Albert Meltzer

Origines du mouvement anarchiste en Chine

1978

Le mouvement anarchiste chinois apparaît à l’aube du XXème siècle. C’est à l’origine un mouvement purement intellectuel, surtout influent parmi les étudiants, notamment ceux partis à l’étranger. Le mouvement va participer à toutes les secousses de l’histoire troublée de la Chine à cette époque. Il parvient à s’implanter parmi les ouvriers, mais il restera marginal et faible car il n’a aucune influence parmi les paysans, qui forment l’écrasante majorité de la population du pays. A la fin de la deuxième guerre mondiale, le mouvement anarchiste compte d’après ses propres estimations environ 10.000 membres (groupes étudiants, syndicats ouvriers et coopératives). A cette époque déjà il cohabite mal avec les communiste : il refuse de rejoindre le Front Populaire formé et dominé par le PC, et les maoïstes qualifient les syndicats anarchistes de « nids de serpents ». C’est dans cette atmosphère que les communistes prennent le pouvoir en 1949 [1].


Peu après la victoire maoïste, les anarchistes vont rentrer dans la clandestinité, après une brève période de correspondance avec l’étranger. Il y eut même une résistance anarchiste à Tchangsha. Meltzer parle des deux attitudes adoptées à cette époque face au nouveau régime par les anarchistes. Les ouvriers, déjà habitués à la clandestinité du temps de la dictature de Tchang Kai Shek, peuvent continuer dans leur grande majorité leur activité dans les usines sans trop de problèmes d’adaptation. Les intellectuels au contraire sont nombreux à se rallier. Ces anarchistes « mous » (par opposition aux autres qualifiés de « durs ») prennent des postes dans l’enseignement où ils n’ont pas besoin de faire l’éloge du régime, qui quant à lui a trop besoin de personnel à cette époque pour demander autre chose qu’un ralliement de façade. La révolution culturelle par contre va frapper très durement ces anarchistes « mous » [2].

Le plus connu d’entre eux est l’écrivain Pa Kin. Son cas peut d’ailleurs résumer tout leur drame. Écrivain célèbre dès la fin des années vingt, Pa Kin est aussi le plus connu des militants anarchistes chinois. Il traduit Kropotkine , Bakounine , Malatesta et s’occupe dans les années quarante d’une maison d’édition anarchiste. En 1949, avec la victoire maoïste, il cesse son activité militante et plus aucune lettre de lui ne sont publiées dans la presse libertaire internationale alors qu’elles n’étaient pas rares avant cette date. Écrivain célèbre et populaire le régime le gâte : il est élu député du Sichuan au congrès national des Peuples, appartient à plusieurs sociétés littéraires ou artistiques, va à l’étranger représenter la Chine. Ses oeuvres complètes sont éditées, on tire une pièce de théâtre très jouée de « Famille », et des films sont tournés d’après ses romans « Famille », « Automne », « Nuit Glacée » et « Retrouvaille » [3].

Mais il doit quand même payer ces honneurs officiels et faire acte d’allégeance au régime. A partir de ce moment, s’il ne se montre pas être un maoïste très actif, c’est le moins qu’on puisse dire, il ne fait plus aucune référence à l’anarchisme. Dans ses romans, toutes les allusions à des militants anarchistes comme Emma Goldman et Bakounine sont gommées, leurs fins jugées trop pessimistes sont réécrites. Pa Kin n’écrit d’ailleurs plus guère et ses oeuvres de cette époque sont mineures. Victor Garcia parle à son sujet de « suicide littéraire » [4].

Quand la révolution culturelle arrive, tous les intellectuels hauts placés où en vue de l’époque sont emportés dans la tourmente. En août 1966, il est mis à l’écart et il est traité de sommité réactionnaire. Le 26 février 1968, un article du quotidien Wen Hui Bao de Shanghai l’attaque violemment : il y est dénoncé comme un tyran littéraire et comme le plus connu et le plus vieil anarchiste chinois, il est accusé d’avoir attaqué Staline et l’Union Soviétique en 1930 et de viser par là le Parti Communiste chinois [5]. A Nankin apparaissent des dazibao qui le traitent de traître à la patrie. Les gardes rouges envahissent sa maison et détruisent ses objets d’art chinois et sa bibliothèque qui contenait de nombreux livres anarchistes. De 1966 à 1970, il est contraint de faire plusieurs autocritiques par écrit ou à la télévision [6]. Le 20 juin 1968, il est accusé au stade populaire de Shanghai d’être un ennemi de Mao et un traître et il doit faire son autocritique à genoux, filmé par la télévision [7]. Au début de la révolution culturelle il devient balayeur à l’Association des Écrivains, puis il est envoyé dans un camp de rééducation (« l’école des cadres du 7 mai ») en 1970 où il cultive des légumes. En 1973 sa situation s’améliore et il peut faire des traductions d’auteurs russes (Tourgueniev, Herzen). A la chute de la bande des Quatre, il est réhabilité, revient au premier plan et est de nouveau comblé d’honneurs [8]. Mais de nouveau il doit montrer sa soumission au régime : il est dans la ligne du président Mao, mais il a été la victime de la Bande des Quatre, telle est la version de sa période de disgrâce, et le côté anarchiste de ses oeuvres est toujours gommé .Dans un article récent un journaliste soutient même la thèse que Pa Kin n’était pas anarchiste, mais démocrate [9].

La personnalité de Pa Kin et son comportement ont suscité des réactions diverses dans le mouvement anarchiste international. On peut les séparer en deux tendances : la condamnation et l’indulgence. Ceux qui condamnent, comme les anarchistes chinois de Hong Kong de la revue Minus, disent que Pa Kin n’est plus anarchiste et qu’il s’est définitivement rallié au régime communiste comme le montrent ses textes les plus récents. Ceux qui sont indulgents pensent qu’on ne peut rien reprocher à Pa Kin car il faut comprendre ce qu’il a subi. Ils pensent aussi que son ralliement n’est que de façade et qu’au fond il est toujours anarchiste. On trouve parmi ces indulgents le journal anglais Black Flag et Victor Garcia par exemple [10].

