organiser l'hygiène mentale, comme elle tente déjà d'organiser l'hygiène physique.

La doctrine du libre arbitre n'est justifiée par aucune conception religieuse. Pas une religion ne reconnaît la liberté de l'homme, pas une ne peut le faire. Si un dieu absolu gouverne le monde, tout ce qui s'y accomplit ne provient-il pas de sa volonté ? Qu'est-ce que l'homme dans ce cas, sinon un acteur jouant un rôle dans une pièce dont le dénouement est réglé par l'auteur, un pantin dont le dieu tire la ficelle ? Si l'homme pouvait agir contre la volonté du dieu, le dieu ne serait plus tout-puissant. Le dieu « permet que certains actes s'accomplissent », disent les croyants pour s'en tirer. La permission du dieu étant déclarée nécessaire pour qu'un acte puisse s'accomplir, cette affirmation équivaut, en réalité, à la négation de la liberté de l'homme.

Loin d'encourager ceux qui veulent soutenir des actes, les livres saints, prétendument inspirés par le dieu du christianisme, contiennent, tout comme les Écritures juives dont ils procèdent, des passages affirmant l'absolue dépendance de l'homme. On y trouve la doctrine de la prédestination en vertu de laquelle le dieu élit les uns et réprouve les autres, non point à cause de leurs actes, mais par son bon plaisir.

Pourquoi les fidèles prient-ils, pourquoi demandent-ils la grâce, s'ils sont libres ? Ne confessent-ils pas ainsi qu'ils sont soumis à des influences qu'ils redoutent et tendent à remplacer par une influence contraire : celle de la grâce ? Pourquoi implorent-ils leur dieu afin d'obtenir un emploi, la réussite d'une entreprise, etc. ? N'affirment-ils pas ainsi l'autorité absolue de leur dieu sur les hommes qui, en apparence, confèrent l'emploi ou décident du succès de l'entreprise, mais ne sont aux yeux du croyant que les instruments de la volonté divine ?

Nié par la science, incompatible même avec les chimères religieuses, le principe de la liberté dans le choix des actes trouve cependant un grand nombre de défenseurs. Sur quoi basent-ils leur opinion ?

Quant aux sociétés elles font de cette idée une arme leur permettant de sévir contre ceux qui s'écartent de l'obéissance. « Tu te soumettras à mes lois, tu y conformeras tes actes, parce que tu n'as qu'à le vouloir pour le faire. Tu seras esclave, parce que tu es libre de vouloir l'être » ; tel est le langage que les sociétés tiennent en réalité aux hommes qui paraissent s'apercevoir de son incohérence.

« Tu es dépendant de mille causes différentes, dit la science, va donc, suis la loi intime de ton être, celle que t'inspire la nature même de ton organisme ; n'obéis qu'à elle, sois libre d'agir en tout selon ton instinct, ton désir, expression de ton besoin. »

En continuant l'examen, on constaterait encore sur une foule de points la contradiction existant entre le mode de vie des sociétés actuelles et les enseignements de la science. Sans entrer dans plus de détails, on voit que le fonctionnement des sociétés a pour base l'autorité ; l'individu n'agit pas selon sa nature propre, mais est contraint, coûte que coûte, dût-il même y perdre la vie, à se plier aux exigences de la règle qu'on lui impose.

La liberté individuelle, produirait, croit-on, un épouvantable chaos. L'univers est-il donc chaotique ?

En l'univers s'enchevêtrent incessamment l'action et la réaction. A de lentes périodes d'évolutions succèdent des bouleversements subits. Le cataclysme, détruisant une espèce d'êtres, donne naissance à une nouvelle espèce. L'univers n'est ni l'ordre ni le désordre, il est la vie.

Si les astres gigantesques et les multitudes de corps peuplant l'immensité se meuvent ainsi sans autre loi que celle de leur nature propre, ne peut-on croire que l'homme est capable de vivre, lui aussi, d'après la loi de son organisme sans qu'il résulte de cette liberté les désastres extraordinaires qu'on nous prédit ?

