Albert Delacour

L'anarchisme en Chine

1897

Léon de Rosny : Le Taoïsme.
De Mailla : Histoire générale de la Chine.
D’Escayrac de Saussure : Mémoires sur la Chine.
Documents parlementaires anglais sur l’insurrection de 1853.

Si l’on veut étudier le développement de l’anarchisme dans toute la simplicité de sa logique, c’est en Chine, dans l’immense Empire du Milieu, qu’il faut transporter son étude. Là, le problème libertaire s’est posé avec une netteté partout ailleurs inconnue. Depuis vingt-deux siècles, la Chine est devenue l’apanage des disciples de Confucius, c’est-à-dire d’une école essentiellement positiviste qui a su enfermer tout le problème de la destinée humaine dans les données d’un utilitarisme matérialiste : l’illustre Nation ne connaît, à proprement parler, ni Dieu ni l’homme ; seule, la science, appliquée aux préoccupations purement pratiques de l’administration et de l’économie politique, communique, par l’impulsion routinière de ses innombrables adeptes gradés et chamarrés à l’envi, à tous les membres de ce corps immense, une vie calme, monotone et abrutissante.

Le Chinois est toujours père, fils, fonctionnaire ou administré de quelqu’un ; l’empereur lui-même n’échappe pas aux mailles de l’immense filet qu’une hiérarchie trop rationnelle étend sur toute cette fourmilière ; on se préoccupe toujours des rapports des parties avec le tout, mais jamais ces parties ne sont considérées en elles-mêmes ; l’Individu est absolument inconnu. On conçoit aisément l’immense sentiment de révolte qui doit soulever certaines âmes contre l’effroyable machine administrative et scientifique qui continue sa rotation à travers tant de siècles, broyant les volontés, les intelligences et les cœurs en une pâte uniforme ; mais la machine était si bien construite, d’après des données si rationnelles que vingt-deux siècles n’ont pu l’user et qu’il a fallu, bon gré, mal gré, que tous les éléments divergents entrassent dans l’horrible pâte ! Il n’en est pas moins digne d’intérêt de tracer des convulsions de leur résistance un rapide tableau.

Le père de l’anarchisme chinois est le philosophe Lao-Tse, qui vivait au temps de Pythagore (600 av. J.-C.) ; et était, par conséquent, contemporain de Confucius. Il n’admettait d’autre principe que le Tao ou l’Être un et indéterminé, et il tirait de là toute sa morale et toute sa politique puisque : la Nature seule existe, tout ce qui en sort est bon et le bien consiste à vivre dans l’état de nature, sans passions compliquées, sans lois pervertissantes, sans guerres vaines [1]. Mais la simplicité et l’indépendance du Vieux-Philosophe furent sans forces contre les finesses, les séductions, la souplesse de Confucius.

Lao-Tse était mort à peine, que l’Idée libertaire délaissait les raisonnements de la philosophie dont ses adversaires semblaient avoir accaparé le monopole pour se jeter dans les spéculations religieuses et les rêves d’affranchissement mystique. On connaît fort mal la doctrine des Tao-Sse qui, se basant sur une interprétation allégorique du seul ouvrage de Lao Tse répandaient dans le peuple de vagues espérances de Messie pacifique et bienfaisant ; mais on ne saurait méconnaître leur main dans tous les essais d’affranchissement.

Lorsqu’en 247 avant Jésus-Christ, le fameux empereur Tshin-Hoang-Ti, dont les ancêtres, sortis du peuple, avaient fait l’apprentissage du trône dans les populeuses vallées du Ho-nan, centre de la prédication taosséiste, eût élevé son pouvoir sur les ruines de la féodalité des Tchéou, son ami Li-Zu, disciple des Tao-sse, inaugura ses réformes démocratiques en faisant rendre le fameux édit de 213 qui proscrivait la mémoire de Confucius, ses livres et ses adeptes. Le fils de Hoang-Ti, Eulh, tenta même, sous la pression des Tao-sse, toute une révolution : la hiérarchie fut brisée, les riches expropriés et leurs dépouilles jetées au peuple ; mais les féodaux unis aux lettrés commencèrent un soulèvement général qui se termina en 202 par le suicide de l’empereur anarchiste [2] et l’extermination de sa race abhorrée et maudite.

Désormais les taosséistes n’eurent plus d’espoir que dans les sociétés secrètes et les jacqueries populaires.