Tout le drame des anarchistes « mous » est résumé dans le destin de Pa Kin, qui s’en sortira mieux que les autres parce qu’il est célèbre. Cette révolte téléguidée qu’a été la révolution culturelle va balayer toute l’élite intellectuelle et avec elle de nombreux autres anarchistes « mous ». Un autre cas nous est connu, celui du professeur K.C. Hsiao, militant anarchiste de longue date inactif depuis 1949. A 80 ans, il est obligé de pousser des tombereaux de fumier en guise de rééducation. Il décide de se suicider, et il laisse une lettre pour expliquer son acte. Il y écrit qu’il ne considère pas comme dégradant de transporter du fumier, au contraire pour mépriser le transporteur de fumier, il n’y a qu’à le nommer professeur. Il estime qu’il a transporté suffisamment de fumier dans les salles de classe, que sa vie arrive à son terme et que devant cette tyrannie, il ne lui reste que le suicide [11]. Un autre professeur (à moins que cela ne soit le même ?), Pi Shiou Sho, se suicide aussi pour les mêmes raisons. Avant 1949, il avait traduit EliséeReclus en chinois [12]. D’après Meltzer, les ouvriers des usines intervinrent dans certains cas pour défendre contre les étudiants et pour aider matériellement des intellectuels anarchistes qui ne survivaient parfois que grâce à eux [13].

Sur les anarchistes « durs », aucune information ne parvient en Occident dans les années cinquante et la première moitié des années soixante. Pour établir de nouveau le contact avec le mouvement traditionnel, il faut attendre 1965 et une lettre publiée dans Freedom. Elle est écrite par un vieil anarchiste d’avant 1949 qui décrit brièvement l’état du mouvement. Il distingue deux groupes : celui du ’Drapeau Noir" et celui appelé "Vers les Communes Libres". Le « Drapeau Noir » est surtout composé d’étudiants. Comme en Chine Populaire les étudiants viennent de toutes les régions et de toutes les classes sociales, les idées anarchistes sont ainsi diffusées dans tout le pays, où des groupes anarchistes apparaissent dans de nombreuses provinces. « Vers les Communes Libres » est un groupe qui opère à l’intérieur de l’appareil d’État et du Parti, notamment dans les Jeunesses Communistes. En effet il est impossible de sortir de l’engrenage du Parti sans devenir suspect, et il s’est donc formé une opposition anarchiste sous le nez de la bureaucratie. Il est impossible de calculer la force effective de cette organisation. Puis ce correspondant parle du besoin qui se fait sentir d’avoir une imprimerie et évoque l’idée d’une imprimerie tenue par des anarchistes anglais à Hong Kong mais fonctionnant pour les anarchistes de Chine Populaire. Puis il parle de la difficulté d’avoir des contacts avec l’extérieur, et il cite ceux existant : avec les anarchistes de Corée, avec ceux du Japon (rarement) et c’est tout. Ce texte signé C.S. a été publié en mai 1965 par Freedom et il est donc antérieur aux bouleversements de la révolution culturelle qui débuta en novembre de cette année là [14].

Ce document, s’il ne semble pas être faux, est peut-être largement exagéré. En tout cas il n’est confirmé que par un seul autre texte, de même provenance apparemment. C’est un rapport sur le mouvement anarchiste chinois publié en 1968 dans le bulletin préparatoire au congrès anarchiste international de Carrare. Il est contemporain, lui, de la révolution culturelle. Il parle du « Drapeau Noir des Anarchistes », groupe qui édite des tracts et des brochures et qui est composé de travailleurs et d’intellectuels, surtout des médecins et du mouvement « Vers les Communes Libres » qualifié d’anarcho-syndicaliste et recrutant chez les travailleurs du textile. Ce mouvement a créé des « conseils ouvriers » contre le Parti et la police. Il existe d’autres groupes dans le pays mais ils ne sont pas en relation entre eux car c’est impossible dans les conditions dictatoriales du régime. Enfin on apprend que dans plusieurs villes où la police avait été mise en déroute par les travailleurs un hebdomadaire, « Le Drapeau Noir » a été diffusé. Le bulletin ne publie « pour des raisons de sécurité » que des extraits de ce rapport qui contenait « d’autres informations très importantes » [15].

Ces deux textes sont-ils authentiques ? Rien ne permet de mettre en doute leur véracité : le premier a été écrit par un militant d’avant 1949 qui est venu en Angleterre et qui connaissait la rédaction de Freedom (il parle d’une photo où il est en compagnie du groupe Freedom) et qui a appartenu à un groupe d’étudiants anarchistes qui publia dans les années trente un livre, « Sommaire des principes anarchistes » de Harry J. Jones, en chinois à Shanghai. Tous ces renseignements sont tirés de la lettre. Ils recoupent exactement ce que dit Meltzer de Chen Chang, médecin et anarchiste chinois avec lequel il correspond et qu’il qualifie d’anarchiste « dur ». Il parle aussi à son sujet d’une anecdote (une photo publiée dans la presse chinoise d’une manifestation à Londres où l’on voit plusieurs banderoles anarchistes oubliées par la censure) qui se retrouve dans cette lettre signée C.S. (Chen Shang probablement) [16]. En outre le second texte recoupe très bien le premier. Ce qui fait douter de ces deux textes, c’est l’image qu’ils donnent du mouvement anarchiste chinois : organisé, important, influent, en expansion. Probablement sur la base d’une activité anarchiste réelle, il y a eu exagération par excès d’optimisme et/ou par difficulté de bien s’informer, même sur place. En tout cas aucune source officielle chinoise ne corrobore avec certitude ces renseignements, et quand le régime parle d’anarchistes, ce mot est loin d’avoir dans la grande majorité des cas le sens que nous lui donnons.

