Albert Delacour

L’anarchisme à Rome

Il y a 2000 ans

1897

Tite-Live : livre 32, ch. 26.
— : — 39, — 8, 19, et 41.
— : — 40, — 37.

On était dans la première moitié du 11e siècle avant notre ère. Rome chancelait encore de l’ébranlement des guerres puniques, et des missionnaires errants, rêveurs échappés des sanctuaires de la Grèce en décomposition, allaient porter dans toute l’Europe les doctrines sociales mal connues de la religion mystérieuse de Bacchus. L’un d’eux vint en Italie. Tite-Live nous le dépeint comme un homme de basse extraction, ignorant des arts de la Grèce : il n’avait pas sucé le miel falsifié des sophistes, et son corps, au lieu de cette vigueur athlétique qui charmait les vieux Romains, était paré de la mollesse alanguie du Bacchus populaire. Il connut la matrone Annia Paculla et s’en fit aimer : c’était une grande dame de Capoue, que le sort avait élu pour l’année présidente des confréries de Vesta où n’entraient alors que des femmes de qualité.

Un jour Annia vint déclarer qu’elle avait été visitée par un dieu et que les immortels lui avaient révélé de quelle manière ils entendaient être honorés. Tout d’abord, il fallait briser les obstacles artificiels entre classes, entre sexes, et convier à l’initiation toutes les bonnes volontés ; elle porta de deux à douze les jours de réunion, et, pour vaincre les scrupules par la persuasion de l’exemple, elle initia elle-même ses deux fils.

Bien vite, les confréries se transformèrent en orgéons : une cotisation fut exigée de tous les membres et, grossie des dons volontaires des plus riches, se constitua une caisse commune, confiée à la garde de délégués, et assurant, toutes les nuits, aux membres de l’association, une table servie et un lit dressé ; et comme nulles conditions de rang, de nationalité ou de morale n’étaient imposées aux postulants, les conversions ne se firent pas attendre. On se réunissait la nuit, à l’écart, à Rtome, non loin du Tibre, dans le bois de Simila, aménagé jusque dans son sous-sol pour servir à la fois de temple aux initiations, de salle de banquet et de conférences, d’arsenal en vue des expéditions, et à l’occasion même, suivant les cas, de sûr refuge ou d’in pace. Les néophytes étaient introduits par les prétendus prêtres dans des lieux secrets et bien gardés, donnant sur le fleuve, tout ruisselants de lumière et résonnants du son joyeux des flûtes et des cymbales, où s’offrait à leurs yeux le tableau de ce bonheur facile et sans vergogne qu’ils devaient donner à l’humanité. Là on leur enseignait qu’il n’y a d’autre dieu que Bacchus ou Liber, « à la fois celui qui féconde et affranchit », la vie intarissable et éternelle dont tous les hommes, maîtres ou esclaves, sages ou criminels, citoyens ou étrangers, ne sont que des manifestations équivalentes et passagères : « L’homme, s’écriaient les nouveaux prophètes, est toujours bon et saint, lorsqu’il s’abandonne aux inspirations infaillibles de l’instinct universel, conformant toute sa vie aux devoirs sacrés de l’affection mutuelle et de l’amour égalitaire ! »

Des femmes s’empressaient autour d’eux, dévêtues, cheveux épars, confirmant par l’apostolat de leurs caresses l’éloquence captieuse des hommes : « Malheur à l’ennemi de la Nature ? Qui donc saurait prévaloir contre elle ? » et, symbolisant le dogme, elles plongeaient dans les eaux du Tibre des torches de soufre natif et de chaux vive qu’elles retiraient ensuite tout allumées. Alors, un serment était proposé aux néophytes : « Je jure de travailler à l’affranchissement de l’humanité ; de ne rien distraire du patrimoine commun à tous, ni mes biens, ni mon amour. Je jure de mépriser toutes les lois, toutes les institutions qui oppriment l’homme et le pervertissent, mariage, famille, patrie, société. Et, dans la conquête du bonheur universel, rien ne me paraîtra coupable [1], ni la rapine, ni le meurtre, ni le sacrilège. » Ceux qui refusaient de prêter le serment et prétendaient réfuter les arguments des docteurs étaient sur l’heure et impitoyablement immolés en sacrifice ; une machine enlevait les rebelles et engloutissait leurs corps déchiquetés dans un ossuaire mystérieux qui les gardait infailliblement contre les recherches de la justice et des proches : en sorte que l’ivresse du sang répandu jointe à celle du vin et aux fureurs du fanatisme mettait les conjurés en disposition de tout entreprendre et de ne rien appréhender.