On les voit reparaître périodiquement, chaque fois que, sous la pression des événements, la machine administrative semble subir quelque à coup. 200 ans après la mort tragique d’Eulh, la grande insurrection des « Sourcils Rouges » ébranle la noble dynastie des Han [3] ; semblable à Goetz de Berlichingen, général de la révolte des paysans allemands du xvie siècle, un empereur détrôné, Lieou-Hiuen, de la race des Han, se mit à la tête de la jacquerie, mais ses contestations avec les chefs plébéiens, son assassinat désorganisèrent la rébellion qui fut bientôt écrasée. Un siècle plus tard, nouveau soulèvement, cette fois avec un caractère nettement mystique : le Tao-sse Tchang-Kio annonça, pour 184 (après Jésus-Christ), l’avènement d’un nouveau Bouddha, dont il était le représentant, et, avec lui, le bonheur et la paix universels. Partout les prolétaires coururent aux armes et se coiffèrent, en signe de ralliement, du Bonnet Jaune ; la folle témérité de Tchang-Kio le fit tomber presque aussitôt sous les coups des impériaux, mais ses frères continuèrent la lutte, mirent tout l’Empire en combustion et ne furent écrasés que par Thsao-Thsao, le plus grand homme de guerre de ce temps. En 1046 [4], le tao-sse Ouang-Tée, qui avait d’abord été esclave, le Jean de Ley de l’Orient, se proclama le pacificateur de l’univers, arma les campagnes du Ho-nan et s’empara par surprise de la grande ville de Pei-tchéou, d’où il envoya par tout l’Empire des apôtres et des manifestes libertaires. Assiégé dans sa capitale, livré par trahison comme son émule d’Occident, le Prophète fut traîné vivant auprès de l’empereur Jin-Tsong, de la dynastie lettrée des Soung, qui le fit mettre en pièces. Cet horrible exemple sembla décourager pour un temps les revendications populaires : lorsque Lieou-Fou-Tong souleva, en 1355, l’insurrection des Bonnets Rouges du Ho-nau contre la tyrannie des empereurs mongols, il n’osa pas trop se découvrir et, pour rallier même les bourgeois, il jeta le manteau impérial sur les épaules du Tao sse Han-Lien-Eulh qu’il prétendit descendant des Soung ; mais cette supercherie ne les sauva ni l’un ni l’autre de la mort des traîtres et des rebelles [5].

La première moitié du xviie siècle devait voir, à la faveur de la décadence de la dynastie aristocratique des Ming, le plus formidable soulèvement anarchiste de l’histoire. Le mouvement commença, comme toujours, dans le Ho-nan. Li-Tsé-Tching, chef de l’insurrection, joignait à une constance à toute épreuve les qualités essentielles d’un grand homme de guerre, l’audace tempérée par la prudence. Après avoir soutenu, plusieurs années durant, la guerre de guérillas, sans se laisser jamais abattre par les revers les plus sanglants, le chef populaire se trouva, en 1640, à la tête d’une véritable armée, et put venir mettre le siège devant Khaï-foung, capitale du Ho-nan, et l’une des plus grandes villes de l’Empire. Jamais peut-être on ne vit siège plus sanglant, tant de fureur dans l’attaque, d’acharnement dans la défense, un résumé aussi complet de toutes les grandioses horreurs de la lutte sociale.

Les fonctionnaires et les riches de Khaï-foung, prévenus par l’exemple des exécutions sanglantes qui avaient marqué les premières victoires des rebelles, n’attendaient rien que de leur désespoir. Le prince de Tchéou, qui se trouvait dans la ville, ouvrit tout grands ses trésors, promettant la fortune à quiconque tuerait un des chefs insurgés ; l’empressement des soldats fut si grand que Li-Tsé-Tching lui-même reçut au visage une blessure cruelle qui l’obligea de suspendre pour un temps les opérations. Quatre armées de secours avaient déjà succombé, l’héroïque général Fou-Tsong avait péri dans les tortures, et la famine était si grande dans la ville que la livre de vieux cuir s’y vendait dix écus, et que l’on jetait dans les rues les corps morts pour la nourriture des survivants ; mais personne ne parlait encore de se rendre. Enfin, une cinquième armée parut sous la conduite du général Lieou-Tée ; désespérant de forcer les formidables retranchements des rebelles, Lieou-Tée conçut l’horrible projet de leur arracher du moins leur conquête : par son ordre, les digues du Ho-nan sont rompues, l’immense cité devient un lac immense sous les flots duquel deux cent mille victimes dorment leur dernier sommeil. Les révoltés sauvés du stratagème effroyable de Lieou-Tée, par la position de leur camp, continuèrent la guerre avec un redoublement d’exaltation : presque toutes les villes leur ouvraient leurs portes sans coup férir, et celles qui osaient résister n’avaient aucune pitié à attendre ; le pillage de Singan dura trois jours ; à Yu-lin on massacra jusqu’aux femmes et aux enfants ; Taï-yuen, emporté après huit jours d’assauts consécutifs, fut entièrement réduit en cendres ; à Ning-ou-Koan, il y eut un assaut qui dura trois jours et trois nuits sans discontinuer, et les fossés de la place furent, jusqu’au niveau des remparts, remplis de corps morts.