Les informations sur le mouvement anarchiste traditionnel vont se faire de plus en plus rares. Le bulletin préparatoire du congrès de Carrare annonce la création d’une fédération anarchiste chinoise en exil avec le camarade Tien Cun Jun comme secrétaire général de cette organisation. Dans la liste des organisations adhérant au congrès anarchiste international du Carrare de septembre 1968, on trouve le Mouvement Anarchiste Chinois (Chine Communiste) et la Fédération Anarchiste Chinoise en exil (Hong Kong), mais aucune des deux n’y sera présente [17]. En 1969 une lettre de Li Cheou Tao de Hong Kong informe qu’il avait envoyé en été 1968 les bulletins préparatoires du congrès et les mandats de délégués aux camarades chinois de l’intérieur. Il n’a pas encore pu vérifier si cela leur était parvenu, et il précise que cela fait longtemps qu’il n’a plus aucune nouvelle d’eux. Il craint d’ailleurs qu’ils aient été victimes d’une vague de répression. Ce sont les dernières informations que l’on possède sur le mouvement de l’intérieur [18]. En 1971, il y a encore sur les listes des organisations avec l’Internationale des Fédérations Anarchistes le Mouvement Anarchiste de Chine Communiste et le mouvement Anarchiste Chinois en exil de Hong Kong, mais en fait les derniers contacts avec l’exil datent de 1969 [19]. En 1977, les anarchistes de la revue Minus publié à Hong Kong écrivent qu’ils ne doivent rien au mouvement anarchiste chinois traditionnel totalement inactif là-bas quand leur groupe se constitue en 1974, mais à leur démarche personnelle, par les textes français et anglais qu’ils ont lus, par des contacts avec des « anarchistes d’outremer » et par leurs discussions avec d’ex-gardes rouges. La cassure est faite, au moins à Hong Kong.


Les lettres parvenues en Occident sur l’activité clandestine des anarchistes chinois n’ont été jusqu’à présent confirmées par aucune source officielle, article de journal, discours, compte rendu de procès faisant allusion aux deux organisations citées. Pourtant le pouvoir officiel emploie bien souvent le mot « anarchiste ». Mais dans la langue de bois bureaucratique il a un sens beaucoup plus large que celui que nous lui donnons. Il recouvre simplement tous les éléments radicaux que le pouvoir désapprouve et combat, et être radical par rapport à un régime aussi réactionnaire que le régime chinois cela ne veut pas dire être anarchiste ou libertaire, loin de là. Le terme est donc une insulte bureaucratique parmi d’autres et son emploi n’a aucune signification réelle : il peut s’appliquer aussi bien à de vrais anarchistes qu’à des gens qui ont des comportements libertaires sans en être conscients ou à des gens qui s’opposent simplement à la bureaucratie, sans qu’on puisse bien souvent distinguer avec certitude devant quel cas on se trouve.

C’est avec la révolution culturelle et les troubles qu’elle va provoquer que le terme est employé à grande échelle. Il faut dire que cette période qui voit de nombreux bureaucrates balayés par des révoltes étudiantes et ouvrières parfois contrôlées, parfois incontrôlées, est propice à l’apparition d’un anarchisme spontané. Les responsables de la propagande ne s’y trompent pas, et ils vont largement employer le terme. Il est amusant de noter que la principale victime de cette intoxication par la propagande sera la presse libertaire internationale qui à la fin des années soixante va bien souvent prendre pour argent comptant les exploits des « anarchistes ». Le bulletin préparatoire du congrès de Carrare par exemple reproduit des extraits d’un article du Figaro, qui lui-même cite Radio-Shanghai qui elle-même reprenait an article du quotidien maoïste local Wen Hui Bao (comme on le voit, les chemins de l’information sont assez tortueux) qui montrent que « L’anarchie gagne du terrain à Shanghai » et que « l’anarchisme menace de détruire le pouvoir et l’autorité du Comité Révolutionnaire de Shanghai ». C’est bien évidemment une condamnation des luttes des ouvriers et des étudiants qui continuent à s’agiter et à s’opposer au nouveau pouvoir maoïste instauré dans la ville depuis un an. Il y avait sûrement des anarchistes à Shanghai comme on le verra plus loin, mais ils étaient beaucoup moins puissants que peut le laisser croire le journal. En tout cas le bulletin commente cet article d’une seule phrase : « ainsi nos camarades chinois ont engagé une lutte à mort contre le totalitarisme maoïste » [20]. Mais cette crédulité dans les affirmations de la propagande disparaît avec la révolution culturelle, et dès 1970 de telles informations sont commentées critiquement.

Avec les désordre généralisés de la révolution culturelle, le mot va donc connaître une grande fortune et il sera très souvent utilisé pour condamner a posteriori les explosions de violence qui échappent au pouvoir central. Ainsi en janvier 1967 à Shanghai, une lutte assez obscure se déroule entre les maoïstes qui veulent prendre le pouvoir et les bureaucrates en place sur fond de grèves ouvrières. Les ouvriers sont organisés dans plusieurs groupes dont un, le « Liansé » (Quatrième Quartier de Liaison), est dit « anarchiste ». Un journaliste français qui interviewe en 1971 un ouvrier de Shanghai sur janvier 1967 (légalement, donc c’est la version officielle des évènements qu’il entend) se voit répondre qu’il appartenait à l’organisation « Liansé » qu’il qualifie aussi d’organisation anarchiste refusant toute autorité. Trois mois après les grèves de janvier elle rassemble la majorité des ouvriers de son usine et elle est assez puissante pour empêcher sa prise de contrôle par l’armée, qui n’interviendra finalement qu’en octobre [21]. A l’issue de cette « tempête de janvier » selon le terme chinois, une campagne de presse s’attaque aux désordres, une phase parmi d’autres du rétablissement de l’ordre, et l’anarchisme y tient une bonne place. Le « Quotidien du Peuple » (Renmin Ribao), équivalent chinois de la Pravda, du 8 mars 1967 dénonce dans un important article le « courant anarchiste » [22]. L’éditorial de ce même journal du 26 avril s’intitule « A bas l’anarchisme » et affirme entre autres choses que « l’anarchisme surgit, dissout les objectifs de notre lutte et détourne son orientation générale ». Il publie le 11 mai un autre article intitulé « L’anachisme est le châtiment des déviationnistes opportunistes ». Les autres journaux reprennent ces condamnations en les amplifiant parfois. Ainsi le « Quotidien de Tsingtao » de ce même 11 mai accuse les anarchistes de s’inspirer de Liu Shiaoqi, ex-second de Mao et principale victime de la révolution culturelle, « dont l’individualisme dégénéré rejoint l’anarchisme réactionnaire » [23]. Après les troubles très violents de Pékin en août 1967, qui culminent avec l’incendie de l’ambassade britannique, Mao les condamne en les mettant sur le compte de « mauvais éléments » et de « l’anarchisme » [24].