Dès le début du 11e siècle avant notre ère, les orgéons de l’Italie centrale étaient déjà organisés et n’attendaient plus qu’une occasion favorable pour détruire la société et organiser le bonheur universel. En 198 (556 de Rome), au bruit des échecs déshonorants que Philippe de Macédoine venait d’infliger en Grèce aux armes romaines, ils résolurent d’agir. Le consul Sextus Aelius avait emmené deux corps d’armée dans la Gaule cisalpine, laissant Rome dégarnie de citoyens ; et c’était l’heure où Hannibal, le remueur d’hommes et de pensées, préparait à Carthage, dans l’ombre du palais des Suffètes, l’insurrection du monde contre Rome. Les sociétés du Latium et de l’Étrurie décrétèrent la révolte : on devait s’emparer d’abord des colonies latines de Séties, Norbes et Circeiès, à la faveur d’une fête, massacrer tous les bourgeois, incendier les villes, et, précédés d’épouvante, marcher sur Rome, tandis qu’au signal, les orgéons étrusques prendraient les armes, occuperaient Préneste et tendraient la main à leurs frères.

Trahis par deux des affiliés, ils furent attaqués à l’improviste par le prêteur Merula, et leur fanatisme était si imprévoyant que, préparés seulement à la victoire, ils se trouvèrent sans ressources pour la résistance : deux mille hommes levés à la hâte suffirent pour les disperser sans combat [2]. Malgré ce désastre lamentable, la fièvre de colères et de convoitises dont le complot de Séties était un saisissant symptôme, ne s’apaisa pas tout d’un coup. Les orgéons étrusques attaquèrent follement Préneste : Merula les surprit encore une fois et tua quelques centaines de ces fanatiques. Les conjurés ne désespèrent pas ; deux ans plus tard, nouvelle tentative qui paraît mieux réussir ; même, les communistes tiennent un instant la campagne. Le Sénat doit envoyer contre eux le prêteur Acilius avec une légion et on n’en vient à bout qu’après un vrai combat.

Décimés, dispersés, les orgéons travaillèrent, durant dix années de recueillement, à réparer leurs pertes et à rénover leurs forces. Instruits désormais par une cruelle expérience, les chefs avaient élaboré un plan nouveau, très habile [3]. Leurs émissaires s’efforçaient d’attirer à eux la jeunesse (en l’année 188, une délibération générale de l’orgéon de Rome, plus exposé aux curiosités indiscrètes des consuls, avait même décidé de n’initier personne au-dessus de vingt ans), et une excitation continue de l’esprit et des sens, un entraînement graduel dans les crimes privés, préparaient peu à peu les jeunes hommes au grand jour de la révolution anarchiste : d’ailleurs des espions glissés partout prévenaient l’orgéon des défaillances, des bavardages, et la vengeance était rapide, implacable. Le vol savamment organisé et sur la plus vaste échelle assurait à la caisse commune des ressources toujours grossissantes : les conjurés ne pratiquaient point la forme grossière du cambriolage, bien peu productive alors que la fortune mobilière consistait presque exclusivement en troupeaux d’esclaves ; mais, près de l’orgéon fonctionnaient des offices qui fabriquaient de faux testaments, et recrutaient de faux témoins pour en attester l’authenticité.

Et cependant des catastrophes mystérieuses, les statues des dieux brisées, des bruits habilement semés de menaçants prodiges entretenaient dans Rome et l’Italie une fièvre, la crainte permanente de périls invisibles qui énervaient peu à peu les pouvoirs publics, agitaient le peuple, l’accoutumant, pour l’heure où viendrait le péril suprême, à douter de la bienveillance des dieux.