Maintenant, c’était un million de paysans insurgés qui, ivres de sang et de haine, marchaient sur Pékin, la capitale de l’empereur Hoaï-Tsong : à leur approche, tout s’enfuit, ou jeta bas les armes ; l’empereur, entièrement abandonné, se donna la mort avec sa famille, livrant, par une lettre touchante, son corps à toute la vengeance des rebelles, tout en les suppliant d’épargner ceux qui, au fond de leur cœur, lui étaient demeurés fidèles. Là fut d’ailleurs le terme des triomphes de Li-Tsé-Tching : le pillage de Pékin, les voluptés faciles de cette riche capitale énervèrent les paysans révoltés, dans le temps même où l’élite de la nation appelait contre eux, par terreur, les Tartares. Accablés de butin, les rebelles ne purent tenir contre la cavalerie tartare ; tout se dispersa en peu de temps et Li-Tsé-Tching lui-même, traqué dans sa fuite, fut forcé comme un loup, et abattu de la main d’un inconnu. Son rival dans le commandement de l’insurrection, Tchang-Lien, devenu le dernier chef des rebelles par sa mort, comprit que les Tartares, partout vainqueurs, allaient bientôt lui infliger le même sort qu’à Li-Tsé-Tching ; s’armant d’une sorte de fureur désespérée, qu’il communiqua à tout ce qui restait de révoltés, il se mit en devoir de dévaster toute la province de Setchuen pour arrêter l’ennemi : non content d’abattre les villes, il fait égorger tout ce qui n’était pas du parti de la résistance à outrance, six cent mille personnes, dit-on. L’ennemi approchant, son délire s’exalte encore : il persuade à ses compagnons d’égorger toutes les femmes qui ne peuvent prendre les armes et donne lui-même l’exemple en immolant ses concubines ; après quoi, il se jette sur les Tartares le sabre à la main, et trouve presque aussitôt la mort (1648) [6].

Un parti ne saurait deux fois recommencer un effort pareil à celui des Li-Tsé-Tching et des Tchang-Lien. Après leur défaite, il fallait que les tao-sséites périssent ou qu’ils s’accommodassent au joug des vainqueurs. Ce fut ce dernier parti qu’ils embrassèrent, et la tyrannie des empereurs tartares n’eut pas désormais d’instruments plus serviles pour l’abrutissement du peuple que les héritiers de Tchang-Kio et de Ouang-Tée, disciples prétendus de Lao-Tse ou du Bouddha.

Mais, comme les idées libertaires sont éternelles, un nouveau souffle devait leur venir d’Occident avec l’introduction du christianisme. Lorsque des jésuites pensèrent, à la fin du xviie siècle, convertir toute l’illustre Nation et l’empereur Khang-Ji lui-même à la religion de Jésus, leur christianisme, habillé à la chinoise, semblait destiné tout au plus à prendre rang dans la hiérarchie impériale à côté des deux autres cultes officiels, dont la tyrannie tartare se sert pour maintenir en sujétion l’âme du peuple. La fameuse querelle des « cérémonies » entre jésuites et dominicains, tant raillée par Voltaire, eut pour effet d’arracher le christianisme chinois à son joug, de le rendre à ses destinées véritables de révolte et d’affranchissement. En quelques années, les missionnaires deviennent un péril social ; on les traite comme des anarchistes incorrigibles et le fameux édit du 28 septembre 1728 interdit l’exercice du culte catholique. Des exemples terribles donnés par l’empereur Young-Tching dans sa propre famille, la captivité et le supplice du prince Yésaké, la mort du prince Sou-Nan et le traitement ignominieux infligé à ses restes, chassèrent bien vite la propagande chrétienne des sphères élevées de l’empire pour la reléguer dans le peuple des campagnes, dans les bas-fonds des villes où elle ne devait plus arrêter sa marche toujours obscure, mais implacable, sapant les bases de l’organisation sociale, excitant une fermentation inconnue depuis la défaite de Li-Tsé-Tching et de Tchong-Lien.