Début 1968, comme on l’a vu plus haut, le quotidien Wen Hui Bao de Shanghai accuse encore les anarchistes de mettre en péril le pouvoir officiel de cette ville. Dans un article du 6 février 1968 de ce même journal (peut-être est-ce le même article que le précédent, repris dans le Figaro du 7 février ?) intitulé « De la nature réactionnaire de l’anarchisme », il y a une longue condamnation des anarchistes chinois. « Ils n’écoutent aucune consigne, ils n’obéissent à aucun ordre... Quand des instructions parviennent du Quartier Général du prolétariat, ils les exécutent si ça leur plaît, non si ça leur déplaît. Ils appellent fièrement cette attitude « indépendance de jugement ». Ils font ce qui les amuse et ils ne travaillent que si cela leur convient. Ils ont même trouvé une nouvelle devise « Flâne sans remords ! » » L’auteur de l’article cite aussi un slogan des anarchistes qu’ils emploient souvent et ouvertement : « A bas l’esclavage », et pour eux la discipline est une forme d’esclavage. Le courrier des lecteurs du même numéro donne le témoignage d’une personne dont des collègues de travail sont gagnés par « l’idéologie anarchiste ». « Ils reprochent à leurs camarades qui observent la discipline d’avoir une « attitude d’esclave ». » Dans un journal de Pékin Hsinhua du 25 février 1968, un certain Yen Lihsin appelle à la rescousse les grands maîtres Lénine et Mao dans un article intitulé « L’anarchisme est un chemin politique qui mène à la contre-révolution ». Il s’appuie sur des citations pour critiquer l’anarchisme petit-bourgeois qui refuse la dictature du prolétariat et qu’il faut donc combattre avec une « haine implacable » [25].

Ces références ont été trouvées au hasard des livres parlant de la révolution culturelle. Elles ne sont nullement exhaustives et il y a fort à parier qu’en faisant une recherche systématique parmi les articles disponibles de la presse chinoise concernant cette période, la moisson serait abondante. Et il y a fort à parier aussi que ces « anarchistes » insultés et combattus ne sont bien souvent que des ouvriers ou des gardes rouges qui ne sont plus contrôlés ou manipulés par les diverses factions du régime. En faisant grève, en s’insurgeant, en manifestant, en s’attaquant aux bureaucrates en place, anciens ou nouveaux, sans en avoir l’autorisation, ils mettent en question l’autorité de tout l’appareil et contrecarrent les savantes manoeuvres des différentes factions qui ne tolèrent l’action des « masses » comme ils disent que téléguidée. Les bureaucrates qui traitent d’anarchistes les Chinois qui ont commencé à prendre leurs affaires en mains sans obéir aux ordres d’en haut et en menaçant le système en place ont le même réflexe que les bourgeois du XIXème siècle qui pensaient insulter ainsi leurs ouvriers les plus radicaux. Mais cela ne veut pas dire que ces « anarchistes » reprennent à leur compte les idées libertaires que bien souvent ils doivent ignorer. Le même sort a été réservé aux grévistes polonais de 1970, 1976 et 1980 qui ont été copieusement traités d’anarchistes sans avoir jamais remis l’État en question, en paroles du moins.

Si on ne peut donc pas considérer comme anarchiste toutes les personnes taxées comme telles par le régime, car on les compterait alors par millions, le ton et le contenu de certains articles prouvent qu’il y avait beaucoup d’ouvriers et d’étudiants qui avaient une attitude réellement libertaire. Les longues diatribes contre ceux qui refusent toute autorité et toute discipline venue d’en haut, qui ne semble pas considérer leur travail comme une chose sacrée à accomplir sont très parlantes de ce point de vue. L’article du Wen Hui Bao du 6 février 1968 notamment laisse penser que cette attitude était relativement répandue à cette époque à Shanghai pour mériter une condamnation si violente. Anarchisme spontané ou influence de militants anarchistes « durs » ? Il est difficile de répondre à la question étant donné le peu de documents disponibles sur ce sujet. Si les renseignements parvenus sur les organisations anarchistes traditionnelles sont exacts ou au moins seulement exagérés, ces articles peuvent prouver qu’effectivement les anarchistes ont été actifs pendant la révolution culturelle et s’ils n’ont pas accompli tout ce dont on les accuse et dont on les accable, ils ont obtenu des résultats localement, à Shanghai par exemple. Mais comme les faits relatés dans ces articles et dans les lettres parvenues en Occident ne sont pas fermement établis, ils ne peuvent se confirmer entre eux. Tout au plus peut-on dire qu’il est probable que le mouvement anarchiste traditionnel était toujours actif alors sans qu’on puisse mesurer son influence réelle.