Vers l’année 186, la conjuration était forte plus que jamais. Les pauvres, les esclaves, la populace des villes accouraient en foule offrir aux orgéons leurs bras robustes et leurs maigres pécules ; des riches, des heureux, se mêlaient à la foule des déshérités par curiosité, peut-être pour des blessures d’orgueil et d’ambition fréquentes dans cette société romaine si passionnée de la tradition et des lois ; surtout des femmes, enchantées de ces rêves d’émancipation, où elles rêvaient de s’asservir les hommes. Déjà l’orgéon de Rome, qui exerçait une influence prépondérante, comptait, au témoignage de Tite-Live, sept à huit mille membres actifs, sans compter ceux que l’historien compare à un second peuple, et qui, assez prudents pour se tenir à l’abri d’une accusation juridiquement précise, étaient beaucoup plus nombreux. Un Comité exécutif composé de deux Romains, les plébéiens Gaius et Marcus Atinius, et de deux Italiens, Lucius Opiternius, de la ville industrielle de Faléries, en Étrurie, et Minius Cerrinius, de Capoue, fils d’Anna la prophétesse, dirigeait de Rome cette vaste confédération d’orgéons qui lentement enserrait toutes les villes italiennes, comme dans les mailles d’un filet mystérieux. Déjà les sociétés de l’Apulie, qui n’avaient encore jamais combattu, pouvaient, en quelques jours, armer tous les pâtres de l’Apennin et la conjuration avait des ramifications jusqu’en Sardaigne ; on attendait le signal de Rome où, dans le mystère des réunions nocturnes de Simila, se préparaient le massacre et l’incendie [4]. Mais toutes les espérances des orgiastes allaient se briser contre un amour de petite fille.

Un nommé T. Sempronius Rutilus, qui avait détourné au profit de l’orgéon de Rome la fortune de son beau-fils, Publius Aebutius, jeune chevalier, voulut le faire initier aux Bacchanales. Malheureusement pour les orgiastes, Aebutius était lié avec une jeune courtisane affranchie, Hispala Fecennia qui l’aimait follement. À la pensée que l’orgéon allait le ravir à sa tendresse, Hispala avoua à son amant qu’elle avait été initiée dans son enfance et que mieux valait qu’il mourût avec elle que de se laisser conduire à Simila. Aebutius refusa donc de se prêter à l’initiation. Chassé par son beau-père, il se réfugia chez sa tante Aebutia qui l’adressa au consul Sp. Posthumius. Bientôt après, Hispala habilement attirée chez Sulpicia, la belle-mère de Posthumius, et terrorisée par lui, avoua tout ce qu’elle savait.

Les révélations d’Hispala remplirent le consul de trouble. Il ordonna qu’on gardât à vue la jeune affranchie chez Sulpicia, interna provisoirement Aebutius dans la maison d’un de ses clients et, en diligence, ayant convoqué le Sénat, il lui fit son rapport sur l’affaire. Il y eut un moment de stupeur, puis on résolut d’agir avec vigueur et prudence : les consuls sont investis d’un pouvoir extraordinaire d’information contre les menées des conjurés ; les édiles, mandés sur l’heure, reçoivent l’ordre d’arrêter sans bruit tous ceux qu’Hispala avait désignés comme affiliés à la conjuration, de doubler les postes de police, d’organiser des rondes et de faire garder les édifices. Le peuple est convoqué d’urgence : Posthumius lui révèle le danger qui menace la République et, après avoir donné lecture d’un sénatus-consulte qui sommait les orgéons de se dissoudre sans délai, proclame que l’impunité et des récompenses sont assurées à tous délateurs.

On vit bien alors combien habilement les menées des conjurés avaient organisé de longue main la panique et l’affolement ; tous ceux qui redoutaient un coup de main des conjurés ou les poursuites arbitraires des magistrats abandonnèrent la ville ; les affaires furent suspendues, les tribunaux désertés, à tel point que les prêteurs, pour éviter la multiplicité des condamnations par défaut, ou des péremptions d’instance, durent demander au Sénat trente jours de sursis. Cependant les mesures de sûreté publique se succédaient de plus en plus ouvertement menaçantes pour les suspects : d’abord, citation de comparaître à jour fixe ; des garanties étaient encore accordées, on prolongeait le délai pour ceux qui se trouvaient hors du territoire de l’Italie ; puis défense d’assister les proscrits, non seulement de leur donner asile, mais même de leur vendre des aliments ; arrêt de mort contre les plus compromis (et l’élasticité des termes employés permit, de l’aveu même de Tite-Live, de comprendre sous cette dénomination presque tous les conjurés) ; enfin défense, pour l’avenir, de former des associations sous un prétexte religieux, sans l’autorisation du Sénat [5].