Les ignorants seuls s'imaginent que si une puissante main céleste ne les retenait pas à leurs places respectives, le soleil, la lune et les étoiles tomberaient sur la terre comme de simples grêlons. La composition des corps célestes, leur grandeur, leur pesanteur, les influences attractives qu'ils exercent et que d'autres corps exercent sur eux, toutes ces causes et bien d'autres encore ne laissent pas aux astres la liberté de s'entrechoquer de la sorte. Nul n'a besoin de les tenir en lisière, leur constitution propre les maintient là où ils sont.

Il n'y a pas d'autres secrets dans tout l'univers ; chaque individualité s'y comporte selon ce qu'elle est et les individualités humaines ne peuvent faire exception.

La soi-disant sagesse, qui prétend les diriger en les détournant du genre d'activité qui est propre à leur organisme pour les contraindre à en exercer une autre à laquelle ils ne sont pas aptes, ne produit que la confusion et la souffrance.

La vie universelle nous apparaît faite du mouvement incessant des individualités moléculaires s'agrégeant selon leur composition et les milieux qu'elles rencontrent. De même l'homme conscient s'unirait à ses semblables selon ses besoins et les associations humaines se formeraient, se dissoudraient et se reformeraient suivant que l'utilité s'en manifesterait.

Si la science ne nous montre nulle trace de gouvernement dans l'univers, pourquoi s'imaginer que l'homme seul doit faire exception ? N'est-il pas plus sage, au contraire, de conclure que, dégagé d'entraves, il se comporterait comme tous les corps existant dans la nature : suivant la loi propre qui est en lui, non comme un commandement émanant d'une autorité extérieure, mais comme une nécessité de son être.

L'antagonisme artificiel existant entre les intérêts des individus composant les sociétés se manifeste d'une foule de manières, quelques-unes sont indiquées ci-dessus, mais chacun en y réfléchissant en découvrira sans peine beaucoup d'autres. Ce qu'il importe à tous de comprendre, c'est que tous nous vivons sur le pied de guerre. La paix n'est qu'un mot, et un profond aveuglement peut seul nous empêcher de voir les luttes qui se livrent entre les hommes. Nous ne voyons pas tomber les victimes dans le fracas des fusillades, mais combien nombreux sont ceux qui succombent dans le silence, tués par cette guerre silencieuse et hypocrite.

Quel est celui — même parmi les plus favorisés de la fortune, les plus enviés — qui, en s'examinant, ne puisse trouver une blessure qu'il doit à un de ces tristes combats d'intérêts ? A quoi bon former des sociétés, si c'est pour s'y entre-déchirer. En quoi nous distinguons-nous ainsi des groupements de primitifs ?... des groupements d'animaux ?

La recherche du bonheur de tous par le bonheur de chacun, la solidarité, sont les bases qui indiqueraient une société d'hommes conscients. Nous ne sommes que des barbares.


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Quel but l'homme doit-il se proposer ? Quel est le but de sa vie ?

Quel est le but de l'univers ? Jusqu’à présent rien n'est venu démontrer qu'il en ait un autre que d'être ce qu'il est. L'existence éternelle, la substance, sous les multiples formes qu'elles revêtent, existent sans que nous ayons pu trouver en dehors d'elles leur raison ou leur but.

Une légende biblique attribue au dieu Yaveh, apparaissant dans un buisson ardent, cette réponse à Moïse lui demandant son nom : « Je suis celui qui suis ». La philosophie aryenne [7] dont les conceptions s'élèvent tant au-dessus de celles de l'esprit sémitique désigne d'un mot l'infini des choses : « Sat » (cela), dit-on en sanscrit. Non pas celui mais cela qui est, et, à cela impersonnel, fait de l'ensemble de toutes les existences émanant de lui, il paraît difficile d'imaginer un but : c'est-à-dire une fin dernière et extérieure à lui, puisqu'il est « tout ce qui a été, est et sera », qu'il englobe tout, comprend tout et que par conséquent rien n'existe en dehors de lui.