Un autre fait peut aussi soutenir cette hypothèse. Dans une brochure publiée en 1967 par les « rebelles révolutionnaires de la section de philosophie et sciences sociales de l’Académie des Sciences de Pékin » (une organisation de gardes rouges), un texte est consacré à la condamnation de l’anarchisme, à partir de mots d’ordre reprochés aux anarchistes. Voici les plus significatifs : « Nous ne reconnaissons aucune autorité basée sur la confiance », « Toutes les règles et toutes les contraintes doivent être abolies », « A bas tous les « gouvernants », supprimez toutes les barrières », « A bas toute la bureaucratie, à bas, tous les mandarins », « Niez toute forme de pouvoir », « Il faut réaliser l’anarchisme au plus tôt », « Quiconque obéit aux instructions des dirigeants prolétariens a une « mentalité d’esclave » », « A bas tous les chefs », « Mon coeur n’est pas en paix parce que la démocratie est opprimée ». Ils sont effectivement clairement anarchistes. Les autres non cités sont voisins ou plus obscurs car se rapportant à des aspects de la situation d’alors qui nous sont inconnus, comme « Vive la suspicion envers tout » qui semble viser Mao l’incriticable. Enfin certains slogans sont maximalistes comme « Vive le mot d’ordre révolutionnaire : chacun à sa guise » [26]. Ces slogans sont-ils exactement retranscrits, ou ont-ils été déformés par les maoïstes ? Rien ne permet de le savoir. En tout cas, on peut effectivement qualifier de libertaires ceux qui les propageaient, et ils devaient avoir une influence non négligeable puisqu’ils ont mérité cette attaque. Mais là encore un problème insoluble vu le peu de documents se pose : ces anarchistes se rattachent-ils ou non au mouvement traditionnel ? La lettre de 1965 parle du groupe « Drapeau Noir » influent parmi les étudiants, mais rien ne permet de rattacher les deux faits entre eux. En tout cas une chose est certaine : la révolution culturelle a révélé des tendances anarchistes importantes parmi les ouvriers et les étudiants, sans que l’on puisse connaître l’importance respective de l’apparition spontanée et de la propagande clandestine si elle a existé comme on peut le supposer. Le 14 octobre 1972 le « Quotidien du Peuple » dénonce encore les séquelles anarchistes de la révolution culturelle [27].

Après la révolution culturelle les attaques contre l’anarchisme et les anarchistes cessent, ou au moins deviennent beaucoup plus rares. Il faut attendre 1973 pour se retrouver en présence d’une nouvelle affaire, assez importante, où intervient l’anarchisme. En septembre et octobre de cette année-là des procès ont lieu dans plusieurs villes de Chine, mettant en cause plus de 300 ouvriers accusés de « vandalisme grave ». En fait, on leur reproche d’avoir voulu reprendre le contrôle de leurs comités d’usine en élisant librement leurs délégués. Ce mouvement concerne particulièrement l’industrie textile. Aux procès d’octobre à Shanghai, le motif de l’accusation est « déviationnisme anarcho-syndicaliste ». On lit aux ouvriers accusés les textes marxistes-léninistes attaquant l’anarcho-syndicalisme ; le Procureur d’État fait la lecture de Marx dénonçant Bakounine , notamment du passage où Marx dénonce les antinomies entre l’esprit révolutionnaire et la nature russe ce qui déclencha des tonnerres d’applaudissements (les sentiments anti-russes sont à l’honneur en Chine) et de la fameuse « Confession ». L’un des assistants au procès, en entendant les attaques contre Bakounine croit que c’est lui qui avait tenté de s’emparer de l’industrie textile de Shanghai et il s’écrie « la prison est trop douce pour un tel bandit ! Qu’on le pende, qu’on le pende ! » Une brochure sur ces procès a même été diffusée à l’étranger (son titre anglais est « Thus Far ») mais elle a été assez vite retirée de la circulation étant donné les condamnations de l’autogestion ouvrière mal comprises en Occident [28].

La publicité faite autour de ces procès montre qu’il tenait à coeur aux autorités de faire un exemple. A croire que cette tendance à vouloir s’occuper de leurs propres affaires se répandait parmi les ouvriers. En tout cas le chef d’accusation particulier aux ouvriers de Shanghai faisant référence à l’anarcho-syndicalisme a de quoi surprendre. S’il n’est réservé qu’à une seule ville alors que les autres en ont un plutôt banal, c’est qu’à Shanghai les faits ont dû être différents. Les violentes condamnations de Bakounine par Marx et Lénine interposés permettent de croire qu’une influence anarchiste réelle existait parmi parmi les ouvriers du textile. Le rapport parvenu en Occident en 1968 indique que le mouvement « Vers les Communes Libres » recrutait surtout parmi les travailleurs du textile justement, qu’il agissait au niveau des usines et que les anarcho-syndicalistes seraient arrivés à créer des conseils ouvriers contre le parti et la police. Avant 1949, Shanghai était l’un des bastions du mouvement anarchiste. Là encore il n’y a aucune certitude, mais des présomptions assez fortes que des militants anarchistes ont participé aux évènements de Shanghai.

L’épouvantail de l’anarchisme est périodiquement ressorti dans les grandes campagnes de propagande. Ainsi le magazine officiel diffusé à l’étranger China Reconstruct de mars 1978 expose le cas de Fang Yehlin, un ouvrier favorable à la Bande des Quatre et passé en jugement. Le juge le considère comme une victime de la Bande des Quatre qui avait « créé le chaos, violé volontairement la loi et l’ordre révolutionnaire, prêché l’anarchisme et incité les gens à combattre, à commettre des déprédations et à prendre tout ce qu’ils voulaiente. L’histoire se termine bien puisque Fang, assuré du soutien de ses camarades de travail pour l’aider à se racheter, fait son autocritique, « rejette l’ anarchisme prêché par la Bande des Quatre » et obtient une condamnation avec sursis [29]. Comme on le voit, le terme est employé maintenant en dépit de toute vraisemblance. Son caractère d’insulte se renforce de plus en plus. En 1980 la presse chinoise fait une campagne contre le houliganisme et l’anarchisme, assimilés ici comme on le fait couramment dans les Pays de l’Est [30].