Presque aussitôt, on voit se former des sociétés secrètes, dont il est trop difficile d’apprécier le but et les moyens à travers les documents de la police impériale, mais dont, au début du moins, la direction était constamment imputée aux catholiques : conspiration du Nénuphar, en 1802, de la Raison céleste, en 1813, de la Triade, en 1832. Tous ces mouvements n’étaient que le prélude de la formidable insurrection anarchiste qui, vers 1850, vint rappeler les jacqueries du xviie siècle et dont l’histoire est toujours demeurée enveloppée d’un énigmatique mystère. Taï-ping-Wang, simple maître d’école dans les provinces démocratiques de l’empire du Milieu et élève assidu, sinon disciple des catholiques, se déclara un jour inspiré par Jésus-Christ lui-même dont, en son langage mystique, il se prétendait le frère, prêchant la communauté des biens, l’affranchissement des humbles et surtout des femmes, et l’expulsion des tyrans tartares [7].

Soutenu au début par les catholiques, appuyé sur les maîtres d’école populaires, suivi bientôt après d’une armée de paysans et de prophétesses, il commença de renverser les idoles, détruisant les temples de la religion officielle, et passant les fonctionnaires et lettrés tartares au fil de l’épée. Tout le monde connaît les péripéties de cette guerre sociale qui dura dix ans : les insurgés, maîtres de Nankin, faillirent s’emparer de Pékin et ne furent arrêtés que par les secours que les états européens fournirent à l’empereur tartare. Le prophète, assiégé dans Nankin, disparut au milieu des horreurs de la prise d’assaut et une terrible répression extermina par tout l’empire les « Rebelles aux longs cheveux ». À plusieurs reprises, les missionnaires chrétiens avaient cherché à sauver de l’intervention européenne ces insurgés qui parlaient de la Bible et appliquaient à leur manière les maximes libertaires de l’Évangile ; mais l’Europe s’est bien gardée de les écouter : peut-être ses maîtres ont-ils pressenti, comme dans une vision prophétique, ce que vaudraient les châteaux de cartes de leur politique, et les toiles d’araignée de leur sociologie, si les millions d’hommes de l’illustre Nation venaient un jour, ivres d’anarchisme et de christianisme, apporter à notre vieux monde décrépit ce qu’il serait si fort surpris d’apercevoir vivante, en plein soleil : la liberté.

[1] Qu’on détruise les armes ! (Tao-Teh-King, ch. 80) Une victoire, c’est une calamité publique, et là où s’arrêtent les soldats, il naît des épines et des ronces. À quoi servent les rois ? les peuples se pacifient d’eux-mêmes sans que personne le leur ordonne (id., ch, 32), et si le chef de l’Etat est trop clairvoyant, le peuple est privé de tout (id., ch. 58), parole vraiment terrible, qui condamne l’autorité dans son essence, et lui interdit même de faire le bien. Tout au plus, peut-on supposer à la tête de la société une sorte de pape qui se renferme dans le « non-agir » (id., 46) et soit un modèle public de la simplicité de vie (id., ch. 57) ; mais qu’il se garde de légiférer ; plus les ordonnances sont minutieuses, plus on met de ruse à s’y soustraire, et plus s’accroît le nombre des malfaiteurs (id., ch. 47). Enfin, pour rétablir la paix, la vertu et le bonheur, supprimons la propriété, car « lorsqu’il y a des palais somptueux, les champs sont incultes et les greniers vides ; lorsque les princes, armés du glaive, se revêtent de riches étoffes et se gorgent de mets savoureux, ils sont des voleurs » (id., 53) et Meh-Tih, disciple de Lao-Tse, écrivait ; « Si chaque homme regardait la maison des autres comme sa propre maison, qui donc songerait à voler. » (Meh-Tse, édit, de 1757, iv. II, p. 7).

[2] Par suite d’une mystérieuse loi de concordance, les bouleversements sociaux de l’Orient coïncident généralement avec ceux de l’Occident. Nous en voyons ici un premier exemple : Le règne de Hoang-Ti et de son fils correspond à peu près à la vie d’Hannibal et à la conjuration des Bacchanales romaines.

[3] À l’Occident, grands mouvements causés par le christianisme.

[4] Nouvelle application de la loi de concordance : en Occident, les soulèvements des communiers en Italie et en France, la victoire des démocrates catholiques à Leguano est de 1076.

[5] En Europe, la Jacquerie.

[6] L’Occident est à cette époque livré aux horreurs de la guerre de Trente Ans.

[7] À l’Occident, commencements de l’anarchisme. Le Bâbisme dans l’Asie centrale.


Consulté le 21 décembre 2016 de fr.wikisource.org
La Revue blanche, Tome XIII, 1897 (pp. 395-400).