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L'homme n'a pas pour but de gagner le chimérique paradis, dans l'espérance duquel il a accepté si longtemps une vie misérable, toute de renoncement et de souffrance. La croyance au dieu cruel, qui fait payer d'avance le bonheur céleste par la douleur et par les larmes est, sinon éteinte, du moins très affaiblie et, à part de rares exceptions, ce n'est plus uniquement ce but extra-terrestre que l'humanité propose à ses efforts.

Le but de l'homme n'est pas de servir des idées abstraites : conceptions de son cerveau qu'il érige en idoles. Il n'a pas à s'efforcer d'être bon, honnête en vue d'une fantaisie de son imagination qu'il nomme la vertu, pas plus qu'il n'a à se proposer d'éviter ou de se livrer à une autre de ses créatures chimériques appelée par lui le vice.

Le travail considéré par certains comme but de l'existence humaine n'est pas un but, mais simplement un moyen. Pour perpétuer sa vie, pour l'embellir, l'humanité doit nécessairement produire de quoi subvenir à ses multiples besoins. Une somme indispensable de travail s'impose à elle, mais seulement comme moyen de mieux remplir sa destination unique : Vivre.

De même, l'individu pris isolément ne peut s'abstenir de l'effort tendant à pourvoir à la conservation de son existence, mais son travail n'a de raison d'être — pour lui — que s'il en retire réellement un avantage personnel. Il importe peu, pour un homme, de semer, de tisser, de construire, de se livrer aux occupations en apparence les plus utiles, de produire quoique ce soit, s'il ne peut user des fruits de son travail pour manger à sa faim, se loger, se vêtir sainement.

Le travail ne peut être qu'un moyen servant à vivre en satisfaisant ses désirs tant matériels qu'intellectuels. Telle est la seule façon dont il doit être considéré et tout individu qui, travaillant, n'atteint pas ce but est dans l'erreur.

L'homme n'a pas à chercher son but en dehors de lui, il n'a à le placer en rien d'extérieur, hommes ou idées. Rien ne l'oblige à se contraindre pour atteindre une fin quelconque. Il n'en a point d'autre que d'être lui-même, tel que la nature l'a fait et de se conserver tel, en préservant son individualité contre tout ce qui est susceptible de l'amoindrir ou de lui causer de la souffrance…


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Que mettrez-vous, demandent certains, à la place de ces lois, de ces institutions dont vous niez l'utilité ? Rien. La vie. La vie qui entraîne les êtres dans le courant des évolutions, qui les place et les fait se mouvoir selon les lois régissant la matière dont ils sont composés. Lois non point factices et extérieures, mais dérivant des propriétés inhérentes aux différents états de la matière.

A ceux qui craignent de voir s'écrouler l'édifice social actuel, sans songer aux nombreuses civilisations, à toutes ces sociétés disparues dans le cours des âges — dont à peine l'on garde la mémoire — tandis que l'humanité reste toujours vivante sur les ruines des demeures ayant cessé d'être à sa taille, à ceux qui demandent avec inquiétude : « Qu'est-ce qui vous abritera ? Où irez-vous habiter ? », l'on peut répondre par cette parole de Luther à qui l'on posait la même question en lui représentant que l'appui des princes allemands pourrait lui manquer : « Où j'irai ? répondit-il. Sous le ciel. »

Où l'humanité construira-t-elle ses demeures ? Sous le ciel ! Toujours sous le même ciel existant aujourd'hui.

Où vivra-t-elle ? Sur la terre !

Quel sera le guide de l'homme ? Lui-même !

Il ne s'agit pas de remplacer une contrainte par une autre contrainte, mais de laisser chaque individu occuper dans l'univers la place qui lui est échue, de laisser libre cours à l'activité propre aux éléments dont il est formé.