La propagande étant omniprésente en Chine, le mot est maintenant compris par la majorité des chinois dans le sens caricatural où l’emploient les bureaucrates. Une preuve flagrante de ce fait se trouve dans l’emploi que fait du mot anarchiste Mu Yi, un membre d’Exploration, la revue la plus radicale du Printemps de Pékin. Il répond à l’épithète d’anarchiste que le pouvoir colle « à ceux qui recherchent la liberté » en faisant une analogie avec le Kuomingtang qui réprimait déjà toute opposition y compris communiste sous prétexte d’ « anarchisme » (c’est lui qui met les guillemets) et en appliquant « l’étiquette d’ « anarchiste » à Mao pour avoir mis en branle et dirigé tous ces mouvements qui ont mis en péril le pays (Mouvement anti-droitiste, Grand Bond en Avant, Révolution Culturelle) ainsi qu’à ses petits camarades Lin Biao et Kang Sheng » [31]. Ces mêmes rédacteurs d’Exploration précisent, dans un texte diffusé après l’arrestation de Wei Jingsheng, l’animateur principal du groupe : « nous ne voulons prendre aucun « isme » comme principe directeur. Nous ne nous agenouillons ni devant le « marxisme-léninisme-pensée Mao Zedong » ni devant l’anarchism[32]. Le mot anarchisme a semble-t-il été profondément dévoyé en Chine par la propagande bureaucratique. En tout cas même l’opposition la plus libertaire comme peut l’être Exploration (on le verra plus loin) n’emploie le terme que dans son sens déformé.


Depuis la révolution culturelle, un nombre assez important de textes d’opposition sont parvenus en Occident. Ce nombre est très inférieur, par exemple, à celui des samizdats soviétiques qui passent presque quotidiennement le rideau de fer et ils n’en ont que plus de valeur. On retrouve des accents libertaires parfois très prononcés dans les textes les plus radicaux. Là aussi on a une confirmation de l’anarchisme spontané qui imprègne tous les mouvements oppositionnels chinois depuis 15 ans, à des degrés divers cependant.

Fin 1967 au Hunan, une nouvelle organisation de gardes rouges apparaît, issue de la fusion d’une vingtaine de ligues particulièrement actives l’été précédent. Le « Shengwulian », abréviation de « Comité d’Union des Révolutionnaires Prolétariens du Hunan », apparaît au travers de ses textes qui nous sont parvenus comme la fraction de la garde rouge la plus extrémiste et la plus clairvoyante quant aux vues de Mao. Le texte le plus violent et le plus dangereux pour le pouvoir en place est le manifeste « Où va la Chine ». Pour le « Shengwulian », la société chinoise actuelle est une société de classe, même après deux ans de révolution culturelle qui aurait soit-disant renversé l’ordre ancien. La classe dominante est la bureaucratie appelée nouvelle bourgeoisie. La seule solution pour en finir avec ce pouvoir pourri est la révolution sociale. Le pouvoir futur sera calqué sur la Commune de Paris. Cette allusion à la Commune est de Mao qui l’a lancé comme mot d’ordre au début de la révolution culturelle. Il s’inspirait soit directement, soit par Lénine interposé, de « La guerre civile en France » de Marx qui est son livre le plus libertaire. Pour le « Shengwulian », cela signifie que l’administration passe aux mains du peuple qui gère lui-même ses propres affaires sans dirigeants. Ses représentants sont librement élus, révocables et n’ont pas de privilèges, comme sous la Commune de Paris. Parlant de la « tempête de janvier » de 1967 à Shanghai, il écrit : « La société découvrit brusquement que sans les bureaucrates non seulement elle n’en continuait pas moins à vivre, mais qu’elle fonctionnait mieux, qu’elle se développait plus vite et plus librement. Les choses ne se passaient pas comme le menaçaient les bureaucrates devant les ouvriers avant a révolution... La société se trouva dans une situation de « dictature des masses » analogue à celle de la Commune de Paris. La Tempête révolutionnaire de janvier montra que la Chine marchait vers une société sans bureaucrates ». Au cours de ce mois de janvier, le pouvoir des bureaucrates s’effondre sous les coups des ouvriers. « Aux mains de qui le pouvoir se trouva alors transféré ? Aux mains du peuple qui, animé d’un enthousiasme sans borne, s’était organisé de lui-même et avait pris le contrôle du pouvoir politique, administratif, financier et culturel dans les municipalités, l’industrie, le commerce, les communication etc. » [33] Si ce n’est peut-être pas ce qui s’est réellement passé à Shanghai, ces passages ont le mérite d’en dire long sur la conception de la société que veulent établir les membres du « Shengwulian ».

Tout le texte est imprégné de la pensée et du langage maoïstes. Mais malgré cela et malgré tout l’apparent respect qu’il voue à Mao, le « Shengwulian » le critique d’une manière détournée mais durement. En fait il reprend toutes les thèses les plus extrémistes de Mao que celui-ci a développé jusqu’en janvier 1967, jusqu’à la Commune de Shanghai. Après cette date, il s’éloigne petit à petit de sa ligne extrémiste pour soutenir le retour à l’ordre. Et le texte critique longuement cette réaction qu’il analyse comme le retour au pouvoir de la classe bureaucratique, en s’appuyant sur les textes de Mao de 1966. Par son extrémisme et ses violentes critiques de l’ordre établi, le « Shengwulian » va attirer une violente riposte des bureaucrates qui ne vont rien négliger pour critiquer ses thèses : les plus hauts dignitaires du régime comme Chou En Lai et la femme de Mao vont participer activement à la campagne contre lui. L’auteur présumé des textes, un lycéen de Changsha nommé Yang Xiguang, est arrêté et emprisonné pour de longues années. Sa personnalité est peu connue. Mais voici ce qu’en dit dans une interview Fang Kuo, l’un de ses amis : « On ne peut pas dire que Yang était un disciple de Marx et de Lénine. Il ne s’ est pas plongé dans le marxisme-léninisme. Après un examen de ses écrits, on sent que ses pensées étaient celles d’un anarchisme spontané. Je ne pense pas qu’il comprenait les conditions réelles de la Commune de Paris. Il était simplement influencé par l’esprit anarchiste qui dominait à l’époque. » [34]