Les orgiastes, atterrés par la rapidité de ces mesures, furent réduits à l’impuissance. Dès la première nuit qui suivit l’assemblée des comices et la proclamation des consuls, beaucoup se donnèrent la mort, et un plus grand nombre, cherchant à fuir, furent arrêtés aux portes de Rome et remis aux magistrats ; néanmoins quelques-uns des plus riches et dont la prudence avait su se garantir des preuves patentes, purent donner caution et parvinrent ainsi à sortir secrètement de la ville. On ne fit pas de quartier : sept à huit mille conjurés dont beaucoup de femmes périrent à Rome dans les premières semaines qui suivirent ; les chefs du complot, amenés devant les consuls, proclamèrent hautement tous leurs crimes, et leur châtiment ne se fit pas attendre [6]. Il n’y eut d’exception que pour Minius Cerrinius qu’on interna provisoirement à Ardée, avec ordre d’empêcher à tout prix son suicide, parce qu’il était de Campanie et qu’on espérait lui arracher par tortures ou promesses des révélations sur les orgéons de l’Italie méridionale, alors en pleine révolte ; mais on peut supposer que les espérances de la République furent vaines, car il n’est dit nulle part que le Sénat lui ait décerné quelque récompense. Hispala, au contraire, épousa son Aebutius.

Le péril était conjuré, mais la lutte n’était pas encore finie. Les orgiastes échappés de Rome avaient parcouru l’Italie, appelant leurs frères à la révolte et à la vengeance. Il n’y eut pas de mouvement sérieux dans le Latium, ni en Étrurie, parce que les consuls s’y transportèrent aussitôt pour écraser toutes tentatives de résistance ; mais l’insurrection des esclaves d’Apulie put organiser, dans les montagnes de l’Apennin, le régime nouveau. Les communistes eurent d’abord l’avantage : durant les derniers mois de l’année 186 et les premiers de l’année 185, ils se maintinrent dans les pâturages publics, occupant les routes et coupant les communications. Ils furent enfin écrasés par le prêteur L. Posthumius, qui en extermina plusieurs milliers sans compter les membres du gouvernement insurrectionnel qui, déjà prévenus dans le procès des conjurés de Rome, furent jugés militairement ou renvoyés au Sénat.

L’aristocratie romaine s’acharna contre les restes de la conjuration anti-sociale, et ceux qui avaient pu échapper en 186 furent impliqués bientôt, à la faveur d’une épidémie, dans des procès d’empoisonnement : sous prétexte de ne pas effrayer le peuple, les prêteurs emmenaient ces malheureux dans les environs de Rome où on les expédiait sommairement. Grâce à l’activité des magistrats, en deux fournées Quarta Hostilia, veuve d’un consul, et six mille personnes environ périrent encore.

Albert Delacour

[1] « Nihil nefas ducere ». Tite-Live (livre 39, ch. 13).

[2] On retrouve dans les mouvements collectifs des anarchistes la même audace jointe à une semblable imprévoyance ; par exemple dans l’émeute de Xérès, il y a quelques années.

[3] Même révolution dans l’anarchisme moderne ; après les émeutes de Montceau-les-Mines, la propagande individuelle.

[4] Immédiatement après les révélations d’Hispala, le Sénat créa des magistrat spéciaux chargés dans chaque quartier de préserver les édifices publics et privés, contre la main des incendiaires.

[5] Le texte de ce dernier sénatus-consulte a été retrouvé à Tiriolo, en 1640 : son étude attentive contredit très manifestement l’opinion généralement répandue qui ne voit dans les orgéons que des sociétés religieuses. Ce sénatus-consulte ne proscrit nullement le culte de Bacchus ; même il n’interdit formellement qu’aux hommes seuls de participer aux bacchanales : les bacchanales mixtes ne peuvent compter plus de cinq membres dont trois femmes, une prêtresse et quatre fidèles. On saisit bien là l’intention politique qui veut écarter les hommes de la direction de ces sociétés. Il proscrit le serment des initiés par cinq expressions presque synonymes, de peur qu’on ne puisse éluder sa prescription.

[6] « Judicio moram non fecerunt » dit, avec une terrible énergie, l’historien latin.


Consulté le 21 décembre 2016 de fr.wikisource.org
La Revue blanche, Tome XII, 1897 (pp. 542-547).