L'humanité en général, pas plus que l'individu en particulier, n'a comme but d'être grande, glorieuse, de travailler, d'être ni de faire n'importe quoi. Production de l'univers, elle a surgi un jour en lui et elle continuera d'exister jusqu'à ce que les circonstances qui ont permis son apparition, venant à se modifier, elle disparaisse dans l'éternelle succession des transformations de la matière : de cela qui est.


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L'existence individuelle étant la seule raison connue, la seule fin de l'homme, ne devrait-il pas la préserver, la défendre contre tout, contre tous, sans jamais souffrir qu'on lui impose le sacrifice de la moindre partie de cette vie, seule chose qui lui appartienne véritablement.

Quiconque entrave la vie d'un homme, l'empêchant de vivre pleinement en toutes ses facultés, en tous ses besoins, attente à son existence, car s'il ne la supprime pas instantanément par la mort, il l'amoindrit, lui retranchant tous les instants pendant lesquels l'individu, cédant à la contrainte, a agi ou s'est abstenu contrairement à son impulsion propre ; en un mot, a cessé de vivre sa vie pour devenir un instrument entre les mains d'autrui.

Comprenant que son existence personnelle est —pour lui — la seule raison d'être, la fin unique, le seul but qu'il ait à poursuivre contre l'obstacle quel qu'il soit : hommes ou choses, tendant à l'attaquer, l'homme conscient la défend par tous les moyens en son pouvoir ; fort du droit que lui attribue l'exemple de la nature, fort du droit que lui donnent les aspirations de son être tout entier s'efforçant sans cesse vers la vie.

En cette lutte, plus qu'en aucune autre, toute arme doit servir : force ou ruse, l'homme est en état de légitime défense.


Le but de l'homme est d'être homme.

Le but de sa vie est de vivre.

[1] Ce qui est dit ici de l'action de l’Église romaine dans notre civilisation peut s'appliquer aux périodes de suprématie théocratique dans les diverses autres civilisations.

[2] Il faut même dire : avant leur naissance, puisque la femme enceinte n'est pas maîtresse de celui qui fait encore partie d'elle et que « la société », la ravalant au rang d'animal producteur, lui enjoint, sous peine de châtiment, de conserver pour son service, pour ses armées, un être n'ayant pas encore d'existence propre.

[3] Catholique signifie, en grec, « universel ». Au grand maximum, les statistiques nous donnaient 245millions de catholiques romains, c'est-à-dire moins du sixième des hommes (à la fin du XIXe siècle).

[4] On pourrait objecter que d'autres sociétés non chrétiennes, en punissant l'individu pour certains actes, semblent aussi proclamer la liberté de sa volonté. La race blanche étant actuellement à la tête de la civilisation, c'est surtout parmi elle que l'on a tenté —pour satisfaire aux exigences d'une mentalité plus développée— d'expliquer à l'individu les motifs sur lesquels on se base pour réclamer sa soumission. Un grand nombre d'autres peuples ignorent complètement ce que nous appelons le bien et le mal et n'obéissent qu'à la contrainte. Ils sont châtiés non point précisément parce qu'ils ont fait le mal, mais parce qu'ils ont déplu au maître ou violé les lois qu'il a édictées selon son bon plaisir.

[5] Parfois, les circonstances au milieu desquelles l'individu s'engendre et vit permettent le développement de tendances mentales ou de particularités physiques demeurées à l'état latent, reproduisant ainsi, sous l'influence de causes le plus souvent inconnues, un type très différent de ses proches parents et rappelant quelquefois des ancêtres lointains.

[6] Ce mot est le terme officiel ; on le retrouve sur tous les prospectus des maisons d'éducation. Comment un individu qu'on a « formé », c'est-à-dire dont on a modifié la nature pour l'amener à ressembler à un « modèle-type », comment cet individu peut-il parler de sa liberté ?

[7] Alexandra écrirait probablement aujourd'hui que la pensée indienne lui apparaît plus féconde que le judéo-christianisme. Notons, par ailleurs, que l'hellénisme classique ne trouvait pas davantage grâce à ses yeux.