En 1974, un dazibao est affiché à Canton. Oeuvre collective de trois anciens gardes rouges réunis sous le pseudonyme de Li Yi Zhe, il fait partie de la campagne anti-Lin Biao qui se déroule à l’époque. Mais bien qu’il ait été autorisé officiellement, il sera vite retiré et critiqué pour son extrémisme. En fait, sous couvert de critiquer la clique de Lin Biao et la politique qu’il a défendu, c’est une violente attaque de la société chinoise actuelle et de la bureaucratie dominante. Là encore, pour des raisons évidentes, Mao est copieusement cité et adoré. Mais toutes les critiques qu’ils adressent à Lin Biao s’appliquent au second degré à Mao. La critique de la classe bureaucratique est incisive. « L’essence des formes nouvelles de propriété de cette bourgeoisie n’est rien d’autre que, dans le cadre de la propriété socialiste des moyens de production, la transformation de biens publics en biens privés... Il est fréquent que certains dirigeants enflent les faveurs spéciales que le parti et le peuple leur accordent par nécessité ; les transforment en privilèges économiques, politiques et les étendent sans limites à leur parentèle, à leurs amis proches... De serviteurs du peuple, ils deviennent maîtres du peuple. » Li Yi Zhe est aussi un partisan convaincu de la capacité du peuple à prendre ses affaires en mains et surtout que c’est là que réside la solution au problème de la bureaucratie : « Nos cadres ne doivent pas se prendre pour des mandarins ou des seigneurs, mais rester des serviteurs du peuple. Rien n’est plus corrupteur que le pouvoir. Il n’est pas d’occasion plus propice que la promotion d’un individu pour juger s’il oeuvre pour les intérêts de la majorité ou pour ceux d’une petite poignée. Pour conserver l’esprit de serviteur du peuple, la vigilance personnelle est certes nécessaire, mais la surveillance révolutionnaire des masses populaires reste primordiale. » [35] Ce texte est moins dirigé contre l’État que le précédent car il est à l’origine officiel. Les trois auteurs du dazibao auront beaucoup d’ennuis et le plus radical des trois (il se réclame du marxisme révolutionnaire), Li Zhengtian, qui d’après lui a été le principal rédacteur du texte, sera jeté en prison pour plusieurs années. En 1979 peu après sa sortie, il participera activement au « Printemps de Pékin », mouvement d’opposition qui contrairement à son nom a atteint plusieurs régions de la Chine, dont Canton.

En effet fin 1978 à Pékin, puis dans toute la Chine, un vaste mouvement de contestation apparaît, profitant d’une brève période de relative tolérance de la part du pouvoir, et se développe assez rapidement avec la création de nombreuses revues. Le côté le plus spectaculaire de ce mouvement a été l’affichage libre de dazibao au « mur de la démocratie » à Pékin. Les opinions les plus diverses sont représentées dans ces revues et ces affiches : depuis le maoïsme critique jusqu’à l’antimaoïsme et l’antimarxisme les plus virulents. La revue la plus radicale est Exploration. Elle est fondée fin 1978 par un ouvrier électricien, Wei Jingsheng, qui sera aussi son théoricien le plus important et le plus radical. Agé d’une trentaine d’années, ancien garde rouge et très marqué par cette expérience, il se fait connaître en affichant un dazibao qui aura un grand retentissement « La cinquième modernisation, la démocratie ». Sa thèse générale est que pour que la Chine devienne un pays moderne, il lui faut la démocratie A partir de là il développe une analyse de la société chinoise en rejetant le marxisme et en dénonçant les méfaits sanglants de Mao et de sa pensée. Wei Jingsheng lui aussi dénonce la bureaucratie comme une classe parasite responsable de bien des malheurs du peuple chinois, et pour lui aussi la solution réside dans la prise de leurs affaires en mains par les gens eux-mêmes, directement. C’est dans ses textes que l’on trouve les accents les plus libertaires. Les extraits qui suivent sont d’ailleurs parlants. « Qu’est-ce que la démocratie ? La véritable démocratie c’est la remise de tous les pouvoirs à la collectivité des travailleurs... Qu’est-ce qu’une véritable démocratie ? C’est un système qui permet au peuple de choisir à son gré des représentants chargés d’administrer pour lui, en conformité avec ses volontés et ses intérêts. Le peuple doit en plus conserver le pouvoir de démettre et de remplacer à tout moment ces représentants pour empêcher que ceux-ci ne viennent à abuser de leurs fonctions pour se transformer en oppresseurs... Sans un tyran pour vous chevaucher l’échine, craignez-vous donc de vous envoler ? A ceux qui nourrissent ce genre d’appréhensions, laissez-moi seulement dire très respectueusement ceci : nous voulons devenir maître de notre propre destinée, nous n’avons pas besoin de dieux ni d’empereurs, nous n’avons foi en nul sauveur, nous voulons avoir barre sur notre propre destinée... Je suis fermement convaincu de ceci : si elle est mise sous la gestion du peuple lui-même, la production ne pourra que se développer, car les producteurs produirons dans leur propre intérêt ; la vie deviendra belle et bonne car tout sera orienté vers l’amélioration des condition d’existence des travailleurs ; la société sera plus juste car tous les droits et pouvoirs seront détenus de façon démocratique par l’ensemble des travailleurs. » [36]

La société pour laquelle se bat Wei Jingsheng est tout à fait semblable à celle préconisée depuis plus d’un siècle par les anarchistes. Il y a dans son texte de fréquentes allusions aux démocraties occidentales que Wei Jingsheng prend pour modèles. Il ne faut pas croire par là qu’il ne veut qu’une simple démocratie bourgeoise : mal informé sur ce que sont réellement les démocraties de nos pays, il les croit semblables au système qu’il décrit. Wei est beaucoup plus qu’un démocrate, c’est un révolutionnaire. La classe dirigeante chinoise ne s’est pas méprise sur le danger que représentait pour elle Exploration et son animateur. Il est arrêté en avril 1979, et après un procès retentissant à l’automne de cette même année, il est condamné à 15 ans de prison. Son arrestation a marqué le début d’une vaste opération visant à liquider le « Printemps de Pékin ». Exploration a cessé de paraître depuis deux ans maintenant.

Les opposants dont nous venons de parler ont tous un point commun : ils étaient ou ils ont été gardes rouges, et cette expérience les a marqués. On peut se demander dans quelle mesure cet anarchisme spontané qui imprègne leurs textes ne vient pas thèses de Mao les plus radicales, et les plus libertaires, qui lui ont permis de soulever la jeunesse et de la lancer à l’assaut des bureaucrates qui s’opposaient à lui au début de la révolution culturelle. Ses appels à la révolte, ses discours contre la bureaucratie ont peut-être fait leur chemin dans bien des têtes, avec des résultats inattendus. Mais c’est aussi une constante dans tous les pays très autoritaires, les oppositionnels prennent souvent des attitudes très libertaires par opposition au régime qu’ils combattent.


Ce bref panorama de l’anarchisme en Chine depuis 32 ans laisse beaucoup de questions en suspens. Le peu de documents disponibles ne permettent pas de cerner avec certitude quelle a été l’influence du mouvement traditionnel et combien de temps cette influence a survécu (avec une question annexe : est-elle encore une réalité aujourd’hui). J’ai donné mon opinion sur le sujet dans cet article, mais chacun peut s’en faire une en lisant les textes eux-mêmes, et il est fort probable qu’elles seront très diverses. Il faudrait trouver de nouveaux documents s’il en existe pour les années cinquante et le début des années soixante, bien des choses s’éclaireraient probablement. Il faudrait aussi savoir ce que cachent exactement les diverses attaques et procès contre les « anarchistes ». Mais là c’est à Pékin qu’il faut chercher la solution, et pour l’instant c’est totalement impossible. Mais les idées libertaires sont toujours vivantes en Chine, l’opposition de ces dernières années nous l’a montré. C’est d’ailleurs là que se trouve à mon sens le véritable avenir de l’anarchisme en Chine.

[1] « Origins of the anarchist Movement in China », Albert Meltzer, Cienfuegos Press Anarchist Review N°4, 1978

[2] Meltzer, op. cit.

[3] Introduction à « Famille » de Pa Kin, éditions Flammarion 1979

[4] « Il suicido dell’anarchico cinese Pa Kin », Victor Garcia, Volonta de janvier 1969.

[5] Black Flag N°19, avril 1975.

[6] Introduction à « Famille » op.cit

[7] Black Flag N°19, avril 1975.

[8] Introduction à « Famille », op.cit. et La longue marche de Pa Kin, Agora N°3, 1981.

[9] Wen-Hsuesh Ping-lu (La Revue Littéraire) N°2, 1979, article de Li Towen, cité par la revue japonaise Libero International, Osaka, N°6, mars 1980.

[10] Pour avoir une vue de ces deux positions, voir la revue Minus 7 de septembre-octobre 1977 qui présente deux textes récents de Pa Kin pour montrer qu’il n’est plus anarchiste, et la réponse à leur introduction dans Black Flag N°3, février 1978 qui défend Pa Kin.

[11] Meltzer, op.cit.

[12] Bulletin préparatoire du congrès international anarchiste de Carrare, N°8, mars 1968.

[13] Meltzer, op.cit.

[14] « Lettera dalla Cina », L’Adunata dei Refrattari du 26 juin 1965, reprenant exactement, introduction à la lettre comprise, le texte paru dans Freedom du 29 mai 1965 que nous n’avons pu nous procurer.

[15] Bulletin préparatoire du congrès international anarchiste de Carrare, N°8 mars 1968.

[16] Meltzer, op.cit.

[17] Bulletin préparatoire du Congrès de anarchiste international de Carrare, N°10, août 1968.

[18] Bulletin préparatoire du Congrès de Paris pour l’Internationale des Fédérations Anarchistes (IFA), N°3 1969.

[19] Bulletin préparatoire du Congrès de Paris de l’IFA, N°9 1971.

[20] Bulletin préparatoire du congrès anarchiste international de Carrare, N°8 1968

[21] Informations rassemblées à Lyon (IRL) N°4, octobre-novembre 1974.

[22] « Les habits neufs du président Mao », Simon Leys, Bibliothèque Asiatique, Paris 1971.

[23] « Le Parti Communiste chinois au pouvoir », Jacques Guillermaz, Paris 1972.

[24] « Chine Rouge, Page Blanche », Pierre Illiez, Paris 1973.

[25] « Pékin et la nouvelle gauche », Klaus Mehnert, Paris 1971.

[26] Mehnert, op.cit.

[27] Commune Libre, revue de la CNTf, N°1, décembre 1972.

[28] Black Flag 1974 reprenant un article de l’ « anarchist Black Cross Bulletin » N°7 de janvier 1974, Chicago, intitulé « Workers on trial in China ».

[29] Black Flag N°4 vol.5 mai 1978

[30] Black Flag N°4 vol.6 septembre 1980

[31] « Qu’est-ce que la pensée spécifiquement chinoise », Mu YI in « Un bol de nids d’hirondelle ne fait pas le printemps de Pékin », Bibliothèque Asiatique, Paris 1980.

[32] Le Monde Libertaire N°330 novembre 1979

[33] « Où va la Chine ? » in « Révo. Cul. En Chine Pop. », Bibliothèque Asiatique, Paris 1974.

[34] Minus 7 de juin 1977

[35] « Chinois si vous saviez... », Li Yi Zhe, bibliothèque Asiatique, Paris 1976

[36] « La cinquième modernisation : la démocratie », Wei Jingsheng in « Un bol de nids d’hirondelle... » op.cit.


Consulté le 2 décembre 2017 de http://www.anarkhia.org/article.php?sid=1829
« Origins of the anarchist Movement in China », Albert Meltzer, Cienfuegos Press Anarchist Review N°4, 1978.